L’ABSOLUE PRÉCARITÉ DU TEMPS[1]

Yvan Pelletier, professeur retraité

Faculté de philosophie

Université Laval

Québec

MEDITER LA PHYSIQUE aiguise la conscience de la fragilité de l’être mobile. On n’en revient pas de constater à quel extrême d’inconsistance le créateur a voulu étendre la participation à l’être. Il a fait descendre l’échelle ontologique jusqu’à un être qui, pour être lui-même, ait besoin de naître, grandir, acquérir compétence à ses propres opérations, et même, pour ce faire, de se déplacer. Tout cela au grand risque d’échouer : paralysé, indigent, déficient ; et même, corrompu, de retourner au quasi-néant de la pure puis­sance. Et même là, puissance à un autre être plus ou moins semblable, mais pas au même. L’être mobile individuel, une fois corrompu, ne reviendra jamais à l’être.

Sa dimension temporelle offre sans doute la vue la plus saisis­sante sur son infinie précarité. Toute cette évolution que sa nature requiert de lui, une fois né, simplement pour qu’il devienne tout lui-même, a besoin de temps. Mais quelle maigre réalité revêt cette nécessité ! Le peu de réalité attaché à ce cadre obligé de l’être mobile jette une lumière particulière sur l’expérience dou­loureuse qu’on fait d’en manquer pour tout.

I. Le temps n’existe pas

Voici la première observation qui s’impose à Aristote, quand il se met en frais de concevoir l’essence du temps : il n’existe pas, on n’en trouve pas dans la réalité.

Le temps n’existe absolument pas, ou alors avec peine et obscurément. On s’en doute bien dès qu’on remarque qu’en partie, il est passé, il n’existe plus, et que pour le reste, il est à venir, il n’existe pas encore… Or manifeste­ment, rien ne saurait participer à l’existence, de ce dont les parties n’existent pas.[2]

Mais nous ne le prenons pas au sérieux. L’expérience com­mune nous rend le temps si familier, nous donne une telle sécurité sur son existence, que nous regardons spontanément l’irréalité de ses parties comme l’une de ces énigmes qui pimentent la réflexion philosophique initiale, capable d’ébranler quelque intelligence présocratique, mais qu’assurément Aristote va bientôt résoudre pour nous.

Mais non ! La situation est bien plus grave : en vérité, la réalité n’offre aucune place au temps. Comment alors trouver une essence, un mode d’être descriptible, définissable, à une chose qui n’est pas ?

Sérieusement, quel espoir caresse-t-on d’échapper, de faire ex­ception à ce lieu commun : “Le tout n’existe pas, dont aucune des parties n’existe”[3] ? Les prémisses offrent une évidence irrécu­sable : le passé, le présent et l’avenir englobent l’entièreté du temps ; or le passé n’existe plus et le futur n’existe pas encore ; quant au présent, dernier prétendant à l’existence, ce n’est pas du temps !

Tout ce qu’on donne comme présent, d’ailleurs, tout ce qu’il a de temps, se compose totalement de passé et de futur. L’année présente ? Déjà quatre mois de passés, sept à venir. Ce mois-ci ? Vingt-cinq jours passés, cinq à venir. Aujourd’hui ? Treize heures faites, onze à vivre. Cette heure-ci ? Cette minute-ci ? Cette seconde-ci ? Le même constat s’impose : partie passée, partie future. Que reste-t-il de strictement présent ? L’instant présent ! De l’ensemble du temps, seul l’instant présent se pose en candidat vraisemblable pour faire du temps une réalité, et pas seulement un souvenir ou une anticipation imaginée.

Quelle précarité ! Quelle inconsistance ! Le temps, ce qu’il y en a peut-être de réel, l’instant présent, ne vient à l’existence que pour cesser d’exister, ne flirte avec la réalité que le moment de sombrer dans un néant définitif.

