Dialogue avec un sourd

Yvan Pelletier, professeur retraité

Faculté de philosophie

Université Laval

Québec

Il est extrêmement difficile, très pénible même, de confron­ter les conceptions de la logique moderne et contempo­raine avec celles de la logique aristotélicienne. Tant de varia­tions op­posent déjà entre eux les partisans de la logique récente que des canons communs en ressortent à grand peine sur leurs conceptions les plus fonda­mentales. Chaque théori­cien, ensuite, présente ses éla­bora­tions comme des remèdes à des défi­ciences dont il accuse une logique qu’il dit classique, de fait un ensemble d’équi­voques entre l’Organon, les considéra­tions de disciples plus ou moins auto­risés de toutes époques et les manuels de vulgarisa­tion desti­nés à quelque ini­tiation rapide et superficielle. Ces accusations, par surcroît, s’ins­pirent systémati­quement de mé­sinterpréta­­tions des concep­tions dites tradit­ion­nelles et forment en conséquence une vaste igno­rance de la réfu­tation qui appelle correction et rectifi­cation répétitive à chaque phrase, quand ce n’est pas à chaque mot. Il en résulte l’impression déses­pérante de deux ‘logiques’ étanches au point d’interdire toute comparai­son ou confrontation. On se sent donc exempté de s’y essayer.

Les deux ‘logiques’ pontifient pourtant sur la pensée, l’usage des mots, leur signification, l’expression de la vérité, la rigueur de raison­ne­ment et devraient donc se rencontrer quelque part. Je tenterai ici de les for­cer au dia­logue, mais à l’intérieur de balises pra­ti­cables. D’abord en les personnifiant par deux champions. Robert Blan­ché, pour la clarté et la simplicité générale de son ex­posé[1], représentera la lo­gique récente. Tout ce que je mention­nerai de lui devra s’en­tendre grosso modo comme la position de la lo­gique d’aujourd’hui, nonobstant les nuances et raffinements qu’exigeraient les divergences qu’une étude exhaustive révéle­rait entre ses di­verses sommités. Côté logique traditionnelle, Aristote lui-même tiendra lieu de répondeur, pour autant que j’en entende bien l’enseignement. On le verra con­traint de recti­fier à tout propos son demandeur sur les conceptions dont il crédite la logique ‘classique’. Le lecteur-auditeur, je l’espère, en deviendra apte à juger du caractère adéquat ou non des vues res­pec­tives d’Aris­tote et de nos contemporains.

Seconde balise : pour se garder en un cadre opérable, ce ‘dia­logue’ se restreindra à la considération de l’énonciation et verra donc s’opposer principalement le chapitre de Blanché sur l’ana­lyse des propositions[2] et l’enseignement du traité Peri Herme­neias.

Pour faciliter la lecture, les répliques du demandeur prendront format de citation, celles du répondeur format de texte normal. On devra être conscient qu’à moins d’indication con­traire[3], les notes de bas de pages attachées aux répliques du demandeur sont textuellement de Blanché. Au besoin, je donne en notes atta­chées aux répliques du répondeur les ré­férences à l’Organon qui les justifient.

On comprendra que le titre ‘Dialogue avec un sourd’ n’ac­cuse personne de surdité physique ni ne préjuge d’aucune ma­lice, mais réfère à cette espèce de surdité que créent chez le logi­cien contemporain ses méprises accumulées sur les conceptions les plus fondamentales de la logique aristotélicienne. Telle une sur­dité physique, elle oblige son interlocuteur, on le verra, à ré­péter sans cesse les rectifications nécessaires.

31. La proposition attributive classique

La logique classique[4], on le sait, ramène toute propo­sition élé­mentaire à la forme attributive S est P (sujet-copule-prédi­cat) : comme si tout jugement revenait fina­lement à affirmer ou à nier l’inhérence d’un attribut à une substance.

De fait, tout jugement s’effectue en affirmant ou niant l’inhé­rence d’un attribut à un sujet[5]. Incontournablement, on fait por­ter son jugement sur un sujet quelconque et on juge de quelque chose à son propos. Toutefois, la formulation précédente pour s’en indigner simplifie à l’ex­trême ce fait et facilite l’impression de déficiences du côté tradi­tionnel.

D’abord, tout sujet de jugement n’est pas substance. L’ima­giner réduit le paysage intellectuel et prépare bien des confu­sions. Le rôle de sujet s’offre à toute réalité susceptible d’inté­resser : une substance, éventuellement, mais souvent aussi une quantité, une qualité, une relation ou n’importe quel autre acci­dent. Cette réalité peut par ailleurs se considérer en un indi­vidu ou sous quelque degré d’abstraction : espèce spécialissime, genre géné­ralissime ou n’im­porte quelle con­ception intermé­diaire, jusqu’à une entité lo­gique ou imaginaire.

Ensuite, le Peri Hermeneias présente plusieurs formes d’énon­ciations auxquelles ce schéma « S est P » ne rend pas jus­tice : en plus de celles de ce type, où le verbe ‘être’ se dé­tache de l’attri­but et marque simplement sa composi­tion avec le su­jet[6], on y voit décrites, pour s’en tenir aux principales, celles dont l’attri­but tient tout entier au verbe ‘être’[7] et celles qui n’af­fichent pas ‘être’ comme verbe, mais connotent sa fonction de copule moyen­nant le temps consignifié par leur verbe[8].

Deux éléments définissent la constitution de l’énonciation : le nom et le verbe, de sorte que ‘N – V’ illustrerait mieux que ‘S est P’ son schéma le plus général, N si­gnifiant la réalité que l’énonciation entend faire con­naître, V à la fois la réalité dont elle use à cette fin et la composi­tion ou iden­tification à laquelle elle se prête avec la réalité à faire connaître. Par exemple, dans ‘Pierre est’ ou ‘l’homme est’, ‘Pierre’ et ‘homme’ signifient les réali­tés qu’on s’intéresse à connaître, tandis que ‘est’ signifie ce qu’on en connaît, leur exis­tence, et prononce comme vraie l’identification actuelle de Pierre et de l’homme comme d’êtres réels; de même, dans ‘Pierre est homme’ et ‘l’homme est animal’, ‘Pierre’ et ‘l’homme’ jouent le même rôle, mais se font con­naître respecti­vement comme indivi­du de nature hu­maine et espèce de nature animale, du fait que le verbe ‘être’, cette fois, indique simple­ment la convenance, l’iden­tification de ces na­tures comme celles de Pierre et de l’homme; enfin, dans ‘Pierre guérit’ et ‘l’homme rit’, les verbes signifient la santé recouvrée et le rire, ainsi que le fait que ces propriétés conviennent respec­tivement à Pierre et à l’homme.

Tolérable à la rigueur dans la langue grecque, accor­dée, d’autre part, à la métaphy­sique d’Aristote, pareille réduction a depuis longtemps, et bien avant la critique logistique, paru dis­cutable.

Après une amputation aussi dramatique, Blanché veut bien ‘à la rigueur’ ‘tolérer’ l’énonciation aristotélicienne pour la langue et la métaphysique d’Aristote. Ce dernier n’aurait cure de pa­reille con­cession : il ambitionne une logique qui rende compte de l’ordre à mettre par tout homme en ses pensées en n’importe quelle langue; il en refuserait une restreinte à sa propre pensée en sa propre langue.

Non seulement elle oblige souvent, notamment en fran­çais, à des tournures qui font violence à la langue, mais sur­tout elle suit de plus en plus diffi­cilement le mouvement de la pensée scienti­fique moderne, dont l’intérêt se transporte de l’être sur le /125-126/ devenir, et de la substance sur la rela­tion.

La flexibilité de la langue, française comme grecque, latine ou autre, peut rendre difficile de pointer précisément, dans une phrase un peu littéraire, le nom par lequel un locuteur signale de quoi il parle et le verbe par le­quel il indique ce qu’il en dit; elle peut porter un auditeur à des maladresses d’interprétation; mais il reste impos­sible à quiconque d’énoncer sans ‘dire quelque chose à propos d’autre chose’, pour rappeler la définition la plus simple avec la­quelle Aristote rend compte de l’énonciation[9]. Par ailleurs, repro­cher à Aristote de n’avoir traité l’être que comme une en­tité tout à fait statique, lui qui a consacré son traité majeur de philosophie naturelle à définir le devenir, ses propriétés et ses conditions, dénote une candeur déroutante.

La proposition attributive correspond à la ‘phrase no­minale’ des linguistes – contaminée d’ailleurs par l’intro­duction d’un verbe, celui qui marque l’existence, pour faire fonction de co­pule – phrase qui convient par excel­lence à l’expression d’un état, essentiel ou acci­dentel, durable ou tempo­raire : Pierre (est) homme, Pierre (est) malade.

Mine de rien, Blanché introduit ici la confusion qui ruine tout son exposé, en ignorant que le verbe ‘être’ revêt un autre sens que celui de ‘marquer l’existence’, quand il joue le rôle de copule : il indique alors seulement la convenance de l’attribut au sujet, sans aucunement préjuger de l’existence réelle d’indi­vidus où elle puisse s’observer.[10]

Plus radicalement, Blanché ignore qu’à propos de toute entité ou nature à connaître, on peut se livrer à trois considérations dis­tinctes. En s’efforçant de connaître l’homme, par exemple, on peut s’y intéresser absolument, sans référence aucune à son existence ni aux propriétés que l’existence lui fe­rait revêtir; on trouvera alors qu’on peut le voir comme animal, bipède, raison­nable, capable de rire, de développer des arts, des sciences, capable de santé, toutes propriétés qui lui con­viennent absolu­ment et toujours. On peut aussi s’y inté­res­ser relativement à son existence réelle et trouver alors que l’homme est un individu, blanc ou noir, jeune ou vieux, vivant ou mort. On peut enfin s’y inté­resser relativement à l’existence qu’il acquiert dans la raison quand elle le connaît; on découvrira là qu’il est concept, uni­ver­sel, espèce, attribut, sujet, substance, moyen terme. En confon­dant les trois types de consi­dération, Blanché devra faire face à une foison d’antinomies qu’il aura beau reprocher à la logique ‘clas­sique’, mais auxquelles aucune acrobatie mentale contem­poraine n’arri­vera à remé­dier.[11]

Mais presque toutes les langues connaissent aussi un autre type de phrase, la ‘phrase verbale’, où le verbe – déterminé éventuelle­ment par des ‘compléments’ – marque, soit une action faite par un sujet qui est alors plutôt un agent, soit quelque chose qui lui survient en tant que patient : Pierre fume la pipe, Pierre se noie.

J’ai remarqué plus haut qu’Aristote compte comme variété de l’énoncia­tion celle qui ne fait pas nommément intervenir le verbe ‘être’, mais use d’un autre.[12] Par ailleurs, que le verbe soit complet en un seul mot ou ait besoin de se compléter par des objets directs ou indirects ou par diverses circonstances n’a d’incidence que grammaticale. Logiquement, cela ne touche pas la nature de son double rôle dans l’énonciation : exprimer d’une part, à quelle essence on recourt pour se représenter le nom-sujet, d’autre part sa conve­nance à cette fin.

Dans d’autres cas, la forme grammaticalement attribu­tive re­couvre une pensée qui ne l’est pas. Dans Pierre est plus grand que Paul, d’une part plus grand que Paul n’est pas un attribut inhé­rent à Pierre puisque, sans que rien fût changé à Pierre, on ne pourrait plus l’affir­mer de lui si Paul n’existait pas ou gran­dis­sait.

En ne reconnaissant que des qualités comme attributs, à la façon dont il n’admettait au rôle de sujet que des substances premières[13], Blanché se trouve bien embarrassé d’apprécier les autres manières d’être qu’on peut découvrir au sujet de son intérêt : qu’il soit quan­tifié, relatif à autre chose, agent, patient, quelque part, en quelque temps et ainsi de suite. Pierre peut très bien être vraiment beau-père de son gendre et plus grand que lui, malgré la précarité de ces rela­tions, destinées à disparaître à la mort de celui-ci sans même aucun changement chez Pierre. Il s’agit justement d’attributs qui lui con­viennent en son exis­tence réelle, non en sa nature absolue indépen­dante d’elle.

Paul, d’autre part, n’est pas une partie d’attribut, mais bien un porteur d’attributs au même titre que Pierre. C’est entre ces deux ‘sujets’ que ma proposition énonce un ‘pré­dicat’ qui est, ici, une relation. Le formulaire ma­théma­tique exprime plus exactement la structure d’une telle pro­position lorsqu’il écrit : A > B. Le vrai schéma des propositions de ce genre n’est pas S est P, mais xRy.

Blanché perd ici le point de vue du logicien, qui observe dans l’énonciation comment la raison exprime sa connaissance, en mar­quant par l’attribut, le verbe, ce qu’elle connaît du sujet, le nom. Il ressort à ce point de vue que la même entité inter­vient tantôt comme sujet, quand on cherche à la connaître, tantôt comme attri­but, quand, la connaissant davantage, on s’y réfère pour la connais­sance d’une autre. Ainsi, Paul, qu’on connaît mieux, peut effective­ment faire partie de l’attribut pour exprimer la taille de Pierre, qu’on veut connaître; qui connaîtrait mieux Pierre le ferait au contraire entrer lui dans l’attribut et constaterait que ‘Paul est plus petit que Pierre’. Mais quand on déclare que ‘Pierre est plus grand que Paul’, c’est à Pierre qu’on s’intéresse et on ne fait allusion à Paul que pour autant qu’il fait connaître Pierre : il est donc, oui, « partie d’attribut », et complète ‘plus grand que’ qui, sans lui, n’aurait pas de sens. Ni « le formulaire mathématique » ‘A > B’, ni le « vrai schéma » ‘xRy’ ne disent autre chose, d’ailleurs : ‘A’ et ‘x’ y figurent le sujet qu’on veut caractériser, tandis que ‘> B’ et ‘Ry’ y signalent l’attribut qu’on en croit pouvoir dire.

Enfin, les logiciens classiques eux-mêmes ont été em­barras­sés par les phrases ‘impersonnelles’ qui, manifeste­ment, n’ont pas de sujet; il pleut, il y a foule ce soir. Mais il faut ajouter que bien des propositions pourvues d’un sujet gram­mati­cal ont néan­moins la valeur d’imperson­nelles : la pluie tombe, le vent souffle; et si, décidant une promenade, je dis que le temps est beau et que le ciel est bleu, ma pensée serait sans doute mieux rendue par des formules comme il fait beau temps et même il y a ciel bleu. Tel est le cas des propositions d’existence en géné­ral.

Là encore, Blanché n’a manifestement consulté que des dis­ciples d’Aris­tote qui ne l’avaient eux-mêmes pas vraiment lu. Derrière toutes ces énoncia­tions grammaticalement imperson­nelles, il se trouve logiquement une réalité dont on parle : la température, un événe­ment ou un lieu spécial, et il y a quelque chose qu’on en dit : qu’elle est pluvieuse ou ensoleillée, qu’il im­plique une présence nombreuse ou autre chose. Et même si, en considération relative à l’existence réelle, on use plus souvent de cette forme grammaticale, elle ne lui est pas réservée d’of­fice : ‘il y a beaucoup d’imitation chez l’homme’ renvoie logi­quement à l’homme comme sujet et lui attribue l’imita­tion comme pro­priété naturelle, avec plus de beauté littéraire dans l’expres­sion, mais avec le même sens que ‘l’homme imite beau­coup’.

Mais, si nombre d’auteurs avaient reconnu l’étroitesse de la théorie classique des propositions, du moins ne mettaient-ils guère en doute son exactitude dans le do­maine où elle se trou­vait confinée. C’est sur ce point que la critique moderne /126-127/ a été la plus originale, en révélant que, loin d’être parfaite en son genre, cette théorie était viciée par bien des confusions. Elle regarde comme catégoriques des propo­si­tions qui sont hy­pothé­tiques; plus généralement, l’insuffi­sance de ses analyses l’empêche de voir que ses universelles et ses particu­lières, qu’elle traite comme simples et élémen­taires, sont déjà com­plexes.

Blanché n’a pas lu attentivement les longues pages qu’Aris­tote consacre à distinguer entre énon­ciations simples et mul­tiples, de même qu’à défi­nir les énoncia­tions hypothétiques, c’est-à-dire composées. Aristote donne comme critère radical de leur sim­plicité le fait de ne comporter qu’un seul sujet et un seul attribut, bien que par extension il admette aussi comme une seule l’énon­cia­tion composée de deux autres au moyen d’une conjonction; inverse­ment, il considère comme la marque de plusieurs énon­ciations le fait de comporter plus qu’un sujet ou plus qu’un attribut, ou les deux à la fois.[14] Quant à l’énon­ciation composée, il la décrit par le fait d’en rattacher deux simples, l’une comme condition de l’autre (hy­pothé­tique), ou ex­clue par l’autre (disjonc­tive), ou cause de l’autre (cau­sative), ou simple­ment ajoutée à elle (conjonc­tive). Blanché s’ingé­niera à montrer que l’énonciation la plus simple en implique deux, dont l’une soit plus ou moins sous-entendue. J’in­diquerai alors quel cas faire de pareille affirma­tion[15].

Elle ne songe pas, d’autre part, à préciser si elle donne ou non à ses propositions une portée existentielle; et les règles d’infé­rence qu’elle admet comme valables mon­trent que sur cette question elle n’adopte pas, fût-ce im­plici­tement, une atti­tude ferme.

On voit poindre ici une conséquence de l’ignorance que j’ai signa­lée plus haut d’un fait marqué clairement par Aristote : l’homony­mie du verbe ‘être’, dont la présence dans une énon­ciation exprime tantôt l’existence réelle du sujet, tantôt simple­ment la convenance de l’attri­but au sujet, sans préjuger l’exis­tence de cas réels où on puisse l’ob­server.[16]

Quand d’ailleurs elle s’avise d’énoncer un jugement d’exis­tence, elle le fait entrer dans le même cadre que tous les autres, traitant ainsi l’existence comme un attri­but, prédi­cable d’une substance au même titre qu’une qualité.

La première partie de la phrase est juste, si ce n’est son ton outré. De fait, Aristote considère que signaler le fait qu’un sujet existe en donne un aspect à connaître, de sorte que l’existence in­tervienne alors comme attribut. Cependant, il distingue claire­ment comme types d’attributs l’être comme tel, c’est-à-dire l’exis­tence comme telle, et les différents modes qui leur con­viennent, selon qu’on est déclaré substance, ou qu’on se trouve assigné comme quantité, qua­lité, relation et ainsi de suite. Loin de lui, je l’ai déjà mentionné[17], l’idée de res­treindre à la subs­tance indivi­duelle le rôle de sujet à connaître et à la qualité le rôle de l’attri­but susceptible de faire con­naître.

Elle n’a que très imparfaitement saisi l’originalité des pro­po­sitions singulières par rapport à celles qui ont pour ‘sujet’ un concept, et sur lesquelles repose toute sa théo­rie du rai­sonnement.

Encore une déclaration péremptoire étonnante, vu la minutie avec laquelle Aristote confronte les énonciations qui visent une entité universelle et celles qui s’intéressent à une entité singu­lière.[18]

Ces défauts – lacunes et erreurs – apparaîtront mieux devant le développement de la théorie moderne des propo­si­tions, qui s’efforce de les éviter.

On peut déjà en douter…

32. Propositions d’inhérence et propositions de relation

L’étroitesse de la théorie classique étant son défaut le plus manifeste, on a cru d’abord qu’il suffirait de la dou­bler par une théorie des propositions de relation, proposi­tions dont le déve­loppement de la pensée scientifique moderne montrait de mieux en mieux l’impor­tance. Au schéma S – P, on ajou­terait donc le schéma xRy. Schéma plus souple et plus riche que le précédent, puisqu’à la monotonie de la copule tradi­tionnelle il oppose la di­versité des relations, lesquelles – in­dépendamment du contenu, dont la logique fait abstrac­tion[19] – se distinguent entre elles par la variété de leurs pro­priétés formelles (§49). De Mor­gan trace ainsi le programme et /127-128/ l’esquisse d’une lo­gique des re­lations. Et cette logique se trouve même finalement recouvrir une bonne par­tie du domaine qui paraissait réservé à la logique classique, puisque la syllogis­tique traditionnelle, qui né­glige les propositions singulières ou méconnaît leur originalité, se résout en une théorie des rela­tions d’inclusion entre classes.

J’ai déjà signalé ce qu’a d’incongru cette ambition de distin­guer fonda­mentalement l’énonciation qui attribue une relation de celle qui attribue une qualité ou n’importe quel autre mode d’être[20]. Il faut toutefois dénoncer aussi la grossière méconcep­tion qui prête à la lo­gique ‘classique’ l’idée que la relation entre attri­but et sujet serait précisé­ment l’inclusion de celui-ci en celui-là comme en une ‘classe’. Le verbe ‘être’ marque pourtant on ne peut plus clairement qu’il s’agit d’identifier l’un à l’autre : ‘L’homme est ani­mal’, dit-on, et non : ‘Homme est dans ani­mal’. ‘Animal’ n’est pas conçu non plus comme une ‘classe’, comme une es­pèce de boîte ou de tiroir de rangement sus­cep­tible d’ac­cueillir les objets qu’on voudra y dépo­ser[21], mais comme un concept universel, ce qui est tout autre chose. Ce qu’observe Aristote, c’est que notre con­nais­sance progresse na­turellement et néces­sairement du con­fus au distinct, de sorte qu’on se fait de la même réalité une représenta­tion d’abord très globale, puis de plus en plus précise[22], progrès qu’on retrouve dans la facture même de l’énonciation[23]. L’être, la substance, le vivant, l’ani­mal, l’homme et Pierre, c’est exacte­ment la même réalité, ce qui au­torisera leur assimilation l’un à l’autre comme sujet et attribut dans l’énon­ciation. Cependant, les premiers présentent une con­naissance extrêmement vague, abs­traite, confuse, de Pierre. ‘Pierre est un être’, ‘il est substance’, ‘il est vivant’, c’est tout à fait vrai. Mais dire cela de lui est en dire quelque chose de telle­ment imprécis qu’on pourra dire avec vérité la même chose de Paul, de sa vache et de la rose qu’il a offerte à sa femme. Mais mieux on arrive à connaître Pierre, plus on l’exprime à travers des attributs qui éventuelle­ment, au moins dans leur conjonction, ne s’assimileront qu’à lui : ‘Pierre est un homme de 28 ans qui a pour père Jean’. On ne peut en dire autant ni de Paul, ni de personne d’autre, hormis le jumeau de Pierre, avec qui il faut y regarder de près pour trouver des différences qui permettent de ne pas confondre les deux frères.

Subsiste du moins, irréductible à la proposition de re­la­tion, la proposition singulière attributive, du type So­crate est mortel, celle qui répond exactement au schéma S – P. On aboutissait ainsi à envisager, comme l’a explicitement propo­sé Lachelier, la coexistence de deux logiques pro­fondément distinctes, une lo­gique de l’inhé­rence et une logique des rela­tions, cette dernière plus apte à l’analyse de la propo­sition mathématique ou, plus gé­néralement, scientifique.

Fondée sur une radicale méconception de l’énonciation, cette ‘logique des relations’ ne peut laisser espérer grande aide pour la pensée. Si elle s’avère éventuellement « plus apte à l’analyse de la proposition mathématique », ce ne pourra être que dans la mesure où ce qu’on imagine comme proposition mathématique est hors pensée, hors mathématique même, et ne dépasse pas le calcul comme activité mentale.

Seulement, il n’était guère satisfaisant de scinder ainsi l’intel­ligence. D’autant moins que dans nos raisonne­ments les plus usuels, nous n’éprouvons aucune gêne à composer pro­positions d’inhérence et propositions de re­lation. À preuve l’exemple même traditionnelle­ment pro­posé comme celui du raisonnement le plus simple et le plus obvie, celui de la mortalité de Socrate : la majeure y est une proposition de relation, énonçant que la classe des hommes est incluse dans celle des mortels, tandis que mineure et conclusion, attri­buant à Socrate l’humanité et la mor­talité, sont des proposi­tions d’inhérence.

On assiste ici à un autre dérapage capital, à la base de la lo­gique contemporaine, avec cette déclaration que ‘tout homme est mortel’ serait une « proposition de relation ». Blanché y lit « que la classe des hommes est incluse dans celle des mortels ». Ni ‘hommes’ ni ‘mortels’ ne sont de fait des ‘classes’, comme je le mentionnais plus haut[24]. Il s’agit d’universels, c’est-à-dire de na­tures conçues par la raison en abstraction de ce qui distingue entre eux ceux qui y parti­cipent : la nature humaine, celle qui fait de tous les hommes ce qu’ils sont, et la mortalité, la corrup­tibilité que tous les vivants hé­ritent de leur matière. Dans cet énoncé, la nature humaine et la mortalité ne sont pas mises en relation d’inclusion, mais identifiées l’une à l’autre, quoique de façon à tenir compte que l’une est essence et l’autre, un accident qui en dé­coule. On ne dit pas que ‘l’homme est mortalité’, comme on dit que ‘l’homme est animal’, mais qu’il est ‘mortel’. On fait de l’homme un paronyme de la mortalité, non son syno­nyme. Un procédé naturel pour exprimer qu’on découvre en une nature dé­jà connue de quoi faire connaître une autre à laquelle on s’inté­resse, c’est de lui attribuer son nom. Soit son nom tel quel, avec sa définition, de sorte qu’on l’en rende syno­nyme – de même dé­finition avec même nom –, si elle constitue son essence comme telle : ce qu’on observe dans ‘Socrate est homme’, ‘l’homme est ani­mal’, où Socrate devient synonyme de la nature humaine et l’homme, synonyme du vivant sensible.[25] Soit son nom modifié, de sorte qu’on l’en rende paro­nymede nom dérivé –, laissant en­tendre que sans constituer son essence comme telle, elle lui con­vient toutefois et coïncide avec elle en elle comme un acci­dent : ce qu’on observe avec ‘l’homme est mortel’, où l’homme devient paro­nyme de la mortalité.[26]

Au reste, la combinai­son de ces deux logiques laisse­rait en­core échapper bien des pro­positions, qu’on ne ra­mène que très artificiellement à l’un ou l’autre schéma, par exemple les phrases verbales du type Pierre dort.

