Dialogue
avec un sourd
Yvan Pelletier, professeur retraité
Faculté de philosophie
Université Laval
Québec
Il est extrêmement difficile, très pénible même, de confronter les conceptions de la logique moderne et contemporaine avec celles de la logique aristotélicienne. Tant de variations opposent déjà entre eux les partisans de la logique récente que des canons communs en ressortent à grand peine sur leurs conceptions les plus fondamentales. Chaque théoricien, ensuite, présente ses élaborations comme des remèdes à des déficiences dont il accuse une logique qu’il dit classique, de fait un ensemble d’équivoques entre l’Organon, les considérations de disciples plus ou moins autorisés de toutes époques et les manuels de vulgarisation destinés à quelque initiation rapide et superficielle. Ces accusations, par surcroît, s’inspirent systématiquement de mésinterprétations des conceptions dites traditionnelles et forment en conséquence une vaste ignorance de la réfutation qui appelle correction et rectification répétitive à chaque phrase, quand ce n’est pas à chaque mot. Il en résulte l’impression désespérante de deux ‘logiques’ étanches au point d’interdire toute comparaison ou confrontation. On se sent donc exempté de s’y essayer.
Les deux ‘logiques’ pontifient pourtant sur la pensée, l’usage des mots, leur signification, l’expression de la vérité, la rigueur de raisonnement et devraient donc se rencontrer quelque part. Je tenterai ici de les forcer au dialogue, mais à l’intérieur de balises praticables. D’abord en les personnifiant par deux champions. Robert Blanché, pour la clarté et la simplicité générale de son exposé[1], représentera la logique récente. Tout ce que je mentionnerai de lui devra s’entendre grosso modo comme la position de la logique d’aujourd’hui, nonobstant les nuances et raffinements qu’exigeraient les divergences qu’une étude exhaustive révélerait entre ses diverses sommités. Côté logique traditionnelle, Aristote lui-même tiendra lieu de répondeur, pour autant que j’en entende bien l’enseignement. On le verra contraint de rectifier à tout propos son demandeur sur les conceptions dont il crédite la logique ‘classique’. Le lecteur-auditeur, je l’espère, en deviendra apte à juger du caractère adéquat ou non des vues respectives d’Aristote et de nos contemporains.
Seconde balise : pour se garder en un cadre opérable, ce ‘dialogue’ se restreindra à la considération de l’énonciation et verra donc s’opposer principalement le chapitre de Blanché sur l’analyse des propositions[2] et l’enseignement du traité Peri Hermeneias.
Pour faciliter la lecture, les répliques du demandeur prendront format de citation, celles du répondeur format de texte normal. On devra être conscient qu’à moins d’indication contraire[3], les notes de bas de pages attachées aux répliques du demandeur sont textuellement de Blanché. Au besoin, je donne en notes attachées aux répliques du répondeur les références à l’Organon qui les justifient.
On comprendra que le titre ‘Dialogue avec un sourd’ n’accuse personne de surdité physique ni ne préjuge d’aucune malice, mais réfère à cette espèce de surdité que créent chez le logicien contemporain ses méprises accumulées sur les conceptions les plus fondamentales de la logique aristotélicienne. Telle une surdité physique, elle oblige son interlocuteur, on le verra, à répéter sans cesse les rectifications nécessaires.
La logique
classique[4], on le sait, ramène toute proposition
élémentaire à la forme attributive S est P (sujet-copule-prédicat) :
comme si tout jugement revenait finalement à affirmer ou à nier l’inhérence
d’un attribut à une substance.
De fait, tout jugement s’effectue en affirmant ou niant l’inhérence d’un attribut à un sujet[5]. Incontournablement, on fait porter son jugement sur un sujet quelconque et on juge de quelque chose à son propos. Toutefois, la formulation précédente pour s’en indigner simplifie à l’extrême ce fait et facilite l’impression de déficiences du côté traditionnel.
D’abord, tout sujet de jugement n’est pas substance. L’imaginer réduit le paysage intellectuel et prépare bien des confusions. Le rôle de sujet s’offre à toute réalité susceptible d’intéresser : une substance, éventuellement, mais souvent aussi une quantité, une qualité, une relation ou n’importe quel autre accident. Cette réalité peut par ailleurs se considérer en un individu ou sous quelque degré d’abstraction : espèce spécialissime, genre généralissime ou n’importe quelle conception intermédiaire, jusqu’à une entité logique ou imaginaire.
Ensuite, le Peri Hermeneias présente plusieurs formes d’énonciations auxquelles ce schéma « S est P » ne rend pas justice : en plus de celles de ce type, où le verbe ‘être’ se détache de l’attribut et marque simplement sa composition avec le sujet[6], on y voit décrites, pour s’en tenir aux principales, celles dont l’attribut tient tout entier au verbe ‘être’[7] et celles qui n’affichent pas ‘être’ comme verbe, mais connotent sa fonction de copule moyennant le temps consignifié par leur verbe[8].
Deux éléments définissent la constitution de l’énonciation : le nom et le verbe, de sorte que ‘N – V’ illustrerait mieux que ‘S est P’ son schéma le plus général, N signifiant la réalité que l’énonciation entend faire connaître, V à la fois la réalité dont elle use à cette fin et la composition ou identification à laquelle elle se prête avec la réalité à faire connaître. Par exemple, dans ‘Pierre est’ ou ‘l’homme est’, ‘Pierre’ et ‘homme’ signifient les réalités qu’on s’intéresse à connaître, tandis que ‘est’ signifie ce qu’on en connaît, leur existence, et prononce comme vraie l’identification actuelle de Pierre et de l’homme comme d’êtres réels; de même, dans ‘Pierre est homme’ et ‘l’homme est animal’, ‘Pierre’ et ‘l’homme’ jouent le même rôle, mais se font connaître respectivement comme individu de nature humaine et espèce de nature animale, du fait que le verbe ‘être’, cette fois, indique simplement la convenance, l’identification de ces natures comme celles de Pierre et de l’homme; enfin, dans ‘Pierre guérit’ et ‘l’homme rit’, les verbes signifient la santé recouvrée et le rire, ainsi que le fait que ces propriétés conviennent respectivement à Pierre et à l’homme.
Tolérable à la
rigueur dans la langue grecque, accordée, d’autre part, à la métaphysique
d’Aristote, pareille réduction a depuis longtemps, et bien avant la critique
logistique, paru discutable.
Après une amputation aussi dramatique, Blanché veut bien ‘à la rigueur’ ‘tolérer’ l’énonciation aristotélicienne pour la langue et la métaphysique d’Aristote. Ce dernier n’aurait cure de pareille concession : il ambitionne une logique qui rende compte de l’ordre à mettre par tout homme en ses pensées en n’importe quelle langue; il en refuserait une restreinte à sa propre pensée en sa propre langue.
Non seulement
elle oblige souvent, notamment en français, à des tournures qui font violence
à la langue, mais surtout elle suit de plus en plus difficilement le
mouvement de la pensée scientifique moderne, dont l’intérêt se transporte de
l’être sur le /125-126/ devenir, et de la substance sur la relation.
La flexibilité de la langue, française comme grecque, latine ou autre, peut rendre difficile de pointer précisément, dans une phrase un peu littéraire, le nom par lequel un locuteur signale de quoi il parle et le verbe par lequel il indique ce qu’il en dit; elle peut porter un auditeur à des maladresses d’interprétation; mais il reste impossible à quiconque d’énoncer sans ‘dire quelque chose à propos d’autre chose’, pour rappeler la définition la plus simple avec laquelle Aristote rend compte de l’énonciation[9]. Par ailleurs, reprocher à Aristote de n’avoir traité l’être que comme une entité tout à fait statique, lui qui a consacré son traité majeur de philosophie naturelle à définir le devenir, ses propriétés et ses conditions, dénote une candeur déroutante.
La proposition
attributive correspond à la ‘phrase nominale’ des linguistes – contaminée
d’ailleurs par l’introduction d’un verbe, celui qui marque l’existence, pour
faire fonction de copule – phrase qui convient par excellence à l’expression
d’un état, essentiel ou accidentel, durable ou temporaire : Pierre
(est) homme, Pierre (est) malade.
Mine de rien, Blanché introduit ici la confusion qui ruine tout son exposé, en ignorant que le verbe ‘être’ revêt un autre sens que celui de ‘marquer l’existence’, quand il joue le rôle de copule : il indique alors seulement la convenance de l’attribut au sujet, sans aucunement préjuger de l’existence réelle d’individus où elle puisse s’observer.[10]
Plus radicalement, Blanché ignore qu’à propos de toute entité ou nature à connaître, on peut se livrer à trois considérations distinctes. En s’efforçant de connaître l’homme, par exemple, on peut s’y intéresser absolument, sans référence aucune à son existence ni aux propriétés que l’existence lui ferait revêtir; on trouvera alors qu’on peut le voir comme animal, bipède, raisonnable, capable de rire, de développer des arts, des sciences, capable de santé, toutes propriétés qui lui conviennent absolument et toujours. On peut aussi s’y intéresser relativement à son existence réelle et trouver alors que l’homme est un individu, blanc ou noir, jeune ou vieux, vivant ou mort. On peut enfin s’y intéresser relativement à l’existence qu’il acquiert dans la raison quand elle le connaît; on découvrira là qu’il est concept, universel, espèce, attribut, sujet, substance, moyen terme. En confondant les trois types de considération, Blanché devra faire face à une foison d’antinomies qu’il aura beau reprocher à la logique ‘classique’, mais auxquelles aucune acrobatie mentale contemporaine n’arrivera à remédier.[11]
Mais presque toutes
les langues connaissent aussi un autre type de phrase, la ‘phrase verbale’, où
le verbe – déterminé éventuellement par des ‘compléments’ – marque, soit une
action faite par un sujet qui est alors plutôt un agent, soit quelque chose qui
lui survient en tant que patient : Pierre fume la pipe, Pierre
se noie.
J’ai remarqué plus haut qu’Aristote compte comme variété de l’énonciation celle qui ne fait pas nommément intervenir le verbe ‘être’, mais use d’un autre.[12] Par ailleurs, que le verbe soit complet en un seul mot ou ait besoin de se compléter par des objets directs ou indirects ou par diverses circonstances n’a d’incidence que grammaticale. Logiquement, cela ne touche pas la nature de son double rôle dans l’énonciation : exprimer d’une part, à quelle essence on recourt pour se représenter le nom-sujet, d’autre part sa convenance à cette fin.
Dans d’autres
cas, la forme grammaticalement attributive recouvre une pensée qui ne l’est
pas. Dans Pierre est plus grand que Paul, d’une part plus grand
que Paul n’est pas un attribut inhérent à Pierre puisque, sans que rien
fût changé à Pierre, on ne pourrait plus l’affirmer de lui si Paul n’existait
pas ou grandissait.
En ne reconnaissant que des qualités comme attributs, à la façon dont il n’admettait au rôle de sujet que des substances premières[13], Blanché se trouve bien embarrassé d’apprécier les autres manières d’être qu’on peut découvrir au sujet de son intérêt : qu’il soit quantifié, relatif à autre chose, agent, patient, quelque part, en quelque temps et ainsi de suite. Pierre peut très bien être vraiment beau-père de son gendre et plus grand que lui, malgré la précarité de ces relations, destinées à disparaître à la mort de celui-ci sans même aucun changement chez Pierre. Il s’agit justement d’attributs qui lui conviennent en son existence réelle, non en sa nature absolue indépendante d’elle.
Paul, d’autre
part, n’est pas une partie d’attribut, mais bien un porteur d’attributs au même
titre que Pierre. C’est entre ces deux ‘sujets’ que ma proposition énonce un
‘prédicat’ qui est, ici, une relation. Le formulaire mathématique exprime
plus exactement la structure d’une telle proposition lorsqu’il écrit : A
> B. Le vrai schéma des propositions de ce genre n’est pas S est P,
mais xRy.
Blanché perd ici le point de vue du logicien, qui observe dans l’énonciation comment la raison exprime sa connaissance, en marquant par l’attribut, le verbe, ce qu’elle connaît du sujet, le nom. Il ressort à ce point de vue que la même entité intervient tantôt comme sujet, quand on cherche à la connaître, tantôt comme attribut, quand, la connaissant davantage, on s’y réfère pour la connaissance d’une autre. Ainsi, Paul, qu’on connaît mieux, peut effectivement faire partie de l’attribut pour exprimer la taille de Pierre, qu’on veut connaître; qui connaîtrait mieux Pierre le ferait au contraire entrer lui dans l’attribut et constaterait que ‘Paul est plus petit que Pierre’. Mais quand on déclare que ‘Pierre est plus grand que Paul’, c’est à Pierre qu’on s’intéresse et on ne fait allusion à Paul que pour autant qu’il fait connaître Pierre : il est donc, oui, « partie d’attribut », et complète ‘plus grand que’ qui, sans lui, n’aurait pas de sens. Ni « le formulaire mathématique » ‘A > B’, ni le « vrai schéma » ‘xRy’ ne disent autre chose, d’ailleurs : ‘A’ et ‘x’ y figurent le sujet qu’on veut caractériser, tandis que ‘> B’ et ‘Ry’ y signalent l’attribut qu’on en croit pouvoir dire.
Enfin, les
logiciens classiques eux-mêmes ont été embarrassés par les phrases
‘impersonnelles’ qui, manifestement, n’ont pas de sujet; il pleut, il
y a foule ce soir. Mais il faut ajouter que bien des propositions pourvues
d’un sujet grammatical ont néanmoins la valeur d’impersonnelles : la
pluie tombe, le vent souffle; et si, décidant une promenade, je
dis que le temps est beau et que le ciel est bleu, ma pensée
serait sans doute mieux rendue par des formules comme il fait beau temps
et même il y a ciel bleu. Tel est le cas des propositions d’existence
en général.
Là encore, Blanché n’a manifestement consulté que des disciples d’Aristote qui ne l’avaient eux-mêmes pas vraiment lu. Derrière toutes ces énonciations grammaticalement impersonnelles, il se trouve logiquement une réalité dont on parle : la température, un événement ou un lieu spécial, et il y a quelque chose qu’on en dit : qu’elle est pluvieuse ou ensoleillée, qu’il implique une présence nombreuse ou autre chose. Et même si, en considération relative à l’existence réelle, on use plus souvent de cette forme grammaticale, elle ne lui est pas réservée d’office : ‘il y a beaucoup d’imitation chez l’homme’ renvoie logiquement à l’homme comme sujet et lui attribue l’imitation comme propriété naturelle, avec plus de beauté littéraire dans l’expression, mais avec le même sens que ‘l’homme imite beaucoup’.
Mais, si nombre
d’auteurs avaient reconnu l’étroitesse de la théorie classique des
propositions, du moins ne mettaient-ils guère en doute son exactitude dans le
domaine où elle se trouvait confinée. C’est sur ce point que la critique
moderne /126-127/ a été la plus originale, en révélant que, loin d’être
parfaite en son genre, cette théorie était viciée par bien des confusions. Elle
regarde comme catégoriques des propositions qui sont hypothétiques; plus
généralement, l’insuffisance de ses analyses l’empêche de voir que ses
universelles et ses particulières, qu’elle traite comme simples et élémentaires,
sont déjà complexes.
Blanché n’a pas lu attentivement les longues pages qu’Aristote consacre à distinguer entre énonciations simples et multiples, de même qu’à définir les énonciations hypothétiques, c’est-à-dire composées. Aristote donne comme critère radical de leur simplicité le fait de ne comporter qu’un seul sujet et un seul attribut, bien que par extension il admette aussi comme une seule l’énonciation composée de deux autres au moyen d’une conjonction; inversement, il considère comme la marque de plusieurs énonciations le fait de comporter plus qu’un sujet ou plus qu’un attribut, ou les deux à la fois.[14] Quant à l’énonciation composée, il la décrit par le fait d’en rattacher deux simples, l’une comme condition de l’autre (hypothétique), ou exclue par l’autre (disjonctive), ou cause de l’autre (causative), ou simplement ajoutée à elle (conjonctive). Blanché s’ingéniera à montrer que l’énonciation la plus simple en implique deux, dont l’une soit plus ou moins sous-entendue. J’indiquerai alors quel cas faire de pareille affirmation[15].
Elle ne songe
pas, d’autre part, à préciser si elle donne ou non à ses propositions une
portée existentielle; et les règles d’inférence qu’elle admet comme valables
montrent que sur cette question elle n’adopte pas, fût-ce implicitement, une
attitude ferme.
On voit poindre ici une conséquence de l’ignorance que j’ai signalée plus haut d’un fait marqué clairement par Aristote : l’homonymie du verbe ‘être’, dont la présence dans une énonciation exprime tantôt l’existence réelle du sujet, tantôt simplement la convenance de l’attribut au sujet, sans préjuger l’existence de cas réels où on puisse l’observer.[16]
Quand
d’ailleurs elle s’avise d’énoncer un jugement d’existence, elle le fait entrer
dans le même cadre que tous les autres, traitant ainsi l’existence comme un
attribut, prédicable d’une substance au même titre qu’une qualité.
La première partie de la phrase est juste, si ce n’est son ton outré. De fait, Aristote considère que signaler le fait qu’un sujet existe en donne un aspect à connaître, de sorte que l’existence intervienne alors comme attribut. Cependant, il distingue clairement comme types d’attributs l’être comme tel, c’est-à-dire l’existence comme telle, et les différents modes qui leur conviennent, selon qu’on est déclaré substance, ou qu’on se trouve assigné comme quantité, qualité, relation et ainsi de suite. Loin de lui, je l’ai déjà mentionné[17], l’idée de restreindre à la substance individuelle le rôle de sujet à connaître et à la qualité le rôle de l’attribut susceptible de faire connaître.
Elle n’a que
très imparfaitement saisi l’originalité des propositions singulières par
rapport à celles qui ont pour ‘sujet’ un concept, et sur lesquelles repose
toute sa théorie du raisonnement.
Encore une déclaration péremptoire étonnante, vu la minutie avec laquelle Aristote confronte les énonciations qui visent une entité universelle et celles qui s’intéressent à une entité singulière.[18]
Ces défauts –
lacunes et erreurs – apparaîtront mieux devant le développement de la théorie
moderne des propositions, qui s’efforce de les éviter.
On peut déjà en douter…
L’étroitesse de
la théorie classique étant son défaut le plus manifeste, on a cru d’abord qu’il
suffirait de la doubler par une théorie des propositions de relation, propositions
dont le développement de la pensée scientifique moderne montrait de mieux en
mieux l’importance. Au schéma S – P, on ajouterait donc le schéma xRy.
Schéma plus souple et plus riche que le précédent, puisqu’à la monotonie de la
copule traditionnelle il oppose la diversité des relations, lesquelles – indépendamment
du contenu, dont la logique fait abstraction[19] – se distinguent entre elles
par la variété de leurs propriétés formelles (§49). De Morgan trace ainsi le programme et
/127-128/ l’esquisse d’une logique des relations. Et cette logique se trouve
même finalement recouvrir une bonne partie du domaine qui paraissait réservé à
la logique classique, puisque la syllogistique traditionnelle, qui néglige
les propositions singulières ou méconnaît leur originalité, se résout en une
théorie des relations d’inclusion entre classes.
J’ai déjà signalé ce qu’a d’incongru cette ambition de distinguer fondamentalement l’énonciation qui attribue une relation de celle qui attribue une qualité ou n’importe quel autre mode d’être[20]. Il faut toutefois dénoncer aussi la grossière méconception qui prête à la logique ‘classique’ l’idée que la relation entre attribut et sujet serait précisément l’inclusion de celui-ci en celui-là comme en une ‘classe’. Le verbe ‘être’ marque pourtant on ne peut plus clairement qu’il s’agit d’identifier l’un à l’autre : ‘L’homme est animal’, dit-on, et non : ‘Homme est dans animal’. ‘Animal’ n’est pas conçu non plus comme une ‘classe’, comme une espèce de boîte ou de tiroir de rangement susceptible d’accueillir les objets qu’on voudra y déposer[21], mais comme un concept universel, ce qui est tout autre chose. Ce qu’observe Aristote, c’est que notre connaissance progresse naturellement et nécessairement du confus au distinct, de sorte qu’on se fait de la même réalité une représentation d’abord très globale, puis de plus en plus précise[22], progrès qu’on retrouve dans la facture même de l’énonciation[23]. L’être, la substance, le vivant, l’animal, l’homme et Pierre, c’est exactement la même réalité, ce qui autorisera leur assimilation l’un à l’autre comme sujet et attribut dans l’énonciation. Cependant, les premiers présentent une connaissance extrêmement vague, abstraite, confuse, de Pierre. ‘Pierre est un être’, ‘il est substance’, ‘il est vivant’, c’est tout à fait vrai. Mais dire cela de lui est en dire quelque chose de tellement imprécis qu’on pourra dire avec vérité la même chose de Paul, de sa vache et de la rose qu’il a offerte à sa femme. Mais mieux on arrive à connaître Pierre, plus on l’exprime à travers des attributs qui éventuellement, au moins dans leur conjonction, ne s’assimileront qu’à lui : ‘Pierre est un homme de 28 ans qui a pour père Jean’. On ne peut en dire autant ni de Paul, ni de personne d’autre, hormis le jumeau de Pierre, avec qui il faut y regarder de près pour trouver des différences qui permettent de ne pas confondre les deux frères.
Subsiste du
moins, irréductible à la proposition de relation, la proposition singulière
attributive, du type Socrate est mortel, celle qui répond exactement
au schéma S – P. On aboutissait ainsi à envisager, comme l’a
explicitement proposé Lachelier, la coexistence de deux logiques profondément
distinctes, une logique de l’inhérence et une logique des relations, cette
dernière plus apte à l’analyse de la proposition mathématique ou, plus généralement,
scientifique.
Fondée sur une radicale méconception de l’énonciation, cette ‘logique des relations’ ne peut laisser espérer grande aide pour la pensée. Si elle s’avère éventuellement « plus apte à l’analyse de la proposition mathématique », ce ne pourra être que dans la mesure où ce qu’on imagine comme proposition mathématique est hors pensée, hors mathématique même, et ne dépasse pas le calcul comme activité mentale.
Seulement, il
n’était guère satisfaisant de scinder ainsi l’intelligence. D’autant moins que
dans nos raisonnements les plus usuels, nous n’éprouvons aucune gêne à
composer propositions d’inhérence et propositions de relation. À preuve
l’exemple même traditionnellement proposé comme celui du raisonnement le plus
simple et le plus obvie, celui de la mortalité de Socrate : la majeure y
est une proposition de relation, énonçant que la classe des hommes est incluse
dans celle des mortels, tandis que mineure et conclusion, attribuant à Socrate
l’humanité et la mortalité, sont des propositions d’inhérence.
On assiste ici à un autre dérapage capital, à la base de la logique contemporaine, avec cette déclaration que ‘tout homme est mortel’ serait une « proposition de relation ». Blanché y lit « que la classe des hommes est incluse dans celle des mortels ». Ni ‘hommes’ ni ‘mortels’ ne sont de fait des ‘classes’, comme je le mentionnais plus haut[24]. Il s’agit d’universels, c’est-à-dire de natures conçues par la raison en abstraction de ce qui distingue entre eux ceux qui y participent : la nature humaine, celle qui fait de tous les hommes ce qu’ils sont, et la mortalité, la corruptibilité que tous les vivants héritent de leur matière. Dans cet énoncé, la nature humaine et la mortalité ne sont pas mises en relation d’inclusion, mais identifiées l’une à l’autre, quoique de façon à tenir compte que l’une est essence et l’autre, un accident qui en découle. On ne dit pas que ‘l’homme est mortalité’, comme on dit que ‘l’homme est animal’, mais qu’il est ‘mortel’. On fait de l’homme un paronyme de la mortalité, non son synonyme. Un procédé naturel pour exprimer qu’on découvre en une nature déjà connue de quoi faire connaître une autre à laquelle on s’intéresse, c’est de lui attribuer son nom. Soit son nom tel quel, avec sa définition, de sorte qu’on l’en rende synonyme – de même définition avec même nom –, si elle constitue son essence comme telle : ce qu’on observe dans ‘Socrate est homme’, ‘l’homme est animal’, où Socrate devient synonyme de la nature humaine et l’homme, synonyme du vivant sensible.[25] Soit son nom modifié, de sorte qu’on l’en rende paronyme – de nom dérivé –, laissant entendre que sans constituer son essence comme telle, elle lui convient toutefois et coïncide avec elle en elle comme un accident : ce qu’on observe avec ‘l’homme est mortel’, où l’homme devient paronyme de la mortalité.[26]
Au reste, la
combinaison de ces deux logiques laisserait encore échapper bien des propositions,
qu’on ne ramène que très artificiellement à l’un ou l’autre schéma, par
exemple les phrases verbales du type Pierre dort.
