Le Dieu d’Aristote :
omniscient, créateur et providence
[1]

Yvan Pelletier

Professeur retraité

Faculté de philosophie

Université Laval, Québec

Seuls les chrétiens professent un Dieu trine, d’une nature unique pour­tant commune à trois Personnes. Ils reconnaissent d’ailleurs l’origina­lité para­doxale de leur foi et admettent eux-mêmes ne pas pouvoir exacte­ment com­prendre pareille nature divine, dont ils font l’un des grands mys­tères qui dé­passent irrémédiablement leur intelligence : le mystère de la Sainte Trinité. Que plu­sieurs personnes partagent la même nature indivi­duelle paraît chose si impossible que tous ceux qui ne re­çoivent pas gra­tuitement de Dieu même le don d’y croire, les musul­mans, par exemple, et jusqu’aux juifs, y dénoncent une conception polythéiste. Les chrétiens croient en outre leur Dieu omni­scient, omni­potent, créateur et providence de tout autre être et événement, et spéciale­ment de tout homme, en chacune des situa­tions qu’il expérimente.

Aristote, considère-t-on très majoritairement, a pensé démon­trer l’exis­tence d’un dieu fort différent : unique lui aussi, immo­bile et éternel lui aussi, esprit et intelligence lui aussi, mais ignorant et indifférent au re­gard de tout objet autre que lui-même – noblesse oblige! –, ni créateur ni pro­vi­dence de quoi que ce soit, laissant à des inférieurs l’admi­nis­tra­tion d’un univers qui ne dé­pendrait de Lui qu’au titre de cause finale, de bien con­voité, sans efficience aucune de sa part. Une rigueur lo­gique excessive, ironise-t-on, aurait contraint Aristote, en cohérence avec ses principes, à promouvoir un dieu absurde.

Aussi étrange, aussi absurde même, que la thèse de la noèsis noè­seôs puisse nous paraître, elle n’en est pas moins la conséquence nécessaire de la pure actualité du Premier Moteur, laquelle ne laisse pas d’autre choix que de refermer sur elle-même la pensée du dieu, puisque toute autre option implique d’introduire en elle puissance et multiplicité. L’étrangeté même de cette thèse n’est pas une raison d’essayer d’y soustraire Aristote, … parfaitement conscient d’avoir placé la pensée divine dans une position presque inintelligible pour l’homme : « Le dieu … est trop bon pour penser lui-même autre chose que lui-même. La cause en est … qu’il est lui-même son propre bien.[2] »[3]

La singularité d’Aristote tient à ce qu’il applique l’exigence de perfection au fonctionnement même de l’intellect. Le Dieu Pensée qu’est l’intellect aristotélicien doit être absolument parfait, ce qui exclut toute imperfec­tion dans sa pensée même, de sorte qu’il ne peut rien penser d’imparfait, et qu’il ne peut avoir d’autre objet de pensée que sa propre perfection.[4]

Cette interprétation trouve son étiquette la plus caractéristique dans l’ex­pression péjorative[5] forgée par R. Norman d’un dieu narcisse que son at­tention exclusive à sa propre perfection con­damnerait à une ignorance et une impuissance totale concer­nant l’univers.

The Prime Mover is a sort of heavenly Narcissus, who looks around for the perfec­tion which he wishes to contemplate, finds nothing to rival his own self, and settles into a posture of permanent self-admiration.[6]

Voilà à mon avis la plus prodigieuse méprise de l’his­toire de la philo­sophie. Je veux ici, après tant d’autres, regarder de près ce que dé­clare Aristote sur son dieu et vérifier s’il lui refuse effecti­vement l’omni­science, la créa­tion et la providence.

Aristote, tous le remarquent, ne se montre pas bavard sur la nature di­vine. Ses indica­tions, trop brèves, forcent, sur le modèle de la science expérimen­tale, la conjecture de consé­quences sus­cep­tibles de confirmation ou de réfuta­tion dans les prin­cipes explicites de sa philosophie. « Aristotle does not answer explicitly in the text, so an exe­getical exercise is neces­sary. »[7] Cet exer­cice, de méprise en méprise, a nourri l’im­pression do­minante que je viens de signaler, la­quelle finit par ‘calomnier’ Aristote plutôt que de l’expli­quer[8]. C’est sur le même exercice, mené je le voudrais, avec une rigueur ac­crue, que je fon­de­rai la conception opposée.

Relisons cette lettre si discrète d’Aristote, en ne lui attachant que des con­sé­quences qui en découlent très strictement, attestées par leur compati­bilité claire avec l’enseignement expli­cité dans les œuvres recon­nues du Corpus. On trouve la doctrine pertinente principalement dans la seconde moi­tié du livre Λ de la Métaphy­sique, qui prolonge les derniers livres de la Physique et s’éclaire de pas­sages du traité De l’âme et des traités d’éthique. Mais restons-en aux considérations les plus communes et fondamen­tales, pour lesquelles Aristote disposait de l’observation requise; il est important de savoir les dégager des considérations plus précises que l’observation disponible de son temps ne pouvait garantir, sur la nature et la circulation des astres comme sur le détail des changements naturels. Ces considéra­tions plus précises peuvent se trouver assez erronées sans compromettre les considé­rations plus com­munes.

I. Acte pur

L’examen qu’a conduit Aristote, en sa Physique, du change­ment par lequel tout être naturel tend à compléter ce qui lui manque initialement, lui a fait découvrir sa nécessaire dé­pendance d’un premier moteur immobile, immaté­riel et éter­nel. Du livre Λ, Aristote occupe la première moitié à rappeler ces acquis de la Physique : l’être naturel, privé initialement de son exis­tence ca­ractéris­tique, n’y accède éven­tuellement, moyennant génération puis modifi­cation complémentaire, qu’en une matière qui s’y trouve déjà en puissance; par ailleurs, tout ce changement ne commence et ne s’effectue que sous l’im­pulsion d’une substance qui n’en a elle-même aucun besoin, étant éternelle­ment parfaite, et donc immobile.

Il existe trois substances, résume Aristote : deux natu­relles, une im­mobile.[9]

A. Deux substances naturelles

Deux naturelles!” « Δύο μὲν αἱ φυσικαί. » Qu’est-ce à dire? Ce qu’a dé­signé en premier la φύσις, pour les Grecs, comme la natura, pour les Latins, c’est la naissance, c’est-à-dire plus généralement le besoin de com­mencer à exister, d’où la nécessité de tenir son existence d’un agent dis­tinct de soi. La confronta­tion de l’extrême imperfection et précarité des êtres qui nous en­tourent avec la pérennité que semblent comporter les astres suggère deux degrés de cette dépendance dans l’existence : on peut n’avoir besoin d’un agent dis­tinct que pour exister, tout de suite en pos­session pleine de sa per­fection caractéristique; on peut encore en avoir be­soin pour dévelop­per gra­duel­lement cette perfection, moyennant change­ment, ne la détenant d’abord qu’en puissance.

La délicate hiérarchie observée entre les es­pèces d’êtres naturels sublu­naires fait attendre spontanément des intermédiaires entre leur profonde imperfection, qui appelle en remède gé­nération subs­tantielle, déplacement, crois­sance et altération, et la perfection indéfectible de l’agent dont ils dé­pendent. Quelle allure présenteront ces intermédiaires? S’agira-t-il de corps célestes, ani­més ou non, intelli­gents ou non, consti­tués de matière incor­ruptible, en seul besoin, une fois reçue leur existence, de la compléter par un déplacement éternel, mais régulier? Se trouvera-t-il, au-delà, des substances sé­parées de toute matière, des intelligences supérieures d’une parfaite stabilité, ne dépendant de la première substance que pour leur existence? Encore là, l’infinie distance entre l’intelligence humaine, si mi­sérable dans son igno­rance de départ, et celle, sans aucun besoin d’ap­prendre, du premier principe, contraint presque à en imaginer de nombreux degrés. Aristote, cependant, moins audacieux en cela que Platon et ses autres disciples, n’a pas discouru sur le sujet et s’en est tenu à évaluer ce que la contemplation du ciel faisait supposer sur la nature des astres. Sans moyens d’obser­vation, néanmoins, pour trancher valide­ment sur leur na­ture et leur nombre, il a dû se contenter d’ajouter quelque cohé­rence aux conjectures astrono­miques de son temps les plus aptes à sauver les ap­pa­rences sen­sibles. Aussi ne garantit-il pas sa so­lution : « Voilà combien il est rai­son­nable (εὔλογον) d’assumer qu’il en existe… Laissons des esprits plus puis­sants juger quelle né­cessité cela com­porte. »[10]

B. La substance immobile

L’explication ultime des êtres naturels lui a suggéré par contre des consi­dérations plus catégoriques, aussi brèves et difficiles d’entendement qu’elles soient, sur la troisième subs­tance, dite immobile. On n’en fait au­cune per­ception sensible di­recte, mais l’abondante information que les sens procurent sur les subs­tances naturelles, surtout sublunaires, en dévoile en toute as­su­rance certains caractères.

a) Un être nécessaire

D’abord son existence. « C’est de toute nécessité », déclare Aris­tote, « qu’on doit affirmer qu’existe une substance éternelle immobile »[11]. Toute substance, il le voit bien en effet, ne peut pas être contingente, pro­ductible, géné­rable, alté­rable, par essence seulement capable d’être et d’être telle, car « l’être en puissance peut ne pas être »[12]. Ce qui n’existe pas nécessairement peut ne pas exister, de sorte que sans une substance néces­saire et éternelle de laquelle recevoir l’existence, aucun être contin­gent n’existerait; en fait, rien n’existerait. Voilà un refrain qui sous-tend l’entière conception aristotéli­cienne de l’essence de la pre­mière substance.

b) Un être en acte

Bien plus, en déduit-il, pour permettre l’existence de quoi que ce soit, cette subs­tance nécessaire requiert une perfection to­tale. Toute imper­fec­tion chez elle, toute capacité qui attendrait satis­faction, l’en disqualifierait, et cela tou­jours pour la même raison : « Ce qui en a la puissance peut ne pas agir. »[13]

Il faut bien saisir l’extension qu’Aristote donne à ce verbe ‘ἐνεργεῖν’ pour signifier la perfection accomplie. Concrètement, ce que tout être a d’ultime en sa perfection est son opéra­tion, son acte, son ἔργον, son ἐνέρ­γεια, sa πρᾶξις. « Absolument, pour tout ce qui comporte acte et opération, c’est ma­nifestement en son acte que réside son bien et son excellence. »[14] Partant de là, Aristote ap­pelle acte’ toute perfection, même celle qui n’est pas de fait une opération, et qu’il dé­signe comme ‘acte pre­mier’ : l’essence ou l’habitus qui donne la compétence d’opérer, la puissance seconde qui rend capable de l’opération en laquelle réside l’ultime perfection. On est familier avec le nom, ‘acte’ (ἔργον, ἐνέρ­γεια), et avec la locution, ‘en acte’ (ἐν ἔργῳ, ἐν ἐνέργειᾳ), pour désigner cette perfection première (en défi­nissant l’âme, par exemple[15]), mais Aris­tote déconcerte quand, comme ici, il impose au verbe, ‘agir’ (ἐνερ­γεῖν), de signifier ainsi, abstraitement, la perfection; tel lecteur moderne, de­vant pareille insistance à carac­tériser la substance première comme ἐνέργεια, croira qu’il la conçoit comme pure éner­gie[16] !!! D’autant plus que dans le con­texte qui nous intéresse, l’acte, auquel Aristote a imposé de signifier la per­fection, retourne à signifier en même temps la perfection ultime, l’opéra­tion. – Une extension correspon­dante affecte la puissance. Il est moins parfait, il comporte imperfection de pouvoir agir, de pouvoir opérer, sans le faire encore. Aussi Aristote étend-il la puissance à signifier toute imperfection, toute per­fection incom­plète, toute privation de son ultime perfection, comme en té­moigne sa définition du changement, « finalisation du sujet en puis­sance en tant que tel »[17].

La « substance éternelle immobile », donc, agit toujours et nécessaire­ment : il ne se peut pas que, d’abord sim­plement ca­pable d’opé­rer, elle s’y mette par la suite. Il lui faut se trouver éter­nel­lement en acte, éternellement parfaite, sans jamais manque aucun, non seulement donc en acte premier, mais en acte second, non seulement en parfaite possession de son essence, mais dans le vif de son opération.

Avec une première substance capable de mouvoir ou de pro­duire, mais qui n’agisse pas, aucun changement n’existera.[18]

Ni aucune production, c’est impliqué. C’est non seulement comme κινη­τικὸν, à même d’introduire quelque changement en une substance déjà exis­tante qu’Aristote déclare la première subs­tance nécessairement en acte, mais déjà en tant que produc­trice, en tant que ποιητικόν, à même de donner exis­tence à une subs­tance qui autrement n’existerait pas. Ποιητικόν, certes, a pour sens habituel et strict la capacité de transformer une matière pré­existante en une œuvre, en un instrument d’action extérieur à son pro­duc­teur, et s’oppose à πρακτι­κόν, appellation de l’agent capable d’une action immanente, sans résultat exté­rieur à lui. Dans le contexte présent, en oppo­sition à κινητικόν, l’agent capable de changer un être déjà existant, fût-ce la ma­tière pre­mière, ποιητικόν signifie plus vraisemblablement la capacité de créer, de faire exister ce qui ne le faisait pas. Quoi qu’il en soit, Aristote aperçoit manifestement qu’une première substance qui ne sou­tient pas en acte le changement requis d’autres subs­tances a fortiori n’en assure pas non plus l’existence.

c) Un être essentiellement acte

Aristote insiste que la perfection inaliénable de la première substance doit être encore plus absolue. Son soutien toujours en acte à l’existence et au chan­gement ne rend pas en­core compte de toute la compétence exigée à l’explica­tion de l’existence et du changement de l’être contingent. Être un ‘sujet’ parfait, ‘possé­dant’ éternellement la perfection dont elle serait ca­pable et ‘exer­çant’ éter­nellement celle-ci ne suffit pas : il lui faut encore ne comporter aucune puissance en son essence; il lui faut être cette per­fec­tion, non pas seulement l’avoir; il lui faut être son acte. Son essence même doit tout entière être acte, sans aucun mélange de puissance.

Elle ne suffira pas non plus, si elle agit, mais que son essence est puissance.[19]

La substance dont dépendent toutes les autres pour leur exis­tence et leur changement doit se trouver essentiellement acte, si­tuation difficile à con­cevoir, puisque notre condi­tion ne nous permet de l’observer nulle part : nous pouvons seulement déduire sa nécessité en constatant l’impossibilité, autre­ment, de justifier l’existence et le changement de tout être en puis­sance de quelque façon.

Le même motif vaut toujours : dès que de la puissance est impliquée, l’acte peut ne pas suivre. Toute présence de puissance exclut la garan­tie d’existence et de changement. Aristote s’ex­prime ici a minori : il ne fait allusion claire qu’à la garantie de changement[20], d’éternité de mouvement : en dépendance d’une substance, même en acte, mais dont l’essence soit puissance, « il n’y aura pas de mouvement éternel »[21]. L’implication va de soi : la substance incapable de soutenir le chan­ge­ment des autres subs­tances peut encore moins assurer leur exis­tence.

Quant à l’éternité du changement, ne fût-ce que du déplace­ment, elle est ici secondaire, malgré tout l’impact que tant d’interprètes lui imaginent.[22] Certes, dès la Physique, Aristote opte pour une exis­tence éter­nelle du chan­gement, en s’appuyant sur une multi-démonstration plutôt fragile, à allure de multiple péti­tion de principe : il allègue entre autres le fait qu’un pre­mier mobile ne saurait recevoir l’existence par génération, et donne de l’instant une défini­tion qui présuppose l’éternité du temps : « L’instant constitue une espèce de médiété, se trouvant à la fois début et fin : début du temps à venir et fin du temps passé. Forcé­ment donc, le temps est éternel. »[23] Or évidem­ment, un change­ment qui ne serait pas éternel compterait sur un premier mobile créé plutôt qu’engendré, en sa matière comme en sa forme, et entraîne­rait un premier instant qui ne soit fin d’aucun passé.

Que tout instant soit principe et fin d’un temps, cela ne doit pas se concéder, à moins d’admettre aussi l’éternité du changement… Si on soutient au contraire qu’il n’y a pas toujours eu changement, mais qu’il faut admettre un premier terme indivisible avant lequel aucun changement ne s’effectuait, il faudra aussi admettre un ins­tant dans le temps avant lequel il n’y avait pas de temps.[24]

 Éventuellement, de même, l’arrêt total du changement verrait un der­nier mobile cesser d’exister par anéantissement, non par corruption, en un instant qui ne serait le début d’aucun temps futur. Tout compte fait, Aris­tote a tranché assez arbitrairement en faveur d’un temps et d’un change­ment éternel, mais on doit lui concéder que c’était l’option la plus ration­nelle, à défaut qu’une révélation divine ait fait savoir qu’il en va autre­ment.

Dans le présent contexte de la compétence inaliénable d’un premier mo­teur, toutefois, que le changement soit ou non éternel ne change rien. De toute manière, le premier moteur doit éternel­lement avoir compétence de faire exister et de faire changer, attendu qu’il ne saurait l’acquérir. En mon­trant que l’exigence s’impose même au cas d’un changement éternel, Aristote im­plique qu’elle vaudra a fortiori pour un changement qui devrait commencer.

Il s’agit d’une voie très efficace pour prouver l’exis­tence d’un pre­mier principe, une voie qu’on ne peut con­trecarrer. Car si, à concéder au monde et au changement une existence éternelle, on doit leur accorder un premier principe, encore plus si on leur retire l’éternité, parce que manifestement toute nouveauté a besoin d’un principe pour l’introduire. La seule occasion d’avoir l’impression qu’un premier principe ne soit pas nécessaire, serait que les choses naturelles existent de toute éternité. Alors, si même dans ce cas un premier principe reste indispensable, la totale nécessité d’un premier principe se trouve par­faitement démontrée.[25]

L’expli­cation qu’on était à lire invo­quait une première substance qui serait en acte, mais dont l’essence serait puissance, pour remarquer qu’elle ne suffi­rait à rendre compte ni du change­ment ni de l’existence d’autres subs­tances. La suppo­sition de pareille substance, toutefois, tenait déjà de l’impossible. Son rôle consistait à faire comprendre que l’existence fac­tuelle de ces substances et de leur changement requiert absolument une pre­mière subs­tance immobile et éternelle dont l’essence soit toute acte, « car l’être en puissance peut ne pas être ». Or l’existence effective d’êtres contingents exige d’être reçue d’un être nécessaire. « Il faut donc un prin­cipe tel que son essence soit acte. »[26]

« Pareille substance doit se trouver sans matière »[27], continue Aristote. Exemptée de puissance, la première substance respon­sable de toutes les autres doit de surcroît se trouver immatérielle, puisque la ma­tière n’est justement que puissance.

The first principle … must be eternal and, in addition, in actual­ity. More precisely, it must be in actuality in the special way that it is not the actuality of an underlying potentiality… This principle has to be actuality according to its own essence, i.e. its essence is actuality. So it must not possess any kind of potentiality. Further­more, being an actus purus of this kind the first principle is without matter, inasmuch as matter is the principle of potentiality.[28]

Bref, répète Aristote en conclusion, cette indispensable pre­mière subs­tance éternelle et immobile dont dépend tout l’univers doit toute être forme, per­fection, opération : elle est acte pur. « Elle est donc acte. »[29]

II. Fin et agent de l’univers

Il faut donc à l’être dont l’existence de tout autre dépend, Aristote vient de l’expli­quer, une essence purement acte, exemp­tée de tout aspect de puis­sance. Se trouvant aussi l’agent premier de tout changement, cet être doit n’avoir non plus aucun be­soin ni aucune capacité de chan­ger, mais jouir d’une par­faite­ immobilité, ce que juste­ment lui assure le fait de se trouver totalement acte.

Puisque tout moteur mobile ne fait qu’un moteur intermédiaire, il en faut ul­timement un qui fasse changer sans changer, à la fois éternel, substance et acte.[30]

En l’absence d’un agent premier aussi parfait, en donnant chez le premier agent aussi priorité à quelque puissance, on se con­damne, déclare Aristote, à tout faire sortir « de la nuit, d’une con­fusion générale initiale ou du non-être »[31], des absurdités inaccep­tables.