Ce type d’énonciation, où le verbe ‘être’ n’apparaît pas expli­cite­ment, ne s’écarte pas radicalement en nature de l’énoncia­tion où ‘est’ sert de ‘copule’. La partie de l’énonciation qui men­tionne ce qui se dit du sujet, dit Aristote, prend naturelle­ment nature de verbe. C’est dire qu’elle combine la significa­tion d’une nature, comme le fait le nom, avec la connotation d’un temps, comme expression de la combinaison de la nature signi­fiée avec celle du sujet pour faire connaître cette dernière.[27] Ainsi, ‘dort’ renvoie au sommeil, comme nature signifiée, et la compose avec ‘Pierre’, moyennant le temps présent, qui exprime le temps où cette combinaison vaut. C’est pourquoi Aristote signale que le sens ne diffère pas si on scinde ces deux aspects de ‘dort’ et qu’on dise, avec ‘être’ et le participe présent : ‘Pierre est dormant’, ou ‘est à dormir’, ou ‘est en train de dormir’. Certes, comme le note Blanché, cette expression séparée du sens et de la composition fait moins naturel; aussi ne parle-t-on normale­ment pas ainsi. On ne comprend pas très bien, toutefois, com­ment Blanché trouve moins artificiel de traduire ‘il existe un x tel que, s’il est Pierre, il dort’…!

Il fallait donc s’élever à une structure plus générale, sans que cependant cette généralité compromît la préci­sion. La structure nouvelle devait pouvoir se spécialiser et se compli­quer de di­verses manières, pour s’adapter étroitement à des propositions de types divers, parmi les­quelles se retrouve­raient, comme cas possibles, les pro­positions d’inhérence et les propositions de re­lation.

Pour autant qu’on comprenne la manière dont Aristote rend compte de la façon naturelle d’énoncer, on dispose déjà d’un instrument assez précis pour « s’adapter étroitement à des prop­o­sitions de types » aussi divers qu’on voudra. On assistera, dans la suite du texte de Blanché, à de multiples contorsions mentales pour récupérer, mais maladroitement, ce qu’il aurait déjà eu clair dans le texte d’Aristote qu’il n’a pas pris au sérieux.

C’est justement à quoi était déjà parvenu Frege, dont les idées (d’abord inaperçues, puis redécouvertes et ré­pandues /128-129/ par Russell) forment aujourd’hui la base de l’ana­lyse des propo­sitions. Elles sont issues d’une réflexion sur la pensée mathéma­tique. Mais la notion fon­damentale que Frege dégage de son usage ma­thématique, ce n’est pas celle de relation, c’est celle de fonction.

Tel que noté par Blanché, l’analyse de Frege porte sur un objet très distinct de l’énonciation : l’égalité dont le calcul fait usage. Il apparaît dès sa source que la logique contemporaine est issue d’une confusion entre calcul et pensée dont elle ne pourra jamais se déga­ger. Tout au début, ses promoteurs confondent mathéma­tique et cal­cul comme s’il s’agissait de la même activi­té; il n’y a pas à s’éton­ner que la même confusion s’étende en­suite à toute pensée.

L’expression commune de toute connaissance observée et analy­sée par le logicien traditionnel est la composition d’un at­tribut à un sujet pour dire ce qu’on connaît de lui. Dans son ef­fort de recon­naître là une simple opération de calcul, Frege assi­mile cette com­position d’attribut à une fonction, c’est-à-dire à une opération appli­cable à toute réalité, du moins à toute réa­lité confinée à un certain domaine de pertinence en dehors du­quel cette application sera déclarée ‘dénuée de sens’, comme elle est déclarée ‘interdite’ en calcul ou comme des associations de par­ties du discours[28] sont interdites en syntaxe. Il faudrait approfon­dir la définition et l’usage de cette fonction mathématique pour com­prendre l’apparence de similitude que Frege lui a trouvée avec l’attribution énonciative et manifester à fond la différence essen­tielle qui empêche leur assimi­lation. Mais l’impossibilité de pareille assimilation ap­paraît aisé­ment à qui saisit la nature et la fin de l’énonciation, comme la suite de l’exposé de Blanché le clarifiera.

33. Proposition et forme propositionnelle. Fonction et argu­ment.

Tout d’abord, il convient de distinguer explicitement, par­mi les énoncés propositionnels, entre la proposition concrète, ayant un sens et une valeur de vérité, et le simple schéma abstrait qu’on dégage de celle-ci en ne re­tenant que sa struc­ture for­melle, par substitution de va­riables à ses constantes empiriques. La logique classique n’a qu’un seul et même mot pour désigner la proposition proprement dite, Pierre est mor­tel, Nul envieux n’est heu­reux, et son squelette, S est P, Nul A n’est B.

Il n’y a aucun problème à cette homonymie, puisque per­sonne ne confondra jamais une ‘proposition’ faite de termes trans­cendantaux comme ‘Tout B est A’ avec une ‘proposition’ au sens plus strict comme ‘Tout homme est animal’.

C’est le mo­ment de signaler une subtilité importante qui échappe totalement à Blanché : les termes transcendantaux A et B, ainsi que toute lettre qui intervient dans la symbo­lisation d’un énoncé, ne sont pas pour Aristote totalement abs­traits de toute matière; par leur ordre alphabétique, ces termes indiquent la re­lation de plus ou moins grande universalité qu’ils en­tretiennent. Comme l’intelli­gence humaine progresse ordinairement dans sa connaissance du confus au distinct, c’est-à-dire donc de l’univer­sel au particu­lier[29], elle conçoit d’abord les plus universels de ses concepts et en use pour appréhender ses plus précis. On re­trouve cet ordre jusque dans l’énonciation, qui fait le plus natu­relle­ment con­naître un sujet moins universel par un attribut qui l’est davan­tage, comme c’est le cas avec ‘tout homme est ani­mal’. Un autre aspect de l’ordre naturel à la raison, étant donné sa dépen­dance de l’observation sensible, limitée aux accidents extérieurs des substances, est de connaître les substances moyen­nant leurs acci­dents. D’où on trouvera tout naturellement un accident uti­lisé comme attribut pour manifester une substance donnée, comme dans ‘tout homme est mortel’. Chaque fois que Blanché prétend rendre une énonciation avec un schéma du style ‘a est b’, il ignore com­plètement cet aspect essentiel de l’énon­ciation et se trouve pour cette raison incapable de saisir la relation exacte qui fait la vali­dité d’un raisonnement comme la comprend la logique d’ins­pira­tion aristotélicienne et l’ex­prime le principe λεγόμενον κατὰ πάντος, c’est-à-dire dici de om­ni.[30]

À vrai dire, il n’est même pas nécessaire, pour que l’énon­cé cesse d’être une proposition, qu’il soit complè­tement vidé de son con­tenu : il suffit qu’une lacune y apparaisse, qui rende indéter­mi­née sa valeur de vérité. Ainsi x est mortel est sans doute un squelette moins décharné que S est P, mais pas plus que lui il n’est susceptible d’être posé comme vrai ou faux. En s’avisant de marquer expressément la différence entre la proposi­tion et la forme propositionnelle, on ne fait que générali­ser, en l’appli­quant à tout énoncé propositionnel, la dis­tinction qu’établit le mathématicien entre une égalité telle que 6 = 2 x 3, qui est une proposition, et des équations telles que x = yz, ou x = 2z, ou même x = 2 x 3, qui ne de­viennent des propositions, vraies ou fausses, que lors­qu’on y meuble les places vides que marquent les sym­boles ad hoc.

On assiste ici au remplacement de la pensée par le calcul. On ne sera plus intéressé à progresser dans la connaissance d’un sujet en découvrant avec quelles entités connues il présente des ressem­blances significatives d’essence ou de propriétés, mais à exprimer la même chose par la même chose disposée autrement, en une pré­sentation peut-être plus commode, mais égale, sans progrès dans leur connaissance. ‘6’ et ‘2 x 3’ sont exactement la même quantité et la raison ne fait aucun progrès dans sa con­naissance en allant d’un côté à l’autre de l’équation.

C’est encore l’exemple des mathématiques[31] qui permet de substituer, aux notions tra­ditionnelles de prédi­cat et de sujet, des notions plus compréhen­sives ou plus aptes à le devenir : celles de fonction et d’argu­ment.

Le prix de cet « ajout de compréhension » sera cependant d’éva­cuer ce qui fait tout l’intérêt de l’énonciation : l’assimila­tion à une notion universelle, la marque d’une similitude essen­tielle ou acci­dentelle avec un type de réalités.

 /129-130/ Considérons les expressions suivantes :

2 · 13 + 1

2 · 43 + 4

2 · 53 + 5

Chacun y reconnaîtra la même fonction, la différence venant seulement des arguments 1, 4 et 5. C’est l’élément commun à ces expressions qui représente la fonction, qu’on pourrait donc écrire :

2 · x3 + x    ou       2 ( )3 + ( ).

L’argument n’appartient pas proprement à la fonc­tion : il vient se composer avec elle pour constituer un tout complet. Car la fonction, à elle seule, est essentielle­ment incomplète, elle ap­pelle quelque chose qui vienne la saturer.

Le vocabulaire se transforme continuellement au gré de glis­sements plus ou moins perceptibles, qu’il semble mesquin de re­lever un à un. Mais à les laisser passer, on sort inévitablement de l’acte de connaître pour entrer dans un jeu d’échange impropre à guider la pensée. Ici, on parle de ‘saturer une fonction’. Mais le verbe, qui signifie une entité conçue avec plus ou moins d’uni­versalité et con­signifie son attribution à quelque chose qu’il aide à mieux conce­voir, n’est pas une fonction, au sens de Blanché. Il en a une, de fonction; il a un rôle, celui qu’on vient de décrire. Il ne s’agit pas de compléter son sens, qui est déjà complet en lui-même; il s’agit de s’en servir, de l’ap­pliquer à la connaissance d’un sujet d’intérêt, re­présenté par un nom.

Si l’on se rappelle maintenant ce qui vient d’être dit des formes propositionnelles, il apparaîtra aussitôt que celles-ci se comportent exactement comme des expres­sions fonction­nelles. C’est lorsqu’on sature ces fonctions en leur assignant des argu­ments déterminés, c’est-à-dire en substituant, dans la forme pro­positionnelle, des cons­tantes aux variables, qu’on obtient des propositions – vraies ou fausses, selon les argu­ments choisis. Ainsi toute propo­sition se laisse décomposer en deux parties : l’une consti­tuée par un ou plusieurs noms, qui se suffisent à eux-mêmes, l’autre par une forme, essen­tielle­ment indi­gente, que ces noms viennent compléter. En d’autres termes, toute proposition peut s’analyser comme une fonction saturée par un ou plusieurs arguments.

Le point de vue est tout à fait inversé. Aristote remarque que le désir de progresser dans la connaissance d’un sujet fait cher­cher, parmi les entités qu’on connaît déjà, celles qui pour­raient contribuer à ce progrès. À mesure qu’on en trouve, on l’exprime en leur don­nant la forme de verbes, qu’on compose à ces sujets. Ainsi, j’aper­çois pour la première fois dans un marais une sarracénie. Je me de­mande : mais qu’est-ce que c’est? Je cherche parmi les notions qui correspondent aux réalités que je connais déjà la­quelle ou lesquelles pourraient satisfaire ma curiosité : est-ce une plante? est-ce un ani­mal? Puis, comparant ce que j’observe chez la sarracénie avec ce que je sais déjà être des ca­ractéris­tiques de la plante ou de l’animal, je me prononce : ‘elle est un animal’.

Blanché emprunte la voie inverse, ayant oublié le motif d’énoncer. Il a entre les mains une fonction trouée et cherche de quoi la calfeu­trer. On est nettement sorti du désir de connaître. On ne s’étonnera pas que le logicien moderne prenne éventuelle­ment conscience que sa ‘logique’… n’a pas pour intérêt d’aider à penser, de rendre plus efficace l’apprentissage; il abandonne tout cet exercice à une spon­tanéité psychologique et se résigne éventuelle­ment à en apprécier les résultats après coup.[32]

Un prédicat peut donc être regardé comme une sorte de fonc­tion. Ce qui caractérise une fonction, on vient de le voir, c’est que son expression f(x) comporte une place vide, celle de l’ar­gument (l’indétermination de la lettre x symbolisant cette va­cuité). Tel est précisément le cas d’une expression comme : « … est mortel » : expression essentiellement in­complète, qui appelle un argument pour la saturer. Le nom du sujet joue ce rôle d’argument, et transforme en une propo­sition, /130-131/ par exemple Pierre est mortel, ce qui n’était jusque-là qu’une simple fonction propositionnelle.

On comprend que la ressemblance entre une fonction et une attribution fascine un calculateur : les deux offrent une opération applicable à une multitude de cas. Mais un logicien véritable mesure tout de suite l’abîme qui les sépare. L’attribution, c’est-à-dire l’acte de reconnaître l’iden­tité – numé­rique, spécifique ou géné­rique[33] – que présente un sujet avec un attribut, détermine un progrès dans la connaissance de ce sujet. Un progrès qui se par­fait à mesure que les attributs découverts révèlent l’essence de ce sujet, plutôt que quelque accident, c’est-à-dire quelque es­sence étrangère, simple­ment compatible avec la sienne. Un pro­grès qui se parfait encore à mesure que les attributs découverts pour ce sujet, de plus en plus précis, font passer d’une connais­sance de lui générique à une con­naissance de plus en plus spéci­fique. La fonction, de son côté, ne permet rien de tel; elle insère le sujet, dit ‘argument’, dans un jeu d’opérations – ad­ditions, soustractions, divisions, multiplications, extractions de racines et ainsi de suite – qui conduisent à un résultat suscep­tible de pré­senter quelque utilité de numération, de mesure, pré­cieuse peut-être pour l’admi­nistration de biens ou la program­mation d’un ordinateur, mais sans aucun effet sur la connais­sance du sujet, qui fait tout l’intérêt de l’énonciation.

Maintenant, de même qu’il y a des fonctions mathé­ma­tiques à 2, 3, … n arguments, de même une fonction proposi­tionnelle peut comporter 2, 3, … n va­lences. Par exemple les expres­sions : « … est égal à … », « … aime … », com­portent 2 va­lences et demandent donc, pour de­venir proposi­tions, qu’on leur fournisse 2 arguments; il en fau­drait 3 pour : « … est situé entre … et … », « … donne … à … ».

Suivre Blanché fait oublier la raison d’énoncer. Il parle de multi­plier les arguments; il n’y voit aucun problème, puisqu’il ne s’agit pour lui que de vides à saturer. Or comment distinguer un vide d’un autre?

Mais Aristote, de son côté, décrit l’ordre mis entre des con­cepts pour exprimer la connaissance d’une vérité. Il ne peut donc niveler, confondre sujet et attribut, ni les multiplier sans compro­mettre l’énonciation. Il assure qu’à strictement parler, une énon­ciation n’a qu’un seul sujet et un seul attribut.[34] C’est qu’on ne peut parler de plusieurs choses à la fois, ni en dire plusieurs choses à la fois sans sombrer dans la confusion. Dès qu’il y a plus d’un sujet, ou plus d’un attribut, il y a plus d’une énon­ciation. À moins, comme le si­gnale Aristote lui-même, que, rat­tachant l’une à l’autre ces énoncia­tions par une conjonction, on considère par extension, c’est-à-dire par homony­mie, avoir af­faire à une seule énonciation[35]. De toute manière, le juge­ment sur la pertinence de l’attribut doit se faire cas par cas, pour chaque sujet distinct, pour chaque attribut distinct, de même que sur le type de composition, si des énon­ciations simples se trouvent ainsi liées l’une à l’autre. La commodité grammaticale ou littéraire peut con­duire à énumérer l’un derrière l’autre plu­sieurs sujets aux­quels convienne un même attribut, ou plu­sieurs attributs éclairant un même sujet, mais cette unité grammaticale ne prévient pas la multi­plicité logique de l’énonciation. D’ail­leurs, Aristote ne manque pas de faire remarquer que même avec un seul nom comme sujet une énonciation se révèle déjà mul­tiple, si ce nom présente plusieurs si­gnifications et pointe ainsi plu­sieurs réalités homonymes dont cha­cune constitue le sujet d’une énon­ciation distincte[36]. Très souvent, l’opposition appar­em­ment irré­conciliable entre deux interlocuteurs tient à ce que sous le même nom ils assignent sans s’en rendre compte un même at­tribut à des sujets différents ou, sous le même verbe, des attributs dis­tincts à un même sujet[37], ce qui revient à imaginer une contradiction entre une affirmation et une négation qui ne portent pas exactement sur le même sujet ou le même attribut.

Aristote décrit quand même cette unité d’une manière subtile. Il ne la restreint pas à l’unité du mot. On vient de remarquer qu’un mot unique peut constituer plusieurs sujets ou attributs, s’il désigne des homonymes. Inversement, il se peut que plu­sieurs mots désignent un seul sujet ou un seul attribut, s’ils se substituent à une seule réa­lité, comme un genre et une ou des différences, comme un verbe avec ses compléments.[38]

Le calculateur se permet légiti­mement de regarder comme des ‘arguments’ au même titre les valeurs qui saturent ses va­riables d’un côté ou l’autre de son équation : il s’agit pour lui de redonner sous disposition diffé­rente la même quantité. Le logi­cien ne peut, lui, trouver la même indifférence chez le penseur qui se prononce sur l’essence ou la propriété de son sujet. Son sujet est ce qu’il veut mieux connaître; ce qu’il lui attribue est tout entier destiné à cette fin. Même la relation qu’il lui attribue avec tel corrélatif a cette in­tention, de sorte que ce corrélatif fait partie intégrante de l’attribu­tion de cette relation. Connaître quelqu’un comme père demande la précision que ce soit père de tel fils, non interchangeable. Le calcu­lateur est tenté de ramener l’énoncé de relation à une fonction – ‘… est égal à …’, ‘… aime …’ – où il reconnaît l’appel à deux argu­ments de même poids, mais le logicien trouve là un seul sujet à con­naître, moyennant la relation ou la transition à une autre entité déjà connue, faisant donc partie intégrante de l’attribut qu’il compose avec lui.

Naturellement on peut toujours, une fonction étant don­née, diminuer le nombre de ses places vides en la dotant pro­gressivement d’arguments; mais on la trans­forme ainsi en une autre fonction. Ainsi « … aime Ma­rie » devient une fonction à une place, où le terme ‘Marie’ s’est incorporé au prédicat. (Il n’est pas toujours nécessaire, dans l’analyse d’une proposi­tion, de pousser jusqu’au bout.) C’est, pour une fonction déterminée, un caractère essentiel que de comporter tel nombre d’argu­ments, et l’écriture symbolique ne peut le lais­ser échap­per. C’est pour­quoi la notation usuelle d’une fonction proposi­tionnelle, par exemple pour une fonction à deux places d’arguments, n’est pas f, mais bien f(x, y) et coïncide par conséquent avec celle de la forme proposition­nelle correspon­dante. Aussi la même appella­tion de fonction proposi­tionnelle sert-elle parfois pour désigner également l’une et l’autre. Lorsqu’on veut, dans l’écriture sym­bolique, marquer expres­sément la diffé­rence, on use d’accents circon­flexes pour dis­tinguer la fonction, qu’on écrit alors f(x̂, ŷ). S’il s’agissait de la fonction complexe « … aime Marie », où la fonction a absorbé le second argument, on écrirait : f(, y).

Le changement n’est pas simplement dans le vocabu­laire et la notation. Les notions nouvelles englobent les anciennes, tout en revenant à elles, comme il convient, dans le cas des clas­siques propositions attributives.

Le mot de ‘sujet’ est d’abord équivoque, en ce qu’il dé­signe tantôt le terme qui sert de sujet grammatical à l’énoncé propo­si­tionnel, tantôt, et plus proprement, l’in­dividu porteur d’attri­buts dont ce terme est le nom.

‘Équivoque’ sonne péjoratif, comme si c’était par distraction qu’on créait des homonymes en leur donnant le même nom. L’ho­monymie offre au contraire un instrument précieux à l’intel­ligence, qui marque grâce à lui la voie qui la conduit, d’un sujet simi­laire ou connexe de quelque façon, qu’elle connaît déjà, à la connais­sance d’un autre plus caché. Un instrument pré­cieux, mais de manipula­tion délicate, puisqu’il expose l’intel­li­gence inexpéri­men­tée à con­fondre deux homonymes, du fait que nor­malement c’est la même réalité qu’on évoque sous le même nom.[39]

C’est le cas de Blanché, qui confond plusieurs homonymes et pro­jette sa confusion sur le logicien ‘classique’. ‘Sujet’ nomme plu­sieurs entités connexes, mais distinctes. Il nomme d’abord la subs­tance première, l’indivi­du, l’être réel par excellence, sous des accidents qui complètent sa réalité : sa quantité, ses qualités, ses relations, etc. Il nomme par extension la substance seconde, l’es­sence de cet individu, abstraite de ses connotations indivi­duelles, encore sous des accidents qui lui conviennent. Il nomme ensuite le sujet grammatical, qui porte le verbe et les autres éléments de la phrase comme la substance porte ses acci­dents. Il nomme enfin ce qui nous intéresse ici : le sujet logique, le sujet de l’énonciation, au­quel on compose des attributs pour le rendre manifeste. Blanché confond le premier et le quatrième de ces ho­monymes : il ne recon­naît comme « vrai sujet » logique que « l’individu porteur d’attri­buts », c’est-à-dire la substance pre­mière, et il confond ces attributs avec les accidents que porte la substance. Il n’aperçoit que le sujet grammatical comme ho­monyme plus ou moins accidentel à en dis­tinguer.

Or, c’est bien le nom du sujet qui sert d’argument à la fonc­tion propositionnelle dans le cas où on a affaire à une proposi­tion singulière; mais /131-132/ il n’en va pas de même avec les propositions générales classiques – uni­ver­selles ou particu­lières – où le terme qui sert de sujet gram­ma­tical ne désigne pas un vrai sujet, un individu, mais exprime réellement une fonction (§37).

De ce fait, il ne peut trouver légitime l’énonciation qui re­garde comme sujet une réalité universelle, un concept, qui n’est pas une substance individuelle : elle lui apparaît à deux attributs et sans sujet! Pourtant, le sujet logique, c’est-à-dire la réalité à connaître, peut tout aussi bien, et même mieux, représenter une réalité déjà conçue sous quelque universalité, une nature comme telle, plutôt qu’un individu immergé dans l’infinité de diffé­rences acciden­telles que son indivi­dualité réelle lui attache.

Blanché sent bien qu’un concept universel se prête à s’at­tri­buer à un sujet, mais cela l’empêche de se rendre compte qu’il revêt aussi, certes en d’autres énonciations, le rôle d’un sujet à manifester moyennant des attributs plus uni­versels encore, de sorte que rien ne lui interdit de se poser en « vrai sujet », non en attribut, ni en ‘fonc­tion’.

Dans une formulation étonnante : « c’est bien le nom du sujet qui sert d’argument… », Blanché distingue comme deux entités le nom et le sujet. Quel est au juste le sujet d’une énonciation? C’est, disais-je, l’entité qu’on cherche à connaître. C’est un nom qui la représente, comme c’est un verbe qui représente ce qu’on exprime en connaître. Mais c’est le nom pris d’une façon bien spéciale, entre sa signification et ce à quoi on applique celle-ci. Un nom a généra­lement plusieurs significations, mais quand on en fait le sujet d’une énonciation, c’est selon l’une d’elles déter­minément; de plus, sous une signification, un nom peut se subs­tituer diversement à la nature signifiée, comme les scolastiques se sont efforcés de l’expliciter en leur doctrine de la ‘suppositio’. Or en une énon­ciation, le nom-sujet non seulement renvoie à une seule signifi­cation bien déterminée, mais aussi se substitue sous un point de vue très précis à la nature signifiée. Si le sujet est l’homme, par exemple, sous sa signification stricte de nature humaine, ‘homme’ ne se substituera pas pareille­ment devant n’im­porte quel attribut, comme on en prend conscience en con­frontant les énonciations où on lui attribuera d’être ‘animal raisonnable’, ‘blanc’, ‘assis’, ‘espèce’, ‘moyen terme’, ‘sept mil­liards d’indi­vidus’, ‘de cinq lettres’. En recevant le premier de ces attributs, ‘homme’ pose pour la nature humaine en une considéra­tion absolue qui fait abstraction totalement du fait et de la ma­nière de son existence : qu’il existe ou non, l’homme, absolu­ment et éter­nellement, est un animal raison­nable, tandis qu’on le trou­ve­ra blanc ou assis en l’observant dans son exis­tence réelle, exté­rieure à l’in­telligence. Par contre, c’est selon la considéra­tion de ce qu’il de­vient dans l’intelligence, une fois conçu et pensé, qu’on le décou­vri­ra espèce spécialissime ou moyen terme d’un raisonnement. Enfin, c’est selon une considé­ration bien maté­rielle de son nom qu’on lui attribuera cinq lettres. C’est ainsi seule­ment en considérant ce qui lui arrive du fait d’exister qu’on en fera un individu, et non d’office, en toute occasion où on le prend comme sujet d’énonciation, comme se l’imagine Blanché.