Ce type d’énonciation, où le verbe ‘être’ n’apparaît pas explicitement, ne s’écarte pas radicalement en nature de l’énonciation où ‘est’ sert de ‘copule’. La partie de l’énonciation qui mentionne ce qui se dit du sujet, dit Aristote, prend naturellement nature de verbe. C’est dire qu’elle combine la signification d’une nature, comme le fait le nom, avec la connotation d’un temps, comme expression de la combinaison de la nature signifiée avec celle du sujet pour faire connaître cette dernière.[27] Ainsi, ‘dort’ renvoie au sommeil, comme nature signifiée, et la compose avec ‘Pierre’, moyennant le temps présent, qui exprime le temps où cette combinaison vaut. C’est pourquoi Aristote signale que le sens ne diffère pas si on scinde ces deux aspects de ‘dort’ et qu’on dise, avec ‘être’ et le participe présent : ‘Pierre est dormant’, ou ‘est à dormir’, ou ‘est en train de dormir’. Certes, comme le note Blanché, cette expression séparée du sens et de la composition fait moins naturel; aussi ne parle-t-on normalement pas ainsi. On ne comprend pas très bien, toutefois, comment Blanché trouve moins artificiel de traduire ‘il existe un x tel que, s’il est Pierre, il dort’…!
Il fallait donc
s’élever à une structure plus générale, sans que cependant cette généralité
compromît la précision. La structure nouvelle devait pouvoir se spécialiser et
se compliquer de diverses manières, pour s’adapter étroitement à des
propositions de types divers, parmi lesquelles se retrouveraient, comme cas
possibles, les propositions d’inhérence et les propositions de relation.
Pour autant qu’on comprenne la manière dont Aristote rend compte de la façon naturelle d’énoncer, on dispose déjà d’un instrument assez précis pour « s’adapter étroitement à des propositions de types » aussi divers qu’on voudra. On assistera, dans la suite du texte de Blanché, à de multiples contorsions mentales pour récupérer, mais maladroitement, ce qu’il aurait déjà eu clair dans le texte d’Aristote qu’il n’a pas pris au sérieux.
C’est justement
à quoi était déjà parvenu Frege, dont les idées (d’abord inaperçues, puis
redécouvertes et répandues /128-129/ par Russell) forment aujourd’hui la base
de l’analyse des propositions. Elles sont issues d’une réflexion sur la
pensée mathématique. Mais la notion fondamentale que Frege dégage de son
usage mathématique, ce n’est pas celle de relation, c’est celle de fonction.
Tel que noté par Blanché, l’analyse de Frege porte sur un objet très distinct de l’énonciation : l’égalité dont le calcul fait usage. Il apparaît dès sa source que la logique contemporaine est issue d’une confusion entre calcul et pensée dont elle ne pourra jamais se dégager. Tout au début, ses promoteurs confondent mathématique et calcul comme s’il s’agissait de la même activité; il n’y a pas à s’étonner que la même confusion s’étende ensuite à toute pensée.
L’expression commune de toute connaissance observée et analysée par le logicien traditionnel est la composition d’un attribut à un sujet pour dire ce qu’on connaît de lui. Dans son effort de reconnaître là une simple opération de calcul, Frege assimile cette composition d’attribut à une fonction, c’est-à-dire à une opération applicable à toute réalité, du moins à toute réalité confinée à un certain domaine de pertinence en dehors duquel cette application sera déclarée ‘dénuée de sens’, comme elle est déclarée ‘interdite’ en calcul ou comme des associations de parties du discours[28] sont interdites en syntaxe. Il faudrait approfondir la définition et l’usage de cette fonction mathématique pour comprendre l’apparence de similitude que Frege lui a trouvée avec l’attribution énonciative et manifester à fond la différence essentielle qui empêche leur assimilation. Mais l’impossibilité de pareille assimilation apparaît aisément à qui saisit la nature et la fin de l’énonciation, comme la suite de l’exposé de Blanché le clarifiera.
Tout d’abord,
il convient de distinguer explicitement, parmi les énoncés propositionnels,
entre la proposition concrète, ayant un sens et une valeur de vérité, et le
simple schéma abstrait qu’on dégage de celle-ci en ne retenant que sa structure
formelle, par substitution de variables à ses constantes empiriques. La
logique classique n’a qu’un seul et même mot pour désigner la proposition
proprement dite, Pierre est mortel, Nul envieux n’est heureux,
et son squelette, S est P, Nul A n’est B.
Il n’y a aucun problème à cette homonymie, puisque personne ne confondra jamais une ‘proposition’ faite de termes transcendantaux comme ‘Tout B est A’ avec une ‘proposition’ au sens plus strict comme ‘Tout homme est animal’.
C’est le moment de signaler une subtilité importante qui échappe totalement à Blanché : les termes transcendantaux A et B, ainsi que toute lettre qui intervient dans la symbolisation d’un énoncé, ne sont pas pour Aristote totalement abstraits de toute matière; par leur ordre alphabétique, ces termes indiquent la relation de plus ou moins grande universalité qu’ils entretiennent. Comme l’intelligence humaine progresse ordinairement dans sa connaissance du confus au distinct, c’est-à-dire donc de l’universel au particulier[29], elle conçoit d’abord les plus universels de ses concepts et en use pour appréhender ses plus précis. On retrouve cet ordre jusque dans l’énonciation, qui fait le plus naturellement connaître un sujet moins universel par un attribut qui l’est davantage, comme c’est le cas avec ‘tout homme est animal’. Un autre aspect de l’ordre naturel à la raison, étant donné sa dépendance de l’observation sensible, limitée aux accidents extérieurs des substances, est de connaître les substances moyennant leurs accidents. D’où on trouvera tout naturellement un accident utilisé comme attribut pour manifester une substance donnée, comme dans ‘tout homme est mortel’. Chaque fois que Blanché prétend rendre une énonciation avec un schéma du style ‘a est b’, il ignore complètement cet aspect essentiel de l’énonciation et se trouve pour cette raison incapable de saisir la relation exacte qui fait la validité d’un raisonnement comme la comprend la logique d’inspiration aristotélicienne et l’exprime le principe λεγόμενον κατὰ πάντος, c’est-à-dire dici de omni.[30]
À vrai dire, il
n’est même pas nécessaire, pour que l’énoncé cesse d’être une proposition,
qu’il soit complètement vidé de son contenu : il suffit qu’une lacune y
apparaisse, qui rende indéterminée sa valeur de vérité. Ainsi x est
mortel est sans doute un squelette moins décharné que S est P,
mais pas plus que lui il n’est susceptible d’être posé comme vrai ou faux. En
s’avisant de marquer expressément la différence entre la proposition
et la forme propositionnelle, on ne fait que généraliser, en l’appliquant
à tout énoncé propositionnel, la distinction qu’établit le mathématicien entre
une égalité telle que 6 = 2 x 3, qui est une
proposition, et des équations telles que x = yz, ou
x = 2z, ou même x = 2 x 3, qui
ne deviennent des propositions, vraies ou fausses, que lorsqu’on y meuble les
places vides que marquent les symboles ad hoc.
On assiste ici au remplacement de la pensée par le calcul. On ne sera plus intéressé à progresser dans la connaissance d’un sujet en découvrant avec quelles entités connues il présente des ressemblances significatives d’essence ou de propriétés, mais à exprimer la même chose par la même chose disposée autrement, en une présentation peut-être plus commode, mais égale, sans progrès dans leur connaissance. ‘6’ et ‘2 x 3’ sont exactement la même quantité et la raison ne fait aucun progrès dans sa connaissance en allant d’un côté à l’autre de l’équation.
C’est encore
l’exemple des mathématiques[31] qui permet de substituer, aux
notions traditionnelles de prédicat et de sujet, des notions plus compréhensives
ou plus aptes à le devenir : celles de fonction et d’argument.
Le prix de cet « ajout de compréhension » sera cependant d’évacuer ce qui fait tout l’intérêt de l’énonciation : l’assimilation à une notion universelle, la marque d’une similitude essentielle ou accidentelle avec un type de réalités.
/129-130/ Considérons les expressions
suivantes :
2 · 13 + 1
2 · 43 + 4
2 · 53 + 5
Chacun y reconnaîtra la même fonction, la
différence venant seulement des arguments 1, 4 et 5. C’est l’élément commun à
ces expressions qui représente la fonction, qu’on pourrait donc écrire :
2 · x3 + x ou 2
( )3 + ( ).
L’argument n’appartient pas proprement à la fonction : il vient se
composer avec elle pour constituer un tout complet. Car la fonction, à elle
seule, est essentiellement incomplète, elle appelle quelque chose qui vienne
la saturer.
Le vocabulaire se transforme continuellement au gré de glissements plus ou moins perceptibles, qu’il semble mesquin de relever un à un. Mais à les laisser passer, on sort inévitablement de l’acte de connaître pour entrer dans un jeu d’échange impropre à guider la pensée. Ici, on parle de ‘saturer une fonction’. Mais le verbe, qui signifie une entité conçue avec plus ou moins d’universalité et consignifie son attribution à quelque chose qu’il aide à mieux concevoir, n’est pas une fonction, au sens de Blanché. Il en a une, de fonction; il a un rôle, celui qu’on vient de décrire. Il ne s’agit pas de compléter son sens, qui est déjà complet en lui-même; il s’agit de s’en servir, de l’appliquer à la connaissance d’un sujet d’intérêt, représenté par un nom.
Si l’on se
rappelle maintenant ce qui vient d’être dit des formes propositionnelles, il
apparaîtra aussitôt que celles-ci se comportent exactement comme des expressions
fonctionnelles. C’est lorsqu’on sature ces fonctions en leur assignant des
arguments déterminés, c’est-à-dire en substituant, dans la forme propositionnelle,
des constantes aux variables, qu’on obtient des propositions – vraies ou
fausses, selon les arguments choisis. Ainsi toute proposition se laisse
décomposer en deux parties : l’une constituée par un ou plusieurs noms,
qui se suffisent à eux-mêmes, l’autre par une forme, essentiellement indigente,
que ces noms viennent compléter. En d’autres termes, toute proposition peut
s’analyser comme une fonction saturée par un ou plusieurs arguments.
Le point de vue est tout à fait inversé. Aristote remarque que le désir de progresser dans la connaissance d’un sujet fait chercher, parmi les entités qu’on connaît déjà, celles qui pourraient contribuer à ce progrès. À mesure qu’on en trouve, on l’exprime en leur donnant la forme de verbes, qu’on compose à ces sujets. Ainsi, j’aperçois pour la première fois dans un marais une sarracénie. Je me demande : mais qu’est-ce que c’est? Je cherche parmi les notions qui correspondent aux réalités que je connais déjà laquelle ou lesquelles pourraient satisfaire ma curiosité : est-ce une plante? est-ce un animal? Puis, comparant ce que j’observe chez la sarracénie avec ce que je sais déjà être des caractéristiques de la plante ou de l’animal, je me prononce : ‘elle est un animal’.
Blanché emprunte la voie inverse, ayant oublié le motif d’énoncer. Il a entre les mains une fonction trouée et cherche de quoi la calfeutrer. On est nettement sorti du désir de connaître. On ne s’étonnera pas que le logicien moderne prenne éventuellement conscience que sa ‘logique’… n’a pas pour intérêt d’aider à penser, de rendre plus efficace l’apprentissage; il abandonne tout cet exercice à une spontanéité psychologique et se résigne éventuellement à en apprécier les résultats après coup.[32]
Un prédicat
peut donc être regardé comme une sorte de fonction. Ce qui caractérise une
fonction, on vient de le voir, c’est que son expression f(x) comporte
une place vide, celle de l’argument (l’indétermination de la lettre x
symbolisant cette vacuité). Tel est précisément le cas d’une expression
comme : « … est mortel » : expression essentiellement
incomplète, qui appelle un argument pour la saturer. Le nom du sujet joue ce
rôle d’argument, et transforme en une proposition, /130-131/ par exemple Pierre
est mortel, ce qui n’était jusque-là qu’une simple fonction
propositionnelle.
On comprend que la ressemblance entre une fonction et une attribution fascine un calculateur : les deux offrent une opération applicable à une multitude de cas. Mais un logicien véritable mesure tout de suite l’abîme qui les sépare. L’attribution, c’est-à-dire l’acte de reconnaître l’identité – numérique, spécifique ou générique[33] – que présente un sujet avec un attribut, détermine un progrès dans la connaissance de ce sujet. Un progrès qui se parfait à mesure que les attributs découverts révèlent l’essence de ce sujet, plutôt que quelque accident, c’est-à-dire quelque essence étrangère, simplement compatible avec la sienne. Un progrès qui se parfait encore à mesure que les attributs découverts pour ce sujet, de plus en plus précis, font passer d’une connaissance de lui générique à une connaissance de plus en plus spécifique. La fonction, de son côté, ne permet rien de tel; elle insère le sujet, dit ‘argument’, dans un jeu d’opérations – additions, soustractions, divisions, multiplications, extractions de racines et ainsi de suite – qui conduisent à un résultat susceptible de présenter quelque utilité de numération, de mesure, précieuse peut-être pour l’administration de biens ou la programmation d’un ordinateur, mais sans aucun effet sur la connaissance du sujet, qui fait tout l’intérêt de l’énonciation.
Maintenant, de
même qu’il y a des fonctions mathématiques à 2, 3, … n arguments, de
même une fonction propositionnelle peut comporter 2, 3, … n valences.
Par exemple les expressions : « … est égal à … », « … aime
… », comportent 2 valences et demandent donc, pour devenir propositions,
qu’on leur fournisse 2 arguments; il en faudrait 3 pour : « … est
situé entre … et … », « … donne … à … ».
Suivre Blanché fait oublier la raison d’énoncer. Il parle de multiplier les arguments; il n’y voit aucun problème, puisqu’il ne s’agit pour lui que de vides à saturer. Or comment distinguer un vide d’un autre?
Mais Aristote, de son côté, décrit l’ordre mis entre des concepts pour exprimer la connaissance d’une vérité. Il ne peut donc niveler, confondre sujet et attribut, ni les multiplier sans compromettre l’énonciation. Il assure qu’à strictement parler, une énonciation n’a qu’un seul sujet et un seul attribut.[34] C’est qu’on ne peut parler de plusieurs choses à la fois, ni en dire plusieurs choses à la fois sans sombrer dans la confusion. Dès qu’il y a plus d’un sujet, ou plus d’un attribut, il y a plus d’une énonciation. À moins, comme le signale Aristote lui-même, que, rattachant l’une à l’autre ces énonciations par une conjonction, on considère par extension, c’est-à-dire par homonymie, avoir affaire à une seule énonciation[35]. De toute manière, le jugement sur la pertinence de l’attribut doit se faire cas par cas, pour chaque sujet distinct, pour chaque attribut distinct, de même que sur le type de composition, si des énonciations simples se trouvent ainsi liées l’une à l’autre. La commodité grammaticale ou littéraire peut conduire à énumérer l’un derrière l’autre plusieurs sujets auxquels convienne un même attribut, ou plusieurs attributs éclairant un même sujet, mais cette unité grammaticale ne prévient pas la multiplicité logique de l’énonciation. D’ailleurs, Aristote ne manque pas de faire remarquer que même avec un seul nom comme sujet une énonciation se révèle déjà multiple, si ce nom présente plusieurs significations et pointe ainsi plusieurs réalités homonymes dont chacune constitue le sujet d’une énonciation distincte[36]. Très souvent, l’opposition apparemment irréconciliable entre deux interlocuteurs tient à ce que sous le même nom ils assignent sans s’en rendre compte un même attribut à des sujets différents ou, sous le même verbe, des attributs distincts à un même sujet[37], ce qui revient à imaginer une contradiction entre une affirmation et une négation qui ne portent pas exactement sur le même sujet ou le même attribut.
Aristote décrit quand même cette unité d’une manière subtile. Il ne la restreint pas à l’unité du mot. On vient de remarquer qu’un mot unique peut constituer plusieurs sujets ou attributs, s’il désigne des homonymes. Inversement, il se peut que plusieurs mots désignent un seul sujet ou un seul attribut, s’ils se substituent à une seule réalité, comme un genre et une ou des différences, comme un verbe avec ses compléments.[38]
Le calculateur se permet légitimement de regarder comme des ‘arguments’ au même titre les valeurs qui saturent ses variables d’un côté ou l’autre de son équation : il s’agit pour lui de redonner sous disposition différente la même quantité. Le logicien ne peut, lui, trouver la même indifférence chez le penseur qui se prononce sur l’essence ou la propriété de son sujet. Son sujet est ce qu’il veut mieux connaître; ce qu’il lui attribue est tout entier destiné à cette fin. Même la relation qu’il lui attribue avec tel corrélatif a cette intention, de sorte que ce corrélatif fait partie intégrante de l’attribution de cette relation. Connaître quelqu’un comme père demande la précision que ce soit père de tel fils, non interchangeable. Le calculateur est tenté de ramener l’énoncé de relation à une fonction – ‘… est égal à …’, ‘… aime …’ – où il reconnaît l’appel à deux arguments de même poids, mais le logicien trouve là un seul sujet à connaître, moyennant la relation ou la transition à une autre entité déjà connue, faisant donc partie intégrante de l’attribut qu’il compose avec lui.
Naturellement
on peut toujours, une fonction étant donnée, diminuer le nombre de ses places
vides en la dotant progressivement d’arguments; mais on la transforme ainsi
en une autre fonction. Ainsi « … aime Marie » devient une fonction à
une place, où le terme ‘Marie’ s’est incorporé au prédicat. (Il n’est pas
toujours nécessaire, dans l’analyse d’une proposition, de pousser jusqu’au
bout.) C’est, pour une fonction déterminée, un caractère essentiel que de
comporter tel nombre d’arguments, et l’écriture symbolique ne peut le laisser
échapper. C’est pourquoi la notation usuelle d’une fonction propositionnelle,
par exemple pour une fonction à deux places d’arguments, n’est pas f,
mais bien f(x, y) et coïncide par conséquent avec celle de la forme
propositionnelle correspondante. Aussi la même appellation de fonction
propositionnelle sert-elle parfois pour désigner également l’une et
l’autre. Lorsqu’on veut, dans l’écriture symbolique, marquer expressément la
différence, on use d’accents circonflexes pour distinguer la fonction, qu’on
écrit alors f(x̂, ŷ). S’il s’agissait de la fonction
complexe « … aime Marie », où la fonction a absorbé le
second argument, on écrirait : f(x̂, y).
Le changement
n’est pas simplement dans le vocabulaire et la notation. Les notions nouvelles
englobent les anciennes, tout en revenant à elles, comme il convient, dans le
cas des classiques propositions attributives.
Le mot de
‘sujet’ est d’abord équivoque, en ce qu’il désigne tantôt le terme qui sert de
sujet grammatical à l’énoncé propositionnel, tantôt, et plus proprement, l’individu
porteur d’attributs dont ce terme est le nom.
‘Équivoque’ sonne péjoratif, comme si c’était par distraction qu’on créait des homonymes en leur donnant le même nom. L’homonymie offre au contraire un instrument précieux à l’intelligence, qui marque grâce à lui la voie qui la conduit, d’un sujet similaire ou connexe de quelque façon, qu’elle connaît déjà, à la connaissance d’un autre plus caché. Un instrument précieux, mais de manipulation délicate, puisqu’il expose l’intelligence inexpérimentée à confondre deux homonymes, du fait que normalement c’est la même réalité qu’on évoque sous le même nom.[39]
C’est le cas de Blanché, qui confond plusieurs homonymes et projette sa confusion sur le logicien ‘classique’. ‘Sujet’ nomme plusieurs entités connexes, mais distinctes. Il nomme d’abord la substance première, l’individu, l’être réel par excellence, sous des accidents qui complètent sa réalité : sa quantité, ses qualités, ses relations, etc. Il nomme par extension la substance seconde, l’essence de cet individu, abstraite de ses connotations individuelles, encore sous des accidents qui lui conviennent. Il nomme ensuite le sujet grammatical, qui porte le verbe et les autres éléments de la phrase comme la substance porte ses accidents. Il nomme enfin ce qui nous intéresse ici : le sujet logique, le sujet de l’énonciation, auquel on compose des attributs pour le rendre manifeste. Blanché confond le premier et le quatrième de ces homonymes : il ne reconnaît comme « vrai sujet » logique que « l’individu porteur d’attributs », c’est-à-dire la substance première, et il confond ces attributs avec les accidents que porte la substance. Il n’aperçoit que le sujet grammatical comme homonyme plus ou moins accidentel à en distinguer.
Or, c’est bien
le nom du sujet qui sert d’argument à la fonction propositionnelle dans le cas
où on a affaire à une proposition singulière; mais /131-132/ il n’en va pas de
même avec les propositions générales classiques – universelles ou particulières –
où le terme qui sert de sujet grammatical ne désigne pas un vrai sujet, un
individu, mais exprime réellement une fonction (§37).
De ce fait, il ne peut trouver légitime l’énonciation qui regarde comme sujet une réalité universelle, un concept, qui n’est pas une substance individuelle : elle lui apparaît à deux attributs et sans sujet! Pourtant, le sujet logique, c’est-à-dire la réalité à connaître, peut tout aussi bien, et même mieux, représenter une réalité déjà conçue sous quelque universalité, une nature comme telle, plutôt qu’un individu immergé dans l’infinité de différences accidentelles que son individualité réelle lui attache.
Blanché sent bien qu’un concept universel se prête à s’attribuer à un sujet, mais cela l’empêche de se rendre compte qu’il revêt aussi, certes en d’autres énonciations, le rôle d’un sujet à manifester moyennant des attributs plus universels encore, de sorte que rien ne lui interdit de se poser en « vrai sujet », non en attribut, ni en ‘fonction’.
Dans une formulation étonnante : « c’est bien le nom du sujet qui sert d’argument… », Blanché distingue comme deux entités le nom et le sujet. Quel est au juste le sujet d’une énonciation? C’est, disais-je, l’entité qu’on cherche à connaître. C’est un nom qui la représente, comme c’est un verbe qui représente ce qu’on exprime en connaître. Mais c’est le nom pris d’une façon bien spéciale, entre sa signification et ce à quoi on applique celle-ci. Un nom a généralement plusieurs significations, mais quand on en fait le sujet d’une énonciation, c’est selon l’une d’elles déterminément; de plus, sous une signification, un nom peut se substituer diversement à la nature signifiée, comme les scolastiques se sont efforcés de l’expliciter en leur doctrine de la ‘suppositio’. Or en une énonciation, le nom-sujet non seulement renvoie à une seule signification bien déterminée, mais aussi se substitue sous un point de vue très précis à la nature signifiée. Si le sujet est l’homme, par exemple, sous sa signification stricte de nature humaine, ‘homme’ ne se substituera pas pareillement devant n’importe quel attribut, comme on en prend conscience en confrontant les énonciations où on lui attribuera d’être ‘animal raisonnable’, ‘blanc’, ‘assis’, ‘espèce’, ‘moyen terme’, ‘sept milliards d’individus’, ‘de cinq lettres’. En recevant le premier de ces attributs, ‘homme’ pose pour la nature humaine en une considération absolue qui fait abstraction totalement du fait et de la manière de son existence : qu’il existe ou non, l’homme, absolument et éternellement, est un animal raisonnable, tandis qu’on le trouvera blanc ou assis en l’observant dans son existence réelle, extérieure à l’intelligence. Par contre, c’est selon la considération de ce qu’il devient dans l’intelligence, une fois conçu et pensé, qu’on le découvrira espèce spécialissime ou moyen terme d’un raisonnement. Enfin, c’est selon une considération bien matérielle de son nom qu’on lui attribuera cinq lettres. C’est ainsi seulement en considérant ce qui lui arrive du fait d’exister qu’on en fera un individu, et non d’office, en toute occasion où on le prend comme sujet d’énonciation, comme se l’imagine Blanché.
Et il n’est pas
vrai non plus qu’inversement tout argument soit le sujet de l’énoncé
propositionnel où il figure. On le voit dès qu’on passe à une fonction à plusieurs
places d’arguments. Dans Pierre aime Marie, par exemple, Pierre et
Marie sont bien l’un et l’autre des sujets, c’est-à-dire des individus porteurs
d’attributs; mais le terme ‘Marie’ n’est pas le sujet de l’énoncé,
alors que les termes ‘Pierre’ et ‘Marie’ sont, l’un et
l’autre, arguments de la fonction x aime y : ici les deux
arguments appartiennent manifestement à la même espèce logique, celle des
constantes individuelles, ils sont à mettre sur le même plan comme les deux
termes d’une relation; et s’ils ne sont pas interchangeables, ce n’est pas
parce que l’un serait ‘sujet’, c’est parce que la relation qui unit ces deux
termes n’est pas symétrique.
Dès qu’on oublie que dans des énoncés comme ‘Pierre aime Marie’ ou ‘Pierre est le père de Marie’, Pierre a la place du sujet du fait d’être ce qu’on cherche à connaître et Marie complète l’attribut du fait qu’étant déjà mieux connue elle peut aider à faire connaître Pierre, on se livre comme Blanché à toutes sortes de considérations accidentelles sans intérêt logique. La vérité le contraint tout de même à reconnaître, dans un vocabulaire plus confus, que « la relation qui unit ces deux termes n’est pas symétrique »; or cette absence de ‘symétrie’ tient justement à ce qu’en allant de Marie à Pierre, on aille du connu à l’inconnu.