A. Fin

Mais comment peut-on faire changer quoi que ce soit sans subir soi-même par l’occasion au­cun changement? La question pointe assez claire­ment vers sa ré­ponse : en étant soi-même la fin du changement qu’on opère, car « c’est justement ainsi que les objets respectifs de l’appétit et de l’in­telli­gence[32] causent un chan­gement : ils le font sans changer eux-mêmes[33] ».[34] Moer­beke insiste : « Ce sont les seules entités qui font chan­ger sans chan­ger elles-mêmes. »[35]

a) Dérapage sur fond de métaphore

Cette intuition, toutefois, risquait fort une mésinterprétation de la part du lecteur. C’est un agent immobile qu’on cherche, un premier moteur, et voilà qu’on saute à une autre lignée causale : Aristote pointe l’appétible et l’intelli­gible, ob­jets, donc fins, non agents, de l’appétit et de l’intelligence. En outre, le vocabulaire de l’efficience se transporte spontanément à la fina­lité : on dit sans sourciller que telle fin fait agir[36]. On devrait en rester cons­cient, pourtant, il s’agit alors d’une métaphore destinée à souli­gner la primauté causale de la fin[37]. À strictement parler, la fin n’est pas l’agent; elle le ‘motive’, mais c’est quand même exclu­sivement lui qui agit, c’est strictement de lui que part le chan­gement, la production[38]. La fin, c’est le résultat qu’on trouvera… à la fin, jus­tement; ce n’est pas l’agent qui l’assure.

Néanmoins, sans trop balancer, le lecteur qui n’est pas familier de l’ex­trême cohérence d’esprit d’Aristote, sachant très bien que la fin n’est pas l’agent, que la table n’est pas le menuisier, en prend occasion pour in­ter­préter qu’Aristote renie les conclusions de sa Physique et élimine le premier agent. « The main differ­ence », dit Alberto Ross, « between Met. Λ and the theory of Phys. VIII would be the kind of causality attributed to the Prime Mover »[39].

Aristote a eu beau terminer sa Physique en dégageant les com­pétences essentielles du premier agent du chan­ge­ment : nécessai­re­ment un moteur immobile, immatériel et éternel; il a eu beau résumer cette doctrine dans la première moitié du livre Λ de sa Méta­physique en précisant que cet agent doit revêtir la nature d’un acte pur, exempté de toute puissance, c’est-à-dire de toute imper­fection, de tout be­soin de complé­ment; ce lecteur[40] lui prête l’in­vraisemblable conception que l’univers ne doit son existence et son devenir à aucun agent et que tout le changement qui s’y opère se doit à l’attraction irrésistible de la perfec­tion d’un Être Su­prême qui, sans le savoir ni le vouloir, séduit tout autre être, en com­mençant par les plus puissants, substances sépa­rées ou célestes, qui en­traînent avec elles jusqu’aux êtres sublunaires les plus rudimentaires.

The unmoved mover, as the highest object of thought and desire, thus moves everything else by being its ultimate final cause[41]. It does this solely by the attractive­ness of its ontological perfection.[42]

Et que de toute façon l’existence de ces êtres célestes, la translation de ceux d’entre eux qui sont matériels, ainsi que la génération et l’altération incessante dans laquelle ils entraînent les substances sublunaires n’ont aucun besoin d’une explication efficiente initiale, aux yeux d’Aristote, puisqu’il a « décidé » que tout cela est éternel. Pour boucler l’invraisemblance, notre lecteur pré­dominant voit là un Aristote victime de sa rigueur logique exces­sive, comme l’exprime jus­qu’à la caricature l’un des ultimes députés de cette exé­gèse prédominante :

Cette absolue perfection du Dieu-Pensée aristotélicien conduit à une double impasse théologique. Puisque, en effet, Dieu est à lui-même son unique objet de pensée, il ne saurait avoir créé le monde ni y intervenir, ce qui fait que le monde aristotélicien n’a plus de créateur. Aristote l’élimine donc en décidant que le monde est éter­nel… Le choix d’une ontothéologie maximaliste … empêche Dieu de penser et de créer le monde, et, naturellement, d’agir sur lui. Le Dieu d’Aristote est trop parfait pour avoir créé le monde. On com­prend que les para­doxes de cette théo­logie, qui ôtait au Premier Mo­teur tout moyen d’ac­tion, la rendait tellement insoutenable que même son auteur ne l’a pas soutenue.[43]

b) Redressement : fin, mais agent tout de même

Pourtant, Aristote avait prévu le danger d’aboutir là. Il avait résolu lui-même l’impasse. Agent et fin sont des causes distinctes, il le sait bien; c’est lui qui le premier nous en a rendus conscients, en distinguant les quatre genres de causes, en sa Physique[44]. La même opération n’a pas la même entité pour agent et pour fin. Normalement! Mais la situation qui re­tient notre attention est extrême. L’agent premier, ce moteur immobile, cet acte pur, ne peut se proposer une fin extérieure à lui : rien ne lui manque de son bien, rien n’est meilleur que lui. Quelque opération qu’il ac­complisse, il ne peut y viser que lui-même : il doit absolument être à la fois l’agent qui accomplit et la fin qui motive. « En ce contexte », avertit Aristote, « les premiers sont les mêmes »[45]. Là, la même entité remplit les deux fonctions.

B. Agent

a) L’éternité n’explique rien

D’ailleurs, Aristote a sévèrement tancé Démocrite pour avoir cru que l’éternité de quoi que ce soit explique et rend compte de son exis­tence.

Leur trouver une explication absolument suffi­sante dans le fait que des choses soient ou se passent toujours de telle façon ne cons­titue pas une supposition correcte. Or juste­ment Démocrite ramène les causes des phénomènes naturels à ce fait que les choses se soient toujours passées ainsi auparavant et ne croit pas que ce ‘toujours’ mérite qu’on lui cherche une explica­tion.[46]

b) Toute existence, toute essence, tout changement réclame un agent

La chaîne entière des changements, des productions, réclame absolu­ment un agent si parfait qu’il soit sa propre fin. Qu’y a-t-il là de si étrange? Si imparfaits que nous soyons, nous avons bien l’expérience de semblable opé­ration immanente, d’agir pour nous-mêmes, d’être à la fois agents et fin de notre action, en tout ce que nous faisons pour assurer notre vertu et notre bonheur. Pour­quoi serait-il si difficile de reconnaître la pareille, en mieux, en plus absolu, au premier moteur immobile? Aristote l’a décou­vert acte pur, être si parfait, sans participation de privation, selon le bel oxy­more d’Ale­xandre[47], qu’il n’admet aucun changement à l’améliorer en quoi que ce soit, être d’aucune façon en puissance et totalement acte, tout à fait simple, n’ad­mettant au­cune divi­sion. Nécessai­rement, toute opération sienne ne peut trou­ver de motif qu’en lui-même, en sa propre perfection. Non qu’il agisse en vue d’obtenir quoi que ce soit pour lui-même; sa perfection en exclut tout be­soin. Plutôt, suprême perfection, suprême bien, il tend à se diffuser, il fait exister autre chose que lui, qui ait l’opportunité de participer à ce bien qu’il est.

Rien n’empêche qu’il le fasse éternellement; il en a toujours eu la com­pétence. Mais assurément, rien d’autre, rien de contingent ne peut exister, éternelle­ment ou non, sans le lui devoir, sans recevoir son exis­tence de lui. « Si les substances se trouvaient toutes corruptibles, tout serait corrup­tible »[48], et il s’ensuivrait que rien n’existe plus. Avec cette impossible supposition, Aristote veut faire prendre conscience que si toute substance se trouvait corruptible, aucune n’aurait même pu venir à l’existence et que si tout avait besoin d’être engendré, rien ne le serait. Notre lecteur prédo­minant ne le comprend pas, qui per­siste à croire que, malgré tout, une suite d’événements contingents pourrait exister.

As a matter of fact, the assertion that if substances are all de­structible, then all things are destructible, is not true, because there could be something which is not destructible, e.g. change and time, as a result of an uninterrupted suc­cession of generations and de­structions of different, all destructible, substances.[49]

Ce faisant, il ne réalise pas qu’il s’accorde gratuitement l’exis­tence de ces substances corruptibles, comme si elles avaient pu se donner elles-mêmes l’existence, éternellement de surcroît.

Aristote n’en accorderait pas même la capacité aux substances séparées autres que le premier moteur qui, bien qu’im­matérielles, ne jouissent pas d’une existence nécessaire. Même celles-là, à ses yeux, ont besoin que le premier moteur réduise à l’acte leur capacité d’exister. Or il ne peut le faire en as­surant leur génération; celle-ci impliquerait de se faire en une matière, alors qu’on parle de substances immaté­rielles, dont la moindre, l’âme hu­maine, déclare Aristote, doit recevoir son existence hors généra­tion, ne pouvant résulter des altérations matérielles qui préparent la géné­ration d’un homme.

L’intelligence seule, reste-t-il, vient du dehors; seule, elle est di­vine. L’activité corporelle, en effet, n’a aucune part à la sienne.[50]

Pour les substances matérielles, cette nécessité de devoir leur existence au premier agent se voile quelque peu derrière la pos­sible éternité de leur géné­ration naturelle. Elle est pourtant encore plus absolue, si l’on peut dire, puisque leur génération et altération s’effectue en une matière qui doit pro­venir di­rectement du pre­mier moteur, vu l’impossibilité, pour elle aussi, de se trouver engendrée.

Une fois lancé, notre lecteur prédominant ne cesse d’enchaîner les con­séquences in­vraisemblables et de les créditer à Aristote. En lisant que ce qui met en branle tout le phénomène du changement, c’est l’amour du pre­mier moteur immobile, ce lecteur prête le plus souvent à Aristote l’idée saugrenue que l’influence du pre­mier moteur est cet amour que sa per­fec­tion inspire, sans aucune opéra­tion de sa part, aux pre­miers mobiles. Or pour ressentir cet amour envers pareil bien immatériel, ceux-ci, astres et subs­tances cé­lestes, doivent s’en trouver essentiellement capables, être éven­tuellement doués d’intelligence et d’affectivité. Ils se prévalaient déjà de leur éternité pour exempter d’agent leur existence; ils s’en prévalent de nouveau pour en exempter cette richesse de leur essence.

According to <the traditional> interpretation, the Prime Mover moves the first heaven directly as its telos. Since it moves by in­spiring love and desire, this implies that the first heaven is capable of feeling love and desire, that is to say, it has a soul.[51]

Notre lecteur prédominant étend ensuite sa générosité jus­qu’aux êtres qui leur sont les plus inférieurs, en assignant aux premiers mobiles de leur impo­ser génération et altération. Il ac­corde alors aux êtres sublunaires une nature propre à se laisser ainsi entraîner vers le bien suprême, et cela tout aussi gratuitement, c’est-à-dire toujours sans intervention d’un agent ini­tial. Jamais, en effet, notre lecteur prédominant ne soutient que cette or­don­nance de leur changement à l’imitation de la première substance leur soit imposée comme une violence contraire à leur nature.

Cette générosité, il la crédite humblement à Aristote, en con­fondant deux faits bien distincts : « This seems to be supported by what Aristotle claims in De Caelo: the first heaven, the planets, the sun and the moon are living beings (See De cael. 285a29 ff, 292a20 ff and 292b1 ff). »[52] Ce n’est pas la même chose du tout, pourtant, de conjecturer, vu leur apparente perfec­tion et pérennité, que les astres ont une nature intelligente – ce à quoi Aris­tote tend effectivement –, et de leur accorder qu’ils ne tiennent cette nature d’aucun agent supérieur – cela, Aristote ne le fait jamais.

Aucune déclaration textuelle d’Aristote ne supporte ces consé­quences. Plutôt, en assimilant premier agent et fin ultime, celui-ci aperçoit en le pre­mier mo­teur de l’univers le créateur de sa matière, créée, non engendrée, avec une puis­sance totale à revêtir toutes formes susceptibles de participer à sa propre perfection. Aristote peut bien être convaincu que la matière et le change­ment qui lui survient existent éternellement, il n’en est pas moins convain­cu que son existence contingente nécessite un agent, un producteur, fût-ce éternellement[53]. Il comprend aussi que cet amour naturel pour toute forme reflé­tant celle, pure, du premier moteur, la matière a besoin de le tenir d’un agent qui ne peut être que ce premier moteur. Dans sa Physique, il sou­ligne cet aspect inhérent à la matière et retourne pour ce faire une méta­phore de Platon : face à la forme, qui est « quelque chose de divin, de bon, de dési­rable » [54], il y a la matière, « qui par sa propre nature la désire et y tend »[55], « comme la femelle face au mâle »[56]. Il ne peut en aller ainsi que sur l’action expresse du premier moteur : sans cette action, rien d’autre ne pourrait exister, ni rien d’existant ne pourrait tendre vers lui. Accorder à deux entités distinctes que l’une tende vers l’autre sans que ce lui soit don­né par une entité supérieure, Aristote n’y verrait qu’invraisem­blance.

C’est donc au premier moteur que se doit l’existence d’une nature prin­cipe d’une génération et d’une altération qui dirigent tout être matériel à l’expres­sion de la perfection qu’il est. Une nature qui reçoit dans ses es­pèces les plus élevées – l’homme, tout au moins, et peut-être aussi, c’est l’impression d’Aristote, quelques êtres célestes –, jusqu’au pouvoir de suivre consciem­ment et vo­lontairement cette inclination, mais qui y obéit déjà inconsciem­ment, quoique déterminément, dans ses sujets les plus ru­dimen­taires, tous tendus au bien de leur être : « C’est le plus manifeste­ment le cas chez les autres animaux… Même chez les plantes… On les voit [sans art ni re­cherche ni délibération] produire ce qui sert à leur fin… Tous les phénomènes et subs­tances naturelles montrent pareille cau­salité. »[57]

Quant à juger si la conscience et la volonté observées chez l’homme at­teint un niveau supé­rieur chez des subs­tances célestes, Aristote en a certai­ne­ment reconnu la haute probabilité quant à d’éventuelles substances sépa­rées, imma­térielles, la place en étant clairement disponible, entre la perfec­tion de la pre­mière intelligence, toute acte, et l’imperfection de la der­nière, la nôtre, initia­lement toute puissance. La trouve-t-on aussi en des subs­tances matérielles supérieures à l’homme? Aussi vraisem­blable que ce soit le cas, pour un obser­vateur du temps d’Aris­tote, celui-ci a dû, faute de pouvoir le vérifier sensible­ment, s’en re­mettre aux apparences de haute per­fection qu’offraient les astres, sans pouvoir en juger définitive­ment. « Ιl est raisonnable d’assumer qu’il en existe tant… Laissons des es­prits plus puissants juger quelle né­cessité cela com­porte. »[58]

Malgré tous ces signes, en la pensée d’Aristote, qu’il voit son premier moteur à la fois comme agent et comme fin, notre lecteur prédominant, inspiré initialement par Alexandre d’Aphrodise, per­siste de tout temps à lui attribuer la conception intenable d’une première substance qui n’in­fluencerait l’uni­vers que comme bien à poursuivre. Notre lecteur prédomi­nant, dis-je, mais quand même pas unanime. Comme le remarque Pantelis Golitsis[59], quelques commenta­teurs néoplatoniciens d’Aristote ont au con­traire compris et affirmé qu’Aristote fait du premier moteur de l’uni­vers à la fois son agent et sa fin. Réagissant à l’enseignement d’Alexandre, que « les Péripatéticiens, tout en reconnaissant qu’existe une entité sépa­rée, ne la considèrent pas comme effi­ciente, mais comme finale »[60], Proclus avait opposé un argument du style que j’ai énoncé plus haut : « Si l’univers aime l’Intelligence, comme le dit Aris­tote, et va vers elle, d’où tient-il pareille tendance? Forcément, n’étant pas le premier être, il doit tenir d’une cause la tendance qui le pousse à cet amour. D’ailleurs, Aristote l’avoue lui-même : seule cette Intelligence qu’il désire a pouvoir de faire que l’univers la désire. »[61] Proclus en tirait la même évidente con­clusion : « C’est évi­dent : toute son existence aussi lui vient de cette cause dont il tient sa tendance vers elle. »[62]

Ammonios et ses disciples argumenteront de même, mais partant d’un point de vue différent. « Ils ont considéré la thèse selon laquelle le dieu aristo­télicien est seulement la cause finale de l’univers comme étant une interpré­tation erronée d’Alexandre, et ont soutenu que, selon la théologie d’Aristote lui-même, l’Intelligence est aussi sa cause efficiente. »[63] Selon Simplicios, Ammonios aurait amplement développé l’argumenta­tion pour manifester que telle est bien la pensée d’Aristote :

Mon maître Ammonios a écrit un livre entier fournis­sant plu­sieurs preuves du fait qu’Aristote croit que le dieu est aussi la cause efficiente de l’univers.[64]

Sur ce point, Aristote s’accordait avec Platon. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il n’a pas insisté sur l’évidente efficience du premier moteur; il devait concentrer l’attention de sa preuve sur ce que sa conception ap­portait de neuf : cette dimension de causalité finale. La ten­dance chez les auteurs postérieurs à lui attribuer l’élimination de l’aspect efficient a con­traint ses commentateurs, disciples lointains de Platon aussi, à revenir sur cet aspect commun aux deux grands maîtres, comme le sou­ligne nettement Simplicios.

Il y en a qui pensent qu’Aristote voit en le premier moteur, qu’il chante comme intelligence, éternité et dieu, seulement une cause finale, et non également une cause efficiente, tant de l’univers que du ciel, puisqu’étant éternel il n’a pu être engendré. Ce qui le leur a suggéré, c’est qu’ils l’entendent souvent dire qu’il cause le change­ment comme objet d’amour et le célébrer comme une cause finale. Aussi est-ce bien inspiré, alors, de prouver qu’ici aussi Aristote s’ac­corde avec son maître et appelle dieu non seule­ment une cause finale, mais aussi une cause efficiente, tant de l’uni­vers entier que du ciel.[65]

Un autre disciple immédiat d’Ammonios, Asclépios, aurait même con­sidéré – le seul, d’après Golitsis – qu’Alexandre aussi était de cet avis et qu’on l’aurait mal lu.

Ammonios soutient que qui admet une bonne or­don­nance globale et un progrès entre les êtres, reconnaît que la même cause en est la fin et l’agent, à la façon d’Aristote. Comme le soutient Alexandre, en effet, la même cause qu’on en rend responsable comme finale en est aussi la cause efficiente.[66]

Plus tard, Michel d’Éphèse pensera de même. « Michel présente dieu comme étant notamment la cause efficiente, le ‘père’, du cosmos. »[67] Thomas d’Aquin, de son côté, développera de longues considérations à manifester que ceux qui « ont tiré de la démonstration d’Aristote au douzième livre de la Métaphysique l’occasion d’errer » en refusant au premier moteur omni­science et ‘omnificience’ « n’ont pas saisi l’intention du Philosophe »[68]. Il se trouve des auteurs jusqu’à nos jours pour manifes­ter en toute clarté la préro­gative d’efficience absolue du premier moteur aris­totélicien.[69]

Notre lecteur prédominant, quant à lui, disqualifie comme sus­pects ces témoignages, sur la seule observation que, qui parle de la sorte trouve Aris­tote et Platon d’accord – « His main purpose is to illustrate the harmony between Aris­totle and Plato. This is not the case for contemporary schol­ars. »[70] – comme si l’intention d’office d’Aristote avait été de faire origi­nal face à son maître, jusqu’à faire fi du bon sens et de la vérité[71]. Aristote s’est pourtant bien défendu de s’écarter de la pensée de son maître pour une autre raison que l’évidence de la vérité.

Il vaut mieux, on l’admettra sans doute, et même il le faut, sau­ver la vérité, même au détriment de ses proches. Les deux [Pla­ton et la vé­rité] me sont des amis, mais c’est un devoir sacré de pré­férer la vérité.[72]

D’ailleurs, comme on l’a quelquefois montré, les traits qu’Aristote at­tribue à son premier moteur, bien qu’ils le font se distinguer fortement de l’Être que Platon voit comme suprême, se situent nettement dans le prolon­gement et le raffinement de ceux que Platon prête à ce dernier. Leo Elders l’a montré excellemment au début de son commentaire du livre Λ.

The properties which Aristotle ascribes to this un­moved Mover, as, for instance, that it is mind, endowed with an uninterrupted life, is impassive and unchangeable, evoke the characteristics attributed to supreme reality by Plato and Xenocrates.[73]

Saint Thomas aussi s’est attardé à manifester tout ce que présentent de commun les conceptions respectives de Platon et d’Aristote sur la divinité.

