© et traduction par les moines de l’Abbaye Abbaye sainte Madeleine du Barroux, France. (Complet 21 août 2007)

LES 29 QUESTIONS DISPUTÉES SUR LA VÉRITÉ

EN PRÉSENCE DE MAÎTRE THOMAS D'AQUIN

Docteur de l'Église

(Cette série de questions disputées a été défendue de 1256 à 1259, donc en début de la carrière professorale de saint Thomas)

 

La traduction sera petit à petit entièrement effectuée par les moines de l’abbaye sainte Madeleine du Barroux, France.

Première édition édition http://docteurangelique.free.fr, 2005, 2006, 2007.

Les œuvres complètes de saint Thomas d’Aquin

 

Il manque encore les questions 8, 12, 20, 29.

Pour le moment, ne sont disponibles sur le site http://docteurangelique.free.fr que les questions :

 

 

Question 1 : [La vérité] 1

Question 2 : [La science de Dieu] 45

Question 3 : [Les idées en Dieu] 111

Question 4 : [Le Verbe] 139

Question 5 : [La providence] 165

Question 6 : [La prédestination] 208

Question 7 : [Le livre de vie] 234

Question 9 : [La communication de la science des anges par des illuminations et des paroles.] 253

Question 10 : [L’esprit (mens), en lequel il y a l’image de la Trinité] 277

Question 11 : [Le maître (De Magistro)] 336

Question 13 : : [Le ravissement] 356

Question 14 : [La foi] 378

Question 15 : [Raison supérieure et inférieure] 427

Question 16 : : [La syndérèse] 454

Question 17 : [La conscience morale] 466

Question 18 : [La connaissance du premier homme dans l’état d’innocence] 485

Question 19 : [La connaissance de l’âme après la mort] 521

Question 21 : [Le bien] 531

Question 22 : [L’appétit du bien et la volonté] 556

Question 23 : [La volonté de Dieu] 606

Question 24 : [Le choix libre] 638

Question 25 : [La sensibilité] 701

Question 26 : [Les passions de l’âme] 725

Question 27 : [La grâce] 779

Question 28 : [La justification des pécheurs] 814

 

 

Question 1 : [La vérité]

 

Introduction

 

Article 1 : Qu’est-ce que la vérité ?

Article 2 : La vérité se trouve-t-elle principalement dans l’intelligence, plutôt que dans les réalités ?

Article 3 : La vérité est-elle seulement dans l’intelligence qui compose et divise ?

Article 4 : Y a-t-il une seule vérité par laquelle toutes choses sont vraies ?

Article 5 : Y a-t-il, en plus de la vérité première, une autre vérité éternelle ?

Article 6 : La vérité créée est-elle immuable ?

Article 7 : La vérité se dit-elle en Dieu essentiellement ou personnellement ?

Article 8 : Toute vérité autre vient-elle de la vérité première ?

Article 9 : La vérité est-elle dans le sens ?

Article 10 : Quelque réalité est-elle fausse ?

Article 11 : La fausseté est-elle dans les sens ?

Article 12 : La fausseté est-elle dans l’intelligence ?

 

 

Article 1 : Qu’est-ce que la vérité ?

 

Objections :

 

Il semble que le vrai soit tout à fait la même chose que l’étant.

 

Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « Le vrai, c’est ce qui est. » Or ce qui est, n’est rien d’autre que l’étant. « Vrai » signifie donc tout à fait la même chose que « étant ».

 

Le répondant disait qu’ils sont une même chose quant aux suppôts, mais qu’ils diffèrent par la notion. En sens contraire : la notion d’une chose, quelle qu’elle soit, est ce qui est signifié par sa définition. Or saint Augustin assigne « ce qui est » comme une définition du vrai, après avoir réprouvé certaines autres définitions. Puis donc que le vrai et l’étant se rejoignent en ce qui est, il semble qu’ils soient une même chose quant à la notion.

 

Les choses qui diffèrent par la notion, quelles qu’elles soient, se comportent de telle façon que l’une peut être pensée sans l’autre ; c’est pourquoi Boèce dit au livre des Semaines que l’on peut penser que Dieu existe, si par l’intelligence on écarte momentanément sa bonté. Or en aucune façon on ne peut penser l’étant si l’on écarte le vrai, car ce qui permet de le penser, c’est qu’il est vrai. Le vrai et l’étant ne diffèrent donc pas quant à la notion.

 

Si le vrai n’est pas la même chose que l’étant, il est nécessaire qu’il soit une disposition de l’étant. Or il ne peut pas être une disposition de l’étant. En effet, il n’est pas une disposition qui corrompt totalement, sinon on déduirait : « c’est vrai, donc c’est un non-étant », comme on déduit : « c’est un homme mort, donc ce n’est pas un homme. » Semblablement, le vrai n’est pas une disposition diminuante, sinon on ne déduirait pas ainsi : « Cela est vrai, donc cela est », de même qu’on ne peut pas déduire ainsi : « Il est blanc quant à ses dents, donc il est blanc. » De même, le vrai n’est pas une disposition contractante ou spécifiante, car alors il ne serait pas convertible avec l’étant. Le vrai et l’étant sont donc tout à fait la même chose.

 

Les choses dont la disposition est une, sont les mêmes. Or le vrai et l’étant ont la même disposition. Ils sont donc identiques. En effet, il est dit au deuxième livre de la Métaphysique : « La disposition d’une chose dans l’être est comme sa disposition dans la vérité. » Le vrai et l’étant sont donc tout à fait identiques.

 

Toutes les choses qui ne sont pas identiques diffèrent en quelque façon. Or le vrai et l’étant ne diffèrent aucunement. En effet, ils ne diffèrent pas par l’essence, puisque tout étant, par son essence, est vrai ; ni par des différences, car il serait alors nécessaire qu’ils se rejoignent en quelque genre commun. Ils sont donc tout à fait identiques.

 

En outre, s’ils ne sont pas tout à fait la même chose, il est nécessaire que le vrai ajoute quelque chose à l’étant. Or le vrai n’ajoute rien à l’étant, puisqu’il est même en plus de choses que l’étant : ce que le Philosophe montre clairement au quatrième livre de la Métaphysique, où il dit que nous disons le vrai en le définissant, quand nous disons que ce qui est existe, et que ce qui n’est pas n’existe pas ; et ainsi, le vrai inclut l’étant et le non-étant. Le vrai n’ajoute donc rien à l’étant ; et ainsi, il semble que le vrai soit tout à fait la même chose que l’étant.

 

 

En sens contraire :

 

La répétition inutile de la même chose est une futilité. Si donc le vrai était la même chose que l’étant, il y aurait futilité quand on dit « vrai étant » ; ce qui est faux. Ils ne sont donc pas la même chose.

 

L’étant et le bien sont convertibles. Or le vrai n’est pas convertible avec le bien, car il est une chose vraie qui n’est pas un bien : par exemple, que quelqu’un fornique. Le vrai n’est donc pas non plus convertible avec l’étant, et ainsi, ils ne sont pas une même chose.

 

Selon Boèce au livre des Semaines, dans toutes les créatures, « l’être diffère de ce qui est ». Or le vrai désigne l’être de la réalité. Donc, dans les choses créées, le vrai est différent de ce qui est. Or ce qui est, est la même chose que l’étant. Donc le vrai, dans les créatures, est différent de l’étant.

 

Il est nécessaire que toutes les choses qui se rapportent l’une à l’autre comme antérieur et postérieur soient différentes. Or le vrai et l’étant se comportent de la façon susdite car, comme il est dit au livre des Causes, « la première des réalités créées est l’être » ; et le commentateur dit au même livre que toutes les autres choses sont dites selon une détermination formelle de l’étant, et ainsi, elles sont postérieures à l’étant. Le vrai et l’être sont donc différents.

 

Les choses qui se disent de façon commune de la cause et des effets, sont plus un dans la cause que dans les effets, et sont surtout plus un en Dieu que dans les créatures. Or en Dieu, ces quatre choses : l’étant, l’un, le vrai et le bien, sont appropriées de telle façon que l’étant concerne l’essence, l’un la Personne du Père, le vrai la Personne du Fils, le bien la Personne du Saint-Esprit. Et les Personnes divines ne diffèrent pas seulement par la notion, mais aussi réellement ; c’est pourquoi elles ne se prédiquent pas l’une de l’autre. Donc dans les créatures, à bien plus forte raison, les quatre choses susdites doivent différer plus que par la notion.

 

 

Réponse :

 

De même que dans l’ordre du démontrable il est nécessaire de se ramener à des principes que l’intelligence connaît par elle-même, de même aussi quand on découvre ce qu’est chaque chose ; sinon, dans les deux cas, on irait à l’infini et ainsi la science et la connaissance des choses se perdraient tout à fait. Or ce que l’intelligence conçoit en premier comme le plus connu et en quoi il résout toutes les conceptions, est l’étant, comme dit Avicenne au début de sa Métaphysique. Par conséquent, il est nécessaire que toutes les autres conceptions de l’intelligence soient entendues par addition à l’étant. Or à l’étant ne peuvent s’ajouter des choses pour ainsi dire étrangères, à la façon dont la différence s’ajoute au genre, ou l’accident au sujet, car n’importe quelle nature est essentiellement étant ; c’est pourquoi le Philosophe prouve lui aussi au troisième livre de la Métaphysique que l’étant ne peut pas être un genre, mais que, si l’on dit que des choses ajoutent à l’étant, c’est en tant qu’elles expriment un mode de l’étant lui-même, mode non exprimé par le nom d’étant.

 

Or cela se produit de deux façons. D’abord, en sorte que le mode exprimé soit un mode spécial de l’étant — il y a, en effet, différents degrés d’entité, selon lesquels différents modes d’être se conçoivent, et les divers genres de réalités sont pris selon ces modes — ; car la substance n’ajoute à l’étant aucune différence qui désignerait une nature ajoutée à l’étant, mais on exprime par le nom de substance un certain mode spécial d’être, à savoir, l’étant par soi ; et il en est de même dans les autres genres. Ensuite, en sorte que le mode exprimé soit un mode général accompagnant tout étant ; et ce mode peut être entendu de deux façons : d’abord comme accompagnant chaque étant en soi, ensuite comme accompagnant un étant relativement à un autre.

 

Si on l’entend de la première façon, on distingue selon qu’une chose est exprimée dans l’étant affirmativement ou négativement. Or, on ne trouve rien qui, dit affirmativement et dans l’absolu, puisse être conçu en tout étant, si ce n’est son essence, par laquelle on dit qu’il existe ; et c’est ainsi que s’applique le nom de « réalité » qui, selon Avicenne au début de sa Métaphysique, diffère de « étant » en ce que « étant » est pris de l’acte d’être, tandis que le nom de « réalité » exprime la quiddité ou l’essence de l’étant. Quant à la négation accompagnant tout être dans l’absolu, c’est l’indivision ; et celle-ci est exprimée par le nom de « un » ; en effet, « un » ne signifie rien d’autre qu’un étant non divisé.

 

Si l’on entend le mode de l’étant de la seconde façon, c’est-à-dire suivant une relation d’une chose à l’autre, alors il peut y avoir deux cas. Ce peut être d’abord suivant une opposition de l’une à l’autre ; et c’est ce qu’exprime le nom « quelque chose », car il se dit [en latin] aliquid, comme si l’on disait aliud quid [litt. quelque autre chose] ; donc, de même que l’étant est appelé « un » en tant qu’il est indivis en soi, de même il est appelé « quelque chose » en tant qu’on le distingue des autres. Ce peut être ensuite suivant une convenance d’un étant à un autre ; et cela n’est vraiment possible que si l’on prend une chose qui soit de nature à s’accorder avec tout étant ; or telle est l’âme, qui « d’une certaine façon est toute chose », comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; et dans l’âme, il y a la puissance cognitive et l’appétitive. La convenance de l’étant avec l’appétit est donc exprimée par le nom de « bien » — ainsi est-il dit au début de l’Éthique que « le bien est ce que toute chose recherche » —, tandis que sa convenance avec l’intelligence est exprimée par le nom de « vrai ».

 

Or toute connaissance s’accomplit par assimilation du connaissant à la réalité connue, si bien que ladite assimilation est la cause de la connaissance : ainsi la vue connaît la couleur parce qu’elle est disposée selon l’espèce de la couleur. La première comparaison entre l’étant et l’intelligence est donc que l’étant concorde avec l’intelligence ; cet accord est même appelé « adéquation de l’intelligence et de la réalité » ; et c’est en cela que la notion de vrai s’accomplit formellement. Voilà donc ce que le vrai ajoute à l’étant : la conformité ou l’adéquation de la réalité et de l’intelligence ; et de cette conformité s’ensuit, comme nous l’avons dit, la connaissance de la réalité. Ainsi donc, l’entité de la réalité précède la notion de vérité, tandis que la connaissance est un certain effet de la vérité.

 

Par conséquent, le vrai ou la vérité se trouve défini de trois façons : d’abord, d’après ce qui précède la notion de vérité, et en quoi le vrai est fondé ; et c’est ainsi que saint Augustin donne au livre des Soliloques cette définition : « Le vrai est ce qui est » ; et Avicenne, dans sa Métaphysique : « La vérité de chaque réalité est la propriété de son être, qui est établi pour elle » ; et un certain auteur s’exprime ainsi : « Le vrai est l’indivision de l’être et de ce qui est. » Ensuite on définit d’après ce en quoi la notion de vrai s’accomplit formellement ; et en ce sens, Isaac dit : « La vérité est adéquation de la réalité et de l’intelligence » ; et Anselme, au livre sur la Vérité : « La vérité est une rectitude que l’esprit seul peut percevoir » — en effet, cette rectitude a le sens d’une certaine adéquation —, et le Philosophe dit au quatrième livre de la Métaphysique que nous disons le vrai en le définissant, quand nous disons que ce qui est existe, ou que ce qui n’est pas n’existe pas. Enfin le vrai se définit selon l’effet consécutif. Et c’est en ce sens que saint Hilaire dit : « Le vrai fait clairement voir l’être, et le manifeste » ; et saint Augustin, au livre sur la Vraie Religion : « C’est la vérité qui montre ce qui est » ; et au même livre : « C’est par la vérité que nous jugeons des choses inférieures. »

 

 

Réponse aux objections :

 

Cette définition de saint Augustin concerne la vérité en tant qu’elle a un fondement dans la réalité, et non en tant que la notion de vrai s’accomplit dans l’adéquation de la réalité et de l’intelligence. Ou bien il faut répondre que lorsqu’il est dit : le vrai est ce qui « est », l’expression « est » n’y est pas employée en tant qu’elle signifie l’acte d’être, mais en tant qu’elle dénote l’intelligence qui compose, c’est-à-dire en tant qu’elle signifie l’affirmation de la proposition ; le sens est alors le suivant : le vrai est « ce qui est », i. e. quand l’être est affirmé d’une chose qui est ; de sorte que la définition de saint Augustin se ramènerait à celle du Philosophe mentionnée précédemment.

 

La solution au deuxième argument ressort clairement de ce qu’on a dit.

 

Penser une chose sans l’autre, cela peut s’entendre de deux façons. D’abord, en ce sens qu’une chose est pensée sans que l’autre le soit. Et en ce sens, les choses qui diffèrent par la notion sont telles que l’une peut être pensée sans l’autre. Ensuite, penser une chose sans l’autre peut s’entendre en ce sens qu’elle est pensée sans que l’autre existe ; et dans ce cas, l’étant ne peut être pensé sans le vrai, car l’étant ne peut être pensé sans qu’il concorde ou soit en adéquation avec l’intelligence. Il n’est cependant pas nécessaire que quiconque pense la notion d’étant pense la notion de vrai, de même que quiconque pense l’étant ne pense pas l’intellect agent ; et pourtant, rien ne peut être pensé sans l’intellect agent.

 

Le vrai est une disposition de l’étant, non comme s’il ajoutait quelque nature ou comme s’il exprimait un mode spécial de l’étant, mais en tant qu’il exprime quelque chose qui se trouve généralement en tout étant, et qui n’est cependant pas exprimé par le nom d’étant ; par conséquent, il n’est pas nécessaire qu’il soit une disposition qui soit corrompe, soit diminue, soit contracte à une partie.

 

La disposition n’est pas entendue ici comme étant dans le genre qualité, mais comme impliquant un certain ordre ; en effet, puisque les choses qui sont causes de l’être des autres sont suprêmement étants et que celles qui sont causes de vérité sont suprêmement vraies, le Philosophe conclut que l’ordre d’une réalité est le même dans l’être et dans la vérité, c’est-à-dire que là où l’on trouve ce qui est suprêmement étant, il y a le suprêmement vrai. Et donc il en est ainsi non pas parce que l’étant et le vrai seraient identiques par la notion, mais parce qu’une chose est d’autant plus naturellement en adéquation à l’intelligence qu’elle a plus d’entité ; et par conséquent, la notion de vrai suit la notion d’être.

 

Le vrai et l’étant diffèrent par la notion, parce que dans la notion de vrai se trouve quelque chose qui n’est pas dans la notion d’être, et non en sorte que dans la notion d’être se trouve quelque chose qui n’est pas dans la notion de vrai ; ils ne diffèrent donc pas par l’essence, ni ne se distinguent l’un de l’autre par des différences opposées.

 

Le vrai n’est pas en plus de choses que l’étant, car l’étant se dit du non-étant, en un certain sens, dans la mesure où le non-étant est appréhendé par l’intelligence ; c’est pourquoi le Philosophe dit au quatrième livre de la Métaphysique qu’en un sens on appelle « étant » la négation ou la privation de l’étant ; c’est aussi la raison pour laquelle Avicenne dit au début de sa Métaphysique que l’énonciation ne peut être formée qu’au sujet de l’étant, car il est nécessaire que ce à propos de quoi la proposition est formée soit appréhendé par l’intelligence. D’où il ressort que tout vrai est en quelque façon un étant.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

S’il n’y a pas futilité quand on dit « vrai étant », c’est parce que par le nom de vrai est exprimé quelque chose qui n’est pas exprimé par le nom d’étant, et non parce qu’ils différeraient réellement.

 

Bien qu’il soit un mal que celui-là fornique, cependant une chose se conforme d’autant plus naturellement à l’intelligence qu’elle a davantage d’entité, et la notion de vrai s’y trouve en conséquence ; et ainsi, il est clair que ni le vrai ne dépasse l’étant, ni il n’est dépassé par lui.

 

Lorsqu’il est dit : « L’être diffère de ce qui est », l’acte d’être est distingué de ce à quoi cet acte convient ; or le nom d’étant est pris de l’acte d’être et non de ce à quoi celui-ci convient, l’argument n’est donc pas concluant.

 

Si le vrai est postérieur à l’étant, c’est parce que la notion de vrai diffère de la notion d’étant de la façon susdite.

 

Cet argument a trois défauts. D’abord, bien que les Personnes divines soient réellement distinctes, cependant les choses qui leur sont appropriées ne diffèrent pas réellement, mais seulement par la notion. Ensuite, bien que les Personnes soient réellement distinctes entre elles, elles ne sont cependant pas réellement distinctes de l’essence ; c’est pourquoi le vrai, qui est approprié à la Personne du Fils, n’est pas réellement distinct de l’étant, qui se tient du côté de l’essence. Enfin, bien que l’étant, l’un, le vrai et le bien soient plus unis en Dieu que dans les réalités créées, cependant, de ce qu’ils sont distincts en Dieu, il ne découle pas nécessairement qu’ils soient aussi réellement distincts dans les choses créées. Cela se produit en effet pour les choses qui ne doivent pas à leur notion le fait d’être un en réalité : comme la sagesse et la puissance, qui, alors qu’elles sont réellement un en Dieu, sont réellement distinctes dans les créatures ; mais l’étant, l’un, le vrai et le bien doivent à leur notion le fait d’être un en réalité ; donc, partout où on peut les trouver, ils sont réellement un, quoique l’unité de la réalité qui les unit en Dieu soit plus parfaite que l’unité de la réalité qui les unit dans les créatures.

Article 2 : La vérité se trouve-t-elle principalement dans l’intelligence, plutôt que dans les réalités ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme on l’a dit, le vrai est convertible avec l’étant. Or l’étant se trouve principalement dans les réalités, plutôt que dans l’âme. Donc le vrai aussi.

 

Les réalités sont dans l’âme non par essence, mais par leur espèce, comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Si donc la vérité se trouve principalement dans l’âme, elle ne sera pas l’essence de la réalité, mais sa ressemblance et son espèce, et le vrai sera l’espèce de l’étant qui existe hors de l’âme. Or l’espèce de la réalité, espèce qui existe dans l’âme, ne se prédique pas de la réalité qui est hors de l’âme, et de même, n’est pas convertible avec elle : car être convertible, c’est être prédiqué de façon convertible. Donc le vrai non plus ne sera pas convertible avec l’étant ; ce qui est faux.

 

Tout ce qui est en quelque chose, suit ce en quoi il est. Si donc la vérité est principalement dans l’âme, alors le jugement sur la vérité suivra l’estimation de l’âme ; et ainsi reviendra l’erreur des anciens philosophes qui disaient que tout ce que l’on opine dans l’intelligence est vrai, et que deux contradictoires sont vraies ensemble ; ce qui est absurde.

 

Si la vérité est principalement dans l’intelligence, il est nécessaire de poser dans la définition de la vérité quelque chose qui concerne l’intelligence. Or saint Augustin réprouve une définition de ce genre au livre des Soliloques, comme aussi la suivante : « Le vrai est ce qui est tel qu’on le voit », car alors, ce qui ne serait pas vu ne serait pas vrai, ce qui est manifestement faux pour les minéraux les plus cachés, qui sont dans les entrailles de la terre ; et semblablement, il réprouve et rejette cette définition : « Le vrai est ce qui est tel qu’un connaissant le voit, s’il veut et peut connaître », car alors, quelque chose ne serait vrai que si un connaissant voulait et pouvait connaître. Le même raisonnement vaudrait donc aussi pour toute autre définition en laquelle on poserait quelque chose concernant l’intelligence. La vérité n’est donc pas principalement dans l’intelligence.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au sixième livre de la Métaphysique : « Le faux et le vrai ne sont pas dans les réalités, mais dans l’esprit. »

 

« La vérité est adéquation de la réalité et de l’intelligence. » Or cette adéquation ne peut exister que dans l’intelligence. La vérité n’est donc, elle aussi, que dans l’intelligence.

 

 

Réponse :

 

Quand une chose se dit de plusieurs avec antériorité de l’une sur l’autre, il est nécessaire que le prédicat commun se dise en premier non pas de celle qui est comme la cause des autres, mais de celle en laquelle la notion de ce prédicat commun s’accomplit en premier ; par exemple, « sain » se dit premièrement de l’animal, en lequel se trouve en premier la parfaite notion de santé, bien que la médecine soit appelée saine en tant qu’elle a pour effet la santé. Voilà pourquoi il est nécessaire, puisque le vrai se dit de plusieurs choses avec antériorité de l’une sur l’autre, que le vrai se dise en premier de celle où se trouve premièrement la complète notion de vérité.

 

Or l’achèvement de n’importe quel mouvement ou opération est dans son terme ; et le mouvement de la puissance cognitive a pour terme l’âme : en effet, il est nécessaire que l’objet connu soit dans le sujet connaissant à la façon du connaissant ; par contre, le mouvement de l’appétitive a pour terme les réalités ; de là vient que le Philosophe pose au troisième livre sur l’Âme un certain cercle dans les actes de l’âme, de la façon suivante : la réalité qui est hors de l’âme meut l’intelligence, une fois pensée elle meut l’appétit, et l’appétit tend à atteindre la réalité qui était au départ du mouvement. Or, comme on l’a dit, le bien implique une relation de l’étant à l’appétit, alors que le vrai implique une relation à l’intelligence ; de là vient ce que le Philosophe dit au sixième livre de la Métaphysique : que le bien et le mal sont dans les réalités, tandis que le vrai et le faux sont dans l’esprit. Et la réalité n’est appelée vraie que dans la mesure où elle est adéquate à l’intelligence ; par conséquent le vrai se trouve postérieurement dans les réalités, et premièrement dans l’intelligence.

 

Mais il faut savoir qu’une réalité se rapporte à l’intelligence pratique autrement qu’à l’intelligence spéculative. En effet, l’intelligence pratique cause la réalité, c’est pourquoi elle est la mesure des réalités qui adviennent par elle ; tandis que l’intelligence spéculative, parce qu’elle reçoit en provenance des réalités, est en quelque sorte mue par les réalités elles-mêmes, et ainsi, les réalités la mesurent. D’où il ressort que les réalités naturelles, en provenance desquelles notre intelligence reçoit la science, mesurent notre intelligence, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique, mais elles sont mesurées par l’intelligence divine, en laquelle sont toutes choses, comme les produits de l’art sont tous dans l’intelligence de l’artisan. Ainsi donc, l’intelligence divine mesure et n’est pas mesurée, la réalité naturelle mesure et est mesurée, et notre intelligence est mesurée, et ne mesure pas les réalités naturelles mais seulement les artificielles.

 

La réalité naturelle, établie entre les deux intelligences, est donc appelée vraie suivant une adéquation à l’une ou à l’autre ; en effet, elle est appelée vraie selon une adéquation à l’intelligence divine, en tant qu’elle remplit ce à quoi elle a été ordonnée par l’intelligence divine, comme le montrent clairement Anselme au livre sur la Vérité, saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, et Avicenne dans la définition citée, à savoir : « La vérité de chaque réalité est la propriété de son être, qui est établi pour elle » ; et la réalité est appelée vraie selon une adéquation à l’intelligence humaine, en tant qu’elle est de nature à produire une estimation vraie d’elle-même ; comme, à l’inverse, on appelle fausses « celles qui paraissent naturellement ce qu’elles ne sont pas, ou telles qu’elles ne sont pas », comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique. Et la première notion de vérité est dans la réalité avant la seconde, car le rapport à l’intelligence divine précède le rapport à l’intelligence humaine ; c’est pourquoi, même si l’intelligence humaine n’existait pas, les réalités serait encore appelées vraies relativement à l’intelligence divine. Mais si l’on considérait le cas impossible où, les réalités demeurant, les deux intelligences disparaîtraient, alors la notion de vérité ne demeurerait aucunement.

 

 

Réponse aux objections :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit, le vrai se dit en premier de l’intelligence vraie, et en dernier de la réalité qui lui est adéquate ; et de l’une et l’autre façon le vrai est convertible avec l’étant, mais différemment. En effet, au sens où il se dit des réalités, le vrai est convertible avec l’étant par prédication, car tout étant est adéquat à l’intelligence divine et peut se rendre adéquate l’intelligence humaine, et vice versa. Mais si l’on entend le vrai au sens où il se dit de l’intelligence, alors il est convertible avec l’étant qui est hors de l’âme, non par prédication, mais par conséquence, étant donné qu’à n’importe quelle intelligence vraie doit nécessairement correspondre un étant, et vice versa.

 

On voit dès lors clairement la solution au deuxième argument.

 

Ce qui est en quelque chose ne suit ce en quoi il est que lorsqu’il est causé par ses principes ; ainsi la lumière, qui est causée dans l’air depuis l’extérieur, c’est-à-dire par le soleil, suit le mouvement du soleil plutôt que l’air. Semblablement aussi, la vérité qui est causée dans l’âme depuis les réalités ne suit pas l’estimation de l’âme mais l’existence des réalités, « puisque le discours est appelé vrai ou faux selon que la chose est ou n’est pas », et de même aussi l’intelligence.

 

Saint Augustin parle de la vision de l’intelligence humaine, de laquelle la vérité de la réalité ne dépend pas : en effet, il est de nombreuses choses qui ne sont pas connues de notre intelligence. Cependant il n’en est aucune que l’intelligence divine ne connaisse en acte, et que l’intelligence humaine ne connaisse en puissance, puisqu’il est dit que l’intellect agent est « ce qui produit tous [les intelligibles] », et que l’intellect possible est « ce qui devient tous [les intelligibles] ». On peut donc poser dans la définition de la chose vraie la vision en acte de l’intelligence divine, mais celle de l’intelligence humaine seulement en puissance, comme il ressort de ce qui précède.

Article 3 : La vérité est-elle seulement dans l’intelligence qui compose et divise ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

On dit que le vrai dépend du rapport entre l’étant et l’intelligence. Or le premier rapport de l’intelligence aux réalités a lieu lorsqu’elle forme les quiddités des réalités, en concevant leurs définitions. Le vrai se trouve donc principalement et premièrement dans cette opération de l’intelligence.

 

« Le vrai est adéquation des réalités et de l’intelligence. » Or, de même que l’intelligence qui compose et divise peut être adéquate aux réalités, de même aussi l’intelligence qui conçoit les quiddités des réalités. La vérité n’est donc pas seulement dans l’intelligence qui compose et divise.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au sixième livre de la Métaphysique : « Le vrai et le faux ne sont pas dans les réalités, mais dans l’esprit ; et ils ne sont pas même dans l’esprit pour les [formes] simples et pour la quiddité. »

 

Au troisième livre sur l’Âme : « L’intelligence des indivisibles a lieu dans les choses où le vrai et le faux n’ont pas de place. »

 

 

Réponse :

 

De même que le vrai se trouve premièrement dans l’intelligence et ensuite dans les choses, de même aussi il se trouve premièrement dans l’acte de l’intelligence qui compose et divise et ensuite dans l’acte de l’intelligence qui forme la quiddité des réalités.

 

En effet, la notion de vrai consiste dans l’adéquation de la réalité et de l’intelligence ; or le même n’est pas adéquat à soi-même, mais l’égalité porte sur des choses différentes ; c’est pourquoi la notion de vérité se trouve dans l’intelligence en premier là où elle commence à avoir en propre une chose que la réalité extérieure à l’âme n’a pas ; mais cette réalité a quelque chose qui y correspond, et entre les deux l’adéquation peut se concevoir. Or l’intelligence qui forme la quiddité des réalités n’a qu’une ressemblance de la réalité qui existe hors de l’âme, comme c’est le cas du sens en tant qu’il reçoit l’espèce du sensible ; mais lorsque l’intelligence commence à juger de la réalité appréhendée, alors son jugement même est pour elle un certain propre qui ne se trouve pas à l’extérieur dans la réalité. Et quand il est adéquat à ce qui est à l’extérieur dans la réalité, le jugement est appelé vrai. Or l’intelligence juge de la réalité appréhendée quand elle dit qu’une chose est ou n’est pas, ce qui est le fait de l’intelligence qui compose et divise. C’est pourquoi le Philosophe dit aussi au sixième livre de la Métaphysique que « la composition et la division sont dans l’intelligence et non dans les réalités ». Et de là vient que la vérité se trouve premièrement dans la composition et la division de l’intelligence.

 

De façon secondaire, le vrai se dit ensuite pour l’intelligence qui forme les quiddités ou les définitions des réalités. La définition est donc appelée vraie ou fausse en raison d’une composition vraie ou fausse : comme lorsque la définition est affirmée de ce dont elle n’est pas la définition, par exemple si l’on assignait au triangle la définition du cercle ; ou encore, lorsque les parties de la définition ne peuvent pas être composées entre elles, par exemple si l’on donnait de quelque réalité la définition « animal insensible », car la composition qui est impliquée, à savoir « quelque animal est insensible », est fausse. Et ainsi, la définition n’est appelée vraie ou fausse que relativement à la composition, comme aussi la réalité est appelée vraie relativement à l’intelligence.

 

De ce qu’on a dit, il ressort donc que le vrai se dit d’abord de la composition ou de la division de l’intelligence ; il se dit ensuite des définitions des réalités, dans la mesure où une composition vraie ou fausse est impliquée en elles ; en troisième lieu, des réalités, dans la mesure où elles sont adéquates à l’intelligence divine, ou naturellement aptes à être en adéquation à l’intelligence humaine ; en quatrième lieu il se dit de l’homme, parce qu’il peut faire choix du vrai, ou que, par les choses qu’il dit ou qu’il fait, il donne une opinion vraie ou fausse de lui-même ou des autres. Quant aux formules, elles reçoivent la prédication de vérité comme les pensées qu’elles signifient.