De même, la
notion de fonction propositionnelle est plus générale que celle de prédicat, ou
du moins elle restitue à cette dernière la généralité qu’elle avait perdue dans
la logique classique où, toute proposition étant censée réductible au type
attributif, le prédicat était restreint à n’être plus qu’un attribut ou l’expression
d’un attribut, c’est-à-dire d’une qualité abstraite comme rouge, mortel.
Maintenant, des fonctions telles que « … fume la pipe… »,
« … est plus grand que … », doivent être considérées comme des
prédicats au même titre que « … est rouge », « … est
mortel ». En d’autres termes, les phrases verbales et les propositions de
relation entrent sans déformation dans le nouveau schéma, au même titre que les
propositions attributives.
J’ai déjà remarqué que cette prétention de plus grande diversité tient seulement à l’ignorance de la distinction traditionnelle entre 1º énonciations ‘de seconde expression’, où le verbe ‘être’ constitue à lui seul l’attribut, en son sens fort d’expression d’existence, 2º énonciations ‘de troisième expression’, où la nature attribuée a l’apparence d’un nom (seconde expression en importance, après le sujet), composée au sujet moyennant le verbe ‘être’ (troisième expression de l’énoncé), en son sens spécial de copule, et 3º énonciations ‘adjectivales’, où l’attribut s’ajoute au sujet sans l’intervention visible du verbe ‘être’, le verbe intégrant en un seul mot le sens de l’attribut et l’expression de sa composition au sujet.[40] Qu’en ce troisième cas, le verbe prenne grammaticalement une allure intransitive, transitive, réfléchie et se complète ou non d’objets ou de corrélatifs ne change rien à sa nature logique, malgré le grand cas qu’en fait Blanché.
Dans ces dernières
mêmes, on remarquera que le prédicat, considéré maintenant comme une fonction,
absorbe la ‘copule’ : dans « Socrate est mortel », le
prédicat n’est pas « mortel », mais bien « … est
mortel ». Cette incorporation de la copule, porteuse de l’affirmation, au
prédicat, qui est proprement « ce que l’on dit », est naturelle; de
plus, elle est nécessaire si l’on veut obtenir une structure assez générale,
/132-133/ applicable aux divers types de propositions[41].
Mon lecteur est maintenant à même de comprendre que cette ‘absorption’ de la copule dans l’attribut n’a rien de révolutionnaire, comme la logique traditionnelle a toujours enseigné que l’énonciation se divise en deux parties : nom et verbe, c’est-à-dire ce dont on parle et ce qu’on en dit, et inclut dans le verbe à la fois la nature attribuée et l’expression de son attribution.[42]
C’est seulement
en ce sens élargi où il peut exprimer des actions ou des relations aussi bien
que la possession d’un attribut, que le mot de ‘prédicat’ se prête à désigner
l’ensemble des fonctions propositionnelles. Le calcul des fonctions propositionnelles
pourra alors être appelé, plus commodément, calcul des prédicats[43].
Sur l’exemple
d’une proposition attributive, nous avons, au §1, opposé aux variables individuelles des variables
conceptuelles. Pareille expression appelle ici quelques commentaires.
1º Le mot de ‘concept’ risque de paraître maintenant trop étroit, si on le
restreint, comme on fait souvent, à désigner les qualités, les propriétés,
bref les prédicats des seules propositions attributives. Il vaudrait mieux,
désormais, parler plus généralement de variables prédicatives, dont
les variables conceptuelles, au sens strict, ne seraient alors qu’une espèce.
2º Les variables prédicatives ne sont pas des variables au
même degré que les variables individuelles. Dans l’expression f(x), le
symbole f joue, relativement à la variable x, le rôle d’une
constante. Il symbolise une variable en ce sens seulement que je puis, par lui,
représenter n’importe quelle fonction. En d’autres termes, dans f(x),
tandis /133-134/ que x tient la place d’un individu quelconque, f
doit être regardé comme représentant une fonction bien déterminée, mais que
pour le moment il n’est pas nécessaire de préciser davantage. Ce n’est que
dans les calculs d’ordre supérieur (§42) que le symbole f sera traité comme une variable.
Ainsi, en
saturant une fonction par son argument ou, si l’on veut, en substituant à la
variable x d’une forme propositionnelle f(x) une constante
individuelle x1, on obtient une proposition : proposition singulière, puisque
c’est le nom d’un individu qui y figure comme argument. Ce passage d’une
fonction ou d’une forme propositionnelle à une proposition se fait donc en individualisant[44] la variable.
J’ai remarqué plus haut que c’est en méconnaissant l’homonymie du verbe ‘être’ et en donnant une teinte existentielle à son rôle de copule, ainsi qu’en confondant la substitution du nom à la réalité avec un énoncé caché, que Blanché scinde en deux l’énonciation : ‘tout homme est mortel’ doit à ses yeux se comprendre comme ‘s’il existe, tout homme est mortel’.[45]
Comme par ailleurs il ne voit comme sujet légitime de proposition qu’une substance première, un individu, une proposition en sera le plus normalement une singulière; son x, qui représente tout sujet éventuel, ne pourra être substitué que par un individu ou, comme il le dit, par un nom d’individu. Curieusement, sa capacité d’homonymie ne pouvait appeler ‘Tout B est A’ une proposition, du fait que la matière n’en soit pas précisée; mais il appelle sans sourciller « f(x1) » une proposition. Trouve-t-il maintenant en f et x1 une indication assez précise de sa matière pour juger de la vérité concernée?
Un tel passage
est-il toujours légitime? La variable, qu’on appelle ici variable libre,
est-elle réellement libre de prendre n’importe quelle valeur? Il va de soi que
seules certaines valeurs donneront une proposition vraie, mais la question qui
est maintenant soulevée est de savoir si toutes celles qui ne donnent pas une
proposition vraie donneront par là même une proposition fausse. N’y aurait-il
pas certaines valeurs en quelque sorte interdites, pour lesquelles l’énoncé
ne serait plus une authentique proposition, fût-elle fausse, mais une formule
dépourvue de sens?
En principe,
aucune restriction de ce genre n’est à envisager, si ce n’est celle qu’impose
la distinction des catégories syntaxiques : c’est-à-dire qu’à une
variable x qui représente la place d’un nom d’individu, on n’a le
droit de substituer qu’un nom /134-135/ ou un symbole d’individu, tel que Pierre
ou x1, et non
pas un nom ou symbole relevant d’une autre catégorie syntaxique, par exemple
une fonction f1 ou une proposition p1 : est homme est mortel,
ou Socrate est homme est mortel, sont de purs solécismes, logiques
autant que grammaticaux, et qui ne signifient strictement rien. Mais, du
moment qu’on respecte les exigences de la syntaxe et qu’on écrit dans les
formes, tout est permis. Car puisque la logique fait totalement abstraction du
contenu, elle n’a pas à s’occuper du sens des mots ou des symboles qui font
la matière des propositions. Tous ceux d’une même catégorie seront, pour
elle, interchangeables, et à toute variable individuelle, n’importe quelle
constante individuelle pourra être substituée. Autrement dit : si f(x1), g(x1), f(x2) sont des propositions, alors (gx2) sera aussi une proposition. Ces
substitutions affecteront seulement la vérité matérielle de la proposition,
non sa correction formelle. À l’abstraction formelle correspond donc, dans le
langage, un principe de libre substituabilité.
Assez paradoxalement, à mesure que Blanché libère la logique de son étroitesse traditionnelle et cherche à la munir de cadres plus larges et plus souples, il la prive progressivement et lui interdit des opérations qui lui étaient naturelles. Ici, par exemple, il vient de balayer l’énonciation modale comme dénuée de sens, en retirant à une énonciation entière la permission de jouer le rôle de sujet dans une autre énonciation. Sans doute que ‘Socrate est homme est mortel’ est aussi dénué de sens pour le logicien traditionnel que pour le contemporain, mais qu’en est-il de ‘Socrate est homme est nécessaire’ ou de ‘l’homme est animal est nécessaire’ ou de ‘l’homme est blanc est contingent’ ou de ‘le singe est intelligent est faux’?
Il exclut de même toute discussion grammaticale et généralement toute suppositio matérielle. Il n’est plus permis d’estimer que ‘est un animal qui jappe tient lieu de définition pour le chien’ ou que ‘le soleil se couche est une métaphore’.
Cela est sans
doute valable tant qu’on demeure sur le plan du pur symbolisme. Mais dans les
applications, c’est-à-dire lorsqu’on donne de la fonction f une
interprétation concrète, et que des constantes purement symboliques telles
que x1, x2, on passe à des constantes véritables,
à des noms d’individus tels que César, le Soleil ou le nombre 3, un tel
principe aboutirait non seulement à autoriser des formules matériellement
fausses, ce qui est normal, mais encore à admettre parmi ces dernières certaines
formules tellement incongrues, qu’on hésitera à les dire sensées. Une certaine
fonction étant donnée, par exemple ‘… est ovipare’, peut-on lui
assigner comme argument le nom d’un individu absolument quelconque : une
chaise, un tremblement de terre, un nombre, un point de l’espace-temps? On peut
sans doute l’admettre, en considérant simplement comme des propositions
fausses les énoncés ainsi obtenus. Toutefois, il est clair qu’ils ne seront pas
faux de la même manière que, par exemple, Black ma chienne est ovipare.
Être ou n’être pas ovipare, c’est là une alternative qui n’a réellement de sens
que pour des êtres susceptibles d’être parents. Pour les autres, il
est sans doute plus naturel /135-136/ de considérer que la question ne signifie
rien. Ainsi ‘3 est ovipare’ et ‘3 n’est pas ovipare’ auront
exactement la même valeur de vérité, à savoir aucune, pas plus le faux que le
vrai.
Tandis qu’une proposition authentique se reconnaît précisément à ceci, que la
négation a pour effet d’en permuter la valeur de vérité.
Ce problème naît de la méconnaissance des diverses modalités de l’énonciation. Certes, on trouve beaucoup plus forte la fausseté de ‘3 est ovipare’ que de ‘ma chienne est ovipare’, du fait que ‘3’, n’étant pas un être vivant, n’a aucune occasion de se reproduire. Mais il n’empêche que ‘3 est ovipare’ reste un énoncé faux. Encore plus faux que l’autre, du fait qu’il présuppose d’autres énoncés d’une fausseté manifeste : ‘3 est vivant et se reproduit’, mais certainement pas dénué de sens. On comprend si bien son sens qu’on le juge immédiatement faux. La tradition marque ce type de différences en indiquant les énoncés comme nécessaires, contingents et impossibles. Un énoncé impossible est non seulement faux, mais ce qu’il y a de plus faux. D’ailleurs, ‘3 est ovipare’ et ‘ma chienne est ovipare’ présentent la différence de deux degrés d’impossibilité : absolue et naturelle, plutôt que de l’impossibilité et de la contingence.
Blanché rencontre cette difficulté du fait d’avoir inversé la situation naturelle en une très artificielle. Le naturel est de se trouver devant un sujet à connaître et de chercher quel attribut est susceptible de le manifester adéquatement. Blanché se conduit comme quelqu’un qui a en tête un certain nombre d’attributs et qui cherche des sujets susceptibles de les revêtir légitimement. En situation naturelle, face à un sujet très nouveau, on cherchera d’abord parmi les genres les plus universels lequel convient et offre éventuellement les espèces susceptibles de préciser cette première réponse : la conscience, qu’est-ce que c’est que ça? Une substance? Une quantité? Une qualité? Une relation? Certainement pas une substance, ni une quantité! Est-ce alors une qualité? Une faculté, comme l’intelligence? Ou est-ce l’opération d’une faculté, de l’intelligence, par exemple? C’est en découvrant des genres de plus en plus précis qui conviennent qu’on limite progressivement le domaine d’intérêt, « l’univers du discours », dira Blanché. Mais la situation où se place ce dernier ne se rencontre pas dans la vie normale. Elle ne peut être que le fait, très artificiel, d’un exercice à prétention logique…[46]
Si l’on juge
dénués de sens ces énoncés saugrenus, il faut, sous peine de discréditer
l’outil logique, lui retirer la possibilité de les construire. On devra donc,
quand on en fera usage, préciser dans quel univers du discours on se
cantonne : celui des animaux, celui des nombres, celui des astres, etc.
Ou, en d’autres termes, assigner à toute variable qu’on associe à une fonction
déterminée, un certain parcours de signification[47], plus large que son parcours de
vérité, mais plus restreint que la totalité indéterminée des individus de
tout genre : x pourra désigner un individu quelconque, à
condition toutefois que cet individu appartienne, par exemple, à l’ensemble
des êtres vivants. On verra plus loin (§42) comment la théorie des types logiques permet
d’édicter, sur le plan purement formel, des restrictions de ce genre.
Seul le logicien contemporain rencontre ce problème, du fait de toujours voir comme sujets de ses énoncés tous ou certains des êtres individuels existants. Le penseur naturel n’a pas besoin d’interdire théoriquement de sortir de ‘parcours de signification’ donnés, bien qu’il compte sur le bon sens de ses interlocuteurs pour ne pas avoir à discuter de cas parfaitement farfelus. Aristote signale que toute question ne constitue pas un problème digne de discussion et que certaines appellent plutôt la fessée que des explications[48].
Seulement, de
telles règles restrictives ont toujours quelque chose d’arbitraire, et peuvent
difficilement être appliquées avec une parfaite rigueur. Alors que le précédent
principe était trop libéral, les nouveaux risquent d’être trop sévères. Ils
interdiraient d’abord toute expression imagée ou métaphorique. Certes, ‘12
est le fils de 3 et de 4’ n’est pas une formule usuelle en arithmétique,
mais il serait néanmoins excessif de la déclarer dénuée de sens; et le nom de ‘produit’
n’est-il pas lui-même, comme maint terme scientifique, une métaphore oubliée?
En outre, ils écarteraient a priori nombre d’énoncés scientifiques
novateurs, qui généralisent des concepts et bousculent les classifications
antérieures : les plantes aussi respirent, connaissent la reproduction
sexuée, et il y a des plantes carnivores. /136-137/
Ainsi, la
qualification de doué ou dénué de sens n’est elle-même douée
de sens que relativement à certains préceptes de syntaxe, que le logicien est
libre de poser à sa convenance. Et ce principe de tolérance ne vaut
pas seulement pour les applications de la syntaxe, mais aussi, quoique sans
doute à un moindre degré, pour la syntaxe pure. On ne devra donc pas s’étonner
de voir parfois le même énoncé, jugé dépourvu de sens par tel logicien,
reconnu par tel autre comme une proposition fausse assurément, mais
correctement formée.
Il est frappant de constater comment son intolérance à toute homonymie ou ambiguïté conduit le logicien contemporain à quémander de la tolérance pour réintroduire certaine flexibilité naturelle de la langue qu’il avait d’abord cru bon d’interdire. Il est en général fascinant d’observer le logicien moderne, après avoir fustigé le laxisme du traditionnel, s’octroyer une liberté de plus en plus grande, comme une permission à chacun de juger différemment de ce qui convient ou non. Le logicien traditionnel ne le pouvait pas, comme il prenait conscience d’opérations mesurées par la nature de la connaissance; le moderne a plus de liberté, qui construit sa logique.
Encore que ces
remarques débordent le cadre des propositions singulières, nous n’avons
encore considéré que celles-là. Il semblera même d’abord que c’est à elles
seules que convient l’analyse d’une proposition en fonction et argument.
Comment en effet décomposer selon ce schéma les propositions générales comme
sont, notamment, celles auxquelles a affaire la syllogistique? Où trouver
l’argument dans des propositions qui ne comportent d’autres termes que des
termes de fonctions, telles que ‘Tout est perdu’, ‘Les flatteurs
sont des menteurs’, ‘Il y a des flatteurs qui sont maladroits’?
Nous sommes pris apparemment dans le dilemme : ou bien la variable qui
présente l’argument de la fonction est individualisée, et alors la
proposition obtenue est singulière; ou bien elle ne l’est pas, et alors nous
avons une forme propositionnelle, non une proposition. Loin de permetttre
l’analyse de toute proposition, le schéma f(x) serait ainsi,
tout au contraire, restreint au cas des seules propositions singulières.
Dans son désir démesuré de rigueur, Blanché a d’abord, confondant sujet et substance première, limité toute proposition à une singulière. Il ne peut cependant pas renoncer totalement aux énoncés universels, qui font le plus clair de la pensée. Il lui faut imaginer une acrobatie mentale qui permette de les réintroduire.
S’il n’en va
pas ainsi, c’est qu’une proposition peut comporter un argument qui demeure indéterminé.
Pour obtenir, en partant d’une fonction ou d’une forme propositionnelle, une
proposition, il y a en effet un autre moyen que d’individualiser les
variables, c’est de les lier. Ce qui peut encore se faire de deux
façons : universellement ou existentiellement. Occupons-nous d’abord de
l’universelle.
Toute ‘variable’, c’est-à-dire tout sujet légitime éventuel, a édicté Blanché, est un individu singulier existant. Comment alors dire quelque chose de quoi que ce soit qui présente plus d’extension qu’un individu? Surtout que Blanché a réservé la notion universelle à l’attribut, à ce qu’on dit de sujets, à la ‘fonction’? Plutôt donc que d’abstraire d’un certain nombre d’individus quelque notion universelle fondée sur une similitude qu’ils entretiennent entre eux, et d’en faire un sujet d’intérêt, il va s’agir de ‘lier’ les individus, d’annoncer que tel attribut vaut pour tous les individus existants ou même possibles. Cette astuce permettra à l’énoncé de demeurer singulier, puisqu’on continue à parler d’un individu, fût-il n’importe lequel, tout en prétendant à l’universalité, puisqu’il s’agit justement de n’importe lequel et qu’on ne le nomme pas déterminément.
/137-138/ Si, à
propos d’une fonction f(x), je dis qu’elle sera toujours
satisfaite, quel que soit l’argument qu’on lui assigne, je porte bien là une
affirmation qui est, selon la nature de la fonction, vraie ou fausse; j’énonce
donc bien une proposition. Par exemple, pour f = ‘… est nommable’,
cette affirmation sera vraie, car tout est nommable, tandis que pour f
= ‘…est animé’, elle serait fausse. Nous avons déjà rencontré un cas
analogue dans le calcul des propositions (§14). Si, d’une formule de ce calcul, je dis
qu’elle est toujours vraie, quelles que soient les valeurs de vérité de ses
variables p, q, etc., j’énonce là aussi une proposition, qui
sera vraie si la formule est tautologique, fausse si elle ne l’est pas.
Seulement, de telles propositions demeurent extérieures au calcul. Dire, en
effet, qu’une formule est toujours vraie, ou qu’une fonction est toujours
satisfaite, c’est s’exprimer dans la métalangue. Pour traduire ces
propositions dans la langue elle-même, il faut lier les variables qui,
jusque-là, demeuraient libres[49]. Quand on veut ainsi marquer que,
dans une formule du calcul, une variable doit être liée, on l’inscrit entre
parenthèses comme préfixe devant la formule, créant ainsi une formule
nouvelle qui n’a plus le même sens que la précédente; et quand on ne le précise
pas par une indication supplémentaire, un tel préfixe signifie que la variable
est liée universellement. Ainsi, tandis que f(x)
symbolise une simple fonction ou forme propositionnelle, sans valeur de
vérité, (x)f(x) symbolise une proposition. Il est
difficile de la lire à haute voix, car pour cela il faut la traduire et, comme
nous l’avons relevé précédemment (p. 133, n. 1) à propos de f(x), on ne le
peut guère sans utiliser la métalangue – ce qui, dans le cas présent où nous
voulons précisément distinguer cette formule du calcul de son expression
métalogique, est particulièrement fâcheux. Sous cette importante réserve,
et seulement pour fixer les idées, on peut proposer la lecture suivante :
« pour tout x (ou : quel que soit x), x
satisfait à f (ou : vérifie f) ». /138-139/
On voit en
quoi une variable liée se distingue d’une variable libre. À une variable libre
on peut substituer une constante. C’est même seulement par cette possibilité
qu’une formule comportant une variable libre offre un intérêt : à quoi bon
un moule à propositions, si on ne s’en sert pas pour faire des propositions?
Une telle formule est donc essentiellement ouverte. Au contraire, une
formule dont toutes les variables sont liées est close : elle est
devenue une proposition, ayant, malgré la présence de variables, une
signification déterminée et fixe. Liée, la variable est intégrée à la
proposition elle-même en tant que variable, et cela n’aurait aucun sens que de
lui substituer une constante : ‘Pour tout Socrate, Socrate est nommable’
serait un énoncé saugrenu. Pareille substitution n’aura de sens que lorsque,
supprimant le préfixe, on sera retombé sur la forme propositionnelle f(x),
l’assertion métalogique que cette forme est vraie pour tout x
invitant précisément à faire de telles substitutions. Mais naturellement la
proposition qu’on obtiendra ainsi, et qui sera une singulière f(x1),
est tout autre que la proposition générale (x)f(x).
En d’autres
termes : on doit bien distinguer entre les trois expressions suivantes (où
f est censé représenter un prédicat déterminé), dont les guillemets
marquent exactement les limites :
(1) « f(x) »
(2) « ‘f(x)’ est vérifié pour tout x »
(3) « (x)f(x) »
(1) est une simple forme propositionnelle, ni vraie ni fausse, et
susceptible de donner une proposition singulière f(x1)
par substitution d’une constante x1 à sa variable libre x
ou, autrement dit, par individualisation de sa variable. (2), au contraire,
est une proposition, qui porte sur la forme ou fonction propositionnelle (1),
c’est-à-dire qui a celle-ci comme argument, et qui est vraie ou fausse selon
l’interprétation qu’on aura donnée de la fonction f; mais elle fait
appel à la métalangue, puisqu’elle dit quelque chose au sujet d’une /139-140/
formule de la langue; et comme ce qu’elle dit concerne une formule, c’est
une proposition singulière. (3) est aussi une proposition, mais générale et
universelle, bien que sa vérité ou sa fausseté s’accorde exactement avec celle
de (2); contrairement à celle-ci, elle ne sort pas du plan du calcul, s’exprimant
entièrement dans la langue symbolique objective; elle ne parle pas d’une
formule de calcul, elle est elle-même une formule du calcul :
formule générale, puisqu’elle concerne un individu indéterminé x.
Étourdissant! « f(x) » n’est pas une proposition, seulement un moule à proposition sans vérité ni fausseté, parce qu’on n’y précise pas quel en est le sujet et qu’on y fait une allusion vague sous forme de variable indéterminée x. Par quelque convention arbitraire, « f(x1) » devient une proposition, vraie ou fausse, car là f représente l’attribution d’un attribut déterminé (lequel?) et x1 représente une ‘constante individuelle’ singulière déterminée (laquelle?). On se demande pourquoi le logicien traditionnel est jugé si simpliste en considérant ‘B est A’ comme une proposition, vraie ou fausse, selon l’attribut et le sujet représentés par A et B. Ensuite, malgré l’indétermination de l’attribut et du sujet concernés, « (x)f(x) » doit se considérer comme une proposition, « vraie ou fausse selon l’interprétation qu’on aura donnée de la fonction f ». Tout en assurant que l’attribution signifiée par f convient à x pour n’importe quel x, « elle ne parle pas d’une formule de calcul » f(x), « elle est elle-même une formule du calcul ». Enfin, elle est une « formule générale, puisqu’elle concerne un individu indéterminé x » et non singulière, car « ‘f(x)’ est vérifié pour tout x », « proposition singulière » « comme ce qu’elle dit concerne une formule ».
Blanché va vite s’apercevoir que ‘lier’ ainsi tous les individus qu’offre l’univers ne présente pratiquement aucun intérêt, reste « de peu d’usage », hormis les cas de tautologie. Cela est loin de compenser l’intérêt perdu lors de l’interdiction d’énoncés à sujets universels. Il faudra se surpasser pour concocter une astuce qui garde tout énoncé en relation à un sujet singulier tout en exprimant une vérité universelle assez restreinte tout de même pour présenter quelque intérêt. Le truc, en fait, sera de restreindre arbitrairement « l’univers du discours » visé. L’énoncé devra ainsi perdre encore de sa simplicité et devenir à un titre de plus une conditionnelle.
