La mobilité, essence originale
Yvan Pelletier, professeur retraité
Faculté de philosophie
Université Laval
Québec
Le changement compte parmi les réalités les plus flagrantes.
Personne ne manque de le noter, comme il marque tout ce qui s’observe. Vu cette
évidence immanquable, plusieurs ont fait des gorges chaudes de toute réticence
à admettre son existence comme, à l’autre extrême, de tout effort d’éclairer
son essence. Descartes, champion de ces ricaneurs, se rit fort de la définition
proposée par Aristote.
Face au
mouvement comme à bien des réalités naturelles, la familiarité tue facilement
l’étonnement, tant le manifeste a peine à émerveiller. L’étonnement ne renaît
qu’à l’occasion d’une question, comme l’a remarqué Augustin pour le temps,
réalité elle aussi familière et manifeste à l’abord. Personne ne se sent à
l’aise, consulté sur ce qu’est le changement ; ou prié de préciser son mode
d’existence.
Je voudrais ici
manifester un peu la relation, l’articulation intime du changement avec l’être.
On se trouve si familier avec lui, généralement, qu’on le confond avec l’être.
Plus ou moins consciemment, on ne considère quoi que ce soit comme existant que
dans la mesure de son mouvement. Le statique, l’immobile paraît d’emblée à la
limite du néant, menacé d’y sombrer. Je voudrais attirer l’attention sur le
fait que la vérité est toute autre ; et souligner l’originalité, la marginalité
du mobile entre tous les êtres.
Une convergence
de circonstances conduit, lorsqu’on désigne la science de la nature comme le
tronc principal de la philosophie, et l’être mobile comme son sujet attitré, à
soupçonner un caprice plus ou moins arbitraire, une fantaisie d’Aristote et de
ses disciples. En conséquence, les principes constitutifs de cet être spécial
— sa matière, sa forme —, les conditions concomitantes de son existence —
le lieu, le temps —, les principes de son explication — sa fin, son bien —
prennent facilement figure de collection improvisée.
Entre ces
circonstances, se démarquent le psyttacisme, saveur trop fréquente de
la tradition aristotélicienne, malheureusement vécue comme répétition mécanique
de notions pas toujours profondément intelligées[1] ; le mathématisme
dont se targue la modernité, assoiffée à l’excès de précision et de
certitude ; paradoxalement, l’approximatisme conceptuel de la
même science moderne, bien plus en appétit d’efficacité technologique que de vérité ;
le dogmatisme aussi de scientifiques qui confondent la familiarité des
concepts newtoniens et einsteiniens avec leur évidence, et en revanche le
caractère devenu insolite de notions traditionnelles avec une paradoxalité
affligeante.
Il faut absolument
redécouvrir l’originalité radicale du mouvement comme manière d’être, et
sentir par quelle nécessité se rattachent à lui ses constituants, ses
conditions, ses causes. Il le faut pour rétablir l’aplomb requis pour contrer
l’intimidation scientifique, qui taxe volontiers d’extravagances autoritaires
les conceptions naturelles aristotéliciennes et entretient ainsi à leur propos
suspicion et discrédit. Malencontreusement, la manière ordinaire de présenter
cette tradition contribue au même effet. À négliger son sens profond, à concéder
des formules et un vocabulaire issus des derniers philosophes, on ouvre la
porte à cet arbitraire et à cet autoritarisme dont on sera ensuite accusé.
Pour contrer
cet effet, j’entends incarner les notions et définitions aristotéliciennes du
mouvement, du lieu et du temps en un vocabulaire et des exemples concrets et
familiers, puis articuler chacune à l’autre rigoureusement.
La Physique
invite en tout premier lieu à creuser à la racine du changement, à dégager les
principes de la mobilité. Ce faisant, on redécouvre ce qui a traumatisé
Parménide et Héraclite : la contradiction. Cette ennemie absolue de la
connaissance, dont la raison se convainc “dès son entrée en scène” qu’aucune réalité
ne la tolère, intervient de toute nécessité dans l’essence même du changement. Voilà
la révélation avec laquelle Thalès et ses disciples ont fait naître la
philosophie : le changement fait jouer les contraires. Rien ne change sans
devenir le contraire : rien ne grandit s’il n’est petit; rien ne noircit
sans d’abord être blanc; rien n’aboutit en haut s’il ne se trouve en bas.
