Édith Stein — La Nature de la Femme
Yvan Pelletier
Faculté de
Philosophie
Université
Laval
Québec
Édith Stein philosophe fait penser phénoménologie; elle évoque Husserl comme maître, non Aristote. Lui faire compléter ou nuancer des conceptions politiques aristotéliciennes, voilà qui sonnera un peu paradoxal. Mais avant de s’associer aux efforts inadéquats de Husserl pour se dégager de la folie kantienne, Édith Stein fait d’abord figure de femme intelligente, dotée d’un sens de l’observation pénétrant, attentive à ce que vit son entourage. Sa vie concrète l’a appelée à scruter, selon son expression préférée, la ‘spécificité’ (Eigenart) de la femme, face à l’homme. Ce sujet déborde les considérations coutumières des phénoménologues, et la restitue à son intelligence naturelle. De plus, sa conversion au christianisme, occasion de fréquenter saint Thomas d’Aquin, remédie quelque peu aux mœurs intellectuelles de contagion phénoménologique.
Aristote aussi, dans la Politique, s’intéresse à la différence entre homme et femme. Mais sous un angle un brin négatif. Son intérêt principal va aux vertus politiques par excellence; d’où un fort accent sur la prudence du gouvernant, avec une insistance à gros traits sur l’aptitude exclusive de l’homme à la développer. Regarder la femme sous ce rapport l’amène à marquer sa faible aptitude naturelle à cette vertu et inspire facilement à son lecteur du mépris pour la nature féminine. Celui-ci retient surtout la phrase incriminante qui sanctionne l’infirmité de la délibération féminine : « Τὸ δὲ θῆλυ ἔχει μὲν τὸ βουλευτικόν, ἀλλ̓ ἄκυρον. — La femme possède bien la délibération, mais sans autorité. »[1]
Édith Stein aborde le sujet sous un angle plus positif. Regardant la femme en elle-même, non dans le contexte limité de la direction politique, elle ne s’intéresse pas seulement à ce qui manque naturellement à la femme pour agir comme homme; elle décrit plus volontiers comment la nature munit la femme pour agir comme femme. Cette perspective ne montre pas un être humain diminué, incomplet, un homme manqué, mais une merveille de la nature, magnifiquement équipée pour sa mission propre.
En cela, Édith Stein ne contredit pas Aristote, mais le complète, le ‘réhabilite’. Elle appelle le lecteur de ce dernier à prendre conscience que la conception négative attribuée à Aristote ne lui fait pas justice, mais trahit l’intention contextuelle du premier livre de la Politique. Y réduire la conception globale qu’Aristote se fait de la femme se marie mal avec son admiration habituelle pour la nature, qui “ne fait rien en vain” et qui “fait tout pour le mieux”. Et qui a fait la femme. C’est d’ailleurs sur cette profession de foi que s’amorcent ses considérations politiques : « Οὐθὲν γὰρ μάτην ἡ φύσις ποιεῖ. — La nature ne fait rien en vain. »[2] Et sous chaque développement particulier se sent la conviction que la nature appelle l’homme à la cité comme au contexte le plus adéquat pour compléter son plus grand bien. Le refrain revient constamment sous la plume d’Aristote : la nature fait tout pour le mieux et pourvoit chaque chose au mieux pour son opération propre. « Ἡ φύσις μήτε ποιεῖ μάτην μηθὲν μήτε ἀπολείπει τι τῶν ἀναγκαίων. — La nature ne fait rien en vain, ni n’oublie de satisfaire à aucun besoin. »[3]
Dès sa première allusion à ce qui distingue la femme de l’homme, Aristote nie que cela tienne à aucune imperfection de la nature : bien au contraire, déclare-t-il, la femme est telle qu’elle est en raison de la générosité de la nature, qui pourvoit pour chaque opération l’instrument adéquat.
Φύσει μὲν οὖν διώρισται τὸ θῆλυ... Οὐθὲν γὰρ ἡ φύσις ποιεῖ... πενιχρῶς, ἀλλ̓ ἓν πρὸς ἕν· οὕτω γὰρ ἂν ἀποτελοῖτο κάλλιστα τῶν ὀργάνων ἕκαστον, μὴ πολλοῖς ἔργοις, ἀλλ̓ ἑνὶ δουλεῦον. — C’est par nature que la femme est
différente… C’est que la nature ne fait rien chichement, mais adapte à chaque
fonction un instrument approprié. Car c’est ainsi que chaque instrument peut
réussir au mieux : en étant affecté non à plusieurs fonctions, mais à une
particulière.[4]
C’est tout à fait le ton qu’on retrouve chez Édith Stein, qui se félicite de ce que notre époque refasse pareil constat :
On ne considère
plus la nature différente de la femme comme une infériorité, mais comme une
valeur spécifique.[5]
Le lecteur assidu d’Aristote et de saint Thomas ne se trouve pas immédiatement à l’aise avec l’écriture d’Édith Stein. Il doit surmonter quelques obstacles pour profiter de ses intuitions profondes. Il s’agit de conférences données à des auditoires différents sur des variations du même sujet. Beaucoup de redites, donc, avec un détail de plus ici, une formulation différente là. L’enseignement oral présente encore d’autres imperfections qui agacent : une articulation moins rigoureuse, des affirmations excessives, des manières de dire approximatives, un vocabulaire pas toujours très scientifique. Édith Stein hérite aussi de son milieu philosophique la promotion d’une terminologie un peu trop personnelle, de même qu’à l’inverse l’usage de termes plutôt généraux pour décrire des propriétés annoncées comme très spécifiques, une libéralité à reconnaître de nouvelles facultés pour l’exécution d’opérations qui retiennent davantage son attention, une propension excessive en somme à se croire la première à observer et nommer ce qu’elle observe. Enfin, à la manière des Pères de l’Église, elle ne se fait pas de scrupule à marier les considérations inspirées de la révélation à celles issues de l’observation et de la réflexion naturelle, la théologie à la philosophie, sans souci de distinguer les deux autorités. Il faut noter encore que sa traductrice, dans le contexte qui nous intéresse, contribue assez peu à atténuer ces irritants en passant au français, quand même elle ne les accentue pas, en particulier avec une orgie d’italiques et de mots ajoutés entre crochets, sur lesquels je prendrai la liberté d’économiser le plus possible. Mais la qualité, la santé des observations d’Édith Stein lui méritent qu’on s’accommode de cet inconfort.
Il faut porter à ce compte une exagération verbale dans l’expression de la ‘spécificité’ féminine. Édith Stein parle quelquefois comme si homme et femme constituaient deux espèces animales distinctes, ou une ‘espèce binaire’. Il faut excuser cette exagération sur le compte d’un usage un peu imprécis fait de termes techniques logiques, étant donné sa formation initiale peu scolastique, mais retenir l’insistance sur la radicalité des caractères distinctifs de la femme face à l’homme, sur la profondeur où descend leur distinction.
Certes, à parler strictement, homme et femme constituent une espèce unique, ils représentent deux versions de la même essence humaine. On trouve chez les deux tous les caractères essentiels de l’être humain : la vie, avec tout son fondement végétal, la sensation et l’affection sensible, la vie intellectuelle, avec ses dimensions pratique et spéculative, ainsi que l’affectivité propre à ce niveau : une volonté libre.
Mais la différence sexuelle, insiste notre philosophe juive, ne se circonscrit pas comme un simple accident génital, un partage des aspects mécaniques de la fonction reproductive, une distinction au niveau d’une fonction végétative. D’après elle, cette différence colore en profondeur toutes les opérations de l’être, jusqu’aux plus spécifiquement humaines. Elle pose la question :
N’y a-t-il pas
une différence de forme substantielle à la base des différents rythmes de
l’Être?… Faut-il concevoir la différence entre homme et femme en tant que
différenciation sexuelle qui scinde réellement l’ensemble de la structure de
l’être humain comme tel? Ou bien est-ce que cette différenciation ne concerne
que le corps et les fonctions de l’âme nécessairement liées aux organes
corporels? Doit-on penser qu’elle n’affecte pas l’esprit?[6]
Mais de manière plutôt rhétorique, car on sent bien que jamais elle n’envisage d’y répondre autrement qu’en confessant sa profonde conviction du caractère omni-pénétrant de cette différence.
Je suis
convaincue que l’espèce humaine se déploie en tant qu’espèce binaire :
l’‘homme’ et la ‘femme’. Et que la nature de l’être humain, auquel aucun trait
caractéristique ne saurait manquer ici comme là, se manifeste sous une forme
binaire. Que toute sa constitution essentielle révèle son empreinte
spécifique. Ainsi, pas seulement le corps est constitué différemment, pas
seulement les diverses fonctions physiologiques individuelles diffèrent; mais
toute la vie somatique est autre : autres, les rapports entre âme et
corps; autres, à l’intérieur du psychisme, les rapports entre esprit et sens,
comme les rapports des facultés spirituelles entre elles.[7]
“Dieu créa l’être
humain à son image. Homme et femme il les créa.” Il plaça l’être humain non en
tant qu’espèce simple, mais en tant qu’espèce binaire dans le monde. Leur
existence doit alors elle aussi nécessairement revêtir un sens différent,
parallèlement à un sens commun.[8]
Homme ou femme, voilà donc une seule nature humaine. Les deux comportent de ce fait une destination naturelle commune, une même perfection à viser, leur accomplissement appelle la même définition et le même nom : c’est le bonheur. Comme être humain à part entière, la femme y tend tout autant. « Chaque femme participe à la nature humaine générale. »[9] Aristote parle de contemplation, et de vie en conformité à la droite raison. Édith Stein en emprunte la description à la Genèse :
La destination
naturelle que Dieu a assignée à l’être humain est triple : reproduire
en lui l’image de Dieu grâce à l’épanouissement de ses facultés, procréer
sa progéniture et dominer
la terre. À cela
vient s’ajouter le but surnaturel, c’est-à-dire la contemplation
éternelle de Dieu,
promise comme récompense d’une vie enracinée dans la foi et vécue en union
personnelle avec le Rédempteur. La destination naturelle comme la destination
surnaturelle sont communes à l’homme et à la femme.[10]
La saveur scripturaire de la description ne doit pas cacher qu’elle ne tranche pas vraiment sur le bonheur de conception aristotélicienne : l’image fidèle de Dieu évoque bien la vie spéculative, dont Aristote remarque en fin de l’Éthique à Nicomaque qu’elle tient du divin[11]; et la domination de la terre illustre poétiquement la vie pratique rationnelle que le loisir de la spéculation pré-requiert. Quant à la procréation, elle marque la précarité de ce bonheur humain, en nommant son remède : mortel, l’homme ne pourra contempler et dominer avec constance qu’en en confiant sans cesse le soin à une nouvelle génération.
Une tâche si grande, si complexe, si difficile, l’homme devra être politique pour l’accomplir. Il n’arrivera au loisir requis à la vie intellectuelle qu’en se faisant citoyen, en comptant sur la collaboration de beaucoup de congénères dotés assez différemment et assez complémentairement pour se partager les nécessités à satisfaire. Avant même la masculinité et la féminité, de profondes différences individuelles entre les humains appellent déjà chacun à contribuer d’un apport tout à fait personnel à ce destin général de l’homme. Chacun doit se reconnaître une vocation propre à même ses talents distincts, et jusque dans les circonstances spéciales où se déroule sa vie à lui.
L’individualité
est donnée par Dieu aussi bien que la nature humaine générale, et son
épanouissement dans sa pureté est tout autant la destination de l’être humain.
Les dons individuels assignent à l’être humain sa place dans la société
humaine, la vocation de l’être humain est tracée par avance en eux, cette
fonction qu’il doit remplir dans le tissu social.[12]
Édith Stein, contemporaine des personnalistes, fait grand cas des différences individuelles : « Il existe également un but individuel. »[13] Ces différences assignent un rôle spécial à chacun, et cela pas uniquement sur cette terre; elles manifestent jusqu’à l’intention divine quant au poste de chacun dans la vie éternelle.
L’individualité a
aussi un sens pour le temps et pour l’éternité. Elle assigne à l’être humain
non seulement sa place sociale sur la terre, mais aussi son rang dans la
hiérarchie céleste. Elle n’est pas une imperfection terrestre dont il faut
triompher, mais la spécificité voulue par Dieu.[14]
Par ailleurs, le besoin de remédier à la mortalité commande aussi une nécessaire collaboration hommes-femmes. Sur ce plan aussi la destination commune à tout être humain s’incarne diversement en l’un et l’autre; il faut prendre acte de destinations naturelles propres à l’homme et à la femme. À parler strictement, seulement la fin justifie les moyens; aussi les différences masculines et féminines ne se comprennent et apprécient qu’à la condition d’identifier clairement les missions propres auxquelles elles préparent.
Donner une image de Dieu, dominer la terre, procréer une progéniture, voilà, déclarait notre philosophe, les facettes de la destination naturelle de l’homme. Elles appellent collaboration. Mais cette collaboration ne prend pas le visage d’une simple distribution, chaque individu, ou chaque sexe, recevant la mission exclusive d’un aspect ou l’autre. Hommes et femmes sont appelés à tout réaliser ensemble. Chaque aspect est néanmoins confié prioritairement à l’un, avec besoin de l’assistance adéquate de son conjoint.
Au sein de leurs destinations communes, leurs missions respectives se différencient conformément à la différence naturelle des sexes.[15]
Clairement, le soin d’assurer une continuité à l’espèce humaine revient principalement à la femme. C’est sa destination spécifique première : la nature de la femme l’appelle à devenir mère. Certes, la nature ne prévoit pas que la mère réponde toute seule à ce besoin; le père aussi est requis. Mais sans conteste, la mère y fait le principal, et le père agit comme son adjoint indispensable. C’est la mère qui fait tout de la grossesse, l’apport du père n’étant manifestement que ponctuel, au moment de la conception.
C’est la mère qui accompagne quotidiennement l’enfant jusqu’à ce qu’il se trouve en âge de s’émanciper. C’est elle qui le nourrit, le lave, l’habille, l’occupe, l’entoure d’affection, assiste à ses premiers pas, l’encourage dans ses jeux et ses premières initiatives, lui donne sa première instruction, lui apprend à parler, à communiquer, préside à ses relations avec ses frères et sœurs, à ses premières amitiés. C’est grâce à son amour que l’enfant découvre qu’il est quelqu’un, qu’il mérite d’être apprécié, qu’il peut jouer un rôle, apporter une contribution. En tout cela, le père fait fonction d’une aide plus ou moins distante : il fournit le cadre matériel et moral; il apporte la nourriture, le vêtement, les instruments; il assure la sécurité, sanctionne les déviances; il remplace la mère dans ses tâches plus personnelles, pour lui accorder du répit et qu’elle ne soit pas trop débordée.
La vocation
première de la femme est la procréation et l’éducation de sa progéniture;
l’homme lui est donné à cette fin comme protecteur.[16]
L’homme,
manifestement, est plus naturellement appelé à la fonction de dominer la terre.
Mais lui aussi, ce faisant, devra compter sur l’assistance de sa conjointe.
La vocation
première de l’homme est la domination de la terre; la femme est placée à ses
côtés en tant qu’aide.[17]
La façon dont
l’homme et la femme devaient se compléter selon l’ordre originel de la nature
ressort assez clairement : chez l’homme, la vocation de maître apparaît
comme la vocation première; celle de père, secondaire. Elle n’est point
subordonnée ou juxtaposée à la vocation de maître, mais apparaît comme intégrée
dans celle-ci; chez la femme, la vocation maternelle apparaît première, la
participation à la domination, secondaire et incluse dans sa vocation de mère.[18]
Dans cette intention, la nature munit chacun des talents appropriés à sa mission prioritaire, sans en priver tout à fait son conjoint qui doit l’y assister.
Les mêmes dons
apparaissent chez l’un et chez l’autre, mais dans une mesure et dans une
proportion différentes.[19]
Chose claire, toutefois, ces talents ne peuvent se répartir uniformément, car ceux requis pour les deux missions se distinguent au point de s’opposer, de se contrarier. La domination et la conquête requièrent surtout de la force, tandis que l’accompagnement au quotidien demande au contraire de la délicatesse, de la sensibilité.
Chez l’homme, ce
sont surtout les dons requis pour le combat, la conquête et la
domination : la force physique pour prendre possession du monde extérieur,
l’entendement pour pénétrer intellectuellement le monde et enfin la force de
caractère et la puissance de réalisation pour le façonner d’une manière
créative. Chez la femme, ce sont les capacités de préserver l’être en gestation
et en croissance, de le protéger et de favoriser son développement, d’où, sur le
plan physique, le don de vivre dans une union plus intime avec son corps et de rassembler tranquillement ses forces,/
et, d’autre part, celui d’endurer des douleurs, de se priver et de s’adapter;
d’où, sur le plan psychique, la disposition à se porter sur ce qui est concret,
individuel et personnel, la capacité de l’appréhender dans sa spécificité et de
s’adapter à celle-ci, et le désir de favoriser son développement.[20]
Une insistance omniprésente chez Édith Stein vise le fait que la mission de maternité répugne à la spécialisation. Ce ne sont pas des monstres qu’elle a mission d’engendrer et d’éduquer, mais des hommes accomplis sous tous rapports. Spontanément, la femme aime l’harmonie, l’équilibre et hait les excès de tout genre. Ce sont toutes ses facultés qu’elle entend voir développer harmonieusement chez son enfant, pas l’une au détriment des autres. C’est tout son enfant qu’elle aime, son affection ne se réserve pas à tel ou tel aspect de lui. Tout au contraire, l’homme vise à l’efficacité et pour cela se prête facilement à spécialisation; il laisse volontiers de côté certaines tâches et certaines facultés pour réussir plus complètement dans le développement et l’usage d’autres.
À l’espèce
féminine correspondent l’unité et l’homogénéité de toute la personne
somato-psychique, l’épanouissement harmonieux des facultés, tandis qu’à
l’espèce masculine correspond le développement plus intense de quelques
facultés en vue de leurs réalisations maximales.[21]
Pareille répartition de dons habilite davantage la femme à œuvrer comme mère et l’homme comme conquérant. En répercussion, elle prépare à une contribution différente à la mission commune d’imiter Dieu. La femme le fait plus spécialement par une harmonie d’ensemble, et l’homme par l’excellence plus poussée de telle ou telle faculté.
