Les mandats du sujet logique[1]
Yvan Pelletier, professeur retraité
Faculté de philosophie
Université Laval
Québec
Au début de ses Réfutations
sophistiques, une remarque d’Aristote a tout d’un aphorisme : on
ne peut, dit-il, apporter les réalités dans la discussion qu’on tient à leur
propos. Rien de plus évident! On doit mandater des noms pour
représenter ces réalités, elles n’intègrent pas autrement nos propositions et
nos arguments. Quand Socrate, pour
encourager ses disciples face à sa mort, érige la mort en but de la
philosophie, ni la philosophie ni la mort n’interviennent directement dans ses
arguments. Elles font pourtant bel et bien l’objet de son argumentation. Lorsqu’il leur déclare :
« Mes amis, ne vous inquiétez pas : l’âme est immortelle »,
personne ne ne lui prête l’idée farfelue qu’‘âme’ serait le même mot
qu’‘immortelle’; quoi que la grammaire en dise, ce n’est pas du tout l’adjectif
‘immortelle’ qu’il compte attribuer et il ne veut rien attribuer au nom ‘âme’. Le mandat du sujet ‘âme’, là, est de représenter
une nature : l’âme, et l’appeler ‘immortelle’ la compose avec une autre
nature : l’immortalité.
Ce deuxième mot présente déjà un caractère spécial. Socrate n’use pas du nom de la nature représentée pour l’attribuer à l’âme : il verserait dans l’absurde en prétendant que « l’âme est immortalité ». Non seulement ce n’est pas son essence, mais on a même deux essences de genres différents et irréductibles qui se confrontent là : l’âme est une substance, du moins la partie d’une substance, et l’immortalité, une qualité. C’est pour marquer que l’immortalité ne constitue pas l’essence de l’âme, mais une qualité qui la revêt, que Socrate reforme son nom autrement : il fait de l’âme un paronyme, plutôt qu’un synonyme, de l’immortalité.
Revenons à la case départ. Le nom reçoit le mandat de se substituer à toute réalité sur laquelle on réfléchit et discute. Pourtant il a sa nature spéciale : c’est un phonème, un son produit par la voix. Comment un phonème se qualifie-t-il comme symbole d’une réalité? D’abord en se faisant imposer une signification. Le nom ‘âme’, par exemple, moyennant une convention et quelques accidents linguistiques, vient à signifier le principe qui, chez les vivants, fait qu’ils vivent. Une convention, dis-je : inspirés par l’observation que les vivants les plus manifestes le sont tant qu’ils respirent, tant qu’un souffle reste en eux, les Grecs ont décidé d’appeler ‘ψυχή’ – le nom du souffle chez eux – cette différence essentielle que les corps vivants possèdent face à ceux qui ne le sont pas. Puis quelques accidents linguistiques : les Romains ont adopté la même convention en leur langue et convenu d’appeler ce principe ‘anima’ – leur nom à eux pour le souffle. La plupart des langues issues du latin ont conservé ensuite la même convention, sinon la même prononciation : ‘anima’ est ainsi finalement devenu ‘âme’ en français.
Et voilà! Le nom ‘âme’ s’est ainsi trouvé habilité à représenter en toute conversation ce principe de la vie qu’il signifie. Tous les noms reçoivent un mandat équivalent. Chaque fois qu’ils apparaissent dans la bouche d’un interlocuteur, on sait spontanément que cet interlocuteur ne s’amuse pas simplement à produire ces sons, ni même n’entend parler d’eux, mais leur confie de représenter les choses qu’ils signifient par convention.
Chaque fois? En fait, non, pas toujours. C’est déjà parler trop vite. Le mandat confié au nom est très flexible. Il ne s’identifie pas exactement à sa signification. Le mot signifie déjà, il détient même généralement plusieurs sens au moment de s’en servir, mais il reçoit le mandat précis de représenter telle chose qu’il signifie seulement quand il prend place dans une phrase formée en vue d’énoncer quelque vérité ou intention déterminée. D’une phrase à l’autre, ce mandat se nuance si richement que de le préciser exactement oppose une réelle difficulté. En recenser les possibilités va nous entraîner dans un labyrinthe quasi inextricable.
Euthydème, ce vétilleux invétéré, admis au dernier jour de Socrate, aurait tiqué sur sa déclaration que « l’âme est immortelle ». On l’imagine très bien regimber ainsi : « Non, Socrate, l’âme n’est pas immortelle, elle n’a qu’une syllabe! En plus, c’est un nom! » Voilà bien deux arguments déconcertants dignes de son tempérament. On sent tout de suite qu’Euthydème confierait là des mandats assez spéciaux aux mots ‘âme’ et ‘immortelle’. Rappelant le caractère monosyllabique du mot ‘âme’, sous-entendant le caractère trisyllabique d’‘immortelle’, il ne leur ferait pas représenter les essences qu’ils signifient; il leur demanderait de se représenter eux-mêmes. Ses formulations révéleraient son intention de parler des mots, plutôt que des réalités qui intéressent Socrate. Certes, il se mettrait hors d’ordre et pécherait ‘par l’ignorance de la réfutation’, en concluant à propos des mots signifiants, alors que Socrate s’intéresse aux réalités signifiées. Ou, s’il prétendait conclure sur ces réalités, il pécherait ‘par l’accident’, en se fondant sur un attribut des mots qui les signifie. Il pécherait aussi ‘par l’allure de la locution’, en comptant sur la ressemblance entre âme, qui annonce qu’on s’intéresse au mot, et l’âme, où l’article laisse voir un intérêt pour la réalité signifiée.
Pour ne pas se laisser dérouter, Socrate aurait besoin de percevoir cette représentation matérielle dont Euthydème chargerait les mots auxquels lui-même en confie une plus formelle. La représentation matérielle ne constitue pas une faute en elle-même; on a tout le droit de s’intéresser aux mots. Mais elle n’est pas à confondre. À la fois citoyen et mari, on doit distinguer ses fonctions et ne pas parler avec son autorité de mari à l’assemblée politique; déjà à l’assemblée des professeurs, on passerait ultra vires. Ainsi, on peut bien avoir quelque chose à dire sur les mots, mais ces considérations n’auront aucune autorité sur les réalités qu’ils signifient.
