Mgr Maurice Dionne, maître
authentique
Yvan Pelletier, professeur retraité
Faculté de philosophie
Université Laval
Québec
Il serait difficile d’exagérer la marque imprimée par Mgr
Maurice Dionne sur les premières générations d’étudiants qui ont fréquenté la
faculté de philosophie de l’Université Laval. Sa contribution, jointe à celle
de Charles De Koninck et de plusieurs philosophes épris de l’enseignement de
Thomas d’Aquin, n’a pas seulement conduit à la mise sur pied d’une faculté qui
a remis à l’honneur la tradition issue du docteur commun. Venir après une tradition
aussi considérablement développée risquait lourdement, si cela avait été le
fait d’esprits moins puissants, d’aboutir à la transmission de formulations
abstraites peu profondément intelligées, figées dans un jargon formel. Il y a
d’ailleurs eu occasion de craindre qu’il en résulte ainsi, tant on faisait de
cas, au début, de la manière dont Jean de Saint-Thomas transmettait le contenu
de cette tradition.
Le grand mérite
de Mgr a consisté à insuffler une âme à ce retour à saint Thomas et
à Aristote. Grâce à lui, cette faculté ne s’est pas contentée de transmettre
la pensée de ces maîtres en répétant leurs formules. On s’y est pénétré
profondément des principes de cette pensée, on a exploré à fond les besoins
naturels de la raison humaine dans son apprentissage et on en est venu à la
fois à faire siennes personnellement les pensées de saint Thomas et d’Aristote,
puis à les réinvestir en vue de la solution de problèmes intellectuels plus
présents à notre époque et spécialement afin de mesurer la nature, la portée
et les limites de la méthode de la science expérimentale contemporaine.
Maurice
Dionne naît en 1910, à L’Islet-sur-Mer, village situé sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, à une centaine de
kilomètres à l’est de Québec. Il doit certainement à cette origine paysanne
le solide bon sens dont jamais les idées les plus abstraites et les modes
intellectuelles les plus modernes ne réussiront à le déraciner. Il fait connaissance
avec la philosophie et la théologie à l’Université Laval, puis, à 26 ans,
déjà prêtre du diocèse de Québec, on l’envoie compléter un doctorat à Paris,
sous la direction de Jacques Maritain. Des désaccords importants l’obligent
bientôt, comme Aristote face à Platon, à choisir entre l’amitié d’un maître
prestigieux et celle de la vérité. Comme tout étudiant
en philosophie, il doit clarifier ce qui lui tient le plus à cœur : un
diplôme réputé ou une formation effective?
L’abbé
Dionne renonce alors à ce doctorat et s’attache plutôt, pour le reste de son
séjour de trois ans en France, à un théologien dominicain, le père Philippe
Thomas Dehau. Dans un échange touchant, il reçoit privément son enseignement et
lui prête en retour ses yeux, le père Dehau se trouvant aveugle et très âgé.
C’est au contact de ce disciple de saint Thomas d’Aquin qu’il développe
l’affection pour le docteur commun qui le fera devenir lui-même un maître
précieux pour ses étudiants. Car il retourne à Québec juste avant la guerre et
y enseigne la théologie à l’Université Laval, puis la philosophie, à la
Faculté de philosophie de la même université, et ce pour 35 ans, de 1940 à
1975. Sa compétence et son enseignement seront assez appréciés pour lui
valoir le statut de prélat, puis une invitation comme observateur au concile
Vatican II.
À la faculté
de philosophie, il a le bonheur de collaborer avec de grands esprits :
Charles De Koninck, pour nommer le plus illustre, ainsi que Jacques de
Monléon, Jasmin Boulay, Eugène Babin, Louis-Émile Blanchet, Émile Simard, Alphonse Saint-Jacques, Warren Murray et
plusieurs autres. De leur collaboration naît une tradition vivante qui
approfondit Aristote et Thomas d’Aquin, et applique leur enseignement
concernant chacune des disciplines fondamentales de la philosophie – logique,
physique et métaphysique, éthique et politique, mathématique et esthétique –
aux défis du XXe siècle : redonner à la logique son sujet et
son rôle; apprécier la nature et la méthode des sciences expérimentales en
regard de la philosophie de la nature; distinguer mathématique et calcul;
donner l’heure exacte dans les débats sur le communisme et le libéralisme, la
contraception et l’avortement, et d’autres menaces à la société et à la famille;
apprécier pour ce qu’elles valent les doctrines issues
de la philosophie moderne : idéalisme, logistique, existentialisme… Grâce
à leurs travaux, Aristote et Thomas d’Aquin retrouvent leur place de maîtres à
penser vivants et ne se traitent plus en dinosaures incontournables de la pensée
ancienne.
Mgr Dionne donne discrètement le ton à ce travail par son
insistance à mettre en lumière les exigences inaliénables du mode naturel de
connaître de l’intelligence humaine. Il respecte avec grand soin la pédagogie
sans laquelle, plutôt que de contribuer à la perfection de l’intelligence, étudier
et enseigner la philosophie en causent la sclérose par excès d’érudition, de
fièvre de publication, par servitude aux modes intellectuelles. Il partage aussi le poids du décanat
avec Charles De Koninck, le remplaçant de 1956 à 1964.
Chez tous ces
hommes, une chose déconcerte l’intellectuel d’aujourd’hui : leur prédilection
pour l’enseignement oral. Charles De Koninck excepté, ils ont très peu publié
par écrit. Leur publication orale a pourtant attiré des
étudiants de toute provenance, spécialement bon nombre d’Américains, qui, devenus
leurs disciples, ont poursuivi à Québec ou ont ramené et développé chez eux ce
style vivant de tradition aristotélicienne. Mgr Dionne, quant à
lui, n’a publié par écrit qu’un court article théologique dans la revue
conjointe des facultés de théologie et de philosophie[1]. Un article
difficile de lecture, qui reflète l’influence qu’exerçait sur lui Jean de
Saint-Thomas, en début de carrière. Par la suite, la fréquentation directe du
texte de saint Thomas lui a donné d’intégrer à sa pédagogie les exigences du
mode naturel de connaître, dont le style d’enseignement du docteur commun,
autant que sa doctrine, l’a rendu conscient. On peut vérifier la différence de
ton et d’accessibilité qui a peu à peu marqué son enseignement, en consultant
la reconstitution d’un certain nombre de ses cours, effectuée par quelques-uns
de ses étudiants.[2]
Sa réticence à
écrire lui a ménagé beaucoup de loisir pour étudier et pour rencontrer en
dehors de la classe les étudiants intéressés à recevoir une formation
philosophique plus approfondie que celle, inévitablement rapide et limitée,
offerte par les cours de la faculté. Durant toute sa vie professionnelle, Mgr
s’est montré disponible pour ces rencontres informelles au domicile
d’étudiants où un ou plusieurs à la fois lui présentaient à l’infini toutes les
questions sur lesquelles ils butaient. C’est sous ce mode que pour ma part j’ai
reçu l’essentiel de ma formation. On pouvait en ces occasions découvrir combien
Mgr était loin d’un intellectuel désincarné et prenait plaisir,
après la séance proprement philosophique, à partager un bon repas et à se
distraire, en participant à une partie de cartes ou en suivant une bonne joute
de hockey, de baseball ou de football. Son objectivité transparaissait
jusque-là : il n’affichait aucun parti-pris nationaliste ou local, mais
souhaitait que gagne l’équipe qui montrait le meilleur jeu. On l’a aussi
connu dans des activités aussi étrangères à la philosophie et à la théologie
que la direction de chorale grégorienne et la pastorale des bûcherons.
Une fois
retraité, Mgr Dionne a vu sa santé décliner assez tôt. Il nous a
quittés le 14 mai 1980, à 70 ans.
Je ne trouve rien de mieux, pour faire apprécier l’aide reçue de Mgr
pour entreprendre sur un bon pied une vie intellectuelle, que de présenter
quelques enseignements qui lui tenaient à cœur.
Tant de
philosophes, à commencer par Platon, se sont trouvés mystifiés par le début de
la démarche intellectuelle. Que notre intelligence, en tout progrès, s’appuie
forcément sur ce qu’elle connaît déjà, a paru à Platon, puis à tant d’autres,
nécessiter au départ des connaissances innées. Ce
sophisme initial n’a jamais exercé d’attrait sur Mgr. Il avouait
l’ignorance absolue de l’intelligence humaine naissante et comprenait que le
sens lui suggère ses premières notions, lui dont chaque
opération n’en pré-requiert aucune.
Tant de
philosophes aussi, à l’inspiration de Descartes, ont méprisé toute connaissance
confuse, jusqu’à la tenir principale responsable de l’erreur. On ne trouvait
pas cet orgueil chez Mgr, disposé à respecter le besoin de nos sens,
et par conséquent de notre intelligence, de tout saisir d’abord globalement,
avant d’en atteindre le détail. L’imperfection de l’enfance, aimait-il à dire,
n’est pas un mal; elle ouvre le chemin obligé vers la perfection de l’âge
adulte. De même, assurait-il, l’imperfection de la connaissance confuse propose
à la perfection que constitue sa distinction une étape indispensable; elle en constitue
même le socle définitif. La connaissance distincte ne renie pas l’universelle;
elle s’y enracine et ne saurait s’en détacher sans virer en une confusion où
elle multiplierait les informations de détail sans conscience claire de leur
objet. Tel le juriste, au fait d’une infinité de lois particulières, mais
souvent sans notion claire de la nature du droit et de la loi. Tel le biologiste,
capable de décrire dans le détail le fonctionnement de l’œil, mais facilement
aveugle à ce qu’est la vue, la sensation, la connaissance, la vie.
Mgr ne se
contentait pas d’énoncer théoriquement ces deux principes d’ordre et de les
défendre contre tout innéisme et contre toute spécialisation précipitée. Il
les tournait en exigences pédagogiques. Tout enseignement, il en était
convaincu, n’apprend quoi que ce soit à qui que ce soit que dans la mesure où
il respecte ces deux ordres. Tous ses étudiants ont retenu cette conviction de
Mgr, ce leitmotiv de son enseignement, sous l’étiquette de manuductio. Notre intelligence est faible,
reconnaissait-il ; sur le chemin de la vérité, elle tombe facilement,
elle glisse aisément en erreur. Elle a besoin, comme
un enfant, d’être prise par la main et conduite à la vérité.
Dans sa faiblesse et sa
totale ignorance initiale, expliquait-il, notre intelligence a besoin que le
sens et l’appétit lui donnent la main. Si la culture ambiante n’a pas forcé en
elle des mœurs intellectuelles contraires, une intelligence reconnaît et
respecte naturellement ce besoin dans la voie de découverte. Mais dans la voie
d’enseignement, le maître doit consciemment user d’instruments pertinents pour
assurer cette double manuductio.
Pour que le sens conduise par
la main l’intelligence de son disciple, le maître doit s’imposer une présentation
concrète, multiplier les exemples et illustrations qui font apercevoir à
quoi de sensible, de déjà observé, ressemble l’objet plus intellectuel visé.
Le sens donne la main à l’intelligence dans la mesure aussi où les exemples
globaux précèdent ceux de détail, de façon que la raison marche au pas du sens,
qui perçoit lui-même d’abord confusément avant de le faire distinctement.
Cette préoccupation s’incarne jusque dans le vocabulaire, qui doit lui aussi
se faire concret, ne pas se hâter de devenir technique, user de mots familiers
à l’étudiant, liés à des objets sensibles.
L’appétit aussi, insistait Mgr, doit porter l’intelligence, pour qu’elle conçoive
avec vérité. Il est peu de choses qu’on pense de force, à quoi l’évidence
contraint d’adhérer, y serait-on réticent. Il faut en général
le vouloir pour se rallier à une vérité. Il le faut en tout cas pour la
confesser en paroles. Par
conséquent, le maître doit aussi, pour faire adopter chaque vérité, y intéresser
son disciple, la lui faire aimer et désirer. Ce besoin est satisfait dans la
mesure où le maître prend la peine d’étonner, de dénoncer la double ignorance,
de faire bien sentir les difficultés, de soutenir l’espoir de comprendre en
pourvoyant les outils d’évidence requis.
Ce rôle de pédagogue,
l’appétit sensible et la volonté le jouent très tôt dans la vie intellectuelle,
et le plus fortement à ses débuts. Une saine vie spéculative requiert une
volonté droite et une concupiscence qui se laisse ordonner par elle. Pas de
vie philosophique riche, autrement dit, sans racines en
une saine éducation ; sa privation laisse l’intelligence
quasi aveugle aux plus hautes vérités. C’est qu’en absence de criante évidence,
notre intelligence reconnaît plus facilement comme vrai ce qui plaît, d’où
l’importance que l’éducation, comme le souhaite Platon, habitue à prendre
plaisir au bien véritable et peine au mal véritable. La volonté exerce légitimement
pareille autorité sur la raison, du moins en attendant que celle-ci accède à
l’évidence, par le fait que la vérité est un bien, de sorte que vouloir correctement
le bien porte à adhérer au vrai.
Le besoin de manuductio englobe aussi celui d’une saine tradition, Mgr
en était sûr. Notre intelligence individuelle est trop faible pour découvrir
seule toute la vérité. C’est un autre aspect sous lequel « l’homme est par
nature un animal politique »[3]. La richesse d’une vie spéculative dépend
énormément de la chance de fréquenter dès le départ des maîtres authentiques,
eux-mêmes portés par une longue tradition de maîtres antérieurs. Mgr satisfaisait à cette exigence, lui qui goûtait
avec un émerveillement jamais lassé la solidité des enseignements d’Aristote
et de Thomas d’Aquin, et savait toujours puiser chez eux les textes capables
d’éclairer les problèmes les plus difficiles. Il se
laissait volontiers inspirer par ce que ses prédécesseurs avaient déjà
connu, obéissant ainsi à la propension naturellement dialectique de notre
intelligence, qui recourt couramment à l’endoxe, au
familier, à ce que sa nature la porte spontanément à penser, dont elle tire le
signe dans le fait que tous ou la plupart le pensent déjà ou l’admettraient
sans réticence. Nul n’accède à l’évidence scientifique sans jouer de ce ressort
dialectique.