L’homme et la
femme se sont vu assigner la mission de reproduire en eux l’image de Dieu… Ils
remplissent cette mission d’une façon spécifique également… La femme imite la
perfection divine davantage par l’épanouissement harmonieux de toutes ses
facultés, l’homme par le développement plus intense de quelques-unes.[22]
Voulue comme mère, la femme reçoit de la nature une capacité extraordinaire de faire un avec l’enfant, au point de dépendre de lui dans toute l’organisation de sa vie. Impossible, pour la femme, de faire abstraction de l’enfant tout le temps qu’elle le conçoit et le développe en elle. Même une fois qu’elle lui a donné existence matériellement à l’extérieur d’elle, elle garde un lien extrêmement intime avec lui. Toute sa vie, il lui est difficile d’organiser ses occupations indépendamment du besoin de sa progéniture.
La femme, unie à
l’enfant par des liens somato-psychiques plus forts et plus étroitement
dépendante de ces liens dans toute l’organisation de sa vie, se voit confier là
sa mission première; l’homme est placé à ses côtés pour l’assister et pour la
protéger.[23]
Pour la rendre plus parfaitement adéquate à ce rôle de mère, la nature a adapté jusqu’à sa façon particulière de connaître et de ressentir. La sagesse populaire révère l’intuition féminine quasi comme une faculté sui generis. Il faut remarquer comment l’observation et la réflexion de la femme se porte spontanément et avec une compétence remarquable sur le singulier, sur le concret. Notant ce don frappant de cerner la personne et son besoin, dont la femme a besoin pour s’occuper avec compétence de son enfant, et qu’elle reçoit de la nature, Édith Stein est bien tentée d’y reconnaître une faculté exclusive, qu’elle désigne comme le ‘sens affectif’. En somme, comme cela répond mieux au bien de l’enfant, la connaissance de la femme est intimement subjective, n’a rien de neutre; des sentiments l’accompagnent immédiatement : elle ne peut apprendre sans prendre position affectivement face à la personne concernée.
À la mission
d’être une compagne et une mère correspond la particularité du connaître dont
la force réside dans l’appréhension intuitive du concret et du vivant, et tout
spécialement de la sphère personnelle; le don de s’adapter à la vie psychique
d’autrui ainsi qu’à ses buts et à ses méthodes de travail; le rôle clé du ‘sens
affectif’ en tant que faculté d’appréhender l’être concret dans sa spécificité
et dans sa valeur spécifique et de prendre position vis-à-vis de lui; la soif de
faire s’épanouir le plus parfaitement possible en soi-même et en autrui la
nature humaine dans son empreinte spécifique et individuelle.[24]
En insistant sur cette destination naturelle de la femme à être mère, Édith Stein use de termes très forts. Pour elle, il ne s’agit pas seulement de dispositions physiques, de dispositions corporelles superficielles; jusqu’à son âme est essentiellement prévue pour cette fin. L’affirmation secoue, à première lecture, mais on doit s’y rendre, à y réfléchir correctement. Tout le corps est pour le service de l’âme. Chacune de ses dispositions particulières, mis à part les accidents de matière, répond donc à un besoin spécial de l’âme qu’il sert. Si le corps de la femme est doté d’un appareil sensible et affectif aussi centré sur le singulier, sur le personnel, c’est qu’il est destiné à servir une âme voulue en priorité pour connaître et aimer et assister les personnes de son entourage. Pour notre philosophe, cela fait si peu de doute qu’on doit être biaisé pour le nier.
Seul celui qu’une
ardente passion du combat a aveuglé peut nier ce fait patent que le corps et
l’âme de la femme sont formés en vue d’une fin particulière. La parole limpide
et irréfutable de l’Écriture exprime d’ailleurs ce que l’expérience
quotidienne enseigne depuis l’origine du monde : la femme est destinée à
être la compagne de l’homme et la mère des êtres humains. Son corps est doté
des propriétés requises à cette fin, mais sa ‘spécificité psychique’ est
également à l’avenant… Là où les corps sont de nature si radicalement
différente, il doit forcément aussi exister — malgré tous les traits communs à
la nature humaine — un type d’âme différent.[25]
Tout, chez la femme, la prédispose à connaître et à s’intéresser au tout de la personne. Et c’est justement ce dont un enfant a absolument besoin : que qui en a la charge soit équipé et motivé pour répondre à tous les besoins de son intégrité, et du développement intégral de sa personne.
La femme a la disposition à tendre vers ce qui
est vivant et personnel, et à tendre vers la complétude. Prodiguer des soins,
préserver et protéger, nourrir et favoriser la croissance, telle est sa soif naturelle, authentiquement
maternelle. Ce qui est privé de vie, l’objet, l’intéresse en premier lieu dans
la mesure où il sert à ce qui est/ vivant et personnel; et pas tellement comme
fin en soi. Le reste en dépend : ainsi l’abstraction en quelque sens que
ce soit lui est par nature étrangère. Ce qui est vivant et personnel est ce qui
la préoccupe, et forme un tout concret qui demande à être préservé et à être
stimulé en tant que tout et non en tant que partie au détriment d’une
autre : non l’esprit au détriment du corps ou inversement, pas plus qu’une
faculté psychique au détriment des autres. Elle ne le supporte ni pour elle-même
ni pour autrui.[26]
Toujours à cause du bien de cette mission, l’intelligence féminine est peu apte, et l’affectivité féminine s’intéresse difficilement, à l’abstraction, par ailleurs si indispensable à la pénétration de l’essence des choses susceptible de permettre à l’homme de les dominer et de les asservir, comme de les contempler.
À cette
disposition d’esprit pratique correspond sa disposition d’esprit
théorique : ainsi, son mode cognitif naturel n’est pas tant un mode d’analyse
abstraite qu’une disposition à tendre vers le concret qu’elle appréhende par
l’intuition et par la sensibilité. Cette structure naturelle rend la femme
capable de prodiguer des soins à ses propres enfants et de les éduquer, mais
elle n’adopte pas seulement envers ces derniers cette attitude fondamentale;
c’est ainsi également qu’elle se comporte envers son mari et envers tous les
êtres qui entrent dans son périmètre.[27]
En pensant au besoin de globalité de l’enfant, Édith Stein ne vise pas seulement la protection du corps. Pour elle, c’est également la protection de l’âme de l’enfant qui commande les dispositions spécifiques de la femme à aimer inconditionnellement, à aimer totalement, à prodiguer soins et chaleur affectueuse.
Ce n’est pas
seulement le corps, mais c’est aussi l’âme de l’enfant qui nécessite protection
et soins. Davantage encore que dans la relation entre époux sont requis ici
l’amour chaleureux et attentionné, la compréhension délicate, le dévouement
silencieux et spontané pour faire éclore la vie en germe, pour ne point la
laisser s’étioler par manque de chaleur et de nourriture ou encore pour ne
point la détruire par une intervention brutale ou l’entraver dans sa croissance
naturelle.[28]
L’intuition requise au bien de l’enfant, à son développement intégral, va très loin. Pour être à même de remplir cette mission maternelle, la femme a besoin d’un don spécial qui lui permette de détecter chez son enfant ce qui n’y est pas encore. Elle doit lui être si intime qu’elle sente en leur germe les talents qui peuvent s’y développer. Le besoin est si profond et si particulier qu’Édith Stein, observant l’efficacité naturelle de la femme sous ce rapport, se laisse encore tenter de lui créditer une autre faculté spéciale, qu’elle baptise intropathie (Einfühlung). La mère, pour remplir sa mission, doit entrer dans la vie même de ses enfants, la vivre avec eux, tout en étant prête à s’en retirer à mesure qu’ils peuvent l’assumer eux-mêmes, et ne devenir peu à peu qu’un accompagnement discret qui s’impose de moins en moins, de manière à favoriser l’éclosion de la personnalité libre.
Le devoir de la
mère vis-à-vis de ses enfants … doit commencer par leur prodiguer des soins,
par les faire s’épanouir, par les guider; elle ne doit s’effacer que peu à peu
pour assumer le rôle de compagne auprès des adolescents qui approchent de la
maturité. Cette mission exige un don d’intropathie très subtil, parce qu’il
s’agit d’appréhender des dispositions naturelles et des facultés qui n’ont pas
encore conscience d’elles-mêmes, c’est-à-dire de pressentir quelque chose qui
n’est pas encore là, mais qui ne demande qu’à devenir.[29]
Tout cela est délicat à l’extrême. Et de grande responsabilité. Douée comme elle l’est, la femme est capable d’une influence énorme, sans mesure, sur l’âme de son enfant. D’elle dépendra pour l’essentiel tout ce que deviendra son enfant.
La mère a la
possibilité d’exercer une grande influence, parce que l’âme enfantine est
encore éducable, parce qu’elle se révèle plus facilement et plus ouvertement,
et parce qu’elle ne résiste pas encore aux influences extérieures. Tout cela
accroît cependant aussi sa responsabilité.[30]
C’est de cette proximité de la mère, de ce soin constant, de cette chaleur et de cette compréhension dont elle entoure l’enfant, que résulte qu’un enfant développe de l’assurance, se persuade profondément qu’il y a une place pour lui sur la terre, que son existence a du sens, qu’il est destiné à une vie heureuse. Dans la mesure où la femme applique adéquatement ses dons naturels de mère à ensoleiller l’enfance de ses rejetons, ils ressentiront en toutes circonstances la certitude qu’il y a une issue pour eux, que leur vie a du sens, qu’ils s’en vont quelque part. Mais privés de ce contact maternel, des enfants resteront timides, toujours en doute du bien-fondé de leur existence et de toutes leurs décisions. La femme a somme toute le pouvoir naturel de façonner le caractère de ses enfants.
Aucune force
naturelle ne peut se mesurer à l’influence de la mère quant à son importance
pour le caractère et pour la destinée de l’être humain. Des êtres qui suivent
leur chemin en ligne droite, librement et ouvertement, des êtres dont émanent
lumière et chaleur, font supposer avec quasi-certitude une enfance ensoleillée,
et comme soleil de cette enfance un amour maternel sain. Des êtres timides et
méfiants, ou avec d’autres déformations ou déviances du caractère, font
conclure avec non moins de certitude que … quelque chose leur aura fait défaut
du côté de la mère.[31]
Ce n’est pas seulement le caractère qui résulte du soin maternel, c’est même la destinée de l’enfant : il sera heureux ou malheureux, quels que soient les événements concrets de sa vie, selon la nature de l’amour reçu de sa mère.
L’enfant subit,
dès le sein maternel, des influences déterminantes qui façonnent non seulement
son corps, mais aussi son âme… C’est de la mère plus que de n’importe quelle
autre personne que dépend ce qu’il adviendra de son enfant, c’est-à-dire la
façon dont son caractère se développera, et s’il sera heureux ou malheureux. Car
ce n’est pas tant ce qui nous arrive du dehors que ce que nous sommes qui
décide de notre bonheur et de notre malheur. La première obligation qui en
résulte pour la mère consiste en ce qu’elle doit ‘être là pour son enfant’.[32]
Je connais une mère qui a eu l’idée de demander à sa fille de 8 ans, mourant d’une maladie congénitale qui lui avait valu bien des souffrances et des contrariétés dans sa courte vie, ce qu’elle avait le plus aimé et haï durant ses quelques années de vie. Quelle ne fut pas sa surprise de s’entendre déclarer : « Mais maman! J’ai tout aimé! »
Pareil résultat suppose certes chez la femme une conscience que c’est elle qui est là pour son enfant, et non son enfant qui est là pour elle. Le but de la femme mère, c’est en toute priorité le bien de son enfant. Cela, elle le trouve inscrit au plus profond de ses gènes et de son âme. C’est seulement une éducation tordue qui conduira une femme à renverser les choses et à récupérer pour ses fantaisies l’existence de son enfant; les conséquences les plus graves prouveront alors par l’absurde l’intention de la nature en façonnant la nature, l’âme, le cœur, les facultés de la femme comme elle le fait.
L’amour
authentiquement maternel, dans lequel l’enfant s’épanouit comme les plantes à
la douce chaleur du soleil, sait que l’enfant ‘n’est pas là pour la
mère’ : ainsi, il n’est pas là comme un jouet pour meubler son temps
vide, il n’est pas là pour assouvir sa soif de tendresse, il n’est pas là pour
satisfaire sa vanité ou son ambition.[33]
Sur le thème de la spécificité féminine, Édith Stein n’en reste pas à insister que la femme a une nature à elle, des tendances et propensions naturelles bien à elle, et différentes de ce qu’on trouve chez l’homme. Elle élabore aussi sur le fait que cette spécificité, en autant qu’on la préserve des distorsions et dérapages qu’entraîne ce qu’il y a de cassé dans la nature humaine, suite au péché originel[34], est source d’une ‘valeur spécifique’ de la femme. Il y a des biens pour la famille humaine qui résultent de ce que la femme soit femme, avec cette nature très déterminée qu’elle a reçue. On observe ces biens en particulier dans la sphère sociale.
Ce qui veut
valoir de nos jours doit porter des fruits pour la communauté. Or, que cette
possibilité existe également pour la valeur spécifique de la femme, c’est ce
qu’affirme notre sujet.[35]
L’influence saine de la mère sur ses enfants est garante de la cohésion sociale, et le remède dont le peuple a besoin dans toutes les vicissitudes politiques.
Des mères
qui sont ancrées dans une solide conception du monde, qui savent dans quel
but elles doivent élever leurs enfants, qui posent un regard libre sur les
possibilités de développement de leurs enfants, mais aussi un regard impartial
sur les instincts dangereux qu’ils portent en eux et qu’il leur faut réprimer,
des mères, enfin, qui interviennent énergiquement au bon moment; mais qui
savent aussi se modérer, qui ne pensent pas qu’il leur faille tout faire
elles-mêmes, mais capables, au contraire, de se dessaisir courageusement de
leurs enfants et de les mettre entre les mains de Dieu le moment venu,
lorsqu’ils seront sortis du giron maternel — ces mères-là constituent indéniablement
l’élément le plus important pour la guérison du peuple.[36]
Déjà dans la famille, de la mère dépend que de bonnes relations se développent entre tous ses membres. C’est elle en particulier qui peut faire que les enfants développent un rapport sain avec leur père.
C’est souvent
grâce à la mère surtout que s’établissent entre le père et les enfants de bons
rapports.[37]
Or voilà qui est le fondement de tout. De leur père les enfants tiendront d’avoir une conscience, de discerner entre bien et mal. Ils regardent spontanément leur père avec crainte, car il est formidable, et de lui émergent toutes les règles de leur agir. Mais c’est en voyant leur mère entrer dans cette volonté de leur père, et trouver son bonheur en lui obéissant, qu’ils découvriront le bienfait de l’obéissance, qu’ils prendront conscience que le salut vient généralement de se soumettre à la volonté d’une autorité légitime, et que la nature profonde de la liberté n’est pas que chacun subisse l’esclavage de ses propres caprices. La femme tend naturellement à se plier à la volonté de son mari, du père de ses enfants, et cette attitude naturelle à elle est le ressort qui confère son efficacité à toute éducation. De là procédera que l’enfant devenu adulte soit capable d’obéir à des lois, à des chefs, à un patron, et par là de collaborer à toute activité complexe.
Cette entrée dans l’obéissance, nerf de toute éducation, doit s’entreprendre dès le début de la vie, sous l’égide du soin maternel. « Quiconque n’aura pas appris à obéir dans les premières années d’enfance ne l’apprendra plus tard dans sa vie qu’au prix de durs combats, ou jamais. »[38] Son premier aspect est la régularité des soins prodigués au bébé. La nature de la femme la porte à cette discipline dans l’alimentation et l’hygiène. Mais la mère dénaturée qui la néglige et fait commencer la vie de son enfant dans le désordre et la fantaisie compromet tout. Elle fait de son enfant un tyran destiné au malheur et à la mésadaptation.
L’éducation doit
commencer dès le premier jour, c’est-à-dire l’éducation à la ‘propreté’ et à la
‘régularité’, ainsi qu’un certain endiguement des instincts : si l’enfant
reçoit les repas nécessaires à des heures très précises et absolument rien en
dehors, il s’y habitue, en effet, son organisme s’adapte à cet ordre. Mais si
l’on cède à ses désirs réels ou présumés, on en fait rapidement un petit
tyran. L’accoutumance régulière est donc en même temps un/ exercice
préparatoire à ‘l’obéissance’ et à ‘l’ordre’ : ainsi, ces deux vertus
sont des vertus qui doivent également être acquises dans les premières années.
Autant il est
nécessaire, d’un côté, de laisser de la liberté à l’enfant, afin qu’il se mette
en action et s’épanouisse conformément à sa nature et à son stade de
développement, autant il est nécessaire qu’il sente au-dessus de lui une
volonté ferme qui régit sa vie pour son bien. La nature enfantine a besoin
d’être fermement conduite et le désire vivement au fond, même si, dans le cas
particulier, la volonté de l’éducateur contrarie souvent les désirs enfantins,
et même si l’instinct de puissance, l’instinct consistant à s’imposer, est inhérent
à chaque être humain et y tente de secouer le joug que constitue la volonté
d’autrui.
Lorsque le petit
égoïste s’aperçoit qu’il réussit à obtenir ce qu’il désire, lorsque ses désirs,
après un premier refus, sont satisfaits suite à quelque harcèlement, à
quelques bouderies et à quelques hurlements, que des menaces ne sont pas mises
à exécution et que des ordres sont repris, alors il est vite le maître au foyer
pour le calvaire de sa famille et surtout à son propre détriment. Il n’est pas,
en effet, encore capable de juger ce qui est bon pour lui et il obtient par des
menaces des choses qui, la plupart du temps, ne lui sont aucunement
profitables. En outre, il gaspille son énergie dans des réflexions et dans des
décisions sur des affaires qui devraient être réglées tout naturellement :
quand et ce qu’il doit manger, ce qu’il doit mettre, etc., au lieu de
l’employer dans le domaine qui, dans ces années-là, constitue le champ le plus
important pour son autonomie, c’est-à-dire dans le ‘jeu’…
Une liberté inopportune
est tout aussi nuisible qu’une tutelle inopportune.[39]
Que la femme soit naturellement mère, insiste Édith Stein, ne s’observe pas seulement dans sa relation avec ses enfants. Tout ce que la femme fait facilement bien lui est inspiré par cet instinct maternel. La femme n’a pas des relations seulement avec ses enfants. Mais dans toutes les relations qu’elle a avec quiconque entre en contact avec elle se déploie cette propension naturelle à elle de se mettre à la place de l’autre, d’intuitionner ses besoins, ses talents et ses faiblesses, et d’assister le meilleur développement de sa personnalité.