Cette représentation matérielle prête d’ailleurs elle-même à nuances. Si Euthydème allègue qu’« ‘âme’ est un nom » et sous-entend qu’« ‘immortelle’ est un adjectif », le registre change. Il confie à ces mots une représentation matérielle… moins naturelle. Qu’‘âme’ ait une syllabe et ‘immortelle’ trois relevait de la nature de ces mots, faits l’un d’une seule voyelle et d’une seule consonne, l’autre de trois voyelles et de cinq consonnes, combinées respectivement pour former une et trois syllabes. Mais peut-être, subtil, rectifieras-tu Euthydème en observant qu’en fait « ‘âme’ présente deux voyelles : ‘a’ et ‘e’, plutôt qu’une seule » et « ‘immortelle’, quatre voyelles : ‘i’, ‘o’, ‘e’ et ‘e’, et six consonnes : ‘m’, ‘m’, ‘r’, ‘t’, ‘l’ et ‘l’ »? Tu confondras alors toi-même les mandats, en passant à une ‘représentation matérielle artificielle’. Quand on confie au mot de se représenter lui-même, plutôt que son signifié, on peut l’appeler à se représenter soit comme sujet de ses propriétés naturelles de son de voix, soit comme sujet de propriétés que l’art logique ou grammatical lui impose à divers titres : en la façon de l’écrire, comme tu viens de le faire; en ses aptitudes syntaxiques, à la manière d’Euthydème, qui oppose le nom au verbe ou à l’adjectif; ou en d’autres propriétés grammaticales, qui font d’‘âme’ un nom féminin singulier et obligent ‘immortelle’ à s’accorder en genre et en nombre lui.
Chose curieuse, cette représentation matérielle, à la différence de la formelle, se confie même aux syncatégorèmes, à ces mots qui ne signifient aucune réalité, à l’encontre des noms, pronoms, adjectifs, verbes et adverbes, mais interviennent simplement pour faciliter la composition de ces derniers et nuancer leur sens. Dans des phrases comme : « ‘Et’ est une conjonction » ou « ‘de façon que’ introduit une subordonnée soit finale, soit consécutive », par exemple. Plus troublant : même des sons sans aucune signification ni aucun intérêt logique ou grammatical peuvent revêtir une représentation matérielle. C’est souvent le cas quand il faut confirmer ou exclure des prétentions au Scrabble : « ‘Giser’ ne se dit pas en français; il faut dire ‘gésir’ »; « Je regrette, mais ‘bitcher’ n’est pas un mot ».
Encore plus frappant, la représentation matérielle peut à l’occasion s’identifier plus ou moins à la représentation formelle : pour les onomatopées, bien sûr, mais aussi pour les mots qui signifient ce qu’eux-mêmes sont. « Le ‘mot’ est un ‘son’ », par exemple, se vérifie aussi bien, que ‘mot’ représente matériellement ou formellement, c’est-à-dire, qu’on parle du son mo ou du sens son doté de signification. En se plaignant par ailleurs que « la porte fait des ‘couics’ », on demande indifféremment à ‘couic’ de représenter ce qu’il est comme son et la réalité qu’il représente par convention, qui se trouvent exactement la même chose.
Si une représentation aussi rudimentaire que cette substitution matérielle se diversifie autant, on peut s’imaginer que la représentation formelle présentera encore moins une apparence monolithique. Effectivement, elle appelle un grand nombre de nuances dont l’ignorance expose à commettre une infinité potentielle de sophismes.
Il reste que le plus
normalement on utilise les noms pour représenter ce qu’ils signifient. Qu’ils se
représentent eux-mêmes constitue, sinon une anomalie, du moins une exception
ou, mieux, une préparation pour en user formellement. Tout de même, représentation
formelle et signification ne se confondent pas. D’abord, la majorité des
phonèmes ne présentent aucune signification convenue. Ensuite, chaque mot doté
de sens en revêt progressivement une multiplicité qui l’habilitent à représenter
une foule d’homonymes. Pourtant une phrase ne laisse chaque nom représenter
qu’un seul de ces homonymes. D’ailleurs, hors d’une
phrase, le nom garde tous ses sens, comme en atteste le dictionnaire, mais ne
représente encore aucune des réalités qu’ils visent. C’est l’énoncé qui
résulte de l’intention du locuteur de confier tel ou tel mandat de
représentation aux noms qu’il y fait entrer, mandat matériel ou formel, sous
telle ou telle spécification. De ce fait, c’est aussi seulement dans l’énoncé
que cette représentation se rencontre et se révèle.
Socrate s’exprime souvent lui aussi de manière assez déconcertante. « Philosopher », soutient-il en son dernier jour, « c’est mourir! » « C’est s’exercer à mourir et c’est même être déjà mort! »[2] « La vie terrestre », déclare-t-il aussi, « est une géôle »[3] où les dieux nous ont enfermés et dont nous n’avons aucun droit de nous évader avant qu’ils nous en fassent signe. « Les croyances religieuses », laisse-t-il son ami Simmias déclarer, « sont un radeau »[4]. Quel délire! Nous sommes familiers avec les différents sens attachés aux mots qu’il utilise. ‘Mourir’, ‘géôle’, ‘radeau’, nous savons très bien ce que cela veut dire. Mais quelle réalité Socrate appelle-t-il ces mots à représenter dans ses entretiens? Bien autre chose! Il l’explique à ses disciples surpris : ‘mourir’, dans son discours, représente le fait de se désintéresser des plaisirs en lesquels le commun des mortels croit que la vie consiste; ‘géôle’ représente le caractère de punition de l’union au corps, de même que l’interdiction du suicide; et ‘radeau’ représente l’aide que des croyances religieuses eschatologiques apportent pour supporter les souffrances d’ici-bas.
Voilà qui étonne. On appelle normalement les mots à représenter les réalités qu’ils signifient; Socrate, lui, les appelle régulièrement à représenter des réalités… qu’ils ne signifient pas. C’est d’ailleurs le procédé dont usent les poètes, privés de termes propres à exprimer dans toute leur force les émotions que leur suggèrent les situations et réalités qu’ils évoquent. Aristote le reproche à Platon comme un mode d’enseignement déficient, en raison de son obscurité[5]. À nous, il fournit l’occasion d’introduire une distinction précieuse dans la représentation formelle, entre une représentation propre et une impropre, ou métaphorique. L’auditeur de Socrate, le lecteur de Platon et celui des poètes ne peuvent apprécier les discours qu’on leur offre que dans la mesure où ils sont à même d’apercevoir ces nuances de représentation.
Euthydème dispose d’autres ressources pour empêtrer Socrate dans sa démonstration de l’immortalité de l’âme. Il est bien capable, plutôt que de la nier, de l’étendre au maximum pour acculer Socrate à une position absurde. « Pas seulement l’âme », soutiendrait-il, « mais tout le vivant, est immortel ». En confirmation de ce franc mépris de l’expérience commune, il alléguerait que « ‘vivant’ est un genre, une entité immatérielle et impérissable donc ». Socrate sentirait que cela ne va pas, mais pour dénoncer la dissonance, il devrait repérer comment encore une fois Euthydème dérape dans sa façon d’assigner à des mots de remplacer des réalités. Alors que Socrate renvoie avec ‘vivant’ à un mode d’être, Euthydème regarde une exigence logique, c’est-à-dire due à la façon de traiter le vivant pour le connaître, due à l’allure que lui donne l’intelligence qui le connaît. Confondre les propriétés concernées sous ces deux chefs conduit fatalement au sophisme par l’accident.