Et il n’est pas vrai non plus qu’in­versement tout argument soit le sujet de l’énoncé propositionnel où il figure. On le voit dès qu’on passe à une fonction à plu­sieurs places d’argu­ments. Dans Pierre aime Marie, par exemple, Pierre et Marie sont bien l’un et l’autre des sujets, c’est-à-dire des individus porteurs d’at­tributs; mais le terme ‘Marie’ n’est pas le sujet de l’énoncé, alors que les termes ‘Pierre’ et ‘Marie’ sont, l’un et l’autre, ar­guments de la fonction x aime y : ici les deux arguments appar­tiennent manifestement à la même es­pèce logique, celle des constantes individuelles, ils sont à mettre sur le même plan comme les deux termes d’une rela­tion; et s’ils ne sont pas inter­changeables, ce n’est pas parce que l’un serait ‘sujet’, c’est parce que la relation qui unit ces deux termes n’est pas sy­métrique.

Dès qu’on oublie que dans des énoncés comme ‘Pierre aime Marie’ ou ‘Pierre est le père de Marie’, Pierre a la place du sujet du fait d’être ce qu’on cherche à connaître et Marie complète l’attribut du fait qu’étant déjà mieux connue elle peut aider à faire connaître Pierre, on se livre comme Blanché à toutes sortes de considérations accidentelles sans intérêt logique. La vérité le contraint tout de même à reconnaître, dans un vocabu­laire plus confus, que « la relation qui unit ces deux termes n’est pas sy­métrique »; or cette absence de ‘symétrie’ tient justement à ce qu’en allant de Marie à Pierre, on aille du connu à l’in­connu.

De même, la notion de fonction propositionnelle est plus générale que celle de prédicat, ou du moins elle restitue à cette dernière la généralité qu’elle avait perdue dans la lo­gique clas­sique où, toute proposition étant cen­sée réductible au type attri­butif, le prédicat était restreint à n’être plus qu’un attribut ou l’ex­pression d’un attribut, c’est-à-dire d’une qua­lité abstraite comme rouge, mortel. Maintenant, des fonctions telles que « … fume la pipe… », « … est plus grand que … », doivent être considérées comme des prédicats au même titre que « … est rouge », « … est mortel ». En d’autres termes, les phrases ver­bales et les propositions de relation entrent sans déformation dans le nouveau schéma, au même titre que les propositions attributives.

J’ai déjà remarqué que cette prétention de plus grande diver­sité tient seu­lement à l’ignorance de la distinction traditionnelle entre 1º énon­ciations ‘de seconde expression’, où le verbe ‘être’ constitue à lui seul l’attribut, en son sens fort d’expression d’existence, 2º énonciations ‘de troisième expres­sion’, où la nature attribuée a l’apparence d’un nom (seconde expression en importance, après le sujet), composée au sujet moyennant le verbe ‘être’ (troisième ex­pression de l’énoncé), en son sens spé­cial de copule, et 3º énoncia­tions ‘adjectivales’, où l’attribut s’ajoute au sujet sans l’interven­tion visible du verbe ‘être’, le verbe intégrant en un seul mot le sens de l’attribut et l’expres­sion de sa composition au sujet.[40] Qu’en ce troisième cas, le verbe prenne grammaticalement une allure intransi­tive, transi­tive, ré­fléchie et se complète ou non d’objets ou de corrélatifs ne change rien à sa nature logique, malgré le grand cas qu’en fait Blanché.

Dans ces dernières mêmes, on remarquera que le pré­dicat, considéré maintenant comme une fonction, absorbe la ‘co­pule’ : dans « Socrate est mortel », le prédicat n’est pas « mortel », mais bien « … est mortel ». Cette incor­poration de la copule, porteuse de l’affirmation, au prédi­cat, qui est proprement « ce que l’on dit », est naturelle; de plus, elle est nécessaire si l’on veut obtenir une struc­ture assez générale, /132-133/ appli­cable aux divers types de propositions[41].

Mon lecteur est maintenant à même de comprendre que cette ‘absorption’ de la copule dans l’attribut n’a rien de révolution­naire, comme la logique traditionnelle a toujours enseigné que l’énoncia­tion se divise en deux parties : nom et verbe, c’est-à-dire ce dont on parle et ce qu’on en dit, et inclut dans le verbe à la fois la nature attribuée et l’expression de son attribution.[42]

C’est seulement en ce sens élargi où il peut exprimer des actions ou des relations aussi bien que la possession d’un attribut, que le mot de ‘prédicat’ se prête à désigner l’en­semble des fonctions propositionnelles. Le calcul des fonc­tions proposi­tionnelles pourra alors être appelé, plus commo­dément, calcul des prédi­cats[43].

Sur l’exemple d’une proposition attributive, nous avons, au §1, opposé aux variables individuelles des va­riables concep­tuelles. Pareille expression appelle ici quelques commen­taires. 1º Le mot de ‘concept’ risque de paraître maintenant trop étroit, si on le restreint, comme on fait souvent, à dési­gner les qualités, les propriétés, bref les prédicats des seules proposi­tions attribu­tives. Il vaudrait mieux, désormais, parler plus généralement de variables prédica­tives, dont les va­riables conceptuelles, au sens strict, ne seraient alors qu’une espèce. 2º Les va­riables prédica­tives ne sont pas des va­riables au même degré que les variables individuelles. Dans l’expression f(x), le symbole f joue, relative­ment à la va­riable x, le rôle d’une constante. Il symbolise une variable en ce sens seulement que je puis, par lui, représenter n’importe quelle fonction. En d’autres termes, dans f(x), tandis /133-134/ que x tient la place d’un individu quelconque, f doit être regardé comme représentant une fonction bien déterminée, mais que pour le moment il n’est pas néces­saire de préciser davantage. Ce n’est que dans les calculs d’ordre supérieur (§42) que le symbole f sera traité comme une variable.

34. L’indidualisation des variables et les propositions sin­gu­lières

Ainsi, en saturant une fonction par son argument ou, si l’on veut, en substituant à la variable x d’une forme pro­posi­tionnelle f(x) une constante individuelle x1, on obtient une proposition : proposition singulière, puisque c’est le nom d’un individu qui y figure comme argument. Ce passage d’une fonction ou d’une forme propositionnelle à une propo­sition se fait donc en indivi­dualisant[44] la va­riable.

J’ai remarqué plus haut que c’est en méconnaissant l’homo­nymie du verbe ‘être’ et en donnant une teinte existentielle à son rôle de copule, ainsi qu’en confondant la substitution du nom à la réalité avec un énoncé caché, que Blanché scinde en deux l’énonciation : ‘tout homme est mortel’ doit à ses yeux se com­prendre comme ‘s’il existe, tout homme est mortel’.[45]

Comme par ailleurs il ne voit comme sujet légitime de propo­sition qu’une substance première, un individu, une proposition en sera le plus normalement une singulière; son x, qui représente tout sujet éventuel, ne pourra être substitué que par un individu ou, comme il le dit, par un nom d’individu. Curieusement, sa capacité d’homony­mie ne pouvait appeler ‘Tout B est A’ une proposition, du fait que la matière n’en soit pas précisée; mais il appelle sans sourciller « f(x1) » une proposition. Trouve-t-il maintenant en f et x1 une indication assez précise de sa matière pour juger de la vérité concernée?

Un tel passage est-il toujours légitime? La variable, qu’on appelle ici variable libre, est-elle réellement libre de prendre n’importe quelle valeur? Il va de soi que seules certaines valeurs donneront une proposition vraie, mais la question qui est mainte­nant soulevée est de savoir si toutes celles qui ne donnent pas une proposition vraie donneront par là même une proposition fausse. N’y aurait-il pas certaines valeurs en quelque sorte inter­dites, pour les­quelles l’énoncé ne serait plus une authentique propo­sition, fût-elle fausse, mais une formule dépourvue de sens?

En principe, aucune restriction de ce genre n’est à envisa­ger, si ce n’est celle qu’impose la distinction des catégories synta­xiques : c’est-à-dire qu’à une variable x qui représente la place d’un nom d’individu, on n’a le droit de substituer qu’un nom /134-135/ ou un symbole d’indi­vidu, tel que Pierre ou x1, et non pas un nom ou symbole relevant d’une autre catégorie synta­xique, par exemple une fonction f1 ou une proposition p1 : est homme est mortel, ou Socrate est homme est mortel, sont de purs solécismes, logiques autant que grammaticaux, et qui ne si­gnifient strictement rien. Mais, du moment qu’on respecte les exigences de la syntaxe et qu’on écrit dans les formes, tout est permis. Car puisque la logique fait totalement abstraction du contenu, elle n’a pas à s’occu­per du sens des mots ou des sym­boles qui font la ma­tière des propositions. Tous ceux d’une même catégorie se­ront, pour elle, interchangeables, et à toute va­riable indivi­duelle, n’importe quelle constante individuelle pour­ra être substituée. Autrement dit : si f(x1), g(x1), f(x2) sont des propo­sitions, alors (gx2) sera aussi une proposi­tion. Ces substitu­tions affecteront seulement la vérité ma­térielle de la proposi­tion, non sa correction formelle. À l’abstraction formelle correspond donc, dans le langage, un principe de libre subs­tituabilité.

Assez paradoxalement, à mesure que Blanché libère la lo­gique de son étroitesse traditionnelle et cherche à la munir de cadres plus larges et plus souples, il la prive progressivement et lui interdit des opérations qui lui étaient naturelles. Ici, par exemple, il vient de balayer l’énonciation modale comme dé­nuée de sens, en retirant à une énonciation entière la permission de jouer le rôle de sujet dans une autre énonciation. Sans doute que ‘Socrate est homme est mortel’ est aussi dénué de sens pour le logicien tradi­tionnel que pour le contemporain, mais qu’en est-il de ‘Socrate est homme est nécessaire’ ou de ‘l’homme est animal est néces­saire’ ou de ‘l’homme est blanc est contingent’ ou de ‘le singe est intelligent est faux’?

Il exclut de même toute discussion grammaticale et générale­ment toute suppositio matérielle. Il n’est plus permis d’estimer que ‘est un animal qui jappe tient lieu de définition pour le chien’ ou que ‘le soleil se couche est une métaphore’.

Cela est sans doute valable tant qu’on demeure sur le plan du pur symbolisme. Mais dans les applications, c’est-à-dire lors­qu’on donne de la fonction f une interpré­tation concrète, et que des constantes purement symbo­liques telles que x1, x2, on passe à des constantes véri­tables, à des noms d’individus tels que Cé­sar, le Soleil ou le nombre 3, un tel principe aboutirait non seule­ment à autoriser des formules matérielle­ment fausses, ce qui est normal, mais encore à admettre parmi ces dernières cer­taines formules tellement incongrues, qu’on hésitera à les dire sensées. Une certaine fonction étant donnée, par exemple ‘… est ovi­pare’, peut-on lui assigner comme argument le nom d’un indi­vidu absolument quel­conque : une chaise, un tremblement de terre, un nombre, un point de l’espace-temps? On peut sans doute l’admettre, en considérant simplement comme des propo­sitions fausses les énoncés ainsi obtenus. Toutefois, il est clair qu’ils ne seront pas faux de la même manière que, par exemple, Black ma chienne est ovipare. Être ou n’être pas ovipare, c’est là une alternative qui n’a réellement de sens que pour des êtres sus­ceptibles d’être parents. Pour les autres, il est sans doute plus naturel /135-136/ de considérer que la question ne signifie rien. Ainsi ‘3 est ovipare’ et ‘3 n’est pas ovipare’ auront exactement la même valeur de vérité, à savoir aucune, pas plus le faux que le vrai. Tandis qu’une proposition authen­tique se reconnaît pré­cisément à ceci, que la négation a pour effet d’en permu­ter la va­leur de vérité.

Ce problème naît de la méconnaissance des diverses modali­tés de l’énonciation. Certes, on trouve beaucoup plus forte la fausseté de ‘3 est ovipare’ que de ‘ma chienne est ovipare’, du fait que ‘3’, n’étant pas un être vivant, n’a aucune occasion de se reproduire. Mais il n’empêche que ‘3 est ovipare’ reste un énoncé faux. Encore plus faux que l’autre, du fait qu’il présup­pose d’autres énoncés d’une fausseté manifeste : ‘3 est vivant et se reproduit’, mais certainement pas dénué de sens. On com­prend si bien son sens qu’on le juge immédiatement faux. La tradition marque ce type de dif­férences en indiquant les énoncés comme nécessaires, contin­gents et impossibles. Un énoncé im­possible est non seule­ment faux, mais ce qu’il y a de plus faux. D’ailleurs, ‘3 est ovi­pare’ et ‘ma chienne est ovipare’ présentent la différence de deux degrés d’im­possibilité : absolue et natu­relle, plutôt que de l’im­possibilité et de la contingence.

Blanché rencontre cette difficulté du fait d’avoir inversé la situa­tion naturelle en une très artificielle. Le naturel est de se trouver devant un sujet à connaître et de chercher quel attribut est suscep­tible de le manifester adéquatement. Blanché se con­duit comme quel­qu’un qui a en tête un certain nombre d’attributs et qui cherche des sujets susceptibles de les revêtir légitime­ment. En situation na­turelle, face à un sujet très nouveau, on cherchera d’abord parmi les genres les plus universels lequel convient et offre éventuellement les espèces susceptibles de pré­ciser cette première réponse : la cons­cience, qu’est-ce que c’est que ça? Une substance? Une quantité? Une qualité? Une relation? Cer­tainement pas une substance, ni une quantité! Est-ce alors une qualité? Une faculté, comme l’intelli­gence? Ou est-ce l’opéra­tion d’une faculté, de l’intelligence, par exemple? C’est en dé­couvrant des genres de plus en plus précis qui con­viennent qu’on limite progressivement le domaine d’intérêt, « l’univers du dis­cours », dira Blanché. Mais la situation où se place ce dernier ne se rencontre pas dans la vie normale. Elle ne peut être que le fait, très artificiel, d’un exercice à prétention logique…[46]

Si l’on juge dénués de sens ces énoncés saugrenus, il faut, sous peine de discréditer l’outil logique, lui retirer la possibi­lité de les construire. On devra donc, quand on en fera usage, préci­ser dans quel univers du discours on se cantonne : celui des ani­maux, celui des nombres, celui des astres, etc. Ou, en d’autres termes, assigner à toute variable qu’on associe à une fonction déterminée, un certain parcours de signification[47], plus large que son parcours de vérité, mais plus restreint que la totalité indéter­minée des indivi­dus de tout genre : x pourra dési­gner un individu quelconque, à condition toutefois que cet individu ap­partienne, par exemple, à l’ensemble des êtres vivants. On verra plus loin (§42) comment la théorie des types logiques permet d’édicter, sur le plan pure­ment formel, des restric­tions de ce genre.

Seul le logicien contemporain rencontre ce problème, du fait de toujours voir comme sujets de ses énoncés tous ou certains des êtres individuels existants. Le penseur naturel n’a pas be­soin d’interdire théoriquement de sortir de ‘parcours de signifi­cation’ donnés, bien qu’il compte sur le bon sens de ses interlocuteurs pour ne pas avoir à discuter de cas parfaitement farfelus. Aris­tote signale que toute question ne constitue pas un problème digne de discussion et que certaines appellent plutôt la fessée que des expli­cations[48].

Seulement, de telles règles restrictives ont toujours quelque chose d’arbitraire, et peuvent difficilement être ap­pliquées avec une parfaite rigueur. Alors que le précé­dent principe était trop li­béral, les nouveaux risquent d’être trop sévères. Ils interdiraient d’abord toute expres­sion imagée ou métapho­rique. Certes, ‘12 est le fils de 3 et de 4’ n’est pas une formule usuelle en arithmé­tique, mais il serait néanmoins excessif de la déclarer dénuée de sens; et le nom de ‘produit’ n’est-il pas lui-même, comme maint terme scientifique, une métaphore oubliée? En outre, ils écarte­raient a priori nombre d’énoncés scientifiques novateurs, qui gé­néralisent des con­cepts et bousculent les classifications anté­rieures : les plantes aussi respirent, connaissent la reproduction sexuée, et il y a des plantes carnivores. /136-137/

Ainsi, la qualification de doué ou dénué de sens n’est elle-même douée de sens que relativement à certains préceptes de syntaxe, que le logicien est libre de poser à sa convenance. Et ce principe de tolérance ne vaut pas seulement pour les applica­tions de la syntaxe, mais aussi, quoique sans doute à un moindre degré, pour la syntaxe pure. On ne devra donc pas s’étonner de voir parfois le même énoncé, jugé dépourvu de sens par tel lo­gicien, reconnu par tel autre comme une propo­sition fausse assu­rément, mais correctement formée.

Il est frappant de constater comment son intolérance à toute homo­nymie ou ambiguïté conduit le logicien contemporain à quémander de la tolérance pour réintroduire certaine flexibilité naturelle de la langue qu’il avait d’abord cru bon d’interdire. Il est en général fasci­nant d’observer le logicien moderne, après avoir fustigé le laxisme du traditionnel, s’octroyer une liberté de plus en plus grande, comme une permission à chacun de juger diffé­remment de ce qui convient ou non. Le logicien traditionnel ne le pouvait pas, comme il prenait conscience d’opérations me­surées par la nature de la connaissance; le moderne a plus de li­berté, qui construit sa logique.

35. La généralisation des variables et les propositions quan­ti­fiées

Encore que ces remarques débordent le cadre des pro­posi­tions singulières, nous n’avons encore considéré que celles-là. Il semblera même d’abord que c’est à elles seules que convient l’analyse d’une proposition en fonc­tion et argument. Comment en effet décomposer selon ce schéma les proposi­tions générales comme sont, notam­ment, celles auxquelles a affaire la syllogis­tique? Où trouver l’argu­ment dans des pro­positions qui ne com­portent d’autres termes que des termes de fonctions, telles que ‘Tout est perdu’, ‘Les flatteurs sont des men­teurs’, ‘Il y a des flatteurs qui sont maladroits’? Nous sommes pris appa­remment dans le dilemme : ou bien la variable qui présente l’argument de la fonction est indivi­dua­lisée, et alors la proposition obtenue est singulière; ou bien elle ne l’est pas, et alors nous avons une forme pro­position­nelle, non une proposition. Loin de permetttre l’analyse de toute pro­position, le schéma f(x) serait ainsi, tout au con­traire, res­treint au cas des seules propositions singulières.

Dans son désir démesuré de rigueur, Blanché a d’abord, con­fondant sujet et substance première, limité toute proposition à une singulière. Il ne peut cependant pas renoncer totalement aux énon­cés universels, qui font le plus clair de la pensée. Il lui faut imaginer une acrobatie mentale qui permette de les réintroduire.

S’il n’en va pas ainsi, c’est qu’une proposition peut co­mpor­ter un argument qui demeure indéterminé. Pour obtenir, en par­tant d’une fonction ou d’une forme propo­sitionnelle, une propo­sition, il y a en effet un autre moyen que d’indivi­dualiser les variables, c’est de les lier. Ce qui peut encore se faire de deux façons : universelle­ment ou existentiellement. Occu­pons-nous d’abord de l’univer­selle.

Toute ‘variable’, c’est-à-dire tout sujet légitime éventuel, a édicté Blanché, est un individu singulier existant. Comment alors dire quelque chose de quoi que ce soit qui présente plus d’extension qu’un individu? Surtout que Blan­ché a réservé la notion universelle à l’attribut, à ce qu’on dit de sujets, à la ‘fonction’? Plutôt donc que d’abs­traire d’un certain nombre d’in­dividus quelque notion universelle fon­dée sur une similitude qu’ils entretiennent entre eux, et d’en faire un sujet d’intérêt, il va s’agir de ‘lier’ les individus, d’annoncer que tel attribut vaut pour tous les indivi­dus existants ou même possibles. Cette astuce permettra à l’énoncé de demeurer singulier, puisqu’on continue à parler d’un individu, fût-il n’importe lequel, tout en pré­tendant à l’universa­lité, puisqu’il s’agit justement de n’importe le­quel et qu’on ne le nomme pas déterminément.

/137-138/ Si, à propos d’une fonction f(x), je dis qu’elle sera toujours satisfaite, quel que soit l’argument qu’on lui as­signe, je porte bien là une affirmation qui est, selon la nature de la fonc­tion, vraie ou fausse; j’énonce donc bien une pro­position. Par exemple, pour f = ‘… est nommable’, cette affirmation sera vraie, car tout est nom­mable, tandis que pour f = ‘…est animé’, elle serait fausse. Nous avons déjà rencon­tré un cas analogue dans le calcul des propositions (§14). Si, d’une formule de ce calcul, je dis qu’elle est toujours vraie, quelles que soient les valeurs de vérité de ses variables p, q, etc., j’énonce là aussi une proposition, qui sera vraie si la for­mule est tautologique, fausse si elle ne l’est pas. Seulement, de telles propositions demeurent extérieures au calcul. Dire, en effet, qu’une formule est toujours vraie, ou qu’une fonc­tion est toujours satisfaite, c’est s’exprimer dans la méta­langue. Pour traduire ces propositions dans la langue elle-même, il faut lier les variables qui, jusque-là, de­meuraient libres[49]. Quand on veut ainsi marquer que, dans une formule du calcul, une variable doit être liée, on l’inscrit entre paren­thèses comme préfixe devant la for­mule, créant ainsi une for­mule nouvelle qui n’a plus le même sens que la précédente; et quand on ne le précise pas par une indication supplémen­taire, un tel préfixe si­gnifie que la variable est liée universel­lement. Ain­si, tandis que f(x) symbolise une simple fonction ou forme pro­positionnelle, sans valeur de vérité, (x)f(x) sym­bolise une pro­po­sition. Il est difficile de la lire à haute voix, car pour cela il faut la traduire et, comme nous l’avons relevé précédemment (p. 133, n. 1) à propos de f(x), on ne le peut guère sans utiliser la méta­langue – ce qui, dans le cas présent où nous voulons précisément distinguer cette for­mule du cal­cul de son expression métalo­gique, est parti­culièrement fâ­cheux. Sous cette importante ré­serve, et seulement pour fixer les idées, on peut proposer la lec­ture suivante : « pour tout x (ou : quel que soit x), x satisfait à f (ou : vérifie f) ». /138-139/

On voit en quoi une variable liée se distingue d’une variable libre. À une variable libre on peut substituer une constante. C’est même seulement par cette possibilité qu’une formule comportant une variable libre offre un intérêt : à quoi bon un moule à propo­sitions, si on ne s’en sert pas pour faire des propositions? Une telle formule est donc essentiellement ouverte. Au contraire, une formule dont toutes les variables sont liées est close : elle est de­venue une proposition, ayant, malgré la présence de va­riables, une signification déterminée et fixe. Liée, la va­riable est intégrée à la proposition elle-même en tant que variable, et cela n’aurait aucun sens que de lui substituer une constante : ‘Pour tout So­crate, Socrate est nom­mable’ serait un énoncé saugrenu. Pareille substitution n’aura de sens que lorsque, supprimant le préfixe, on sera re­tombé sur la forme propositionnelle f(x), l’assertion métalo­gique que cette forme est vraie pour tout x invitant préci­sément à faire de telles substitutions. Mais naturelle­ment la pro­po­sition qu’on obtiendra ainsi, et qui sera une singulière f(x1), est tout autre que la proposition générale (x)f(x).

En d’autres termes : on doit bien distinguer entre les trois expressions suivantes (où f est censé représenter un prédicat dé­terminé), dont les guillemets marquent exacte­ment les li­mites :

(1)     « f(x) »

(2)     « ‘f(x)’ est vérifié pour tout x »

(3)     « (x)f(x) »

(1) est une simple forme propositionnelle, ni vraie ni fausse, et susceptible de donner une proposition singu­lière f(x1) par substitution d’une constante x1 à sa variable libre x ou, autre­ment dit, par individualisation de sa variable. (2), au contraire, est une proposition, qui porte sur la forme ou fonc­tion proposi­tionnelle (1), c’est-à-dire qui a celle-ci comme argument, et qui est vraie ou fausse selon l’inter­pré­tation qu’on aura donnée de la fonction f; mais elle fait appel à la métalangue, puisqu’elle dit quelque chose au sujet d’une /139-140/ formule de la langue; et comme ce qu’elle dit con­cerne une formule, c’est une proposi­tion singulière. (3) est aussi une proposi­tion, mais générale et universelle, bien que sa vérité ou sa fausseté s’accorde exacte­ment avec celle de (2); contrai­re­ment à celle-ci, elle ne sort pas du plan du cal­cul, s’ex­primant entièrement dans la langue sym­bolique ob­jec­tive; elle ne parle pas d’une formule de calcul, elle est elle-même une formule du calcul : formule générale, puis­qu’elle concerne un indi­vidu indéterminé x.

Étourdissant! « f(x) » n’est pas une proposition, seulement un moule à proposition sans vérité ni fausseté, parce qu’on n’y pré­cise pas quel en est le sujet et qu’on y fait une allusion vague sous forme de variable indéterminée x. Par quelque convention arbitraire, « f(x1) » devient une proposition, vraie ou fausse, car là f représente l’attribution d’un attribut déterminé (lequel?) et x1 représente une ‘constante individuelle’ singulière détermi­née (la­quelle?). On se demande pourquoi le logicien traditionnel est jugé si simpliste en considérant ‘B est A’ comme une propo­sition, vraie ou fausse, selon l’attribut et le sujet représentés par A et B. En­suite, malgré l’indéter­mination de l’attribut et du sujet concernés, « (x)f(x) » doit se consi­dérer comme une proposition, « vraie ou fausse selon l’interpréta­tion qu’on aura donnée de la fonction f ». Tout en assurant que l’attribution signifiée par f convient à x pour n’importe quel x, « elle ne parle pas d’une formule de calcul » f(x), « elle est elle-même une formule du calcul ». Enfin, elle est une « formule générale, puis­qu’elle con­cerne un individu indé­terminé x » et non singulière, car « ‘f(x)’ est vérifié pour tout x », « proposition singulière » « comme ce qu’elle dit concerne une formule ».