Une femme peut ne pas avoir été comblée d’enfants; elle peut passer le plus clair de son temps et de ses énergies en dehors d’une famille. Mais qu’elle le fasse dans un bénévolat quelconque ou dans un travail rémunéré, elle le fera avec le plus grand bonheur dans la mesure où elle trouve à y exercer cet instinct maternel, où elle colore ses activités de cette attention à l’autre pour lui donner la meilleure occasion de développer et d’exercer harmonieusement sa personnalité.
Édith Stein a vécu au temps du féminisme naissant, en un temps où on discutait beaucoup à savoir si des professions se trouvaient typiquement féminines, ou si la femme n’était pas apte à exercer n’importe quelle profession. Elle ne va pas à l’extrême de prétendre que la femme peut exercer toute profession avec autant d’aise, ou sur un pied d’égalité avec l’homme. Mais elle reconnaît beaucoup de latitude à la femme sur ce plan et surtout elle mesure le potentiel féminin de toute profession à l’occasion qu’y intervienne et y serve cette nature de mère. Certaines professions en appellent directement à ce charisme : tout ce qui concerne l’éducation et l’enseignement; et aussi l’administration de soins : médecine, psychologie, service social. Beaucoup d’autres, par ailleurs, le font aussi plus ou moins directement : l’élaboration de lois et de règlements qui tiennent compte du facteur concret des personnes, l’administration des services, et ainsi de suite.
La nature devait apporter un remède à la précarité de la vie humaine, à cette mortalité qui risquait de compromettre toute permanence de cette image de Dieu que l’homme a mission de constituer. Le remède apporté réside dans la procréation : ce soin d’incarner une image de Dieu dans une vie rationnelle, au double titre de conformer toute action au bien discerné par la raison droite et d’orienter la vie humaine vers une certaine contemplation de Dieu, spécialement dans ses œuvres au sein de la nature, la nature a prévu que l’homme le confie à des enfants qui s’en chargent au-delà de sa mort. C’est si indispensable, pour que l’homme demeure image de Dieu et étende sa domination sur le monde, qu’Édith Stein l’énumère comme une troisième destination naturelle de l’homme : procréer.
Et pour que ce remède s’administre avec la plus haute efficacité, la nature a dessiné l’âme et le corps de la femme, en les ordonnant dans tous leurs aspects, facultés et tendances à être ceux d’une mère : elle a ainsi fait de la femme un être humain tout entier orienté au bien de l’enfant à naître et à devenir pleinement homme.
On vient de relever que cette spécificité de la mission féminine s’étend à plus qu’à accompagner l’enfant jusqu’à l’âge adulte. La femme fait profiter de ses instincts maternels toute personne humaine en besoin de soins et d’aide pour devenir ou redevenir un être humain au maximum de son fonctionnement.
Mais il faut remarquer, continue Édith Stein, que la prédisposition maternelle de la femme entraîne une deuxième dimension de sa spécificité féminine : faite pour être mère, la femme est aussi faite pour être épouse; la nature la dispose essentiellement pour accompagner, pour assister un homme. « La femme normale et saine éprouve la soif naturelle de devenir épouse et mère. »[40] « Il n’est pas bon que l’homme soit seul »[41], déclare la Genèse. La tâche qui lui incombe, de dominer la terre, est trop lourde pour qu’il y arrive seul. Il doit se la partager avec des compagnons, il doit en faire l’objet d’une collaboration. Mais même ainsi, sa part individuelle demeure trop lourde; il n’y arrive pas de lui-même, il s’en décourage, il s’en détourne, il risque maints dérapages. Il a besoin, pour maintenir son orientation, du conseil, de l’encouragement, de l’appui d’une aide adéquate. Et voilà encore justement la spécificité de la nature féminine. Tous les dons naturels qui la font mère se mobilisent pour la faire aussi épouse, compagne.
À cette prédisposition
maternelle s’associe celle qui consiste à être une compagne. Partager la vie
d’un autre être humain, prendre part à tout ce qui le concerne, aux grandes
comme aux petites choses, à ses joies comme à ses peines, mais aussi à ses
travaux et à ses problèmes, c’est un don chez elle et cela fait son bonheur.[42]
Par ailleurs, l’homme a une seconde mission qui le dépasse aussi et qui l’écraserait, si la femme ne lui était donnée pour l’assister là aussi, et pour en assurer, comme dit Édith Stein, « plus que la moitié » : la fonction de père.
La charge de père
de famille qui incombe au mari, s’ajoutant à ses obligations professionnelles
extra-familiales, semblerait par trop lourde, si le mari n’avait à ses côtés
cette auxiliaire dont la vocation naturelle est de porter plus de la moitié de
cette charge. Elle éprouve la soif de faire s’épanouir sa propre personnalité
en plénitude, mais presque autant celle d’aider les êtres de son entourage à
s’épanouir en plénitude : aussi le mari trouvera-t-il en elle la meilleure
conseillère pour savoir comment il doit la diriger ainsi que les enfants, voire
pour savoir comment il doit se diriger lui-même. Bien souvent, il satisfera
d’autant mieux à ses obligations qu’il ne contrariera point ses aspirations et
acceptera d’être guidé par elle. À ce souci naturel de la femme d’aider les
êtres de son entourage à s’épanouir comme il faut ressortit aussi son souci de
l’ordre et de la beauté de tout le foyer en tant qu’atmosphère nécessaire à
l’épanouissement de tous.[43]
L’homme se sent imbu d’une mission qu’il prend très au sérieux. Toute son énergie y passe. Il a besoin d’être pris au sérieux, d’être assisté. Mais chaque autre homme a sa mission à lui et réclame aussi qu’on lui porte attention, qu’on l’assiste. Aussi la nature donne-t-elle à l’homme la femme pour lui fournir cette attention, cette assistance, cet encouragement. Et pour corriger sa tendance à s’asservir complètement à l’objet qu’il entend réaliser.
L’homme est
entièrement absorbé par son ‘objet’ et attend des autres qu’ils s’y intéressent
et qu’ils soient prêts à se mettre au service dudit objet; d’une manière
générale, il a du mal à s’axer sur les autres et sur leurs objets à eux.[44]
Les facultés et les dons dont la nature a pourvu la femme pour la mettre à même d’assurer le bien de l’enfant la disposent justement aussi à s’intéresser ainsi à la mission d’autrui, à s’y soumettre, à la prendre au sérieux. Au point qu’une femme, par amour pour un compagnon, deviendra capable d’intuitionner des façons de faire qui lui resteraient autrement complètement étrangères, de s’intéresser à des objets qui la laisseraient normalement totalement indifférente. Son amour pour son compagnon l’habilite à faire ce qu’il faut pour que celui-ci réussisse dans son projet; et en retour, ce compagnon en devient capable d’efficacité accrue.
Pour la femme, en
revanche, c’est tout naturel de s’axer sur les autres et sur leurs objets à
eux. Grâce à sa faculté d’intropathie et de compréhension, elle parvient à
aborder des domaines d’objets qui, en soi, lui sont étrangers et dont elle ne
se soucierait jamais si un intérêt personnel ne la mettait en contact avec eux.
Ce don est étroitement lié à sa prédisposition maternelle. Cette vive marque
d’intérêt éveille les facultés de celui auquel elle est témoignée et accroît
ses réalisations.[45]
Édith Stein remarque que ce don de compagne qui maximise les possibilités de son homme a un effet semblable sur ses enfants, à mesure que ceux-ci deviennent adultes et ont plus besoin d’une aide qui les encourage sur leur propre chemin, que d’éducation et de soins maternels.
C’est une
fonction qui consiste à prodiguer des soins et à éduquer, une fonction
authentiquement maternelle, par conséquent, dont l’être mûr a besoin encore et
tout spécialement; et cette fonction s’appliquera également, à mesure qu’ils
grandiront, à ses propres enfants, et se substituera aux fonctions inférieures.[46]
Édith Stein relie directement à ce second
aspect de la spécificité féminine le fait que la nature destine la femme à
l’obéissance. Dès l’origine, homme et
femme sont appelés à collaborer à une mission commune : traduire en image
la divinité et, à cette fin, prolonger l’œuvre de la création, dominer et
tourner au bien humain l’ensemble de l’univers matériel. Or nécessairement
collaboration implique coordination. Quelqu’un doit discerner et décider
comment se déroulera concrètement la collaboration. Aucune collaboration ne se
passe de chef. Et par conséquent, d’obéissance à un chef. Édith Stein voit très
bien que cette assistance à l’homme à laquelle est vouée la femme, que cet
appel de la nature à donner son être et sa vie à un mari, passe par
l’obéissance. C’est leur nature spécifique qui confie à l’homme le commandement
sur la femme et la famille, et qui veut que la femme obéisse à son mari.
La participation
à la vie du mari implique, par analogie, la subordination dans l’obéissance,
telle qu’elle est ordonnée par la parole de Dieu.[47]
C’est à l’homme, en premier, et à la femme, en second et à titre d’assistant, que Dieu, par les lois qu’il a imposées à la nature, confie de dominer la terre.
L’homme et la
femme sont destinés à dominer la terre, c’est-à-dire à connaître les choses de
cette terre, à en jouir et à leur donner forme par un acte créateur. Cependant,
cette œuvre civilisatrice est assignée à l’homme comme sa mission première, et
la femme est placée à ses côtés en tant qu’aide.[48]
Voilà qui porte chaque homme à concrétiser cette mission dans la réalisation d’un objet plus spécifique qui devient sa mission à lui, l’objet de sa vie, son ambition. D’elle-même, la femme est indifférente à pareil objet, réticente même à toute forme de spécialisation susceptible de distraire du développement harmonieux du tout de la personne. Mais en répondant à cet appel de la nature qui la fait l’aide adéquate de tel homme en particulier, sa femme, la voilà qui prend à cœur la mission, l’objet qui passionne et mobilise son mari. Elle voudra tout faire pour que son mari réussisse dans son entreprise. Cela se fera toutefois bien sûr sous sa gouverne.
L’homme est, par
nature, au service immédiat de son objet; la femme se met au service du dit
objet par amour pour lui, et il convient donc que cela se produise sous la
conduite de ce dernier.[49]
Cependant, l’obéissance naturelle de la femme ne se confine pas dans le contexte du travail de son mari. Même ce qui relève principalement d’elle, donner le jour à des enfants et leur donner l’éducation fondamentale, elle le fait naturellement sous l’autorité de son mari. Dans cette mission, le mari est à son tour l’assistant : il en pourvoit le cadre et les instruments, la maison, la nourriture et le vêtement; de même que la sécurité. Mais même là il reste le chef naturel et la femme trouvera son bonheur à enfanter et éduquer sous son autorité.
Que le devoir
d’obéissance dépasse ce cadre et s’étende aussi à ce qui ressortit au domaine immédiat de la femme : au foyer et à
l’éducation, cela découle moins de la spécificité féminine que de la vocation
naturelle de l’homme, qui est d’être le chef et le protecteur de la femme. À
cette destination naturelle correspond également l’inclination naturelle de la
femme à obéir et à servir.[50]
Édith Stein se sent même à l’aise de paraphraser à l’appui une déclaration très forte de l’Iphigénie de Goethe : « C’est obéissante que je me suis toujours sentie merveilleusement libre. »[51] Pour elle, cela ne fait pas de doute : la nature a consacré l’homme comme chef de la famille et comme chef de la femme. Et cela ne fait pas plus de doute, ni ne constitue plus d’injustice que dans le cas du corps animal, où sans aucun conteste les autres membres reconnaissent la tête pour leur chef et collaborent en lui obéissant au bien du corps entier.
De même que, dans
un organisme individuel, tous les membres sont dirigés par la tête et qu’ainsi
se trouve maintenue l’harmonie de l’ensemble, de même, dans un organisme
étendu, il doit y avoir un chef et, dans un organisme sain, il ne saurait y
avoir de querelle pour déterminer qui est la tête, qui sont les membres et
quelles sont leurs fonctions respectives.[52]
Chef naturel oui, mais non tyran naturel. L’homme répond à sa nature quand il commande à sa femme. Mais il y répond plus complètement quand il la commande comme on commande à un être libre, égal. Et même supérieur en discernement et en expérience en certains domaines. À la maison, la prudence du mari consistera la plupart du temps à ‘décider’ ce que sa femme lui aura ‘suggéré’, elle qui est plus présente aux affaires familiales, aux besoins de toute la maisonnée, aux problèmes particuliers de chaque enfant.
Étant donné que
l’homme n’est pas parfait, qu’il est une créature dotée de divers dons et
pourvue de nombreuses
imperfections, sa suprême sagesse consistera à contrebalancer ses imperfections
par les dons du membre qui le complète, de même que la suprême sagesse
politique du souverain consistera à laisser gouverner le ministre dont il aura
reconnu la supériorité. Mais il est essentiel pour la santé de l’organisme que
cela se fasse sous la conduite du chef. Si le corps se rebelle contre la tête,
l’organisme prospérera tout aussi peu que si la tête laisse dépérir le corps.[53]
Ils s’avèrent magnifiquement pertinents, les dons spéciaux de la femme en matière de connaissance et d’affectivité. Pour aider efficacement son mari, tout autant dans la réalisation de ses ambitions professionnelles que dans le développement d’une famille qui saura le prolonger au-delà de la mort, la femme a profondément besoin de cette ‘intropathie’, de ce sens intime de ce qui fait la force et l’intérêt de l’autre personne, et de ce ‘sens affectif’, de cette propension à prendre parti pour le meilleur de lui.
Dieu donna à
l’homme la femme pour
compagne. Sa spécificité est adaptée à cette destination : ainsi, cheminer
aux côtés d’un autre humain en participant à sa vie avec amour, avec fidélité
et avec serviabilité, c’est la manière d’être féminine. Le don naturel
d’intropathie vis-à-vis d’autrui et vis-à-vis des besoins d’autrui, la faculté
d’adaptation et la volonté d’adaptation y sont inclus.[54]
Ce n’est pas qu’Édith Stein ignore quelles souffrances la femme trouvera dans la vie conjugale. L’homme auquel elle vouera sa vie sera rarement un saint et son commandement rarement exempt d’injustice et d’humiliation. Mais malgré la perspective d’éviter cette souffrance qu’offre le célibat, la femme sentira davantage comblé son appel à être dans le mariage qu’en dehors.
La plupart des
mariages ‘heureux’ sont également la plupart du temps, pour une part du moins,
un martyre. Toutefois, dans la moyenne des cas, même dans un mariage
malheureux, la femme répond mieux à sa destination qu’en dehors du mariage.[55]
L’appel à assister le mari imprègne toutes les dimensions de la vie de la femme. Il ne se réalise pas seulement, et souvent pas du tout, dans le fait d’agir comme sa secrétaire ou sa commissionnaire dans les petites tâches de sa profession. Il consiste surtout à une attention vigilante à organiser la vie domestique de manière à ce qu’elle ne présente aucun obstacle au succès du travail du mari. Édith Stein a sur ce chapitre des accents dépassant l’imagination de quiconque s’est appliqué à décrire la nature féminine et capables de mettre en crise n’importe quel féministe d’aujourd’hui.
La femme qui,
selon les paroles de la Genèse, est placée aux côtés de son mari afin qu’il ne
soit pas seul, mais qu’il ait une aide qui lui soit assortie, remplira sa
vocation en tant qu’épouse en commençant par faire sienne sa cause. Sa cause
est normalement en premier lieu sa profession. La participation de la femme à
la profession de son mari peut revêtir diverses formes. Tout d’abord, il lui
incombe la tâche d’organiser le foyer et la vie familiale de façon à ce qu’ils
ne constituent point un obstacle à son travail professionnel, mais le
favorisent au contraire : ainsi, si ce travail se déroule à la maison,
elle doit écarter le plus possible ce qui est de nature à le déranger, et s’il
doit être effectué en dehors de la maison, il lui incombe de veiller à ce que
le foyer garantisse la détente et le repos adéquats. Sa participation est
immédiate, si elle l’assiste directement.[56]
Voilà qui fait réaliser à quel point sont peu ‘féminines’ les femmes sans cesse en récriminations pour le peu d’aide et de présence que contribuent leurs maris à la vie familiale. Mais ce n’est pas qu’Édith Stein consacre tout caprice du mari et toute fuite de sa part au travail comme règle légitime de la conduite féminine. Il relève encore de l’aide que la femme doit apporter à la mission de son mari, qu’elle reste attentive justement à tout abus de sa part à une spécialisation de sa vie susceptible de le dénaturer comme homme, de compromettre le développement de sa personnalité dans son ensemble, d’en faire une espèce de monstre professionnel.
La femme n’est
pas l’aide ‘assortie’ à son mari du seul fait qu’elle participe à sa
cause : elle l’est aussi en ce qu’elle le complète et en ce qu’elle
contrecarre les dangers qui le menacent du côté de sa nature spécifiquement
masculine. C’est à elle qu’il incombe de veiller de son mieux à ce qu’il ne
s’absorbe pas complètement dans son travail professionnel, à ce qu’il ne
laisse point s’étioler sa nature humaine, et à ce qu’il ne néglige pas ses
obligations en tant que père de famille. Plus sa personnalité aura mûri,
d’autant mieux elle y parviendra; et cela nécessite qu’elle ne se perde pas
elle-même dans la vie commune avec son mari, mais qu’elle fasse s’épanouir ses
propres dons et ses propres facultés.[57]
Cette mission
d’aider la nature humaine dans sa complétude incombe à maints égards à la femme
vis-à-vis de son mari également. Lorsque ce dernier rentre de son activité
professionnelle, il éprouve, en général, le besoin de laisser lui aussi
“s’exprimer sa nature humaine”, mais n’a souvent plus la force d’en être
capable tout seul comme il faut. C’est alors à la femme qu’il appartient de
veiller à ce qu’il ne cherche pas la compensation qu’il demande dans des
distractions superficielles ou dangereuses. Un beau foyer crée tout d’abord
l’atmosphère où l’âme peut respirer. Et puis, la femme doit lui faire découvrir
les valeurs dont son âme a soif de la façon qui convient. Par son tact et par
sa délicatesse, la femme devra discerner ce qui est opportun à ce moment-là.[58]
Il y a quelque chose de vertigineux dans ce que pareille destination naturelle implique d’abnégation, de don de soi, et Édith Stein le reconnaît nommément, mais pour s’en émerveiller, alors qu’aujourd’hui tous auraient plutôt tendance à s’en apitoyer, sinon à s’en offusquer.
