Le Dieu
d’Aristote :
omniscient, créateur et providence[1]
Yvan Pelletier
Professeur retraité
Faculté de philosophie
Université Laval, Québec
Seuls les chrétiens professent un Dieu trine, d’une nature unique
pourtant commune à trois Personnes. Ils reconnaissent d’ailleurs l’originalité
paradoxale de leur foi et admettent eux-mêmes ne pas pouvoir exactement comprendre
pareille nature divine, dont ils font l’un des grands mystères qui dépassent
irrémédiablement leur intelligence : le mystère de la Sainte Trinité. Que
plusieurs personnes partagent la même nature individuelle paraît chose si
impossible que tous ceux qui ne reçoivent pas gratuitement de Dieu même le
don d’y croire, les musulmans, par exemple, et jusqu’aux juifs, y dénoncent
une conception polythéiste. Les chrétiens croient en outre leur Dieu omniscient,
omnipotent, créateur et providence de tout autre être et événement, et
spécialement de tout homme, en chacune des situations qu’il expérimente.
Aristote,
considère-t-on très majoritairement, a pensé démontrer l’existence d’un dieu
fort différent : unique lui aussi, immobile et éternel lui aussi, esprit
et intelligence lui aussi, mais ignorant et indifférent au regard de tout
objet autre que lui-même – noblesse oblige! –, ni créateur ni providence de
quoi que ce soit, laissant à des inférieurs l’administration d’un univers
qui ne dépendrait de Lui qu’au titre de cause finale, de bien convoité, sans
efficience aucune de sa part. Une rigueur logique excessive, ironise-t-on,
aurait contraint Aristote, en cohérence avec ses principes, à promouvoir un
dieu absurde.
Aussi étrange,
aussi absurde même, que la thèse de la noèsis noèseôs puisse nous
paraître, elle n’en est pas moins la conséquence nécessaire de la pure
actualité du Premier Moteur, laquelle ne laisse pas d’autre choix que de
refermer sur elle-même la pensée du dieu, puisque toute autre option implique
d’introduire en elle puissance et multiplicité. L’étrangeté même de cette thèse
n’est pas une raison d’essayer d’y soustraire Aristote, … parfaitement
conscient d’avoir placé la pensée divine dans une position presque
inintelligible pour l’homme : « Le dieu … est trop bon pour penser
lui-même autre chose que lui-même. La cause en est … qu’il est lui-même son
propre bien.[2] »[3]
La singularité
d’Aristote tient à ce qu’il applique l’exigence de perfection au fonctionnement
même de l’intellect. Le Dieu Pensée qu’est l’intellect aristotélicien doit être
absolument parfait, ce qui exclut toute imperfection dans sa pensée même, de
sorte qu’il ne peut rien penser d’imparfait, et qu’il ne peut avoir d’autre
objet de pensée que sa propre perfection.[4]
Cette
interprétation trouve son étiquette la plus caractéristique dans l’expression
péjorative[5] forgée par R. Norman d’un dieu narcisse
que son attention exclusive à sa propre perfection condamnerait à une
ignorance et une impuissance totale concernant l’univers.
The Prime Mover is a sort of heavenly Narcissus, who looks around for the perfection which he wishes to contemplate, finds nothing to rival his own self, and settles into a posture of permanent self-admiration.[6]
Voilà à mon
avis la plus prodigieuse méprise de l’histoire de la philosophie. Je veux
ici, après tant d’autres, regarder de près ce que déclare Aristote sur son
dieu et vérifier s’il lui refuse effectivement l’omniscience, la création et
la providence.
Aristote,
tous le remarquent, ne se montre pas bavard sur la nature divine. Ses indications,
trop brèves, forcent, sur le modèle de la science expérimentale, la conjecture
de conséquences susceptibles de confirmation ou de réfutation dans les principes
explicites de sa philosophie. « Aristotle does not
answer explicitly in the text, so an exegetical exercise is necessary. »[7] Cet exercice,
de méprise en méprise, a nourri l’impression dominante que je viens de
signaler, laquelle finit par ‘calomnier’ Aristote plutôt que de l’expliquer[8]. C’est sur le même exercice, mené
je le voudrais, avec une rigueur accrue, que je fonderai la conception
opposée.
Relisons
cette lettre si discrète d’Aristote, en ne lui attachant que des conséquences
qui en découlent très strictement, attestées par leur compatibilité claire
avec l’enseignement explicité dans les œuvres reconnues du Corpus.
On trouve la doctrine pertinente principalement dans la seconde moitié du
livre Λ de la Métaphysique, qui
prolonge les derniers livres de la Physique et s’éclaire de passages
du traité De l’âme et des traités d’éthique. Mais restons-en aux
considérations les plus communes et fondamentales, pour lesquelles Aristote
disposait de l’observation requise; il est important de savoir les dégager des
considérations plus précises que l’observation disponible de son temps ne
pouvait garantir, sur la nature et la circulation des astres comme sur le
détail des changements naturels. Ces considérations plus précises peuvent se
trouver assez erronées sans compromettre les considérations plus communes.
L’examen qu’a conduit Aristote, en sa Physique,
du changement par lequel tout être naturel tend à compléter ce qui lui manque
initialement, lui a fait découvrir sa nécessaire dépendance d’un premier
moteur immobile, immatériel et éternel. Du livre Λ, Aristote occupe la première moitié à rappeler ces acquis de la Physique :
l’être naturel, privé initialement de son existence caractéristique, n’y
accède éventuellement, moyennant génération puis modification complémentaire,
qu’en une matière qui s’y trouve déjà en puissance; par ailleurs, tout ce
changement ne commence et ne s’effectue que sous l’impulsion d’une substance
qui n’en a elle-même aucun besoin, étant éternellement parfaite, et donc
immobile.
Il existe
trois substances, résume Aristote : deux naturelles, une immobile.[9]
“Deux
naturelles!” « Δύο μὲν αἱ φυσικαί. » Qu’est-ce à dire? Ce qu’a désigné en
premier la φύσις, pour les Grecs, comme la natura,
pour les Latins, c’est la naissance, c’est-à-dire plus généralement le besoin
de commencer à exister, d’où la nécessité de tenir son existence d’un agent
distinct de soi. La confrontation de l’extrême imperfection et précarité des
êtres qui nous entourent avec la pérennité que semblent comporter les astres
suggère deux degrés de cette dépendance dans l’existence : on peut n’avoir
besoin d’un agent distinct que pour exister, tout de suite en possession
pleine de sa perfection caractéristique; on peut encore en avoir besoin pour
développer graduellement cette perfection, moyennant changement, ne la
détenant d’abord qu’en puissance.
La délicate
hiérarchie observée entre les espèces d’êtres naturels sublunaires fait
attendre spontanément des intermédiaires entre leur profonde imperfection, qui
appelle en remède génération substantielle, déplacement, croissance et
altération, et la perfection indéfectible de l’agent dont ils dépendent.
Quelle allure présenteront ces intermédiaires? S’agira-t-il de corps célestes,
animés ou non, intelligents ou non, constitués de matière incorruptible, en
seul besoin, une fois reçue leur existence, de la compléter par un déplacement
éternel, mais régulier? Se trouvera-t-il, au-delà, des substances séparées de
toute matière, des intelligences supérieures d’une parfaite stabilité, ne
dépendant de la première substance que pour leur existence? Encore là,
l’infinie distance entre l’intelligence humaine, si misérable dans son ignorance
de départ, et celle, sans aucun besoin d’apprendre, du premier principe,
contraint presque à en imaginer de nombreux degrés. Aristote, cependant, moins
audacieux en cela que Platon et ses autres disciples, n’a pas discouru sur le
sujet et s’en est tenu à évaluer ce que la contemplation du ciel faisait
supposer sur la nature des astres. Sans moyens d’observation, néanmoins, pour
trancher validement sur leur nature et leur nombre, il a dû se contenter
d’ajouter quelque cohérence aux conjectures astronomiques de son temps les
plus aptes à sauver les apparences sensibles. Aussi ne garantit-il pas sa solution :
« Voilà combien il est raisonnable (εὔλογον) d’assumer qu’il en existe…
Laissons des esprits plus puissants juger quelle nécessité cela comporte. »[10]
L’explication
ultime des êtres naturels lui a suggéré par contre des considérations plus
catégoriques, aussi brèves et difficiles d’entendement qu’elles soient, sur la
troisième substance, dite immobile. On n’en fait aucune perception sensible
directe, mais l’abondante information que les sens procurent sur les substances
naturelles, surtout sublunaires, en dévoile en toute assurance certains
caractères.
D’abord son
existence. « C’est de toute nécessité », déclare Aristote,
« qu’on doit affirmer qu’existe une substance éternelle immobile »[11]. Toute substance, il le voit bien
en effet, ne peut pas être contingente, productible, générable,
altérable, par essence seulement capable d’être et d’être
telle, car « l’être en puissance peut ne pas être »[12]. Ce qui n’existe pas nécessairement
peut ne pas exister, de sorte que sans une substance nécessaire et
éternelle de laquelle recevoir l’existence, aucun être contingent
n’existerait; en fait, rien n’existerait. Voilà un refrain qui sous-tend
l’entière conception aristotélicienne de l’essence de la première substance.
Bien plus,
en déduit-il, pour permettre l’existence de quoi que ce soit, cette substance
nécessaire requiert une perfection totale. Toute imperfection chez elle,
toute capacité qui attendrait satisfaction, l’en disqualifierait, et cela toujours
pour la même raison : « Ce qui en a la puissance peut ne pas
agir. »[13]
Il faut bien saisir l’extension qu’Aristote donne à ce
verbe ‘ἐνεργεῖν’ pour signifier la perfection accomplie. Concrètement, ce que tout être a
d’ultime en sa perfection est son opération, son acte, son ἔργον, son ἐνέργεια, sa
πρᾶξις.
« Absolument, pour tout ce qui comporte acte et opération, c’est manifestement
en son acte que réside son bien et son excellence. »[14]
Partant de là, Aristote appelle ‘acte’ toute
perfection, même celle qui n’est pas de fait une opération, et qu’il désigne
comme ‘acte premier’ : l’essence ou l’habitus qui donne la compétence
d’opérer, la puissance seconde qui rend capable de l’opération en laquelle
réside l’ultime perfection. On est familier avec le nom,
‘acte’ (ἔργον, ἐνέργεια), et
avec la locution, ‘en acte’ (ἐν ἔργῳ, ἐν ἐνέργειᾳ), pour désigner cette perfection première (en définissant
l’âme, par exemple[15]), mais
Aristote déconcerte quand, comme ici, il impose
au verbe, ‘agir’ (ἐνεργεῖν),
de signifier ainsi, abstraitement, la perfection; tel lecteur moderne, devant
pareille insistance à caractériser la substance première comme ἐνέργεια,
croira qu’il la conçoit comme pure énergie[16] !!! D’autant plus que dans le contexte qui nous
intéresse, l’acte, auquel Aristote a imposé de signifier la perfection,
retourne à signifier en même temps la perfection ultime, l’opération. – Une
extension correspondante affecte la puissance. Il est moins parfait, il
comporte imperfection de pouvoir agir, de pouvoir opérer, sans le faire encore.
Aussi Aristote étend-il la puissance à signifier toute imperfection, toute perfection
incomplète, toute privation de son ultime perfection, comme en témoigne sa
définition du changement, « finalisation du sujet en
puissance en tant que tel »[17].
La
« substance éternelle immobile », donc, agit toujours et
nécessairement : il ne se peut pas que, d’abord simplement capable
d’opérer, elle s’y mette par la suite. Il lui faut se trouver éternellement
en acte, éternellement parfaite, sans jamais manque aucun, non seulement donc
en acte premier, mais en acte second, non seulement en parfaite possession de
son essence, mais dans le vif de son opération.
Avec une première substance capable de mouvoir ou de produire,
mais qui n’agisse pas, aucun changement n’existera.[18]
Ni aucune production, c’est
impliqué. C’est non seulement comme κινητικὸν, à
même d’introduire quelque
changement en une substance déjà existante qu’Aristote déclare la première
substance nécessairement en acte, mais déjà en tant que productrice, en tant
que ποιητικόν, à même de donner existence à une substance
qui autrement n’existerait pas. Ποιητικόν, certes, a pour sens habituel et strict la
capacité de transformer une matière préexistante en une œuvre, en un
instrument d’action extérieur à son producteur, et s’oppose à πρακτικόν, appellation de l’agent capable d’une action immanente,
sans résultat extérieur à lui. Dans le contexte présent, en opposition à κινητικόν,
l’agent capable de changer un être déjà existant, fût-ce la matière première,
ποιητικόν signifie plus vraisemblablement la capacité de créer, de faire exister
ce qui ne le faisait pas. Quoi qu’il en soit, Aristote aperçoit manifestement qu’une première substance qui ne soutient pas
en acte le changement requis d’autres substances a
fortiori n’en assure pas non plus
l’existence.
Aristote insiste que la
perfection inaliénable de la première substance doit être encore plus absolue.
Son soutien toujours en acte à l’existence et au changement ne rend pas encore
compte de toute la compétence exigée à l’explication de l’existence et du
changement de l’être contingent. Être un ‘sujet’ parfait, ‘possédant’
éternellement la perfection dont elle serait capable et ‘exerçant’ éternellement celle-ci ne
suffit pas : il lui faut encore ne comporter aucune puissance en son
essence; il lui faut être cette perfection, non pas seulement l’avoir; il lui faut être son acte.
Son essence même doit tout entière être acte, sans aucun mélange de puissance.
Elle ne suffira pas non plus,
si elle agit, mais que son essence est puissance.[19]
La substance
dont dépendent toutes les autres pour leur existence et leur changement doit
se trouver essentiellement acte, situation difficile à concevoir, puisque
notre condition ne nous permet de l’observer nulle part : nous pouvons
seulement déduire sa nécessité en constatant l’impossibilité, autrement, de
justifier l’existence et le changement de tout être en puissance de quelque
façon.
Le même motif vaut
toujours : dès que de la puissance est
impliquée, l’acte peut ne pas suivre. Toute présence de puissance exclut la garantie
d’existence et de changement. Aristote s’exprime ici a minori : il
ne fait allusion claire qu’à la garantie de changement[20], d’éternité de mouvement : en dépendance
d’une substance, même en acte, mais dont l’essence soit puissance, « il
n’y aura pas de mouvement éternel »[21]. L’implication va de soi : la substance
incapable de soutenir le changement des autres substances peut encore moins
assurer leur existence.
Quant à l’éternité du
changement, ne fût-ce que du déplacement, elle est ici secondaire, malgré tout
l’impact que tant d’interprètes lui imaginent.[22] Certes, dès la Physique, Aristote opte pour une existence éternelle
du changement, en s’appuyant sur une multi-démonstration plutôt fragile, à
allure de multiple pétition de principe : il allègue entre autres le fait
qu’un premier mobile ne saurait recevoir l’existence par génération, et donne
de l’instant une définition qui présuppose l’éternité du temps :
« L’instant constitue une espèce de médiété, se trouvant à la fois début
et fin : début du temps à venir et fin du temps passé. Forcément donc, le
temps est éternel. »[23] Or évidemment, un changement qui ne serait
pas éternel compterait sur un premier mobile créé plutôt qu’engendré, en sa
matière comme en sa forme, et entraînerait un premier instant qui ne soit fin
d’aucun passé.
Que tout instant soit principe
et fin d’un temps, cela ne doit pas se concéder, à moins d’admettre aussi
l’éternité du changement… Si on soutient au contraire qu’il n’y a pas toujours
eu changement, mais qu’il faut admettre un premier terme indivisible avant
lequel aucun changement ne s’effectuait, il faudra aussi admettre un instant
dans le temps avant lequel il n’y avait pas de temps.[24]
Éventuellement, de même, l’arrêt total du
changement verrait un dernier mobile cesser d’exister par anéantissement, non
par corruption, en un instant qui ne serait le début d’aucun temps futur. Tout
compte fait, Aristote a tranché assez arbitrairement en faveur d’un temps et
d’un changement éternel, mais on doit lui concéder que c’était l’option la
plus rationnelle, à défaut qu’une révélation divine ait fait savoir qu’il en
va autrement.
Dans le présent contexte de la
compétence inaliénable d’un premier moteur, toutefois, que le changement soit
ou non éternel ne change rien. De toute manière, le premier moteur doit éternellement
avoir compétence de faire exister et de faire changer, attendu qu’il ne saurait
l’acquérir. En montrant que l’exigence s’impose même au cas d’un changement
éternel, Aristote implique qu’elle vaudra a fortiori pour un changement qui
devrait commencer.
Il s’agit d’une voie très
efficace pour prouver l’existence d’un premier principe, une voie qu’on ne
peut contrecarrer. Car si, à concéder au monde et au changement une existence éternelle,
on doit leur accorder un premier principe, encore plus si on leur retire
l’éternité, parce que manifestement toute nouveauté a besoin d’un principe pour
l’introduire. La seule occasion d’avoir l’impression qu’un premier principe ne
soit pas nécessaire, serait que les choses naturelles existent de toute
éternité. Alors, si même dans ce cas un premier principe reste indispensable,
la totale nécessité d’un premier principe se trouve parfaitement démontrée.[25]
L’explication qu’on était à
lire invoquait une première substance qui serait en acte, mais dont l’essence
serait puissance, pour remarquer qu’elle ne suffirait à rendre compte ni du
changement ni de l’existence d’autres substances. La supposition de pareille
substance, toutefois, tenait déjà de l’impossible. Son rôle consistait à faire
comprendre que l’existence factuelle de ces substances et de leur changement
requiert absolument une première substance immobile et éternelle dont
l’essence soit toute acte, « car l’être en puissance peut ne pas
être ». Or l’existence effective d’êtres contingents exige d’être reçue
d’un être nécessaire. « Il faut donc un principe tel que son essence soit
acte. »[26]
« Pareille substance doit se trouver sans
matière »[27], continue Aristote. Exemptée de puissance, la première substance
responsable de toutes les autres doit de surcroît se trouver immatérielle,
puisque la matière n’est justement que puissance.
The first principle … must be eternal and, in
addition, in actuality. More precisely, it must be in actuality in the special
way that it is not the actuality of an underlying potentiality… This principle
has to be actuality according to its own essence, i.e. its essence is
actuality. So it must not possess any kind of potentiality. Furthermore, being
an actus purus of this kind the first principle is without matter, inasmuch as
matter is the principle of potentiality.[28]
Bref, répète Aristote en
conclusion, cette indispensable première substance éternelle et immobile dont
dépend tout l’univers doit toute être forme, perfection, opération : elle
est acte pur. « Elle est donc acte. »[29]
Il faut donc
à l’être dont l’existence de tout autre dépend, Aristote vient de l’expliquer,
une essence purement acte, exemptée de tout aspect de puissance. Se trouvant
aussi l’agent premier de tout changement, cet être doit n’avoir non plus aucun
besoin ni aucune capacité de changer, mais jouir d’une parfaite immobilité,
ce que justement lui assure le fait de se trouver totalement acte.
Puisque tout moteur mobile ne
fait qu’un moteur intermédiaire, il en faut ultimement un qui fasse changer
sans changer, à la fois éternel, substance et acte.[30]
En l’absence
d’un agent premier aussi parfait, en donnant chez le premier agent aussi priorité
à quelque puissance, on se condamne, déclare Aristote, à tout faire sortir
« de la nuit, d’une confusion générale initiale ou du non-être »[31], des absurdités inacceptables.
Mais comment
peut-on faire changer quoi que ce soit sans subir soi-même par l’occasion aucun
changement? La question pointe assez clairement vers sa réponse : en
étant soi-même la fin du changement qu’on opère, car « c’est justement ainsi que les objets respectifs
de l’appétit et de l’intelligence[32] causent un changement : ils le font sans changer eux-mêmes[33] ».[34] Moerbeke insiste : « Ce
sont les seules entités qui font changer sans changer elles-mêmes. »[35]
Cette
intuition, toutefois, risquait fort une mésinterprétation de la part du
lecteur. C’est un agent immobile qu’on cherche, un premier moteur, et
voilà qu’on saute à une autre lignée causale : Aristote pointe l’appétible
et l’intelligible, objets, donc fins, non agents, de l’appétit et de
l’intelligence. En outre, le vocabulaire de l’efficience se transporte
spontanément à la finalité : on dit sans sourciller que telle fin
fait agir[36]. On devrait en rester conscient,
pourtant, il s’agit alors d’une métaphore destinée à souligner la primauté
causale de la fin[37]. À strictement parler, la fin
n’est pas l’agent; elle le ‘motive’, mais c’est quand même exclusivement
lui qui agit, c’est strictement de lui que part le changement, la production[38]. La fin, c’est le résultat
qu’on trouvera… à la fin, justement; ce n’est pas l’agent qui
l’assure.