Accordons à Socrate qu’il sache remettre Euthydème à sa place et le sevrer de ces représentations matérielles, métaphoriques et logiques dont il use pour embarrasser la discussion. Viendra-t-il à bout de démontrer l’immortalité de l’âme et de transmettre à ses disciples le goût de la vie éternelle à venir? Éventuellement, il fera valoir que « l’âme, n’étant pas composée, ne peut se disperser et mourir »[6]. Ce faisant, il mettra encore Euthydème en joie; celui-ci reviendra à la charge et tournera en ridicule Socrate en le remerciant de l’espoir ainsi susciter de retrouver dans la vie éternelle l’âme de son chien. Et celle de la rose qu’il a offerte jadis à sa bien-aimée!
Socrate doit prendre conscience de l’exacte représentation dont il mandate le nom ‘âme’ dans ce propos de sa démonstration : « L’âme est immortelle. » Entend-il une représentation universelle? Vise-t-il là un attribut qui vaille pour l’âme en sa nature commune d’âme, de façon à ne souffrir aucune exception? En soutenant que « l’animal est doté de sens » ou que « l’homme est risible », on considère ce que leur vaut leur nature commune d’animal et d’homme, de sorte qu’aucun animal ne se conçoive privé de sensation, ni aucun homme sans aptitude à rire. ‘Animal’ et ‘homme’ représentent alors les natures signifiées de manière à n’accepter que les seuls attributs qui leur conviennent universellement. Est-ce le cas pour l’âme dans le discours de Socrate? Il ne faudrait pas! L’âme de la plante et de la brute périt manifestement avec leur corps. Elle n’est immortelle que chez l’homme. Que « l’âme soit immortelle » commande une représentation plus limitée, particulière, réservée à une seule espèce de la nature signifiée.
Certes, il ne faut pas rétrécir à l’extrême le champ de cette représentation limitée. Ce n’est pas seulement que l’âme de Socrate le soit qui fait mériter à l’âme de se dire immortelle. Ni que ce soit réservé à quelques gens de bien, « dont l’âme soit pure, au moment de se séparer de son corps »[7]. Le prétendre serait confier au mot ‘âme’ un mandat discret, singulier. Comme lorsqu’on constate que « tel homme est assis » ou qu’« Aristote enseigne ». De telles déclarations ne se vérifient que pour autant que leurs sujets se voient confier de ne représenter que tel ou tel individu bien précis.
Que « l’âme soit immortelle » fait figure d’une affirmation beaucoup plus large. En outre, elle n’a rien d’existentiel. Elle se doit à la nature humaine comme telle, non à quelque teinte spéciale qu’elle prendrait chez Socrate et ses bonnes âmes. Le registre n’est pas le même que s’il s’agissait de dénoncer que « l’homme est égoïste et charnel ». Pareil attribut paraît peut-être mérité par presque tous les hommes, mais cette généralité, cependant, ne tient pas à ce qu’est la nature humaine; elle résulte plutôt de la manière déficiente dont ses tenants l’incarnent.
On doit commencer à mesurer combien cette précision sur la représentation confiée au sujet de chaque énoncé est indispensable à la conscience exacte de ce de quoi on parle, à quoi on attribue les propriétés dont on discute. Mais il faut encore nuancer.
Les commentateurs arabes d’Aristote ont aussi affirmé, comme Socrate, que « l’âme humaine est immortelle », mais sous une représentation très différente. Avicenne et Averroès refusent l’immortalité personnelle. Chaque homme meurt et cesse d’exister individuellement. Mais sa contribution à l’intelligence cosmique reste, de sorte que l’homme, pris collectivement, est immortel. « Tous les hommes sont immortels », à leur avis, est une vérité pour autant que ‘hommes’ représente les hommes pris tous ensemble, comme lorsqu’on dit que « les apôtres étaient douze », ou que « les Canadiens ont remporté la coupe Stanley » : l’attribut ne vaut pas alors pour chacun individuellement des apôtres et des joueurs, mais pour tous à la fois. Ce n’est pas ce qu’entend Socrate; pour lui, chaque homme détient une âme immortelle : il dirait que « toutes les âmes humaines sont immortelles » en conférant à ‘âme humaine’ une représentation distributive, c’est-à-dire valide pour chacun des inférieurs pris séparément. C’est généralement cette représentation qu’on annonce quand on commence un énoncé avec un syncatégorème comme ‘tout’, ‘aucun’ ou ‘n’importe quel’.
Il sera quand même utile de retenir que la représentation distributive n’est pas nécessairement complète; c’est-à-dire qu’il lui arrive de subir une exception ou l’autre. « Tout homme est affligé du péché originel », par exemple, ne distribue pas ‘homme’ au point d’y inclure Jésus et Marie. De même, « personne n’est revenu des morts » souffre aussi quelques exceptions. Mais pas au point de réduire la représentation à n’être que discrète. On la dira plutôt distributive incomplète.
Il reste à remarquer de nouveau que le nom qui affiche une représentation existentielle commune, et non discrète ou singulière, ne représente parfois qu’une majorité ou une minorité d’individus plus ou moins considérable de sa nature. Quand Socrate se félicite que « l’âme des philosophes, une fois ceux-ci morts, c’est véritablement dans la compagnie des dieux qu’elle passe le reste de son temps »[8], le mandat confié à ‘l’âme des philosophes’ relève d’une distribution limitée. C’est-à-dire que le mot renvoie seulement à certains individus, à des individus déterminés, toutefois sans les nommer ou pointer, en y référant de manière vague.
Ce caractère vague de la représentation commune peut augmenter au point que non seulement les individus concernés ne soient pas connus déterminément, mais que même ils ne se trouvent pas déterminés dans la réalité. Socrate, ainsi, était certainement plus conscient que nous qu’« il fallait des Grecs pour découvrir la philosophie ». On a alors affaire à une espèce toute spéciale de représentation pour le mot ‘Grecs’. Il ne s’agit clairement pas de représentation matérielle ou logique, mais formelle, propre et existentielle. Il n’en s’agit certainement pas d’une absolue : la nature du Grec n’en a pas forcé tous les représentants sans exception à découvrir la philosophie. Loin de là, la philosophie est depuis très longtemps devenue presque étrangère aux Grecs. Ni non plus d’une représentation collective : il ne fallait pas tous les Grecs pour découvrir la philosophie comme il fallait tous les apôtres pour être douze. Il ne s’agit encore pas d’une représentation singulière. On a beau attribuer cette découverte à Thalès et à ses disciples, Socrate n’affirme pas ici que la découverte de la philosophie devait nécessairement revenir à Thalès ni à personne d’autre déterminément. Enfin, cette affirmation ne relève pas non plus de la représentation que nous venons de qualifier de vague : il n’y est pas déclaré qu’il fallait, bien que sans préciser qui, que ce soit tel ou tel Grec déterminément qui découvre la philosophie.