Entre tous les sujets
auxquels Mgr a appliqué sa manuductio, le plus marquant a peut-être été sa présentation de la nature et du sujet
de la logique, au printemps 1975. Je vais en signaler brièvement les étapes,
en espérant que cette brièveté ne compromette pas trop la pédagogie dont Mgr
a usé. Illustrer par là la proportion que l’enseignement de la philosophie
doit respecter pour former sérieusement affiche une audace peut-être excessive.
Je m’y risque tout de même, comme à un argument a fortiori : si, même abrégée, la démarche de Mgr sur une matière
aussi abstraite y fait comprendre quelque chose, on goûtera la puissance
impressionnante de la manuductio pour éclairer
une intelligence, aussi difficile que soit le sujet.
Il faut d’abord rappeler que
Mgr ne voyait pas en la logique le tout de la méthode qui mène de
l’ignorance à la science. Il la situait comme la voie médiane parmi les trois
qui s’imposent à l’intelligence. Il nommait comme première le chemin inné commun
à tout apprentissage. Celui-ci implique, comme j’y ai fait allusion, l’amorce
et le soutien affectifs de l’étonnement, ainsi que quelques contraintes
naturelles d’ordre : du connu à l’inconnu, du facile au difficile, du
sensible à l’intelligible, du confus au distinct, de l’universel au
particulier, du semblable au différent, avec les étapes qui jalonnent le
parcours dialectique de la tradition à la découverte : recueil et examen
des positions endoxales, revue et solution des difficultés encore irrésolues.
Voilà un chemin pré-logique, inné, obligé, mais mieux suivi si on a pris
conscience de ses impératifs et qu’on les a intégrés en de saines mœurs
intellectuelles.
Il désignait comme troisième
voie, complément indispensable de la logique au moment d’accéder à une science,
la méthode propre de cette dernière. Comme Aristote, il ne croyait pas possible
de progresser sérieusement en la connaissance scientifique d’un objet, sans un
souci distinct pour l’apprentissage de la méthode à laquelle ce sujet
astreint.
Mgr comprenait la logique comme une voie médiane
entre ces deux ‘παιδείαι’ intellectuelles, l’une commune à tous les apprentissages,
l’autre propre à chaque science,[5] et considérait rarissime que des auteurs en
identifient exactement le sujet. Il employa tout le printemps 1975 à y amener
ses étudiants.
Une touche permanente de
l’enseignement de Mgr Dionne consistait à emprunter à saint Thomas, à
Aristote ou à quelque autre maître les outils de sa manuductio. Il faut, disait-il, cueillir à saint Thomas comme
à un arbre. Les fruits susceptibles de nourrir ne se trouvent pas tous à la
même branche, mais dispersés entre toutes. De même, saint Thomas offre généralement
des considérations précieuses sur tout sujet de réflexion, mais souvent où
on ne les attendrait pas. Durant ce trimestre, Mgr sollicita des sources fort inattendues : un recoin du Commentaire sur les Sentences et l’opuscule De l’être et de l’essence, deux textes auxquels personne ne songerait pour
éclairer le sujet de la logique. Leur lecture et commentaire en a pourtant
progressivement clarifié la définition. On a peu à peu compris que ce sujet
est…
Définir quoi que ce soit
force d’abord à repérer à quoi il ressemble et, du fait même, à l’opposer à
quoi il ne ressemble pas. Seulement ensuite, en marquant sa différence avec son
congénère, peut-on délimiter ses justes contours.
À quoi ressemble la logique,
et en quoi lui ressemble-t-elle ? C’est à quelques lignes cachées au cœur
du Commentaire des
Sentences que Mgr l’a demandé. Bien cachées elles étaient, car le
texte qui les recèle concerne tout autre chose : saint Thomas y justifie
la division du mal en peine et faute, trois entités sans rapport à la logique. Au
surplus, ces lignes introduisent la réponse à une cinquième objection !
Passio potest sumi
dupliciter: vel quantum ad naturam rei, prout logicus et naturalis passionem
considerat…; vel quantum ad modum significandi, prout grammaticus considerat,
et sic illud passive dicitur quod a verbo passivo derivatur.[6]
Mgr
tenait à citer saint Thomas dans l’original latin. Difficulté inutile, objectaient
certains; accroc à la sacrosainte manuductio, reprochaient d’autres.
Tout au contraire, il obligeait l’étudiant à la fréquentation directe du texte;
il lui rendait sensible le caractère concret de l’écriture du maître, qu’une
traduction voile le plus souvent. Il entendait venir à bout de la crainte irrationnelle
qui porte tant d’étudiants à lire un vulgarisateur, de préférence à saint Thomas
même. Quitte à traduire et expliquer au fur et à mesure. Revoici donc en français l’étonnante citation :
La
passion peut intéresser sous deux angles : on porte attention à sa nature, comme font le logicien et le naturaliste…, ou à la façon de la signifier, comme fait le grammairien, ce qui
fait concevoir comme passion ce qu’on exprime à la voix passive.[7]
Qu’assigne à la
logique ce texte comme congénère? Et de quoi les distingue-t-il? Certaines
peines, disait l’objection, ne sont pas des passions, mais de simples
privations; il n’y a donc pas lieu de distinguer tout mal en faute,
c’est-à-dire action, et peine, c’est-à-dire passion. Pour
répondre, saint Thomas distingue deux regards sur la passion : celui qui
vise sa réalité et celui qui s’inspire de la manière de la signifier. Mgr s’émerveillait de
voir à cette occasion associer logique et physique[8], opposées ensemble à la grammaire.
Quel mirum !, s’exclame-t-il : saint Thomas
range la logique avec la physique, plutôt qu’avec la grammaire, comme on
aurait spontanément tendance à le faire. À quoi ressemble la logique? À la
physique! Son intérêt vise la nature de la chose considérée, tandis que la
grammaire regarde et qualifie toute chose selon la manière de la signifier. À
regarder la passion d’après ce qu’elle est, toute peine ne sera pas passion. À
porter attention par contre au fait qu’elle se signifie par un verbe au
passif, comme être
puni, toute peine prend allure de
passion. Il ne faut pas attendre du grammairien une idée juste de la nature
des choses : il signifie souvent une réalité active avec la voie passive
et une réalité passive avec la voie active, une réalité sans genre avec un nom
masculin ou féminin. En somme, le grammairien ne se fait pas faute de fonder le
mode de signifier en de pures fictions. Il engage par exemple la personne
pour signifier le sujet des verbes : il considère comme 1ère, 2e
ou 3e personne le sujet d’un verbe selon qu’il parle, qu’on lui
parle ou qu’on en parle, sans se préoccuper que ce sujet soit de fait ou non
une personne.
Quaelibet
res demonstrabilis, grammatice loquendo, persona dici potest, licet secundum
rei naturam non sit persona. – Toute chose démontrable, à parler en grammairien, peut se traiter
de personne, même si elle n’en est pas une, en sa nature.[9]
On ne peut
mieux manifester la parenté étonnante entre logique et physique, relève Mgr,
qu’en les opposant ainsi à la grammaire. Ni le naturaliste ni le logicien ne
se donnent la liberté du grammairien ; c’est la réalité qui fonde leurs
propos, ils ne peuvent les en dissocier. Comme le naturaliste, le logicien
montre un respect scrupuleux des natures dont il parle. Aussi aide-t-il éventuellement
le métaphysicien à concevoir adéquatement la nature de l’être, comme on voit
Aristote en traiter modo logico en sa métaphysique.
Tout le livre VII
manifeste d’une certaine façon la substance en s’appuyant sur la logique. Or
la logique ne pourrait pas être ainsi principe de manifestation de la
substance, si elle n’avait que des chimères pour objet.[10]
Certes, Mgr en était pleinement conscient, cette assimilation
de la logique à la physique évoque facilement l’avertissement de Platon :
Pour notre sécurité,
ce qui est par-dessus tout nécessaire, c’est de monter bonne garde autour des
ressemblances, car c’est un genre extrêmement glissant.[11]
C’est que la
ressemblance rapproche des entités de natures différentes.
Le plus souvent, elle porte sur un aspect assez accidentel. Mais ici, elle
touche un aspect fondamental des deux disciplines. Et c’est un trait incontournable
de notre intelligence qu’elle ne rejoint des différences qu’en prenant racine
dans des ressemblances, puisqu’elle procède du confus au distinct. Mgr
y insiste tout au long du trimestre : apercevoir la ressemblance qui lie
la logique à la physique est indispensable pour en saisir le sujet en son
fondement, de nécessité aussi pour en saisir la fin. Certes, malgré cet objet
commun, les deux disciplines se distinguent radicalement et il faudra manifester
leur différence pour délimiter clairement le sujet de la logique. Mais saisir
d’abord leur ressemblance est primordial. À défaut, on risque fort, comme le
logicien récent, de réduire ce sujet à une chimère, à une fiction encore plus
éloignée de la réalité que ne l’est le mode de la signifier défini par le
grammairien.
Malgré
l’étonnement, peut-être même la stupéfaction, que provoque l’assimilation de
la logique à la physique, il faut pleinement prendre conscience que de fait,
comme la physique, la logique considère le réel et ne peut s’en détacher.
On s’en convaincra en considérant attentivement le rapport entre logique et
raison. La logique dirige la raison et, pour ce faire, en étudie les œuvres.
Car en un sens la raison produit des œuvres qui se laissent distinguer de ses
opérations.
Sicut
in actibus exterioribus est considerare operationem et operatum, puta
aedificationem et aedificatum; ita in operibus rationis est considerare ipsum
actum rationis, qui est intelligere et ratiocinari, et aliquid per huiusmodi
actum constitutum. – Lors d’activités extérieures, il y lieu de
discerner entre opération et œuvre, par exemple entre édification et édifice.
Il faut de même discerner entre l’acte même de la raison : intelliger et
raisonner, et une certaine œuvre qui en résulte.[12]
Quelle est ou,
mieux, car elles sont multiples, quelles sont ces œuvres ? L’universel,
l’attribution, la définition, l’énonciation, le raisonnement, la démonstration,
l’attaque, l’enthymème, le sophisme, pour ne nommer que les principales.
Comme voilà son sujet d’étude, conclut Mgr, « il s’ensuit une
parfaite subordination de la logique à la raison »[13] et même, renchérit-il, « une
subordination de la logique à la physique »[14]. Impossible, autrement, que la logique
coopère avec la raison, tout comme la médecine ne pourrait coopérer avec la
nature si elle ne se subordonnait à la biologie. Médecine et logique agissent
comme ‘ministri naturae’. La logique, affirme saint Thomas, « ministrat
speculationi sua instrumenta »[15]. Or « la raison spéculative,
rappelle Mgr, est mesurée par les choses »[16].
La conception
qu’on se fait de la logique, par suite, dépend tout à fait de celle qu’on se
fait de la raison, élabore Mgr. Kant imagine une logique ‘transcendantale’,
c’est-à-dire en totale abstraction du contenu de la connaissance. C’est qu’à
l’issue de la critique qu’il fait de la raison, il ne lui reconnaît pas la
compétence de se représenter la réalité comme elle est. Plutôt, il ne reconnaît
pas à la réalité de mesurer la vérité de l’intelligence. Qualifiant sa conception
de révolution copernicienne, il prétend absurdement qu’au contraire ce sont
les choses qui doivent se conformer à la représentation que la raison en
élabore. Hegel surenchérit, qui se construit une ‘Grande Logique’, considérant
que tout procède de la raison toute nue, sans aucune mesure imposée à elle par
quelque réalité extérieure. Un peu leur héritier, le logicien symbolique
conçoit l’activité intellectuelle à l’instar d’un calcul. Il croit pouvoir
construire une logique purement formelle, entièrement abstraite de l’objet
connu. Aristote voit la logique de manière plus réaliste, du fait de concevoir
la raison spéculative toute ordonnée à la représentation conforme d’une réalité
indépendante d’elle. La logique capable de diriger pareille raison devra
elle-même se laisser mesurer par la réalité pour connaître laquelle elle a rôle
d’administrer les instruments adéquats. « C’est en revenant sur l’acte
de la raison que l’homme a découvert la logique »[17], comme c’est en
revenant sur l’activité de la main qu’il a élaboré les arts manuels. Aussi distante reste-t-elle de la
grammaire, avec laquelle on risque pourtant de la confondre, à l’occasion de
certaine considération qu’elle fait, par exemple du nom et du verbe, la logique
véritable s’éloigne davantage de la logique symbolique, qui se prétend encore
plus libre de la réalité et pleinement autorisée d’user de fiction pour
représenter énonciation et raisonnement.
Voilà donc une
première lumière sur le sujet de la logique : il s’agit de la réalité qui
s’offre à notre connaissance, il s’agit de l’essence des choses. Mais de…
Comme le naturaliste, donc,
le logicien se propose comme sujet l’essence des choses naturelles. Il ne
devra jamais l’oublier, sous peine que sa considération enfante une
contrefaçon de la logique. Cependant, faut-il maintenant se mettre à préciser,
il s’intéresse à cette essence autrement que ne le fait le naturaliste. C’est
en lisant et commentant l’opuscule De ente et essentia que Mgr s’est attelé à
clarifier cette importante différence. Dans ce court traité, saint Thomas
éclaire pour sa part la considération naturelle de l’essence en l’opposant à
sa considération logique.
Quid
nomine essentiae et entis significetur et quomodo in diversis inveniatur et
quomodo se habeat ad intentiones logicas, scilicet genus, speciem et
differentiam ? – Que
signifient les noms d’essence et d’être, et comment cela se rapporte-t-il aux intentions
logiques de genre, espèce et différence ?[18]
C’est ce qui a
permis à Mgr, en inversant la procédure, de trouver là de quoi
élucider la considération logique en la confrontant à la considération naturelle.
L’élucidation commence en confrontant des sujets d’intérêt physique : la
matière et la forme qui composent l’essence des êtres naturels, avec les intentions
logiques dégagées sous leur inspiration : le genre et la différence qui
la définissent. Cette considération de sujets particuliers de la logique
apporte une première précision à notre définition du sujet de la logique. Il
faut soigneusement éviter d’assimiler le genre à la matière et la différence à
la forme, bien que les seconds se tirent des premières. En fait…
Genus
sumitur ex materia, quamvis non sit materia… Differentia vero e converso est
sicut quaedam denominatio a forma determinate sumpta. – Le genre se tire de la matière,
bien qu’il ne soit pas la matière… La différence, quant à elle, est
inversement une dénomination tirée de la forme déterminée.[19]
Comment
comprendre leur distinction et en quoi contribue-t-elle à mieux apercevoir le
sujet de la logique? Avant d’en arriver là, saint Thomas avait manifesté
comment distinguer entre la matière qui fait l’individu et celle qui, faisant
la nature universelle, entre dans sa définition : c’est par leur degré de
détermination. La matière de l’individu, de Socrate par exemple, est toute
déterminée, jusqu’à la désignation en elle de trois dimensions précises, qui
font qualifier la matière individuelle de ‘signata’, toute désignée.
