Mais où est passé le maître?

Yvan Pelletier

Faculté de Philosophie

Université Laval

Québec

Les chrétiens puis, prenant le relais, les militants des droits de l’homme ont convaincu l’humanité de renoncer à l’esclavage. D’y renoncer théoriquement, en mesurant sa ra­di­cale incompatibilité avec la dignité humaine; pratiquement, aussi, quand l’échange à l’extérieur de la famille a su garantir une suffisance assez confortable pour laisser l’autorité poli­tique et la conscience commune libres d’apprécier l’horreur de cette pratique. Aujourd’hui, l’esclavage est honni comme un crime contre l’humanité, et proscrit comme tel dans la Déclaration universelle des droits de l’homme [1], signée par la plupart et les principales et les plus influentes nations de notre monde. Personne n’oserait plus réduire son prochain en esclavage qu’avec mauvaise con­science, en cachette, et sous d’autres étiquettes, tellement la liberté s’est installée comme le droit capital parmi les droits de l’homme. Parler d’escla­vage, alors, n’est-ce plus que consultation d’archives? com­plément d’histoire? lumière nouvelle sur d’anciennes défini­tions? Pourtant pas. L’enquête prête à désillusion. L’examen rigou­reux de la nature de l’esclavage et de ses conditions pratiques génère une inquiétude, car la situation concrète de gens de plus en plus nombreux se moule fort bien dans la description de l’esclave. Avec ce fait, la victoire sur l’esclavage n’a-t-elle pas quelque chose d’un leurre? L’esclavage n’a-t-il pas plutôt subi une mutation, la dé­pendance se faisant moins per­sonnelle, moins offi­cielle, plus discrète, de façon à engendrer une servitude plus hypo­crite, mais plus répandue, plus abominable, moins légitime encore? Ces questions s’abordent mal objectivement, tant notre répulsion pour l’esclavage est devenue viscérale.[2] Y répondre commande pourtant une confrontation directe des notes caractéristiques de la vie contemporaine avec quelque chose de plus précis qu’une notion sentimentale de l’esclavage. Le mieux sera sans doute de s’adresser à la définition d’Aristote, qui présente clairement la nature profonde de l’esclavage, mal­gré des éléments difficiles à articuler. Pour ne pas dire à réconcilier, car on s’est demandé si deux conceptions dis­tinctes ne s’y entrechoquent pas, que le Philosophe ne serait pas arrivé à fondre en une vision unifiée.[3]

I. La nature de l’esclave

Qu’est-ce donc alors qu’un esclave? Quelle formule claire réunira les notes essentielles de sa subordination à son maître? Aristote, au livre des relations qui tissent la vie domestique, consacre quelques chapitres à celle-là. C’est la nature de l’homme qui l’intéresse, et il la conçoit politique : « Ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον. »[4] Le Philosophe se fait une idée si haute du bien humain qu’il ne l’imagine réali­sable que comme un bien commun auquel collaborent un nombre suffisant d’indivi­dus. Il trouve le premier signe de cette radicale interdé­pen­dance des hommes dans leur besoin d’un noyau communau­taire, la famille, déjà pour naître et ne pas compromettre leurs premiers moments de vie. C’est dans le contexte de cette première communauté naturelle qu’Aristote regarde, outre les relations au conjoint, aux enfants et aux biens matériels, la relation à l’esclave[5]. Ce qui préoccupe le Philosophe au premier chef, ce sont les comportements que sa nature même inspire à l’homme et dans lesquels elle se réalise au mieux; aussi distingue-t-il, pour en écarter une d’emblée, deux con­ceptions de la rela­tion maître-esclave. L’esclavage pure­ment légal, dit-il, con­trarie la nature; il n’est pas comme tel juste. La loi, prétend-on, crée le juste, et c’est une loi consacrée par une longue jurisprudence, une coutume chez tous les peuples — un jus gentium avant la lettre — que le vaincu soit réduit en esclavage. Mais, rétorque Aristote, la guerre elle-même n’est pas toujours juste, le vainqueur n’est pas toujours du côté du droit, et « celui qui ne mérite pas d’être asservi, on ne saurait aucunement dire que c’est un esclave »[6]. Cette violence faite à la nature ne peut conduire à une situation familiale et politique saine. Il en va autrement, croit-il ce­pen­dant, de l’esclavage que la nature a prévu pour faciliter à l’homme l’accession à son bien proprement humain. Ce sont ces efforts pour définir un esclavage naturel qui inté­ressent notre propos.

A. La définition aristotélicienne

Aristote conclut son enquête avec la définition stricte de l’esclave comme instrument animé séparé humain, pour l’action et donc tout à autrui. Son genre le rattache essen­tiellement aux instruments, et cinq différences le distinguent progressivement de toute autre espèce d’instruments.

Τίς μὲν οὖν φύσις τοῦ δούλου καὶ τίς δύναμις, ἐκ τούτων δῆλον· γὰρ μὴ αὐτοῦ φύσει ἀλλ᾿ ἄλλου ἄνθρωπος ὤν, οὗτος φύσει δοῦλός ἐστιν, ἄλλου δ᾿ ἐστὶν ἄνθρωπος, ὃς ἂν κτῆμα ἄνθρωπος ὤν, κτῆμα δὲ ὄργανον πρακτικὸν καὶ χωριστόν. — Quelle est la nature de l’esclave et quelle est sa capacité, c’est évident à la fin de cette enquête. Celui qui, tout en étant homme, n'est par nature pas à lui-même mais à autrui, celui-là est par nature un esclave; or on est l’homme d’autrui quand, bien qu’homme, on est une propriété; et une propriété, c’est un instrument d’action séparé.[7]

Ὄργανονinstrument. La nécessité de l’esclave, pense le Philosophe, s’enracine dans la dépendance que sa nature impose à l’homme, pour vivre, d’user de biens extérieurs à lui-même, de choses matérielles qui procurent à son être ce qui manque à sa constitution de base : objets sensibles dont l’observation procure le fondement de tout concept comme de toute affection; nourriture, abri, vête­ment, qui assurent la vie physique. Or l’usage des choses matérielles ne se réalise pas sans l’intervention d’instru­ments susceptibles de les adapter au besoin humain. De ces instruments, la nature intègre au corps même les plus immédiatement indispensables : sens, appétits, membres, appareils respiratoire, circulatoire et digestif, et d’une façon générale tout ce que l’on appelle justement des organes. Mais il faut prolonger ceux-là et les compléter par d’autres que l’homme se donne et active lui-même : outils, usten­siles, armes, moyens de transport, engins de toutes sortes.

Ἔμψυχονanimé.[8] Les instruments naturels rendent spontanément leur service — les yeux voient, les poumons respirent, l’estomac digère et les jambes se meuvent sans qu’on ait à les y pousser et surveiller. Par contre, ceux que l’art produit restent inertes, par eux-mêmes. Aussi n’entre­ront-ils en service que moyennant des instruments naturelle­ment animés aptes à les mouvoir. Dans ce contexte, Aristote félicite la nature d’avoir pourvu l’homme de mains, plutôt que de griffes, de sabots, ou de quelque autre instrument plus déterminé : car la main constitue cet instrument pri­mor­dial qui donne accès à l’usage des autres instruments.

C’est l’animal le plus intelligent qui saura utiliser bien le plus d’instruments et, jus­te­ment, la main paraît être non pas un seul instrument, mais plusieurs ; car elle est comme un instrument qui préside aux autres instruments  (ὄργανον πρὸ ὀργάνων). À celui, donc, qui pouvait développer le plus d’arts, la nature a fait cadeau du plus utile des ins­truments, la main.[9]

Le bœuf, le cheval, l’âne et d’autres animaux do­mes­tiques meuvent aussi des instruments artificiels : charrue, carriole, meule. Le pilote, le tisserand, le cithariste, voilà encore autant de ces instruments animés, intermédiaires indispensables auprès de la barre, du métier, de la cithare, qui ne gouvernent ni ne tissent ni ne jouent tout seuls. Aristote leur accole sous ce rap­port le même titre qu’à la main. « Ὥσπερ ὄργανον πρὸ ὀργάνων πᾶς ὑπηρέτης. — C’est comme un instrument qui préside aux autres instruments qu’intervient tout manœuvre.»[10] Le Stagirite donne comme signe que voilà d’où surgit la nécessité naturelle de l’esclave le fait que si les instru­ments rendaient leur service par eux-mêmes, il n’y aurait nul besoin d’esclaves.

Si chacun des instruments pouvait, sur commande ou pressentiment, accomplir sa fonction propre, si … les navettes tissaient d’elles-mêmes et les plectres jouaient de la cithare, alors il n’y aurait nul besoin, pour les maîtres d’œuvre, de manœuvres ni, pour les maîtres, d’esclaves.[11]

 Χωριστόν séparé. La nature appelle l’homme pleine­ment accompli non seulement à vivre, mais à bien vi­vre. Cette vocation renvoie à des activités plus nobles que le maniement et l’entretien des instruments du confort phy­sique de base. Il est indigne de l’homme appelé à la félicité d’occuper sa vie à manier des instruments, quand sa nature l’appelle à philoso­pher et à gouverner. Voilà pourquoi il doit autant que faire se peut confier cette tâche à un autre pour se dégager autant de loisir que possible à consacrer aux activités les plus hautement humaines. Voilà pourquoi la nature lui adjoint l’esclave.[12]

Une faute de perspective renverse le plus souvent l’appré­hension de cette animation séparée d’instruments. Sans doute l’insistance sur la dimension physique et corpo­relle de l’es­clave en est-elle cause : on situe le rôle le plus essentiel de l’esclave du côté de la force brute, de l’aspect pénible des tâches. Aussi le confond-on facilement avec une bête de somme[13] et s’imagine-t-on que le progrès technique et les machines le rendront inutile. Il faut au contraire prendre très au sérieux l’éti­quette d’ὄργανον πρὸ ὀργάνων qu’Aristote lui attribue : c’est cette présidence aux instru­ments qui caractérise le plus essentiellement l’esclave et qui le rend indispensable en vue d’assurer le loisir de l’homme de bien. Même quand tout le travail pénible sera éventuelle­ment accompli par des machines, le besoin restera de quelqu’un qui dirige ces machines. Faute de quoi l’inten­dance de la machinerie absorbera paradoxale­ment tout le loisir de son propriétaire, dans la mesure même de sa sophistication[14]. S’il faut distinguer, chez les esclaves, un overseer et un worker[15], l’esclave est de préférence le pre­mier et ne revêt le rôle du second que dans la mesure du caractère encore rudimentaire de la technologie. Inverser la perspective compromet la saisie du concept même de pos­ses­sion qui intervient génériquement dans la notion d’esclave.[16] Ce qui n’empêche pas qu’un bien plus grand nombre d’esclaves de fait agissent comme workers, juste­ment parce qu’il n’y a pas assez de machines, que des tâches pénibles restent qui doivent se faire par des hommes, et qu’il convient tout de même que ce soit plutôt l’esclave, non le maître, qui les accomplisse. C’est de ce point de vue qu’il faut lire le passage où Aristote, com­mentant Hésiode, affirme que « le bœuf tient lieu d’esclave pour les pau­vres »[17].