 

 

Réponse aux objections :

 

Bien que la formation de la quiddité soit la première opération de l’intelligence, cependant elle ne fournit pas à l’intelligence un propre qui puisse être adéquat à la réalité ; voilà pourquoi la vérité n’y est pas proprement.

 

On voit dès lors clairement la solution au second argument.

Article 4 : Y a-t-il une seule vérité par laquelle toutes choses sont vraies ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Anselme dit au livre sur la Vérité que la vérité est aux réalités vraies ce que le temps est aux choses temporelles. Or le temps se rapporte à toutes les choses temporelles de telle façon qu’il y a un seul temps. La vérité se rapportera donc à toutes les choses vraies de telle façon qu’il y aura une seule vérité.

 

[Le répondant] disait que la vérité se dit de deux façons : d’abord en tant qu’elle est identique à l’entité de la réalité, comme saint Augustin la définit au livre des Soliloques : « Le vrai, c’est ce qui est » ; et ainsi, il est nécessaire qu’il y ait plusieurs vérités, puisqu’il y a plusieurs essences des réalités. Ensuite en tant qu’elle s’exprime dans l’intelligence, comme saint Hilaire la définit : « Le vrai fait clairement voir l’être » ; et de cette façon, puisque rien ne peut manifester quelque chose à l’intelligence si ce n’est par la vertu de la vérité première divine, toutes les vérités sont un, d’une certaine façon, lorsqu’elle meuvent l’intelligence, de même que toutes les couleurs sont également un lorsqu’elles meuvent la vue, en tant qu’elles la meuvent, c’est-à-dire en raison de l’unique lumière. En sens contraire : le temps de toutes les choses temporelles est numériquement un. Si donc la vérité est aux réalités vraies ce que le temps est aux choses temporelles, il est nécessaire que toutes les choses vraies aient une vérité numériquement une ; et il ne suffit pas que toutes les vérités soient un lorsqu’elles meuvent, ou qu’elles soient une dans le modèle.

 

Anselme argumente ainsi au livre sur la Vérité : si plusieurs choses vraies ont plusieurs vérités, il est nécessaire que les vérités varient selon la variété des choses vraies. Or la variation des réalités vraies ne fait pas varier les vérités car, une fois détruites les réalités vraies ou droites, il reste encore la vérité et la rectitude suivant lesquelles elles sont vraies ou droites. Il y a donc une seule vérité. Il prouve la mineure par ceci que, une fois détruit le signe, il reste encore la rectitude de la signification, car il est correct de signifier ce que ce signe signifiait ; et pour la même raison, une fois détruit n’importe quoi de vrai ou de droit, sa rectitude ou sa vérité demeure.

 

Dans les choses créées, rien n’est ce dont il est la vérité ; par exemple, la vérité de l’homme n’est pas l’homme, et la vérité de la chair n’est pas la chair. Or n’importe quel étant créé est vrai. Donc aucun étant créé n’est vérité ; toute vérité est donc un incréé, et ainsi, il y a une seule vérité.

 

Rien n’est plus grand que l’esprit humain, si ce n’est Dieu, comme dit saint Augustin. Or la vérité, comme il le prouve au livre des Soliloques, est plus grande que l’esprit humain, car on ne peut pas dire qu’elle soit plus petite : dans ce cas, en effet, l’esprit humain aurait à juger de la vérité, ce qui est faux, car il juge non pas d’elle, mais selon elle, tout comme le juge ne juge pas de la loi, mais selon elle, ainsi que le même saint Augustin le dit au livre de la Vraie Religion. Semblablement, on ne peut pas dire non plus qu’elle lui soit égale, car l’âme juge toutes choses selon la vérité, mais elle ne juge pas toutes choses selon elle-même. Il n’y a donc de vérité que Dieu ; et ainsi, il y a une seule vérité.

 

Voici comment saint Augustin prouve au livre des 83 Questions que la vérité n’est pas perçue par un sens du corps : on ne perçoit par un sens que ce qui est changeant ; or la vérité est immuable ; elle n’est donc pas perçue par un sens. On peut argumenter semblablement : toute chose créée est changeante ; or la vérité n’est pas changeante ; elle n’est donc pas une créature ; elle est donc une réalité incréée ; il y a donc une seule vérité.

 

Au même endroit, saint Augustin argumente dans le même sens de cette façon : « Il n’est point d’objet sensible qui n’offre quelque apparence de fausseté, sans qu’on puisse en faire la discrimination. En effet, pour ne citer que ce fait, tout ce dont nous avons la sensation physique, même quand cela ne tombe pas actuellement sous les sens, nous en éprouvons pourtant les images tout comme si c’était présent, soit dans le sommeil, soit dans l’hallucination. » Or la vérité n’a aucune apparence de fausseté. La vérité n’est donc pas perçue par le sens. On peut argumenter semblablement : tout créé a quelque apparence de fausseté, en tant qu’il a quelque défaut ; donc rien de créé n’est vérité ; et ainsi, il y a une seule vérité.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « De même que la ressemblance est la forme des choses semblables, de même la vérité est la forme des choses vraies. » Or, plusieurs choses semblables ont plusieurs ressemblances. Plusieurs choses vraies ont donc plusieurs vérités.

 

De même que toute vérité créée dérive de la vérité incréée comme d’un modèle et tient d’elle sa vérité, de même toute lumière intelligible dérive comme d’un modèle de la première lumière incréée et lui doit sa puissance de manifestation. Cependant nous disons qu’il y a plusieurs lumières intelligibles, comme le montre clairement Denys. Il semble donc que, d’une façon semblable, il faille accorder sans réserve qu’il y a plusieurs vérités.

 

Bien que les couleurs doivent à la puissance de la lumière de mouvoir la vue, on dit tout bonnement que les couleurs sont nombreuses et différentes, et ce n’est qu’à un certain point de vue qu’elles peuvent être dites un. Donc, bien que toutes les vérités créées s’expriment aussi à l’intelligence par la vertu de la vérité première, on ne pourra cependant pas en déduire que la vérité est une, si ce n’est à un certain point de vue.

 

De même que la vérité créée ne peut se manifester à l’intelligence que par la vertu de la vérité incréée, de même aucune puissance ne peut agir dans la créature si ce n’est par la vertu de la puissance incréée. Et nous ne disons nullement que toutes les choses qui ont une puissance ont une puissance unique. Il ne faut donc pas davantage dire que toutes les choses vraies ont une vérité unique.

 

Par rapport aux réalités, Dieu est dans une triple relation de cause, à savoir : efficiente, exemplaire et finale ; et par une certaine appropriation, l’entité des réalités se rapporte à Dieu comme à une cause efficiente, la vérité comme à une cause exemplaire, la bonté comme à une cause finale, bien que chacune puisse aussi être rapportée à chacune en propriété de termes. Or aucune façon de parler ne nous permet de dire que tous les biens ont une seule bonté, ou tous les êtres une seule entité. Nous ne devons donc pas dire non plus que toutes les choses vraies ont une seule vérité.

 

Bien qu’il y ait une unique vérité incréée, modèle toutes les vérités créées, cependant celles-ci ne la reproduisent pas de la même façon ; car, bien qu’elle se rapporte à toutes semblablement, cependant toutes ne se rapportent pas à elle semblablement, comme il est dit au livre des Causes ; et c’est pourquoi la vérité des choses nécessaires et celle des choses contingentes la reproduisent différemment. Or une façon différente d’imiter le modèle divin produit une diversité dans les réalités créées ; il y a donc, au plein sens du terme, plusieurs vérités créées.

 

« La vérité est adéquation de la réalité et de l’intelligence. » Or il ne peut y avoir une unique adéquation entre l’intelligence et des réalités qui diffèrent par l’espèce. Puis donc que les réalités vraies diffèrent par l’espèce, il ne peut y avoir une unique vérité de toutes les choses vraies.

 

Saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité : « Il faut croire que la nature de l’esprit humain est tellement liée aux réalités intelligibles que tout ce qu’il connaît est vu de lui dans une certaine lumière de son genre à lui. » Or la lumière par laquelle l’âme connaît toutes choses est la vérité. La vérité est donc du genre de l’âme elle-même, et ainsi, il est nécessaire que la vérité soit une réalité créée ; il y aura donc, en des créatures différentes, des vérités différentes.

 

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit, la vérité se trouve proprement dans l’intelligence humaine ou divine, comme la santé dans l’animal ; et la vérité se trouve dans les autres réalités par une relation à l’intelligence, tout comme la santé se dit de certaines autres choses en tant qu’elles produisent ou conservent la santé de l’animal. La vérité est donc dans l’intelligence divine premièrement et proprement, dans l’intelligence humaine proprement mais secondairement, et dans les réalités, improprement et secondairement, car elle n’y est que par un rapport à l’une des deux vérités.

 

Il y a donc une seule vérité de l’intelligence divine, de laquelle dérivent dans l’intelligence humaine plusieurs vérités, « de même que d’un seul visage d’homme rejaillissent plusieurs ressemblances dans un miroir », comme dit la Glose à propos de ce verset : « Les vérités ont été altérées par les enfants des hommes. » Et les vérités qui sont dans les réalités sont nombreuses, comme aussi les entités des réalités. La vérité qui se dit des réalités relativement à l’intelligence humaine est, d’une certaine façon, accidentelle aux réalités, car, supposé que l’intelligence humaine n’existe pas ni ne puisse exister, la réalité demeurerait encore dans son essence. Mais la vérité qui est dite d’elles relativement à l’intelligence divine leur est inséparablement consécutive, puisqu’elles ne peuvent subsister que par l’intelligence divine qui les amène à l’existence. De plus, la vérité est dans la réalité relativement à l’intelligence divine avant d’y être relativement à l’intelligence humaine, puisque la réalité se rapporte à l’intelligence divine comme à une cause, mais à l’humaine, d’une certaine façon, comme à un effet, en tant que l’intelligence reçoit la science en provenance des réalités. Ainsi donc, c’est principalement par rapport à la vérité de l’intelligence divine qu’une réalité est dite vraie, plutôt que par rapport à la vérité de l’intelligence humaine.

 

Si donc l’on prend cette vérité proprement dite selon laquelle toutes choses sont vraies principalement, alors toutes choses sont vraies d’une seule vérité, à savoir, de la vérité de l’intelligence divine : et c’est en ce sens qu’Anselme parle de la vérité au livre sur la Vérité. Mais si l’on prend cette vérité proprement dite selon laquelle les réalités sont appelées vraies secondairement, alors plusieurs choses vraies ont plusieurs vérités, et même une seule chose vraie a plusieurs vérités en différentes âmes. Et si l’on prend la vérité improprement dite selon laquelle toutes choses sont appelées vraies, alors plusieurs choses vraies ont plusieurs vérités, mais une seule chose vraie a une seule vérité.

 

Et les réalités sont nommées vraies d’après la vérité qui est dans l’intelligence divine ou dans l’intelligence humaine, comme la nourriture est nommée saine d’après la santé qui est dans l’animal, et non comme d’après une forme inhérente. En revanche, d’après la vérité qui est dans la réalité elle-même, et qui n’est rien d’autre que l’entité adéquate à l’intelligence ou se la rendant adéquate, [la réalité] est nommée [vraie] comme d’après une forme inhérente, comme la nourriture est nommée saine d’après sa qualité, qui la fait appeler saine.

 

 

Réponse aux objections :

 

Le temps est aux choses temporelles ce que la mesure est au mesuré ; il est donc clair qu’Anselme parle de cette vérité qui est la mesure de toutes les réalités vraies, et celle-ci est numériquement unique, de même que le temps est un, comme conclut le deuxième argument. Mais la vérité qui est dans l’intelligence humaine, ou dans les réalités mêmes, n’est pas aux réalités ce que la mesure extrinsèque et commune est aux choses mesurées, mais ou bien elle est ce que le mesuré est à la mesure, comme c’est le cas de la vérité de l’intelligence humaine, et ainsi, il est nécessaire qu’elle varie selon la variété des réalités, ou bien elle est comme une mesure intrinsèque, comme c’est le cas de la vérité qui est dans les réalités mêmes ; et il est nécessaire que ces mesures aussi se diversifient selon la pluralité des choses mesurées, de même que les différents corps ont des dimensions différentes.

 

Nous l’accordons.

 

La vérité qui demeure après la destruction des réalités est la vérité de l’intelligence divine, et cette vérité est numériquement une, au plein sens du terme, tandis que la vérité qui est dans les réalités ou dans l’âme varie avec la variation des réalités.

 

Quand on dit : « aucune réalité n’est sa vérité », cela se comprend des réalités qui ont un être achevé dans la nature, comme quand on dit « aucune réalité n’est son être ». Et cependant, l’être de la réalité est une certaine réalité créée ; de la même façon, la vérité de la réalité est quelque chose de créé.

 

La vérité selon laquelle l’âme juge de toutes choses est la vérité première. En effet, de même que de la vérité de l’intelligence divine s’écoulent vers l’intelligence angélique les espèces innées des réalités, par lesquelles les anges connaissent toutes choses, de même de la vérité de l’intelligence divine, comme d’un modèle, procède en notre intelligence la vérité des premiers principes, selon laquelle nous jugeons de toutes choses. Et parce que nous ne pourrions pas juger par elle si elle n’était une ressemblance de la vérité première, on dit que nous jugeons de toutes choses selon la vérité première.

 

Cette vérité immuable est la vérité première ; et ni celle-ci n’est perçue par le sens, ni elle n’est quelque chose de créé.

 

Même la vérité créée n’a aucune apparence de fausseté, bien que n’importe quelle créature ait quelque apparence de fausseté ; car la créature a quelque apparence de fausseté dans la mesure où elle est imparfaite, alors que la vérité accompagne la réalité créée non pas du côté où elle est imparfaite, mais pour autant que, conformée à la vérité première, elle s’éloigne de l’imperfection.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

La ressemblance se trouve proprement dans l’un et l’autre semblable, tandis que la vérité, étant une certaine convenance de l’intelligence et de la réalité, se trouve proprement non pas dans l’une et l’autre, mais dans l’intelligence ; par conséquent, puisqu’il y a une intelligence unique, la divine, qui par sa conformité rend toutes choses vraies et les fait appeler vraies, il est nécessaire que toutes les choses soient vraies d’après une vérité unique, bien qu’en plusieurs choses semblables il y ait des ressemblances différentes.

 

Bien que la lumière intelligible ait pour modèle la lumière divine, cependant « lumière » se dit proprement des lumières intelligibles créées ; mais « vérité » ne se dit pas proprement des réalités qui ont pour modèle l’intelligence divine ; voilà pourquoi nous ne disons pas la lumière une, comme nous disons la vérité une.

 

Et il faut répondre semblablement au troisième argument sur les couleurs, car elles aussi sont proprement appelées visibles, bien qu’on ne les voie que par la lumière.

 

& Et il faut répondre semblablement au quatrième argument sur la puissance, et au cinquième sur l’entité.

 

Bien que les réalités reproduisent diversement la vérité divine, cela n’exclut cependant pas qu’elles soient vraies par une vérité unique et non par plusieurs, à proprement parler : car ce qui est diversement reçu dans les réalités qui reproduisent le modèle n’est pas proprement appelé vérité, comme il est proprement appelé vérité dans le modèle.

 

Bien que les choses qui diffèrent par l’espèce ne soient pas, du côté des réalités elles-mêmes, adéquates à l’intelligence divine par une adéquation unique, cependant l’intelligence divine, à laquelle toutes choses sont adéquates, est une ; et du côté de celle-ci, il y a une unique adéquation à toutes les réalités, quoique toutes ne lui soient pas adéquates de la même façon ; voilà pourquoi la vérité de toutes les réalités est une, de la façon susdite.

 

Saint Augustin parle de la vérité qui est une reproduction de l’esprit divin lui-même dans notre esprit, comme la ressemblance d’un visage rejaillit dans un miroir ; et de telles vérités, qui rejaillissent de la vérité première dans nos âmes, sont nombreuses, comme on l’a dit. Ou bien l’on peut répondre que, d’une certaine façon, la vérité première est du genre de l’âme, en prenant le genre au sens large, comme on dit que toutes les choses intelligibles ou incorporelles sont d’un seul genre, ainsi qu’il est dit en Act. 17, 28 : « Car nous sommes les enfants et la race [litt. le genre] de Dieu. »

Article 5 : Y a-t-il, en plus de la vérité première, une autre vérité éternelle ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Anselme, parlant de la vérité des énoncés, dit dans son Monologion : « Soit que l’on dise que la vérité a principe et fin, soit que l’on reconnaisse qu’elle n’en a pas, la vérité ne peut être enclose par aucun principe ni fin. » Or on reconnaît que toute vérité, ou bien a un principe et une fin, ou bien n’a pas de principe ni de fin. Aucune vérité n’est donc enclose par un principe et une fin. Or tout ce qui est tel, est éternel. Toute vérité est donc éternelle.

 

Tout ce dont l’être est consécutif à la destruction de son être, est éternel, car, que l’on pose qu’il est ou qu’il n’est pas, il s’ensuit qu’il est ; et quel que soit le temps où l’on se place, il est nécessaire de poser pour chaque chose qu’elle est ou n’est pas. Or il s’ensuit de la destruction de la vérité que la vérité est ; car si la vérité n’est pas, il est vrai que la vérité n’est pas, et rien ne peut être vrai que par la vérité. La vérité est donc éternelle.

 

Si la vérité des énoncés n’est pas éternelle, alors on pourra déterminer en quel temps la vérité des énoncés n’était pas. Or en ce temps-là cet énoncé était vrai : « Il n’est aucune vérité des énoncés. » Donc la vérité des énoncés était, ce qui est contraire à ce que l’on a supposé. On ne peut donc pas dire que la vérité des énoncés n’est pas éternelle.

 

Au premier livre de la Physique, Le Philosophe prouve que la matière est éternelle — bien que ce soit faux — par la raison qu’elle demeure après sa corruption et qu’elle est avant sa génération, étant donné que, si elle est corrompue, elle se corrompt en quelque chose, et si elle est générée, elle est générée à partir de quelque chose ; or ce à partir de quoi une chose est générée et ce en quoi une chose se corrompt, est matière. Or semblablement, si l’on pose que la vérité est corrompue ou générée, il s’ensuit qu’elle est avant sa génération et après sa corruption ; car si elle est générée, elle est changée du non-être à l’être, et si elle est corrompue, elle est changée de l’être au non-être ; or, quand la vérité n’est pas, il est vrai que la vérité n’est pas, ce qui, de toute façon, ne peut avoir lieu sans que la vérité soit. La vérité est donc éternelle.

 

Tout ce dont le non-être ne peut pas être pensé, est éternel, car tout ce qui peut ne pas être, on peut en penser le non-être. Or on ne peut pas penser que la vérité des énoncés n’est pas, car l’intelligence ne peut rien penser sans penser que c’est vrai. La vérité des énoncés est donc elle aussi éternelle.

 

Ce qui est futur a toujours été futur, et ce qui est passé sera toujours passé. Or une proposition au futur est vraie parce que quelque chose est futur, et une proposition au passé est vraie parce que quelque chose est passé. La vérité d’une proposition au futur a donc toujours été, et la vérité d’une proposition au passé sera toujours ; et ainsi, non seulement la vérité première est éternelle, mais de nombreuses autres aussi.

 

Saint Augustin dit au livre sur le Libre Arbitre que « rien n’est plus éternel que la notion de cercle, et que deux et trois font cinq ». Or la vérité de ces choses est une vérité créée. Il y a donc une vérité éternelle en plus de la vérité première.

 

Pour la vérité d’une énonciation, il n’est pas nécessaire que l’on énonce actuellement quelque chose, mais il suffit qu’il y ait ce à propos de quoi l’énonciation peut être formée. Or, avant que le monde fût, il y avait, en plus de Dieu, quelque chose à propos de quoi l’on aurait pu énoncer. Donc, avant que le monde ne fût fait, il y avait la vérité des énoncés. Or ce qui fut avant le monde, est éternel. La vérité des énoncés est donc éternelle. Preuve de la mineure : le monde a été fait de rien, c’est-à-dire après le néant. Donc, avant que le monde fût, il y avait son non-être. Or l’énonciation vraie ne se forme pas seulement à propos de ce qui est, mais aussi à propos de ce qui n’est pas : de même en effet qu’il nous arrive d’énoncer en vérité que ce qui est, est, de même nous arrive-t-il d’énoncer en vérité que ce qui n’est pas, n’est pas, comme on le voit clairement au premier livre du Péri Hermêneias. Donc, avant que le monde fût, il y eut de quoi pouvoir former une énonciation vraie.

 

Tout ce qui est su est vrai pendant qu’il est su. Or Dieu a su de toute éternité tous les énoncés. Il y a donc de toute éternité une vérité de tous les énoncés ; et ainsi, plusieurs vérités sont éternelles.

 

10° [Le répondant] disait qu’il s’ensuit de là que ces choses sont vraies non pas en elles-mêmes, mais dans l’intelligence divine. En sens contraire : dans la mesure où des choses sont sues, il est nécessaire qu’elles soient vraies. Or de toute éternité, toutes choses sont sues de Dieu non seulement en tant qu’elles sont dans son esprit, mais aussi en tant qu’existantes en leur nature propre ; Eccli. 23, 29 : « Du Seigneur Dieu, avant qu’elles fussent créées, toutes les choses étaient connues, de même qu’après leur achèvement il les considère toutes. » Et ainsi, il ne connaît pas les réalités après qu’elles ont été accomplies autrement qu’il ne les a connues de toute éternité. Il y eut donc de toute éternité plusieurs vérités non seulement dans l’intelligence divine, mais aussi en soi.

 

11° Une chose est dite être, au plein sens du terme, lorsqu’elle est dans son achèvement. Or la notion de vérité s’accomplit dans l’intelligence. Si donc plusieurs choses vraies ont été dans l’intelligence divine de toute éternité, il faut  accorder sans réserve qu’il y a plusieurs vérités éternelles.

 

12° Sag. 1, 15 : « La justice est perpétuelle et immortelle. » Or la vérité est une partie de la justice, comme dit Cicéron dans la Rhétorique. Elle est donc perpétuelle et immortelle.

 

13° Les choses universelles sont perpétuelles et incorruptibles. Or le vrai est suprêmement universel, car il est convertible avec l’étant. La vérité est donc perpétuelle et incorruptible.

 

14° [Le répondant] disait que l’universel est corrompu non par soi, mais par accident. En sens contraire : une chose doit être nommée plutôt d’après ce qui lui convient par soi que d’après ce qui lui convient par accident. Si donc la vérité est de soi perpétuelle et incorruptible et n’est corrompue ou générée que par accident, il faut accorder que la vérité dite universellement est éternelle.

 

15° De toute éternité, Dieu fut antérieur au monde. La relation d’antériorité est donc en Dieu de toute éternité. Or, lorsque l’un de deux relatifs est posé, il est nécessaire que le relatif restant soit posé. Il y eut donc de toute éternité postériorité du monde par rapport à Dieu. Il y eut donc de toute éternité une autre chose en dehors de Dieu, à laquelle la vérité convient en quelque façon ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

16° [Le répondant] disait que cette relation d’antériorité et de postériorité est quelque chose non dans la nature mais seulement dans la raison. En sens contraire : comme dit Boèce à la fin du livre sur la Consolation, Dieu est par nature antérieur au monde, même si le monde avait toujours existé. Cette relation d’antériorité est donc une relation de nature et pas seulement de raison.

 

17° La vérité de la signification est la rectitude de la signification. Or de toute éternité il a été correct qu’une chose soit signifiée. La vérité de la signification a donc existé de toute éternité.

 

18° Il a été vrai de toute éternité que le Père a engendré le Fils, et que le Saint-Esprit a procédé de l’un et l’autre. Or ce sont plusieurs choses vraies. Plusieurs choses vraies existent donc de toute éternité.

 

19° [Le répondant] disait que ces choses sont vraies par une vérité unique, et qu’il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait plusieurs vérités de toute éternité. En sens contraire : ce par quoi le Père est Père et engendre le Fils diffère de ce par quoi le Fils est Fils et spire le Saint-Esprit. Or ce par quoi le Père est Père rend vraie cette proposition : « Le Père engendre le Fils », ou celle-là : « Le Père est Père » ; et ce par quoi le Fils est Fils rend vraie celle-ci : « Le Fils est engendré par le Père. » De telles propositions ne sont donc pas vraies par une vérité unique.

 

20° Bien que « homme » et « capable de rire » soient convertibles, cependant la vérité des deux propositions suivantes n’est pas toujours la même : « l’homme est homme » et « l’homme est capable de rire », étant donné que la propriété prédiquée par le nom d’homme n’est pas la même que celle prédiquée par l’expression « capable de rire » ; or semblablement, les noms de Père et de Fils n’impliquent pas la même propriété. Les propositions susdites n’ont donc pas la même vérité.

 

21° [Le répondant] disait que ces propositions n’ont pas existé de toute éternité. En sens contraire : chaque fois qu’il y a une intelligence qui peut énoncer, il peut y avoir énonciation. Or il y a eu de toute éternité une intelligence divine qui pense que le Père est Père et que le Fils est Fils, et ainsi, qui énonce ou dit, puisque, suivant Anselme, dire et penser sont une même chose pour l’esprit suprême. Les énonciations susdites ont donc existé de toute éternité.

 

 

En sens contraire :

 

Rien de créé n’est éternel. À part la vérité première, toute vérité est créée. Donc seule la vérité première est éternelle.

 

L’étant et le vrai sont convertibles. Or un seul étant est éternel. Donc une seule vérité est éternelle.

 

 

Réponse :

 

Comme on l’a déjà dit, la vérité implique une certaine adéquation et une commensuration ; une chose est donc nommée vraie à la façon dont elle est nommée commensurée. Or, le corps est mesuré tant par une mesure intrinsèque, comme la ligne, la surface ou la profondeur, que par une mesure extrinsèque, comme l’occupant d’un lieu est mesuré par le lieu, le mouvement par le temps, et l’étoffe par l’aune. Quelque chose peut donc aussi être nommé vrai de deux façons : d’abord d’après une vérité inhérente ; ensuite d’après une vérité extrinsèque, et c’est ainsi que toutes les réalités sont nommées vraies d’après la vérité première. Et parce que la vérité qui est dans l’intelligence est mesurée par les réalités elles-mêmes, il s’ensuit que non seulement la vérité de la réalité mais aussi la vérité de l’intelligence, ou de l’énonciation, qui signifie la pensée, est nommée d’après la vérité première.

 

Mais dans cette adéquation ou commensuration de l’intelligence et de la réalité, il n’est pas nécessaire que l’un et l’autre des extrêmes soient en acte. Car notre intelligence peut maintenant être adéquate aux choses qui existeront dans le futur mais n’existent pas maintenant ; autrement cette proposition ne serait pas vraie : « L’Antéchrist naîtra » ; cela est donc nommé vrai seulement d’après la vérité qui est dans l’intelligence, même quand la réalité elle-même n’existe pas. Semblablement aussi, l’intelligence divine a pu de toute éternité être adéquate aux choses qui n’ont pas existé de toute éternité mais ont été faites dans le temps ; et ainsi, les choses qui sont dans le temps peuvent être nommées vraies de toute éternité d’après la vérité éternelle. Si donc nous prenons la vérité des choses vraies créées inhérente à celles-ci, vérité que nous trouvons dans les réalités et dans l’intelligence créée, alors n’est éternelle ni la vérité des réalités ni celle des énoncés, puisque les réalités mêmes ou les intelligences auquelles ces vérités inhèrent n’existent pas de toute éternité. Mais si l’on prend la vérité des choses vraies créées d’après laquelle toutes choses sont nommées vraies comme par une mesure extrinsèque, et c’est la vérité première, alors la vérité de toutes les réalités, de tous les énoncés et de toutes les intelligences est éternelle ; et l’éternité d’une telle vérité est trouvée par saint Augustin au livre des Soliloques, ainsi que par Anselme dans son Monologion ; c’est pourquoi Anselme dit au livre sur la Vérité : « Tu peux comprendre comment j’ai prouvé dans mon Monologion, par la vérité d’un propos, que la vérité suréminente n’a ni principe ni fin. »

 

Or cette vérité première ne peut porter sur toutes choses sans être une. Dans notre intelligence, en effet, la vérité se diversifie de deux façons seulement : d’abord, à cause de la diversité des choses connues, dont l’intelligence a différentes connaissances, d’où résultent différentes vérités dans l’âme ; ensuite, à cause des différentes façons de concevoir : en effet, la course de Socrate est une réalité unique, mais l’âme qui, en composant et divisant, pense du même coup le temps, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme, pense diversement la course de Socrate comme présente, passée et future ; et par conséquent, elle forme diverses conceptions en lesquelles se trouvent différentes vérités. Or les deux modes susdits de diversité ne peuvent se trouver dans la connaissance divine. En effet, Dieu n’a pas différentes connaissances des différentes réalités, mais il connaît toutes choses par une connaissance unique, car par une seule chose, c’est-à-dire par son essence, il connaît toutes choses, « n’appliquant pas sa connaissance à chacune d’elles », comme dit Denys au livre des Noms divins. Semblablement aussi, sa connaissance ne regarde pas un temps, puisqu’elle est mesurée par l’éternité qui, contenant tout temps, fait abstraction de tout temps. Il reste donc qu’il n’y a pas plusieurs vérités de toute éternité.

 

 

Réponse aux objections :

 

Comme Anselme s’explique lui-même au livre sur la Vérité, il a dit que la vérité des énonciations n’était pas enclose par un principe et une fin, « non que ce propos » — c’est-à-dire le propos qu’il envisageait et qui signifiait en vérité qu’une chose était future — « ait été sans principe, mais parce qu’on ne peut pas concevoir en quel temps le propos existerait et la vérité lui ferait défaut ». Cela fait donc apparaître qu’il a voulu établir comme étant sans principe ni fin non pas la vérité inhérente à la réalité créée, ni le propos, mais la vérité première, d’après laquelle l’énonciation est appelée vraie comme d’après une mesure extrinsèque.

 

Hors de l’âme, nous trouvons deux choses, à savoir : la réalité elle-même, et les négations et privations de la réalité ; et assurément, ces deux choses ne se rapportent pas de la même façon à l’intelligence. Car la réalité elle-même, par l’espèce qu’elle possède, est adéquate à l’intelligence divine comme le produit de l’art est adéquat à l’art ; et par la vertu de la même espèce, la réalité est de nature à se rendre adéquate notre intelligence, en tant que, par sa ressemblance reçue dans l’âme, elle produit une connaissance d’elle-même. Mais le non-étant, considéré hors de l’âme, n’a ni de quoi être coadéquat à l’intelligence divine, ni de quoi produire une connaissance de soi dans notre intelligence. Si donc le non-étant est adéquat à une quelconque intelligence, ce n’est pas en raison de soi mais en raison de cette intelligence, qui reçoit en elle-même la notion de non-étant. La réalité qui est positivement quelque chose hors de l’âme a donc en soi de quoi pouvoir être appelée vraie, alors que dans le cas du non-être de la réalité, tout ce qu’on lui attribue de vérité est du côté de l’intelligence. Donc, quand on dit : « Il est vrai que la vérité n’est pas », puisque la vérité signifiée ici porte sur un non-étant, elle n’a rien sinon dans l’intelligence. Par conséquent, de la destruction de la vérité qui est dans la réalité, il s’ensuit seulement que la vérité qui est dans l’intelligence existe. Et ainsi, il est clair que l’on peut seulement en conclure que la vérité qui est dans l’intelligence est éternelle ; et de toute façon, il est nécessaire qu’elle soit dans une intelligence éternelle, et telle est la vérité première. Par l’argument susdit, on montre donc seulement que la vérité première est éternelle.

 

& On voit dès lors clairement la solution aux troisième et quatrième arguments.