La détermination de sa nature universelle, l’homme, ne descend pas jusqu’à
cette désignation précise. « Essentia hominis et essentia Socratis non
differunt nisi secundum signatum et non signatum. – L’essence de l’homme
et celle de Socrate ne diffèrent que du fait d’être désignées ou non. »[20] Saint Thomas rapproche de cette
distinction celle à saisir entre genre et espèce : on trouve plus de
détermination en la seconde qu’en le premier. Leur mode de détermination
diffère néanmoins de manière importante. « Sic etiam essentia
generis et essentia speciei secundum signatum et non signatum differunt,
quamvis alius modus designationis sit utrobique. – C’est de même aussi
que l’essence du genre et celle de l’espèce diffèrent : du fait de comporter
ou non désignation; cependant, un mode différent de désignation intervient en
chaque cas. »[21] On descend de l’espèce à l’individu
en assignant des dimensions exactes à sa matière; mais du genre à l’espèce par
la différence qui la constitue, tirée de la forme concernée.
Designatio
individui respectu speciei est per materiam determinatam dimensionibus;
designatio autem speciei respectu generis est per differentiam constitutivam,
quae ex forma rei sequitur. – La détermination de l’individu par rapport à son espèce tient à ce
que sa matière reçoive des dimensions exactes, tandis que celle de l’espèce en
rapport à son genre passe par une différence constitutive découlant de la
forme concernée.[22]
Or voici la
distinction capitale à appréhender : alors que la matière et la forme qui
requièrent l’attention du naturaliste représentent des parties intégrantes de
la nature qu’il cherche à connaître, le genre et la différence, eux, n’en sont
pas pour l’espèce qu’ils constituent.
Haec autem
determinatio vel designatio, quae est in specie respectu generis, non est per
aliquid in essentia speciei existens, quod nullo modo in essentia generis sit;
imo quidquid est in specie, est etiam in genere ut non determinatum. – La détermination ou désignation
qu’on trouve en l’espèce en regard du genre ne se doit pas à quoi que ce soit
dans l’essence de l’espèce qui serait absent de l’essence du genre. Bien au
contraire, tout ce qui se trouve en l’espèce se trouve aussi dans le genre,
bien que sans y être précisé.[23]
On en trouve la
confirmation dans la façon spontanée dont on formule l’attribution qui rend
compte du jugement porté sur la nature des choses. ‘L’homme est
animal’, dit-on avec justesse, ce qu’on ne pourrait faire, si l’animal n’était
qu’une partie de l’homme. Une partie intégrante ne s’identifie pas à son tout.
Si enim
animal non esset totum quod est homo, sed pars ejus, non praedicaretur de eo;
cum nulla pars integrale praedicetur de suo toto. – Si l’animal n’était pas tout ce que l’homme
est, mais seulement l’une de ses parties, on ne pourrait le lui attribuer; car
la partie intégrante ne s’attribue pas à son tout.[24]
Le défaut de saisir
ce nouveau rapport entre partie et tout que présente le tout universel ferait
confondre genre et matière, différence et forme. Voilà, souligne Mgr,
une distinction absolument fondamentale en logique : le tout intégral et
sa partie d’une part, le tout universel et sa partie subjective, par ailleurs.
Le tout intégral, c’est par exemple l’homme, composé d’un corps et
d’une âme; c’est encore l’énonciation, composée du nom et du verbe. Le
tout universel, c’est l’animal, attribué à ses parties subjectives,
l’homme, le cheval, le chien. En ce second cas, tout et partie s’assimilent.
Chacun est identique à l’autre, si ce n’est qu’en ladite partie, le tout se
trouve plus complètement déterminé. « Le genre n’est pas une partie
intégrante, c’est un tout, mais un tout qui comporte indétermination. »[25] La distinction est difficile à
appréhender. Saint Thomas y aide avec l’exemple concret du corps, qui, selon
le contexte, se fait tantôt partie intégrante du vivant, tantôt son genre.
Hoc autem
quomodo contingat, videri potest, si inspiciatur qualiter differat corpus
secundum quod ponitur pars animalis, et secundum quod ponitur genus; non enim
potest dici eo modo esse genus, quo est pars integralis. – Comment cela se produit, on le
verra à examiner comment le corps diffère comme partie d’animal et comme
genre; on ne peut en effet le déclarer genre de la façon dont il est partie intégrante.[26]
Le corps
s’appréhende comme la partie d’un tout intégral quand il se comprend comme
entité susceptible de trois dimensions sans ouvrir sa signification à aucune
autre perfection. Tout ajout d’être – vie, sensation, intellection – serait
distinct de lui, éventuel supplément d’une troisième entité, d’un tout qu’ils
formeraient ensemble : vivant, animal, homme.
Potest
ergo hoc nomen ‘corpus’ significare rem quamdam quae habet talem formam, ex
qua sequitur in ipsa designabilitas trium dimensionun cum praecisione, ut
scilicet ex illa forma nulla ulterior perfectio sequatur, sed, si aliquid aliud
superadditur, sit praeter significationem corporis sic dicti; et hoc modo
corpus erit integralis et materialis pars animalis : quia sic anima erit
praeter id quod significatum est nomine corporis, et erit superveniens ipsi
corpori, ita quod ex ipsis duobus, scilicet ex anima et corpore, sicut ex
partibus, constituitur animal. – Le nom ‘corps’ peut signifier une entité de telle forme que
s’ensuive exclusivement en elle la désignabilité de trois dimensions :
aucune perfection ultérieure n’accompagne pareille forme et toute autre qui
s’y ajouterait resterait extérieure au sens du corps ainsi appréhendé. En ce
sens, le corps sera une partie intégrante et matérielle de l’animal, par
exemple, car ainsi l’âme restera en dehors de sa signification et s’ajoutera
au corps de façon que des deux, de l’âme et du corps, l’animal se constitue
comme de ses parties.[27]
De même, ajoute
Mgr, « nom et verbe forment l’énonciation, âme et corps
constituent l’homme; mais l’énonciation n’est ni nom ni verbe, et l’homme n’est
ni corps ni âme; l’homme se constitue de corps et d’âme comme de deux parties
dont aucune n’est tout l’homme »[28]. À l’opposé, le corps se conçoit
comme entité apte à se déployer en trois dimensions, mais sans préciser
l’ouverture ou la fermeture de cette forme à quelque autre perfection. Le
corps n’est plus alors une partie de l’animal, mais son genre : car l’animal
ne comporte aucune perfection qui soit absente du corps qu’il est.
Non enim
anima est alia forma ab illa, per quam in re illa poterant designari tres
dimensiones: et ideo, quando dicebatur quod « corpus est quod habet talem
formam, ex qua possunt tres dimensiones designari in eo », intelligebatur
quaecumque forma esset illa, sive animalitas, sive lapideitas, sive quaecumque
alia forma. Et sic forma animalis implicite in corpore, sive in corporis forma,
continetur, prout corpus est genus ejus. – Son âme ne représente pas pour une entité
une autre forme que celle qui permet de désigner en elle trois dimensions.
Aussi, quand on disait que « le corps est ce qui a telle forme qui permet
d’y désigner trois dimensions », on sous-entendait “quelle qu’en soit la forme,
qu’il s’agisse d’animalité, de lapidéité ou de toute autre”. De la sorte, la
forme d’animal se trouve implicitement contenue dans le corps, ou dans la
forme de corps, dans la mesure où le corps est son genre.[29]
Il faut dire la
même chose de l’animal, dans sa relation à l’homme. Il est partie intégrante de
l’homme, s’il signifie un être capable de sentir et de se déplacer, à
l’exclusion de toute autre faculté; mais il est genre de l’homme, si plutôt il
signifie cet être sans exclure aucune forme susceptible de le faire tel,
« s’agisse-t-il d’une âme seulement sensible ou d’une âme à la fois sensible
et rationnelle »[30]. L’animal « ainsi conçu comme
genre signifie, sans le préciser en détail, tout ce qui se retrouve en son
espèce »[31], l’homme; « il n’en signifie
pas seulement la matière »[32].
On tient là une
caractéristique inaliénable du sujet logique, de la notion à laquelle
s’intéresse le logicien. On a aperçu plus haut que son sujet est la réalité,
que c’est sa nature. On apprend ici qu’il s’agit de cette nature regardée
comme un tout, non comme la partie de quoi que ce soit. Qui ne le saisit
pas ne comprend rien à l’essence de l’attribution et se perdra à débattre s’il
faut l’interpréter en compréhension ou en extension. Le De ente
initie là-dessus une induction, en étendant ces caractéristiques du genre à la
différence, à l’espèce, à la définition, à toute nature conçue universellement.
Similiter
etiam differentia significat totum et non significat formam tantum; et etiam
definitio significat totum et etiam species. – La différence, pareillement, signifie le
tout et non seulement une partie; il en va ainsi également de la définition et
de l’espèce.[33]
Chacune de ces
intentions logiques vise le tout de l’être qu’elle représente; elles ne se
distinguent que par ce qu’elles ont d’explicite et d’implicite. Le genre est
plus explicite sur la matière, la différence sur la forme, l’espèce sur ni
l’une ni l’autre, la définition sur les deux.
Genus
significat totum ut quaedam denominatio determinans id quod est materiale in
re sine determinatione propriae formae; unde genus sumitur a materia, quamvis
non sit materia; unde patet quod corpus dicitur ex hoc quod habet talem
perfectionem ut possint in eo designari tres dimensiones : quae quidem
perfectio est ut materialiter se habens ad ulteriorem perfectionem.
Differentia vero e converso est sicut quaedam determinatio a forma determinata
sumpta praeter hoc quod de primo intellectu eius sit materia determinata; ut
patet cum dicitur ‘animatum’, scilicet illud quod habet animam : non determinatur
quid sit, utrum corpus vel aliquid aliud… Sed definitio sive species comprehendit
utrumque, scilicet determinatam materiam quam designet nomen generis et
determinatam formam quam designat nomen differentiae. – Le genre signifie le tout à
titre de dénomination précisant ce que la chose comporte de matériel, mais non
sa forme propre. Aussi le corps se dit-il du fait de prêter à la désignation
de trois dimensions, une perfection offrant matière à perfection ultérieure. La
différence, inversement, implique précision tirée d’une forme déterminée, sans
inclure en son premier concept la précision d’une matière déterminée. Cela
appert avec ‘animé’ : il s’agit de ce qui possède une âme, sans précision
de ce qu’est ce sujet, qu’il s’agisse d’un corps ou de quoi que ce soit
d’autre… La définition, ainsi que l’espèce, comprend les deux : une
matière déterminée, que désigne le nom du genre et une forme déterminée, que
désigne le nom de la différence.[34]
Apparaît ainsi
le rapport respectif du genre, de l’espèce et des différences à la matière, à
la forme et à leur composé, impliqué par une nature, sans qu’ils s’y assimilent
exactement : « Le genre n’est pas la matière, mais s’en tire pour
signifier le tout; de même, la différence n’est pas la forme, mais s’en tire
pour signifier le tout »[35]. C’est ce qui contraint à
identifier l’homme à l’animal rationnel, plutôt qu’à le dire constitué de
l’animal et du rationnel, alors qu’on pouvait bien le regarder comme une
troisième entité composée d’âme et de corps sans qu’il ne soit ni l’un ni
l’autre.
Saint Thomas se
sert principalement de l’attribution logique pour manifester l’essence des
substances composées. En retour, il fournit une aide précieuse à qui cherche,
partant inversement de cette essence, à saisir la nature de l’attribution.
Quia autem
cui convenit ratio generis, speciei vel differentiae, praedicatur de hoc
singulari signato, impossibile est quod ratio generis vel speciei vel
differentiae conveniat essentiae secundum quod per modum partis significatur,
ut nomine humanitatis vel animalitatis. – Ce qui admet la nature de genre, d’espèce ou de différence s’attribue à
tel singulier désigné. Par conséquent, la notion de genre, d’espèce ou de
différence ne peut pas convenir à l’essence pour autant que signifiée sous mode
de partie, comme avec les noms humanité et animalité.[36]
Nous instituons
spontanément des noms concrets et des noms abstraits pour distinguer ces deux
modes de signification. Quand nous visons la nature animale comme partie de la
nature humaine, et celle-ci comme partie de l’individu, nous parlons d’animalité
et d’humanité. Tandis que lorsque nous signifions le tout de l’être
concerné, nous parlons d’animal et d’homme.
Essentiam
hominis significat hoc nomen homo et hoc nomen humanitas, sed diversimode, ut
dictum est : quia hoc nomen homo significat eam ut totum, in quantum
scilicet non praecidit designationem materiae, sed implicite continet eam et
indistincte, sicut dictum est quod genus continet differentiam, et ideo
praedicatur hoc nomen homo de individuis; sed hoc nomen humanitas significat
eam ut partem, quia non continet in sua significatione nisi id quod est
hominis in quantum est homo, et praecidit omnem designationem materiae, unde de
individuis hominis non praedicatur. – Les noms homme et humanité
signifient l’essence de l’homme, mais différemment. Homme la signifie
comme tout, du fait de ne pas exclure la désignation de la matière, qu’il
contient toutefois implicitement et indistinctement, comme on a dit que le
genre contient la différence. Aussi homme s’attribue-t-il aux
individus. Par contre, humanité la signifie comme une partie, du fait
de ne contenir en sa signification que ce qui appartient à l’homme du fait
d’en être un et d’exclure toute désignation de matière. Aussi ne
s’attribue-t-il pas aux individus humains.[37]
On trouve,
signale Mgr, la même doctrine exposée plus brièvement dans la Métaphysique
et en son commentaire. Le genre, y réitère saint Thomas, n’exclut pas ses
espèces. « Pas d’animal qui ne soit ni homme, ni bœuf, ni quelque autre
entité de la sorte. »[38] À moins de le prendre non comme
genre, mais comme matière, car la même chose a parfois occasion de se prendre
d’une manière comme de l’autre. « La voix, par exemple, se donne comme le
genre des lettres et en procure la matière. Leur genre, évidemment, puisque ce
sont des différences ajoutées à la voix qui déterminent les espèces des voix
articulées. Leur matière aussi, tout aussi évidemment, puisque c’est avec la
voix qu’on produit les éléments, c’est-à-dire les lettres, comme issues de leur
matière.[39]
Comme dans le De
ente, saint Thomas précise alors que c’est à la prendre autrement que la
même chose intervient ou comme genre ou comme matière.