Nous avons
pris, pour ces premières explications, l’exemple le plus simple possible, celui
d’une fonction élémentaire f(x) telle que : ‘… est
nommable’. Mais il faut avouer que, sous cette forme élémentaire, une variable
d’une telle généralité serait de peu d’usage, car il y a peu de fonctions
simples qui soient ainsi satisfaites par n’importe quel argument. Dans la pratique,
la généralité se trouve ordinairement restreinte en extension, et précisée en
compréhension, soit par la référence, expresse ou tacite, à un univers du
discours déterminé (par exemple : l’ensemble des nombres entiers, des
astres, des œuvres d’un poète, etc.), soit par l’intervention d’une condition
restrictive qui peut être incorporée à la fonction (par exemple : ‘pour
tout x, x est mortel-s’il-est-homme’) ou – ce qui sera le cas le plus
fréquent – expressément dégagée en une fonction distincte qui implique l’autre
(par exemple : ‘pour tout x, si x est homme, alors x est mortel’;
voir le paragraphe suivant).
Au lieu de
dire d’une fonction qu’elle est vérifiée pour toutes les valeurs possibles de
l’argument, on peut aussi avoir besoin d’exprimer que, parmi ces valeurs, il en
existe au moins une qui la vérifie. Il faut alors lier la variable sous une
autre condition, celle de l’existence. Pour la marquer, on fait
précéder la mention de la variable, dans le préfixe, du signe ∃.
Dès le départ, Blanché a disqualifié deux autres énoncés naturels à la logique traditionnelle : l’énoncé existentiel du type ‘l’homme est’ ou ‘quelque homme est’, auquel il reprochait, bizarrement, de traiter l’existence comme un attribut, et l’énoncé particulier, qui avait le malheur d’user d’un universel comme sujet, tout en en restreignant la quantité d’extension, du type ‘quelque homme est blanc’. De fait, il confondait les deux, considérant, à l’encontre du logicien traditionnel, que l’énoncé particulier est d’office existentiel.
Pour compenser ce manque, Blanché suggère une autre façon de ‘lier’ des variables, les lier « sous une autre condition, celle de l’existence ».
Ainsi la
formule (∃x)f(x)
signifiera : « il existe un x (au moins) tel qu’il vérifie f »,
ou : « quelque x vérifie f, satisfait à f »;
soit, avec la même interprétation de f que tantôt : « il y a
au moins une chose qui est nommable ». C’est là une seconde façon de lier
une variable.
Malgré l’horreur que l’homonymie inspire à Blanché, il ne renonce pas ici à en user, parlant de ‘lier’… « une variable ». Son lecteur doit y penser un certain temps, avant d’abstraire la notion de ‘lier’ assez pour qu’elle ne requière plus au moins deux objets.
/140-141/ On
voit que, universel ou existentiel, un tel préfixe joue le rôle d’un opérateur,
puisqu’il transforme une fonction en une proposition. On l’appelle ordinairement
un quantificateur, et son opération une quantification.
Certains
auteurs, notamment les Polonais, notent les quantificateurs universel et
existentiel respectivement par Πx et Σx. L’intérêt de cette notation est de rappeler la parenté de
l’universelle avec le produit logique ou conjonction (Tout x = x1
et x2 et x3…) et de l’existentielle
avec la somme logique ou disjonction (Il existe un x = x1
ou x2 ou x3…). D’autres auteurs, pour
maintenir dans la notation la symétrie entre les deux quantificateurs, se
servent d’un A renersé pour marquer l’universalité (all-operator),
qu’ils désignent par ("x).
On pourrait
naturellement envisager, pour les propositions que De Morgan appelait numériquement
quantifiées, d’autres quantificateurs tels que ‘pour la plupart des x’,
‘il existe plus d’un x’, etc. Sheffer, par exemple, propose les
quantificateurs Lnx (pour au moins nx), Mnx (pour
au plus nx), Jnx (pour exactement nx) (at least, at
most, just). Mais la plupart des logiciens répugnent, non seulement à
multiplier ainsi les quantificateurs, mais surtout à introduire, dans la
« quantité logique », des considérations qui relèvent de la quantité
mathématique. Hilbert, de façon plus subtile, fait usage d’une notation en εx, qui représente, relativement à un prédicat
donné, l’individu qui existe s’il en existe au moins un à qui convienne ce
prédicat; celui, en quelque sorte, à qui il convient par excellence. Cette notation
peut se substituer à celle des deux quantificateurs habituels ou, du moins,
elle permet de les introduire par voie de définition. L’expression f(εxf̄x) signifie que même celui qui, éminemment, ne
serait pas f, est néanmoins f : à plus forte raison tous
les autres le seront-ils (si Robespierre, dit l’incorruptible, est lui-même
corruptible, qui donc ne le serait?). Elle a ainsi la valeur d’une universelle
(x) f(x). Au contraire, f(εxfx) aurait la valeur d’une existentielle. Cette
notation permet en outre de se passer d’un symbole spécial pour jouer le rôle
de singularisateur (l’opérateur iota, dont il sera question au §41).
Nous
résumerons les deux paragraphes qui précèdent par le tableau ci-dessous, qui
indique les différentes manières dont, à partir d’une fonction ou d’une forme
proposition-/141-142/nelle – prise ici dans son expression la plus simple, f(x)
– on obtient une proposition :
On s’émerveille à constater comment, tout en gardant toujours des sujets singuliers x (éventuellement à ‘préciser’ en x1, x2, x3…), des énoncés peuvent devenir généraux et même universels – la subtilité va jusqu’à distinguer l’universel du général! –, du simple fait de ne pas dire qui au juste est ce mystérieux singulier x. On se félicite ainsi d’arriver à concocter des propositions universelles à sujets… singuliers.
À cette
première diversification des propositions générales en universelles et
existentielles, vient s’en superposer une seconde par la distinction des
affirmatives et des négatives. Mais la négation peut, ici, s’introduire de deux
façons différentes, selon qu’elle affecte la fonction elle-même ou le
quantificateur. Autre chose est, par exemple, nier universellement une
fonction, autre chose nier l’universalité de la fonction[50] : dans le premier cas, c’est
dire que, quel que soit x, il vérifie non-f, et dans le
second, c’est dire qu’il n’est pas vrai que tout x, quel qu’il soit,
vérifie f [51]. La première de ces assertions est
plus forte que la seconde : elle permet de l’inférer, /142-143/ mais
sans réciprocité, de sorte qu’on peut poser seulement l’implication[52] :
(x) ~fx · ⊃ · ~(x)fx
Seuls le refus initial d’admettre des énoncés où on s’intéresse comme à un sujet de connaissance légitime à une nature considérée universellement et le parti-pris de déclarer existentiel tout énoncé particulier empêchent de rendre cette distinction par la subalternation entre ‘nul B n’est A’ et ‘quelque B n’est pas A’ (ou ‘pas tout B est A’).
De même, il n’y
a pas équivalence entre Il existe un x qui vérifie non-f et Il
n’existe pas de x qui vérifie f. Cette fois, c’est la seconde proposition
qui est plus forte que la première et qui l’implique :
~ (∃x)fx · ⊃ · (∃x) ~ fx
On dirait traditionnellement, avec plus de simplicité, en voulant impliquer l’existence de particuliers niés : ‘nul B n’existe, qui soit A’ et ‘quelque B existe, qui ne soit pas A’. Avec l’avantage de ne pas avoir à inverser la présentation du fait que l’universelle implique la particulière.
Prenant d’abord
le cas où la négation porte sur la fonction, on voit que la dualité
affirmation-négation, se combinant avec la dualité universalité-existence,
donne naissance à un système de quatre propositions :
(x)fx [tout
B est A]
(x) ~fx [nul
B n’est A]
(∃x)fx [quelque B est, qui soit A]
(∃x) ~fx [quelque
B est, qui ne soit pas A]
Si maintenant
nous faisons porter la négation non plus sur la fonction, mais sur le
quantificateur, nous obtenons de nouveau un système de quatre propositions, où
seules les deux affirmatives sont identiques à celles du premier
système :
(x)fx [tout
B est A]
~ (x) fx [pas
tout B n’est A]
(∃x)fx [quelque
B est, qui soit A]
~(∃x)fx [nul B n’est, qui soit A]
Néanmoins,
nous n’avons avec ces deux systèmes que quatre propositions réellement
distinctes et non pas six. /143-144/ Comme il n’y a que deux affirmatives, il
n’y a non plus que deux négatives, car si l’universelle négative n’est pas
équivalente à la non-universelle, ni l’existentielle négative à la
non-existentielle, en revanche l’équivalence s’établit par croisement. Dire,
en effet, que la fonction n’est vérifiée par aucune valeur de la
variable (universelle négative), c’est dire qu’il n’existe pas d’argument
qui vérifie la fonction (non-existentielle); et dire, d’autre part, qu’il
existe au moins une variable pour laquelle la fonction n’est pas
vérifiée (existentielle négative), c’est dire qu’il n’est pas vrai que
tous les arguments la vérifient (non-universelle). Et réciproquement. On
peut donc écrire les équivalences :
(x) ~fx · ≡ · ~(∃x) fx
(∃x) ~fx · ≡ · ~(x)fx
L’identité en question revient à dire qu’il n’y a aucune différence à tenir compte ou non de l’existence effective de subordonnés qui réalisent l’attribution ou non-attribution énoncée. Blanché reprochait pourtant durement à la logique ‘classique’ de ne pas tenir compte clairement de cette distinction[53].
D’où il suit
d’abord qu’une proposition générale supporte toujours d’être exprimée à l’aide
de l’un quelconque des deux quantificateurs ou, autrement dit, qu’une existentielle
se laisse traduire en termes d’universalité et réciproquement; il suffit en
effet de substituer ~f à f
dans les équivalences ci-dessus et d’appliquer la loi de double négation pour
obtenir :
(x)fx · ≡ · ~(∃x) ~fx
(∃x)fx · ≡ · ~(x) ~fx
Ce qui,
intuitivement, signifie : Tout x vérifie f équivaut à : Il
n’existe pas de x qui vérifie non-f, et : Il existe un x qui
vérifie f équivaut à : Il n’est pas vrai que tout x vérifie non-f.
Il y a ainsi, entre universalité et existence, la même dualité qu’entre conjonction
et disjonction (lois de De Morgan) : coïncidence qui s’explique par le
fait que l’universelle est assimilable, comme nous le notions tantôt, à une
suite de conjonctions, et l’existentielle à une suite de disjonctions.
Voici une autre conséquence de ne pas avoir saisi qu’on puisse considérer une nature absolument, en faisant abstraction des différences qui distinguent individuellement ceux qui y participent : tout énoncé à propos d’une nature devient pluriel; on ne peut parler de l’homme, on parle forcément des hommes, et ce qu’on en dit qui tient à leur nature, on ne peut le dire que de chacun d’eux. Bref, il n’y a aucun énoncé universel ni particulier simple, il y a seulement des énoncés conjonctifs à l’infini, quand on voudrait parler de la nature, et des énoncés disjonctifs, quand on voudrait parler d’accidents. Plus concrètement, ‘tout homme est animal’ n’annonce pas ‘animal’ comme élément de la nature commune à tout homme, mais résume l’infinie conjonctive : ‘cet homme est animal et cet autre homme est animal et cet autre homme est animal et…’. De même, ‘nul homme n’est aquatique’ résume l’infinie conjonctive : ‘cet homme n’est pas aquatique et cet autre homme ne l’est pas non plus et cet autre homme ne l’est pas non plus et…’. Quant à la particulière, ‘promue’ existentielle d’office, elle n’affirme ni ne nie partiellement la convenance ou répugnance d’une propriété accidentelle à une nature, mais résume une disjonctive plus ou moins multiple. Ainsi, ‘quelque homme est blanc’ résume ‘cet homme est blanc ou cet autre l’est ou cet autre l’est ou…’; ‘quelque homme n’est pas blanc’ résume ‘cet homme n’est pas blanc ou cet autre n’est pas blanc ou cet autre n’est pas blanc ou…’.
Cette passe disjonctive méconnaît le fait qu’on puisse connaître quelques cas où un attribut convient à un sujet – ce qui justifie la particulière –, sans être à même de juger s’il se trouve des exceptions ou s’il convient à tous les cas. La particulière traditionnelle exprime subtilement ce fait; la disjonctive ne tient pas compte des deux possibilités et s’exprime précipitamment comme si on savait déjà que des exceptions se présenteront. Il en va de même pour la particulière négative.
Les
équivalences ci-dessus sont importantes, car chacune peut être prise comme une
définition de l’un des quantificateurs en termes de l’autre. Il n’est donc pas
absolument nécessaire d’user de deux quantificateurs distincts : un seul
/144-145/ suffit, arbitrairement choisi, puisqu’on peut toujours remplacer
le défini par le définissant. Si l’on continue ordinairement d’employer les
deux, c’est pour la même raison qui incite, en général, à introduire des
termes nouveaux par voie de définition, et qui est d’abréger le discours ou les
formules. Il n’y en a pas moins un intérêt théorique évident à savoir réduire
au minimum le nombre des termes premiers. Chez les logiciens contemporains, la
tendance la plus fréquente, parce qu’elle s’accorde mieux avec le point de vue
extensionnel et assertorique qui est ordinairement le leur, est de poser
l’existence comme notion première et de définir par elle l’universalité, plutôt
que d’établir la subordination inverse.
On continue de débouler la cascade de conséquences qu’entraîne l’ignorance de la considération, pourtant naturelle à l’intelligence, des natures en elles-mêmes, abstraction faite de leurs éventuels participants. Privilégier le ‘quantificateur existentiel’ est typique de ne considérer chaque sujet que cas par cas.
Une autre
conséquence est celle-ci. Puisque les quatre propositions générales réellement
distinctes (non-équivalentes) se laissent construire à partir de l’un ou
l’autre des quantificateurs, grâce à la diversification qui résulte de l’emploi
préposé ou postposé de la négation, et puisque, en outre, il y a équivalence
entre les deux tétrades ainsi obtenues, nous pouvons disposer ces diverses
propositions sous la forme de deux carrés logiques qui sont équivalents et
dont chacun présente, entre ses différents postes, la relation caractéristique
de ce carré :
Universalité Existence
(x)fx (x) ~fx ~(∃x) ~fx ~(∃x)fx
~(x) ~fx ~(x)fx (∃x)fx (∃x) ~fx
Par exemple,
une proposition en (x)fx est contraire à une proposition
en (x) ~fx ou en ~(∃x)fx, c’est-à-dire incompatible avec
elles; et de même, respectivement, pour les autres relations du carré
logique : subcontrariété (disjonction), subalternation
(implication), contradiction (alternative).
Blanché perd ici une très belle occasion de distinguer entre les considérations absolue et existentielle de natures. Il aurait pu apercevoir l’évidente compatibilité des énoncés suivants : ‘tout dinosaure est un animal préhistorique’, qu’il symboliserait « (x) fx » et ‘il n’existe aucun individu disosaure qui soit un animal préhistorique’, à symboliser « ~(∃x)fx ». Une essence et ses attributs ne tiennent absolument pas à ce qu’il existe actuellement des individus de cette essence dotés de ces attributs, ces derniers fussent-ils essentiels ou accidentels. Quoi qu’en pense Blanché, aucune contrariété n’oppose donc l’universelle affirmative « (x)fx » et la non-existentielle « ~(∃x)fx ».
De même, il n’y a pas non plus d’équivalence entre ‘quelque dinosaure est brontosaure’ (‘quelque A est B’), tout à fait vraie en l’occurrence, et ‘il existe des dinosaures tels qu’ils soient des brontosaures’ (« (∃x)fx »), tout à fait fausse. Pour admettre une espèce, un genre n’a pas besoin que celle-ci possède encore des sujets réellement existants.
On n’aura pas
manqué de noter l’analogie entre, d’une part, les universelles et les
existentielles obtenues par nos /145-146/ quantificateurs, et, d’autre part,
les universelles et les particulières de la logique classique. Peut-être même
aura-t-on eu le sentiment qu’il était bien inutile de suivre un chemin si contourné
pour déboucher finalement sur un résultat aussi banal. L’analogie, en effet,
n’est pas douteuse, mais elle ne doit pas suggérer une assimilation pure et
simple. La théorie moderne est à la fois plus minutieuse et plus large :
elle dissipe des confusions dans l’analyse élémentaire et elle offre, pour les
développements ultérieurs, des ressources plus riches.
Je viens de remarquer qu’au contraire la théorie moderne introduit des confusions initiales lourdes de conséquences, là où l’analyse traditionnelle se montrait extrêmement plus fine.
La théorie
classique est confuse d’abord parce qu’elle présente comme élémentaires et
traite comme simples des propositions qui sont déjà complexes et dont elle n’a
pas poussé jusqu’au bout l’analyse. Déjà avant l’époque de la logistique, certains
auteurs avaient remarqué que la traditionnelle proposition universelle, sous
les dehors d’une catégorique, avait en réalité la signification d’une
hypothétique. L’homme est mortel n’est pas, malgré l’apparence
grammaticale, une proposition simple, conforme au schéma S est P.
Son ‘sujet’ homme est un pseudo-sujet; il n’est pas un porteur d’attributs,
puisque, étant lui-même concept au même titre que mortel, il fait
également fonction d’attribut.
On revient ici, sous couvert de rigueur intense, aux confusions initiales dont j’ai déjà dû avertir pour rectifier certaines de leurs conséquences[54]. Dans l’énoncé ‘l’homme est mortel’, ‘homme’ n’est pas un ‘pseudo-sujet’ : il est le sujet logique, il représente ce dont on entend faire progresser la connaissance. Et cela, c’est la nature humaine; c’est elle dont on cherche à juger si l’attribut ‘mortel’ lui convient, non les individus qui participent de cette nature. Pour Blanché, un nom n’est légitimement qu’un nom propre, il ne se substitue qu’à un individu, à une substance première, à un « porteur d’attributs » réel. Blanché n’a pas conscience que le nom peut être commun et se substituer dans un énoncé à une nature considérée absolument, en totale abstraction de quoi que ce soit d’existant qui en participe. Pourtant, sa désignation le montre déjà clairement : l’homme n’est pas tel homme, ni tel et tel et tel… homme. De plus, l’attribut considéré est ‘mortel’, c’est-à-dire l’aptitude à mourir, l’ouverture essentielle à la corruption, et non le fait actuel de mourir. ‘Mortel’ convient à une essence; ‘meurt’ convient plus volontiers à des individus de cette essence. ‘L’homme meurt’, malgré la formulation commune, laisse attendre une considération de ce qui concerne une essence non pas absolument, mais du fait de la façon concrète dont existent de ses participants, ainsi que le sent Blanché :
Ce n’est pas
l’homme qui meurt, mais tel et tel qui sont hommes et qui, parce qu’ils sont
hommes, sont aussi mortels.
Enfin, dans l’énoncé ‘l’homme est mortel’, ‘homme’ ne joue aucun rôle d’attribut; il pourrait le faire en un autre énoncé, comme dans ‘Socrate est homme’, mais ce n’est pas du tout le cas dans l’énoncé initial.
Ainsi la
proposition universelle classique comporte non pas une, mais déjà deux
fonctions, liées l’une à l’autre par un rapport d’implication, et dont
l’argument est commun, mais demeure, comme il convient pour une proposition
générale, indéterminé[55]. D’une telle proposition l’expression
développée serait, avec notre exemple : quiconque est homme est, par
là même, mortel, ou : pour tout x, si x est homme, alors x est
mortel. La formule schématique de l’universelle affirmative classique
s’écrira donc :
(x) · fx ⊃ · gx
Comme je l’ai maintes fois remarqué, Blanché ne peut voir les choses ainsi qu’en confondant la substance première, sujet réel d’accidents, et le sujet logique, qui se mérite proprement les attributs qui le font connaître. Et en ignorant l’aptitude et la tendance naturelle de la raison à s’intéresser à une essence pour elle-même, sans porter attention aux propriétés supplémentaires qu’elle pourrait se mériter en existant. Dans cette ignorance, en parlant de l’homme, il est contraint de lui supposer des individus et de parler de ces individus en leur attribuant d’abord l’humanité et seulement en second n’importe quelle autre qualité, ce qui l’amène à voir comme multiples les énoncés les plus simples et comme une implication entre deux énonciations une affirmation simple immédiate.
/146-147/
Précisons cependant que, quoique très voisines par le sens, l’universelle
classique (tout homme est mortel) et l’universelle moderne (pour
tout x, si x est homme, il est mortel) ne se recouvrent pas exactement, le
nouveau quantificateur ayant une portée plus générale que l’ancien. En effet, tout
homme est bien général, puisqu’il s’agit non de tel homme, mais d’un
homme quelconque; néanmoins cette généralité est limitée au genre humain. Au
contraire, tout x est (à moins qu’on n’en limite expressément
l’univers du discours considéré) absolument général; il s’étend aussi bien à
cette table ou à Bételgeuse, car il vrai d’un objet individuel
absolument quelconque que, s’il est homme, alors il est mortel. C’est
l’une des raisons qui interdisent d’assimiler la théorie moderne de la
quantification à la théorie classique.
N’en déplaise à Blanché, tout homme n’est pas « un homme quelconque », mais la nature humaine regardée absolument, sans aucune référence à quelque individu qu’elle informe. Avec l’avantage qu’il ne se présentera aucun besoin ultérieur de « limiter l’univers du discours considéré » pour éviter qu’un auditeur s’imagine qu’il soit peut-être question de « Bételgeuse ». Aristote sera donc tout à fait d’accord pour ne pas « assimiler la théorie moderne de la quantification à la théorie classique ».
On remarquera
que, comme toute implication, celle-ci (que Russell appelle ‘formelle’ et qu’il
vaudrait sans doute mieux appeler ‘générale’) exclut seulement le cas où le
conséquent serait faux pour un antécédent vrai. Elle demeure donc toujours valable
lorsque la fonction antécédente n’est vérifiée par aucun argument : c’est-à-dire
que s’il n’existe rien qui satisfasse à fx, alors on peut sans se
compromettre affirmer que ce qui y satisfait, satisfait aussi à gx, à
hx, ou à n’importe quoi (le faux implique tout). La proposition
universelle, étant hypothétique, pose seulement la relation du conséquent à
l’antécédent, mais nullement l’antécédent lui-même.
La considération de la proposition conditionnelle ou, pour user des mêmes termes que Blanché, de l’implication entre deux énoncés, n’a rien à voir avec l’analyse de l’universelle ‘classique’, je viens de le dire. Cependant, ce qu’en dit la logique contemporaine est si gauchi qu’il vaut la peine de rectifier un peu. Blanché dit avec vérité que la proposition hypothétique « pose seulement la relation du conséquent à l’antécédent ». Il en tire aussi avec justesse qu’elle ne pose « nullement l’antécédent lui-même ». Il pourrait ajouter – peut-être le sous-entend-il, il ne dit rien à l’encontre – qu’elle ne pose nullement non plus le conséquent. Tout ce qu’affirme la conditionnelle, c’est une conséquence reçue comme immédiate, sans besoin de preuve, de l’antécédent au conséquent.[56] Mais elle l’affirme, cette conséquence, et elle n’est vraie que pour autant que l’antécédent entraîne nécessairement le conséquent; or il pourrait bien ne pas l’entraîner même si par chance on donnait pour antécédent et pour conséquent deux énoncés indépendamment vrais, de sorte que cette conditionnelle : ‘si Socrate a bu la ciguë, mon père a cessé de fumer’, à l’encontre du dogme logistique, est fausse; les propositions qui s’y trouvent présentées comme antécédent et conséquent ne le sont pas du tout, aussi vraies soient-elles en elles-mêmes.
De la nature de la conditionnelle vraie, on peut tirer que connaître la vérité de son antécédent oblige à concéder celle de son conséquent, sous peine de fausseté de la conditionnelle, et que réciproquement connaître la fausseté du conséquent oblige à concéder celle de l’antécédent, encore sous peine de fausseté de la conditionnelle. Mais c’est la seule indication, toute conditionnelle justement, de la vérité ou fausseté de l’antécédent et du conséquent. En somme, de la plus vraie des conditionnelles, on ne tire aucune connaissance absolue de la vérité ou de la fausseté de l’antécédent ou du conséquent.[57]
Prétextant que la conditionnelle n’affirme que l’implication entre deux énoncés, mais ni l’un ni l’autre en lui-même, Blanché, très généreusement, assure qu’elle « demeure toujours valable[58] lorsque la fonction antécédente n’est vérifiée par aucun argument ». Certes, on peut ne pas savoir qu’une conditionnelle est fausse, tant qu’on n’a pas constaté que la fausseté de son conséquent peut coexister avec la vérité de son antécédent. Mais cette ignorance n’offre aucune garantie de vérité. La conditionnelle n’est vraie que si son antécédent entraîne son conséquent. Elle est fausse s’il ne l’entraîne pas. Ainsi, une fois affirmé que ‘quiconque est dinosaure est doué d’intelligence’, considérer qu’on n’a qu’à constater qu’il n’existe aucun individu dont on puisse dire avec vérité qu’il est un dinosaure pour trouver valable et vraie la conditionnelle; renchérir qu’on est alors tout autorisé à attribuer à « quiconque est dinosaure » de rire et… « n’importe quoi », « sans se compromettre », revient à prétendre vrai tout ce dont on ne peut faire admirer la fausseté en aucun cas concret. On notera l’insistance de Blanché dans les lignes suivantes : « Même s’il n’existe aucun individu porteur de l’attribut antécédent, une proposition hypothétique sera vraie pour n’importe quel attribut conséquent. » « Le faux », argue Blanché, « implique tout ». L’excuse sonne presque aristotélicienne, quoique lessivée de son sens. Aristote dit quelque chose comme cela[59], mais c’est pour mettre en garde de laisser passer une absurdité : « Concède-t-on une absurdité, les autres s’amènent, rien de surprenant là. »[60] Cependant, Aristote ne prétend pas là, absurdement, que de n’importe quelle fausseté on puisse déduire légitimement n’importe quelle autre, mais, plus modestement, que pour n’importe quelle conclusion fausse on peut trouver des propositions fausses dont la déduire rigoureusement. Si on tient à une formule comme ‘tout s’ensuit du faux’, il faudra entendre par ‘tout’ : tant du vrai que du faux, non que n’importe quoi suive n’importe quelle fausseté.[61]
Une proposition
hypothétique n’a pas besoin, pour être vraie, que son antécédent le soit :
sinon, on devrait rejeter tous les conditionnels irréels (Si tous les
hommes étaient sages, les gendarmes seraient inutiles). En d’autres
termes une proposition universelle n’a comme telle aucune portée existentielle[62] : non seulement sa vérité ne
présuppose pas l’existence d’un /147-148/ individu porteur de l’attribut antécédent,
mais, même s’il n’en existe aucun, elle sera vraie pour n’importe quel attribut
conséquent.