Les positions d’Aristote et de Platon, sur les substances immaté­rielles, s’accordent d’abord sur leur mode d’exis­tence. Platon, en effet, a soutenu que toutes les substances immatérielles inférieures tiennent leur unité et leur bonté d’une participation à un premier Être, un et bon en lui-même… Ainsi donc, d’après Platon, le Dieu suprême est cause pour toutes les substances immatérielles, que chacune d’elles soit à la fois une et bonne. Et cela Aristote aussi l’a soutenu : comme il le dit, en effet, nécessairement ce qui est le plus être et le plus vrai est cause de leur être et de leur vérité pour tous les autres êtres. – En second, sur leur condition de na­ture : les deux, en effet, ont soutenu que toutes ces substances sont tout à fait dénuées de matière, sans cependant l’être d’une composi­tion de puissance et d’acte… – En troisième, sur l’idée de provi­dence…[74]

C. Agent immobile

Sans doute le caractère où notre lecteur prédominant trouve sa confir­mation apparemment la plus solide de l’élimination par Aristote du pre­mier moteur comme agent, outre sa désignation comme fin de l’univers et de tout ce qui s’y accom­plit de changement, est sa nécessaire immobilité. Créer, produire de nouveaux êtres, paraît entraîner de changer soi-même. Mais Aris­tote avertit pourtant bien que toute opération étiquetée comme change­ment ne s’oppose pas également à cette immobilité qui ca­ractérise le premier moteur. « Il y a deux types de change­ment », précise-t-il : l’un en est un au sens strict défini en la Physique[75]. Celui-là est par es­sence l’acte de l’impar­fait, la ré­duction de puissance à acte par un agent extérieur. C’est lui qu’on doit nier du premier moteur. Mais il y a une autre opération que, par extension, par homonymie, on désigne aussi comme change­ment : c’est l’opération im­manente qui constitue la perfection de son agent, comme sentir, vouloir, intel­liger[76]. Cette opération n’est pas à strictement parler un changement, elle n’entraîne aucune altération de son agent, et elle convient au premier mo­teur.[77]

Voici une autre espèce de changement. La première espèce était l’acte de l’entité imparfaite, mais cette autre est, absolument, l’acte de l’entité parfaite.[78]

Platon aussi, en ce sens du mouvement, soutient que Dieu se meut.[79] Celui-ci, sans que cela dénonce chez lui aucun strict mouvement, veut et intel­lige. Le lui refuser revient à le faire plus infirme que l’homme et même que l’ani­mal, corollaire avec lequel notre lecteur prédominant n’est pas trop mal à l’aise.

Dénué de tout souci pour ce qu’il fonde, et en l’absence de toute théorie d’une providence divine, le premier mo­teur d’Aristote peut-il légitimement être appelé « dieu »?[80]

III. Intellection d’intellection et volition de volition

Les développements du livre Λ déclenchent d’autres pensées étranges chez notre lecteur prédominant. Connaissance et affection re­quièrent généralement des facultés distinctes : sens et appétit, intelligence et volonté. Aristote a don­né l’appétible et l’intelligible comme exemples d’objets ca­pables, sans chan­ger, d’éliciter des opérations. Lequel, plutôt, ca­ractérise la nature du premier moteur immobile? Car il semble encore qu’il faille choisir, puisque celui-ci, simple, n’admet pas, comme nous, une divi­sion en puis­sances distinctes. Il n’est certes ni sens ni appétit, étant imma­tériel. Sera-t-il intel­ligence ou vo­lonté? Ou, une fois éliminé comme agent et opérateur, quelle fin sera-t-il, pour se soustraire à toute division : su­prême intelligible ou suprême ap­pétible? Suprême Vérité ou suprême Bien?

Aristote a prévu le scrupule et y satisfait : là encore, rassure-t-il, l’iden­tité reste totale, en ce qui concerne la première réalité : « Pour eux, les pre­miers coïncident. »[81] Si on énu­mère à la suite, dans des colonnes parallèles, les êtres selon leur mesure d’être, les intelligibles d’après leur mesure d’intelligibilité et les appé­tibles d’après leur mesure d’appétibilité, on trouvera à chaque degré que les trois coïncident, car c’est d’être qui donne compé­tence pour se faire connaître comme pour se faire aimer. « Toute entité », affirme carrément Aristote, « détient autant de vérité qu’elle dé­tient d’être »[82]. Il pense tout autant que toute entité détient au­tant de bien qu’elle détient d’être, ce qu’on peut déduire de son affirmation que « le bien s’attribue en autant de sens que l’être »[83]. D’après lui, en outre, pour tout être, son bien, c’est justement d’être et on ne considère bon pour quoi que ce soit que ce qui le fait être plus totalement, et mauvais seulement ce qui menace son être. À la recherche du bien ultime de l’homme, par exemple, Aristote explique qu’il s’agit justement de l’opération précise qui le fait être homme.[84] À la différence de Platon et des philo­sophes de toutes autres écoles, Aristote est sûr que l’être, le vrai et le bien, c’est exac­tement la même réalité, simple­ment regardée sous des angles diffé­rents : sous ce­lui de son existence, comme être; de sa connais­sabilité, comme vrai; de sa perfection, comme bien. Alors, quand on s’y adresse en son statut de prin­cipe, à quel titre l’Être Suprême et Premier préférera-t-il qu’on le caracté­rise : en parlera-t-on au regard de sa vérité ou de sa per­fection? Aristote préfère la vérité et l’intel­ligibilité, comme elle pré­cède logiquement la bonté et l’appétibilité. Ce n’est pas directement le fait que ce soit bon qui fait aimer quoi que ce soit, c’est la connaissance qu’on a de ce fait.

On désire parce qu’on croit bon, plutôt qu’on ne croit bon parce qu’on désire. C’est l’intellection qui vient en premier.[85]

Si on revient aux trois colonnes où on range respectivement, par ordre de priorité, les êtres, les intelligibles et les biens, en reconnaissant la pre­mière comme celle des êtres, « ce sont les intelligibles qui constituent l’autre »[86], la seconde, et on y retrouve exactement les mêmes membres : « c’est la subs­tance qui s’y trouve première »[87] : non seulement elle consti­tue l’être par ex­cellence, elle est aussi l’entité qui se prête le mieux à être connue, la plus intelligible, source d’ailleurs de l’intelligibilité de tout ac­cident; et à l’inté­rieur de la substance, vient d’abord « celle qui est simple et celle qui est en acte »[88], comportant encore là à la fois plus d’être et plus d’intelligibilité. « Le bien aussi, le préférable par soi, prendra place dans la même colonne »[89], c’est-à-dire se hiérarchisera selon le même ordre : « Le premier », comme être et comme intelligible, « est toujours le meilleur ou lui corres­pond »[90].

Νotre lec­teur prédominant, on le pressent, va se tenir sur son im­pression première : Aristote, il en est sûr, est forcé de nier l’efficience du pre­mier mo­teur; il ne peut, croit-il, lui supposer aucune fin, aucun but; cela impli­querait, dans la logique de ce lecteur, qu’il ait à changer, à obtenir un bien qu’il n’au­rait pas encore; or Aristote a déclaré ce premier moteur im­mo­bile, parfait; il paraît bien ne lui avoir laissé aucun motif d’efficience. Aristote ras­sure lui-même ce lecteur inquiet en lui rappelant que la fin est homonyme, que deux réalités distinctes en portent le nom : « Une fin peut se viser même chez les entités im­mobiles; sa dis­tinction le montre, car la fin, c’est le bénéficiaire pour lequel elle est visée, mais c’est aussi le bien visé. »[91] Or si le premier, la ma­tière qui gagne une forme dont elle était privée, implique composition et chan­gement, le se­cond, la forme participée, peut être simple, immobile, déjà tout acte. « Des deux, l’un est » déjà, tel quel, un bien à participer, « tandis que l’autre n’est pas »[92] en­core, mais devient, se réalise. Bref, en tout ce qu’il agit, le premier moteur ne visera d’autre fin ou bien que lui-même, éternellement parfait, perfec­tion à diffuser, dont faire participer quelque autre être qu’il lui faut tout de même d’abord créer, ou engendrer, et préparer.

« C’est du fait d’être aimé que » le premier moteur « met en mouve­ment »[93]. Toute forme cherche à imiter la perfection de la première forme, celle de l’acte pur, parfait. Toute matière tend vers la forme qui la fera être, puis au besoin vers celle qui complétera son être, et elle le fait motivée par un ‘amour’ envers ce premier moteur, par une inclination irrépressible à en imiter la perfection autant qu’il est possible. Cette finalité est aisément observable au niveau de la nature, qui cherche toujours à assurer à toute chose son meilleur être.

Plusieurs auteurs peinent à reconnaître en toute substance cet ‘amour’ qui la pousse à ‘imiter’ l’Être suprême.[94] Ils ne voient les substances maté­rielles afficher aucune telle ressemblance et ridi­culisent la prétention à cette imitation qu’Aristote pointe dans la circulation des astres et la gé­né­ration des vivants. Comment imite-t-on un être immobile en tournant en rond? un vivant éternel, en mourant et en cédant sa place à un autre mortel?

If the aim of the heaven were the unmovable mover, how could we say that it attains this aim by circular movement?[95]

L’imitation crève les yeux, pourtant; c’est sa fami­lia­rité qui empêche de s’en émerveiller : tout autre être est, justement, ce qui est la caractéristique fondamentale du premier moteur, qui est existence, étant l’acte de son être; tout être est intelligible, aussi, étant à la ressem­blance du premier moteur, première intelligence et premier intelligible; tout être est bon, à l’image du premier moteur, suprême bien; tout être est un, à l’image du suprêmement simple, de l’Un parfaitement indivisible. Et tout être tend, à l’imi­tation du premier moteur, qui le fait éternellement, à demeurer tel et à conserver son essence aussi longtemps qu’il le peut, fût-ce, à la limite, en perpé­tuant son espèce moyen­nant génération, s’il ne peut maintenir en per­manence son individualité, ou à perpétuer son acte, moyennant régularité et circularité de sa translation, en n’y changeant rien.

L’acte le plus naturel pour les vivants…, c’est d’en produire un autre pareil à soi, l’animal un animal, la plante une plante, pour participer à l’éternel et au divin autant qu’ils le peuvent; c’est ce que tout être désire et par nature c’est pour cela qu’il fait tout ce qu’il fait.[96]

Every being tries to partake in the eternal and divine to the great­est extent possible. This striving towards the divine, which we find in the entire cosmos, is manifest in the fact that every being imi­tates the divine substance, i.e. its perfect (eternal and pure) actuality, according to the possibilities inherent in its own es­sence.[97] Thus the entire cosmos is revealed as a universal inter­related whole that imi­tates the divine way of being.[98] For the individual being to imitate the divine actuality in its own specific way is for it to realize its own nature[99] in the best possible way.[100]

Mais comment cet amour universel du premier moteur est-il possible? Qu’est-ce qui ins­pire pareil amour à tout être? Qu’est-ce qui explique cette inclination in­consciente, mais incoercible, qui déclenche tout changement jusqu’en l’être naturel le plus incapable de connaissance et d’appétit?

J’ai déjà signalé l’attitude déraisonnable d’un Démocrite[101], qui considère que de constater la pérennité de pareille inclination exempte d’en chercher l’explication. “C’est ça qui est ça, et c’est tout!” Notre lecteur prédominant répète cette attitude. « La finalité naturelle », assure-t-il, « se justifie par elle-même, par l’évidence criante de son existence, en faveur de laquelle plaide l’observation méthodique et attentive des phénomènes naturels… Il n’y a pas lieu de supposer que, derrière l’affirmation constante de l’exis­tence de la fina­lité dans la nature, se cache, aux yeux d’Aristote lui-même, une quelconque force divine efficiente qui la rendrait possible. »[102] Je viens de rap­peler le re­proche qu’Aris­tote adresse à qui confond ainsi l’expli­cation d’un fait avec son constat. Notre lecteur prédominant peut se re­prendre un moment et recon­naître que l’explication manque : « L’observa­tion de la nature convainc à elle seule de la nécessité d’admettre l’exis­tence de la causalité finale… La ques­tion du fondement de cette finalité, cependant, ne laisse pas de se poser. Si personne n’est à l’origine de cette finalité, comment peut-elle tout de même exister? »[103] Mais il persiste à se passer de toute explication, content que d’office forme et fin s’as­similent, et excusé par l’éternité du fait. « Dans cette conjonction fonda­mentale de la forme et de la fin, se dégage alors une pre­mière raison qui permet de comprendre que le finalisme naturel aristotélicien n’ait aucun besoin de reposer sur la providence… La finalité naturelle ne tra­duit donc jamais aucun plan d’ensemble d’une éventuelle providence… La nature est un tout, dans lequel on perçoit des lignes de force finalisées à l’échelle de l’orga­nisme seulement. »[104] « La cause formelle … existe sans cause… Par con­séquent, la finalité qu’elle recèle n’est la conséquence d’au­cune organi­sa­tion, elle n’est le produit d’aucune activité à laquelle un divin artisan aurait pu se consacrer. Il n’y a pas à fonder la finalité natu­relle sur une quel­conque efficience. Nulle cause productrice n’est requise pour expli­quer que les êtres soient orientés vers leur fin, car c’est là l’œuvre de la forme qui n’est elle-même l’œuvre de rien.

« Si toutefois l’on doutait que cette forme pût émerger sans qu’aucune production ne la rendît possible, il faudrait rappeler que, aux yeux d’Aris­tote, le monde est absolument éternel. C’est là une thèse constamment af­firmée dans le corpus. »[105]

« Dans un univers éternel, qui n’a jamais commencé d’exister, où les choses ont toujours été ce qu’elles sont, où les formes n’ont jamais été en­gendrées, il n’y a aucune raison de se mettre en quête de la cause effi­ciente qui aurait inscrit dans les êtres naturels les buts qu’ils poursuivent. Ces buts sont donnés de toute éternité, sans que personne ne les donne. En somme, l’éternité du monde dispense absolument de rechercher une cause efficiente. Elle suggère même qu’aucune autre cause que la cause finale ne saurait être la cause première. Étant donné que le monde n’a pas de com­mencement, son principe ne peut être autre chose qu’un terme, un abou­tis­se­ment. »[106]

Voilà exactement, en bien plus clair, l’illusion reprochée à Démocrite : à condition qu’il le fasse éternellement, le plus peut surgir du moins, l’être du néant, sans requérir d’agent. Ce n’est pas du tout la manière d’Aristote. Quand il désigne le premier moteur comme cause finale de l’ensemble du change­ment, il ne nie pas sa qualité évidente de cause efficiente; il lui fait cumu­ler celle de fin, remarquant qu’étant acte pur, il ne peut se proposer une autre fin, un autre motif, que sa propre perfection. Et s’il remarque que c’est son propre attrait qui motive tout changement, tout déplacement, et déjà le tout premier, aussi éternellement que cela soit, il n’ignore pas que cela pré-requiert qu’il ait déjà donné, ou qu’il donne déjà éternellement, à tout être, et non seulement aux substances séparées et à la première sphère, mais jusqu’à la matière pre­mière, à la fois leur existence et l’inclination inscrite en leur essence à partici­per à sa perfection, qu’ils en prennent conscience ou non. « Assurément », déclare Aristote, « si quoi que ce soit change, il est » déjà « capable d’être autrement »[107]; ce qui implique qu’avant – dans une antériorité naturelle plutôt que temporelle – de l’attirer à ce changement, le pre­mier moteur l’a déjà muni d’existence selon une essence destinée à cet attrait. La condition vaut certes pour tout être matériel, du déplacement le plus fondamental à l’ul­time altération, dans toute la hiérarchie et l’ordre observés en la nature. Elle vaut aussi, et d’abord, pour toute substance séparée qui va vouer éter­nelle­ment son existence à la contemplation du premier moteur dont elle l’a reçue et à l’administration qu’il lui délègue de l’univers matériel. Notre lecteur prédominant en a parfois l’intuition quand, stupéfait, il voudrait que les subs­tances supérieures connaissent et con­templent le dieu, au lieu de tourner en rond.

If the Prime Mover is the primary object of thought as well as desire, it would imply that the first heaven is capable of some kind of contem­plation. But why, then, does it not imitate the Mover in the most direct way possible, i.e. by contemplating that which the Mover contem­plates? An imperfect contemplation would be a closer approximation to the perfection of the divine life than spatial movement.[108]

Qu’Aris­tote n’ait pas été en mesure de distinguer dans le détail le nombre et l’or­ganisation des substances séparées et des corps célestes ne permet d’au­cune façon de douter qu’il ait eu évidence de ce fait capital. Toute cette création et l’ordonnance de la mise en mouvement de son côté matériel à partir d’un premier mobile était néces­saire, – ἐξ ἀνάγκης ἄρα ἐστὶν ὄν[109] – mais nécessaire, précise Aristote, « du fait de se trouver indis­pen­sable au bien »[110] projeté, c’est-à-dire à la diffusion et à la participation par d’autres êtres à la perfection du premier moteur.

Bref, conclut Aristote, « c’est de pareil principe » : un premier moteur universellement à la fois agent et fin, « que dépendent le ciel et la na­ture »[111], c’est-à-dire ce qu’il y a de plus parfait, intelligent et libre, parmi les êtres qui lui doivent leur existence, tout comme ce qu’il y a de plus pré­déterminé et maté­riel.

Mais notre question était : intelligence ou bien? Intelligible ou appétible? Aristote répondait : logiquement, l’intelligible précède l’appétible, puisque ce dernier a besoin d’être reconnu comme tel avant d’être à même d’attirer à lui. Aussi définit-il le premier agent et moteur, immo­bile et éter­nel, acte pur, comme intelligence, comme νοῦς, plutôt que comme bien, comme καλόν, sans nier que celle-ci soit identiquement le bien suprême, la fin qui motive toute existence et tout changement.

Une autre méprise mérite d’être écartée avant d’aller plus loin. Comme toute notre connaissance procède de l’observation sen­sible, nous sommes rivés, pour ce qui est de concevoir la nature de l’intelligence, du bien, de l’unité et de l’être, à ce que nous observons de tel en notre univers matériel et à l’auréoler d’absolu. Aussi, quand des philosophes sérieux, Platon, par exemple, et toute la lignée platonicienne et néoplatonicienne, se rendent compte de l’invraisemblance de concevoir l’Être absolu sous les traits qui caractérisent les êtres sensibles, fût-ce l’animal rationnel, ils cherchent à en concevoir un qui se situe au-delà : au-delà de l’intelligence, au-delà du bien, au-delà même de l’être, tels que nous les connaissons. « Au-delà de la subs­tance »[112], dit expressé­ment Platon. Fascinés par la nécessaire simplicité de ce premier être, ils préféreront éventuellement le désigner comme l’Un, plu­tôt que comme l’Être ou l’Intelligence ou le Bien. Aristote accepte parfois ce vocabulaire : « Dieu est soit une intelligence, soit une entité au-delà de toute intelli­gence »[113], affirme-t-il en son œuvre perdue Sur la prière, nous rapporte Simplicios. Mais sa familiarité avec la naturelle homonymie[114] dont est friande notre intelligence fera que, chez lui, ‘au-delà de l’intelligence’, ‘au-delà du bien’, ‘au-delà de la substance’ et ‘au-delà de l’être’ ne re­fusent pas ces traits à l’Être suprême, mais soulignent la suréminence in­con­cevable se­lon la­quelle ils lui appartiennent.[115] Son dieu est être, subs­tance, intelligence et bien à un degré si extrême que l’homme ne peut s’en faire une idée adé­quate. De fait, s’il fallait refuser ces caractères quelque part, ce serait plutôt aux êtres de notre monde qu’Aristote, comme son maître, les refuserait de préférence, vu l’imperfection avec laquelle ils les méritent. D’ailleurs, Aris­tote donne le même traitement à l’unité. De même que la vérité et le bien, il voit l’unité comme un caractère inaliénable de l’être : non seulement être bon et vrai, mais aussi être un, appartient en propre à l’être en tant qu’être. Le premier moteur est donc pour lui tout à la fois l’Être, la Substance, l’Intelli­gence, le Bien et aussi l’Un par excellence.

The statement, therefore, in De oratione Fr. 1, that God is “be­yond intellect”, in the sense that it is beyond intellect of a human kind, which is directed to a prime divine cause above it, is reason­able enough: this does not exclude God’s being equally intel­lect, but rather of a higher, divine kind, which is identical with the pure, actual being of the prime cause itself. God is not only νοῦς, but νόη­σις, pure intellectual act (which coincides with the pure act of the prime cause). Equally, one must say that God is “beyond substance”, if one under­stands substance univocally with the specific or generic substances of this world. Certainly, God does not fall under any spe­cies or genus of this sort; but He is substance in a higher sense, transcending all other substances, as being by analogy their first instance. He is not a specific substance limited by a finite essence; rather He is substance as that principle whose essence is the infinite actual Being itself.[116]

Notre lecteur prédominant, qui n’arrive pas à concilier, en le premier moteur, les traits d’agent et de fin, cherche parfois à sauver son efficience en niant qu’Aristote y voie la fin universelle de tout être en toutes ses opérations. Enrico Berti y applique une subtilité particulière. « The un­moved mover is an efficient cause », déclare-t-il, mais « not a final cause conceived in the sense of the standard interpretation », c’est-à-dire « as final cause of the heaven »[117] et, a fortiori, de tout événement sublunaire. Il inter­prète tout ce qu’Aristote affirme en ce sens comme une métaphore destinée à pointer d’autres réalités qui font changer sans changer elles-mêmes.

The exact meaning of these sentences is not that the unmoved mover is actually the object of desire and the object of thought by the heaven, or that it is actually beloved by the heavens as its best; but they mean that the unmoved mover moves in the same way in which the object of desire and the object of thought move, namely without being moved, and that it moves as if it were beloved, i.e. … without being moved… What he establishes is only a comparison, not a strong coinci­dence… The recourse to the object of thought and love is, in fact, a metaphor, like that of the leader of an army.[118]

Aristote ne prendrait sans doute pas très bien cette entorse à la pédago­gie philosophique qu’il reproche lui-même à Platon[119]. En outre, il insiste trop sur la prérogative de finalité universelle qui revient au premier moteur. Berti croit l’en pouvoir absoudre en faisant celui-ci fin que de sa seule opération.