Materia
enim est pars integralis rei, et ideo de re praedicari non potest. Non enim
potest dici quod homo sit caro et os. Genus autem praedicatur de specie. Unde
oportet quod significet aliquo modo totum. – La matière est une partie intégrante de la
chose; aussi ne s’y peut-elle pas attribuer : on ne peut dire que l’homme
soit chair et os. Le genre, lui, s’attribue à l’espèce; aussi doit-il de
quelque manière signifier le tout.[40]
L’exemple du
corps revient aussi en ce lieu.
Corpus
enim potest accipi, et ut materia animalis, et ut genus. Si enim in intellectu
corporis intelligatur substantia completa ultima forma, habens in se tres
dimensiones, sic corpus est genus, et species eius erunt substantiae perfectae
per has ultimas formas determinatas, sicut per formam auri, vel argenti, aut
olivae, aut hominis. Si vero in intellectu corporis non accipiatur nisi hoc,
quod est habens tres dimensiones cum aptitudine ad formam ultimam, sic corpus
est materia. – Le
corps peut se prendre tant comme matière que comme genre de l’animal. Si son
concept inclut une substance complétée jusqu’à sa forme ultime présentant trois
dimensions, le voilà un genre et ses espèces seront les substances que parfont
d’éventuelles formes ultimes déterminées, celle de l’or, de l’argent, de
l’olivier ou de l’homme. Mais si son concept n’admet que ce qui présente trois
dimensions, avec une aptitude à quelque forme ultime, alors le voilà matière.[41]
Il reprend
ensuite l’exemple de la voix pour lui apporter les mêmes considérations,
concluant pour finir que le genre ne peut se trouver hors de toute espèce,
tandis que la matière, elle, peut bien se trouver sans avoir encore reçu de
forme qui la fasse partie d’un tout.
Vox,
secundum quod est genus, non potest esse sine speciebus. Non enim potest esse
sonus formatus, quin aliquem determinatam formam habeat huius vel illius
literae. Sed si omnino careret forma literali prout est materia, sic
inveniretur sine literis, sicut aes invenitur absque his quae fiunt ex aere. – La voix, en tant que genre, ne
peut se trouver sans espèces : il ne peut y avoir de son articulé qui ne
présente la forme de telle ou telle lettre. Cependant, si, en tant que matière,
elle manquait tout à fait de forme articulée, on la trouverait alors sans
lettres formées, comme l’airain peut se trouver sans qu’on en ait produit quoi
que ce soit.[42]
Dans la
recherche en cours d’une indication claire du sujet de la logique, souligne Mgr
à grands traits, « on doit retenir cette opposition irréductible entre
parties intégrantes et universelles »[43]. Le logicien ordonne toute sa réflexion
à la découverte et à l’expression de la vérité, à une réalité représentée en
conformité à son être. Or tout cet effort réside en une ordonnance des concepts
que la réalité suggère naturellement à l’intelligence. Ordonnance où cette
dernière traduit l’aptitude de ces concepts à représenter dûment les réalités
conçues, ce qu’elle fait moyennant énonciation, laquelle compose des notions
universelles en les attribuant les unes aux autres, soit en vertu d’une
évidence immédiate, soit en vertu d’une conséquence qu’obligent des énonciations
antérieures. Aussi n’y a-t-il rien à comprendre du raisonnement et des énonciations
qu’il met en jeu, si on ne voit d’abord que leur sujet est, comme on vient de
le décrire, l’essence même des choses réelles, conçue comme leur
tout, ce qu’implique de les qualifier d’universelles. « Le tout
universel, déclare Mgr, permet l’attribution »[44], l’assimilation parfaite de
l’attribut au sujet, tandis que « la partie intégrante, non »[45]. Mgr s’émerveille de la
lumière que cette déclaration jette sur la nature de la logique. « C’est
énorme, cela, au point de vue logique! »[46]
Il ne s’agit
pas d’exclure de la logique toute allusion à des parties intégrantes. On s’y
intéresse aux parties intégrantes de la définition : le genre et la
différence; à celles de l’énonciation : le nom et le verbe; à celles du
raisonnement : les prémisses majeure et mineure, les termes majeur,
mineur et moyen. Mais jamais ces sujets d’intérêts ne s’attribueront à leurs
parties intégrantes, ni inversement; et toujours ce seront leurs genres et
leurs différences qu’il faudra leur attribuer pour les définir : la
définition n’est ni genre ni différence; l’énonciation n’est ni nom ni verbe;
le raisonnement n’est ni prémisse, ni conclusion, ni terme. Ils sont tous ‘oratio’,
phrase[47], intelligence complexe, avec appel
de différences : phrase ‘signifiant la quiddité’, phrase ‘signifiant la
vérité ou la fausseté’, phrase ‘signifiant la conséquence nécessaire de vérité
connue à vérité inconnue’.
Il est capital
ici de saisir que le sujet de la logique est l’essence des choses réelles, mais
conçue comme le tout de la chose, sans fermeture sur elle-même susceptible
d’empêcher la hiérarchie et l’ordre proprement logique.[48]
Il faut
préciser davantage et le De ente va encore y aider, en poursuivant
l’éclairage de l’essence de la substance composée grâce, toujours, à sa confrontation
avec des notions logiques. On suit ainsi un chemin plutôt long, convient Mgr,
pour amener une définition généralement donnée en une phrase. Néanmoins, explique-t-il,
voilà peut-être la seule façon de faire nettement comprendre que le sujet de
la logique n’est pas chimère ou fiction, mais réside dans l’essence même des
choses et constitue à proprement parler un objet de science.[49]
Il faut écarter
d’emblée une hypothèse que Platon favoriserait. Cette essence prise comme tout
que regarde le logicien, celui-ci ne la regarde pas comme extérieure aux
individus, lesquels constituent tout ce qu’il y a de réel. La logique ne se
propose pas comme sujet une essence en soi à chercher dans quelque champ
d’idées séparées.
Similiter
etiam non potest dici quod ratio generis vel speciei conveniat essentiae
secundum quod est quaedam res existens extra singularia, ut Platonici ponebant. – On ne peut soutenir, à la
manière des Platoniciens, que les concepts de genre ou d’espèce conviennent à
une essence qui constituerait une réalité existant en dehors des singuliers.[50]
« Voilà
qui est très intéressant, s’exclame Mgr, c’est une réfutation très
brève, très sommaire, des idées séparées »[51]. Notre preuve, poursuit-il, en est
notre expérience naturelle de l’attribution : « C’est l’individu qui
en est le premier sujet; pour cela, l’attribut ne peut consister en quelque
chose qui résiderait hors de lui »[52]. Rien d’étranger à lui ne contribue
en tant que tel à le représenter en ce qu’il est. Pareille supposition est de
soi absurde.
Sic genus
et species non praedicarentur de hoc individuo; non enim potest dici quod Socrates
sit hoc quod ab eo separatum est; nec separatum illud proficit in cognitione
hujus singularis.
– De la sorte, le genre et l’espèce ne s’attribueraient pas à tel individu; on
ne peut attribuer à Socrate ce qui en est séparé. En outre, pareille entité
séparée de lui ne peut servir à la connaissance de tel singulier.[53]
Prudemment, nous avons fait
deux pas importants dans l’identification du sujet de la logique. C’est, comme
en physique, l’essence des choses réelles, rien de fictif. Puis nous avons
précisé qu’il s’agit de cette essence, mais prise non comme partie du tout
qu’est la chose réelle ; prise plutôt comme toute cette chose réelle,
quoiqu’en en gardant de ses aspects indéterminés, sans toutefois les exclure.
Il s’agit de leur essence prise universellement, autrement dit.
Ratio
generis vel speciei conveniat essentiae, secundum quod significatur per
modum totius, ut in nomine hominis vel animalis, prout implicite et indistincte
continet totum hoc quod in individuo est. – Les concepts de genre, espèce et différence
conviennent à une essence signifiée comme un tout, comme dans le cas des noms
‘homme’ et ‘animal’, en tant qu’elle contient implicitement et indistinctement
tout ce qui se trouve en l’individu.[54]
Cependant,
toute considération de l’essence comme tout ne coïncide pas avec le sujet de
la logique. Circonscrire celle dont il s’agit passe par l’énumération de ses
considérations possibles. Saint Thomas passe par là lui aussi, dans son
intention inverse de distinguer celle qu’en font le naturaliste et le
métaphysicien de celle qu’en fait le logicien.
Il faut d’abord partager les
considérations absolue et relative. « Natura autem vel essentia sic
accepta potest dupliciter considerari. – La nature ou essence prise ainsi peut se regarder sous deux
angles. »[55]
C’est en elle-même,
absolument, que le naturaliste regarde l’essence, en totale abstraction de
propriétés qui pourraient s’y ajouter du fait de son existence réelle. C’est
elle qu’il travaille à définir au mieux, ce sont ses propriétés essentielles
et inaliénables qu’il veut découvrir. Sous cet angle, on se tromperait en lui
accolant quoi que ce soit qui ne la concerne pas en tant que telle.
Uno modo, secundum rationem
propriam, et haec est absoluta consideratio ipsius ; et hoc modo nihil est
verum de ea nisi quod conveniat sibi secundum quod huiusmodi: unde, quidquid
aliorum sibi attribuitur, falsa est attributio. – Une première considération possible s’intéresse
à sa conception propre ; c’en est une considération absolue. Sous cet
angle, rien n’en est vrai que ce qui lui convient en tant que telle ; par
suite, tout autre attribut qu’on lui assignerait ferait fausse l’attribution.[56]
Qu’est-ce qu’un
homme, considéré aussi absolument ? Un animal rationnel, capable de
rire, doté d’une âme immortelle. Lui attribuer sous cet angle quoi que ce soit
qui sorte de sa définition ou des propriétés qui en découlent immédiatement,
c’est parler faussement. Le dire blanc ou noir, par exemple, français ou
canadien, le traiter d’individu ou d’espèce, tout cela excède sa nature.
L’homme n’est pas tel en tant qu’homme; la preuve en est qu’il est tantôt l’un
tantôt l’autre, selon les aléas de son existence.
Quodcumque
quod non est de ratione humanitatis, non convenit homini in eo quod est homo.
Unde si quaeratur utrum ista natura possit dici una vel plures, neutrum
concedendum est: quia utrumque est extra intellectum humanitatis, et utrumque
potest sibi accidere. Si enim pluralitas esset de ratione eius, numquam posset
esse una, cum tamen una sit secundum quod est in Socrate. Similiter, si unitas
esset de intellectu et ratione eius, tunc esset una et eadem natura Socratis et
Platonis nec posset in pluribus plurificari. – Rien de ce qui déborde le concept d’humanité ne convient à l’homme en
tant qu’homme. À qui demande si cette nature doit se dire une ou multiple, on
ne doit concéder ni l’un ni l’autre. Les deux débordent le concept d’humanité
et les deux peuvent lui échoir. Si c’était la pluralité qui lui appartenait,
cette nature ne pourrait pas être unique, comme elle l’est en Socrate. Pareillement,
si l’unité s’attachait à son concept, la nature de Socrate et celle de Platon
n’en seraient qu’une et la nature humaine ne pourrait se diversifier en
plusieurs individus.[57]
L’orateur,
l’avocat, le médecin jettent un regard différent sur l’homme. Ils se font plus
concrets. Ils s’intéressent à ce que devient l’homme en son existence. Tout ce
que le naturaliste a découvert de l’homme reste vrai pour eux, mais leur
intérêt se porte plus volontiers à des accidents qui s’accolent à lui en son
existence réelle. L’homme qui attire leur attention est une personne, il est
blanc, coupable, malade, ou non, selon le sujet qu’ils rencontrent. Voilà une
considération relative de l’essence, relative à son existence dans la réalité
extérieure.
Alio modo
consideratur, secundum quod habet esse in hoc vel in illo: et sic de ipsa
aliquid praedicatur per accidens, ratione eius in quo est, sicut dicitur quod
homo est albus, quia Socrates est albus, quamvis hoc non conveniat homini in eo
quod est homo. –
L’autre considération vise ce que l’essence considérée comporte en tel ou tel
sujet. Les attributs qu’on lui reconnaît alors s’assignent à elle par accident,
en raison du sujet où elle se réalise. C’est ainsi qu’on reconnaît l’homme
comme blanc, du fait que Socrate le soit, même si cet attribut ne convient pas
à l’homme en ce qu’il est homme.[58]
Le logicien ne
porte sur les essences ni ce regard absolu du naturaliste, ni ce regard de
l’avocat, de l’homme politique, du médecin, de l’historien, relatif à ce que
l’existence réelle en fait. Il leur applique lui aussi une considération
relative, relative aussi à leur existence, mais à leur existence en l’intelligence,
à cette existence nouvelle qu’elles acquièrent en renaissant en l’intelligence
comme connues. Chaque essence est ainsi susceptible d’une double existence,
l’une comme individu réel, l’autre comme conçue par une intelligence qui se la
représente. Et cette seconde existence va elle aussi lui valoir de nouvelles
propriétés accidentelles, surajoutées à l’essence prise absolument.
Haec autem
natura habet duplex esse: unum in singularibus, aliud in anima; et secundum
utrumque, consequuntur dictam naturam accidentia. – Chaque nature est susceptible d’une double
existence : l’une en des singuliers, l’autre en l’âme; et selon chaque
existence s’y attacheront divers accidents.[59]
« Le voilà
enfin bien clairement, le sujet de la logique : c’est l’essence ‘prout
habet esse in anima’. Toujours sans oublier qu’il s’agit de l’essence
même des choses, pas de quelque fiction ou chimère. »[60]
Considérée absolument, on le disait, l’essence offre leur sujet à la physique
et à la métaphysique. À leur différence, la logique considère l’essence en les
propriétés qu’elle acquiert du fait d’être connue, du fait de venir à exister
en l’âme, en l’intelligence qui la connaît. Remarquons que la considération absolue
n’excluait pas, ne condamnait pas les considérations relatives à l’existence.