La mission de
faire s’épanouir le plus purement et le plus parfaitement possible la nature humaine
individuelle et spécifique de son mari, ainsi que celle de ses enfants,
présuppose que la femme ait la disposition à se mettre avec abnégation au
service d’autrui : elle ne doit pas, en effet, considérer les autres comme
sa propriété ni comme des moyens en vue de ses fins, mais comme un bien qui lui
est confié. Elle n’y arrivera que si elle voit en eux des créatures de Dieu,
envers lesquelles elle doit remplir une mission sacrée.[59]
On notait plus haut la question souvent posée de la distinction des professions en masculines et féminines. Nonobstant le fait évident que les opérations principales de certaines requièrent des talents et aptitudes plus ou moins exclusivement masculines ou féminines, il reste que la division n’est pas aussi claire et cloisonnée qu’on le croirait à première vue.
Cette intention de la nature, de faire de la femme l’assistante adéquate de l’homme, se concrétise jusqu’à lui conférer au besoin des qualités manifestement plus pertinente à la nature masculine. Spécialement, la femme est naturellement capable d’une adaptation incroyable.
Sa faculté
d’adaptation inclut le fait qu’elle est dotée de dons identiques à ceux qui
sont propres à l’homme et qu’elle est en mesure d’accomplir le même travail que
lui, conjointement avec lui ou à sa place.[60]
Les mêmes traits
fondamentaux, propres à la nature humaine, se retrouvent dans la nature
masculine et féminine, et, non seulement dans les sexes, mais aussi dans les
individus, tels ou tels sont chaque fois prédominants. C’est pourquoi des
femmes peuvent tendre très fortement vers la masculinité et vice versa.[61]
Bien sûr, il y a des limites. En s’adonnant à des activités plutôt masculines, la femme devra les apprivoiser, trouver la manière de les accomplir qui les change en professions féminines, trouver l’angle qui donne à ces professions de mettre à contribution ses dons spécifiques.
La spécificité
féminine est admise comme un fait évident. Nous avons repris conscience de
notre spécificité. Mainte femme qui la récusait auparavant en aura peut-être
pris douloureusement conscience si elle a embrassé l’une des professions
traditionnellement masculines et si elle s’est vue contrainte d’adopter un
mode de vie et d’effectuer un genre de travail qui n’étaient point conformes à
sa nature. Si sa nature s’est révélée suffisamment forte, elle aura peut-être
réussi à transformer sa profession ‘masculine’ en une profession ‘féminine’.
Et, ce faisant, elle aura pris conscience de sa propre valeur dans un autre
sens encore : elle aura acquis la conviction que sa spécificité renferme
une valeur spécifique.[62]
Édith Stein voit déjà cette complémentarité poussée annoncée dans la formulation même selon laquelle la Genèse fait de la femme une ‘aide assortie’ pour l’homme. Comme la main gauche assiste la main droite. Les deux mains ont tout à fait la même nature, même si naturellement la droite dirige et sait mieux faire. Mais la gauche, au besoin, peut pratiquement devenir aussi habile que la droite en à peu près n’importe quoi. Chez certains individus, la gauche l’emporte sur la droite. Mais ce n’est pas vraiment à souhaiter, comme la relation conjugale devient très difficile, quand le mari a trop absolument besoin de sa femme pour tout. Quelle vertu ne faut-il pas à pareille femme pour ne pas oublier que son mari reste naturellement son chef, et ne pas, en s’impatientant et faisant les choses à sa place, lui faire sentir qu’il n’est pas un homme, avec tous les risques de désespérance impliqués, et d’échec familial.
Une aide
assortie. ‘Èzer kènègdo’, littéralement : ‘une aide en face de lui’… Nous
pouvons songer à quelque chose de complémentaire, à un ‘pendant’, de telle
sorte que l’un et l’autre se ressemblent, sans être pour autant totalement
identiques, mais en se complétant, comme une main complète l’autre.[63]
Pour éclairer ce qui dans la constitution proprement féminine prépare la femme adéquatement à suivre sa destination naturelle, sa double mission, Édith décrit ce qu’elle considère comme la spécificité de la femme. Mais elle remarque qu’il peut être difficile d’y voir ce qui prépare la femme à son rôle, du fait que concrètement cette spécificité se trouve déformée par le péché originel, spécialement dans les conduites auxquelles elle porte. Aussi distingue-t-elle de la ‘spécificité’ de la femme la ‘valeur spécifique’ qui peut et doit en être issue et que peuvent revêtir ses actions et réalisations, mais qui se trouve éventuellement compromise par la cassure du péché originel. Elle parle de la spécificité comme d’une matière brute et désigne la valeur spécifique comme la « nature féminine épurée et précieuse »[64].
Ces considérations d’Édith Stein sont particulièrement précieuses pour ne pas confondre les défauts spécifiquement féminins avec la nature de la femme. Tout ce que l’on trouve le plus souvent chez la femme lui est sans doute spécifique, mais ne constitue pas automatiquement sa nature. Là encore notre philosophe se montre spécialement pénétrante pour dénoncer les défauts typiquement féminins qui s’ensuivent de la nature féminine brisée. En guise d’introduction, il sera utile de la laisser parler pour résumer à nouveau les traits que la nature a spécifiquement octroyés à l’homme et à la femme en préparation à leurs missions respectives.
Notre première
tâche va consister à esquisser brièvement en quoi réside la ‘spécificité de la
femme’, car sa valeur spécifique n’est concevable qu’à partir de sa
spécificité… Parmi les traits distinctifs que l’on a coutume de mentionner, je
voudrais en mettre deux seulement en évidence, car ils revêtiront une importance
particulière pour la valeur spécifique:/
1) L’homme est
davantage axé sur ce qui est objectif, il est tout naturel pour lui d’investir toute
son énergie dans un domaine d’objets — mathématiques ou technique, artisanat ou
exploitation — et de se soumettre aux lois dudit ‘objet’. La femme a, elle, la
disposition à se porter sur la sphère personnelle : cela signifie
plusieurs choses. D’abord, elle aime à associer toute sa personne à ce qu’elle
fait. Ensuite, elle s’intéresse particulièrement à la personne vivante et
concrète, tant à sa vie personnelle qu’aux autres personnes et à leurs affaires
personnelles.
2) En
s’assujettissant à un domaine d’objets, l’homme en arrive vite à se développer
d’une manière unilatérale. La femme a une propension naturelle à la complétude
et à l’homogénéité et ce derechef à un double égard : ainsi, elle voudrait
devenir elle-même un être complet, un être épanoui en plénitude et de part en
part, et elle voudrait aider les autres à le devenir et, en tout cas, là où
elle a affaire aux êtres humains, tenir compte de l’être humain dans sa
complétude.
Ces deux traits
caractéristiques, tels qu’ils sont par nature, ne sont initialement pas encore
chargés de valeur; ils présentent même de grands dangers, mais l’on peut, en
s’y prenant comme il faut, en faire quelque chose d’extrêmement précieux…
Cette
disposition à se porter sur la sphère personnelle est objectivement légitime
et précieuse parce que la personne a effectivement plus d’importance que toutes
les valeurs objectives. Toute vérité demande à être connue par des personnes,
toute beauté à être contemplée et à être appréciée par des personnes. En ce
sens, toutes les valeurs objectives sont là pour des personnes. Or à l’arrière-plan
de tout ce que l’univers peut nous offrir de précieux se trouve la Personne du Créateur qui renferme en Lui et transcende
toutes les valeurs imaginables en tant que leur archétype. Parmi les créatures,
cependant, la créature suprême est celle qui, du point de vue de la
personnalité précisément, est créée à son image, et c’est l’être humain :
c’est l’être humain en qui l’image de Dieu est reproduite au plus haut degré de
pureté possible, en qui les dons que le Créateur lui a octroyés ne s’étiolent
point, mais éclosent, et en qui les facultés sont dans l’ordre correspondant à
l’image de Dieu et voulu par Dieu, à savoir la volonté dirigée par la cognition
et les facultés inférieures maîtrisées par la cognition et par la volonté.
C’est l’être humain dans sa complétude dont nous parlions.
Tous les êtres
humains sont appelés à atteindre à cette nature humaine dans sa complétude et
tous y aspirent profondément. Si cette propension est particulièrement forte
chez la femme, c’est dû à sa destination particulière qui est d’être à la fois
une compagne et une mère. Être une compagne : un appui et un soutien; or,
pour pouvoir l’être, il faut qu’elle soit elle-même solidement ancrée; mais ce
n’est possible que si tout est bien ordonné et équilibré intérieurement. Être
une mère : prodiguer des soins à la véritable nature humaine et la
protéger et la faire s’épanouir; or cela requiert de nouveau qu’on la détienne
soi-même et que l’on se rende bien compte de ce que cela veut dire; sans quoi,
l’on ne saurait y faire accéder autrui.[65]
La femme, pour se trouver à même de remplir adéquatement ses missions, a une prédisposition naturelle poussée à se porter sur la sphère personnelle. Les personnes l’intéressent au plus haut point. Mais cela ne représente pas automatiquement un bien. Bien au contraire, chez la plupart des femmes cette tendance innée est l’occasion de bien des perversions crasses.
On peut
satisfaire aux exigences de cette double mission si l’on a la disposition à se
porter d’une manière correcte sur la sphère personnelle. La femme ne l’a pas
par nature. La forme originaire de la spécificité féminine est le plus souvent
une dégénérescence de cette bonne disposition d’esprit, et elle lui fait obstacle.[66]
Par le péché
originel, la nature féminine, comme l’ensemble de la nature humaine, demeure
marquée d’une tache indélébile qui entrave son épanouissement dans sa pureté et
qui, si on ne l’efface pas, aboutit à une dégénérescence typique.[67]
Du fait de sa mission fondamentale de continuer l’espèce humaine en concevant, enfantant et éduquant, afin d’être à même de protéger l’enfant comme il le nécessite, la femme a besoin de capter l’attention de son entourage, et spécialement de son mari. Mais cette tendance, chez presque toutes, dégénère en besoin maladif de centrer l’attention générale sur soi. La femme s’attend facilement à ce que le monde tourne autour d’elle, se préoccupe sans cesse de l’effet de son apparence sur les autres, reproche facilement aux siens de ne pas se soucier suffisamment d’elle; elle en vient souvent à reprocher à son mari de travailler trop, de ne pas se faire assez présent à la maison, de ne pas s’intéresser sans cesse à modifier ceci ou cela pour elle à la maison. Elle n’est jamais rassasiée de compliments sur ce qu’elle fait d’aménagements domestiques ou de cuisine.
La femme a, pour
commencer, le penchant à faire valoir sa personne, à s’occuper elle-même et à
occuper autrui de son moi; ainsi, d’une part, elle éprouve le besoin
irrésistible d’être aimée et admirée, d’autre part, elle n’est pas capable de
supporter la critique, parce qu’elle la ressent comme une attaque dirigée
contre sa personne.[68]
La disposition à
se porter sur la sphère personnelle s’accentue ordinairement au point de
devenir malsaine : en tant qu’inclination à occuper d’une manière excessive
autrui et soi-même de sa personne, en tant que vanité, en tant que désir ardent
d’être louée et appréciée, en tant que besoin effréné de communication.[69]
Cette admiration inconditionnelle, d’ailleurs, elle la requiert pour toutes les personnes rattachées à elle. Elle a beau se plaindre beaucoup des défauts de son mari et de ses enfants, si d’autres parlent d’eux, elle n’acceptera que félicitations à leur égard.
Ce désir ardent
de se faire valoir, d’être appréciée sans réserve s’étend à tout ce qui se
rattache à sa personne. Ainsi, elle veut que son mari soit apprécié comme le
meilleur homme du monde et ses enfants comme les plus beaux, les plus
intelligents et les plus doués du monde.[70]
La disposition à
se porter sur la sphère personnelle s’accentue ordinairement au point de
devenir malsaine : … en tant qu’intérêt excessif pour autrui, en tant que
curiosité, en tant que besoin irrésistible de se livrer au commérage, en tant
qu’immixtion indiscrète dans la vie privée d’autrui.[71]
Le penchant que la nature destinait à faciliter sa mission finit par dégénérer en obstacle à cette mission. Faute de capacité critique, la femme ne peut plus vraiment aider son mari et ses enfants à progresser. Faute de discrétion, faute de capacité de s’effacer, elle met tout un chacun en situation de devoir combattre contre elle pour entrer dans ses tâches et devoirs.
C’est son amour
féminin aveugle qui trouble l’objectivité de son jugement et qui, bien
entendu, la rend parfaitement inapte à remplir sa vocation féminine telle que
nous l’avons décrite.[72]
Centrée naturellement sur l’enfant et tout ce que requièrent ses besoins, la femme entretient une relation très prochaine avec les biens matériels de la famille. Sa mission à elle n’est pas premièrement le travail, la domination de la nature obtenue en la connaissant et la transformant. Aussi peut-elle facilement oublier que sa mission à elle vise toute à perpétuer celle-là. Facilement, elle conçoit le travail extérieur comme la distraction et le caprice de son mari, ou ne lui reconnaît comme motivation que celle de procurer les biens familiaux. Aussi vient-elle aisément à idolâtrer ces biens et à développer pour la maison et son aménagement un amour jaloux.
Étant donné que
la connaissance abstraite et l’acte créateur lui correspondent moins que la
possession et la jouissance des biens terrestres, la femme risque d’être rivée
à cela seulement. Si, de surcroît, sa joie respectueuse à la vue de ces biens
dégénère en désir avide, l’on aura un être qui amasse avec avarice et surveille
avec anxiété ses trésors inutilisés, puis s’enlise dans une vie purement
instinctuelle, vide d’esprit, vide d’action.[73]
Avec cela, tout prend place pour l’étiolement de la famille. D’abord la dégradation des rapports conjugaux. C’est une attitude qui aboutit naturellement à asservir la femme à son mari. Sans vie spirituelle et intérieure propre, toute tournée vers les biens à posséder, elle voit son mari comme le fournisseur à qui plaire, plutôt que l’être humain à faire progresser dans son humanité.
Cela conduit à la
dégénérescence de ses rapports avec son mari : ainsi, si la dégénérescence
de ce dernier, qui le conduit à être un maître brutal, menace sa position de
libre compagne à ses côtés, son asservissement à ses propres instincts en fera a fortiori son esclave.[74]
Cette attitude s’accompagne généralement de l’inverse : la femme attachée aux biens domestiques cherche à dominer son mari et ses enfants, et à leur imposer le respect des biens, la propreté de la maison comme règle ultime de vie.
Le souci anxieux
de conserver ses biens peut aussi la conduire à adopter une attitude
dominatrice à l’égard de son mari. Il en va de même dans ses rapports avec ses
enfants. La femme qui mène une vie purement instinctuelle cherchera à se
soustraire aux obligations liées à la maternité, exactement comme l’homme à
ceux de la paternité… La femme qui couve avec inquiétude ses enfants comme
s’ils étaient sa chose, cherchera par tous les moyens à se les attacher, allant
même jusqu’à priver, si possible, le père de ses droits, et les empêchera de
s’épanouir librement. Au lieu de se mettre avec respect et avec amour au
service de son mari, de ses enfants et de toutes les créatures, contribuant
ainsi à leur épanouissement normal pour la gloire de Dieu et assurant par là
même leur bonheur naturel, elle entrave leur développement et détruit leur
bonheur.
Le
bouleversement des rapports avec Dieu est, derechef, à la racine du mal. Parce
que, dans le péché originel, la femme se dressa contre Dieu et qu’en même
temps, induisant son mari en tentation, elle le domina, son châtiment est
d’être soumise à la domination de son mari. Du fait que le péché auquel elle
l’entraîna fut, selon toute vraisemblance, un péché charnel, la femme encourt
davantage que l’homme le danger de s’enliser dans une vie purement
instinctuelle. Et c’est elle qui, toutes les fois où cela se produit, induit de
nouveau au mal, alors que le combat contre le mal est sa mission particulière.[75]
Par ailleurs, la nature a aussi donné à la femme l’aptitude à s’intéresser à autrui, à tenir compte des personnes. Cela devait lui faciliter son double rôle de prendre soin de ses enfants et de procurer une assistance adéquate à son époux, ainsi qu’à toutes les personnes de son entourage en besoin d’appui dans leurs entreprises. Mais pécheresse, la femme tourne ce précieux don en curiosité maladive, en une indiscrétion qui paralyse et dérange la vie de tous ceux qui la fréquentent.
À ce désir ardent
de faire valoir à l’excès sa personne vient s’ajouter son intérêt excessif
pour autrui. Ainsi, elle veut s’immiscer d’une manière déplacée dans la vie
personnelle d’autrui, elle éprouve le besoin irrésistible d’accaparer les
êtres.[76]
Sa tendance à la
complétude l’amène vite à disperser ses forces, à répugner à plier ses dispositions naturelles particulières
à la discipline nécessaire et objective, à goûter superficiellement à tous les
domaines, et, dans ses rapports avec les autres, à incliner à les accaparer
complètement, bien au-delà de ce qu’impliquent ses fonctions maternelles. La
compagne coopérative se mue en un trouble-fête importun qui ne supporte point
de mûrir dans le calme et dans le silence et qui, de ce fait, loin de favoriser
le développement d’autrui, l’entrave et le jugule au contraire : ainsi, au
lieu de se mettre avec joie au service des êtres, elle cherche à les dominer.
Que de mariages malheureux, que de détachement entre mères et enfants adultes
ou même en train de grandir seulement, sont dus à cette dégénérescence![77]
Dans l’intention de la nature, il s’agissait de don de soi. Dans la manière concrète de le vivre, cela devient une incapacité de vivre une vie proprement personnelle.