Non, dans ce cas, le mot ‘Grecs’ représente n’importe quel Grec indéterminément ou, mieux, représente des individus qui aient entre autres caractères personnels celui d’être des Grecs. En somme, les individus concernés et représentés ne sont ni connus ni déterminés. Comme si l’on disait qu’« il faut un homme pour raisonner », « un animal pour sentir », « un navire pour naviguer » ou qu’« on a besoin d’une oreille pour entendre ». Cette représentation spéciale du mot mérite la qualification de représentation formelle propre existentielle commune… indifférente. Elle se reconnaît aux syncatégorèmes ‘un’, ‘quelque’, ‘certain’, ainsi qu’à l’usage d’un verbe impliquant une nécessité de quelque sorte.
Observer Socrate s’efforcer de prouver l’immortalité de notre âme, et Euthydème lui résister comme son caractère l’y porterait, a permis une tournée de différents mandats que la raison confie éventuellement aux mots pour leur faire représenter les réalités sur lesquelles portent les réflexions, conversations et discussions. Notre induction est-elle complète? L’apprécier requiert de mieux comprendre les motifs essentiels sous-jacents à leur division.
Beaucoup d’auteurs médiévaux et plus récents se sont essayés, avec des succès divers, à décrire ces motifs essentiels et à dresser les tableaux qui en découlent. Il me semble que saint Vincent Ferrier y a le mieux réussi, en cherchant à traduire la pensée de saint Thomas à ce sujet. Je m’inspire ici principalement de son “Tractatus de suppositionibus”.
J’ai parlé jusqu’ici de mandats de représentation confiés aux mots. Le titre de ce traité rappelle que le terme consacré, en latin, pour désigner l’objet de ces mandats est la ‘suppositio’. Nous aurons besoin de convenir d’une traduction française. Translittérer et parler de ‘supposition’ ou garder le mot latin n’éclaire pas et cède trop à la paresse traditionnelle, qui se nourrit trop facilement d’un jargon d’initiés.
Mais enracinons-nous dans des considérations plus fondamentales. Une triple parole, faut-il d’abord reconnaître, exprime notre connaissance : un verbe mental, traduit en un verbe oral, éventuellement consigné en un verbe écrit. Il faut avoir claire conscience duquel des trois on est à examiner les procédés de représentation de la réalité. C’est le premier discernement qui s’impose au logicien : trouve-t-il son centre d’intérêt dans un ordre de concepts ou de mots? Confond-il l’oral et l’écrit? De fait, chaque verbe suivant se pose en signe du précédent. On peut alors s’attendre que l’ordre de la représentation écrite reflète celui de l’orale et ce dernier, celui du verbe mental, plus radical. Manifestement, l’écrit n’intéresse que comme signe de l’oral. Assez de même, l’oral intéresse comme signe approprié du mental. L’intérêt de fond du logicien, c’est d’ordonner ce premier verbe : les concepts que l’observation sensible donne à la raison l’occasion de former comme image de la réalité. Ce sont les propriétés, les modalités d’usage de ces concepts en vue d’une connaissance vraie qui font le sujet de la logique. C’est leur mode de représentation des essences à connaître qui nous retient ici. Mais nous n’y atteignons qu’à travers les mots que nous assignons à les refléter. C’est donc beaucoup en observant la représentation orale que nous toucherons à la représentation qui a lieu dans notre esprit. Il faut quand même rester attentifs à ne pas assimiler trop automatiquement leurs propriétés.
Pour transmettre les vérités qu’elle découvre, notre raison forme des énoncés. C’est son outil naturel à cette fin. Elle y affirme, ou nie, que telle nature, qu’elle connaît déjà, fait connaître telle autre du fait que jusqu’à un certain point elle s’y identifie. “L’homme est animal”, c’est-à-dire que, selon une modalité qu’il faut bien mesurer, les deux essences se recouvrent. Cette affirmation présuppose déjà beaucoup de travail rationnel. Il faut, suite à une abstraction rendue possible par l’observation d’un certain nombre de vivants réels, avoir formé les concepts d’homme et d’animal. Puis avoir imposé aux phonèmes : ‘homme’ et ‘animal’ de signifier les essences connues moyennant ces concepts.
Former ensuite l’énoncé consistera alors à assumer ces natures pour les identifier, ce qui constitue une opération assez complexe dont il s’avère ardu de décrire les étapes. Prendre chaque nature se fera en usant du mot qui la signifie; on confiera ainsi à ‘homme’ et à ‘animal’ de tenir la place[9] des natures qu’ils signifient respectivement. Le mandat de chacun variera déjà de manière importante du fait que pour ‘homme’ il s’agira de représenter une nature à connaître et pour ‘animal’ une nature déjà connue assez bien pour en faire connaître une autre : en les faisant entrer dans le même énoncé, on assujettira ‘homme’ et on attribuera ‘animal’. En conséquence, ‘homme’ se substituera à[10] la nature humaine pour recevoir l’appellation[11] de la nature dont ‘animal’ se voit confié de tenir la place; en d’autres mots, ‘homme’ agira comme un nom et ‘animal’ comme un verbe, ‘homme’ tiendra lieu de sujet et ‘animal’ d’attribut, de prédicat. Les deux manières de représenter une nature sont complémentaires, mais non identiques.
On désigne comme appellation la manière dont l’attribut tient la place d’une nature, car on exprime la connaissance qu’il procure du sujet en lui transmettant sous quelque modalité le nom de cette essence dont il tient la place. C’est en appelant l’homme ‘animal’ qu’on exprime qu’il en partage l’essence. Nous nous intéressons ici plus spécialement à la façon assez différente dont le sujet tient la place de l’essence à connaître. Je le disais plus haut, on désigne traditionnellement cette fonction du sujet comme suppositio. Comment la définir, comment la nommer en français, la chose reste fort délicate. La définition scolastique presque unanime en fait « l’acception d’un terme pour la chose qu’il signifie »[12]. Saint Vincent Ferrier s’en déclare insatisfait. Cette définition, nous amène-t-il à réaliser, confond une succession de faits touchant le sujet d’un énoncé : son acception, sa signification, son assujétion, sa ‘suppositio’. Seuls le premier et le troisième sont passifs de la part du terme concerné et méritent de se qualifier comme acceptions; les deux autres en résultent respectivement et décrivent le terme en action.