Sorti de ce qui n’est pas encore, le temps passe par l’inétendue pour arriver à ce qui n’est plus.[4]

Notre certitude naïve ne vit pas encore son ultime déconvenue : l’instant présent, unique ancrage du temps dans la réalité, ne se qualifie même pas comme temps. Il s’en voit disqualifié du fait de se trouver privé de la propriété inaliénable du temps : le temps implique durée, l’instant ne dure pas. Il n’est pas plus du temps qu’un point n’est une ligne ; on ne produit pas plus de temps à additionner une multitude d’instants, que de longueur à multiplier les points. Comme le point, l’instant ne constitue pas une partie, mais marque seulement la division entre deux parties. Le point distingue deux lignes, ou deux parties de ligne ; l’instant, deux parties de temps, l’une passée l’autre future, ou les deux passées, ou les deux futures.

Pire encore. Peut-être voudra-t-on en dernier recours que quelque reflet de la réalité de l’instant présent contamine le temps, le fasse émerger un tant soit peu dans la réalité. Il n’y en a pas d’espoir ! L’instant, même l’instant présent, n’est pas réel. Comme le point non plus. Toute réalité naturelle est corporelle, possède des dimensions. Ni le point ni l’instant n’en ont : pas de profondeur, pas de largeur, pas même de longueur. L’un comme l’autre divisent des quantités continues. Le temps, comme la gran­deur, est continu. Qu’est-ce à dire ? Qu’il est divisible, qu’il l’est même à l’infini. Mais potentiellement ! Dans sa réalité, à lui en supposer une, il est continu, il n’est pas divisé, il n’affiche aucun instant réel. L’instant, comme le point, constitue un simple artifice rationnel par lequel la raison, l’imagination, peut, en elle-même, non dans la réalité, diviser le temps ou la grandeur pour en faciliter la mesure.

Quelque violence que cette évidence nous fasse, comment ne pas nous y rendre : le temps n’existe pas, il n’y en a rien dans la réalité. De quoi s’agit-il alors ? D’une fiction de notre sensibilité ou de notre raison ? D’une catégorie a priori à la Kant, destinée à nous rendre représentable ce qui ne l’est pas de soi ? Ou d’une entité purement mathématique, qui échappe au philosophe de la nature ?

Our knowledge of time as of space owes more to the labors of mathematicians and physicists than to those of professed philosophers.[5]

Nous ne pouvons pas encore nous résigner à le penser. Je suis sûr que vous tenez trop au temps pour vous laisser convaincre par une démonstration pourtant aussi évidente. Certainement, vous partagez l’humeur des interlocuteurs de Socrate qui, une fois acculés, lui tiennent rancune de faire triompher la thèse la plus faible.

II. Le mouvement n’existe pas

Aristote d’ailleurs semble ensuite passer outre, car il finit par définir le temps, donnant l’impression de lui concéder une essence, de lui reconnaître une place dans la réalité. Mais examinons cette planche de salut. Comment Aristote tourne-t-il sa définition ? Il rattache le temps à une autre réalité : celui-ci, déclare-t-il, est quelque chose du changement, un aspect de ce dernier, la mesure de sa quantité.

Le temps ne va pas sans changement (οδ νευ γε μεταβολῆς) : quand nous ne changeons pas, à notre avis, ou que nous ne nous en rendons pas compte, nous n’avons pas l’impression qu’il se soit passé du temps… Si l’instant ne variait pas, mais restait le même et unique, il n’y aurait pas de temps; de même aussi, quand sa variation échappe, le temps intermédiaire paraît ne pas exister. Assurément, puisque penser qu’il ne s’écoule pas de temps nous arrive quand nous ne distinguons aucun changement et que notre âme a l’impression de demeurer dans un état unique et indivisible, et comme, lorsque nous sentons et faisons une différence, nous disons qu’il s’est passé du temps, il en devient manifeste qu’il n’y a pas de temps sans mouve­ment ni changement.[6]

Toujours, autant il y a de mouvement, autant aussi il semble s’être écoulé de temps.[7]

De fait, quand on cite un temps, c’est toujours un mouvement qu’on nomme : ceci a duré une heure, un jour, en somme une rotation de la terre sur elle-même, ou l’une quelconque de ses parties ; cela a pris deux ans, ou six mois, bref une révolution de la terre autour du soleil, ou l’une de ses parties, ou l’un de ses multiples. Le temps ne menace-t-il pas de disparaître comme réalité sui generis, s’il n’est rien d’autre qu’un mouvement?