 

On ne peut pas penser, dans l’absolu, que la vérité n’est pas ; cependant, on peut penser qu’il n’est aucune vérité créée, comme on peut aussi penser qu’il n’est aucune créature. En effet, l’intelligence peut penser qu’elle n’est pas et qu’elle ne pense pas, bien qu’elle ne pense jamais sans qu’elle soit ou qu’elle pense ; car il n’est pas nécessaire que tout ce que l’intelligence possède par la pensée, elle le pense lorsqu’elle pense, car elle ne fait pas toujours retour sur elle-même ; voilà pourquoi il n’y a pas d’inconvénient si elle pense que la vérité créée, sans laquelle elle ne peut penser, n’existe pas.

 

Ce qui est futur, en tant qu’il est futur, n’est pas, et de même pour ce qui est passé, en tant que tel. Par conséquent, on juge pareillement de la vérité du passé et du futur, et de la vérité du non-étant : d’où l’on ne peut conclure à l’éternité d’aucune vérité, si ce n’est de la vérité première, comme on l’a déjà dit.

 

La parole de saint Augustin doit être ainsi comprise : ces choses sont éternelles en tant qu’elles sont dans l’esprit divin ; ou bien il prend « éternel » au sens de « perpétuel ».

 

Bien que l’on fasse une énonciation vraie à propos de l’étant et du non-étant, cependant, l’étant et le non-étant ne se rapportent pas de la même façon à la vérité, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit ; la solution de l’objection est dès lors évidente.

 

Dieu a su de toute éternité de nombreux énoncés, mais cependant, il a su ces nombreux énoncés par une seule connaissance. Par conséquent, il n’y a eu de toute éternité qu’une seule vérité par laquelle fut vraie la connaissance divine des nombreuses réalités devant avoir lieu dans le temps.

 

10° Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit, l’intelligence est adéquate non seulement aux choses qui sont en acte mais aussi à celles qui ne sont pas en acte, surtout l’intelligence divine, pour laquelle rien n’est passé ni futur. Par conséquent, bien que les réalités n’aient pas été de toute éternité dans leur nature propre, cependant l’intelligence divine fut adéquate aux réalités devant avoir lieu dans le temps en leur nature propre ; voilà pourquoi elle eut de toute éternité une connaissance vraie des réalités également dans leur nature propre, quoique les vérités des réalités n’aient pas été de toute éternité.

 

11° Bien que la notion de vérité s’accomplisse dans l’intelligence, cependant la notion de réalité ne s’accomplit pas dans l’intelligence. Donc, bien que l’on accorde sans réserve que la vérité de toutes les réalités était de toute éternité parce qu’elle était dans l’intelligence divine, on ne peut cependant pas accorder sans réserve que les réalités aient été vraies de toute éternité pour la raison qu’elles étaient dans l’intelligence divine.

 

12° Cet argument se comprend de la justice divine. Ou bien, si on le comprend de la justice humaine, alors elle est appelée perpétuelle comme les réalités naturelles sont elles aussi appelées perpétuelles : par exemple, nous disons que le feu se meut toujours vers le haut à cause de son inclination de nature, sauf s’il est empêché. Et parce que la vertu, comme dit Cicéron, est « un habitus qui suit la raison à la façon d’une nature », elle a, autant qu’il dépend de sa nature de vertu, une inclination indéfectible vers son acte, bien qu’elle soit parfois empêchée ; voilà pourquoi il est dit également au début du Digeste que « la justice est une volonté constante et perpétuelle qui fait droit à chacun ». Et cependant, ce n’est pas la vérité dont nous parlons maintenant qui est une partie de la justice, mais la vérité qui existe dans les aveux que l’on doit faire au tribunal.

 

13° Ce qui est dit, à savoir que l’universel est perpétuel et incorruptible, Avicenne l’expose de deux façons : d’abord en sorte qu’il soit appelé perpétuel et incorruptible en raison des particuliers, qui n’ont jamais commencé et ne cesseront jamais, selon les tenants de l’éternité du monde — selon les philosophes, en effet, la génération a lieu afin de sauver dans l’espèce l’être perpétuel, qui ne peut être sauvé dans l’individu — ; ensuite, l’universel est appelé perpétuel, parce qu’à la corruption de l’individu il n’est pas corrompu par soi mais par accident.

 

14° Une chose est attribuée par soi à une autre de deux façons : d’abord positivement, comme il est attribué au feu de se porter en haut ; et l’on nomme une chose d’après une telle attribution par soi plutôt que d’après celle qui est par accident ; en effet, nous disons que le feu se porte en haut et appartient plutôt aux choses qui se portent en haut qu’à celles qui se portent vers le bas, bien que par accident le feu se porte quelquefois vers le bas, comme c’est clairement le cas du fer enflammé. Mais parfois, une chose est attribuée par soi à une autre par mode de retrait, à savoir, par le fait que les choses qui sont de nature à induire une disposition contraire sont éloignées d’elle. Si donc par accident l’une d’entre elles survient, cette disposition contraire s’énoncera de façon absolue ; par exemple, l’unité est attribuée par soi à la matière prime, non par position d’une forme qui unit, mais par retrait des formes qui diversifient. Lors donc que des formes distinguant la matière surviennent, on dit de façon absolue qu’il y a plusieurs matières, plutôt qu’une. Et il en est ainsi dans notre propos : en effet, l’universel n’est pas appelé incorruptible comme s’il avait quelque forme d’intégrité, mais parce que les dispositions matérielles qui sont cause de corruption dans les individus ne lui conviennent pas par soi ; aussi dit-on de façon absolue, de l’universel qui existe dans les réalités particulières, qu’il se corrompt en ceci et en cela.

 

15° Alors que les autres genres, en tant que tels, posent quelque chose dans la nature — car la quantité, par là même qu’elle est quantité, implique une chose —, seule la relation n’a pas, en tant que telle, la propriété de poser quelque chose dans la nature, car elle ne prédique pas quelque chose, mais relativement à quelque chose ; c’est pourquoi l’on trouve des relations qui ne posent rien dans la nature mais seulement dans la raison ; et cela se produit en quatre cas, comme on peut le déduire des paroles du Philosophe et d’Avicenne. D’abord, par exemple, quand une chose est référée à elle-même, comme quand on dit « le même identique au même » ; en effet, si cette relation posait dans la nature quelque chose qui s’ajoute à ce qui est appelé identique, on pourrait aller à l’infini dans les relations, car la relation même par laquelle une réalité est appelée identique serait identique à soi par quelque relation, et ainsi à l’infini. Ensuite, quand la relation est elle-même référée à quelque chose. En effet, on ne peut pas dire que la paternité soit référée à son sujet par quelque relation intermédiaire, car cette relation intermédiaire aurait elle aussi besoin d’une autre relation intermédiaire, et ainsi à l’infini. La relation qui est signifiée dans le rapport de la paternité au sujet n’est donc pas dans la nature mais seulement dans la raison. Troisièmement, quand l’un des relatifs dépend de l’autre, et non l’inverse : par exemple, la science dépend de l’objet de science, et non l’inverse ; ainsi, la relation de la science à l’objet est quelque chose dans la nature, mais non celle de l’objet à la science, qui est seulement dans la raison. Quatrièmement, quand l’étant est rapporté au non-étant, comme lorsque nous disons que nous sommes antérieurs à ceux qui doivent venir après nous ; autrement, il s’ensuivrait que les relations pourraient être en nombre infini dans le même, si la génération s’étendait à l’infini dans le futur. Ainsi donc, les deux derniers cas font apparaître à l’évidence que la relation d’antériorité en question ne pose rien dans la nature, mais seulement dans l’intelligence, car d’une part Dieu ne dépend pas des créatures, et d’autre part une telle priorité implique un rapport de l’étant au non-étant. Il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait une vérité éternelle, si ce n’est dans l’intelligence divine, qui seule est éternelle, et cette vérité est la vérité première.

 

16° Bien que Dieu soit « par nature » antérieur aux réalités créées, il ne s’ensuit cependant pas que cette relation soit une relation de nature, mais c’est parce qu’on la conçoit en considérant la nature de ce qui est appelé antérieur et de ce qui est appelé postérieur ; comme aussi l’objet de science est appelé par nature antérieur à la science, bien que la relation de l’objet à la science ne soit rien dans la nature.

 

17° Lorsqu’il est dit qu’en l’absence de signification il est correct qu’une chose soit signifiée, cela se comprend selon l’ordonnance des réalités qui existe dans l’intelligence divine, de même qu’en l’absence de coffre il est correct qu’un coffre ait un couvercle, selon la disposition de l’art dans l’artisan. Donc de cela non plus, on ne peut pas conclure qu’il y ait une autre vérité éternelle que la vérité première.

 

18° La notion de vrai est fondée sur l’étant. Or, bien que l’on pose en Dieu plusieurs Personnes et propriétés, on n’y pose cependant qu’un seul être, parce que l’être, en Dieu, ne se dit qu’essentiellement ; et tous ces énoncés : « le Père est » ou « Il engendre », « le Fils est » ou « Il est engendré », et d’autres semblables, en tant qu’ils sont référés à la réalité, n’ont qu’une seule vérité, qui est la vérité première et éternelle.

 

19° Bien que ce par quoi le Père est Père soit autre que ce par quoi le Fils est Fils, car dans un cas c’est la paternité et dans l’autre la filiation, cependant c’est par le même que le Père est et que le Fils est, parce que l’un et l’autre sont par l’essence divine, qui est unique. Et la notion de vérité n’est pas fondée sur la notion de paternité ni de filiation en tant que telles, mais sur la notion d’entité ; or la paternité et la filiation sont une seule essence, et c’est pourquoi les deux ont une unique vérité.

 

20° La propriété prédiquée par le nom d’homme et celle prédiquée par l’expression « capable de rire » ne sont pas identiques par essence, et n’ont pas un être unique, comme c’est le cas de la paternité et de la filiation ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

21° L’intelligence divine ne connaît les choses, si diverses soient-elles, que par une connaissance unique, même celles qui ont en elles-mêmes diverses vérités. À bien plus forte raison connaît-elle donc par une connaissance unique tout ce genre de choses qui sont pensées à propos des Personnes. Il n’y a donc également pour toutes ces choses qu’une unique vérité.

Article 6 : La vérité créée est-elle immuable ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Anselme dit au livre sur la Vérité : « Je vois que cet argument prouve que la vérité demeure immuable. » Or l’argument précédent a concerné la vérité de la signification, comme il apparaît par ce qui précède. La vérité des énoncés est donc immuable, ainsi que, pour la même raison, la vérité de la réalité qu’elle signifie.

 

Si la vérité de l’énonciation change, elle change surtout au changement de la réalité. Or, la réalité ayant changé, la vérité de la proposition demeure. La vérité de l’énonciation est donc immuable. Preuve de la mineure : la vérité, suivant Anselme, est une certaine rectitude, en ce sens que quelque chose accomplit ce qu’il a reçu dans l’esprit divin. Or la proposition « Socrate est assis » a reçu dans l’esprit divin de signifier la position assise de Socrate, qu’elle signifie même quand Socrate n’est pas assis. Donc, même lorsque Socrate n’est pas assis, la vérité demeure en elle ; et ainsi, la vérité de la proposition susdite ne change pas, même si la réalité change.

 

Si la vérité change, ce ne peut être qu’après le changement des choses en lesquelles se trouve la vérité, de même qu’on ne dit que des formes changent que lorsque leurs sujets ont changé. Or la vérité ne change pas au changement des choses vraies, car une fois les choses vraies détruites, la vérité demeure encore, comme le prouvent saint Augustin et Anselme. La vérité est donc tout à fait immuable.

 

La vérité de la réalité est cause de la vérité de la proposition ; car « le discours est appelé vrai ou faux selon que la chose est ou n’est pas ». Or la vérité de la réalité est immuable. Donc la vérité de la proposition aussi. Preuve de la mineure : Anselme, au livre sur la Vérité, prouve que la vérité de l’énonciation, par laquelle l’énonciation accomplit ce qu’elle a reçu dans l’esprit divin, reste immuable. Or semblablement, n’importe quelle réalité accomplit ce que, dans l’esprit divin, elle a reçu de posséder. La vérité de n’importe quelle réalité est donc immuable.

 

Ce qui demeure toujours après l’accomplissement de tout changement, ne change jamais ; en effet, dans l’altération des couleurs, nous ne disons pas que la surface change, car elle demeure après n’importe quel changement des couleurs. Or la vérité demeure dans la réalité après n’importe quel changement de la réalité, car l’étant et le vrai sont convertibles. La vérité est donc immuable.

 

Là où la cause est la même, l’effet est aussi le même. Or la cause de la vérité des trois propositions suivantes est la même : « Socrate est assis », « Il sera assis », « Il a été assis », à savoir, la position assise de Socrate ; leur vérité est donc la même. Or, si l’une des trois propositions susdites est vraie, il est semblablement nécessaire que l’une des deux autres soit toujours vraie ; car si « Socrate est assis » est vrai une fois, alors « Socrate a été assis » ou « Socrate sera assis » a toujours été et sera toujours vrai. L’unique vérité des trois propositions se comporte donc toujours d’une façon unique, et ainsi, elle est immuable ; donc, pour la même raison, n’importe quelle autre vérité aussi.

 

 

En sens contraire :

 

Si les causes changent, les effets changent. Or les réalités, qui sont causes de la vérité de la proposition, changent. La vérité des propositions change donc aussi.

 

 

Réponse :

 

On dit de deux façons que quelque chose change : d’abord, parce qu’il est le sujet du changement, comme nous disons que le corps est changeant. Et en ce sens aucune forme n’est changeante ; ainsi est-il dit que « la forme se maintient en une essence invariable ». Puis donc que la vérité est signifiée à la façon d’une forme, la présente question n’est pas de savoir si la vérité est changeante de cette façon. Ensuite, on dit que quelque chose change, parce qu’un changement se produit selon lui ; par exemple, nous disons que la blancheur change, parce que le corps est altéré selon elle ; et c’est en ce sens que l’on demande, concernant la vérité, si elle est changeante.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que ce selon quoi il y a changement, on dit parfois qu’il change, mais parfois aussi qu’il ne change pas. En effet, quand il est inhérent à la chose qui est mue selon lui, alors on dit que lui-même change aussi : par exemple, blancheur ou quantité sont dites changer lorsqu’une chose change selon elles, étant donné qu’elles-mêmes, dans ce changement, se succèdent l’une à l’autre dans le sujet. Mais lorsque ce selon quoi il y a changement est extrinsèque, alors il n’est pas mû dans ce changement, mais demeure immobile. Par exemple, on ne dit pas que le lieu se meut quand on se meut selon le lieu — et c’est pourquoi il est dit au troisième livre de la Physique, que « le lieu est la limite immobile du contenant » — étant donné qu’on ne dit pas qu’il y a, par le mouvement local, une succession de lieux en un seul occupant, mais plutôt une succession de nombreux occupants dans un lieu unique. Quant aux formes inhérentes, dont on dit qu’elles changent au changement du sujet, elles ont deux modes de changement, car « changer » se dit pour les formes générales autrement que pour les formes spéciales. En effet, la forme spéciale, après le changement, ne reste la même ni quant à l’être ni quant à la notion : par exemple, la blancheur ne demeure nullement après l’altération ; mais la forme générale, après le changement, reste la même quant à la notion, non quant à l’être : par exemple, après le changement du blanc au noir, la couleur reste certes selon la notion commune de couleur, mais ce n’est pas la même espèce de couleur.

 

Or on a dit plus haut qu’une chose est nommée vraie par la vérité première comme par une mesure extrinsèque, mais par la vérité inhérente comme par une mesure intrinsèque. Les réalités créées varient donc, certes, dans leur participation de la vérité première ; cependant la vérité première elle-même, d’après laquelle elles sont appelées vraies, ne change aucunement ; et c’est ce que dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre : « Nos esprits voient cette vérité tantôt mieux, tantôt moins ; tandis que celle-ci, demeurant en elle-même, ni ne s’accroît, ni ne diminue. » Par contre, si nous prenons la vérité inhérente aux réalités, alors on dit que la vérité change dans la mesure où des choses changent selon la vérité. Donc, comme on l’a déjà dit, la vérité dans les créatures se trouve en deux choses : dans les réalités mêmes, et dans l’intelligence ; en effet, la vérité de l’action est comprise dans la vérité de la réalité, et la vérité de l’énonciation dans la vérité de la pensée qu’elle signifie. Or la réalité est appelée vraie et relativement à l’intelligence divine, et relativement à l’humaine.

 

Si donc l’on entend la vérité de la réalité relativement à l’intelligence divine, alors la vérité de la réalité changeante change assurément, non pas en fausseté, mais en une autre vérité, car la vérité est une forme suprêmement générale, puisque le vrai et l’étant sont convertibles ; par conséquent, de même qu’après n’importe quel changement la réalité reste un étant, quoique autre, suivant l’autre forme par laquelle elle a l’être, de même elle demeure toujours vraie, mais par une autre vérité, car quelque forme ou privation qu’elle acquière par le changement, la réalité est conformée suivant celle-ci à l’intelligence divine, qui la connaît telle qu’elle est, suivant n’importe quelle disposition.

 

Mais si l’on considère la vérité de la réalité relativement à l’intelligence humaine, ou l’inverse, alors il se fait un changement tantôt de la vérité en fausseté, tantôt d’une vérité en une autre. En effet, puisque « la vérité est adéquation de la réalité et de l’intelligence » et que, si de choses égales on ôte des parts égales, il reste encore des choses égales, non toutefois de la même égalité, il est donc nécessaire que lorsque l’intelligence et la réalité changent semblablement, la vérité demeure, certes, mais différente : comme si, Socrate étant assis, l’on considère que Socrate est assis, et qu’ensuite, Socrate n’étant pas assis, on considère qu’il n’est pas assis. Par contre, si quelque chose est ôté de l’un des égaux et rien de l’autre, ou si des choses inégales sont ôtées de l’un et de l’autre, il doit nécessairement en résulter une inégalité, qui est à la fausseté ce que l’égalité est à la vérité ; de là vient que si, la pensée étant vraie, la réalité change sans que l’intelligence change, ou bien l’inverse, ou bien si les deux changent mais non semblablement, alors la fausseté en résultera, et il y aura ainsi changement de la vérité en fausseté ; par exemple si, alors que Socrate est blanc, on pense qu’il est blanc, la pensée est vraie ; et si après cela on pense qu’il est noir alors que Socrate reste blanc, ou si, à l’inverse, Socrate devenu noir est encore pensé comme blanc ; ou si, devenu pâle, il est pensé comme rouge, alors la fausseté sera dans l’intelligence.

 

Et ainsi apparaît clairement comment la vérité change, et comment la vérité ne change pas.

 

 

Réponse aux objections :

 

Anselme parle ici de la vérité première en tant que toutes choses sont appelées vraies d’après elle comme d’après une mesure extrinsèque.

 

Parce que l’intelligence fait retour sur elle-même et se pense tout comme elle pense les autres réalités, ainsi qu’il est dit au troisième livre sur l’Âme, on peut considérer de deux façons les choses qui relèvent de l’intelligence, en ce qui concerne la notion de vérité. D’abord, en tant qu’elles sont des réalités ; et ainsi, la vérité se dit d’elles tout comme elle se dit des autres réalités, c’est-à-dire que, de même que la réalité est appelée vraie parce que, lorsqu’elle conserve sa nature, elle accomplit ce qu’elle a reçu dans l’esprit divin, de même l’énonciation est appelée vraie lorsqu’elle conserve sa nature, qui lui a été dispensée dans l’esprit divin et ne peut lui être ôtée tant que l’énonciation elle-même demeure. Ensuite, on peut les considérer dans leur rapport aux réalités pensées ; et ainsi, l’énonciation est appelée vraie quand elle est adéquate à la réalité, et une telle vérité change, comme on l’a dit.

 

La vérité qui demeure après la destruction des réalités vraies est la vérité première, qui ne change pas, même après un changement des réalités.

 

Tant que la réalité demeure, un changement ne peut se faire en elle quant aux choses qui lui sont essentielles : par exemple, il est essentiel à l’énonciation de signifier ce pour la signification de quoi elle a été établie ; il ne s’ensuit donc pas que la vérité de la réalité n’est nullement changeante, mais qu’elle est immuable quant aux choses essentielles à la réalité, tant que celle-ci demeure ; cependant un changement survient en elles par la corruption de la réalité. Mais quant aux choses accidentelles, un changement peut survenir même si la réalité demeure ; et ainsi, quant aux choses accidentelles, il peut se faire un changement de la vérité de la réalité.

 

Après tout changement la vérité demeure, mais non identique, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit.

 

L’identité de la vérité ne dépend pas seulement de l’identité de la réalité, mais aussi de l’identité de l’intellection, tout comme l’identité de l’effet dépend de l’identité de l’agent et du patient. Or, bien que ce soit la même réalité qui est signifiée par ces trois propositions, leur intellection n’est cependant pas identique, car dans la composition de l’intelligence s’ajoute le temps ; il y a donc différentes intellections selon que le temps varie.

Article 7 : La vérité se dit-elle en Dieu essentiellement ou personnellement ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle se dise personnellement.

 

En Dieu, tout ce qui implique une relation de principe se dit personnellement. Or c’est le cas de la vérité, comme le montre saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, où il dit que la vérité divine est « la suprême ressemblance du principe sans aucune dissemblance, d’où naît la fausseté » ; donc la vérité, en Dieu, se dit personnellement.

 

De même que rien n’est semblable à soi, rien non plus n’est égal à soi. Or la ressemblance en Dieu implique la distinction des Personnes, suivant saint Hilaire, parce que rien n’est semblable à soi ; donc, pour la même raison, l’égalité aussi l’implique. Or la vérité est une certaine égalité ; elle implique donc en Dieu une distinction personnelle.

 

Tout ce qui implique en Dieu une émanation, se dit personnellement. Or la vérité, comme aussi le verbe, implique une certaine émanation, car elle signifie la conception de l’intelligence. Donc, de même que le verbe se dit personnellement, de même aussi la vérité.

 

 

En sens contraire :

 

Des trois Personnes unique est la vérité, comme dit saint Augustin au huitième livre sur la Trinité. Elle est donc quelque chose d’essentiel et non de personnel.

 

 

Réponse :

 

En Dieu, la vérité peut s’entendre de deux façons : d’abord proprement, ensuite quasi métaphoriquement.

 

En effet, si l’on entend la vérité proprement, alors elle impliquera l’égalité de l’intelligence divine et de la réalité. Or l’intelligence divine pense premièrement la réalité qu’est son essence, par laquelle elle pense toutes les autres choses ; aussi la vérité en Dieu implique-t-elle principalement l’égalité de l’intelligence divine et de la réalité qu’est son essence, et conséquemment celle de l’intelligence divine avec les réalités créées.

 

Or l’intelligence de Dieu et son essence ne sont pas adéquates entre elles comme le mesurant et le mesuré, puisque l’une n’est pas le principe de l’autre mais qu’elles sont tout à fait identiques ; aussi la vérité résultant d’une telle égalité n’implique-t-elle aucune notion de principe, qu’il soit pris du côté de l’essence ou du côté de l’intelligence : elle y est une et la même ; en effet, de même que le pensant et la réalité pensée y sont identiques, de même la vérité de la réalité et la vérité de l’intelligence y sont identiques, sans aucune connotation de principe.

 

En revanche, si l’on prend la vérité de l’intelligence divine en tant qu’elle est adéquate aux réalités créées, alors la vérité restera encore la même, comme c’est par le même que Dieu pense soi-même et les autres choses, mais cependant s’ajoute dans le concept de vérité la notion de principe relativement aux créatures, auxquelles l’intelligence divine se rapporte comme une mesure et une cause.

 

Or, en Dieu, tout nom qui n’implique pas la notion de principe ou de principié, ou encore qui implique la notion de principe relativement aux créatures, se dit essentiellement. Donc, en Dieu, si l’on prend la vérité proprement, elle se dit essentiellement ; elle est cependant appropriée à la Personne du Fils, comme l’art et les autres choses qui concernent l’intelligence.

 

La vérité est entendue en Dieu métaphoriquement ou par ressemblance quand nous l’y considérons suivant la notion avec laquelle on la trouve dans les réalités créées, en lesquelles on parle de vérité lorsque la réalité créée imite son principe, qui est l’intelligence divine. D’où en Dieu, semblablement, la vérité est appelée de cette façon la suprême imitation du Principe, imitation qui convient au Fils ; et selon cette acception de la vérité, la vérité convient proprement au Fils, et se dit personnellement ; et c’est ainsi que s’exprime saint Augustin au livre sur la Vraie Religion.

 

 

Réponse aux objections :

 

On voit dès lors clairement la solution au premier argument.

 

L’égalité implique parfois en Dieu une relation désignant une distinction personnelle, comme quand nous disons que le Père et le Fils sont égaux ; et dans ce cas, on conçoit dans le nom d’égalité une distinction réelle. Parfois, au contraire, on ne conçoit pas dans le nom d’égalité une distinction réelle, mais seulement une distinction de raison, comme lorsque nous disons que la sagesse et la bonté divines sont égales. Il n’est donc pas nécessaire que l’égalité implique une distinction personnelle ; et telle est l’égalité impliquée par le nom de vérité, puisque c’est l’égalité de l’intelligence et de l’essence.

 

Bien que la vérité soit conçue par l’intelligence, cependant la notion de conception n’est pas exprimée par le nom de vérité, comme elle l’est par le nom de verbe ; il n’en va donc pas de même.

Article 8 : Toute vérité autre vient-elle de la vérité première ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est vrai qu’un tel fornique ; or cela ne vient pas de la vérité première ; donc toute vérité ne vient pas de la vérité première.

 

[Le répondant] disait que la vérité de signe ou d’intellection, selon laquelle cela est appelé vrai, vient de Dieu, mais non pas en tant que cela est référé à la réalité. En sens contraire : en plus de la vérité première, il y a non seulement la vérité de signe ou d’intellection, mais aussi la vérité de la réalité. Si donc ce vrai ne vient pas de Dieu en tant qu’il est référé à la réalité, alors cette vérité de la réalité ne viendra pas de Dieu ; et ainsi, le propos est maintenu que toute vérité autre ne vient pas de Dieu.

 

De « Un tel fornique » on déduit : « Il est donc vrai qu’un tel fornique », et ce faisant, on descend de la vérité d’une proposition à la vérité d’un dictum, vérité qui exprime celle de la réalité ; la vérité susdite consiste donc en ce que cet acte est composé avec ce sujet. Or la vérité du dictum ne viendrait pas de la composition d’un tel acte avec le sujet, si l’on ne considérait la composition de l’acte existant dans sa difformité ; la vérité de la réalité n’existe donc pas seulement quant à l’essence même de l’acte, mais aussi quant à sa difformité. Or l’acte considéré dans sa difformité ne vient nullement de Dieu. Donc toute vérité de la réalité ne vient pas de Dieu.

 

Anselme dit que la réalité est appelée vraie en tant qu’elle est comme elle doit être ; et parmi les façons dont on peut dire que la réalité doit être, il en pose une, selon laquelle on dit qu’une réalité doit être parce qu’elle advient avec la permission de Dieu. Or la permission de Dieu s’étend aussi à la difformité de l’acte ; la vérité de la réalité atteint donc aussi cette difformité ; or cette difformité ne vient nullement de Dieu ; donc toute vérité ne vient pas de Dieu.

 

[Le répondant] disait que, de même que la difformité ou la privation n’est pas appelée « étant » au plein sens du terme mais à un certain point de vue, de même aussi on dit qu’elle a une vérité non pas au plein sens du terme mais à un certain point de vue ; et une telle vérité à un certain point de vue ne vient pas de Dieu. En sens contraire : le vrai ajoute à l’étant une relation à l’intelligence. Or bien que la difformité ou la privation en soi ne soit pas un étant au plein sens du terme, elle est cependant, au plein sens du terme, appréhendée par l’intelligence ; donc, bien qu’elle n’ait pas une entité au plein sens du terme, elle a une vérité au plein sens du terme.

 

Tout [ce qui est] à un certain point de vue se ramène à [ce qui est] au plein sens du terme ; par exemple, qu’un Éthiopien soit blanc quant à sa dent, se ramène à ceci que la dent de l’Éthiopien est blanche au plein sens du terme. Si donc quelque vérité à un certain point de vue ne vient pas de Dieu, alors tout ce qui est vrai au plein sens du terme ne viendra pas de Dieu ; ce qui est absurde.

 

Ce qui n’est pas cause de la cause n’est pas cause de l’effet ; par exemple, Dieu n’est pas cause de la difformité du péché, parce qu’il n’est pas cause du défaut dans le libre arbitre, par où se produit la difformité du péché. Or, de même que l’être est cause de la vérité des propositions affirmatives, de même le non-être pour les négatives. Puis donc que Dieu n’est pas cause de ce qui est non-être, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, il reste que Dieu n’est pas cause des propositions négatives ; et ainsi, toute vérité ne vient pas de Dieu.

 

Saint Augustin dit au livre des Soliloques que « le vrai est ce qui est tel qu’on le voit ». Or quelque mal est tel qu’on le voit ; donc quelque mal est vrai. Or aucun mal ne vient de Dieu ; donc toute chose vraie ne vient pas de Dieu.

 

[Le répondant] disait que le mal n’est pas vu par l’espèce du mal, mais par l’espèce du bien. En sens contraire : l’espèce du bien ne fait jamais apparaître que le bien ; si donc le mal n’est vu que par l’espèce du bien, le mal n’apparaîtra jamais que comme bon ; ce qui est faux.

 

 

En sens contraire :

 

À propos de 1 Cor. 12, 3 : « Personne ne peut dire, etc. », saint Ambroise dit : « Tout chose vraie, dite par n’importe qui, vient du Saint-Esprit. »

 

Toute bonté créée vient de la bonté première incréée, qui est Dieu. Donc, pour la même raison, toute vérité autre vient de la vérité première, qui est Dieu.

 

La notion de vérité s’accomplit dans l’intelligence. Or toute intelligence vient de Dieu. Toute vérité vient donc de Dieu.

 

Saint Augustin dit au livre des Soliloques que « le vrai, c’est ce qui est ». Or tout être vient de Dieu ; donc toute vérité aussi.

 

De même que le vrai est convertible avec l’étant, de même aussi l’un, et vice versa. Or toute unité vient de l’unité première, comme dit saint Augustin au livre sur la Vraie Religion. Donc aussi, toute vérité vient de la vérité première.

 

 

Réponse :

 

Dans les réalités créées, la vérité se trouve dans les réalités et dans l’intelligence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit : dans l’intelligence, en tant qu’elle est adéquate aux réalités dont elle a connaissance ; et dans les réalités, en tant qu’elles imitent l’intelligence divine, qui est leur mesure, comme l’art est la mesure de tous les produits de l’art ; et d’une autre façon, en tant qu’elles sont de nature à causer une appréhension vraie d’elles-mêmes dans l’intelligence humaine, qui est mesurée par les réalités, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique.

 

Or la réalité qui existe hors de l’âme imite par sa forme l’art de l’intelligence divine ; par cette même forme elle est de nature à causer une appréhension vraie dans l’intelligence humaine, et c’est aussi par cette forme que chaque réalité a l’être ; la vérité des réalités existantes inclut donc en sa notion l’entité de celles-ci, et ajoute une relation d’adéquation à l’intelligence humaine ou divine. Mais les négations ou les privations qui existent hors de l’âme n’ont pas de forme soit pour imiter le modèle de l’art divin, soit pour apporter une connaissance d’elles-mêmes dans l’intelligence humaine ; et si elles sont adéquates à l’intelligence, cela est dû à l’intelligence, qui appréhende leurs notions.