Ἄνθρωπον ὤν homme. Toute définition stricte d’un accident doit men­tion­ner son sujet propre. Aussi faut-il préci­ser que, bien qu’indigne de l’homme heureux, qui doit en être libéré, la responsabilité du maniement des instru­ments de la vie reste une fonction complexe, au-dessus de la capacité d’un animal limité au simple instinct. Il y faut de l’intelligence, il y faut une capacité de s’adapter à des né­cessités vitales qui varient notablement selon les circons­tances. Aussi la nature a-t-elle dû prévoir que ce ministère soit confié à un être raisonnable. L’esclave est donc un homme, bien qu’assez limité dans les plus hautes fonctions humaines pour ne pas être appelé au bonheur qui les cou­ronne normalement.

Πρακτικόνd’action. Le Philosophe reconnaît une hiérarchie entre les opérations où l’homme use d’instru­ments. Certains instruments concourent prochainement à son bien, alors que d’autres préparent de loin leur usage. Le vêtement habille, la maison abrite, le lit repose, ce sont des instruments d’action ; mais le métier fabrique le tissu dont sera fait le vêtement, la scie et le marteau disposent le bois et assemblent le lit, ce sont des instruments de production. Action et produc­tion diffèrent radicalement : dans l’action, c’est l’homme comme tel qui opère, ce sont les opérations de sa vie propre qu’il exerce, tandis que, dans la production, il devient artisan, maître d’œuvre, architecte : il opère sur le monde qui l’entoure, et le résultat de son opération n’est pas sa vie propre, mais une transformation des choses, une œuvre extérieure dont tout l’intérêt réside dans la commo­dité accrue de son opération immanente. On mesure diffici­lement à quel point, en consé­quence, les instruments appro­priés à chaque type d’opérations diffèrent et combien diffère proportionnellement leur anima­tion. Aristote le mar­quera en faisant de l’un, mais pas de l’autre, l’affaire de la famille. Car celle-ci concerne les nécessités plus radicales de la vie humaine, et la vie est action, non production, la­quelle est au service d’une vie plus élaborée. C’est donc l’animation et l’entretien des instruments d’action qui relèvera de la famille, et c’est ce service qui requerra que pour être complète la famille dispose d’esclaves. « La vie est action, non production ; aussi l’esclave constitue-t-il un manœuvre des instruments en vue de l’action. »[18]

Cette insistance à faire de l’esclave exclusivement un instrument d’action est sans doute l’élément le plus difficile à apprécier de la définition d’Aristote. Il contredit, d’abord, l’expérience statistique la plus sommaire. Les travaux les plus pénibles, ceux qui disqualifient le plus en regard des activités de la vie heureuse, sont ceux que requiert la pro­duction. De plus, du temps d’Aristote, beaucoup d’esclaves sont de fait astreints à ces travaux, en particulier au travail dans les champs et dans les mines[19], pour ne citer que les exemples les plus frappants. Aristote ne peut l’avoir ignoré. Ni avoir ignoré qu’on appelait communément esclaves ces manœuvres dé­pouillés de leur liberté. En outre, le Philo­sophe cultive un tel respect de la terminologie d’usage com­mun qu’il regarde toujours comme une menace sérieuse pour la société humaine la fantaisie qui porterait quiconque à changer à son gré l’usage des mots. Comment comprendre sa restriction théorique de l’esclave à l’action? Quel motif oblige à donner un autre nom à son équivalent productif? Ou quel lien assez étroit porte à faire un homonyme de cet instrument radicalement différent? C’est à dissiper ces obs­curités que sert l’ultime différence qui inter­vient dans la dé­finition ; la possession éclaire la nature de l’instrument d’action plutôt qu’elle n’introduit une différence véritable­ment nouvelle.

Ὅλως ἄλλουtout à autrui.[20] La différence essen­­tielle, indéniable, entre le service de l’action et celui de la production oblige-t-elle le second à se faire dans la liberté, quand le premier se fait dans la servitude? À mesure, certes, que les opérations de la production deviennent plus tech­niques et requièrent plus de compétence et d’esprit, elles appellent l’intervention d’un individu bien pourvu ration­nellement et qui trouve sa motivation ailleurs que dans la contrainte pure. Mais n’en va-t-il pas de même du côté de l’action? Les opérations domestiques, à mesure qu’elles comptent sur l’assistance d’ins­truments plus sophistiqués, de manipulation et d’entretien plus complexes, n’exigent-elles pas aussi un surcroît de compétence rationnelle? Comment un assistant débile dégagera-t-il des nécessités fondamentales et assurera-t-il tout le loisir que commande la vie proprement rationnelle? Reprenons la décla­ration textuelle d’Aristote qui suit l’affirmation comme quoi, si navettes et plectres et tous instruments accomplissaient sponta­nément leurs opérations, il n’y aurait aucun besoin de manœuvres (ὑπηρετῶν) pour les maîtres d’œuvre (τοῖς ἀρχι­τέκτοσιν) ni d’esclaves (δούλων) pour les maîtres (τοῖς δεσπό­ταις).

Les instruments en question[21] sont des instruments de production (ποιητικά), tandis que la propriété en est un d’ac­tion (πρακτικόν) ; de la navette, en effet, on tire autre chose que son usage, tandis que du vêtement et du lit on ne tire que leur usage propre. De plus, comme la production et l'action diffèrent essentiellement (εἴδει), et que toutes les deux ont besoin d’instruments, nécessairement aussi ces instruments présentent la même différence. Or la vie est action, et non production[22] ; c’est pourquoi aussi l’esclave intervient comme manœuvre de ce qui sert à l’action[23].[24]

Il n’est pas facile de retracer l’articulation de cet entre­la­ce­ment d’affirmations d’apparence dépareillées, mais la lumière sur l’aspect actif de l’esclave ne se fait pas à moins. Les instruments de la production présentent quelque chose de plus spécial et de plus spectaculaire ; plus apparente aussi la nécessité d’une personne spécialement habilitée à les mouvoir pour le bien de l’œuvre et le service du maître d’œuvre. Aussi, étant donné la communauté générique de ces deux assis­tants[25], Aristote peut mieux dessiner la nature de l’esclave, assistant de l’homme dans son action propre, en le comparant au ma­nœuvre (ὑπηρέτης), assistant du maî­tre d’œuvre (ἀρχιτέκτων). L’un comme l’autre, en effet, sont rendus nécessaires parce que les instruments requis aux opérations les plus nécessaires de leurs maîtres respectifs ont besoin de gérance. Mais pour Aristote, cette gérance ne tient lieu que de communauté générique[26]. Quelle différence précise entre ces deux assistants force alors l’appartenance totale au maître pour l’un et pas pour l’autre?, voilà la question précise. Aristote énonce très clairement que cette différence correspond exactement à la différence entre action et production : l’une est la vie même, l’autre non — δὲ βίος πρᾶξις, οὐ ποίησίς ἐστιν. Mais en quoi cela fait-il de l’esclave une possession naturelle de son maître? Pour­quoi l’esclave doit-il relever entièrement (ὅλως — certains ma­nuscrits disent même ἁπλῶς, absolument ) de son maître, et pas le manœuvre? Une fois la question posée aussi nettement, la réponse vient aisément. L’action est la vie : ce sont des opérations de la vie de son maître que l’esclave est appelé à gérer ; or on ne peut vivre sa vie qu’avec ses propres membres[27]. Celui qui assiste la vie même d’un autre est appelé à une forme intime de symbiose avec lui, à for­mer un tout avec lui[28]. C'est pourquoi, à la manière d’une partie, il est tout ce qu’il est entièrement et absolument de son maître, qui est son tout. Et c’est justement ce qu’Aris­tote affirme tout de suite après.

 On parle de la propriété (κτῆμα) de la même manière que de la partie ; or la partie n’est pas seulement la partie d’autre chose, mais aussi entièrement à autre chose ; il en va pareillement de la propriété. C’est pourquoi le maître est seulement le maître de l’esclave, mais n’est pas à lui, tandis que l’esclave n’est pas seulement l’esclave du maître, mais est entièrement à lui.[29]

Je mets en italique un membre de phrase vraiment hors contexte dans cette comparaison entre le service de la pro­duction et celui de l’action : « le maître est seulement le maître de l’esclave », cela me paraît reconstitué[30] à partir du membre de phrase suivant extrait de son contexte. Car à parler absolument, voilà peut-être la contrepartie la plus spontanée de « tandis que l’esclave n’est pas seulement l’esclave du maître », puisque le corrélatif naturel de l’es­clave est son maître. Contrepartie spontanée, mais il serait étonnant qu’Aris­tote se donne la peine de préciser que… le maître n’appartient pas à l’esclave comme l’esclave lui appartient. Qui imaginerait l’inverse? En plus que, pour qui a le contexte présent à l'esprit, de cette comparaison de l’ac­tion et de la production et de leurs instruments respectifs, cette précision sur le maî­tre fait tout à fait déplacé. On attendrait plutôt : « le manœuvre est seulement le manœuvre du maître d’œuvre, il n’est pas entièrement à lui ».[31]

Bref, le service de l’action réclame une possession plus radicale que celui de la production. Tout ce que fait le serviteur de l’action, il le fait directement et entièrement pour qui agit, pour qui exerce l’action principale, et pour sa fin ultime, son bonheur à lui. L’activité de l’esclave a pour seul intérêt d’assurer, autant que possible, que son maître s’épargne les actions prérequises au bonheur, de sorte qu’il ait le bonheur comme unique activité. L’esclave est ainsi tout entier une partie de son maître, comme sa main, même s’il en est une partie séparée. Ce qu’on ne peut dire aussi strictement du manœuvre. Car la production n’est pas la vie du producteur, et ses opérations ne visent pas directement le bien de celui-ci ; elles sont plus immédiatement orientées au bien de son œuvre. La production est antérieure et prépara­toire à la vie qui, éventuellement, fera usage de cette œuvre. L’œuvre et sa production n’est toute la vie ou le principal de la vie ni du chef-producteur, ni de son manœuvre. Le maître d’œuvre n’a donc aucun titre naturel  à un pouvoir sur toute l’activité et sur tout l’être de son manœuvre[32] ; il n’est que son chef, pas son tout, et l’autre n’est pas sa partie, il n’est pas absolument à lui, il l’assiste seulement en ce qui con­cerne le service de la production.