Le temps semble surtout être un mouvement et un chan­gement, voilà qui est à vérifier.[8]

Après réflexion, Aristote nous assure que non. Le temps est si lié au changement, concède-t-il, qu’on ne le perçoit que dans l’exacte mesure où on perçoit du changement ; néanmoins le changement affecte seulement le mobile qui lui sert de sujet, tandis que le temps regarde tous les mobiles à la fois, dans leur repos d’ailleurs autant que dans leur activité.

Or le changement et le mouvement de chaque chose n’existent que dans cette chose qui change… Le temps, par contre, est pareillement partout et pour tout.[9]

Le changement en outre ralentit ou accélère, mais le temps non.

Tout changement est plus vite ou plus lent, tandis que le temps ne l’est pas. C’est que lent et vite se définissent par le temps : est vite ce qui se meut beaucoup en peu de temps, et lent ce qui se meut peu en beaucoup de temps. Le temps, par contre, ne se définit pas par le temps, ni pour ce qui est de combien il y en a, ni pour comment il est.[10]

Qu’est donc le temps ? Un accident du changement, sa quantité, son nombre, le nombre de ses parties déterminées par des instants successifs régulièrement désignés. « Car c’est cela le temps : le nombre du changement quant à ce qu’il a d’avant et d’après. — Τοῦτο γάρ στιν ο χρόνος, ριθμς κινήσεως κατ τ πρότερον κα στερον. »[11] La réalité du temps, par conséquent, trouve sa garantie dans celle du changement qui, n’en déplaise à Parménide, constitue l’entité la plus évidente au sens.

Vraiment ? Certes, il nous est d’une évidence criante que des mobiles existent, que tout ce qui nous entoure se meut. Pour poursuivre rigoureusement, nous avons besoin de faire une remarque sémantique. Aristote utilise ici comme interchangeables le changement (μεταβολή) et le mouvement (κίνησις); tantôt l’un, tantôt l’autre, tantôt les deux ensemble. Les deux tirent leur éty­mologie du changement et du mouvement le plus manifeste : le changement de lieu, le déplacement, puis s’étendent progressive­ment aux changements qui le sont moins : croissance et altération, génération et corruption. En d’autres contextes, il y a lieu de dis­tinguer entre ceux qui sont progressifs, exigeant du temps, et les instantanés, la génération et la corruption, portant sur l’essence, son entrée en existence et sa sortie. On a alors pris l’habitude, en grec, mais aussi en français, de spécialiser le mouvement à ce qui prend du temps et de parler de changement quand on veut englo­ber aussi la génération et son opposé.

Aussi Aristote parle-t-il plus volontiers de changement, dans le contexte général de l’examen de sa nature. Cependant, il manque d’un terme familier pour en désigner le sujet, tandis qu’on a le mobile comme sujet du mouvement. C’est peut-être la raison qui finit par pousser Aristote à privilégier le mouvement, au moment de la définition générale. Dans notre contexte, où il s’agit d’examiner l’existence du changement, et de le faire en rapport à celle du temps, il y a aussi avantage à parler de mouve­ment, changement qui implique temps et dont le sujet se nomme facilement.

Revenant de fait à notre contexte, l’évidence de l’existence de mobiles entraîne-t-elle celle de la réalité du mouvement, de son existence, de sa présence dans la réalité ? Rigoureusement, trouve-t-on dans la réalité des mouvements ? Comment au juste existe n’importe lequel d’entre eux ? Quel que soit celui qui pique notre intérêt, il comporte une partie déjà accomplie et une partie encore à réaliser. Comme le temps, qui d’ailleurs hérite du mou­vement cette caractéristique peu banale : se réaliser une partie après l’autre, plutôt que toutes à la fois, ce qui représenterait une manière plus normale d’être. Or encore une fois ni l’une ni l’autre de ces dimensions n’existe : l’une n’est plus réelle, si elle l’a déjà été, et l’autre ne l’est pas encore, si tant est qu’elle finisse par le devenir. Et qu’en est-il de l’entre-deux, de la partie actuelle du mouvement ? Comme dans le cas du temps, tout mouvement donné pour actuel se divise totalement en de l’accompli et de l’inaccompli, aussi peu réels que le passé et le futur. Il n’y a de vraiment réel, dans un mouvement, que ce qu’on en trouve dans l’instant présent : son moment actuel.