Il est tout à fait vrai qu’« une proposition universelle n’a comme telle aucune portée existentielle ». Mais c’est pour d’autres raisons que celles invoquées par Blanché et Mlle Roure. C’est qu’elle ne parle pas d’existence, ni de celle d’un sujet ni de celle d’un attribut, mais de convenance ou de compatibilité théorique d’un attribut avec un sujet pris universellement, qui ne peut donc pas être un individu.
On le
comprendra plus clairement encore si l’on se rappelle que l’universelle équivaut
à une non-existentielle : dire que Tout a est b, c’est dire
qu’il n’existe pas de a qui soit non-b, ce qui, quel que soit
b, est évidemment vrai dans le cas où il n’existe pas de a
du tout.
On a vu plus tôt que cette équivalence n’est pas complète[63] : il ne suffit pas, pour vérifier ‘tout B est A’, qu’aucune exception ne vienne maintenant l’infirmer; il faut qu’il n’y en ait jamais eu; il faut même qu’il ne puisse y en avoir, si l’énoncé universel est plus qu’une simple constatation d’adon, de coïncidence factuelle, accidentelle, du sujet et de l’attribut : il n’existe aucun brontosaure qui ne soit dinosaure; il n’y en a jamais eu non plus et il n’a jamais pu y en avoir.
Or, la
formulation classique de la proposition universelle Tout a est b
suggère fortement, bien qu’elle ne le dise pas expressément, qu’il existe des a
(et l’emploi du verbe être comme copule renforce encore cette suggestion).
Si l’on enseignait à un enfant que Tout pentaèdre régulier occupe un
volume inférieur à celui de la sphère où il est inscrit, on serait
justement accusé de lui enseigner une chose fausse tout en énonçant devant lui
une proposition qui ne l’est pas, parce qu’il interpréterait certainement un
tel énoncé comme supposant qu’il existe des pentaèdres réguliers. En énonçant
la proposition sous la forme hypothétique (implicative), on laisse au contraire
expressément en suspens la vérité de l’hypothèse pour poser seulement celle
de l’implication.
Cette ‘suggestion d’existence’ tient simplement à l’ignorance mentionnée plus tôt de l’homonymie du verbe ‘être’, tantôt expression de l’existence, quand il constitue à lui seul tout l’attribut, tantôt simple expression de la convenance de l’attribut au sujet, quand il intervient comme troisième expression dans l’énoncé.[64] Pareille ignorance implique beaucoup d’inexpérience logique. Aussi Blanché a-t-il raison d’adresser à un enfant le fait de traiter le verbe ‘être’ comme impliquant de soi existence. Spécialement s’il est question d’un sujet intégrant deux notions incompatibles, comme ‘cercle carré’ ou… ‘pentaèdre régulier’.
Comme
l’universelle, la ‘particulière’ est une proposition générale, ayant pour
sujet apparent un concept, et énonçant donc une liaison entre deux attributs.
Mais la liaison est ici une conjonction, non une implication. Contrairement à
l’universelle, la particulière est catégorique, et même doublement, puisque
dire que Quelque a est b, c’est dire qu’il existe des individus qui sont
a et qui, en même temps, sont b. Quelques cygnes sont
noirs signifie qu’il y a des êtres qui conjoignent les deux propriétés
d’être des cygnes et d’être noirs. La notation correcte de la particulière
classique sera donc :
(∃x) : fx · gx
Une telle proposition
diffère profondément de l’universelle en ce qu’elle a, elle, une portée
existentielle expresse.
Les mêmes remarques valent : la particulière, pas plus que l’universelle, ne concerne d’office l’existence. Elle aussi, en tant que « générale », vise la convenance d’attribut à sujet, même si penser le contraire accuse moins d’inexpérience. On use d’elle plus volontiers en effet pour inclure l’existence. Mais certes pas automatiquement.[65]
Mais si les
‘particulières’ sont ainsi des existentielles, il n’est pas vrai qu’inversement
toute existentielle prenne /148-149/ la forme spéciale de la ‘particulière’
classique qui est une existentielle double, affirmant à la fois l’existence
d’un a et sa conjonction avec b. C’est cette duplicité de
la particulière classique qui risque de rendre ambiguë sa négation, laquelle
peut porter soit sur l’existence, soit sur la conjonction. Il n’existe pas
de ab peut signifier ou bien qu’il existe des a, mais qu’ils ne
sont pas b, ou bien qu’il n’existe aucun a : la
proposition reste vraie dans les deux éventualités. D’où l’équivoque de la
proposition universelle traditionnelle, puisqu’elle équivaut à la négation
de l’existentielle. À Crowland toutes les voitures ont des roues d’argent :
cela signifie-t-il qu’à Crowland, il y a effectivement des roues d’argent aux
voitures, ou bien qu’à un tel nid de corneilles aucune voiture ne peut
accéder?
Remarquons en passant que le logicien légifère en observant les façons normales de s’exprimer, celles où on use des mots et des tournures en leurs sens stricts. Il ne peut pas recenser exactement toutes les métaphores et figures dont l’orateur ou le poète usent pour surprendre, justement, et persuader par des impressions là où une matière trop floue ne se laisse pas exprimer rigoureusement. Il laisse au rhéteur et au théoricien de la poétique de porter jugement sur l’efficacité de ces procédés.
Ces confusions
ne sont pas sans conséquence. Elles déterminent de graves erreurs, que
Brentano et Mac Coll avaient déjà remarquées, dans la théorie traditionnelle
des inférences. Celles qui concluent de la vérité de l’universelle à celle de
la particulière correspondante y sont présentées comme légitimes (subalternation,
conversion par accident, syllogismes en Darapti et en Felapton).
Or il est clair que, d’une proposition qui ne dit rien sur l’existence, on n’a
pas le droit de conclure à une existence. S’il est vrai que, comme son nom
l’indique, le serpent de mer est un animal aquatique, il ne s’ensuit pas qu’il
en existe aucun. En d’autres termes : le rapport qu’énonce l’universelle
peut être valable sans qu’il ait jamais occasion de s’appliquer. Même s’il
n’existe, en fait, aucun corps soustrait à l’action de toute force extérieure,
cela ne contredit pas le principe d’inertie.
Toutes ces accusations se fondent sur l’interprétation existentielle de la particulière et se dissolvent dès qu’on remarque sa fausseté. ‘Tout homme est mortel’ et ‘tout serpent de mer est animal aquatique’ impliquent à n’en pas douter que ‘quelque homme est mortel’ et que ‘quelque serpent de mer est aquatique’, qui ne répètent qu’une partie de leur vérité, sans, plus qu’elles, se prononcer sur l’existence d’hommes ou de serpents de mer réels. Les mêmes universelles impliquent avec autant de nécessité que ‘quelque mortel soit homme’ et que ‘quelque animal aquatique soit serpent de mer’ (subalternation), toujours sans présumer qu’il en existe. Autrement dit, la compatibilité de ‘mortel’ avec ‘homme’ implique celle d’‘homme’ avec ‘mortel’, et celle d’‘animal aquatique’ avec ‘serpent de mer’ implique celle de ‘serpent de mer’ avec ‘animal aquatique’ (conversion par accident), qu’il en existe ou non. Enfin, que ‘toute baleine soit aquatique’ et que ‘toute baleine soit mammifère’ impliquent assurément que ‘quelque mammifère soit aquatique’ (Darapti); de même, qu’‘aucun dauphin ne soit terrestre’ et que ‘tout dauphin soit mammifère’ infèrent forcément que ‘quelque mammifère ne soit pas terrestre’ (Felapton).
L’impression qu’on acquiert là quelque notion d’une existence factuelle de ‘mammifères aquatiques et non-terrestres’ ne vient pas des conclusions ‘particulières’ obtenues, mais d’une connaissance qu’on a déjà par ailleurs de ce qu’il existe des baleines et des dauphins. Ainsi, en considérant l’argument suivant : ‘Tout serpent de mer est plus long qu’une baleine’ et ‘tout serpent de mer est animal aquatique’, on conclurait strictement que ‘quelque animal aquatique est plus long qu’une baleine’, mais sans aucunement prétendre qu’il existe des animaux aquatiques plus longs que des baleines, car on sait par ailleurs qu’il n’existe pas de serpents de mer. On comprendrait seulement que la compatibilité de ces attributs avec le serpent de mer entraîne leur compatibilité mutuelle.
Bref, pour citer Blanché, cette fois en l’approuvant, « le rapport qu’implique » la particulière « peut être valable sans qu’il ait jamais occasion de s’appliquer ».
C’est pourquoi
l’on peut, en se conformant aux règles classiques, construire des
raisonnements sophistiques, comme ce syllogisme en Darapti que Mill citait déjà
en exemple : Tout dragon souffle des flammes, tout dragon est
serpent, donc quelque serpent souffle des flammes.
On aura déjà compris la solution. Le raisonnement en question n’a rien d’un sophisme; ses propositions entraînent avec nécessité sa conclusion; celle-ci ne dit nullement qu’il existe des serpents qui soufflent des flammes, mais simplement qu’en autant que ‘souffler des flammes’ et qu’‘être serpent’ conviennent au dragon, ils se conviennent l’un à l’autre. Personne, ou peut-être un enfant, n’en croira qu’il existe des dragons ou des serpents souffleurs de flammes.
Ou
encore : de ce que Nul mathématicien n’a carré le cercle, on
pourrait, par une succession d’inférences toutes autorisées par la logique
classique (successivement : conversion, obversion, subalternation,
conversion), conclure finalement que Quelque /149-150/ non-mathématicien
l’a carré. L’inférence de l’universelle à la particulière n’est valable
que si, expressément ou implicitement, on adjoint à l’universelle une seconde
proposition affirmant l’existence de son ‘sujet’.
Aussi spectaculaire soit-elle, cette attaque
illustre plutôt les sophismes de la non-cause et de la double demande. Ainsi que je l’ai déjà répété plusieurs fois, l’énoncé
particulier ne connote pas d’office l’existence; pas plus que l’énoncé
universel ne le fait. Le concéder ne donnerait toutefois pas plus de
consistance au sophisme allégué par Blanché, car là ne réside pas ce qui crée
l’apparence de conduire ‘rigoureusement’ à une absurdité. Ni l’énoncé
particulier, disais-je, ni l’énoncé universel ne connotent d’office l’existence.
Ils le peuvent cependant, selon le contexte de la considération. Le plus
normalement, l’universelle comme la particulière relèvent d’une considération
absolue de la nature concernée : ‘tout brontosaure est dinosaure’ et
‘quelque dinosaure est brontosaure’ ne s’intéressent aucunement à l’existence
de brontosaures ni de dinosaures, mais seulement à la convenance, au degré
d’identité qui unit les deux natures concernées.
Cependant, on peut aussi, à considérer des natures dans ce que leur vaut leur existence réelle, être amené à parler universellement ou, plus ordinairement, particulièrement. La formulation révèle souvent ce contexte, spécialement en usant d’ajouts au nom ou au verbe, ou en parlant au passé ou au pluriel. Ainsi, ‘toutes les roses que j’ai observées avaient des épines’ renvoie manifestement à des roses en leur réalité existentielle. Renvoyer ainsi à des individus plutôt qu’à une nature universelle fournit l’indice clair d’un contexte existentiel.
Dans le sophisme cité, ‘nul mathématicien n’a carré le cercle’, du fait de se dire au passé composé, suggère de même à l’abord un contexte existentiel. Le contenu mathématique, par contre, reste proche de la considération absolue qui expliquerait l’état de fait signalé par l’impossibilité de la carrure du cercle : ‘nul mathématicien’, en fait ‘personne ne peut carrer le cercle’. La prétendue conversion de l’énoncé initial appelle comme sujet un nom composé de deux incompossibles en les donnant comme compossibles et même comme effectivement composés dans la réalité. Elle présuppose un autre énoncé comme condition : ‘nul ayant carré le cercle n’est mathématicien’ présuppose que ‘des gens ont carré le cercle’ et possède cette saveur hypothétique dénoncée par Blanché comme l’apanage de tout énoncé particulier[66]. En somme, se trouve-t-on à dire, ‘si des gens ont carré le cercle, aucun d’entre eux n’est mathématicien’. On doit certes réagir à pareille condition et refuser la conversion en question comme légitime, en contestant d’entrée de jeu : ‘Mais personne n’a carré le cercle!!!’
Le problème ne se poserait pas avec des énoncés vraiment simples, mettant en jeu des natures simples. Par exemple, avec ‘aucun cercle n’est carré’, on alignerait sans souci les opérations dénoncées par Blanché : ‘aucun carré n’est cercle’, ‘tout carré est non-cercle’, ‘quelque carré est non-cercle’, ‘quelque non-cercle est carré’. Tandis que dès qu’on laisse entrer comme terme un nom composé d’incompossibles, la même apparence d’inéluctable absurdité s’ensuit. Ainsi : ‘aucune figure n’est cercle carré’, ‘aucun cercle carré n’est figure’, ‘tout cercle carré est non-figure’, ‘quelque cercle carré est non-figure’, ‘quelque non-figure est cercle carré’. Il faut, dès la prétendue première conversion, opposer : ‘Mais il n’y a pas de cercle carré!’
Et il en va de
même pour l’inférence des contraires, qui cessent d’être incompatibles sans une
telle présupposition (par exemple : il n’existe pas d’homme invertébré
qui ne soit carnassier, et il n’en existe pas davantage qui le soit).
Une autre allégation qui s’évanouit, si on a pris conscience que le verbe ‘être’, quand il s’agit d’affirmer ou de nier universellement un attribut n’a aucune prétention d’existence, mais oppose simplement la convenance et l’inconvenance d’un attribut à un sujet. Encore ici Blanché compose des incompossibles et les traite comme un sujet réel auquel attribuer ou nier quelque attribut. À qui demande si ‘tout ou quelque ou aucun homme invertébré est ou non carnassier’, il faut d’abord opposer que ‘nul homme n’est invertébré’, au sens que ‘homme’ et ‘invertébré’ ne se composent pas comme sujet et attribut, ce qui entraîne immédiatement, sans besoin de le dire, qu’il n’en existe pas. Ces demandes, comme le reproche Blanché, sont doubles et réclament deux réponses. Mais la demande cachée n’est pas directement à l’effet de l’existence d’hommes invertébrés; elle vise plutôt la convenance d’invertébré à homme. Aristote dénoncerait encore une double demande.
On objectera
peut-être que c’est là précisément la preuve que l’universelle classique a
effectivement une portée existentielle, le sens d’une proposition étant déterminé
par les règles de son emploi, et que ce qu’elle nie de la particulière
contradictoire, c’est la conjonction et non pas l’existence. Mais – outre qu’en
logique on doit pourchasser l’implicite et que, de plus, on ne devrait pas
présenter comme une proposition unique un énoncé qui comporte une double
assertion – si les règles des subalternes et des contraires redeviennent ainsi
valables, celles des contradictoires et celles des subcontraires cessent
alors de l’être, puisque, les quatre propositions opposées affirmant également
l’existence du sujet, elles peuvent être fausses toutes les quatre.
Tout au contraire, on le devinera, il faut « refuser également aux quatre propositions toute portée existentielle » d’office. Blanché s’attend à cette réplique et s’affaire à y contre-répliquer tout de suite après.
On ne
rétablirait pas la situation en refusant également aux quatre propositions
toute portée existentielle, ce que permettrait une interprétation en compréhension.
Selon cette interprétation, en effet, l’universelle signifie que le concept a
implique strictement le concept b, et la particulière qu’il
n’implique pas le concept non-b, c’est-à-dire qu’il est compatible
avec lui.
Tel que déjà signalé, la particulière n’est pas limitative. Elle ne dit pas que ‘seulement quelque B est A’, mais qu’on sait seulement pour quelque B qu’il est A. On laisse ouvert, puisqu’on n’est pas encore à même d’en juger, si ‘quelque B n’est pas A’ ou si finalement ‘tout B est A’. ‘Quelque corbeau est noir’ n’exclut ni que ‘quelque corbeau ne soit pas noir’ ni que ‘tout corbeau soit noir’.
Toutes les
propositions prennent ainsi une portée modale, l’universelle devient une apodictique
plus forte que l’universelle en extension, la particulière une problématique
plus faible que la particulière en extension, et aucune des deux ne pose
assertoriquement une existence : les propositions ne concernent plus l’existence
d’individus, mais la consistance de concepts.
À condition de se rappeler que le plus naturellement la raison considère absolument les natures et cherche quels attributs leur conviennent abstraction faite de propriétés qui s’ajouteraient à elles du fait d’individus existants qui en participent, il n’y a pas à différencier les points de vue de l’extension et de la compréhension : l’énoncé exprime la même relation de convenance entre sujet et attribut, qu’on la décrive par le fait que le sujet comprenne l’attribut ou que l’attribut s’étende au sujet. Il s’agit toujours de considérer que l’attribut, notion mieux connue parce que plus confuse, représente adéquatement le sujet, encore moins connu. Toute la querelle entre ‘compréhensivistes’ et ‘extensivistes’, ainsi que les reproches faits à Aristote d’osciller entre l’une et l’autre interprétation de l’énonciation et du principe ‘dici de omni’ tiennent à l’erreur si répandue, dont j’ai fait justice plus haut, qui veut prendre strictement le vocabulaire inclusif dont on use spontanément en décrivant l’énonciation comme exprimant que l’attribut est dans le sujet, ou le sujet dans l’attribut. Si on comprend que plus strictement, comme elle le dit, justement, l’énonciation assimile, identifie sujet et attribut, il n’y a plus à se quereller à savoir duquel vaut-il mieux de dire qu’il s’identifie à l’autre.[67]
Il n’y a aucune raison de regarder comme automatiquement nécessaire l’universelle. Sans doute, ‘tout homme est animal’ énonce un fait nécessaire, bien qu’en le sous-entendant; mais ‘tout apôtre de Jésus est juif’ énonce un fait contingent, encore en sous-entendant ce mode. Dans la mesure où le mode n’est pas précisé explicitement, l’attitude prudente est de considérer que le locuteur, ignorant celui-ci, ne se prononce pas à son endroit, plutôt que d’opter précipitamment pour un mode qui serait sous-entendu. De même, il n’y a aucune raison de considérer automatiquement une particulière comme « problématique » : elle exprime un fait dans la limite de la connaissance du locuteur et ne se prononce pas sur ce qu’il s’agisse d’une attribution ou non-attribution nécessaire, possible, contingente ou problématique.
Seulement, les
difficultés n’auraient été que déplacées. Une universelle dont la fonction
antécédente serait inconsistante, donc nécessairement fausse, serait
elle-même nécessairement vraie, puisque le faux implique tout, même strictement[68]; et de cette vérité il serait
illégitime d’inférer celle de la particulière correspondante, qui énonce une
possibilité. L’inférence des subalternes ne serait permise que si l’on pouvait
/150-151/ ajouter ou sous-entendre à la proposition universelle une affirmation
de consistance, mais alors il arriverait que les quatre ‘contradictoires’
fussent toutes fausses. On se retrouve donc devant les mêmes embarras,
transposés seulement de l’existence des individus à la consistance des
concepts.
On retrouve la cascade d’inconvénients liés à la méconnaissance de la nature de l’énonciation. On ne peut y remédier qu’en rappelant que, dans son expression traditionnelle, l’énonciation n’est pas par nature multiple et conditionnelle. Dire que ‘tout homme est animal’ n’est pas dire que ‘s’il y a des hommes, ils sont des animaux’, c’est dire, sans aucune considération du fait qu’il existe ou non des hommes, que la notion ‘animal’ éclaire celle d’‘homme’. Il n’y a donc aucun danger de se trouver avec une « fonction antécédente inconsistante », à moins, comme Blanché le faisait plus haut avec son ‘carreur de cercle’ et son ‘homme invertébré’, de s’interroger sur un sujet déjà composé, et composé d’éléments incompossibles. Pour sa part, la particulière n’énonce pas de soi une « possibilité », ni une conjecture, ni une nécessité, mais le fait brut qu’un attribut convienne au moins en partie à la représentation d’un sujet universel. Aucun danger, par conséquent, de se retrouver avec « quatre contradictoires fausses ».
Ainsi, quelque
interprétation que l’on choisisse pour les propositions, qu’on les assortisse
ou non d’une condition restrictive, qu’on les entende en extension ou en
compréhension, de toute façon le système des opposées sera mis en défaut.
J’ai bien montré que ce n’est absolument pas le cas.
Paradoxalement,
ce n’est pas pour les universelles et les particulières classiques que vaut
le classique carré des opposées, c’est pour les universelles et les
existentielles de la logique contemporaine qui, étant vraiment simples, ne
comportent pas de négation équivoque.
Paradoxalement, plutôt, tout le souci de rigueur de Blanché le conduit à deux carrés d’opposition dont l’un, qu’il dit fondé sur le point de vue de l’universalité, ne présente aucune utilité et dont l’autre, fondé sur l’existence, prétend opposés des énoncés compatibles.
Ainsi que je l’ai expliqué plus haut, fin du paragraphe 36[69], l’existence ou inexistence d’individus auxquels attribuer les sujets des énoncés ne fait rien à la convenance ou inconvenance à ces sujets de leurs attributs. Par suite, « ~(∃x) ~fx » et « ~(∃x)fx », aussi péremptoirement qu’elles prétendent se contredire, sont tout à fait compatibles autant avec « tout brontosaure est dinosaure » qu’avec « nul brontosaure n’est dinosaure ». Qu’il n’existe aucun brontosaure qui soit dinosaure, ni aucun qui ne le soit pas, laisse ouverte la question de savoir si le brontosaure a pour genre le dinosaure. Et le logicien moderne sera peut-être ahuri d’apprendre que de fait c’est l’affirmative qui se vérifie, malgré l’absence d’individus existants où l’observer.
Quant au carré fondé sur l’universalité, Blanché a lui-même remarqué sa stupéfiante inutilité, hormis le cas de tautologie, qui pourrait s’en passer. Comme son ‘x’ représente potentiellement n’importe quel être ou non-être individuel, il faudra, pour lui trouver quelque application, limiter – de l’extérieur de l’énoncé ou en le multipliant lui-même par quelque préfixe – « son univers de discours », en recourant à quelque notion universelle, de façon à le ramener autant que faire se peut à une énonciation normale.
Si la théorie
classique laisse ordinairement implicite, ou même indécise, la portée
existentielle de ses propositions, de nouvelles confusions viennent
l’affecter lorsqu’elle essaie d’énoncer explicitement une existence. Faisant
entrer toute proposition dans le schéma S – P, elle se condamne à
traiter l’existence comme un attribut au même titre qu’une qualité, à
considérer qu’être réel est une propriété de l’atome aussi bien qu’être
doué de masse, à traduire Il y a des cygnes noirs par Des
cygnes noirs sont existants[70].