Quand Aristote caractérise ainsi ultimement l’esclave comme possession totale du maître de maison et qu’il limite à un pouvoir plus partiel celui que le maître d’œuvre exerce sur son manœuvre, il ne faut pas chercher une indication statistique de la répartition des ressources humaines à son époque et un signe que dans les faits on assignait moins d’esclaves à la production qu’à la famille. La perspective d’Aristote est celle de la nature : il est de l’essence du serviteur de l’action d’ap­par­­tenir radicalement et totale­ment au maître d'action[33], tandis que l’essence de la pro­duction n’implique pas que son serviteur appartienne au maître d’œuvre. Toujours, à moins de monstruosité, la production est en marge de la vie ; elle la prépare, mais ne s’y identifie pas. En effet, pour considérer le manœuvre comme une partie naturelle de son maître d’œuvre, il fau­drait que pour l’un et l’autre la produc­tion de leur œuvre soit strictement leur vie, le tout et l’essence de leur vie. Nos mœurs et coutumes nous obscur­cissent complètement les conséquences énormes de ces affirmations et nous portent à les comprendre à l’envers. Quelques observa­tions aideront à les mesurer.

Premier et principal contresens : notre passion pour la liberté et la confusion où nous la tenons avec l’indépen­dance nous conduit à interpréter en faveur du manœuvre le fait qu’il n’appartienne pas tout à fait à son maître. Aux yeux d’Aristote, la conséquence est inverse : le pur manœu­vre, l’artisan spécialisé, est dans une situation pire que celle de l’esclave : il est disqualifié de la vie. La vie humaine, pour Aristote, c’est proprement la vie vertueuse, et l’esclave a l’avantage d’y participer, car il constitue une partie, bien qu’une partie séparée, de l’homme vertueux. « The slave is a partner in life, while the vulgar artisan is more remote, and shares in virtue only in so far as he also shares in slavery. »[34] L’activité de produire n’est absolument pas la vie, même si elle la prépare et la facilite ; du fait de pro­duire, on ne vit pas. Aussi n’y a-t-il pas de situation pire, aux yeux d’Aristote, qu’une spécialisa­tion dans la pro­duction. L’homme dont c’est le sort a quelque chose de monstrueux : il déforme son corps et son âme, se rend inapte à la vertu, et sa fréquentation devient un risque pour l’homme de bien. Aristote n’en veut pas dans la famille du citoyen et recommande à la meilleure cité, si elle profite de ses services, de lui faire habiter un quartier extérieur[35].

Second contresens : l’esclave, pour satisfaire à la défini­tion d’Aristote, ne devrait se voir assigner aucune tâche de produc­tion. Voilà encore un élément caricatural qui risque de discré­diter le discours aristotélicien, puisque l’histoire dit tout le contraire : les esclaves labourent les champs, tissent des vête­ments pour la famille et exploitent les mines. Encore une fois, la distorsion vient d’une confusion entre nature et fait, source d’un riche sophisme de l’accident. La nature de l’esclave réside dans les opérations liées aux nécessités de la vie de son maître, qu’il exécute à titre de quasi-membre de son maître ; mais cela n’empêche pas un maître de confier à son esclave des activités de production requises par son bien et le bien familial, s’il ne trouve pas à faire assurer ce service à l’extérieur de la famille[36]. Relation comparable : la nature de l’homme libre réside dans les acti­vités vertueuses de la vie politique et de la vie spéculative ; mais cela ne rend pas impossible que, faute d’esclave, ou faute d’un esclave compé­tent, un homme libre exécute certaines tâches serviles[37]. Ce n’est pas l’idéal, toutefois, et, ce faisant, il s’abaisse, et renonce dans la même mesure à la meilleure vie ; il ne le fera que par pure nécessité, pour le besoin de sa vie et de celle des siens, jamais pour un autre, jamais pour de l’argent. Il en va de même pour l’esclave : la meilleure vie, pour lui, c’est sa participation à la vie de son maître ; se voir assigner des activités de production, c’en est une exclusion pénible dont il ne trouvera la motivation que dans le besoin pressant de la famille à laquelle il est atta­ché ; il serait bien inférieur à sa tâche, si cette production devait revenir au maître directement. Mais y être totalement réduit, être tenu ainsi complètement à l’écart de la vie de son maître, aurait pour lui l’effet d’une disgrâce. Bref, l’in­dividu qui a le statut d’es­clave peut bien produire, mais il n’agit plus alors strictement en tant qu’es­clave, il assume une activité encore inférieure.[38]

Troisième contresens : la situation légale de bien des arti­sans de production est la liberté ; celle d’autres, par exemple, dans les mines, est la servitude. Il en résulte l’impression d’une totale indifférence de la notion d’escla­vage face à la produc­tion. Il faut noter, là, le décalage que la prudence, ou l’impru­dence, peut introduire entre nature universelle et fait singulier. Au moment de définir, le plan qui intéresse Aristote est celui de la nature : certaines acti­vités ont la nature d’activités libérales, d’autres celle d’acti­vités serviles, d’autres celle d’activités productives. On a suffisamment manifesté comment elles ne sauraient se con­fondre. Mais cela ne garantit aucune­ment que les interve­nants individuels et les législateurs vont conformer leurs décisions, actions et façons de parler à cette hiérarchie. La prudence peut bien suggérer qu’on ne nomme pas esclaves tous ceux qui en ont la nature et la vie : il vaudra mieux, par exemple, qualifier autrement les membres de sa parenté et ceux de la parenté de concitoyens — les Grecs! — dont le service corporel est l’activité la meilleure qui leur soit accessible ; il vaudra mieux aussi que la loi les reconnaisse comme libres. La sauvegarde de la paix l’exigera ; néan­moins, autre nom et autre disposition légale n’entraînent pas autre nature. La prudence amènera encore à reconnaître un statut officiel de gens libres aux commerçants, artisans et journaliers ; cela, encore, motivera de leur part un service plus serein, mais ne leur conférera pas une nature plus capable de vertu et de véritable liberté. À l’inverse, par la violence, certaines brutes s’arrogeront le titre de maîtres, et réduiront à leur service de véritables gens de bien ; encore là, les natures en présence restent les mêmes. En définitive, les meilleures dispositions légales seront celles où, quoi qu’il en aille des étiquettes officielles, chaque personne pourra le mieux vivre en conformité avec la nature qu’elle a de fait — libre ou ser­vile —, et où on pourra retirer le meilleur service, tout en les gardant à l’écart, de ceux que leur tempérament disqualifie totalement de la vie vertueuse : spécialistes de la production, amants de l’argent, vicieux de tous genres.

Encore un contresens : si la propriété stricte, ce sont les instruments d’action, les outils de production n’entreront en la possession de personne. Pourtant, c’est la coutume uni­verselle de considérer comme le sien son marteau, son enclume, son métier à tisser.[39] Ici aussi, on ne se rend simplement pas compte qu’exclure l’outil de la possession, c’est simplement marquer qu’il ne constitue pas aussi di­rec­tement et naturelle­ment que l’instrument d’action un mem­bre supplémentaire de l’homme de bien, une partie rajoutée qui exécute les actions de la vie. Il ne s’agit pas de nier la possibilité d’un statut de possession nominale ou légale pour les outils.

B. Le caractère naturel de l’esclavage

Les considérations qui précèdent manifestent le besoin, pour l’homme de bien, de disposer entièrement, comme de membres à lui, de personnes à qui confier les tâches liées aux nécessités de sa vie. Pas de loisir autrement, et partant pas de vie proprement vertueuse et heureuse. Mais qui a le visage de l’emploi? Comment la nature a-t-elle pourvu à cette nécessité? À quoi reconnaître l’homme destiné à pareille participation à la vie d’autrui? Existe-t-il de fait un type d’hommes que cette situation ne va pas priver d’une meilleure vie?

La nature ne fait rien en vain. Elle proportionne chaque être à sa fonction propre. Elle aurait été indécente d’imposer sans remède des tâches serviles à un homme qu’elle ap­pelle au bonheur d’une vie politique et contemplative. Elle aurait été tout aussi indécente, en contrepartie, de doter d’une intelligence, d’une volonté, d’une capacité de délibération qui l’habilitent à conduire efficacement sa vie un être qu’elle n’appelle pas à pareil bonheur[40], mais destine tout entier au service d’autrui. Aussi faudrait-il observer que certains hommes, en leur nature même, disposent de toutes ou assez des qualités utiles au service de l’action humaine — force physique, capacité de saisir les ordres et d’obéir — sans cependant avoir la lumière et la force morale néces­saire pour décider validement de leurs occupations, ni d’appétit pour les activités qui font le bonheur de l’homme : délibération, jugement, décision, philosophie. Or le fait semble évident à Aristote : certains hommes diffèrent mani­fes­tement d’autres autant que le corps diffère de l’âme, et il est naturellement de l’intérêt des premiers d’appartenir complètement aux seconds, et d’être totalement à eux com­me une partie est totalement à son tout. Privés de l’usage le meilleur de l’intelligence comme de la volonté, ils seraient perdus, laissés à eux-mêmes, et ne sauraient que suivre leurs impulsions sensibles aveugles.