Mais ce moment actuel, comme d’ailleurs n’importe quel moment d’un mouvement, n’est pas plus du mouvement qu’un instant n’est du temps. Un mouvement est nécessairement com­posé : un déplacement, par exemple, se déroulant sur une longueur, trouve le mobile tantôt à un point antérieur de celle-ci, tantôt à un point postérieur, ce qui ne peut coïncider. Tout mouvement comporte nécessairement un avant et un après qui ne tiennent pas dans un moment unique, présent ou passé ou futur. Bref le moment actuel n’est jamais un mouvement, il distingue simple­ment ce qu’il y a de déjà fait dans un mouvement, de ce qu’il y reste à compléter.

Le scénario auquel le temps nous a introduits se répète avec le mouvement : tout ce qu’il a de réel : son moment actuel, n’est pas du mouvement. N’est même pas réel, en définitive. Car le mouve­ment, comme le temps, est d’essence continue.

C’est parce que la grandeur est continue que le mouve­ment l’est aussi; et parce que le mouvement l’est, que le temps l’est aussi.[12]

Sa division n’est que potentielle. Il ne comporte pas de mo­ments réels; ceux-ci n’y sont introduits qu’arbitrairement par l’in­telligence qui cherche à se le représenter, à en mesurer clairement la quantité.

Parménide et Kant, au bout du compte, n’étaient pas qu’hallu­cinés de buter sur cette manifeste irréalité du mouvement et du temps. Leur entêtement à refuser toute réalité à des entités aussi manifestes et familières que le temps et le mouvement nous indi-gnaient. Mais nous venons de prendre note que manifestement rien du temps n’existe, et qu’en voulant sauver le temps comme accident du mouvement, on le rattache à autre chose dont rien non plus n’est présent dans la réalité.

III. Tout temps, tout mouvement est rationnel

Pourtant, la perception sensible, fondement de toute notre connaissance, ne nous permet pas d’en douter, il existe une infinité de mobiles; même que les seuls êtres qui s’offrent à notre observation sont en mouvement sous un aspect ou sous un autre. Le sens n’en démord pas. Le sens! Mais comment le sait-il? Com­ment le sens observe-t-il du mouvement? En voyons-nous? En sentons-nous vraiment de quelque façon? Que percevons-nous en fait?

Nous ne pouvons voir et percevoir que ce qui existe présente­ment. Or l’ensemble de la réalité observable n’a de réel que ce qui en existe à l’instant présent, au moment présent. Il nous est donc tout à fait impossible, strictement, de voir bouger quoi que ce soit. Nous ne voyons en fait que la situation présente du mobile que nous observons, instant après instant. Or sa situation présente ne dure jamais assez pour que s’y déroule quelque changement que ce soit.

D’où vient alors cette impression irrésistible de voir bouger, de sentir changer? De la mémoire et de l’imagination, il faut bien l’avouer. « Sans l’âme, le temps existerait-il ou non, on peut bien se le demander. »[13] Nous nous souvenons d’avoir vu plusieurs fois un mobile dans un autre état, nous l’imaginons spontanément revêtir dans le futur des états postérieurs différents, en cohérence avec cette suite passée. C’est en mettant tout cela ensemble, dans notre imagination et dans notre intelligence, que nous construe­sons le mouvement et son temps.

Comme dans un film. Une pellicule cinématographique est ab­solument incapable d’enregistrer une action, un mouvement. Elle ne peut que présenter rapidement une suite d’états différents, mais voisins. On a cru, en inventant le cinéma, créer quelque chose de radicalement nouveau, mais on a simplement reproduit la tech­nique cognitive : aligner à la suite des images glanées à des ins­tants antérieurs, et les compléter par d’autres anticipées, imagi­nées à des instants postérieurs.

Il faut bien le confesser : nous ne voyons jamais quoi que ce soit proprement se mouvoir. Tout ce que nous observons de mou­vement n’en est que la reconstitution à l’intérieur de nos facultés sensibles et intellectuelles, projetée sur la réalité extérieure. Il ne saurait en être autrement, puisque l’existence successive de l’être mobile, instant après instant, ne comporte jamais simultanément d’avant et d’après, comme le requerrait la réalité d’un mouvement et de sa perception actuelle.