Elle en faisait simplement abstraction, les laissait à d’autres intérêts. « Natura
hominis absolute considerata abstrahit a quolibet esse, ita tamen quod non
fiat praecisio alicuius eorum. – La nature de l’homme considérée
absolument fait abstraction de toute existence, mais sans en exclure
aucune. »[61] Réciproquement, les
considérations relatives ne renient pas l’acquis lors de la considération absolue;
tout ce que celle-ci a découvert reste vrai pour elles et prérequis à tout ce
qu’elles ajouteront en raison d’existence réelle ou rationnelle. « Haec
natura sic considerata est quae praedicatur de omnibus individuis. – La
nature considérée absolument s’attribue à tous les individus. »[62]
Il est, affirme
Mgr, un sens de ‘ratio’ qui désigne l’essence sous l’angle
précis où elle fait l’intérêt du logicien. En ce sens, ‘ratio’
rassemble tous les éléments associés durant ce cours à la définition du sujet
de la logique. Certes, les sens obvies de ce mot ‘raison’ visent des entités
réelles : d’abord la faculté intellectuelle grâce à laquelle nous parvenons
à appréhender jusqu’à l’essence des choses naturelles; puis aussi l’opération
de cette faculté.
Quandoque
enim ratio dicitur id quod est in ratiocinante, scilicet ipse actus rationis,
vel potentia quae est ratio. –
Parfois, on nomme raison ce qu’on trouve en qui raisonne : l’acte
même de sa raison, ou cette puissance qu’est sa raison.[63]
Cependant, on a
aussi institué ce mot pour nommer non plus la réalité de notre opération
intellectuelle, mais l’œuvre qui en résulte, toute ordonnée à la représentation
d’une réalité, quoique sans en faire partie ni absolument ni en son existence
réelle, présente seulement en l’intelligence qui conçoit, juge et raisonne. La
raison devient alors un synonyme de l’intention logique, dite intention
du fait de n’avoir d’autre motif d’être que de tendre à la représentation
vraie de choses réelles.
Quandoque
autem ratio est nomen intentionis, sive … prout ratio est definitio, sive prout
ratio dicitur argumentatio. –
Parfois, raison est le nom de l’intention; elle équivaut alors
tantôt … à définition, tantôt à raisonnement.[64]
Tel qu’expliqué
en en parlant comme d’accidents de l’essence, liés à son existence en une
intelligence du fait d’être connue, ces raisons ou intentions n’existent pas
dans la réalité extérieure; elles se rencontrent seulement en l’intelligence.
Elles n’y interviennent toutefois pas gratuitement, mais forcées par les essences,
qui les imposent à notre intelligence pour en être connues.
In omnibus
autem intentionibus hoc communiter verum est, quod intentiones ipsae non sont
in rebus, sed in anima tantum: sed habent aliquid in re respondens, scilicet
naturam, cui intellectus hujusmodi intentiones attribuit. – Il y a de communément vrai en
toutes ces intentions, qu’elles ne se rencontrent pas en les choses, mais
seulement en l’âme. Quelque chose leur répond toutefois dans les choses, la
nature de ces dernières, à laquelle l’intelligence les attribue.[65]
Pour le dire
autrement, raison et intention, dans ce contexte, ne désignent
ni l’essence directement, ni même la conception qu’on s’en fait. Cela, c’est
simplement le nom de la chose concernée qui le désigne, car c’est le plus
naturellement aux choses réelles qu’on donne des noms et c’est comme on les
connaît qu’on les nomme. La raison, l’intention, c’est le style de relation que
leur conception entretient avec les choses réelles. C’en est le genre,
l’espèce, la différence, la définition, ou même l’énonciation ou la démonstration.
En somme, une première production de noms vise les choses, leur essence comme
telle. Réfléchissant sur son activité, l’intelligence en effectue une seconde
pour désigner ces rapports de ses conceptions avec les choses qu’elle se
représente.
Nec tamen
hoc nomen ratio significat ipsam conceptionem, quia hoc significatur per nomen
rei; sed significat intentionem hujus conceptionis, sicut et hoc nomen
definitio, et alia nomina secundae impositionis. – Le nom raison ne signifie plus
alors la conception même, laquelle se trouve signifiée par le nom de la chose.
Il signifie plutôt l’intention de cette conception, comme le fait le nom définition
et les autres noms de seconde imposition.[66]
Ce rapport,
cette relation spéciale du concept avec la chose, n’existe que dans
l’intelligence. Mais on comprend qu’il y a un angle où on prétendra sans
dérailler qu’il se trouve aussi dans la réalité. C’est du fait du fondement
réel qui le motive.
Ex hoc
patet … qualiter ratio dicatur esse in re. Non enim hoc dicitur, quasi ipsa
intentio quam significat nomen rationis, sit in re; aut etiam ipsa conceptio,
cui convenit talis intentio, sit in re extra animam, cum sit in anima sicut in
subiecto : sed dicitur esse in re, inquantum in re extra animam est
aliquid quod respondet conceptioni animae, sicut significatum signo. – Il en appert en quel sens on
peut dire cette raison dans la chose réelle. On ne parle pas ainsi du
fait que l’intention que signifie le nom raison soit en la chose; ni
même du fait que la conception à laquelle convient pareille intention se
retrouve en la chose hors de l’âme, puisqu’elle réside en l’âme comme en son sujet.
On la dit en la chose, du fait qu’il y ait en la chose hors de l’âme
quelque chose qui réponde à la conception de l’âme, à la manière d’un signifié
à un signe.[67]
Bref, ce que
conçoit l’intelligence peut entretenir trois types de rapports avec la réalité.
« Ipsa conceptio intellectus tripliciter se habet ad rem quae est
extra animam. – La conception de l’intelligence se rapporte de trois
façons à la réalité extérieure à l’âme. »[68] Ou bien ce concept est cette
réalité même, représentée en son essence ou ses accidents réels. C’est le cas
de la conception à laquelle on renvoie quand on déclare tel sujet un homme, un
cheval, une statue.
Aliquando
enim hoc quod intellectus concipit, est similitudo rei existentis extra
animam, sicut hoc quod concipitur de hoc nomine homo; et talis conceptio
intellectus habet fundamentum in re immediate, inquantum res ipsa, ex sua conformitate
ad intellectum, facit quod intellectus sit verus, et quod nomen significans
illum intellectum proprie de re dicatur. – Parfois, ce que l’intelligence conçoit est
une image de la chose qui existe hors de l’âme, comme il en est de ce qu’on
conçoit sous le nom homme. Pareil concept détient immédiatement un
fondement en la chose, en autant que la chose même, de par sa conformité avec
l’intelligence, rend l’intelligence vraie et que le nom qui le signifie
s’attribue proprement à la chose.[69]
Ou bien ce
concept n’est pas une image de la chose réelle, mais découle de la façon de se
faire pareille image. Voilà ce que sont les intentions logiques dont on a
parlé. Ni genre, ni définition, ni énonciation ne sont des images de choses
réelles. Ils décrivent simplement le style d’images que notre intelligence est
contrainte de se former pour les représenter correctement. Il n’y a aucune
fausseté à s’en rendre compte.
Aliquando
autem hoc quod significat nomen non est similitudo rei existentis extra animam,
sed est aliquid quod consequitur ex modo intelligendi rem quae est extra
animam; et hujusmodi sunt intentiones quas intellectus noster adinvenit;
sicut significatum hujus nominis genus non est similitudo alicuius rei extra
animam existentis; sed ex hoc quod intellectus intelligit animal ut in pluribus
speciebus, attribuit ei intentionem generis et huiusmodi intentionis licet
proximum fundamentum non sit in re, sed in intellectu, tamen remotum
fundamentum est res ipsa. Unde intellectus non est falsus, qui has intentiones
adinvenit. Et simile est de omnibus aliis qui consequuntur ex modo intelligendi,
sicut est abstractio mathematicorum et hujusmodi. – Parfois aussi, ce que signifie un nom n’est
pas une image d’une chose existant hors de l’âme, mais un trait qui s’ensuit de
notre façon d’appréhender cette chose. C’est de la sorte que sont les
intentions que notre intelligence découvre. Ainsi, ce que signifie le nom genre
n’est l’image d’aucune réalité existant hors de l’âme. Simplement, du fait que
l’intelligence appréhende l’animal comme le fait de plusieurs espèces, elle
lui attribue l’intention de genre. Bien que ce type d’intention ne trouve pas
son fondement prochain en la chose, mais en l’intelligence, la chose lui
procure tout de même un fondement éloigné. Aussi l’intelligence ne
devient-elle pas fausse du fait de découvrir de telles intentions. Il en va pareillement
de toutes autres qui découlent de notre mode d’appréhender, comme l’abstraction
des entités mathématiques et d’autres de la sorte.[70]
Saint Thomas le
redit autrement ailleurs, parlant d’êtres de raison plutôt que d’intentions
ou de raisons, en opposition aux êtres détenteurs de natures :
Ens est duplex:
ens scilicet rationis et ens naturae. Ens autem rationis dicitur proprie de
illis intentionibus, quas ratio adinvenit in rebus consideratis; sicut intentio
generis, speciei et similium, quae quidem non inveniuntur in rerum natura, sed
considerationem rationis consequuntur. Et hujusmodi, scilicet ens rationis,
est proprie subiectum logicae. – On distingue deux types d’êtres : l’être de raison et l’être de
nature. On appelle proprement des êtres de raison les intentions que la
raison découvre dans les choses connues : les intentions de genre,
d’espèce et autres pareilles, qui ne se rencontrent pas dans la nature des
choses, mais découlent de la considération qu’en fait la raison.[71]
Enfin, ce que
conçoit et nomme l’intelligence peut ne pas comporter du tout de fondement
réel. Il peut s’agir de pure fiction, qu’il serait tout à fait faux de créditer
d’une relation avec la réalité.
Aliquando
vero id quod significatur per nomen, non habet fundamentum in re, neque
proximum, neque remotum, sicut conceptio chimerae : quia neque est similitudo
alicuius rei extra animam, neque consequitur ex modo intelligendi rem aliquam
vere : et ideo ista conceptio est falsa. – Parfois enfin, ce qu’on signifie avec un
nom n’a aucun fondement en la réalité, ni prochain ni éloigné, comme la conception
de chimère. Celle-ci n’est pas l’image de quelque chose que ce soit hors de
l’âme; elle ne découle pas non plus de notre façon d’appréhender en vérité
quelque chose que ce soit. Il s’agit donc d’une conception fausse.[72]
Conscient de la
grande difficulté qu’a notre esprit d’apprivoiser l’usage du mot intention
dans le contexte cognitif, Mgr signale qu’on peut lui substituer
celui de relation. « Pour préciser le sens d’intentio,
dit-il, nous allons voir comment, chez saint Thomas, ce mot signifie relatio. »[73] Nous avons commencé par
apercevoir, dans le ‘De ente’, qu’à la nature une fois conçue en
l’intelligence, « à la nature ‘ut habens esse in anima’, s’accrochent
des modalités, des propriétés, et que ce sont elles qui font le sujet de la logique »[74]. Nous venons de prendre conscience
que « ces qualités-là sont des intentions »[75], c’est-à-dire n’existent que
pour faciliter la représentation, la connaissance des natures visées par
les conceptions intellectuelles. Il faut maintenant apercevoir que
« certaines intentions ainsi formées par l’intelligence débordent le
sujet de la logique »[76]. Pour y arriver, il y a besoin de
se rendre compte qu’en fait « toutes ces intentions ont la nature de relations »[77]. C’est pourquoi, annonce Mgr,
« un texte comme celui que nous allons maintenant lire, qui explique en
quel sens l’intention dont nous parlons en logique est relation,
procure finalement la définition la plus précise qui se puisse donner du sujet
de la logique »[78].
En se formant
en elle-même une conception de l’essence d’un être réel, notre intelligence lui
assigne une relation avec cette essence. Pareille relation en est une de
raison, à ne pas confondre avec les relations réelles, présentes entre
différentes réalités indépendamment de notre intelligence.
Sicut
realis relatio consistit in ordine rei ad rem, ita relatio rationis consistit
in ordine intellectuum. – Une
relation réelle consiste en un ordre d’une chose à une autre ;
pareillement, une relation de raison consiste en un ordre entre des concepts.[79]
Ces relations que
la raison introduit entre ses concepts ne présentent néanmoins pas toutes le
même statut. Certaines, et ce sont elles qui font le sujet de la logique,
caractérisent le rapport de ses conceptions avec les réalités connues. La
raison en prend conscience après coup, elle découvre qu’elles affectent la
réalité à mesure qu’elle la connaît, en tant même qu’elle la connaît.
Uno modo
secundum quod iste ordo est adinventus per intellectum, et attributus ei quod
relative dicitur; et huiusmodi sunt relationes quae attribuuntur ab
intellectu rebus intellectis, prout sunt intellectae, sicut relatio generis
et speciei: has enim relationes ratio adinvenit considerando ordinem eius quod
est in intellectu ad res quae sunt extra, vel etiam ordinem intellectuum ad
invicem. – Un type de ces
relations résulte de ce que l’intelligence découvre pareil ordre et l’attribue
à ce qu’elle considère comme relatif. Il s’agit des relations qu’elle attribue
aux choses qu’elle a appréhendées, du fait qu’elles se trouvent
appréhendées : par exemple, les relations de genre et d’espèce. La raison
découvre ces relations en portant attention à l’ordre qui relie aux choses extérieures
ce qui se trouve en son concept, ou encore à l’ordre qui intervient entre ses
concepts.[80]
Par ailleurs, son mode de
connaître contraint parfois notre intelligence à créer d’autres relations entre
les choses pour se les représenter. « Dans ce cas, dit Mgr, ce qui de fait n’est pas du tout relation, l’intelligence en fait, elle,
une relation »[81], contrairement au cas précédent,
fondé en réalité. Et pourtant notre intelligence va attribuer ces relations aux
réalités qu’elle connaît. C’est par exemple en sa réalité qu’on qualifie Dieu
de Seigneur, de Maître, de ‘Dominus’; on ne qualifie pas
ainsi le concept qu’on se forme de lui, ni Dieu en tant que connu. Il n’existe
pourtant pas de relation réelle entre Dieu et nous, puisqu’aucune dépendance
ne le relie à nous. Si pourtant notre intelligence procède ainsi, explique Mgr,
« c’est qu’elle ne peut se représenter Dieu sans le tourner, pour ainsi
dire, vers sa créature. C’est elle qui le tourne ainsi et cependant c’est à
Dieu en tant que tel, pas à Dieu en tant que connu, qu’elle attribue d’être
Seigneur. »[82] La grande différence, ici, c’est
que « quelque chose qui suit du mode de connaître est tout de même
attribué à la réalité »[83]. Alors qu’auparavant, « être
un genre, attaché à une nature en tant que connue, ne lui était pas attribué en
tant que réelle, mais seulement en tant que connue »[84].