Néanmoins, sans trop balancer, le lecteur qui n’est pas familier de l’extrême cohérence d’esprit d’Aristote, sachant très bien que la fin n’est pas l’agent, que la table n’est pas le menuisier, en prend occasion pour interpréter qu’Aristote renie les conclusions de sa Physique et élimine le premier agent. « The main difference », dit Alberto Ross, « between Met. Λ and the theory of Phys. VIII would be the kind of causality attributed to the Prime Mover »[39].
Aristote a
eu beau terminer sa Physique en dégageant les compétences
essentielles du premier agent du changement : nécessairement
un moteur immobile, immatériel et éternel; il a eu beau résumer cette
doctrine dans la première moitié du livre Λ de sa Métaphysique en précisant que cet agent doit revêtir la
nature d’un acte pur, exempté de toute puissance, c’est-à-dire de toute imperfection,
de tout besoin de complément; ce lecteur[40] lui prête l’invraisemblable
conception que l’univers ne doit son existence et son devenir à aucun agent et
que tout le changement qui s’y opère se doit à l’attraction irrésistible de la
perfection d’un Être Suprême qui, sans le savoir ni le vouloir,
séduit tout autre être, en commençant par les plus puissants, substances séparées
ou célestes, qui entraînent avec elles jusqu’aux êtres sublunaires les plus
rudimentaires.
The unmoved mover, as the highest object of thought and desire, thus moves everything else by being its ultimate final cause[41]. It does this solely by the attractiveness of its ontological perfection.[42]
Et que de
toute façon l’existence de ces êtres célestes, la translation de ceux d’entre
eux qui sont matériels, ainsi que la génération et l’altération incessante dans
laquelle ils entraînent les substances sublunaires n’ont aucun besoin d’une
explication efficiente initiale, aux yeux d’Aristote, puisqu’il a
« décidé » que tout cela est éternel. Pour boucler l’invraisemblance,
notre lecteur prédominant voit là un Aristote victime de sa rigueur logique
excessive, comme l’exprime jusqu’à la caricature l’un des ultimes députés de
cette exégèse prédominante :
Cette absolue
perfection du Dieu-Pensée aristotélicien conduit à une double impasse
théologique. Puisque, en effet, Dieu est à lui-même son unique objet de pensée,
il ne saurait avoir créé le monde ni y intervenir, ce qui fait que le monde
aristotélicien n’a plus de créateur. Aristote l’élimine donc en décidant
que le monde est éternel… Le choix d’une ontothéologie maximaliste …
empêche Dieu de penser et de créer le monde, et, naturellement, d’agir sur lui.
Le Dieu d’Aristote est trop parfait pour avoir créé le monde. On comprend que
les paradoxes de cette théologie, qui ôtait au Premier Moteur tout moyen
d’action, la rendait tellement insoutenable que même son auteur ne l’a pas
soutenue.[43]
Pourtant,
Aristote avait prévu le danger d’aboutir là. Il avait résolu lui-même
l’impasse. Agent et fin sont des causes distinctes, il le sait bien; c’est lui
qui le premier nous en a rendus conscients, en distinguant les quatre genres de
causes, en sa Physique[44]. La même opération n’a pas la même
entité pour agent et pour fin. Normalement! Mais la situation qui retient
notre attention est extrême. L’agent premier, ce moteur immobile, cet acte pur,
ne peut se proposer une fin extérieure à lui : rien ne lui manque de son
bien, rien n’est meilleur que lui. Quelque opération qu’il accomplisse, il ne
peut y viser que lui-même : il doit absolument être à la fois l’agent
qui accomplit et la fin qui motive. « En ce contexte », avertit
Aristote, « les premiers sont les mêmes »[45]. Là, la même entité remplit les
deux fonctions.
D’ailleurs,
Aristote a sévèrement tancé Démocrite pour avoir cru que l’éternité de quoi que
ce soit explique et rend compte de son existence.
Leur trouver
une explication absolument suffisante dans le fait que des choses soient ou se
passent toujours de telle façon ne constitue pas une supposition correcte. Or
justement Démocrite ramène les causes des phénomènes naturels à ce fait que
les choses se soient toujours passées ainsi auparavant et ne croit pas que ce
‘toujours’ mérite qu’on lui cherche une explication.[46]
La chaîne entière
des changements, des productions, réclame absolument un agent si parfait qu’il
soit sa propre fin. Qu’y a-t-il là de si étrange? Si imparfaits que nous
soyons, nous avons bien l’expérience de semblable opération immanente, d’agir
pour nous-mêmes, d’être à la fois agents et fin de notre action, en tout ce que
nous faisons pour assurer notre vertu et notre bonheur. Pourquoi serait-il si
difficile de reconnaître la pareille, en mieux, en plus absolu, au premier
moteur immobile? Aristote l’a découvert acte pur, être si parfait, sans
participation de privation, selon le bel oxymore d’Alexandre[47], qu’il n’admet aucun changement à
l’améliorer en quoi que ce soit, être d’aucune façon en puissance et totalement
acte, tout à fait simple, n’admettant aucune division. Nécessairement,
toute opération sienne ne peut trouver de motif qu’en lui-même, en sa propre
perfection. Non qu’il agisse en vue d’obtenir quoi que ce soit pour lui-même;
sa perfection en exclut tout besoin. Plutôt, suprême perfection, suprême bien,
il tend à se diffuser, il fait exister autre chose que lui, qui ait
l’opportunité de participer à ce bien qu’il est.
Rien
n’empêche qu’il le fasse éternellement; il en a toujours eu la compétence.
Mais assurément, rien d’autre, rien de contingent ne peut exister, éternellement
ou non, sans le lui devoir, sans recevoir son existence de lui. « Si les
substances se trouvaient toutes corruptibles, tout serait corruptible »[48], et il s’ensuivrait que rien
n’existe plus. Avec cette impossible supposition, Aristote veut faire prendre
conscience que si toute substance se trouvait corruptible, aucune n’aurait même
pu venir à l’existence et que si tout avait besoin d’être engendré, rien ne le
serait. Notre lecteur prédominant ne le comprend pas, qui persiste à croire
que, malgré tout, une suite d’événements contingents pourrait exister.
As a matter of fact, the assertion that if substances are all destructible, then all things are destructible, is not true, because there could be something which is not destructible, e.g. change and time, as a result of an uninterrupted succession of generations and destructions of different, all destructible, substances.[49]
Ce faisant,
il ne réalise pas qu’il s’accorde gratuitement l’existence de ces substances
corruptibles, comme si elles avaient pu se donner elles-mêmes l’existence,
éternellement de surcroît.
Aristote
n’en accorderait pas même la capacité aux substances séparées autres que le
premier moteur qui, bien qu’immatérielles, ne jouissent pas d’une existence
nécessaire. Même celles-là, à ses yeux, ont besoin que le premier moteur
réduise à l’acte leur capacité d’exister. Or il ne peut le faire en assurant
leur génération; celle-ci impliquerait de se faire en une matière, alors qu’on
parle de substances immatérielles, dont la moindre, l’âme humaine, déclare
Aristote, doit recevoir son existence hors génération, ne pouvant résulter des
altérations matérielles qui préparent la génération d’un homme.
L’intelligence
seule, reste-t-il, vient du dehors; seule, elle est divine. L’activité corporelle,
en effet, n’a aucune part à la sienne.[50]
Pour les substances matérielles, cette nécessité de devoir leur
existence au premier agent se voile quelque peu derrière la possible éternité
de leur génération naturelle. Elle est pourtant encore plus absolue, si l’on
peut dire, puisque leur génération et altération s’effectue en une matière qui
doit provenir directement du premier moteur, vu l’impossibilité, pour elle
aussi, de se trouver engendrée.
Une fois
lancé, notre lecteur prédominant ne cesse d’enchaîner les conséquences invraisemblables
et de les créditer à Aristote. En lisant que ce qui met en branle tout le
phénomène du changement, c’est l’amour du premier moteur immobile, ce lecteur
prête le plus souvent à Aristote l’idée saugrenue que l’influence du
premier moteur est cet amour que sa perfection inspire, sans aucune opération
de sa part, aux premiers mobiles. Or pour ressentir cet amour envers pareil
bien immatériel, ceux-ci, astres et substances célestes, doivent s’en trouver
essentiellement capables, être éventuellement doués d’intelligence et
d’affectivité. Ils se prévalaient déjà de leur éternité pour exempter d’agent
leur existence; ils s’en prévalent de nouveau pour en exempter cette richesse
de leur essence.
According to <the traditional> interpretation, the Prime Mover moves the first heaven directly as its telos. Since it moves by inspiring love and desire, this implies that the first heaven is capable of feeling love and desire, that is to say, it has a soul.[51]
Notre
lecteur prédominant étend ensuite sa générosité jusqu’aux êtres qui leur sont
les plus inférieurs, en assignant aux premiers mobiles de leur imposer
génération et altération. Il accorde alors aux êtres sublunaires une nature
propre à se laisser ainsi entraîner vers le bien suprême, et cela tout aussi
gratuitement, c’est-à-dire toujours sans intervention d’un agent initial.
Jamais, en effet, notre lecteur prédominant ne soutient que cette ordonnance
de leur changement à l’imitation de la première substance leur soit imposée
comme une violence contraire à leur nature.
Cette générosité, il la crédite humblement à
Aristote, en confondant deux faits bien distincts : « This seems
to be supported by what Aristotle claims in De Caelo: the first
heaven, the planets, the sun and the moon are living beings (See
De cael. 285a29 ff,
292a20 ff and 292b1 ff). »[52] Ce n’est pas la même chose du tout,
pourtant, de conjecturer, vu leur apparente perfection et pérennité, que les
astres ont une nature intelligente – ce à quoi Aristote tend effectivement –,
et de leur accorder qu’ils ne tiennent cette nature d’aucun agent supérieur –
cela, Aristote ne le fait jamais.
Aucune
déclaration textuelle d’Aristote ne supporte ces conséquences. Plutôt, en
assimilant premier agent et fin ultime, celui-ci aperçoit en le premier moteur
de l’univers le créateur de sa matière, créée, non engendrée, avec une puissance
totale à revêtir toutes formes susceptibles de participer à sa propre
perfection. Aristote peut bien être convaincu que la matière et le changement
qui lui survient existent éternellement, il n’en est pas moins convaincu que
son existence contingente nécessite un agent, un producteur, fût-ce
éternellement[53]. Il comprend aussi que cet amour naturel
pour toute forme reflétant celle, pure, du premier moteur, la matière a besoin
de le tenir d’un agent qui ne peut être que ce premier moteur. Dans sa Physique,
il souligne cet aspect inhérent à la matière et retourne pour ce faire une
métaphore de Platon : face à la forme, qui est « quelque chose de
divin, de bon, de désirable » [54], il y a la matière, « qui par
sa propre nature la désire et y tend »[55], « comme la femelle face au
mâle »[56]. Il ne peut en aller ainsi que sur
l’action expresse du premier moteur : sans cette action, rien d’autre ne
pourrait exister, ni rien d’existant ne pourrait tendre vers lui. Accorder à
deux entités distinctes que l’une tende vers l’autre sans que ce lui soit donné
par une entité supérieure, Aristote n’y verrait qu’invraisemblance.
C’est donc
au premier moteur que se doit l’existence d’une nature principe d’une
génération et d’une altération qui dirigent tout être matériel à l’expression
de la perfection qu’il est. Une nature qui reçoit dans ses espèces les plus élevées
– l’homme, tout au moins, et peut-être aussi, c’est l’impression d’Aristote,
quelques êtres célestes –, jusqu’au pouvoir de suivre consciemment et volontairement
cette inclination, mais qui y obéit déjà inconsciemment, quoique
déterminément, dans ses sujets les plus rudimentaires, tous tendus au bien de
leur être : « C’est le plus manifestement le cas chez les autres
animaux… Même chez les plantes… On les voit [sans art ni recherche ni
délibération] produire ce qui sert à leur fin… Tous les phénomènes et substances
naturelles montrent pareille causalité. »[57]
Quant à
juger si la conscience et la volonté observées chez l’homme atteint un niveau
supérieur chez des substances célestes, Aristote en a certainement reconnu
la haute probabilité quant à d’éventuelles substances séparées, immatérielles,
la place en étant clairement disponible, entre la perfection de la première
intelligence, toute acte, et l’imperfection de la dernière, la nôtre, initialement
toute puissance. La trouve-t-on aussi en des substances matérielles
supérieures à l’homme? Aussi vraisemblable que ce soit le cas, pour un observateur
du temps d’Aristote, celui-ci a dû, faute de pouvoir le vérifier sensiblement,
s’en remettre aux apparences de haute perfection qu’offraient les astres,
sans pouvoir en juger définitivement. « Ιl est raisonnable d’assumer qu’il en existe tant… Laissons des esprits
plus puissants juger quelle nécessité cela comporte. »[58]
Malgré tous
ces signes, en la pensée d’Aristote, qu’il voit son premier moteur à la fois
comme agent et comme fin, notre lecteur prédominant, inspiré initialement par
Alexandre d’Aphrodise, persiste de tout temps à lui attribuer la conception
intenable d’une première substance qui n’influencerait l’univers que comme
bien à poursuivre. Notre lecteur prédominant, dis-je, mais quand même
pas unanime. Comme le remarque Pantelis Golitsis[59], quelques commentateurs
néoplatoniciens d’Aristote ont au contraire compris et affirmé qu’Aristote
fait du premier moteur de l’univers à la fois son agent et sa fin. Réagissant
à l’enseignement d’Alexandre, que « les Péripatéticiens, tout en
reconnaissant qu’existe une entité séparée, ne la considèrent pas comme efficiente,
mais comme finale »[60], Proclus avait opposé un argument
du style que j’ai énoncé plus haut : « Si l’univers aime
l’Intelligence, comme le dit Aristote, et va vers elle, d’où tient-il pareille
tendance? Forcément, n’étant pas le premier être, il doit tenir d’une cause la
tendance qui le pousse à cet amour. D’ailleurs, Aristote l’avoue
lui-même : seule cette Intelligence qu’il désire a pouvoir de faire que
l’univers la désire. »[61] Proclus en tirait la même évidente
conclusion : « C’est évident : toute son existence aussi lui
vient de cette cause dont il tient sa tendance vers elle. »[62]
Ammonios et
ses disciples argumenteront de même, mais partant d’un point de vue différent.
« Ils ont considéré la thèse selon laquelle le dieu aristotélicien est
seulement la cause finale de l’univers comme étant une interprétation erronée
d’Alexandre, et ont soutenu que, selon la théologie d’Aristote lui-même,
l’Intelligence est aussi sa cause efficiente. »[63] Selon Simplicios, Ammonios aurait
amplement développé l’argumentation pour manifester que telle est bien la
pensée d’Aristote :
Mon maître
Ammonios a écrit un livre entier fournissant plusieurs preuves du fait
qu’Aristote croit que le dieu est aussi la cause efficiente de l’univers.[64]
Sur ce
point, Aristote s’accordait avec Platon. Peut-être est-ce la raison pour
laquelle il n’a pas insisté sur l’évidente efficience du premier moteur; il
devait concentrer l’attention de sa preuve sur ce que sa conception apportait
de neuf : cette dimension de causalité finale. La tendance chez les
auteurs postérieurs à lui attribuer l’élimination de l’aspect efficient a contraint
ses commentateurs, disciples lointains de Platon aussi, à revenir sur cet
aspect commun aux deux grands maîtres, comme le souligne nettement Simplicios.
Il y en a qui
pensent qu’Aristote voit en le premier moteur, qu’il chante comme intelligence,
éternité et dieu, seulement une cause finale, et non également une cause
efficiente, tant de l’univers que du ciel, puisqu’étant éternel il n’a pu être
engendré. Ce qui le leur a suggéré, c’est qu’ils l’entendent souvent dire qu’il
cause le changement comme objet d’amour et le célébrer comme une cause finale.
Aussi est-ce bien inspiré, alors, de prouver qu’ici aussi Aristote s’accorde
avec son maître et appelle dieu non seulement une cause finale, mais aussi une
cause efficiente, tant de l’univers entier que du ciel.[65]
Un autre
disciple immédiat d’Ammonios, Asclépios, aurait même considéré – le seul,
d’après Golitsis – qu’Alexandre aussi était de cet avis et qu’on l’aurait mal
lu.
Ammonios
soutient que qui admet une bonne ordonnance globale et un progrès entre les
êtres, reconnaît que la même cause en est la fin et l’agent, à la façon
d’Aristote. Comme le soutient Alexandre, en effet, la même cause qu’on
en rend responsable comme finale en est aussi la cause efficiente.[66]
Plus tard, Michel d’Éphèse pensera de même. « Michel présente dieu
comme étant notamment la cause efficiente, le ‘père’, du cosmos. »[67] Thomas d’Aquin, de son côté,
développera de longues considérations à manifester que ceux qui « ont tiré
de la démonstration d’Aristote au douzième livre de la Métaphysique
l’occasion d’errer » en refusant au premier moteur omniscience et ‘omnificience’
« n’ont pas saisi l’intention du Philosophe »[68]. Il se trouve des auteurs jusqu’à
nos jours pour manifester en toute clarté la prérogative d’efficience absolue
du premier moteur aristotélicien.[69]
Notre
lecteur prédominant, quant à lui, disqualifie comme suspects ces témoignages,
sur la seule observation que, qui parle de la sorte trouve Aristote et Platon
d’accord – « His main purpose is to illustrate the harmony between Aristotle
and Plato. This is not the case for contemporary scholars. »[70] – comme si l’intention d’office
d’Aristote avait été de faire original face à son maître, jusqu’à faire fi du
bon sens et de la vérité[71]. Aristote s’est pourtant bien
défendu de s’écarter de la pensée de son maître pour une autre raison que
l’évidence de la vérité.
Il vaut mieux,
on l’admettra sans doute, et même il le faut, sauver la vérité, même au
détriment de ses proches. Les deux [Platon et la vérité] me sont des amis,
mais c’est un devoir sacré de préférer la vérité.[72]
D’ailleurs,
comme on l’a quelquefois montré, les traits qu’Aristote attribue à son premier
moteur, bien qu’ils le font se distinguer fortement de l’Être que Platon voit
comme suprême, se situent nettement dans le prolongement et le raffinement de
ceux que Platon prête à ce dernier. Leo Elders l’a montré excellemment au début
de son commentaire du livre Λ.
The properties which Aristotle ascribes to this unmoved Mover, as, for instance, that it is mind, endowed with an uninterrupted life, is impassive and unchangeable, evoke the characteristics attributed to supreme reality by Plato and Xenocrates.[73]
Saint Thomas
aussi s’est attardé à manifester tout ce que présentent de commun les
conceptions respectives de Platon et d’Aristote sur la divinité.
Les positions
d’Aristote et de Platon, sur les substances immatérielles, s’accordent d’abord
sur leur mode d’existence. Platon, en effet, a soutenu que toutes les
substances immatérielles inférieures tiennent leur unité et leur bonté d’une
participation à un premier Être, un et bon en lui-même… Ainsi donc, d’après
Platon, le Dieu suprême est cause pour toutes les substances immatérielles, que
chacune d’elles soit à la fois une et bonne. Et cela Aristote aussi l’a
soutenu : comme il le dit, en effet, nécessairement ce qui est le plus
être et le plus vrai est cause de leur être et de leur vérité pour tous les
autres êtres. – En second, sur leur condition de nature : les deux, en
effet, ont soutenu que toutes ces substances sont tout à fait dénuées de
matière, sans cependant l’être d’une composition de puissance et d’acte… – En
troisième, sur l’idée de providence…[74]
Sans doute
le caractère où notre lecteur prédominant trouve sa confirmation apparemment
la plus solide de l’élimination par Aristote du premier moteur comme agent,
outre sa désignation comme fin de l’univers et de tout ce qui s’y accomplit de
changement, est sa nécessaire immobilité. Créer, produire de nouveaux êtres,
paraît entraîner de changer soi-même. Mais Aristote avertit pourtant bien que
toute opération étiquetée comme changement ne s’oppose pas également à cette
immobilité qui caractérise le premier moteur. « Il y a deux types de changement »,
précise-t-il : l’un en est un au sens strict défini en la Physique[75]. Celui-là est par essence l’acte
de l’imparfait, la réduction de puissance à acte par un agent extérieur.
C’est lui qu’on doit nier du premier moteur. Mais il y a une autre opération
que, par extension, par homonymie, on désigne aussi comme changement :
c’est l’opération immanente qui constitue la perfection de son agent, comme
sentir, vouloir, intelliger[76]. Cette opération n’est pas à
strictement parler un changement, elle n’entraîne aucune altération de son
agent, et elle convient au premier moteur.[77]
Voici une
autre espèce de changement. La première espèce était l’acte de l’entité
imparfaite, mais cette autre est, absolument, l’acte de l’entité parfaite.[78]
Platon
aussi, en ce sens du mouvement, soutient que Dieu se meut.[79] Celui-ci, sans que cela dénonce
chez lui aucun strict mouvement, veut et intellige. Le lui refuser revient à
le faire plus infirme que l’homme et même que l’animal, corollaire avec lequel
notre lecteur prédominant n’est pas trop mal à l’aise.