L’extension du temps, le mouvement dans son ensemble, voilà donc qui n’existe que grâce à la connaissance qu’on en a. Toute leur réalité est celle que leur confère l’intelligence qui les recons­titue sur les données fournies par la mémoire des situations pas­sées des mobiles et l’imagination de leurs situations futures.

Il faut dire qu’il n’y a pas de temps s’il n’existe pas d’âme…

Si le mouvement avait son être fixé dans la réalité, comme la pierre ou le cheval, on pourrait dire absolument que de même aussi que sans que l’âme existe il existe un nombre de pierres, de même aussi, sans que l’âme n’existe, il y aurait un nombre du mouvement, qui est le temps. Cependant, le mouvement n’a pas son être fixé dans la réalité, et il ne se trouve rien en acte du mouvement dans les choses, sauf une espèce d’indivisible du mouvement, qui est la division du mouvement. Aussi la totalité du mouvement se prend d’après la considération de l’âme qui compare la disposition antérieure du mobile à sa disposi­tion postérieure. De même, donc, le temps non plus n’a pas d’être en dehors de l’âme, sauf en rapport à son indivisible. Or la totalité du temps se prend par l’ordonnance que met l’âme en dénombrant l’avant et l’après dans le mouvement. C'est pourquoi c’est expressément que le Philosophe dit que le temps, sans qu’existe l’âme, est d’une certaine manière de l’être, c’est-à-dire imparfaitement. Comme s’il disait que c’est bien imparfaitement que, sans l’âme, il peut y avoir mouvement.[14]

IV. ‘État’ de mouvement

Après avoir appelé à l’indulgence pour Parménide et Kant, en suis-je à réhabiliter aussi Hegel, à constater avec lui que « tout réel n’est que rationnel »? Mes considérations précédentes entraînent-elles, au moins sur le sujet du mouvement et du temps, que toute la responsabilité de leur essence et existence revienne à la raison? Faut-il les ranger comme créations de raison? Comme pures fictions? Il est difficile de ne pas y être tenté.

Car comment réagit le plus souvent l’intelligence humaine devant pareil constat? Elle boude! Comme Parménide, comme Kant : “Ok d’abord, il n’y en a pas de mouvement, il n’y en a pas de temps! Tout y est illusion de sens, apriori de connaissance! Du pur rationnel!” Ou comme les sophistes auxquels je vous assi­milais plus haut, sûrs que Socrate fabrique malicieusement les difficultés qu’il soulève à l’encontre de leurs évidences : “Tu fais triompher la contradictoire faible!”

Ne les imitons pas, ne les suivons pas, aussi fortement que semble y contraindre un temps aussi insaisissable. Ne minimisons pas l’apparente contradiction : d’un côté, le sens garantit qu’il y a mouvement et temps; de l’autre, le raisonnement rend évident que la réalité successive de l’être mobile ne tient pas assez pour inclure mouvement ni temps. Quelle absolue précarité que celle de l’être mobile!

Revenons à la technique photographique : jamais aucun mou­vement n’a lieu sur une photographie, mais c’est pourtant un mo­bile en mouvement qui a été photographié; sur sa photo, un cou­reur ne court pas, mais il courait quand la caméra l’a saisi; sur la photo même, il est ‘en train de’ courir, même s’il ne court pas. La même chose vaut pour l’œil, pour le sens en général, pour la raison : leur représentation d’un instant ne montre que l’état d’alors du mobile perçu; mais à cet instant, ce mobile se trouvait réellement en mouvement. Comment unifier les deux sans mentir, sans déraper?

En prenant conscience de la stupéfiante précarité de l’être mobile, du mode successif d’exister. Le temps, le mouvement, la vie existent dans une succession : jamais deux de leurs parties n’existent simultanément. Privées ainsi de toute simultanéité, temps, mouvement, vie, aucune succession temporelle ne com­porte jamais de réalité comme telle. Il ne s’y trouve de strictement réel que l’état dans lequel leur sujet est à chaque instant présent. Temps, mouvement, vie, n’ont de réalité que virtuelle, n’existent que dans la mémoire et l’imagination qui les reconstituent et les anticipent, c’est tout ce qu’ils ont de réalité. Ils n’en ont pas à l’extérieur de la connaissance.