Le cas de la
relation entre la science spéculative et son objet est semblable. « La
science spéculative, rappelle Mgr, se laisse sans aucun doute
mesurer par son objet; il s’agit d’une relation réelle. »[85] Or on ne peut saisir cette relation
sans la réciproquer, sans considérer comme son objet la réalité à laquelle
s’intéresse la science, en absence là pourtant de relation réelle. En
qualifiant les êtres concernés comme objets de science, « l’intelligence
les ordonne elle-même, elle les tourne elle-même vers la science »[86]. « Ce type de relation de
raison, conclut Mgr, est à exclure du sujet de la logique. »[87]
Alio modo,
secundum quod huiusmodi relationes consequuntur modum intelligendi, videlicet
quod intellectus intelligit aliquid in ordine ad aliud; licet illum ordinem
intellectus non adinveniat, sed magis ex quadam necessitate consequatur modum
intelligendi. Et huiusmodi relationes intellectus non attribuit ei quod est in
intellectu, sed ei quod est in re. – L’autre type de ces relations résulte de notre mode d’appréhension,
qui nous force à regarder une chose en relation à une autre. Cet ordre entre
elles, cependant, notre intelligence ne le découvre pas après coup dans les
choses une fois celles-ci appréhendées; il suit plutôt avec une certaine
nécessité son mode d’appréhender. Ces relations-là, notre intelligence ne
les attribue pas à ce qui se trouve en son concept, mais à ce qui se trouve en
la réalité.[88]
Ce n’est pas
qu’on pense sérieusement qu’existe dans la réalité cette relation qu’on lui
impose. Le faire constituerait une erreur. Plutôt, notre intelligence est de
telle nature que certaines choses qui ne comportent aucun ordre, elle se trouve
contrainte à se les représenter et à en parler comme si elles en présentaient
un. Tout comme on a vu que ce qui est matériel, elle le connaît selon un mode
immatériel et que ce qui est simple elle n’en connaît la vérité que selon un
mode composé.
Hoc quidem
contingit secundum quod aliqua non habentia secundum se ordinem, ordinate
intelliguntur; licet intellectus non intelligat ea habere ordine, quia sic
esset falsus. Ad hoc autem quod aliqua habeant ordinem, oportet quod utrumque
sit ens, et utrumque distinctum (quia eiusdem ad seipsum non est ordo) et utrumque
ordinabile ad aliud.
– Cela se produit du fait que des réalités qui ne comportent aucun ordre entre
elles s’appréhendent sous un ordre, sans pourtant que notre intelligence ne
considère qu’elles comportent cet ordre, car ce serait faux. Pour présenter un
ordre, en effet, deux réalités doivent exister toutes les deux, se trouver distinctes
– car rien n’est en relation avec soi-même – et être chacune ordonnable à
l’autre.[89]
Il s’agit donc
de pures relations de raison – « Est relatio rationis tantum. »[90] –, sans fondement même éloigné dans
la réalité, et elles n’ont rien à voir avec le sujet de la logique.
Quel est le
sujet de la logique? C’est l’essence, disions-nous, c’est la chose réelle;
c’est donc, sous un certain angle, tout être. Aucun ne lui est
étranger.
Anima data
est homini loco omnium formarum, ut sit homo quodammodo totum ens, inquantum
secundum animam est quodammodo omnia, prout eius anima est receptiva omnium
formarum. – L’âme
est donnée à l’homme en guise de toutes formes, de sorte que l’homme devienne
tout être, en tant que par son âme il est d’une certaine manière toutes choses,
du fait que son âme est réceptive de toutes formes.[91]
On a rarement
conscience de cet avantage que confère l’aptitude à connaître : alors
que les minéraux et les végétaux, privés d’elle, sont confinés à n’être que ce
qu’ils sont, les animaux, en connaissant, revêtent, en plus de leur forme,
celle de tous les êtres qu’ils connaissent : ils renaissent avec elles et
deviennent ainsi, quodammodo, d’une certaine manière, tous ces êtres.
Certes, la réserve ‘quodammodo’ avertit que « ce n’est pas physiquement
que l’âme est ainsi toutes choses »[92]. Elle n’en adopte pas la matière.
« Une
conséquence s’ensuit, pour le sujet de la logique, cet ‘ens in anima’ :
l’universalité de l’âme entraîne l’universalité de la logique. Si le sujet de
la logique est l’être ‘ut est in anima’ et qu’en l’âme on retrouve ‘quodammodo
omnia’, forcément la logique est ‘quodammodo de omnibus’. »[93] Ainsi que nous le signale Mgr,
saint Thomas le déclare sans ambiguïté en commentant les Seconds
Analytiques :
Quia circa
omnia quae in rebus sunt habet negotiari ratio, logica autem est de
operationibus rationis; logica etiam erit de his, quae communia sunt omnibus,
idest de intentionibus rationis, quae ad omnes res se habent. – La raison s’affaire à propos de
tout ce qui existe et la logique porte sur les opérations de la raison. La
logique portera donc aussi sur ce qui est commun à tout, à savoir sur les
intentions de la raison, lesquelles se rapportent à toutes choses.[94]
Voilà qui
permet de comprendre l’affinité spéciale qu’Aristote aperçoit entre la logique
et la métaphysique. Saint Thomas affirme même : « Quodammodo
idem subiectum habet. – En un sens, elle a le même sujet. » Attention!
‘Quodammodo’! « Ce texte souligne bien l’universalité de la logique.
Notre intelligence peut tout connaître et la logique la dirige dans toutes ses
opérations. Alors, rien de ce que connaît la raison n’est purement et simplement
étranger à la logique. »[95] Un autre extrait de saint Thomas
insiste encore sur ce rapport étroit entre relations logiques et réalité.
Huiusmodi
autem intentiones intelligibiles[96] entibus naturae aequiparantur,
eo quod omnia entia naturae sub consideratione rationis cadunt. Et ideo
subiectum logicae ad omnia se extendit, de quibus ens naturae praedicatur. Unde
concludit, quod subiectum logicae aequiparatur subiecto philosophiae, quod
est ens naturae. – Pareilles intentions intelligibles et les êtres dotés
de nature sont à égalité, du fait que tout être doté de nature tombe sous la
considération de la raison. Le sujet de la logique s’étend donc à tout
ce à quoi l’être doté de nature s’attribue. Il égale donc, conclut-il,
le sujet de la philosophie, qui est justement l’être doté de nature.[97]
L’intérêt du logicien se
porte donc sur tout être, sur chaque être conçu comme tout, mais spécialement
en les accidents qu’il revêt en l’intelligence qui se le représente. Le
principal de ces accidents, l’origine de tous les autres, c’est l’universalité.
En connaissant l’essence d’un être, notre intelligence lui confère
universalité. Cette essence n’était pas déjà universelle en elle-même, elle ne
n’était pas devenue non plus en son existence réelle, où elle constituait
plutôt un individu, un singulier.
Cela se vérifie aisément.
L’universalité ne peut convenir absolument à une essence, puisqu’elle se
définit par l’unité et la communauté.
Non tamen
potest dici quod ratio universalis conveniat naturae sic acceptae; quia de
ratione universalis est unitas et communitas. – On ne peut accorder le caractère universel
à la nature prise absolument, car le concept d’universel requiert unité et
communauté.[98]
Or l’homme, par
exemple, n’est absolument ni un ni commun. Autrement, tout ce qui en
revêtirait la nature serait commun. Or aucun homme réel ne l’est; Socrate,
Platon et tout autre homme sont des individus et tout ce qu’on trouve d’humain
en eux est purement individuel.
Si enim
communitas esset de intellectu hominis, tunc in quocumque invenitur humanitas
inveniretur communitas. Et hoc falsum est, quia in Socrate non invenitur
communitas aliqua, sed quidquid est in eo est individuatum. – Si le concept d’homme requérait
communauté, on trouverait de la communauté en tout ce qui présenterait de
l’humanité. Or ce n’est pas le cas, puisqu’en Socrate on n’en trouve pas du
tout : en lui tout est individué.[99]
Les hommes
réels ne présentent pas non plus d’unité spécifique de nature. Chacun existe
selon sa propre nature humaine individuelle et celle-ci ne lui convient qu’à
lui. Pas question de trouver en Platon rien de la nature humaine qui réside en
Socrate.
Non potest
dici quod ratio generis accidat naturae humanae secundum illud esse quod habet
in individuis; quia non invenitur in individuis natura humana secundum
unitatem, ut sit unum quid omnibus conveniens, quod ratio universalis exigit. – On ne peut accorder que le
caractère de genre échoie à la nature humaine en l’existence qu’elle détient
en les individus. C’est qu’on ne trouve pas chez eux cette nature sous mode
d’unité, de sorte qu’elle soit quelque chose d’un qui convienne à tous, ce
qu’exige le caractère universel.[100]
Le caractère
universel doit qualifier une essence en l’existence qu’elle acquiert en
l’intelligence, du fait d’être connue. Pour la connaître, celle-ci doit taire
tout ce qui l’approprie à chacun de ses individus. C’est en la concevant de la
sorte qu’elle la tourne en représentation adéquate de quiconque la revêt.
Ratio
speciei accidat naturae humanae secundum illud esse quod habet in intellectu.
Ipsa enim natura in intellectu habet esse abstractum ab omnibus
individuantibus, et ideo habet rationem uniformam ad omnia individua, quae sunt
extra animam, prout aequaliter est imago omnium et inducens in cognitionem
omnium inquantum sunt homines. – Le caractère d’espèce échoit à la nature humaine en l’existence
qu’elle détient dans l’intelligence. Elle y revêt là une existence abstraite
de tout aspect individuant; aussi présente-t-elle un rapport uniforme avec
tous les individus hors de l’âme, puisqu’elle constitue également une image de
tous et conduit à la connaissance de tous en tant qu’ils sont hommes.[101]
En se
remémorant cette façon dont elle a conçu une essence, et sa relation avec les
êtres réels qu’elle fonde, l’intelligence découvre les caractères dont elle la
revêt. C’est là qu’elle découvre la logique. Prenant conscience que la nature
telle qu’elle la conçoit en elle entretient avec tous les individus réels qui
relèvent de cette nature un rapport de représentation conforme, elle « découvre
la relation d’espèce et la lui attribue »[102]. Observant ensuite qu’une nature
conçue autrement entretient pareille relation non seulement avec des
individus, mais aussi avec des espèces, elle découvre la notion de genre. Et
elle continue à développer la logique à mesure qu’elle découvre chacune de
pareilles relations qu’elle doit imposer entre les natures pour les connaître
de plus en plus complètement.
Tout cela est
fascinant. Et étonnant. Comment une intelligence comme la nôtre, toute
dépendante de l’observation sensible et donc tributaire d’objets sensibles
matériels, peut s’élever à découvrir et contempler des natures en pareille existence
immatérielle? Saint Thomas, signale Mgr, affirme clairement que
« notre intelligence a pour objet propre la quiddité des choses
matérielles et qu’elle ne peut jamais connaître immédiatement le pur intelligible »[103].
Immediate autem
ferri non potest intellectus noster secundum statum viae in essentiam divinam,
et alias separatas essentias, quia immediate extenditur ad phantasmata, ad
quae comparatur, sicut visus ad colorem. Et sic immediate potest concipere intellectus
quidditatem rei sensibilis, non autem alicujus rei intellectualis. – Notre intelligence ne peut pas,
en cette vie, se porter immédiatement à l’essence divine et aux autres
essences séparées, car elle s’étend immédiatement aux phantasmes, auxquels
elle se rapporte comme la vue à la couleur. Elle peut donc concevoir
immédiatement la quiddité d’une chose sensible, mais d’aucune chose
intellectuelle.[104]
« Notre
intelligence, reprend Mgr, ne pourra pas atteindre le ‘quid’
de la substance séparée; voilà pourquoi d’ailleurs, il n’y a pas de science qui
prenne pour objet la substance séparée. »[105] Mais « le cas des
intelligibles qui forment le sujet considéré en logique »[106] est spécial, tire Mgr de
la suite du texte de saint Thomas. « Notre intelligence peut en atteindre
le ‘quid’ médiatement. C’est qu’en voyant ce qu’est ‘homme’ et ce qu’est
‘animal’, on voit très bien le rapport genre et espèce. »[107]
Quaedam
invisibilia sunt, quorum quidditas et natura perfecte exprimitur ex
quidditatibus rerum sensibilium notis, et de talibus intelligibilibus possumus
scire quid est, sed mediate : sicut ex hoc quod scitur quid est homo et
quid est animal sufficienter innotescit habitudo unius ad alterum, et ex hoc
scitur quid est genus, et quid est species. – Il existe des êtres invisibles dont la
quiddité et la nature s’exprime parfaitement à partir des quiddités des choses
sensibles connues; de pareils êtres intelligibles, nous pouvons savoir ce
qu’ils sont, mais médiatement : par exemple, savoir ce qu’est l’homme et
ce qu’est l’animal, fait connaître suffisamment la relation de l’un à l’autre;
par là on découvre ce qu’est un genre et ce qu’est une espèce.[108]
« Autrement
dit, rappelle Mgr, de même qu’en considérant l’acte de la main, on a
découvert un art de forger, de même, en considérant l’acte de la raison, on a
découvert la logique. »[109] « Bref, l’intelligence
découvre dans son propre acte ce qui s’y trouve déjà… Examinant les natures
telles qu’elle les connaît, elle découvre l’unité, la communauté, l’universalité
qu’elles revêtent en étant connues, et le type de rapport qu’elles gardent avec
les réalités extérieures : voilà la découverte de la logique. »[110]
C’est
l’occasion de souligner une très belle formulation qu’on trouve déjà chez
Avicenne, reprise ensuite par Averroès : « Intellectus est qui
facit universalitatem in rebus. – C’est l’intelligence qui fait
l’universalité dans les choses. »[111] Il est regrettable toutefois que
prenant occasion de cette unité, de cette universalité que l’intelligence
introduit dans les natures en les concevant, nos philosophes arabes croient
que tous les individus humains partagent une intelligence unique, arborant
le même concept numériquement pour chacune des natures connues. Bien
évidemment, saint Thomas ne les suit pas en cette erreur, qu’il combattra plus
exhaustivement dans son traité Sur l’unité de l’intelligence.