La ‘suppositio’ convient seulement activement à un terme; le terme
‘supponit’, dit-on en effet, non pas ‘supponitur’.
Alors qu’une acception convient seulement passivement, car on dit qu’un terme est
pris, non qu’il prend.[13]
Avant d’en user dans un énoncé, la raison a pris le nom qu’elle appellera éventuellement à agir comme sujet et lui a imposé certains sens; depuis lors, activement si on peut dire, ce nom signifie telle et telle essence. Voilà une première acception et la fonction qui en résulte. Mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Au moment d’énoncer, la raison prend encore ce nom, en l’un seulement des sens déjà imposés, et l’assujettit à un attribut. Voilà qui constitue une deuxième acception, vécue passivement par le nom : on l’appelle dorénavant sujet, d’après le participe passif ‘subjectum’; il a été assujetti, il n’a pas assujetti. Ainsi pris par la raison, le voilà qui passe à l’action : il ‘supponit’, il remplace d’une manière déterminée l’essence à connaître, condition indispensable pour que l’attribution se vérifie effectivement. Voilà la fonction qui nous intéresse, voilà la ‘suppositio’.
En fait, tous les trois : signification,
sujétion et substitution, concernent suivant un ordre le phonème ou le terme
selon que le prend l’intelligence. D’abord, l’intelligence le prend pour désigner
déterminément autre chose; c’est ainsi que lui revient la signification. Ensuite,
ce mot qui déjà signifie est pris dans une proposition comme l’un de ses
extrêmes; c’est ainsi que lui convient la sujétion. Enfin, ce mot déjà
assujetti est pris pour autre chose en regard d’un attribut; c’est là que la ‘suppositio’ le concerne. Bien que les trois conviennent par
ordre au phonème, elles diffèrent cependant
beaucoup en tant qu’acception par l’intelligence. La signification, bien
qu’elle résulte d’une acception effective de l’intelligence, n’implique pas un
aspect passif du mot : signifier n’est pas être pris, puisque la signification
convient au phonème ou au terme seulement sous modalité active : le mot signifie,
en effet; on ne dit pas qu’il est signifié. C’est la sujétion, surtout,
qui constitue l’acception accomplie par l’intelligence. Pour un terme, ce n’est
pas autre chose être assujetti que d’être pris par l’intelligence dans une
proposition en regard d’un atttribut. C’est pourquoi la sujétion convient au
phonème ou terme seulement passivement, comme aussi l’acception. Un terme est
assujetti, dit-on; et non pas qu’il assujettit; aussi nomme-t-on correctement
le terme ainsi pris sujet (subjectum) et non assujettissant
(subjiciens). La ‘suppositio’,
par contre, n’est pas une ‘acception’, mais il y en a une qui la cause. C’est
pourquoi la ‘suppositio’ convient au sujet seulement
sous modalité active. On dit en effet que le sujet ‘supponit’, et non ‘supponitur’.
Aussi appelle-t-on correctement le terme pris pour ‘supponere’
‘supponens’ (participe actif) et non ‘suppositum’ (participe passif).[14]
Nous comprenons maintenant assez ce dont il s’agit pour choisir un nom et en parler en français. Je le disais, cependant, traduire adéquatement ‘suppositio’ n’est pas commode. Il s’agit d’une opération active, non passive ni réfléchie. Or je ne trouve pas de verbe purement actif et directement transitif pour la rendre. ‘Supposer’ ne va pas bien, trop lié à l’aspect arbitraire, volontaire, simplement sensé, admis, d’un énoncé. ‘Représenter’, que j’ai beaucoup utilisé jusqu’à maintenant, a trop d’extension; il convient aussi à l’appellation, rôle de l’attribut. ‘Être assumé’ ou ‘pris pour’ présentent le même inconvénient, en plus de trop sonner passif. J’opte pour ‘se substituer à’, pour l’avantage d’une étymologie similaire à ‘supponere’ – il s’agit aussi de se mettre sous –, malgré les inconvénients de l’aspect réfléchi et du statut transitif indirect.
Le sujet d’un énoncé, donc, se substitue à une essence donnée signifiée par le nom qui l’exprime. C’est cette substitution dont j’ai essayé de recenser les modalités en méditant quelques derniers propos de Socrate. Ces modalités varient assez pour nuancer adéquatement le mérite du sujet à l’attribut qu’on lui compose; par le fait même elles ouvrent sur une multiplicité de quiproquos. J’ai parlé de nom, car c’est la nature et la forme que revêt naturellement le sujet d’un énoncé. Ce sujet peut se complexifier, comporter adjectifs et syncatégorèmes, mais il lui faut fondamentalement la nature de nom, tout au moins de locution nominale. Le syncatégorème aide simplement la saisie du mode de substitution du nom; l’adjectif, même comme partie du sujet, a déjà plutôt fonction d’appellation.
Chaque nom, je le disais, revêt une richesse plus ou moins grande de significations. Pris absolument, il les garde toutes, comme le manifeste le dictionnaire, qui s’efforce de les énumérer et ordonner aussi exhaustivement que possible. Mais dès que se forme un énoncé, la situation change : le sujet ne vise plus qu’une seule essence signifiée et c’est à elle qu’il se substitue. Restons-en bien conscient : cette substitution n’a lieu que dans le cadre d’un énoncé. Le nom ne joue pareil rôle que comme sujet, en fonction de l’attribut déterminé qu’on lui compose; c’est ce dernier qui appelle et dévoile la modalité exacte sous laquelle le sujet se substitue à la nature qu’il signifie.
La distinction de ces
modalités tient radicalement au type de considération faite de la nature
concernée. Or saint Thomas l’a bien manifesté, pour clore la querelle des
universaux, chaque essence prête à trois types de considérations. On peut la
considérer en elle-même, absolument, et faire abstraction de toute propriété due à
son existence. L’auditeur d’un énoncé, pour tirer profit de l’information
apportée, doit s’en rendre compte si c’est le cas : si son interlocuteur
lui parle ainsi de l’essence sur laquelle il l’informe, c’est sous cet angle
que le sujet de l’énoncé se substitue à elle. C’est le cas, par exemple, s’il
lui dit que “la justice est vertu”. Cet attribut concerne si directement la
justice qu’aucune situation ne peut se concevoir où il ne se vérifierait pas
d’elle. À condition certes de ne pas se fourvoyer auprès de quelque homonyme.