Aristote renchérit : les contraires ne suffisent pas, il y faut la
contradiction. L’appel à la mobilité, le changement rendu possible, vient d’une forme… absente. Une forme, c’est-à-dire de l’être, une manière particulière d’être, de conférer
l’être ; mais qui dans le cas n’est pas, ne
fait pas encore être, se laisse désirer. Cette exigence de contradiction a
fasciné les premiers philosophes, stupéfiant Héraclite, enivré à goûter
l’apparente mais impossible confusion entre être et non-être ;
scandalisant Parménide, indigné du flirt avec la contradiction inhérent au
changement.
Pas d’avarice,
chez Aristote, en matière de péripéties intellectuelles. Celui-ci apporte en
solution un paradoxe déconcertant : on ne change
qu’à la stricte condition de rester le même. Au principe du changement,
on ne trouve pas seulement le non-être d’une forme, mais encore un être que ce
non-être afflige. Cette forme inexistante, une réalité déjà là en est privée.
Aristote ramène donc le changement à trois principes : un sujet privé d’une forme, une matière capable de recevoir une forme,
mais qui ne l’a pas encore revêtue.
Au niveau de la
substance comme à celui de l’accident. Au niveau de l’accident, les sens le
montrent facilement : une quantité ou une qualité qu’elle n’a pas
finissent par enrichir une substance moindre ou différente, qui devient ainsi
plus grande ou d’une autre couleur ; elle finit aussi par se trouver en un
lieu où elle n’était pas. Il faut davantage de sueur d’intelligence pour
apercevoir que la génération aussi commande un sujet préexistant : la
forme qui n’existait encore pas du tout, qui ne conférait d’existence spéciale
à aucun individu, se reçoit, au moment de la génération, en une matière qui
existait déjà, elle, et ne change d’aucune façon, en cette génération, mais
simplement, à travers une série d’altérations, s’est trouvée libérée d’une
forme antérieure pour maintenant concourir avec la forme nouvelle à la
génération d’un nouvel être. Elle contribuait à l’existence d’hydrogène,
d’oxygène ; elle favorise maintenant celle d’eau. Elle soutenait la forme de
certaines sécrétions issues de parents éventuels ; elle définit
maintenant leur rejeton, un tout nouvel être, indépendant d’eux substantiellement.
Notre
familiarité avec le changement ne nous laisse pas réaliser l’étrangeté de
pareille situation, qui au contraire nous semble presque aller de soi. Pourtant
ces principes de changement entraînent une façon tout à
fait spéciale d’exister. Il n’est pas ‘normal’ d’être ainsi. La
première et indélébile évidence qui séduit notre intelligence, c’est : “on
est, ou on n’est pas”, une disjonction parfaitement exclusive, imperméable.
Dieu ne nous est pas familier, mais il offre en soi le modèle le plus parfait,
le plus ‘normal’ d’être : il ne comporte aucune privation, ni ne
se compromet en rien avec le néant : rien ne lui manque, il n’attend aucun
progrès, ne présente aucune aptitude à changer. Il en va semblablement de toute
autre substance séparée : dès son entrée en existence, l’ange possède
pleinement tout ce que son essence comporte : il n’a rien à apprendre,
rien à développer, son être ne laisse aucune forme à désirer.