Quamvis
haec natura intellecta habeat rationem universalis secundum quod comparatur
ad res extra animam, quia est una similitudo omnium; tamen, secundum quod habet
esse in hoc intellectu vel in illo, est species quaedam intellecta
particularis. Et ideo patet defectus Commentatoris, in III de Anima, qui
voluit ex universalitate formae intellectae unitatem intellectus concludere;
quia non est universalitas illius formae secundum hoc esse quod habet in
intellectu, sed secundum quod refertur ad res ut similitudo rerum, sicut
etiam, si esset una statua corporea repraesentans multos homines, constat quod
illa imago vel species statuae haberet esse singulare et proprium secundum
quod esset in hac materia, sed haberet rationem communitatis secundum quod esset
commune repraesentativum plurium. – La nature intelligée présente un rapport
universel en autant qu’on la compare aux réalités extérieures, car elle
constitue une seule image de toutes. Cependant, en l’existence qu’elle détient
en telle ou telle intelligence, elle se trouve une conception singulière. On
voit par là l’erreur du Commentateur, qui a voulu conclure à l’unité de
l’intelligence de l’universalité de la forme intelligée. C’est que l’universalité
de cette forme ne tient pas à son existence en l’intelligence, mais à son
rapport aux choses comme leur image. De mëme, s’il existait une statue
corporelle qui représente plusieurs hommes, clairement elle détiendrait une
existence singulière et propre en se trouvant en telle matière, mais une relation
de communauté en tant que représentation commune de ces hommes multiples.[112]
« Toute
l’unité, explique Mgr, se tient du côté de la nature abstraite;
mais il reste tout de même qu’elle est saisie par ce concept-ci chez un tel
individu, par ce concept-là chez tel autre. »[113] C’est l’intelligence qui fait
l’universalité dans les choses, oui, mais chaque intelligence individuelle le
fait. Autrement dit, « Que l’homme soit homme, il ne le doit pas à
l’intelligence. Mais qu’il soit un et universel, là, c’est son œuvre. »[114]
L’âne, par
exemple, est bien un animal. L’animal est effectivement sa nature. En le
découvrant, la raison en fait un genre, quand elle prend conscience qu’une
fois conçue, la nature animale fait également connaître le cheval, le chien,
l’homme. Mais cette intention de genre, cette aptitude à s’attribuer à tant
d’espèces distinctes, n’appartient à l’animal qu’en l’intelligence; c’est
seulement son contenu, la nature animale comme telle, qui se retrouve dans
l’âne et s’y attribue. « Ce n’est pas l’intention de genre qui est
présente en l’âne, mais la nature animale à laquelle l’intelligence attribue
cette intention. »[115] L’âne est un animal, mais il n’est pas un
genre. Plutôt, il est une espèce. Et encore là, seulement en l’intelligence.
Celle-ci en fait une espèce quand elle prend conscience que l’essence de l’âne,
une fois conçue, sert à la représentation d’une multitude d’individus. Là encore,
c’est uniquement la nature d’âne qu’on trouve en l’âne réel : il est un âne,
mais pas une espèce; tout au contraire, il est un individu.
C’est encore en
revenant sur les propriétés des essences une fois conçues et connues, sur le
statut et les relations qu’elles entretiennent dans l’intelligence quand
celle-ci les interprète pour juger de leur conformité aux choses extérieures,
que l’intelligence découvre aussi le type de composition et de division par
lequel elle juge de la vérité et de la fausseté. C’est là qu’elle se rend
compte de la nature de l’attribution et des aptitudes corrélatives de chaque
essence conçue quant à se faire sujet ou attribut. Ce qu’on vérifie encore
aisément à observer à quelles attributions se prêtent les essences animale et
humaine.
Quia
naturae humanae, secundum suam absolutam considerationem, convenit quod
praedicetur de Socrate, et ratio speciei non convenit sibi secundum suam
considerationem absolutam, sed est de accidentibus quae consequuntur eam
secundum esse quod habet in intellectu; ideo nomen speciei non praedicatur de
Socrate, ut dicatur : ‘Socrates est species’, quod de necessitate
accideret, si ratio speciei conveniret homini secundum esse quod habet in
Socrate, vel secundum suam absolutam considerationem, scilicet in quantum est
homo. Quidquid enim convenit homini in quantum est homo, praedicatur de
Socrate. Et tamen praedicari convenit generi per se, cum in ejus definitione
ponatur. – La
nature humaine, en sa considération absolue, se laisse attribuer à Socrate.
Son caractère d’espèce ne lui convient toutefois pas en cette considération
absolue; il fait partie des accidents qui découlent de l’existence qu’elle mène
dans l’intelligence. Aussi le nom d’espèce ne s’attribue-t-il pas à Socrate, de
sorte qu’on dirait : ‘Socrate est une espèce.’ Il le ferait pourtant
forcément, si le caractère d’espèce convenait à l’homme en l’existence qu’il
revêt en Socrate ou en sa considération absolue, à savoir en tant qu’homme. Car
tout ce qui convient à l’homme en tant qu’homme s’attribue à Socrate. Par
contre, s’attribuer convient par soi au genre, puisque cela entre en sa
définition.[116]
Par ailleurs,
ce n’est pas gratuitement que l’intelligence se met à attribuer. C’est bien en
elle que cela se passe, c’est une opération purement intellectuelle et on ne
la trouve ni dans l’essence considérée absolument, ni en les individus qui
l’incarnent dans la réalité extérieure. Ce sont cependant strictement les
choses réelles et leurs essences qui la motivent et la légitiment.
Praedicatio
enim est quoddam quod completur per actionem intellectus componentis et
dividentis, habens tamen fundamentum in re, ipsam unitatem eorum quorum unum de
altero dicitur. –
L’attribution est une opération qui s’effectue par l’action de l’intelligence
qui compose les essences et les divise. C’est pourtant dans la réalité
même qu’elle trouve son fondement, qui est justement l’unité entre les essences
dont elle attribue l’une à l’autre.[117]
C’est ce qui
contraint à insérer l’aptitude à s’attribuer dans la définition même du genre,
de l’espèce, de la différence, de la définition, de toutes ces intentions
logiques que produit l’activité de l’intelligence.
Ratio
praedicabilitatis potest claudi in ratione hujus intentionis quae est genus,
quae similiter per actum intellectus completur. – Le caractère d’attribuabilité peut entrer
dans la définition de cette intention qu’est le genre, elle-même pareillement
complétée par l’acte de l’intelligence.[118]
Il reste tout
de même que ce que de fait l’intelligence attribue, quand elle compose un genre
à une espèce, ce n’est pas son caractère de genre, et elle ne l’attribue pas au
caractère d’espèce. C’est la nature même conçue comme genre, qu’elle attribue à
celle qu’elle conçoit comme une espèce.
Id cui
intellectus intentionem praedicabilitatis attribuit, componens id cum altero,
non est ipsa intentio generis, sed potius illud cui intellectus intentionem
generis attribuit, sicut quod significatur hoc nomine ‘animal’. – Ce à quoi l’intelligence
attribue l’intention d’attribuabilité, en le composant à autre chose, n’est
pas l’intention même de genre, mais plutôt la nature à laquelle elle attribue
l’intention de genre, comme ce qui se trouve signifié par le nom ‘animal’.[119]
Voilà exactement
cerné le sujet de la logique. Ce que saint Thomas conclut de l’espèce à cette
occasion peut s’étendre à tout ce que comprend l’intérêt propre du logicien. Il
ne s’agit de rien de ce qui convient absolument aux essences des choses, ni de
rien de ce qui accompagne leur existence réelle. Cela, on l’a dit, est le
royaume du naturaliste, du métaphysicien et du mathématicien d’une part, de
l’historien, de l’orateur, du médecin et de quiconque suit les réalités dans
leur existence réelle d’autre part. Le logicien se concentre tout à fait, lui,
sur ce qui survient à une nature du fait d’être connue, conçue en
l’intelligence.
Sic ergo
patet qualiter essentia vel natura se habet ratione speciei; quia ratio speciei
non est de his quae conveniunt ei secundum suam absolutam considerationem,
neque est de accidentibus quae consequuntur ipsam secundum esse quod habet
extra animam, ut albedo vel nigredo, sed est de accidentibus quae consequuntur
eam secundum esse quod habet in intellectu, et per hunc modum convenit etiam
sibi ratio generis vel differentiae. – On voit comment l’essence ou la nature se
rapporte au caractère d’espèce : celui-ci ne lui convient pas en sa
considération absolue ni en les accidents qui l’accompagnent lorsqu’elle
existe hors de l’âme, comme le blanc ou le noir. Elle fait partie des accidents
qui accompagnent son existence dans l’intelligence. C’est aussi là qu’elle acquiert
d’être genre ou différence.[120]
Au naturaliste seul
revient de parler scientifiquement de l’être mobile; au mathématicien seul d’en
parler abstraction faite de sa matière sensible; au métaphysicien d’en parler
en abstraction de toute matière. Mais tous les trois, remarque Mgr,
le font avec la même intelligence. Les trois le font en attachant les mêmes
propriétés rationnelles à l’être qu’ils considèrent. Les trois, ce faisant,
font de cet être tour à tour un sujet et un attribut; un genre, une différence
et une espèce. Les trois composent et divisent l’être qu’ils conçoivent et ce
en se pliant aux contraintes qui leur viennent de cet être. C’est pourquoi le
logicien peut les assister, en les rendant conscients de toutes ces propriétés
nouvelles et de tous ces rapports que l’être – mobile, mathématique ou simplement
en tant qu’être – développe du fait de leur pensée. C’est pourquoi aussi sa
considération se distingue de la leur, en constituant comme une seconde, qui
revient sur cette première considération des essences qu’eux ont réalisée;
seconde, parce qu’elle ne vise premièrement aucune réalité extérieure à
l’intelligence, mais une entité présente seulement en elle, purement
intelligible. « Tota enim logica videtur esse de ente et non ente sic
dicto. – Toute la logique concerne manifestement l’être et le non-être en
ce sens. »[121] Au sens où il s’agit de son
existence en l’intelligence, en vue de l’interprétation de la vérité et de la
fausseté : l’ens verum et l’ens falsum.
Dans sa
démarche à la fois étonnante et simple, bien que le thème comporte une
inévitable abstraction, Mgr Dionne nous a transmis une idée claire
du sujet précis qui occupe la logique. Il s’agit, comme en physique et en
métaphysique, de l’être, mais, à leur différence, de l’être en ce que
l’intelligence doit lui ajouter de propriétés pour être à même de se le
représenter. Propriétés qualifiées traditionnellement d’êtres de raison,
pour marquer leur aspect d’additions faites à l’essence des êtres en vue de se
les représenter; d’intentions logiques, pour marquer que toute leur
raison d’être vise à autre chose qu’elles, à la conception vraie d’êtres réels;
de relations logiques, du fait que toutes ont trait à des relations
établies par la raison entre ses conceptions, et entre ses conceptions et les
réalités qu’elles conçoivent. En soulignant une distinction que saint Thomas
appelle à reconnaître entre opération et œuvre de l’intelligence, Mgr
ajoute encore un titre : la logique étudie les œuvres de la
raison, à la différence de la physique, qui, en sa partie concernant le
vivant, en étudie l’opération.
Sicut in
actibus exterioribus est considerare operationem et operatum, puta
aedificationem et aedificatum; ita in operibus rationis est considerare ipsum
actum rationis, qui est intelligere et ratiocinari, et aliquid per huiusmodi
actum constitutum.
– Dans les activités extérieures, il y a lieu de discerner entre opération et
œuvre, par exemple entre édification et édifice. Il faut de même discerner
entre l’acte même de la raison : intelliger et raisonner, et une certaine
œuvre qui en résulte.[122]
Préoccupé de soutenir
l’étonnement jusqu’au bout, Mgr, en finissant, qualifie comme
déclaration de saint Thomas « peut-être la plus belle »[123] pour caractériser le sujet
de la logique, que le
logicien considère les choses autrement qu’elles ne sont. L’apprenti philosophe s’en choquera spontanément,
puisque la formule coïncide avec la définition de la fausseté. Comme souvent,
le contexte est plutôt déroutant : peut-on affirmer quoi que ce soit à
propos de Dieu ? Vraiment, quel éclairage attendre de là sur la logique?
On se trouve face à une
troisième objection qui soutient : non, on ne peut rien dire de vrai de
Dieu affirmativement.
Omnis
intellectus intelligens rem aliter quam sit, est falsus. Sed Deus habet esse
absque omni compositione. Cum igitur omnis intellectus affirmativus intelligat
aliquid cum compositione, videtur quod propositio affirmativa vere de Deo
formari non possit.
– Toute intelligence qui conçoit une chose autrement qu’elle n’est, est
fausse. Or Dieu détient un être sans aucune composition. Comme toute intelligence
affirmative conçoit quoi que ce soit avec composition, aucune proposition
affirmative, manifestement, ne peut se former sur Dieu avec vérité.[124]
Devant composer
et diviser pour connaître la vérité, nous nous voyons interdit, à ce qu’il
semble, de connaître en vérité aucun être simple. Le logicien, s’il parle des
essences des choses autrement qu’elles ne sont en réalité, comme justement
on vient de montrer longuement qu’il le fait, paraît de même condamné à en
parler faussement. Plutôt troublant, non? La réponse projette une lumière
éminente sur le sujet de la logique.