Ces deux excès,
c’est-à-dire cet excès concernant sa personne et cet excès concernant la sphère
personnelle d’autrui, coïncident dans le don de soi qui caractérise la femme,
dans sa propension à se perdre elle-même totalement dans un être humain; en
quoi elle ne satisfait aux exigences ni de sa nature humaine ni de celle
d’autrui et elle se révèle en même temps inapte à accomplir ses autres devoirs.[78]
Toujours pour l’habiliter à contribuer au développement harmonieux de ses proches, la nature l’a rendue réticente à la spécialisation outrée, l’a imprégnée de préoccupation holistique, d’équilibre. Voilà qui dégénère souvent en superficialité, en incapacité de mener à terme aucun intérêt, aucune entreprise, dans le besoin jamais satisfait de s’intéresser sans cesse à autre chose, de se mettre au courant de tout.
À cette fâcheuse
tendance à se faire valoir est lié aussi son désir déplacé de complétude et
d’homogénéité, son besoin irrésistible d’être au courant de tout dans tous les
domaines et d’être, de ce fait, un touche-à-tout et de ne s’absorber dans rien.
Or, une telle superficialité ne saurait nullement recouvrir la véritable
nature humaine. Celui qui connaît une chose à fond est en effet plus proche de
la nature humaine dans sa complétude que celui qui n’a en aucun domaine une base
solide. Par rapport à la grande masse des êtres humains, ceux qui ont une
formation approfondie et objective représentent une élite, et, dans cette
élite, il y a sûrement plus d’hommes que de femmes. Une élite beaucoup plus
infime touche à ce but que constitue la nature humaine en plénitude — et dans
ce petit troupeau il y a plus de femmes que d’hommes.[79]
À observer ainsi comment s’incarne concrètement la spécificité féminine dans la vie quotidienne, il devient difficile d’y trouver bien du positif. Il n’y a pas à se surprendre de la charge de mépris qui accompagne régulièrement la mention que telles ou telles réactions sont typiquement féminines. Il est important à l’extrême de réaliser qu’il s’agit de dégénérescences de la spécificité féminine, pas de l’intention de la nature comme telle. Pour autant que les traits spécifiques de la femme se développent en accord avec l’intention de la nature, assure Édith Stein, on se trouvera au contraire en face d’une valeur féminine spécifique susceptible d’enrichir notablement la vie humaine.
Mais comment décrire cette valeur féminine spécifique? Et d’abord comment faire en sorte qu’elle apparaisse dans le concret? Un correctif auquel on peut songer, c’est de tempérer ces déviations en appliquant la femme un peu malgré elles à des activités objectives qui intéressent plus facilement les hommes. Se concentrer sur la réalisation d’un objet aidera la femme à oublier un peu ce qui la concerne trop directement.
Comment est-il
alors possible de parvenir à dégager la nature féminine épurée et précieuse de
la matière brute que constitue la spécificité féminine avec toutes ses
imperfections et avec toutes ses faiblesses? Il existe tout d’abord un bon
moyen naturel pour y arriver : c’est le travail approfondi et objectif.
Tout travail de ce genre — tâches ménagères, artisanat, domaine
scientifique ou quoi que ce soit d’autre — exige que l’on se soumette aux lois
dudit objet, que l’on fasse passer à l’arrière-plan de cet objet sa personne,
les pensées la concernant, ainsi que toutes ses humeurs et tous ses états
intérieurs. Et quiconque aura appris à le faire sera devenu objectif, se sera
quelque peu départi de ce qui est par trop personnel et se sera affranchi, dans
une certaine mesure, de son Moi.[80]
Mais ce remède est indirect. Il y a du paradoxe à faire une femme davantage masculine pour la rendre plus authentiquement femme. Trouver le remède plus adéquat exige toutefois de bien identifier la fin d’abord : en quoi consistera au juste cette valeur spécifique féminine dont la masculinité a besoin pour se compléter?
Étant donné que
le travail objectif, remède contre les imperfections de la spécificité
féminine, constitue ce à quoi l’homme incline par nature dans la moyenne des
cas, on pourrait dire : l’antidote contre ce naturel par trop féminin
consisterait à le doter de certains traits de caractère masculins. Mais cela
revient en réalité à dire que nous ne pouvons en rester là. Nous ne ferions, de
la sorte, que nous identifier au type masculin, comme ce fut effectivement
maintes fois le cas aux débuts du mouvement féministe, et ce ne serait d’un
grand profit ni pour nous-mêmes ni pour autrui. Il faut aller plus loin et
passer de l’attitude objective à l’attitude personnelle convenable, laquelle
est aussi, au fond, la plus objective qui soit. Mais, à cette fin, il nous faut
connaître la véritable nature humaine, son image idéale.[81]
Là, Édith Stein croit que la simple lumière naturelle reste un peu en panne, qu’on a besoin de la révélation pour s’éclairer vraiment, ou tout au moins d’observer des cas de personnes où la nature ne se voit pas brisée par le péché. C’est chez Jésus Christ qu’on observe cette nature à son meilleur, et c’est en sa mère qu’on trouve le modèle véritable de la féminité sans déviation.
Seuls des moyens
surnaturels peuvent nous y aider. En premier lieu, où avons-nous l’image
concrète de la nature humaine dans sa complétude? L’image à la ressemblance de
Dieu qui a revêtu figure humaine s’est manifestée parmi nous dans le Fils de
l’Homme, Jésus-Christ. Si nous contemplons cette image…, nos yeux se
dessillent.[82]
Plus que l’homme, croit Édith Stein, la femme, destinée naturellement à obéir, se plie au plan de Dieu sur elle, se laisse modeler, comme Jésus Christ est entré dans la volonté de son père. C’est ce qui lui fait réserver plus spécialement à la femme la flexibilité au plan divin à laquelle tout être humain est appelé.
La valeur
spécifique de la femme consiste pour l’essentiel dans sa réceptivité
particulière à l’action de Dieu dans son âme.[83]
La valeur
spécifique de la femme consiste, au fond, à ce qu’elle s’affranchisse de sa
spécificité, afin de laisser l’Être divin fixer sa demeure et œuvrer en elle.[84]
Mais tout revient finalement à sa mission radicale. La femme est voulue par la nature comme mère. Pour autant, elle est dotée d’une capacité impressionnante de donner. Et tout être humain a besoin de recevoir appui, encouragement, affection, protection. Être une vraie femme, donc, avec tout ce que cela comporte de plus positif, de plus précieux pour l’humanité, c’est être mère, au sens le plus plein de la notion.
Le besoin de
marques d’intérêt et d’un secours maternel se fait sentir partout et nous
pouvons donc résumer aussi par cet unique terme de maternité ce que nous avons
développé comme étant la valeur spécifique de la femme.[85]
Pour illustrer plus concrètement comment elle voit la femme la mieux épanouie, où se peut observer le plus clairement la valeur féminine spécifique à son meilleur, notre philosophe, plus croyante et théologienne que proprement philosophe en cela, trouve le plus adéquat de donner la Vierge Marie en exemple, la ‘Virgo Mater’, comme elle dit. C’est en elle que se voit le mieux la mère et l’épouse complètement donnée à sa mission, et en même temps aussi effacée qu’il le faut pour ne lui nuire aucunement.
Au centre de sa
vie se trouve son Fils. Elle attend Sa naissance, emplie d’une espérance
salvatrice, elle veille sur Son enfance, elle Le suit sur tous Ses chemins,
proches ou lointains, à Son gré; elle serre la Dépouille dans ses bras; elle
exécute le testament du Défunt.
Mais elle
n’effectue pas tout cela comme si c’était son affaire personnelle, elle agit en
tant que ‘Servante du Seigneur’, elle accomplit la mission à laquelle Dieu l’a
appelée. Voilà pourquoi elle ne considère pas l’Enfant comme son bien
propre : elle L’a reçu des mains de Dieu, elle Le remet entre les mains de
Dieu, en Le sacrifiant au temple, en L’accompagnant jusqu’à Sa crucifixion.
Considérons la
Mère de Dieu en tant qu’épouse : sa confiance paisible et illimitée, qui
espère aussi en retour une confiance illimitée; son obéissance muette; l’assistance
mutuelle naturelle et fidèle dans la souffrance; tout cela dans la
subordination à la volonté de Dieu qui lui a donné un époux comme protecteur humain
et comme chef visible.
L’image de la
Mère de Dieu nous montre l’habitualité psychique fondamentale qui correspond à
la vocation naturelle de la femme : ainsi, vis-à-vis de son époux, elle
fait preuve d’obéissance, elle lui fait confiance et participe à sa vie,
l’aidant de la sorte dans ses tâches concrètes et favorisant l’épanouissement
de sa personnalité; vis-à-vis de l’Enfant, elle assure une fidèle protection,
elle lui prodigue des soins et développe en lui les dispositions naturelles
dont Dieu l’a doté; vis-à-vis de l’un et de l’autre, elle se livre dans un don
empreint d’abnégation et se retire silencieusement là où
l’on n’a pas besoin d’elle; tout cela repose sur la conception du mariage et de
la maternité en tant que mission qui vient de Dieu et qui doit être accomplie
pour l’amour de Dieu et sous la conduite divine.[86]
Sans doute cette insistance sur Marie appelle-t-elle à la foi. Cependant, au moins à titre d’illustration concrète, son exemple aide vigoureusement à dépasser la conception sentimentale qui a cours aujourd’hui sur la relation de la femme à son mari, qu’elle est surtout invitée à ne pas laisser dominer sur elle, et à ses enfants, qu’elle laisse difficilement souffrir ce qu’ils ont à souffrir pour devenir adultes et pour mener à bonne fin la contribution à laquelle ils sont appelés dans la cité.
Je l’ai mentionné dès le départ, Édith Stein est très sensible à la destination individuelle de chaque femme. Elle souligne la destination commune à tout être humain, qui constitue un appel tout autant pour la femme que pour l’homme. Elle décrit aussi clairement que possible la double mission que sa nature de femme octroie spécialement à la femme, de se donner comme épouse à un mari qui ne saurait aussi bien sans elle travailler à sa cause, et de lui donner et de lui éduquer des enfants qui sauront compenser pour l’annulation que sa mort pourrait infliger à cette cause. Mais elle insiste fort que cette destination se traduit en un appel personnalisé pour chaque femme individuelle.
Chaque femme sera appelé à se donner à un mari différent, à enfanter des enfants différents. Et certaines femmes feront exception. En raison de dons spéciaux, ou de circonstances de vie spéciales, ces femmes seront appelées à donner leur vie de manière exceptionnelle : comme moniales, dans la prière, le silence et la solitude, épouses de Jésus Christ et mères sur un mode plus universel, comme l’Église; ou comme religieuses dans un institut plus ouvertement voué à un service de société; ou même comme célibataires laïques. Mais toujours, elle en est sûre, il faudra que ce soit l’incarnation particulière de leur appel à être épouses et mères.
Chaque femme
participe à la nature humaine générale. Chacune est aussi une personne
individuelle avec sa particularité et ses dons particuliers. La nature humaine
générale et l’individualité ne sont pas juxtaposées en tant que composantes
dissociées dans l’individu, mais chacun d’eux révèle la nature humaine dans
une empreinte individuelle.[87]
Aussi, de l’avis d’Édith Stein, toutes les règles de l’éducation et de l’instruction ne peuvent être générales. Il y a des exigences personnelles quant à l’éducation de chaque individu. Dans la détermination de l’attitude et du programme à adopter en éducation, en en venant au plus précis, il faut y aller cas par cas, étant donné les missions tout à fait particulières de certains individus, qui se verraient compromises à trop vouloir faire entrer tout le monde dans le rang.
Il existe
également un but individuel; on ne peut indiquer en général de quel but il
s’agit, il faut le déceler cas par cas.[88]
Toute âme humaine
est créée par Dieu, chacune reçoit de Lui une marque qui la distingue de toutes
les autres; cette individualité propre doit s’épanouir en même temps que sa
nature humaine et sa nature féminine.[89]
Les jeunes filles
qui sont dotées d’une forte vitalité ainsi que d’une nature chaleureuse les
poussant à se lier étroitement à d’autres personnes, à mener une vie commune, à
prodiguer des soins et à s’occuper d’autrui, et qui ont la capacité d’exercer
diverses activités pratiques et y inclinent, nous semblent dotées des
dispositions naturelles requises par la vie familiale. Pour les jeunes filles
dont la vie instinctuelle est plus faible et qui ont un penchant pour le
recueillement et pour la solitude, une vie dans le célibat nous paraît aisément
envisageable.
Mais la
disposition naturelle n’est pas le seul facteur décisif. D’une part, elle ne
suffit pas à elle seule à donner l’aptitude pleinement requise ni pour l’une ni
pour l’autre voie. Le mariage et la vie familiale exigent non seulement un
libre épanouissement, mais aussi, dans une large mesure, une modération, une
maîtrise et une transformation des instincts naturels vitaux et sociaux; il en
va de même pour l’autre voie. D’autre part, la vie n’emprunte pas toujours la
voie qu’indique la disposition naturelle. Ainsi, la vocation peut être
contraire à la disposition naturelle…
Le fruit d’un
travail éducatif idéal devrait consister en ce que toutes les jeunes filles
soient aptes à emprunter l’une et l’autre voie.[90]
Cependant, les missions individuelles les plus difficiles à identifier et à mener à bien sont les plus spéciales. Celle de la femme célibataire, par exemple. La femme qui reste célibataire dans l’espoir d’une vie plus facile se fait illusion : elle évite peut-être certaines souffrances profondes, mais pour lesquelles elle est naturellement équipée; elle en rencontre cependant de plus profondes encore, qui lui sont moins naturelles et qui risquent de détruire son essence féminine, si elle ne découvre jamais son statut comme un appel tout à fait spécial de la nature et de Dieu.
Si la femme
célibataire peut, à maints égards, mener une vie plus facile et plus
insouciante, il n’en demeure pas moins qu’il lui est incontestablement plus
difficile de répondre à sa destination féminine, et chez bon nombre d’entre
elles cela se répercute aussi subjectivement par de graves souffrances.
Certaines d’entre elles ne parviennent pas à se départir, leur vie durant, de
rêves qui ne se transforment jamais en réalité, et passent, de ce fait, à côté
de la vie réelle. Les conditions de la vie moderne offrent le travail professionnel
comme palliatif au bonheur domestique, et de nombreuses femmes s’y jettent avec
une ardeur fougueuse. Mais toutes n’y trouvent pas une véritable satisfaction.
Encore moins nombreuses sont celles qui demeurent, ce faisant, des femmes
authentiques et qui réussissent à répondre au sein de leur profession à la
destination féminine. La plus insupportable de toutes les maladies, qui fait de
l’être humain un fardeau pour lui-même et pour autrui, l’hystérie, surgit chez
bon nombre d’entre elles comme la conséquence d’instincts insatisfaits.[91]
La question se
pose de savoir comment la femme célibataire qui vit en dehors d’un ordre aura
la possibilité de réaliser sa destination. Sa situation est sans nul doute
particulièrement difficile. Soit elle a dû renoncer au mariage et à la
maternité non de son plein gré, mais par la force des choses… Soit elle a
éprouvé dès sa jeunesse un attrait pour la vie virginale … et des circonstances
extérieures ont empêché l’exaucement de ce vœu. Dans les deux cas, elle encourt
le danger de considérer qu’elle a raté sa vie… À cela vient s’ajouter le fait
qu’un secours sacramentel équivalent à celui qui est prévu pour les autres
voies féminines fait défaut. Suivre un chemin existentiel en conflit avec sa
nature propre, voilà une chose que la force naturelle ne permet guère
d’accomplir… Dans le meilleur des cas, c’est supporté avec une lasse
résignation, mais, en règle générale, avec amertume et avec rébellion contre le
destin ou encore par la fuite dans un monde chimérique. Ce que l’on n’a pas
choisi soi-même, seul en fera l’objet d’un choix personnel et seul le mènera
librement et joyeusement à bien quiconque voit dans la pression exercée par les
circonstances la manifestation de la volonté divine… Rien n’arrive sans que
Dieu ne le sache ni ne le veuille.[92]
C’est le lot de
nombreuses femmes de nos jours que de mener une vie solitaire dans le siècle.
Exercent-elles une profession du seul fait qu’elles sont obligées de gagner
leur pain ou bien du fait que, faute de mieux, elles veulent combler par là la
vide de leur vie, ce sera à la longue un combat épuisant dans lequel elles s’useront
sur le plan psychique. Mais si elles voient dans les décisions du destin
l’appel de Dieu qui les invite à Lui vouer toutes leurs forces et si elles
suivent cet appel, leur vie sera alors une vie féminine en plénitude et
féconde : une vie d’amour, un agir où toutes leurs facultés s’épanouiront,
une maternité spirituelle, parce que l’amour de l’épouse de Dieu s’étend à tous
les enfants de Dieu.[93]
Mais une fois ceci remarqué, qu’à travers les circonstances de caractère et de situation c’est Dieu qui appelle à donner sa vie de manière particulière, une femme peut trouver à le faire dans une très grande variété de professions auxquelles elle peut se consacrer plus totalement. Certaines, certes, collent de plus près à la nature féminine.
Parallèlement à
la vocation d’épouse et de mère, celles d’enseignante et d’éducatrice de métier
ont passé, de tout temps, pour être des professions authentiquement féminines.[94]
D’autres correspondent aussi de très près à la nature spécifique de la femme, même si cela paraît moins au premier abord. Tout ce qui implique de donner des soins, de tenir compte des besoins spécifiques de personnes. Les différents services du contexte médical, par exemple.
Une fois traitées
par une doctoresse, les femmes n’aiment guère être de nouveau traitées par un
docteur. La pudeur y joue peut-être un rôle. Mais il y a, me semble-t-il, une
autre raison, plus importante encore. Le malade qui va consulter un médecin ou
qui l’appelle à son chevet ne veut pas simplement faire guérir un organe déterminé
d’une lésion déterminée, mais il se sent désaxé dans tout son organisme, il
cherche à guérir son âme et son corps et il réclame, de ce fait, une profonde
marque d’intérêt et de sympathie… Dans la plupart des cas, ce n’est pas
simplement un organe qui est malade, mais c’est l’être humain dans sa
complétude qui est affecté par la maladie de cet organe… Or, il est dans la
nature de la femme de le prendre de la sorte en considération. Et, si elle
exerce de cette manière sa profession de doctoresse, elle pourra produire bien
plus d’effets que de guérir la maladie actuelle. Elle aura un aperçu de toutes
sortes de situations humaines, elle aura une idée de la détresse matérielle et
morale : il s’agit là d’une large sphère d’action pour la nature authentiquement
féminine et, partant, pour la charité chrétienne en même temps.[95]
Édith Stein reconnaît aussi une place pour la femme jusque dans le travail législatif et politique.