Dénué de tout
souci pour ce qu’il fonde, et en l’absence de toute théorie d’une providence
divine, le premier moteur d’Aristote peut-il légitimement être appelé
« dieu »?[80]
Les
développements du livre Λ déclenchent d’autres pensées
étranges chez notre lecteur prédominant. Connaissance et affection requièrent
généralement des facultés distinctes : sens et appétit, intelligence et
volonté. Aristote a donné l’appétible et l’intelligible comme exemples
d’objets capables, sans changer, d’éliciter des opérations. Lequel, plutôt,
caractérise la nature du premier moteur immobile? Car il semble encore qu’il
faille choisir, puisque celui-ci, simple, n’admet pas, comme nous, une division
en puissances distinctes. Il n’est certes ni sens ni appétit, étant immatériel.
Sera-t-il intelligence ou volonté? Ou, une fois éliminé comme agent et
opérateur, quelle fin sera-t-il, pour se soustraire à toute division : suprême
intelligible ou suprême appétible? Suprême Vérité ou suprême Bien?
Aristote a
prévu le scrupule et y satisfait : là encore, rassure-t-il, l’identité
reste totale, en ce qui concerne la première réalité : « Pour eux,
les premiers coïncident. »[81] Si on énumère à la suite, dans des
colonnes parallèles, les êtres selon leur mesure d’être, les intelligibles
d’après leur mesure d’intelligibilité et les appétibles d’après leur mesure
d’appétibilité, on trouvera à chaque degré que les trois coïncident, car c’est
d’être qui donne compétence pour se faire connaître comme pour se faire aimer.
« Toute entité », affirme carrément Aristote, « détient autant
de vérité qu’elle détient d’être »[82]. Il pense tout autant que toute
entité détient autant de bien qu’elle détient d’être, ce qu’on peut déduire de
son affirmation que « le bien s’attribue en autant de sens que
l’être »[83]. D’après lui, en outre, pour tout
être, son bien, c’est justement d’être et on ne considère bon pour quoi que ce
soit que ce qui le fait être plus totalement, et mauvais seulement ce qui
menace son être. À la recherche du bien ultime de l’homme, par exemple,
Aristote explique qu’il s’agit justement de l’opération précise qui le fait
être homme.[84] À la différence de Platon et des
philosophes de toutes autres écoles, Aristote est sûr que l’être, le vrai et
le bien, c’est exactement la même réalité, simplement regardée sous des
angles différents : sous celui de son existence, comme être; de sa
connaissabilité, comme vrai; de sa perfection, comme bien. Alors, quand on s’y
adresse en son statut de principe, à quel titre l’Être Suprême et Premier
préférera-t-il qu’on le caractérise : en parlera-t-on au regard de sa
vérité ou de sa perfection? Aristote préfère la vérité et l’intelligibilité,
comme elle précède logiquement la bonté et l’appétibilité. Ce n’est pas
directement le fait que ce soit bon qui fait aimer quoi que ce soit, c’est la
connaissance qu’on a de ce fait.
On désire
parce qu’on croit bon, plutôt qu’on ne croit bon parce qu’on désire. C’est
l’intellection qui vient en premier.[85]
Si on
revient aux trois colonnes où on range respectivement, par ordre de priorité,
les êtres, les intelligibles et les biens, en reconnaissant la première comme
celle des êtres, « ce sont les intelligibles qui constituent
l’autre »[86], la seconde, et on y retrouve
exactement les mêmes membres : « c’est la substance qui s’y trouve
première »[87] : non seulement elle constitue
l’être par excellence, elle est aussi l’entité qui se prête le mieux à être
connue, la plus intelligible, source d’ailleurs de l’intelligibilité de tout accident;
et à l’intérieur de la substance, vient d’abord « celle qui est simple et
celle qui est en acte »[88], comportant encore là à la fois
plus d’être et plus d’intelligibilité. « Le bien aussi, le préférable par
soi, prendra place dans la même colonne »[89], c’est-à-dire se hiérarchisera
selon le même ordre : « Le premier », comme être et comme
intelligible, « est toujours le meilleur ou lui correspond »[90].
Νotre lecteur prédominant, on le pressent,
va se tenir sur son impression première : Aristote, il en est sûr, est
forcé de nier l’efficience du premier moteur; il ne peut, croit-il, lui
supposer aucune fin, aucun but; cela impliquerait, dans la logique de ce
lecteur, qu’il ait à changer, à obtenir un bien qu’il n’aurait pas encore; or
Aristote a déclaré ce premier moteur immobile, parfait; il paraît bien ne lui
avoir laissé aucun motif d’efficience. Aristote rassure lui-même ce lecteur
inquiet en lui rappelant que la fin est homonyme, que deux réalités distinctes
en portent le nom : « Une fin peut se viser même chez les entités immobiles;
sa distinction le montre, car la fin, c’est le bénéficiaire pour lequel elle
est visée, mais c’est aussi le bien visé. »[91] Or si le premier, la matière
qui gagne une forme dont elle était privée, implique composition et changement,
le second, la forme participée, peut être simple, immobile, déjà tout acte.
« Des deux, l’un est » déjà, tel quel, un bien à participer,
« tandis que l’autre n’est pas »[92] encore, mais devient, se réalise.
Bref, en tout ce qu’il agit, le premier moteur ne visera d’autre fin ou bien
que lui-même, éternellement parfait, perfection à diffuser, dont faire
participer quelque autre être qu’il lui faut tout de même d’abord créer, ou
engendrer, et préparer.
« C’est
du fait d’être aimé que » le premier moteur « met en mouvement »[93]. Toute forme cherche à imiter la
perfection de la première forme, celle de l’acte pur, parfait. Toute matière
tend vers la forme qui la fera être, puis au besoin vers celle qui complétera
son être, et elle le fait motivée par un ‘amour’ envers ce premier moteur, par
une inclination irrépressible à en imiter la perfection autant qu’il est
possible. Cette finalité est aisément observable au niveau de la nature, qui
cherche toujours à assurer à toute chose son meilleur être.
Plusieurs
auteurs peinent à reconnaître en toute substance cet ‘amour’ qui la pousse à
‘imiter’ l’Être suprême.[94] Ils ne voient les substances matérielles
afficher aucune telle ressemblance et ridiculisent la prétention à cette
imitation qu’Aristote pointe dans la circulation des astres et la génération
des vivants. Comment imite-t-on un être immobile en tournant en rond? un vivant
éternel, en mourant et en cédant sa place à un autre mortel?
If the aim of the heaven were the unmovable mover, how could we say that it attains this aim by circular movement?[95]
L’imitation
crève les yeux, pourtant; c’est sa familiarité qui empêche de s’en
émerveiller : tout autre être est, justement, ce qui est la
caractéristique fondamentale du premier moteur, qui est existence, étant l’acte
de son être; tout être est intelligible, aussi, étant à la ressemblance du
premier moteur, première intelligence et premier intelligible; tout être est
bon, à l’image du premier moteur, suprême bien; tout être est un, à l’image du
suprêmement simple, de l’Un parfaitement indivisible. Et tout être tend, à
l’imitation du premier moteur, qui le fait éternellement, à demeurer tel et à
conserver son essence aussi longtemps qu’il le peut, fût-ce, à la limite, en
perpétuant son espèce moyennant génération, s’il ne peut maintenir en permanence
son individualité, ou à perpétuer son acte, moyennant régularité et circularité
de sa translation, en n’y changeant rien.
L’acte le plus
naturel pour les vivants…, c’est d’en produire un autre pareil à soi, l’animal
un animal, la plante une plante, pour participer à l’éternel et au divin autant
qu’ils le peuvent; c’est ce que tout être désire et par nature c’est pour cela
qu’il fait tout ce qu’il fait.[96]
Every being tries to partake in the eternal and divine to the greatest extent possible. This striving towards the divine, which we find in the entire cosmos, is manifest in the fact that every being imitates the divine substance, i.e. its perfect (eternal and pure) actuality, according to the possibilities inherent in its own essence.[97] Thus the entire cosmos is revealed as a universal interrelated whole that imitates the divine way of being.[98] For the individual being to imitate the divine actuality in its own specific way is for it to realize its own nature[99] in the best possible way.[100]
Mais comment
cet amour universel du premier moteur est-il possible? Qu’est-ce qui inspire
pareil amour à tout être? Qu’est-ce qui explique cette inclination inconsciente,
mais incoercible, qui déclenche tout changement jusqu’en l’être naturel le plus
incapable de connaissance et d’appétit?
J’ai déjà
signalé l’attitude déraisonnable d’un Démocrite[101], qui considère que de constater la
pérennité de pareille inclination exempte d’en chercher l’explication. “C’est
ça qui est ça, et c’est tout!” Notre lecteur prédominant répète cette attitude.
« La finalité naturelle », assure-t-il, « se justifie par
elle-même, par l’évidence criante de son existence, en faveur de laquelle
plaide l’observation méthodique et attentive des phénomènes naturels… Il n’y a
pas lieu de supposer que, derrière l’affirmation constante de l’existence de
la finalité dans la nature, se cache, aux yeux d’Aristote lui-même, une quelconque
force divine efficiente qui la rendrait possible. »[102] Je viens de rappeler le reproche
qu’Aristote adresse à qui confond ainsi l’explication d’un fait avec son
constat. Notre lecteur prédominant peut se reprendre un moment et reconnaître
que l’explication manque : « L’observation de la nature convainc à
elle seule de la nécessité d’admettre l’existence de la causalité finale… La
question du fondement de cette finalité, cependant, ne laisse pas de se poser.
Si personne n’est à l’origine de cette finalité, comment peut-elle tout de même
exister? »[103] Mais il persiste à se passer de
toute explication, content que d’office forme et fin s’assimilent, et excusé
par l’éternité du fait. « Dans cette conjonction fondamentale de la forme
et de la fin, se dégage alors une première raison qui permet de comprendre que
le finalisme naturel aristotélicien n’ait aucun besoin de reposer sur la
providence… La finalité naturelle ne traduit donc jamais aucun plan d’ensemble
d’une éventuelle providence… La nature est un tout, dans lequel on perçoit des
lignes de force finalisées à l’échelle de l’organisme seulement. »[104] « La cause formelle … existe
sans cause… Par conséquent, la finalité qu’elle recèle n’est la conséquence
d’aucune organisation, elle n’est le produit d’aucune activité à laquelle un
divin artisan aurait pu se consacrer. Il n’y a pas à fonder la finalité naturelle
sur une quelconque efficience. Nulle cause productrice n’est requise pour
expliquer que les êtres soient orientés vers leur fin, car c’est là l’œuvre de
la forme qui n’est elle-même l’œuvre de rien.
« Si
toutefois l’on doutait que cette forme pût émerger sans qu’aucune production ne
la rendît possible, il faudrait rappeler que, aux yeux d’Aristote, le monde
est absolument éternel. C’est là une thèse constamment affirmée dans le
corpus. »[105]
« Dans
un univers éternel, qui n’a jamais commencé d’exister, où les choses ont
toujours été ce qu’elles sont, où les formes n’ont jamais été engendrées, il
n’y a aucune raison de se mettre en quête de la cause efficiente qui aurait
inscrit dans les êtres naturels les buts qu’ils poursuivent. Ces buts sont
donnés de toute éternité, sans que personne ne les donne. En somme, l’éternité
du monde dispense absolument de rechercher une cause efficiente. Elle
suggère même qu’aucune autre cause que la cause finale ne saurait être la cause
première. Étant donné que le monde n’a pas de commencement, son principe ne
peut être autre chose qu’un terme, un aboutissement. »[106]
Voilà
exactement, en bien plus clair, l’illusion reprochée à Démocrite : à
condition qu’il le fasse éternellement, le plus peut surgir du moins, l’être du
néant, sans requérir d’agent. Ce n’est pas du tout la manière d’Aristote. Quand
il désigne le premier moteur comme cause finale de l’ensemble du changement,
il ne nie pas sa qualité évidente de cause efficiente; il lui fait cumuler
celle de fin, remarquant qu’étant acte pur, il ne peut se proposer une autre
fin, un autre motif, que sa propre perfection. Et s’il remarque que c’est son
propre attrait qui motive tout changement, tout déplacement, et déjà le tout
premier, aussi éternellement que cela soit, il n’ignore pas que cela
pré-requiert qu’il ait déjà donné, ou qu’il donne déjà éternellement, à tout
être, et non seulement aux substances séparées et à la première sphère, mais
jusqu’à la matière première, à la fois leur existence et l’inclination
inscrite en leur essence à participer à sa perfection, qu’ils en prennent
conscience ou non. « Assurément », déclare Aristote, « si quoi
que ce soit change, il est » déjà « capable d’être
autrement »[107]; ce qui implique qu’avant – dans
une antériorité naturelle plutôt que temporelle – de l’attirer à ce changement,
le premier moteur l’a déjà muni d’existence selon une essence destinée à cet
attrait. La condition vaut certes pour tout être matériel, du déplacement le
plus fondamental à l’ultime altération, dans toute la hiérarchie et l’ordre
observés en la nature. Elle vaut aussi, et d’abord, pour toute substance
séparée qui va vouer éternellement son existence à la contemplation du
premier moteur dont elle l’a reçue et à l’administration qu’il lui délègue de
l’univers matériel. Notre lecteur prédominant en a parfois l’intuition quand,
stupéfait, il voudrait que les substances supérieures connaissent et contemplent
le dieu, au lieu de tourner en rond.
If the Prime Mover is the primary object of thought as well as desire, it would imply that the first heaven is capable of some kind of contemplation. But why, then, does it not imitate the Mover in the most direct way possible, i.e. by contemplating that which the Mover contemplates? An imperfect contemplation would be a closer approximation to the perfection of the divine life than spatial movement.[108]
Qu’Aristote
n’ait pas été en mesure de distinguer dans le détail le nombre et l’organisation
des substances séparées et des corps célestes ne permet d’aucune façon de
douter qu’il ait eu évidence de ce fait capital. Toute cette création et
l’ordonnance de la mise en mouvement de son côté matériel à partir d’un premier
mobile était nécessaire, – ἐξ ἀνάγκης ἄρα ἐστὶν ὄν[109] – mais nécessaire, précise
Aristote, « du fait de se trouver indispensable au bien »[110] projeté, c’est-à-dire à la
diffusion et à la participation par d’autres êtres à la perfection du premier
moteur.
Bref,
conclut Aristote, « c’est de pareil principe » : un premier
moteur universellement à la fois agent et fin, « que dépendent le ciel et
la nature »[111], c’est-à-dire ce qu’il y a de plus
parfait, intelligent et libre, parmi les êtres qui lui doivent leur existence,
tout comme ce qu’il y a de plus prédéterminé et matériel.
Mais notre
question était : intelligence ou bien? Intelligible ou appétible? Aristote
répondait : logiquement, l’intelligible précède l’appétible, puisque ce
dernier a besoin d’être reconnu comme tel avant d’être à même d’attirer à lui.
Aussi définit-il le premier agent et moteur, immobile et éternel, acte pur,
comme intelligence, comme νοῦς, plutôt que comme bien, comme καλόν, sans nier que celle-ci soit
identiquement le bien suprême, la fin qui motive toute existence et tout
changement.
Une autre
méprise mérite d’être écartée avant d’aller plus loin. Comme toute notre
connaissance procède de l’observation sensible, nous sommes rivés, pour ce qui
est de concevoir la nature de l’intelligence, du bien, de l’unité et de l’être,
à ce que nous observons de tel en notre univers matériel et à l’auréoler
d’absolu. Aussi, quand des philosophes sérieux, Platon, par exemple, et toute
la lignée platonicienne et néoplatonicienne, se rendent compte de
l’invraisemblance de concevoir l’Être absolu sous les traits qui caractérisent
les êtres sensibles, fût-ce l’animal rationnel, ils cherchent à en concevoir un
qui se situe au-delà : au-delà de l’intelligence, au-delà du
bien, au-delà même de l’être, tels que nous les connaissons. « Au-delà de
la substance »[112], dit expressément Platon. Fascinés
par la nécessaire simplicité de ce premier être, ils préféreront éventuellement
le désigner comme l’Un, plutôt que comme l’Être ou l’Intelligence ou le Bien.
Aristote accepte parfois ce vocabulaire : « Dieu est soit une
intelligence, soit une entité au-delà de toute intelligence »[113], affirme-t-il en son œuvre perdue Sur
la prière, nous rapporte Simplicios. Mais sa familiarité avec la naturelle
homonymie[114] dont est friande notre intelligence
fera que, chez lui, ‘au-delà de l’intelligence’, ‘au-delà du bien’, ‘au-delà de
la substance’ et ‘au-delà de l’être’ ne refusent pas ces traits à l’Être
suprême, mais soulignent la suréminence inconcevable selon laquelle ils lui
appartiennent.[115] Son dieu est être, substance,
intelligence et bien à un degré si extrême que l’homme ne
peut s’en faire une idée adéquate. De fait, s’il fallait refuser ces
caractères quelque part, ce serait plutôt aux êtres de notre monde qu’Aristote,
comme son maître, les refuserait de préférence, vu l’imperfection avec laquelle
ils les méritent. D’ailleurs, Aristote donne le même traitement à l’unité. De
même que la vérité et le bien, il voit l’unité comme un caractère inaliénable
de l’être : non seulement être bon et vrai, mais aussi
être un, appartient en propre à l’être en tant qu’être. Le premier
moteur est donc pour lui tout à la fois l’Être, la Substance, l’Intelligence,
le Bien et aussi l’Un par excellence.
The statement, therefore, in De oratione Fr. 1, that God is “beyond intellect”, in the sense that it is beyond intellect of a human kind, which is directed to a prime divine cause above it, is reasonable enough: this does not exclude God’s being equally intellect, but rather of a higher, divine kind, which is identical with the pure, actual being of the prime cause itself. God is not only νοῦς, but νόησις, pure intellectual act (which coincides with the pure act of the prime cause). Equally, one must say that God is “beyond substance”, if one understands substance univocally with the specific or generic substances of this world. Certainly, God does not fall under any species or genus of this sort; but He is substance in a higher sense, transcending all other substances, as being by analogy their first instance. He is not a specific substance limited by a finite essence; rather He is substance as that principle whose essence is the infinite actual Being itself.[116]
Notre
lecteur prédominant, qui n’arrive pas à concilier, en le premier moteur, les
traits d’agent et de fin, cherche parfois à sauver son efficience en niant
qu’Aristote y voie la fin universelle de tout être en toutes ses opérations.
Enrico Berti y applique une subtilité particulière. « The unmoved mover
is an efficient cause », déclare-t-il, mais « not a final cause
conceived in the sense of the standard interpretation », c’est-à-dire
« as final cause of the heaven »[117] et, a fortiori, de tout événement
sublunaire. Il interprète tout ce qu’Aristote affirme en ce sens comme une
métaphore destinée à pointer d’autres réalités qui font changer sans changer
elles-mêmes.
The exact meaning of these sentences is not that the unmoved mover is actually the object of desire and the object of thought by the heaven, or that it is actually beloved by the heavens as its best; but they mean that the unmoved mover moves in the same way in which the object of desire and the object of thought move, namely without being moved, and that it moves as if it were beloved, i.e. … without being moved… What he establishes is only a comparison, not a strong coincidence… The recourse to the object of thought and love is, in fact, a metaphor, like that of the leader of an army.[118]
Aristote ne
prendrait sans doute pas très bien cette entorse à la pédagogie philosophique
qu’il reproche lui-même à Platon[119]. En outre, il insiste trop sur la
prérogative de finalité universelle qui revient au premier moteur. Berti croit
l’en pouvoir absoudre en faisant celui-ci fin que de sa seule opération.
There is no doubt that the unmoved mover is conceived as a final cause… But final cause of what? Who is the subject whose action aims at the unmoved mover? … This subject is the unmoved mover itself, which is the final cause of itself and moves the heaven having itself as aim, i.e. the same unmoved mover.[120]
Therefore it is the final cause, but only of itself.[121]
Avec les
explications qui précèdent, on comprendra aisément que ce grand effort de
subtilité s’annule lui-même. Certes, toute l’opération du premier moteur se
propose lui-même comme fin; mais s’il constitue lui-même le bien qui motive son
action sur l’univers, d’office toute opération qui y prend place vise la même
fin. Ultimement, du moins, même si chacune vise une fin prochaine qui lui est
propre. Comment le marteau, qui veut clouer, pourrait-il arguer de là qu’il se
propose autre chose que la fin du menuisier qui le manie?