Blanché va vite s’apercevoir que ‘lier’ ainsi tous les individus qu’offre l’univers ne présente pratiquement aucun intérêt, reste « de peu d’usage », hor­mis les cas de tautologie. Cela est loin de com­penser l’intérêt perdu lors de l’interdiction d’énoncés à su­jets uni­versels. Il fau­dra se surpasser pour concocter une as­tuce qui garde tout énoncé en relation à un sujet singulier tout en exprimant une vérité universelle assez restreinte tout de même pour présenter quelque intérêt. Le truc, en fait, sera de res­treindre arbitrairement « l’univers du discours » visé. L’énoncé devra ainsi perdre encore de sa simpli­cité et devenir à un titre de plus une conditionnelle.

Nous avons pris, pour ces premières explications, l’exemple le plus simple possible, celui d’une fonction élé­mentaire f(x) telle que : ‘… est nom­mable’. Mais il faut avouer que, sous cette forme élémentaire, une va­riable d’une telle généralité serait de peu d’usage, car il y a peu de fonc­tions simples qui soient ainsi satisfaites par n’importe quel argu­ment. Dans la pra­tique, la généralité se trouve ordinaire­ment restreinte en extension, et préci­sée en compréhension, soit par la référence, expresse ou tacite, à un univers du discours déterminé (par exemple : l’en­semble des nombres entiers, des astres, des œuvres d’un poète, etc.), soit par l’in­tervention d’une condition restric­tive qui peut être incorporée à la fonction (par exemple : ‘pour tout x, x est mor­tel-s’il-est-homme’) ou – ce qui sera le cas le plus fréquent – expressé­ment dégagée en une fonction distincte qui implique l’autre (par exemple : ‘pour tout x, si x est homme, alors x est mor­tel’; voir le paragraphe suivant).

Au lieu de dire d’une fonction qu’elle est vérifiée pour toutes les valeurs possibles de l’argument, on peut aussi avoir besoin d’exprimer que, parmi ces valeurs, il en existe au moins une qui la vérifie. Il faut alors lier la variable sous une autre condition, celle de l’existence. Pour la marquer, on fait précéder la mention de la variable, dans le préfixe, du signe .

Dès le départ, Blanché a disqualifié deux autres énoncés na­turels à la logique traditionnelle : l’énoncé existentiel du type ‘l’homme est’ ou ‘quelque homme est’, auquel il reprochait, bi­zarrement, de traiter l’existence comme un attribut, et l’énoncé particulier, qui avait le malheur d’user d’un universel comme sujet, tout en en restreignant la quantité d’extension, du type ‘quelque homme est blanc’. De fait, il confondait les deux, con­sidérant, à l’encontre du logicien tradi­tionnel, que l’énoncé par­ti­culier est d’office existentiel.

Pour compenser ce manque, Blanché suggère une autre façon de ‘lier’ des variables, les lier « sous une autre condition, celle de l’exis­tence ».

Ainsi la formule (x)f(x) signifiera : « il existe un x (au moins) tel qu’il vérifie f », ou : « quelque x vérifie f, satisfait à f »; soit, avec la même interprétation de f que tantôt : « il y a au moins une chose qui est nommable ». C’est là une seconde fa­çon de lier une variable.

Malgré l’horreur que l’homonymie inspire à Blanché, il ne re­nonce pas ici à en user, parlant de ‘lier’… « une variable ». Son lecteur doit y penser un certain temps, avant d’abstraire la notion de ‘lier’ assez pour qu’elle ne requière plus au moins deux objets.

/140-141/ On voit que, universel ou existentiel, un tel préfixe joue le rôle d’un opérateur, puisqu’il transforme une fonction en une proposition. On l’appelle ordinaire­ment un quantificateur, et son opération une quantifica­tion.

Certains auteurs, notamment les Polonais, notent les quan­tificateurs uni­versel et existentiel respectivement par Πx et Σx. L’intérêt de cette notation est de rappeler la parenté de l’universelle avec le produit logique ou con­jonc­tion (Tout x = x1 et x2 et x3…) et de l’existentielle avec la somme logique ou disjonction (Il existe un x = x1 ou x2 ou x3…). D’autres auteurs, pour maintenir dans la notation la symétrie entre les deux quantificateurs, se servent d’un A renersé pour marquer l’universalité (all-operator), qu’ils dé­signent par ("x).

On pourrait naturellement envisager, pour les proposi­tions que De Mor­gan appelait numériquement quanti­fiées, d’autres quantificateurs tels que ‘pour la plupart des x’, ‘il existe plus d’un x’, etc. Sheffer, par exemple, pro­pose les quantificateurs Lnx (pour au moins nx), Mnx (pour au plus nx), Jnx (pour exactement nx) (at least, at most, just). Mais la plupart des logiciens répugnent, non seulement à multiplier ainsi les quantificateurs, mais surtout à introduire, dans la « quantité logique », des considérations qui relèvent de la quantité ma­thématique. Hilbert, de façon plus subtile, fait usage d’une nota­tion en εx, qui représente, relativement à un prédicat donné, l’individu qui existe s’il en existe au moins un à qui con­vienne ce prédicat; celui, en quelque sorte, à qui il con­vient par excellence. Cette notation peut se substi­tuer à celle des deux quantificateurs habituels ou, du moins, elle permet de les introduire par voie de définition. L’expres­sion f(εxf̄x) signifie que même celui qui, émi­nemment, ne serait pas f, est néanmoins f : à plus forte raison tous les autres le seront-ils (si Robespierre, dit l’incorruptible, est lui-même corruptible, qui donc ne le serait?). Elle a ainsi la valeur d’une univer­selle (x) f(x). Au con­traire, f(εxfx) aurait la valeur d’une exis­tentielle. Cette notation permet en outre de se passer d’un symbole spécial pour jouer le rôle de singularisateur (l’opéra­teur iota, dont il sera ques­tion au §41).

Nous résumerons les deux paragraphes qui précèdent par le tableau ci-dessous, qui indique les différentes ma­nières dont, à partir d’une fonction ou d’une forme pro­position-/141-142/nelle – prise ici dans son expression la plus simple, f(x) – on obtient une proposition :

individualisation              proposition singulière : f(x1)

f(x)                                                     proposition universelle : (x)f(x)

généralisation                  proposition existentielle : (x)f(x)

On s’émerveille à constater comment, tout en gardant tou­jours des sujets singuliers x (éventuellement à ‘préciser’ en x1, x2, x3…), des énoncés peuvent devenir généraux et même uni­versels – la subtilité va jusqu’à distinguer l’universel du géné­ral! –, du simple fait de ne pas dire qui au juste est ce mysté­rieux singulier x. On se félicite ainsi d’arriver à concocter des propo­sitions universelles à sujets… singu­liers.

36. La négation dans les propositions quantifiées

À cette première diversification des propositions géné­rales en universelles et existentielles, vient s’en superpo­ser une seconde par la distinction des affirmatives et des néga­tives. Mais la né­gation peut, ici, s’introduire de deux façons différentes, selon qu’elle affecte la fonction elle-même ou le quantificateur. Autre chose est, par exemple, nier universel­lement une fonction, autre chose nier l’uni­versalité de la fonction[50] : dans le premier cas, c’est dire que, quel que soit x, il vérifie non-f, et dans le second, c’est dire qu’il n’est pas vrai que tout x, quel qu’il soit, vérifie f [51]. La première de ces assertions est plus forte que la se­conde : elle permet de l’in­férer, /142-143/ mais sans réci­procité, de sorte qu’on peut poser seulement l’implica­tion[52] :

(x) ~fx ·  · ~(x)fx

Seuls le refus initial d’admettre des énoncés où on s’inté­resse comme à un sujet de connaissance légitime à une nature consi­dé­rée universellement et le parti-pris de déclarer existentiel tout énoncé particulier empêchent de rendre cette distinction par la subalterna­tion entre ‘nul B n’est A’ et ‘quelque B n’est pas A’ (ou ‘pas tout B est A’).

De même, il n’y a pas équivalence entre Il existe un x qui vérifie non-f et Il n’existe pas de x qui vérifie f. Cette fois, c’est la seconde proposition qui est plus forte que la première et qui l’implique :

~ (x)fx ·  · (x) ~ fx

On dirait traditionnellement, avec plus de simplicité, en vou­lant impliquer l’existence de particuliers niés : ‘nul B n’existe, qui soit A’ et ‘quelque B existe, qui ne soit pas A’. Avec l’avan­tage de ne pas avoir à inverser la présentation du fait que l’uni­verselle im­plique la particulière.

Prenant d’abord le cas où la négation porte sur la fonction, on voit que la dualité affirmation-négation, se combinant avec la dualité universalité-existence, donne naissance à un système de quatre propositions :

(x)fx                     [tout B est A]

(x) ~fx                 [nul B n’est A]

(x)fx                  [quelque B est, qui soit A]

(x) ~fx                [quelque B est, qui ne soit pas A]

Si maintenant nous faisons porter la négation non plus sur la fonction, mais sur le quantificateur, nous obtenons de nou­veau un système de quatre propositions, où seules les deux affirma­tives sont identiques à celles du premier système :

(x)fx                     [tout B est A]

~ (x) fx                [pas tout B n’est A]

 (x)fx                 [quelque B est, qui soit A]

~(x)fx                 [nul B n’est, qui soit A]

Néanmoins, nous n’avons avec ces deux systèmes que quatre propositions réellement distinctes et non pas six. /143-144/ Comme il n’y a que deux affirmatives, il n’y a non plus que deux négatives, car si l’universelle négative n’est pas équiva­lente à la non-universelle, ni l’existen­tielle négative à la non-existentielle, en revanche l’équi­valence s’établit par croisement. Dire, en effet, que la fonction n’est vérifiée par aucune valeur de la variable (universelle négative), c’est dire qu’il n’existe pas d’ar­gument qui vérifie la fonction (non-existentielle); et dire, d’autre part, qu’il existe au moins une variable pour la­quelle la fonction n’est pas vérifiée (existen­tielle néga­tive), c’est dire qu’il n’est pas vrai que tous les argu­ments la vérifient (non-universelle). Et réciproquement. On peut donc écrire les équiva­lences :

(x) ~fx · ≡ · ~(x) fx

(x) ~fx · ≡ · ~(x)fx

L’identité en question revient à dire qu’il n’y a aucune dif­férence à tenir compte ou non de l’existence effective de subor­donnés qui réalisent l’attribution ou non-attribution énoncée. Blanché repro­chait pourtant dure­ment à la logique ‘classique’ de ne pas tenir compte clairement de cette distinction[53].

D’où il suit d’abord qu’une proposition générale sup­porte toujours d’être exprimée à l’aide de l’un quelconque des deux quantificateurs ou, autrement dit, qu’une exis­tentielle se laisse traduire en termes d’univer­salité et réciproquement; il suffit en effet de substituer ~f à f dans les équivalences ci-dessus et d’ap­pliquer la loi de double négation pour obtenir :

(x)fx · ≡ · ~(x) ~fx

(x)fx · ≡ · ~(x) ~fx

Ce qui, intuitivement, signifie : Tout x vérifie f équi­vaut à : Il n’existe pas de x qui vérifie non-f, et : Il existe un x qui vérifie f équivaut à : Il n’est pas vrai que tout x vérifie non-f. Il y a ainsi, entre universalité et existence, la même dualité qu’entre con­jonction et disjonction (lois de De Morgan) : coïncidence qui s’explique par le fait que l’universelle est assimilable, comme nous le notions tantôt, à une suite de conjonctions, et l’exis­ten­tielle à une suite de disjonctions.

Voici une autre conséquence de ne pas avoir saisi qu’on puisse considérer une nature absolument, en faisant abs­traction des diffé­rences qui distinguent individuellement ceux qui y par­ticipent : tout énoncé à propos d’une nature devient pluriel; on ne peut parler de l’homme, on parle forcément des hommes, et ce qu’on en dit qui tient à leur nature, on ne peut le dire que de chacun d’eux. Bref, il n’y a aucun énoncé univer­sel ni particulier simple, il y a seulement des énoncés conjonctifs à l’infini, quand on voudrait parler de la nature, et des énoncés disjonctifs, quand on voudrait parler d’acci­dents. Plus concrètement, ‘tout homme est animal’ n’annonce pas ‘animal’ comme élé­ment de la nature commune à tout homme, mais résume l’infinie conjonctive : ‘cet homme est animal et cet autre homme est animal et cet autre homme est animal et…’. De même, ‘nul homme n’est aquatique’ résume l’infinie conjonctive : ‘cet homme n’est pas aquatique et cet autre homme ne l’est pas non plus et cet autre homme ne l’est pas non plus et…’. Quant à la particu­lière, ‘promue’ exis­tentielle d’office, elle n’affirme ni ne nie partiel­lement la conve­nance ou répugnance d’une propriété accidentelle à une nature, mais résume une disjonctive plus ou moins multiple. Ainsi, ‘quelque homme est blanc’ résume ‘cet homme est blanc ou cet autre l’est ou cet autre l’est ou…’; ‘quelque homme n’est pas blanc’ résume ‘cet homme n’est pas blanc ou cet autre n’est pas blanc ou cet autre n’est pas blanc ou…’.

Cette passe disjonctive méconnaît le fait qu’on puisse con­naître quelques cas où un attribut convient à un sujet – ce qui justifie la particulière –, sans être à même de juger s’il se trouve des excep­tions ou s’il convient à tous les cas. La particulière traditionnelle exprime subtilement ce fait; la disjonctive ne tient pas compte des deux possibilités et s’exprime précipitamment comme si on savait déjà que des exceptions se présenteront. Il en va de même pour la particulière négative.

Les équivalences ci-dessus sont importantes, car cha­cune peut être prise comme une définition de l’un des quantifica­teurs en termes de l’autre. Il n’est donc pas absolument né­cessaire d’user de deux quantificateurs distincts : un seul /144-145/ suf­fit, arbi­trairement choisi, puisqu’on peut tou­jours remplacer le défini par le défi­nissant. Si l’on continue ordinairement d’em­ployer les deux, c’est pour la même rai­son qui incite, en général, à introduire des termes nouveaux par voie de définition, et qui est d’abréger le discours ou les formules. Il n’y en a pas moins un intérêt théorique évident à savoir réduire au minimum le nombre des termes premiers. Chez les logi­ciens contemporains, la tendance la plus fré­quente, parce qu’elle s’accorde mieux avec le point de vue extension­nel et assertorique qui est ordinai­rement le leur, est de poser l’existence comme notion première et de définir par elle l’universalité, plutôt que d’établir la subor­dina­tion in­verse.

On continue de débouler la cascade de conséquences qu’en­traîne l’ignorance de la considération, pourtant naturelle à l’in­telligence, des natures en elles-mêmes, abstraction faite de leurs éventuels par­ticipants. Privilégier le ‘quantificateur exis­tentiel’ est typique de ne considérer chaque sujet que cas par cas.

Une autre conséquence est celle-ci. Puisque les quatre propo­sitions générales réellement distinctes (non-équiva­lentes) se laissent construire à partir de l’un ou l’autre des quantificateurs, grâce à la diversification qui résulte de l’em­ploi préposé ou post­posé de la négation, et puisque, en outre, il y a équivalence entre les deux tétrades ainsi obtenues, nous pouvons disposer ces di­verses proposi­tions sous la forme de deux carrés logiques qui sont équi­valents et dont chacun pré­sente, entre ses différents postes, la relation caractéristique de ce carré :

Universalité                         Existence

(x)fx         (x) ~fx           ~(x) ~fx      ~(x)fx

~(x) ~fx      ~(x)fx              (x)fx         (x) ~fx

Par exemple, une proposition en (x)fx est contraire à une pro­position en (x) ~fx ou en ~(x)fx, c’est-à-dire in­compa­tible avec elles; et de même, respectivement, pour les autres relations du carré logique : subcontrariété (dis­jonction), sub­alternation (im­plication), contradiction (al­ternative).

Blanché perd ici une très belle occasion de distinguer entre les considérations absolue et existentielle de natures. Il aurait pu aper­cevoir l’évidente compatibilité des énoncés suivants : ‘tout dino­saure est un animal préhistorique’, qu’il symboliserait « (x) fx » et ‘il n’existe aucun individu disosaure qui soit un ani­mal préhisto­rique’, à symboliser « ~(x)fx ». Une essence et ses attri­buts ne tiennent absolument pas à ce qu’il existe actuelle­ment des individus de cette essence dotés de ces attributs, ces derniers fussent-ils es­sentiels ou accidentels. Quoi qu’en pense Blanché, aucune contra­riété n’oppose donc l’universelle affirma­tive « (x)fx » et la non-existen­tielle « ~(x)fx ».

De même, il n’y a pas non plus d’équivalence entre ‘quelque dino­saure est brontosaure’ (‘quelque A est B’), tout à fait vraie en l’oc­currence, et ‘il existe des dinosaures tels qu’ils soient des bronto­saures’ (« (x)fx »), tout à fait fausse. Pour admettre une espèce, un genre n’a pas besoin que celle-ci possède encore des sujets réelle­ment existants.

37. Analyse de l’universelle et de la particulière classiques

On n’aura pas manqué de noter l’analogie entre, d’une part, les universelles et les existentielles obtenues par nos /145-146/ quantifi­cateurs, et, d’autre part, les universelles et les particu­lières de la logique classique. Peut-être même aura-t-on eu le sentiment qu’il était bien inutile de suivre un chemin si con­tour­né pour déboucher finalement sur un résul­tat aussi banal. L’ana­logie, en effet, n’est pas dou­teuse, mais elle ne doit pas suggérer une assimilation pure et simple. La théorie moderne est à la fois plus minutieuse et plus large : elle dissipe des confusions dans l’analyse élémentaire et elle offre, pour les développe­ments ulté­rieurs, des ressources plus riches.

Je viens de remarquer qu’au contraire la théorie moderne in­troduit des confusions initiales lourdes de conséquences, là où l’analyse traditionnelle se montrait extrêmement plus fine.

La théorie classique est confuse d’abord parce qu’elle pré­sente comme élémentaires et traite comme simples des pro­positions qui sont déjà complexes et dont elle n’a pas poussé jus­qu’au bout l’analyse. Déjà avant l’époque de la logistique, cer­tains auteurs avaient remarqué que la traditionnelle propo­sition universelle, sous les dehors d’une catégorique, avait en réalité la signification d’une hypothétique. L’homme est mor­tel n’est pas, malgré l’ap­parence grammaticale, une proposi­tion simple, con­forme au schéma S est P. Son ‘sujet’ homme est un pseudo-sujet; il n’est pas un porteur d’attri­buts, puisque, étant lui-même con­cept au même titre que mortel, il fait égale­ment fonction d’attri­but.

On revient ici, sous couvert de rigueur intense, aux confu­sions initiales dont j’ai déjà dû avertir pour rectifier certaines de leurs con­séquences[54]. Dans l’énoncé ‘l’homme est mortel’, ‘homme’ n’est pas un ‘pseudo-sujet’ : il est le sujet logique, il représente ce dont on entend faire progresser la connaissance. Et cela, c’est la nature humaine; c’est elle dont on cherche à juger si l’attribut ‘mor­tel’ lui convient, non les individus qui parti­cipent de cette nature. Pour Blanché, un nom n’est légitimement qu’un nom propre, il ne se substitue qu’à un individu, à une subs­tance première, à un « porteur d’attributs » réel. Blanché n’a pas cons­cience que le nom peut être commun et se substituer dans un énoncé à une nature considérée absolument, en totale abstraction de quoi que ce soit d’existant qui en participe. Pour­tant, sa désignation le montre déjà clairement : l’homme n’est pas tel homme, ni tel et tel et tel… homme. De plus, l’attribut considéré est ‘mortel’, c’est-à-dire l’aptitude à mourir, l’ouver­ture essentielle à la cor­ruption, et non le fait actuel de mou­rir. ‘Mortel’ convient à une essence; ‘meurt’ convient plus volon­tiers à des individus de cette essence. ‘L’homme meurt’, malgré la formula­tion com­mune, laisse attendre une considération de ce qui concerne une essence non pas absolument, mais du fait de la façon concrète dont existent de ses participants, ainsi que le sent Blanché :

Ce n’est pas l’homme qui meurt, mais tel et tel qui sont hommes et qui, parce qu’ils sont hommes, sont aussi mortels.

Enfin, dans l’énoncé ‘l’homme est mortel’, ‘homme’ ne joue au­cun rôle d’attribut; il pourrait le faire en un autre énoncé, comme dans ‘Socrate est homme’, mais ce n’est pas du tout le cas dans l’énoncé initial.

Ainsi la proposition universelle classique comporte non pas une, mais déjà deux fonctions, liées l’une à l’autre par un rapport d’implication, et dont l’argument est commun, mais demeure, comme il convient pour une proposition générale, indéterminé[55]. D’une telle proposi­tion l’ex­pression dévelop­pée serait, avec notre exemple : quiconque est homme est, par là même, mortel, ou : pour tout x, si x est homme, alors x est mortel. La formule schématique de l’univer­selle affirma­tive classique s’écri­ra donc :

(x) · fx  · gx                                           

Comme je l’ai maintes fois remarqué, Blanché ne peut voir les choses ainsi qu’en confondant la substance première, sujet réel d’accidents, et le sujet logique, qui se mérite proprement les attri­buts qui le font connaître. Et en ignorant l’aptitude et la ten­dance naturelle de la raison à s’intéresser à une essence pour elle-même, sans porter attention aux propriétés supplémentaires qu’elle pourrait se mériter en existant. Dans cette ignorance, en parlant de l’homme, il est contraint de lui supposer des individus et de parler de ces individus en leur attribuant d’abord l’humani­té et seulement en se­cond n’importe quelle autre qualité, ce qui l’amène à voir comme multiples les énoncés les plus simples et comme une implication entre deux énonciations une affirmation simple immédiate.

/146-147/ Précisons cependant que, quoique très voi­sines par le sens, l’universelle classique (tout homme est mortel) et l’universelle moderne (pour tout x, si x est homme, il est mortel) ne se recouvrent pas exactement, le nouveau quanti­ficateur ayant une portée plus générale que l’ancien. En effet, tout homme est bien général, puis­qu’il s’agit non de tel homme, mais d’un homme quel­conque; néanmoins cette gé­néralité est limitée au genre humain. Au contraire, tout x est (à moins qu’on n’en li­mite expressément l’univers du dis­cours con­sidéré) abso­lument général; il s’étend aussi bien à cette table ou à Bételgeuse, car il vrai d’un objet individuel absolu­ment quelconque que, s’il est homme, alors il est mor­tel. C’est l’une des raisons qui interdisent d’assimiler la théorie moderne de la quantification à la théorie classique.

N’en déplaise à Blanché, tout homme n’est pas « un homme quel­conque », mais la nature humaine regardée absolument, sans aucune référence à quelque individu qu’elle informe. Avec l’avantage qu’il ne se présentera aucun besoin ultérieur de « li­miter l’univers du dis­cours considéré » pour éviter qu’un au­di­teur s’imagine qu’il soit peut-être question de « Bételgeuse ». Aristote sera donc tout à fait d’accord pour ne pas « assimiler la théorie moderne de la quantifi­cation à la théorie classique ».

On remarquera que, comme toute implication, celle-ci (que Russell appelle ‘formelle’ et qu’il vaudrait sans doute mieux ap­peler ‘générale’) exclut seulement le cas où le con­séquent serait faux pour un antécédent vrai. Elle demeure donc toujours va­lable lorsque la fonction anté­cédente n’est vérifiée par aucun ar­gument : c’est-à-dire que s’il n’existe rien qui satisfasse à fx, alors on peut sans se compromettre affirmer que ce qui y satis­fait, satisfait aussi à gx, à hx, ou à n’importe quoi (le faux im­plique tout). La proposition univer­selle, étant hypo­thétique, pose seulement la relation du con­séquent à l’antécé­dent, mais nulle­ment l’antécédent lui-même.

La considération de la proposition conditionnelle ou, pour user des mêmes termes que Blanché, de l’implication entre deux énoncés, n’a rien à voir avec l’analyse de l’universelle ‘clas­sique’, je viens de le dire. Cependant, ce qu’en dit la logique contempo­raine est si gauchi qu’il vaut la peine de rectifier un peu. Blanché dit avec vérité que la proposition hypothétique « pose seulement la relation du conséquent à l’antécédent ». Il en tire aussi avec justesse qu’elle ne pose « nullement l’antécé­dent lui-même ». Il pourrait ajouter – peut-être le sous-entend-il, il ne dit rien à l’encontre – qu’elle ne pose nullement non plus le conséquent. Tout ce qu’affirme la condition­nelle, c’est une con­séquence reçue comme immédiate, sans besoin de preuve, de l’antécédent au conséquent.[56] Mais elle l’affirme, cette consé­quence, et elle n’est vraie que pour autant que l’antécé­dent en­traîne nécessai­rement le conséquent; or il pourrait bien ne pas l’entraîner même si par chance on donnait pour antécédent et pour conséquent deux énoncés indépendamment vrais, de sorte que cette condition­nelle : ‘si Socrate a bu la ciguë, mon père a cessé de fumer’, à l’encontre du dogme logistique, est fausse; les proposi­tions qui s’y trouvent présentées comme antécédent et conséquent ne le sont pas du tout, aussi vraies soient-elles en elles-mêmes.