There is no doubt that the unmoved mover is conceived as a final cause… But final cause of what? Who is the subject whose action aims at the unmoved mover? … This subject is the unmoved mover itself, which is the final cause of itself and moves the heaven having itself as aim, i.e. the same unmoved mover.[120]

Therefore it is the final cause, but only of itself.[121]

Avec les explications qui précèdent, on comprendra aisément que ce grand effort de subtilité s’annule lui-même. Certes, toute l’opération du pre­mier moteur se propose lui-même comme fin; mais s’il constitue lui-même le bien qui motive son action sur l’univers, d’office toute opération qui y prend place vise la même fin. Ultimement, du moins, même si chacune vise une fin pro­chaine qui lui est propre. Comment le marteau, qui veut clouer, pourrait-il arguer de là qu’il se propose autre chose que la fin du menuisier qui le manie?

A. Omniscience

L’existence d’êtres contingents et en mou­ve­ment a conduit Aristote à dé­couvrir l’existence d’un premier moteur immo­bile, en pleine et éter­nelle possession de toute la perfection de son être. En conséquence, il lui a re­connu toute l’excellence d’un acte pur.[122] J’ai souligné la pa­renté, l’iden­tité même, qu’Aristote aperçoit entre être, vrai et bien, et même un, de sorte que plus une entité comporte d’être, plus elle prête à connaissance, à con­naissance vraie, conforme à ce qu’elle est.

a) L’acte pur est nécessairement intelligence

Cette identité impose à Aristote une double évidence. D’abord, la ma­tière, étant toute entière puis­sance, quasi non-être, constitue chez qui en com­porte une résistance à sa connais­sance, le rend moins parfaitement intelligible, de sorte que l’indivi­du matériel, avec l’infinité d’accidents qu’occasionne sa matière, est l’ob­jet le moins totalement connaissable et dicible. Ensuite et par opposi­tion, puisque l’être et l’intelligibilité croissent en proportion de l’im­matérialité, l’entité immaté­rielle est d’of­fice une intelligence. Aristote en trouve con­firmation dans l’univers maté­riel même, dont l’être le plus parfait, l’homme, l’est justement en raison de son âme immatérielle et intellec­tuelle. Acte pur, le premier moteur immo­bile et immatériel sera donc for­cément une intelli­gence, dont « l’occupa­tion », la vie, « se compare à la meilleure qui nous échoie »[123], justement celle de notre intelligence, cette contemplation à la­quelle elle se livre une fois surmontée son ignorance initiale. La compa­raison vaut dans la mesure où on fait abstraction de l’im­perfection de cette activité chez nous : elle « nous échoit un petit mo­ment »[124], en raison des li­mites qu’imposent le soin de notre corps, l’orga­nisation de conditions propices à une vie intel­lec­tuelle et le labeur de la découverte; mais pour le premier moteur, intelli­gence parfaite, « elle est toujours le cas, ce qui nous est impossible »[125], en raison des limites si­gnalées, que nous impose notre enraci­nement en la matière.

Étant notre meilleur bien, cette activité contribue le plus à notre bon­heur, tellement que « veille, sensation et pensée sont » pour nous « ce qu’il y a de plus plaisant »[126], tandis que « pour lui », acte pur, « cette activité est plai­sir »[127] pur et parfait. Déjà chez nous, c’est « l’intellection en elle-même », c’est-à-dire l’activité contemplative, « qui porte sur l’objet le meil­leur » et « elle est d’autant plus telle qu’elle se propose l’objet le plus parfait »[128]. Une autre limite à nous qu’Aristote invite à nier de l’intelli­gence suprême qu’est le premier moteur, c’est la difficulté d’accéder à l’objet intellectuel le plus parfait. Obligée de tout tenir de la perception sensible, notre intelligence n’a aucun accès direct à la substance séparée. La seule qu’elle connaisse est elle-même, et seulement indirectement, en réfléchis­sant sur son propre acte. « Notre intelligence s’intellige elle-même du fait de saisir l’objet intelligible », en s’assimilant alors à son objet, en deve­nant « la même chose » que lui[129]. Bref, « c’est la contempla­tion qui constitue ce qu’il y a de plus délectable et de meilleur »[130] chez nous; c’est ce que nous avons « de divin », sauf que le véritable dieu, le premier moteur et la pre­mière intelligence, « en jouit toujours, ce qui est prodigieux » et « qu’elle se trouve chez lui bien plus excellente, ce qui est encore plus prodigieux »[131].

On retrouve encore l’application du principe énoncé initiale­ment : « Dans ce cas, tout est identique. »[132] Chez nous, existence matérielle et vie, vie sen­sible et intellectuelle, vie pratique et spéculative, intellection, voli­tion et plai­sir se distinguent; en la divine intelligence, tout est un, sans dis­tinction. De sorte que « certes, il est même vie : son acte d’intelligence est vie et lui, il est son acte », « son acte est une vie parfaite et éternelle par soi », « le dieu est un vivant éternel parfait, comme on le dit, de sorte que la vie et la durée continue et éternelle lui appartiennent ». « De fait, le dieu, c’est cela même. »[133]

b) Difficultés

C’est clair : Aristote reconnaît au premier moteur les perfec­tions les plus caractéristiques que l’opinion commune attache volontiers à l’es­sence di­vine : perfection, pureté, immobilité, immatérialité, intelligibilité, éter­nité. Le pre­mier moteur est une intelligence occupée à la contempla­tion de l’ob­jet le plus parfait. Restent tout de même quelques difficultés. Quel est cet objet le plus parfait? Et comment ne constitue-t-il pas lui-même un être plus parfait que l’intelligence qui le contemple? « Un autre bien l’emporte sur elle, si son essence ne consiste pas en une intellec­tion, mais en une puissance. »[134] Et comment cette intelli­gence n’est-elle pas déjà moins par­faite que l’acte dans lequel elle contemple cet objet? « Elle n’est pas alors la substance la meil­leure, si son honneur tient à son acte. »[135] Enfin, ne connaît-elle que l’objet le plus parfait? Elle ignorerait alors tout le reste? Ou passe-t-elle d’un objet à l’autre? Elle perdrait alors son immobilité?

La doctrine de l’actualité substantielle du Premier Moteur inter­dit d’introduire de la puissance au sein de son intellect, de sorte qu’il ne peut ni recevoir un objet qu’il n’aurait pas déjà, ni le pos­séder sans en réaliser une intellection en acte, ni lui devenir iden­tique. En d’autres termes, l’intellection du Premier Moteur n’est pas l’exer­cice d’une puissance, mais est toujours déjà en acte, ce qui n’implique pas seu­lement qu’elle soit éternelle, mais éga­lement qu’elle soit une stricte auto-intellection, puisque tout autre objet de pensée implique que le Premier Moteur doive l’actualité de son in­tellection à un être dont il se distingue.[136]

c) Solutions

Aristote consacre son chapitre 9 à affronter ces ultimes diffi­cultés. Le plus difficile, néanmoins, était de les soulever. Comme c’est souvent le cas, ces difficultés, dès que bien identifiées, pointent elles-mêmes vers leur so­lution.

Assurément, « elle connaît l’objet le plus divin et le plus honorable, et elle n’en change pas »[137], puisqu’en changer impli­querait mobilité, et mo­bi­lité vers pire. Ensuite, cette intelligence, essentiellement, n’est pas une puis­sance, elle est intellection et acte. Autrement, d’ailleurs, comme chez nous, « en toute logique, la continuité de son intellection lui serait pé­nible »[138]. En­fin, « puisqu’il constitue justement l’être le plus excellent, c’est donc lui-même que connaît le premier moteur »[139]. Finalement, étant acte, acte pur, intellec­tion plutôt qu’intelligence, « cette intellec­tion » de­mande à être définie comme intellection d’elle-même et donc « intellection d’intellection »[140].

1. Extrême simplicité

Tout au long du livre Λ, en somme, Aristote découvre à quel point tout se simplifie, chez l’être suprême, où ne demeure plus la moindre division. Il prend progressivement conscience de la fécondité de son principe initial : « Dans ce contexte, tout est la même chose. »[141] Perfection totale, le pre­mier moteur est forme pure, acte pur, sans aucun mélange de puissance. En consé­quence, il est identiquement intelligence, intellection et l’objet de cette intel­lection. Nous pouvons comprendre la nécessité de ce fait en ré­flé­chissant sur notre condition : l’intelligence humaine, d’abord pure puis­sance cognitive, est plus parfaite lorsqu’elle apprend; plus parfaite en­core lorsqu’elle sait et con­temple; le plus parfaite enfin lorsque son objet com­porte le plus d’entité. L’intelligence divine, nécessairement ce qu’il y a de plus simple et de plus parfait, n’est donc que l’acte même de connaître son propre acte.

Il nous est difficile de ne pas répugner spontanément à cette découverte « contre-intuitive », comme la qualifie élégamment Michel Crubellier[142], tant elle s’écarte de tout ce que nous observons : nous n’observons que des subs­tances distinctes de leurs puissances, des puissances distinctes de leurs opéra­tions, des opérations distinctes de leurs objets. Mais en va-t-il forcé­ment ainsi? En fait, nous faisons nous-mêmes l’expérience de la fusion intelli­gence et objet, remarque Aristote : « Pour tout ce qui ne comporte pas ma­tière, l’objet connu et sa connaissance ne se distinguent pas. »[143] Quoi de si étonnant, alors, à ce que « la première intelligence fasse pa­reil »[144] et que « son intellection ne fasse qu’un avec son objet »[145]?

2. Chauvinisme intellectuel

Cependant, de même que, ma­tériels, nous prenons d’emblée la ma­té­rialité comme le critère de l’être, de même, suprêmement divisés et com­plexes, nous prenons d’emblée la divi­sion et la complexité comme normes de la perfection. Mais la vérité est autre, insiste Aristote : l’imma­térialité présente davantage d’être et la simplici­té davantage de perfection. Aussi difficile que cela nous soit à concevoir, il nous faut, comme Aristote, nous rendre à l’évi­dence : l’Être suprême dont tout autre dépend pour tout ce qu’il est, de­vient et fait, est le plus simple de tous et est « intellection d’intellec­tion »[146], expression chez nous inévitable­ment composée, mais pour exprimer la plus extrême sim­plicité.

3. Dérapage

La première impression, quasi unanime[147], suggère qu’étant intellection de lui-même, le premier moteur ne connaîtra rien d’autre, tout autre objet se trouvant indigne de son intérêt, toute pluralité d’objets impliquant dis­cours, mou­vement, composition.

On the basis of the text of Lambda, there seems to be no other conclusion: it excludes from the Prime Mover any knowledge of the world. This interpretation of the text was adopted by many scholars in modern times, among them Eduard Zeller, Albert Schwegler, David Ross, Francis Cornford, William Guthrie, and others.[148]

The whole of the text unequivocally favours a radical exclusion of any other intellection than self-intellection.[149]

Mais pareil sort cognitif serait tout à fait incom­patible avec la perfec­tion reconnue au premier moteur. Son focus sur l’ob­jet le plus parfait ne peut résulter en ignorance générale. Aristote en est bien conscient, qui ironise sur le dieu ignorant d’Empédocle.

Pour Empédocle, il se trouve que le dieu est le plus ignorant des êtres : lui seul ne connaît pas l’un des élé­ments, la discorde, alors que les mortels les connaissent tous.[150]

Supposer une première et parfaite substance et intelligence dont dé­pendent toutes les autres, mais ignorante et indifférente de tout ce qui les concerne, est absurde, tous le reconnaissent aisé­ment, et Aristote le pre­mier, comme le manifeste son reproche à Empédocle. Saint Thomas affiche une particulière sévérité face aux tenants de pareille supposition : « Gagnant en démence, ils estiment qu’avec son intelligence Dieu ne connaît que lui-même. »[151] Aussi chacun, à sa façon, cherche à en excuser Aris­tote.

L’hypothèse d’un dieu narcissique et ignorant oblige à isoler le livre Λ et à le mettre en contradiction avec une variété d’autres textes d’Aris­tote où il est question de Dieu, dont des critiques ou des éloges de ses devanciers. Ce sont ceux-là qu’on a fait le plus souvent valoir, depuis Brentano notamment, pour défendre Aristote contre cette inter­prétation. Leur effet cumulatif est indéniable… S’agissant de “cette partie de l’âme par laquelle l’âme connaît et pense” (III, 4, 429a10-111), l’intellect (νοῦς : cf. a22), Aristote marque le même lien qu’Anaxa­gore entre pensée de toutes choses et pouvoir sur elles : “il doit donc néces­sai­rement, puisqu’il pense toutes choses (πάντα νοεῖ), être sans mélange” comme dit Anaxagore, “pour dominer” (ἵνα κρατῇ), c’est-à-dire pour connaître (ἵνα γνωρίζῃ) (429a18-20; trad. Barbotin).[152] 

Malheureusement, presque tous s’y mettent une fois colorée la « νοήσεως νόησις » d’une forte teinte anthropo­morphique : on regarde le dieu “intellec­tion de son intellection” du regard qu’on porte sur l’homme qui n’a d’intérêt que pour soi, ce qui conduit à l’apparenter au légendaire Narcisse.[153] Sur cette base, toute ‘apologie’ tourne en ignorance de la réfutation : ce n’est pas la conception d’Aristote qu’on est à juger, attaquer ou défendre, c’est une fiction d’exégète.

On excuse éventuellement Aristote, en accusant sa fidélité logique à des prémisses plus ou moins arbitraires, comme ce “Perfection Principle” que J. Bruns­chwig dénonce comme le point de départ fondamental de Λ 9[154]. Ou on rivalise d’astuce pour manifester que, pour le dieu, s’avoir lui-même pour objet n’est pas si exclusif qu’il semble. Brunschwig, par exemple, tente de montrer que la manière réflexive dont Aristote décrit que l’intelli­gence humaine se connaît, en revenant sur l’identité qu’elle réalise avec ses autres objets pour les connaître, n’est pas si incompatible avec celle dont Dieu se connaît lui-même du fait même de connaître autre chose. Ce qu’il faut nier de Dieu, dit-il, c’est la phase potentielle, où l’intelligence humaine peut se con­naître, mais ne le fait pas encore ; mais rien n’empêche, Brunschwig croit pouvoir lire en Λ 7, de se repré­senter la connaissance si­multanée que Dieu a de lui-même et de tout l’uni­vers en similitude de la connaissance actuelle que l’intelligence humaine a d’elle-même et d’autre chose, une fois effectivement assimilée à son objet.

If human intellect is still potential, hence different from the di­vine one, when it is ‘able to receive the intelligible, i.e. the essence’ (of this or that thing), ‘it is in actuality when it possesses’ this intelligible, i.e. this (particular) essence; and Aristotle adds that it is generally admit­ted that what is ‘divine’ with (human) nous is this actuality, not the corresponding potentiality. Therefore, its per­fection seems to be whol­ly achieved through the simulta­neous actu­al intellection it has both of itself and of such and such (particular) object it is intelligizing. What further is required to go from the di­vinity of human nous to divine nous itself?[155]

Sur ce, Brunschwig aperçoit un rapprochement très étroit entre le fonc­tionnement des intelligences humaine et divine, quand Aristote, en Λ 7, s’émer­veille d’une intelligence qui ferait sans intermittence et mieux ce que l’in­telligence humaine fait déjà.

It would already be wonderful if the divine nous always were like we episodically are, i.e. if it always had the simultaneous intel­lec­tion of itself and of such and such particular intelligible. What can be imagined as ‘still more wonderful’? A very tempting answer is: if it always had the simultaneous intellection of itself and of all in­tel­ligibles. While intelligizing itself, it would then intelligize all things, at least as far as they are intelligible, i.e. all essences. Λ 7 would then adopt the very view which many readers of Λ 9 want to attribute to Aristotle, in order to free him from the absurd concept­ion they find to be the Narcissus-like view of God.[156]

Il ne reste plus alors, comme Brunschwig y aboutit, qu’à récuser comme conjecture de jeunesse la définition « intellection d’intellection » pour la substance suprême, en Λ 9, prenant conscience qu’elle était destinée à être remplacée plus tard par les développements de Λ 7, plus compa­tibles avec l’omniscience.

The solution I venture to suggest to the age-old ‘Narcis­sus’ de­bate is thus disarmingly simple. (a) The doctrine of Λ 9 is a Narcissus-like theology. (b) It is substantially different from the doctrine of Λ 7, which is a theology of God’s omniscience… (c) Λ 9 is a provisional draft, later on supplanted by Λ 7.[157]

« Disarmingly simple », oui, du fait de balayer toute l’homonymie, toute l’analogie, l’infinie distance entre les actes contemplatifs respectifs des intel­ligences divine et humaine. Quelque ingéniosité qu’on y voit déployée, cette solution émane elle aussi de cette espèce de chauvinisme intellectuel que je mentionnais plus haut, qui porte tant d’interprètes à s’attaquer à une fiction étrangère à la conception aristotélicienne et à sacrifier cette conception, sous prétexte de la réhabiliter. Comme Nicolas Chauvin, ils s’attendent à ce que tout se passe ailleurs comme chez eux. Connaître, c’est posséder la forme de son objet. Notre intelligence à nous, Aristote y in­siste, est d’abord à cet égard toute en puissance, parfaitement igno­rante, telle la matière première, en puis­sance à recevoir toute forme, mais en fait privée de toute au départ, « telle une tablette sur laquelle rien n’a encore été écrit »[158]. Pour elle, connaître deman­dera qu’en quelque sorte elle devienne son objet, qu’elle en revête la forme, et elle devra compter pour cela sur l’action conjuguée de son objet matériel et de l’intel­lect agent, pour dégager cette forme de la matière qui la réalise. En conséquence, notre intelligence ne connaît qu’un objet à la fois, celui qui lui transmet sa forme, et la noblesse de celui-ci compte pour beau­coup dans la dignité de sa connaissance. C’est qu’elle doit tour à tour partici­per à la forme de chacun, se laisser modeler par elle, pour le connaître. Tout le pro­blème et le débat entourant le Dieu-Narcisse tient à ce qu’on projette ce fonctionne­ment sur Dieu : si, comme l’intelligence humaine, il devait revêtir la forme de chaque objet pour le con­naître, alors, pour ne pas s’avilir, il lui faudrait éviter de connaître autre chose que lui-même. W.D. Ross est peut-être celui qui a le plus clairement tiré cette conséquence :

For Aristotle, that God should know Himself, and that He should know other things, are alternatives, and in affirming the first alter­native he implicitly denies the second. Indeed he denies explicitly much that the second would involve; he denies to God all know­ledge of evil, and all transition from one object of thought to another. The result of this wish to exclude from the divine life any relation to evil and any ‘shadow of turning’ is the impossible and barren ideal of a knowledge with no object but itself.[159]

Mais tel n’est pas le cas de la première intel­ligence, exemptée de toute puissance, essentiellement déjà identique à son objet, qui est elle-même, et à la participation duquel tout autre être doit essence et existence. Aussi, du simple fait de se connaître parfaite­ment, elle connaît distinctement et simulta­nément tout ce qui dépend d’elle non seulement pour être, changer ou reposer, mais même pour pouvoir être. De l’être, de tout ce qui est intelligible, rien ne lui est ignoré.

Il est évident, pour qui considère avec diligence les paroles du Philosophe, que son intention n’est absolument pas d’exclure de Dieu la connaissance des autres êtres que Lui. Elle est de manifester que Dieu ne connaît pas ces autres êtres moyennant quelque partici­pation à eux, pour arri­ver grâce à eux à les connaître, comme c’est le cas de toute intelli­gence dont l’essence n’est pas sa propre intel­lection. Dieu connaît tous les autres êtres que lui en se connaissant lui-même, du fait que son propre être est le principe universel et originel de tout être et que sa propre intellection est une racine universelle pour toute intel­lection, englobant toute intelligence.[160]

Refuser au premier moteur la connaissance de toutes choses sous le pré­texte que toute autre chose que lui-même ne mérite pas d’être connue de lui et l’avilirait est ridiculement anthropomor­phique et conduit à prêter les exi­gences les plus extrêmes à Aristote[161]. Certes, pour nous, il vaut mieux ne pas porter attention à certaines laideurs; mais c’est que s’y attarder nous prive du temps et de l’énergie pour contempler ce qui le mérite davantage, vu les limites de notre intelligence, et risque de nous en­traîner dans l’im­moralité, vu nos limites affectives. Rien de tel ne menace le dieu, qui ne s’attarde pas séparément sur pareil objet, mais le connaît im­médiatement en son rapport avec la causalité universelle de sa propre essence.