L’existence
d’êtres contingents et en mouvement a conduit Aristote à découvrir
l’existence d’un premier moteur immobile, en pleine et éternelle possession
de toute la perfection de son être. En conséquence, il lui a reconnu toute
l’excellence d’un acte pur.[122] J’ai souligné la parenté, l’identité
même, qu’Aristote aperçoit entre être, vrai et bien, et même un, de sorte que
plus une entité comporte d’être, plus elle prête à connaissance, à connaissance
vraie, conforme à ce qu’elle est.
Cette
identité impose à Aristote une double évidence. D’abord, la matière, étant
toute entière puissance, quasi non-être, constitue chez qui en comporte une
résistance à sa connaissance, le rend moins parfaitement intelligible, de
sorte que l’individu matériel, avec l’infinité d’accidents qu’occasionne sa
matière, est l’objet le moins totalement connaissable et dicible. Ensuite et
par opposition, puisque l’être et l’intelligibilité croissent en proportion de
l’immatérialité, l’entité immatérielle est d’office une intelligence.
Aristote en trouve confirmation dans l’univers matériel même, dont l’être le
plus parfait, l’homme, l’est justement en raison de son âme immatérielle et
intellectuelle. Acte pur, le premier moteur immobile et immatériel sera donc
forcément une intelligence, dont « l’occupation », la vie,
« se compare à la meilleure qui nous échoie »[123], justement celle de notre
intelligence, cette contemplation à laquelle elle se livre une fois surmontée
son ignorance initiale. La comparaison vaut dans la mesure où on fait
abstraction de l’imperfection de cette activité chez nous : elle
« nous échoit un petit moment »[124], en raison des limites qu’imposent
le soin de notre corps, l’organisation de conditions propices à une vie intellectuelle
et le labeur de la découverte; mais pour le premier moteur, intelligence
parfaite, « elle est toujours le cas, ce qui nous est impossible »[125], en raison des limites signalées,
que nous impose notre enracinement en la matière.
Étant notre
meilleur bien, cette activité contribue le plus à notre bonheur, tellement que
« veille, sensation et pensée sont » pour nous « ce qu’il y a de
plus plaisant »[126], tandis que « pour lui »,
acte pur, « cette activité est plaisir »[127] pur et parfait. Déjà chez nous,
c’est « l’intellection en elle-même », c’est-à-dire l’activité
contemplative, « qui porte sur l’objet le meilleur » et « elle
est d’autant plus telle qu’elle se propose l’objet le plus parfait »[128]. Une autre limite à nous
qu’Aristote invite à nier de l’intelligence suprême qu’est le premier moteur,
c’est la difficulté d’accéder à l’objet intellectuel le plus parfait. Obligée
de tout tenir de la perception sensible, notre intelligence n’a aucun accès
direct à la substance séparée. La seule qu’elle connaisse est elle-même, et
seulement indirectement, en réfléchissant sur son propre acte. « Notre
intelligence s’intellige elle-même du fait de saisir l’objet
intelligible », en s’assimilant alors à son objet, en devenant « la
même chose » que lui[129]. Bref, « c’est la contemplation
qui constitue ce qu’il y a de plus délectable et de meilleur »[130] chez nous; c’est ce que nous avons
« de divin », sauf que le véritable dieu, le premier moteur et la première
intelligence, « en jouit toujours, ce qui est prodigieux » et
« qu’elle se trouve chez lui bien plus excellente, ce qui est encore plus
prodigieux »[131].
On retrouve
encore l’application du principe énoncé initialement : « Dans ce
cas, tout est identique. »[132] Chez nous, existence matérielle et
vie, vie sensible et intellectuelle, vie pratique et spéculative,
intellection, volition et plaisir se distinguent; en la divine intelligence,
tout est un, sans distinction. De sorte que « certes, il est même
vie : son acte d’intelligence est vie et lui, il est son acte »,
« son acte est une vie parfaite et éternelle par soi », « le
dieu est un vivant éternel parfait, comme on le dit, de sorte que la vie et la
durée continue et éternelle lui appartiennent ». « De fait, le dieu,
c’est cela même. »[133]
C’est
clair : Aristote reconnaît au premier moteur les perfections les plus
caractéristiques que l’opinion commune attache volontiers à l’essence divine :
perfection, pureté, immobilité, immatérialité, intelligibilité, éternité. Le
premier moteur est une intelligence occupée à la contemplation de l’objet le
plus parfait. Restent tout de même quelques difficultés. Quel est cet objet le
plus parfait? Et comment ne constitue-t-il pas lui-même un être plus parfait
que l’intelligence qui le contemple? « Un autre bien l’emporte sur elle,
si son essence ne consiste pas en une intellection, mais en une
puissance. »[134] Et comment cette intelligence
n’est-elle pas déjà moins parfaite que l’acte dans lequel elle contemple cet
objet? « Elle n’est pas alors la substance la meilleure, si son honneur
tient à son acte. »[135] Enfin, ne connaît-elle que l’objet
le plus parfait? Elle ignorerait alors tout le reste? Ou passe-t-elle d’un
objet à l’autre? Elle perdrait alors son immobilité?
La doctrine de
l’actualité substantielle du Premier Moteur interdit d’introduire de la
puissance au sein de son intellect, de sorte qu’il ne peut ni recevoir
un objet qu’il n’aurait pas déjà, ni le posséder sans en réaliser une
intellection en acte, ni lui devenir identique. En d’autres termes,
l’intellection du Premier Moteur n’est pas l’exercice d’une puissance, mais
est toujours déjà en acte, ce qui n’implique pas seulement qu’elle soit
éternelle, mais également qu’elle soit une stricte auto-intellection, puisque
tout autre objet de pensée implique que le Premier Moteur doive l’actualité de
son intellection à un être dont il se distingue.[136]
Aristote
consacre son chapitre 9 à affronter ces ultimes difficultés. Le plus
difficile, néanmoins, était de les soulever. Comme c’est souvent le cas, ces
difficultés, dès que bien identifiées, pointent elles-mêmes vers leur solution.
Assurément,
« elle connaît l’objet le plus divin et le plus honorable, et elle n’en
change pas »[137], puisqu’en changer impliquerait
mobilité, et mobilité vers pire. Ensuite, cette intelligence,
essentiellement, n’est pas une puissance, elle est intellection et acte.
Autrement, d’ailleurs, comme chez nous, « en toute logique, la continuité
de son intellection lui serait pénible »[138]. Enfin, « puisqu’il constitue
justement l’être le plus excellent, c’est donc lui-même que connaît le premier moteur »[139]. Finalement, étant acte, acte pur,
intellection plutôt qu’intelligence, « cette intellection » demande
à être définie comme intellection d’elle-même et donc « intellection
d’intellection »[140].
Tout au long
du livre Λ, en somme, Aristote découvre à quel
point tout se simplifie, chez l’être suprême, où ne demeure plus la moindre
division. Il prend progressivement conscience de la fécondité de son principe
initial : « Dans ce contexte, tout est la même chose. »[141] Perfection totale, le premier
moteur est forme pure, acte pur, sans aucun mélange de puissance. En conséquence,
il est identiquement intelligence, intellection et l’objet de cette intellection.
Nous pouvons comprendre la nécessité de ce fait en réfléchissant sur notre
condition : l’intelligence humaine, d’abord pure puissance cognitive, est
plus parfaite lorsqu’elle apprend; plus parfaite encore lorsqu’elle sait et
contemple; le plus parfaite enfin lorsque son objet comporte le plus
d’entité. L’intelligence divine, nécessairement ce qu’il y a de plus simple et
de plus parfait, n’est donc que l’acte même de connaître son propre acte.
Il nous est
difficile de ne pas répugner spontanément à cette découverte
« contre-intuitive », comme la qualifie élégamment Michel Crubellier[142], tant elle s’écarte de tout ce que
nous observons : nous n’observons que des substances distinctes de leurs
puissances, des puissances distinctes de leurs opérations, des opérations
distinctes de leurs objets. Mais en va-t-il forcément ainsi? En fait, nous
faisons nous-mêmes l’expérience de la fusion intelligence et objet, remarque
Aristote : « Pour tout ce qui ne comporte pas matière, l’objet connu
et sa connaissance ne se distinguent pas. »[143] Quoi de si étonnant, alors, à ce
que « la première intelligence fasse pareil »[144] et que « son intellection ne
fasse qu’un avec son objet »[145]?
Cependant,
de même que, matériels, nous prenons d’emblée la matérialité comme le
critère de l’être, de même, suprêmement divisés et complexes, nous prenons
d’emblée la division et la complexité comme normes de la perfection. Mais la
vérité est autre, insiste Aristote : l’immatérialité présente davantage
d’être et la simplicité davantage de perfection. Aussi difficile que cela nous
soit à concevoir, il nous faut, comme Aristote, nous rendre à l’évidence :
l’Être suprême dont tout autre dépend pour tout ce qu’il est, devient et fait,
est le plus simple de tous et est « intellection d’intellection »[146], expression chez nous inévitablement
composée, mais pour exprimer la plus extrême simplicité.
La première
impression, quasi unanime[147], suggère qu’étant intellection de
lui-même, le premier moteur ne connaîtra rien d’autre, tout autre objet se
trouvant indigne de son intérêt, toute pluralité d’objets impliquant discours,
mouvement, composition.
On the basis of the text of Lambda, there seems to be no other conclusion: it excludes from the Prime Mover any knowledge of the world. This interpretation of the text was adopted by many scholars in modern times, among them Eduard Zeller, Albert Schwegler, David Ross, Francis Cornford, William Guthrie, and others.[148]
The whole of the text unequivocally favours a radical exclusion of any other intellection than self-intellection.[149]
Mais pareil
sort cognitif serait tout à fait incompatible avec la perfection reconnue au
premier moteur. Son focus sur l’objet le plus parfait ne peut résulter en
ignorance générale. Aristote en est bien conscient, qui ironise sur le dieu
ignorant d’Empédocle.
Pour Empédocle,
il se trouve que le dieu est le plus ignorant des êtres : lui seul ne
connaît pas l’un des éléments, la discorde, alors que les mortels les
connaissent tous.[150]
Supposer une
première et parfaite substance et intelligence dont dépendent toutes les
autres, mais ignorante et indifférente de tout ce qui les concerne, est
absurde, tous le reconnaissent aisément, et Aristote le premier, comme le
manifeste son reproche à Empédocle. Saint Thomas affiche une particulière
sévérité face aux tenants de pareille supposition : « Gagnant en
démence, ils estiment qu’avec son intelligence Dieu ne connaît que
lui-même. »[151] Aussi chacun, à sa façon, cherche à
en excuser Aristote.
L’hypothèse
d’un dieu narcissique et ignorant oblige à isoler le livre Λ et à le mettre en contradiction avec une
variété d’autres textes d’Aristote où il est question de Dieu, dont des
critiques ou des éloges de ses devanciers. Ce sont ceux-là qu’on a fait le plus
souvent valoir, depuis Brentano notamment, pour défendre Aristote contre cette
interprétation. Leur effet cumulatif est indéniable… S’agissant de “cette
partie de l’âme par laquelle l’âme connaît et pense” (III, 4, 429a10-111), l’intellect (νοῦς : cf. a22), Aristote marque le même lien
qu’Anaxagore entre pensée de toutes choses et pouvoir sur elles : “il
doit donc nécessairement, puisqu’il pense toutes choses (πάντα νοεῖ), être sans mélange” comme dit Anaxagore, “pour dominer” (ἵνα κρατῇ), c’est-à-dire pour connaître (ἵνα γνωρίζῃ) (429a18-20; trad. Barbotin).[152]
Malheureusement,
presque tous s’y mettent une fois colorée la « νοήσεως νόησις » d’une forte teinte anthropomorphique :
on regarde le dieu “intellection de son intellection” du regard qu’on porte
sur l’homme qui n’a d’intérêt que pour soi, ce qui conduit à l’apparenter au
légendaire Narcisse.[153] Sur cette base, toute ‘apologie’
tourne en ignorance de la réfutation : ce n’est pas la conception d’Aristote
qu’on est à juger, attaquer ou défendre, c’est une fiction d’exégète.
On excuse
éventuellement Aristote, en accusant sa fidélité logique à des prémisses plus
ou moins arbitraires, comme ce “Perfection Principle” que J. Brunschwig
dénonce comme le point de départ fondamental de Λ 9[154]. Ou on rivalise d’astuce pour
manifester que, pour le dieu, s’avoir lui-même pour objet n’est pas si exclusif
qu’il semble. Brunschwig, par exemple, tente de montrer que la manière
réflexive dont Aristote décrit que l’intelligence humaine se connaît, en
revenant sur l’identité qu’elle réalise avec ses autres objets pour les
connaître, n’est pas si incompatible avec celle dont Dieu se connaît lui-même
du fait même de connaître autre chose. Ce qu’il faut nier de Dieu, dit-il,
c’est la phase potentielle, où l’intelligence humaine peut se
connaître, mais ne le fait pas encore ; mais rien n’empêche, Brunschwig
croit pouvoir lire en Λ 7, de se représenter la
connaissance simultanée que Dieu a de lui-même et de tout l’univers en
similitude de la connaissance actuelle que l’intelligence humaine a
d’elle-même et d’autre chose, une fois effectivement assimilée à son objet.
If human intellect is still potential, hence different from the divine one, when it is ‘able to receive the intelligible, i.e. the essence’ (of this or that thing), ‘it is in actuality when it possesses’ this intelligible, i.e. this (particular) essence; and Aristotle adds that it is generally admitted that what is ‘divine’ with (human) nous is this actuality, not the corresponding potentiality. Therefore, its perfection seems to be wholly achieved through the simultaneous actual intellection it has both of itself and of such and such (particular) object it is intelligizing. What further is required to go from the divinity of human nous to divine nous itself?[155]
Sur ce,
Brunschwig aperçoit un rapprochement très étroit entre le fonctionnement des
intelligences humaine et divine, quand Aristote, en Λ 7, s’émerveille d’une intelligence qui ferait sans intermittence
et mieux ce que l’intelligence humaine fait déjà.
It would already be wonderful if the divine nous always were like we episodically are, i.e. if it always had the simultaneous intellection of itself and of such and such particular intelligible. What can be imagined as ‘still more wonderful’? A very tempting answer is: if it always had the simultaneous intellection of itself and of all intelligibles. While intelligizing itself, it would then intelligize all things, at least as far as they are intelligible, i.e. all essences. Λ 7 would then adopt the very view which many readers of Λ 9 want to attribute to Aristotle, in order to free him from the absurd conception they find to be the Narcissus-like view of God.[156]
Il ne reste
plus alors, comme Brunschwig y aboutit, qu’à récuser comme conjecture de
jeunesse la définition « intellection d’intellection » pour la
substance suprême, en Λ 9, prenant conscience qu’elle
était destinée à être remplacée plus tard par les développements de Λ 7, plus compatibles avec l’omniscience.
The solution I venture to suggest to the age-old ‘Narcissus’ debate is thus disarmingly simple. (a) The doctrine of Λ 9 is a Narcissus-like theology. (b) It is substantially different from the doctrine of Λ 7, which is a theology of God’s omniscience… (c) Λ 9 is a provisional draft, later on supplanted by Λ 7.[157]
« Disarmingly
simple », oui, du fait de balayer toute l’homonymie, toute l’analogie,
l’infinie distance entre les actes contemplatifs respectifs des intelligences
divine et humaine. Quelque ingéniosité qu’on y voit déployée, cette solution
émane elle aussi de cette espèce de chauvinisme intellectuel que je mentionnais
plus haut, qui porte tant d’interprètes à s’attaquer à une fiction étrangère à
la conception aristotélicienne et à sacrifier cette conception, sous prétexte
de la réhabiliter. Comme Nicolas Chauvin, ils s’attendent à ce que tout se
passe ailleurs comme chez eux. Connaître, c’est posséder la forme de son objet.
Notre intelligence à nous, Aristote y insiste, est d’abord à cet égard toute
en puissance, parfaitement ignorante, telle la matière première, en puissance
à recevoir toute forme, mais en fait privée de toute au départ, « telle
une tablette sur laquelle rien n’a encore été écrit »[158]. Pour elle, connaître demandera
qu’en quelque sorte elle devienne son objet, qu’elle en revête la forme, et
elle devra compter pour cela sur l’action conjuguée de son objet matériel et de
l’intellect agent, pour dégager cette forme de la matière qui la réalise. En
conséquence, notre intelligence ne connaît qu’un objet à la fois, celui qui lui
transmet sa forme, et la noblesse de celui-ci compte pour beaucoup dans la
dignité de sa connaissance. C’est qu’elle doit tour à tour participer à la
forme de chacun, se laisser modeler par elle, pour le connaître. Tout le problème
et le débat entourant le Dieu-Narcisse tient à ce qu’on projette ce fonctionnement
sur Dieu : si, comme l’intelligence humaine, il devait revêtir la forme de
chaque objet pour le connaître, alors, pour ne pas s’avilir, il lui faudrait
éviter de connaître autre chose que lui-même. W.D. Ross est peut-être celui qui
a le plus clairement tiré cette conséquence :
For Aristotle, that God should know Himself, and that He should know other things, are alternatives, and in affirming the first alternative he implicitly denies the second. Indeed he denies explicitly much that the second would involve; he denies to God all knowledge of evil, and all transition from one object of thought to another. The result of this wish to exclude from the divine life any relation to evil and any ‘shadow of turning’ is the impossible and barren ideal of a knowledge with no object but itself.[159]
Mais tel
n’est pas le cas de la première intelligence, exemptée de toute puissance,
essentiellement déjà identique à son objet, qui est elle-même, et à la
participation duquel tout autre être doit essence et existence. Aussi, du
simple fait de se connaître parfaitement, elle connaît distinctement et
simultanément tout ce qui dépend d’elle non seulement pour être, changer ou
reposer, mais même pour pouvoir être. De l’être, de tout ce qui est
intelligible, rien ne lui est ignoré.
Il est
évident, pour qui considère avec diligence les paroles du Philosophe, que son
intention n’est absolument pas d’exclure de Dieu la connaissance des autres
êtres que Lui. Elle est de manifester que Dieu ne connaît pas ces autres êtres
moyennant quelque participation à eux, pour arriver grâce à eux à les
connaître, comme c’est le cas de toute intelligence dont l’essence n’est pas
sa propre intellection. Dieu connaît tous les autres êtres que lui en se
connaissant lui-même, du fait que son propre être est le principe universel et
originel de tout être et que sa propre intellection est une racine universelle
pour toute intellection, englobant toute intelligence.[160]
Refuser au
premier moteur la connaissance de toutes choses sous le prétexte que toute
autre chose que lui-même ne mérite pas d’être connue de lui et l’avilirait est
ridiculement anthropomorphique et conduit à prêter les exigences les plus
extrêmes à Aristote[161]. Certes, pour nous, il vaut mieux
ne pas porter attention à certaines laideurs; mais c’est que s’y attarder nous
prive du temps et de l’énergie pour contempler ce qui le mérite davantage, vu
les limites de notre intelligence, et risque de nous entraîner dans l’immoralité,
vu nos limites affectives. Rien de tel ne menace le dieu, qui ne s’attarde pas
séparément sur pareil objet, mais le connaît immédiatement en son rapport avec
la causalité universelle de sa propre essence.
Une fois
reconnue l’absurdité de pareille interprétation, la solution apparaît
aisément : le Premier Moteur constitue de fait son seul objet formel, mais
sa connaissance parfaite englobe complètement tout ce dont il est cause et
jusqu’à tout ce dont il pourrait l’être. « N’est-ce pas de la sorte que
cette intellection de soi se possède pour l’éternité entière? »[162]
L’insistance
sur la simplicité absolue du premier moteur, sur son immobilité et sur
l’aspect finaliste de sa causalité conduit aussi presque automatiquement
notre lecteur prédominant, on l’a vu, à refuser de voir ce premier moteur
comme l’agent de quoi que ce soit. Pareille réaction vêt de nouveau le premier
moteur de ridicule : non seulement il ignorerait tout ce qu’il fait; il
ne le ferait même pas. Par le simple eros que sa beauté suscite
spontanément, il mettrait en mouvement tout un univers qui existerait déjà
éternellement, indépendamment de lui, gratuitement.
Pourtant, je
l’ai déjà noté[163], à l’exception du premier moteur,
tout être est contingent, capable, c’est-à-dire, de ne pas exister, incapable
donc de garantir et de causer sa propre existence, et par surcroît de le faire
éternellement. On peut concevoir que des agents se mettent en mouvement du
simple fait d’aimer un grand bien, sans que ce dernier n’ait à intervenir; mais
ces agents doivent d’abord, ou au moins simultanément, exister. Tous les êtres,
par conséquent, doivent compter sur le premier moteur pour leur prêter
existence. L’éternité de cette existence, on l’a vu[164], n’y change rien. Au contraire,
elle requiert que le premier moteur l’assure éternellement.