Tous ceux dont on est différent autant que l’âme du corps et l’homme de la bête — c’est le cas de tous ceux dont la fonction réside dans l’emploi du corps, et dont c’est le mieux qu’on puisse tirer d’eux —, ceux-là sont par nature des esclaves sur qui il est préférable d’exercer l’autorité dont nous avons parlé. Car il est esclave par nature, celui qui peut être à autrui — et c’est pourquoi il est à autrui — et qui communique à la raison assez pour la percevoir, mais sans en disposer.[41] — L’esclave n’a pas du tout la faculté de délibérer.[42]

Aristote met le focus sur la délibération — τὸ βουλητι­κόν. Il ne faut pas l’entendre étroitement. Tout d’abord, Aristote en parle comme d’une partie de l’âme, mais il a en vue, plus strictement, un certain degré d’excellence dans une partie, la partie supérieure, des activités de l’âme. Car si une partie de l’âme humaine faisait défaut à l’esclave, celui-ci ne serait pas un homme ; il constituerait une espèce diffé­rente. Des exégètes en ont pris occasion d’attribuer cette vue à Aristote, bien qu’il définisse clairement l’esclavage comme une relation et son sujet propre comme l’homme. Et si l’esclave n’est capable d’aucun acte de délibération, s’il ne manifeste aucune capacité d’imaginer des moyens pour atteindre une fin, si humble soit-elle, quel pauvre instrument d’action fera-t-il![43] La délibération dont est tout à fait privé l’esclave, c’est la plus élevée, celle qui découvre les moyens les plus appropriés du bien de la vertu. En outre, c’est plus précisément la prudence qui fait l’homme libre et à quoi l’esclave est inapte ; la délibération lui prête ici son nom parce qu’elle en fournit la première partie[44]. Mais ce qui disqualifie de la liberté, ce qui rend bon d’appartenir comme un membre à un autre, c’est l’impotence face au choix prudentiel[45]. Ne pas avoir du tout la faculté de dé­li­bérer — ὅλως οὐκ ἔχειν τὸ βουλητικόν —, c’est éventuelle­ment manquer d’esprit inventif dans la recherche de moyens d’action. Mais c’est aussi, et plutôt, manquer de discerne­ment. Même avec toute la créativité imaginable ; car que servirait de trouver tous les moyens possibles, si on ne pouvait discerner lequel convient le mieux? Et c’est aussi, et plus encore, manquer d’esprit de décision, de capacité de commander l’exécution, de fermeté dans l’application des moyens. En effet, même celui qui discerne le meilleur moyen, si lui fait défaut cette autorité naturelle, ne jouira d’aucune liberté dans la recherche du bien humain ultime. À lui aussi, à lui d’abord, fera défaut la prudence, qui n’est pas que vertu intellectuelle, mais intègre une volonté fermement ancrée dans la fin de la bonne vie. Il me semble que c’est ainsi que s’articule dans cette discussion le chapitre d’appa­rence si dépareillé où Aristote dénonce comme première inaptitude naturelle à la liberté le manque de θυμός, c’est-à-dire de cœur, d’irascible, de fermeté dans l’appétit, et non le manque d’intelligence. « Les peuples de l’Asie sont intelli­gents et d’esprit inventif, mais sans cœur (ἄθυμα ; sine animositate) ; c’est pourquoi ils demeurent dans la subordi­nation et l’esclavage.[46] La prudence, vertu par excellence de la liberté, est une vertu fort complexe, qui, comme toute disposition qui habilite à choisir, chevauche l’intelligence et la vo­lonté[47]. Elle n’est pas simplement astuce — capacité d’invention de moyens, abstraction faite de la fin visée —, mais attachée fermement à telle fin : le bien ultime véri­table de l’homme, le bonheur[48].

Bref, on est de nature à appartenir à autrui dans la mesure de son inaptitude à la prudence. Comme le principe de l’action est sa fin, pareille inaptitude commence avec une infirmité de la volonté — appelée θυμὸς pour l’occasion — qui l’empêche de se fixer assez fermement sur la fin pour ne s’en laisser détourner par aucune difficulté rencontrée[49]. Θυμός, dans ce contexte, ne restreint pas le discours à un aspect de l’appétit sensible, mais nomme l’ensemble de l’affectivité par sa perfection ultime, cette force et cette agressivité devant la difficulté qui ne se décourage pas et ose tout ce qu’il faut pour la fin visée. Si on en manque, on est déjà destiné à l’assujétion, quelque capacité qu’on ait par ailleurs pour délibérer et discerner. Cette infirmité affec­tive risque d’ailleurs de compromettre le succès de la déli­bération, l’effort rebutant même celui qui aurait l’intelli­gence requise[50]. Il va de soi que si s’ajoutent des limites intellectuelles qui disqualifient aussi pour le jugement, et/ou pour la délibération, le besoin d’appartenir à autrui se fait plus pressant pour participer de quelque façon à la bonne vie. Mais pour Aristote, le manque d’irascible paraît pre­mier et nécessaire ; car qui serait déficient sur le plan intellectuel sans privation au niveau du θυμὸς ne vaudrait ni comme maître, ni comme esclave.

Les peuples des régions froides et ceux de l’Europe sont pleins de cœur (θυμοῦ πλήρη ; plenae animositate ), mais ils manquent d’intelligence et d’art ; c’est justement pourquoi ils se maintiennent plutôt libres, mais sans civilisation (ἀπο­λίτευτα) ni capacité de commander à leurs voisins.[51]

Voilà donc pour la définition et pour le portrait concret de l’esclave. Existe-t-il des hommes avec ces traits naturels? Le besoin manifeste d’un assistant pour l’homme de bien trouve-t-il dans la nature son instrument? Pour Aristote, la chose ne fait aucun doute, les faits sont criants : la nature elle-même, et l’éducation souvent déficiente, cette nature seconde, produisent des hommes avec l’inaptitude que nous venons de décrire pour la vie bonne et les adapte à libérer les hommes de bien des basses besognes de la vie qui dis­quali­fient de la béatitude ceux qui s’en laissent accaparer. « Il est donc évident que par nature certains sont libres et d’autres esclaves, et que pour ces derniers être asservi est à la fois bienfaisant et juste. »[52] Il ne s’agit pas simplement, comme il arrive souvent, que la nature, faute d’une matière appropriée, échoue à doter certains hommes comme elle le veut ; il y a certes de cela — c’est inévitable, tant l’usage complet de l’intelligence humaine exige d’affinement en l’appareil corporel dont elle attend ses instruments[53]. Il reste néanmoins qu’aux yeux d’Aristote, l’élaboration de moyens proportionnés à la fin de l’homme accompli commande la récupération que la nature fait des hommes plus rustres en les destinant au service des individus mieux réussis.

Avec ces propos, aussi inacceptables qu’ils soient pour l’homme contemporain éduqué au chant de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Stagirite n’approuve pas toutes les conduites des maîtres concrets de son temps. Pour reprendre une comparaison qu’il fait, dire que le corps est par essence le serviteur de l’âme et n’existe que pour ce service, cela n’implique aucunement que l’âme soit justifiée d’infliger n’importe quel traitement au corps sans aucun égard à ses besoins ni à son bien. L’âme serait proprement folle, qui détruirait par son mauvais gouvernement le corps à son service. Il faut voir, au contraire, que le bien de l’âme nécessite celui du corps : le corps existe pour l’âme, son bien le meilleur à lui est de servir l’âme, et l’âme a besoin du corps au point que c’est à son propre besoin qu’elle ré­pond quand elle le soigne. De même, aux yeux du Philo­sophe, l’esclave a comme bien principal et ultime le service qu’il rend au maître, et son maître, qui en a besoin pour pouvoir se consacrer aux activités libérales, assurera son propre bien en traitant bien son esclave. Réciproquement, affranchir le corps de l’âme nuirait au corps de la plus grave façon et affranchir de son maître l’esclave de nature ne se fera qu’au détriment de l’esclave.

Il est évident que soumettre le corps au commandement de l’âme et la partie affective à l’intelligence et à la partie douée de raison est conforme à la nature et avantageux, tan­dis que leur serait néfaste à tous l’égalité ou le renversement de leurs rapports.[54]

L’exercice abusif de cette autorité est désavantageux pour les deux à la fois. Car l’intérêt est le même pour la par­tie et pour le tout, pour le corps et pour l’âme, et l’esclave est une partie du maître : il est comme une partie vivante, mais séparée, de son corps ; c’est pourquoi aussi il y a comme une communauté d’intérêt et une amitié entre maître et esclave, quand c’est la nature qui les habilite à ce rap­port.[55]

Pour bien des exégètes, ces considérations impliquent que l’esclave n’est pas un homme à strictement parler, mais un être intermédiaire entre l’animal et l’homme ou, sous l’homme pris comme genre, une espèce distincte de l’hom­­me naturellement libre.[56] Aristote, pourtant, s’est attaqué de front à cette interprétation, en objectant combien la démar­cation n’est pas claire, entre les individus des deux types. Il n’existe certes pas deux espèces animales dont il soit aussi difficile de départager les sujets. Les qualités qui con­vien­nent davantage à la liberté et celles qui reviennent à l’esclave s’énumèrent et se distribuent avec clarté ; mais peu d’hommes montrent nettement les unes sans participer quelque peu aux autres. Plus troublant encore, les meilleurs hommes ont à la fois la meilleure capacité pour commander comme pour obéir et les gens inaptes à comman­der sont souvent mal disposés pour obéir. Enfin, destruction péremp­toire de l’hypothèse d’espèces séparées, les lignes de géné­ration se croisent inextricablement. Un chat ne sortira ja­mais d’un chien, mais le veule se réclame trop souvent d’une noble ascendance et la noblesse d’âme origine parfois aussi de parents inaptes à la vie libre. Aussi Aristote ne manque-t-il pas de faire observer que, si la nature s’essaie bien à partager les lignées, la chose est si difficile, puisqu’il s’agit somme toute de récupérer les individus imparfaits de la même espèce, qu’elle ne peut y réussir totalement.