Une fois reconnue l’absurdité de pareille interprétation, la solution ap­paraît aisément : le Premier Moteur constitue de fait son seul objet formel, mais sa connaissance parfaite englobe complètement tout ce dont il est cause et jusqu’à tout ce dont il pourrait l’être. « N’est-ce pas de la sorte que cette intellection de soi se possède pour l’éternité entière? »[162]

B. Efficience

L’insistance sur la simplicité absolue du premier moteur, sur son immo­bilité et sur l’aspect finaliste de sa causalité conduit aussi presque au­to­ma­tique­ment notre lecteur prédominant, on l’a vu, à refuser de voir ce pre­mier moteur comme l’agent de quoi que ce soit. Pareille réaction vêt de nou­veau le premier moteur de ridicule : non seulement il igno­rerait tout ce qu’il fait; il ne le ferait même pas. Par le simple eros que sa beauté suscite­ spontanément, il mettrait en mouvement tout un univers qui existerait déjà éternellement, indépendamment de lui, gratuite­ment.

Pourtant, je l’ai déjà noté[163], à l’exception du premier moteur, tout être est contingent, capable, c’est-à-dire, de ne pas exister, incapable donc de ga­rantir et de causer sa propre existence, et par surcroît de le faire éternelle­ment. On peut concevoir que des agents se mettent en mouvement du simple fait d’aimer un grand bien, sans que ce dernier n’ait à intervenir; mais ces agents doivent d’abord, ou au moins simultanément, exister. Tous les êtres, par con­séquent, doivent compter sur le premier moteur pour leur prêter existence. L’éternité de cette existence, on l’a vu[164], n’y change rien. Au contraire, elle requiert que le premier moteur l’assure éternellement.

Là encore, la solution demande de saisir d’abord que toute opération n’im­plique pas changement. Déjà chez nous, nos opéra­tions immanentes ne consti­tuent pas au sens strict des change­ments.[165] Voir, entendre, mais surtout com­prendre et vouloir sont des actes, des perfections indépendantes du chan­gement, dont l’existence parfaite est immédiate. Notre volonté, tout spéciale­ment, agit sur notre corps et le met en mouvement sans avoir à bouger ou changer elle-même, sans avoir à pousser ou tirer.

a) Créateur

Pour Aristote, le premier moteur n’est pas, à proprement parler, une intelli­gence capable de connaître. Sans aucun aspect de puissance, il est l’acte même de se connaître et, à travers son essence, de connaître tout ce qui existe et/ou peut exister. Pour la même raison, il n’est pas un être ca­pable de vivre, « il est aussi vie »[166]. Or la vie n’est pas un accident, une perfection qui s’ajoute à un être déjà existant; elle est essence, elle est mode d’existence. Quand Aristote définit l’âme, qui fait qu’on vive, il en fait « l’acte pre­mier »[167] du vivant, ce qui le fait en premier être. Et quand il distingue les espèces de vie – végétative, sensitive, intellective –, ce sont des modes d’être qu’il distingue. « En effet, l’acte d’intelligence est vie. »[168] Or « lui », le dieu, « est son acte »[169].  Bref, pour Aristote, le pre­mier être est son acte même d’exister. Par conséquent, étant ainsi l’exis­tence même, lui seul a la compé­tence de prêter existence à quoi que ce soit d’autre, comme seule la blancheur est à même de blanchir quoi que ce soit. Impossible qu’il en délègue la tâche à aucun être contingent. Le premier moteur doit donc non seulement savoir parfaite­ment qui et quoi existe, mais aussi en être directement responsable.

C’est déjà le cas au regard de toute autre substance séparée ou supé­rieure. Qu’Aristote se soit trompé en assumant les sphères d’Eudoxe et en supposant vie et intelligence aux astres, cela n’y change rien. Toute intelli­gence doit directement son existence à une création divine, il le sait très bien, ayant affirmé que la moindre d’entre elles reçoit son existence d’en dehors de l’univers matériel[170]. Dieu doit créer directement chacune des substances intellectuelles extérieures à notre univers matériel, quel que soit leur nombre, quelques-unes, cinquante-cinq, ou des myriades.

C’est aussi le cas de la matière première. Les philosophes, récents comme anciens, en imaginant son existence éternelle, croient pouvoir se la créditer comme un fait acquis. Mais on l’a rappelé, Aristote insiste que le fait qu’on ait toujours existé ou se soit toujours passé de telle façon ne dis­pense pas de nécessiter une cause.[171]

Non seulement Dieu, comme premier moteur, a une efficience univer­selle, produit toute chose et la maintient sciemment en existence, mais il le fait de plus librement, non en une espèce d’émanation irrésistible de sa nature, comme l’imagineront les néoplatoniciens, obsédés d’immobilité à outrance. Le dieu d’Aris­tote ne peut être que libre, puisque l’enseignement du Philo­sophe, claire­ment, est que l’intelligence n’est le principe d’aucune action, d’aucune produc­tion, indépendamment de la volonté.

Manifestement, l’intelligence ne fait rien sans concours d’appétit; la volonté, en effet, est une espèce d’appétit.[172]

Là encore, rappelons-nous qu’à cette hauteur tout s’identifie – Τούτων, τὰ πρῶτα τὰ αὐτά[173] –. Le dieu, c’est-à-dire, ne se divise pas en intelli­gence et volonté; on doit comprendre que sa parfaite simplicité implique que chez lui intelligence et volonté ne font qu’un, et sont leur propre acte. En reconnais­sant le premier être comme intellection d’intellection, νοή­σεως νόησις, Aristote doit également le confesser comme volition de voli­tion, βουλήσεως βούλησις. L’expression ne se trouve pas textuellement dans les textes d’Aris­tote qui nous sont parvenus? Qu’à cela ne tienne! Elle n’en avait pas besoin : elle consone bien mieux avec l’ensemble de sa doc­trine que la castration dont tient à l’affliger notre lecteur prédominant.

b) Providence

L’attribution que ce lecteur nie avec le plus d’éner­gie de son premier moteur, de la part d’Aristote, en lui refusant de créer l’uni­vers, est le soin de chacune de ses créatures[174]; ainsi encore, il accule ce pre­mier Être au ridicule. De fait, Aristote conçoit les choses bien autre­ment. À son avis, ce n’est pas seulement pour commencer ou conti­nuer à exister, mais encore pour être à même d’effectuer chacune de ses opéra­tions, que tout être con­tingent a besoin de l’action et de la sollicitude du premier moteur. Retirer au premier moteur le soin individuel et cons­cient de chacun des êtres contingents non seulement entache d’une radicale im­perfection son es­sence, mais rend inintelligible, impossible leur exis­tence et leur activité.

Aristote s’efforce d’en rendre conscient en insistant sur l’ordre et la co­hérence que le premier moteur introduit entre tous les êtres qu’il fait exis­ter, de façon à produire l’univers le mieux à même de représenter sa propre per­fection et d’y participer. « Tous les êtres », remarque-t-il, « sont coor­donnés de quelque façon »[175]. Pas seulement les plus nobles, les plus par­faits, ceux dont l’exis­tence participe le plus à l’immobilité et à l’éter­nité du premier mo­teur : les substances séparées et, à ce qu’il semblait avec les moyens d’obser­vation de l’époque, les astres et leurs sphères. Notre lecteur prédominant se laisse parfois aller à accor­der au premier moteur quelque providence à ce niveau supérieur.[176] Pourtant, Aristote insiste : « Même les poissons, les oiseaux et les plantes »[177] entrent dans cette coordination uni­verselle issue du premier moteur pour en illustrer la perfection ontologique. Les animaux les plus divers collaborent à montrer la diversité de type de déplacement que les premiers mobiles sont à même de mettre en branle, et contribuent ainsi à donner une image plus éclatante de cette perfection. À cause de sa trop grande évidence, Aristote ne prend pas la peine ici de citer la hiérarchie univer­selle qu’il remarque dans le monde sublunaire : le fon­dement offert par le règne minéral à la vie, par la vie végétale à la vie animale, par la vie animale à la vie humaine. Tous les hommes, a-t-il re­marqué ailleurs, montrent pratique­ment qu’ils sont conscients d’être la fin de l’univers matériel qui les entoure : ils en utilisent spontanément toutes les ressources comme produites pour eux : « Nous faisons usage de tous les êtres naturels comme s’ils existaient pour nous, parce qu’en un sens nous en sommes la fin. »[178] Jusqu’en la constitution humaine, Aristote se montre fin témoin d’une ordonnance précise : le corps est pour l’âme, les facultés sensibles servent la raison, fin de toute l’essence humaine et siège du bonheur humain.

Notre raison et notre intelligence sont la fin de notre nature, de sorte qu’il faut leur ordonner notre génération et celle de nos mœurs… Nous devons certes accorder notre soin à notre corps, avant de l’accorder à notre âme, puis à notre éducation affective <avant notre éducation intellec­tuelle>, mais celui de notre appétit est en vue de notre intelli­gence, et celui de notre corps en vue de notre âme.[179]

 Plus généralement, « aucun être ne reste sans rapport à aucun autre; cha­cun, au contraire, entretient un rapport à chaque autre »[180]. « Tous sont coor­donnés en vue d’une seule et même fin. »[181] Avec une incroyable di­versité, pourtant.[182] Chaque être a sa propre opération, chaque espèce se distingue de chaque autre, chacun y va d’un apport différent à la perfection de l’univers, représentation de celle du premier moteur.

Il en va, compare Aristote, « comme en une famille »[183], où chaque membre concourt à sa manière distincte au bien commun, dans une contri­bution plus ou moins cruciale et consciente, selon sa proximité au chef de famille. Certes, la comparaison ne vaut qu’en invoquant la famille parfaite, où chaque membre reçoit l’éducation appropriée au développement des vertus liées à son statut. « Là, en effet, il ne convient pas du tout que les personnes libres fassent n’importe quoi; au contraire, tout ou la plus grande partie de ce qu’elles font est réglé. »[184] Femme et fils du chef de famille, en effet, grâce à leur intelligence et leur éducation, sont à même d’interpréter la volonté du chef de famille et sa conception du bien familial de manière à y collaborer sciemment et librement. À leur différence, « les esclaves et les bêtes », peu ou pas au fait « du bien commun » familial, « agissent beaucoup comme cela leur vient » et risquent de « peu y contribuer »[185], si on ne prend soin de les informer et de leur imposer les actions que ce bien réclame d’eux. C’est clair pour Aristote, il tient à l’efficience du premier moteur d’inscrire cette cohérence dans la nature de chaque être, comme au chef de famille de guider adéquatement chacun de ses commensaux : « À chacun des êtres naturels, sa nature offre ce genre de principe : elle rend nécessaire, c’est-à-dire, qu’ils parviennent tous à se distinguer et que certains le fassent au point que tout en eux communique au tout. »[186] En distribuant en le cosmos essences et natures avec tant de délicatesse et d’exactitude, observe Aristote, l’Être suprême s’assure d’un univers où tout montre sa sollicitude pour illustrer sa perfection. Aristote ne peut concevoir que quoi que ce soit de cet univers lui échappe, après en avoir ainsi fait une intelligence sans aucun aspect de puissance et d’imper­fection, lui qui soutient que la cause première est davantage respon­sable de l’effet ultime que sa cause la plus prochaine[187].

Aristote propose une autre comparaison éclairante pour faire com­prendre comment il voit que la providence de son premier moteur s’exerce sur l’uni­vers, « comment la nature du tout se rapporte à son bien et à son excellence : cette nature le vise-t-elle comme un bien séparé, qui existerait en lui-même et à part? ou s’agit-il de son ordre? »[188]. La providence du premier moteur, déclare-t-il, se compare, en plus parfait et complet, certes, mais nettement, à la solli­citude d’un général pour son armée. « L’uni­vers vise son bien sous les deux angles, comme une armée. Le bien de cette dernière réside d’abord en son ordre. »[189] La perfec­tion d’une armée tient de fait à la minutieuse hiérarchie de son autorité, où chacun a son rôle, sait ce qu’il a à faire et à qui il en rend compte. « Mais son bien est aussi son géné­ral. »[190] Toute cette perfection d’organisation militaire ne prend de sens que comme instrument du général et pour assurer que son intention à lui, la victoire que ses décisions anticipent, se réalise de la manière la plus effective. Ce second bien, extérieur à l’armée, « l’est même davantage »[191] et en est la mesure, « car il n’a pas pour cause cet ordre, mais cet ordre l’a pour cause. »[192]

De même, quel bien constitue la perfection de l’univers? Un semblable double bien, reprend Aristote. Son bien le plus facile­ment observable est aussi son ordre, cette merveilleuse ordon­nance qui se contemple dans la nature. Mais l’univers a lui aussi un autre bien, principal, une fin ultime, extérieure à lui, qui est la réalisation de l’intention nourrie par le premier moteur en lui donnant existence : la manifestation de sa perfection, la participa­tion la plus variée et universelle à ce bien suprême qu’il est.

Voir les choses autrement, refuser au premier moteur la responsabilité de la production, de l’existence et de la coordi­nation de tous les autres, inexora­blement, ne fait pas du monde un cosmos, mais « tourne la subs­tance de son tout en incidents décousus, dont aucun ne change rien à l’autre, qu’il se pro­duise on non »[193]. « On lui impose ainsi une multipli­cité de principes. Or les êtres ne veulent pas qu’on les gouverne aussi mal. “Gou­verner à plusieurs n’est pas bon! Qu’il n’y ait donc qu’un seul Sei­gneur!” »[194]

c) Bienfaiteur et Ami

C’est spécialement devant l’extrême contingence des affaires humaines, et les petites intrigues et mesquineries auxquelles l’homme voue sa liberté, que le focus de l’intellection divine sur elle-même donne le plus faci­le­ment occa­sion de prêter à Aristote la conception d’un dieu ignorant et in­différent. Là encore, pour­tant, c’est étrangement sous-estimer la perfection qu’Aristote découvre chez l’Être suprême et la no­blesse qu’il admire en la nature hu­maine intel­lectuelle.

Aristote ne manque pas de reconnaître que le dieu adresse une provi­dence spécia­le­ à l’homme, la créature matérielle qui lui ressemble le plus, par son intelli­gence et sa volonté, par sa liberté. Tant dans ses réflexions éthiques que politiques, il disserte sur les compor­tements les mieux adap­tés à la relation que la cité et même chaque individu peut et doit entretenir avec la divinité.

Une relation de justice, d’abord, et même une relation d’amitié, ensuite. Certes, il ne peut s’agir de justice et d’amitié au sens strict : sa dette envers la divinité, pour la vie, la nature et l’univers qu’il en re­çoit, l’homme n’a aucun moyen de la rendre à stricte égalité, comme la justice l’exigerait; et l’égalité requise à une parfaite amitié est inconcevable entre des intelli­gences le plus purement acte et le plus purement puissance, entre celle la plus libre de toute matière et celle dont l’union à un corps représente un besoin incon­tournable. Les homonymes de la justice et de l’amitié que l’homme est na­turellement appelé à développer à cet égard s’appelleront plus proprement piété et adora­tion.

1. Justice

Pour Aristote, le bien ultime que se propose l’homme en toutes ses ac­tions, le bonheur ( εὐδαιμονία), consiste à actualiser au mieux la nature qu’il a reçue du dieu; cette tâche requiert de satisfaire tant de conditions que per­sonne ne peut y arriver sans la collaboration organisée de nombreux congé­nères. Appelant ‘cité’ cette indispensable communauté, Aristote re­connaît en l’homme une nature forcément citoyenne : « Manifestement », dit-il donc, « c’est de la nature que la cité résulte : l’homme est par nature un animal poli­tique »[195].

Sur cette constatation, Aristote examine la constitution que doit revêtir la cité pour devenir l’instrument effectif du bonheur commun. Notre lec­teur prédominant n’en croira pas ses yeux : parmi les fonctions indispen­sables de la cité, les principales, « sans lesquelles une cité ne saurait en être une, qu’on appelle d’ailleurs ses ‘parties’, parce que c’est d’elles qu’elle doit se consti­tuer »[196], Aristote énumère, après l’alimentation, l’in­dustrie, la sécurité et les biens matériels, « en cinquième, mais la première de toutes, l’attention à la divinité, appelée sacerdoce »[197], sur le même pied que les fonc­tions les plus hautes : l’autorité politique et judiciaire. Entrant davan­tage dans le détail de l’articulation des diverses fonctions, Aristote insistera qu’on confie celle de prêtres, comme celles de chefs et de juges, aux per­sonnes les mieux éduquées et les plus libres, assez bien munies pour jouir d’une vie de loisir, dégagées du besoin de gagner leur vie et des inquié­tudes d’argent. « C’est aux ci­toyens » proprement dits « qu’il convient d’honorer les dieux. »[198]

Notre lecteur prédominant, obnubilé par son dieu ignorant des affaires hu­maines, ne peut évidemment prendre au sérieux pareilles dispositions d’Aris­tote, bien qu’on en retrouve de semblables à plusieurs points du corpus. Il les met au compte d’une rhétorique démagogique, d’une espèce de double vérité avant la lettre ou de séquelles d’une longue fréquentation platoni­cienne. Il demeure sûr que le culte divin ne se concilie d’aucune façon avec la concep­tion aristotélicienne d’un dieu dont toute l’activité tient à se connaître et à se contempler.

Le refus d’Aristote de l’immortalité de l’âme[199] d’une part, l’ineffi­cience et l’ignorance des dieux immobiles de l’autre, ne se prêtent guère à la pratique d’un culte dont l’officiant ne peut rien obtenir, ni dans cette vie ni dans aucune autre.[200]

Notre lecteur prédominant se montre fréquemment déçu d’un Aristote qui lui paraissait si rigoureusement logique, en métaphy­sique, mais qui se montre finalement… asservi, en matière reli­gieuse, aux conceptions païennes et naïves de son temps.

Aristote ne remet jamais en cause les pratiques reli­gieuses tradi­tionnelles… Il les justifie plutôt en insistant sur la joie et le délas­sement qu’elles procurent.[201]

La philosophie aristotélicienne, si audacieuse sur le plan théo­rique, présente cette curiosité de se satisfaire sou­vent des habitudes reli­gieuses les plus traditionnelles et les plus incompatibles avec sa théo­rie.[202]

2. Amitié

Pourtant, Aristote ne s’en tient pas à promouvoir un culte communau­taire pour honorer les dieux et leur exprimer la reconnaissance humaine et citoyenne pour tous leurs bienfaits. Traitant du bonheur individuel, identi­fiant son activité la plus constitutive, cherchant le critère de discernement entre les atti­tudes, mœurs et activités les plus propres à y contribuer ou à le compro­mettre, Aristote insiste sur l’attention à l’opération la plus caracté­ristique de l’homme, celle de sa raison, puis sur les vertus intellectuelles capables de la garantir au mieux, sur les vertus morales aptes à préparer la meilleure situa­tion pour les précé­dentes, et conclut que cette attention à l’aspect le plus noble de la nature humaine offre le moyen de ressembler au dieu et de gagner son amitié.

Notre lecteur prédominant ne manque pas de remarquer le fait, mais encore là se montre incapable de prendre Aristote au sérieux. Aussi admi­rateur soit-il de sa rigueur logique au moment de traiter du premier moteur, il ne peut qu’écarter du revers de la main toute indication de quelque rela­tion que ce soit entre ce premier moteur et l’individu humain.

Dans les Éthiques en effet, Aristote évoque, à de mul­tiples re­prises, la possibilité qu’il existe, entre l’homme et le dieu, une rela­tion d’ami­tié.[203]

Il y a matière à stupéfaction : ce lecteur assidu d’Aristote est à même d’énoncer clairement les réponses adéquates à ses réti­cences, mais ne peut y adhérer. Il arrive à comprendre qu’Aristote ne parle pas d’une amitié au sens le plus fort, qui requerrait une impossible égalité, mais d’un amour de bien­veillance comportant suffisamment de réciprocité pour ressembler à une ami­tié, un peu comme entre un fils et son père. Il com­prend que de ces deux amis, l’un reçoit bien plus que l’autre, et ne peut rendre que selon les maigres res­sources dont il dispose, mais pourtant satis­fait un dieu qui sait ne pas pouvoir attendre plus. Malgré toute cette clarté, notre lecteur prédominant campe sur son ‘évidence’ que le dieu ne nous connaît pas et que rien ne peut lui plaire de notre part.

Bien sûr, cette philia est d’un genre particulier, puis­qu’elle rap­proche deux êtres inégaux (EE VII 3, 1238b18-19), dont les relations doivent donc obéir au schème de l’égalité proportionnelle (EE VII 3, 1238b21)[204], qui implique en la matière que le dieu soit une cause de bienfaits, tandis que l’homme lui exprime sa reconnaissance, en lui rendant les honneurs qui lui sont dus. Ces honneurs, on s’en doute, ne sont jamais à la hauteur des biens reçus. Pourtant, dès lors qu’ils sont à la hauteur des moyens dont dispose l’officiant, l’ami, même divin, n’est pas offensé.[205]

C’est exactement le point de vue qu’exprime Aristote : « Le dieu sup­porte de recevoir des sacrifices conformément à nos moyens. »[206]

Ne le comprenant pas, comme un aveugle qui n’arrive pas à distinguer les couleurs, notre lecteur prédominant cherche partout des traces qu’Aris­tote exprimerait quelque repentir, nierait cette possibilité de retenir l’atten­tion du dieu. Et il croit en trouver, là même où Aristote continue de con­fir­mer les mêmes conceptions.