Là encore,
la solution demande de saisir d’abord que toute opération n’implique pas
changement. Déjà chez nous, nos opérations immanentes ne constituent pas au
sens strict des changements.[165] Voir, entendre, mais surtout comprendre
et vouloir sont des actes, des perfections indépendantes du changement, dont
l’existence parfaite est immédiate. Notre volonté, tout spécialement, agit sur
notre corps et le met en mouvement sans avoir à bouger ou changer elle-même,
sans avoir à pousser ou tirer.
Pour
Aristote, le premier moteur n’est pas, à proprement parler, une intelligence capable
de connaître. Sans aucun aspect de puissance, il est l’acte même de se
connaître et, à travers son essence, de connaître tout ce qui existe et/ou peut
exister. Pour la même raison, il n’est pas un être capable de vivre,
« il est aussi vie »[166]. Or la vie n’est pas un accident,
une perfection qui s’ajoute à un être déjà existant; elle est essence, elle est
mode d’existence. Quand Aristote définit l’âme, qui fait qu’on vive, il en fait
« l’acte premier »[167] du vivant, ce qui le fait en
premier être. Et quand il distingue les espèces de vie – végétative, sensitive,
intellective –, ce sont des modes d’être qu’il distingue. « En effet,
l’acte d’intelligence est vie. »[168] Or « lui », le dieu,
« est son acte »[169].
Bref, pour Aristote, le premier être est son acte même d’exister.
Par conséquent, étant ainsi l’existence même, lui seul a la compétence de
prêter existence à quoi que ce soit d’autre, comme seule la blancheur est à
même de blanchir quoi que ce soit. Impossible qu’il en délègue la tâche à aucun
être contingent. Le premier moteur doit donc non seulement savoir parfaitement
qui et quoi existe, mais aussi en être directement responsable.
C’est déjà
le cas au regard de toute autre substance séparée ou supérieure. Qu’Aristote
se soit trompé en assumant les sphères d’Eudoxe et en supposant vie et
intelligence aux astres, cela n’y change rien. Toute intelligence doit
directement son existence à une création divine, il le sait très bien, ayant
affirmé que la moindre d’entre elles reçoit son existence d’en dehors de
l’univers matériel[170]. Dieu doit créer directement
chacune des substances intellectuelles extérieures à notre univers matériel,
quel que soit leur nombre, quelques-unes, cinquante-cinq, ou des myriades.
C’est aussi
le cas de la matière première. Les philosophes, récents comme anciens, en
imaginant son existence éternelle, croient pouvoir se la créditer comme un fait
acquis. Mais on l’a rappelé, Aristote insiste que le fait qu’on ait toujours
existé ou se soit toujours passé de telle façon ne dispense pas de nécessiter
une cause.[171]
Non
seulement Dieu, comme premier moteur, a une efficience universelle, produit
toute chose et la maintient sciemment en existence, mais il le fait de plus
librement, non en une espèce d’émanation irrésistible de sa nature, comme
l’imagineront les néoplatoniciens, obsédés d’immobilité à outrance. Le dieu
d’Aristote ne peut être que libre, puisque l’enseignement du Philosophe,
clairement, est que l’intelligence n’est le principe d’aucune action, d’aucune
production, indépendamment de la volonté.
Manifestement,
l’intelligence ne fait rien sans concours d’appétit; la volonté, en effet, est
une espèce d’appétit.[172]
Là encore,
rappelons-nous qu’à cette hauteur tout s’identifie – Τούτων, τὰ πρῶτα τὰ αὐτά[173] –. Le dieu, c’est-à-dire, ne se
divise pas en intelligence et volonté; on doit comprendre que sa parfaite
simplicité implique que chez lui intelligence et volonté ne font qu’un, et sont
leur propre acte. En reconnaissant le premier être comme intellection
d’intellection, νοήσεως νόησις, Aristote doit également le confesser comme volition
de volition, βουλήσεως βούλησις. L’expression ne se trouve pas textuellement
dans les textes d’Aristote qui nous sont parvenus? Qu’à cela ne tienne! Elle
n’en avait pas besoin : elle consone bien mieux avec l’ensemble de sa doctrine
que la castration dont tient à l’affliger notre lecteur prédominant.
L’attribution
que ce lecteur nie avec le plus d’énergie de son premier moteur, de la part
d’Aristote, en lui refusant de créer l’univers, est le soin de chacune de ses
créatures[174]; ainsi encore, il accule ce premier
Être au ridicule. De fait, Aristote conçoit les choses bien autrement. À son
avis, ce n’est pas seulement pour commencer ou continuer à exister, mais
encore pour être à même d’effectuer chacune de ses opérations, que tout être
contingent a besoin de l’action et de la sollicitude du premier moteur.
Retirer au premier moteur le soin individuel et conscient de chacun des êtres
contingents non seulement entache d’une radicale imperfection son essence,
mais rend inintelligible, impossible leur existence et leur activité.
Aristote
s’efforce d’en rendre conscient en insistant sur l’ordre et la cohérence que
le premier moteur introduit entre tous les êtres qu’il fait exister, de façon
à produire l’univers le mieux à même de représenter sa propre perfection et
d’y participer. « Tous les êtres », remarque-t-il, « sont coordonnés
de quelque façon »[175]. Pas seulement les plus nobles, les
plus parfaits, ceux dont l’existence participe le plus à l’immobilité et à
l’éternité du premier moteur : les substances séparées et, à ce qu’il
semblait avec les moyens d’observation de l’époque, les astres et leurs
sphères. Notre lecteur prédominant se laisse parfois aller à accorder au
premier moteur quelque providence à ce niveau supérieur.[176] Pourtant, Aristote insiste :
« Même les poissons, les oiseaux et les plantes »[177] entrent dans cette coordination universelle
issue du premier moteur pour en illustrer la perfection ontologique. Les
animaux les plus divers collaborent à montrer la diversité de type de
déplacement que les premiers mobiles sont à même de mettre en branle, et
contribuent ainsi à donner une image plus éclatante de cette perfection. À
cause de sa trop grande évidence, Aristote ne prend pas la peine ici de citer
la hiérarchie universelle qu’il remarque dans le monde sublunaire : le
fondement offert par le règne minéral à la vie, par la vie végétale à la vie
animale, par la vie animale à la vie humaine. Tous les hommes, a-t-il remarqué
ailleurs, montrent pratiquement qu’ils sont conscients d’être la fin de
l’univers matériel qui les entoure : ils en utilisent spontanément toutes
les ressources comme produites pour eux : « Nous faisons usage de
tous les êtres naturels comme s’ils existaient pour nous, parce qu’en un sens
nous en sommes la fin. »[178] Jusqu’en la constitution humaine,
Aristote se montre fin témoin d’une ordonnance précise : le corps est pour
l’âme, les facultés sensibles servent la raison, fin de toute l’essence humaine
et siège du bonheur humain.
Notre raison
et notre intelligence sont la fin de notre nature, de sorte qu’il faut leur
ordonner notre génération et celle de nos mœurs… Nous devons certes accorder
notre soin à notre corps, avant de l’accorder à notre âme, puis à notre
éducation affective <avant notre éducation intellectuelle>, mais celui
de notre appétit est en vue de notre intelligence, et celui de notre corps en
vue de notre âme.[179]
Plus généralement, « aucun être ne reste
sans rapport à aucun autre; chacun, au contraire, entretient un rapport à
chaque autre »[180]. « Tous sont coordonnés en vue
d’une seule et même fin. »[181] Avec une incroyable diversité,
pourtant.[182] Chaque être a sa propre opération,
chaque espèce se distingue de chaque autre, chacun y va d’un apport différent à
la perfection de l’univers, représentation de celle du premier moteur.
Il en va,
compare Aristote, « comme en une famille »[183], où chaque membre concourt à sa
manière distincte au bien commun, dans une contribution plus ou moins cruciale
et consciente, selon sa proximité au chef de famille. Certes, la comparaison ne
vaut qu’en invoquant la famille parfaite, où chaque membre reçoit l’éducation
appropriée au développement des vertus liées à son statut. « Là, en effet,
il ne convient pas du tout que les personnes libres fassent n’importe quoi; au
contraire, tout ou la plus grande partie de ce qu’elles font est réglé. »[184] Femme et fils du chef de famille, en effet,
grâce à leur intelligence et leur éducation, sont à même d’interpréter la
volonté du chef de famille et sa conception du bien familial de manière à y
collaborer sciemment et librement. À leur différence, « les esclaves et
les bêtes », peu ou pas au fait « du bien commun » familial,
« agissent beaucoup comme cela leur vient » et risquent de « peu
y contribuer »[185], si on ne prend soin de les
informer et de leur imposer les actions que ce bien réclame d’eux. C’est clair
pour Aristote, il tient à l’efficience du premier moteur d’inscrire cette
cohérence dans la nature de chaque être, comme au chef de famille de guider
adéquatement chacun de ses commensaux : « À chacun des êtres
naturels, sa nature offre ce genre de principe : elle rend nécessaire,
c’est-à-dire, qu’ils parviennent tous à se distinguer et que certains le
fassent au point que tout en eux communique au tout. »[186] En distribuant en le cosmos
essences et natures avec tant de délicatesse et d’exactitude, observe Aristote,
l’Être suprême s’assure d’un univers où tout montre sa sollicitude pour
illustrer sa perfection. Aristote ne peut concevoir que quoi que ce soit de cet
univers lui échappe, après en avoir ainsi fait une intelligence sans aucun
aspect de puissance et d’imperfection, lui qui soutient que la cause première
est davantage responsable de l’effet ultime que sa cause la plus prochaine[187].
Aristote
propose une autre comparaison éclairante pour faire comprendre comment il
voit que la providence de son premier moteur s’exerce sur l’univers,
« comment la nature du tout se rapporte à son bien et à son
excellence : cette nature le vise-t-elle comme un bien séparé, qui
existerait en lui-même et à part? ou s’agit-il de son ordre? »[188]. La providence du premier moteur,
déclare-t-il, se compare, en plus parfait et complet, certes, mais nettement, à
la sollicitude d’un général pour son armée. « L’univers vise son bien
sous les deux angles, comme une armée. Le bien de cette dernière réside d’abord
en son ordre. »[189] La perfection d’une armée tient de
fait à la minutieuse hiérarchie de son autorité, où chacun a son rôle, sait ce
qu’il a à faire et à qui il en rend compte. « Mais son bien est aussi son
général. »[190] Toute cette perfection
d’organisation militaire ne prend de sens que comme instrument du général et
pour assurer que son intention à lui, la victoire que ses décisions anticipent,
se réalise de la manière la plus effective. Ce second bien, extérieur à
l’armée, « l’est même davantage »[191] et en est la mesure, « car il
n’a pas pour cause cet ordre, mais cet ordre l’a pour cause. »[192]
De même,
quel bien constitue la perfection de l’univers? Un semblable double bien,
reprend Aristote. Son bien le plus facilement observable est aussi son ordre,
cette merveilleuse ordonnance qui se contemple dans la nature. Mais l’univers
a lui aussi un autre bien, principal, une fin ultime, extérieure à lui, qui est
la réalisation de l’intention nourrie par le premier moteur en lui donnant existence :
la manifestation de sa perfection, la participation la plus variée et
universelle à ce bien suprême qu’il est.
Voir les
choses autrement, refuser au premier moteur la responsabilité de la production,
de l’existence et de la coordination de tous les autres, inexorablement, ne
fait pas du monde un cosmos, mais « tourne la substance de son tout en
incidents décousus, dont aucun ne change rien à l’autre, qu’il se produise on
non »[193]. « On lui impose ainsi une
multiplicité de principes. Or les êtres ne veulent pas qu’on les gouverne
aussi mal. “Gouverner à plusieurs n’est pas bon! Qu’il n’y ait donc qu’un seul
Seigneur!” »[194]
C’est
spécialement devant l’extrême contingence des affaires humaines, et les petites
intrigues et mesquineries auxquelles l’homme voue sa liberté, que le focus de
l’intellection divine sur elle-même donne le plus facilement occasion de
prêter à Aristote la conception d’un dieu ignorant et indifférent. Là encore,
pourtant, c’est étrangement sous-estimer la perfection qu’Aristote découvre
chez l’Être suprême et la noblesse qu’il admire en la nature humaine intellectuelle.
Aristote ne
manque pas de reconnaître que le dieu adresse une providence spéciale à
l’homme, la créature matérielle qui lui ressemble le plus, par son intelligence
et sa volonté, par sa liberté. Tant dans ses réflexions éthiques que
politiques, il disserte sur les comportements les mieux adaptés à la relation
que la cité et même chaque individu peut et doit entretenir avec la divinité.
Une relation
de justice, d’abord, et même une relation d’amitié, ensuite. Certes, il ne peut
s’agir de justice et d’amitié au sens strict : sa dette envers la
divinité, pour la vie, la nature et l’univers qu’il en reçoit, l’homme n’a
aucun moyen de la rendre à stricte égalité, comme la justice l’exigerait; et
l’égalité requise à une parfaite amitié est inconcevable entre des intelligences
le plus purement acte et le plus purement puissance, entre celle la plus libre
de toute matière et celle dont l’union à un corps représente un besoin incontournable.
Les homonymes de la justice et de l’amitié que l’homme est naturellement
appelé à développer à cet égard s’appelleront plus proprement piété et adoration.
Pour
Aristote, le bien ultime que se propose l’homme en toutes ses actions, le
bonheur (ἡ εὐδαιμονία), consiste à actualiser au mieux la
nature qu’il a reçue du dieu; cette tâche requiert de satisfaire tant de
conditions que personne ne peut y arriver sans la collaboration organisée de
nombreux congénères. Appelant ‘cité’ cette indispensable communauté, Aristote
reconnaît en l’homme une nature forcément citoyenne :
« Manifestement », dit-il donc, « c’est de la nature que la cité
résulte : l’homme est par nature un animal politique »[195].
Sur cette
constatation, Aristote examine la constitution que doit revêtir la cité pour
devenir l’instrument effectif du bonheur commun. Notre lecteur prédominant
n’en croira pas ses yeux : parmi les fonctions indispensables de la cité,
les principales, « sans lesquelles une cité ne saurait en être une, qu’on
appelle d’ailleurs ses ‘parties’, parce que c’est d’elles qu’elle doit se
constituer »[196], Aristote énumère, après
l’alimentation, l’industrie, la sécurité et les biens matériels, « en cinquième,
mais la première de toutes, l’attention à la divinité, appelée
sacerdoce »[197], sur le même pied que les fonctions
les plus hautes : l’autorité politique et judiciaire. Entrant davantage
dans le détail de l’articulation des diverses fonctions, Aristote insistera
qu’on confie celle de prêtres, comme celles de chefs et de juges, aux personnes
les mieux éduquées et les plus libres, assez bien munies pour jouir d’une vie
de loisir, dégagées du besoin de gagner leur vie et des inquiétudes d’argent.
« C’est aux citoyens » proprement dits « qu’il convient
d’honorer les dieux. »[198]
Notre
lecteur prédominant, obnubilé par son dieu ignorant des affaires humaines, ne
peut évidemment prendre au sérieux pareilles dispositions d’Aristote, bien
qu’on en retrouve de semblables à plusieurs points du corpus. Il les
met au compte d’une rhétorique démagogique, d’une espèce de double vérité avant
la lettre ou de séquelles d’une longue fréquentation platonicienne. Il demeure
sûr que le culte divin ne se concilie d’aucune façon avec la conception
aristotélicienne d’un dieu dont toute l’activité tient à se connaître et à se
contempler.
Le refus d’Aristote
de l’immortalité de l’âme[199] d’une part, l’inefficience et
l’ignorance des dieux immobiles de l’autre, ne se prêtent guère à la pratique
d’un culte dont l’officiant ne peut rien obtenir, ni dans cette vie ni dans
aucune autre.[200]
Notre
lecteur prédominant se montre fréquemment déçu d’un Aristote qui lui paraissait
si rigoureusement logique, en métaphysique, mais qui se montre finalement…
asservi, en matière religieuse, aux conceptions païennes et naïves de son
temps.
Aristote ne
remet jamais en cause les pratiques religieuses traditionnelles… Il les
justifie plutôt en insistant sur la joie et le délassement qu’elles procurent.[201]
La philosophie
aristotélicienne, si audacieuse sur le plan théorique, présente cette
curiosité de se satisfaire souvent des habitudes religieuses les plus
traditionnelles et les plus incompatibles avec sa théorie.[202]
Pourtant,
Aristote ne s’en tient pas à promouvoir un culte communautaire pour honorer
les dieux et leur exprimer la reconnaissance humaine et citoyenne pour tous
leurs bienfaits. Traitant du bonheur individuel, identifiant son activité la
plus constitutive, cherchant le critère de discernement entre les attitudes,
mœurs et activités les plus propres à y contribuer ou à le compromettre,
Aristote insiste sur l’attention à l’opération la plus caractéristique de
l’homme, celle de sa raison, puis sur les vertus intellectuelles capables de la
garantir au mieux, sur les vertus morales aptes à préparer la meilleure situation
pour les précédentes, et conclut que cette attention à l’aspect le plus noble
de la nature humaine offre le moyen de ressembler au dieu et de gagner son amitié.
Notre
lecteur prédominant ne manque pas de remarquer le fait, mais encore là se
montre incapable de prendre Aristote au sérieux. Aussi admirateur soit-il de
sa rigueur logique au moment de traiter du premier moteur, il ne peut
qu’écarter du revers de la main toute indication de quelque relation que ce
soit entre ce premier moteur et l’individu humain.
Dans les Éthiques
en effet, Aristote évoque, à de multiples reprises, la possibilité qu’il
existe, entre l’homme et le dieu, une relation d’amitié.[203]
Il y a
matière à stupéfaction : ce lecteur assidu d’Aristote est à même d’énoncer
clairement les réponses adéquates à ses réticences, mais ne peut y adhérer. Il
arrive à comprendre qu’Aristote ne parle pas d’une amitié au sens le plus fort,
qui requerrait une impossible égalité, mais d’un amour de bienveillance
comportant suffisamment de réciprocité pour ressembler à une amitié, un peu
comme entre un fils et son père. Il comprend que de ces deux amis, l’un reçoit
bien plus que l’autre, et ne peut rendre que selon les maigres ressources dont
il dispose, mais pourtant satisfait un dieu qui sait ne pas pouvoir attendre
plus. Malgré toute cette clarté, notre lecteur prédominant campe sur son
‘évidence’ que le dieu ne nous connaît pas et que rien ne peut lui plaire de
notre part.
Bien sûr,
cette philia est d’un genre particulier, puisqu’elle rapproche deux
êtres inégaux (EE VII 3, 1238b18-19), dont les relations doivent donc
obéir au schème de l’égalité proportionnelle (EE VII 3, 1238b21)[204], qui implique en la matière que le
dieu soit une cause de bienfaits, tandis que l’homme lui exprime sa
reconnaissance, en lui rendant les honneurs qui lui sont dus. Ces honneurs, on
s’en doute, ne sont jamais à la hauteur des biens reçus. Pourtant, dès lors
qu’ils sont à la hauteur des moyens dont dispose l’officiant, l’ami, même
divin, n’est pas offensé.[205]
C’est
exactement le point de vue qu’exprime Aristote : « Le dieu supporte
de recevoir des sacrifices conformément à nos moyens. »[206]
Ne le
comprenant pas, comme un aveugle qui n’arrive pas à distinguer les couleurs,
notre lecteur prédominant cherche partout des traces qu’Aristote exprimerait
quelque repentir, nierait cette possibilité de retenir l’attention du dieu. Et
il croit en trouver, là même où Aristote continue de confirmer les mêmes
conceptions.
Certains
indices laissent à penser qu’Aristote n’admet pas qu’il puisse exister, au sens
strict[207], une philia entre l’homme
et le dieu. Quand la supériorité est trop grande en effet, la réciprocité est
exclue (EE VII 4, 1239a18-19) : « En effet, il serait
ridicule qu’on reprochât au dieu de ne pas aimer en retour de la même manière
qu’il est aimé. » (EE VII 3, 1238b27-28 : « Γελοῖον γάρ,
εἴ τις ἐγκαλοίη τῷ θεῷ, ὅτι οὐχ ὁμοίως τὸ ἀντιφιλεῖσθαι ὡς φιλεῖται. »)
… Dans l’EN,
Aristote explique clairement que, d’amitié véritable entre l’homme et le dieu,
il ne peut être jamais question : « Or, si l’on est séparé par une
grande distance, comme on est séparé du dieu, il n’y a plus d’amitié. » (EN VIII 9, 1159a5 :
« Πολὺ δὲ χωρισθέντος, οἷον τοῦ θεοῦ, οὐκέτι. »)[208]
Pareilles
considérations manifestent une intuition insuffisante de la familiarité avec
laquelle Aristote pratique l’homonymie, étendant des noms à des situations
connexes, quoique non identiques, aux réalités que ces noms désignent
strictement. C’est ce qui lui permet, sans se contredire, tantôt de nier toute
possibilité d’amitié entre l’homme et le dieu, tantôt de décrire la manière
idoine de l’entretenir : il vise dans le premier cas l’amitié entendue
le plus strictement, qui exige égalité de nature et de noblesse entre les
partenaires; il pense dans le second cas à une relation différente, qui garde
toutefois suffisamment de la relation initiale pour lui en étendre le nom.