De fait, dans l’énoncé existentiel, l’existence, l’être, est l’attribut. Il faut réaffirmer ici ce fait obstinément ignoré que le verbe ‘être’ présente deux sens, deux usages à reconnaître selon le contexte.[71] Comme l’intérêt le plus naturel de la raison ne porte pas sur les singuliers, mais sur les natures universelles, ses énoncés s’intéressent ordinairement à des attributs universels susceptibles d’éclairer la constitution et les propriétés de pareilles natures. Dans ce contexte, le verbe ‘être’ sert simplement d’indice de composition, d’assimilation de pareils attributs à leurs sujets. Mais si tant est qu’on se questionne sur l’existence de sujets, la réponse prendra le verbe ‘être’ pour l’attribut dont juger de la convenance ou disconvenance au sujet. Blanché parle, à tort, d’un attribut « au même titre qu’une qualité ». De fait, en ce sens d’existence, ‘est’ se montre encore multiplement homonyme, car les êtres le sont sous plusieurs modalités. On ne dit pas qu’il ‘est’ en le concevant pareillement, si c’est à une substance qu’on l’attribue, ou à une quantité, ou à une qualité, ou à une relation, ou à quelque autre modalité suprême de l’être ou à quelqu’une de ses espèces. Ceci dit, l’existence se traite comme un attribut, oui, en ceci que toute vérité s’exprime en jugeant de la convenance d’un attribut à un sujet. Si on veut exprimer qu’on connaît comme réels Pierre, ou son mètre quatre-vingt, ou sa bonne humeur, ou sa position assise, on dira qu’ils sont, qu’ils existent, tout comme on dit que Pierre est animal raisonnable, quand on veut exprimer de quelle nature il est.
La jument de
Roland, les cent thalers de Kant, illustrent suffisamment ce qu’une telle
réduction a d’erroné.
Blanché suggère ici que ni lui ni les logiciens modernes ont inventé d’eux-mêmes toutes les erreurs et mésinterprétations qu’ils colportent. Il se présente comme l’héritier de préjugés transmis de génération en génération d’intellectuels depuis Kant et bien avant.
Descartes, après saint Anselme et d’autres, a voulu prouver l’existence de Dieu du seul fait qu’on en conçoive quelque notion. Certes, ce serait toute une économie d’effort, d’avoir seulement à regarder en notre esprit pour connaître l’existence de quoi que ce soit, sans avoir à confronter ses conceptions avec la réalité extérieure. Kant, après saint Thomas, a bien raison de refuser cette preuve paresseuse : aucune conception humaine ne garantit à elle seule l’existence de son objet.
Cependant, énoncer qu’une chose existe n’est pas prouver son existence, c’est annoncer qu’on la connaît déjà. En énonçant que ‘Pierre est’ ou qu’‘aucun dragon n’est’, on n’entend rien prouver, ni rien ajouter à une réalité extérieure du fait qu’on y pense; on transmet simplement une connaissance qu’on a déjà du fait que Pierre soit un être réel et que le dragon n’en soit pas un. La jument de Roland et les cent thalers tombent donc à plat. Certes, ajouter à toutes leurs précieuses propriétés qu’ils sont ne les fera pas exister; ce qu’il faut ajouter, dans leur cas, pour témoigner de ce qu’on sait, c’est justement qu’ils ne sont pas. L’expression de la vérité passe encore par l’usage du verbe être comme attribut, mais en le niant.
La notation
moderne interdit cette assimilation trompeuse. L’existence n’y est jamais
affirmée comme un attribut ou, plus généralement, comme un prédicat de quelque
chose, mais toujours affirmée de /151-152/ quelque chose qui est caractérisée
par un attribut ou un prédicat. Autrement dit :
1º L’existence
ne s’exprime jamais par un signe de fonction f(x), mais
toujours par un signe d’opérateur (∃x). Le langage usuel ici nous égare[72], qui fait de ‘exister’ un
verbe, ayant pour sujet grammatical la chose qui est dite exister. L’expression
correcte ne serait pas davantage Des cygnes noirs existent que Des
cygnes noirs sont existants, mais plutôt Il existe des cygnes noirs,
Il y a des cygnes noirs, où la forme impersonnelle du verbe suggère
que celui-ci doit être entendu comme un opérateur initial, marquant que la fonction
‘… est un cygne noir’ est satisfaite par au moins un argument.
On devrait maintenant saisir que même en le cachant par l’usage de tournures impersonnelles, dans toutes ces formulations on parle de cygnes noirs et on leur attribue l’existence, non comme quelque chose qu’on est en mesure de leur donner, mais comme un fait qu’on est à même de constater et de déclarer.
2º Toute
proposition existentielle comporte une variable liée et est donc une
proposition générale, même quand elle ne porte que sur une existence
individuelle. Affirmer l’existence d’un sujet individuel serait ne rien dire,
s’il demeurait absolument indéterminé : pour nourrir pareil énoncé, il
faut introduire un concept – et avec lui la généralité – qui précise à quelque
degré ce qu’est cet individu en lui attribuant un prédicat. Là encore, le
langage commun nous trompe quand il nous suggère la possibilité de propositions
existentielles singulières telles que Pierre existe. Une telle
proposition ne doit pas être symbolisée par ∃x1, forme interdite par la syntaxe logique,
mais bien par (∃x)fx,
signifiant que, parmi la totalité des choses ou des êtres, il y en a au moins
un qui satisfait à la fonction f, laquelle peut symboliser telle ou
telle fonction prédicative regardée comme caractéristique de Pierre, quand ce
ne serait que celle de s’appeler ‘Pierre’.
Blanché reconnaît, au fond, qu’en s’interdisant d’user de noms communs comme sujets d’énonciations, il s’est condamné à « ne rien dire », à moins de réintroduire par quelque passe-passe « un concept – et avec lui la généralité – qui précise à quelque degré ce qu’est » le sujet dont on parle « en lui attribuant un prédicat ». Blanché a beau critiquer « le langage commun », on voit que ce dernier parle plus clairement et dit ce que Blanché n’arrive pas à dire correctement malgré tous ses efforts de rigueur.
La théorie
moderne de la proposition a un autre avantage que celui de permettre une
analyse plus précise des propositions classiques. Celles-ci ne représentent en
effet que des cas spéciaux, dont l’expression moderne suggère l’extension
/152-153/ selon plusieurs dimensions, alors que certaines de ces généralisations
demeurent interdites à la théorie traditionnelle. [1º] Ses propositions
sont à double prédicat : rien n’empêche des compositions plus complexes.
[2º] Ces deux prédicats sont reliés par une implication ou une
conjonction : il y a d’autres connecteurs. [3º] Chacun de ces
prédicats ne comporte qu’un seul argument : pourquoi pas plusieurs?
[4º] Enfin l’argument y est commun aux deux prédicats : mais ne
peut-on relier en une proposition des prédicats dont les arguments ne soient
pas entièrement identiques, et notamment des prédicats n’ayant pas le même
nombre d’arguments?
La logique
traditionnelle n’est pas restée entravée par la première de ces limitations. Si
elle a arrêté son analyse avant de parvenir à la forme propositionnelle la plus
simple, elle ne s’est pas interdit toute synthèse à partir des propositions
qu’elle regardait comme élémentaires : sa théorie des propositions dites
‘hypothétiques’ en témoigne, en même temps qu’elle lève, au moins partiellement,
la seconde restriction.[73] Pour celle-là cependant, les
ressources supérieures de la logique moderne se manifestent déjà davantage. Elle
nous apprend aussi, il est vrai, que tous les connecteurs binaires peuvent s’exprimer
en termes d’implication ou de conjonction, mais il faut, pour cela, faire de la
négation un usage plus varié que celui auquel se bornait la proposition classique;
et entre ces formes multipliées elle multiplie les équipollences[74]. Par exemple, on peut formuler une
disjonctive existentielle en appliquant les lois de De Morgan qui posent
une équivalence entre (∃x) : fx · ~gx
et (∃x) · ~(~fx · v · gx),
ou une disjonctive universelle en passant, selon la définition usuelle de
l’implication par la disjonction, de (x) : fx ⊃ gx à (x) : (~fx) v (gx).
Mais c’est sur
les deux dernières extensions qu’éclate la supériorité de la logique
contemporaine. La proposition qui s’adapte exactement sur le schéma S est
P, à savoir la proposition attributive singulière telle que Pierre
est homme, n’admet qu’un seul sujet. Or une proposition singulière reste
telle lorsque son prédicat comporte plusieurs places d’arguments; et alors on
peut bien dire qu’elle a plusieurs sujets /153-154/ si, sans s’astreindre à
l’usage grammatical, on élargit le sens de ce terme pour lui faire désigner les
individus qui servent d’arguments à la fonction prédicative : Pierre
bat Jean, Paris est plus grand que Versailles, Jacques marie
Françoise à Henri, Limoges est entre Paris et Toulouse. Ces
propositions ont la forme fx1y1, ou fx1y1z1,
qui sont des singularisations de formes propositionnelles construites sur les
fonctions fx̂ŷ ou fx̂ŷẑ. Dans ces
propositions, rien d’autre que l’ordre n’y distingue les divers arguments, et
bien que cet ordre ne soit pas, en général, modifiable, le fait d’être le
premier ne confère à l’un de ces arguments aucun privilège par rapport aux
autres.
Le progrès dont se félicite ici Blanché est une confusion funeste du sujet et de l’attribut. Il oublie totalement que le sujet est ce dont on parle, ce qu’on est intéressé à connaître, et que l’attribut est ce qu’on en dit, ce qu’on en fait connaître. Cette notion de sujet ne peut pas « s’élargir … pour lui faire désigner » ce qui fait partie de l’attribut, fût-ce un singulier déjà mieux connu, auquel on recourt pour transmettre la connaissance d’un sujet singulier. Ajouter des « arguments » au sujet ou à l’attribut n’enrichit pas un énoncé, il le multiplie, Aristote l’avait déjà fort bien compris.[75] Cependant, un seul et unique attribut peut s’avérer fort complexe : intégrer par exemple au verbe divers compléments directs, indirects, circonstanciels (« marie Françoise à Henri » dans deux jours à Notre-Dame de Paris; ou composer un genre avec un certain nombre de différences (animal bipède sans plumes). L’apparente multiplicité, alors, n’est que grammaticale.
À partir des
mêmes fonctions, on peut naturellement, comme dans le cas des fonctions à une
seule place d’argument, obtenir des propositions par généralisation, en liant
les variables. On verra au paragraphe suivant comment on y parvient en liant à
la fois, semblablement ou diversement, plusieurs variables. Considérons,
pour le moment, le cas où une seule variable est liée, l’autre (ou les autres)
étant individualisée. La variable liée pourra l’être universellement :
Tout le monde admire Pasteur (x) · fxy1
Tous les musiciens n’aiment pas
Wagner ~(x) · fx ⊃ gxy1
Pierre a horreur des araignées (y) · fy ⊃ gx1y
Ou bien la variable sera liée
existentiellement :
Certains préfèrent Mozart à
Beethoven (∃x) · fxy1z1
Verlaine a inspiré des musiciens (∃y) : fx · gx1y
Pas de plus belle ville que Paris ~(∃x) : fx · gxy1
L’immense avantage qu’on retire à considérer ainsi des prédicats
polyadiques, c’est qu’ils permettent une expression exacte des propositions de
relation. La logique classique était obligée de regarder ‘plus grand que
B’, ‘situé entre B et C’, comme des attributs de A.
Lorsqu’enfin on a dû reconnaître qu’ici le cadre traditionnel éclatait, il a
bien fallu, si l’on ne se résignait pas à couper en deux la pensée et à
juxtaposer deux logiques hétérogènes, s’élever à une forme plus générale /154-155/
de proposition, susceptible de redonner, selon la façon dont on la spécifiait,
les propositions d’inhérence ou les propositions de relation. C’est
précisément ce que permet la notion de fonction prédicative à n
places d’arguments : les propositions attributives ou d’inhérence sont
construites avec des fonctions monadiques, les propositions de relation avec
des fonctions polyadiques, tandis que les phrases verbales se distribuent entre
le premier groupe (Pierre dort) et le second (Pierre bat Jean,
marie Françoise à Henri).
Encore un ‘progrès’ qui porte à faux! Tant qu’on n’oublie pas que l’attribut a pour rôle logique d’exprimer la connaissance qu’on a du sujet, il n’y a aucun problème, pour la logique traditionnelle, à le laisser prendre la forme d’un corrélatif ou d’un verbe autre qu’être avec autant de compléments directs, indirects et circonstanciels qu’on voudra, en profitant de toute la richesse d’expression de la langue naturelle. Toute la subtilité dont se targue Blanché n’a pour effet que de confondre sujet et attribut dans leurs rôles. Ce n’est pas surprenant que le logicien moderne finisse par avouer candidement que sa logique n’aide pas à penser.[76] Qu’au mieux il peut traduire en symboles des pensées déjà formées naturellement.
Il ne faudrait
pas croire que, dans xRy, R correspond à la copule de S
est P, tandis que x et y correspondraient respectivement
à S et à P. En réalité, x et y sont tous
les deux des arguments au même titre que S, et R est prédicat
comme P, ou plus exactement comme est P, mais c’est un
prédicat binaire. C’est pourquoi la forme fxy, qui ne suggère pas ces
fausses correspondances et qui, au contraire, souligne l’analogie avec fx
tout en précisant exactement la différence, est préférable. Elle s’impose
d’ailleurs dès que la relation est plus que binaire.
Certes, ‘R’ ne correspond pas à la copule. Plutôt, ‘x’ s’essaie à correspondre au sujet et ‘Ry’ à l’attribut, qu’il mette en jeu copule et attribut, comme ‘est médecin’, ou verbe et objet direct, comme ‘bat Jean’, ou verbe et objet indirect, comme ‘donne à Marie’. Mais c’est déjà « élargir » le champ de vision moderne.
Mais une fois
qu’on sait ainsi analyser les propositions de relation en termes de fonctions,
on pourra souvent se dispenser de les mettre sous cette forme un peu encombrante,
et construire directement, avec un symbolisme allégé, un calcul des relations (§ 48-52). Il sera alors commode, du moins
dans le cas des relations binaires, de revenir à l’écriture xRy; on
verra que même les propositions de la syllogistique qui ne sont pas, comme les
singulières, des propositions d’inhérence, se peuvent exprimer selon une
structure analogue.
Il apparaît
ainsi qu’il faut quelque peu atténuer l’idée, qui a connu une grande fortune
depuis un siècle, selon laquelle la grande nouveauté de la logique
contemporaine par rapport à la logique classique serait d’avoir substitué, à
l’unique et monotone copule de l’attribution, la considération de ces copules
multiples et diverses que sont les relations de toute espèce. Les logiciens
actuels aimeraient mieux dire que c’est dans la théorie moderne de la
quantification, plutôt que dans la théorie des relations, qu’il faut chercher
la différence /155-156/ fondamentale entre la nouvelle logique et
l’ancienne : celle-ci demeurant, malgré quelques timides tentatives pour
s’en dégager, dans le cadre de la quantification unique pour une proposition,
tandis que celle-là, en admettant les fonctions à plusieurs arguments, admet du
même coup la possibilité d’une quantification multiple.
J’ai déjà fait justice de ces deux prétentions.
« L’unique et monotone copule de l’attribution » correspond à l’unique et propre intention de l’énonciation : connaître la vérité, exprimer la connaissance qu’on en a, la rendre accessible à quiconque. Connaître la vérité est juger de l’adéquation d’un concept dont on use pour représenter la réalité à laquelle on s’intéresse. D’où la pertinence du verbe ‘être’ – dit, sous-entendu ou intégré – pour énoncer pareille pertinence : ‘B est A’, c’est-à-dire : A, voilà justement ce qu’est B. Avec A, comme avec B, on désigne la même réalité : avec B, on la pointe comme le sujet de son intérêt; avec A, on dit ce qu’on en connaît, on identifie ce sujet d’intérêt avec une vue de lui qui nous est plus familière, conçue à l’observation d’autres êtres pareils. L’impression de plus grande ‘richesse’ découlant de « la considération de ces copules multiples et diverses que sont les relations de toute espèce » tient seulement à l’ignorance de l’homonymie de cet être susceptible de s’attribuer à un sujet pour le faire connaître : avec ‘est’, on le reconnaît tantôt comme substance, tantôt comme quantifié, qualifié, relatif, positionné, agent, patient, localisé, en quelque temps, possesseur. Voilà la richesse potentielle de la composition qu’accomplit le verbe ‘être’, sans compter cette autre, capitale, de l’existence, quand il est pris dans toute sa force et remplit tout l’attribut.
Quant à l’asservissement à « la quantification unique pour une proposition », il est imposé par la nature même de la connaissance : la raison se représente séparément chaque nature et en dit une seule chose à la fois. Tout ce que le logicien moderne arrive à faire « en admettant les fonctions à plusieurs arguments » est de télescoper l’un dans l’autre une multiplicité d’énoncés en s’imaginant n’en prononcer qu’un. Empilant plusieurs sujets et plusieurs attributs, il devient inévitable qu’on se retrouve avec une quantité diverse pour chaque sujet devant chaque attribut, avec le risque correspondant de confusion et « certaines précautions » à prendre pour y remédier.
On vient de
voir que, pour obtenir une proposition à partir d’une fonction polyadique, il
n’est pas nécessaire de faire subir le même sort aux différentes variables,
l’une pouvant être liée tandis que la ou les autres sont individualisées. De
même, si on lie toutes les variables, rien n’empêche qu’elles soient quantifiées
diversement. Les puissants ont des flatteurs s’écrira (pour tout x,
si x est puissant, alors il existe un y tel que y
flatte x) :
(x) · fx ⊃ (∃y)gyx
Pour la clarté
de l’écriture et la commodité des calculs, il y a souvent avantage, lorsqu’on
a une quantification multiple, à rassembler les quantificateurs en tête de
la formule : celle-ci prend alors la forme qu’on appelle prénexe,
parce que ses variables y sont liées par devant. Mais comme tout mouvement
des quantificateurs, celui-ci ne peut se faire, en général, sans certaines
précautions. Ces conditions sont précisées par des lois dites du mouvement
des quantificateurs. Dans notre dernier exemple, la transposition du quantificateur
existentiel donne une formule équivalente à la précédente (pour tout x,
il existe un y tel que, si x est puissant, y le
flatte) :
(x)(∃y) · fx ⊃ gyx
Mais il faut, pour maintenir cette équivalence, prendre garde à ne pas
changer l’ordre des quantificateurs. Celui-ci n’est indifférent que
lorsqu’on a affaire à une quantification multiple homogène, c’est-à-dire
comportant même quantification pour toutes ses variables. Ici au contraire, où
la quantification est hétérogène, on voit facilement qu’il n’en irait pas de
même : l’existence des flatteurs n’y étant affirmée /156-157/ que
conditionnellement, le quantificateur existentiel doit demeurer dans la portée
du quantificateur universel; si, le mettant en tête de toute la formule, on
renversait la subordination, cela reviendrait à affirmer catégoriquement
l’existence de flatteurs, affirmation qui serait plus forte que la
précédente :
(∃y) (x) · fx ⊃ gyx
Pour mieux illustrer la différence, donnons à f et à g
les interprétations suivantes : f = ‘… est un nombre entier’
g = ‘… est plus grand que…’ Notre première formule
signifie alors que, pour tout nombre entier, il y en a un qui est plus grand
que lui, ce qui est vrai; tandis que la dernière, où l’ordre des quantificateurs
est permuté, signifierait qu’il existe un nombre entier qui est plus grand que
tous les autres, ce qui est faux.
Avec une
quantification double, sur les huit formes que permet la combinatoire, on en a
six non-équivalentes, qui se répartissent sur quatre degrés de force. Le
tableau ci-dessous les indique, où les flèches marquent la force décroissante,
c’est-à-dire le sens dans lequel l’inférence est permise.
(x)(y)fxy ⟷ (y)(x)fxy
⬇ ⬇
(∃x)(y)fxy (∃y)(x)fxy
⬇ ⬇
(y)(∃x)fxy (x)(∃y)fxy
⬇ ⬇
(∃x)(∃y)fxy ⟷ (∃y)(∃x)fxy
Pour une
fonction à n arguments, comportant une quantification n-uple,
le nombre des formes non-équivalentes augmente rapidement.
La
considération des prédicats polyadiques et la possibilité d’une
quantification multiple, homogène ou hétérogène, sont les deux grands
enrichissements de la théorie moderne des propositions, comparée à la théorie
classique. /157-158/
Après avoir
reconnu deux façons de passer d’une fonction ou d’une forme propositionnelle à
une proposition, par individualisation ou par généralisation de sa variable,
et distingué ainsi deux espèces fondamentales de propositions, singulières et
générales, c’est à ces dernières que, jusqu’ici, nous nous sommes surtout
attachés, en examinant diverses complications du schéma élémentaire
initial : nous sommes ainsi passés des fonctions simples aux complexes,
des fonctions monadiques aux polyadiques, de la quantification unique à la
quantification multiple. Mais certaines complications interviennent aussi
dans le cas des propositions singulières, qu’il nous faut maintenant considérer.
Les objets
singuliers assignés comme arguments à une fonction prédicative sont
représentés, quand ils sont bien déterminés, par des constantes x1,
x2, y1, etc., qui symbolisent, en
principe, des noms propres. Mais beaucoup d’objets singuliers n’ont pas de nom
propre. Et ceux mêmes qui en ont un (les personnes, les villes, certains
animaux domestiques, certaines étoiles, etc.), il nous arrive de les désigner
par une périphrase : car il y a des cas où il faut appeler Paris la
capitale de la France. Ainsi, au lieu de nommer l’individu par le
vocable qui lui sert d’étiquette, on le décrit à l’aide d’un concept,
quitte à restreindre alors, par des déterminations appropriées, l’extension
de celui-ci, de façon qu’elle se trouve limitée à un seul objet. Ces
expressions complexes se distinguent donc à la fois des termes singuliers
proprement dits, puisqu’elles font appel à des termes généraux, mais aussi des
termes généraux en ce qu’elles désignent seulement un individu. On les appelle
des descriptions[77]. /158-159/
Le plus
souvent, comme dans l’exemple ci-dessus, c’est à un autre nom propre (ou à
plusieurs) qu’il est fait appel pour déterminer le concept (l’auteur de Candide,
le navire qui emmena Napoléon à Sainte-Hélène) : la description
n’est alors que relative. Mais il est quelquefois possible de donner,
d’un individu, une description absolue, par une combinaison assez
simple de concepts telle qu’elle ne s’applique qu’à lui : l’inventeur
du paratonnerre. On peut naturellement envisager, dans l’un ou l’autre
cas, des combinaisons plus complexes, avec cascade de génitifs : la
robe de fiançailles de la fille de l’ambassadeur d’Angleterre. Toutes ces
descriptions, qui désignent un individu bien déterminé, sont appelées définies,
comme est appelé défini l’article ‘le’ qui sert généralement, dans
le langage ordinaire, à les introduire. On les distingue ainsi des
descriptions indéfinies qui ne particularisent pas l’individu
qu’elles désignent (un avocat que j’ai vu à Paris, par opposition
à : l’avocat que j’ai vu à Paris) et qui s’expriment
ordinairement à l’aide de l’opérateur existentiel ∃x. Nous ne nous occuperons ici que des
descriptions définies, en nous limitant aux formes les plus simples et sans
distinguer entre descriptions relatives et descriptions absolues.
Comment faire
pour utiliser ainsi comme argument dans une proposition singulière une
expression qui, en elle-même, symbolise une fonction? Plus
précisément : comment, dans l’écriture symbolique, transformer l’expression
d’un prédicat en celle d’un sujet éventuel?
On prend ici Blanché en flagrant délit de chercher une astuce pour réintroduire comme sujet d’énonciation ce qu’il avait péremptoirement exclu de ce rôle initialement : un nom commun.[78]
Nous savons
écrire fxy1, où f = ‘… est l’auteur de…’
et y1 – Candide. Mais c’est là une forme
propositionnelle, qui signifie : x est l’auteur de Candide, et
non pas : l’auteur de Candide. Pour dégager de cette forme l’expression,
pour en faire la description d’un individu et la rendre apte à figurer ainsi
comme argument d’une nouvelle fonction g, /159-160/ par exemple ‘…
est un grand prosateur’, on se sert de l’opérateur iota
(symbolisé par un iota renversé) et l’on écrit (℩x) fxy1, qu’on
peut lire, sur notre exemple : le x qui est l’auteur de Candide,
ou, plus simplement : celui qui est l’auteur de Candide. Contrairement
donc à ce qui a lieu dans la langue ordinaire, c’est l’expression prédicative
ou propositionnelle qui sert ici à constituer l’expression descriptive où elle
entre comme élément. L’expression ainsi transformée pourra alors servir
d’argument à une fonction g, et composer avec elle une proposition
ayant même structure d’ensemble que la proposition singulière dont l’argument
serait un nom propre, gx1 (Voltaire est un grand prosateur),
mais dont l’argument a lui-même une structure interne : g((℩x)fxy1),
l’auteur de Candide est un grand prosateur. Ainsi, tandis que les
quantificateurs opèrent comme des généralisateurs, le symbole iota opère comme
un singularisateur : il sert à former le sujet d’une proposition
singulière ou, plus généralement, à individualiser une variable. Ou bien, si
l’on préfère, mais en élargissant alors la notion de quantificateur, on peut
aussi le regarder comme un quantificateur d’unicité.
Saint Augustin a signalé que c’est la même personne qui s’avère la plus crédule et la plus incrédule. On voit ici le même Blanché, comme Leibniz, haïr à l’extrême l’homonymie comme source de toutes les confusions et erreurs traditionnelles et pourtant ne pas lésiner à « élargir la notion de quantificateur » jusqu’à inclure… le « quantificateur d’unicité ».