Certains indices laissent à penser qu’Aristote n’admet pas qu’il puisse exister, au sens strict[207], une philia entre l’homme et le dieu. Quand la supériorité est trop grande en effet, la réciprocité est ex­clue (EE VII 4, 1239a18-19) : « En effet, il serait ridicule qu’on repro­chât au dieu de ne pas aimer en retour de la même manière qu’il est aimé. » (EE VII 3, 1238b27-28 : « Γελοῖον γάρ, εἴ τις ἐγκαλοίη τῷ θεῷ, ὅτι οὐχ ὁμοίως τὸ ἀντιφιλεῖσθαι ὡς φιλεῖται. »)

… Dans l’EN, Aristote explique clairement que, d’amitié véri­table entre l’homme et le dieu, il ne peut être jamais question : « Or, si l’on est séparé par une grande distance, comme on est séparé du dieu, il n’y a plus d’amitié. » (EN VIII 9, 1159a5 : « Πολὺ δὲ χωρισθέν­τος, οἷον τοῦ θεοῦ, οὐκέτι. »)[208]

Pareilles considérations manifestent une intuition insuffisante de la fa­miliarité avec laquelle Aristote pratique l’homonymie, étendant des noms à des situations connexes, quoique non identiques, aux réalités que ces noms désignent strictement. C’est ce qui lui permet, sans se contredire, tantôt de nier toute possi­bilité d’amitié entre l’homme et le dieu, tantôt de décrire la manière idoine de l’entre­tenir : il vise dans le premier cas l’ami­tié entendue le plus stricte­ment, qui exige égalité de nature et de noblesse entre les parte­naires; il pense dans le second cas à une relation différente, qui garde toutefois suffi­samment de la relation initiale pour lui en étendre le nom.

Aristote traite avec grande suavité du comportement qui dispose au mieux à cette quasi-amitié avec le dieu, en revenant plusieurs fois sur ce que l’homme se rend le plus proche et le plus aimable au dieu en consa­crant le plus fort de son éner­gie à l’aspect le plus noble de sa propre nature : sa vie spéculative.

C’est en se conformant à son intelligence et en en prenant soin, semble-t-il, qu’on affiche les plus excellentes dispositions et qu’on mérite le plus l’amitié divine (καὶ διακείμενος ἄριστα καὶ θεοφιλέσ­τατος). En effet, si, comme on l’admet géné­ralement, les affaires humaines éveillent de la part des dieux de la sollici­tude, assez raisonnablement, c’est ce qui s’y trouve de plus noble et de plus apparenté à eux, l’intelligence, qui les réjouira et ils récompense­ront les hommes qui la privilégient et l’honorent… Voilà donc pour qui les dieux ont le plus d’amitié (Θεοφιλέστατος ἄρα).[209]

Aristote suggère le même critère à qui veut diriger sa vie au mieux et atteindre le plus grand bonheur. Dans tous les choix que la vie lui présente, celui-là devrait opter pour ce qui contribue le mieux à une vie spéculative la plus riche possible. Voilà la façon véritable de plaire au dieu et d’entrer en amitié avec lui. C’est en somme le meilleur culte à lui offrir, la grati­tude la plus adéquate à lui manifester pour la nature humaine reçue de lui. Aristote caractérise la vie spéculative comme permettant le plus de res­sembler au dieu et de participer en quelque sorte à son éternité.

Pareille vie sera meilleure que vie d’homme : ce ne se­ra plus simplement comme homme qu’on vivra, mais en tant qu’on a en soi une parcelle divine … Assurément, si son intelligence se rapporte à l’homme comme son aspect divin, y con­former sa vie fait vivre une vie plus divine qu’humaine. Or il ne faut pas, comme on nous en aver­tit, ne penser qu’aux affaires humaines, puisqu’on est homme, et qu’à ce qui est mortel, puisqu’on est mortel; plutôt, autant qu’on le peut, on doit s’immortaliser et tout faire en vue de ce qu’on a en soi de plus noble… D’ailleurs, son intelligence, c’est cela surtout que l’homme est.[210]

Clairement, dans l’idée d’Aristote, tout le reste de l’homme, son corps et ses biens, est destiné à soutenir cette vie intellectuelle et toute décision à son sujet devient morale ou immorale, et plaisante ou déplaisante au dieu, dans la mesure où elle contribue ou compromet pareille vie.

En matière de biens naturels, qu’il s’agisse du corps, des ri­chesses, des amis ou des autres biens, l’acquisition et la posses­sion qui con­tribue au mieux à la contemplation du dieu, voilà la meil­leure…; par contre, leur défaut ou excès qui empêche de se soucier du dieu et de le contempler, voilà la mauvaise.[211]

Notre lecteur prédominant peut bien concevoir cette idée que « la philo­sophie n’est pas loin de constituer un culte, puisque la sophia est la meil­leure manière de plaire aux dieux et, par suite, de leur témoigner sa défé­rence »[212]. Pourtant, toujours hanté par le dieu narcisse qu’il crédite à Aristote, il conti­nue à trouver pareil culte « problématique, puisque le culte est exécuté par des hommes qui n’ont rien à en espérer, ni dans cette vie, ni dans l’au-delà, et s’adresse à des dieux qui ne peuvent en avoir connais­sance »[213].

En somme, quelque insistance qu’Aristote y applique, l’ombre du dieu narcisse est toujours à même de suggérer une réduction à d’habiles précau­tions pédagogiques destinées à conjurer l’accusa­tion de ὕβρις :

Le Stagirite ne souffle mot – et pour cause – sur la nature des bienfaits dont les dieux payeraient le sage en retour (son intention, au départ, étant simplement de ruiner l’idée d’un châtiment di­vin)… On ne peut douter que le philosophe juge parfaitement ra­tionnelle – cela ne veut pas dire réelle – l’hypothèse que les dieux, sinon favorisent, du moins chérissent ceux-là qui atteignent à l’ex­cellence du sage… Aux yeux du philosophe, autrement dit, on pour­rait soutenir avec une certaine logique que la perfec­tion humaine (et, particulièrement, la perfection intellec­tuelle) attire la bienveil­lance des dieux. C’est la seule issue rationnelle que voit Aristote pour ceux qui ratifient l’hypo­thèse d’une ἐπιμέλεια ὑπὸ τῶν θεῶν; une hypothèse que contredit, certes, la doctrine théologique de Λ, 9, mais que la philosophie pra­tique se garde d’infirmer expressément, car elle fournit un argument protreptique décisif. La cons­cience re­ligieuse grecque, en effet, de­mandait quelque apaisement à l’écoute du message des philosophes. Les procès d’impiété sont là qui en té­moignent.[214]

Par ailleurs, l’observation sensible ne permet pas une réflexion précise sur la relation que des substances supérieures à nous pourraient entretenir avec le dieu. Nous avons maintenant les moyens de constater avec la plus grande certitude que les astres sont constitués de la même matière que les êtres terrestres; en fait, d’une matière même beaucoup plus rudimentaire, plus pauvre. Qu’ils ne sont en rien d’une essence plus noble que la nôtre. Qu’en particulier, ils n’ont rien d’intellectuel. Aristote, ne disposant pas de pareille évidence sensible, a dû s’en remettre aux conceptions astrono­miques les plus vrai­semblables de son temps.

Qu’à cela ne tienne! Il est des substances supérieures à nous sur les­quelles nous ne sommes pas mieux placés que lui pour juger de l’es­sence et de l’éventuelle relation au dieu. Du moins, si on fait abs­traction de la révélation judéo-chrétienne. Car Aristote pouvait tout aussi bien que nous, mieux en fait, puisque c’est plus une question d’intelligence que d’obser­vation, concevoir la grande probabilité d’autres intelligences entre la nôtre et l’intelli­gence première. Et pour celles-là il était à même de deviner que les relations qu’il décrivait entre nous et le dieu valaient, en infiniment mieux : plus purement intellec­tuelles, ces substances séparées sont mieux à même d’admirer, de contempler et de reconnaître la perfection divine, de s’en sentir aimées et de l’ai­mer en retour. Il avait d’ailleurs présentes à l’esprit les conjectures plus audacieuses de Platon sur le sujet. Il n’était pas de son tempé­rament de se risquer dans des précisions qui dépassent les capa­cités intellectuelles hu­maines et les ressources de l’observation sensible, mais cela n’équivaut pas à une dénéga­tion sur le fond de l’existence de pareilles substances séparées et de leur relation à la première substance dont elles tiennent leur existence et leur essence.

Même sur ce point, notre lecteur prédominant s’enferre dans sa négation. Aristote tendait à rapprocher les astres de la situation de ces substances imma­térielles supérieures, les imaginant possi­blement vivants et intelli­gents. Notre lecteur prédominant, en sens contraire, nie plus ou moins les substances séparées, les réduisant aux astres et aux sphères, dont il est plus à l’aise de nier des rapports personnels avec le dieu.

On peut alors estimer que la connais­sance de la perfec­tion de la substance immobile engendre dans l’âme des astres un amour qui les pousse à se rendre aimables. Bien, entendu, cette tâche est vaine : l’amour pour le Premier Moteur ne sera jamais réciproque.[215]

Conclusion

À relire et méditer les considérations qu’Aristote adresse à la substance suprême dont il découvre que c’est d’elle « que dépendent le ciel et la na­ture »[216], et en somme tout autre être, on aperçoit que la clé en est la priorité de l’acte sur la puissance, car tout ce qui comporte puissance requiert pour le réduire à son acte un agent en possession de l’acte concerné. Cette évidence en entraîne une seconde : au fondement de toute existence comme de tout changement, une substance est requise qui ne soit qu’acte, à laquelle ne fasse défaut aucune perfection, et qui soit telle de toute nécessité et de toute éternité. Une troisième évidence s’ensuit : plus l’être s’élève au-dessus de la puissance et s’approche de l’acte pur, tout se simplifie et répugne à distinction. Ce qui en nous est divisé et implique puissances et facultés distinctes, atteint en l’être suprême une parfaite simplicité. Non seulement le dieu est identiquement intelli­gence, intellection et intelligé, il est aussi identiquement intelligence et vo­lonté, et de ce côté identiquement volonté, vouloir et voulu, conseil, déci­sion et décidé. Et en même temps suprême intelligible et suprême bien. Et le tout éternelle­ment.

Aristote insiste plutôt sur le versant intellectuel de cette simpli­cité, mais son versant affectif est forcément impliqué, comme l’a magnifique­ment mani­festé Marie George[217].

Aristotle thinks that God is intelligent. He also main­tains that appetite follows upon cognition. Cognitive faculties allow the dis­crimination of things good and bad, from which springs certain tendencies towards or away from what is good or bad… God then as an intelligent being must also possess will.

One can also see that Aristotle thinks that God pos­sesses will in­sofar as Aristotle attributes pleasure to God, as experiencing plea­sure presupposes appetite. God as an intelligent being must possess the corresponding form of appetite which is will.[218]

En appréhendant, à la lecture du livre Λ, l’articulation de cette présenta­tion d’un premier moteur ainsi acte pur, omniscient et ‘omnificient’, on comprend que saint Thomas s’en soit inspiré de manière privilégiée pour exposer ce qui est accessible à la raison humaine de la conception de Dieu issue de la révé­lation et de la théologie chrétienne. Cette dernière, d’ailleurs, comme aime à en faire état mon collègue et ami Warren Murray, présente un Dieu qui s’in­carne et s’ingénie à réduire l’infinie inégalité entre Lui et l’homme qui devrait rendre impossible entre eux toute relation apparentée à l’amitié. Et il croit y réussir assez pour lui déclarer avec affection : « Je ne vous appelle plus servi­teurs, … mais amis. »[219]

 



[1] Extrait du Péripatikos No. 15, 2020. – Les grandes lignes de cet article ont été présentées lors d’une communica­tion donnée dans le cadre du colloque de la Société d’études aristotélico-thomistes tenu le 25 août 2020.

[2] Éthique à Eudème, VII, 12, 1245b17-19 : « Οὐ γὰρ οὕτως ὁ θεὸς εὗ ἔχει, ἀλλ βέλ­τιον ἢ ὥστε ἄλλο τι νοεῖν παρ’ αὐτὸς αὑτόν. Αἴτιον δ ὅτι ... ἐκείνῳ δὲ αὐτὸς αὑτοῦ τὸ εὖ ἐστίν. »

[3] Fabienne Baghdassarian, « L’intellection divine en Λ 7 et Λ 9 : les indices d’un appro­fondissement d’Aristote par lui-même », dans Réceptions de la théologie aristo­télicienne, d’Aristote à Michel d’Éphèse, Louvain-la-Neuve : Peeters [Aristote, Tra­ductions et Études], 2017, 57.

[4] Jean-Joël Duhot, « La révolution théologique stoïcienne », dans Réceptions…, op. cit., 93.

[5] Jacques Brunschwig la qualifie plutôt d’amusing description (voir « Metaphysics Λ 9 : A Thought-Experiment », dans Aristotle’s ‘Metaphysics’ Lambda, Sympo­sium Aristoteli­cum, ed. Michael Frede and David Charles, Oxford : Clarendon Press, 2000, 287).

[6] « Aristotle’s Philosopher – God », dans Phronesis, vol. 14 (1969), 63-64.

[7] Alberto Ross, « The Causality of the Prime Mover in Metaphysics Λ », dans Aris­totle’s Metaphysics Lambda – New Essays [ed. Christoph Horn, Proceedings of the 13th Con­ference of the Karl and Gertrud-Abel Foundation, Bonn, November 28th -December 1st, 2010], Berlin : De Gruyter, 2016, 209.

[8] Par exemple : « Les extraits conservés du traité d’Atticus ont un caractère pam­phlétaire, visant le plus souvent à démonter la crédibilité de l’adversaire plutôt qu’à discuter réellement les points de désaccord. Ils décrivent un Aristote athée qui, par sa conception du bonheur et de l’indifférence divine, ne vaut pas mieux qu’un tenant de l’épicurisme… Atticus, qui utilise les compilations doxographiques, n’avait peut-être pas accès de première main au corpus aristotélicien. » (Alexandra Michalewski, « Faut-il préférer Épicure à Aristote? », dans Récep­tions…, op. cit., 126)

[9] Λ, 6, 1071a3-4. – Traduction personnelle; ce sera toujours le cas par la suite, à moins d’autre indication.

[10] Λ, 8, 1074a16-17 : « Τοσαύτας εὔλογον ὑπολαβεῖν. Τὸ γὰρ ἀναγκαῖον ἀφείσθω τοῖς ἰσχυροτέροις λέγειν. » –  Je ne vois pas de raison de maintenir la parenthèse dans laquelle Jaeger enferme la dernière phrase.

[11] Λ, 6, 1071b4 : « Λεκτεόν ὅτι ἀνάγκη εἶναι ἀδιόν τινα οὐσίαν ακίνητον. »

[12] Λ, 6, 1071b19 : « Ἐνδέχεται γὰρ τὸ δυνάμει ὂν μὴ εἶναι. »

[13] Λ, 6, 1071b13-14 : « Ἐνδέχεται γὰρ τὸ δύναμιν ἔχον μὴ ἐνεργεῖν. »

[14] Éth. Nic., I, 6, 1097b26-27 : « Ὅλως ὧν ἔστιν ἔργον τι καὶ πρᾶξις, ἐν τ ἔργῳ δοκεῖ τἀγαθὸν εἶναι καὶ τὸ εὖ. »

[15] Aristote forge alors à l’acte un autre synonyme pour le présenter comme la per­fection d’un être, sa fin, déjà possédée, intégrée : son entéléchie, sa finalisation. Voir De l’âme, II, 1, 412a27-28 : «  ψυχή ἐστιν ἐντελέχεια πρώτη σώματος φυσικοῦ δυνάμει ζωὴν ἔχοντος, l’âme est la finalisation première d’un corps naturel qui détient vie en puissance. »

[16] Ainsi : « Many interpreters in the past … concluded that Aristotle was gradually forced, by the logical pressure of his Physics and by the movement from alternative to alternative, to the final conclusion that the First Unmoved Mover, God, is pure energy (ἐνέργεια) and thinks only himself – a result which is forced upon him by his own premises. » (Maria Liatsi, « Aristotle’s Silence about the Prime Mover’s ‘Noēsis’ », dans Aris­totle’s ‘Metaphysics’ Lambda – New Essays, op. cit., 234-235; mes italiques)

[17] Voir Phys., III, 1, 201a8-9 : «  τοῦ δυνάμει ὄντος ἐντελέχεια, τοιοῦτον, κίνησίς ἐστιν. » – Pour la traduction d’ ἐντελέχεια comme synonyme d’acte, voir supra, la note 15.

[18] Λ, 6, 1071b12-13 : « Εἰ ἔστι κινητικὸν ποιητικόν, μὴ ἐνεργοῦν δέ τι, οὐκ ἔσται κίνησις. » – “Qui n’agisse pas”, c’est-à-dire : “Qui ne soit pas en acte”. Pour ‘ἐνεργοῦν’, voir quelques lignes plus haut l’explication du sens d’ἐνεργεῖν.

[19] Λ, 6, 1071b17-18 : « Ἐτὶ οὐδ<αὐτὴ ἱκανή>, εἰ ἐνεργήσει, δοὐσία αὐτῆς δύνα­μις. » – Toujours garder à l’esprit l’équivalence entre ἐνεργεῖν et εἶναι ἐν ἐνέργειᾳ, entre agir et être en acte. Voir la note précédente.

[20] Si on n’accepte pas l’extension de ποιητικὸν à l’agent capable d’assurer absolu­ment l’existence; voir, quelques lignes plus haut, l’homonymie suggérée pour ποιητι­κόν.

[21] Λ, 6, 1071b18-19 : « Οὐ γὰρ ἔσται κίνησις αδιος. »

[22] « Cette question de la causalité efficiente du premier moteur aristotéli­cien … est rendue malaisée par trois confusions malheureusement fréquentes : a/ soit que l’on substitue à la question de la causalité efficiente celle de la création. Il est clair que la recherche d’une cause produisant “à neuf le monde et le mouvement” est vouée à l’échec chez un auteur qui les suppose éternels; b/ soit que l’on identifie création ex nihilo et création de novo. Or la dépen­dance de tous les êtres à l’égard d’une cause première est une chose, un commencement temporel du monde et du mouvement une tout autre (mes italiques); c/ soit que l’on confonde, même par essence, finalité et effi­cience. » (Th. De Koninck, La question de Dieu selon Aristote et Hegel, Paris : PUF, 1991, 96-99)

[23] Phys., VIII, 1, 251b20-23.

[24] Thomas d’Aquin, In VIII Phys., leç. 1, #990.

[25] Ibid., #970.

[26] Λ, 6, 1071b19-20 : « Δεῖ ἄρα εἶναι ἀρχὴν τοιαύτην ἧς οῦσία ἐνέργεια. » – Il n’y a pas à chercher de motif subtil à ce qu’ici Aristote oppose à la δύναμις (la puissance) l’ἐνέργεια, l’activité, plutôt que, comme ailleurs, l’ἔργον, l’acte. Cette nouveauté, peut-on tout de même remarquer, invite à retourner à l’homonymie initiale de l’acte ou de l’activité, perfection ultime de toute substance, étendue à dési­gner toute perfec­tion antérieure : essence ou habitus. Aristote marque bien ici que la première subs­tance est essentielle­ment opération, et non puissance susceptible d’opé­rer.

[27] Λ, 6, 1071b21 : « Ἔτι τοίνυν ταύτας δεῖ τὰς οὐσίας εἶναι ἄνευ ὕλης. » – Je continue à traduire au singulier, comme il s’agit de la substance qui officie comme premier principe. Aristote parle au pluriel parce qu’il n’est pas encore question de discuter si elle est unique ou multiple, et parce que la condition vaudrait aussi pour d’autres subs­tances séparées auxquelles la première confierait éventuellement l’administration des substances matérielles.

[28] Stephan Herzberg, « God as Pure Thinking. An Interpretation of Metaphysics Λ 7, 1072b14-26 », dans Aristotle’s’Metaphysics’ Lamb­da…, op. cit., 158.