De la nature de la conditionnelle vraie, on peut tirer que con­naître la vérité de son antécédent oblige à concéder celle de son consé­quent, sous peine de fausseté de la conditionnelle, et que récipro­quement connaître la fausseté du conséquent oblige à concéder celle de l’anté­cédent, encore sous peine de fausseté de la conditionnelle. Mais c’est la seule in­dication, toute condition­nelle justement, de la vérité ou fausseté de l’anté­cédent et du conséquent. En somme, de la plus vraie des condi­tionnelles, on ne tire aucune connaissance ab­solue de la vérité ou de la faus­seté de l’antécédent ou du consé­quent.[57]

Prétextant que la conditionnelle n’affirme que l’implication entre deux énoncés, mais ni l’un ni l’autre en lui-même, Blan­ché, très généreusement, assure qu’elle « demeure toujours va­lable[58] lorsque la fonction antécé­dente n’est vérifiée par aucun argu­ment ». Certes, on peut ne pas savoir qu’une conditionnelle est fausse, tant qu’on n’a pas constaté que la fausseté de son conséquent peut coexister avec la vérité de son antécédent. Mais cette ignorance n’offre aucune garantie de vé­rité. La condition­nelle n’est vraie que si son anté­cédent en­traîne son conséquent. Elle est fausse s’il ne l’entraîne pas. Ainsi, une fois affirmé que ‘quiconque est dinosaure est doué d’intelligence’, con­sidérer qu’on n’a qu’à constater qu’il n’existe aucun individu dont on puisse dire avec vérité qu’il est un dino­saure pour trouver va­lable et vraie la conditionnelle; renchérir qu’on est alors tout autorisé à attribuer à « quiconque est dino­saure » de rire et… « n’importe quoi », « sans se com­pro­mettre », revient à pré­tendre vrai tout ce dont on ne peut faire admirer la fausseté en aucun cas concret. On note­ra l’insistance de Blanché dans les lignes suivantes : « Même s’il n’existe aucun individu porteur de l’attribut antécé­dent, une pro­position hypothétique sera vraie pour n’importe quel attribut conséquent. » « Le faux », argue Blanché, « im­plique tout ». L’ex­cuse sonne presque aristotéli­cienne, quoique lessivée de son sens. Aris­tote dit quelque chose comme cela[59], mais c’est pour mettre en garde de lais­ser passer une absurdité : « Concède-t-on une ab­surdité, les autres s’amènent, rien de surprenant là. »[60] Ce­pen­dant, Aristote ne pré­tend pas là, absur­dement, que de n’im­porte quelle fausseté on puisse déduire légitimement n’importe quelle autre, mais, plus modeste­ment, que pour n’im­porte quelle conclu­sion fausse on peut trouver des propositions fausses dont la dé­duire ri­goureuse­ment. Si on tient à une formule comme ‘tout s’ensuit du faux’, il faudra entendre par ‘tout’ : tant du vrai que du faux, non que n’importe quoi suive n’importe quelle fausseté.[61]

Une proposition hypothétique n’a pas besoin, pour être vraie, que son antécédent le soit : sinon, on devrait rejeter tous les conditionnels irréels (Si tous les hommes étaient sages, les gen­darmes seraient inutiles). En d’autres termes une proposition universelle n’a comme telle aucune por­tée existentielle[62] : non seulement sa vérité ne présuppose pas l’existence d’un /147-148/ indi­vidu porteur de l’attribut anté­cédent, mais, même s’il n’en existe aucun, elle sera vraie pour n’importe quel attribut conséquent.

Il est tout à fait vrai qu’« une proposition universelle n’a comme telle aucune portée existentielle ». Mais c’est pour d’autres rai­sons que celles invoquées par Blanché et Mlle Roure. C’est qu’elle ne parle pas d’existence, ni de celle d’un sujet ni de celle d’un attribut, mais de convenance ou de compatibilité théorique d’un attribut avec un sujet pris universellement, qui ne peut donc pas être un individu.

On le comprendra plus clairement encore si l’on se rap­pelle que l’universelle équi­vaut à une non-existen­tielle : dire que Tout a est b, c’est dire qu’il n’existe pas de a qui soit non-b, ce qui, quel que soit b, est évidem­ment vrai dans le cas où il n’existe pas de a du tout.

On a vu plus tôt que cette équivalence n’est pas complète[63] : il ne suffit pas, pour vérifier ‘tout B est A’, qu’au­cune exception ne vienne maintenant l’infirmer; il faut qu’il n’y en ait jamais eu; il faut même qu’il ne puisse y en avoir, si l’énoncé universel est plus qu’une simple constatation d’adon, de coïnci­dence fac­tuelle, acci­dentelle, du sujet et de l’attribut : il n’existe aucun brontosaure qui ne soit dinosaure; il n’y en a jamais eu non plus et il n’a jamais pu y en avoir.

Or, la formulation classique de la proposition univer­selle Tout a est b suggère fortement, bien qu’elle ne le dise pas expressément, qu’il existe des a (et l’emploi du verbe être comme copule renforce encore cette sugges­tion). Si l’on enseignait à un enfant que Tout pen­taèdre régulier occupe un volume inférieur à celui de la sphère où il est inscrit, on serait justement accusé de lui ensei­gner une chose fausse tout en énonçant devant lui une pro­position qui ne l’est pas, parce qu’il interpréterait cer­tainement un tel énoncé comme suppo­sant qu’il existe des pentaèdres régu­liers. En énon­çant la pro­position sous la forme hypo­thétique (im­plicative), on laisse au con­traire expressément en suspens la vé­rité de l’hypo­thèse pour poser seulement celle de l’implication.

Cette ‘suggestion d’existence’ tient simplement à l’ignorance men­tionnée plus tôt de l’homonymie du verbe ‘être’, tantôt ex­pres­sion de l’existence, quand il constitue à lui seul tout l’attri­but, tantôt simple expression de la convenance de l’attribut au sujet, quand il intervient comme troisième ex­pression dans l’énoncé.[64] Pareille ignorance im­plique beaucoup d’inexpé­rience logique. Aussi Blan­ché a-t-il raison d’adresser à un enfant le fait de traiter le verbe ‘être’ comme impli­quant de soi existence. Spécialement s’il est question d’un sujet intégrant deux notions incompatibles, comme ‘cercle carré’ ou… ‘pentaèdre régulier’.

Comme l’universelle, la ‘particulière’ est une proposi­tion gé­nérale, ayant pour sujet apparent un concept, et énonçant donc une liaison entre deux attributs. Mais la liaison est ici une con­jonction, non une implication. Con­trairement à l’uni­verselle, la particulière est catégorique, et même doublement, puisque dire que Quelque a est b, c’est dire qu’il existe des individus qui sont a et qui, en même temps, sont b. Quelques cygnes sont noirs signifie qu’il y a des êtres qui conjoignent les deux propriétés d’être des cygnes et d’être noirs. La nota­tion correcte de la par­ti­culière classique sera donc :

(x) : fx · gx

Une telle proposition diffère profondément de l’univ­er­selle en ce qu’elle a, elle, une portée existentielle ex­presse.

Les mêmes remarques valent : la particulière, pas plus que l’uni­verselle, ne concerne d’office l’existence. Elle aussi, en tant que « générale », vise la convenance d’attribut à sujet, même si penser le contraire accuse moins d’inexpérience. On use d’elle plus volon­tiers en effet pour inclure l’existence. Mais certes pas automatique­ment.[65]

Mais si les ‘particulières’ sont ainsi des existentielles, il n’est pas vrai qu’inversement toute existentielle prenne /148-149/ la forme spéciale de la ‘particulière’ classique qui est une existen­tielle double, affirmant à la fois l’exis­tence d’un a et sa conjonc­tion avec b. C’est cette dupli­cité de la particu­lière classique qui risque de rendre ambi­guë sa négation, la­quelle peut porter soit sur l’existence, soit sur la conjonction. Il n’existe pas de ab peut signifier ou bien qu’il existe des a, mais qu’ils ne sont pas b, ou bien qu’il n’existe aucun a : la proposition reste vraie dans les deux éventualités. D’où l’équivoque de la propo­sition univer­selle traditionnelle, puis­qu’elle équivaut à la négation de l’exis­tentielle. À Crowland toutes les voi­tures ont des roues d’argent : cela signifie-t-il qu’à Crowland, il y a effectivement des roues d’argent aux voitures, ou bien qu’à un tel nid de corneilles au­cune voiture ne peut accéder?

Remarquons en passant que le logicien légifère en observant les façons normales de s’exprimer, celles où on use des mots et des tournures en leurs sens stricts. Il ne peut pas recenser exac­tement toutes les métaphores et figures dont l’orateur ou le poète usent pour surprendre, justement, et persuader par des impres­sions là où une matière trop floue ne se laisse pas exprimer ri­goureusement. Il laisse au rhéteur et au théoricien de la poétique de porter jugement sur l’efficacité de ces procédés.

Ces confusions ne sont pas sans conséquence. Elles déter­minent de graves erreurs, que Brentano et Mac Coll avaient déjà remarquées, dans la théorie traditionnelle des infé­rences. Celles qui concluent de la vérité de l’uni­verselle à celle de la particu­lière correspondante y sont présentées comme légitimes (subal­ternation, conversion par accident, syllo­gismes en Darapti et en Felapton). Or il est clair que, d’une proposition qui ne dit rien sur l’existence, on n’a pas le droit de conclure à une exis­tence. S’il est vrai que, comme son nom l’indique, le ser­pent de mer est un animal aquatique, il ne s’ensuit pas qu’il en existe aucun. En d’autres termes : le rapport qu’énonce l’universelle peut être va­lable sans qu’il ait jamais occasion de s’appliquer. Même s’il n’existe, en fait, aucun corps soustrait à l’action de toute force exté­rieure, cela ne contredit pas le principe d’inertie.

Toutes ces accusations se fondent sur l’interprétation existen­tielle de la particulière et se dissolvent dès qu’on remarque sa fausseté. ‘Tout homme est mortel’ et ‘tout serpent de mer est animal aqua­tique’ impliquent à n’en pas douter que ‘quelque homme est mortel’ et que ‘quelque serpent de mer est aqua­tique’, qui ne répètent qu’une partie de leur vérité, sans, plus qu’elles, se prononcer sur l’existence d’hommes ou de serpents de mer réels. Les mêmes universelles impliquent avec autant de nécessité que ‘quelque mor­tel soit homme’ et que ‘quelque ani­mal aquatique soit serpent de mer’ (subalterna­tion), toujours sans présumer qu’il en existe. Autre­ment dit, la compatibilité de ‘mortel’ avec ‘homme’ implique celle d’‘homme’ avec ‘mortel’, et celle d’‘animal aquatique’ avec ‘serpent de mer’ implique celle de ‘serpent de mer’ avec ‘animal aquatique’ (conver­sion par acci­dent), qu’il en existe ou non. Enfin, que ‘toute baleine soit aquatique’ et que ‘toute baleine soit mammifère’ im­pliquent assurément que ‘quelque mammifère soit aquatique’ (Da­rapti); de même, qu’‘aucun dauphin ne soit terrestre’ et que ‘tout dau­phin soit mammifère’ infèrent forcé­ment que ‘quelque mammi­fère ne soit pas terrestre’ (Felapton).

L’impression qu’on acquiert là quelque notion d’une exis­tence factuelle de ‘mammifères aquatiques et non-terrestres’ ne vient pas des conclusions ‘particulières’ obtenues, mais d’une con­naissance qu’on a déjà par ailleurs de ce qu’il existe des ba­leines et des dau­phins. Ainsi, en considérant l’argument sui­vant : ‘Tout serpent de mer est plus long qu’une baleine’ et ‘tout serpent de mer est animal aquatique’, on conclurait strictement que ‘quelque animal aquatique est plus long qu’une baleine’, mais sans aucunement prétendre qu’il existe des ani­maux aqua­tiques plus longs que des baleines, car on sait par ailleurs qu’il n’existe pas de serpents de mer. On compren­drait seulement que la compa­ti­bilité de ces attributs avec le serpent de mer entraîne leur com­patibilité mutuelle.

Bref, pour citer Blanché, cette fois en l’approuvant, « le rap­port qu’implique » la particulière « peut être va­lable sans qu’il ait jamais occasion de s’appliquer ».

C’est pour­quoi l’on peut, en se conformant aux règles clas­siques, cons­truire des raisonnements sophistiques, comme ce syllogisme en Darapti que Mill citait déjà en exemple : Tout dragon souffle des flammes, tout dragon est serpent, donc quelque serpent souffle des flammes.

On aura déjà compris la solution. Le raisonnement en ques­tion n’a rien d’un sophisme; ses propositions entraînent avec né­cessité sa con­clusion; celle-ci ne dit nullement qu’il existe des serpents qui soufflent des flammes, mais simplement qu’en au­tant que ‘souffler des flammes’ et qu’‘être serpent’ con­viennent au dragon, ils se con­viennent l’un à l’autre. Personne, ou peut-être un enfant, n’en croira qu’il existe des dragons ou des ser­pents souffleurs de flammes.

Ou encore : de ce que Nul mathématicien n’a carré le cercle, on pourrait, par une succession d’inférences toutes autorisées par la logique classique (successive­ment : conver­sion, obver­sion, subalternation, conver­sion), con­clure finale­ment que Quelque /149-150/ non-mathémati­cien l’a carré. L’inférence de l’universelle à la particulière n’est valable que si, expressément ou implici­tement, on adjoint à l’universelle une seconde proposi­tion affirmant l’existence de son ‘sujet’.

Aussi spectaculaire soit-elle, cette attaque illustre plutôt les so­phismes de la non-cause et de la double demande. Ainsi que je l’ai déjà répété plusieurs fois, l’énoncé particulier ne connote pas d’of­fice l’existence; pas plus que l’énoncé universel ne le fait. Le concéder ne don­nerait toutefois pas plus de consistance au sophisme allégué par Blanché, car là ne réside pas ce qui crée l’apparence de conduire ‘rigoureusement’ à une absur­dité. Ni l’énoncé particulier, disais-je, ni l’énoncé univer­sel ne connotent d’office l’exis­tence. Ils le peuvent cepen­dant, selon le contexte de la consi­dération. Le plus normalement, l’universelle comme la particulière relèvent d’une considération ab­solue de la nature concernée : ‘tout brontosaure est dinosaure’ et ‘quelque dino­saure est brontosaure’ ne s’intéressent aucunement à l’existence de brontosaures ni de dino­saures, mais seulement à la conve­nance, au degré d’identité qui unit les deux natures concer­nées.

Cependant, on peut aussi, à consi­dérer des natures dans ce que leur vaut leur existence réelle, être amené à parler universelle­ment ou, plus ordinairement, particulièrement. La formulation révèle sou­vent ce contexte, spécialement en usant d’ajouts au nom ou au verbe, ou en parlant au passé ou au pluriel. Ainsi, ‘toutes les roses que j’ai obser­vées avaient des épines’ renvoie manifestement à des roses en leur réalité existen­tielle. Renvoyer ainsi à des individus plutôt qu’à une nature univer­selle fournit l’indice clair d’un contexte existentiel.

Dans le sophisme cité, ‘nul mathématicien n’a carré le cercle’, du fait de se dire au passé composé, suggère de même à l’abord un contexte existentiel. Le contenu mathématique, par contre, reste proche de la considération absolue qui expliquerait l’état de fait signalé par l’impossibilité de la carrure du cercle : ‘nul mathématicien’, en fait ‘personne ne peut carrer le cercle’. La prétendue conversion de l’énoncé initial appelle comme sujet un nom composé de deux in­compos­sibles en les donnant comme compossibles et même comme effectivement composés dans la réalité. Elle pré­suppose un autre énoncé comme condition : ‘nul ayant carré le cercle n’est mathématicien’ présuppose que ‘des gens ont carré le cercle’ et possède cette saveur hypothétique dénoncée par Blanché comme l’apanage de tout énoncé particu­lier[66]. En somme, se trouve-t-on à dire, ‘si des gens ont carré le cercle, aucun d’entre eux n’est mathéma­ticien’. On doit certes réagir à pareille condition et refuser la conversion en question comme légitime, en contestant d’entrée de jeu : ‘Mais personne n’a carré le cercle!!!’

Le problème ne se poserait pas avec des énoncés vraiment simples, mettant en jeu des natures simples. Par exemple, avec ‘aucun cercle n’est carré’, on alignerait sans souci les opérations dénoncées par Blanché : ‘aucun carré n’est cercle’, ‘tout carré est non-cercle’, ‘quelque carré est non-cercle’, ‘quelque non-cercle est carré’. Tan­dis que dès qu’on laisse entrer comme terme un nom composé d’in­compossibles, la même apparence d’inéluc­table absur­dité s’ensuit. Ainsi : ‘aucune figure n’est cercle carré’, ‘aucun cercle carré n’est figure’, ‘tout cercle carré est non-figure’, ‘quelque cercle carré est non-figure’, ‘quelque non-figure est cercle carré’. Il faut, dès la prétendue première conversion, oppo­ser : ‘Mais il n’y a pas de cercle carré!’

Et il en va de même pour l’inférence des contraires, qui cessent d’être incompatibles sans une telle présuppo­sition (par exemple : il n’existe pas d’homme invertébré qui ne soit carnas­sier, et il n’en existe pas davantage qui le soit).

Une autre allégation qui s’évanouit, si on a pris conscience que le verbe ‘être’, quand il s’agit d’affirmer ou de nier univer­sellement un attribut n’a aucune prétention d’existence, mais oppose simple­ment la conve­nance et l’inconvenance d’un attri­but à un sujet. Encore ici Blanché compose des incompossibles et les traite comme un sujet réel auquel attribuer ou nier quelque attri­but. À qui demande si ‘tout ou quelque ou aucun homme inver­tébré est ou non carnassier’, il faut d’abord opposer que ‘nul homme n’est invertébré’, au sens que ‘homme’ et ‘inverté­bré’ ne se composent pas comme sujet et attribut, ce qui entraîne immé­diatement, sans besoin de le dire, qu’il n’en existe pas. Ces demandes, comme le reproche Blanché, sont doubles et ré­clament deux ré­ponses. Mais la demande cachée n’est pas direc­tement à l’effet de l’existence d’hommes invertébrés; elle vise plutôt la convenance d’invertébré à homme. Aristote dé­nonce­rait encore une double de­mande.

On objectera peut-être que c’est là précisément la preuve que l’universelle classique a effectivement une portée exis­tentielle, le sens d’une proposition étant déter­miné par les règles de son emploi, et que ce qu’elle nie de la particulière contradictoire, c’est la conjonction et non pas l’existence. Mais – outre qu’en logique on doit pourchasser l’implicite et que, de plus, on ne devrait pas présenter comme une propo­sition unique un énoncé qui comporte une double assertion – si les règles des subal­ternes et des contraires redeviennent ainsi valables, celles des contra­dictoires et celles des subcon­traires cessent alors de l’être, puisque, les quatre propositions opposées affir­mant également l’existence du sujet, elles peuvent être fausses toutes les quatre.

Tout au contraire, on le devinera, il faut « refuser éga­lement aux quatre propositions toute portée existentielle » d’office. Blanché s’attend à cette réplique et s’affaire à y contre-répliquer tout de suite après.

On ne rétablirait pas la situation en refusant également aux quatre propo­sitions toute portée existentielle, ce que permet­trait une interprétation en com­préhension. Selon cette interpré­tation, en effet, l’universelle signifie que le concept a implique strictement le concept b, et la parti­culière qu’il n’implique pas le concept non-b, c’est-à-dire qu’il est com­patible avec lui.

Tel que déjà signalé, la particulière n’est pas limitative. Elle ne dit pas que ‘seulement quelque B est A’, mais qu’on sait seu­lement pour quelque B qu’il est A. On laisse ouvert, puis­qu’on n’est pas encore à même d’en juger, si ‘quelque B n’est pas A’ ou si finale­ment ‘tout B est A’. ‘Quelque corbeau est noir’ n’exclut ni que ‘quelque corbeau ne soit pas noir’ ni que ‘tout corbeau soit noir’.

Toutes les propositions prennent ainsi une portée mo­dale, l’universelle devient une apo­dictique plus forte que l’univer­selle en extension, la particu­lière une probléma­tique plus faible que la particulière en extension, et au­cune des deux ne pose assertoriquement une existence : les propositions ne con­cernent plus l’existence d’indivi­dus, mais la consistance de concepts.

À condition de se rappeler que le plus naturellement la raison con­sidère absolument les natures et cherche quels attributs leur con­viennent abstraction faite de propriétés qui s’ajouteraient à elles du fait d’individus existants qui en participent, il n’y a pas à différen­cier les points de vue de l’extension et de la compré­hension : l’énoncé exprime la même relation de convenance entre sujet et attribut, qu’on la décrive par le fait que le sujet comprenne l’attribut ou que l’attribut s’étende au sujet. Il s’agit toujours de considérer que l’attribut, notion mieux connue parce que plus confuse, repré­sente adéquatement le sujet, encore moins connu. Toute la querelle entre ‘compréhensi­vistes’ et ‘ex­ten­sivistes’, ainsi que les reproches faits à Aristote d’osciller entre l’une et l’autre interprétation de l’énonciation et du prin­cipe ‘dici de omni’ tiennent à l’erreur si répandue, dont j’ai fait justice plus haut, qui veut prendre stricte­ment le vocabulaire in­clusif dont on use spontanément en décrivant l’énonciation comme expri­mant que l’attribut est dans le sujet, ou le sujet dans l’attri­but. Si on comprend que plus stricte­ment, comme elle le dit, justement, l’énon­ciation assimile, identifie sujet et attri­but, il n’y a plus à se quereller à savoir duquel vaut-il mieux de dire qu’il s’identifie à l’autre.[67]

Il n’y a aucune raison de regarder comme automatiquement néces­saire l’universelle. Sans doute, ‘tout homme est animal’ énonce un fait nécessaire, bien qu’en le sous-entendant; mais ‘tout apôtre de Jésus est juif’ énonce un fait contingent, encore en sous-entendant ce mode. Dans la mesure où le mode n’est pas précisé ex­plicite­ment, l’attitude prudente est de considérer que le locuteur, ignorant celui-ci, ne se prononce pas à son endroit, plutôt que d’opter pré­cipitam­ment pour un mode qui serait sous-entendu. De même, il n’y a aucune raison de considérer automa­tiquement une particulière comme « pro­blématique » : elle ex­prime un fait dans la limite de la connaissance du locuteur et ne se prononce pas sur ce qu’il s’agisse d’une attribu­tion ou non-attribution nécessaire, possible, contin­gente ou problé­matique.

Seulement, les diffi­cultés n’auraient été que dépla­cées. Une universelle dont la fonction antécé­dente serait inconsis­tante, donc nécessairement fausse, serait elle-même nécessai­rement vraie, puisque le faux implique tout, même stricte­ment[68]; et de cette vérité il serait illégitime d’inférer celle de la particu­lière correspon­dante, qui énonce une possibilité. L’inférence des subal­ternes ne serait permise que si l’on pouvait /150-151/ ajouter ou sous-entendre à la proposition universelle une affir­mation de consistance, mais alors il arri­verait que les quatre ‘con­tra­dictoires’ fussent toutes fausses. On se re­trouve donc devant les mêmes em­barras, transposés seu­lement de l’exis­tence des indivi­dus à la consistance des concepts.

On retrouve la cascade d’inconvénients liés à la méconnais­sance de la nature de l’énonciation. On ne peut y remédier qu’en rappelant que, dans son expression traditionnelle, l’énonciation n’est pas par nature multiple et con­ditionnelle. Dire que ‘tout homme est animal’ n’est pas dire que ‘s’il y a des hommes, ils sont des animaux’, c’est dire, sans aucune considération du fait qu’il existe ou non des hommes, que la notion ‘animal’ éclaire celle d’‘homme’. Il n’y a donc au­cun danger de se trouver avec une « fonction antécédente incon­sistante », à moins, comme Blanché le faisait plus haut avec son ‘carreur de cercle’ et son ‘homme invertébré’, de s’interroger sur un sujet déjà composé, et composé d’éléments incompossibles. Pour sa part, la particu­lière n’énonce pas de soi une « possibi­lité », ni une conjecture, ni une nécessité, mais le fait brut qu’un attribut convienne au moins en partie à la représentation d’un sujet univer­sel. Aucun danger, par conséquent, de se retrouver avec « quatre contradic­toires fausses ».

Ainsi, quelque interprétation que l’on choisisse pour les pro­positions, qu’on les assortisse ou non d’une condi­tion res­trictive, qu’on les entende en extension ou en compré­hen­sion, de toute façon le système des opposées sera mis en défaut.

J’ai bien montré que ce n’est absolument pas le cas.

Paradoxale­ment, ce n’est pas pour les universelles et les par­ticulières clas­siques que vaut le classique carré des oppo­sées, c’est pour les universelles et les existentielles de la lo­gique con­temporaine qui, étant vraiment simples, ne com­portent pas de négation équi­voque.

Paradoxalement, plutôt, tout le souci de rigueur de Blanché le conduit à deux carrés d’opposition dont l’un, qu’il dit fondé sur le point de vue de l’universalité, ne présente aucune utilité et dont l’autre, fondé sur l’existence, prétend opposés des énoncés com­patibles.

Ainsi que je l’ai expliqué plus haut, fin du paragraphe 36[69], l’exis­tence ou inexistence d’individus auxquels attribuer les sujets des énoncés ne fait rien à la convenance ou inconvenance à ces sujets de leurs attributs. Par suite, « ~(x) ~fx » et « ~(x)fx », aussi pé­remptoirement qu’elles pré­tendent se con­tredire, sont tout à fait compa­tibles autant avec « tout bronto­saure est dino­saure » qu’avec « nul brontosaure n’est dino­saure ». Qu’il n’existe aucun bronto­saure qui soit dinosaure, ni aucun qui ne le soit pas, laisse ouverte la question de savoir si le brontosaure a pour genre le dinosaure. Et le logicien moderne sera peut-être ahuri d’apprendre que de fait c’est l’affirmative qui se vérifie, malgré l’absence d’individus existants où l’ob­ser­ver.

Quant au carré fondé sur l’universalité, Blanché a lui-même re­marqué sa stupéfiante inutilité, hormis le cas de tautologie, qui pourrait s’en passer. Comme son ‘x’ représente potentiellement n’importe quel être ou non-être individuel, il faudra, pour lui trouver quelque application, limiter – de l’extérieur de l’énoncé ou en le multipliant lui-même par quelque préfixe – « son uni­vers de dis­cours », en recourant à quelque notion universelle, de façon à le ramener autant que faire se peut à une énonciation normale.