Haec
propositio, “intellectus intelligens rem aliter quam sit, est falsus”, est
duplex. – L’énoncé :
“Une intelligence qui conçoit une chose autrement qu’elle n’est, est
fausse”, s’interprète en deux directions.[125]
Saint Thomas
dénonce ainsi une amphibolie, sophisme qui consiste à traiter comme déclaration
unique celle où, en une formulation identique, on associe à un terme tantôt
une fonction tantôt une autre.
Hoc
adverbium ‘aliter’ potest determinare hoc verbum ‘intelligit’ ex parte
intellecti, vel ex parte intelligentis. – L’adverbe autrement peut
qualifier le verbe conçoit quant à son complément ou quant à son sujet.[126]
Il le fait en
rapport à son complément quand la formule se prend comme définition de la
fausseté, mais en rapport à son sujet quand il s’agit de décrire le mode spécial
qui s’attache au procédé de notre intelligence ou quand il s’agit de définir le
sujet de la logique. Cette double interprétation grammaticale entraîne des
significations si différentes que leur confusion fausse des déclarations
vraies. D’attacher l’adverbe au complément résulte une définition vraie du
faux : le sens devient qu’on se trompe dès qu’on saisit que des choses sont
autrement que de fait elles sont.
Si ex
parte intellecti, sic propositio vera est, et est sensus : quicumque
intellectus intelligit rem esse aliter quam sit, falsus est. – Si c’est quant à son complément,
la proposition est vraie; voici alors son sens : toute intelligence qui
conçoit qu’une chose est autrement qu’elle n’est, est fausse.[127]
Inversement,
attacher l’adverbe au sujet marque adéquatement la différence entre la manière
dont les choses existent en leur réalité et le traitement que notre
intelligence doit leur donner pour se les représenter conformément à ce
qu’elles sont. Bien que Dieu soit simple, c’est à un procédé de composition
que la nature de notre intelligence oblige pour l’appréhender… comme simple.
La même interprétation signale adéquatement la différence entre l’essence en
sa réalité – elle y est singulière – et en sa conception – elle y est
universelle –, telle qu’elle constitue le sujet de la logique.
Par contre,
appliquer cette seconde interprétation rend fausse la définition de la fausseté.
Il n’est pas vrai qu’user, pour connaître, d’un procédé qui diffère de la
manière réelle d’être de son objet, résulte d’office en fausseté.
Si vero ex parte
intelligentis, sic propositio falsa est. Alius est enim modus intellectus in
intelligendo, quam rei in essendo. – Si par contre c’est quant à son sujet, alors la proposition est
fausse, car la manière dont notre intelligence conçoit diffère effectivement de
celle dont les choses sont.[128]
Cela se
constate aisément : quelque composé que soit le jugement qu’on porte sur
Dieu quand on le dit simple, c’est simple qu’on le dit être, non composé.
Pareillement, tout universelle que soit l’humanité en l’état où s’y intéresse
le logicien, elle reste une représentation conforme de l’humanité singulière
de n’importe quel homme réel.
Intellectus
noster, formans propositionem de Deo, non dicit eum esse compositum, sed
simplicem. – Notre
intelligence, en formulant une proposition sur Dieu, dit qu’il est non pas
composé, mais simple.[129]
« Voilà
pourquoi, déduit Mgr, Platon, qui identifiait le mode d’être et le
mode de connaître, ne pouvait découvrir la logique. Pour recevoir l’unité et l’uniformité
d’un universel dans l’intelligence, une nature n’a pas besoin d’être une et
uniforme en elle-même ou en sa réalité. »[130] Cela s’applique à toute œuvre
logique; celle-ci se tient du côté du connaissant, n’existe que dans l’intelligence
et laisse la nature tout à fait intacte en elle-même et en son existence extérieure.
« L’erreur ne vient pas de là »[131], mais de ne pas respecter la nature
en elle-même ou de lui assigner en sa réalité extérieure des accidents qu’elle
ne porte pas.
Un autre aspect
où l’essence, prise absolument ou en sa réalité extérieure, diffère d’elle-même
conçue en l’intelligence, sans générer pour autant d’erreur, c’est qu’en sa
réalité elle peut être matérielle et sensible, tout en étant immatérielle et
intelligible en son existence rationnelle.
Intellectus
noster res materiales infra se existentes intelligit immaterialiter; non quod
intelligat eas esse immateriales, sed habet modum immaterialem in intelligendo. – Notre intelligence conçoit immatériellement
les choses matérielles d’existence inférieure à elle. Ce n’est pas qu’elle les
tient pour immatérielles, mais qu’elle use d’un procédé immatériel pour les
concevoir.[132]
Ce processus
immatériel ne la force pas à concevoir ces choses comme immatérielles, tout
comme son processus compositif pour apercevoir la vérité ne l’oblige pas à
prétendre composées les êtres simples.
On peut donc,
sans vilipender la logique, se rendre compte qu’elle connaît les êtres
autrement qu’ils ne sont, en les découvrant en l’intelligence comme
genres, espèces, différences, comme universels en somme, alors que toute
réalité est individuelle en son existence extérieure, et ni universelle ni
individuelle en son essence même. « Ce qui fait le sujet de la logique,
c’est justement cet être autre et ces accidents propres qui s’attachent à une
nature telle qu’elle existe en l’intelligence qui la connaît. »[133]
« Voilà
comment, donnait Mgr comme conclusion à ce cours, on peut arriver à
mieux saisir, dans des textes aussi précis que les derniers que nous avons lus,
quel est le sujet de la logique. »[134] Mais le long chemin parcouru était
indispensable pour ne pas mésinterpréter ces textes et faire du logicien, comme
le font les partisans de la prétendue logique mathématique, un poète,
au sens étymologique, c’est-à-dire un libre faiseur de fictions. « Il
fallait préparer ces textes en faisant bien voir la ressemblance entre
logique et physique : toutes deux s’intéressent à la nature des êtres.
Même s’il fallait aussi, bien entendu, manifester leur différence : alors
que la physique vise la nature des êtres selon un regard absolu, la logique,
quant à elle, se propose de connaître cette même nature selon le mode
d’existence qu’elle revêt dans l’intelligence qui la connaît. »[135]
Quelques pages ne peuvent
évidemment pas remplacer une fréquentation de plusieurs années. Je garde
toutefois l’espoir que celles qui précèdent manifestent un peu le style de
maître que mes confrères et moi avons trouvé en Mgr Maurice Dionne.
Et qu’elles le font en usant suffisamment de la manuductio dont il s’est fait tant d’années le promoteur pour la faire goûter un peu
et suggérer l’intention de la pratiquer.
[Extrait du Péripatetikos No
15 (2020)]
[1] Maurice Dionne, « La grâce de Marie est d’ordre hypostatique », dans Laval Théol. et Phil., vol. 10 (1954), no 2, pp. 141-145.
[2] Initiation à la logique (1969-70), Les principes de vérité de la logique (1972), Logique et mot (1972), Le proème (1973), Le sujet de la logique (1975), Réfutations sophistiques (1976), Le problème de l’analogie (1977), La nécessité de la logique en regard de chacune des vertus intellectuelles (1977). – On peut trouver ces enseignements reconstitués sur le site de la Société d’études aristotélico-thomistes : www.at-studies.com.
[3] Aristote, Politique, I, 2, 1253a2-3 :
« Ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον. »
[4] Je développe ici plus à loisir des considérations que j’ai
présentées plus brièvement dans le contexte forcément plus restreint d’une
courte communication donnée en mars 2020 dans le cadre du colloque que l’IPC a
tenu à Paris, à l’occasion des festivités entourant son cinquantenaire.
[5] Voir Aristote, Parties des animaux, I, 1, 639a5-12.
[6] Sup. II Sent., d. 35, q. 1, a. 1,
ad 5.
[7] Ibid. – Pour les fins de cet article, j’accompagnerai systématiquement chaque citation latine d’une traduction française. Je crédite toutefois mon lecteur d’une certaine connaissance du latin. Aussi traduirai-je très librement, de manière à faire voir le plus clairement possible de quelle façon Mgr comprend et utilise le texte.
[8] Mgr Dionne parlait toujours de ‘science de la nature’ ou de ‘philosophie de la nature’, et de ‘naturaliste’, pour éviter la confusion avec la physique expérimentale contemporaine et le physicien qui s’y adonne. Je garderai dans le présent texte le nom de ‘naturaliste’, mais je parlerai de ‘physique’, pour alléger. On comprendra qu’il s’agit de la physique telle que la comprennent Aristote et Thomas d’Aquin, c’est-à-dire de la philosophie de la nature, et non de la physique expérimentale.
[9] Ia, q. 39, a. 8, c., fin.
[10] Mgr Maurice Dionne, Le sujet de la logique, 2e éd., Québec : IAR, 1976, p. 81. – Je renverrai par la suite à ce cours reconstitué simplement par Dionne et le numéro de page.
[11] Le Sophiste, 231a.
[12] IaIIae, q. 90, a. 1, ad 2.
[13] Dionne, 85.
[14] Ibid.
[15] In Boetii de Trin., pars 3, q. 5, a. 1, ad 2.
[16] Dionne, 85.
[17] Ibid. – Comme c’est en réfléchissant sur l’activité de la main qu’il a élaboré les arts manuels. Comparer : « Du fait de la réflexion de la raison sur l’acte de la main, l’art d’édifier et de forger se sont découverts, qui permettent d’accomplir pareils actes facilement et avec ordre; il y a pareil besoin d’un art qui dirige l’acte même de la raison et permette d’y procéder avec ordre, facilement et sans erreur. » (In Sec. Anal., proème, #1)
[18] De ente et essentia (ci-après EE), proème, #1.
[19] EE, 2, #11.
[20] Ibid.. #7.
[21] Ibid.
[22] EE, 2, #11.
[23] Ibid.., #8.
[24] Ibid.
[25] Dionne, 155.
[26] EE, 2, #8.
[27] EE, 2, #9.
[28] Dionne, 157.
[29] EE, 2, #9.
[30] Ibid., #10.
[31] Ibid.
[32] Ibid.
[33] EE, 2, #11.
[34] EE, 2, #11.
[35] Ibid., #12.
[36] Ibid., 3, #16.
[37] EE, 2, #15.
[38] In VII Met., leç. 12, #1545.
[39] In VII Met., leç. 12, #1545.
[40] Ibid., #1546.
[41] Ibid., #1547.
[42] In VII Met., leç. 12, #1548.
[43] Dionne, 167.
[44] Dionne, 164.
[45] Ibid.
[46] Ibid.
[47] Comme traduction pour ‘λόγος’ et ‘oratio’, je préfère ‘phrase’ à ‘discours’, le terme un peu étrange auquel la tradition nous a accoutumés. D’inspiration grammaticale, comme ‘nom’ et ‘verbe’, ses parties intégrantes, il accepte aussi facilement qu’eux la nouvelle imposition logique. Pour plus ample justification, voir ma traduction du ‘Peri Hermeneias’ : Le traité ‘De l’interprétation’ d’Aristote et son commentaire thomiste, Québec : SEAT [Monographies Philosophia Perennis No 5], p. 106, la note 86.
[48] Voir Dionne, 168.
[49] Voir Dionne, 171.
[50] EE, 3, #16.
[51] Dionne, 174.
[52] Ibid.
[53] EE, 3, #16.
[54] Ibid.
[55] Ibid., #17.
[56] EE, #17.
[57] EE, #17.
[58] Ibid.
[59] EE, 3, #18.
[60] Dionne, 178.
[61] EE, 3, #18.
[62] EE, 3, #18.
[63] Sup. I Sent., d. 33, q. 1, a. 1,
ad 3.
[64] Ibid.
[65] Sup. I Sent., d. 33, q. 1, a. 1,
ad 3.
[66] Sup. I Sent., d. 2, q. 1, a. 3,
sol., init.
[67] Ibid.
[68] Ibid.
[69] Sup. I Sent., d. 2, q. 1, a. 3,
sol., init.
[70] Sup. I Sent., d. 2, q. 1, a. 3,
sol., init.
[71] In IV Met., leç. 4, #574.
[72] Sup. I Sent., ibid.
[73] Dionne, 201.
[74] Ibid.
[75] Ibid.
[76] Ibid.
[77] Ibid.
[78] Ibid.
[79] Q.D. de potentia, q. 7, a. 11, c.
[80] Ibid.
[81] Dionne, 203.
[82] Ibid.
[83] Ibid.
[84] Ibid.
[85] Ibid.
[86] Ibid.
[87] Ibid.
[88] Q.D. de potentia, q. 7, a. 11, c.
[89] Q.D. de potentia, q. 7, a. 11, c.
[90] Ibid.
[91] In III de Anima, leç. 13, #790.
[92] Dionne, 193.
[93] Dionne, 193.
[94] In I Post. Anal., leç. 20, #171.
[95] Dionne, 194.
[96] Genre, espèce, différence, énonciation, division, définition, raisonnement, etc.
[97] In IV Met., leç. 4, #574.
[98] Ibid.
[99] In IV Met., leç. 4, #574.
[100] Ibid.
[101] EE, #19.
[102] Ibid.
[103] Dionne, 182.
[104] In Boetii de Trin., q. 6, a. 3, c.
[105] Dionne, 182.
[106] Ibid.
[107] Ibid.
[108] In Boetii de Trin., q. 6, a. 3, c.
[109] Dionne, 183.
[110] Dionne, 183.
[111] EE, 3, #19.
[112] EE, 3, #19.
[113] Dionne, 184.
[114] Ibid., 186.
[115] Ibid.
[116] EE, 3, #20.
[117] Ibid.
[118] EE, 3, #20.
[119] EE, 3, #20.
[120] EE, 3, #20.
[121] In VI Met., leç. 4, #1233.
[122] IaIIae, q. 90, a. 1, ad 2.
[123] Dionne, 191.
[124] Ia, q. 13, a. 12, obj. 3.
[125] Ia, q. 13, a. 12, ad 3.
[126] Ibid.
[127] Ia, q. 13, a. 12, ad 3.
[128] Ibid.
[129] Ia, q. 13, a. 12, ad 3.
[130] Dionne, 192.
[131] Ibid.
[132] Ia, q. 13, a. 12, ad 3.
[133] Dionne, 193.
[134] Dionne, 104.
[135] Ibid.