Ce symbole iota
est-il un indéfinissable, et son introduction marque-t-elle l’appel à une
notion nouvelle, irréductible à celles qui nous ont servi jusqu’ici? Ou bien
n’intervient-il que par manière d’abréviation, et peut-on traduire les expressions
propositionnelles où il sert à caractériser l’argument (ou les arguments) en
termes de variables quantifiées, c’est-à-dire dans le langage que nous avions
employé jusqu’à maintenant? Pour le savoir, il faut analyser les expressions
descriptives où figure cet opérateur iota, c’est-à-dire celles qui, dans la
langue ordinaire, sont introduites par celui qui… ou un de ses
équivalents[79]. /160-161/
Quand nous
employons une expression descriptive, nous admettons ordinairement, à titre de
présuppositions implicites, deux choses :
1º Qu’il
existe bien un individu répondant à cette description. Le présent roi de
France, l’homme qui a été dans la planète Mars, ont sans doute la
forme de descriptions, mais de telles expressions ne décrivent réellement
personne. Elles ont un sens, mais leur extension est nulle.
2º Qu’il
n’en existe qu’un seul. Le député de Paris, l’homme qui a été en
Amérique, ne décrivent non plus aucun individu en particulier, puisque,
cette fois, il y en a plusieurs qui répondent à la description : celle-ci
cesse d’être définie.
Ces deux
conditions sont effectivement remplies pour l’auteur de Candide. Nous
savons comment exprimer la première : (∃x) · fxy1. Pour la
seconde, il surgit une difficulté. Le calcul fonctionnel élémentaire, auquel
nous nous sommes tenus jusqu’ici, ne permet pas d’exprimer formellement que
deux variables distinctes représentent (ou ne représentent pas) le même objet.
Il faut donc introduire ici un nouveau symbole que nous prendrons,
provisoirement (voir le paragraphe suivant), comme un indéfinissable, mais
dont le sens intuitif est assez clair : le symbole usuel de l’égalité, qui
signifiera ici l’identité entre deux individus ou, plus exactement,
que les deux symboles qu’il relie désignent un seul et même individu. On pourra
alors écrire, ajoutant cette seconde condition à la première :
(∃x) : · fxy1 : (z) · fzy1 ⊃ (z = x)
C’est-à-dire : « quel que soit z, s’il est l’auteur
de Candide, il est identique à x ».
Quand notre x
est ainsi précisé par l’énoncé de ces deux conditions, il suffit de les
conjoindre à celle qui, tantôt, faisait usage de l’opérateur iota, mais d’où
cet opérateur aura été éliminé :
(∃x) : · fxy1 : (z) · fzy1 ⊃ (z = x) : gx
qu’on peut lire : « Il existe un x
1º qui est l’auteur de Candide, 2º tel que, quel que soit
celui qu’on désigne comme auteur /161-162/ de Candide, il sera
identique à cet x, 3º tel que cet x est un grand
prosateur. » On peut donc regarder une telle expression, en termes de variables
quantifiées, comme une forme explicite de l’expression g((℩x) fxy1)
ou, si l’on préfère, regarder celle-ci comme une forme abrégée de celle-là.
Si l’avantage
d’une telle abréviation est manifeste, il n’est pas moins utile de savoir,
inversement, l’expliciter. Un défaut d’analyse nous mettrait facilement dans
l’embarras. Le roi de France est chauve : cette proposition,
assurément, n’est pas vraie. Il serait, d’autre part, exagéré de la regarder
comme dénuée de sens. Est-elle donc fausse? La dire telle, ce serait dire
qu’est vraie sa négation : le roi de France n’est pas chauve,
laquelle négative est, quant à sa valeur de vérité, exactement sur le même plan
que l’affirmative. Ce qui est faux en elle, ou plutôt en l’une et l’autre,
c’est l’affirmation existentielle implicite, et c’est sur celle-ci que, pour
obtenir une proposition vraie, il faudrait faire porter expressément la
négation (et non pas sur la fonction explicite ‘… est chauve’). On ne
peut dissiper ces équivoques dans l’usage de la négation qu’en explicitant et
en dissociant les affirmations qu’enveloppe une proposition ayant pour argument
une description.
Nous retrouvons Blanché encore une fois dans une impasse créée par son inconscience du type de considération faite d’un sujet. Un sujet singulier se prête plus naturellement à se trouver considéré quant à des singularités, quant à des propriétés qu’il tient de son existence, plutôt que de sa nature. En parler sous un tel rapport présuppose donc son existence. Si quelqu’un commence un énoncé en en donnant comme sujet ‘l’actuel roi de France’, l’attitude adéquate est de l’arrêter, en lui disant : “Mais il n’existe aucun roi actuel de France!” Rien de ce que le locuteur entend lui attribuer ne pourra y être conforme et donc ne mérite d’être dit. Toute la subtilité que Blanché mettra par la suite à évaluer la vérité, la fausseté ou la neutralité de pareil énoncé porte encore à faux.
C’est pourquoi des précautions s’imposent dans l’usage de l’opérateur iota dès qu’intervient une négation. On devra bien distinguer entre
g(℩x · fx) et |
g(℩x · fx) |
C’est la seconde forme qu’il faudrait écrire, pour énoncer une
proposition vraie : le roi de France n’est pas chauve. Les deux
formes ne reviennent au même que dans le cas où les deux conditions d’existence
et d’unicité sont remplies.
On se
garantirait sans doute contre ces risques d’équivoque si l’on rejetait
d’avance comme illégitime toute description qui ne satisferait pas à ces deux
conditions ou, autrement dit, si l’on convenait de n’utiliser l’opérateur iota
que pour désigner un individu réel et unique. Mais le remède serait trop fort.
Il reviendrait à interdire la considération de toute classe vide. On peut avoir
besoin de faire des descriptions un usage impropre, et il n’en doit
pas être interdit de parler, puisqu’on peut le faire avec sens, de l’actuel roi
de France, pas plus qu’il n’est interdit de parler des licornes. Pour des
raisons /162-163/ analogues, il doit être permis de dire, même s’ils sont
réellement plusieurs : l’auteur du Bourbaki a démontré que… À
plus forte raison ne peut-on proscrire les descriptions simplement problématiques,
c’est-à-dire qui se réfèrent à une existence au moins possible (celui
qui connaît le véritable auteur des drames shakespeariens), ou même simplement
aléatoire (celui qui gagnera au prochain tirage).
Blanché confond plusieurs situations distinctes. Tous les cas qu’il cite pour légitimer un discours sur ‘l’actuel roi de France’ disposent d’une quelconque existence, fût-ce dans l’imagination populaire ou dans le futur contingent. Faire de quelque singulier que ce soit le sujet d’un énoncé où on lui assignera des attributs en raison de son existence implique que soit clair au départ, fût-ce tacitement, le type d’existence qu’on lui reconnaît. Si quelqu’un parle de licornes et qu’on ait l’impression qu’il en existe réellement, il faut lui rappeler que ce n’est pas le cas, que ce ne sont que des êtres imaginaires. La précaution vaut tout spécialement dans le cas de ‘l’actuel roi de France’, qui n’habite pas même l’imaginaire de qui que ce soit.
On voit qu’une
proposition singulière peut fort bien contenir des variables liées et,
lorsqu’elle fait appel à une description absolue, ne contenir même aucun
terme proprement individuel. Autrement dit : être à la fois singulière
(porter sur un individu) et générale (ne faire appel qu’à des
concepts). Aussi certains auteurs (Russell, Quine) vont-ils presque jusqu’à
rejeter l’usage des noms propres, considérés comme des irrégularités des
langues naturelles, estimant que « la catégorie entière des termes
singuliers est théoriquement superflue » et même qu’il y aurait, du point
de vue logique, des avantages à l’écarter, tout ce qui est dit à l’aide de noms
propres pouvant être dit sans qu’il soit fait appel à eux, à savoir par des variables
quantifiées : les noms propres étant transformés en descriptions définies,
et celles-ci à leur tour praraphrasées avec élimination de l’opérateur iota.
Inconsciemment – Aristote dirait : « comme forcés par la réalité elle-même »[80] –, ces auteurs redécouvrent qu’il n’existe de fait aucun nom propre dénué de sens, c’est-à-dire qui ne réfère pas dès sa création à ce qu’on connaît du sujet auquel on l’assigne. En somme, qu’on nomme toute chose comme on la connaît.
Cela aurait
l’avantage de ramener à l’unité les types fondamentaux de propositions. Au
départ, nous en avions reconnu trois : singulières, existentielles,
universelles. On a vu comment l’interdéfinissabilité des deux quantificateurs
permettait de réduire les universelles à des existentielles (ou réciproquement).
Maintenant, ce sont les singulières qui, à leur tour, se ramènent aux
propositions quantifiées. Toutes les propositions – y compris les propositions
d’inhérence (singulières attributives), seules survivantes du schéma classique
S est P – peuvent être traduites en existentielles.
Paradoxalement, Blanché, qui se plaignait de « la monotonie de la copule traditionnelle »[81], veut maintenant réduire toute la variété des énonciations à une seule. Comme les calculateurs promeuvent le néant et l’unité au titre de nombres sur le même pied que tous les autres, Blanché assimile ici l’universel à l’existentiel et le singulier au quantifié. Il ne peut le faire qu’en ramenant toute considération absolue ou logique d’une nature à sa considération en son existence réelle.
En dehors des
cas où il est inséré dans une description, faut-il maintenir, comme nous
semblons l’avoir fait jusqu’ici, /163-164/ qu’un prédicat ne peut jamais être
pris lui-même comme argument d’une fonction? Nous avons en effet établi une distinction
entre les variables individuelles qui sont des variables d’arguments, et les
variables conceptuelles ou prédicatives qui sont des variables de fonctions;
ces dernières mêmes, nous ne les avons pas traitées comme de vraies variables;
enfin, nous avons reproché à la théorie classique d’avoir faussement fait d’homme
un sujet au même titre que Socrate, dans une proposition telle que L’homme
est mortel. Ce qui semble impliquer qu’il n’y a pas d’autre sujet possible
qu’un individu, pas d’autre argument possible qu’un terme individuel, nom
propre ou description.
Pareille
interdiction n’est-elle pas trop sévère?
Voici que se prépare une autre acrobatie destinée à redonner au concept universel l’accès qu’on lui a initialement interdit au rôle de sujet à connaître.
Une propriété
ne peut-elle appartenir qu’à un individu, et n’y a-t-il pas des propriétés de
propriétés? Ne nous arrive-t-il pas de prendre à son tour un prédicat comme
sujet pour affirmer ou nier de lui quelque attribut : de lui-même, et non
pas des individus dont il est prédicat, comme dans l’homme est mortel?
Par exemple lorsqu’on soutient, comme nous venons de le faire, qu’homme
n’est pas un vrai sujet, mais réellement un prédicat, c’est bien du prédicat homme
lui-même, et non de quiconque est homme, que nous nions ou affirmons une
propriété. Lorsqu’on dit que le rouge est une couleur, c’est bien au rouge
lui-même, et non à ce qui est rouge (comme le sang ou le coquelicot), qu’on
attribue le prédicat d’être une couleur. Une langue symbolique dont la syntaxe
refuse de pareilles expressions reste évidemment beaucoup trop étroite.
Voici que Blanché, quoique bien maladroitement, découvre finalement la considération absolue d’une nature, indépendante de son existence réelle et des singuliers qui revêtent cette nature.
C’est pourtant ce que fait le calcul fonctionnel dit inférieur
ou du premier ordre auquel, à une exception près, nous nous sommes
tenus jusqu’ici. La raison qui impose provisoirement cette restriction, c’est
qu’il faut, pour traiter de prédicats de prédicats, s’assujettir à des
précautions supplémentaires. D’où la nécessité d’un nouveau calcul, plus
complexe que le précédent, et venant se superposer à lui. Ce calcul fonctionnel
dit supérieur pourra lui-même être de 2e, de 3e,
de ne ordre, selon qu’on y considérera des prédicats de prédicats,
ou des prédicats de ceux-ci, et ainsi de suite, jusqu’à un calcul d’ordre ω.
Comme tout ce que touche la logique moderne, ce qui est en réalité une opération toute naturelle de notre intelligence, faite spontanément, va devenir une activité infiniment complexe, impensable et inévitablement acculée à des impasses qui ne peuvent s’éviter qu’avec d’arbitraires panneaux : ‘défense d’entrer’, ‘cul-de-sac’.
/164-165/ Si l’on néglige ces précautions,
qu’ignorait la logique traditionnelle, on est conduit à des antinomies
ou paradoxes, dont voici l’exemple classique, dû à Russell. Répartissons toutes les propriétés en deux classes complémentaires,
selon que ces propriétés peuvent ou non être attribuées à elles-mêmes :
par exemple la propriété abstrait est elle-même abstraite, la propriété
concevable est elle-même concevable, tandis que la propriété concret
n’est pas concrète, la propriété rond n’est pas ronde. Appelons prédicables
les premières, imprédicables les autres, et demandons-nous alors
dans laquelle de ces deux classes il faut ranger la propriété imprédicable
elle-même. Si elle est prédicable, alors, en vertu de la définition du prédicable,
elle est imprédicable; et la dire imprédicable, c’est l’attribuer à elle-même
et, par conséquent, la faire prédicable.
Cette impasse ‘classique’ à laquelle se voit acculée la logique moderne, dont elle fait responsable la superficialité de la logique traditionnelle, tient en fait à l’erreur de départ que commet le logicien moderne en regardant l’attribut universel comme une ‘classe’, c’est-à-dire en prenant trop à la lettre l’image de l’inclusion spontanément associée à la relation du sujet avec son attribut.
À concevoir l’énonciation comme l’expression de ce qu’un attribut contient un sujet, on réalise éventuellement qu’il ne peut s’attribuer à lui-même : aucun contenant ne peut se contenir. « La classe des cochons », dirait Russell, « n’est pas un cochon », elle ne peut constituer un élément de son propre contenu. Cette impossibilité grève toutes les classes : jamais l’une d’elle ne pourrait se retrouver en elle-même. Russell frappe le fond de l’impasse quand il réalise que cette caractéristique commune à toute classe est l’occasion de concevoir une nouvelle classe : celle de toutes les classes, définissable par cette inaptitude à se contenir elle-même. Mais cette classe-là, où la classer? Avec toutes les autres, en elle, puisque, comme toute autre, elle ne peut se contenir? Mais on ne le peut pas, puisque, on l’a compris, aucun contenant ne peut se contenir. D’ailleurs, se retrouver en elle-même la disqualifierait comme classe inapte à le faire.
Le rapport que fait Blanché de cette antinomie est moins clair, puisqu’il mélange les vocabulaires respectifs de l’attribution et de la classification, parlant de l’aptitude ou inaptitude à s’attribuer à soi, ce qui en laisse voir avec moins d’évidence la totale impossibilité, si on entend strictement l’attribution comme une inclusion. En parlant en termes d’attribution, en laissant l’attribution se concevoir vaguement tantôt justement comme une attribution, tantôt comme une inclusion, on peut, comme Blanché le fait, trouver des attributs qui soient leurs propres sujets et d’autres qui ne semblent pas l’être, puis qualifier les premiers de prédicables, les seconds d’imprédicables. On est prêt alors pour frapper la même impasse et n’arriver à classer les imprédicables ni comme prédicables ni comme imprédicables : ni prédicables, puisqu’on a noté qu’ils ne peuvent s’attribuer à eux-mêmes; ni imprédicables, puisque justement ainsi classés imprédicables, ils s’attribuent à eux-mêmes.
L’impasse s’ouvre toute seule dès qu’on se fait une notion juste de l’attribution. Comme je l’ai déjà expliqué[82], l’énonciation ne classe pas son sujet dans un attribut qui le contienne, elle l’identifie à lui-même conçu plus confusément, plus universellement, en faisant abstraction des différences singulières ou spécifiques qui l’opposent à d’autres individus ou à d’autres espèces. En conséquence, tout à fait au contraire des classes, l’attribut s’attribue sans réticence à lui-même : tout attribut, par nature, s’attribue nécessairement à lui-même. Non seulement Pierre, Rex et Minou sont animal, non seulement l’homme, le chien et le chat le sont aussi, mais même l’animal est animal. Non seulement le cercle, la circonférence, la sphère sont ronds, mais le rond aussi est rond. Non seulement l’individu matériel, l’exemple sensible et le ciment sont concrets, mais le concret aussi l’est. À la condition, bien sûr, d’en parler naturellement, c’est-à-dire absolument, sans considération des propriétés spéciales qui les affectent du fait qu’ils existent réellement ou qu’on les connaît.
Car si on se réfère plutôt au traitement que la raison donne à l’animal en le connaissant, on remarquera qu’il devient un concept universel, plus précisément un genre et que sous ce point de vue, il n’est pas un animal : le concept ‘animal’ n’est pas un être vivant doté de sensation et d’affectivité. Il en va de même du rond, dont la raison, pour se le représenter, fait un autre type de concept universel : un accident commun. Et du concret, qui se fait lui aussi concept abstrait pour entrer dans l’intelligence.
Bref, que les attributs s’attribuent ou non à eux-mêmes revient à une question de niveau de considération : parle-t-on absolument de la nature considérée? La regarde-t-on en son existence réelle? Examine-t-on le concept que la raison s’en forme pour la connaître? Qui ne peut distinguer ces niveaux de considération s’expose à d’innombrables sophismes de l’accident comme ceux où s’asphyxie le logicien moderne.
C’est pour
éviter de telles antinomies que Russell propose de stratifier, en quelque
sorte, les divers prédicats, de les répartir en une hiérarchie de types.
Tandis que tout individu dernier sera regardé comme de type 0, les prédicats
qu’on peut légitimement en affirmer ou en nier seront de type 1, les prédicats
de tels prédicats seront de type 2, et ainsi de suite. Et il pose alors la
règle de syntaxe suivante : un énoncé propositionnel n’est correct que si
le prédicat y est du type immédiatement supérieur à celui de l’argument[83]. Sinon, la proposition est, non pas
fausse (car sa négation, alors, serait vraie), mais dénuée de sens :
ce n’est qu’une pseudo-proposition. Cette règle nous interdit notamment
d’attribuer une propriété à elle-même, puisqu’alors prédicat et argument seraient
du même type, et elle nous empêche par conséquent de construire des
antinomies comme celle de l’imprédicable.
Il est à remarquer, encore une fois, que l’élaboration à laquelle se consacrent Russell et ses émules d’une théorie des types s’assimile à une récupération maladroite et arbitraire de ces niveaux de considération qu’ils ont ignorés au départ.
La théorie
russellienne des types est assez compliquée, non exempte d’arbitraire, et
elle aboutit à certaines conséquences difficilement admissibles, notamment
dans la théorie des nombres. Aussi d’autres /165-166/ auteurs ont-ils cherché,
soit à l’amender, soit à la remplacer (mentionnons particulièrement la
théorie de Quine). Mais si le détail de la théorie est contestable, il en demeure
du moins deux nouveautés essentielles. D’abord l’introduction de la notion
d’énoncé dénué de sens, expressément distinguée de celle d’énoncé
faux : ce qui le soustrait à l’alternative du vrai et du faux. Ensuite
l’idée d’imputer l’antinomie, non à une faute de raisonnement[84], mais à une faute de syntaxe,
c’est-à-dire d’incriminer non pas les règles de l’inférence, mais celles de la formation
des expressions, dont l’importance capitale commençait ainsi d’être
reconnue.
Plutôt que d’énoncés arbitrairement décrétés ‘dénués de sens’, il faudrait dénoncer des énoncés formés en confondant les niveaux de considération. Considérer Pierre, un homme, comme une espèce, du fait que l’homme en est une, c’est insensé, oui, mais justement parce qu’on ignore que l’homme qu’on attribue à Pierre est la nature humaine regardée en elle-même, absolument, tandis que l’homme qu’on qualifie d’espèce est le concept de l’homme qu’on forme naturellement en connaissant sa nature.
Le calcul
supérieur permet donc, avec des règles restrictives qu’il précise pour leur maniement,
de traiter les symboles de fonctions comme de vraies variables, de les spécialiser
ou de les généraliser en les liant par des quantificateurs, universellement ou
existentiellement. Il permet ainsi d’écrire, notamment, la formule suivante,
qui donne, du symbole de l’identité que nous avions traité, au paragraphe
précédent, comme un indéfinissable provisoire, une définition :
x = y = df·(f) · fx ⊃ fy
« x
sera dit identique à y si et seulement si, pour toute fonction f,
si x y satisfait, y y satisfait également. »[85] On voit que le définissant
appartient au calcul supérieur, puisqu’il fait intervenir une fonction
quantifiée. C’est pourquoi la théorie des descriptions est ordinairement
rattachée, avec celle de l’identité, au calcul supérieur.
* * *
On a pu le constater pas à pas : confronter les logiciens traditionnel et moderne constitue une tâche extrêmement fastidieuse. C’est que dès la base le logicien moderne se piège en s’enfermant dans des méconceptions concernant les opérations rationnelles et les éléments qui y interviennent. Il se trouve ensuite emprisonné dans le dédale de conséquences absurdes inévitables, tout à fait incapable de se libérer, car il a dès le début jeté la clef de son labyrinthe : refusant de considérer la logique traditionnelle à sa source, il s’est limité, pour la condamner plus aisément, à une logique ‘classique’ qu’il a puisée dans les on-dit de manuels superficiels et inadéquats. Il s’en trouve voué à multiplier l’ignorance de la réfutation, à s’attaquer sans fin à des conceptions traditionnelles plus ou moins fictives. Le dialogue s’en trouve d’autant compromis.
Comme je le remarquais au départ, à lire un logicien moderne, on se trouve acculé à rectifier presque chaque attribution qu’il fait à la logique traditionnelle et à dénoncer en chaque phrase, et à répétition ad nauseam, des méconceptions, des simplismes, des malentendus, des erreurs de plus ou moins grande portée. Pour résumer les plus importantes, concernant l’énonciation, le logicien moderne a oublié qu’elle est l’instrument d’expression du jugement par lequel la raison accède à la vérité, qu’il ignore même qu’elle est un acte de connaissance, qu’il confond l’identité qu’elle énonce entre un sujet et son attribut avec une inclusion du premier dans le second et enfin qu’il ignore tout à fait les trois niveaux de considération que la raison fait des natures qu’elle se propose de connaître.
L’exercice que je viens d’en faire devrait du moins présenter le bénéfice de convaincre profondément de la nécessité d’une étude approfondie d’un traité aussi génial que le Peri Hermeneias.
[1] Robert Blanché, Introduction à la logique, Paris : Armand Colin, 1996, 200 pages.
[2] Ibid., c. 4,
pp. 124 à 166.
[3] Sous l’identification : Ma remarque.
[4] Nous entendons par logique classique celle qui a été effectivement enseignée dans les classes, et exposée dans les manuels, depuis le xviie siècle jusqu’à nos jours. Cette cristallisation comporte bien des simplifications plus ou moins déformantes, dictées par des commodités pédagogiques, subissant aussi, sans doute, cette dégradation progressive qui affecte les produits de la pensée lorsque l’esprit créateur s’en est retiré. Chez les auteurs originaux, la doctrine était souvent plus subtile et plus nuancée. (Ma remarque : Pourquoi alors se limiter à cette source pour manifester la supériorité de la logique moderne? N’opte-t-on pas ainsi d’entrée de jeu pour une ignorance de la réfutation?)
[5] « La première phrase énonciative une est l’affirmation; la
seconde est la négation. Toutes les autres n’en deviennent une que par
conjonction. » (PH, 5, 17a8) « L’énonciation simple est une voix signifiante sur le fait
qu’un attribut convienne ou ne convienne pas à un sujet (ἐστι δ’ ἡ μὲν ἁπλῆ ἀπόφανσις φωνὴ σημαντικὴ περὶ τοῦ εἰ ὑπάρχει τι ἢ μὴ ὑπάρχει). » (Ibid., 17a23-24) (N.B. Dans la suite de cet
article et de ces notes, j’identifie par PH le traité Περὶ Ἑρμηνείας,
Peri Hermeneias d’Aristote)
[6] « Lorsque ‘est’ s’ajoute à l’attribution comme troisième expression (ὅταν δὲ τὸ ἔστι τρίτον προσκατηγορηθῇ). » (PH, 10, 19b19)
[7] « La première affirmation et sa négation sont : ‘l’homme
est’ et ‘l’homme n’est pas’. » (PH, 10, 19b14)
[8] « Tous les verbes qui n’affichent pas ‘est’, comme ‘guérir’ ou
‘marcher’, donnent en s’ajoutant au sujet le même résultat que si c’était ‘est’
qui s’ajoutait (ἐφ’ ὅσων δὲ τὸ έστι μὴ άρμόττει, οἷον ἐπὶ τοῦ ὑγιαίνειν καὶ βαδίζειν, ἐπὶ τούτων τὸ αὐτὸ ποιεῖ οὕτω τιθέμενα ὡς ἂν εἰ τὸ ἐστι προσήπτετο). » (PH,
10, 20a3-5) Aristote distingue l’énonciation où ‘est’, comme troisième mot, en plus du
sujet et d’un adjectif ou d’un nom qui signifie la matière de l’attribut, sert
de copule entre les deux autres, de celle où ‘est’, comme second mot de
l’énonciation, constitue à lui seul l’attribut, matière et forme, sens et
composition, ainsi que de celle où ‘est’ n’apparaît pas. Un souci plus grand
d’exhaustivité ferait signaler la variété accordée aux énonciations modales
ainsi qu’aux composées.