38. Les propositions d’existence

Si la théorie classique laisse ordinairement implicite, ou même indécise, la portée existentielle de ses proposi­tions, de nou­velles confusions viennent l’affecter lors­qu’elle essaie d’é­noncer explicitement une existence. Faisant entrer toute proposi­tion dans le schéma S – P, elle se condamne à traiter l’existence comme un attribut au même titre qu’une qualité, à considérer qu’être réel est une propriété de l’atome aussi bien qu’être doué de masse, à traduire Il y a des cygnes noirs par Des cygnes noirs sont existants[70].

De fait, dans l’énoncé existentiel, l’existence, l’être, est l’at­tribut. Il faut réaffirmer ici ce fait obstinément ignoré que le verbe ‘être’ présente deux sens, deux usages à reconnaître selon le contexte.[71] Comme l’intérêt le plus naturel de la raison ne porte pas sur les sin­guliers, mais sur les natures universelles, ses énoncés s’inté­ressent ordinairement à des attributs universels susceptibles d’éclairer la constitution et les propriétés de pa­reilles natures. Dans ce contexte, le verbe ‘être’ sert simplement d’indice de composi­tion, d’assimila­tion de pareils attributs à leurs sujets. Mais si tant est qu’on se ques­tionne sur l’existence de sujets, la réponse prendra le verbe ‘être’ pour l’attribut dont juger de la conve­nance ou disconvenance au su­jet. Blanché parle, à tort, d’un attribut « au même titre qu’une qua­lité ». De fait, en ce sens d’existence, ‘est’ se montre encore multi­plement homonyme, car les êtres le sont sous plusieurs modalités. On ne dit pas qu’il ‘est’ en le concevant pareillement, si c’est à une substance qu’on l’attribue, ou à une quantité, ou à une qualité, ou à une relation, ou à quelque autre modalité suprême de l’être ou à quelqu’une de ses espèces. Ceci dit, l’existence se traite comme un attribut, oui, en ceci que toute vérité s’exprime en ju­geant de la convenance d’un attribut à un sujet. Si on veut ex­primer qu’on con­naît comme réels Pierre, ou son mètre quatre-vingt, ou sa bonne hu­meur, ou sa position assise, on dira qu’ils sont, qu’ils existent, tout comme on dit que Pierre est animal raisonnable, quand on veut exprimer de quelle nature il est.

La jument de Roland, les cent thalers de Kant, il­lustrent suffi­sam­ment ce qu’une telle réduction a d’erro­né.

Blanché suggère ici que ni lui ni les logiciens modernes ont in­venté d’eux-mêmes toutes les erreurs et mésinterprétations qu’ils col­portent. Il se présente comme l’héritier de préjugés transmis de génération en génération d’intellectuels depuis Kant et bien avant.

Descartes, après saint Anselme et d’autres, a voulu prouver l’exis­tence de Dieu du seul fait qu’on en conçoive quelque no­tion. Certes, ce serait toute une économie d’effort, d’avoir seule­ment à regarder en notre esprit pour connaître l’existence de quoi que ce soit, sans avoir à confronter ses conceptions avec la réalité exté­rieure. Kant, après saint Thomas, a bien raison de refuser cette preuve pares­seuse : aucune conception humaine ne garantit à elle seule l’exis­tence de son objet.

Cependant, énoncer qu’une chose existe n’est pas prouver son existence, c’est annoncer qu’on la connaît déjà. En énonçant que ‘Pierre est’ ou qu’‘aucun dragon n’est’, on n’entend rien prouver, ni rien ajou­ter à une réalité extérieure du fait qu’on y pense; on trans­met simplement une connaissance qu’on a déjà du fait que Pierre soit un être réel et que le dragon n’en soit pas un. La jument de Roland et les cent thalers tombent donc à plat. Certes, ajouter à toutes leurs précieuses propriétés qu’ils sont ne les fera pas exis­ter; ce qu’il faut ajouter, dans leur cas, pour témoigner de ce qu’on sait, c’est justement qu’ils ne sont pas. L’expression de la vérité passe encore par l’usage du verbe être comme attri­but, mais en le niant.

La notation moderne interdit cette assimilation trom­peuse. L’existence n’y est jamais affirmée comme un attribut ou, plus généralement, comme un prédicat de quelque chose, mais tou­jours affirmée de /151-152/ quelque chose qui est caractérisée par un attribut ou un prédicat. Autrement dit :

1º L’existence ne s’exprime jamais par un signe de fonc­tion f(x), mais toujours par un signe d’opérateur (x). Le lan­gage usuel ici nous égare[72], qui fait de ‘exister’ un verbe, ayant pour sujet grammatical la chose qui est dite exister. L’expression cor­recte ne serait pas davantage Des cygnes noirs existent que Des cygnes noirs sont existants, mais plutôt Il existe des cygnes noirs, Il y a des cygnes noirs, où la forme imperson­nelle du verbe sug­gère que celui-ci doit être entendu comme un opérateur initial, marquant que la fonc­tion ‘… est un cygne noir’ est satis­faite par au moins un ar­gument.

On devrait maintenant saisir que même en le cachant par l’usage de tournures impersonnelles, dans toutes ces formula­tions on parle de cygnes noirs et on leur attribue l’existence, non comme quelque chose qu’on est en mesure de leur donner, mais comme un fait qu’on est à même de constater et de déclarer.

2º Toute proposition existentielle comporte une va­riable liée et est donc une proposition générale, même quand elle ne porte que sur une existence individuelle. Affirmer l’exis­tence d’un su­jet individuel serait ne rien dire, s’il demeurait absolu­ment indé­terminé : pour nourrir pareil énoncé, il faut intro­duire un concept – et avec lui la généralité – qui précise à quelque degré ce qu’est cet individu en lui attribuant un prédicat. Là encore, le langage commun nous trompe quand il nous suggère la possibilité de propositions existentielles sin­gulières telles que Pierre existe. Une telle proposition ne doit pas être symbolisée par x1, forme interdite par la syn­taxe lo­gique, mais bien par (x)fx, signifiant que, parmi la totalité des choses ou des êtres, il y en a au moins un qui satisfait à la fonction f, laquelle peut symboliser telle ou telle fonction prédicative regardée comme caractéristique de Pierre, quand ce ne serait que celle de s’appeler ‘Pierre’.

Blanché reconnaît, au fond, qu’en s’interdisant d’user de noms communs comme sujets d’énonciations, il s’est condamné à « ne rien dire », à moins de réintroduire par quelque passe-passe « un concept – et avec lui la généralité – qui précise à quelque degré ce qu’est » le sujet dont on parle « en lui attribuant un prédicat ». Blanché a beau critiquer « le langage commun », on voit que ce dernier parle plus clairement et dit ce que Blanché n’arrive pas à dire correctement malgré tous ses efforts de rigueur.

39. Les prédicats polyadiques et les propositions de relation

La théorie moderne de la proposition a un autre avantage que celui de permettre une analyse plus précise des proposi­tions classiques. Celles-ci ne représentent en effet que des cas spé­ciaux, dont l’expression moderne suggère l’extension /152-153/ selon plusieurs dimen­sions, alors que certaines de ces générali­sations de­meurent interdites à la théorie tradition­nelle. [1º] Ses pro­positions sont à double prédicat : rien n’empêche des compo­si­tions plus complexes. [2º] Ces deux prédicats sont reliés par une im­plication ou une conjonction : il y a d’autres connecteurs. [3º] Cha­cun de ces prédicats ne comporte qu’un seul argument : pour­quoi pas plusieurs? [4º] Enfin l’argument y est commun aux deux prédicats : mais ne peut-on relier en une proposition des prédi­cats dont les arguments ne soient pas entièrement iden­tiques, et no­tamment des prédicats n’ayant pas le même nombre d’argu­ments?

La logique traditionnelle n’est pas restée entravée par la pre­mière de ces limitations. Si elle a arrêté son analyse avant de parvenir à la forme propositionnelle la plus simple, elle ne s’est pas interdit toute synthèse à partir des proposi­tions qu’elle regar­dait comme élémen­taires : sa théorie des propositions dites ‘hy­pothé­tiques’ en té­moigne, en même temps qu’elle lève, au moins par­tiellement, la seconde res­triction.[73] Pour celle-là cepen­dant, les ressources supérieures de la logique moderne se manifestent dé­jà davantage. Elle nous apprend aussi, il est vrai, que tous les connecteurs binaires peuvent s’ex­primer en termes d’implication ou de conjonction, mais il faut, pour cela, faire de la négation un usage plus varié que celui auquel se bornait la proposition clas­sique; et entre ces formes multi­pliées elle multiplie les équipol­lences[74]. Par exemple, on peut formuler une disjonctive exis­ten­tielle en ap­pli­quant les lois de De Morgan qui posent une équi­valence entre (x) : fx · ~gx et (x) · ~(~fx · v · gx), ou une disjonctive uni­ver­selle en passant, selon la définition usuelle de l’implica­tion par la disjonction, de (x) : fx  gx à (x) : (~fx) v (gx).

Mais c’est sur les deux dernières extensions qu’éclate la su­périorité de la logique contemporaine. La proposi­tion qui s’adapte exactement sur le schéma S est P, à savoir la propo­si­tion attributive singulière telle que Pierre est homme, n’ad­met qu’un seul sujet. Or une proposition singulière reste telle lorsque son prédicat comporte plusieurs places d’arguments; et alors on peut bien dire qu’elle a plusieurs sujets /153-154/ si, sans s’as­treindre à l’usage grammatical, on élargit le sens de ce terme pour lui faire désigner les individus qui servent d’arguments à la fonction prédicative : Pierre bat Jean, Paris est plus grand que Versailles, Jacques marie Fran­çoise à Henri, Limoges est entre Paris et Toulouse. Ces propositions ont la forme fx1y1, ou fx1y1z1, qui sont des singularisations de formes propositionnelles construites sur les fonctions fx̂ŷ ou fx̂ŷẑ. Dans ces proposi­tions, rien d’autre que l’ordre n’y dis­tingue les divers arguments, et bien que cet ordre ne soit pas, en général, modifiable, le fait d’être le premier ne confère à l’un de ces arguments aucun privi­lège par rapport aux autres.

Le progrès dont se félicite ici Blanché est une confusion fu­neste du sujet et de l’attribut. Il oublie totalement que le sujet est ce dont on parle, ce qu’on est intéressé à connaître, et que l’at­tribut est ce qu’on en dit, ce qu’on en fait connaître. Cette notion de sujet ne peut pas « s’élargir … pour lui faire désigner » ce qui fait partie de l’attribut, fût-ce un singulier déjà mieux connu, auquel on recourt pour transmettre la connaissance d’un sujet singu­lier. Ajouter des « arguments » au sujet ou à l’attribut n’en­ri­chit pas un énoncé, il le multiplie, Aristote l’avait déjà fort bien com­pris.[75] Cependant, un seul et unique attribut peut s’avérer fort complexe : intégrer par exemple au verbe divers complé­ments directs, indirects, circonstan­ciels (« marie Françoise à Henri » dans deux jours à Notre-Dame de Paris; ou composer un genre avec un certain nombre de différences (animal bipède sans plumes). L’apparente multiplicité, alors, n’est que grammaticale.

À partir des mêmes fonctions, on peut naturellement, comme dans le cas des fonctions à une seule place d’argu­ment, obtenir des propositions par généralisation, en liant les variables. On verra au paragraphe suivant comment on y par­vient en liant à la fois, semblablement ou diver­sement, plu­sieurs variables. Consi­dérons, pour le moment, le cas où une seule variable est liée, l’autre (ou les autres) étant individua­lisée. La variable liée pourra l’être univer­sellement :

Tout le monde admire Pasteur                             (x) · fxy1

Tous les musiciens n’aiment pas Wagner ~(x) · fx  gxy1

Pierre a horreur des araignées                     (y) · fy  gx1y

Ou bien la variable sera liée existentiellement :

Certains préfèrent Mozart à Beethoven         (x) · fxy1z1

Verlaine a inspiré des musiciens                (y) : fx · gx1y

Pas de plus belle ville que Paris               ~(x) : fx · gxy1

L’immense avantage qu’on retire à considérer ainsi des prédi­cats polyadiques, c’est qu’ils permettent une expres­sion exacte des propositions de relation. La lo­gique clas­sique était obligée de regarder ‘plus grand que B’, ‘situé entre B et C’, comme des attributs de A. Lorsqu’enfin on a dû reconnaître qu’ici le cadre tradi­tionnel éclatait, il a bien fallu, si l’on ne se résignait pas à couper en deux la pensée et à juxtaposer deux logiques hétéro­gènes, s’élever à une forme plus géné­rale /154-155/ de proposi­tion, susceptible de redonner, selon la façon dont on la spé­cifiait, les propositions d’inhérence ou les propo­sitions de rela­tion. C’est précisément ce que permet la notion de fonction prédica­tive à n places d’arguments : les proposi­tions attributives ou d’inhérence sont construites avec des fonctions monadiques, les pro­positions de relation avec des fonctions polyadiques, tandis que les phrases verbales se distribuent entre le pre­mier groupe (Pierre dort) et le second (Pierre bat Jean, marie Françoise à Henri).

Encore un ‘progrès’ qui porte à faux! Tant qu’on n’oublie pas que l’attribut a pour rôle logique d’exprimer la connaissance qu’on a du sujet, il n’y a aucun problème, pour la logique tradi­tionnelle, à le laisser prendre la forme d’un corrélatif ou d’un verbe autre qu’être avec autant de compléments directs, indirects et circonstanciels qu’on voudra, en profitant de toute la richesse d’expression de la langue naturelle. Toute la subtilité dont se targue Blanché n’a pour effet que de confondre sujet et attribut dans leurs rôles. Ce n’est pas surprenant que le logicien moderne finisse par avouer candidement que sa lo­gique n’aide pas à penser.[76] Qu’au mieux il peut traduire en symboles des pensées déjà formées naturellement.

Il ne faudrait pas croire que, dans xRy, R correspond à la copule de S est P, tandis que x et y correspondraient respecti­vement à S et à P. En réalité, x et y sont tous les deux des arguments au même titre que S, et R est prédicat comme P, ou plus exactement comme est P, mais c’est un prédicat bi­naire. C’est pourquoi la forme fxy, qui ne suggère pas ces fausses correspondances et qui, au con­traire, souligne l’ana­logie avec fx tout en précisant exac­tement la différence, est préférable. Elle s’impose d’ail­leurs dès que la relation est plus que binaire.

Certes, ‘R’ ne correspond pas à la copule. Plutôt, ‘x’ s’essaie à correspondre au sujet et ‘Ry’ à l’attribut, qu’il mette en jeu copule et attribut, comme ‘est médecin’, ou verbe et objet direct, comme ‘bat Jean’, ou verbe et objet indirect, comme ‘donne à Marie’. Mais c’est déjà « élargir » le champ de vision moderne.

Mais une fois qu’on sait ainsi analyser les proposi­tions de relation en termes de fonctions, on pourra sou­vent se dispen­ser de les mettre sous cette forme un peu encom­brante, et construire directement, avec un symbo­lisme allégé, un calcul des relations (§ 48-52). Il sera alors com­mode, du moins dans le cas des relations binaires, de revenir à l’écriture xRy; on verra que même les proposi­tions de la syllogistique qui ne sont pas, comme les sing­u­lières, des propositions d’inhé­rence, se peuvent expri­mer selon une structure ana­logue.

40. La quantification multiple

Il apparaît ainsi qu’il faut quelque peu atténuer l’idée, qui a connu une grande fortune depuis un siècle, selon laquelle la grande nouveauté de la logique contemporaine par rapport à la logique classique serait d’avoir substitué, à l’unique et mo­no­tone copule de l’attribution, la consi­dération de ces co­pules mul­tiples et diverses que sont les relations de toute espèce. Les logi­ciens actuels aime­raient mieux dire que c’est dans la théorie mo­derne de la quantification, plutôt que dans la théorie des rela­tions, qu’il faut chercher la différence /155-156/ fonda­mentale entre la nouvelle logique et l’ancienne : celle-ci demeu­rant, mal­gré quelques timides tentatives pour s’en déga­ger, dans le cadre de la quantification unique pour une propo­sition, tandis que celle-là, en admettant les fonc­tions à plusieurs arguments, admet du même coup la pos­sibi­lité d’une quantification multiple.

J’ai déjà fait justice de ces deux prétentions.

« L’unique et monotone copule de l’attribution » correspond à l’unique et propre intention de l’énonciation : connaître la véri­té, exprimer la connaissance qu’on en a, la rendre accessible à qui­conque. Connaître la vérité est juger de l’adéquation d’un concept dont on use pour représenter la réalité à laquelle on s’in­té­resse. D’où la pertinence du verbe ‘être’ – dit, sous-entendu ou intégré – pour énoncer pareille pertinence : ‘B est A’, c’est-à-dire : A, voilà juste­ment ce qu’est B. Avec A, comme avec B, on désigne la même réalité : avec B, on la pointe comme le sujet de son inté­rêt; avec A, on dit ce qu’on en connaît, on identifie ce sujet d’intérêt avec une vue de lui qui nous est plus familière, conçue à l’observation d’autres êtres pareils. L’impression de plus grande ‘richesse’ décou­lant de « la considération de ces copules mul­tiples et diverses que sont les relations de toute espèce » tient seulement à l’ignorance de l’homony­mie de cet être susceptible de s’attribuer à un sujet pour le faire connaître : avec ‘est’, on le reconnaît tantôt comme substance, tantôt comme quantifié, qualifié, relatif, positionné, agent, patient, localisé, en quelque temps, possesseur. Voilà la richesse poten­tielle de la composition qu’accomplit le verbe ‘être’, sans comp­ter cette autre, capitale, de l’existence, quand il est pris dans toute sa force et remplit tout l’attribut.

Quant à l’asservissement à « la quantification unique pour une proposition », il est imposé par la nature même de la con­naissance : la raison se représente séparément chaque nature et en dit une seule chose à la fois. Tout ce que le logicien moderne arrive à faire « en admettant les fonctions à plusieurs argu­ments » est de télescoper l’un dans l’autre une multiplicité d’énoncés en s’imaginant n’en pronon­cer qu’un. Empilant plu­sieurs sujets et plusieurs attributs, il devient inévitable qu’on se retrouve avec une quantité diverse pour chaque sujet devant chaque attribut, avec le risque correspondant de confu­sion et « certaines précautions » à prendre pour y remédier.

On vient de voir que, pour obtenir une proposition à partir d’une fonction polyadique, il n’est pas nécessaire de faire subir le même sort aux différentes variables, l’une pouvant être liée tandis que la ou les autres sont individualisées. De même, si on lie toutes les variables, rien n’empêche qu’elles soient quanti­fiées diversement. Les puissants ont des flat­teurs s’écrira (pour tout x, si x est puissant, alors il existe un y tel que y flatte x) :

(x) · fx  (y)gyx

Pour la clarté de l’écriture et la commodité des cal­culs, il y a souvent avantage, lorsqu’on a une quantifica­tion mul­tiple, à ras­sembler les quantificateurs en tête de la formule : celle-ci prend alors la forme qu’on appelle prénexe, parce que ses variables y sont liées par devant. Mais comme tout mouve­ment des quanti­ficateurs, celui-ci ne peut se faire, en général, sans cer­taines pré­cautions. Ces conditions sont pré­cisées par des lois dites du mou­vement des quantificateurs. Dans notre dernier exemple, la transposition du quantifica­teur existentiel donne une formule équivalente à la précé­dente (pour tout x, il existe un y tel que, si x est puissant, y le flatte) :

(x)(y) · fx  gyx

Mais il faut, pour maintenir cette équivalence, prendre garde à ne pas changer l’ordre des quantificateurs. Celui-ci n’est indif­férent que lorsqu’on a affaire à une quantifi­cation multiple ho­mogène, c’est-à-dire comportant même quantifi­cation pour toutes ses variables. Ici au contraire, où la quanti­fication est hé­térogène, on voit facilement qu’il n’en irait pas de même : l’exis­tence des flatteurs n’y étant affirmée /156-157/ que conditionnel­lement, le quan­tificateur existentiel doit demeurer dans la portée du quantificateur universel; si, le mettant en tête de toute la for­mule, on renversait la subordi­nation, cela reviendrait à affirmer catégoriquement l’exis­tence de flatteurs, affir­mation qui serait plus forte que la pré­cédente :

(y) (x) · fx  gyx

Pour mieux illustrer la différence, donnons à f et à g les in­ter­prétations suivantes : f = ‘… est un nombre entierg = ‘… est plus grand que…’ Notre première formule signifie alors que, pour tout nombre entier, il y en a un qui est plus grand que lui, ce qui est vrai; tandis que la dernière, où l’ordre des quantifica­teurs est per­muté, signifierait qu’il existe un nombre entier qui est plus grand que tous les autres, ce qui est faux.

Avec une quantification double, sur les huit formes que per­met la combinatoire, on en a six non-équiva­lentes, qui se répar­tissent sur quatre degrés de force. Le tableau ci-dessous les in­dique, où les flèches marquent la force décroissante, c’est-à-dire le sens dans lequel l’infé­rence est permise.

(x)(y)fxy                                 (y)(x)fxy

                                                                      

(x)(y)fxy                                    (y)(x)fxy

                                                                      

 (y)(x)fxy                                   (x)(y)fxy

                                                                      

 (x)(y)fxy                           (y)(x)fxy

Pour une fonction à n arguments, comportant une quantifi­ca­tion n-uple, le nombre des formes non-équiva­lentes aug­mente rapidement.

La considération des prédicats polyadiques et la possi­bi­lité d’une quantification multiple, homogène ou hétéro­gène, sont les deux grands enrichissements de la théorie moderne des proposi­tions, comparée à la théorie clas­sique. /157-158/

41. Les descriptions d’objets singuliers

Après avoir reconnu deux façons de passer d’une fonction ou d’une forme propositionnelle à une proposi­tion, par indi­viduali­sation ou par généralisation de sa va­riable, et distin­gué ainsi deux espèces fondamentales de propositions, singu­lières et gé­nérales, c’est à ces der­nières que, jusqu’ici, nous nous sommes surtout attachés, en examinant diverses com­plications du sché­ma élémen­taire initial : nous sommes ainsi passés des fonctions simples aux complexes, des fonctions monadiques aux polya­diques, de la quantification unique à la quantifica­tion multiple. Mais certaines complications inter­viennent aussi dans le cas des propositions singulières, qu’il nous faut main­tenant considérer.

Les objets singuliers assignés comme arguments à une fonc­tion prédicative sont représentés, quand ils sont bien dé­terminés, par des constantes x1, x2, y1, etc., qui sym­bolisent, en principe, des noms propres. Mais beaucoup d’objets sin­guliers n’ont pas de nom propre. Et ceux mêmes qui en ont un (les personnes, les villes, certains animaux domestiques, certaines étoiles, etc.), il nous arrive de les désigner par une périphrase : car il y a des cas où il faut appeler Paris la capitale de la France. Ainsi, au lieu de nommer l’individu par le vocable qui lui sert d’étiquette, on le décrit à l’aide d’un concept, quitte à restreindre alors, par des détermina­tions appropriées, l’exten­sion de celui-ci, de façon qu’elle se trouve limitée à un seul objet. Ces expressions com­plexes se distin­guent donc à la fois des termes singuliers propre­ment dits, puisqu’elles font appel à des termes généraux, mais aussi des termes généraux en ce qu’elles désignent seule­ment un individu. On les appelle des descriptions[77]. /158-159/

Le plus souvent, comme dans l’exemple ci-dessus, c’est à un autre nom propre (ou à plusieurs) qu’il est fait appel pour déterminer le concept (l’au­teur de Candide, le navire qui emmena Napoléon à Sainte-Hélène) : la des­cription n’est alors que relative. Mais il est quelquefois possible de donner, d’un individu, une description abso­lue, par une combinaison assez simple de concepts telle qu’elle ne s’applique qu’à lui : l’in­venteur du paraton­nerre. On peut naturellement envisa­ger, dans l’un ou l’autre cas, des combinaisons plus com­plexes, avec cascade de génitifs : la robe de fiançailles de la fille de l’ambassadeur d’Angleterre. Toutes ces descriptions, qui désignent un indivi­du bien déterminé, sont appelées défi­nies, comme est appelé défini l’article ‘le’ qui sert géné­rale­ment, dans le langage ordinaire, à les introduire. On les dis­tingue ainsi des descriptions indéfinies qui ne par­ticularisent pas l’indivi­du qu’elles désignent (un avocat que j’ai vu à Paris, par opposition à : l’avo­cat que j’ai vu à Paris) et qui s’expriment ordinairement à l’aide de l’opéra­teur existentiel x. Nous ne nous occuperons ici que des descriptions défi­nies, en nous limitant aux formes les plus simples et sans distinguer entre des­criptions relatives et descriptions abso­lues.

Comment faire pour utiliser ainsi comme argument dans une proposition singulière une expression qui, en elle-même, symbo­lise une fonction? Plus précisément : comment, dans l’écriture symbolique, transformer l’ex­pression d’un prédicat en celle d’un sujet éventuel?

On prend ici Blanché en flagrant délit de chercher une astuce pour ré­introduire comme sujet d’énonciation ce qu’il avait pé­remptoire­ment exclu de ce rôle initialement : un nom commun.[78]

Nous savons écrire fxy1, où f = ‘… est l’auteur de…’ et y1Candide. Mais c’est là une forme proposition­nelle, qui si­gnifie : x est l’auteur de Candide, et non pas : l’auteur de Candide. Pour dégager de cette forme l’ex­pression, pour en faire la description d’un individu et la rendre apte à figurer ainsi comme argument d’une nou­velle fonction g, /159-160/ par exemple ‘… est un grand prosateur’, on se sert de l’opérateur iota (symbolisé par un iota renversé) et l’on écrit (x) fxy1, qu’on peut lire, sur notre exemple : le x qui est l’auteur de Candide, ou, plus simplement : celui qui est l’au­teur de Candide. Contrai­rement donc à ce qui a lieu dans la langue ordinaire, c’est l’ex­pression prédicative ou proposi­tionnelle qui sert ici à constituer l’expression descriptive où elle entre comme élément. L’expres­sion ainsi transformée pourra alors ser­vir d’argument à une fonction g, et composer avec elle une proposition ayant même structure d’ensemble que la proposition singulière dont l’argu­ment serait un nom propre, gx1 (Voltaire est un grand prosa­teur), mais dont l’argument a lui-même une structure interne : g((℩x)fxy1), l’auteur de Candide est un grand prosateur. Ainsi, tandis que les quantificateurs opèrent comme des généralisa­teurs, le symbole iota opère comme un singularisateur : il sert à for­mer le sujet d’une pro­position singulière ou, plus générale­ment, à individualiser une variable. Ou bien, si l’on préfère, mais en élargissant alors la notion de quantificateur, on peut aussi le regarder comme un quantificateur d’unicité.