La valeur
spécifique de la femme pourra être mise en valeur d’une manière féconde dans la
vie politique également. Dans le domaine législatif, il y a toujours le risque
que de hauts fonctionnaires statuent d’un point de vue bureaucratique, qu’ils
façonnent méticuleusement les paragraphes les plus parfaits possibles, sans se
représenter avec suffisamment de clarté les conditions de vie réelles ni les
conséquences dans la pratique. Or, cette méthode abstraite est contraire à la
spécificité féminine; il lui correspond, en effet, d’être attentive au facteur
humain et concret, et elle peut, par conséquent, servir ici de correctif… De
plus, la soif authentiquement féminine de remédier à la détresse humaine
triomphe de l’étroitesse de vue des partis.[96]
Elle reconnaît que le travail scientifique la rebute normalement, et qu’une femme doit posséder quelques qualités typiquement masculines pour y trouver à s’épanouir.
La valeur
spécifique de la femme a, dans le travail scientifique, peu d’occasions de
porter ses fruits. La science est le domaine de l’objectivité par excellence.
La spécificité féminine ne sera donc mise en valeur d’une manière féconde que
là où l’objet d’investigation aura trait à la vie personnelle, c’est-à-dire
dans les sciences humaines, par exemple l’histoire, la littérature, etc. Chez
celle qui choisira comme domaine de travail l’une des sciences abstraites —
mathématiques, sciences de la nature, philosophie pure —, c’est la tournure
d’esprit masculine qui prévaudra en règle générale, tout au moins en ce qui
concerne la recherche pure.[97]
Mais justement, assure-t-elle, chaque femme possède à un degré plus ou moins latent des capacités typiquement masculines, de sorte qu’à la limite aucune profession supposément masculine ne lui est totalement inaccessible. Cela est dû à l’appel que la nature lui fait d’assister adéquatement l’homme; elle ne pourrait y répondre, si elle était tout à fait dépourvue de tout caractère plutôt masculin. On peut voir qu’en cela la nature a aussi prévu le cas trop fréquent où, le mari étant disparu trop tôt, sa femme doit se substituer à lui dans l’ensemble de ses responsabilités familiales, quand ce n’est pas professionnelles.
Il n’existe pas
de profession qu’une femme ne puisse exercer. Lorsqu’il s’agit de remplacer le
père nourricier auprès d’enfants orphelins, lorsqu’il s’agit de nourrir des
frères et sœurs orphelins ou des parents âgés, une femme animée d’un esprit de
sacrifice est capable d’accomplir les prouesses les plus étonnantes. Mais des
aptitudes et des inclinations individuelles peuvent aussi la conduire à exercer
une activité dans les domaines les plus divers. Aucune femme n’est uniquement
femme. Chacune a en effet sa disposition naturelle et sa spécificité
individuelles au même titre que l’homme et a la compétence pour exercer, selon
cette disposition naturelle, telle ou telle activité professionnelle, que celle-ci
relève du domaine artistique, scientifique ou technique. La disposition
individuelle peut, en principe, renvoyer à n’importe quel domaine d’objets,
même à ceux qui sont, par nature, étrangers à la spécificité féminine.[98]
De fait, je l’ai mentionné déjà, pour Édith Stein, qu’une activité ou une profession soit féminine tient moins radicalement à son contenu qu’à l’esprit avec lequel on l’aborde. L’esprit masculin consiste à aborder un objet professionnel comme s’il était la chose la plus importante, l’essentiel à assurer. L’esprit féminin porte pour sa part à l’aborder en conscience que le plus important ce sont les personnes concernées et l’amour à leur porter pour leur propre bien et bonheur.
On peut
considérer comme authentiquement féminine toute profession où l’âme féminine
peut faire valoir ses droits et qui peut être façonnée par l’âme féminine. Le
principe formateur le plus profond de l’âme féminine est l’amour.[99]
Alors, au bout du compte, quelle activité, quelle profession confier à l’homme et laquelle à la femme? Il reste quand même que règle générale leur contenu attire plus spontanément l’un ou l’autre.
Dans la moyenne
des cas, la répartition se fera alors tout naturellement, car, vu la diversité
des natures, il est clair qu’ici comme là, il y aura forcément une aptitude
spécifique à exercer certaines professions : ainsi, là où la force
physique est nécessaire, là où il s’agit de faire essentiellement appel à
l’intellection abstraite ou encore d’accomplir un travail créateur autonome,
nous aurons avant tout des professions masculines : dans le dur labeur
corporel, dans le domaine industriel, artisanal et agricole; dans la science,
lorsqu’elle relève des disciplines dites exactes, à savoir dans les
mathématiques, dans la physique mathématique et, partant, dans la technique
également; et puis aussi dans l’exercice mécanique de fonctions
administratives et bureaucratiques, et enfin, dans certains domaines artistiques.
Partout où le
sens affectif, c’est-à-dire partout où l’intuition, la faculté d’intropathie et
d’adaptation entrent en ligne de compte, partout où l’être humain dans sa
complétude est concerné — qu’il s’agisse de le soigner, de le former, de
l’assister, de le comprendre ou encore de faire s’exprimer sa nature —, nous
aurons un champ d’action pour des activités authentiquement féminines, à savoir
dans toutes les professions relevant du secteur éducatif et sanitaire, dans
tout le travail social, dans les sciences qui ont pour objet les êtres humains
et l’action humaine, dans les arts où il s’agit de représenter l’être humain,
mais aussi dans le monde des affaires, dans l’administration nationale été
municipale, dans la mesure où il s’agit là surtout d’être en relation avec les
êtres et de les assister.[100]
Un autre angle tient beaucoup à cœur à Édith Stein et présente une autre occasion, une autre occasion pour réitérer tout ce que la femme comporte de distinct et de complémentaire face à l’homme : c’est l’éducation de la femme. La nature tout à fait spéciale de la femme apparaît bien évidente, comme elle le déclare avec force. Cependant, la cassure du péché originel en fait quelque chose de précaire à réaliser, à épanouir. Bien qu’une femme ne puisse devenir avec succès véritable autre chose qu’une femme — « Personne ne peut devenir autre chose que ce qu’il est par nature. »[101] —, elle peut très bien échouer à le devenir, et sombrer dans une espèce de dénature.
Pour ne pas en venir là, il y a besoin d’une éducation appropriée, qui tienne compte de la fin à viser : former une femme où se soit épanouie la nature féminine, et qui construise sur le germe individuel initial posé en chaque femme.
Le premier
façonnement déterminant se produit de l’intérieur. De même qu’il y a dans la
semence des plantes une forme intérieure, une force invisible qui fait qu’ici
pousse un sapin et là un hêtre, de même il y a dans l’être humain une forme
intérieure qui a la propension à se développer dans une direction déterminée
et qui, dans sa détermination aveugle, vise à revêtir une forme déterminée, la
personnalité mûre, pleinement épanouie, une personnalité possédant sa
spécificité tout à fait individuelle et déterminée.[102]
Des questions exigent donc dès le départ des réponses, si l’éducation de la jeune fille veut être à même de prendre en compte la nature propre de la femme.
Si nous voulons
jeter les bases d’un système sain et durable de l’éducation féminine, il faudra
poser les questions suivantes : 1) Quelle est la nature de la femme
et quel but éducatif y est-il tracé par avance? À quelles forces façonnantes
internes devons-nous nous attendre? 2) Comment le travail éducatif externe
peut-il venir en aide au processus interne?[103]
Aucune pédagogie féminine efficace ne peut éluder ces questions. Aucune ne peut non plus faire totalement abstraction des différences individuelles de tempérament dont nous avons traité. Ce sont elles, au bout du compte, qui détermineront à quelle occupation professionnelle, peut-être apparemment masculine, éventuellement préparer la jeune fille.
Il y a de profondes
différences individuelles qui, dans certains cas, s’approchent ou vont au-delà
des limites du type masculin. Chaque femme a des dispositions naturelles et
des dons individuels et a, par là même, l’expectative d’une profession
particulière, abstraction faite de sa vocation féminine. La prise en
considération de l’individualité est une exigence qui doit se poser pour toute
éducation.[104]
Mais fondamentalement on revient aux deux intentions principales de la nature en créant la femme : ce qu’il faut travailler le plus à préparer, c’est une mère et une épouse. Autre occasion, pour notre philosophe, de revenir sur tout ce qui dès le départ y porte, dans l’âme et le corps de la femme.
La nature de la
femme est faite pour réaliser sa destination originelle qui est d’être épouse
et mère. Ces deux destinations sont étroitement liées. Le corps féminin est
formé pour ne faire qu’une seule chair avec un autre être humain et pour
nourrir en lui une nouvelle vie humaine. À cela correspond le fait que l’âme
féminine est faite pour être le sujet d’un chef dans un esprit d’obéissance et
de disponibilité et pour être en même temps son solide appui, à la façon dont
un corps bien discipliné est le docile instrument de l’esprit qui l’anime, mais
est aussi la source de sa force et lui donne sa solide position dans le monde
extérieur. Et son âme est faite pour être le rempart des autres âmes et la
patrie où elles peuvent s’épanouir.[105]
Même son style d’intelligence est particulier. À réserver le nom d’intelligence à cette faculté dans son activité la plus spéculative et abstraite, on risque de mettre un doute sur l’intelligence de la femme, plutôt concrète, subjective. Pourtant son intelligence est telle non par infirmité, mais pour l’habiliter plus prochainement à sa mission, qui implique engagement total au service de l’enfant et du mari.
Qui songerait à
nier l’intellect et la volonté des filles? Ce serait contester leur pleine
nature humaine. Ce qui, dans la moyenne des cas, ne leur correspond pas, c’est
l’intellection abstraite et l’intellection pure : elles veulent, en effet,
appréhender une réalité totale ; et elles veulent la saisir non seulement
avec l’entendement, mais aussi avec le cœur.[106]
Le plus gros de l’éducation doit viser à développer les qualités requises pour exercer cette maternité et cet accompagnement. D’autant plus que toutes les activités féminines en prendront la couleur. Rien de ce que la femme fera, si elle devient une femme accomplie, si elle ne perd pas sa féminité, ne sera étranger à éduquer et à accompagner. Elle le fera au sens le plus plein avec ses enfants et son mari, mais elle le fera d’une manière au moins morale avec tous les êtres de son entourage social et professionnel.
Ces deux
rapports, le compagnonnage moral et la maternité morale, ne sont pas dépendants
des limites fixées par les liens conjugaux et maternels physiques, mais
s’étendent à tous les êtres qui entrent dans l’horizon de la femme.[107]
Il y a donc des qualités que toute éducation féminine doit viser et Édith Stein s’applique à les nommer et décrire.
L’âme de la femme
doit être ample et ouverte à tout ce qui a trait à l’humain; elle doit être silencieuse, de sorte que des tempêtes
mugissantes n’éteignent pas de douce et petite flamme; elle doit être chaleureuse, afin que de tendres germes ne se
figent pas; elle doit être limpide, afin que des parasites ne viennent point se
nicher dans ses sombres coins et recoins; elle doit être repliée
sur elle-même, de
sorte que des assauts extérieurs ne mettent pas en péril la vie en son
tréfonds; elle doit être vide d’elle-même, afin que la vie d’autrui puisse
avoir sa demeure en elle; et enfin, elle doit être maîtresse
d’elle-même et de
son corps également, afin que toute sa personne, prête à servir, se tienne à la
disposition de tout appel.
Voilà l’image
idéale de la forme de l’âme féminine. L’âme de la première femme fut formée à
cette fin et c’est ainsi que nous pouvons nous représenter l’âme de la Mère de
Dieu. L’âme de toutes les autres femmes depuis la chute recèle bien un germe
destiné à s’épanouir de la sorte, mais ce germe nécessite une protection et des
soins particuliers pour ne point s’asphyxier sous une mauvaise herbe
proliférante.[108]
Les noms donnés à ces qualités parlent d’eux-mêmes, mais étonnent d’emblée le contemporain. Sans le savoir, on méprise la femme, en fait, aujourd’hui. Cela se voit à ce que, sous couvert de venir à son secours, de la ‘libérer’, de lui donner une vie qui vaille la peine d’être vécue, on tend à en faire un homme, à lui concéder les activités et les qualités proprement masculines. On marque clairement ainsi qu’on méprise ses caractéristiques à elle. On ne voit pas tout le positif qu’il y a chez elle à être faite pour obéir, pour assister, pour développer, pour entrer dans les plans et la volonté d’un autre. L’aptitude au silence et au repli, en particulier, ne sont pas tout de suite sympathiques. Édith Stein explique bien, néanmoins, la tendance, et l’intérêt, que la femme a à se replier sur elle-même.
Les simples
rapports de l’âme et du corps ne sont pas identiques. Le lien au corps est, par
nature, plus intime chez la femme dans la moyenne des cas. L’âme féminine vit
et est plus intensément présente dans toutes les parties de son corps; elle est
affectée intérieurement par ce qui arrive à ce dernier. Tandis que chez l’homme
le corps revêt plus fortement le caractère d’un instrument qui le sert dans ses
activités; cela lui permet, d’une certaine manière, de s’en distancer. C’est
indubitablement lié au fait que la femme est destinée à la maternité. La
mission qui lui est assignée d’accueillir en elle un être vivant en gestation
et en croissance, de l’abriter et de le nourrir, entraîne un certain repli sur
soi.[109]
Comme au moment de marquer ce qui, au-delà de la spécificité de la femme, fait sa valeur spécifique, quand elle parle d’éducation féminine, Édith Stein trouve encore son image la plus claire de cette éducation réussie chez Marie Mère de Dieu, où aucune tendance peccamineuse n’a compromis le développement à son meilleur de la féminité.
Aucune femme,
hormis la Vierge, n’incarne la nature féminine dans sa pureté originelle.
Toutes les autres ont hérité en quelque façon d’Ève et doivent chercher le
chemin qui mène d’Ève à Marie. En toutes subsiste cette part d’insubordination
qui ne veut se plier à aucune domination, en toutes subsiste cette part de
convoitise qui s’empare des fruits défendus. Ces deux péchés les entravent
toutes quant à ce qui s’est avéré l’action féminine dans sa pureté.
La jeune fille
qui n’aura pas appris dès sa jeunesse … à faire preuve d’abnégation ni à
consentir à des sacrifices se mariera avec la soif de vivre un bonheur sans
nuage, de voir tous ses souhaits exaucés. Si elle trouve l’époux enclin à
exaucer tous ses souhaits, elle apprendra encore moins à se maîtriser
elle-même, elle essayera de voir jusqu’où va sa domination, et si elle atteint
les limites, des conflits naîtront, aboutissant soit à une rupture soit à une
friction réciproque, à moins qu’ils ne l’amènent, au contraire, à revenir à la
raison et à opérer un retour sur elle-même.[110]
Une fois qu’Édith Stein a manifesté en positif où réside la nature féminine, les considérations aristotéliciennes sur la famille se reçoivent sur un tout autre ton. On ne le voit plus simplement écarter de la direction politique un être humain ‘handicapé’, privé de l’intelligence requise; mais prendre en compte que le soin de l’enfant et l’assistance au chef de famille demandent des qualités tout autres, pratiquement incompatibles.
Il y faut une intelligence concrète, appliquée au détail du besoin quotidien de l’enfant, sensible à l’éclairage et à la délibération dont le père a besoin pour prendre au mieux les décisions quant au bien de la famille, attentive à l’équilibre que le mari doit conserver même lorsqu’il applique toutes ses facultés à réussir sa contribution au bien commun économique et politique.
La réticence de la femme aux décisions tranchées s’ensuit de sa capacité jamais épuisée de suggérer des moyens meilleurs. Son souci de l’ordre domestique et sa distance émotive face aux grands engagements politiques la mettent à même de garder son mari attentif à se ménager du loisir, et cela non seulement pour la recherche de la paix et de la justice, mais aussi pour la contemplation qui le fera accéder à un bonheur plus élevé. Sa nature prompte à l’obéissance entraîne les enfants au respect de leur père, tout en leur donnant occasion de goûter d’avance à travers ses consignes le bien de la loi politique.
Bref, bien agir et être éduqué à le faire facilement, c’est autre chose pour l’homme et la femme. Pour parler comme Aristote, les vertus à développer ne sont pas les mêmes pour la femme, même si c’en sont d’homonymes. Être courageuse, prudente, tempérante, ce n’est pas la même chose qu’être courageux, prudent, tempérant. Toutes les vertus accusent la même différenciation.
La Politique d’Aristote s’applique à manifester que la Cité, la vie civile, est la vie la plus parfaite de l’homme, le mode de vivre où loisir et moyens adéquats ouvrent aux activités en lesquelles consiste le bonheur humain : celles que la raison gouverne et celles qu’elle exerce comme les siennes propres. Les siennes propres : celles de contemplation, de connaissance spéculative : la sagesse, la philosophie, la science, avec leur instrument, la logique ; de connaissance pratique aussi : la philosophie politique et morale, la médecine, divers arts. Celles que la raison gouverne : organisation et administration politique, pratique des différentes vertus, prudence, justice, courage, tempérance.
Le type pratique d’activités proprement humaines inclut les activités économiques, celles qui, à la base de l’organisation politique, concernent la famille, l’administration de la maison du citoyen. Ces activités, Aristote en reconnaît quatre espèces, d’après les quatre relations que le citoyen entretient comme chef de famille : mari, père, maître et propriétaire. Je m’intéresserai ici seulement à ses relations avec son épouse, où apparaît le mieux leur différence. Et je tairai les relations maître-esclave, étrangères à notre sujet, et qui entraîneraient dans de longues et délicates considérations.
La famille, comme la cité, inclut une variété d’activités. La cité appelle ultimement à philosopher, mais, d’abord et pour s’y préparer, à assurer la justice, la sécurité, la paix, la santé, l’éducation, l’agriculture, l’industrie. La famille, elle, se centre sur le maintien de l’espèce humaine, et implique à cette fin d’avoir femme, puis d’engendrer et d’éduquer avec elle des enfants, mais aussi de posséder et d’entretenir maison, vêtements, outils. Pareil tissu d’activités demande une coordination déterminée.