[9] Voir supra,
la note 5. Aussi : « L’affirmation signifie un attribut d’un sujet (ἐστι τὶ κατὰ τινὸς ἡ κατάφασις σημαίνουσα). » (PH, 10, 19b5)
[10] En signalant que le verbe, à lui tout seul, sans composition avec
un sujet, n’affirme ni ne nie rien, Aristote argumente
comme a fortiori à propos du verbe ‘être’,
qui donne le plus l’impression d’exprimer existence et convenance : hors
composition, signale-t-il, il n’est même pas un verbe, il n’a aucun sens.
« Ἐὰν τὸ ὂν εἴπῃς ψιλόν, αὐτὸ μὲν γὰρ οὐδέν ἐστιν, προσσημαίνει δὲ σύνθεσίν τινα, ἣν ἄνευ τῶν συγκειμένων οὐκ ἔστι νοῆσαι, dit en toute nudité, l’être n’est rien en lui-même; il consignifie
une composition qu’on ne peut pas concevoir sans disposer des éléments qui s’y
trouvent composés. » (PH,
3, 16b23-25)
[11] Pour un exemple de ces antinomies supposées, voir infra, pp. 164ss. Pour une exposition plus détaillée de ces trois angles de considération d’une nature, voir Thomas d’Aquin, De l’être et de l’essence, c. 4.
[12] Voir supra, la note 8.
[13] Voir supra,
p. 78.
[14] « Ἔστι δὲ εἶς λόγος
ἀποφαντικὸς ἢ ὁ
ἓν δηλῶν ἢ ὁ συνδέσμῳ
εἶς, πολλοὶ δὲ οἱ
πολλὰ καὶ μὴ ἓν
ἢ οἱ ἀσύνδετοι...
Tούτων δ’ ἡ μὲν ἁπλῆ
ἐστὶν ἀπόφανσις,
οἷον τὶ κατὰ τινὸς
ἢ τὶ ἀπὸ τινός, ἡ
δ’ ἐκ τούτων συγκειμένη,
οἷον λόγος τις ἤδη
σύνθετος, est une la phrase énonciative
manifestant une seule entité ou unie par une conjonction, tandis qu’est multiple
celle qui en manifeste plus d’une, non une seule, ou qui se trouve sans
conjonction… Entre celles qui sont unes, l’une est une énonciation simple, où un
attribut est affirmé ou nié d’un sujet, tandis que l’autre se constitue de
pareilles énonciations simples et devient dès lors une phrase composée. »
(PH, 5, 17a15-17.20-22)
[15] Voir infra,
pp. 113ss.
[16] Voir supra, p. 80 et la note 10.
[17] Voir supra, pp. 79 et 81.
[18] Voir PH, à partir du chapitre 7, qui s’introduit ainsi : « Certaines réalités sont universelles et d’autres singulières. Entendons par ‘universel’ ce qui peut de nature s’attribuer à plusieurs sujets et par ‘singulier’, ce qui ne le peut pas. Signalons ‘homme’ parmi les réalités universelles et ‘Callias’ parmi les singulières. Forcément donc, énoncer que tel attribut convient ou non l’assignera tantôt à une réalité universelle, tantôt à une singulière. » (17a38-b3) et spécialement le traitement particulier accordé aux singuliers futurs contingents au chapitre 9.
[19] Ma remarque : Le logicien moderne exagère beaucoup la capacité du logicien à faire abstraction de la matière. C’est ce qui l’empêche, entre autres inconvénients, de se faire une idée juste du raisonnement. On ne peut rien comprendre à l’inférence syllogistique, si on admet absolument n’importe quoi comme ses termes, sans considération pour leur degré d’universalité comparée. On ignore jusqu’à la nature fondamentale du raisonnement, si on en fait une pure question formelle : on oublie alors qu’il n’y a raisonnement que du connu à l’inconnu, autre considération qui regarde la matière.
[20] Voir supra,
pp. 81-82.
[21] Comme risque de le suggérer la traduction par Catégories du traité Κατηγορίαι. Pour une justification de ma suggestion de traduire plutôt par Attributions, voir ma traduction du traité (Les Attributions [catégories], le texte aristotélicien et les prolégomènes d’Ammmonios d’Hermeias, Montréal : Bellarmin, Paris : Les Belles Lettres [collection Noêsis], 1983), p. 16.
[22] « Ἔστι δ’ ἡμῖν
πρῶτον δῆλα καὶ
σαφῆ τὰ συγκεχυμένα
μᾶλλον· ὕστερον
δ’ ἐκ τούτων γίνεται
γνώριμα τὰ στοιχεῖα
καὶ αἱ ἀρχαὶ διαιροῦσι
ταῦτα. Διὸ ἐκ τῶν
καθόλου ἐπὶ τὰ καθ’
ἕκαστα δεῖ προϊέναι,
ce qui nous est d’abord manifeste et certain, c’est ce qui est plus
confus ; c’est après, à partir de lui, à mesure qu’on le précise, que les
éléments et les principes se font connaître. Aussi doit-on aller de l’universel
au particulier. Le tout se prête déjà mieux à la connaissance du sens ;
or l’universel est une sorte de tout, car il contient bien des éléments comme
parties. » (Phys.,
I, 1, 184a21-26)
[23] Voir infra, p. 89.
[24] Voir supra, p. 85.
[25] « Συνώνυμα δὲ λέγεται ὧν τό τε ὄνομα κοινὸν καὶ ὁ κατὰ τοὔνομα λόγος τῆς οὐσίας ὁ αὐτός, on dit synonyme ce dont le nom est commun et dont la notion
qu’on se fait de son essence sous ce nom est la même. » (Attributions, 1, 1a6-7)
[26] « Παρώνυμα δὲ λέγεται ὅσα ἀπό τινος διαφέροντα τῇ πτώσει τὴν κατὰ τούνομα προσητορίαν ἔχει, on dit paronyme tout ce qui, quoique différant d’autre
chose par son cas, tient quand même son appellation d’après son nom. » (Ibid., 1a12-13) Dans cette définition du paronyme, on doit comprendre qu’Aristote
appelle cas les diverses attributions, dont
l’énumération constitue une véritable déclinaison de
l’être. Pour plus de développement, voir mon article « Les Paronymes. » (Paris : Les Cahiers de
l’Institut de Philosophie Comparée, mai 1980, 18p.)
[27] « Αὐτὰ μὲν οὖν
καθ’ αὐτὰ λεγόμενα
τὰ ῥήματα ὀνόματά
ἐστι καὶ σημαίνει
τι : ῥῆμα δέ ἐστι
τὸ προσσημαῖνον
χρόνον, οὗ μέρος
οὐδὲν σημαίνει
χωρίς· ἔστι δὲ ἀεὶ
τῶν καθ’ ἑτέρου λεγομένων
σημεῖον, en eux-mêmes, dits tout seuls, les
verbes sont des noms : ils signifient une réalité, mais ils consignifient
un temps, n’ont aucune partie signifiante séparément et sont toujours le signe
de ce qu’on dit d’autre chose. » (PH, 3, 16b19-20.6-7)
[28] Par exemple un adjectif pour qualifier un verbe : ‘Pierre dort bon.’
[29] Voir supra, la note 22.
[30] « Ὅταν οὖν ὅροι
τρεῖς οὕτως ἔχωσι
πρὸς ἀλλήλους ὥστε
τὸν ἔσχατον ἐν ὅλῳ
εἶναι τῷ μέσῳ καὶ
τὸν μέσον ἐν ὅλῳ
τῷ πρώτῳ ἢ εἶναι
ἢ μὴ εἶναι, ἀνάγκη
τῶν ἄχρων εἶναι
συλλογισμὸν τέλειον.
Καλῶ δὲ μέσον μὲν
ὃ καὶ αὐτὸ ἐν ἄλλῳ
καὶ ἄλλο ἐν τούτῳ
ἐστίν, ὃ καὶ τῇ θέσει
γίνεται μέσον· ἄκρα
δὲ τὸ αὐτό τε ἐν
ἄλλῳ ὂν καὶ ἐν ᾧ
ἄλλο ἐστίν, quand trois termes
se rapportent entre eux de sorte que le dernier soit en le moyen en son entier
et que le moyen soit ou ne soit pas en le premier en son entier, on obtient la
conclusion nécessaire et parfaite des extrêmes ; j’appelle ‘moyen’ le terme qui, à la fois, est en un
autre et en a un autre en lui; il devient donc moyen aussi par sa position ;
j’appelle par ailleurs ‘extrêmes’ le terme qui est en les autres et celui en
lequel les autres sont. »
(Prem. Anal., I, 4, 25b32-37)
[31] Ma remarque : On parlerait plus exactement de calcul.
[32] En toute candeur : « Ce serait une erreur de croire qu’on pourrait améliorer notre habileté à raisonner en nous conformant strictement aux lois de la logique… La logique s’intéresse aux résultats et non au processus de raisonnement lui-même. La logique évalue les produits finis du processus psychologique de raisonnement ou plus précisément une reconstruction rationnelle de ce produit. La logique ne s’intéresse pas au contexte de découverte, mais bien au contexte de justification, c’est-à-dire, à l’organisation des propositions dans un ordre logique permettant de justifier les affirmations de certaines par d’autres. » (François Tournier, Une introduction informelle à la logique formelle, Québec : Fac. de phil., Univ. Laval, 1988, 25-27)
[33] Voir Top., I, 7.
[34] Voir supra, la note 14.
[35] Voir supra, ibid.
[36] Aristote le fait spécialement remarquer
à propos de la contradiction, qui exige qu’on affirme et nie le même attribut
du même sujet, en disqualifiant l’homonymie. « L’affirmation et la
négation opposées, ce sont celles qui se prononcent sur le même attribut pour
le même sujet, sans le faire avec homonymie, dans le respect de toutes les
conditions définies pour parer aux tracas sophistiques. » (PH, 5, 17a34-37)
[37] « Ἂδήλου γὰρ ὄντος ποσαχῶς λέγεται, ἐνδέχεται μἠ ἐπὶ ταὐτὸν τόν τε ἀποκρινόμενον καὶ τὸν ἐρωτῶντα φέρειν τὴν διάνοιαν, si n’est pas clair en combien de sens chaque terme se dit, il se
peut que répondeur et demandeur ne pensent pas à la même chose. » (Top., I, 18, 108a22-24)
[38] Ainsi : « Ἕν τί ἐστιν ἀλλ’ οὐ πολλὰ τὸ ζῷον πεζὸν δίπουν, la phrase ‘animal pédestre bipède’ est une et non
multiple. » (PH,
5, 17a13)
[39] « Ὁμώνυμα λέγεται ὧν ὄνομα μόνον κοινόν, ὁ δὲ κατὰ τοὔνομα λόγος τῆς οὐσίας ἕτερος, on dit homonyme ce dont le nom seul est commun, tandis que
la notion qu’on se fait de son essence sous ce nom diffère. » (Attr., 1, 1a1-2) –
À remarquer que cette définition de l’homonyme n’exige pas que « la notion
qu’on se fait de son essence sous ce nom » soit totalement différente; au
contraire, c’est justement une similitude presque complète de notion qui invite
à donner le même nom. Un même nom pour des entités répondant à des notions
totalement différentes serait le cas d’homonymes par accident, qui ne
résulteraient pas d’un effort de connaître et n’auraient aucun intérêt logique.
[40] Voir supra, p. 79.
[41] On voit bien ici que l’algorithme logique est une caractéristique, non une langue. On peut sans doute lire à haute voix f(x), lorsque cette expression représente la fonction, en disant : « f de x », mais non plus lorsqu’elle représente la forme propositionnelle. Dire « x est f » serait incorrect, puisque f peut être un verbe aussi bien qu’un attribut et que d’ailleurs, dans ce dernier cas, il enveloppe la copule. Il faudrait pouvoir dire quelque chose comme : « x effe », en entendant ce dernier terme comme la troisième personne d’un verbe imaginaire ‘effer’. Faute de mieux nous écrirons, quand il nous faudra traduire pareille expression dans la langue vulgaire : « x satisfait à f » ou « x vérifie f » – sans méconnaître que c’est là faire un appel, quelquefois malencontreux, à la métalangue. (Ma remarque : Cette référence à la métalangue est l’effort maladroit pour récupérer la substitution logique (suppositio simplex), c’est-à-dire la réflexion de l’intelligence sur les propriétés qu’elle adjoint aux réalités pour se les représenter. On parle traditionnellement d’intention ‘seconde’ pour y référer, sans besoin d’en faire une langue postérieure, étrangère à celle dont on use pour parler des réalités en leurs considérations absolue ou existentielle.)
[42] « Le verbe est … toujours le signe de ce qu’on attribue à
autre chose (ἔστιν ἀεὶ τῶν καθ’ ἑτέρου λεγομένων σημεῖον). »
(PH, 3, 16b6-7)
[43] On ne fera donc pas de différence essentielle entre les expressions de fonction propositionnelle (que nous emploierons plutôt par opposition à forme propositionnelle ou à proposition) et de fonction prédicative (par opposition à variable individuelle ou à argument); de même, nous dirons presque indifféremment fonction (sans qualificatif) lorsque le contexte ne laisse pas de doute, et prédicat. – Si l’on voulait distinguer expressément du prédicat (attribut, processus, relation) le terme qui l’exprime, on pourrait, pour ce dernier, dire prédicateur, comme on dit foncteur.
[44] On dit souvent spécialiser, ce qui est moins propre qu’individualiser ou singulariser. Par opposition, on appelle généralisation l’opération, dont il sera question au paragraphe suivant, qui consiste à lier la variable. Certains n’usent de ce dernier terme que dans le cas de l’universelle; mais pareille restriction ne s’impose pas, car quelque ou un se rapporte, autant que tout, à un concept, donc à une généralité.
[45] Voir supra, la note 10.
[46] Voir supra, p. 91.
[47] Nous croyons pouvoir, faute d’un terme français consacré, traduire ainsi par parcours les termes techniques range (angl.) et Verlauf (all.).
[48] Voir Topiques, I, 11, 105a3-9.
[49] On a dit d’abord, mais on ne dit guère plus : variables apparentes
et variables réelles.
[50] Ma remarque : Quoi qu’en dise Blanché, cette expression pèche par la même ambiguïté qu’il reprochera à la langue naturelle : ‘nier l’universalité de la fonction’ peut tout aussi bien signifier qu’on nie toute la fonction ou qu’on nie qu’elle soit toute valide.
[51] Le langage usuel ne marque pas toujours cette différence. Ainsi, ‘Tout
ce qui brille n’est pas d’or’, pris à la lettre, impliquerait que l’or ne
brille pas, alors que le proverbe veut évidemment signifier qu’il n’est pas
vrai que tout ce qui brille soit d’or. Dans le même sens d’une
existentielle négative, où la négation porte réellement sur tous bien
que la forme de la phrase paraisse au contraire faire porter l’universalité sur
la négation, on dira : Tout le monde n’est pas arrivé, Tous les
candidats ne sont pas reçus, Tous les musiciens n’aiment pas Wagner (§39), Toutes les machines qu’on invente ne réussissent pas
(Malebranche). Dans tous ces exemples, le sens n’est guère douteux, mais il
arrive qu’on puisse hésiter, comme devant telle phrase d’un journal : Toutes
les victimes n’avaient pas été vaccinées. Cet usage, peu satisfaisant du
point de vue logique, se retrouve en anglais (All that glisters is not
gold), tandis que l’allemand, comme faisaient le grec et le latin, évite
l’équivoque en faisant expressément porter la négation, placée en début de
phrase, sur l’universalité (Nicht alles was glänzt, ist Gold).
[52] Pour simplifier, on peut sans inconvénient, comme nous le ferons
désormais, économiser les parenthèses qui encadrent la ou les variables après
le signe de la fonction, et écrire fx pour f(x), ou ~fxy
pour ~f(x, y), etc.
[53] Voir supra, p. 83.
[54] Voir supra, pp. 80-81.
[55] Théophraste avait aperçu cette
expression de la proposition catégorique par une proposition qui ajoute, à ses
deux termes considérés comme attributs, un même sujet indéterminé (proposition κατἀ πρόσληψιν).
[56] Aristote suggérera pour cela de substituer, à un problème sur lequel on n’arrive pas à raisonner directement, un antécédent dont on est à même de prouver la vérité ou un conséquent dont on est à même de prouver la fausseté comme une stratégie légitime pour raisonner indirectement sur lui. Cette suggestion constitue d’ailleurs une vue autrement plus profonde que celle des Stoïciens ou des logiciens contemporains sur le soi-disant raisonnement hypothétique. Voir Prem. Anal., I, 44. Voir aussi ma monographie : Le syllogisme hypothétique (sa conception aristotélicienne), Québec : Société d’études aristotéliciennes [Monographies Philosophia Perennis #2], 2006, 228 pages.
[57] C’est d’ailleurs pourquoi Aristote nie
péremptoirement que le syllogisme hypothétique soit en lui-même un
raisonnement; il ne mérite le nom de ‘syllogisme’ que pour autant qu’en sus on
prouve la vérité de son antécédent, ou la fausseté de son conséquent, par un
syllogisme en bonne et due forme. S’il faut en admettre la conclusion, note-t-il,
« ce ne sera pas en vertu d’un raisonnement, mais d’une supposition »
(Prem. Anal., I, 44, 50a25)
[58] « Pour être vraie », insistera-t-il, quelques lignes plus loin.
[59] Par exemple : « Ἔστιν ἀληθὲς ἐκ ψευδῶν συλλογίσασθαι, il est possible,
de prémisses fausses, de conclure du vrai. » (Sec. Anal., I, 32, 88a20-21)
[60] Phys., I, 2, 185a11. S. Thomas aime à redonner ce coup de fouet lorsqu’il critique les commentateurs arabes. Ainsi, en raillant Averroès : « Il n’y a pas à s’en étonner : dès qu’on laisse passer une absurdité, les autres suivent. » (In VIII, Phys., leç. 1, #966)
[61] « Parfois, en raisonnant à partir de propositions fausses on
peut arriver à une conclusion vraie. Il s’ensuit tout de même que si la
conclusion ne se vérifie pas, le principe non plus, car une conclusion fausse
ne se conclut jamais que de principes faux. » (In I Phys., leç. 15, #273)
[62] Rappelons que nous parlons ici de la proposition universelle
classique, de type Tout a est b. L’universelle atomique (x)fx
a bien, elle, une portée existentielle; et c’est pourquoi, avec elle,
l’inférence des subalternes est légitime. Comme le note justement Mlle Roure [Éléments
de logique contemporaine, p. 82, note], si certaines propositions
universelles n’ont pas de portée existentielle, ce n’est pas en raison du
quantificateur universel, mais en raison de la forme implicative, qui exprime
leur caractère hypothétique [Si… alors…].
[63] Voir supra, pp. 117.
[64] Voir supra, p. 80.
[65] Bien que ni l’universelle ni la particulière ne connotent l’existence d’office et qu’elles se limitent plus naturellement à l’affirmation ou négation de la convenance d’un attribut à un sujet, on peut aussi en user en impliquant l’existence. Il s’agit alors de le préciser, si le contexte ne le laisse pas entendre clairement. Toujours, il faut prêter attention au niveau de considération : absolue, existentielle ou logique ; toujours, on doit être conscient de ce que le sujet se substitue absolument à une nature ou de ce qu’il se substitue à des individus réels qui la revêtent.
[66] Voir supra, pp. 83ss.
[67] Voir supra, p. 85.
[68] Ma remarque : Voir supra, p. 117, pour une rectification de ce slogan.
[69] Voir supra, p. 113.
[70] Cf. Leibniz, Nouveaux Essais, IV, 1, 7 :
« Lorsqu’on dit qu’une chose existe, ou qu’elle a l’existence réelle,
cette existence même est le prédicat. » Leibniz savait cependant traduire
en existentielles les propositions attributives.
[71] Voir supra, p. 80 et la note 10.
[72] Ma remarque :
Avec une certaine arrogance, le logicien moderne méprise et condamne « le
langage ordinaire » et pense facilement pouvoir faire mieux. Aristote,
au contraire, aime à le prendre à témoin pour confirmer la justesse de ses
propres conceptions et rejette les modes d’expression qui s’en écartent inconsidérément.
Ainsi : « Les fautes qui se commettent dans les problèmes sont de
deux sortes : ou bien on se trompe, ou bien on détourne un terme de son
acception reçue. » (Top., II, 1, 109a27)
[73] Ma remarque : Non seulement la logique traditionnelle connaît les énoncés hypothétiques, mais elle sait très bien qu’ils sont multiples, qu’ils connectent, justement, plusieurs énoncés simples.
[74] Ma remarque : Blanché n’a certainement pas étudié la partie du Peri Hermeneias qui porte sur les énoncés constitués de noms infinis et sur leurs équipollences multiples avec les énoncés constitués de noms finis.
[75] « Κατάφασις δέ ἐστιν ἀπόφανσις τινὸς κατὰ τινός, ἀπόφασις δέ ἐστιν ἀπόφανσις τινὸς ἀπὸ τινός, l’affirmation est l’énonciation qu’un attribut convient à un sujet et la négation, l’énonciation qu’un attribut ne convient pas à un sujet. » (PH, 6, 17a25-26) – Dès qu’il y a plus d’un sujet ou plus d’un attribut, on n’a pas une énonciation plus riche ou plus complexe ou plus subtile, on en a plusieurs : autant que de sujets et que d’attributs additionnés. On est déjà au domaine des énoncés hypothétiques, disjonctifs, conjonctifs, etc.
[76] Voir supra, la note 32.
[77] Certains auteurs appellent nom propre – en élargissant le sens usuel de ce terme de façon à y comprendre les descriptions – toute expression qui désigne un individu auquel elle convient en propre et qui peut ainsi servir à le nommer : le cube de 2, l’auteur de Candide. Il semble cependant préférable de maintenir la différence. Une /158-159/ description est autre chose qu’une dénomination. Elle a un sens, alors qu’un nom n’est qu’une étiquette (Ma remarque : Blanché ignore qu’aucun nom, même propre, « n’est qu’une étiquette ». La raison n’est capable de nommer quoi que ce soit que comme elle le connaît, de telle sorte qu’elle a toujours un motif d’assigner tel nom à tel individu, qui est ce que, aussi minime que ce soit, elle en connaît. L’impression de n’avoir affaire qu’à une étiquette insignifiante vient seulement de l’oubli du motif initial.). L’auteur de Candide n’est pas un autre nom de Voltaire comme l’est Arouet. Car pour que la proposition Voltaire est Arouet soit vraie, il faut et il suffit que le même personnage ait effectivement reçu ces deux noms, tandis que, pour que soit vraie Voltaire est l’auteur de Candide, il faut et il suffit que le personnage qui porte le nom de Voltaire ait réellement écrit Candide : il n’est ni nécessaire ni suffisant qu’il ait été effectivement nommé ‘l’auteur de Candide’.
[78] Voir supra, pp. 95ss.
[79] On remarquera que celui qui…, dans le langage usuel, présente la même ambiguïté que nous avons relevée (§2) à propos des articles défini et indéfini : la même expression qui convient pour l’invididu (celui qui règne dans les cieux) sert aussi pour le genre (celui qui sème le vent récolte la tempête).
[80] Voir, par exemple, Phys., I, 5, 188b29-30.
[81] Voir supra, p. 85.
[82] Voir ibid.
[83] Si la fonction y est à plusieurs arguments et si, de plus, ses arguments n’appartiennent pas tous au même type (fonctions dites hétérogènes), c’est l’argument du type le plus élevé qui doit être pris en considération.
[84] Signalons pourtant qu’ultérieurement, c’est bien à une faute de raisonnement que Behmann imputera les antinomies logiques, notamment à un usage insuffisamment surveillé de la règle de substitution. Sur cette théorie, et plus généralement sur le problème des antinomies, voir l’article de Fraenkel dans la Revue de métaphysique d’avril 1939.
[85] Comme cette implication est valable pour toute fonction f, il est permis de substituer ~f à f, puis, de l’implication ~fx ⊃ ~fy, de tirer par contraposition et double négation fy ⊃ fx : ce qui dispense – puisqu’on peut démontrer l’une par l’autre – d’énoncer les deux implications (équivalence) dans la définition.