Il y aurait une forme absolue de noblesse et de liberté… S’exprimer ainsi, c’est ne distinguer que par la vertu et le vice esclave et homme libre, noble et basse naissance : c’est prétendre que, tout comme un homme naît d’un homme et un animal d’un animal, ainsi un homme de bien naît de gens de bien ; or souvent la nature veut agir dans ce sens, mais n’en a pas le pouvoir. Il est donc évident qu’il y a quelque raison de le con­tes­ter et qu’il n’y a pas d’un côté les esclaves par nature, de l’autre les hommes libres.[57]

De plus, Aristote insiste qu’aussi faible qu’il soit pour délibérer, l’esclave est doué de raison, de sorte que c’est de préférence à sa raison qu’il faut s’adresser, quand on lui confie des tâches, et qu’il faut éviter de le contraindre par pure force d’autorité.

Ils ne s’expriment pas bien, ceux qui privent les escla­ves de la raison et ne leur parlent qu’avec des ordres. On doit même user d’explications avec les esclaves plus encore qu’avec les enfants.[58]

Comme signe de cet extrême enchevêtrement des deux natures, il y a encore la difficulté à définir la vertu propre de l’esclave. Si l’esclave avait une nature strictement infra-humaine, on ne saurait s’attendre à ce qu’il trouve d’aucune façon dans la même vertu que l’homme la perfection qui lui convient naturellement. Or devra-t-on dire que la tempé­rance et l’intempérance ne concernent pas l’esclave? qu’on ne peut le trouver courageux ou lâche? vaillant ou pares­seux? juste ou in­juste? Et si l’on concède qu’il n’a de fait pas assez de raison pour accéder à ces vertus, qu’il n’en posera les actes que contraint par un maître sévère, on ne résout pas le problème. Car si l’esclave participe aux mêmes vices que l’homme, s’il est incliné à l’in­tem­pé­rance, à la lâcheté et à la paresse, il est peut-être un homme fort vil, mais n’a pas une nature essentiellement différente.

Des interprètes ont fait état comme d’une incohérence de ce que, malgré tout le soin que le Sta­gi­rite prend de manifester le besoin naturel de compter sur l’esclave pour disposer du loisir nécessaire à la poursuite du bien humain ; malgré son insistance à constater que de fait la nature a doté certains êtres d’une nature proche de celle de l’homme libre, mais sans appétit pour le bonheur véritable, sans capacité pour y accéder non plus, et cependant avec tout ce qu’il faut comme dispositions de corps et d’âme pour satisfaire au besoin humain d’esclave, il finit par proposer aux esclaves la liberté comme récompense ultime de leurs bons et loyaux services.

À toute chose il faut une fin. Il est juste et utile de proposer pour fin à l’esclave, en récompense de ses services, la liberté. Car on travaille avec plus d’entrain, quand on a la promesse d’arriver au bout de ses peines.[59]

De fait, cette suggestion étonne, quand on attache la condition de servitude autant à l’intérêt qu’à la nature de l’esclave ; car si l’intelligence et la capacité de délibérer et la volonté de l’esclave sont trop faibles pour l’habiliter à gouverner sa vie sans se perdre, le pire tort à lui causer ne sera-t-il pas de le libérer? Quand ses loyaux services lui ont mérité qu’on en prenne le plus grand soin et qu’on lui assure une fin de vie dans la sécurité et la protection, l’affranchir et le mettre hors de la maison ne font-ils pas des cadeaux empoisonnés?

Taxer Aristote d’incohérence pour pareils motifs, c’est encore et toujours confondre nature et loi, exigence d’es­sence et situation de fait. L’esclavage constitue certes le meilleur état pour l’esclave naturel, mais en prendra-t-il conscience? Peut-être alors faut-il chercher une motivation efficace de ses labeurs en son bien apparent plutôt qu’en son bien réel ; or la liberté légale[60] évoque avec force le plus haut bien humain. Ensuite, dans le concret, la limite entre qui se trouve doté d’une nature libre et qui présente une nature servile s’aperçoit très malaisément. Surtout que chaque individu détient des attributions des deux : une âme d’esclave peut fort bien s’habiller du corps qui convient à un homme libre, et vice-versa, et la même confusion se re­trouve d’une partie et d’une fonction à l’autre du corps et de l’âme.

La nature veut faire différents les corps des hommes libres et ceux des esclaves… mais c’est souvent le contraire qui arrive : certains ont les corps d’hommes libres, tandis que d’autres en ont les âmes.[61]

Comment s’assurer, alors, que chacun occupe la condi­tion où la nature l’appelle? On ne peut se fier simplement à la situation de fait, souvent erronée et injuste. Réciproque­ment, d’ailleurs, elle en fait plusieurs libres mal­gré la servi­lité de leur nature. Il faut inventer des mécanismes sociaux qui rap­prochent la situation des souhaits de la nature. Or à la longue, la façon d’agir manifestera mieux que les simples apparences physiques ou de nais­sance qui est fait pour la liberté et qui pour la servitude. L’inaptitude à la vertu encourra l’asservisse­ment ; la loyauté méritera l’affranchis­sement. Non comme déplacement contre nature, mais comme retour de chacun à son lieu naturel. Mais c’est là quitter les considérations de nature pour celles de l’aména­gement prudentiel. C’est ainsi qu’on peut observer Aristote, dans son tes­tament, hésiter sur le meilleur statut pour telle esclave de son épouse : de préférence lui trouver une bonne maîtresse mais, à défaut, plutôt une liberté légale qu’un mauvais maître. Une certitude sur la nature servile de cer­taines gens ne garantit pas leur insertion dans une situation de fait parfaitement conforme. Il ne faut pas oublier qu’en fin de compte, ce sont les éventuels maîtres qui partent en quête des esclaves dont ils ont besoin, et pas l’inverse. Le nombre des uns et des autres ne s’ajustera pas au­to­matique­ment.[62]

II. L’absence actuelle du maître

L’intelligence précise de l’essence servile jette une lumière nouvelle sur la situation actuelle de l’esclavage. Retrouvons-nous dans les faits d’aujourd’hui les éléments de l’esclavage naturel? Certes, il y a, dans des coins reculés qui échappent à l’attention générale, des personnes con­traintes à vivre en esclaves, sous la férule d’autres qui s’octroient un droit total sur elles. Il y a aussi, plus près, de nombreux cas d’une misère intolérable, pire, matérielle­ment, que la condition d’es­clave ; car l’esclave peut au moins compter sur un maître qui lui fournisse le nécessaire vital. Ces situations sont déplorables et le combat en faveur des droits de l’homme se continue pour les éradiquer. L’avènement du christianisme a souligné avec force com­bien la dignité de l’homme est telle qu’aucun individu n’est assez pauvre en humanité pour se voir naturellement fermer la voie vers un bonheur individuel. C’est un thème large­ment rebattu : personne ne doit appartenir à personne.[63] La question qui m’intéresse ici vise un esclavage plus subtil : n’y a-t-il pas aujourd’hui une condition de vie aussi généra­lement acceptée que répandue qui incarne les différentes notes de la servitude naturelle décrite par Aristote?

A. La liberté de la monnaie

On vante beaucoup les mérites du christianisme et de la sensibilisation aux droits fondamentaux de l’homme, à quoi on crédite la disparition progressive de l’esclavage. Et sans doute a-t-on raison! Mais, quoique plus prosaïque, l’évolu­tion des conditions économiques est peut-être intervenue avec plus de poids dans ce processus. Cela se comprend, néanmoins, puisque le besoin d’esclaves est intimement lié aux préoccupa­tions de s’assurer les ressources d’une vie autosuffisante. On ne peut renoncer à marquer des individus comme esclaves tant que — faute d’une technologie adé­quate — les nécessités de la vie impliquent des tâches rudi­men­taires et pénibles, et tant que — faute d’un usage assez répandu de la monnaie — la contrainte joue comme ressort unique pour amener à les accomplir les personnes que l’im­perfection de leur nature désigne à cette fin[64].

Le troc serrait les liens, la monnaie les distend. À mesure que se développe la technologie, les tâches pénibles diminuent, qui répugnent à tout homme pour leur caractère physiquement avilissant, pour le fait qu’elles détruisent dans son corps celui qui les accomplit. À mesure, par ail­leurs, que s’étend l’usage de la monnaie, une compensation existe pour les tâches qui restent, laquelle fait espérer à ceux qui les accomplissent une amélioration graduelle sensible de leurs conditions matérielles d’existence. Sans la monnaie, en effet, l’échange reste du troc, lequel ferme inévitable­ment l’économie sur une petite communauté, du fait de limiter les échanges aux objets assez immédiatement com­parables et disponibles. Les agents de pareille économie dépendent nécessairement beaucoup les uns des autres : non seulement le serviteur dépend du maître, le maître aussi dépend du serviteur. Aucune possibilité alors d’échapper à l’esclavage comme institution, quelles que soient les étiquettes et les formalités dont on l’habille. Dès qu’au contraire, apparaît et s’étend l’usage de la monnaie, la dépendance diminue d’autant. Infinis se font les objets et les services — présents ou futurs — qui se prêtent à l’échange, car tout a commun dénominateur ; infinis aussi les gens sur qui on peut compter pour cet échange, car la stabilité et la souplesse de la monnaie neutralisent temps et distances. On tient alors la base économique pour rendre possible la vie citadine, et plus personne n’a absolument besoin de telle ou telle autre personne déterminément : chacun est indépendant de chacun. Peu à peu, à mesure que se multiplie l’offre, on a le choix d’acheter chez tel vendeur ou tel autre, de se faire rendre un service par tel ou tel salarié, et réciproquement d’accommoder tel client ou de servir tel patron. Ce re­lâ­che­ment des liens rend enfin possible, sinon obligatoire et immédiat, qu’on renonce officiellement à l’esclavage. Et en dehors de ces travaux librement consentis, chacun occupe sa vie comme il le veut bien.[65]

La monnaie resserre un lien impersonnel. L’indépen­dance développée entre les différents intervenants écono­miques à la faveur de la plus grande circulation de la mon­naie, de la généralisation de l’échange et du commerce, constitue-t-elle une accession de tous à la liberté que la nature humaine postule? On le croit généralement. La liberté que donne l’argent consiste à ne pas dépendre déter­minément de telle personne. Cependant, est-ce que la liberté qui caractérise une nature raisonnable consiste simplement à « ne pas dépendre de la volonté des autres », comme écri­vait Simmel[66]. Se contente-t-elle de ce qu’on ne dépende pas de la volonté de per­son­nes déterminées? S’accommode-t-elle mieux d’une dépendance géométriquement dévelop­pée face à des gens qu’on choisit dans la mesure de l’offre disponible? La dépendance ne diminue pas, pourtant. Elle augmente même. Peut-être porte-t-elle davantage sur des choses que sur des personnes, sur des choses qui changent tellement et entre lesquelles il y a tellement de choix que chacune est dispensable et presque sans valeur individuelle­ment. Mais l’homme d’aujourd'hui dépend d’une masse incroyable de choses et de personnes.[67] Sans mentionner que la dépendance grandit démesurément aussi face à la monnaie. Tout le besoin matériel d’une vie humaine décente finit par s’y fondre. Personne ne dépend plus de personne déterminément, personne ne dépend plus de telle ou telle ressource matérielle déterminée — telle maison, tel champ, tels instruments —, mais la vie de chacun est attachée à une somme déterminée de monnaie, sans laquelle on descend sous le seuil de la misère.