Saint Augustin a signalé que c’est la même personne qui s’avère la plus crédule et la plus incrédule. On voit ici le même Blanché, comme Leibniz, haïr à l’extrême l’homonymie comme source de toutes les confusions et erreurs traditionnelles et pour­tant ne pas lésiner à « élargir la notion de quantificateur » jus­qu’à inclure… le « quantificateur d’unicité ».

Ce symbole iota est-il un indéfinissable, et son intro­duc­tion marque-t-elle l’appel à une notion nouvelle, irré­ductible à celles qui nous ont servi jusqu’ici? Ou bien n’intervient-il que par ma­nière d’abréviation, et peut-on traduire les expres­sions pro­posi­tionnelles où il sert à caractériser l’argument (ou les argu­ments) en termes de variables quantifiées, c’est-à-dire dans le langage que nous avions employé jusqu’à maintenant? Pour le savoir, il faut analyser les expressions descriptives où figure cet opérateur iota, c’est-à-dire celles qui, dans la langue ordinaire, sont intro­duites par celui qui… ou un de ses équivalents[79]. /160-161/

Quand nous employons une expression descriptive, nous admettons ordinairement, à titre de présuppositions impli­cites, deux choses :

1º Qu’il existe bien un individu répondant à cette des­cription. Le présent roi de France, l’homme qui a été dans la planète Mars, ont sans doute la forme de des­criptions, mais de telles expressions ne décrivent réelle­ment personne. Elles ont un sens, mais leur extension est nulle.

2º Qu’il n’en existe qu’un seul. Le député de Paris, l’homme qui a été en Amérique, ne décrivent non plus aucun individu en particulier, puisque, cette fois, il y en a plusieurs qui répondent à la description : celle-ci cesse d’être définie.

Ces deux conditions sont effectivement remplies pour l’au­teur de Candide. Nous savons comment exprimer la pre­mière : (x) · fxy1. Pour la seconde, il surgit une difficulté. Le calcul fonctionnel élémentaire, auquel nous nous sommes tenus jus­qu’ici, ne permet pas d’exprimer formellement que deux va­riables distinctes représentent (ou ne représentent pas) le même objet. Il faut donc introduire ici un nouveau symbole que nous prendrons, provisoirement (voir le para­graphe suivant), comme un indéfinissable, mais dont le sens intuitif est assez clair : le symbole usuel de l’égalité, qui si­gnifiera ici l’identité entre deux individus ou, plus exacte­ment, que les deux symboles qu’il relie désignent un seul et même individu. On pourra alors écrire, ajoutant cette se­conde condition à la première :

(x) : · fxy1 : (z) · fzy1 ⊃ (z = x)

C’est-à-dire : « quel que soit z, s’il est l’auteur de Can­dide, il est identique à x ».

Quand notre x est ainsi précisé par l’énoncé de ces deux con­ditions, il suffit de les conjoindre à celle qui, tantôt, fai­sait usage de l’opérateur iota, mais d’où cet opérateur aura été éliminé :

(x) : · fxy1 : (z) · fzy1 ⊃ (z = x) : gx

qu’on peut lire : « Il existe un x 1º qui est l’auteur de Can­dide, 2º tel que, quel que soit celui qu’on désigne comme auteur /161-162/ de Candide, il sera identique à cet x, 3º tel que cet x est un grand prosateur. » On peut donc regarder une telle expression, en termes de va­riables quantifiées, comme une forme explicite de l’ex­pression g((℩xfxy1) ou, si l’on préfère, regarder celle-ci comme une forme abrégée de celle-là.

Si l’avantage d’une telle abréviation est manifeste, il n’est pas moins utile de savoir, inversement, l’expliciter. Un dé­faut d’ana­lyse nous mettrait facilement dans l’em­barras. Le roi de France est chauve : cette proposition, assurément, n’est pas vraie. Il se­rait, d’autre part, exagéré de la regarder comme dénuée de sens. Est-elle donc fausse? La dire telle, ce serait dire qu’est vraie sa négation : le roi de France n’est pas chauve, laquelle négative est, quant à sa valeur de vérité, exactement sur le même plan que l’affirmative. Ce qui est faux en elle, ou plutôt en l’une et l’autre, c’est l’affirmation existen­tielle implicite, et c’est sur celle-ci que, pour obtenir une proposition vraie, il faudrait faire porter expressément la négation (et non pas sur la fonction expli­cite ‘… est chauve’). On ne peut dissiper ces équivoques dans l’usage de la né­gation qu’en explicitant et en dissociant les affir­mations qu’enveloppe une proposition ayant pour argu­ment une des­cription.

Nous retrouvons Blanché encore une fois dans une impasse créée par son inconscience du type de considération faite d’un sujet. Un sujet singulier se prête plus naturellement à se trouver considéré quant à des singularités, quant à des propriétés qu’il tient de son existence, plutôt que de sa nature. En parler sous un tel rapport présuppose donc son existence. Si quelqu’un com­mence un énoncé en en donnant comme sujet ‘l’actuel roi de France’, l’attitude adé­quate est de l’arrêter, en lui disant : “Mais il n’existe aucun roi actuel de France!” Rien de ce que le locu­teur entend lui attribuer ne pourra y être conforme et donc ne mérite d’être dit. Toute la subti­lité que Blanché mettra par la suite à évaluer la vérité, la fausseté ou la neutralité de pareil énoncé porte encore à faux.

C’est pourquoi des précautions s’imposent dans l’usage de l’opérateur iota dès qu’intervient une négation. On devra bien distinguer entre

g(x · fx)       et

 g(x · fx)

C’est la seconde forme qu’il faudrait écrire, pour énoncer une proposition vraie : le roi de France n’est pas chauve. Les deux formes ne reviennent au même que dans le cas où les deux conditions d’existence et d’uni­cité sont remplies.

On se garantirait sans doute contre ces risques d’équi­voque si l’on rejetait d’avance comme illégitime toute des­cription qui ne satisferait pas à ces deux conditions ou, autrement dit, si l’on convenait de n’utiliser l’opéra­teur iota que pour désigner un individu réel et unique. Mais le remède serait trop fort. Il reviendrait à interdire la considération de toute classe vide. On peut avoir besoin de faire des descrip­tions un usage impropre, et il n’en doit pas être interdit de parler, puisqu’on peut le faire avec sens, de l’actuel roi de France, pas plus qu’il n’est interdit de parler des licornes. Pour des raisons /162-163/ analogues, il doit être permis de dire, même s’ils sont réellement plusieurs : l’auteur du Bour­baki a démontré que… À plus forte raison ne peut-on pros­crire les des­criptions simplement problématiques, c’est-à-dire qui se réfèrent à une existence au moins possible (celui qui con­naît le véritable auteur des drames shakespeariens), ou même simplement aléatoire (celui qui gagnera au pro­chain tirage).

Blanché confond plusieurs situations distinctes. Tous les cas qu’il cite pour légitimer un discours sur ‘l’actuel roi de France’ disposent d’une quelconque existence, fût-ce dans l’imagination populaire ou dans le futur contingent. Faire de quelque singulier que ce soit le sujet d’un énoncé où on lui assignera des attributs en raison de son existence implique que soit clair au départ, fût-ce tacitement, le type d’existence qu’on lui reconnaît. Si quel­qu’un parle de licornes et qu’on ait l’impression qu’il en existe réellement, il faut lui rappeler que ce n’est pas le cas, que ce ne sont que des êtres imaginaires. La précaution vaut tout spéciale­ment dans le cas de ‘l’actuel roi de France’, qui n’habite pas même l’imagi­naire de qui que ce soit.

On voit qu’une proposition singulière peut fort bien conte­nir des variables liées et, lorsqu’elle fait appel à une descrip­tion ab­solue, ne contenir même aucun terme pro­prement individuel. Autrement dit : être à la fois sin­gulière (porter sur un individu) et générale (ne faire appel qu’à des concepts). Aussi certains auteurs (Russell, Quine) vont-ils presque jus­qu’à rejeter l’usage des noms propres, considérés comme des irrégularités des langues naturelles, estimant que « la catégo­rie entière des termes singuliers est théoriquement super­flue » et même qu’il y aurait, du point de vue logique, des avantages à l’écarter, tout ce qui est dit à l’aide de noms propres pouvant être dit sans qu’il soit fait appel à eux, à savoir par des va­riables quantifiées : les noms propres étant transformés en descriptions définies, et celles-ci à leur tour praraphra­sées avec élimination de l’opérateur iota.

Inconsciemment – Aristote dirait : « comme forcés par la réa­lité elle-même »[80] –, ces auteurs redécouvrent qu’il n’existe de fait aucun nom propre dénué de sens, c’est-à-dire qui ne réfère pas dès sa création à ce qu’on connaît du sujet auquel on l’as­signe. En somme, qu’on nomme toute chose comme on la con­naît.

Cela aurait l’avantage de ramener à l’unité les types fond­a­mentaux de propositions. Au départ, nous en avions recon­nu trois : singulières, existentielles, universelles. On a vu com­ment l’interdéfinissabilité des deux quantifi­cateurs per­mettait de ré­duire les universelles à des exis­tentielles (ou réciproque­ment). Maintenant, ce sont les singulières qui, à leur tour, se ramènent aux propositions quantifiées. Toutes les propositions – y com­pris les propositions d’inhérence (singu­lières attribu­tives), seules survivantes du schéma clas­sique S est P – peuvent être traduites en existentielles.

Paradoxalement, Blanché, qui se plaignait de « la monotonie de la copule traditionnelle »[81], veut maintenant réduire toute la variété des énonciations à une seule. Comme les calculateurs promeuvent le néant et l’unité au titre de nombres sur le même pied que tous les autres, Blanché assimile ici l’univer­sel à l’exis­tentiel et le sin­gulier au quantifié. Il ne peut le faire qu’en ra­menant toute con­si­dération absolue ou logique d’une nature à sa considéra­tion en son existence réelle.

42. Le calcul supérieur et la hiérarchie des types logiques

En dehors des cas où il est inséré dans une descrip­tion, faut-il maintenir, comme nous semblons l’avoir fait jus­qu’ici, /163-164/ qu’un prédicat ne peut jamais être pris lui-même comme argument d’une fonction? Nous avons en effet établi une dis­tinction entre les variables indivi­duelles qui sont des variables d’arguments, et les variables conceptuelles ou pré­dicatives qui sont des variables de fonc­tions; ces dernières mêmes, nous ne les avons pas traitées comme de vraies va­riables; enfin, nous avons reproché à la théorie classique d’avoir faussement fait d’homme un sujet au même titre que Socrate, dans une proposition telle que L’homme est mortel. Ce qui semble impliquer qu’il n’y a pas d’autre sujet possible qu’un individu, pas d’autre argument possible qu’un terme individuel, nom propre ou description.

Pareille interdiction n’est-elle pas trop sévère?

Voici que se prépare une autre acrobatie destinée à redonner au concept universel l’accès qu’on lui a initialement interdit au rôle de sujet à connaître.

Une propriété ne peut-elle appartenir qu’à un individu, et n’y a-t-il pas des propriétés de propriétés? Ne nous arrive-t-il pas de prendre à son tour un prédicat comme sujet pour affirmer ou nier de lui quelque attribut : de lui-même, et non pas des individus dont il est prédicat, comme dans l’homme est mortel? Par exemple lors­qu’on soutient, comme nous ve­nons de le faire, qu’homme n’est pas un vrai sujet, mais réellement un prédicat, c’est bien du prédi­cat homme lui-même, et non de quiconque est homme, que nous nions ou affirmons une propriété. Lorsqu’on dit que le rouge est une couleur, c’est bien au rouge lui-même, et non à ce qui est rouge (comme le sang ou le coquelicot), qu’on attribue le prédi­cat d’être une couleur. Une langue symbolique dont la syntaxe re­fuse de pareilles expressions reste évidemment beaucoup trop étroite.

Voici que Blanché, quoique bien maladroitement, découvre finale­ment la considération absolue d’une nature, indépendante de son existence réelle et des singuliers qui revêtent cette nature.

C’est pourtant ce que fait le calcul fonctionnel dit infé­rieur ou du premier ordre auquel, à une exception près, nous nous sommes tenus jusqu’ici. La raison qui impose provisoi­rement cette restriction, c’est qu’il faut, pour traiter de pré­dicats de pré­dicats, s’assujettir à des précautions supplémen­taires. D’où la nécessité d’un nouveau calcul, plus complexe que le précédent, et venant se superposer à lui. Ce calcul fonctionnel dit supérieur pourra lui-même être de 2e, de 3e, de ne ordre, selon qu’on y considérera des prédicats de prédi­cats, ou des prédicats de ceux-ci, et ainsi de suite, jusqu’à un calcul d’ordre ω.

Comme tout ce que touche la logique moderne, ce qui est en réa­lité une opération toute naturelle de notre intelligence, faite sponta­né­ment, va devenir une activité infiniment complexe, im­pensable et inévitablement acculée à des impasses qui ne peuvent s’éviter qu’avec d’arbitraires panneaux : ‘défense d’en­trer’, ‘cul-de-sac’.

 /164-165/ Si l’on néglige ces précautions, qu’ignorait la lo­gique tradi­tionnelle, on est conduit à des antinomies ou paradoxes, dont voici l’exemple classique, dû à Rus­sell. Répartis­sons toutes les propriétés en deux classes complé­mentaires, se­lon que ces pro­priétés peuvent ou non être attri­buées à elles-mêmes : par exemple la pro­priété abstrait est elle-même abs­traite, la pro­priété con­cevable est elle-même concevable, tandis que la pro­priété concret n’est pas con­crète, la propriété rond n’est pas ronde. Appelons prédi­cables les premières, imprédi­cables les autres, et deman­dons-nous alors dans laquelle de ces deux classes il faut ranger la propriété imprédi­cable elle-même. Si elle est prédi­cable, alors, en vertu de la définition du prédi­cable, elle est imprédicable; et la dire imprédicable, c’est l’attri­buer à elle-même et, par conséquent, la faire prédicable.

Cette impasse ‘classique’ à laquelle se voit acculée la logique moderne, dont elle fait responsable la superficialité de la logique traditionnelle, tient en fait à l’erreur de départ que commet le logi­cien moderne en regardant l’attribut universel comme une ‘classe’, c’est-à-dire en prenant trop à la lettre l’image de l’in­clusion sponta­nément associée à la relation du sujet avec son attribut.

À concevoir l’énonciation comme l’expression de ce qu’un attri­but contient un sujet, on réalise éventuellement qu’il ne peut s’attri­buer à lui-même : aucun contenant ne peut se contenir. « La classe des cochons », dirait Russell, « n’est pas un co­chon », elle ne peut constituer un élément de son propre conte­nu. Cette impossibilité grève toutes les classes : jamais l’une d’elle ne pourrait se retrouver en elle-même. Russell frappe le fond de l’impasse quand il réalise que cette caractéristique com­mune à toute classe est l’occasion de concevoir une nouvelle classe : celle de toutes les classes, définis­sable par cette inapti­tude à se contenir elle-même. Mais cette classe-là, où la classer? Avec toutes les autres, en elle, puisque, comme toute autre, elle ne peut se contenir? Mais on ne le peut pas, puisque, on l’a compris, aucun contenant ne peut se contenir. D’ail­leurs, se re­trouver en elle-même la disqualifierait comme classe inapte à le faire.

Le rapport que fait Blanché de cette antinomie est moins clair, puisqu’il mélange les vocabulaires respectifs de l’attribu­tion et de la classification, parlant de l’aptitude ou inaptitude à s’attri­buer à soi, ce qui en laisse voir avec moins d’évidence la totale impossibilité, si on entend strictement l’attribution comme une inclusion. En parlant en termes d’attribution, en laissant l’at­tribution se concevoir vague­ment tantôt justement comme une attribu­tion, tantôt comme une inclusion, on peut, comme Blan­ché le fait, trouver des attributs qui soient leurs propres sujets et d’autres qui ne semblent pas l’être, puis qualifier les premiers de prédicables, les seconds d’imprédi­cables. On est prêt alors pour frapper la même impasse et n’arriver à classer les imprédi­cables ni comme prédicables ni comme imprédi­cables : ni prédicables, puisqu’on a noté qu’ils ne peuvent s’attri­buer à eux-mêmes; ni imprédicables, puisque justement ainsi clas­sés imprédi­cables, ils s’attribuent à eux-mêmes.

L’impasse s’ouvre toute seule dès qu’on se fait une notion juste de l’attribution. Comme je l’ai déjà expliqué[82], l’énoncia­tion ne classe pas son sujet dans un attribut qui le contienne, elle l’identifie à lui-même conçu plus confusément, plus universelle­ment, en faisant abstraction des différences singulières ou spéci­fiques qui l’opposent à d’autres individus ou à d’autres es­pèces. En conséquence, tout à fait au contraire des classes, l’attribut s’attribue sans réticence à lui-même : tout attribut, par nature, s’at­tribue nécessairement à lui-même. Non seulement Pierre, Rex et Minou sont animal, non seulement l’homme, le chien et le chat le sont aussi, mais même l’animal est animal. Non seulement le cercle, la circonférence, la sphère sont ronds, mais le rond aussi est rond. Non seulement l’individu matériel, l’exemple sensible et le ciment sont concrets, mais le concret aussi l’est. À la condi­tion, bien sûr, d’en parler naturellement, c’est-à-dire absolument, sans considéra­tion des propriétés spé­ciales qui les affectent du fait qu’ils existent réellement ou qu’on les connaît.

Car si on se réfère plutôt au traitement que la raison donne à l’animal en le connaissant, on remarquera qu’il devient un con­cept universel, plus précisément un genre et que sous ce point de vue, il n’est pas un animal : le concept ‘animal’ n’est pas un être vivant doté de sensation et d’affectivité. Il en va de même du rond, dont la raison, pour se le représenter, fait un autre type de con­cept universel : un accident commun. Et du concret, qui se fait lui aussi concept abstrait pour entrer dans l’intelligence.

Bref, que les attributs s’attribuent ou non à eux-mêmes revient à une question de niveau de considération : parle-t-on absolument de la nature considérée? La regarde-t-on en son existence réelle? Examine-t-on le concept que la raison s’en forme pour la connaître? Qui ne peut distinguer ces niveaux de considération s’expose à d’in­nombrables sophismes de l’acci­dent comme ceux où s’asphyxie le logicien moderne.

C’est pour éviter de telles antinomies que Russell pro­pose de stratifier, en quelque sorte, les divers prédicats, de les répartir en une hiérarchie de types. Tandis que tout individu dernier sera re­gardé comme de type 0, les prédicats qu’on peut légitimement en affirmer ou en nier seront de type 1, les prédicats de tels pré­dicats seront de type 2, et ainsi de suite. Et il pose alors la règle de syntaxe suivante : un énoncé propositionnel n’est correct que si le prédicat y est du type immédiatement supérieur à celui de l’argument[83]. Sinon, la proposition est, non pas fausse (car sa négation, alors, serait vraie), mais dénuée de sens : ce n’est qu’une pseudo-proposi­tion. Cette règle nous interdit notamment d’attribuer une pro­priété à elle-même, puisqu’alors prédicat et argument se­raient du même type, et elle nous empêche par con­séquent de cons­truire des antinomies comme celle de l’imprédi­cable.

Il est à remarquer, encore une fois, que l’élaboration à la­quelle se consacrent Russell et ses émules d’une théorie des types s’assi­mile à une récupération maladroite et arbitraire de ces niveaux de considération qu’ils ont ignorés au départ.

La théorie russellienne des types est assez compli­quée, non exempte d’ar­bitraire, et elle aboutit à certaines consé­quences difficilement admissibles, no­tamment dans la théo­rie des nombres. Aussi d’autres /165-166/ auteurs ont-ils cherché, soit à l’amender, soit à la remplacer (mention­nons particulière­ment la théorie de Quine). Mais si le détail de la théorie est contestable, il en de­meure du moins deux nou­veautés essen­tielles. D’abord l’introduc­tion de la notion d’énoncé dénué de sens, expressément distinguée de celle d’énoncé faux : ce qui le soustrait à l’alternative du vrai et du faux. Ensuite l’idée d’im­puter l’antinomie, non à une faute de raisonnement[84], mais à une faute de syntaxe, c’est-à-dire d’incriminer non pas les règles de l’inférence, mais celles de la formation des expressions, dont l’importance capitale com­men­çait ainsi d’être recon­nue.

Plutôt que d’énoncés arbitrairement décrétés ‘dénués de sens’, il faudrait dénoncer des énoncés formés en confondant les niveaux de considération. Considérer Pierre, un homme, comme une espèce, du fait que l’homme en est une, c’est insensé, oui, mais justement parce qu’on ignore que l’homme qu’on attribue à Pierre est la nature humaine regardée en elle-même, absolument, tandis que l’homme qu’on qualifie d’espèce est le concept de l’homme qu’on forme naturellement en connaissant sa nature.

Le calcul supérieur permet donc, avec des règles res­tric­tives qu’il précise pour leur maniement, de traiter les sym­boles de fonctions comme de vraies variables, de les spécia­liser ou de les généraliser en les liant par des quan­tificateurs, universellement ou existentiellement. Il per­met ainsi d’écrire, notamment, la for­mule suivante, qui donne, du symbole de l’identité que nous avions traité, au paragraphe précédent, comme un indéfinissable provi­soire, une définition :

x = y = df·(f) · fx  fy

« x sera dit identique à y si et seulement si, pour toute fonction f, si x y satisfait, y y satisfait également. »[85] On voit que le définis­sant appartient au calcul supérieur, puisqu’il fait intervenir une fonction quanti­fiée. C’est pourquoi la théo­rie des descriptions est ordinairement rattachée, avec celle de l’identité, au calcul su­périeur.

*          *          *

On a pu le constater pas à pas : confronter les logiciens tradi­tionnel et moderne constitue une tâche extrêmement fastidieuse. C’est que dès la base le logicien moderne se piège en s’enfer­mant dans des méconceptions concernant les opérations ration­nelles et les éléments qui y interviennent. Il se trouve ensuite emprisonné dans le dédale de conséquences absurdes inévi­tables, tout à fait inca­pable de se libérer, car il a dès le début jeté la clef de son laby­rinthe : refusant de considérer la logique tradi­tionnelle à sa source, il s’est limité, pour la condamner plus aisément, à une logique ‘clas­sique’ qu’il a puisée dans les on-dit de manuels superficiels et inadéquats. Il s’en trouve voué à mul­tiplier l’ignorance de la réfu­tation, à s’attaquer sans fin à des conceptions traditionnelles plus ou moins fictives. Le dia­logue s’en trouve d’autant compromis.

Comme je le remarquais au départ, à lire un logicien mo­derne, on se trouve acculé à rectifier presque chaque attribution qu’il fait à la logique traditionnelle et à dénoncer en chaque phrase, et à répétition ad nauseam, des mécon­ceptions, des sim­plismes, des malentendus, des erreurs de plus ou moins grande portée. Pour résumer les plus importantes, concernant l’énoncia­tion, le logicien moderne a oublié qu’elle est l’instrument d’expres­sion du jugement par lequel la rai­son accède à la vérité, qu’il ignore même qu’elle est un acte de connaissance, qu’il confond l’identité qu’elle énonce entre un sujet et son attribut avec une inclusion du premier dans le second et enfin qu’il ignore tout à fait les trois niveaux de considération que la raison fait des natures qu’elle se propose de connaître.

L’exercice que je viens d’en faire devrait du moins présenter le bénéfice de convaincre profondément de la nécessité d’une étude approfondie d’un traité aussi génial que le Peri Herme­neias.



[1] Robert Blanché, Introduction à la logique, Paris : Armand Colin, 1996, 200 pages.

[2] Ibid., c. 4, pp. 124 à 166.

[3] Sous l’identification : Ma remarque.

[4] Nous entendons par logique classique celle qui a été effectivement ensei­gnée dans les classes, et exposée dans les manuels, depuis le xviie siècle jusqu’à nos jours. Cette cristallisation comporte bien des simplifications plus ou moins défor­mantes, dictées par des commodités pédagogiques, subissant aussi, sans doute, cette dégradation progressive qui affecte les produits de la pensée lorsque l’esprit créateur s’en est retiré. Chez les auteurs originaux, la doctrine était souvent plus subtile et plus nuancée. (Ma remarque : Pourquoi alors se limiter à cette source pour manifester la supériorité de la logique moderne? N’opte-t-on pas ainsi d’en­trée de jeu pour une ignorance de la réfutation?)