Aristote
traite avec grande suavité du comportement qui dispose au mieux à cette
quasi-amitié avec le dieu, en revenant plusieurs fois sur ce que l’homme se
rend le plus proche et le plus aimable au dieu en consacrant le plus fort de
son énergie à l’aspect le plus noble de sa propre nature : sa vie
spéculative.
C’est en se
conformant à son intelligence et en en prenant soin, semble-t-il, qu’on affiche
les plus excellentes dispositions et qu’on mérite le plus l’amitié divine (καὶ διακείμενος ἄριστα καὶ θεοφιλέστατος). En effet, si, comme on l’admet généralement, les affaires humaines
éveillent de la part des dieux de la sollicitude, assez raisonnablement, c’est
ce qui s’y trouve de plus noble et de plus apparenté à eux, l’intelligence, qui
les réjouira et ils récompenseront les hommes qui la privilégient et
l’honorent… Voilà donc pour qui les dieux ont le plus d’amitié (Θεοφιλέστατος ἄρα).[209]
Aristote
suggère le même critère à qui veut diriger sa vie au mieux et atteindre le plus
grand bonheur. Dans tous les choix que la vie lui présente, celui-là devrait
opter pour ce qui contribue le mieux à une vie spéculative la plus riche
possible. Voilà la façon véritable de plaire au dieu et d’entrer en amitié avec
lui. C’est en somme le meilleur culte à lui offrir, la gratitude la plus
adéquate à lui manifester pour la nature humaine reçue de lui. Aristote
caractérise la vie spéculative comme permettant le plus de ressembler au dieu
et de participer en quelque sorte à son éternité.
Pareille vie
sera meilleure que vie d’homme : ce ne sera plus simplement comme homme
qu’on vivra, mais en tant qu’on a en soi une parcelle divine … Assurément, si
son intelligence se rapporte à l’homme comme son aspect divin, y conformer sa
vie fait vivre une vie plus divine qu’humaine. Or il ne faut pas, comme on nous
en avertit, ne penser qu’aux affaires humaines, puisqu’on est homme, et qu’à
ce qui est mortel, puisqu’on est mortel; plutôt, autant qu’on le peut, on doit
s’immortaliser et tout faire en vue de ce qu’on a en soi de plus noble…
D’ailleurs, son intelligence, c’est cela surtout que l’homme est.[210]
Clairement,
dans l’idée d’Aristote, tout le reste de l’homme, son corps et ses biens, est
destiné à soutenir cette vie intellectuelle et toute décision à son sujet
devient morale ou immorale, et plaisante ou déplaisante au dieu, dans la mesure
où elle contribue ou compromet pareille vie.
En matière de
biens naturels, qu’il s’agisse du corps, des richesses, des amis ou des autres
biens, l’acquisition et la possession qui contribue au mieux à la
contemplation du dieu, voilà la meilleure…; par contre, leur défaut ou excès
qui empêche de se soucier du dieu et de le contempler, voilà la mauvaise.[211]
Notre
lecteur prédominant peut bien concevoir cette idée que « la philosophie
n’est pas loin de constituer un culte, puisque la sophia est la meilleure
manière de plaire aux dieux et, par suite, de leur témoigner sa déférence »[212]. Pourtant, toujours hanté par le
dieu narcisse qu’il crédite à Aristote, il continue à trouver pareil culte
« problématique, puisque le culte est exécuté par des hommes qui n’ont
rien à en espérer, ni dans cette vie, ni dans l’au-delà, et s’adresse à des
dieux qui ne peuvent en avoir connaissance »[213].
En somme,
quelque insistance qu’Aristote y applique, l’ombre du dieu narcisse est
toujours à même de suggérer une réduction à d’habiles précautions pédagogiques
destinées à conjurer l’accusation de ὕβρις :
Le Stagirite
ne souffle mot – et pour cause – sur la nature des bienfaits dont les dieux
payeraient le sage en retour (son intention, au départ, étant simplement de
ruiner l’idée d’un châtiment divin)… On ne peut douter que le philosophe juge
parfaitement rationnelle – cela ne veut pas dire réelle – l’hypothèse
que les dieux, sinon favorisent, du moins chérissent ceux-là qui atteignent à
l’excellence du sage… Aux yeux du philosophe, autrement dit, on pourrait
soutenir avec une certaine logique que la perfection humaine (et,
particulièrement, la perfection intellectuelle) attire la bienveillance des
dieux. C’est la seule issue rationnelle que voit Aristote pour ceux qui
ratifient l’hypothèse d’une ἐπιμέλεια ὑπὸ τῶν θεῶν; une hypothèse que contredit, certes, la doctrine théologique de Λ, 9, mais
que la philosophie pratique se garde d’infirmer expressément, car elle fournit
un argument protreptique décisif. La conscience religieuse grecque, en effet,
demandait quelque apaisement à l’écoute du message des philosophes. Les procès
d’impiété sont là qui en témoignent.[214]
Par
ailleurs, l’observation sensible ne permet pas une réflexion précise sur la
relation que des substances supérieures à nous pourraient entretenir avec le
dieu. Nous avons maintenant les moyens de constater avec la plus grande
certitude que les astres sont constitués de la même matière que les êtres
terrestres; en fait, d’une matière même beaucoup plus rudimentaire, plus
pauvre. Qu’ils ne sont en rien d’une essence plus noble que la nôtre. Qu’en
particulier, ils n’ont rien d’intellectuel. Aristote, ne disposant pas de
pareille évidence sensible, a dû s’en remettre aux conceptions astronomiques
les plus vraisemblables de son temps.
Qu’à cela ne
tienne! Il est des substances supérieures à nous sur lesquelles nous ne sommes
pas mieux placés que lui pour juger de l’essence et de l’éventuelle relation
au dieu. Du moins, si on fait abstraction de la révélation judéo-chrétienne.
Car Aristote pouvait tout aussi bien que nous, mieux en fait, puisque c’est
plus une question d’intelligence que d’observation, concevoir la grande
probabilité d’autres intelligences entre la nôtre et l’intelligence première.
Et pour celles-là il était à même de deviner que les relations qu’il décrivait
entre nous et le dieu valaient, en infiniment mieux : plus purement
intellectuelles, ces substances séparées sont mieux à même d’admirer, de
contempler et de reconnaître la perfection divine, de s’en sentir aimées et de
l’aimer en retour. Il avait d’ailleurs présentes à l’esprit les conjectures
plus audacieuses de Platon sur le sujet. Il n’était pas de son tempérament de
se risquer dans des précisions qui dépassent les capacités intellectuelles humaines
et les ressources de l’observation sensible, mais cela n’équivaut pas à une
dénégation sur le fond de l’existence de pareilles substances séparées et de
leur relation à la première substance dont elles tiennent leur existence et
leur essence.
Même sur ce
point, notre lecteur prédominant s’enferre dans sa négation. Aristote tendait à
rapprocher les astres de la situation de ces substances immatérielles
supérieures, les imaginant possiblement vivants et intelligents. Notre
lecteur prédominant, en sens contraire, nie plus ou moins les substances
séparées, les réduisant aux astres et aux sphères, dont il est plus à l’aise de
nier des rapports personnels avec le dieu.
On peut alors
estimer que la connaissance de la perfection de la substance immobile
engendre dans l’âme des astres un amour qui les pousse à se rendre aimables.
Bien, entendu, cette tâche est vaine : l’amour pour le Premier Moteur ne
sera jamais réciproque.[215]
À relire et
méditer les considérations qu’Aristote adresse à la substance suprême dont il
découvre que c’est d’elle « que dépendent le ciel et la nature »[216], et en somme tout autre être, on
aperçoit que la clé en est la priorité de l’acte sur la puissance, car tout ce
qui comporte puissance requiert pour le réduire à son acte un agent en
possession de l’acte concerné. Cette évidence en entraîne une seconde : au
fondement de toute existence comme de tout changement, une substance est
requise qui ne soit qu’acte, à laquelle ne fasse défaut aucune perfection, et
qui soit telle de toute nécessité et de toute éternité. Une troisième évidence
s’ensuit : plus l’être s’élève au-dessus de la puissance et s’approche de
l’acte pur, tout se simplifie et répugne à distinction. Ce qui en nous est
divisé et implique puissances et facultés distinctes, atteint en l’être suprême
une parfaite simplicité. Non seulement le dieu est identiquement intelligence,
intellection et intelligé, il est aussi identiquement intelligence et volonté,
et de ce côté identiquement volonté, vouloir et voulu, conseil, décision et
décidé. Et en même temps suprême intelligible et suprême bien. Et le tout
éternellement.
Aristote
insiste plutôt sur le versant intellectuel de cette simplicité, mais son
versant affectif est forcément impliqué, comme l’a magnifiquement manifesté
Marie George[217].
Aristotle thinks that God is intelligent. He also maintains that appetite follows upon cognition. Cognitive faculties allow the discrimination of things good and bad, from which springs certain tendencies towards or away from what is good or bad… God then as an intelligent being must also possess will.
One can also see that Aristotle thinks that God possesses will insofar as Aristotle attributes pleasure to God, as experiencing pleasure presupposes appetite. God as an intelligent being must possess the corresponding form of appetite which is will.[218]
En
appréhendant, à la lecture du livre Λ,
l’articulation de cette présentation d’un premier moteur ainsi acte pur,
omniscient et ‘omnificient’, on comprend que saint Thomas s’en soit inspiré de
manière privilégiée pour exposer ce qui est accessible à la raison humaine de
la conception de Dieu issue de la révélation et de la théologie chrétienne.
Cette dernière, d’ailleurs, comme aime à en faire état mon collègue et ami
Warren Murray, présente un Dieu qui s’incarne et s’ingénie à réduire l’infinie
inégalité entre Lui et l’homme qui devrait rendre impossible entre eux toute
relation apparentée à l’amitié. Et il croit y réussir assez pour lui déclarer
avec affection : « Je ne vous appelle plus serviteurs, … mais
amis. »[219]
[1] Extrait du Péripatikos No. 15, 2020. – Les grandes lignes de cet article ont été présentées lors d’une communication donnée dans le cadre du colloque de la Société d’études aristotélico-thomistes tenu le 25 août 2020.
[2] Éthique à Eudème, VII, 12, 1245b17-19 : « Οὐ γὰρ οὕτως ὁ θεὸς εὗ ἔχει, ἀλλὰ βέλτιον ἢ ὥστε ἄλλο τι νοεῖν παρ’ αὐτὸς αὑτόν. Αἴτιον δὲ ὅτι ... ἐκείνῳ δὲ αὐτὸς αὑτοῦ τὸ εὖ ἐστίν. »
[3] Fabienne Baghdassarian, « L’intellection divine en Λ 7 et Λ 9 : les indices d’un approfondissement d’Aristote par lui-même », dans Réceptions de la théologie aristotélicienne, d’Aristote à Michel d’Éphèse, Louvain-la-Neuve : Peeters [Aristote, Traductions et Études], 2017, 57.
[4] Jean-Joël Duhot, « La révolution théologique stoïcienne », dans Réceptions…, op. cit., 93.
[5] Jacques Brunschwig la qualifie plutôt d’amusing description (voir « Metaphysics Λ
9 : A Thought-Experiment », dans Aristotle’s ‘Metaphysics’ Lambda, Symposium Aristotelicum,
ed. Michael Frede and David Charles, Oxford :
Clarendon Press, 2000, 287).
[6] « Aristotle’s Philosopher –
God », dans Phronesis,
vol. 14 (1969), 63-64.
[7] Alberto Ross, « The Causality of the Prime Mover in Metaphysics Λ », dans Aristotle’s
Metaphysics Lambda – New Essays [ed.
Christoph Horn, Proceedings of the 13th Conference of the Karl and
Gertrud-Abel Foundation, Bonn, November 28th -December 1st,
2010], Berlin : De Gruyter, 2016, 209.
[8] Par exemple : « Les extraits conservés du traité
d’Atticus ont un caractère pamphlétaire, visant le plus souvent à démonter la
crédibilité de l’adversaire plutôt qu’à discuter réellement les points de
désaccord. Ils décrivent un Aristote athée qui, par sa conception du bonheur et
de l’indifférence divine, ne vaut pas mieux qu’un tenant de l’épicurisme…
Atticus, qui utilise les compilations doxographiques, n’avait peut-être pas
accès de première main au corpus
aristotélicien. » (Alexandra Michalewski, « Faut-il préférer Épicure à Aristote? »,
dans Réceptions…, op. cit., 126)
[9] Λ, 6, 1071a3-4. – Traduction personnelle; ce sera toujours le cas par la suite, à moins d’autre indication.
[10] Λ, 8, 1074a16-17 : « Τοσαύτας εὔλογον ὑπολαβεῖν. Τὸ γὰρ ἀναγκαῖον ἀφείσθω τοῖς ἰσχυροτέροις λέγειν. » – Je ne vois pas de raison de maintenir la parenthèse dans laquelle Jaeger enferme la dernière phrase.
[11] Λ, 6, 1071b4 : « Λεκτεόν
ὅτι ἀνάγκη εἶναι
ἀΐδιόν τινα
οὐσίαν ακίνητον. »
[12] Λ, 6, 1071b19 : « Ἐνδέχεται
γὰρ τὸ δυνάμει ὂν
μὴ εἶναι. »
[13] Λ, 6, 1071b13-14 : « Ἐνδέχεται
γὰρ τὸ δύναμιν ἔχον
μὴ ἐνεργεῖν. »
[14] Éth. Nic., I, 6, 1097b26-27 : « Ὅλως ὧν ἔστιν ἔργον
τι καὶ πρᾶξις, ἐν
τῷ ἔργῳ δοκεῖ τἀγαθὸν
εἶναι καὶ τὸ εὖ. »
[15] Aristote forge alors à l’acte un autre synonyme pour le présenter comme la perfection d’un être, sa fin, déjà possédée, intégrée : son entéléchie, sa finalisation. Voir De l’âme, II, 1, 412a27-28 : « Ἡ ψυχή ἐστιν ἐντελέχεια ἡ πρώτη σώματος φυσικοῦ δυνάμει ζωὴν ἔχοντος, l’âme est la finalisation première d’un corps naturel qui détient vie en puissance. »
[16] Ainsi : « Many
interpreters in the past … concluded that Aristotle was gradually forced, by
the logical pressure of his Physics
and by the movement from alternative to alternative, to the final conclusion
that the First Unmoved Mover, God, is pure energy
(ἐνέργεια) and thinks only himself – a result which is forced upon him by his own
premises. » (Maria
Liatsi, « Aristotle’s Silence about the Prime Mover’s ‘Noēsis’ », dans Aristotle’s
‘Metaphysics’ Lambda – New Essays, op.
cit., 234-235; mes italiques)
[17] Voir Phys.,
III, 1, 201a8-9 : « Ἡ τοῦ δυνάμει ὄντος ἐντελέχεια, ᾗ τοιοῦτον, κίνησίς ἐστιν. » – Pour la traduction d’ ἐντελέχεια comme synonyme d’acte, voir supra, la note 15.
[18] Λ, 6, 1071b12-13 : « Εἰ ἔστι κινητικὸν ἢ ποιητικόν, μὴ ἐνεργοῦν δέ τι, οὐκ ἔσται κίνησις. » – “Qui n’agisse pas”, c’est-à-dire : “Qui ne soit pas en acte”. Pour ‘ἐνεργοῦν’, voir quelques lignes plus haut l’explication du sens d’ἐνεργεῖν.
[19] Λ, 6, 1071b17-18 : « Ἐτὶ οὐδ’ <αὐτὴ ἱκανή>, εἰ ἐνεργήσει, ἡ δ’ οὐσία αὐτῆς δύναμις. » – Toujours garder à l’esprit l’équivalence entre ἐνεργεῖν et εἶναι ἐν ἐνέργειᾳ, entre agir et être en acte. Voir la note précédente.
[20] Si on n’accepte pas l’extension de ποιητικὸν à l’agent capable d’assurer absolument l’existence; voir, quelques lignes plus haut, l’homonymie suggérée pour ποιητικόν.
[21] Λ, 6, 1071b18-19 : « Οὐ
γὰρ ἔσται κίνησις
αΐδιος. »
[22] « Cette question de la causalité efficiente du premier moteur
aristotélicien … est rendue malaisée par trois confusions malheureusement
fréquentes : a/ soit
que l’on substitue à la question de la causalité efficiente celle de la
création. Il est clair que la recherche d’une cause produisant “à neuf le monde
et le mouvement” est vouée à l’échec chez un auteur qui les suppose éternels; b/ soit que l’on identifie création ex nihilo et création de novo. Or la dépendance de
tous les êtres à l’égard d’une cause première est une chose, un commencement
temporel du monde et du mouvement une tout autre (mes italiques); c/ soit que l’on confonde, même par essence,
finalité et efficience. » (Th. De
Koninck,
La
question de Dieu selon Aristote et Hegel, Paris : PUF, 1991, 96-99)
[23] Phys., VIII, 1, 251b20-23.
[24] Thomas d’Aquin, In VIII Phys.,
leç. 1, #990.
[25] Ibid., #970.
[26] Λ, 6, 1071b19-20 : « Δεῖ ἄρα εἶναι ἀρχὴν τοιαύτην ἧς ἡ οῦσία ἐνέργεια. » – Il n’y a pas à chercher de motif subtil à ce qu’ici Aristote oppose à la δύναμις (la puissance) l’ἐνέργεια, l’activité, plutôt que, comme ailleurs, l’ἔργον, l’acte. Cette nouveauté, peut-on tout de même remarquer, invite à retourner à l’homonymie initiale de l’acte ou de l’activité, perfection ultime de toute substance, étendue à désigner toute perfection antérieure : essence ou habitus. Aristote marque bien ici que la première substance est essentiellement opération, et non puissance susceptible d’opérer.
[27] Λ, 6, 1071b21 : « Ἔτι τοίνυν ταύτας δεῖ τὰς οὐσίας εἶναι ἄνευ ὕλης. » – Je continue à traduire au singulier, comme il s’agit de la
substance qui officie comme premier principe. Aristote
parle au pluriel parce qu’il n’est pas encore question de discuter si elle est
unique ou multiple, et parce que la condition vaudrait aussi pour d’autres substances
séparées auxquelles la première confierait éventuellement l’administration des
substances matérielles.
[28] Stephan Herzberg, « God as Pure Thinking. An Interpretation
of Metaphysics Λ 7, 1072b14-26 », dans Aristotle’s’Metaphysics’ Lambda…, op. cit., 158.
[29] Λ, 6,
1071b22 : « Ἐνέργεια ἄρα. »
– « Ὅλως ἀμοιροῦσα τοῦ δυνάμει, n’ayant aucune
part de puissance », précise Alexandre (689, 7). Toute
l’énergie que met Silvia Fazzo (« Unmoved Mover as Pure Act
or Unmoved Mover in Act? The Mystery
of a Subscript Iota », dans Aristotle’s Metaphysics Lambda…, op. cit., 181-205) à justifier un
iota souscrit et à faire lire ἐνέργειᾳ plutôt qu’ἐνέργεια lui fait ramener cette
déclaration capitale d’Aristote à une banale tautologie en
contresens avec le contexte : après avoir insisté qu’une première substance
en acte, mais comportant de la puissance en son essence, ne suffirait pas à
justifier le changement, Aristote conclurait : elle est
donc en acte (« dunque
sono
in atto », dans Il libro ‘lambda’ della ‘Metafisica’ di Aristotele, Bibliopolis, 2012, 184). Étrangement, elle s’était
pourtant sentie contrainte de traduire autrement le premier énoncé de cette
conclusion : « Bisogna dunque che esista un principio tale, che la sua sostanza sia atto » (ibid., mes italiques), donnant du fait une
explication qui confine à la contradiction : « Therefore 1071b20
counts as an argument in favour, not of the eternal substance at issue to be
act, but rather about its being acting by essence and definition. » (Unmoved
Mover as Pure Act…, op. cit.,
196)
[30] Λ, 7, 1072a24-26.
[31] Λ, 7, 1072a19-20 : « Εἰ μὴ οὕτως, ἐκ νυκτὸς ἔσται καὶ ὁμοῦ πάντων καὶ ἐκ μὴ ὄντος. ».
[32] « Τὸ ὀρεκτὸν καὶ τὸ νοητόν. »
[33] « Κινεῖ οὐ
κινούμενα. »
[34] Λ, 7,
1072a26-27.