Il y a déjà de quoi déchanter un peu de cette façon dont l’esclavage disparaît, à voir ainsi multipliée en proportion la dépendance à la monnaie et à son possesseur. Mais il y a plus grave. Car qu’est-ce que la liberté? quelle est la nature de cette liberté à laquelle habilite, et même que commande la nature humaine? Satisfait-on proprement à la dignité d’un être libre en constatant que, dépendant de tout, on ne dépend de personne ni de rien en particulier?

B. La liberté du maître

La liberté qui caractérise proprement l’homme consiste en sa capacité de mettre de lui-même en œuvre les moyens qui conduiront à la réalisation pleine de sa nature. Aristote consi­dère libre l’homme qui, dégagé par une certaine ai­sance des besoins purement matériels, consacre son loisir aux activités de la vie heureuse : exercice de ses facultés intellectuelles con­templatives, gouvernement de la cité, joie des arts libéraux. Toute la vie active de cet homme libre se consacre à ménager et à organiser son loisir, en ordonnant le service des membres de sa maison de manière à ne pas man­quer des nécessités vitales — économie familiale — et en réglant la collaboration avec les autres hommes libres — vie politique. C’est sa capacité à ordonner sa vie ainsi qui lui mérite naturellement l’état libre ; c’est elle aussi qui justi­fie­ra qu’il adjoigne à son service les humains incapables natu­rellement d’une telle liberté, parce que trop dépourvus ra­tionnellement ; la raison en est qu’il lui faut, pour atteindre sa fin : l’activité heureuse, s’épargner les tâches fondamen­tales qui, en le déformant physiquement, moralement, intel­lectuellement et en dissipant son temps, l’en disqualifie­raient. Faute de la situation idéale, cet homme libre accom­plira éventuellement lui-même cer­taines tâches serviles, si sa pauvreté l’empêche de les confier à des esclaves ; toutefois, il ne travaillera jamais plus que pour obtenir ce dont il a besoin pour lui-même et pour sa famille. Il ne tra­vaillera jamais pour d’autres, jamais pour un profit, jamais pour un salaire. Ce serait renoncer au bonheur et accepter pratiquement la condition d’esclave.

C. L’absence du maître

Or qu’arrive-t-il à l’homme moderne, cet homme qui magnifie la  liberté de chaque individu de tout faire à sa guise et qui se félicite de ce que l’argent, la technique, la démocratie aient rendu cela possible?

À ce qu’il me semble, presque tout, dans la façon con­temporaine de vivre, incarne les différents éléments dont Aristote fait l’essence de l’esclavage et de la pauvreté : dans les faits, et même théoriquement, tellement on est venu à magnifier la dignité du travail, chacun doit voir à sa propre subsistance et cela en travaillant pour d’autres. Jusqu’aux plus riches se sentiraient honteux d’avouer qu’ils ne tra­vaillent pas, tellement le travail se réclame maintenant comme l’activité la plus honorable de l’homme. La défini­tion de l’homo faber a imprégné en profondeur toutes les mentalités. Presque personne, désormais, n’a de temps ni d’intérêt pour les activités libérales qu’Aristote associe au bonheur humain. Tous se croient et se disent libres. Mais il faudrait sans doute introduire à propos de la liberté la distinction qu’Aristote applique à l’esclavage, selon qu’il origine de la nature ou de la loi. La liberté dont on se ré­clame aujourd'hui comme de l’ornement le plus précieux de l’homme en est une légale. L’homme d’aujourd’hui est libre devant la loi : le législateur le déclare libre, lui accorde des droits et libertés. Mais on peut questionner la valeur pro­fonde de cette liberté, si elle n’empêche pas, si elle fait même qu’en nature, on mène une vie servile. Car que fait cet homme contemporain que nous sommes de son loisir, s’il s’en permet? Il le réinvestit dans le travail supplémen­taire, pour faire plus d’argent, ou le consacre aux plaisirs sensibles ou à des activités superficielles, comme le jeu, le sport. Pourquoi cette soif inextinguible d’argent? Pour la consommation, c’est-à-dire pour une amélioration et un remplacement de ses outils matériels sans rapport avec le besoin qu’il en aurait au regard de porter à leur achèvement ses facultés les plus nobles. Faut-il vraiment reconnaître en cet homme contemporain réduit à une servilité infiniment multi­pliée le visage de l’abolition définitive de l’esclavage? Les dogmes de la modernité nous défendent bien de le cons­tater, mais un nombre choquant d’humains logent con­forta­ble­ment dans la définition de l’esclave naturel.

L’esclavage est une relation ; elle implique deux corré­latifs : l’esclave et le maître. Il est curieux qu’on porte spon­tanément presque toute son attention sur l’esclave, quand on réfléchit à cette relation. Nous avons pris coutume de nous scandaliser tellement de tout ce qui contrecarre l’égalité, de tout ce qui prive quelqu’un de sa liberté de mouvement, que nous pensons difficilement à la nature du maître. Nous ne portons aucun intérêt à approfondir l’essence de ce ‘mons­tre’. Pour Aristote, il en va autrement. Le maître, c’est l’homme à son meilleur. Sa domination sur des congénères pauvres rationnellement n’est qu’un reflet de sa vertu et des besoins auxquels est soumis l’achèvement de cette vertu. Le maître, en nature, ce serait l’homme le plus parfaitement humain, celui que ses qualités intellectuelles et morales portent à consacrer scrupuleusement tout son loisir à l’ac­quisition, au maintien et à la jouissance de la plus haute perfection intellectuelle, morale, politique. C’est le dé­tenteur de la sagesse et de la prudence, qui sont ce qui l’intéresse le plus de la vie. Ce sont d’ailleurs ses seuls titres à quelque domination sur d’autres hommes : il n’a d’intérêt que pour le bien commun et il sait mieux que quiconque quelle activité et quelle situation conviendra au bien de chacun. Voilà le maître naturel!

  Mais où est-il ce maître? Où a-t-il jamais été? L’injus­tice a toujours compromis l’heureux fonctionnement de l’esclavage institutionnel. Pour rendre compte de cette injustice, on a beaucoup insisté que l’esclavage implique sous-estimation radicale de la nature humaine présente en tout individu de l’espèce. Mais l’horreur de l’esclavage ne dépendrait-elle pas plus encore de l’absence de personnes capables de satisfaire à la définition du maître naturel? Déjà dans l’antiquité! Il est frappant que dans son traitement de l’esclavage, le christianisme s’est originalement bien plus efforcé de convertir les maîtres que d’affranchir les es­claves[68]. Qu’ont presque toujours fait les maîtres légaux, ceux que l’institution a reconnus comme tels, sinon retour­ner à des activités serviles ou oiseuses, se vautrer dans une vie basse de plaisirs sensibles, associer leurs esclaves au service de leurs vices les plus pervers?

Aujourd'hui, le gros du travail qui écherrait à des es­claves se réalise par la technologie et ses robots. Théorique­ment, donc, comme en plus se trouve reconnue la dignité inaliénable de chaque individu humain, on devrait de plus en plus voir se réaliser en chacun la perfection morale, politique et intellectuelle qu’Aristote attendait du maître. La pratique dément férocement cette spéculation. La libération générale fournit plus encore une occasion d’adresser un profond mépris à ces aspects de la perfection humaine et magnifie ce que l’homme a en commun avec l’animal irra­tionnel. La liberté se vit souvent comme une porte ouverte vers le vice qui dénature l’homme. Notre société se trouve d’ailleurs bien embêtée, maintenant que le travail se trouve de plus en plus réalisé par la technologie et ses robots, sur l’emploi du temps de tous les hommes que leur capacité intellectuelle ne qualifie pas pour les plus hautes activités humaines. Je finis sur une observation très troublante de Finley : le progrès de la liberté, sa découverte et son exis­tence même a toujours coïncidé avec l’institution de l’escla­vage. La chose est particulièrement manifeste chez les Grecs.

The more advanced the Greek city-state, the more it will be found to have had true slavery… More bluntly put, the cities in which individual freedom reached its highest expression — most obviously Athens — were cities in which chattel slavery flourished. The Greeks, it is well known, discovered both the idea of individual freedom and the institutional framework in which it could be realized. The pre-Greek world … was, in a very profound sense, a world without free men… It was equally a world in which chattel slavery played no role of any consequence. That, too, was a Greek discovery. One aspect of Greek history, in short, is the advance, hand in hand, of freedom and slavery.[69]

 

[Extrait du Péripatétikos No 7 (2008)]



[1]« Art. 4e. — Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes. »

[2]« It has become almost impossible — to form some judgment about the institution — because of … the confu­sion of the historical study with moral judgments about slavery. We condemn slavery, and we are embarrassed for the Greeks, whom we admire so much; therefore we tend either to underestimate its role in their life, or we ignore it alto­gether, hoping that somehow it will quietly go away. » (M.I. Finley, Was Greek Civilization based on Slave Labour?, dans Slavery in Classical Antiquity, Views and Controversies, Cambridge: W. Heffer and Sons Ltd., 1960, 160)

[3]« Il y a chez Aristote deux théories de l’esclavage. L’une refuse la liberté à l’esclave, comme incapable d’en jouir; elle lui serait inutile et même dangereuse. L’autre le suppose en état d’en jouir et la lui présente comme suprême récom­­pense de ses travaux. Elles ne sont d’ailleurs pas exposées séparément : elles s’enchevêtrent à chaque pas. » (Marcel Defourny, Aristote. Études sur la «Politique», Paris : Beauchesne, 1932, 33)

[4]Pol., I, 2, 1253a2 : « L’homme est par nature un animal politique. »

[5]Voir ibid., 3, 1253b5ss.