L’être mobile,
par contre, étonne tout à fait ; il présente une originalité qui
scandalise presque : il est en n’étant pas encore ce
qu’il est censé être. Son existence emprunte un chemin fort
troublant : il était d’abord autre chose que lui-même ; il doit, moyennant
diverses altérations, se corrompre, perdre cette forme, cette essence étrangère
dont il tenait une existence particulière, pour recevoir la sienne propre, qui
le fera lui. À travers ce dépouillement total, il garde pourtant le même
sujet : une matière première universellement apte à n’importe quelle
forme d’être composé. Il devient ce qu’il doit être en recevant sa forme
caractéristique ; il est alors engendré, il naît. C’est dans pareille
spectaculaire venue à l’existence que cet être excentrique gagne le
qualificatif de naturel[2]. D’où aussi la grammaire déroutante
de la formule en laquelle Aristote dépeint la forme qui fait ainsi être
moyennant génération : τὸ τί ἦν εἶναι, ce qu’on allait être.[3]
L’être naturel
décontenance encore par une vicissitude supplémentaire : plus son
essence appelle de perfection, plus il est engendré imparfait :
possiblement privé des qualités et compétences requises au succès de ses
opérations essentielles ; peut-être aussi de sa grandeur normale ;
facilement encore, il se trouve d’abord en exil, hors du lieu propice à
l’acquisition de ces qualités, au développement de ces dimensions, à l’exercice
de ces opérations. Il naît avec un besoin congénital de se mouvoir à son lieu,
de croître jusqu’à sa quantité, d’améliorer sa qualité. Le plus indéfini
des êtres, et par là le plus étrange, il doit devenir ce qu’il est appelé à
être, accomplir la manière spécifique d’être de son essence.
Ce paradoxe
d’être déjà sans être encore colore jusqu’aux perfections les plus hautes des
êtres naturels les plus éminents : l’affectivité et la connaissance, sensible
et intellectuelle. L’homme, joyau de la nature, ne veut d’abord déterminément
quasi rien de ce qui manque à sa perfection, ni ne possède d’abord presque rien
du savoir où réside le principal de sa perfection humaine comme telle.
L’éducation et l’apprentissage nous sont tellement familiers qu’ils nous
paraissent l’occupation normale de la vie ; nous nierions spontanément
toute qualité de vie à qui ne complète pas son éducation, n’apprend plus. Nous
prenons difficilement conscience de ce qu’il y a d’incongru là : qu’un
être non seulement ne soit pas tout à fait ce qu’il est, mais ne le veuille
même pas non plus déterminément ; qu’un être ait dans sa nature de savoir,
mais ignore, et doive apprendre tout ce que sa nature l’appelle à savoir. Aucun
décalage comparable ne sépare, chez Dieu comme chez l’ange, la bonté et la
réalité du vouloir et du savoir. Rien qui leur soit connaissable et qu’ils ne
connaissent pas ; rien de bon qu’ils n’aiment pas. Chez eux, aucun besoin
d’éducation ni d’apprentissage.
Devenir ainsi
soi-même, tout d’un coup pour l’essence, progressivement pour les accidents,
commande un ressort intérieur, une inclination radicale au changement. Voilà
pourquoi on appelle plus proprement ‘nature’ ce type particulier
d’essence : l’être qui existe de cette manière trouve dans son essence le
principe de maints changements. Son essence l’appelle à naître ; une fois
engendré, elle lui fait développer la quantité et la qualité requises à son
opération, et d’abord se rendre et reposer au lieu propice à l’acquisition, au
maintien, à l’accomplissement de pareilles quantité, qualité et opération.
Voilà la nature, voilà l’essence qui rend mobile son sujet, l’assignant par
suite à une science spéciale, la plus proportionnée à notre raison, le cœur de
la philosophie.
Annoncée par ce
préambule, la définition aristotélicienne de la nature ne présente rien de
fantaisiste, d’arbitraire : elle pointe exactement à cette manière
originale d’être, si comparable à la gestation et à la naissance d’un animal.
Cette définition, Aristote d’ailleurs ne la parachute pas. Il y arrive en suite
d’une préparation similaire ; plus proportionnée en fait. Il n’oppose pas
l’être naturel à Dieu et à l’ange, qu’on connaît si peu, mais à un type plus
familier d’être déjà parfait : celui qui est issu de l’art, l’artefact.
Ce qu’est un
être naturel, ce qu’a de particulier la nature qui le fait tel, se comprend le
plus facilement en comparaison à un objet d’art, à une création humaine.
Spontanément d’ailleurs, c’est dans cette opposition à l’art qu’on définit la
nature : elle n’est pas l’art, elle est ce que l’homme ne fait pas. Quelle
différence pressent-on confusément? Justement, l’objet d’art comme tel est
complet, il n’y a pas chez lui privation de ce qui devrait faire sa perfection,
il n’y a pas le besoin correspondant, la tendance à une autre forme dont il
serait privé, il n’y a pas appel à un changement pour remédier à une privation.