Il ne présuppose l’existence d’aucun homme juste, ni même de la justice comme
telle. Qu’il y ait ou non justice ou homme juste, la justice est vertu. C’est
une vérité éternelle. Cette considération constitue l’intérêt le plus naturel
de la raison, spontanément tendue à découvrir de quoi que ce soit ce que
c’est. Aussi reconnaît-on que le sujet qui représente ainsi une essence qu’il
exerce une substitution naturelle.
La raison étend quand même
très souvent son intérêt pour une essence jusqu’aux particularités que son
existence l’amène à revêtir. S’il est question que “tel homme discute”,
l’intérêt porte moins sur la nature humaine en soi et vise plutôt une allure
que lui fait revêtir Socrate, qui l’incarne dans la réalité. Du fait qu’on
porte ainsi son intérêt principal sur le ‘personnage’ singulier qui joue le rôle de la nature humaine dans la réalité, on qualifie de personnelle cette substitution.
Une essence existe
éventuellement dans un contexte très différent de cette existence première et
plus normale, qui la tourne en réalité extérieure. L’intelligence qui connaît
une nature la conçoit en elle-même et lui donne de ce fait une nouvelle
existence, où elle développe d’autres propriétés, distinctes de ses propriétés
réelles : des propriétés dites intentionnelles, tendues à procurer à
l’essence connue l’image la plus fidèle d’elle-même. C’est ce contexte qui fera
observer que “l’homme est une espèce”. Encore une fois, ce n’est pas
absolument, en elle-même, que la nature humaine est telle, mais seulement dans
cette existence spéciale reçue en renaissant dans l’intelligence qui la connaît. Le sujet ‘homme’ exerce alors une substitution ‘logique’. Beaucoup de
logiciens ont parlé plutôt d’une substitution simple, en considération
de la plus grande simplicité de cette existence intentionnelle, exemptée de
toutes les complications et contingences que la matière réelle entraîne.
L’auditeur d’énoncés devra se
tenir très attentif à ce que son interlocuteur, quand il argumente quelque
conclusion, ne compose pas des propositions où les sujets se substituent à des
titres différents aux natures qu’ils signifient. Comme lorsqu’un Euthydème
voudra refuser le titre d’individu à Socrate sous prétexte qu’étant homme, il
serait une espèce. Naviguer ainsi entre substitution logique et substitution
naturelle fait commettre le sophisme de l’accident.
Même à l’intérieur de la substitution naturelle, les modalités varient. On précise ou non, par exemple, que la propriété attribuée concerne totalement l’essence substituée. Ainsi, dans les énoncés que “l’animal est vivant” et qu’“il est rationnel”, ‘animal’ exerce une substitution naturelle indéfinie, laissant en suspens si l’attribut s’adresse à lui toujours ou si ce n’est pas le cas. Par contre, la précision que “tout animal est vivant” et que “quelque animal est rationnel”, entraîne une substitution définie, universelle dans le premier cas et particulière dans le second, où l’attribut découle de la nature animale seulement en ce qui spécifie l’une de ses espèces. Tout de même, il ne faut pas s’empêtrer dans les étiquettes. La substitution indéfinie rend normalement compte du fait que le locuteur ne sait pas clairement si l’attribut qu’il applique à son sujet le concerne en tout ou en partie; mais ce peut être aussi une question de style : le locuteur reconnaît une situation d’évidence où tout n’a pas à être dit, comme c’est justement le cas dans les exemples donnés ci-haut.
La substitution personnelle oblige davantage de nuances. Elle se trouvera d’abord confuse ou distincte. La substitution personnelle se fait confuse, quand l’attribut s’adresse ensemble à tous les acteurs incarnant l’essence signifiée par un terme commun : “Tout Québécois est Canadien”, “Aucun n’est Américain”. Elle se fait distincte, quand l’attribut ne vise cette essence qu’en l’un ou quelques-uns de ces acteurs. Dans ce cadre, le sujet substituera précisément, s’il montre déterminément l’acteur concerné : “Cet homme est chez moi”. Et indéfiniment, sinon : “Quelque homme est blanc”.
La substitution confuse montre plus de variété. Elle est généralement distributive : chaque représentant de l’essence signifiée détient séparément l’attribut concerné. Déclarer “tout homme pécheur” signifie que chacun l’est en lui-même, indépendamment des autres. Souvent aussi, elle est collective, de sorte que tous les sujets sont requis pour mériter l’attribution : “Les hommes sont maintenant 7 milliards.” Personne ne comprend que chaque homme en est 7 milliards; évidemment, c’est collectivement, tous ensemble, que les hommes sont tant.
On avait remarqué plus haut deux autres variétés de substitution personnelle confuse, c’est-à-dire exercée par des noms communs, où seulement partie des réalités de telle essence était visée : une espèce de substitution indifférente, où le ou les cas concernés ne sont pas même fixés : « cela prend une écervelée pour dire une bêtise pareille! » et une espèce plus sélective, où sans être indiqués nommément les cas sont tout de même fixés : « les gens sont bêtes! » Dans le premier cas, n’importe quelle écervelée peut parler ainsi; dans le second, qui est bête, qui ne l’est pas, la réalité en a déjà déterminé.
Les mandats du sujet auquel
on attribue quelque caractère du fait que l’essence substituée soit connue
s’étagent sur deux niveaux. Le premier, dit de première intention, concerne le simple constat de faire l’objet d’une saisie par l’une ou
l’autre des facultés cognitives : “Ce son s’entend de loin”, “Le dragon
est purement imaginaire”, “L’homme est conçu”, “L’essence de la vertu est
appréhendée”, “L’immortalité de l’âme est prouvée”.
Le second niveau, dit d’intention seconde, concerne les propriétés que les natures doivent
revêtir pour ainsi exister comme connues, spécialement dans l’intelligence. Ces
représentations d’intention seconde se répartissent selon les trois opérations
de la raison. En la première, on dira que “l’homme est une substance”, ou “une
espèce”, qu’“animal rationnel est une définition”, qu’“ou rationnel ou irrationnel est une division”. En la seconde, on dira que “l’homme est animal
est un énoncé”, que “c’est même une affirmation”, et “une affirmation
catégorique, d’ailleurs”. En la troisième, on qualifiera tel argument de
“démonstration”, d’“attaque”, de “première figure”, de “sophisme”, etc.
Voilà établi le cadre
essentiel de notre division des titres de substitution, partagé entre les trois
types de considérations qui retiennent l’attention de la raison : absolue,
réelle et logique. Mais toute la gamme se multiplie en se reproduisant sous d’autres
aspects.