[6]Ibid., 6, 1255a25 : « Τὸν ἀνάξιον δουλεύειν οὐδαμῶς ἂν φαίη τις δοῦλον εἶναι» — L’ ἀνάξιον δουλεύειν, c’est celui que ses actes, sans doute, mais surtout sa nature, n’appellent pas à être asser­vi.

[7]Ibid., 4, 1254a13-17.

[8]« Τῶν δ᾿ ὀργάνων τὰ μὲν ἄψυχα τὰ δὲ ἔμψυχα... καὶ δούλος κτῆμά τι ἔμψυχον. — Certains des instruments sont inanimés, d’autres animés… et l’esclave est une espèce de propriété animée. » (Pol., I, 4, 1253b28-32)

[9]Parties des animaux, IV, 4, 687a19-23. — On trouve une expression similaire dans le traité De l’âme, où la main est qualifiée d’instruments des instruments  (ὄργανον τῶν ὀργάνων, voir III, 8, 432a2).

[10]Pol., I, 4, 1253b33.

[11]Ibid., 1253b34-1254a1.

[12]Tout cela n’est pas pure spéculation chez Aristote ; ce sont des remarques d’expérience commune : il ne manque pas d’observer qu’autour de lui l’élite ne peut aspirer au loisir que requièrent les activités proprement humaines que dans la mesure, justement, de l’assistance servile. La répugnance héritée du marxisme pour l’esclavage a fait accuser Aristote de justification idéologique (voir Pelle­grin, La théorie aristotélicienne de l’esclavage : tendances actuelles de l’inter­prétation, dans Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1982, #2, 350 ; pour une réfutation consciencieuse, voir : Malcolm Schofield, Ideology and Philosophy in Aristotle's Theory of Slavery, dans Aristotle's Politik, ed. G. Patzig, 1990, 1-31) ; à froid, on ne peut contester que l’esclavage ait été la condition absolue du loisir. « By and large the elite in each city-state were men of leisure, completely free from any preoccupation with economic matters, thanks to a labour force which they bought and sold, over whom they had extensive property rights. » (Finley, 161) — Une remarque toute simple de Xénophon laisse entendre comment il allait de soi, pour ses contemporains, qu’une vie de qualité vraiment humaine nécessitait des esclaves ; il ne concevait aucune raison de ne pas en avoir, autre que de ne pas avoir le moyen de s’en offrir. « Those who can do so buy slaves. » (Mémorables, 2.3.3)

[13]Mais « it is a mistake to insist too strongly on the analogy between the slave and the beast ». (Robert Schlaifer, Greek Theories of Slavery from Homer to Aristotle, dans Slavery in Classical Antiquity, 182)

[14]Il n’est pas besoin, pour s’en convaincre, d’effectuer un calcul précis du temps que dépense l'homme d’au­jour­d'hui à l’acquisition, à l’entretien et au remplacement de ses appareils domestiques. De fait, il suffit déjà de compter un peu le temps consacré à jouer  avec l’ordinateur.

[15]« Of slaves there are two kinds, the overseer and the worker. » (Économique, I, 5, 1344a22)

[16]« Le progrès de l’automatisation ne saurait éliminer complètement cette fonction d’auxiliaire, qui ne peut être remplie que par un agent, occupé à des fins qu’il n’a pas fixées lui-même, et qui se trouve ainsi dans la condition d’instrument… On voit par là que si l’esclave est nécessaire, ce n’est pas [fondamentalement] pour fournir la force motrice ; son rôle n’est pas celui d’une bête de somme, et il ne cesse pas d’être nécessaire, même quand l’énergie n’est plus demandée aux muscles humains ; son rôle est celui d’un instrument capable d’obéissance et, dans une certaine mesure, d’initiative, d’un préposé aux autres instruments. » (Joseph Moreau, Aristote et son école, Paris : P.U.F. [Les Grands Penseurs], 1962, 241-242)

[17]Pol., I, 2, 1252a12.

[18]Pol., I, 4, 1254a7-8 : «  δὲ βίος πρᾶξις, οὐ ποίησίς ἐστιν· διὸ καὶ δοῦλος ὑπηρέτης τῶν πρὸς τὴν πρᾶξιν. » — Aussi : « Οἰκία δὲ τέλειος ἐκ δούλων καὶ ἐλευθέρων. — Une famille complète se compose d'esclaves et de libres. » (Pol., I, 3, 1253b4)

[19]« It has been suggested, indeed, that at one point there may have been as many as thirty thousand slaves at work in the Athenian silver mines and processing mills. » (Finley, 149)

[20]En énonçant la définition qui récapitule son enquête, Aristote dit ἄλλου sans préciser ὅλως. Mais quelques lignes plus haut, il comparait la propriété, κτῆμα, en quoi il comprend les trois notes ὄργανον, πρακτικὸν et χωριστόν, à la partie d’un tout et disait, en précisant qu’il en va de même de la propriété, que la partie non seu­le­ment appartient à son tout, mais lui appartient entièrement : « Τὸ δὲ κτῆμα λέγεται ὥσπερ καὶ τὸ μόριον. Τό τε γὰρ μόριον οὐ μόνον ἄλλου ἐστὶ μόριον, ἀλλὰ καὶ ὅλως ἄλλου· ὁμοίως δὲ καὶ τὸ κτῆμα. » (1254a8-11) Une version particulière du même passage donne même ἁπλῶς, absolument.

[21]Ceux qu’on vient de donner en exemple : la navette, le plectre. Le cas du plectre marque de manière frappante combien strictement Aristote limite l’action aux opérations dont l’effet immédiat est le bien proprement humain et voit comme production tout ce dont l’effet direct est autre chose.

[22]«  δὲ βίος πρᾶξις, οὐ ποίησίς ἐστιν. »

[23]« Διὸ καὶ δοῦλος ὑπηρέτης τῶν πρὸς τὴν πρᾶξιν. »

[24]Pol., I, 4, 1254a1-8.

[25]«  γὰρ ὑπηρέτης ἐν ὀργάνου εἴδει ταῖς τέχναις ἐστίν, car pour les arts c’est le manœuvre qui a nature d’instrument. » (Pol., I, 4, 1253b30) Le titre de manœuvre — on peut encore traduire assistant — a quelque chose de plus vague, au point qu’il se prête aussi à désigner le genre commun aux deux, quand Aristote définit l’esclave comme « manœuvre de ce qui sert à l’action  ὑπη­ρέτης τῶν πρὸς τὴν πρᾶξιν » (Pol., I, 4, 1254a8). La vocation commune du terme ὑπηρέτης se voit aussi à son étymologie. Ce terme, qui désigne finale­ment tout subordonné, sest d’abord attribué au subordonné dans l’ordre de la marine, le marin aux ordres du capitaine de son navire, et en tout premier le rameur (ὑπό, sous ; ἐρέσσω, ramer). Il est par ailleurs remarquable que ramer, et même en général servir comme matelot, appartient à lordre de l’action, non de la production.

[26]Générique au sens large. À plus strictement parler, en tant qu’assistant, le manœuvre constitue plutôt un homonyme de l’esclave ; il n’est pas plus une autre espèce d'assistant que l’esclave n’est une espèce d’homme. À l’opposé, comme on va le voir, le manœuvre est un esclave imparfait, comme l’esclave est un homme imparfait. Comparer : « Aristotle is taking property in a strict or precise sense to mean just the tools of the household or just tools that are of direct use to life (as beds and clothes are, and as slaves who do the chores about the house and the farm are). So he excludes tools and activities that are not part of this even if they produce what is part of this (as shuttles and weaving, which make the clothes we wear). These things will not strictly be property but will only be for the sake of what is strictly property. Aristotle, therefore, may not so much be excluding these other tools and activities as sub­ordinating them. Productive tools, and slaves involved in production, are at one remove from property and the household. They are not what the household manager needs to do his job; rather they produce what he needs to do his job. They may, therefore, be reduced to property (because they are for the sake of making property), but they are not, strictly speaking, property. »  (Peter Simpson, A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle, Chapel Hill and London: The University of North Carolina Press, ©1998, 30)

[27]« Le serviteur est comme une main de son maître, et séparée de lui. » (Philippe Casadebaig, L’économie naturelle de l’esclavage dans la politique d’Aristote, dans Cahiers philosohiques, 57 [1993], 60) « L’esclave est pour son maître comme un corps d’emprunt. » (ibid., 68) — « In the Hellenistic period, σῶμα (body) came to mean slave  if not other­wise qualified by an adjective. » (Finley, 146)

[28]« The relation is so intimate that a harm to one must be a harm to the other and the good of one likewise a good for the other. » (Schlaifer, 196-197)

[29]Pol., I, 2, 1254a8-13.

[30]Copiste mystifié devant un manuscrit corrompu? lecteur distrait?

[31]La différence verbale est assez minime : trois mots (δεσπότηςδεσπότηςδούλου…) se sont subs­ti­tués à trois autres (ὑπηρέτηςὑπηρέτηςἀρχιτέκτονος…).    Comparer : « La différence entre l’esclave et les autres espèces de serviteurs tient à ce qu’il n’est pas seulement un instrument animé, mais en même temps un bien acquis, lequel s’entend, par rapport à son propriétaire, comme une partie par rapport à son tout, ce qu’on ne saurait dire des compagnons d’un maître qui le servent dans un art. » (Casadebaig, 60)

[32]« Τὸ κτῆμα ὄργανον πρὸς ζωήν ἐστι, la propriété est l’instrument qui vise la vie. » (Pol., I, 2, 1253b31)

[33]Κτῆμα vient de κτῶμαι, qui renvoie à des biens sur lesquels on détienne un pouvoir complet, permanent, et qui constituent une aide précieuse pour la vie. Par opposition à χρήματα, qui nomme des biens plus éphémères, destinés à la consommation.