 

Ainsi donc, on voit clairement que, lorsque la pierre est appelée vraie et que la cécité est appelée vraie, la vérité ne se rapporte pas à l’une et à l’autre de la même façon : en effet, la vérité dite de la pierre inclut en sa notion l’entité de la pierre, et ajoute une relation à l’intelligence, relation causée aussi du côté de la réalité même, puisqu’elle a quelque chose selon quoi elle peut être référée ; mais la vérité dite de la cécité n’inclut pas en soi la privation même qu’est la cécité, mais seulement la relation de la cécité à l’intelligence, relation qui n’a, du côté de la cécité elle-même, rien en quoi elle soit fondée, puisque la cécité n’est pas égalée à l’intelligence en vertu d’une chose qu’elle aurait en soi.

 

Il est donc évident que la vérité trouvée dans les réalités créées ne peut rien comprendre d’autre que l’entité de la réalité et l’adéquation de la réalité à l’intelligence, ou l’égalité de l’intelligence avec les réalités ou les privations des réalités ; or tout cela vient de Dieu, car et la forme même de la réalité, par laquelle celle-ci est adéquate, vient de Dieu, et le vrai lui-même, en tant que bien de l’intelligence, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique — car le bien de chaque réalité consiste dans la parfaite opération de cette réalité ; or l’opération de l’intelligence n’est parfaite que dans la mesure où elle connaît le vrai ; c’est donc en cela que consiste son bien en tant que tel — ; par conséquent, puisque tout bien vient de Dieu, ainsi que toute forme, il est nécessaire de dire dans l’absolu que toute vérité vient de Dieu.

 

 

Réponse aux objections :

 

Lorsqu’on argumente ainsi : « Toute chose vraie vient de Dieu, or il est vrai qu’un tel fornique, donc, etc. », intervient un sophisme d’accident. En effet, comme ce qu’on a déjà dit peut le faire apparaître, lorsque nous disons : « il est vrai qu’un tel fornique », nous ne disons pas cela comme si le défaut même qui est impliqué dans l’acte de fornication était inclus dans la notion de vérité ; mais le vrai prédique seulement l’adéquation de ceci à l’intelligence. On ne doit donc pas conclure qu’il vient de Dieu qu’un tel fornique, mais que sa vérité vient de Dieu.

 

Les difformités et les autres défauts n’ont pas une vérité comme les autres réalités, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit ; voilà pourquoi, bien que la vérité des défauts vienne de Dieu, on ne peut en conclure que la difformité vient de Dieu.

 

Selon le Philosophe au sixième livre de la Métaphysique, la vérité ne consiste pas dans la composition qui est dans les réalités, mais dans la composition que fait l’âme ; voilà pourquoi la vérité ne consiste pas en ce que cet acte avec sa difformité inhère au sujet — car cela concerne la notion de bien ou de mal — mais en ce que l’acte qui inhère ainsi au sujet est adéquat à l’appréhension de l’âme.

 

Le bien, le dû et le droit, et toutes choses semblables, ne se rapportent pas de la même façon à la permission divine et aux autres signes de volonté. Car dans les autres, on se réfère et à l’objet de l’acte de volonté, et à l’acte de volonté lui-même : par exemple, quand Dieu commande d’honorer ses parents, à la fois l’honneur des parents est lui-même un certain bien, et le commandement est bon aussi. Mais dans la permission, on se réfère seulement à l’acte de celui qui permet, et non à l’objet de la permission ; aussi est-il droit que Dieu permette que des difformités surviennent ; cependant il ne s’ensuit pas que la difformité elle-même ait une rectitude.

 

La vérité à un certain point de vue, qui convient aux négations et aux défauts, se ramène à la vérité au plein sens du terme, qui est dans l’intelligence et vient de Dieu ; voilà pourquoi la vérité des défauts vient de Dieu, bien que les défauts eux-mêmes ne viennent pas de Dieu.

 

Le non-être n’est pas cause de la vérité des propositions négatives comme s’il les produisait dans l’intelligence, mais c’est l’âme qui fait cela en se conformant au non-étant qui est hors de l’âme ; le non-être existant hors de l’âme n’est donc pas cause efficiente de la vérité dans l’âme, mais cause quasi exemplaire. L’objection, elle, valait pour une cause efficiente.

 

Bien que le mal ne vienne pas de Dieu, cependant, que le mal soit vu tel qu’il est, cela vient assurément de Dieu ; donc la vérité par laquelle il est vrai qu’il est mal, vient de Dieu.

 

Bien que le mal n’agisse sur l’âme que par l’espèce du bien, cependant, parce qu’il est un bien déficient, l’âme découvre en soi la notion de défaut, et en cela conçoit la notion de mal ; et c’est ainsi que le mal paraît mal.

Article 9 : La vérité est-elle dans le sens ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Anselme dit que « la vérité est une rectitude que l’esprit seul peut percevoir ». Or le sens n’est pas de la nature de l’esprit. La vérité n’est donc pas dans le sens.

 

Saint Augustin prouve au livre des 83 Questions que la vérité n’est pas connue par les sens corporels, et ses arguments ont déjà été donnés. La vérité n’est donc pas dans le sens.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que « c’est la vérité qui montre ce qui est ». Or ce qui est se montre non seulement à l’intelligence mais aussi au sens ; la vérité est donc non seulement dans l’intelligence mais aussi dans le sens.

 

 

Réponse :

 

La vérité est dans l’intelligence et dans le sens, mais pas de la même façon.

 

Elle est dans l’intelligence comme une conséquence de l’acte de l’intelligence et comme connue par l’intelligence. En effet, elle s’ensuit de l’opération de l’intelligence en tant que le jugement de l’intelligence porte sur la réalité telle qu’elle est ; et elle est connue par l’intelligence en tant que l’intelligence fait retour sur son acte : non seulement en tant qu’elle connaît son acte, mais aussi en tant qu’elle connaît la proportion de celui-ci à la réalité ; or assurément, cette proportion ne peut être connue qu’une fois connue la nature de l’acte lui-même, et celle-ci ne peut être connue sans que soit connue la nature du principe actif, qui est l’intelligence elle-même, dont la nature comporte qu’elle soit conformée aux réalités ; par conséquent, l’intelligence connaît la vérité dans la mesure où elle fait retour sur elle-même.

 

La vérité est dans le sens comme une conséquence de son acte, c’est-à-dire tant que le jugement du sens porte sur la réalité telle qu’elle est ; mais cependant, elle n’est pas dans le sens comme connue par le sens, car bien que le sens juge sur les réalités en vérité, cependant il ne connaît pas la vérité par laquelle il juge en vérité ; en effet, bien que le sens connaisse qu’il sent, cependant il ne connaît pas sa nature, ni par conséquent la nature de son acte, ni sa proportion à la réalité, ni par suite sa vérité. Et en voici la raison.

 

Parmi les étants, ceux qui sont les plus parfaits, comme les substances intellectuelles, reviennent à leur essence par un retour complet : car dès lors qu’ils connaissent une chose qui est placée hors d’eux-mêmes, ils s’avancent en quelque sorte hors d’eux-mêmes ; mais dans la mesure où ils connaissent qu’ils connaissent, ils commencent déjà à revenir à soi, parce que l’acte de connaissance est intermédiaire entre le connaissant et le connu. Mais ce retour est achevé lorsqu’ils connaissent leurs propres essences : c’est pourquoi il est dit au livre des Causes que « tout ce qui connaît sa propre essence revient à elle par un retour complet ».

 

Mais le sens, qui parmi les autres [puissances] est plus proche de la substance intellectuelle, commence certes à revenir à son essence, car non seulement il connaît le sensible, mais encore il connaît qu’il sent ; cependant, son retour n’est pas achevé, car le sens ne connaît pas son essence ; et Avicenne en détermine ainsi la raison : le sens ne connaît rien si ce n’est par un organe corporel ; or il n’est pas possible qu’un organe corporel vienne en intermédiaire entre la puissance sensitive et elle-même.

 

Quant aux puissances insensibles, elles ne font aucunement retour sur elles-mêmes, car elles ne connaissent pas qu’elles agissent, comme le feu ne connaît pas qu’il chauffe.

 

 

Réponse aux objections :

 

& On voit dès lors clairement la solution aux objections.

Article 10 : Quelque réalité est-elle fausse ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « le vrai, c’est ce qui est ». Le faux est donc ce qui n’est pas. Or ce qui n’est pas, n’est pas une réalité. Donc aucune réalité n’est fausse.

 

[Le répondant] disait que le vrai est une différence de l’étant ; et ainsi, de même que le vrai est ce qui est, de même aussi le faux. En sens contraire : aucune différence qui divise n’est convertible avec ce dont elle est une différence. Or le vrai est convertible avec l’étant, comme on l’a déjà dit ; le vrai n’est donc pas une différence qui divise l’étant, pour qu’on puisse appeler fausse une réalité.

 

« La vérité est adéquation de la réalité et de l’intelligence. » Or toute réalité est adéquate à l’intelligence divine, parce que rien ne peut être en soi autrement que l’intelligence divine le connaît. Toute réalité est donc vraie ; aucune réalité n’est donc fausse.

 

Toute réalité a une vérité par sa forme ; en effet, un homme est appelé vrai parce qu’il a la vraie forme d’homme. Or il n’est aucune réalité qui n’ait quelque forme, car tout être vient de la forme. N’importe quelle réalité est donc vraie ; donc aucune réalité n’est fausse.

 

Le vrai est au faux ce que le bien est au mal. Or, parce que le mal se trouve dans les réalités, il n’est substantifié que dans le bien, comme disent Denys et saint Augustin. Si donc la fausseté se trouve dans les réalités, elle ne sera substantifiée que dans le vrai ; ce qui ne semble pas possible, car alors, le même serait vrai et faux — ce qui est impossible —, comme le même est homme et blanc pour la raison que la blancheur est substantifiée dans l’homme.

 

Saint Augustin, au livre des Soliloques, fait cette objection : si une réalité est appelée fausse, c’est soit à cause de sa ressemblance, soit à cause de sa dissemblance. « Si c’est à cause de la dissemblance, il n’y aura plus rien qui ne puisse être qualifié de faux, car il n’est rien qui ne soit dissemblable à quelque autre chose. Si c’est à cause de la ressemblance, toutes choses protestent, elles qui sont vraies justement parce qu’elles sont semblables. » La fausseté ne peut donc aucunement se trouver dans les réalités.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin définit ainsi le faux : « le faux est ce qui offre de la ressemblance avec une autre chose » et ne parvient pas à ce dont il porte la ressemblance. Or toute créature porte la ressemblance de Dieu. Puis donc qu’aucune créature n’atteint Dieu lui-même par mode d’identité, il semble que toute créature soit fausse.

 

Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « Tout corps est un vrai corps et une fausse unité. » Or il dit cela parce que le corps imite l’unité et cependant n’est pas l’unité. Puis donc que n’importe quelle créature, selon n’importe laquelle de ses perfections, imite la perfection divine et néanmoins est infiniment distante de Dieu, il semble que toute créature soit fausse.

 

De même que le vrai est convertible avec l’étant, de même aussi le bien. Or, que le bien soit convertible avec l’étant, n’empêche pas qu’une réalité soit trouvée mauvaise ; donc, que le vrai soit convertible avec l’étant, n’empêche pas non plus qu’une réalité soit trouvée fausse.

 

Anselme dit au livre sur la Vérité qu’il y a deux vérités pour une proposition : l’une, parce qu’elle signifie ce qu’elle a reçu de signifier, par exemple la proposition « Socrate est assis » signifie que Socrate est assis, que Socrate soit ou non assis ; l’autre, quand elle signifie ce pour quoi elle est faite — car elle est faite pour signifier l’être, quand il est — et dans ce cas, l’énonciation est appelée vraie proprement. Donc, pour la même raison, n’importe quelle réalité sera appelée vraie lorsqu’elle accomplit ce pour quoi elle est, et fausse lorsqu’elle ne l’accomplit pas. Or toute réalité qui manque sa fin n’accomplit pas ce pour quoi elle est. Puis donc que de nombreuses réalités sont telles, il semble que beaucoup soient fausses.

 

 

Réponse :

 

De même que la vérité consiste en une adéquation de la réalité et de l’intelligence, de même la fausseté réside dans leur inégalité.

 

Or la réalité est en rapport à l’intelligence divine et à l’humaine, comme on l’a déjà dit ; elle se rapporte à l’intelligence divine d’abord comme le mesuré à la mesure, quant aux choses qui se disent ou se trouvent positivement dans les réalités, car tout ce genre de choses provient de l’art de l’intelligence divine ; ensuite comme le connu au connaissant, et ainsi, même les négations et les défauts sont adéquats à l’intelligence divine, car Dieu connaît toutes les choses de ce genre, quoiqu’il ne les cause pas. On voit donc clairement que la réalité, de quelque façon qu’elle se comporte, et sous quelque forme, privation ou défaut qu’elle existe, est adéquate à l’intelligence divine. Et ainsi, il est évident que n’importe quelle réalité, relativement à l’intelligence divine, est vraie, et c’est pourquoi Anselme dit au livre sur la Vérité : « La vérité est donc dans l’essence de toutes les choses qui sont, car elles sont ce qu’elles sont dans la vérité suréminente. » Donc, relativement à l’intelligence divine, aucune réalité ne peut être appelée fausse.

 

Mais quant à son rapport à l’intelligence humaine, on trouve parfois entre la réalité et l’intelligence une inégalité qui est causée d’une certaine façon par la réalité elle-même ; en effet, la réalité produit dans l’âme une connaissance d’elle-même par ce qui apparaît d’elle extérieurement, car notre connaissance tire son origine du sens, qui a pour objet par soi les qualités sensibles ; et c’est pourquoi il est dit au premier livre sur l’Âme que « les accidents contribuent pour une grande part à la connaissance de la quiddité » ; voilà pourquoi, lorsque dans une réalité apparaissent des qualités sensibles montrant une nature qui ne gît pas sous ces qualités, on dit que cette réalité est fausse ; ainsi le philosophe dit-il au cinquième livre de la Métaphysique qu’on appelle fausses « les choses qui paraissent naturellement ou bien telles qu’elles ne sont pas, ou bien ce qu’elles ne sont pas » ; par exemple, on appelle faux un or sur lequel apparaît extérieurement la couleur de l’or et d’autres accidents de ce genre, alors qu’intérieurement la nature de l’or ne gît pas au-dessous. Et cependant, la réalité n’est pas cause de fausseté dans l’âme de telle sorte qu’elle cause nécessairement la fausseté ; car la vérité et la fausseté existent surtout dans le jugement de l’âme ; or l’âme, en tant qu’elle juge sur les réalités, ne subit pas les réalités, mais agit plutôt, d’une certaine façon. Par conséquent, une réalité n’est pas appelée fausse parce qu’elle produirait toujours une appréhension fausse d’elle-même, mais parce qu’elle la produit naturellement par ce qui apparaît d’elle.

 

Or, comme on l’a dit, le rapport de la réalité à l’intelligence divine lui est essentiel, et selon ce rapport elle est appelée vraie par soi ; alors que le rapport à l’intelligence humaine lui est accidentel, et selon ce rapport elle n’est pas appelée vraie dans l’absolu mais comme à un certain point de vue et en puissance. Pour cette raison, absolument parlant, toute réalité est vraie et aucune réalité n’est fausse ; mais à un certain point de vue, c’est-à-dire relativement à notre intelligence, des réalités sont appelées fausses ; et ainsi, il est nécessaire de répondre aux arguments de part et d’autre.

 

 

Réponse aux objections :

 

La définition « le vrai, c’est ce qui est » n’exprime pas parfaitement la notion de vérité, mais ne l’exprime que matériellement, pour ainsi dire, sauf si l’expression « être » signifie l’affirmation de la proposition : de la sorte, on dirait que cela est vrai, que l’on dit ou pense être comme il est dans les réalités, et de même aussi, on appellerait faux ce qui n’est pas, c’est-à-dire ce qui n’est pas comme il est dit ou pensé ; et cela peut se trouver dans les réalités.

 

Le vrai, à proprement parler, ne peut être une différence de l’étant, car l’étant n’a pas de différence, comme cela est prouvé au troisième livre de la Métaphysique ; mais en quelque sorte, le vrai se rapporte à l’étant à la façon d’une différence, comme c’est aussi le cas du bien, à savoir, en tant qu’ils expriment de l’étant quelque chose qui n’est pas exprimé par le nom d’étant ; par conséquent le concept d’étant est indéterminé au regard du concept de vrai, et ainsi, le concept de vrai se rapporte d’une certaine façon au concept d’étant comme la différence au genre.

 

Cet argument doit être accordé, car il vaut pour la réalité relativement à l’intelligence divine.

 

Bien que n’importe quelle réalité ait quelque forme, cependant toute réalité n’a pas la forme dont il apparaît des indices par les qualités sensibles ; et d’après ces indices, la réalité est appelée fausse en tant qu’elle est naturellement apte à produire une estimation fausse d’elle-même.

 

Quelque chose qui existe hors de l’âme est appelé faux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, parce qu’il est de nature à produire une estimation fausse de lui-même ; or ce qui n’est rien, ne produit naturellement aucune estimation de lui-même, car il ne meut pas la puissance cognitive ; il est donc nécessaire que ce qu’on appelle faux soit un étant. Puis donc que tout étant, en tant que tel, est vrai, il est nécessaire que la fausseté qui existe dans les réalités soit fondée sur quelque vérité ; aussi saint Augustin dit-il au livre des Soliloques que l’acteur tragique qui représente au théâtre des personnages autres ne serait pas un faux Hector s’il n’était un vrai acteur ; semblablement, un cheval peint ne serait pas un faux cheval s’il n’était une pure peinture. Et cependant, il ne s’ensuit pas que des contradictoires soient vraies, car l’affirmation et la négation par lesquelles on dit le vrai et le faux ne se réfèrent pas au même.

 

Une réalité est appelée fausse en tant qu’elle est de nature à tromper, et quand je dis « tromper », je signifie une certaine action amenant un défaut ; or rien n’est de nature à agir, si ce n’est en tant qu’il est un étant, tandis que tout défaut est un non-étant. Or chaque chose, dans la mesure où elle est un étant, a la ressemblance du vrai, mais dans la mesure où elle n’en est pas un, elle s’éloigne de la ressemblance du vrai. Et c’est pourquoi ce dont je dis qu’il « trompe », quant à ce qu’il implique d’action, il tire son origine de la ressemblance, mais quant à ce qu’il implique de défaut, en quoi la notion de fausseté consiste formellement, il naît de la dissemblance ; et c’est pourquoi saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que la fausseté naît de la dissemblance.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Ce n’est pas par n’importe quelle ressemblance que l’âme est de nature à être trompée, mais par une grande ressemblance, en laquelle on ne peut pas facilement trouver une dissemblance ; aussi l’âme est-elle trompée par une plus ou moins grande ressemblance, suivant sa plus ou moins grande perspicacité à trouver la dissemblance. Et cependant, une réalité doit être énoncée fausse au plein sens du terme non pas dès lors qu’elle induit n’importe qui en erreur, mais dès lors qu’elle est de nature à tromper beaucoup d’hommes, et même des sages. Or, bien que les créatures portent en elles-mêmes quelque ressemblance de Dieu, cependant une très grande dissemblance gît dessous, si bien que seule une grande sottise peut amener l’esprit à être trompé par une telle ressemblance. C’est pourquoi les susdites ressemblance et dissemblance des créatures par rapport à Dieu n’entraînent pas que toutes les créatures doivent être appelées fausses.

 

Certains ont estimé que Dieu était corps ; et puisque Dieu est l’unité par laquelle toutes choses sont un, ils estimèrent en conséquence que le corps était l’unité même, à cause de sa ressemblance à l’unité. Le corps est donc appelé une fausse unité, dans la mesure où il a induit ou a pu induire quelques-uns en cette erreur de croire qu’il était l’unité.

 

Il y a deux perfections : la première et la seconde. La perfection première est la forme de chaque chose, par laquelle elle a l’être ; aucune réalité n’en est donc privée, tant qu’elle demeure. La perfection seconde est l’opération, qui est la fin de la réalité, ou ce par quoi l’on parvient à la fin, et de cette perfection une réalité est parfois privée. Or, de la première perfection découle dans les réalités la notion de vrai, car par le fait même que la réalité a une forme, elle imite l’art de l’intelligence divine et fait naître dans l’âme la connaissance d’elle-même. Et de la perfection seconde s’ensuit dans la réalité la notion de bonté, qui provient de la fin. Voilà pourquoi le mal se trouve dans les réalités purement et simplement, mais non le faux.

 

Selon le Philosophe au sixième livre de l’Éthique, le vrai est lui-même le bien de l’intelligence ; car l’opération de l’intelligence est parfaite dans la mesure où sa conception est vraie ; et parce que l’énonciation est le signe de l’intellection, sa vérité est la fin de celle-ci. Mais ce n’est pas le cas des autres réalités, et pour cette raison il n’en va pas de même.

Article 11 : La fausseté est-elle dans les sens ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’intelligence est toujours droite, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Or l’intelligence est dans l’homme la partie supérieure ; les autres parties suivent donc aussi sa rectitude, tout comme dans le macrocosme les choses inférieures sont disposées suivant le mouvement des supérieures. Donc le sens, qui est la partie inférieure de l’âme, sera lui aussi toujours droit : il n’y aura donc pas en lui de fausseté.

 

Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « Les yeux mêmes ne nous trompent pas. Ils ne peuvent transmettre à l’âme que leur impression. Or, si tous les sens corporels transmettent leur impression telle quelle, je me demande bien ce que nous devrions en attendre de plus. » Il n’y a donc pas de fausseté dans les sens.

 

Anselme dit au livre sur la Vérité : « Il ne me semble pas que cette vérité ou cette fausseté soient dans les sens, mais dans l’opinion. » Et ainsi, le propos est maintenu.

 

 

En sens contraire :

 

Anselme dit : « La vérité est bien dans nos sens, mais pas toujours. Car ils nous trompent parfois. »

 

Selon saint Augustin au livre des Soliloques, « on appelle “faux” ce qui est fort loin de ressembler au vrai, mais comporte cependant une certaine imitation du vrai ». Or le sens ressemble parfois à des choses qui ne sont pas ainsi dans la nature, comme il arrive parfois qu’une chose en paraisse deux, par exemple lorsqu’un œil est comprimé. Il y a donc fausseté dans le sens.

 

[Le répondant] disait que le sens ne se trompe pas dans le cas des sensibles propres, mais dans celui des sensibles communs. En sens contraire : chaque fois que l’on appréhende quelque chose d’une réalité autrement qu’elle n’est, l’appréhension est fausse. Or, quand on voit un corps blanc à travers une vitre verte, le sens l’appréhende autrement qu’il n’est, parce qu’il l’appréhende comme vert, et juge ainsi, à moins qu’un jugement supérieur ne soit là pour découvrir la fausseté. Le sens se trompe donc aussi dans le cas des sensibles propres.

 

 

Réponse :

 

Notre connaissance, qui tire son origine des réalités, progresse dans cet ordre : elle commence premièrement dans le sens, et s’accomplit en second lieu dans l’intelligence, si bien que le sens se trouve ainsi en quelque sorte intermédiaire entre l’intelligence et les réalités, car relativement aux réalités il est comme une intelligence, et relativement à l’intelligence il est comme une certaine réalité. Voilà pourquoi l’on dit de deux façons que la vérité et la fausseté sont dans le sens : d’abord par une relation du sens à l’intelligence, et ainsi, on dit que le sens est vrai ou faux tout comme les réalités, à savoir, en tant qu’elles produisent dans l’intelligence une estimation vraie ou fausse ; ensuite par une relation du sens aux réalités, et ainsi, on dit que la vérité ou la fausseté sont dans le sens tout comme dans l’intelligence, c’est-à-dire en tant qu’il juge être ce qui est ou ce qui n’est pas.

 

Si donc nous parlons du sens de la première façon, alors à un certain point de vue il y a fausseté dans le sens, et à un autre point de vue il n’y a pas fausseté : car à la fois le sens est une certaine réalité en soi, et il est indicatif d’une autre réalité. Si donc on le rapporte à l’intelligence en tant qu’il est une certaine réalité, alors la fausseté n’est aucunement dans le sens rapporté à l’intelligence : car tel il est disposé, tel il montre sa disposition à l’intelligence ; c’est pourquoi saint Augustin, dans une citation précédente, dit que les sens « ne peuvent transmettre à l’âme que leur impression ». Mais si le sens est rapporté à l’intelligence en tant qu’il est représentatif d’une autre réalité, alors, puisqu’il la lui représente parfois autrement qu’elle n’est, le sens est en conséquence appelé faux, en tant qu’il produit naturellement une estimation fausse dans l’intelligence, bien qu’il ne le fasse pas nécessairement, comme on l’a dit à propos des réalités, car l’intelligence juge de la même façon sur les réalités et sur ce que les sens lui présentent. Ainsi donc, le sens rapporté à l’intelligence produit toujours dans l’intelligence une estimation vraie de sa disposition propre, mais pas toujours de la disposition des réalités.

 

Si l’on considère le sens dans son rapport aux réalités, alors la fausseté et la vérité sont dans le sens de la même façon que dans l’intelligence. Or dans l’intelligence, la vérité et la fausseté se trouvent premièrement et principalement dans le jugement [de l’intelligence] qui compose et divise ; mais dans la formation des quiddités, elles ne se trouvent que relativement au jugement qui s’ensuit de la formation susdite. Voilà pourquoi la vérité et la fausseté se disent proprement aussi dans le sens lorsqu’il juge sur les sensibles ; mais lorsqu’il appréhende le sensible, la vérité ou la fausseté n’y est pas proprement, mais seulement par une relation au jugement, à savoir, en tant que d’une telle appréhension s’ensuit naturellement tel ou tel jugement.

 

Le jugement du sens sur certaines choses, comme les sensibles propres, est naturel, mais pour d’autres il a lieu par une certaine comparaison — qui chez l’homme est produite par la puissance cogitative, puissance de la partie sensitive remplacée chez les autres animaux par l’estimative — et c’est ainsi que la faculté sensitive juge sur les sensibles communs et les sensibles par accident. Or l’action naturelle d’une réalité a toujours lieu d’une façon unique, sauf si elle est empêchée par accident, à cause d’un défaut intrinsèque ou bien d’un empêchement extérieur ; le jugement du sens sur les sensibles propres est donc toujours vrai, à moins qu’il n’y ait un empêchement dans l’organe ou dans le milieu, mais le jugement du sens sur les sensibles communs ou par accident se trompe quelquefois. Et ainsi apparaît clairement de quelle façon la fausseté peut exister dans le jugement du sens.

 

Concernant l’appréhension du sens, il faut savoir qu’il y a une certaine faculté appréhensive qui appréhende l’espèce sensible en présence de la réalité sensible, tel le sens propre ; alors qu’une autre l’appréhende en l’absence de la réalité, telle l’imagination ; voilà pourquoi le sens appréhende toujours la réalité comme elle est, à moins qu’il n’y ait un empêchement dans l’organe ou dans le milieu, tandis que l’imagination appréhende le plus souvent la chose comme elle n’est pas, parce qu’elle l’appréhende comme présente alors qu’elle est absente ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au quatrième livre de la Métaphysique que ce n’est pas le sens mais l’imagination qui profère la fausseté.

 

 

Réponse aux objections :

 

Dans le macrocosme, les choses supérieures ne reçoivent rien des inférieures, mais c’est l’inverse ; tandis que dans le cas de l’homme, l’intelligence, qui est supérieure, reçoit quelque chose en provenance du sens ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

&La solution aux autres objections se déduit facilement de ce qu’on a dit.

Article 12 : La fausseté est-elle dans l’intelligence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’intelligence a deux opérations : l’une par laquelle elle forme les quiddités, et le faux n’est pas en celle-ci, comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme ; l’autre par laquelle elle compose et divise, et le faux n’est pas non plus en celle-là, comme le montre saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, en ces termes : « Nul ne comprend l’illusion. » La fausseté n’est donc pas dans l’intelligence.

 

Saint Augustin dit au livre des 83 Questions, qu. 32 : « Quiconque se trompe n’entend point ce en quoi il se trompe. » La fausseté ne peut donc pas être dans l’intelligence.

 

Algazel dit : « Ou bien nous pensons une chose comme elle est, ou bien nous ne pensons pas. » Or quiconque pense une chose comme elle est, pense en vérité ; l’intelligence est donc toujours vraie ; la fausseté n’est donc pas en elle.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que « là où il y a composition de pensées, là est déjà le vrai et le faux » ; la fausseté se trouve donc dans l’intelligence.

 

 

Réponse :

 

Le nom « intelligence » est pris de ce que celle-ci connaît les profondeurs de la réalité : car penser (intelligere) c’est, pour ainsi dire, lire à l’intérieur (intus legere) ; en effet, le sens et l’imagination connaissent seulement les accidents extérieurs, seule l’intelligence parvient à l’intérieur et à l’essence de la réalité. Mais l’intelligence, au-delà, part des essences des réalités, qu’elle a appréhendées, pour s’affairer de diverses façons en raisonnant et en enquêtant. Le nom d’intelligence peut donc s’entendre de deux façons.

 

D’abord, en tant qu’elle se rapporte seulement à ce d’après quoi son nom lui a été premièrement donné ; et ainsi, l’on dit proprement que nous pensons, lorsque nous appréhendons la quiddité des réalités, ou lorsque nous pensons les choses qui sont immédiatement connues par l’intelligence, sitôt connues les quiddités des réalités : tels sont les premiers principes, que nous connaissons dès lors que nous en connaissons les termes ; et c’est pourquoi l’habitus des principes est appelé intelligence. Or la quiddité de la réalité est l’objet propre de l’intelligence ; donc, de même que la sensation des sensibles propres est toujours vraie, de même aussi l’intellection, lorsqu’elle connaît la quiddité, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Mais cependant, la fausseté peut s’y produire par accident, à savoir, en tant que l’intelligence compose et divise faussement ; et cela advient de deux façons : soit en tant qu’elle attribue la définition d’une chose à une autre, par exemple si elle concevait « animal rationnel mortel » comme une définition de l’âne ; soit en tant qu’elle unit entre elles des parties de définition qui ne peuvent être unies, par exemple si elle concevait comme une définition de l’âne « animal irrationnel immortel », car la proposition « quelque animal irrationnel est immortel » est fausse. Et ainsi, on voit clairement qu’une définition ne peut être fausse que dans la mesure où elle implique une affirmation fausse. Et ces deux modes de fausseté sont signalés au cinquième livre de la Métaphysique. Semblablement, dans les premiers principes non plus, l’intelligence ne se trompe aucunement. Il est donc évident que si l’intelligence est entendue selon l’action d’après laquelle le nom d’intelligence lui est donné, il n’y a pas de fausseté dans l’intelligence.

 

Ensuite, l’intelligence peut être entendue communément, en tant qu’elle s’étend à toutes ses opérations, et ainsi, elle comprend l’opinion et le raisonnement ; et ainsi, il y a fausseté dans l’intelligence ; jamais, cependant, si l’analyse par les principes premiers est faite correctement.

 

 

Réponse aux objections :

 

On voit dès lors clairement les solutions aux objections.

Question 2 : [La science de Dieu]

 

Introduction

 

Article 1 : La science convient-elle à Dieu ?

Article 2 : Se connaît-il lui-même ?

Article 3 : Connaît-il d’autres choses que lui-même ?

Article 4 : A-t-il des réalités une connaissance certaine et déterminée ?

Article 5 : Connaît-il les singuliers ?

Article 6 : L’intelligence humaine connaît-elle les singuliers ?

Article 7 : Dieu connaît-il l’existence ou la non-existence actuelle des singuliers ?

Article 8 : Dieu connaît-il les non-étants ?

Article 9 : Dieu connaît-il les infinis ?

Article 10 : Dieu peut-il faire des infinis ?

Article 11 : La science se dit-elle équivoquement de Dieu et de nous ?

Article 12 : Dieu connaît-il les futurs contingents ?

Article 13 : La science de Dieu est-elle variable ?

Article 14 : La science de Dieu est-elle cause des réalités ?

Article 15 : Dieu connaît-il les maux ?