Notre époque voit spontanément la vie familiale comme une vie de liberté, de consensus, non de commandement de l’un et d’obéissance de l’autre. On inclut presque les enfants dans cette équation égalitaire. À l’opposé, comme toute communauté, la famille a besoin d’un chef. Plusieurs ne peuvent jamais collaborer à une même fin sans une action coordonnée. Et aucune coordination ne peut échapper à la nécessité qu’une personne précise, unique, en détermine ultimement. Aussi désirable que soit un consensus entre tous les participants, ce dernier ne peut procéder efficacement à toutes les décisions requises, et ce d’autant moins que les personnes concernées varient de nature et d’opinions.
Qui, donc, va commander ? Il va assez de soi que l’adulte commande à l’enfant. Mais dans le couple, entre des personnes égales en nature et en titre, qu’est-ce qui sera juste ? comment assurer au mieux la coordination des contributions des époux au bien de la famille ? Un commandement de nature politique, dit Aristote, à savoir, la forme de commandement d’un égal sur un égal. Même des égaux ont besoin d’être coordonnés, et que quelqu’un s’en charge, on le voit bien dans la société politique.
Mais ceci dit, pourquoi faudrait-il que le mari s’arroge d’office cette autorité ? L’égalité de nature de sa femme n’entraîne-t-elle pas que tous deux devraient l’exercer tour à tour ? La justice ne commande-t-elle pas qu’on devrait même laisser le hasard déterminer qui l’exerce ? Dans une société politique qui reconnaît ses citoyens comme des égaux, chacun ne se voit-il pas confié à son tour le temps d’un mandat de cette autorité ? C’est ce qu’Aristote même observe.
Dans la plupart des régimes politiques, le commandant et le commandé alternent, car par nature ils veulent être égaux et ne différer en rien.[111]
Pourtant, même quand Aristote insiste sur l’égalité de nature de l’homme et de la femme, il lui semble aller de soi que l’homme commande à la femme, et ce de manière permanente.
Exercer une autorité (ἄρχειν) sur sa femme et sur ses enfants, c’est dans les deux cas commander à des gens libres, mais pas de la même manière : ce sera, avec sa femme, de manière politique et, avec ses enfants, de manière royale.[112]
Simpsons, s’appliquant à comprendre la Politique d’Aristote, la traduisant et la commentant, remarque d’ailleurs comment le commandement politique implique que qui commande et qui est commandé sont égaux et libres. Voilà qui est inhérent à la conception d’Aristote et qui règle son compte au préjugé d’un Aristote qui mépriserait la femme comme un être inférieur.
Aristote montre que le commandement de l’homme sur la femme est politique… Auparavant, il a expliqué que le commandement politique en est un d’un égal sur des égaux[113] ; il tient évidemment pour acquis, ici, que la femme est libre et égale : elle n’est certes pas un esclave… et, à la différence de l’enfant, elle est un adulte autant que l’homme.[114]
Alors pourquoi exclure la femme du commandement familial ? Aristote sent le besoin d’aborder la question, comme il conçoit le commandement politique avec l’implication normale d’une alternance.
C’est bien en ce sens qu’Aristote assume que le commandement du
mari sur sa femme est politique, puisqu’il passe tout de suite à la
considération d’une objection que pareille affirmation entraîne : pourquoi
alors l’homme et la femme n’alterneraient-ils pas pour le commandement, comme
il arrive généralement dans le commandement politique ? Car le commandant
et le commandé politiques désirent se tenir sur un pied d’égalité et ne
présenter aucune différence.[115]
Malgré l’identité et l’égalité générale de la nature humaine de l’homme et de la femme, répond Aristote, le mari est par nature plus apte que sa femme à commander, comme c’est encore plus évidemment le cas de l’adulte face à l’enfant. Sauf déficience contre nature, précise-t-il, car il est très conscient que bien des maris exercent leur commandement de manière fort inadéquate et auraient grand avantage à écouter leur femme.
Par nature l’homme est plus apte à commander que la femme, à moins de quelque déficience de nature (εἰ μή που συνέστηκε παρὰ φύσιν).[116]
Ce fait lui apparaît assez évident pour ne pas requérir argument. Ce n’est pas le cas de nos contemporains, mais la lecture d’Édith Stein nous a préparés à pareil constat. Comme celle-ci, d’ailleurs, en attribuant à l’homme une capacité naturelle plus grande au commandement, Aristote parle d’un fait général ; il ne nie pas, on l’a souligné, que ce fait général souffre passablement d’exceptions. Mais ces exceptions, précise-t-il, sont contre nature, παρὰ φύσιν. Il n’est pas trop naturel que des femmes héritent de qualités typiquement masculines et que des hommes en soient privés, ou qu’à l’inverse des hommes présentent des qualités typiquement féminines ou que des femmes en soient privées, et cela ne va pas sans entraîner des souffrances pour tous les individus concernés.
Ce qui demande examen, ici, Édith Stein nous y a préparés également, c’est à quoi tient cette compétence naturelle pour commander. Tant qu’on ne l’a pas précisé, il restera très subjectif et arbitraire de l’attribuer plutôt à l’un ou à l’autre.
Dans la république, dans la πολιτεία, dit Aristote, qui commande et qui obéit ont la même nature en tout : ils sont humains. Par contre, commander et être commandé, deux activités de personnes libres, restent des activités de natures différentes, assez pour procéder d’aptitudes fort distinctes. Commander requiert des habiletés plus hautes : une vue claire du bien commun, une prévoyance sûre des moyens de l’assurer, une imagination fertile des dispositions à prendre pour garantir la justice, la paix, la victoire, l’éducation. Obéir met à contribution des habiletés plus humbles : aimer le bien commun, comprendre, accepter du moins que le succès de la vie civile exige une coordination des activités particulières impossible sans un chef auquel on obéisse.
Pour autant que chaque citoyen possède les deux séries d’aptitudes, qui n’ont rien d’incompatible, chacun peut tantôt commander, tantôt obéir, et il n’est que juste qu’il en aille ainsi. On reconnaît cependant la différence de valeur de ces habiletés différentes, et on applique en conséquence un traitement différent à ceux qui les exercent. Le gouvernant a beau avoir la même nature humaine, on l’honore plus, on le protège plus, on s’en laisse plus imposer par lui, en reconnaissance des hautes responsabilités qu’on lui confie.
Le temps que l’un commande et que l’autre est commandé, on cherche à ce qu’il y ait une différence de formalités, de titres et d’honneurs.[117]
Simpsons paraphrase dans un style concret plus facile à intelliger.
Les commandants, bien qu’égaux autrement, cherchent tout de même, le temps qu’ils commandent, à être différents de ceux qu’ils commandent, et ils le sont de fait dans leur allure extérieure, dans la manière dont on s’adresse à eux, dans les honneurs.[118]
Les formalités qui font honneur au chef de la cité sont conventionnelles : différences d’habit, protocole, transport, maison, services. Elles ne sont pas liées à la nature de la personne qui gouverne, mais sont attachées par convention à son poste qui, lui, diffère de nature avec celui de simple citoyen.
Quelque chose de similaire se produit dans la famille. Là aussi, la responsabilité du commandement exige des qualités différentes : un intérêt centré sur le bien commun, domestique et politique, une prévoyance des besoins familiaux, une faculté de délibération capable de décisions qui fassent autorité, assez de force pour assurer la sécurité de la famille, une capacité notable de travailler et d’aller chercher à l’extérieur les ressources de la famille. À l’opposé, les talents du subordonné concernent les tâches normales pour lesquelles existe la famille : ils vont surtout dans la ligne de la capacité d’engendrer et de tout ce qui est requis à son bon exercice : sensibilité, souci du détail (pour le soin adéquat de la maison, des vêtements, de la propreté, de l’éducation, de la présence à l’enfant, etc.), délicatesse, spécialement en tout ce que demandent de soins et d’éducation les enfants, de leur naissance à leur adolescence. Là, remarque Aristote, il n’y a pas la même facilité d’alternance. « L’homme, au contraire, garde toujours le même rapport avec la femme. »[119]
C’est que, en ce qui a trait au bien familial, les différences d’aptitudes entre chef et subordonné sont si grandes que les deux types de compétence ne peuvent pas trop bien se rencontrer en la même personne : force et délicatesse, par exemple, autorité et douceur. De même, travail extérieur et vie politique, d’une part, génération et soin des enfants, d’autre part, se concilient très difficilement comme activités et comme aptitudes.
Aussi la nature a-t-elle privilégié, comme solution, de fournir l’une des compétences à l’un, ce qui en fait un homme, et l’autre à l’autre, ce qui en fait une femme. Cela se voit d’ailleurs à ce que les attributs qui marquent extérieurement ces rôles différents ne sont pas non plus conventionnels, mais naturels et permanents. Car là aussi des différences extérieures, dans l’allure, le comportement et le respect marqué par les autres, accompagnent l’exercice de ces responsabilités : taille de l’homme et de la femme, plus grande, plus imposante chez l’homme ; capacité physique et morale de se faire craindre et obéir, voix plus grave et plus autoritaire de l’homme, plus douce et affectueuse de la femme.
Il en va ainsi aussi dans le cas du commandement politique de
l’homme sur la femme, sauf que là ces différences sont permanentes : l’homme
diffère toujours de la femme en allure extérieure, façon de s’y adresser et
honneurs ; il est plus imposant, plus fort, plus grand, par exemple, et il
reçoit en continuité les titres et les honneurs dus au chef.[120]
Cela se remarque notablement dans l’attitude naturelle des enfants envers leurs parents : ils craignent spontanément leur père, mais pas leur mère ; ils attendent spontanément affection et tendresse inconditionnelle de leur mère, pas de leur père.
On comprend donc que l’alternance ne fait pas la nature du commandement politique. Elle l’accompagne généralement, mais ne le constitue pas. Elle pourrait d’ailleurs accompagner une autre forme de commandement sans en altérer la nature.
L’alternance du commandement, bien que ce puisse être un trait particulier et un signe général du commandement politique, n’entre pas dans sa définition… Théoriquement, il pourrait, par exemple, y avoir alternance du commandement entre des personnes dont l’une est le maître de l’autre. Pourtant, simplement du fait d’alterner, le commandement exercé ne deviendrait pas réellement politique plutôt que despotique.[121]
Réciproquement, ne pas alterner n’empêche pas le commandement de s’adresser à des subordonnés libres et égaux en nature.
De même, le fait que l’homme commande à la femme en permanence ne veut pas nécessairement dire que son commandement sur elle ne soit pas politique, ou qu’il ne s’exerce pas sur quelqu’un de libre et d’égal.[122]
Cependant, vu nos mœurs, nous avions grand besoin de lire Édith Stein pour venir à comprendre « comment la femme est l’égale de l’homme tout en étant commandée en permanence par lui »[123].
Voilà donc le cœur de la question. L’homme et la femme sont assez naturellement égaux pour qu’entre eux l’autorité s’exerce politiquement, non despotiquement. Pourtant, les différences profondes entre présider à la famille et en exécuter les tâches fondamentales requièrent deux séries de talents si différents, si opposés même, que le même individu ne peut pas les cumuler. Le commandement d’un côté, l’enfantement de l’autre. D’où cette situation délicate, scandaleuse pour nos contemporains : la femme, égale naturellement à l’homme, est pourtant son subordonné naturel permanent. Notre mentalité contemporaine oppose une véritable allergie quant à allier ces deux attributs.
À quoi tient au juste le commandement pour qu’une personne bien équipée pour l’enfantement et le soin de la progéniture en soit privée ? La réciproque est plus aisée à voir : comment l’homme, du fait de se trouver équipé pour commander et pourvoir et protéger, à savoir, du fait de son objectivité, de sa liberté affective, de sa liberté de mouvement, de sa force, se trouve privé des talents requis pour mener à bien la tâche fondamentale de la famille : il s’en trouve incapable d’engendrer, d’allaiter, peu capable de délicatesse, d’affection, de souci du détail.
Aristote a une manière bien originale de marquer ce fait, qui entraîne qu’à moins de déficience naturelle de l’homme, ce doive toujours être lui le chef de famille : homme et femme trouvent leur perfection dans des vertus distinctes.
À quoi tient l’excellence de l’homme et de la femme ? L’éthique enseigne que les vertus dont découle l’activité parfaite de l’homme, son bonheur, sont la prudence, la justice, la tempérance, le courage, et ainsi de suite. La femme est-elle si distincte qu’il en aille autrement pour elle ? Ces vertus lui sont-elles étrangères ? Et l’enfant excellent, quant à lui, ignore-t-il ces vertus ? Et pour revenir à notre sujet, le commandant et le subordonné viseront-ils des vertus différentes eux aussi ?
Ont-ils leurs excellences propres ? La femme doit-elle être tempérante, courageuse et juste ? L’enfant bon est-il débridé ou tempérant, ou ni l’un ni l’autre ? Pour tout commandant et commandé par nature, il y a à examiner s’ils ont les mêmes excellences ou de différentes. Si les deux doivent tenir de l’honnête homme (καλοκαγαθίας), pourquoi faudrait-il que l’un commande et l’autre soit commandé une fois pour toutes ?[124]
Bien évidemment, il y aurait absurdité à réserver ces vertus à l’homme. Une femme ne peut exceller comme femme sans prudence, sans courage, sans tempérance, sans justice. Un enfant non plus ne peut être un enfant excellent en étant lâche ou téméraire, imprudent, injuste, débauché. Pourtant, il ne peut non plus être question de les distinguer par du plus et du moins. Une femme, pour être excellente, n’a pas moins besoin d’être juste, ou courageuse, ou tempérante, ou prudente. Comment réconcilier cette évidence avec celle que nous avons acquise tout au long de cette recherche, que les aptitudes qui caractérisent les rôles de l’homme et de la femme sont si différentes que leur excellence doive se traduire dans des vertus différentes ?
La différence ne saurait être du plus au moins, puisque commander et être commandé sont d’espèces différentes, et non du plus et du moins. Par ailleurs, il serait surprenant que l’un et pas l’autre doive participer à ces excellences : car si le commandant n’est ni tempérant ni juste, comment commandera-t-il bien ? et si c’est le commandé qui n’est pas tel, comment obéira-t-il bien ? Débridé et lâche, on ne fera rien de ce qu’il faut. Manifestement, donc, les deux participent nécessairement à une excellence. Celle-ci doit pourtant comporter des différences, puisqu’on en trouve déjà entre ceux qui par nature commandent et ceux qui par nature sont commandés.[125]
Le même casse-tête intervient, en fait, pour tout subordonné et dirigeant naturel : femmes, enfants et esclaves sont des subordonnés naturels, bien que de manières différentes. Car si, d’un côté, les subordonnés devaient avoir les vertus morales eux aussi, si subordonnés et dirigeants devaient partager ensemble les qualités du parfait honnête homme, ni les subordonnés, semblerait-il, ni les dirigeants ne devraient toujours l’être ; ils devraient plutôt alterner les uns avec les autres, comme les dirigeants et les subordonnés alternent dans les cités gouvernées politiquement. On ne peut répliquer à cela qu’ils peuvent bien avoir tous les deux ces mêmes vertus et quand même être en permanence dirigeant ou en permanence subordonné, pour autant qu’ils aient ces vertus à un degré différent, le dirigeant plus et le subordonné moins. Car diriger et être dirigé diffèrent spécifiquement, pas en degré. Le dirigeant et le subordonné ont une fonction différente et la vertu est relative à la fonction (Éthique à Nicomaque, 1106a15) : le dirigeant commande et conduit, tandis que le subordonné obéit et suit, mais non pas : le subordonné commande, ou conduit, mais à un moindre degré.[126]
Mari, femme et enfant ont besoin d’excellences propres. Ce qu’il faut finalement voir, c’est que, tous relevant de la même nature humaine, leurs excellences sont assez voisines pour porter les mêmes noms : tempérance, courage, justice, prudence, et ainsi de suite, mais que pourtant le courage de l’homme, celui de la femme et celui de l’enfant ne sont pas exactement la même chose ni n’inspirent exactement les mêmes actions. Il saute déjà aux yeux, à y porter attention, que ces vertus n’opposent pas à tous les mêmes difficultés : ce ne sont pas les mêmes aliments ou boissons qui menacent le plus l’abstinence et la sobriété de l’homme, de la femme, de l’enfant ; ce ne sont pas les mêmes tentations qui compromettent leur chasteté ; l’homme courageux et la femme courageuse n’affrontent pas les dangers de mort de la même façon.
Face à l’acte de commander, plus spécialement, l’homme détient naturellement plus d’autorité et la femme naturellement moins, et la femme jouit naturellement de plus de docilité et l’homme de moins, en raison d’une qualité différente de leur faculté de délibérer, compétence naturelle de qui commande. Cette différence se marque encore plus avec l’enfant.
Pour faire de l’homme et de la femme des collaborateurs exactement adaptés au succès de la vie familiale, la nature les a dotés d’une forme de raison légèrement, mais nettement différente. La phrase-clé de toute cette considération d’Aristote est à la fois très simple, mais difficile à interpréter. La difficulté, cependant, tient surtout aux dispositions affectives héritées de la mentalité contemporaine, qui se veut ultradémocratique et égalitariste.
Πᾶσιν ἐνυπάρχει μὲν τὰ μόρια τῆς ψυχῆς, ἀλλ᾿ ἐνυπάρχει διαφερόντως… Τὸ δὲ θῆλυ ἔχει μέν τὸ βουλευτικόν, ἀλλ̓ ἄκυρον, ὁ δὲ παῖς ἔχει μέν, ἀλλ᾿ ἀτελές. — Les mêmes parties de l’âme se retrouvent en tous, mais de manière différente… La femme possède la capacité de délibérer, mais sans autorité ; l’enfant aussi l’a, mais inachevée.[127]
Tous ont une âme comportant les mêmes parties, les mêmes facultés : intelligence, volonté, sens, appétit concupiscible, appétit irascible, faculté motrice. Cela contredit, dans les mots, la propension d’Édith Stein à créditer la femme de facultés distinctes : intropathie, sens affectif et tout ce qu’elle voudra, à moins de ne lire là qu’un superlatif poétique pour marquer les différences dont va justement faire état Aristote. Autrement, il y aurait différence spécifique, comme c’est le cas avec la bête, privée d’intelligence et de volonté. Mais l’intelligence et la volonté de l’homme et de la femme, de l’adulte et de l’enfant, présentent quand même quelque chose de différent.