Il faut remarquer que toutes
les substitutions examinées jusqu’ici s’effectuaient moyennant des noms
communs. Même en la substitution personnelle distincte, le sujet se substituait
à une essence universelle, aussi réduite qu’en fût la partie visée. Dans “cet
homme est blanc”, ‘homme’ se substitue à une partie de ce à quoi convient la
nature humaine. Mais tous les noms ne sont pas communs. Et les noms propres ont
leur façon à eux de se substituer à ce qu’ils signifient. Si c’est Socrate dont
on dit qu’“il est blanc”, on n’a pas un terme qui se substitue à une partie,
mais à tout ce qu’il signifie. Il vaut donc la peine de reconnaître au terme
singulier une autre modalité de substitution, en raison de sa façon propre de
signifier, comme Vincent Ferrier attribue à saint Thomas de le faire.
C’est toujours à son signifié qu’un terme se substitue. Or un terme singulier détient un autre mode de signifier qu’un terme commun, comme le dit le Saint Docteur en commentant le traité De l’interprétation[15], et pareillement dans la Somme[16] et en bien des endroits de son Commentaire aux Sentences[17].[18]
Nous donnions plus haut comme
premier chef de division les considérations naturelle, personnelle et logique.
On voit ici qu’au-dessus de cette division il faut admettre une distinction
entre substitutions commune et discrète. Cette distinction, toutefois, s’avère très
subtile et de description délicate. Les auteurs l’ont généralement négligée et
ont tout bonnement assimilé la substitutionsa discrète, ou singulière, avec les
substitutions naturelle et personnelle que j’ai qualifiées respectivement de particulière et de distincte. Certains, à l’opposé, les ont totalement
dissociées. Vincent Ferrier, sur les pas de saint Thomas, opte pour une voie
moyenne, les distinguant sans les opposer totalement.
Certains l’ont placée tout à fait sous la substitution personnelle, octroyant à cette dernière une première division en discrète et commune. D’autres l’ont placée tout à fait en dehors des substitutions personnelle, simple et matérielle… Mais nous, suivant la vérité du Saint Docteur, empruntons une voie médiane et ne la disons ni tout à fait étrangère aux substitutions du terme commun, ni tout à fait contenue sous la substitution personnelle, mais telle en un sens, non telle en un autre.[19]
Ce qui oblige ainsi à la fois
à associer et distinguer les substitutions commune et discrète, c’est, outre la
proximité très apparente de la discrète avec la particulière, l’aptitude du
singulier à se prêter, à l’instar du terme commun, aux trois considérations
naturelle, personnelle et logique. De Socrate, en effet, on aime bien dire
qu’“il enseigne” ou qu’“il pratique la maïeutique”, ce qui l’amène à se
substituer personnellement, c’est-à-dire en raison des singularités que
l’existence réelle lui fait revêtir; mais on peut avec moins d’originalité dire
qu’“il est un homme”, qu’“il est un animal rationnel” et lui reconnaître ainsi
bien des attributs essentiels qui lui appartiennent absolument, indépendamment
de son existence actuelle, et le soumettent à une substitution naturelle. On peut encore lui attribuer d’être un individu, un sujet d’énoncé, un
objet de perception, le forçant ainsi à se substituer logiquement. La
substitution discrète, donc, se divise comme la commune en naturelle, personnelle
et logique, et ce en chacune des formes dont elle use : le nom propre, le
pronom démonstratif et le démonstratif réduisant le nom commun au cas
unique : Socrate, celui-ci et cet homme.
Il est intéressant de noter
que les substitutions commune et discrète, bien que se prêtant toutes deux aux
trois grands genres de substitutions, manifestent des préférences ou tendances
opposées à leur endroit. La substitution commune préfère nettement la variante
‘absolue’ ; c’est d’ailleurs ce qui l’a fait étiqueter comme ‘naturelle’.
Au contraire, la substitution discrète privilégie le genre ‘personnel’. On
comprend aisément pourquoi. Le terme commun implique abstraction ; et
l’abstraction des singularités se fait justement en raison d’un intérêt pour
l’essence en elle-même. Tandis que le singulier répugne à l’abstraction; ce
sont ses accidents qui le distinguent le plus manifestement d’autres
singuliers. Même, en fait, sans que cela ne paraisse, ce qu’il a de plus
essentiel, de plus apte à l’abstraction, est en lui tout à fait singularisé.
“Socrate est homme“, cela s’exprime avec un terme commun, mais il reste que la
nature humaine de Socrate est singulière, elle est propre à Socrate et ne se
trouve en personne d’autre, aussi intime quiconque serait avec lui.
Bien qu’on
s’attribue moyennant une notion différente au singulier, tout attribut renvoie
quand même à sa singularité, car même la nature universelle se trouve
individuée en lui. Aussi cela ne change rien à son statut de singulier qu’on
lui attribue quoi que ce soit moyennant une nature universelle, comme lorsqu’on
dit : “Socrate est animal”, ou quoi que ce soit en raison de sa
singularité. Il en devient manifeste que, alors que la
substitution primaire du terme commun soit la substitution naturelle, la substitution primaire du terme singulier est la substitution personnelle.[20]
La multiplication
spectaculaire des types de substitutions ne s’arrête pas là. On a constaté dès
le départ qu’une jouissance d’Euthydème et de ses pareils tient à ce que le nom
a la capacité d’adresser sa signification à deux ordres d’entités. Ce qui, à
proprement parler, donne au phonème la forme et la qualité de mot, c’est de se
faire imposer de signifier quelque essence étrangère à la sienne, c’est sa
capacité conséquente de remplacer à volonté, dans la pensée et la conversation
humaine, n’importe quelle réalité. Mais même avant cela tout son de voix se
signifie naturellement lui-même et peut ainsi se représenter lui-même dans un
énoncé. Face à la représentation de l’essence que l’usage lui a imposé de
signifier, dite substitution formelle, cette représentation de soi fait figure de
substitution matérielle.
Il convient
en premier au son de voix de se signifier lui-même; seulement ensuite, grâce à notre
art, s’y trouve attribuée la signification de quelque réalité qui lui est
extérieure… Quand donc un terme se substitue à ce qu’il signifie formellement,
du fait de notre imposition, on parle de substitution formelle… Quand par
ailleurs il se substitue à ce qu’il signifie matériellement, en tant que
phonème, on parle de substitution matérielle.[21]
Si, par exemple, on remarque que « ‘cours’ est la première personne du singulier de l’indicatif du verbe ‘courir’ », on ne confie pas à ‘cours’ de représenter l’essence de l’action de courir, mais simplement le son produit par la voix. Cette substitution matérielle, on a déjà commencé à le découvrir, a une richesse d’extension étonnante. Tout d’abord, non seulement elle ne se réserve pas aux phonèmes détenteurs d’une signification formelle, mais elle convient tout aussi bien aux syncatégorèmes et aux phonèmes tout à fait dépourvus de pareille signification. Des phrases comme : “‘Quoique’ introduit une proposition de concession”, “‘buf’ n’est pas un mot français”, font tout à fait du sens, même si ‘quoique’ et ‘buf’ ne sont pas des noms à proprement parler. Dans de pareilles phrases, sans être des noms, ils en jouent le rôle, en s’autorisant d’une substitution matérielle.