 

 

Article 1 : La science convient-elle à Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Ce qui se rapporte à autre chose comme un ajout ne peut se trouver dans une réalité très simple. Or Dieu est très simple. Puis donc que la science se rapporte à l’essence comme un ajout, car le vivre ajoute à l’être et le savoir au vivre, il semble qu’il n’y ait pas de science en Dieu.

 

[Le répondant] disait qu’en Dieu la science n’ajoute pas à l’essence, mais que le nom de science montre en lui une autre perfection que le nom d’essence. En sens contraire : une perfection est le nom d’une réalité. Or science et essence sont en Dieu une réalité absolument une. Une même perfection est donc montrée par les noms de science et d’essence.

 

Aucun nom ne peut se dire de Dieu qu’il ne signifie toute sa perfection ; car si ce nom ne la signifie pas tout entière, il n’en signifie rien — puisqu’il ne se trouve pas de partie en Dieu — et ne peut alors lui être attribué. Or le nom de science ne représente pas toute la perfection divine, car Dieu « est au-dessus de tout nom qu’on lui donne », comme il est dit au livre des Causes. La science ne peut donc pas être attribuée à Dieu.

 

La science est l’habitus de la conclusion et l’intelligence l’habitus des principes, comme le Philosophe le montre au sixième livre de l’Éthique. Or Dieu ne connaît rien par mode de conclusion, car ainsi son intelligence passerait discursivement des principes aux conclusions, ce que Denys exclut même des anges, au septième chapitre des Noms divins. Il n’y a donc pas de science en Dieu.

 

Tout ce qui est su, est su par le moyen d’une chose mieux connue. Or, pour Dieu, rien n’est plus connu ni moins connu. Il ne peut donc pas y avoir de science en Dieu.

 

Algazel dit que la science est l’empreinte du connaissable dans l’intelligence du connaissant. Or une empreinte est tout à fait exclue s’agissant de Dieu, tant parce qu’elle implique une réception, que parce qu’elle implique une composition. On ne peut donc pas attribuer la science à Dieu.

 

Rien de ce qui dénote une imperfection ne peut être attribué à Dieu. Or la science dénote une imperfection, car elle est signifiée comme un habitus ou un acte premier, l’acte de considérer étant signifié comme un acte second, ainsi qu’il est dit au deuxième livre sur l’Âme. Or l’acte premier est imparfait par rapport à l’acte second, puisqu’il est en puissance par rapport à celui-ci. La science ne peut donc pas se trouver en Dieu.

 

[Le répondant] disait qu’en Dieu la science est seulement en acte. En sens contraire : la science de Dieu est cause des réalités. Or la science, si on l’attribue à Dieu, a été en lui de toute éternité. Si donc la science n’a été en Dieu qu’en acte, il a amené les réalités à l’existence de toute éternité, ce qui est faux.

 

Si quelque chose, en un être quelconque, se trouve correspondre à ce que nous concevons dans notre intelligence par le nom de science, alors nous savons de cet être non seulement qu’il est, mais encore ce qu’il est, parce que la science est quelque chose. Or nous ne pouvons savoir de Dieu ce qu’il est, mais seulement qu’il est, comme dit saint Jean Damascène. Donc rien ne correspond en Dieu à la conception de l’intelligence exprimée par le nom de science. La science n’est donc pas en lui.

 

10° Saint Augustin dit que « Dieu, qui échappe à toute forme, ne peut être accessible à l’intelligence ». Or la science est une certaine forme que l’intelligence conçoit. Dieu échappe donc à cette forme. Il n’y a donc pas de science en Dieu.

 

11° L’intellection est plus simple que le savoir, et plus digne. Or, comme il est dit au livre des Causes, quand nous appelons Dieu intelligent, ou intelligence, nous ne le désignons pas d’un nom propre, mais du nom de son premier effet. Donc à bien plus forte raison le nom de science ne peut-il convenir à Dieu.

 

12° La qualité implique une composition plus grande que la quantité, car la qualité n’inhère à la substance qu’au moyen de la quantité. Or, à cause de la simplicité de Dieu, nous ne lui attribuons rien qui soit dans le genre de la quantité : en effet, tout quantum a des parties. Puis donc que la science est dans le genre qualité, elle ne doit nullement lui être attribuée.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Rom. 11, 33 : « Ô profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu, etc. »

 

Selon saint Anselme dans son Monologion, « il faut attribuer à Dieu tout ce dont l’être est, absolument et en tout, meilleur que le non-être ». Or la science est telle ; il faut donc l’attribuer à Dieu.

 

Trois choses seulement sont requises pour la science : la puissance active du connaissant, par laquelle il juge sur les réalités, la réalité connue, et l’union de l’une et de l’autre. Or il y a en Dieu la plus haute puissance active, et son essence est suprêmement connaissable, et par conséquent il y a union des deux. Dieu est donc connaissant au plus haut point. Preuve de la mineure : comme il est dit au livre De intelligentiis, « la première substance est lumière ». Or la lumière a au plus haut point une vertu active, ce qui ressort de ce qu’elle se diffuse et se multiplie elle-même ; elle est, de plus, suprêmement connaissable, c’est pourquoi elle manifeste aussi les autres choses. Donc la première substance, qui est Dieu, à la fois possède une puissance active pour connaître et est connaissable.

 

 

Réponse :

 

Tous les auteurs attribuent à Dieu la science, quoique de diverses façons.

 

Certains, en effet, incapables de transcender par leur intelligence le mode de la science créée, ont cru que la science était en Dieu comme une disposition ajoutée à son essence, tout comme elle est en nous, ce qui est entièrement erroné et absurde. Dans cette hypothèse, en effet, Dieu ne serait pas suprêmement simple, car il y aurait en lui composition de substance et d’accident. En outre, Dieu ne serait pas lui-même son être car, comme dit Boèce au livre des Semaines, « ce qui est peut participer à quelque chose, mais l’être même ne participe nullement à quelque chose » ; si donc Dieu participait à la science comme à une disposition qui s’ajoute, il ne serait pas lui-même son être, et ainsi, il tiendrait l’être d’autre chose qui serait pour lui cause de l’être, de sorte qu’il ne serait pas Dieu.

 

Voilà pourquoi d’autres affirmèrent qu’en attribuant à Dieu la science ou quelque autre chose de ce genre, nous ne posons rien en lui, mais nous signifions qu’il est la cause de la science dans les réalités créées ; de sorte que si l’on dit que Dieu a la science, c’est parce qu’il infuse la science aux créatures. Mais bien que la vérité de la proposition qui consiste à dire que Dieu a la science trouve quelque explication en ce qu’il cause la science, comme semblent le dire Origène et saint Augustin, cependant ce ne peut être l’explication totale de cette vérité. D’abord, parce que tout ce que Dieu cause dans les réalités pourrait se prédiquer de lui pour la même raison, et ainsi, on pourrait dire que Dieu se meut, parce qu’il cause le mouvement dans les réalités ; ce qui pourtant ne se dit pas. Ensuite parce que les choses qui se disent des effets et des causes, on ne dit pas qu’elles sont dans les causes pour cette raison, c’est-à-dire en raison des effets ; mais elles sont plutôt dans les effets parce qu’elles se trouvent dans les causes ; par exemple, c’est parce que le feu est chaud qu’il infuse de la chaleur dans l’air, et non l’inverse. Et semblablement, c’est parce que Dieu a une nature « scientifique » qu’il infuse en nous la science, et non l’inverse.

 

Et c’est pourquoi d’autres prétendirent qu’on attribue à Dieu la science et les autres choses de ce genre par une certaine ressemblance de proportion, comme lui sont attribuées la colère ou la miséricorde, ou d’autres passions semblables. En effet, Dieu est dit irrité, en tant qu’il produit un effet semblable à l’homme irrité — car il punit, ce qui est chez nous l’effet de la colère —, quoique la passion de colère ne puisse pas être en Dieu. Semblablement ils disent que, si l’on dit que Dieu a la science, c’est parce qu’il produit un effet semblable à l’effet de celui qui a la science : en effet, de même que les œuvres de celui qui sait partent de principes déterminés et vont à des fins déterminées, de même en va-t-il pour les œuvres de la nature, qui ont Dieu pour auteur, comme on le voit clairement au deuxième livre de la Physique. Mais selon cette opinion, la science serait attribuée à Dieu métaphoriquement, tout comme la colère et les autres choses semblables, ce qui contredit les paroles de Denys et d’autres saints.

 

Aussi doit-on répondre autrement, en disant que la science attribuée à Dieu signifie quelque chose qui est en Dieu, et de même pour la vie, l’essence, et les autres choses de ce genre ; et elles ne diffèrent pas quant à la réalité signifiée, mais seulement du point de vue de notre manière de connaître. En Dieu, en effet, l’essence, la vie, la science et toutes les choses de ce genre qui se disent de lui, sont entièrement la même réalité, mais notre intelligence a des conceptions différentes lorsqu’elle pense en lui la vie, la science, etc.

 

Et cependant, ces conceptions ne sont pas fausses, car une conception de notre intelligence est vraie dans la mesure où elle représente par une certaine assimilation la réalité pensée ; car autrement elle serait fausse, si rien ne gisait dessous dans la réalité. Or notre intelligence ne peut représenter Dieu par assimilation, à la façon dont elle représente les créatures. Car lorsqu’elle pense une créature, elle conçoit une certaine forme, qui est une ressemblance de la réalité selon toute la perfection de celle-ci, et ainsi, elle définit les réalités pensées ; mais parce que Dieu dépasse à l’infini notre intelligence, la forme conçue par notre intelligence ne peut représenter complètement l’essence divine, mais elle en contient une faible imitation ; ainsi voyons-nous également, parmi les réalités qui sont extérieures à l’âme, que n’importe quelle réalité imite Dieu en quelque façon, mais imparfaitement ; et c’est pourquoi des réalités diverses imitent Dieu différemment, et représentent par diverses formes l’unique et simple forme de Dieu, car dans cette forme est parfaitement uni tout ce qui, en fait de perfection, se trouve de façon distincte et multiple dans les créatures, de même que toutes les propriétés des nombres préexistent aussi d’une certaine façon dans l’unité, et que tous les pouvoirs des ministres, dans un royaume, sont unis dans le pouvoir du roi.

 

Mais s’il était une réalité qui représentât Dieu parfaitement, il y en aurait seulement une, car elle le représenterait d’une seule façon, et par une forme unique ; voilà pourquoi il n’y a qu’un seul Fils, qui est la parfaite image du Père. Semblablement aussi, notre intelligence représente la perfection divine par diverses conceptions, car chacune d’elles est imparfaite ; en effet, si l’une d’elles était parfaite, il y en aurait seulement une, comme il y a seulement un verbe de l’intelligence divine.

 

Il y a donc dans notre intelligence plusieurs conceptions représentant l’essence divine ; par conséquent, l’essence divine correspond à chacune d’elles comme une réalité correspond à son image imparfaite ; et ainsi, toutes ces conceptions de l’intelligence sont vraies, bien qu’il y ait plusieurs conceptions pour une unique réalité. Et parce que les noms ne signifient les réalités que par l’intermédiaire du concept, comme il est dit au premier livre du Péri Hermêneias, plusieurs noms sont donnés à une réalité unique, selon diverses façons de penser, ou selon diverses raisons formelles, ce qui est la même chose ; et cependant, à tous ceux-ci correspond quelque chose dans la réalité.

 

 

Réponse aux objections :

 

La science ne se rapporte à l’étant comme un ajout que dans la mesure où l’intelligence considère distinctement la science d’un étant et son essence, car l’addition présuppose la distinction. Puis donc qu’en Dieu science et essence ne sont distingués — ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit — que du point de vue de notre manière de connaître, la science aussi ne se rapporte en lui à son essence comme un ajout que du point de vue de notre manière de connaître.

 

On ne peut pas dire en vérité que la science en Dieu signifie une autre perfection que l’essence, mais on peut dire qu’elle est signifiée à la façon d’une autre perfection, dans la mesure où notre intelligence donne les noms susdits d’après les diverses conceptions qu’il a de Dieu.

 

Puisque les noms sont les signes des concepts, un nom se rapporte à la totalité d’une réalité à signifier comme l’intelligence s’y rapporte lorsqu’elle pense. Or notre intelligence peut penser Dieu tout entier, mais pas totalement : tout entier, parce qu’il est nécessaire qu’on pense de lui soit le tout, soit rien, puisqu’il n’y a pas en lui la partie et le tout ; mais je dis non totalement, parce que l’intelligence ne le connaît pas parfaitement, autant qu’il est lui-même connaissable dans sa nature. De même, celui qui connaît cette conclusion : « la diagonale est incommensurable au côté » de façon probable, c’est-à-dire parce que tout le monde le dit, ne la connaît pas totalement, car il n’est pas parvenu au mode de connaissance parfait en lequel elle peut être connue, bien qu’il la connaisse tout entière, n’ignorant aucune de ses parties. Semblablement aussi, les noms qui sont dits de Dieu le signifient donc tout entier, mais non totalement.

 

Ce qui est en Dieu sans aucune imperfection se trouve dans les créatures avec quelque défaut ; pour cette raison, si nous attribuons à Dieu une chose trouvée dans les créatures, il est nécessaire que nous retirions tout ce qui relève de l’imperfection, afin que seul demeure ce qui relève de la perfection, car la créature n’imite Dieu qu’à ce point de vue. Donc, je dis que la science qui se trouve en nous a de la perfection et de l’imperfection. Sa certitude relève de sa perfection, car ce qui est su est connu de façon certaine. Mais à son imperfection se rattache le processus discursif de l’intelligence allant des principes aux conclusions sur lesquelles porte la science ; en effet, ce processus discursif se produit uniquement parce que l’intelligence qui connaît les principes ne connaît les conclusions qu’en puissance ; car si elle les connaissait en acte, il n’y aurait pas là de processus discursif, puisque le mouvement n’est qu’un passage de puissance à acte. La science se dit donc en Dieu quant à la certitude sur les réalités connues, mais non quant au susdit processus discursif, qui ne se trouve pas non plus parmi les anges, comme dit Denys.

 

Bien que rien ne soit pour Dieu plus connu ou moins connu, si l’on considère le mode du connaissant, car il voit tout d’un même regard, cependant, si l’on considère le mode de la réalité connue, Dieu sait que certaines choses sont plus connaissables en elles-mêmes, et d’autres moins ; par exemple, la plus connaissable entre toutes est son essence, par laquelle il connaît toutes choses, et par nul processus discursif, puisqu’en même temps qu’il voit son essence il voit toutes choses. Donc, même quant à cet ordre que l’on peut considérer dans la connaissance divine du côté des objets connus, la notion de science est conservée en Dieu, car il connaît toutes choses principalement par leur cause.

 

Cette parole d’Algazel doit s’entendre de notre science, que nous acquérons parce que les réalités impriment leurs ressemblances dans nos âmes ; mais dans la connaissance de Dieu, c’est l’inverse, car les formes dérivent de son intelligence vers toutes les créatures. Donc, de même que la science est en nous une empreinte des réalités dans nos âmes, de même, à l’inverse, les formes des réalités ne sont qu’une certaine empreinte de la science divine dans les réalités.

 

La science que l’on pose en Dieu n’existe pas à la façon d’un habitus mais plutôt à la façon d’un acte, car Dieu connaît toujours tout en acte.

 

L’effet ne procède de la cause agente que suivant la condition de la cause ; aussi tout effet qui procède selon une science suit-il la détermination de la science, qui délimite ses circonstances ; voilà pourquoi les réalités dont la science de Dieu est la cause ne se produisent qu’au moment déterminé par Dieu pour qu’elles se produisent ; il n’est pas donc pas nécessaire que les réalités existent de toute éternité, bien que la science de Dieu ait été en acte de toute éternité.

 

On dit que l’intelligence sait d’une chose ce qu’elle est, quand elle la définit, c’est-à-dire lorsqu’elle conçoit au sujet de cette réalité une forme qui correspond en tout à cette réalité. Or il ressort de ce qu’on a déjà dit que tout ce que notre intelligence conçoit au sujet de Dieu est imparfait à le représenter ; voilà pourquoi ce qu’est Dieu lui-même nous demeure toujours caché, et la plus haute connaissance que nous puissions avoir de lui dans l’état de voie est de savoir que Dieu est au-dessus de tout ce que nous pensons de lui, comme Denys le montre au premier chapitre de la Théologie mystique.

 

10° Il est dit que Dieu « échappe à toute forme de notre intelligence », non en sorte qu’aucune forme de notre intelligence ne le représente en quelque façon, mais parce qu’aucune ne le représente parfaitement.

 

11° La notion que le nom signifie, c’est la définition, comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique ; voilà pourquoi le nom qui appartient en propre à la réalité, c’est celui dont le signifié est la définition [de cette réalité] ; et parce que, comme on l’a dit, aucune notion signifiée par un nom ne définit Dieu lui-même, aucun nom donné par nous n’est proprement son nom, mais il est proprement le nom de la créature qui est définie par la notion signifiée par le nom ; et cependant ces noms, qui sont des noms de créatures, sont attribués à Dieu, parce que sa ressemblance est représentée en quelque façon dans les créatures.

 

12° La science qui est attribuée à Dieu n’est pas une qualité ; en outre, la qualité qui vient s’ajouter à la quantité est une qualité corporelle, non une qualité spirituelle comme la science.

Article 2 : Dieu se connaît-il, a-t-il science de lui-même ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Celui qui a une science est, par sa science, en relation à l’objet su. Or, comme dit Boèce au livre sur la Trinité, « en Dieu, l’essence contient l’unité, la relation diversifie la trinité », i. e. la trinité des Personnes. Il est donc nécessaire qu’en Dieu l’objet su soit personnellement distinct de celui qui a la science. Or la distinction des Personnes en Dieu n’autorise pas la tournure réflexive : en effet, on ne dit pas que le Père s’est engendré parce qu’il a engendré le Fils. On ne doit donc pas accorder qu’il y ait en Dieu la connaissance de soi-même.

 

Il est dit au livre des Causes : « Tout ce qui connaît sa propre essence revient à elle par un retour complet. » Or Dieu ne revient pas à son essence, puisqu’il ne sort jamais de son essence, et qu’il ne peut y avoir de retour lorsque nul départ n’a précédé. Dieu ne connaît donc pas son essence, et ainsi, il n’a pas science de lui-même.

 

La science est l’assimilation de celui qui a la science à la réalité sue. Or rien n’est semblable à soi-même car, comme dit saint Hilaire, « il n’y a pas de ressemblance à soi-même ». Dieu ne se connaît donc pas lui-même.

 

La science ne porte que sur l’universel. Or Dieu n’est pas un universel, car tout universel est obtenu par abstraction, et rien ne peut être abstrait de Dieu, puisqu’il est très simple. Dieu ne se connaît donc pas lui-même.

 

Si Dieu avait science de lui-même, il se penserait, puisque penser est plus simple que savoir et par conséquent doit être davantage attribué à Dieu. Or Dieu ne se pense pas. Il n’a donc pas non plus science de lui-même. Preuve de la mineure : saint Augustin dit au livre des 83 Questions, qu. 16 : « Tout ce qui se pense soi-même, se comprend. » Or rien ne peut être compris s’il n’est fini, comme saint Augustin le montre au même endroit. Dieu ne se pense donc pas.

 

Au même endroit, saint Augustin argumente ainsi : « Et notre intelligence ne tient pas à être infinie, même si elle le pouvait, parce qu’elle entend être connue d’elle-même. » D’où l’on déduit que ce qui veut se connaître ne veut pas être infini. Or Dieu veut être infini, puisqu’il l’est ; en effet, s’il était quelque chose qu’il ne voudrait pas être, il ne serait pas suprêmement heureux. Il ne veut donc pas être connu de lui-même ; il ne se connaît donc pas.

 

[Le répondant] disait que, bien que Dieu soit et veuille être infini au plein sens du terme, cependant il n’est pas infini pour lui-même, mais fini, et il ne veut pas non plus être infini de la sorte. En sens contraire : comme il est dit au troisième livre de la Physique, on dit qu’une chose est infinie en ce sens qu’elle est infranchissable, et finie dans la mesure où elle est franchissable. Or, comme cela est prouvé au sixième livre de la Physique, l’infini ne peut être franchi ni par le fini ni par l’infini. Dieu ne peut donc, tout en étant infini, être fini pour lui-même.

 

Ce qui est bon pour Dieu, l’est dans l’absolu. Ce qui est fini pour Dieu, l’est donc aussi dans l’absolu. Or Dieu n’est pas fini dans l’absolu ; ni, par conséquent, fini pour lui-même.

 

Dieu ne se connaît que dans la mesure où il se rapporte à lui-même. Si donc il est fini pour lui-même, il se connaîtra lui-même de façon finie. Or il n’est pas fini. Il se connaîtra donc autrement qu’il n’est ; et ainsi, il aura de lui-même une connaissance fausse.

 

10° Parmi ceux qui connaissent Dieu, l’un connaît plus que l’autre pour autant que son mode de connaissance dépasse le mode de connaissance de l’autre. Or Dieu se connaît infiniment plus qu’il n’est connu d’aucun autre. Le mode par lequel il se connaît est donc infini ; il se connaît donc lui-même infiniment, et ainsi, il n’est pas fini pour lui-même.

 

11° Voici comment Saint Augustin prouve au livre des 83 Questions que nul ne peut penser une réalité plus qu’un autre : « Quiconque entend une chose autrement qu’elle n’est, se trompe ; et quiconque se trompe n’entend point ce en quoi il se trompe. Ainsi, quiconque entend une chose autrement qu’elle n’est, ne la conçoit pas : on ne peut donc concevoir une chose que telle qu’elle est. » Or, puisque la réalité est d’une façon unique, elle est pensée par tous d’une façon unique ; voilà pourquoi « aucune réalité n’est mieux pensée par l’un que par l’autre ». Si donc Dieu se pensait lui-même, il ne se penserait pas plus qu’il n’est pensé par d’autres, et ainsi, la créature serait à quelque titre égale au Créateur, ce qui est absurde.

 

 

En sens contraire :

 

Denys dit au septième chapitre des Noms divins que « la Sagesse divine, en se connaissant elle-même, connaît toutes les autres choses ». Dieu se connaît donc surtout lui-même.

 

 

Solution :

 

Dire que quelque chose se connaît soi-même, c’est dire qu’il est connaissant et connu. Il est donc nécessaire, pour considérer de quelle façon Dieu peut se connaître lui-même, de voir quelle nature peut permettre à quelque chose d’être connaissant et connu.

 

Il faut donc savoir qu’une réalité se trouve parfaite de deux façons : d’abord par la perfection de son être, lequel lui convient en raison de son espèce propre. Or, parce que l’être spécifique d’une réalité est distinct de l’être spécifique d’une autre, en n’importe quelle réalité créée la perfection considérée absolument fait d’autant plus défaut à la perfection susdite en chaque réalité, qu’il se trouve davantage de perfection dans les autres espèces ; de sorte que la perfection de toute réalité considérée en soi est imparfaite, étant une partie de la perfection de l’univers entier, qui résulte des perfections réunies des réalités singulières. Aussi, pour qu’il y ait un remède à cette imperfection, il se trouve un autre mode de perfection dans les réalités créées, en tant que la perfection qui est propre à une réalité se rencontre dans une autre réalité ; et telle est la perfection du connaissant comme tel, car quelque chose est connu par le connaissant dans la mesure où le connu est lui-même en quelque façon dans le connaissant ; voilà pourquoi il est dit au troisième livre sur l’Âme que « l’âme est en quelque sorte toutes choses », parce qu’elle est de nature à connaître toutes choses. Et selon ce mode, il est possible que la perfection de tout l’univers existe en une seule réalité. Telle est par conséquent la dernière perfection à laquelle l’âme puisse parvenir, d’après les philosophes : qu’en elle soit décrite la perfection de tout l’ordre de l’univers et de ses causes ; et c’est même en cela qu’ils posèrent la fin ultime de l’homme, elle qui sera selon nous dans la vision de Dieu, car suivant saint Grégoire, « que ne verraient-ils pas, ceux qui voient Celui qui voit tout ? »

 

Or la perfection d’une réalité ne peut pas être en une autre avec l’être déterminé qu’elle avait dans la première réalité ; aussi est-il nécessaire, pour que cette perfection soit de nature à être dans l’autre réalité, qu’elle soit considérée sans les choses qui sont de nature à la déterminer. Et parce que les formes et les perfections des réalités sont déterminées par la matière, de là vient qu’une réalité est connaissable dans la mesure où elle est séparée de la matière. Il est donc nécessaire que ce en quoi une telle perfection de la réalité est reçue soit lui aussi immatériel ; car s’il était matériel, la perfection serait reçue en lui avec un être déterminé ; et ainsi, elle ne serait pas en lui en tant qu’elle est connaissable, c’est-à-dire à la façon dont la perfection qui existe en l’une est de nature à être dans l’autre. Voilà pourquoi les anciens philosophes se sont trompés, eux qui ont affirmé que le semblable était connu par le semblable, voulant signifier par là que l’âme, qui connaît toutes choses, était matériellement constituée de toutes choses, en sorte qu’elle connût la terre par la terre, l’eau par l’eau, et ainsi de suite. En effet, ils estimèrent que la perfection de la réalité connue devait exister dans le connaissant à la façon dont son être est déterminé dans sa nature propre. Or ce n’est pas ainsi que la forme de la réalité connue est reçue dans le connaissant ; aussi le Commentateur dit-il au troisième livre sur l’Âme que le mode de réception par lequel les formes sont reçues dans l’intellect possible et dans la matière prime n’est pas le même, car il est nécessaire qu’une chose soit reçue immatériellement dans l’intelligence qui connaît.

 

Et ainsi, nous voyons que, dans les réalités, la nature de la connaissance se trouve suivre l’ordre de l’immatérialité : en effet, les plantes et les autres choses qui leur sont inférieures ne peuvent rien recevoir immatériellement, et c’est pourquoi elles sont privées de toute connaissance, comme cela est clair au deuxième livre sur l’Âme. Le sens, lui, reçoit certes des espèces sans matière, mais néanmoins avec des conditions matérielles. L’intelligence reçoit des espèces dépouillées même des conditions matérielles. Semblablement, il y a aussi un ordre dans les choses connaissables. En effet, les réalités matérielles, comme dit le Commentateur, ne sont intelligibles que parce que nous les rendons intelligibles, car elles sont intelligibles en puissance seulement, mais sont rendues intelligibles en acte par la lumière de l’intellect agent, comme les couleurs sont elles aussi rendues visibles en acte par la lumière du soleil. En revanche, les réalités immatérielles sont intelligibles par elles-mêmes ; elles sont donc mieux connues par nature, bien qu’elles soient moins connues de nous. Ainsi Puis donc que Dieu, étant entièrement exempt de toute potentialité, est dans une extrême séparation de la matière, il reste qu’il est au plus haut point apte à connaître et au plus haut point connaissable ; donc, autant sa nature a réellement l’être, autant la notion de connaissabilité lui convient. Et parce que dans la mesure où sa nature lui appartient, Dieu est, il connaît aussi, lui qui est au plus haut point apte à connaître, dans la mesure où sa nature lui appartient ; c’est pourquoi Avicenne dit au huitième livre de sa Métaphysique : « Il se pense et s’appréhende lui-même en ceci que sa quiddité dépouillée » — i. e. dépouillée de la matière — « appartient à la réalité qu’il est lui-même. »

 

 

Réponse aux objections :

 

En Dieu, la trinité des Personnes est diversifiée par les relations qui sont réellement en lui, à savoir les relations d’origine ; mais la relation qui est connotée lorsqu’on dit « Dieu a science de lui-même » est une relation non pas réelle, mais seulement de raison ; en effet, chaque fois que le même est référé à soi, une telle relation n’est pas quelque chose dans la réalité, mais seulement dans la raison, étant donné que la relation réelle exige deux extrémités.

 

La tournure employée quand on dit : « Le connaisseur de soi revient à son essence », est une tournure métaphorique ; en effet, il n’y a pas de mouvement dans le penser, comme cela est prouvé au septième livre de la Physique. Il n’y a donc pas là non plus, à proprement parler, de départ ou de retour, mais on dit qu’il y a processus ou mouvement parce qu’on se rend d’une chose connaissable à une autre ; et en nous, cela se fait assurément par un certain processus discursif selon lequel il y a une sortie et un retour dans notre âme au moment où elle se connaît elle-même. En effet, l’acte qui émane d’elle se termine d’abord à l’objet, ensuite elle fait retour sur l’acte, et enfin sur la puissance et l’essence, puisque les actes sont connus au moyen des objets et les puissances au moyen des actes. Mais dans la connaissance divine, comme on l’a déjà dit, il n’y a pas de processus discursif comme si Dieu allait à l’inconnu par le connu. Néanmoins, du côté des choses connaissables on peut trouver un certain circuit dans sa connaissance, à savoir, lorsque connaissant son essence il regarde les autres réalités, en lesquelles il voit une ressemblance de son essence, et qu’ainsi il revient d’une certaine façon à son essence, sans pour autant connaître son essence à partir d’autres réalités, comme c’était le cas dans notre âme. Et cependant, il faut savoir qu’au livre des Causes le retour à son essence n’est pas appelé autrement que « la subsistance de la réalité en elle-même ». En effet, les formes qui ne subsistent pas en elles-mêmes sont répandues sur autre chose, et nullement rassemblées en elles-mêmes ; mais les formes qui subsistent en elles-mêmes sont répandues sur les autres réalités, les perfectionnant ou influant sur elles, de telle façon qu’elles demeurent par soi en elles-mêmes ; et c’est de cette façon que Dieu revient parfaitement à son essence car, pourvoyant à tout, et par suite sortant et procédant pour ainsi dire vers toutes choses, il demeure fixe en lui-même et non mêlé aux autres choses.

 

La ressemblance qui est une relation réelle requiert la distinction des réalités ; mais pour celle qui n’est qu’une relation de raison, il suffit d’une distinction de raison entre les termes semblables.

 

L’universel est intelligible parce qu’il est séparé de la matière ; par conséquent, les choses qui ne sont pas séparées de la matière par un acte de notre intelligence mais sont par elles-mêmes libres de toute matière, sont connaissables au plus haut point ; et ainsi, Dieu est intelligible au plus haut point, bien qu’il ne soit pas un universel.

 

Dieu, à la fois, a science de lui-même, se pense et se comprend, bien que, absolument parlant, il soit infini. En effet, il n’est pas infini par privation, car la notion de l’infini par privation se rattache à la quantité : il comporte en effet une partie après l’autre, à l’infini. Si donc il doit être connu sous l’aspect de son infinité, c’est-à-dire de telle façon qu’il soit connu partie après partie, il ne pourra nullement être compris, car on ne pourra jamais arriver à la fin, puisqu’il n’a pas de fin. Mais Dieu est appelé infini par négation, c’est-à-dire que son essence n’est pas limitée par quelque chose. En effet, toute forme reçue en quelque chose a son terme selon le mode de ce qui reçoit ; puis donc que l’être divin, étant lui-même son être, n’est pas reçu en quelque chose, en ce sens son être n’est pas fini, et par conséquent son essence est appelée infinie. Et parce qu’en n’importe quelle intelligence créée la puissance cognitive, étant reçue en quelque chose, est finie, notre intelligence ne peut parvenir à connaître Dieu aussi clairement qu’il est connaissable ; et par conséquent il ne peut le comprendre, car il ne parvient pas en lui au terme de la connaissance, ce qui est comprendre, comme on l’a déjà dit. Par contre, de la même façon que l’essence de Dieu est infinie, sa puissance cognitive est aussi infinie : sa connaissance est donc aussi efficace que son essence ; voilà pourquoi il parvient à la parfaite connaissance de soi. Et si l’on dit qu’il se comprend, ce n’est pas que par une telle compréhension une limite soit fixée au connu lui-même, mais c’est en raison de la perfection de cette connaissance à laquelle rien ne manque.