[35] « Haec enim sola movent
non mota. »
[36] Ainsi : « On peut dire de la cause finale qu’elle est une
cause motrice, sans pour autant admettre qu’elle est efficiente. » (Baghdassarian, La question du divin chez Aristote, discours sur les
dieux et science du principe, Peeters : Louvain-La-Neuve, 2016, 185)
[37] « Le producteur (τὸ ποιητικόν) est cause au sens du commencement du changement (ὡς ὅθεν ἡ ἀρχὴ τῆς κινήσεως). La fin visée ne produit pas (τὸ δ’οὗ ἕνεκα οὐ ποιητικόν); aussi, la santé n’est pas productrice, si ce n’est par métaphore. »
(De la gén. et de la
corr.,
I, 7, 324b13-15) – « Parler d’une ‘action’
de la fin, c’est parler métaphoriquement. » (Thomas De Koninck, Aristote,
l’intelligence et Dieu, Paris : PUF, 2008, 68)
[38] Selon la définition de la cause efficiente : « Ὅθεν ἡ ἀρχὴ τῆς μεταβολῆς ἡ πρώτη ἢ τῆς ἠρεμήσεως. » (Phys.,
II, 3, 194b29-30)
[39] A. Ross,
« The Causality of the Prime Mover… », op. cit.,
217.
[40] Que j’appellerai par la suite “notre lecteur prédominant”, car depuis Alexandre d’Aphrodise il englobe la grande majorité des exégètes d’Aristote. J’en citerai quelques députés, mais de manière privilégiée Fabienne Baghdassarian, à la fois parce qu’on lui doit la traduction française la plus récente du livre Λ, parce qu’elle rend compte de façon assez exhaustive de la littérature secondaire pertinente et en raison de la clarté avec laquelle elle exprime les divers tenants de cette interprétation prédominante.
[41] « As mere final cause. » (Herzberg,
« God as Pure Thinking… », op. cit., 159)
[42] Ibid., 160.
[43] Jean-Joël Duhot, « La révolution théologique stoïcienne », op. cit., 93; mes italiques.
[44] Voir Phys., II, 3, 194b23-195a2.
[45] « Τούτων, τὰ πρῶτα τὰ αὐτά. » (Λ,
7, 1072a27)
[46] Phys., VIII, 1, 252a32-b5.
[47] Voir supra,
la note 29.
[48] Λ, 6, 1071b6 : « Εἰ πᾶσαι <αἱ οὐσίαι> φθαρταί, πάντα φθαρτά. »
[49] Enrico Berti, « Metaphysics
Λ 6 », dans Aristotle’s ‘Metaphysics’ Lambda, op. cit., 183.
[50] Gén. An., II, 3, 737a27-29 : « Λείπεται δὴ τὸν νοῦν μόνον θύραθεν ἐπεισιέναι καὶ θεῖον εἶναι μόνον‧ οὐθὲν γὰρ αὐτοῦ τῇ ἐνεργείᾳ κοινωνεῖ ἡ σωματικὴ ἐνέργεια. ».
[51] A. Ross, The Causality…,
op. cit., 210. – Il est à noter que A. Ross entérine cette ‘interprétation
traditionnelle’ et consacre son article à « introduce the main objections
to this interpretation and some of the new accounts of the causality of the
Prime Mover » et à « offer a reply to these objections and to the new
accounts » (Ibid.,
209).
[52] Ibid. – Mes italiques.
[53] « Cette doctrine (la possibilité d’un engendrement ab aeterno du monde), explique Pépin (Théologie cosmique et
théologie chrétienne, Paris : PUF, 1964, 431-483; « L’Interprétation
du De
philosophia d’Aristote, d’après quelques travaux récents », dans Revue des études
grecques, vol. 77, 1967, 464; Idées grecques sur l’homme et sur Dieu, Paris : Belles
Lettres, 1971, 329), est connue dans
l’Antiquité, puisqu’on l’a souvent attribuée à Platon. Philon, dans le De aeternitate mundi, l’a même
soutenue. Or on sait ce que ce traité doit au De Philosophia.
» (Baghdassarian, La question…, op. cit., 204)
[54] Phys., I, 9, 192a16-17 : « Ὄντος γὰρ τινος θείου καὶ ἀγαθοῦ καὶ ἐφετοῦ. »
[55] Ibid., 192a18-19 : « Ὃ πέφυκεν ἐφίεσθαι καὶ ὀρέγεσθαι αὐτοῦ κατὰ τὴν ἑαυτοῦ φύσιν. » – L’extension que fait ici Aristote de la ‘nature’ est remarquable. Il expliquera plus loin (II, 1, 193a28-30), que pour tout être naturel, sa nature est partie matière, partie forme; il ne considère donc pas strictement que la matière première possède une nature, elle qui est ouverte à constituer n’importe quelle nature par sa réception d’une forme spécifique. Il insiste tout de même que ce qu’il faut reconnaître à la matière qui pourrait se comparer à une nature, c’est cette tension inaliénable qu’elle a à revêtir toute forme susceptible de participer de quelque façon à la perfection du premier moteur. Or cette tension, cet amour naturel, Aristote ne la lui fait pas tenir du hasard, ou d’une génération ou d’une création spontanée, mais de l’efficience du premier moteur.
[56] Ibid., 192a22-23 : « Ὥσπερ ἂν εἰ θῆλυ ἄρρενος. »
[57] Phys., II, 8, 199a20-30.
[58] Λ, 8, 1074a16-17. – Voir supra, la note 10.
[59] « La réception de la théologie d’Aristote chez Michel d’Éphèse et quelques auteurs néoplatoniciens », dans Réceptions…, op. cit., 239-256.
[60] Proclus, In Timeo,
I, 266, 28-29.
[61] Ibid., 267, 5-7.
[62] Ibid., 267, 11-12.
[63] Golitsis, La réception…, op. cit., 247.
[64] Simplicios, In Phys.,
1363, 8-10.
[65] In Arist. Phys., 1360, 24-31.
[66] Asclepios, In Metaph., 28, 20-23; Golitsis met les mêmes mots en italiques.
[67] Golitsis, La réception…, op. cit., 244.
[68] De substantiis separatis, c. 14, I, #124 : « Occasionem errandi sumpserunt ex demonstratione Aristotelis in decimosecundo Metaphysicae. Oportet autem ostendere, quod Philosophi intentionem non assequuntur. »
[69] Voir par exemple Venant Cauchy, « La
causalité divine chez Aristote », dans Mélanges à la
mémoire de Charles De Koninck, Québec : PUL, 1968, 103-114;
Horst Seidl, « On the Concept of God in Aristotle’s “De
Philosophia” », dans Philosophia
Perennis, vol. II (1995), no 2 (automne), 1-18; Marie I. George, « Would Aristotle
agree with St. John that “God is Love”? », dans The Aquinas Review, vol. 17 (2010),
1-44; Mark F. Johnson, « Did St. Thomas Attribute a Doctrine of Creation
to Aristotle », dans The New
Scholasticism, vol. 63 (1989), No 2, 120-155.
[70] A. Ross, « The Causality of the Prime Mover… », op. cit., 208.
[71] Comme certains de ses ‘lecteurs’ prétendent en avoir
l’évidence : « Atticus souligne la dissidence d’Aristote qui, tout
en ayant été l’élève de Platon, a cherché, “par esprit de querelle” (Atticus, fr. 6, 72), à proposer des nouveautés qui conduisent directement à l’athéisme
et à l’immoralité. » (Michalewski, Faut-il préférer…, op. cit., 130)
[72] Éth. Nic.,
I, 4, 1096a14-17.
[73] Leo Elders, Aristotle’s
Theology, A commentary on Book Λ of the ‘Metaphysics’, Assen:
Van Gorcum, 1972, 9. – Elders cite H.J. Kraemer : « Es kann darum
wohl keinen Zweifel unterliegen, dass das Prinzip der νοῦς-θεός des Aristoteles in akademischer Terminologie
nichts anderes als ἔν und μονάς war,
und als solche mit der νοῦς μονάς, dem πρῶτος θεός des Xenocrates in allen wesentlichen Stücken –
beide sind zugleich ἀγαθόν – sachlich und geschichtlich aufs engste zusammengehört. » (Geistmetaphysik, 158) On lit de même chez Crubellier : « Aristote peut
avoir trouvé chez Platon le germe de sa conception de l’objet intelligible
comme un moteur immobile : soit en reprenant une remarque faite dans le Sophiste au sujet du mode de fonctionnement
de la connaissance intellectuelle – et en lui donnant une portée plus vaste et
surtout principielle –, soit en cherchant à résoudre lui-même un problème
laissé ouvert par Platon. » (« Rupture, reprise et révision… », dans Réceptions…, op. cit., 23) De même : « Aristote rejette la conception platonicienne
d’un principe qui se meut soi-même et la remplace par celle d’un principe qui
se pense soi-même. » (Ibid., 25)
[74] De substantiis
separatis, c. 3, #58-60 : « Positiones Aristotelis
et Platonis circa immateriales substantias primo quidem conveniunt in modo
existendi ipsarum. Posuit enim Plato inferiores omnes substantias immateriales
esse unum et bonum per participationem primi, quod est secundum se unum et
bonum… Sic igitur secundum Platonem summus Deus causa est omnibus
immaterialibus substantiis, quod unaquaeque earum et unum sit, et bonum sit. Et
hoc etiam Aristoteles posuit : quia, ut dicit, necesse est ut id quod est
maxime ens, et maxime verum, sit causa essendi et veritatis omnibus aliis. –
Secundo autem conveniunt quantum ad conditionem naturae ipsarum : quia
uterque posuit omnes huiusmodi substantias penitus esse a materia immunes, non
tamen esse eas immunes a compositione potentiae et actus… – Tertio vero
conveniunt in ratione providentiae… »
[75] Voir III, 1, 201a10-11 : « Ἡ τοῦ δυνάμει ὄντος ἐντελέχεια, ᾗ τοιοῦτον, κίνησίς ἐστιν – l’acte de l’être en puissance, en tant que tel, voilà ce qu’est le changement. »
[76] « Si le mot κίνησις, dans le
vocabulaire philosophique, désigne bien le mouvement local (et, en ce sens,
s’applique parfaitement au corps céleste), il peut aussi désigner, dans un
langage moins rigoureux, toute espèce de mouvement, par exemple, celui de la
pensée : νοῦ μὲν γὰρ κίνησις νόησις, lisons-nous dans une critique du Timée
que contient le De anima
(I, 3,
407a20). » (Richard Bodéüs, « En marge de la ‘théologie’
aristotélicienne », dans Revue philosophique de Louvain, vol. 73 [1975],
No. 17 [février], 32)
[77] Comparer : « Aristote rejette la conception platonicienne d’un principe qui se meut soi-même et la remplace par celle d’un principe qui se pense soi-même… Aristote pouvait penser avec de bonnes raisons que l’intellection est plus appropriée que le mouvement pour fournir un tel terme auto-référentiel. D’une part, en effet, l’intellection fait partie de ces ‘actes’ (energeiai) qui ne sont pas des ‘mouvements’ (kineseis) parce qu’ils ont leur fin en eux-mêmes, de sorte qu’ils sont à la fois tout entiers dans l’instant et indéfiniment durables : voir Métaphysique Θ 6, 1048b18-35. » (M. Crubellier, « Rupture, reprise et révision », op. cit., 25.
[78] De l’âme,
III, 7, 431a6-7 : « Διὸ ἄλλο τοῦτο εἶδος κινήσεως‧ ἡ
γὰρ κίνησις
τοῦ ἀτελοῦς
ἐνέργεια
ἦν,
ἡ δ’ ἁπλῶς ἐνέργεια
ἑτέρα
ἡ τοῦ τετελεσμένου. » – Voir aussi Mét., Θ, 8, 1050a23ss.
– Comparer : « Le passage de l’entéléchie première à l’entéléchie
seconde n’est pas de même nature que le passage de la potentialité originelle à
l’entéléchie première. Celui-ci est en effet un processus qui dure un certain
temps et qui implique des modifications matérielles du sujet (la perte de
certaines propriétés et l’apparition de certaines autres), selon le modèle le
plus simple et le plus général du changement dans la nature. Ces modifications
se produisent en règle générale sous l’action d’un agent extérieur et peuvent
être décrites comme passives. Au contraire, l’actualisation seconde est un
processus immédiat qui ne modifie pas le sujet, sinon sous la forme paradoxale
qui consiste à “devenir (pleinement) soi-même”, c’est-à-dire que ce passage se
réalise sans aucune perte. » (Crubellier, ibid., 29)
[79] Voir Phèdre, 245c-e.
[80] Baghdassarian,
« Présentation », dans Réceptions,
op. cit., 4.
[81] Λ, 7, 1072a27. – Voir supra, la note 45.
[82] Mét., α,
1, 993b30-31 : « Ἕκαστον, ὡς ἔχει τοῦ εἶναι, οὕτω καὶ τῆς ἀληθείας. »
[83] Éth. Nic., I, 4, 1096a23-24:
« Τἀγαθὸν ἰσαχῶς λέγεται τῷ ὄντι. »
[84] Voir Éth. Nic.,
I, 6, 1097b21 ss.
[85] Λ, 7, 1072a29-30 :
« Ὀρεγόμεθα δὲ διότι δοκεῖ μᾶλλον ἢ δοκεῖ διότι ὀρεγόμεθα. Ἀρχὴ γὰρ ἡ νόησις. » – Cela donnera éventuellement lieu à une
discordance entre notre bien réel et ce que nous désirons de fait, d’une part
parce que le sens confond le bien et son concomitant naturel : le
plaisir, d’autre part parce que l’intelligence peut se tromper dans son appréciation.
Mais cela n’empêche qu’au fond, malgré cet accident de parcours, c’est le bien
réel que cherche l’intelligence et sur quoi elle veut fixer la volonté.
« C’est ce qui apparaît comme bon qu’on désire, et ce qui l’est qu’on veut
en premier. – Ἐπιθυμητὸν μὲν γᾶρ τὸ φαινόμενον καλόν, βουλητὸν δὲ πρῶτον τὸ ὂν καλόν. »
(Ibid., 1072a27-28) Tellement que « le bien », c’est-à-dire la perfection de
son être, « c’est ce à quoi toute chose tend », « τἀγαθόν, οὗ παντ’ ἐφίεται » (Éth. Nic., I, 1, 1094a3).
[86] Λ, 7, 1072a30-31 : « Νοητὴ δὲ ἡ
ἑτέρα
συστοιχία καθ’
αὑτήν. »
[87] Ibid., a31 : « Καὶ
ταύτης ἡ οὐσία
πρώτη. »
[88] Ibid., a32 : « Καὶ
ταύτης ἡ ἁπλῆ
καὶ κατ’
ἐνέργειαν. »
[89] Ibid., a34-35 : « Ἀλλὰ
μὴν καὶ τὸ
καλὸν καὶ τὸ δι’
αὑτὸ αἱρετὸν
ἐν τῇ αὐτῇ συστοιχίᾳ. »
[90] Ibid., a35-36 : « Καὶ
ἔστιν ἄριστον
ἀεὶ ἢ ἀνάλογον
τὸ πρῶτον. »
[91] Λ, 7, 1072b2-3 : « Ὅτι δ’ ἔστι
τὸ οὗ ἕνεκα ἐν τοῖς
ἀκινήτοις, ἡ διαίρεσις
δηλοῖ‧ ἔστι γὰρ
τινὶ τὸ οὗ ἕνεκα
καὶ τινός. » Plus littéralement : « Qu’on trouve,
chez les entités immobiles, quelque chose pour quoi
<elles agissent>, cette division le
montre : on agit en effet pour quelqu’un et pour quelque chose. » – Crubellier
propose peut-être aussi de ce passage une interprétation pertinente, en
partant de manuscrits qui omettent “καὶ τινός” et en mettant l’accent sur les mots qui suivent, “... ὧν τὸ μὲν ἔστι τὸ δ’ οὐκ ἔστι” : « “Que le ‘en vue de quoi’ existe dans les êtres
immuables, la distinction <que
voici> le montre :
ce qui est ‘en vue de quoi’ l’est pour quelque chose, qui tantôt existe et
tantôt n’existe pas.” Si je comprends correctement ce passage difficile, il
s’agit de distinguer entre une situation dans laquelle la finalité exprime la
tendance vers la réalisation d’un bien futur (qui “n’existe pas”), et une autre
dans laquelle elle se traduit par l’existence pleine et immédiate du
bien. » (« Rupture,
reprise et révision… », dans Réceptions…, op. cit., 17)
[92] Ibid., b3 : « Ὧν τὸ μὲν ἔστι τὸ δ’ οὐκ ἔστι. »
[93] Ibid. : « Κινεῖ δὲ ὡς ἐρώμενον. »
[94] Par exemple, « the imitation
story is not easy to link with our understanding of ‘objective’ » (A.
Ross,
« The Causality of the Prime Mover… », op.
cit., 213); « Aristotle never states explicitly that the first heaven
“imitates” the activity of the Prime Mover. » (Ibid.,
215)
[95] Enrico Berti, « Metaphysics
Λ 6 », op. cit., 201.
[96] De l’âme, II, 4, 415a28-b2 : « Φυσικώτατον γὰρ τῶν ἔργων τοῖς ζῶσιν ... τὸ ποιῆσαι ἕτερον οἷον αὐτο, ζῷον μὲν ζῷον, φυτὸν δὲ φυτόν, ἵνα τοῦ ἀεὶ καὶ τοῦ θείου μετέχωσιν ᾗ δύνανται‧ πάντα γὰρ ἐκείνου ὀρέγεται, καὶ ἐκείνου ἕνεκα πράττει ὅσα πράττει κατὰ φύσιν. »
[97] Voir Éth. Nic., X, 7, 1177b33ss; De l’âme, II, 4, 415a26-b7; Gén. An., II, 1, 731b24-732a11; Gén. et corr., II, 10, 337ª1i-7; Mét., IX, 8, 1050b28ss.
[98] Comparer : « It is, in
short, scarcely an exaggeration to say that for Aristotle the entire
functioning of the natural world, as also that of the heavens, is ultimately to
be understood as a shared striving towards godlike actuality. » (David
Sedley,
Creationism and Its Critics in Antiquity,
Berkeley, 2007, 171.
[99] Affirmation tout à fait convertible :
« When we approximate the divine to the extent possible for us, we realize
our own nature. » (G. Richardson Lear,
Happy Lives and the Highest Good. An Essay on
Aristotle’s Nicomachean Ethics, Princeton, 2004,
86)
[100] Herzberg, op. cit., 161.
[101] Voir supra,
p. 118.
[102] Baghdassarian, La question du divin chez Aristote, op. cit., 201.
[103] Ibid., 202; mes italiques.
[104] Ibid.
[105] Ibid., 203.
[106] Ibid., 205; mes italiques.
[107] Λ, 7, 1072b4-5 : « Εἰ μὲν οὖν τι κινεῖται, ἐνδέχεται ἄλλως ἔχειν. »
[108] A. Ross, The Causality…,
op. cit., 213.
[109] Λ, 7, 1072b10.
[110] Ibid., 1072b12 : « Οὗ οὐκ ἄνευ τὸ εὖ. »
[111] Ibid., 1072b13-14 : « Ἐκ τοιαύτης ἄρα ἀρχῆς ἤρτηται ὁ οὐρανὸς καὶ ἡ φύσις. »
[112] « Ἐπέκεινα τῆς οὐσίας. » (République,
509B9)
[113] De Oratione, fr. 1 : « Ὁ θεὸς ἢ νοῦς ἐστὶν ἢ ἐπέκεινά τι τοῦ νοῦ.
» (Voir
Simplicios, In ‘De Caelo’, 485, 19-22) – Aristote l’implique aussi ailleurs sous
forme de question : « Τί οὖν ἂν κρεῖττον καὶ ἐπιστήμης εἴη καὶ νοῦ πλὴν θεός; – Que pourrait-il bien y avoir de meilleur que la science et
l’intelligence, sinon dieu? » (Éth. Eud., VII, 14, 29)
[114] Bien sûr, pas l’homonymie par accident, “l’équivocité”, qu’on a pris l’habitude regrettable d’entendre spontanément sous ce mot, mais l’instrument intellectuel précieux qui fait étendre le nom d’une entité connue à une nouvelle, au motif que la connaissance de la première offre un chemin praticable pour la connaissance de la seconde. Ce qu’on a coutume d’appeler ‘analogie’, depuis qu’on a rendu péjoratif le mot ‘homonymie’.
[115] Ce que ne saisit pas Jacques Brunschwig,
qui prend ce « au-delà de l’intelligence » trop au pied de la
lettre : « A fairly clear lesson of it is that the ‘young’ Aristotle
wavered about the relationship between the intellect and God. » (« ‘Metaphysics’
Λ 9 : A
Thought-Experiment », dans Aristotle’s
‘Metaphysics’ Lambda…, op.
cit., 278)
[116] Horst Seidl, « On the Concept of God in Aristotle’s De Philosophia », dans Philosophia Perennis, vol. II (1995),
no 2 (automne), 9-10.