[5] « La première phrase énonciative une est l’affirmation; la seconde est la négation. Toutes les autres n’en deviennent une que par conjonction. » (PH, 5, 17a8) « L’énonciation simple est une voix signifiante sur le fait qu’un attribut convienne ou ne convienne pas à un sujet (ἐστι δ μὲν ἁπλῆ ἀπόφανσις φωνὴ σημαντικὴ περὶ τοῦ εἰ ὑπάρχει τι μὴ ὑπάρχει). » (Ibid., 17a23-24) (N.B. Dans la suite de cet article et de ces notes, j’iden­tifie par PH le traité Περὶ Ἑρμη­νείας, Peri Hermeneias d’Aristote)

[6] « Lorsque ‘est’ s’ajoute à l’attribu­tion comme troisième ex­pres­sion (ὅταν δὲ τὸ ἔστι τρίτον προσκατηγορηθῇ). » (PH, 10, 19b19)

[7] « La première affirmation et sa négation sont : ‘l’homme est’ et ‘l’homme n’est pas’. » (PH, 10, 19b14)

[8] « Tous les verbes qui n’affichent pas ‘est’, comme ‘guérir’ ou ‘marcher’, donnent en s’ajoutant au sujet le même résultat que si c’était ‘est’ qui s’ajou­tait (ἐφὅσων δὲ τὸ έστι μὴ άρμόττει, οἷον ἐπὶ τοῦ ὑγιαίνειν καὶ βαδίζειν, ἐπὶ τούτων τὸ αὐτὸ ποιεῖ οὕτω τιθέμενα ὡς ἂν εἰ τὸ ἐστι προσήπτετο). » (PH, 10, 20a3-5) Aristote distingue l’énoncia­tion où ‘est’, comme troisième mot, en plus du sujet et d’un adjectif ou d’un nom qui signifie la matière de l’attribut, sert de copule entre les deux autres, de celle où ‘est’, comme second mot de l’énonciation, constitue à lui seul l’attri­but, matière et forme, sens et compo­sition, ainsi que de celle où ‘est’ n’apparaît pas. Un souci plus grand d’exhaustivité ferait signaler la variété accordée aux énonciations mo­dales ainsi qu’aux compo­sées.

[9] Voir supra, la note 5. Aussi : « L’affirmation signifie un attribut d’un sujet (ἐστι τὶ κατὰ τινὸς κατά­φασις σημαίνουσα). » (PH, 10, 19b5)

[10] En signalant que le verbe, à lui tout seul, sans composition avec un sujet, n’affirme ni ne nie rien, Aristote argumente comme a fortiori à propos du verbe ‘être’, qui donne le plus l’impression d’exprimer existence et conve­nance : hors composition, signale-t-il, il n’est même pas un verbe, il n’a au­cun sens. « Ἐὰν τὸ ὂν εἴπῃς ψιλόν, αὐτὸ μὲν γὰρ οὐδέν ἐστιν, προσσημαίνει δὲ σύν­θεσίν τινα, ἣν ἄνευ τῶν συγκειμένων οὐκ ἔστι νοῆσαι, dit en toute nudité, l’être n’est rien en lui-même; il consignifie une composition qu’on ne peut pas conce­voir sans disposer des éléments qui s’y trouvent composés. » (PH, 3, 16b23-25)

[11] Pour un exemple de ces antinomies supposées, voir infra, pp. 164ss. Pour une expo­sition plus détaillée de ces trois angles de considération d’une nature, voir Thomas d’Aquin, De l’être et de l’essence, c. 4.

[12] Voir supra, la note 8.

[13] Voir supra, p. 78.

[14] « Ἔστι δὲ εἶς λόγος ἀποφαντικὸς ἢ ὁ ἓν δηλῶν ἢ ὁ συνδέσμῳ εἶς, πολλοὶ δὲ οἱ πολλὰ καὶ μὴ ἓν ἢ οἱ ἀσύνδετοι... Tούτων δ’ ἡ μὲν ἁπλῆ ἐστὶν ἀπόφανσις, οἷον τὶ κατὰ τινὸς ἢ τὶ ἀπὸ τινός, ἡ δ’ ἐκ τούτων συγκειμένη, οἷον λόγος τις ἤδη σύνθετος, est une la phrase énonciative manifestant une seule entité ou unie par une conjonction, tandis qu’est multiple celle qui en ma­nifeste plus d’une, non une seule, ou qui se trouve sans conjonc­tion… Entre celles qui sont unes, l’une est une énonciation simple, où un at­tribut est affirmé ou nié d’un sujet, tandis que l’autre se constitue de pareilles énoncia­tions simples et devient dès lors une phrase composée. » (PH, 5, 17a15-17.20-22)

[15] Voir infra, pp. 113ss.

[16] Voir supra, p. 80 et la note 10.

[17] Voir supra, pp. 79 et 81.

[18] Voir PH, à partir du chapitre 7, qui s’introduit ainsi : « Certaines réalités sont universelles et d’autres singu­lières. Entendons par ‘universel’ ce qui peut de nature s’attribuer à plusieurs sujets et par ‘singulier’, ce qui ne le peut pas. Si­gnalons ‘homme’ parmi les réalités universelles et ‘Callias’ parmi les sin­gu­lières. Forcément donc, énoncer que tel attribut convient ou non l’assi­gnera tantôt à une réalité universelle, tantôt à une singulière. » (17a38-b3) et spécia­lement le traitement particulier accordé aux singuliers futurs contingents au cha­pitre 9.

[19] Ma remarque : Le logicien moderne exagère beaucoup la capacité du logicien à faire abs­traction de la matière. C’est ce qui l’empêche, entre autres inconvénients, de se faire une idée juste du raisonnement. On ne peut rien comprendre à l’in­férence syllogistique, si on admet absolument n’importe quoi comme ses termes, sans considération pour leur degré d’universalité comparée. On ignore jusqu’à la na­ture fondamentale du raisonnement, si on en fait une pure question formelle : on oublie alors qu’il n’y a raisonnement que du connu à l’inconnu, autre considéra­tion qui regarde la matière.

[20] Voir supra, pp. 81-82.

[21] Comme risque de le suggérer la traduction par Catégories du traité Κατη­γορίαι. Pour une justification de ma suggestion de traduire plutôt par Attribu­tions, voir ma traduction du traité (Les Attributions [catégo­ries], le texte aristoté­licien et les prolégomènes d’Ammmonios d’Hermeias, Montréal : Bellarmin, Paris : Les Belles Lettres [collection Noêsis], 1983), p. 16.

[22] « Ἔστι δ’ ἡμῖν πρῶτον δῆλα καὶ σαφῆ τὰ συγκεχυμένα μᾶλ­λον· ὕστερον δ’ ἐκ τούτων γίνεται γνώριμα τὰ στοιχεῖα καὶ αἱ ἀρχαὶ διαι­ροῦσι ταῦτα. Διὸ ἐκ τῶν καθόλου ἐπὶ τὰ καθ’ ἕκαστα δεῖ προϊέναι, ce qui nous est d’abord manifeste et certain, c’est ce qui est plus confus ; c’est après, à partir de lui, à mesure qu’on le précise, que les éléments et les principes se font connaître. Aussi doit-on aller de l’universel au particu­lier. Le tout se prête déjà mieux à la connaissance du sens ; or l’universel est une sorte de tout, car il contient bien des éléments comme par­ties. » (Phys., I, 1, 184a21-26)

[23] Voir infra, p. 89.

[24] Voir supra, p. 85.

[25] « Συνώνυμα δὲ λέγεται ὧν τό τε ὄνομα κοινὸν καὶ κατὰ τοὔνομα λόγος τῆς οὐσίας αὐτός, on dit synonyme ce dont le nom est commun et dont la notion qu’on se fait de son essence sous ce nom est la même. » (Attributions, 1, 1a6-7)

[26] « Παρώνυμα δὲ λέγεται ὅσα ἀπό τινος διαφέροντα τῇ πτώσει τὴν κατὰ τού­νομα προσητορίαν ἔχει, on dit paronyme tout ce qui, quoique différant d’autre chose par son cas, tient quand même son appellation d’après son nom. » (Ibid., 1a12-13) Dans cette définition du paronyme, on doit com­prendre qu’Aristote appelle cas les diverses attributions, dont l’énumération consti­tue une véritable déclinaison de l’être. Pour plus de développement, voir mon article « Les Paronymes. » (Paris : Les Cahiers de l’Institut de Philo­sophie Comparée, mai 1980, 18p.)

[27] « Αὐτὰ μὲν οὖν καθ’ αὐτὰ λεγόμενα τὰ ῥήματα ὀνόματά ἐστι καὶ ση­μαίνει τι : ῥῆμα δέ ἐστι τὸ προσσημαῖνον χρόνον, οὗ μέρος οὐδὲν σημαίνει χωρίς· ἔστι δὲ ἀεὶ τῶν καθ’ ἑτέρου λεγομένων σημεῖον, en eux-mêmes, dits tout seuls, les verbes sont des noms : ils signifient une réalité, mais ils consi­gnifient un temps, n’ont aucune partie signifiante séparément et sont toujours le signe de ce qu’on dit d’autre chose. » (PH, 3, 16b19-20.6-7)

[28] Par exemple un adjectif pour qualifier un verbe : ‘Pierre dort bon.’

[29] Voir supra, la note 22.

[30] « Ὅταν οὖν ὅροι τρεῖς οὕτως ἔχωσι πρὸς ἀλλήλους ὥστε τὸν ἔσχατον ἐν ὅλῳ εἶναι τῷ μέσῳ καὶ τὸν μέσον ἐν ὅλῳ τῷ πρώτῳ ἢ εἶναι ἢ μὴ εἶναι, ἀνάγκη τῶν ἄχρων εἶναι συλλογισμὸν τέλειον. Καλῶ δὲ μέσον μὲν ὃ καὶ αὐτὸ ἐν ἄλλῳ καὶ ἄλλο ἐν τούτῳ ἐστίν, ὃ καὶ τῇ θέσει γίνεται μέσον· ἄκρα δὲ τὸ αὐτό τε ἐν ἄλλῳ ὂν καὶ ἐν ᾧ ἄλλο ἐστίν, quand trois termes se rap­portent entre eux de sorte que le dernier soit en le moyen en son entier et que le moyen soit ou ne soit pas en le premier en son entier, on obtient la con­clusion nécessaire et parfaite des ex­trêmes ; j’appelle ‘moyen’ le terme qui, à la fois, est en un autre et en a un autre en lui; il devient donc moyen aussi par sa posi­tion ; j’appelle par ailleurs ‘ex­trêmes’ le terme qui est en les autres et celui en lequel les autres sont. » (Prem. Anal., I, 4, 25b32-37)

[31] Ma remarque : On parlerait plus exactement de calcul.

[32] En toute candeur : « Ce serait une erreur de croire qu’on pourrait amélio­rer notre habileté à raisonner en nous conformant strictement aux lois de la lo­gique… La logique s’intéresse aux résultats et non au processus de raison­ne­ment lui-même. La logique éva­lue les produits finis du processus psycholo­gique de raison­nement ou plus précisé­ment une reconstruction rationnelle de ce produit. La logique ne s’in­té­resse pas au con­texte de découverte, mais bien au contexte de justification, c’est-à-dire, à l’organisation des propositions dans un ordre logique permettant de justifier les affirmations de certaines par d’autres. » (François Tournier, Une introduction informelle à la logique formelle, Québec : Fac. de phil., Univ. Laval, 1988, 25-27)

[33] Voir Top., I, 7.

[34] Voir supra, la note 14.

[35] Voir supra, ibid.

[36] Aristote le fait spécialement remarquer à propos de la contradiction, qui exige qu’on affirme et nie le même attribut du même sujet, en disquali­fiant l’ho­monymie. « L’affirma­tion et la négation opposées, ce sont celles qui se pro­noncent sur le même attribut pour le même sujet, sans le faire avec homony­mie, dans le respect de toutes les conditions définies pour parer aux tracas sophis­tiques. » (PH, 5, 17a34-37)

[37] « Ἂδήλου γὰρ ὄντος ποσαχῶς λέγεται, ἐνδέχεται μἠ ἐπὶ ταὐτὸν τόν τε ἀπο­κρινόμενον καὶ τὸν ἐρωτῶντα φέρειν τὴν διάνοιαν, si n’est pas clair en com­bien de sens chaque terme se dit, il se peut que répondeur et demandeur ne pensent pas à la même chose. » (Top., I, 18, 108a22-24)

[38] Ainsi : « Ἕν τί ἐστιν ἀλλοὐ πολλὰ τὸ ζῷον πεζὸν δίπουν, la phrase ‘ani­mal pédestre bipède’ est une et non multiple. » (PH, 5, 17a13)

[39] « Ὁμώνυμα λέγεται ὧν ὄνομα μόνον κοινόν, δὲ κατὰ τοὔνομα λόγος τῆς οὐσίας ἕτερος, on dit homonyme ce dont le nom seul est commun, tandis que la notion qu’on se fait de son essence sous ce nom diffère. » (Attr., 1, 1a1-2) – À remarquer que cette définition de l’homonyme n’exige pas que « la notion qu’on se fait de son essence sous ce nom » soit totalement différente; au contraire, c’est justement une similitude presque complète de notion qui invite à donner le même nom. Un même nom pour des entités répondant à des notions totalement diffé­rentes serait le cas d’homonymes par accident, qui ne résulteraient pas d’un effort de connaître et n’auraient aucun intérêt logique.

[40] Voir supra, p. 79.

[41] On voit bien ici que l’algo­rithme logique est une caractéristique, non une langue. On peut sans doute lire à haute voix f(x), lorsque cette expression repré­sente la fonction, en disant : « f de x », mais non plus lorsqu’elle représente la forme propositionnelle. Dire « x est f » serait incor­rect, puisque f peut être un verbe aussi bien qu’un attribut et que d’ailleurs, dans ce dernier cas, il enveloppe la copule. Il faudrait pouvoir dire quelque chose comme : « x effe », en entendant ce dernier terme comme la troisième personne d’un verbe imagi­naire ‘effer’. Faute de mieux nous écrirons, quand il nous faudra traduire pareille ex­pression dans la langue vulgaire : « x satisfait à f » ou « x vérifie f » – sans mécon­naître que c’est là faire un appel, quelquefois malencontreux, à la métalangue. (Ma remarque : Cette référence à la métalangue est l’effort maladroit pour récupérer la substitution logique (suppositio simplex), c’est-à-dire la réflexion de l’intelligence sur les propriétés qu’elle ad­joint aux réalités pour se les représenter. On parle traditionnelle­ment d’intention ‘seconde’ pour y référer, sans besoin d’en faire une langue postérieure, étrangère à celle dont on use pour parler des réalités en leurs considérations absolue ou existentielle.)

[42] « Le verbe est … toujours le signe de ce qu’on attribue à autre chose (ἔστιν ἀεὶ τῶν καθἑτέρου λεγομένων σημεῖον). » (PH, 3, 16b6-7)

[43] On ne fera donc pas de différence essentielle entre les ex­pres­sions de fonc­tion propo­sitionnelle (que nous emploierons plutôt par opposition à forme propo­sitionnelle ou à pro­position) et de fonction prédicative (par opposition à variable individuelle ou à argument); de même, nous dirons presque indifféremment fonc­tion (sans qualificatif) lorsque le con­texte ne laisse pas de doute, et prédicat. – Si l’on voulait distinguer ex­pressément du prédicat (attribut, processus, relation) le terme qui l’exprime, on pour­rait, pour ce dernier, dire prédicateur, comme on dit foncteur.

[44] On dit souvent spécialiser, ce qui est moins propre qu’individualiser ou singulariser. Par opposition, on appelle généralisation l’opération, dont il sera question au paragraphe suivant, qui consiste à lier la variable. Certains n’usent de ce dernier terme que dans le cas de l’universelle; mais pareille restriction ne s’impose pas, car quelque ou un se rapporte, autant que tout, à un concept, donc à une généra­lité.

[45] Voir supra, la note 10.

[46] Voir supra, p. 91.

[47] Nous croyons pouvoir, faute d’un terme français consacré, traduire ainsi par parcours les termes techniques range (angl.) et Verlauf (all.).

[48] Voir Topiques, I, 11, 105a3-9.

[49] On a dit d’abord, mais on ne dit guère plus : variables appa­rentes et va­riables réelles.

[50] Ma remarque : Quoi qu’en dise Blanché, cette expression pèche par la même ambi­guïté qu’il reprochera à la langue naturelle : ‘nier l’universalité de la fonc­tion’ peut tout aussi bien signifier qu’on nie toute la fonction ou qu’on nie qu’elle soit toute valide.

[51] Le langage usuel ne marque pas toujours cette différence. Ainsi, ‘Tout ce qui brille n’est pas d’or’, pris à la lettre, impliquerait que l’or ne brille pas, alors que le proverbe veut évidemment signifier qu’il n’est pas vrai que tout ce qui brille soit d’or. Dans le même sens d’une existentielle négative, où la négation porte réellement sur tous bien que la forme de la phrase paraisse au contraire faire porter l’universalité sur la néga­tion, on dira : Tout le monde n’est pas arrivé, Tous les candidats ne sont pas reçus, Tous les musiciens n’aiment pas Wagner (§39), Toutes les machines qu’on invente ne réussissent pas (Malebranche). Dans tous ces exemples, le sens n’est guère douteux, mais il arrive qu’on puisse hésiter, comme devant telle phrase d’un journal : Toutes les victimes n’avaient pas été vaccinées. Cet usage, peu satisfaisant du point de vue lo­gique, se retrouve en anglais (All that glisters is not gold), tandis que l’allemand, comme faisaient le grec et le latin, évite l’équivoque en faisant expressément porter la négation, pla­cée en début de phrase, sur l’universalité (Nicht alles was glänzt, ist Gold).

[52] Pour simplifier, on peut sans inconvénient, comme nous le ferons désor­mais, économiser les paren­thèses qui encadrent la ou les variables après le signe de la fonction, et écrire fx pour f(x), ou ~fxy pour ~f(x, y), etc.

[53] Voir supra, p. 83.

[54] Voir supra, pp. 80-81.

[55] Théophraste avait aperçu cette expression de la proposition catégo­rique par une proposition qui ajoute, à ses deux termes considérés comme attributs, un même sujet indéterminé (proposition κατἀ πρόσληψιν).

[56] Aristote suggérera pour cela de substituer, à un problème sur lequel on n’arrive pas à raisonner directement, un antécédent dont on est à même de prouver la vérité ou un conséquent dont on est à même de prouver la faus­seté comme une stratégie légitime pour raisonner indirectement sur lui. Cette suggestion constitue d’ailleurs une vue autrement plus profonde que celle des Stoïciens ou des logi­ciens contemporains sur le soi-disant raisonnement hy­pothétique. Voir Prem. Anal., I, 44. Voir aussi ma monographie : Le syl­lo­gisme hypothétique (sa concep­tion aristotélicienne), Québec : Société d’études aristotéli­ciennes [Monographies Philosophia Perennis #2], 2006, 228 pages.

[57] C’est d’ailleurs pourquoi Aristote nie péremptoirement que le syllo­gisme hypothé­tique soit en lui-même un raisonnement; il ne mérite le nom de ‘syllogisme’ que pour autant qu’en sus on prouve la vérité de son antécédent, ou la fausseté de son conséquent, par un syllogisme en bonne et due forme. S’il faut en admettre la conclusion, note-t-il, « ce ne sera pas en vertu d’un raisonnement, mais d’une supposition » (Prem. Anal., I, 44, 50a25)

[58] « Pour être vraie », insistera-t-il, quelques lignes plus loin.

[59] Par exemple : « Ἔστιν ἀληθὲς ἐκ ψευδῶν συλλογίσασθαι, il est pos­sible, de prémisses fausses, de conclure du vrai. » (Sec. Anal., I, 32, 88a20-21)

[60] Phys., I, 2, 185a11. S. Thomas aime à redonner ce coup de fouet lors­qu’il critique les commen­tateurs arabes. Ainsi, en raillant Averroès : « Il n’y a pas à s’en étonner : dès qu’on laisse passer une absurdité, les autres suivent. » (In VIII, Phys., leç. 1, #966)

[61] « Par­fois, en raisonnant à partir de propositions fausses on peut arriver à une conclu­sion vraie. Il s’ensuit tout de même que si la conclusion ne se vérifie pas, le principe non plus, car une conclusion fausse ne se conclut jamais que de principes faux. » (In I Phys., leç. 15, #273)

[62] Rappe­lons que nous parlons ici de la proposition universelle classique, de type Tout a est b. L’universelle atomique (x)fx a bien, elle, une portée existen­tielle; et c’est pourquoi, avec elle, l’inférence des subalternes est légitime. Comme le note justement Mlle Roure [Éléments de logique contem­poraine, p. 82, note], si certaines propositions universelles n’ont pas de portée existen­tielle, ce n’est pas en raison du quantificateur universel, mais en raison de la forme implicative, qui exprime leur caractère hypothé­tique [Si… alors…].

[63] Voir supra, pp. 117.

[64] Voir supra, p. 80.

[65] Bien que ni l’universelle ni la particulière ne connotent l’existence d’of­fice et qu’elles se limitent plus naturellement à l’affirmation ou négation de la conve­nance d’un attribut à un sujet, on peut aussi en user en impliquant l’existence. Il s’agit alors de le préciser, si le contexte ne le laisse pas en­tendre clairement. Toujours, il faut prêter attention au niveau de considé­ra­tion : absolue, existen­tielle ou logique ; toujours, on doit être cons­cient de ce que le sujet se substitue absolu­ment à une nature ou de ce qu’il se substitue à des individus réels qui la revêtent.

[66] Voir supra, pp. 83ss.

[67] Voir supra, p. 85.

[68] Ma remarque : Voir supra, p. 117, pour une rectification de ce slogan.

[69] Voir supra, p. 113.

[70] Cf. Leibniz, Nouveaux Essais, IV, 1, 7 : « Lorsqu’on dit qu’une chose existe, ou qu’elle a l’existence réelle, cette existence même est le prédicat. » Leibniz savait cependant traduire en existentielles les propositions attribu­tives.

[71] Voir supra, p. 80 et la note 10.

[72] Ma remarque : Avec une certaine arrogance, le logicien moderne mé­prise et condamne « le langage ordinaire » et pense facilement pouvoir faire mieux. Aristote, au con­traire, aime à le prendre à témoin pour confirmer la justesse de ses propres con­ceptions et rejette les modes d’expression qui s’en écartent incon­sidérément. Ainsi : « Les fautes qui se commettent dans les problèmes sont de deux sortes : ou bien on se trompe, ou bien on détourne un terme de son accep­tion reçue. » (Top., II, 1, 109a27)

[73] Ma remarque : Non seulement la logique traditionnelle connaît les énon­cés hypothé­tiques, mais elle sait très bien qu’ils sont multiples, qu’ils con­nectent, justement, plu­sieurs énoncés simples.

[74] Ma remarque : Blanché n’a certainement pas étudié la partie du Peri Hermeneias qui porte sur les énoncés constitués de noms infinis et sur leurs équi­pollences multiples avec les énoncés constitués de noms finis.

[75] « Κατάφασις δέ ἐστιν ἀπόφανσις τινὸς κατὰ τινός, ἀπόφασις δέ ἐστιν ἀπόφανσις τινὸς ἀπὸ τινός, l’affirmation est l’énonciation qu’un attribut con­vient à un sujet et la négation, l’énonciation qu’un attribut ne con­vient pas à un sujet. » (PH, 6, 17a25-26) – Dès qu’il y a plus d’un sujet ou plus d’un attribut, on n’a pas une énonciation plus riche ou plus complexe ou plus subtile, on en a plu­sieurs : autant que de sujets et que d’attributs additionnés. On est déjà au domaine des énoncés hypothétiques, disjonctifs, conjonctifs, etc.

[76] Voir supra, la note 32.

[77] Certains auteurs appellent nom propre – en élargissant le sens usuel de ce terme de façon à y comprendre les descriptions – toute expression qui désigne un individu auquel elle convient en propre et qui peut ainsi servir à le nommer : le cube de 2, l’auteur de Candide. Il semble cependant préférable de maintenir la différence. Une /158-159/ description est autre chose qu’une dénomination. Elle a un sens, alors qu’un nom n’est qu’une étiquette (Ma remarque : Blan­ché ignore qu’aucun nom, même propre, « n’est qu’une étiquette ». La raison n’est capable de nommer quoi que ce soit que comme elle le connaît, de telle sorte qu’elle a toujours un motif d’assigner tel nom à tel individu, qui est ce que, aussi minime que ce soit, elle en connaît. L’im­pression de n’avoir affaire qu’à une étiquette in­signifiante vient seulement de l’oubli du motif initial.). L’auteur de Candide n’est pas un autre nom de Voltaire comme l’est Arouet. Car pour que la proposition Voltaire est Arouet soit vraie, il faut et il suffit que le même personnage ait effectivement reçu ces deux noms, tandis que, pour que soit vraie Voltaire est l’auteur de Candide, il faut et il suffit que le personnage qui porte le nom de Voltaire ait réellement écrit Candide : il n’est ni nécessaire ni suffisant qu’il ait été effec­tivement nommé ‘l’auteur de Can­dide’.

[78] Voir supra, pp. 95ss.

[79] On remarquera que celui qui…, dans le langage usuel, présente la même ambiguïté que nous avons relevée (§2) à propos des articles défini et indéfini : la même expression qui convient pour l’invididu (celui qui règne dans les cieux) sert aussi pour le genre (celui qui sème le vent récolte la tempête).

[80] Voir, par exemple, Phys., I, 5, 188b29-30.

[81] Voir supra, p. 85.

[82] Voir ibid.

[83] Si la fonction y est à plusieurs arguments et si, de plus, ses argu­ments n’ap­partiennent pas tous au même type (fonctions dites hétérogènes), c’est l’argument du type le plus élevé qui doit être pris en considération.

[84] Signalons pourtant qu’ultérieurement, c’est bien à une faute de raisonne­ment que Behmann imputera les antinomies logiques, notamment à un usage insuffi­sam­ment surveillé de la règle de substitution. Sur cette théorie, et plus générale­ment sur le problème des antinomies, voir l’article de Fraenkel dans la Revue de méta­physique d’avril 1939.

[85] Comme cette implication est valable pour toute fonction f, il est permis de substituer ~f à f, puis, de l’implication ~fx  ~fy, de tirer par contra­position et double négation fy  fx : ce qui dispense – puisqu’on peut démon­trer l’une par l’autre – d’énoncer les deux implications (équivalence) dans la définition.