 

Puisque par sa nature notre intelligence est finie, elle ne peut comprendre ou penser parfaitement un infini ; voilà pourquoi, si l’on suppose que la nature de l’intelligence est telle, l’argument de saint Augustin est probant ; mais la nature de l’intelligence divine est autre, et c’est pourquoi la conclusion ne suit pas.

 

En rigueur de termes, Dieu n’est à proprement parler fini ni pour les autres ni pour lui-même ; mais si on le dit fini pour lui-même, c’est parce qu’il est connu par lui-même tout comme quelque chose de fini est connu par une intelligence finie. En effet, de même que l’intelligence finie peut parvenir au terme de la connaissance dans le cas d’une réalité finie, de même l’intelligence de Dieu parvient au terme de la connaissance de lui-même. Mais la notion d’infini qui a le sens d’infranchissable est celle de l’infini par privation, qui est étranger à notre propos.

 

Pour tous ces prédicats qui signifient la quantité et regardent la perfection, si une chose est telle par rapport à Dieu, il s’ensuit qu’elle est telle dans l’absolu ; par exemple, si une chose est grande par rapport à Dieu, alors elle est grande dans l’absolu. Mais pour ceux qui regardent l’imperfection, cela ne s’ensuit pas : en effet, si une chose est petite par rapport à Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elle soit petite dans l’absolu ; car toutes choses, comparées à Dieu, ne sont rien, et pourtant elles ne sont pas rien dans l’absolu. Donc, ce qui est bon par rapport à Dieu, est bon dans l’absolu ; mais si une chose est finie pour Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elle soit finie dans l’absolu, car le fini se rattache à une certaine imperfection, mais le bien, à une perfection ; dans les deux cas, cependant, est tel dans l’absolu ce qui au jugement de Dieu est trouvé tel.

 

Quand on dit : « Dieu se connaît lui-même de façon finie », cela peut s’entendre en deux sens : d’abord en sorte que « façon » se réfère à la réalité connue ; le sens est alors qu’il connaît qu’il est fini ; et avec ce sens la proposition est fausse, car dans ce cas sa connaissance serait fausse. Ensuite, en sorte que « façon » soit référé au connaissant, et ainsi, on peut encore distinguer : d’abord de telle sorte que l’expression « de façon finie » ne signifie rien d’autre que « de façon parfaite » ; on dit alors qu’il connaît de façon finie, parce qu’il parvient au terme de la connaissance ; et ainsi, Dieu se connaît lui-même de façon finie. Ensuite de telle sorte que l’expression « de façon finie » concerne l’efficace de la connaissance, et en ce sens il se connaît de façon infinie, car sa connaissance est infiniment efficace. Et qu’il soit fini pour lui-même de la façon susmentionnée, ne permet de conclure qu’il se connaît de façon finie que dans le sens où l’on a dit que c’était vrai.

 

10° Ce raisonnement vaut dans la mesure où l’expression « de façon finie » regarde l’efficace de la connaissance ; et dans ce cas, il est clair qu’il ne se connaît pas de façon finie.

 

11° Quand nous disons que l’un pense plus que l’autre, cela peut s’entendre de deux façons : d’abord en sorte que le mot « plus » concerne le mode de la réalité connue, et ainsi, aucun parmi les êtres pensants ne pense plus que l’autre au sujet de la réalité pensée, en tant que telle ; en effet, quiconque attribue à la réalité pensée plus ou moins que ne comporte la nature de la réalité, se trompe et ne pense pas. Ensuite, on peut référer cela au mode du connaissant ; et dans ce cas, l’un pense plus que l’autre dans la mesure où il pense avec plus de pénétration que l’autre, comme l’ange comparé à l’homme, et Dieu à l’ange, et ce à cause d’une plus puissante faculté de pensée. Et la tournure employée dans cette preuve, à savoir : « penser une réalité autrement qu’elle n’est », est à distinguer semblablement ; en effet, si le mot « autrement » désigne le mode de la réalité connue, alors aucun être pensant ne pense la réalité autrement qu’elle n’est, car ce serait penser que la réalité est autrement qu’elle n’est ; mais si « autrement » désigne le mode du connaissant, alors n’importe quel être qui pense une réalité matérielle la pense autrement qu’elle n’est, car la réalité matérielle, qui a l’être matériellement, est pensée seulement de façon immatérielle.

Article 3 : Dieu connaît-il d’autres choses que lui-même ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’objet pensé est une perfection de celui qui pense. Or rien d’autre que Dieu ne peut être une perfection de Dieu, car en ce cas il y aurait quelque chose de plus noble que lui. Donc rien d’autre que lui ne peut être pensé par lui.

 

[Le répondant] disait que la réalité ou la créature, selon qu’elle est connue par Dieu, fait un avec lui. En sens contraire : la créature ne fait un avec Dieu que selon qu’elle est en lui. Si donc Dieu ne connaît la créature que selon qu’elle fait un avec lui, il ne connaîtra la créature que selon qu’elle est en lui ; et ainsi, il ne la connaîtra pas en sa nature propre.

 

Si l’intelligence divine connaît la créature, elle la connaît soit par son essence, soit par une autre chose extrinsèque. Si c’était par autre chose, un médium extrinsèque, alors, puisque tout médium par lequel on connaît est une perfection du connaissant — car il est la forme de celui-ci en tant qu’il est connaissant, comme on le voit clairement pour l’espèce de la pierre dans la pupille —, il s’ensuivrait qu’une chose extérieure à Dieu serait sa perfection, ce qui est absurde. Et si l’intelligence divine connaît la créature par son essence, alors, puisque son essence est autre chose que la créature, il s’ensuivra qu’il connaîtra une chose à partir d’une autre. Or toute intelligence qui connaît une chose à partir d’une autre est une intelligence qui procède discursivement et en raisonnant. Il y a donc dans l’intelligence divine un processus discursif, et ainsi, elle sera imparfaite, ce qui est absurde.

 

Le médium par lequel une réalité est connue doit être proportionné à ce qui est connu par lui. Or l’essence divine n’est pas proportionnée à la créature elle-même, puisqu’elle la dépasse à l’infini et qu’il n’y a aucune proportion entre l’infini et le fini. Dieu ne peut donc pas, en connaissant son essence, connaître la créature.

 

Le Philosophe prouve au onzième livre de la Métaphysique que Dieu se connaît seulement lui-même. Or « seulement » a le même sens que « pas avec autre chose ». Il ne connaît donc pas les choses autres que lui.

 

S’il connaît d’autres choses que lui, alors, puisqu’il se connaît lui-même, il connaîtra lui-même et les autres choses soit par une même raison formelle, soit par des raisons formelles différentes. Si c’est par la même, alors, puisqu’il se connaît par son essence, il s’ensuit qu’il connaîtra aussi les autres réalités par leurs essences, ce qui est impossible. Et si c’est par des raisons formelles différentes, alors, puisque la connaissance du connaissant dépend de la raison formelle par laquelle l’objet est connu, il se produira que de la multiplicité et de la diversité se rencontreront dans la connaissance divine, ce qui s’oppose à la simplicité divine. Dieu ne connaît donc aucunement la créature.

 

La créature est plus distante de Dieu que la Personne du Père n’est distante de la nature de la déité. Or Dieu ne connaît pas par le même [médium] qu’il est Dieu et qu’il est Père : car dans la proposition « Il connaît qu’il est Père », la notion de Père est incluse, mais ne l’est pas dans celle-ci : « Il connaît qu’il est Dieu. » Donc à bien plus forte raison, s’il connaît la créature, il connaîtra soi-même et la créature par des raisons formelles différentes, ce qui est absurde, comme on l’a prouvé.

 

Les principes de l’être et du connaître sont les mêmes. Or le Père n’est pas Père et Dieu par le même [principe], comme dit saint Augustin. Le Père ne connaît donc pas par le même [principe] qu’il est Père et qu’il est Dieu ; et à bien plus forte raison, s’il connaît la créature, il ne connaîtra pas par le même [principe] lui-même et la créature.

 

La science est assimilation de celui qui sait à l’objet su. Or, entre Dieu et la créature, l’assimilation est minime, puisque la distance y est très grande. Dieu a donc des créatures une connaissance minime, voire nulle.

 

10° Tout ce que Dieu connaît, il le voit. Or Dieu ne voit rien à l’extérieur de lui-même, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Il ne connaît donc rien non plus en dehors de lui.

 

11° Le rapport entre la créature et Dieu est identique à celui entre le point et la ligne ; c’est pourquoi Trismégiste a dit : « Dieu est une sphère intelligible dont le centre est partout et la circonférence nulle part », entendant par « centre » la créature, comme l’explique Alain. Or rien ne se perd de la quantité de la ligne, si l’on en retire un point. Rien non plus, donc, ne se perd de la perfection divine, si la connaissance de la créature lui est retirée. Or tout ce qui est en lui relève de sa perfection, puisque rien n’est en lui de façon accidentelle. Il n’a donc pas connaissance des créatures.

 

12° Tout ce que Dieu connaît, il le connaît de toute éternité, étant donné que sa science ne varie pas. Or tout ce qu’il connaît est étant, car il n’y a de connaissance que de l’étant. Tout ce que Dieu connaît a donc existé de toute éternité. Or aucune créature n’a existé de toute éternité. Il ne connaît donc aucune créature.

 

13° Tout ce qui est perfectionné par une autre chose, a en soi une puissance passive relativement cette chose, car la perfection est comme la forme du parfait. Or Dieu n’a pas en lui-même de puissance passive ; en effet, celle-ci est principe de transmutation, laquelle est étrangère à Dieu. Il n’est donc pas perfectionné par autre chose que lui. Or la perfection du connaissant dépend de la chose connaissable, car la perfection du connaissant est dans ce qu’il connaît en acte, et qui n’est autre que la chose connaissable. Dieu ne connaît donc pas autre chose que lui-même.

 

14° Comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique, « le moteur est par nature antérieur à ce qui est mû ». Or, de même que le sensible meut le sens, comme il est dit au même endroit, de même l’intelligible meut l’intelligence. Si donc Dieu pensait quelque chose d’autre que lui, il s’ensuivrait que quelque chose serait antérieur à lui ; ce qui est absurde.

 

15° Tout ce qui est pensé cause une délectation dans le sujet qui pense ; c’est pourquoi on lit au premier livre de la Métaphysique : « Tous les hommes, par nature, désirent savoir ; et la preuve en est la délectation des sens », suivant la leçon de certains livres. Si donc Dieu connaissait quelque chose d’autre que lui-même, cette autre chose serait la cause d’une délectation en lui, ce qui est absurde.

 

16° Rien n’est connu que par sa nature d’étant. Or la créature tient plus du non-être que de l’être, comme on le voit chez saint Ambroise et en de nombreuses paroles de saints. La créature est donc pour Dieu plus inconnue que connue.

 

17° Rien n’est appréhendé que dans la mesure où il est vrai, de même que rien n’est recherché que dans la mesure où il est bon. Or dans l’Écriture, les créatures visibles sont comparées à un mensonge, comme on le voit clairement en Eccli. 34, 2 : « Comme celui qui embrasse l’ombre et poursuit la chaleur, tel est celui qui s’attache à des visions mensongères. » Les créatures sont donc pour Dieu plus inconnues que connues.

 

18° [Le répondant] disait que la créature n’est appelée non-étant que par rapport à Dieu. En sens contraire : la créature n’est connue de Dieu qu’en tant qu’elle lui est rapportée. Si donc la créature, en tant qu’elle est rapportée à Dieu, est un mensonge et un non-étant, inconnaissable par conséquent, elle ne pourra aucunement être connue par Dieu.

 

19° Il n’est rien dans l’intelligence qui ne soit d’abord dans le sens. Or on ne peut pas poser en Dieu la connaissance sensitive, car elle est matérielle. Il ne pense donc pas les réalités créées, puisqu’elles ne sont pas d’abord dans le sens.

 

20° Les réalités sont principalement connues par leurs causes, et surtout par les causes qui portent sur l’être de la réalité. Or, parmi les quatre causes, l’efficiente et la finale sont les causes du devenir, tandis que la forme et la matière sont causes de l’être de la réalité, car elles entrent dans sa constitution. Or Dieu est cause seulement efficiente et finale des réalités. Ce qu’il connaît des créatures est donc minime.

 

 

En sens contraire :

 

Hébr. 4, 13 : « Tout est à nu et à découvert à ses yeux. »

 

Si l’un de deux relatifs est connu, l’autre est connu. Or le principe et le principié se disent relativement. Puis donc que Dieu est principe des réalités par son essence, il connaît les créatures en connaissant son essence.

 

Dieu est omnipotent. Il doit donc, pour la même raison, être appelé omniscient ; il ne connaît donc pas seulement les réalités dont on a la fruition, mais aussi celles dont on use.

 

Anaxagore a posé que l’intelligence « est sans mélange afin de connaître toutes choses » ; et il en est loué par le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Or l’intelligence divine est au plus haut point sans mélange et pure. Elle connaît donc toutes choses au plus haut point, pas seulement elle-même mais aussi les autres choses.

 

Plus une substance est simple, plus nombreuses sont les formes qu’elle peut comprendre. Or Dieu est une substance très simple. Il peut donc comprendre les formes de toutes les réalités ; il connaît donc toutes les réalités, et pas seulement lui-même.

 

« Ce par quoi une chose est telle, l’est soi-même davantage », suivant le Philosophe. Or Dieu est la cause de la connaissance des créatures pour tous ceux qui les connaissent : en effet, il est lui-même « la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9). Il connaît donc au plus haut point les créatures.

 

Comme saint Augustin le prouve au livre sur la Trinité, rien n’est aimé s’il n’est connu. Or Dieu « aime tout ce qui est » (Sg 11, 25). Il connaît donc aussi toutes choses.

 

Il est dit au Psaume 93, 9 : « Celui qui a formé l’œil, ne voit-il pas ? », comme pour dire qu’il en est ainsi. Donc Dieu lui-même, qui a fait toutes choses, considère et connaît toutes choses.

 

Il est dit ailleurs dans un psaume : « C’est lui qui a formé un à un leurs cœurs, et qui connaît toutes leurs œuvres. » Or ici, le façonneur des cœurs est Dieu. Il connaît donc les œuvres des hommes, et ainsi, d’autres choses que lui-même.

 

10° La même chose se déduit de ce qui est dit ailleurs dans un psaume : « lui qui a fait les cieux avec intelligence ». Donc lui-même pense les cieux qu’il a créés.

 

11° La cause une fois connue — surtout la formelle —, l’effet est connu. Or Dieu est la cause formelle exemplaire des créatures. Puis donc qu’il se connaît lui-même, il connaîtra aussi les créatures.

 

 

Réponse :

 

Sans doute aucun, il faut accorder non seulement que Dieu se connaît lui-même, mais encore qu’il connaît toutes les autres choses ; et voici d’abord comment cela peut se prouver. Tout ce qui tend naturellement vers une autre chose, tient cela nécessairement de quelque [principe] qui le dirige vers la fin, sinon il y tendrait par hasard. Or nous trouvons dans les réalités naturelles un appétit naturel par lequel chaque réalité tend vers sa fin ; il est donc nécessaire de poser, au-dessus de toutes les réalités naturelles, une intelligence qui ait ordonné les réalités naturelles à leurs fins, et mis en elles une inclination ou un appétit naturel. Mais une réalité ne peut pas être ordonnée à une fin si la réalité elle-même n’est pas connue en même temps que la fin à laquelle elle doit être ordonnée ; il est donc nécessaire que dans l’intelligence divine, de laquelle la nature des choses et l’ordre naturel dans les réalités tirent leur origine, il y ait une connaissance des réalités naturelles ; et cette preuve est indiquée par le Psaume 93, 9 en ces termes : « Celui qui a formé l’œil, ne voit-il pas ? », ce qui, comme dit Maïmonide, équivaut à dire : « Celui qui a façonné un œil ainsi proportionné à sa fin — qui est son acte, à savoir la vision — est-ce qu’il ne considère pas la nature de l’œil ? »

 

Mais nous devons, au-delà, voir de quelle façon il connaît les créatures. Il faut donc savoir que, puisque tout agent agit dans la mesure où il est en acte, il est nécessaire que ce qui est effectué par l’agent soit en quelque façon dans l’agent ; et de là vient que tout agent opère une chose semblable à lui. Or tout ce qui est dans autre chose, y est selon le mode de ce qui reçoit ; si donc un principe actif est matériel, son effet est en lui quasi matériellement, car il y est comme dans une certaine vertu matérielle ; mais si le principe actif est immatériel, son effet sera aussi en lui de façon immatérielle. Or on a déjà dit qu’une chose est connue par autre chose dans la mesure où elle y est reçue immatériellement ; et de là vient que les principes actifs matériels ne connaissent pas leurs effets, car leurs effets ne sont pas en eux tels qu’ils sont connaissables ; par contre, dans les principes actifs immatériels, les effets sont tels qu’ils sont connaissables, puisqu’ils y sont immatériellement ; c’est pourquoi tout principe actif immatériel connaît son effet. De là vient ce qui est dit au livre des Causes : « L’intelligence connaît ce qui est sous elle en tant qu’elle en est la cause. » Puis donc que Dieu est principe actif immatériel des réalités, il s’ensuit qu’il y a en lui la connaissance de celles-ci.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’objet pensé est une perfection de celui qui pense, non à travers la réalité qui est connue — en effet, cette réalité est hors de celui qui pense —, mais à travers la ressemblance de celle-ci, par laquelle elle est connue ; car la perfection est dans le parfait, alors que ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme mais une ressemblance de la pierre. Mais la ressemblance de la réalité pensée est dans l’intelligence de deux façons : parfois comme autre chose que celui même qui pense, et parfois comme l’essence même de celui qui pense. Par exemple notre intelligence, en se connaissant elle-même, connaît les autres intelligences dans la mesure où elle est elle-même une ressemblance des autres intelligences ; mais la ressemblance de la pierre qui existe en elle n’est pas l’essence même de l’intelligence : au contraire, elle est reçue en elle comme une forme dans une matière, pour ainsi dire. Or cette forme qui est autre chose que l’intelligence se rapporte parfois à la réalité dont elle est une ressemblance comme la cause de cette réalité, comme on le voit bien pour l’intelligence pratique, dont la forme est cause de la réalité opérée ; mais parfois elle est l’effet de la réalité, comme on le voit bien pour notre intelligence spéculative qui reçoit la connaissance depuis les réalités. Donc, chaque fois que l’intelligence connaît quelque réalité par une ressemblance qui n’est pas l’essence de celui qui pense, l’intelligence est perfectionnée par autre chose qu’elle : mais si cette ressemblance est la cause de la réalité, l’intelligence sera perfectionnée seulement par la ressemblance, et nullement par la réalité dont c’est la ressemblance, de même que ce n’est pas la maison qui est une perfection de l’art, mais c’est plutôt l’inverse. Par contre, si la ressemblance est un effet de la réalité, alors la réalité, elle aussi, sera d’une certaine façon une perfection de l’intelligence, à savoir activement, sa ressemblance l’étant formellement. Mais lorsque la ressemblance de la réalité connue est l’essence même de celui qui pense, l’intelligence n’est pas perfectionnée par autre chose qu’elle-même, si ce n’est peut-être activement, par exemple si son essence est causée par autre chose. Or l’intelligence divine n’a pas une science causée par les réalités, et la ressemblance de la réalité, par laquelle il connaît les réalités, n’est autre que son essence, qui n’est pas non plus causée par autre chose ; par conséquent, de ce qu’il connaît les réalités ne suit nullement que son intelligence soit perfectionnée par autre chose.

 

Dieu ne connaît pas les réalités seulement selon qu’elles sont en lui, si l’expression « selon que » se rapporte à la connaissance du côté de l’objet connu, car il connaît, dans les réalités, non seulement l’être qu’elles ont en lui selon qu’elles font un avec lui, mais aussi l’être qu’elles ont hors de lui selon qu’elles diffèrent de lui. Mais si l’expression « selon que » détermine la connaissance du côté du connaissant, alors il est vrai que Dieu ne connaît les réalités que selon qu’elles sont en lui, car il les connaît par une ressemblance de la réalité, ressemblance qui, existant en lui, lui est identique.

 

Voici comment Dieu connaît les créatures : selon qu’elles sont en lui. Or l’effet existant dans une cause efficiente quelconque n’est pas autre chose qu’elle, s’il s’agit de ce qui est une cause par soi — par exemple la maison, dans l’art, n’est pas autre chose que l’art lui-même —, car l’effet est dans le principe actif parce que le principe actif se l’assimile, et cela vient de ce même par quoi il agit ; si donc un principe actif agit seulement par sa forme, son effet est en lui parce qu’il a cette forme, et ne sera pas, en lui, distinct de sa forme. Semblablement, puisque Dieu agit par son essence, son effet n’est pas non plus en lui distinct de son essence, mais absolument un ; voilà pourquoi ce par quoi il connaît l’effet n’est pas autre chose que son essence. Et cependant il ne s’ensuit pas que, lorsqu’il connaît l’effet en connaissant son essence, il y ait un processus discursif dans son intelligence. Car on ne dit que l’intelligence procède discursivement d’une chose à l’autre que lorsqu’elle appréhende l’une et l’autre au moyen d’appréhensions différentes ; ainsi, l’intelligence humaine appréhende la cause et l’effet par des actes différents, et c’est pourquoi l’on dit de celle qui connaît l’effet par les causes qu’elle procède discursivement de la cause vers l’effet. Mais lorsque ce n’est pas par des actes différents que la puissance cognitive se porte vers le médium par lequel elle connaît et vers la réalité connue, alors il n’y a aucun processus discursif dans la connaissance ; ainsi, on ne dit pas de la vue qui connaît une pierre au moyen de son espèce existant en elle, ou qui connaît par un miroir une réalité qui s’y reflète, qu’elle procède discursivement, car c’est la même chose pour elle de se porter vers la ressemblance de la réalité et vers la réalité qui est connue au moyen d’une telle ressemblance. Or voici comment Dieu connaît ses effets par son essence : comme une réalité est connue au moyen de sa ressemblance ; voilà pourquoi il connaît d’une connaissance unique lui-même et les autres choses, comme Denys le dit aussi au septième chapitre des Noms divins en ces termes : « Donc, Dieu n’a pas d’une part une connaissance propre de lui-même, et d’autre part une connaissance commune comprenant tous les existants. » Il n’y a donc aucun processus discursif dans son intelligence.

 

Il y a deux façons de dire qu’une chose est proportionnée à une autre : d’abord parce qu’une proportion se remarque entre elles, comme nous disons que 4 est proportionné à 2 parce que 4 se rapporte à 2 dans la proportion du double ; ensuite par manière de proportionnalité, comme si nous disions que 6 et 8 sont proportionnés parce que, de même que 6 est double de 3, de même 8 est double de 4 : en effet, la proportionnalité est la ressemblance des proportions. Or en toute proportion, on considère entre les choses dites proportionnées une relation mutuelle au sens d’un dépassement déterminé de l’une sur l’autre ; aussi est-il impossible qu’un infini soit proportionné au fini par mode de proportion. Mais entre celles qui sont dites proportionnées par manière de proportionnalité, on ne considère pas une relation mutuelle, mais une relation semblable de deux choses à deux autres ; et dans ce cas, rien n’empêche qu’un infini soit proportionné à un fini : car de même qu’un certain fini est égal à un autre fini, de même, un infini est égal à un autre infini. Et c’est de cette manière que le médium doit être proportionné à ce qui est connu par lui, à savoir : tel le rapport entre le médium et la démonstration d’une chose, tel aussi doit être le rapport entre ce qui est connu par ce médium et le fait que la chose soit démontrée ; et ainsi, rien n’empêche que l’essence divine soit le médium par lequel la créature est connue.

 

Il y a deux façons pour une chose d’être pensée : d’abord en elle-même, à savoir lorsque la puissance du regard est formellement déterminée par cette réalité pensée ou connue ; ensuite, une chose est vue dans une autre si, lorsque cette autre est connu, elle aussi est connue. Dieu se connaît donc seulement en lui-même, et il connaît les autres choses non en elles-mêmes mais en connaissant son essence ; et c’est en ce sens que le Philosophe a dit que Dieu se connaît seulement lui-même ; et à cela s’accorde aussi la parole de Denys au septième chapitre des Noms divins : « Dieu, dit-il, connaît les existants, non par une science qui viendrait des existants, mais par une science qui vient de lui-même. »

 

Si la raison formelle de la connaissance est prise du côté du connaissant, Dieu connaît par la même raison formelle lui-même et les autres choses ; car à la fois le connaissant, l’acte de connaissance, et l’intermédiaire de connaissance sont identiques. Mais si on la prend du côté de la réalité connue, alors il ne connaît pas par la même raison formelle lui-même et les autres choses, car il n’y a pas pour lui-même et pour les autres choses une même relation au médium par lequel il connaît ; en effet, c’est par essence qu’il est identique à ce médium, alors que les autres réalités le sont par assimilation ; voilà pourquoi il se connaît seulement lui-même par essence, tandis qu’il connaît les autres choses par ressemblance ; cependant, c’est le même [médium] qui est son essence et qui est une ressemblance des autres choses.

 

Du côté du connaissant, c’est par une connaissance absolument identique que Dieu connaît qu’il est Dieu et qu’il est le Père ; mais du côté du connu, ce par quoi il connaît n’est pas identique ; en effet, il connaît qu’il est Dieu par la déité, et qu’il est Père par la paternité, qui, du point de vue de notre manière de connaître, n’est pas identique à la déité, bien que ce soit réellement une seule chose.

 

Ce qui est principe de l’être est aussi principe du connaître, du côté de la réalité connue, car c’est par ses principes qu’une réalité est connaissable ; mais ce par quoi elle est connue, du côté du connaissant, c’est la ressemblance de la réalité, ou de ses principes, ressemblance qui n’est pas principe d’être pour la réalité elle-même, sauf peut-être dans la connaissance pratique.

 

La ressemblance de deux choses entre elles peut être considérée de deux façons : d’abord au sens d’une convenance en nature, et une telle ressemblance n’est pas requise entre le connaissant et le connu ; bien au contraire, nous voyons parfois que la connaissance est d’autant plus pénétrante qu’une telle ressemblance est moindre ; par exemple, étant plus éloignée de la matière, la ressemblance qui est dans l’intelligence ressemble moins à la pierre que celle qui est dans le sens, et pourtant, l’intelligence connaît avec plus de pénétration que le sens. Ensuite quant à la représentation, et cette ressemblance est requise entre le connaissant et le connu. Donc, bien que la ressemblance entre la créature et Dieu soit minime au sens d’une convenance en nature, il y a cependant une très grande ressemblance en ce que l’essence divine représente la créature de façon très expressive ; aussi l’intelligence divine connaît-elle très bien la réalité.

 

10° Quand il est dit que Dieu ne voit rien hors de lui-même, il faut l’entendre de ce en quoi il voit, non de ce qu’il voit ; car ce en quoi il voit toutes choses est en lui-même.

 

11° Bien que rien ne se perde de la quantité de la ligne si on lui retire un point en acte, cependant, si on le lui retire en sorte qu’elle ne puisse pas se terminer au point, la substance de la ligne sera perdue. Et il en est de même également pour Dieu ; en effet, rien n’est perdu pour Dieu si l’on pose que sa créature n’est pas ; mais quelque chose est perdu pour la perfection de Dieu si on lui enlève le pouvoir de produire la créature. Or, il ne connaît pas les réalités seulement en tant qu’elles sont en acte, mais également en tant qu’elles sont en sa puissance.

 

12° Bien qu’il n’y ait de connaissance que de l’étant, cependant il n’est pas nécessaire que ce qui est connu soit un étant dans sa nature au moment où il est connu ; en effet, de même que nous connaissons des choses distantes quant au lieu, de même nous connaissons des choses distantes quant au temps, comme on le voit clairement pour les choses passées ; voilà pourquoi il n’est pas aberrant de poser une connaissance divine éternelle portant sur des réalités non éternelles.

 

13° Si le nom de perfection est pris strictement, il ne peut être posé en Dieu, car rien n’est parfait que ce qui est fait. Mais en Dieu, le nom de perfection est pris plus négativement que positivement, de sorte que Dieu est appelé parfait parce qu’absolument rien ne lui fait défaut, et non parce qu’il y aurait en lui une chose en puissance à la perfection et qui serait perfectionnée par une autre chose qui serait son acte ; voilà pourquoi il n’y a pas en lui de puissance passive.

 

14° L’intelligible et le sensible ne meuvent le sens ou l’intelligence que dans la mesure où la connaissance sensitive ou intellective est prise des réalités ; or tel n’est pas le cas de la connaissance divine ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

15° Selon le Philosophe aux septième et dixième livres de l’Éthique, la délectation de l’intelligence vient d’une opération convenante ; c’est pourquoi il y est dit que Dieu « jouit par une unique et simple opération ». Donc, quelque intelligible est pour l’intelligence une cause de délectation dans la mesure où il est cause de son opération. Or cela vient de ce qu’il produit en elle sa ressemblance, par laquelle l’opération de l’intelligence est formellement déterminée. Il est donc clair que la réalité qui est pensée n’est cause de délectation dans l’intelligence que lorsque la connaissance de l’intelligence est prise des réalités, ce qui n’est pas le cas dans l’intelligence divine.

 

16° L’être, au plein sens du terme et en soi, s’entend du seul être divin, tout comme le bien, et c’est la raison pour laquelle il est dit en Mt 19, 17 : « Personne n’est bon que Dieu seul. » Donc, plus une créature s’approche de Dieu, plus elle a d’être, mais plus elle s’éloigne de lui, plus elle a de non-être. Or elle ne s’approche de Dieu que dans la mesure où elle participe à un être fini, alors que sa distance à Dieu est infinie ; aussi dit-on qu’elle a plus de non-être que d’être ; et cependant, cet être qu’elle possède est connu de Dieu, puisqu’il vient de Dieu.

 

17° Il faut répondre semblablement que la créature visible n’a de vérité que dans la mesure où elle s’approche de la vérité première ; mais dans la mesure où elle s’en éloigne, elle a de la fausseté, comme Avicenne aussi le dit.

 

18° Une chose se rapporte à Dieu de deux façons : soit par commensuration, et ainsi, la créature rapportée à Dieu se trouve comme néant ; soit par conversion à Dieu, de qui elle reçoit l’être, et c’est seulement de cette façon qu’elle possède un être par lequel elle se rapporte à Dieu ; et de cette façon aussi, elle est connaissable par Dieu.

 

19° Cette parole doit s’entendre de notre intelligence, qui reçoit la science depuis les réalités ; en effet, la réalité est graduellement amenée de sa matérialité à l’immatérialité de l’intelligence, c’est-à-dire moyennant l’immatérialité du sens ; aussi est-il nécessaire que ce qui est dans notre intelligence ait d’abord été dans le sens, ce qui n’a pas lieu d’être dans le cas de l’intelligence divine.

 

20° Bien que l’agent naturel, comme dit Avicenne, ne soit cause que du devenir — la preuve en est qu’une fois cet agent détruit, l’être de la réalité ne cesse pas mais seulement son devenir —, cependant l’agent divin, qui communique l’être aux réalités, est cause de l’être pour elles toutes, bien qu’il n’entre pas dans leur constitution. Il est toutefois une ressemblance des principes essentiels qui entrent dans la constitution de la réalité ; voilà pourquoi il connaît non seulement le devenir de la réalité, mais encore son être et ses principes essentiels.

Article 4 : Dieu a-t-il des réalités une connaissance propre et déterminée ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit Boèce, « il y a universel quand on pense, singulier quand on sent ». Or en Dieu, la connaissance n’est pas sensitive mais seulement intellective. Dieu n’a donc qu’une connaissance universelle des réalités.

 

Si Dieu connaît les créatures, il les connaît soit par plusieurs [principes], soit par un seul ; si c’est par plusieurs, sa science se diversifie également du côté du connaissant, car ce qui est connu est dans le connaissant. Et si c’est par un seul, puisqu’on ne peut avoir par un seul [principe] une connaissance distincte et propre de plusieurs choses, il semble que Dieu n’ait pas des réalités une connaissance propre.