Il ne s’agit pourtant pas de fiction, de la part des facultés de connaissance. C’est entièrement inspirées par la réalité qu’elles effectuent cette reconstitution. Voilà qui fait prendre une distance de Kant et des scientifiques. Nous ne trouvons dans la réalité que l’état actuel du mobile, mais cet état actuel n’est pas stable, n’est pas statique, n’est de fait pas un état; le mobile est en mouvement, même si sa réalité ne dure pas assez pour englober et montrer ce mouvement. Le coureur photographié courait réellement quand il a été photographié, même si la photo qui cristallise un seul instant de sa course n’en montre aucune partie. L’erreur à éviter revient à celle de Zénon : confondre le potentiel et l’actuel. L’instant, l’état actuel du mobile sont quelque chose de potentiel; la course est réellement, en acte, un mouvement continu; tout ce qui en existe est en course, même si sa réalité ne dure pas assez pour que toute une partie de cette course existe à la fois.

D’une certaine manière, on vit ici un autre chapitre de la querelle des universaux. Le logicien et le sage ont toujours éprouvé une grande difficulté à exprimer adéquatement comment des concepts universels, immobiles, nécessaires, éternels peuvent représenter en conformité à leur réalité des êtres singuliers, mo­biles, contingents, temporels. Ici, on comprend difficilement com­ment une connaissance du vivant, de l’être mobile, qui représente simultanément les parties de sa vie, de son mouvement, peut rester conforme à une vie et un mouvement dont jamais une seule partie est toute réelle à la fois.

La solution se trouve sur la même voie : en distinguant le mo­bile et le vivant en eux-mêmes des caractéristiques différentes et même opposées qui s’attachent à leur existence dans et hors de la raison et des facultés de connaissance. Dans la réalité extérieure, l’être mobile est tout entier en succession continue; ni son mouve­ment ni son repos ne voient leurs parties exister en simultanéité : jamais une partie d’un mouvement n’a lieu simultanément à une autre, jamais même une seule partie, aussi minime soit-elle, n’est toute entière présente dans cette réalité extérieure; et pourtant son mouvement, son repos ont lieu; à chaque instant, cet être mobile est en mouvement ou en repos. Dans l’imagination ou la raison qui le conçoivent, par contre, apparaissent simultanément dans leur ensemble les parties du mouvement et du repos, elles laissent mesurer leur temps. Et cette existence intentionnelle du mouve­ment et du temps ne laisse pas d’être vraie, conforme à la réalité extérieure, car elle ne crée rien, il n’y a rien de fictif, tout y est inspiré par les faits extérieurs ainsi reconstitués.

Avec cela, on résout les raisonnements présentés pour montrer que le temps n’existe pas, du fait de se composer de parties qui n’existent pas. Il appert en effet de ce qu’on vient de dire qu’il ne possède pas un être parfait en dehors de l’âme, comme le mouvement non plus.[15]

 

[Extrait du Péripatétikos No 15 (2020)]



[1] Conférence présentée au Colloque de la Société d’Études Aristotélico-Thomistes, Juin 2013.

[2] Phys., IV, 10, 217b32-218a2 : « ὅλως οὐκ ἔστιν μόλις καὶ ἀμυδρῶς. »

[3] Ibid., 218a2-3 : « Τὸ δ’ ἐκ μὴ ὄντων συγκείμενον ἀδύνατον ἂν εἶναι δόξειε μετέχειν οὐσίας. »

[4] Augustin, Confessions, XI, 21.

[5] C.D. Broad, ‘Time’, Encyclopaedia of Religion and Ethics, vol. XII.

[6] Phys., ibid., 218b21-35.

[7] Ibid., 11, 219a13-14.

[8] Ibid., 10, 218b9-10.

[9] Ibid., 218b10-12.

[10] Ibid., 218b13-18.

[11] Ibid., 11, 219b1-2.

[12] Ibid., 219a12-13.

[13] Ibid., 14, 223a21.

[14] In IV Phys., leç. 23, #629.

[15] Ibid.