Sans doute l’objet d’art a-t-il de commun avec l’être naturel de devoir être
produit ; mais il est produit parfait, fini. Les êtres naturels ont tout à
fait en propre d’impliquer, en leur essence initiale, en
la manière dont ils sont d’abord, un besoin de se mouvoir, de changer,
de se compléter ; puis éventuellement, ce bien atteint, une inclination à y reposer, à y rester, à en jouir, dans
l’excellence de leur opération spéciale, cette
action exercée sur soi ou des choses environnantes, qui constitue leur ultime
perfection, leur raison profonde d’être.
Parmi les êtres, en fait, les uns existent par nature, les autres par d’autres causes ; par nature, ce sont les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, comme la terre, le feu, l’air et l’eau. Ces êtres, en effet, et ceux de même sorte, nous disons qu’ils existent par nature. Or, tous les êtres que nous venons de nommer diffèrent manifestement de ceux dont la constitution n’est pas due à une nature. Tous les êtres dus à une nature, en effet, ont manifestement en eux-mêmes le principe de leur mouvement et de leur repos, les uns quant au lieu, les autres quant à la croissance et à la décroissance, d’autres encore quant à l’altération. Au contraire, un lit et un manteau, et s’il existe un autre genre tel que s’y rencontre chaque attribution dans la mesure où elle est due à l’art, ne détiennent aucune impulsion innée au changement ; ils n’en ont que dans la mesure où, par accident, ils sont en pierre ou en terre ou en quelque mélange de ces éléments. (Physique, II, 1, 192b8)
De fait, vu la
compétence limitée de l’artiste humain, il peut bien arriver qu’un artefact
soit produit incomplet, imparfait. Mais ce n’est pas normal, ce n’est pas ce
que l’art dicte, c’est une faute ; et pareil artefact gâché ne comporte de
soi aucune inclination à sa réparation, à son complément, l’art qui s’y trouve
n’est aucunement principe de changement et d’amélioration pour lui. Toute
tendance interne au changement, il la tiendra de la matière naturelle qui le
constitue.
Éclairée par
ces distinctions, la définition dans laquelle Aristote précise ce que la
nature a de spécial comme essence paraît… naturelle !
Ὡς οὔσης τῆς φύσεως ἀρχῆς τινὸς καὶ αἰτίας τοῦ κινεῖσθαι καὶ ἠρεμεῖν ἐν ᾧ ὑπάρχει πρώτως καθ᾿ αὑτὸ καὶ μὴ κατὰ συμβεβηκός. — Une nature, par conséquent, est un principe et une cause de mouvement et de repos en ce en quoi elle se trouve en premier, par soi et non par accident. (Physique, II, 1, 192b8)
Ainsi se comprend
la signification profonde du changement. Il ne s’agit pas d’un accident, d’une
fioriture de l’être, d’une bavure, d’une illusion. Ce n’est pas non plus, à
l’inverse, l’être même dans sa manifestation suprême, comme l’imagine
spontanément celui qui connaît uniquement des êtres naturels et confond par
suite l’être avec l’être mobile.
En soi, ce
n’est pas non plus une imperfection. Le changement est une perfection, un acte,
un atout magnifique. Mais un remède. C’est la perfection d’un être imparfait,
c’est la solution au manque à être de l’être composé. C’est, comme le dit
excellemment Aristote, l’opération tout à fait caractéristique de l’être en
puissance, en tant même qu’il est ainsi en puissance. C’est la réalisation de
cette essence qui manque encore à un sujet et qu’il est apte et qu’il tend à
revêtir. C’est le bien manquant en passe de ne plus manquer. C’est enfin
d’être, pour qui n’est pas encore, mais en est capable.
On comprend
spontanément changer comme devenir différent, s’altérer, devenir autre. Mais
plus profondément, plus vraiment, c’est plutôt devenir enfin soi, résoudre le
manque d’être, correspondre de plus en plus totalement à sa propre essence.