De pareils
sons de voix, même s’ils ne détiennent pas de signification formelle qui soit
de notre imposition, sont quand même considérés comme pris matériellement, à la
façon dont on dit du potier qui dispose de beaucoup de bois qu’il a une matière
abondante avant même qu’il ne lui donne la forme de coupe ou quelque autre… La
substitution matérielle, donc, c’est quand un terme se substitue à ce qu’il
signifie matériellement.[22]
On s’attendrait à beaucoup de pauvreté de cette substitution matérielle. La surprise, c’est qu’elle s’étend autant et aussi diversement que la substitution formelle. Elle aussi est d’abord commune ou discrète. Quand on dit que “‘couteau’ a deux syllabes”, ‘couteau’ exerce une substitution commune : l’affirmation vaut chaque fois que ‘couteau’ est prononcé; sa portée n’est pas réservée à tel cas où il est proféré. Quand par contre on reproche à un élève que dans son texte “‘couteau’ est fautif”, ‘couteau’ alors se substitue singulièrement à l’occurrence de ‘couteau’ dans son texte.
Ensuite, tant dans sa version singulière que commune, la substitution matérielle se subdivise encore en naturelle, personnelle et logique. En effet, tant à un mot pris en général que dans une occasion singulière, on peut lier des attributs qui s’en justifient en raison de sa nature prise absolument : “il a trois syllabes”, “il est long”, “il présente deux fois la même voyelle”; ou en raison de sa concrétion réelle : “il s’utilise encore au Québec”, “il est archaïque”, “‘pourri’ agace beaucoup ma femme”; ou en raison de ce que la logique ou la grammaire en a fait : “il est un nom, un adjectif, un verbe”, “il relève de la troisième déclinaison”, “il fait son féminin avec un ‘e’ muet”.
Enfin, la richesse de la
parole éclate en une multiplicité éventuelle de substitutions… contre nature.
Le nom, en sa fonction de sujet, peut, on l’a constaté, se substituer à tout ce
qu’il signifie matériellement et formellement. Si on a tant soit peut de
familiarité avec la propension à l’homonymie dont toute langue fait preuve,
spécialement dans ses usages philosophiques et les plus intellectuels, on
mesure un peu la diversité des mandats dont chaque nom est susceptible. Chaque
sens particulier d’un nom, en effet, s’ouvre à toutes les diversités de substitution
que nous avons recensées.
Mais il y a plus. Bien plus.
La diversité de la réalité est infinie, insondable. Il est tant de ses aspects
pour lesquels notre langue ne dispose pas de mots adéquats. C’est là que le
poète montre la puissance de sa créativité. Il est capable d’appeler les mots à
se substituer à des natures et de leurs incarnations pour lesquelles aucun
terme propre n’existe ou ne le satisfait. Une grande variété de procédés lui
permettent d’imposer à un nom une représentation impropre.
Il jouera d’antonomase pour qu’un nom commun se substitue à un singulier, parlant de “l’Apôtre”,
du “Philosophe”, du “Docteur Angélique”, du “Troyen”, quand il ne pense qu’à
Paul, à Aristote, à Thomas d’Aquin, à Énée ; ou inversement pour qu’un nom
propre se substitue à une nature universelle, reprochant à son frère d’être “un
harpagon” ou à sa femme d’être “une germaine”. Il jouera de synecdoque, imposant au tout ou au genre de se substituer à sa partie ou à son
espèce, ou inversement : “il s’est rasé la tête”, “c’est sa peau qu’il
risque”. Il jouera de métonymie, échangeant contenant et contenu : “mange
ton assiette!”, “bois ton verre!”, “Brasilia a vaincu Paris”. Il usera de métaphores pour transporter des mots à des réalités qu’ils ne signifient pas dans
l’usage en prenant quelque accident commun pour excuse. Par divers procédés du
genre on réussit à faire partager des impressions que le langage ordinaire
n’arrive pas à exprimer. Et la substitution possible se multiplie d’autant,
puisque chaque substitution impropre se divise aussi richement que la
substitution propre.
Je n’ai pas rejoint l’exhaustivité. Mais l’induction suffit grandement pour manifester la richesse de mandat que notre raison arrive à confier aux sujets de ses énoncés dans leur substitution aux natures et réalités qu’elle se préoccupe de concevoir adéquatement. Il faudrait compléter le tableau. Il faudrait aussi l’enrichir de critères manifestes pour reconnaître la substitution précise qu’exerce chaque sujet dans chaque énoncé. Il faudrait enfin dénoncer les différents procédés sophistiques dans lesquels fait tomber la variation de substitution au cours d’un raisonnement.
[1] D’abord donné comme communication à la Société d’Études Aristotélico-Thomistes,
au colloque tenu à Québec les 18 et 19 août 2017.
[2] Voir Phédon,
63e ss.
[3] Voir Phédon,
62b-c.
[4] Voir Phédon,
85c-d.
[5] Saint Thomas en fait état ainsi : « Généralement, Aristote ne reproche pas à Platon l’intention de ses opinions, mais la façon dont leur formulation sonne. Il critique sa pédagogie inadéquate, qui résulte de ce qu’il dit tout en figures et symboles. Il signifie autre chose que ce qu’annoncent ses paroles de la façon dont elles sonnent. Quand il dit, par exemple, que “l’âme est un cercle”. » (In I de anima, leç. 8, #107)
[6] Voir Phédon,
78b ss.
[7] Voir Phédon,
80e.
[8] Voir ibid.
[9] Stare pro.
[10] Supponet.
[11] Appellatio.
[12] Par exemple : Pedro da Fonseca, Institutionum dialecticarum libri octo, VIII, 20 : « Suppositio est acceptio nominis pro re quam significat. »; Jean de Saint Thomas, Cursus philosophicus thomisticus, Ars Logica, Ia, L. I, c. 10 : « Suppositio definitur quod est acceptio termini pro aliquo de quo verificatur. »
[13] S. Vincent Ferrier,
De
suppositionibus,
c. 1.
[14] Ibid.
[15] In I Perih., ch. 10.
[16] Ia, q. 39, a. 4.
[17] Sup. I Sent., d. 5, q. 1.
[18] De
suppositionibus, ch. 7.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21]
Ibid.
[22]
Ibid.