 

De même que Dieu est cause des réalités parce qu’il leur communique l’être, de même le feu est cause des corps chauds parce qu’il leur communique la chaleur. Or, si le feu se connaissait lui-même, en connaissant sa chaleur il ne connaîtrait les autres choses que dans la mesure où elles sont chaudes. Donc, en connaissant son essence, Dieu ne connaît les autres choses que dans la mesure où elles sont des étants. Or ce n’est pas là avoir des réalités une connaissance propre, mais très universelle. Dieu n’a donc pas des réalités une connaissance propre.

 

On ne peut avoir d’une réalité une connaissance propre qu’au moyen d’une espèce qui ne contienne rien de plus ou de moins qu’il n’y a dans la réalité ; en effet, de même que la couleur verte serait imparfaitement connue au moyen d’une espèce qui lui serait inférieure, comme celle du noir, de même elle serait imparfaitement connue par une espèce qui la dépasserait, comme celle du blanc, en lequel la nature de la couleur se trouve très parfaitement [réalisée] ; aussi la blancheur est-elle la mesure de toutes les couleurs, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique. Or, autant l’essence divine surpasse la créature, autant la créature est inférieure à Dieu. Puis donc qu’en aucune façon l’essence divine ne peut être proprement et complètement connue au moyen de la créature, la créature ne peut pas non plus être connue proprement au moyen de l’essence divine. Or Dieu ne connaît la créature que par son essence. Il n’a donc pas des créatures une connaissance propre.

 

Tout médium qui donne d’une réalité une connaissance propre peut être assumé comme moyen terme de démonstration pour conclure à cette réalité. Or tel n’est pas le rapport de l’essence divine à la créature, sinon les créatures existeraient en tout temps où l’essence divine a existé. En connaissant les créatures par son essence, Dieu n’a donc pas des réalités une connaissance propre.

 

Si Dieu connaît la créature, il la connaît soit dans sa nature propre, soit dans une idée. Si c’est dans sa nature propre, alors la nature propre de la créature est un médium par lequel Dieu connaît la créature. Or le médium de connaissance est une perfection du connaissant. La nature de la créature sera donc une perfection de l’intelligence divine, ce qui est absurde. Si, au contraire, il connaît la créature dans une idée, alors, puisque l’idée est plus éloignée d’une réalité que les [principes] essentiels ou accidentels de celle-ci, il aura une moindre connaissance de la réalité que celle qui s’obtient par ses [principes] essentiels ou accidentels. Or, toute connaissance propre d’une réalité est obtenue soit par ses [principes] essentiels, soit par ses [principes] accidentels, car même « les accidents contribuent pour une grande part à la connaissance de la quiddité », comme il est dit au premier livre sur l’Âme. Dieu n’a donc pas des réalités une connaissance propre.

 

On ne peut pas avoir d’un particulier une connaissance propre par un médium universel, de même qu’on ne peut pas avoir de l’homme une connaissance propre par l’animal. Or l’essence divine est le médium le plus universel, car il se rapporte communément à la connaissance de toutes choses. Dieu ne peut donc avoir des créatures une connaissance propre par son essence.

 

La disposition de la connaissance dépend du médium de connaissance. L’on n’aura donc une connaissance propre que par un médium propre. Or l’essence divine ne peut être un médium propre pour connaître cette créature-ci, car si elle l’était, elle ne serait plus pour une autre un médium propre de connaissance ; en effet, ce qui est à celle-ci et à une autre est commun aux deux et non propre à l’une d’elles. Dieu, qui connaît les créatures par son essence, n’a donc pas de celles-ci une connaissance propre.

 

Denys dit au septième chapitre des Noms divins que Dieu connaît « immatériellement les réalités matérielles, uniment les choses nombreuses », ou encore : indistinctement les choses distinctes. Or la façon dont se réalise la connaissance divine, c’est la façon dont Dieu connaît les réalités. Dieu a donc des réalités une connaissance indistincte, de sorte qu’il ne connaît pas proprement ceci ou cela.

 

 

En sens contraire :

 

Nul ne peut distinguer entre les choses dont il n’a pas une connaissance propre. Or Dieu connaît les créatures de telle façon qu’il distingue entre elles ; en effet, il sait que celle-ci n’est pas celle-là ; sinon, il ne donnerait pas à chacune selon ses capacités, ni ne rendrait à chacune selon ses œuvres, en jugeant justement des actions des hommes. Dieu a donc des réalités une connaissance propre.

 

Rien d’imparfait ne doit être attribué à Dieu. Or la connaissance qui fait connaître une chose en général et non en particulier est imparfaite, puisqu’il lui manque quelque chose. La connaissance que Dieu a des réalités n’a donc pas lieu seulement en général, mais aussi en particulier.

 

Si Dieu ne connaissait pas des réalités ce que nous-mêmes en connaissons, alors il se produirait que « Dieu, qui est le plus heureux, serait le moins sage », ce que le Philosophe tient lui aussi pour aberrant, au premier livre sur l’Âme et au troisième livre de la Métaphysique.

 

 

Réponse :

 

Par le fait même que Dieu ordonne les réalités à leur fin, on peut prouver que Dieu a une connaissance propre des réalités ; car une réalité ne peut être ordonnée à sa fin propre par une connaissance, que si sa nature propre, par laquelle elle a une relation déterminée à cette fin, est connue. Et si l’on demande comment cela est possible, la réponse doit être envisagée comme suit.

 

On ne connaît l’effet en connaissant la cause, que parce que l’effet est la conséquence de la cause. Si donc il est une cause universelle dont l’action n’est déterminée à quelque effet que par le moyen d’une cause particulière, la connaissance de cette cause commune ne donnera pas une connaissance propre de l’effet, mais celui-ci sera seulement connu en général ; par exemple, l’action du soleil est déterminée à la production de cette plante-ci par le moyen de la puissance germinative qui est dans la terre ou dans la semence ; si donc le soleil se connaissait lui-même, il n’aurait pas de cette plante une connaissance propre mais seulement commune, à moins qu’avec cela il n’en connaisse la cause propre. Donc, pour que soit possédée une connaissance propre et parfaite de quelque effet, il est nécessaire que toutes les connaissances des causes communes et propres soient rassemblées dans le connaissant ; et c’est ce que dit le Philosophe au début de la Physique : « L’on dit que nous connaissons chaque chose, lorsque nous connaissons les causes premières et les principes premiers, jusqu’aux éléments », i. e. jusqu’aux causes propres, comme l’explique le Commentateur.

 

Or nous posons une chose dans la connaissance divine parce que Dieu lui-même en est la cause par son essence ; dans ce cas, en effet, la chose est en lui de telle façon qu’elle puisse être connue. Puis donc qu’il est lui-même la cause de toutes les causes propres et communes, il connaît lui-même par son essence toutes les causes propres et communes, car il n’y a rien dans la réalité qui en déterminerait la nature commune et dont Dieu ne serait pas la cause ; voilà pourquoi la même raison qui permet d’affirmer que Dieu connaît la nature commune des réalités, permettra aussi de poser qu’il connaît la nature propre de chacune, ainsi que ses causes propres. Et c’est cette raison que Denys énonce au livre des Noms divins lorsqu’il dit : « Si Dieu a donné l’être à tous les existants par une cause unique, alors il saura toutes choses par la même cause » ; et plus loin : « car la cause même de toutes choses, qui se connaît elle-même, est inoccupée quelque part, si elle ignore les choses qui existent par elle et dont elle est la cause. » Il appelle « être inoccupée » le fait de manquer de causer une chose qui se trouve dans la réalité ; ce qui s’ensuivrait, si elle ignorait quelqu’une des choses qui sont dans la réalité.

 

Et ainsi, il ressort de ce qu’on a dit que tous les exemples que l’on donne pour manifester que Dieu connaît par lui-même toutes choses, sont imparfaits ; comme ce que l’on avance à propos du point qui, dit-on, s’il se connaissait, connaîtrait les lignes ; et à propos de la lumière qui, en se connaissant, connaîtrait les couleurs ; en effet, tout ce qui est dans la ligne ne peut être ramené au point comme à une cause, ni tout ce qui est dans la couleur à la lumière ; un point qui se connaîtrait lui-même ne connaîtrait donc pas la ligne, si ce n’est en général, et de même pour la lumière et la couleur ; mais il en va autrement de la connaissance divine, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cette parole de Boèce doit être entendue de notre intelligence, non de l’intelligence divine, qui peut connaître les singuliers, comme il sera dit plus loin. Et cependant, notre intelligence, qui ne connaît pas les singuliers, a des réalités une connaissance propre, les connaissant par les notions propres de leur espèce ; par conséquent, même si l’intelligence divine ne connaissait pas les singuliers, elle pourrait néanmoins avoir des réalités une connaissance propre.

 

Dieu connaît toutes choses par un seul [principe], qui est la raison formelle de plusieurs choses, à savoir son essence, qui est une ressemblance de toutes les réalités ; et parce que son essence est la raison formelle propre de chaque réalité, il a de chacune une connaissance propre. Et si l’on demande comment un seul [principe] peut être la raison formelle propre et commune de plusieurs choses, la réponse peut être envisagée comme suit. L’essence divine est la raison formelle de quelque réalité dans la mesure où cette réalité imite l’essence divine. Or aucune réalité n’imite pleinement l’essence divine, autrement il ne pourrait y avoir qu’une seule imitation de Dieu, et ainsi, son essence ne serait la raison propre que d’un seul, comme le Père n’a qu’une seule image qui l’imite parfaitement : le Fils. Mais parce que la réalité créée imite imparfaitement l’essence divine, il se produit que diverses réalités l’imitent de différentes façons ; en aucune d’elles, cependant, il n’est de chose qui ne provienne de la ressemblance de l’essence divine ; voilà pourquoi ce qui est propre à chaque réalité a dans l’essence divine quelque chose à imiter ; et par conséquent, l’essence divine est une ressemblance de la réalité quant au propre de la réalité elle-même, de sorte qu’elle en est la raison formelle propre ; et pour la même raison, elle est la raison formelle propre d’une autre, et de toutes les autres. Elle est donc la raison commune de toutes choses, puisqu’elle-même est une seule réalité que toutes imitent ; mais elle est la raison formelle propre de celle-ci ou de celle-là, dans la mesure où les réalités l’imitent diversement ; et ainsi, l’essence divine donne une connaissance propre de chaque réalité, en tant qu’elle est la raison formelle propre de chacune.

 

Le feu n’est pas la cause des corps chauds quant à tout ce qui se trouve en eux, comme on l’a dit de l’essence divine ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

La blancheur surpasse la couleur verte quant à l’une des deux choses qui entrent dans la nature de la couleur, à savoir la lumière, qui est pour ainsi dire le [principe] formel dans la composition de la couleur ; et sous cet aspect, elle est la mesure des autres couleurs. Mais dans les couleurs se trouve quelque chose d’autre qui est pour ainsi dire le [principe] matériel en elles, à savoir la limite du diaphane, et sous ce rapport la blancheur n’est pas une mesure des couleurs ; et ainsi, il est clair qu’il n’y a pas dans l’espèce de la blancheur tout ce qui se trouve dans les autres couleurs ; voilà pourquoi l’espèce de la blancheur ne permet pas d’avoir une connaissance propre de n’importe laquelle des autres couleurs. Mais il en est autrement de l’essence divine. En outre, les autres réalités sont dans l’essence divine comme dans une cause, tandis que les autres couleurs ne sont pas dans la blancheur comme dans une cause ; il n’en va donc pas de même.

 

La démonstration est une espèce d’argumentation qui s’accomplit par un certain processus discursif de l’intelligence ; par conséquent l’intelligence divine, qui est sans processus discursif, ne connaît pas ses effets par son essence sur le mode de la démonstration, bien qu’elle ait par son essence une connaissance des réalités plus certaine que celui qui démontre n’en peut avoir par la démonstration. De plus, quelqu’un comprendrait-il son essence, il connaîtrait par elle la nature des singuliers plus certainement qu’une conclusion n’est connue par un médium de démonstration. Et de ce que son essence est éternelle ne suit cependant pas que les effets de Dieu existent de toute éternité : car les effets ne sont pas dans son essence en sorte qu’ils existent toujours en eux-mêmes, mais en sorte qu’ils existent en quelque temps, c’est-à-dire au temps déterminé par la sagesse divine.

 

Dieu connaît les réalités dans leur nature propre, si cette détermination se rapporte à la connaissance du côté de l’objet connu ; mais si nous parlons de la connaissance du côté du connaissant, alors il connaît les réalités dans une idée, i. e. par une idée qui est une ressemblance de toutes les choses qui sont dans la réalité, à la fois des [principes] accidentels et des [principes] essentiels, bien qu’elle-même ne soit pas un accident de la réalité ni son essence ; ainsi également dans notre intelligence, la ressemblance de la réalité n’est pas accidentelle ou essentielle à la réalité elle-même, mais c’est la ressemblance soit d’une essence, soit d’un accident.

 

L’essence divine est médium universel en tant que cause universelle. Or la cause universelle et la forme universelle ne se comportent pas de la même façon pour faire connaître les réalités. Car dans la forme universelle, l’effet est en puissance quasi matérielle, de même que les différences sont dans le genre sous le même rapport que les formes sont dans la matière, comme dit Porphyre ; dans la cause, en revanche, les effets sont en puissance active, comme la maison est en puissance active dans l’esprit de l’artisan. Or chaque chose est connue dans la mesure où elle est en acte et non dans la mesure où elle est en puissance ; c’est pourquoi il ne suffit pas que les différences qui spécifient le genre soient en puissance en celui-ci pour que l’on ait par la forme du genre une connaissance propre de l’espèce ; mais que les [conditions] propres d’une réalité soient dans une cause active, cela suffit pour que l’on ait par cette cause une connaissance de cette réalité ; on ne connaît donc pas une maison par le bois et par les pierres comme on la connaît par sa forme, qui est dans l’artisan. Et parce que les conditions propres de chaque réalité sont en Dieu comme dans une cause active, l’essence divine peut, bien qu’elle soit un médium universel, procurer une connaissance propre de chaque réalité.

 

L’essence divine est un médium à la fois commun et propre, mais non sous le même aspect, comme on l’a dit.

 

Quand il est dit : « Dieu sait indistinctement les choses distinctes », si l’expression « indistinctement » détermine la connaissance du côté du connaissant, alors la proposition est vraie, et tel est le sens que lui donne Denys, car Dieu connaît par une connaissance unique toutes les choses distinctes. Mais si « indistinctement » détermine la connaissance du côté de l’objet connu, alors la proposition est fausse : Dieu, en effet, connaît la distinction entre une réalité et une autre, il connaît aussi ce par quoi l’une se distingue de l’autre ; il a donc de chaque chose une connaissance propre.

Article 5 : Dieu connaît-il les singuliers ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Notre intelligence ne connaît pas les singuliers, parce qu’elle est séparée de la matière. Or l’intelligence divine est bien plus séparée de la matière que la nôtre. Elle ne connaît donc pas les singuliers.

 

[Le répondant] disait que ce n’est pas seulement parce qu’elle est immatérielle que notre intelligence ne connaît pas les singuliers, mais c’est aussi parce qu’elle abstrait des réalités sa connaissance. En sens contraire : notre intelligence ne reçoit rien des réalités que par l’intermédiaire du sens ou de l’imagination ; le sens et l’imagination reçoivent donc depuis les réalités avant l’intelligence, et pourtant les singuliers sont connus par le sens et l’imagination. Que l’intelligence reçoive en provenance des réalités n’est donc pas une raison pour qu’elle ne connaisse pas les singuliers.

 

[Le répondant] disait que l’intelligence reçoit des réalités une forme entièrement dépouillée, mais il n’en va pas de même du sens ni de l’imagination. En sens contraire : le processus de dépouillement de la forme reçue dans l’intelligence n’est pas une raison pour que l’intelligence ne connaisse pas les singuliers, du point de vue de son terme de départ ; bien au contraire, de ce point de vue elle devrait les connaître davantage, car elle doit toute son assimilation à ce qu’elle reçoit de la réalité. Il reste donc que le processus de dépouillement de la forme n’empêche la connaissance du singulier que du point de vue du terme d’arrivée, à savoir le dépouillement que la forme a dans l’intelligence. Or ce dépouillement de la forme vient seulement de ce que l’intelligence est exempte de matière. La seule raison pour laquelle notre intelligence ne connaît pas les singuliers est donc qu’elle est séparée de la matière ; et ainsi, le propos est maintenu, que Dieu ne connaît pas les singuliers.

 

Si Dieu connaît les singuliers, il est nécessaire qu’il les connaisse tous, car la même raison vaut pour un et pour tous. Or il ne les connaît pas tous. Il n’en connaît donc aucun. Preuve de la mineure : comme dit saint Augustin dans l’Enchiridion, « Pour beaucoup de choses, mieux vaut les ignorer que les savoir », i. e. les choses viles. Or, parmi les singuliers, beaucoup sont vils. Puis donc qu’il faut poser en Dieu tout ce qui est meilleur, il semble qu’il ne connaisse pas tous les singuliers.

 

Toute connaissance se fait par assimilation du connaissant au connu. Or il n’est aucune assimilation des singuliers à Dieu, car les singuliers sont changeants et matériels, et ont beaucoup d’autres propriétés de ce genre, dont l’exact contraire est en Dieu. Dieu ne connaît donc pas les singuliers.

 

Tout ce que Dieu connaît, il le connaît parfaitement. Or on n’a d’une réalité une connaissance parfaite que lorsqu’on la connaît à la façon dont elle est. Or Dieu ne connaît pas le singulier à la façon dont il est, car le singulier existe matériellement, tandis que Dieu connaît immatériellement. Il semble donc que Dieu ne puisse pas connaître parfaitement le singulier, et qu’ainsi, il ne le connaisse aucunement.

 

[Le répondant] disait qu’une connaissance parfaite requiert que le connaissant connaisse la réalité selon son mode d’être, en prenant le mode du côté de l’objet connu, mais non s’il est pris du côté du connaissant. En sens contraire : la connaissance se fait par application du connu au connaissant. Il est donc nécessaire que le mode du connu et celui du connaissant soient le même, et ainsi, la distinction susdite paraît nulle.

 

Selon le Philosophe, si quelqu’un veut trouver une réalité, il est nécessaire qu’il en ait déjà quelque notion ; et il ne suffit pas qu’il l’ait par une forme commune, si cette forme n’est pas contractée par quelque chose. Par exemple, on ne pourrait pas chercher convenablement un serviteur qu’on a perdu, si l’on n’avait pas déjà de lui quelque notion, car, quand bien même on le trouverait, on ne le reconnaîtrait pas ; et savoir qu’il est homme ne suffirait pas, car ainsi on ne le distinguerait pas des autres, mais il faut avoir de lui quelque notion au moyen des caractères qui lui sont propres. Si donc Dieu doit connaître un singulier, il faut que la forme commune par laquelle il connaît, à savoir son essence, soit contractée par quelque chose. Puis donc qu’il n’y a rien en lui par quoi elle puisse être contractée, il semble qu’il ne connaisse pas les singuliers.

 

[Le répondant] disait que l’espèce par laquelle Dieu connaît est commune, en sorte cependant qu’elle est propre à chaque chose. En sens contraire : propre et commun sont opposés l’un à l’autre. Il est donc impossible qu’une même chose soit une forme commune et propre.

 

10° Ce n’est pas par la lumière, qui est un médium dans la vision, que la connaissance de la vue est déterminée à quelque chose de coloré, mais elle est déterminée par l’objet qu’est la réalité colorée elle-même. Or, dans la connaissance que Dieu a des réalités, son essence se comporte comme un médium de connaissance, et comme une certaine lumière par laquelle toutes choses sont connues, comme Denys le dit aussi au septième chapitre des Noms divins. Sa connaissance n’est donc aucunement déterminée à quelque singulier, et ainsi, il ne connaît pas les singuliers.

 

11° Puisqu’elle est une qualité, la science est une forme telle que le sujet change lorsqu’elle varie. Or la science change lorsque les objets sus varient : car si je sais que tu es assis, dès que tu te lèves j’ai perdu la science. Le sujet de science change donc lorsque les objets sus varient. Or Dieu ne peut nullement changer. Les singuliers, qui sont variables, ne peuvent donc être sus de lui.

 

12° Nul ne peut avoir la science du singulier sans avoir la science de ce par quoi le singulier est achevé. Or ce qui achève le singulier en tant que tel, c’est la matière. Mais Dieu ne connaît pas la matière. Donc les singuliers non plus. Preuve de la mineure : il est des choses, comme disent Boèce et le Commentateur au deuxième livre de la Métaphysique, qui sont pour nous très difficiles à connaître à cause de notre imperfection, par exemple celles qui sont très manifestes dans leur nature, comme les substances immatérielles ; mais il en est d’autres que l’on ne connaît pas à cause de leur imperfection, comme celles qui ont un minimum d’être, tels le mouvement, le temps, le vide, etc. Or, la matière prime a un minimum d’être. Dieu ne connaît donc pas la matière, puisqu’en elle-même elle est inconnaissable.

 

13° [Le répondant] disait que, bien qu’elle soit inconnaissable pour notre intelligence, elle est cependant connaissable pour l’intelligence divine. En sens contraire : notre intelligence connaît la réalité par une ressemblance reçue de la réalité, mais l’intelligence divine la connaît par une ressemblance qui est cause de la réalité. Or, entre une ressemblance qui est cause de la réalité et la réalité même, une plus grande convenance est requise qu’avec une autre ressemblance. Or, s’il ne peut y avoir dans notre intelligence une ressemblance suffisante pour que la matière soit connue, c’est à cause de l’imperfection de la matière ; à bien plus forte raison cette imperfection fera-t-elle donc qu’il n’y ait pas dans l’intelligence divine une ressemblance de la matière pour que celle-ci soit connue.

 

14° Selon Algazel, la raison pour laquelle Dieu se connaît lui-même, est que les trois choses qui sont requises pour penser — à savoir : une substance intelligente qui soit séparée de la matière, un intelligible séparé de la matière, et l’union des deux — se trouvent en Dieu ; d’où l’on déduit que rien n’est pensé que dans la mesure où il est séparé de la matière. Or le singulier, en tant que tel, n’est pas séparable de la matière. Le singulier ne peut donc pas être pensé.

 

15° La connaissance est intermédiaire entre le connaissant et l’objet ; et plus la connaissance descend du connaissant, plus elle est imparfaite. Or, chaque fois que la connaissance se porte vers une chose qui est hors du connaissant, elle descend vers autre chose. Puis donc que la connaissance divine est très parfaite, il ne semble pas qu’elle porte sur les singuliers, qui sont hors de lui.

 

16° De même que l’acte de connaissance dépend de façon essentielle de la puissance cognitive, de même il dépend de façon essentielle de l’objet connaissable. Or, il est aberrant de poser que l’acte de la connaissance divine, qui est son essence, dépende essentiellement d’une chose qui lui est extérieure. Il est donc aberrant de dire que Dieu connaît les singuliers, qui sont hors de lui.

 

17° Rien n’est connu si ce n’est avec le mode qu’il a dans le connaissant, comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation. Or les réalités sont en Dieu de façon immatérielle, de sorte qu’elles ne sont pas agrégées à la matière et à ses conditions. Dieu ne connaît donc pas les choses qui dépendent de la matière, tels les singuliers.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en 1 Co 13, 12 : « Alors, je connaîtrai aussi bien que je suis connu. » Or l’Apôtre qui parlait était lui-même un certain singulier. Les singuliers sont donc connus de Dieu.

 

Les réalités sont connues par Dieu en tant qu’il en est lui-même la cause, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit. Or il est lui-même la cause des singuliers. Il connaît donc les singuliers.

 

Il est impossible de connaître la nature de l’instrument si l’on ne connaît pas ce à quoi l’instrument est ordonné. Or les sens sont des puissances instrumentalement ordonnées à la connaissance des singuliers. Si donc Dieu ne connaissait pas les singuliers, il ignorerait aussi la nature du sens, et aussi, par conséquent, la nature de l’intelligence humaine, qui a pour objet les formes existant dans l’imagination ; ce qui est absurde.

 

La puissance de Dieu et sa sagesse sont égales. Tout ce qui est soumis à sa puissance est donc soumis à sa science. Or sa puissance s’étend à la production des singuliers. Sa science s’étend donc elle aussi à leur connaissance.

 

Comme on l’a déjà dit, Dieu a des réalités une connaissance propre et distincte. Or cela n’aurait pas lieu s’il n’avait pas la science de ce par quoi les réalités se distinguent entre elles. Il connaît donc, pour n’importe quelle réalité, les conditions singulières par lesquelles une réalité se distingue d’une autre ; il connaît donc les singuliers dans leur singularité.

 

 

Réponse :

 

On s’est trompé de plusieurs façons sur cette question.

 

Certains, en effet, comme le Commentateur au onzième livre de la Métaphysique, voulant restreindre la nature de l’intelligence divine à la mesure de notre intelligence, ont tout bonnement nié que Dieu connût les singuliers, sauf peut-être en général. Mais cette erreur peut être détruite par un argument du Philosophe, par lequel celui-ci prend à partie Empédocle, au premier livre sur l’Âme et au troisième livre de la Métaphysique : si, en effet, comme il résultait des propos d’Empédocle, Dieu ignorait la haine, que les autres connaissent, il s’ensuivrait que Dieu « serait très insensé, alors qu’il est très heureux » et par conséquent très sage ; il en irait donc aussi de même si l’on posait que Dieu ignore les singuliers, que nous connaissons tous.

 

Voilà pourquoi d’autres, tels Avicenne et ceux qui l’ont suivi, ont prétendu que Dieu connaissait chacun des singuliers pour ainsi dire en général, connaissant toutes les causes universelles par lesquelles le singulier est produit ; par exemple, si celui qui étudie les astres connaissait tous les mouvements du ciel et les distances des corps célestes, il connaîtrait chaque éclipse devant se produire avant cent ans ; toutefois, il ne la connaîtrait pas en tant qu’elle est un certain singulier, au point de savoir qu’elle est ou n’est pas maintenant, comme un paysan la connaît pendant qu’il la voit ; et c’est de cette façon qu’ils posent que Dieu connaît les singuliers : non comme s’il regardait leur nature singulière, mais par une connaissance des causes universelles. Mais même cette position ne peut pas être maintenue, car de causes universelles ne résultent que des formes universelles, s’il n’y a rien par quoi individuer les formes. Or d’un assemblage de formes universelles, si nombreuses soient-elles, on ne constitue pas un singulier, car de la collection de ces formes on peut encore penser qu’elle existe en plusieurs ; voilà pourquoi, si quelqu’un connaissait une éclipse de la façon susdite, par les causes universelles, il ne connaîtrait rien de singulier mais seulement de l’universel. Car à une cause universelle un effet universel est proportionné, et à une cause particulière un effet particulier, de sorte que l’inconvénient précédent demeure : Dieu ignorerait les singuliers.

 

Et c’est pourquoi il faut accorder sans réserve que Dieu connaît tous les singuliers non seulement dans les causes universelles, mais aussi chacun selon sa nature propre et singulière. Et pour le voir clairement, il faut savoir que la science que Dieu a des réalités est comparable à celle d’un artisan, étant donné qu’elle est la cause de toutes les réalités, comme l’art est la cause des produits de l’art. Or l’artisan, par la forme d’art qu’il a en lui, connaît le produit de l’art dans la mesure où il le produit ; or l’artisan ne produit que la forme, car c’est la nature qui a préparé la matière pour les choses artificielles ; voilà pourquoi l’artisan, par son art, ne connaît les produits de l’art que du point de vue de la forme. Or toute forme est de soi universelle ; aussi le bâtisseur connaît-il certes par son art la maison en général, mais non celle-ci ou celle-là, sauf s’il en prend connaissance par son sens. Mais si une forme d’art pouvait produire la matière tout comme elle peut produire la forme, alors il connaîtrait par elle le produit de l’art et du point de vue de la forme, et du point de vue de la matière. Puis donc que le principe de l’individuation est la matière, il le connaîtrait non seulement dans sa nature universelle, mais aussi en tant qu’il est un certain singulier. Et puisque l’art divin peut produire non seulement la forme mais aussi la matière, il existe donc dans son art non seulement une ressemblance de la forme, mais aussi de la matière ; et c’est pourquoi il connaît les réalités et quant à la forme, et quant à la matière ; ainsi, il ne connaît pas seulement les universels mais aussi les singuliers.

 

Mais un doute subsiste alors : puisque tout ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi il est, et qu’ainsi, la ressemblance de la réalité est en Dieu seulement de façon immatérielle, d’où vient que notre intelligence, du fait même qu’elle reçoit immatériellement les formes des réalités, ne connaisse pas les singuliers, et que Dieu les connaisse ? Mais la raison de ceci apparaît manifestement si l’on considère que la ressemblance de la réalité qui est dans notre intelligence et celle qui est dans l’intelligence divine n’ont pas la même relation à la réalité. En effet, celle qui est dans notre intelligence est reçue depuis la réalité en tant que celle-ci agit dans notre intelligence en agissant d’abord dans le sens ; or la matière, à cause de la faiblesse de son être, parce qu’elle est seulement un étant en puissance, ne peut être principe d’action ; voilà pourquoi la réalité qui agit dans notre âme agit seulement par la forme. La ressemblance de la réalité, qui est imprimée dans notre sens et qui, dépouillée par certains degrés, arrive jusqu’à l’intelligence, est donc seulement une ressemblance de la forme. En revanche, la ressemblance des réalités qui est dans l’intelligence divine, est productrice de la réalité ; or, qu’elle ait part à un être fort ou faible, une réalité ne doit cela qu’à Dieu ; et la ressemblance de toute réalité existe en Dieu dans la mesure où Dieu lui fait participer l’être ; la ressemblance immatérielle qui est en Dieu n’est donc pas ressemblance que de la forme, mais aussi de la matière. Or, pour qu’une chose soit connue, il est nécessaire que sa ressemblance soit dans le connaissant, mais non qu’elle y soit à la façon dont elle existe dans la réalité ; de là vient que notre intelligence ne connaît pas les singuliers, dont la connaissance dépend de la matière, car il n’y a pas en elle de ressemblance de la matière, et cela ne vient pas de ce que cette ressemblance y serait immatériellement ; mais l’intelligence divine, qui a, quoique immatériellement, une ressemblance de la matière, peut connaître les singuliers.

 

 

Réponse aux objections :

 

Notre intelligence, en plus d’être séparée de la matière, a une connaissance reçue des réalités ; et ainsi, ni elle ne reçoit de façon matérielle, ni elle ne peut être une ressemblance de la matière ; voilà pourquoi elle ne connaît pas les singuliers ; mais il en est autrement de l’intelligence divine, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Les sens et l’imagination sont des puissances liées à des organes corporels ; voilà pourquoi les ressemblances des réalités sont reçues en eux matériellement, i. e. avec les conditions matérielles — quoique sans la matière — et c’est pourquoi ils connaissent les singuliers. Autre est le cas de l’intelligence divine ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Il provient du terme du dépouillement que la forme soit reçue immatériellement, ce qui ne suffit pas pour que le singulier ne soit pas connu ; en revanche, il provient du principe de cette action que la ressemblance de la matière ne soit pas reçue dans l’intelligence mais seulement celle de la forme ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Toute connaissance est en soi du genre des choses bonnes, mais il se produit par accident que la connaissance de certaines choses viles soit mauvaise, soit parce qu’elle est l’occasion de quelque acte honteux, et c’est pourquoi certaines sciences sont défendues, soit parce que certaines sciences détournent de choses meilleures, et dans ce cas, ce qui est bon en soi devient mauvais pour quelqu’un, ce qui ne peut se produire en Dieu.