Bien sûr, il y
a la corruption, la détérioration, la décroissance, le déplacement violent, qui
sont aussi des changements, des changements négatifs, des voies vers le
non-être. Mais ces changements ne méritent pas d’être considérés sur le même
pied, ne pèsent pas le même poids. D’abord, ils sont moins naturels, ils contrarient
la nature et lui font violence plutôt qu’ils n’en procèdent. Ils sont l’envers
de la médaille. Ils résultent de la faiblesse de la nature ; ils sont ce
qu’elle ne peut empêcher, bien plus que ce à quoi elle tend et appelle.
En outre, toute
corruption et détérioration se subordonne à la poussée de la nature vers
l’être. Elle en prépare la réalisation. Car la génération d’un nouvel être
demande la libération d’une matière en vue de la réception de la nouvelle
forme. Voilà le sens profond de la corruption. Et aussi de la détérioration
qualitative et quantitative, pour autant que la corruption ne peut se réaliser
qu’à la suite d’une altération plus ou moins longue.
C’est la fin du
changement qui lui confère toute sa signification. Et cette fin c’est le bien
de celui qui change. C’est donc son être, puisque le bien, c’est le nom de
l’être quand il a atteint sa perfection, quand rien ne lui manque ; ou
c’est le nom de ce qui lui manque pour atteindre cette perfection. À qui
n’éclaire pas ainsi la notion de changement par la recherche d’un bien, d’un
mieux être, l’univers apparaît comme un chaos, un désordre infernal, quelles
que soient les lois et les régularités ponctuelles qu’il croit y déceler. Même
ces lois et régularités ne se comprennent qu’en support de la vocation du
changement à assurer la perfection de l’être.
Tout l’office
du changement se veut un service rendu à l’être le plus éphémère et le plus vulnérable
auquel l’existence puisse s’attacher. Le changement sert sa venue à l’être,
puis son accomplissement ; puis marque sa sortie inévitable de l’être,
conséquence de sa fragilité, et le remplacement qui y remédie. Dans la
réception de son essence, moyennant la génération ; et celle de sa
quantité, de sa qualité, moyennant translation, et croissance, et
amélioration. Dans leur perte inévitable, moyennant les changements opposés,
qui préparent le remplacement destiné à garantir une permanence du moins au
niveau de l’espèce.
Le bien que
constitue l’être éclaire ainsi la valeur ontologique du changement et du
mouvement. Mais il y a plus. Le changement, le mouvement surtout, a besoin d’un
cadre, dont l’essence ne se comprend plus, si on soustrait du changement cet
appel du bien qui lui donne tout son sens.
L’être naturel,
par essence incomplet, par nature en voie de génération, puis de complément
quantitatif et qualitatif, ne peut se donner à lui-même cet être qui lui fait
défaut. Il doit le recevoir de qui l’a, avec qui il doit se trouver en contact.
Pareil contact ne s’effectue pas n’importe où indifféremment ; il faut à
l’être naturel se trouver où peut lui être procuré ce qui lui manque. D’où
l’inclination naturelle, l’inclination conférée par sa nature, à se rendre au
lieu doté des qualités et des aliments susceptibles de pourvoir d’abord à sa
génération, ensuite à sa croissance et son amélioration complémentaires.
L’existence d’un être naturel ne se déroule pas pareillement n’importe où ;
chaque être naturel a besoin de se trouver entouré de ce qui peut lui donner et
lui maintenir l’être le meilleur. Et il y tend, il veut reposer au point de
l’univers le mieux équipé pour compléter son être.