[117] Enrico Berti, « Unmoved mover(s) as efficient cause(s) in Metaphysics Λ 6 », dans Aristotle’s ‘Metaphysics’ Lambda, op. cit., 203.
[118] Ibid.
[119] C’est du moins ainsi que s. Thomas reçoit la
réticence d’Aristote face aux définitions que Platon
élabore pour l’âme : « Généralement, Aristote ne réprouve pas
l’intention des opinions de Platon, mais leur sonorité. C’est que Platon
enseigne inadéquatement : tout en figures et par symboles; il signifie
autre chose que les mots dont il se sert, comme lorsqu’il prétend que l’âme est
un cercle. – Aristoteles, plerumque, quando reprobat opiniones Platonis, non
reprobat eas quantum ad intentionem Platonis, sed quantum ad sonum verborum
eius. Quod ideo facit, quia Plato habuit malum modum docendi. Omnia enim
figurate dicit, et per symbola docet : intendens aliud per verba, quam
sonent ipsa verba; sicut quod dixit animam esse circulum. » (In
I de An., leç. 8, #107)
[120] Ibid.
[121] Ibid., 204.
[122] Voir supra,
pp. 106 ss.
[123] Λ, 7, 1072b14-15 : « Διαγωγὴ δ’ ἐστὶν οἵα ἡ ἀρίστη ... ἡμῖν. »
[124] Ibid., 1072b15 : « ... μικρὸν χρόνον ἡμῖν. »
[125] Ibid., 1072b15-16 : « Οὕτω γὰρ ἀεὶ ἐκεῖνο, ἡμῖν μὲν γὰρ ἀδύνατον. »
[126] Ibid., 1072b17 : « Διὰ τοῦτο ἐγρήγορσις, αἴσθησις, νόησις ἥδιστον. »
[127] Ibid., 1072b16 : « Ἡδονὴ
ἡ ἐνέργεια
τούτου. »
[128] Ibid., 1072b18-19 : « Ἡ
δὲ νόησις ἡ καθ’
αὑτὴν τοῦ καθ’
αὑτὸ ἀρίστου,
καὶ ἡ μάλιστα
τοὺ μάλιστα. »
[129] Ibid., 1072b19-21 : « Αὑτὸν
δὲ νοεῖ ὁ νοῦς
κατὰ
μετάληψιν τοὺ
νοητοῦ‧ νοητὸς
γὰρ γίγνεται
θιγγάνων καὶ
νοῶν, ὥστε ταὐτὸν
νοῦς καὶ
νοητόν. »
[130] Ibid., 1072b24 : « Ἡ
θεωρία τὸ
ἥδιστον καὶ
άριστον. »
[131] Ibid., 1072b24-26 : « Εἰ
οὖν οὕτως εὖ
ἔχει, ὡς ἡμεῖς
ποτέ, ὁ θεὸς
ἀεί, θαυμαστόν‧ εἰ δἐ μᾶλλον,
ἔτι
θαυμασιώτερον. »
[132] Voir supra, la note 45.
[133] Λ, 7, 1072b26-30 : « Ζωὴ δέ
γε ὑπάρχει‧ ἡ γὰρ νοῦ
ἐνέργεια ζωή,
ἐκεῖνος δὲ ἡ
ἐνέργεια‧ ἐνέργεια δὲ ἡ
καθ’ αὑτῆν
ἐκείνου ζωὴ
ἀρίστη καὶ ἀΐδιος. Φαμὲν δὴ
τὸν θεὸν εἶναι
ζῷον ἀΐδιον
ἄριστον, ὥστε
ζωὴ καὶ αἰὼν
συνεχὴς καὶ ἀΐδιος ὑπάρχει τῷ θεῷ‧
τοῦτο γὰρ ὁ
θεός. »
[134] Λ, 9, 1074b19-20.
[135] Ibid., 1074b20-21.
[136] Baghdassarian, « L’intellection divine en Métaphysique Λ 7 et 9 », dans Réceptions, op. cit., 38.
[137] Ibid., 1074b25-26.
[138] Ibid., 1074b28-29 : « Εὔλογον ἐπίπονον εἶναι τὸ συνεχὲς αὐτῷ τὴς νοήσεως. »
[139] Ibid., 1074b33-34 : « Αὐτὸν ἄρα νοεῖ, εἴπερ ἐστὶ τὸ κράτιστον. »
[140] Ibid., 1074b34-35 : « Ἔστιν ἡ νόησις νοήσεως νόησις. »
[141] Voir supra, la note 45.
[142] Rupture, reprise et révision…, op. cit., 9.
[143] Λ, 9, 1075a4-5 : « Ὅσα μὴ ὕλην ἔχει..., καὶ ἡ νόησις τῷ νοουμένῳ μία. »
[144] Ibid., 1075a4 : « Τὸ αὐτὸ ἔσται. »
[145] Ibid., 1075a4-5 : « Ὅσα μὴ ὕλην ἔχει..., καὶ ἡ νόησις τῷ νοουμένῳ μία. »
[146] Ibid., 1074b34-35 : « Nοήσεως νόησις. »
[147] Pas tout à fait, quand même. « Une longue ligne d’interprètes
autorisés, depuis Alexandre d’Aphrodise jusqu’à H.H. Joachim et Ingemar Düring
de nos jours, l’ont cependant entendu tout autrement. Ils incluent Thémistius,
Maïmonide, Thomas d’Aquin, Trendelenburg, Franz Brentano et bien d’autres. On
pourrait – trop simplement sans doute – résumer la position de nombre d’entre
eux par l’énoncé : « ce qui est au principe de toutes choses les
connaît toutes en se connaissant soi-même »; selon la célèbre formule :
intelligendo se, intelligit omnia alia
(cf. saint
Thomas, In Metaph., XII, lect. 11, n. 2614, et Contra
Gentiles, I, 49). » (Thomas De Koninck, La question de Dieu…, op. cit., 75-76)
[148] Maria Liatsi, « Aristotle’s Silence… », op. cit., 231.
[149] Brunschwig, « ‘Metaphysics’ Λ 9… », op. cit., 288.
[150] De l’âme, I, 5, 410b4-6.
[151] De substantiis
separatis, c. 13, #127.
[152] Thomas De Koninck, La question de
Dieu…, op. cit.,
82-83.
[153] Aristote avertit pourtant lui-même de
l’impasse à laquelle réduit cet anthropomorphisme : « Que fera Dieu,
puisqu’il ne dort pas? Contempler, puisque voilà l’activité la plus belle,
celle qui Lui convient le mieux. Mais contempler quoi? Autre chose? Il y aurait
alors mieux que Lui? Quelle absurdité! Lui-même, alors? Mais voilà encore une
absurdité : on traiterait d’insensé quelqu’un qui passerait son temps à se
regarder. L’idée d’un dieu occupé à s’auto-contempler est donc encore plus
absurde. » (Grandes Morales, II, 1212b34-1213a7) –
« Ce que le philosophe condamne en fait, ici comme ailleurs, c’est
l’anthropomorphisme grossier ou élémentaire. » (Richard Bodéüs, « En marge de la ‘théologie’ aristotélicienne »,
op.
cit.,
12)
[154] Voir Brunschwig, « ‘Metaphysics’ Λ 9… », op. cit., 278.
[155] Brunschwig, « ‘Metaphysics’ Λ 9… », op. cit., 303.
[156] Ibid., 303-304.
[157] Ibid., 304.
[158] De l’âme, III, 4, 430a1-2 : « Ὥσπερ ἐν γραμματείῳ ᾧ μηθὲν ὑπάρχει ἐντελεχείᾳ καταγεγραμμένον. »
[159] Aristotle’s Metaphysics, Oxford : Clarendon Press, 1924,
vol. 1, Introduction, CXLII.
[160] S. Thomas d’Aquin, De substantiis
separatis, 14, #127 : « Patet igitur praedicta verba
Philosophi diligenter consideranti, quod non est intentio eius excludere a Deo
simpliciter aliarum rerum cognitionem, sed quod non intelligit alia a se quasi
participando ea, ut per ea fiat intelligens, sicut fit in quocumque intellectu
cuius substantia non est suum intelligere. Intelligit autem omnia alia a se
intelligendo se ipsum, inquantum ipsius esse est universale et fontale
principium omnis esse, et suum intelligere quaedam universalis radix intelligendi,
omnem intelligentiam comprehendens. »
[161] Ainsi : « L’évidence … qu’il est meilleur de penser le bien plutôt que le mal, … Aristote la systématise…, en postulant, sur la base de l’exemple de la vision, que la cécité même vaut mieux que la vision de la laideur. » (Baghdassarian, « L’intellection… », op. cit., 48; mes italiques)
[162] Λ, 9, 1075a10 : « Οὕτως δ’ ἔχει αὐτὴ αὑτῆς ἡ νόησις τὸν ἅπαντα αἰῶνα; »
[163] Voir supra, p. 110.
[164] Voir supra,
p. 111.
[165] Voir supra, p. 129.
[166] Λ, 7, 1072b26 : « Καὶ ζωὴ δέ γε ὑπάρχει. »
[167] Voir De l’âme, II, 1, 412a27-28 : « Ἡ ψυχή ἐστιν ἐντελέχεια ἡ πρώτη σώματος φυσικοῦ δυνάμει ζωὴν ἔχοντος. »
[168] Λ, 7, 1072b27 : « Ἡ γὰρ
νοῦ ἐνέργεια
ζωή. »
[169] Ibid. : « Ἐκεῖνος δὲ ἡ
ἐνέργεια. »
[170] Voir supra, note 50.
[171] Voir supra, pp. 119 ss.
[172] De l’âme, III, 10, 433a23-24 : « Ὁ μὲν νοῦς οὐ φαίνεται κινῶν ἄνευ ὀρέξεως‧ ἡ γὰρ βούλησις ὄρεξις. »
[173] Λ, 7, 1072a27.
[174] Ainsi : « Plutarque ne nourrit pas de critique très
développée à l’encontre de théorie providentielle chez Aristote. Dans le De defectu oraculorum (426D2-5), on trouve simplement une allusion au fait qu’en accordant au dieu
uniquement une activité auto-contemplative, on le prive de ses attributs
providentiels… L’activité de pensée du Premier Moteur, interprétée comme l’exercice
d’une auto-réflexivité divine, est incompatible avec la providence
intentionnelle et soucieuse du particulier… C’est sur l’athéisme d’Aristote,
qui prive le divin de toute intervention sur les réalités terrestres qu’Atticus
met l’accent. » (Michalewski, Faut-il préférer…, op. cit., 129-130)
[175] Λ, 10, 1075a16 : « Πάντα δὲ συντέτακταί πῶς. »
[176] Ainsi : « Aristote limite l’action divine à la lune et
soustrait les autres parties du monde au gouvernement divin. » (Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, XV, 5, 5-7) –
Encore : « Pour les réalités célestes,
qui sont toujours et invariablement de la même manière, Aristote suppose que le
destin en est cause; pour les choses sublunaires, c’est la nature; pour les
choses humaines, la réflexion, la prévoyance et l’âme. » (Atticus, Fr. 8, 12-16) –
De même : « Aristote, <d’après Atticus>, donne dans la
demi-mesure, puisque tout en admettant que la providence existe, il tronque
volontairement la puissance divine. Ses dieux ne sont pas complètement oisifs
puisqu’ils sont responsables de l’organisation régulière du ciel, mais leur
action ne peut s’étendre jusqu’aux affaires humaines. » (Michalewski, Faut-il préférer…, op. cit., 130) –
Et : « Aristote, <d’après Atticus>, laisse les
réalités sensibles aux soins d’une nature dépourvue de raison. » (Ibid., 132)
[177] Λ, 10, 1075a16-17 : « Καὶ πλωτὰ καὶ πτηνὰ καὶ φυτά, même ceux qui nagent, qui volent, qui poussent. » – L’énumération paraît étrange, qui distingue les animaux par leur mode de déplacement. Elle met l’accent, en des êtres dont on attend moins une imitation du premier moteur, sur une variété qui illustre la fécondité de sa perfection.
[178] De philosophia, fr. 28.
[179] Politique, VII, 15, 1334a15-17.25-28 : « Ὁ δὲ λόγος ἡμῖν καὶ ὁ νοῦς τῆς φύσεως τέλος… »
[180] Λ, 10, 1075a17-18 : « Καὶ οὐχ οὕτως ἔχει ὥστε μὴ εἶναι θατέρῳ πρὸς θάτερον μηδέν, ἀλλ'’ἔστι τι. »
[181] Λ, 10, 1075a18-19 : « Πρὸς
μὲν γὰρ ἓν
ἅπαντα
συντέτακται. »
[182] « Ἀλλ’ οὐχ
ὁμοίως. » (Λ, 10, 1075a16)
[183] Λ, 10, 1075a19 : « Ὥσπερ
ἐν οἰκίᾳ. »
[184] Λ, 10, 1075a19-21 : « Τοῖς
ἐλευθέροις
ἥκιστα
ἔξεστιν ὅ τι
ἔτυχε ποιεῖν,
ἀλλὰ πάντα ἢ τὰ
πλεῖστα
τέτακται. »
[185] Λ, 10, 1075a21-22 : « Τοῖς δὲ
ἀνδραπόδοις
καὶ τοῖς
θηρίοις
μικρὸν τὸ εἰς
τὸ κοινόν, τὸ δὲ
πολὺ ὅ τι
ἔτυχεν. »
[186] Λ, 10, 1075a22-25 : « Τοιαύτη
γὰρ ἀρχὴ
ἑκάστου αὐτῶν
ἡ φύσις ἐστίν.
Λέγω δ’ οἷον εἴς
γε τὸ διακριθῆναι
ἀνάγκη ἅπασιν
ἐλθεῖν, καὶ
ἄλλα οὕτως
ἔστιν ὧν
κοινωνεῖ
ἅπαντα εἰς τὸ
ὅλον. »
[187] Voir Phys., VIII, 5, début.
[188] Λ, 10, 1075a17-18 : « Πότερως
ἔχει ἡ τοῦ ὅλου
φύσις τὸ ἀγαθὸν
καὶ τὸ ἄριστον, πότερον
κεχωρισμένον τι
καὶ αὐτὸ καθ’ αὑτό,
ἢ τὴν τάξιν. »
[189] Λ, 10, 1075a13-14 : « Ἢ
ἀμφότερως
ὥσπερ
στράτευμα; Καὶ
γὰρ ἐν τῇ τάξει τὸ
εὖ. »
[190] Λ, 10, 1075a14 : « Kαὶ ὁ στραγηγός. » – Curieusement, dans l’idée d’interpréter plus exactement
la conception aristotélicienne de la causalité du premier moteur, Enrico Berti
contredit cette affirmation d’Aristote et assigne la victoire comme
une fin propre de l’armée, non du général! « It is clear that the end of the army is
not its leader, but its order (and consequently its winning the battles). »
(« Unmoved mover(s)… », op. cit.,
205)
[191] Λ, 10, 1075a14-15 : « Kαὶ μᾶλλον οὗτος. »
[192] Λ, 10, 1075a15 : « Οὐ γὰρ οὗτος διὰ τὴν τάξιν, ἀλλ’ ἐκείνη διὰ τοῦτόν ἐστιν. »
[193] Λ, 10, 1076a1-2 : « Ἐπεισοδιώδη τὴν τοῦ παντὸς οὐσίαν ποιοῦσιν‧ οὐδὲν γὰρ ἡ ἑτέρα τῇ ἑτέρᾳ συμβάλλεται οὖσα ἢ μὴ οὖσα. »
[194] Λ, 10, 1076a3-4 : « Καὶ ἀρχὰς πολλάς‧ τὰ δὲ ὄντα οὐ βούλεται πολιτεύεσθαι κακῶς. “Οὐκ ἀγαθὸν πολυκοιρανίη εἷς κοίρανος.” »
[195] Pol., I, 2, 1253a3 : « Φανερὸν ὅτι τῶν φύσει ἡ πόλις ἐστί καὶ ὅτι ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον. »
[196] Pol., VII, 8, 1328b3-4 : « Ὧν ἄνευ πόλις οὐκ ἂν εἴη‧ καὶ γὰρ ἃ λέγομεν εἶναι μέρη πόλεως, ἐν τούτοις ἂν εἴη διὰ τὸ ἀναγκαῖον ὑπάρχειν. »
[197] Ibid., 1328b12-13 : « Πέμπτον δὲ καὶ πρῶτον τὴν περὶ τὸ θεῖον ἐπιμέλειαν, ἣν καλοῦσιν ἱερατείαν. »
[198] Ibid., 1328b29-30 : « Ὑπὸ γὰρ τῶν πολιτῶν πρέπει τιμᾶσθαι τοὺς θεούς. »
[199] Étrange corollaire à tirer de tant d’insistance d’Aristote sur l’immatérialité de l’intelligence humaine. (mon étonnement)
[200] Baghdassarian, La question…, op. cit., 297.
[201] Ibid., 296. – « Voir, par exemple, Pol. VIII 3, 1337b37 sqq., au sujet du délassement que la musique des fêtes religieuses procure à l’âme. » (Ibid., note 22)
[202] Ibid., 297-298.
[203] Baghdassarian, La question…, 297.
[204] « L’amitié prend ainsi la forme de la justice distributive. La piété apparaît alors comme une forme particulière de justice. Sur ce point, cf. R. Bodéüs, Aristote et la théologie des vivants immortels, Paris : Belles Lettres,1992, pp. 214-234. » (Ibid., note 23)
[205] Baghdassarian, La question…, 297.
[206] Éth. Eud., VII, 10, 1243b11-12 : « Ὁ θεὸς ἀνέχεται κατὰ δύναμιν λαμβάνων τὰς θυσίας. » Cf. également EN VIII 16, 1163b13-19; IX 1, 1164b5-6; IX 2, 1165a24.
[207] La chose va de soi, je l’ai déjà souligné. Jamais, de toute façon, Aristote ne suggère pareille possibilité. Même quand, à cause de son évidence, il n’exprime pas verbalement cette réserve.
[208] Ibid., 298.
[209] Éth. Nic., X, 9, 1179a22-30.
[210] Éth. Nic., X, 7, 1177b26-1178a7 :
« Ὁ δὲ τοιοῦτος ἂν εἴη βίος
κρείττων ἢ κατ’ ἄνθρωπον‧ οὐ γὰρ ᾗ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται, ἀλλ’
ᾗ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει... Εἰ δὴ θεῖον ὁ νοῦς πρὸς τὸν άνθρωπον, καὶ ὁ κατὰ τοῦτον βίος θεῖος πρὸς τὴν ἀνθρώπινον βίον. Οὐ χρὴ δὲ κατὰ τοὺς παραινοῦντας ἀνθρώπινα φρονεῖν ἄνθρωπον ὄντα οὐδὲ θνητὰ τὸν θνητόν, ἀλλ’
ἐφ’ ὅσον ἐνδέχεται ἀθανατίζειν καὶ πάντα ποιεῖν πρὸς τὸ ζῆν κατὰ τὸ κράτιστον τῶν ἐν αὑτῇ... Εἴπερ <ὁ νοῦς> τοῦτο μάλιστα άνθρωπος. »
[211] Éth. Eud., VIII, 3, 1249b16-21 : « Ἥτις οὖν αἵρεσις καὶ κτῆσις τῶν φύσει ἀγαθῶν ποιήσει μάλιστα τὴν τοῦ θεοῦ θεωρίαν, ἢ σώματος ἢ χρημάτων ἢ φίλων ἢ τῶν ἄλλων ἀγαθῶν, αὕτη ἀρίστη… Ἥτις δ’ ἢ δι’ ἔνδειαν ἢ δι’ ὑπερβολὴν κωλύει τὸν θεὸν θεραπεύειν καὶ θεωρεῖν, αὕτη δὲ φαύλη. »
[212] Baghdassarian, La question…, op. cit., 300.
[213] Ibid., 299.
[214] Richard Bodéüs, « En marge… », op. cit., 28; mes italiques.
[215] Baghdassarian, La question…, op. cit., 175.
[216] Λ, 7, 1072b13-14. – Voir supra, la note 109.
[217] Nonobstant toutes les attaques qu’Aristote
adresse à la prétention d’Empédocle de faire de l’amour un principe. « In every place where
Aristotle considers whether the First Principle could be love he is considering
views which contain additional suppositions which are objectionable. He never
explicitly considers whether “God is love” could be taken to mean that there is
an identity between God and his will and the primary act of his will (which is
love), or whether it could mean that God loves us in a way he does not love
non-rational beings and shows us special care. I will consider what Aristotle
would be likely to maintain on each of these questions. – Would Aristotle
agree that: 1) God possesses will; 2) has himself as the primary
object of his will; 3) and that his loving himself is not other than what
he is? » (Marie George, « Would
Aristotle Agree with St. John that “God is Love”? », dans The
Aquinas Review, vol. 17 (2010), 4)
[218] Ibid., 4-5.
[219] Jn 15, 15.