[29] Λ, 6, 1071b22 : « Ἐνέργεια ἄρα. » – « Ὅλως ἀμοιροῦσα τοῦ δυνάμει, n’ayant au­cune part de puissance », précise Alexandre (689, 7). Toute l’énergie que met Silvia Fazzo (« Unmoved Mover as Pure Act or Unmoved Mover in Act? The Mystery of a Subscript Iota », dans Aristotle’s Metaphysics Lambda…, op. cit., 181-205) à justifier un iota souscrit et à faire lire ἐνέργειᾳ plutôt qu’ἐνέργεια lui fait ramener cette déclaration capitale d’Aristote à une banale tautologie en contresens avec le con­texte : après avoir insisté qu’une première subs­tance en acte, mais comportant de la puissance en son essence, ne suffirait pas à justifier le changement, Aristote conclu­rait : elle est donc en acte (« dunque sono in atto », dans Il libro ‘lambda’ della ‘Metafisica’ di Aristotele, Bibliopolis, 2012, 184). Étrangement, elle s’était pourtant sentie con­trainte de traduire autrement le premier énoncé de cette conclusion : « Bisogna dunque che esista un principio tale, che la sua sostanza sia atto » (ibid., mes italiques), donnant du fait une explication qui confine à la contradiction : « Therefore 1071b20 counts as an argu­ment in favour, not of the eternal substance at issue to be act, but rather about its being acting by essence and definition. » (Unmoved Mover as Pure Act…, op. cit., 196)

[30] Λ, 7, 1072a24-26.

[31] Λ, 7, 1072a19-20 : « Εἰ μὴ οὕτως, ἐκ νυκτὸς ἔσται καὶ ὁμοῦ πάντων καὶ ἐκ μὴ ὄντος. ».

[32] « Τὸ ὀρεκτὸν καὶ τὸ νοητόν. »

[33] « Κινεῖ οὐ κινούμενα. »

[34] Λ, 7, 1072a26-27.

[35] « Haec enim sola movent non mota. »

[36] Ainsi : « On peut dire de la cause finale qu’elle est une cause motrice, sans pour autant admettre qu’elle est efficiente. » (Baghdassarian, La question du divin chez Aris­tote, discours sur les dieux et science du principe, Peeters : Louvain-La-Neuve, 2016, 185)

[37] « Le producteur (τὸ ποιητικόν) est cause au sens du commencement du change­ment (ὡς ὅθεν ἀρχὴ τῆς κινήσεως). La fin visée ne produit pas (τὸ δοὗ ἕνεκα οὐ ποιητικόν); aussi, la santé n’est pas productrice, si ce n’est par métaphore. » (De la gén. et de la corr., I, 7, 324b13-15) – « Parler d’une ‘action’ de la fin, c’est parler métapho­riquement. » (Thomas De Ko­ninck, Aristote, l’intelligence et Dieu, Paris : PUF, 2008, 68)

[38] Selon la définition de la cause efficiente : « Ὅθεν ἀρχὴ τῆς μεταβολῆς πρώτη τῆς ἠρεμήσεως. » (Phys., II, 3, 194b29-30)

[39] A. Ross, « The Causality of the Prime Mover… », op. cit., 217.

[40] Que j’appellerai par la suite “notre lecteur prédominant”, car depuis Alexandre d’Aphrodise il englobe la grande majorité des exégètes d’Aris­tote. J’en citerai quelques députés, mais de manière privilégiée Fabienne Baghdassarian, à la fois parce qu’on lui doit la traduction française la plus récente du livre Λ, parce qu’elle rend compte de façon assez exhaustive de la littérature secondaire pertinente et en raison de la clarté avec laquelle elle exprime les divers tenants de cette interprétation prédominante.

[41] « As mere final cause. » (Herzberg, « God as Pure Thinking… », op. cit., 159)

[42] Ibid., 160.

[43] Jean-Joël Duhot, « La révolution théologique stoïcienne », op. cit., 93; mes ita­liques.

[44] Voir Phys., II, 3, 194b23-195a2.

[45] « Τούτων, τὰ πρῶτα τὰ αὐτά. » (Λ, 7, 1072a27)

[46] Phys., VIII, 1, 252a32-b5.

[47] Voir supra, la note 29.

[48] Λ, 6, 1071b6 : « Εἰ πᾶσαι <αἱ οὐσίαι> φθαρταί, πάντα φθαρτά. »

[49] Enrico Berti, « Metaphysics Λ 6 », dans Aristotle’s ‘Metaphysics’ Lambda, op. cit., 183.

[50] Gén. An., II, 3, 737a27-29 : « Λείπεται δὴ τὸν νοῦν μόνον θύραθεν ἐπεισιέναι καὶ θεῖον εἶναι μόνον οὐθὲν γὰρ αὐτοῦ τ ἐνεργείᾳ κοινωνεῖ σωματικὴ ἐνέργεια. ».

[51] A. Ross, The Causality…, op. cit., 210. – Il est à noter que A. Ross entérine cette ‘inter­pré­tation traditionnelle’ et consacre son article à « introduce the main objections to this interpretation and some of the new accounts of the causality of the Prime Mover » et à « offer a reply to these objections and to the new accounts » (Ibid., 209).

[52] Ibid. – Mes italiques.

[53] « Cette doctrine (la possibilité d’un engendrement ab aeterno du monde), ex­plique Pépin (Théologie cosmique et théologie chrétienne, Paris : PUF, 1964, 431-483; « L’In­terprétation du De philosophia d’Aristote, d’après quelques travaux récents », dans Revue des études grecques, vol. 77, 1967, 464; Idées grecques sur l’homme et sur Dieu, Paris : Belles Lettres, 1971, 329), est connue dans l’Antiquité, puisqu’on l’a souvent attribuée à Pla­ton. Philon, dans le De aeternitate mundi, l’a même soutenue. Or on sait ce que ce trai­­­té doit au De Philosophia. » (Baghdassa­rian, La question…, op. cit., 204)

[54] Phys., I, 9, 192a16-17 : « Ὄντος γὰρ τινος θείου καὶ ἀγαθοῦ καὶ ἐφετοῦ. »

[55] Ibid., 192a18-19 : «  πέφυκεν ἐφίεσθαι καὶ ὀρέγεσθαι αὐτοῦ κατὰ τὴν ἑαυτοῦ φύσιν. » – L’extension que fait ici Aristote de la ‘nature’ est remarquable. Il expli­quera plus loin (II, 1, 193a28-30), que pour tout être naturel, sa nature est partie matière, partie forme; il ne considère donc pas strictement que la matière première possède une nature, elle qui est ouverte à constituer n’importe quelle nature par sa réception d’une forme spécifique. Il insiste tout de même que ce qu’il faut reconnaître à la matière qui pourrait se comparer à une nature, c’est cette tension inaliénable qu’elle a à revêtir toute forme susceptible de participer de quelque façon à la perfection du premier mo­teur. Or cette tension, cet amour naturel, Aristote ne la lui fait pas tenir du hasard, ou d’une génération ou d’une création spontanée, mais de l’efficience du premier moteur.

[56] Ibid., 192a22-23 : « Ὥσπερ ἂν εἰ θῆλυ ἄρρενος. »

[57] Phys., II, 8, 199a20-30.

[58] Λ, 8, 1074a16-17. – Voir supra, la note 10.

[59] « La réception de la théologie d’Aristote chez Michel d’Éphèse et quelques au­teurs néoplatoniciens », dans Réceptions…, op. cit., 239-256.

[60] Proclus, In Timeo, I, 266, 28-29.

[61] Ibid., 267, 5-7.

[62] Ibid., 267, 11-12.

[63] Golitsis, La réception…, op. cit., 247.

[64] Simplicios, In Phys., 1363, 8-10.

[65] In Arist. Phys., 1360, 24-31.

[66] Asclepios, In Metaph., 28, 20-23; Golitsis met les mêmes mots en italiques.

[67] Golitsis, La réception…, op. cit., 244.

[68] De substantiis separatis, c. 14, I, #124 : « Occasionem errandi sumpse­runt ex demons­tratione Aristotelis in decimosecundo Metaphysicae. Oportet autem ostendere, quod Philo­sophi intentionem non assequuntur. »

[69] Voir par exemple Venant Cauchy, « La causalité divine chez Aristote », dans Mélanges à la mémoire de Charles De Koninck, Québec : PUL, 1968, 103-114; Horst Seidl, « On the Concept of God in Aristotle’s “De Philosophia” », dans Philosophia Perennis, vol. II (1995), no 2 (automne), 1-18; Marie I. George, « Would Aristotle agree with St. John that “God is Love”? », dans The Aquinas Review, vol. 17 (2010), 1-44; Mark F. Johnson, « Did St. Thomas Attribute a Doc­trine of Creation to Aristotle », dans The New Scholasticism, vol. 63 (1989), No 2, 120-155.

[70] A. Ross, « The Causality of the Prime Mover… », op. cit., 208.

[71] Comme certains de ses ‘lecteurs’ prétendent en avoir l’évidence : « Atticus sou­ligne la dissidence d’Aristote qui, tout en ayant été l’élève de Platon, a cherché, “par esprit de que­relle” (Atticus, fr. 6, 72), à proposer des nouveautés qui conduisent directe­ment à l’athéisme et à l’immoralité. » (Michalewski, Faut-il préférer…, op. cit., 130)

[72] Éth. Nic., I, 4, 1096a14-17.

[73] Leo Elders, Aristotle’s Theology, A commentary on Book Λ of the ‘Metaphysics’, Assen: Van Gorcum, 1972, 9. – Elders cite H.J. Kraemer : « Es kann darum wohl kei­nen Zweifel unterliegen, dass das Prinzip der νοῦς-θεός des Aristoteles in akadem­ischer Terminologie nichts anderes als ἔν und μονάς  war, und als solche mit der νοῦς μονάς, dem πρῶτος θεός des Xenocrates in allen wesentlichen Stücken – beide sind zugleich ἀγαθόν – sachlich und geschichtlich aufs engste zusammengehört. » (Geist­metaphysik, 158) On lit de même chez Crubellier : « Aristote peut avoir trouvé chez Platon le germe de sa conception de l’objet intelligible comme un moteur immobile : soit en reprenant une remarque faite dans le Sophiste au sujet du mode de fonc­tion­ne­ment de la connaissance intellectuelle – et en lui donnant une portée plus vaste et surtout principielle –, soit en cherchant à résoudre lui-même un problème laissé ou­vert par Platon. » (« Rupture, reprise et révision… », dans Réceptions…, op. cit., 23) De même : « Aristote rejette la conception platonicienne d’un principe qui se meut soi-même et la remplace par celle d’un principe qui se pense soi-même. » (Ibid., 25)

[74] De substantiis separatis, c. 3, #58-60 : « Positiones Aristotelis et Platonis circa imma­teriales substantias primo quidem conveniunt in modo existendi ipsarum. Posuit enim Plato inferiores omnes substantias immateriales esse unum et bonum per parti­cipationem primi, quod est secundum se unum et bonum… Sic igitur secundum Pla­tonem summus Deus causa est omnibus immaterialibus substantiis, quod unaquaeque earum et unum sit, et bonum sit. Et hoc etiam Aristoteles posuit : quia, ut dicit, necesse est ut id quod est maxime ens, et maxime verum, sit causa essendi et veritatis omnibus aliis. – Secundo autem conveniunt quantum ad conditionem naturae ipsarum : quia uterque posuit omnes huiusmodi substantias penitus esse a materia immunes, non tamen esse eas immunes a compositione potentiae et actus… – Tertio vero conveniunt in ratione providentiae… »

[75] Voir III, 1, 201a10-11 : «  τοῦ δυνάμει ὄντος ἐντελέχεια, τοιοῦτον, κίνησίς ἐστιν – l’acte de l’être en puissance, en tant que tel, voilà ce qu’est le changement. »

[76] « Si le mot κίνησις, dans le vocabulaire philosophique, désigne bien le mouve­ment local (et, en ce sens, s’applique parfaitement au corps céleste), il peut aussi dési­gner, dans un langage moins rigoureux, toute espèce de mouvement, par exemple, ce­lui de la pensée : νοῦ μὲν γὰρ κίνησις νόησις, lisons-nous dans une critique du Timée que contient le De anima (I, 3, 407a20). » (Richard Bodéüs, « En marge de la ‘théologie’ aristotélicienne », dans Revue philoso­phique de Louvain, vol. 73 [1975], No. 17 [février], 32)

[77] Comparer : « Aristote rejette la conception platonicienne d’un principe qui se meut soi-même et la remplace par celle d’un principe qui se pense soi-même… Aris­tote pouvait penser avec de bonnes raisons que l’intellection est plus appropriée que le mouvement pour fournir un tel terme auto-référentiel. D’une part, en effet, l’intel­lection fait partie de ces ‘actes’ (ener­geiai) qui ne sont pas des ‘mouvements’ (kine­seis) parce qu’ils ont leur fin en eux-mêmes, de sorte qu’ils sont à la fois tout entiers dans l’instant et indéfiniment durables : voir Méta­physique Θ 6, 1048b18-35. » (M. Crubellier, « Rupture, reprise et révision », op. cit., 25.

[78] De l’âme, III, 7, 431a6-7 : « Διὸ ἄλλο τοῦτο εἶδος κινήσεως γὰρ κίνησις τοῦ ἀτελοῦς ἐνέργεια ἦν, δἁπλῶς ἐνέργεια ἑτέρα τοῦ τετελεσμένου. » – Voir aussi Mét., Θ, 8, 1050a23ss. – Comparer : « Le passage de l’entéléchie première à l’entéléchie seconde n’est pas de même nature que le passage de la potentialité originelle à l’enté­léchie première. Celui-ci est en effet un processus qui dure un certain temps et qui implique des modifications matérielles du sujet (la perte de certaines propriétés et l’apparition de certaines autres), selon le modèle le plus simple et le plus général du changement dans la nature. Ces modifications se produisent en règle générale sous l’action d’un agent exté­rieur et peuvent être décrites comme passives. Au contraire, l’actualisation seconde est un processus immédiat qui ne modifie pas le sujet, sinon sous la forme paradoxale qui consiste à “devenir (pleinement) soi-même”, c’est-à-dire que ce passage se réalise sans aucune perte. » (Crubellier, ibid., 29)

[79] Voir Phèdre, 245c-e.

[80] Baghdassarian, « Présentation », dans Réceptions, op. cit., 4.

[81] Λ, 7, 1072a27. – Voir supra, la note 45.

[82] Mét., α, 1, 993b30-31 : « καστον, ὡς ἔχει τοῦ εἶναι, οὕτω καὶ τῆς ἀληθείας. »

[83] Éth. Nic., I, 4, 1096a23-24: « Τἀγαθὸν ἰσαχῶς λέγεται τ ὄντι. »

[84] Voir Éth. Nic., I, 6, 1097b21 ss.

[85] Λ, 7, 1072a29-30 : « Ὀρεγόμεθα δὲ διότι δοκεῖ μᾶλλον δοκεῖ διότι ὀρεγόμεθα. Ἀρχὴ γὰρ νόησις. » – Cela donnera éventuellement lieu à une discordance entre notre bien réel et ce que nous désirons de fait, d’une part parce que le sens confond le bien et son conco­mitant naturel : le plaisir, d’autre part parce que l’intelligence peut se tromper dans son ap­préciation. Mais cela n’empêche qu’au fond, malgré cet acci­dent de parcours, c’est le bien réel que cherche l’intelligence et sur quoi elle veut fixer la volonté. « C’est ce qui apparaît comme bon qu’on désire, et ce qui l’est qu’on veut en premier. – Ἐπιθυμητὸν μὲν γᾶρ τὸ φαινόμενον καλόν, βουλητὸν δὲ πρῶτον τὸ ὂν καλόν. » (Ibid., 1072a27-28) Tellement que « le bien », c’est-à-dire la perfection de son être, « c’est ce à quoi toute chose tend », « τἀγαθόν, οὗ παντἐφίεται » (Éth. Nic., I, 1, 1094a3).

[86] Λ, 7, 1072a30-31 : « Νοητὴ δὲ ἡ ἑτέρα συστοιχία καθ’ αὑτήν. »

[87] Ibid., a31 : « Καὶ ταύτης ἡ οὐσία πρώτη. »

[88] Ibid., a32 : « Καὶ ταύτης ἡ ἁπλῆ καὶ κατ’ ἐνέργειαν. »

[89] Ibid., a34-35 : « Ἀλλὰ μὴν καὶ τὸ καλὸν καὶ τὸ δι’ αὑτὸ αἱρετὸν ἐν τ αὐτ συστοι­χίᾳ. »

[90] Ibid., a35-36 : « Καὶ ἔστιν ἄριστον ἀεὶ ἢ ἀνάλογον τὸ πρῶτον. »

[91] Λ, 7, 1072b2-3 : « Ὅτι δ’ ἔστι τὸ οὗ ἕνεκα ἐν τοῖς ἀκινήτοις, ἡ διαίρεσις δηλοῖ ἔστι γὰρ τινὶ τὸ οὗ ἕνεκα καὶ τινός. » Plus littéralement : « Qu’on trouve, chez les entités immo­biles, quelque chose pour quoi <elles agissent>, cette division le montre : on agit en effet pour quel­qu’un et pour quelque chose. » – Crubellier propose peut-être aussi de ce passage une interpréta­tion pertinente, en partant de manuscrits qui omettent “καὶ τινός” et en mettant l’accent sur les mots qui suivent, “... ὧν τὸ μὲν ἔστι τὸ δοὐκ ἔστι” : « “Que le ‘en vue de quoi’ existe dans les êtres immuables, la distinction <que voici> le montre : ce qui est ‘en vue de quoi’ l’est pour quelque chose, qui tantôt existe et tantôt n’existe pas.” Si je comprends correctement ce passage difficile, il s’agit de distinguer entre une situation dans laquelle la finalité exprime la tendance vers la réalisation d’un bien futur (qui “n’existe pas”), et une autre dans laquelle elle se traduit par l’existence pleine et immédiate du bien. » (« Rupture, reprise et révision… », dans Réceptions…, op. cit., 17)

[92] Ibid., b3 : « Ὧν τὸ μὲν ἔστι τὸ δοὐκ ἔστι. »

[93] Ibid. : « Κινεῖ δὲ ὡς ἐρώμενον. »

[94] Par exemple, « the imitation story is not easy to link with our under­standing of ‘objective’ » (A. Ross, « The Causality of the Prime Mover… », op. cit., 213); « Aristotle never states explicitly that the first heaven “imitates” the activity of the Prime Mover. » (Ibid., 215)

[95] Enrico Berti, « Metaphysics Λ 6 », op. cit., 201.

[96] De l’âme, II, 4, 415a28-b2 : « Φυσικώτατον γὰρ τῶν ἔργων τοῖς ζῶσιν ... τὸ ποιῆ­σαι ἕτερον οἷον αὐτο, ζον μὲν ζον, φυτὸν δὲ φυτόν, ἵνα τοῦ ἀεὶ καὶ τοῦ θείου μετέχωσιν δύνανται πάντα γὰρ ἐκείνου ὀρέγεται, καὶ ἐκείνου ἕνεκα πράττει ὅσα πράττει κατὰ φύσιν. »

[97] Voir Éth. Nic., X, 7, 1177b33ss; De l’âme, II, 4, 415a26-b7; Gén. An., II, 1, 731b24-732a11; Gén. et corr., II, 10, 337ª1i-7; Mét., IX, 8, 1050b28ss.

[98] Comparer : « It is, in short, scarcely an exaggeration to say that for Aristotle the entire functioning of the natural world, as also that of the heavens, is ultimately to be understood as a shared striving towards godlike actuality. » (David Sedley, Creationism and Its Critics in Antiquity, Berkeley, 2007, 171.

[99] Affirmation tout à fait convertible : « When we approximate the divine to the extent possible for us, we realize our own nature. » (G. Richardson Lear, Happy Lives and the Highest Good. An Essay on Aristotle’s Nicomachean Ethics, Princeton, 2004, 86)

[100] Herzberg, op. cit., 161.

[101] Voir supra, p. 118.

[102] Baghdassarian, La question du divin chez Aristote, op. cit., 201.

[103] Ibid., 202; mes italiques.

[104] Ibid.

[105] Ibid., 203.

[106] Ibid., 205; mes italiques.

[107] Λ, 7, 1072b4-5 : « Εἰ μὲν οὖν τι κινεῖται, ἐνδέχεται ἄλλως ἔχειν. »

[108] A. Ross, The Causality…, op. cit., 213.

[109] Λ, 7, 1072b10.

[110] Ibid., 1072b12 : « Οὗ οὐκ ἄνευ τὸ εὖ. »

[111] Ibid., 1072b13-14 : « Ἐκ τοιαύτης ἄρα ἀρχῆς ἤρτηται οὐρανὸς καὶ φύσις. »

[112] « Ἐπέκεινα τῆς οὐσίας. » (République, 509B9)

[113] De Oratione, fr. 1 : «  θεὸς νοῦς ἐστὶν ἐπέκεινά τι τοῦ νοῦ. » (Voir Simplicios, In ‘De Caelo’, 485, 19-22)Aristote l’implique aussi ailleurs sous forme de question : « Τί οὖν ἂν κρεῖττον καὶ ἐπιστήμης εἴη καὶ νοῦ πλὴν θεός; – Que pourrait-il bien y avoir de meilleur que la science et l’intelligence, sinon dieu? » (Éth. Eud., VII, 14, 29)

[114] Bien sûr, pas l’homonymie par accident, “l’équivocité”, qu’on a pris l’habitude regret­table d’entendre spontanément sous ce mot, mais l’instrument intellectuel précieux qui fait étendre le nom d’une entité connue à une nouvelle, au motif que la connaissance de la pre­mière offre un chemin praticable pour la connaissance de la seconde. Ce qu’on a coutume d’appeler ‘analogie’, depuis qu’on a rendu péjoratif le mot ‘homony­mie’.