C’est d’autant
plus évident que l’essence et le bien d’un être est plus manifeste. Personne ne
prétendra qu’un animal vit aussi bien en n’importe quel lieu ;
manifestement, chaque animal a besoin de vivre en un habitat très déterminé,
doté des réponses spécifiques à ses besoins : dans l’eau, ou sur terre, ou
en l’air ; dans le froid ou le chaud, le sec ou l’humide, le désert ou la
jungle ou la maison. La plante aussi, dont les besoins, quoique pas toujours
aussi clairs et déterminés, le sont quand même assez pour ne pas pouvoir se
satisfaire en des lieux de n’importe quelles qualités. Mais c’est encore vrai
pour les êtres naturels inanimés : l’eau ne se génère ni ne se conserve
pas également en n’importe quelle condition ; ni l’air, ni la terre, ni
aucun élément, bien que certains soient moins fragiles que d’autres. C’est
encore vrai pour les corps célestes, dont le bien a de spectaculaire de ne pas
se trouver en permanence au même lieu, mais tout au long d’une trajectoire qui
ne peut s’abandonner sans entraîner la destruction de l’astre : la terre
ne peut changer de trajectoire sans cesser d’être terre.
Cette condition
s’étend d’ailleurs à tout être que sa nature appelle à exister sur terre :
ni l’eau, ni l’air, ni le vivant ne peuvent trouver la perfection de leur existence,
ni même son maintien le plus rudimentaire, sans se trouver constamment où se
trouve la terre, malgré l’impressionnant déplacement impliqué. C’est le sens du
mouvement dit par accident, ce mouvement qu’on connaît du fait de se trouver en
un contenant lui-même en déplacement. Être en tout autre point de l’univers
entraînerait destruction plus ou moins immédiate, à moins de reproduire à
beaucoup de frais des qualités locales semblables.
Il faut oublier
distraitement tout ce rapport au bien inhérent au lieu des choses naturelles
pour confondre tous les lieux et niveler tous les mouvements locaux comme
indifférents. Il faut oublier le rapport à son bien de chaque être naturel pour
laisser au caprice de chaque observateur de décider qui est en mouvement et qui
au repos.
Des remarques
similaires s’appliquent à cette autre grande mesure du mouvement qu’est le
temps. Le temps aussi est qualifié. Le temps aussi présente des qualités
distinctes en son avant et son après, qui ne restent pas indifférentes à la
réalisation ou à l’empêchement du bien de chaque être naturel. Aussi chacun
tend-il à s’engendrer en son temps, à compléter sa quantité en son temps, à
atteindre la maturité de ses qualités en leur temps, et à exercer la perfection
de son opération en son temps.
Quelle
distraction ne faut-il pas là encore pour le considérer neutre, pour l’imaginer
aller sans préférence en avant ou en arrière, ou par à-coups? Il faut tout
oublier du bien, de l’être des choses naturelles, qui seuls justifient le
mouvement, et le temps sa mesure.
Le temps mesure
et nombre le mouvement. Il hérite donc de toute l’articulation que la nature
met au mouvement qu’elle motive. La nature de chaque être se veut le principe
pour lui du mouvement qui le conduit à son être le plus parfait, à la
réalisation la plus adéquate de son essence. Mais on ne parle pas en vain de ‘la’
nature d’une manière collective. On y est contraint par l’observation de tout
l’ordre, de toute l’articulation, que la nature met entre tous les mouvements
particuliers requis au bien de chaque être naturel, fait spécialement
remarquable chez les plus complexes de ceux-ci. On y est contraint de manière
encore plus nécessitante à constater comment tous ces êtres naturels,
moyennant les plus variés et nombreux de leurs changements ponctuels,
collaborent à l’existence, au maintien, au perfectionnement d’un seul univers.
Pas de
changements, en cet univers, qui soient étrangers, qui n’aient aucun impact sur
l’ensemble de ses participants. Malgré toute l’énergie partiale de nos
naturalistes mathématiciens des derniers siècles, on ne peut sérieusement
ignorer comment l’horlogerie astrale dans son ensemble contribue et aboutit à
la naissance, à l’existence, au maintien de la planète la plus originale qui
soit. Comment la structure de la terre, les éléments qui y sont présents,
l’atmosphère, l’eau, la lumière, la chaleur préparent le cadre indispensable à
la vie. Comment la structure végétale fonde efficacement la vie animale.
Comment la vie humaine ne pourrait se passer de cette dernière. Comment la sensation
et l’intelligence ne sauraient avoir lieu qu’au lieu et dans les conditions
précises où se trouve la terre dans l’univers.