[34]Pol., I, 13, 1260a39. « Being a slave is better than being a free banausic artisan or day-laborer, since masters contribute to slaves' moral development. » (Garver, Aristotle's Natural Slaves: Incomplete ‘Praxeis’ and Incomplete Human Beings, dans Journal of the History of Philosophy, 32 [1994], #2, 184)

[35]Voir, par exemple, Pol., VII, 12, 1331a32ss.

[36]« Certes l’esclave peut produire, et devenir de ce fait un instrument poïétique ; mais la main le peut aussi. Tous deux le feront par accident parce que leur maître et possesseur le leur enjoint. » (Pellegrin, 356)

[37]« With little exception, there was no activity, productive or unproductive, public or private, pleasant or un­pleasant, which was not performed by slaves at some times and in some places in the Greek world… On the other side, there was no activity which was not performed by free men at some times and in some places. » (Finley, 147)

[38]Pour apercevoir encore plus nettement le jeu sophistique de l’accident, on peut remarquer, dans un autre contexte, que l’activité d’un flûtiste est strictement de jouer de la flûte, mais que cela ne lui rend pas impossible ni ne lui interdit de nettoyer sa flûte ou même de la réparer ; et s’il le fait, il ne faudra pas modifier la définition du flûtiste pour autant.

[39]« Slaves are different in kind from tools for making… What is curious about this conclusion and about the arguments on which it rests is that they exclude productive tools, or tools for making, from the category of property… Yet productive tools are presumably the property of someone. » (Simpson, ibid.)

[40]« Le premier venu peut jouir des plaisirs du corps, l’esclave autant que l’homme le plus distingué. Mais personne n’admettra que l’esclave puisse être heureux autre­ment que du bonheur physique. Car ce n’est pas dans les misérables jouissances du corps que consiste le bonheur, mais dans l’exercice des vertus. » (Éth. Nic., X, 6, 1177a6-10)

[41]Pol., I, 5, 1254b16-23 : «  κοινωνῶν λόγου τοσοῦτον ὅσον αἰσθάνεσθαι ἀλλὰ μὴ ἔχειν. »

[42]Ibid., 13, 1260a12: «  μὲν γὰρ δοῦλος ὅλως οὐκ ἔχει τὸ βουλητικόν. »

[43]« Slaves have the reasoning ability necessary for technê, and so obviously deliberate well in a narrow sense of performing instrumental reasoning. A clever slave is no contradiction in terms» (Garver, 178; je souligne)

[44]« Ὅλως ἂν εἴη φρόνιμος βουλευτικός — De manière générale, sera prudent qui est capable de délibérer.» (Éth. Nic., VI, 5, 1140a30)

[45]« The definite mark of the slave is his lack of τὸ βουλευτικόν (the faculty of deliberating and considering in advance) and προαίρεσις (the exercise of deliberate choice based on this previous consideration), two qualities greatly different from and much superior to mere cleverness or ingenuity. » (Schlaifer, 193)

[46]Pol., VII, 7, 1327b27.

[47]« Le choix, c’est une intelligence qui désire, ou un désir qui pense. » (Éth. Nic., VI, 2, 1139b4)

[48]« Les principes de la prudence sont les fins en regard desquelles la rectitude du jugement se conserve grâce aux vertus morales. D’où la prudence, qui porte sur les biens humains, a nécessairement adjointes à elle les vertus morales, en tant qu’elles sauvent ses principes. » (Thomas d’Aquin, In VI Eth. Nic., 4, #1172)

[49]« It is lack of thymos, not lack of reason, that makes some humans fit to be enslaved… Phronesis  is a kind of rationality which requires, as a non rational but constitutive condition, the good condition of the desiring part of the soul — no phronesis without moral virtue — and therefore requires a thymos» (Garver, 187)

[50]« Slaves have an intellectual deficiency which has an emotional cause. » (Garver, 178, note 8)

[51]Pol., VII, 7, 1327b23.

[52]Ibid., 5, 1255a1-2. — Aristote réunit quatre des six éléments de la définition de l’esclave en un seul mot, quand il donne l’esclave pour un κτῆμα, ce qu’il défi­nit comme instrument d’action séparé qui appartient à un homme : « Ἄλλου δ᾿ ἐστὶν ἄνθρωπος, ὃς ἂν κτῆμα ἄνθρωπος ὤν, κτῆμα δὲ ὄργανον πρακτι­κὸν καὶ ξωριστόν. » (ibid., 4, 1254a16-17) Sous ce genre plus prochain, il reste seulement à préciser que cette possession est un être animé et qu’il s’agit d’un homme.

[53]« It is because desire and choice are necessary for rational potencies to work well that the rational potency of slaves is incomplete. If the transition from potency to act in humans takes choice, then it is not surprising that few humans count as fully human or fully natural. Choice, we learn in the Ethics, is not easy, and so human nature is not typically actualized. » (Garver, 186)

[54]Ibid., 5, 1254b6-9.

[55]Ibid., 6, 1255b9-14 (τοῖς φύσει τούτων ἠξιωμένοις).

[56]Entre plusieurs : « Aristote établit entre l’esclave et l’homme libre une différence de nature… Ils sont comme deux espèces distinctes du genre humain. Les membres de l’espèce inférieure se caractérisent … par un corps robuste apte à l’accomplissement des travaux plus lourds, par la possession d’une âme sans volonté et d’une intelligence passive, inapte à diriger n’importe quelle activité. » (Savino Blasucci, Il pensiero politico di Aristotele, Bari : Levante, 1977, 58)

[57]Pol., I, 6, 1255a35-b5.

[58]Pol., I, 13, 1260b5-7 (λέγουσιν οὐ καλῶς οἱ λόγου τοὺς δούλους ἀποστεροῦν­τες καὶ φάσκοντες ἐπιτάξει χρῆσθαι μόνον· νουθετητέον γὰρ μᾶλλον τοὺς δούλους τους παῖδας). C’est clairement à Platon qu’Aristote fait ce reproche ; dans les Lois, 777e, Platon conseille dans les mêmes termes de ne pas user d'explications (μὴ νουθετοῦντας) avec l’esclave comme on le fait avec l’homme libre, et de ne lui adresser que des ordres (χρὴ σχεδὸν ἐπίταξιν πᾶσαν γίγνεσθαι).

[59]Économiques, I, 5, 1344b9-11. « The Oeconomica  sums up the life of the slave as consisting of three elements: work, punishment, and food (I, 5, 1344a35). And there are more than enough floggings, and even tortures, in Greek literature, from one end to the other. Apart from psychological quirks (sadism and the like), flogging means simply that the slave, as slave, must be goaded into performing the function assigned to him. So, too, do the various incentive plans which were frequently adopted. The efficient, skilled, reliable slave could look forward to managerial status. In the cities, in particular, he could often achieve a curious sort of quasi-independence, living and working on his own, paying a kind of rental to his owner, and accumulating earnings with which, ultimately, to pur­chase his freedom. Manumission was, of course, the greatest incentive of all. Again we are baffled by the absence of numbers, but it is undisputed that manu­mission was a common phenomenon in most of the Greek world. » (Finley, 160)

[60]C’est la seule qui peut s’offrir à l’esclave naturel, car une disposition factuelle ne changera pas sa nature. L’esclave naturel ne se libère pas, quelques titres qu’on lui confère.

[61]Pol., I, 2, 1254b27-34.

[62]« Those who Aristotle thinks are naturally suited to be slaves will not coincide automatically with who are slaves, because people who ought to be slaves don't seek out masters. If they did, they wouldn't have slavish natures. Masters, who do know what is good for them, do look for people to enslave. » (Garver, 190)

[63]Il est tout de même frappant que l’argumentation apportée à l’appui fait souvent très sentimental, à côté du rationnel très articulé que nous venons d’analyser de la part d’Aristote.

[64]C'est d'ailleurs beaucoup l’esclave qu’il faut rendre responsable du progrès tech­nique et économique : « L’esclavage est plus d’ailleurs qu’une nécessité. Il est un facteur de progrès. Il permit de mettre en culture de plus vastes étendues ; on put aussi spécialiser les non-libres dans certains travaux techniques : moudre du blé, cuire le pain, filer et tisser la laine, fabriquer les ustensiles de ménage, et ainsi pousser aussi loin que possible la division du travail, dans un régi­me qui ne connaît pas ou connaît très peu l’échange, le commerce et la monnaie. » (Defourny, 61-62)

[65]« Avec l’argent qu’il gagne, le particulier, au moins dans ses heures de ‘liberté’, fait ce qu’il veut. Avec de l’argent en poche, on se sent indépendant, d’a­plomb, l’égal de chacun… L’économie monétaire donne la liberté personnelle et l’indé­pendance, supprime le contrôle, laisse chacun vivre complètement à sa guise… Alors il y a bien encore une certaine dépendance, mais elle n’est plus person­nelle. » (Schmoller, Principes d’économie politique, trad. fr., t. III, 232)

[66]Voir Simmel, Die Philosophie des Geldes, 298-299. Le chapitre IV, Die individuelle Freiheit, 279-302, développe déjà très perspicacement le point de vue de l’influence de l’économie monétaire sur la liberté.

[67]« L’habitant d’une grande ville moderne dépend d’un nombre incalcu­la­ble de fournisseurs, de travailleurs et de collaborateurs. Sans eux il ne peut rien. Mais sa dépendance, si elle est réelle et objective, grâce à l’argent elle n’est pas per­sonnelle. Il n’est sous la sujétion d’aucun d’eux en particulier. À condition de payer, il peut toujours changer de marchand, de journalier ou d’employé. Il dépend, et toujours davantage, de l’universalité du groupe, mais de moins en moins de tel ou tel membre de la communauté. » (Dufourny, 80)

[68]« Paradoxically, the believers in the brotherhood of man (whether Cynic, Stoic, or early Christian) never were opponents of slavery. » (Finley, 154)

[69]Finley, 164.