[115] Ce que ne saisit pas Jacques Brunschwig, qui prend ce « au-delà de l’intelli­gence » trop au pied de la lettre : « A fairly clear lesson of it is that the ‘young’ Aris­totle wavered about the relationship between the intellect and God. » (« ‘Metaphysics’ Λ 9 : A Thought-Experiment », dans Aristotle’s ‘Metaphysics’ Lambda…, op. cit., 278)

[116] Horst Seidl, « On the Concept of God in Aristotle’s De Philosophia », dans Philosophia Perennis, vol. II (1995), no 2 (automne), 9-10.

[117] Enrico Berti, « Unmoved mover(s) as efficient cause(s) in Metaphysics Λ 6 », dans Aristotle’s ‘Metaphysics’ Lambda, op. cit., 203.

[118] Ibid.

[119] C’est du moins ainsi que s. Thomas reçoit la réticence d’Aristote face aux défi­nitions que Platon élabore pour l’âme : « Généralement, Aristote ne réprouve pas l’intention des opinions de Platon, mais leur sonorité. C’est que Platon enseigne inadéquatement : tout en figures et par sym­boles; il signifie autre chose que les mots dont il se sert, comme lorsqu’il prétend que l’âme est un cercle. – Aristoteles, plerumque, quando reprobat opiniones Plato­nis, non reprobat eas quantum ad intentionem Platonis, sed quantum ad sonum verborum eius. Quod ideo facit, quia Plato habuit malum modum docendi. Omnia enim figurate dicit, et per symbola docet : intendens aliud per verba, quam sonent ipsa verba; sicut quod dixit animam esse circulum. » (In I de An., leç. 8, #107)

[120] Ibid.

[121] Ibid., 204.

[122] Voir supra, pp. 106 ss.

[123] Λ, 7, 1072b14-15 : « Διαγωγὴ δἐστὶν οἵα ἀρίστη ... ἡμῖν. »

[124] Ibid., 1072b15 : « ... μικρὸν χρόνον ἡμῖν. »

[125] Ibid., 1072b15-16 : « Οὕτω γὰρ ἀεὶ ἐκεῖνο, ἡμῖν μὲν γὰρ ἀδύνατον. »

[126] Ibid., 1072b17 : « Διὰ τοῦτο ἐγρήγορσις, αἴσθησις, νόησις ἥδιστον. »

[127] Ibid., 1072b16 : « Ἡδονὴ ἡ ἐνέργεια τούτου. »

[128] Ibid., 1072b18-19 : « Ἡ δὲ νόησις ἡ καθ’ αὑτὴν τοῦ καθ’ αὑτὸ ἀρίστου, καὶ ἡ μάλιστα τοὺ μάλιστα. »

[129] Ibid., 1072b19-21 : « Αὑτὸν δὲ νοεῖ ὁ νοῦς κατὰ μετάληψιν τοὺ νοητοῦ νοητὸς γὰρ γίγνεται θιγγάνων καὶ νοῶν, ὥστε ταὐτὸν νοῦς καὶ νοητόν. »

[130] Ibid., 1072b24 : « Ἡ θεωρία τὸ ἥδιστον καὶ άριστον. »

[131] Ibid., 1072b24-26 : « Εἰ οὖν οὕτως εὖ ἔχει, ὡς ἡμεῖς ποτέ, ὁ θεὸς ἀεί, θαυμαστόν εἰ δἐ μᾶλλον, ἔτι θαυμασιώτερον. »

[132] Voir supra, la note 45.

[133] Λ, 7, 1072b26-30 : « Ζωὴ δέ γε ὑπάρχει ἡ γὰρ νοῦ ἐνέργεια ζωή, ἐκεῖνος δὲ ἡ ἐνέργεια ἐνέργεια δὲ ἡ καθ’ αὑτῆν ἐκείνου ζωὴ ἀρίστη καὶ ἀδιος. Φαμὲν δὴ τὸν θεὸν εἶναι ζον ἀδιον ἄριστον, ὥστε ζωὴ καὶ αἰὼν συνεχὴς καὶ ἀδιος ὑπάρχει τ θεῷ‧ τοῦτο γὰρ ὁ θεός. »

[134] Λ, 9, 1074b19-20.

[135] Ibid., 1074b20-21.

[136] Baghdassarian, « L’intellection divine en Métaphysique Λ 7 et 9 », dans Récep­tions, op. cit., 38.

[137] Ibid., 1074b25-26.

[138] Ibid., 1074b28-29 : « Εὔλογον ἐπίπονον εἶναι τὸ συνεχὲς αὐτ τὴς νοήσεως. »

[139] Ibid., 1074b33-34 : « Αὐτὸν ἄρα νοεῖ, εἴπερ ἐστὶ τὸ κράτιστον. »

[140] Ibid., 1074b34-35 : « Ἔστιν νόησις νοήσεως νόησις. »

[141] Voir supra, la note 45.

[142] Rupture, reprise et révision…, op. cit., 9.

[143] Λ, 9, 1075a4-5 : « Ὅσα μὴ ὕλην ἔχει..., καὶ νόησις τ νοουμένῳ μία. »

[144] Ibid., 1075a4 : « Τὸ αὐτὸ ἔσται. »

[145] Ibid., 1075a4-5 : « Ὅσα μὴ ὕλην ἔχει..., καὶ νόησις τ νοουμένῳ μία. »

[146] Ibid., 1074b34-35 : « Nοήσεως νόησις. »

[147] Pas tout à fait, quand même. « Une longue ligne d’interprètes autorisés, depuis Alexandre d’Aphrodise jusqu’à H.H. Joachim et Ingemar Düring de nos jours, l’ont cependant entendu tout autrement. Ils incluent Thémistius, Maïmonide, Thomas d’Aquin, Trendelenburg, Franz Brentano et bien d’autres. On pourrait – trop simple­ment sans doute – résumer la position de nombre d’entre eux par l’énoncé : « ce qui est au principe de toutes choses les connaît toutes en se connaissant soi-même »; selon la célèbre formule : intelli­gendo se, intelligit omnia alia (cf. saint Thomas, In Metaph., XII, lect. 11, n. 2614, et Contra Gentiles, I, 49). » (Thomas De Koninck, La question de Dieu…, op. cit., 75-76)

[148] Maria Liatsi, « Aristotle’s Silence… », op. cit., 231.

[149] Brunschwig, « ‘Metaphysics’ Λ 9… », op. cit., 288.

[150] De l’âme, I, 5, 410b4-6.

[151] De substantiis separatis, c. 13, #127.

[152] Thomas De Koninck, La question de Dieu…, op. cit., 82-83.

[153] Aristote avertit pourtant lui-même de l’impasse à laquelle réduit cet anthropo­morphisme : « Que fera Dieu, puisqu’il ne dort pas? Contempler, puisque voilà l’acti­vité la plus belle, celle qui Lui convient le mieux. Mais contempler quoi? Autre chose? Il y aurait alors mieux que Lui? Quelle absurdité! Lui-même, alors? Mais voilà encore une absurdité : on traiterait d’insensé quelqu’un qui passerait son temps à se regarder. L’idée d’un dieu occupé à s’auto-contempler est donc encore plus absurde. » (Grandes Morales, II, 1212b34-1213a7) – « Ce que le philosophe condamne en fait, ici comme ailleurs, c’est l’anthropo­morphisme grossier ou élémentaire. » (Richard Bodéüs, « En marge de la ‘théologie’ aristotéli­cienne », op. cit., 12)

[154] Voir Brunschwig, « ‘Metaphysics’ Λ 9… », op. cit., 278.

[155] Brunschwig, « ‘Metaphysics’ Λ 9… », op. cit., 303.

[156] Ibid., 303-304.

[157] Ibid., 304.

[158] De l’âme, III, 4, 430a1-2 : « Ὥσπερ ἐν γραμματείῳ μηθὲν ὑπάρχει ἐντελεχείᾳ κατα­γεγραμμένον. »

[159] Aristotle’s Metaphysics, Oxford : Clarendon Press, 1924, vol. 1, Intro­duction, CXLII.

[160] S. Thomas d’Aquin, De substantiis separatis, 14, #127 : « Patet igitur praedicta verba Philosophi diligenter consideranti, quod non est intentio eius excludere a Deo simpliciter aliarum rerum cognitionem, sed quod non intelligit alia a se quasi partici­pando ea, ut per ea fiat intelligens, sicut fit in quocumque intellectu cuius substantia non est suum intelligere. Intelligit autem omnia alia a se intelligendo se ipsum, in­quan­tum ipsius esse est universale et fontale principium omnis esse, et suum intelligere quaedam universalis radix intelli­gendi, omnem intelligentiam comprehendens. »

[161] Ainsi : « L’évidence … qu’il est meilleur de penser le bien plutôt que le mal, … Aristote la systématise…, en postulant, sur la base de l’exemple de la vision, que la cécité même vaut mieux que la vision de la laideur» (Baghdassarian, « L’intellec­tion… », op. cit., 48; mes italiques)

[162] Λ, 9, 1075a10 : « Οὕτως δἔχει αὐτὴ αὑτῆς νόησις τὸν ἅπαντα αἰῶνα; »

[163] Voir supra, p. 110.

[164] Voir supra, p. 111.

[165] Voir supra, p. 129.

[166] Λ, 7, 1072b26 : « Καὶ ζωὴ δέ γε ὑπάρχει. »

[167] Voir De l’âme, II, 1, 412a27-28 : «  ψυχή ἐστιν ἐντελέχεια πρώτη σώματος φυσικοῦ δυνάμει ζωὴν ἔχοντος. »

[168] Λ, 7, 1072b27 : « Ἡ γὰρ νοῦ ἐνέργεια ζωή. »

[169] Ibid. : « Ἐκεῖνος δὲ ἡ ἐνέργεια. »

[170] Voir supra, note 50.

[171] Voir supra, pp. 119 ss.

[172] De l’âme, III, 10, 433a23-24 : «  μὲν νοῦς οὐ φαίνεται κινῶν ἄνευ ὀρέξεως γὰρ βούλησις ὄρεξις. »

[173] Λ, 7, 1072a27.

[174] Ainsi : « Plutarque ne nourrit pas de critique très développée à l’encontre de théorie providentielle chez Aristote. Dans le De defectu oraculorum (426D2-5), on trouve simple­ment une allusion au fait qu’en accordant au dieu uniquement une activité auto-contem­pla­tive, on le prive de ses attributs providentiels… L’activité de pensée du Premier Moteur, interprétée comme l’exercice d’une auto-réflexivité divine, est incompatible avec la provi­dence intentionnelle et soucieuse du particulier… C’est sur l’athéisme d’Aristote, qui prive le divin de toute intervention sur les réalités terrestres qu’Atticus met l’accent. » (Micha­lewski, Faut-il préférer…, op. cit., 129-130)

[175] Λ, 10, 1075a16 : « Πάντα δὲ συντέτακταί πῶς. »

[176] Ainsi : « Aristote limite l’action divine à la lune et soustrait les autres parties du monde au gouvernement divin. » (Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, XV, 5, 5-7) Encore : « Pour les réalités célestes, qui sont toujours et invariablement de la même manière, Aristote suppose que le destin en est cause; pour les choses sublunaires, c’est la nature; pour les choses humaines, la réflexion, la prévoyance et l’âme. » (Atticus, Fr. 8, 12-16) De même : « Aristote, <d’après Atticus>, donne dans la demi-mesure, puisque tout en admettant que la providence existe, il tronque volontairement la puis­sance divine. Ses dieux ne sont pas complètement oisifs puisqu’ils sont respon­sables de l’organisation régulière du ciel, mais leur action ne peut s’étendre jusqu’aux af­faires humaines. » (Michalewski, Faut-il préférer…, op. cit., 130) Et : « Aristote, <d’après Atticus>, laisse les réalités sensibles aux soins d’une nature dépourvue de raison. » (Ibid., 132)

[177] Λ, 10, 1075a16-17 : « Καὶ πλωτὰ καὶ πτηνὰ καὶ φυτά, même ceux qui nagent, qui volent, qui poussent. » – L’énumération paraît étrange, qui distingue les animaux par leur mode de déplacement. Elle met l’accent, en des êtres dont on attend moins une imitation du premier moteur, sur une variété qui illustre la fécondité de sa perfection.

[178] De philosophia, fr. 28.

[179] Politique, VII, 15, 1334a15-17.25-28 : «  δὲ λόγος ἡμῖν καὶ νοῦς τῆς φύσεως τέλος… »

[180] Λ, 10, 1075a17-18 : « Καὶ οὐχ οὕτως ἔχει ὥστε μὴ εἶναι θατέρῳ πρὸς θάτερον μηδέν, ἀλλ'’ἔστι τι. »

[181] Λ, 10, 1075a18-19 : « Πρὸς μὲν γὰρ ἓν ἅπαντα συντέτακται. »

[182] « Ἀλλ’ οὐχ ὁμοίως. » (Λ, 10, 1075a16)

[183] Λ, 10, 1075a19 : « Ὥσπερ ἐν οἰκίᾳ. »

[184] Λ, 10, 1075a19-21 : « Τοῖς ἐλευθέροις ἥκιστα ἔξεστιν ὅ τι ἔτυχε ποιεῖν, ἀλλὰ πάντα ἢ τὰ πλεῖστα τέτακται. »

[185] Λ, 10, 1075a21-22 : « Τοῖς δὲ ἀνδραπόδοις καὶ τοῖς θηρίοις μικρὸν τὸ εἰς τὸ κοινόν, τὸ δὲ πολὺ ὅ τι ἔτυχεν. »

[186] Λ, 10, 1075a22-25 : « Τοιαύτη γὰρ ἀρχὴ ἑκάστου αὐτῶν ἡ φύσις ἐστίν. Λέγω δ’ οἷον εἴς γε τὸ διακριθῆναι ἀνάγκη ἅπασιν ἐλθεῖν, καὶ ἄλλα οὕτως ἔστιν ὧν κοινωνεῖ ἅπαντα εἰς τὸ ὅλον. »

[187] Voir Phys., VIII, 5, début.

[188] Λ, 10, 1075a17-18 : « Πότερως ἔχει ἡ τοῦ ὅλου φύσις τὸ ἀγαθὸν καὶ τὸ ἄριστον, πότερον κεχωρισμένον τι καὶ αὐτὸ καθ’ αὑτό, ἢ τὴν τάξιν. »

[189] Λ, 10, 1075a13-14 : « Ἢ ἀμφότερως ὥσπερ στράτευμα; Καὶ γὰρ ἐν τ τάξει τὸ εὖ. »

[190] Λ, 10, 1075a14 : « Kαὶ στραγηγός. » – Curieusement, dans l’idée d’interpréter plus exactement la conception aristotélicienne de la causalité du premier moteur, Enrico Berti contredit cette affirmation d’Aristote et assigne la victoire comme une fin propre de l’armée, non du général! « It is clear that the end of the army is not its leader, but its order (and consequently its winning the battles). » (« Unmoved mover(s)… », op. cit., 205)

[191] Λ, 10, 1075a14-15 : « Kαὶ μᾶλλον οὗτος. »

[192] Λ, 10, 1075a15 : « Οὐ γὰρ οὗτος διὰ τὴν τάξιν, ἀλλἐκείνη διὰ τοῦτόν ἐστιν. »

[193] Λ, 10, 1076a1-2 : « Ἐπεισοδιώδη τὴν τοῦ παντὸς οὐσίαν ποιοῦσιν οὐδὲν γὰρ ἑτέρα τ ἑτέρᾳ συμβάλλεται οὖσα μὴ οὖσα. »

[194] Λ, 10, 1076a3-4 : « Καὶ ἀρχὰς πολλάς τὰ δὲ ὄντα οὐ βούλεται πολιτεύεσθαι κακῶς. “Οὐκ ἀγαθὸν πολυκοιρανίη εἷς κοίρανος.” »

[195] Pol., I, 2, 1253a3 : « Φανερὸν ὅτι τῶν φύσει πόλις ἐστί καὶ ὅτι ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον. »

[196] Pol., VII, 8, 1328b3-4 : « Ὧν ἄνευ πόλις οὐκ ἂν εἴη καὶ γὰρ λέγομεν εἶναι μέρη πόλεως, ἐν τούτοις ἂν εἴη διὰ τὸ ἀναγκαῖον ὑπάρχειν. »

[197] Ibid., 1328b12-13 : « Πέμπτον δὲ καὶ πρῶτον τὴν περὶ τὸ θεῖον ἐπιμέλειαν, ἣν καλοῦσιν ἱερατείαν. »

[198] Ibid., 1328b29-30 : « Ὑπὸ γὰρ τῶν πολιτῶν πρέπει τιμᾶσθαι τοὺς θεούς. »

[199] Étrange corollaire à tirer de tant d’insistance d’Aristote sur l’immaté­rialité de l’intel­ligence humaine. (mon étonnement)

[200] Baghdassarian, La question…, op. cit., 297.

[201] Ibid., 296. – « Voir, par exemple, Pol. VIII 3, 1337b37 sqq., au sujet du délasse­ment que la musique des fêtes religieuses procure à l’âme. » (Ibid., note 22)

[202] Ibid., 297-298.

[203] Baghdassarian, La question…, 297.

[204] « L’amitié prend ainsi la forme de la justice distributive. La piété apparaît alors comme une forme particulière de justice. Sur ce point, cf. R. Bodéüs, Aristote et la théologie des vivants immortels, Paris : Belles Lettres,1992, pp. 214-234. » (Ibid., note 23)

[205] Baghdassarian, La question…, 297.

[206] Éth. Eud., VII, 10, 1243b11-12 : «  θεὸς ἀνέχεται κατὰ δύναμιν λαμβά­νων τὰς θυσίας. » Cf. également EN VIII 16, 1163b13-19; IX 1, 1164b5-6; IX 2, 1165a24.

[207] La chose va de soi, je l’ai déjà souligné. Jamais, de toute façon, Aristote ne sug­gère pareille possibilité. Même quand, à cause de son évidence, il n’exprime pas ver­balement cette réserve.

[208] Ibid., 298.

[209] Éth. Nic., X, 9, 1179a22-30.

[210] Éth. Nic., X, 7, 1177b26-1178a7 : «  δὲ τοιοῦτος ἂν εἴη βίος κρείττων κατἄνθρωπον οὐ γὰρ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται, ἀλλ θεῖόν τι ἐν αὐτ ὑπάρχει... Εἰ δὴ θεῖον νοῦς πρὸς τὸν άνθρωπον, καὶ κατὰ τοῦτον βίος θεῖος πρὸς τὴν ἀνθρώ­πινον βίον. Οὐ χρὴ δὲ κατὰ τοὺς παραινοῦντας ἀνθρώπινα φρονεῖν ἄνθρωπον ὄντα οὐδὲ θνητὰ τὸν θνητόν, ἀλλἐφὅσον ἐνδέχεται ἀθανατίζειν καὶ πάντα ποιεῖν πρὸς τὸ ζῆν κατὰ τὸ κράτιστον τῶν ἐν αὑτ... Εἴπερ < νοῦς> τοῦτο μάλιστα άνθρωπος. »

[211] Éth. Eud., VIII, 3, 1249b16-21 : « Ἥτις οὖν αἵρεσις καὶ κτῆσις τῶν φύσει ἀγαθῶν ποιήσει μάλιστα τὴν τοῦ θεοῦ θεωρίαν, σώματος χρημάτων φίλων τῶν ἄλλων ἀγαθῶν, αὕτη ἀρίστηἭτις δ διἔνδειαν διὑπερβολὴν κωλύει τὸν θεὸν θερα­πεύειν καὶ θεωρεῖν, αὕτη δὲ φαύλη. »

[212] Baghdassarian, La question…, op. cit., 300.

[213] Ibid., 299.

[214] Richard Bodéüs, « En marge… », op. cit., 28; mes italiques.

[215] Baghdassarian, La question…, op. cit., 175.

[216] Λ, 7, 1072b13-14. – Voir supra, la note 109.

[217] Nonobstant toutes les attaques qu’Aristote adresse à la prétention d’Empédocle de faire de l’amour un principe. « In every place where Aristotle considers whether the First Principle could be love he is considering views which contain additional sup­positions which are objectionable. He never explicitly considers whether “God is love” could be taken to mean that there is an identity between God and his will and the primary act of his will (which is love), or whether it could mean that God loves us in a way he does not love non-rational beings and shows us special care. I will consider what Aristotle would be likely to maintain on each of these questions. – Would Aris­totle agree that: 1) God possesses will; 2) has himself as the primary object of his will; 3) and that his loving himself is not other than what he is? » (Marie George, « Would Aristotle Agree with St. John that “God is Love”? », dans The Aquinas Review, vol. 17 (2010), 4)

[218] Ibid., 4-5.

[219] Jn 15, 15.