Une aussi
magnifique coordination de mouvements ne saurait qualifier des mouvements sans
rapports se produisant dans une multiplicité inarticulée de mondes. Et elle
n’est rendue possible que pour autant que les mouvements les plus complexes
s’enracinent au départ dans d’autres plus simples jusqu’à originer d’un premier
mouvement extrêmement simple et régulier qui procure la mesure de tous les
autres. Le temps qui mesure tous les autres, qui scande leur progrès vers le
bien des mobiles qu’ils affectent, trouve nécessairement sa capacité de les
nombrer dans l’unité qu’il reçoit de ce tout premier mouvement, indispensable
et universellement présent en toute génération, tout transport, toute
amélioration, toute croissance.
Le changement
paraît d’abord attaché à l’être comme une propriété transcendantale, du fait
que tout nous apparaisse à travers la sensation et que tout sensible change. Il
se confond même aisément avec le bien, cette perspective remarquable qui montre
l’être sous le rapport de sa perfection.
À la réflexion,
le changement se laisse découvrir de fait comme une perfection. Mais une
perfection dans le style d’un remède. Un remède est une merveille, mais… pour
un malade. Une punition est un bien, mais… pour un méchant. De même le
changement est la perfection propre d’un être déficient, entaché encore de
néant. Il concerne l’être le moins être de tous les êtres, celui qui est sans
vraiment être encore, celui qui seulement peut être, mais dans le moment se
trouve privé de son essence, de sa qualité, de sa quantité ou de son lieu. Il
offre le traitement dans lequel se voient efficacement soignées ces privations.
Un remède doit agir dans le malade traité. De même, le changement est le fait
de l’être déficient ; c’est lui qui en est le sujet, le patient, bien que
le docteur qui l’administre doive lui être extérieur : « Omne autem
quod movetur, ab alio movetur. »[4]
Comme un
traitement ne se peut expliquer sans référence à la santé qu’il est sensé
rétablir, le changement ne s’explique absolument pas non plus sans référence à
l’être et au bien que toute sa raison d’être est de parfaire, d’accomplir. Tout
ce qui le concerne sombre dans l’inintelligibilité dès qu’on ne saisit plus que
c’est ce type de perfection qui caractérise le changement. Le lieu où il
demande à se produire devient alors une banale référence à deux ou trois
axes ; on renvoie à l’amélioration qu’il appelle comme à une ‘sélection
casuelle’ d’aboutissements accidentels ; les quantités entraînées
paraissent augmenter ou diminuer indifféremment ; et tout ce qui se passe
aboutit sans préférence à des générations ou des corruptions. Finalement, le
temps qui mesure et compte toutes ces péripéties se laisse au caprice de
l’observateur, qui acquiert jusqu’au pouvoir de décider à son gré qui bouge et
qui repose.
[Extrait du Péripatétikos No 9 (2014)]
[1] Qui se donne la peine, par exemple, de saisir à fond l’articulation entre les principes de l’être mobile, présentés au premier livre de la Physique, avec la curieuse définition de la nature comme principe de mouvement, donnée au second livre, puis de ces notions avec la réflexion qui suit sur les causes naturelles, et avec la définition du mouvement, de l’infini, du lieu, du temps… ?
[2]
Natura désigne en premier la naissance ; par suite, naturale qualifie d’abord l’être qui naît,
qui pour exister doit commencer à le faire.
[3]
« Ἐπὶ μικρὸν γάρ τι μέρος Ἐμπεδοκλῆς καὶ Δημόκριτος τοῦ εἴδους καὶ τοῦ τί ἦν εἶναι ἥψαντο.
— Seuls Empédocle et Démocrite ont touché quelque peu à la forme et à ce que ce
serait d'être. » (Phys., II, 2, 194a20-21) — Il est
très difficile de rendre exactement τὸ τί
ἦν εἶναι en français. Il
s’agit certes de l’essence, de ce qui fait être, de ce en quoi consiste l’être
d’une chose, mais l’usage de l’imparfait y pointe comme à une fin, à quelque
chose qu’on visait dès le début de la génération, ce qui allait être, ce qui
était à être.
[4]
Saint Thomas d’Aquin, Somme
théologique, Ia,
q. 2, a. 3, c.