En fait, on trouve déjà des différences d’individu à individu à l’intérieur de chaque sexe et de chaque âge : la rapidité de locomotion, la force physique, l’acuité de la vue, tout diffère passablement d’un individu à l’autre et prépare chacun à une tâche différente, à une part différente dans l’élaboration du bien commun. Des différences de qualité, des différences de degré aussi, qui habilitent les uns et disqualifient les autres pour des tâches spécifiques. Compte-tenu de ces différences naturelles, tous ne peuvent pas avec la même facilité et ne devraient pas de fait exercer tous les métiers indifféremment. À un niveau plus général, la douceur et la délicatesse du toucher de la femme l’habilitent mieux que la rudesse de celui de l’homme pour les soins du bébé.
Aristote n’entre pas dans le détail de toutes les facultés. Comme il regarde spécialement une fonction, l’autorité, le commandement, il considère le type d’intelligence et de volonté requis à son excellence. Il l’appelle τὸ βουλευτικόν, traduit généralement la faculté de délibérer. Délibérer embrasse l’ensemble de la démarche qui, devant un but à atteindre, imagine les différentes voies praticables, discerne la plus efficace, la choisit et la fait exécuter. C’est l’excellence de cette habileté complexe qu’on appelle prudence, prudence familiale ou politique dans le cas de délibérations qui ont trait au bien commun. Exercer le commandement de manière compétente requiert cette prudence. Face à son acquisition, tous ne sont pas également doués. Individuellement, bien sûr, chacun a une faculté de délibérer plus ou moins forte qui en fera éventuellement un chef plus ou moins compétent. Mais des différences plus profondes distribueront cette compétence entre homme et femme.
Le cas de l’enfant est le plus simple. Il n’a rien de mature, et spécialement pas sa faculté de délibérer : « L’enfant l’a, mais inachevée. » Donc, pas question de confier la direction de la Cité à des enfants. Ce n’est pas une question de préjugés ou de mépris.
« L’esclave ne l’a pas du tout »[128], dit Aristote. Il faut entendre cette négation comme une métaphore. Celui que ses qualités individuelles préparent plutôt à servir qu’à diriger est quand même un homme, il en a toutes les facultés ; il a donc aussi la faculté de délibérer. Mais il peut l’avoir si faible qu’elle ne suffise pas même à son gouvernement personnel, de sorte qu’il ait intérêt à suivre le conseil d’autrui même en les actes qui concernent sa vie privée. De fait, même aujourd’hui, si égalitariste qu’on soit, on admet que bien des gens n’ont pas une faculté de délibérer assez forte pour gouverner. Si nous ne le pensions pas, nous ne demanderions pas à des élections de désigner qui commande, nous tirerions au hasard qui va commander, et qui va obéir.
Le plus difficile à discerner, c’est la différence de l’homme et de la femme en cela. La phrase d’Aristote a fait couler beaucoup d’encre : « La femme possède la faculté de délibérer, mais ἄκυρον. » La femme est intelligente et a toutes les parties de l’intelligence humaine, elle peut en exercer toutes les activités. Cela peut varier en plus et en moins d’une femme à l’autre, comme d’un homme à l’autre, mais, en tant que femme, elle a la faculté de délibérer : elle peut, plus ou moins comme l’homme, et certaines femmes bien plus que certains hommes, devant une fin à atteindre, imaginer des moyens, les comparer, en discerner. Ça fait 40 ans que je m’émerveille de la vitesse à laquelle ma femme juge des situations, imagine des moyens, bien avant que j’aie fini d’y réfléchir. Mais, dit Aristote, sa faculté de délibérer est ἄκυρον. Qu’est-ce à dire ?
Première fausse piste à écarter : ce serait une question de culture.
Il y a quelque controverse, ici, sur le sujet de ce qu’Aristote veut dire : ce manque de contrôle est-il simple état de fait : les femmes n’étant pas admises à exercer le contrôle dans la plupart des cités et des maisons, ou une question de nature : la femme n’ayant pas par nature ce contrôle ?[129]
Une injustice que les méchants hommes auraient imposée aux pauvres femmes ! Ainsi pensent les féministes d’aujourd’hui. Mais Simpsons le voit bien : on ne peut attribuer pareille opinion à Aristote.
Aristote peut difficilement donner prise à cette interprétation, puisque cela impliquerait que la direction des hommes sur les femmes serait conventionnelle et non naturelle, ce qu’il a expressément nié. D’ailleurs, il dit que ce manque de contrôle est une carence dans l’âme, non une carence de pur fait liée à des conditions politiques concrètes.[130]
La question se précise. Mais qu’est-ce que cette carence au juste ?
Le type de carence auquel Aristote pense n’est pas difficile à conjecturer. C’est que les femmes, étant donné que par leur constitution elles sont davantage assujetties à certaines fonctions corporelles : les fonctions associées à la génération, et aux passions qui leur sont liées, dont nous parlons maintenant comme des effets d’hormones et de cycle menstruel, semblent être moins capables de s’imposer elles-mêmes les résultats de leur délibération.[131]
Les femmes peuvent avoir bien des plans de carrière ou de politique, mais elles finissent par se trouver empêtrées, dans leur réalisation, par tout le temps, le souci, l’énergie qu’elles doivent consacrer à leurs menstruations, leurs grossesses, leurs accouchements, et au soin des enfants qu’elles engendrent. Matériellement, elles n’ont pas beaucoup de temps et d’énergie à consacrer au gouvernement politique ; affectivement, il leur est difficile de s’y intéresser avec constance.
Comme elles sont plus faibles de constitution corporelle, elles
manquent aussi souvent de la force, et de la volonté, pour imposer ces
résultats aux autres. Ce contrôle doit donc être fourni par l’homme. C’est sans
doute pourquoi l’homme doit lui commander en permanence, même s’il lui
commande comme à une égale.[132]
Par exemple, une femme est facilement plus intelligente que son mari et mieux capable que lui de délibérer et de discerner les décisions adéquates pour la famille, l’éducation, l’entretien de la maison. Mais les moyens et décisions qu’elle suggère n’entrent vraiment en application que dans la mesure où son mari les apprécie à leur juste valeur et les confirme de sa propre autorité. Les enfants prennent très peu en respect les ordres de leur mère qui ne sont pas appuyés ou sont infirmés par leur père ; en outre, la mère a souvent elle-même besoin que son mari lui rappelle les suggestions adéquates qu’elle a faites et qu’il a entérinées, pour rester elle-même fidèle à les mettre et garder en application, tant elle les oublie facilement ou change facilement d’idée.
Peut-on traduire et interpréter de manière plus exacte ce ἄκυρον ? Je crois que oui. Simpsons se rapproche de l’intention d’Aristote, qui est de parler de nature, de différence de nature. Mais finalement, il retourne à une question de circonstances, d’accident. Comme la femme se trouve à enfanter, à s’occuper d’enfants, elle manque de temps, d’énergie, elle est prise affectivement. Aristote parlait plus radical. La femme ‘ne se trouve pas’ à enfanter ; c’est sa nature, et cette nature requiert un type d’intelligence et d’affectivité, et même un type de délibération, qui ne sont pas propices au commandement. La κυρία, c’est la maîtrise, le pouvoir, le domaine, en somme : l’autorité. Ce qu’Aristote remarque, c’est que la femme, naturellement, quoique très inventive de moyens, souvent plus que l’homme, a par nature moins d’autorité et de force pour les mettre en œuvre. Elle a aussi naturellement moins facilement d’autorité sur les autres.
C’est une observation simple, facile à vérifier. Cela se voit déjà à la maison, à la manière très différente dont les enfants — et même le chien ! — réagissent à des ordres donnés par leur mère ou par leur père : le plus souvent, la mère a beau crier autant comme autant, les enfants agissent à leur guise. Alors que le père n’a qu’à entrer dans la maison, et chaque enfant ressent assez de crainte pour passer aux actes, pour obéir, pour prendre son poste. Cela se voit assez clairement, même avec tous les papas moumounes qui habitent notre culture. C’est particulièrement observable comme drame constant des familles monoparentales, où la mère est obligée, vaille que vaille, de faire le père.
Bien sûr, c’est une constance. Une constance naturelle. Mais ouverte à exceptions nombreuses : un certain nombre de femmes arrivent à se durcir assez pour faire peur, et obtenir autant d’autorité que bien des hommes. Mais on n’attribuera pas facilement à ces femmes le qualificatif de ‘féminines’. De fait, en cela, elles perdent plus qu’elles ne gagnent, et l’admiration qu’on leur voue pour leur autorité — la dame de fer ! — est mitigée par le mépris que leur attire la carence chez elles des qualités propres à la femme — un garçon manqué ! —.
L’égalitarisme de notre expérience démocratique s’offense facilement de cette constatation, et la refuse obstinément. De fait, pour comprendre et apprécier cette disposition de la nature, il ne faut pas y voir simplement une carence, une infirmité de la femme. Ce n’est pas le cas. La vie humaine vise un bien si complexe, exigeant des activités et des talents si divers, que la nature a distribué en conséquence les habiletés naturelles. En tenant compte, entre autres, que certaines activités demandent des habiletés opposées, difficilement cumulables dans le même individu.
Le cas le plus visible est ce que demandent l’aptitude à commander et l’aptitude à prendre soin des jeunes enfants. La rudesse et la force nécessaires pour commander se concilient mal avec la délicatesse, le souci du détail et la sensibilité nécessaires pour prendre soin de jeunes enfants. Toute la délicatesse de sensibilité qui caractérise la femme en fait un être merveilleusement bien pensé par la nature pour satisfaire au deuxième besoin.
On le voit bien maintenant. Édith Stein, en acceptant les nombreuses invitations à entretenir les femmes de son époque, et particulièrement celles à qui revenaient d’organiser l’éducation des femmes, a découvert et décrit dans une lumière impressionnante les qualités spécifiques dont la nature a pourvu la femme. Sa réflexion est précieuse en particulier au lecteur d’Aristote, qu’elle purifie de ce mépris trop spontané nourri pour la femme quand on prend conscience que la nature ne l’a pas faite pour diriger.
Aussi vrai que ce soit, il ne s’agit pas d’un échec de la nature. Édith Stein fait voir de la manière la plus heureuse que la nature a bien constitué la femme, lui donnant les talents précieux et indispensables pour lesquels l’homme se trouvait disqualifié, du fait même de cette objectivité et de cette autorité dont il a besoin pour commander.
La continuité de l’espèce humaine, la préparation d’individus à même de reprendre le flambeau et de poursuivre les entreprises de l’humanité, exigent une capacité d’enfanter, une délicatesse, une sensibilité, un souci du détail, une attention au bien du petit et au développement harmonieux de ses dons, qui ne pouvaient se conférer à un homme en besoin de liberté de mouvement, à un conquérant capable de s’abstraire du cas individuel, et d’imposer péremptoirement des décisions. Il fallait un être tout différent.
Le féminisme, quand il veut masculiniser la femme et lui donner accès aux activités typiquement masculines, ne répare pas une injustice ; il en est une lui-même et procède d’un mépris profond pour la nature particulière de la femme. La libération qu’il poursuit pour cette dernière implique de sous-estimer gravement les nécessités imposées par la formation de nouveaux êtres humains et ce qu’implique de configuration de tout l’être de la femme qu’elle se trouve à même d’y répondre adéquatement.
[Extrait du Péripatétikos No 9 (2014)]
[1] Pol., I, 13, 1260a13.
[2] Ibid., 2, 1253a9.
[3] De l’âme, III, 9, 432b23.
[4] Pol., I, 2, 1252b1-4.
[5] Édith Stein, Les problèmes posés par l’éducation moderne des jeunes filles, 266. — Je citerai Édith Stein dans la pagination du recueil de ses conférences sur la femme : Édith Stein, La femme, introd., trad., annotations et annexes par Marie-Dominique Richard, Paris : Éd. du Cerf/Toulouse : Éd. du Carmel/Genève : Ad Solem, 2008, 509p.
[6] Ibid., 311.
[7] Ibid., 317.
[8] Vertu chrétienne de la femme, 213.
[9] La destination de la femme, 119.
[10] Vie chrétienne…, 188.
[11]
« L’homme qui vit ainsi,
ne faisant rien d’autre que la contemplation, ne mène pas une vie d’homme…, il
se conforme plutôt à quelque chose de divin en lui, du fait que par son
intelligence il ressemble au divin… L’intelligence, par comparaison aux hommes,
est quelque chose de divin; de même aussi la vie spéculative, qui est vie d’intelligence,
se compare à la vie morale, comme la vie divine à l’humaine. — … L’homme doit
tendre à l’immortalité tant qu’il le peut, et mettre tout son pouvoir à vivre
en intelligence, ce qu’il y a de mieux en lui, et qui est immortel et divin. (Thomas
d’Aquin, Comm. à l’Éth. à Nic., X, leçon 11, #2106-2107)
[12] La destination…, 119.
[13]
Vie
chrétienne…, 188.
[14] La destination…, 120.
[15] Vie chrétienne…, 188.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18]
La
vocation de l’homme et de la femme, 152.
[19] Vie chrétienne…, ibid.
[20] Ibid., 188-189.
[21] Les problèmes…, 317-318.
[22] Ibid., 318-319.
[23] Ibid., 318.
[24] Ibid.
[25] L’éthos des professions féminines, 68.
[26] Ibid., 68-69.
[27] Ibid., 69.
[28] La destination…, 121.
[29] Vie chrétienne…, 201.
[30] Ibid.
[31] L’art éducatif maternel, 229.
[32] Ibid.,
230.
[33] Ibid.,
231.
[34]
Édith Stein trouve très significatif qu’on attribue à la femme l’initiative
dans le premier péché. Pour elle, ce péché a dû s’opposer directement à
l’amour, et donc relever d’une première distance que la femme a été tentée de
prendre de sa propre nature. « Le premier péché, en lequel ces deux péchés — l’orgueil de vouloir
s’affirmer soi-même et le désir de vouloir s’emparer avidement de tout pour
soi-même — coïncident, est un reniement de l’Esprit d’Amour et, partant, de la
nature féminine par elle-même. » (Vie chrétienne de la
femme, 214)
[35] La valeur spécifique de la femme, 43.
[36] Ibid., 52.
[37] Ibid.
[38] L’art éducatif…, 234.
[39] Ibid.,
232-233.
[40]
La
destination…, 122.
[41]
Gn 2, 18.
[42] L’éthos…, 69.
[43]
La
vocation…,
156-157.
[44] L’éthos…, ibid.
[45] Ibid., 69-70.
[46] Ibid., 70.
[47] Ibid.
[48]
Les
problèmes…, 318.
[49] L’éthos…, 70.
[50] Ibid.
[51]
Goethe, Iphigénie, Acte V, v. 1827 :
« C’est dans l’obéissance que mon âme s’est toujours sentie
merveilleusement libre. »
[52] La vocation…, 143.
[53] Ibid., 144-145.
[54]
La
destination…, 121.
[55]
Ibid., 122-123.
[56]
Vie
chrétienne…,
199-200.
[57]
Ibid., 201.
[58]
La
valeur spécifique…,
52.
[59]
Vie
chrétienne…,
201-202.
[60]
Ibid., 188-189.
[61]
Les
problèmes…, 319.
[62] La valeur spécifique…, 43.
[63]
La
vocation…, 137.
[64]
La
valeur spécifique…,
47.
[65] Ibid., 43-45.
[66] Ibid., 45-46.
[67] L’éthos…, 71.
[68] La valeur spécifique…, 46.
[69]
L’éthos…, ibid.
[70] La valeur spécifique…, ibid.
[71]
L’éthos…, ibid.
[72] La valeur spécifique…, ibid.
[73]
La
vocation…, 152.
[74]
Ibid.
[75]
Ibid., 153.
[76] La valeur spécifique…, 47.
[77]
L’éthos…, 71-72.
[78] Ibid.
[79] La valeur spécifique…., 46-47.
[80] Ibid., 47.
[81] Ibid. ,
47-48.
[82] Ibid., 48.
[83] Ibid., 50.
[84] Ibid., 62.
[85] Ibid., 57.
[86] L’éthos…, 72-73.
[87]
La
destination…, 119.
[88]
Vie
chrétienne…, 188.
[89] Les problèmes…, 338.
[90] Ibid., 341-342.
[91]
La
destination…, 123.
[92] Vie chrétienne…, 221-223.
[93] La mission de la femme catholique diplômée de l’enseignement supérieur, 411-412.
[94]
La
valeur spécifique…,
53.
[95]
Ibid., 54-55.
[96]
Ibid., 56.
[97]
Ibid., 55.
[98]
L’éthos…, 74-75.
[99]
Ibid., 85.
[100]
La
vocation…,
161-162.
[101]
Les
fondements de l’éducation féminine, 93.
[102]
Ibid., 91.
[103]
Ibid., 93-94.
[104]
Ibid., 94.
[105]
Ibid., 94-95.
[106]
La
mission de la femme en tant que guide de la jeunesse sur le chemin de l’Église, 398.
[107]
Les
fondements…, 95.
[108]
Ibid.
[109] Vie chrétienne…, 181.
[110] Ibid.,
215.
[111] Pol.,
I, 12, 1259b4-6.
[112] Pol.,
I, 12, 1259a39-b1.
[113] « Le commandement
politique s’adresse à des gens libres et égaux. — Ἡ δὲ πολιτικὴ ἐλευθέρων καὶ ἴσων ἀρχή. » (Pol., I, 7, 1255b20)
[114] Peter L. Phillips Simpson, A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle, Chapel Hill and London: The University of North Carolina Press,
1998, 63.
[115] Ibid.
[116] Pol.,
I, 12, 1259b1-2.
[117] Ibid.,
1259b6-8.
[118] Simpsons, ibid.
[119] Pol.,
I, 12, 1259b6.
[120] Ibid.
[121] Ibid.
[122] Ibid.
[123] Ibid.
[124] Ibid.,
13, 1259b30-36.
[125] Ibid.,
1259b36-60a4.
[126] Simpsons, 65.
[127] Pol.,
I, 13, 1260a10-14.
[128] Ibid..,
1260a12.
[129] Simpsons, 65.
[130] Ibid.
[131] Ibid.
[132] Ibid.