 

La connaissance ne requiert pas une ressemblance de conformité en nature, mais seulement une ressemblance de représentation, comme une statue dorée nous amène à nous souvenir d’un homme. Or l’objection procède comme si une ressemblance de conformité en nature était requise pour la connaissance.

 

La perfection de la connaissance consiste à connaître qu’une réalité est à la façon dont elle est, non en ce que le mode de la réalité connue soit dans le connaissant, comme on l’a déjà dit souvent.

 

L’application du connu au connaissant, application qui fait la connaissance, doit être entendue non comme une identité mais comme une certaine représentation ; il n’est donc pas nécessaire que le connaissant et le connu aient un même mode.

 

Cet argument vaudrait si la ressemblance par laquelle Dieu connaît était commune de telle façon qu’elle ne fût pas propre à chaque chose ; mais le contraire en a déjà été montré.

 

Une même chose ne peut être commune et propre sous le même rapport, mais on a déjà expliqué comment l’essence divine, par laquelle Dieu connaît toutes choses, peut être une ressemblance commune à toutes et cependant propre à chacune.

 

10° Il y a deux médiums dans la vision corporelle : celui « sous lequel » elle connaît, qui est la lumière, et par ce médium la vue n’est pas déterminée à un objet précis ; et il y a un autre médium « par lequel » elle connaît, à savoir la ressemblance de la réalité connue, et par ce médium la vue est déterminée à un objet spécial. Or, dans la connaissance que Dieu a des réalités, l’essence divine tient lieu des deux ; voilà pourquoi elle peut faire connaître proprement chaque réalité.

 

11° La science de Dieu ne varie aucunement lorsque les objets connaissables varient ; car s’il se produit que notre science varie lorsqu’ils varient, c’est parce qu’elle connaît les réalités présentes, passées et futures par différentes conceptions ; et de là vient que, dès que Socrate n’est plus assis, la connaissance que l’on avait de sa position assise devient fausse. Mais Dieu voit les réalités d’un même regard comme présentes, passées et futures ; par conséquent, la même vérité demeure dans son intelligence, quelle que soit la façon dont la réalité varie.

 

12° Les choses qui ont un être imparfait manquent d’intelligibilité pour notre intelligence parce qu’elles sont inférieures sous le rapport de l’action ; mais il n’en est pas ainsi de l’intelligence divine, qui ne reçoit pas des réalités la science, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

13° Dans l’intelligence divine, qui est cause de la matière, il peut exister une ressemblance de la matière, qui imprime pour ainsi dire en celle-ci ; mais dans notre intelligence, il ne peut y avoir de ressemblance qui suffise pour la connaissance de la matière, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

14° Bien que le singulier, en tant que tel, ne puisse être séparé de la matière, il peut cependant être connu au moyen d’une ressemblance séparée de la matière, et qui est une ressemblance de la matière ; car ainsi, bien qu’elle soit séparée de la matière selon l’être, elle n’est cependant pas séparée selon la représentation.

 

15° L’acte de la connaissance divine n’est pas quelque chose qui diffère de son essence, puisqu’en Dieu la pensée et l’acte de penser sont une même chose, car son action est son essence ; donc, qu’il connaisse quelque chose hors de lui-même ne permet pas de dire que sa connaissance descend ou tombe. En outre, on ne peut dire d’aucune action d’une puissance cognitive qu’elle descend, comme les actes des puissances naturelles qui passent de l’agent dans le patient ; car la connaissance n’implique pas un écoulement depuis le connaissant vers le connu, comme c’est le cas dans les actions naturelles, mais plutôt l’existence du connu dans le connaissant.

 

16° L’acte de la connaissance divine n’est nullement en dépendance de l’objet connu ; en effet, la relation impliquée ne comporte pas une dépendance de la connaissance elle-même au connu mais plutôt, au contraire, du connu lui-même à la connaissance ; de même, à l’inverse, la relation qui est impliquée dans le nom de science désigne une dépendance de notre science à l’égard de l’objet de science. Et l’acte de connaissance ne se rapporte pas de la même façon à l’objet et à la puissance cognitive ; en effet, il est substantifié dans son être par la puissance cognitive, mais non par l’objet ; car l’acte est dans la puissance même, mais non dans l’objet.

 

17° Une chose est connue à la façon dont elle est représentée dans le connaissant, et non à la façon dont elle existe dans le connaissant. En effet, la ressemblance qui existe dans la faculté cognitive est principe de connaissance de la réalité non pas selon l’être qu’elle a dans la puissance cognitive, mais selon la relation qu’elle a avec la réalité connue. Et de là vient que la réalité est connue non pas à la façon dont la ressemblance de la réalité a l’être dans le connaissant, mais à la façon dont la ressemblance existant dans l’intelligence est représentative de la réalité ; voilà pourquoi, bien que la ressemblance de l’intelligence divine ait un être immatériel, cependant, parce qu’elle est une ressemblance de la matière, elle est également principe de connaissance des choses matérielles, et ainsi, des singuliers.

Article 6 : L’intelligence humaine connaît-elle les singuliers ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

L’intelligence humaine connaît en abstrayant la forme de la matière. Or l’abstraction de la forme depuis la matière ne lui ôte pas sa particularité, car même dans les mathématiques, qui sont abstraites de la matière, on peut considérer des lignes particulières. Que notre intelligence soit immatérielle ne l’empêche donc pas de connaître les singuliers.

 

Les singuliers ne se distinguent pas lorsqu’ils se rejoignent dans une nature commune, car plusieurs hommes sont un seul homme quant à leur participation à l’espèce. Si donc notre intelligence ne connaissait que des choses universelles, alors elle ne connaîtrait pas la distinction entre un singulier et un autre ; et ainsi, notre intelligence ne dirigerait pas dans les choses à faire, en lesquelles nous nous dirigeons par l’élection, qui présuppose la distinction entre une chose et l’autre.

 

[Le répondant] disait que notre intelligence connaît les singuliers parce qu’elle applique une forme universelle à un particulier. En sens contraire : notre intelligence ne peut appliquer une chose à une autre que si elle connaît déjà l’une et l’autre. La connaissance du singulier précède donc l’application de l’universel au singulier ; l’application susdite ne peut donc être la cause de ce que notre intelligence connaît le singulier.

 

Selon Boèce au cinquième livre sur la Consolation de la philosophie, « tout ce que peut une puissance inférieure, une supérieure le peut aussi ». Or, comme il le dit au même endroit, l’intelligence est au-dessus de l’imagination, et l’imagination au-dessus du sens. Puis donc que le sens connaît le singulier, notre intelligence pourra, elle aussi, connaître le singulier.

 

 

En sens contraire :

 

Boèce dit : « Il y a universel quand on pense, singulier quand on sent. »

 

 

Réponse :

 

Toute action suit la condition de la forme active qui est le principe de l’action ; par exemple, le chauffage se mesure d’après le degré de chaleur. Or la ressemblance de l’objet connu, par laquelle la puissance cognitive est formellement déterminée, est le principe de la connaissance selon l’acte, comme la chaleur pour le chauffage ; voilà pourquoi il est nécessaire que toute connaissance soit selon le mode de la forme qui est dans le connaissant. Par conséquent, puisque la ressemblance de la réalité qui est dans notre intelligence est reçue comme séparée de la matière et de toutes les conditions matérielles, qui sont principes d’individuation, il reste que notre intelligence, à proprement parler, ne connaît pas les singuliers, mais seulement les universels. En effet, toute forme en tant que telle est universelle, à moins qu’elle ne soit une forme subsistante, qui, par là même qu’elle subsiste, est incommunicable.

 

Mais il advient par accident que notre intelligence connaît le singulier ; en effet, comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, les phantasmes sont à notre intelligence ce que les sensibles sont au sens, comme les couleurs, qui sont hors de l’âme, par rapport à la vue ; par conséquent, de même que l’espèce qui est dans le sens est abstraite des réalités mêmes, et que par elle la connaissance du sens est en prise avec les réalités sensibles elles-mêmes, de même notre intelligence abstrait des phantasmes une espèce, et par elle sa connaissance est en prise d’une certaine façon avec les phantasmes. Seulement, il y a une différence : la ressemblance qui est dans le sens est abstraite de la réalité comme d’un objet connaissable, et c’est pourquoi cette ressemblance permet de connaître la réalité elle-même par soi et directement ; par contre, la ressemblance qui est dans l’intelligence n’est pas abstraite du phantasme comme d’un objet connaissable, mais comme d’un médium de connaissance, à la façon dont notre sens reçoit la ressemblance de la réalité qui est dans un miroir, lorsqu’il se porte vers elle non comme vers une certaine réalité, mais comme vers une ressemblance de la réalité. L’espèce que notre intelligence recueille ne la porte donc pas à connaître directement le phantasme, mais la réalité dont c’est le phantasme. Mais cependant, elle revient aussi par une sorte de réflexion à la connaissance du phantasme lui-même, lorsqu’elle considère la nature de son acte, de l’espèce à travers laquelle elle regarde, et de ce dont elle abstrait l’espèce, c’est-à-dire du phantasme ; de même, à travers la ressemblance qui est reçue dans la vue depuis le miroir, celle-ci se porte directement vers la connaissance de la réalité reflétée, mais par un certain retour elle se porte par celle-ci vers la ressemblance même qui est dans le miroir. Donc, dans la mesure où, par la ressemblance qu’elle a reçue du phantasme, notre intelligence fait retour sur le phantasme même dont elle a abstrait l’espèce, et qui est une ressemblance particulière, elle a une certaine connaissance du singulier, au sens d’une certaine prise de l’intelligence sur l’imagination.

 

 

Réponse aux objections :

 

La matière dont on fait abstraction est double : il y a la matière intelligible et la sensible, comme on le voit clairement au septième livre de la Métaphysique ; et je dis « intelligible », comme celle que l’on considère dans la nature du continu, et « sensible », comme l’est la matière naturelle. Or l’une et l’autre se prend de deux façons, c’est-à-dire comme désignée et comme non désignée. Et je dis « désignée », en tant qu’on la considère avec la détermination de ses dimensions, c’est-à-dire de celles-ci ou de celles-là ; et « non désignée », celle que l’on considère sans la détermination des dimensions. En conséquence, il faut donc savoir que la matière désignée est le principe de l’individuation, de laquelle abstrait toute intelligence, au sens où l’on dit qu’elle abstrait de l’ici et du maintenant. L’intelligence du physicien, elle, n’abstrait pas de la matière sensible non désignée, car elle considère l’homme, chair et os, dans la définition duquel entre la matière sensible non désignée. L’intelligence du mathématicien, par contre, abstrait totalement de la matière sensible, mais non de la matière intelligible non désignée. On voit donc clairement que l’abstraction, qui est commune à toute intelligence, fait que la forme est universelle.

 

Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, non seulement l’intelligence, chez nous, est motrice mais aussi l’imagination, par laquelle la conception universelle de l’intelligence est appliquée au particulier opérable ; l’intelligence est donc comme un moteur éloigné, alors que la raison particulière et l’imagination sont un moteur prochain.

 

L’homme connaît déjà les singuliers par l’imagination et le sens, et c’est pourquoi il peut appliquer au particulier la connaissance universelle qui est dans l’intelligence ; à proprement parler, en effet, ce n’est pas le sens ou l’intelligence qui connaît, mais l’homme par l’un et par l’autre, comme on le voit clairement au premier livre sur l’Âme.

 

Ce que peut une puissance inférieure, une supérieure le peut également ; non cependant de la même façon, mais d’une façon plus noble ; c’est pourquoi la même réalité que le sens connaît, l’intelligence la connaît aussi, mais plus noblement, car plus immatériellement ; et par conséquent, si le sens connaît le singulier, il ne s’ensuit pas que l’intelligence le connaisse.

Article 7 : À cause de la position d’Avicenne déjà signalée, on se demande si Dieu connaît l’existence ou la non-existence actuelle du singulier, ce qui revient à se demander s’il connaît les énoncés, et surtout ceux qui concernent les singuliers.

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’intelligence divine se tient toujours dans la même disposition. Or le singulier, selon qu’il existe ou n’existe pas actuellement, a des dispositions différentes. L’intelligence divine ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence actuelle du singulier.

 

Parmi les puissances de l’âme, celles qui se rapportent de la même façon à la réalité présente et à la réalité absente, comme l’imagination, ne connaissent pas l’existence ou la non-existence actuelle de la réalité : cela n’est connu que des puissances, tel le sens, qui ne portent pas de la même façon sur les réalités absentes et sur les présentes. Or l’intelligence divine se rapporte de la même façon aux réalités présentes ou absentes. Elle ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence actuelle des réalités, mais elle connaît simplement leur nature.

 

Selon le Philosophe au sixième livre de la Métaphysique, la composition qui est signifiée lorsqu’on dit qu’une chose existe ou n’existe pas, n’est pas dans les réalités mais seulement dans notre intelligence. Or il ne peut y avoir de composition dans l’intelligence divine. Celle-ci ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence de la réalité.

 

Il est dit en Jn 1, 3 : « Ce qui a été fait, en lui était vie » ; ce que saint Augustin explique en disant que les réalités créées sont en Dieu comme le coffre dans l’esprit de l’artisan. Or la ressemblance du coffre que l’artisan a dans son esprit ne lui permet pas de connaître l’existence ou la non-existence du coffre. Dieu non plus ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence du singulier.

 

Plus une connaissance est noble, plus elle est semblable à la connaissance divine. Or la connaissance de l’intelligence qui comprend les définitions des réalités est plus noble que la connaissance sensitive, car l’intelligence qui définit progresse vers l’intérieur de la réalité, tandis que le sens est tourné vers l’extérieur. Puis donc que l’intelligence qui définit ne connaît pas, au contraire du sens, l’existence ou la non-existence de la réalité, mais simplement sa nature, il semble qu’il faille surtout attribuer à Dieu le mode de connaissance qui fait connaître simplement la nature de la réalité sans que son existence ou sa non-existence soit connue. Dieu ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence actuelle du singulier.

 

Dieu connaît chaque réalité par une idée de la réalité, idée qui est en lui. Or cette idée se rapporte de la même façon à la réalité, qu’elle existe ou non, sinon cette idée ne lui permettrait pas de connaître les futurs. Dieu ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence de la réalité.

 

 

En sens contraire :

 

Plus une connaissance est parfaite, plus elle comprend de nombreux aspects dans la réalité connue. Or la connaissance divine est très parfaite. Elle connaît donc la réalité sous tous ses aspects ; et ainsi, elle connaît son existence ou sa non-existence.

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, Dieu a des réalités une connaissance propre et distincte. Or il ne connaîtrait pas les réalités distinctement s’il ne distinguait pas la réalité qui existe de celle qui n’existe pas. Il sait donc qu’une réalité existe ou n’existe pas.

 

 

Réponse :

 

Ce que l’essence universelle d’une espèce est à tous les accidents par soi de cette espèce, l’essence du singulier l’est à tous les accidents propres de ce singulier, comme sont tous les accidents qui se trouvent en lui, car, du fait qu’ils sont individués en lui, ils lui deviennent propres. Or l’intelligence qui connaît l’essence d’une espèce comprend par elle tous les accidents par soi de cette espèce : car, selon le Philosophe, la quiddité est le principe de toute démonstration qui conclut en attribuant des accidents propres au sujet. Et par conséquent, si l’on connaissait l’essence propre d’un singulier, on connaîtrait tous les accidents de ce singulier ; ce qui est impossible à notre intelligence, car la matière désignée, dont notre intelligence abstrait, est de l’essence du singulier, et serait posée dans la définition du singulier s’il en avait une. Mais l’intelligence divine, qui appréhende la matière, comprend non seulement l’essence universelle d’une espèce, mais également l’essence singulière de chaque individu ; voilà pourquoi elle connaît tous les accidents, à la fois ceux qui sont communs à l’espèce ou au genre tout entiers, et ceux qui sont propres à chaque singulier ; or l’un de ces accidents est le temps, en lequel se trouve tout singulier dans la nature, et c’est d’après la détermination du temps que l’existence ou la non-existence actuelle du singulier est affirmée. Aussi l’intelligence divine connaît-elle l’existence ou la non-existence actuelle de chaque singulier, et elle connaît tous les autres énoncés que l’on peut former soit à propos des universels, soit à propos des individus.

 

Mais cependant, sur ce point, l’intelligence divine se comporte différemment de notre intelligence. Car notre intelligence forme diverses conceptions pour connaître le sujet et l’accident, ainsi que pour connaître les divers accidents ; voilà pourquoi elle procède discursivement de la connaissance de la substance vers celle de l’accident ; en outre, pour connaître l’inhérence de l’un en l’autre, elle compose une espèce avec l’autre, et les unit d’une certaine façon ; et ainsi, elle forme en elle-même des énoncés. Mais l’intelligence divine connaît par un seul, à savoir par son essence, toutes les substances et tous les accidents, et c’est pourquoi ni elle ne procède discursivement de la substance vers l’accident, ni elle ne compose l’un avec l’autre ; mais là où, dans notre intelligence, il y a composition des espèces, il y a dans l’intelligence divine une unité sous tous rapports ; et par conséquent, elle connaît les complexes d’une façon incomplexe, de même qu’elle connaît « simplement et uniment les choses nombreuses et immatériellement les réalités matérielles ».

 

 

Réponse aux objections :

 

C’est par une seule et même chose que l’intelligence divine connaît toutes les dispositions pouvant varier dans la réalité ; aussi, demeurant toujours dans une disposition unique, elle connaît toutes les dispositions des réalités, quelle qu’en soit la variation.

 

La ressemblance qui est dans l’imagination n’est une ressemblance que de la réalité même, elle n’est pas une ressemblance pour connaître le temps en lequel se trouve la réalité ; mais il en est autrement de l’intelligence divine, il n’en va donc pas de même.

 

Là où, dans notre intelligence, il y a composition, dans l’intelligence divine il y a unité ; mais la composition est une certaine imitation de l’unité, et c’est pourquoi on l’appelle union ; et ainsi, on voit clairement que Dieu, sans composer, connaît plus véritablement les énoncés que ne fait l’intelligence même qui compose et divise.

 

Le coffre qui est dans l’esprit de l’artisan n’est pas une ressemblance de tout ce qui peut convenir au coffre ; il en va donc différemment de la connaissance de l’artisan et de la connaissance divine.

 

Celui qui connaît une définition connaît en puissance les énoncés que l’on démontre par la définition ; mais dans l’intelligence divine, il n’y a pas de différence entre être en acte et pouvoir ; donc, dès lors qu’il connaît les essences des réalités, Dieu comprend immédiatement tous les accidents qui s’ensuivent.

 

Si l’idée qui est dans l’esprit divin se rapporte de la même façon à la réalité quelle qu’en soit la disposition, c’est parce qu’elle est une ressemblance de la réalité selon toute disposition de celle-ci, et c’est pourquoi elle permet d’avoir une connaissance de la réalité quelle qu’en soit la disposition.

Article 8 : Dieu connaît-il les non-étants et les choses qui n’existent pas ni n’existeront ni n’ont existé ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit Denys au premier chapitre des Noms divins, les connaissances ne portent que sur des existants. Or ce qui n’existe pas ni n’existera ni n’a existé, n’est nullement existant. Il ne peut donc pas y avoir de connaissance de Dieu à son sujet.

 

Toute connaissance a lieu par assimilation du connaissant au connu. Or l’intelligence divine ne peut être assimilée à un non-étant. Elle ne peut donc pas connaître un non-étant.

 

La connaissance de Dieu porte sur les réalités au moyen des idées. Or il n’y a pas d’idée du non-étant. Dieu ne connaît donc pas le non-étant.

 

Tout ce que Dieu connaît est dans son Verbe. Or, comme dit saint Anselme dans son Monologion, « de ce qui ne fut pas, n’est pas ni ne sera, il n’est point de verbe ». Dieu ne connaît donc pas de telles choses.

 

Dieu ne connaît que le vrai. Or le vrai et l’étant sont convertibles. Dieu ne connaît donc pas les choses qui ne sont pas.

 

 

En sens contraire :

 

Rom. 4, 17 : « Il appelle les choses qui ne sont pas, comme celles qui sont. » Or il n’appellerait pas les non-étants s’il ne les connaissait pas. Il connaît donc les non-étants.

 

 

Réponse :

 

Dieu a connaissance des réalités créées à la façon dont un artisan connaît les produits de l’art : par une connaissance qui est la cause des produits de l’art. Cette connaissance divine et notre connaissance ont donc, relativement aux réalités connues, des relations opposées : notre connaissance, en effet, étant reçue des réalités, est naturellement postérieure aux réalités, tandis que la connaissance que le Créateur a des créatures et celle que l’artisan a des produits de l’art précèdent naturellement les réalités connues. Or, si l’on ôte ce qui est antérieur, ce qui est postérieur est ôté, mais l’inverse n’est pas vrai ; et de là vient que notre science ne peut porter sur les réalités naturelles que si les réalités elles-mêmes préexistent, alors que dans l’intelligence divine, ou dans celle de l’artisan, la connaissance de la réalité a lieu indifféremment, que la réalité existe ou non.

 

Mais il faut savoir que l’artisan a deux connaissances de la chose à faire : la spéculative et la pratique. Il a une connaissance spéculative ou théorique quand il connaît les raisons formelles de l’œuvre sans les appliquer à l’opération par l’intention ; en revanche, quand il étend les raisons formelles de l’œuvre à la fin de l’opération par l’intention, c’est alors qu’il a une connaissance proprement pratique ; et c’est ainsi que la médecine est divisée en théorique et pratique, comme le dit Avicenne. D’où il ressort que la connaissance pratique de l’artisan suit sa connaissance spéculative, puisque la connaissance pratique est effectuée par une extension de la spéculative à l’œuvre. Or, si ce qui est postérieur est ôté, ce qui est antérieur demeure. On voit donc clairement qu’il peut y avoir chez l’artisan la connaissance d’un produit tantôt qu’il prévoit de faire, tantôt qu’il prévoit de ne jamais faire, comme lorsqu’il confectionne la forme d’un objet qu’il n’a pas l’intention de réaliser ; or, cet objet qu’il ne prévoit pas de réaliser, il ne le regarde pas toujours comme existant en sa puissance — car il lui arrive d’imaginer tel objet que ses forces ne suffisent pas à réaliser — mais il le considère dans sa fin, c’est-à-dire qu’il voit que l’on pourrait arriver à telle fin au moyen de tel objet ; car, suivant le Philosophe aux sixième et septième livres de l’Éthique, les fins sont dans le domaine des choses opérables comme les principes dans les choses spéculatives ; donc, de même que les conclusions sont connues dans les principes, de même les produits de l’art sont connus dans les fins.

 

On voit donc clairement que Dieu peut avoir connaissance de non-étants : il a une connaissance quasi pratique de certains d’entre eux, à savoir, de ces choses qui ont existé, ou existent, ou existeront, et qui procèdent de sa science comme il en a disposé ; mais de certains autres, qui n’ont pas existé ni n’existent ni n’existeront, c’est-à-dire de ceux qu’il a prévu de ne jamais réaliser, il a une connaissance quasi spéculative ; et bien que l’on puisse dire qu’il les regarde dans sa puissance, car il n’est rien qu’il ne puisse, cependant l’on dit de façon plus adéquate qu’il les regarde dans sa bonté, laquelle est la fin de toutes les choses faites par lui : il voit, en effet, qu’il y a de nombreuses façons de communiquer sa propre bonté autrement qu’elle n’est communiquée aux réalités existantes, passées, présentes ou futures ; car les réalités créées ne peuvent dans leur ensemble égaler sa bonté, si grandement semblent-elles y participer.

 

 

Réponse aux objections :

 

Les choses qui n’ont pas existé ni n’existent ni n’existeront, existent en quelque façon dans la puissance de Dieu comme dans un principe actif, ou dans sa bonté comme dans une cause finale.

 

La connaissance qui est reçue des réalités connues consiste en une assimilation passive, par laquelle le connaissant est assimilé à des réalités connues déjà existantes ; mais la connaissance qui est cause des réalités connues consiste en une assimilation active, par laquelle le connaissant s’assimile le connu ; et parce que Dieu peut s’assimiler ce qui ne lui est pas encore assimilé, il peut aussi avoir connaissance d’un non-étant.

 

Si l’idée est la forme de la connaissance pratique, et c’est sa définition la plus courante, alors l’idée ne porte que sur les choses qui ont existé, ou existent, ou existeront ; mais si elle est aussi la forme de la connaissance spéculative, alors rien n’empêche que l’idée porte aussi sur d’autres choses qui n’ont pas existé ni n’existent ni n’existeront.

 

Le nom de Verbe désigne « la puissance opérative du Père », à savoir celle par laquelle il opère toutes choses ; voilà pourquoi le Verbe ne s’étend qu’aux choses auxquelles s’étend l’opération divine ; et c’est pourquoi il est dit dans le Psaume : « Il a parlé, et toutes choses ont été faites » ; car bien que le Verbe connaisse les autres choses, il n’est cependant pas le verbe des autres choses.

 

Les choses qui n’ont pas existé ni n’existent ni n’existeront, ont une vérité dans la mesure où elles ont l’être, c’est-à-dire telles qu’elles existent dans leur principe actif ou final ; et c’est ainsi que Dieu les connaît elles aussi.

Article 9 : Dieu connaît-il les infinis ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Augustin au douzième livre de la Cité de Dieu : « Tout ce qui est su est limité par la compréhension de celui qui sait. » Or ce qui est infini ne peut être limité. Ce qui est infini n’est donc pas su de Dieu.

 

[Le répondant] disait que Dieu sait les infinis par la science de simple connaissance et non par la science de vision. En sens contraire : toute science parfaite comprend et par conséquent limite ce qu’elle sait. Or en Dieu, de même que la science de vision est parfaite, de même aussi la science de simple connaissance. Donc, pas plus que la science de vision ne peut porter sur les infinis, la science de simple connaissance ne le peut.

 

Tout ce que Dieu connaît, il le connaît par son intelligence. Or la connaissance de l’intelligence est appelée vision. Donc, tout ce que Dieu connaît, il le sait par science de vision ; si donc il ne sait pas les infinis par science de vision, il ne les connaît aucunement.

 

Toutes les choses qui sont connues de Dieu ont en Dieu leurs raisons formelles, qui sont en lui en acte. Si donc des infinis sont sus de Dieu, alors une infinité de raisons formelles seront en lui en acte, ce qui semble impossible.

 

Tout ce que Dieu sait, il le connaît parfaitement. Or rien n’est parfaitement connu si la connaissance du connaissant ne pénètre jusqu’aux profondeurs de la réalité. Donc, tout ce que Dieu connaît, il le pénètre, d’une certaine façon. Or l’infini ne peut en aucune façon être franchi, ni par le fini ni par l’infini. Dieu ne connaît donc nullement les infinis.

 

Quiconque regarde une chose, la limite par son regard. Or tout ce que Dieu connaît, il le regarde. Ce qui est infini ne peut donc pas être connu de lui.

 

Si la science divine porte sur les infinis, elle-même aussi sera infinie. Or cela est impossible, puisque tout infini est imparfait, comme il est prouvé au troisième livre de la Physique. La science de Dieu ne porte donc nullement sur les infinis.

 

Ce qui s’oppose à la définition de l’infini ne peut aucunement être attribué à l’infini. Or être connu s’oppose à la définition de l’infini. En effet, « est infini ce dont, quelle que soit l’étendue qu’on en perçoive, quelque chose reste toujours à percevoir au-delà », comme il est dit au troisième livre de la Physique ; or ce qui est connu doit nécessairement être perçu par le connaissant, et ce dont quelque chose est hors du connaissant n’est pas pleinement connu ; et ainsi, on voit bien qu’être pleinement connu par quelqu’un s’oppose à la définition de l’infini. Puisque Dieu connaît pleinement tout ce qu’il connaît, il ne connaît donc pas les infinis.

 

La science de Dieu est la mesure de la réalité sue. Or l’infini ne peut avoir de mesure. L’infini ne se tient donc pas sous la science de Dieu.

 

10° Mesurer n’est rien d’autre que se rendre certain de la quantité du mesuré ; si donc Dieu connaissait l’infini, et savait par conséquent sa quantité, il le mesurerait ; ce qui est impossible car l’infini, en tant que tel, est immense. Dieu ne connaît donc pas l’infini.

 

 

En sens contraire :

 

Comme dit saint Augustin au douzième livre de la Cité de Dieu, « bien que les nombres infinis ne puissent être exprimés par aucun nombre, [l’infinité du nombre] ne saurait être incompréhensible à Celui dont la science surpasse tout nombre ».

 

Puisque Dieu ne fait rien d’inconnu, il peut savoir tout ce qu’il peut faire. Or Dieu peut faire des infinis. Il peut donc savoir les infinis.

 

Pour penser quelque chose, il faut l’immatérialité du côté de celui qui pense et du côté de ce qui est pensé, et l’union des deux. Or l’intelligence divine est infiniment plus immatérielle qu’une intelligence créée. Elle est donc infiniment plus capable de penser. Or une intelligence créée peut connaître les infinis en puissance. L’intelligence divine peut donc connaître les infinis en acte.

 

Dieu sait toutes les choses qui existent, existeront et ont existé. Or, si le monde durait à l’infini, la génération ne serait jamais finie, et ainsi, il y aurait une infinité de singuliers. Or cela serait possible à Dieu. Il n’est donc pas impossible qu’il connaisse les infinis.

 

Comme dit le Commentateur au onzième livre de la Métaphysique, « toutes les proportions et les formes qui sont en puissance dans la matière prime sont en acte dans le premier moteur » ; et dans le même sens saint Augustin dit que les raisons séminales des réalités sont dans la matière prime, mais que les raisons causales sont en Dieu. Or il y a dans la matière prime une infinité de formes en puissance, étant donné que sa puissance passive est infinie. Il y a donc aussi des infinis en acte dans le premier moteur, qui est Dieu. Or Dieu connaît tout ce qui, en lui, est en acte. Il connaît donc les infinis.

 

Saint Augustin, disputant au quinzième livre de la Cité de Dieu contre les académiciens qui niaient que quelque chose fût vrai, montre que non seulement il y a une multitude nombreuse de choses vraies, mais qu’il y en a même une multitude infinie par une certaine réduplication de l’intelligence sur elle-même, ou encore de l’affirmation sur elle-même : par exemple, si je dis quelque chose de vrai, il est vrai que je dis quelque chose de vrai, et il est vrai que je dis que je dis quelque chose de vrai, et ainsi à l’infini. Or Dieu connaît toutes les choses vraies. Dieu connaît donc les infinis.

 

Tout ce qui est en Dieu est Dieu. La science de Dieu est donc Dieu même. Or Dieu est infini, car il n’est aucunement compris. Sa science est donc, elle aussi, infinie ; il a donc lui-même la science des infinis.

 

Réponse :

 

Comme dit saint Augustin au douzième livre de la Cité de Dieu, certains voulurent juger de l’intelligence divine selon le mode de notre intelligence et prétendirent que Dieu, tout comme nous, ne peut connaître les infinis ; or ils affirmaient qu’il connaissait les singuliers, et en outre ils posaient un monde éternel ; il s’ensuivait donc qu’il y aurait un retour de choses numériquement identiques en des siècles différents, ce qui est complètement absurde. Par conséquent, il faut affirmer que Dieu connaît les infinis, comme on peut le montrer à partir de ce qui a déjà été déterminé. En effet, puisqu’il a lui-même la science non seulement des choses qui ont existé, existent ou existeront, mais encore de toutes celles qui sont de nature à participer sa bonté, et que de telles choses sont en nombre infini, étant donné que sa bonté est infinie, il reste qu’il connaît lui-même les infinis ; mais il faut considérer comment cela se fait.

 

Il faut donc savoir que, selon la puissance du médium de connaissance, la connaissance s’étend à plus ou moins de choses ; par exemple, la ressemblance qui est reçue dans la vue est déterminée par les conditions particulières de la réalité, et c’est pourquoi elle ne peut mener à la connaissance que d’une seule réalité ; mais la ressemblance de la réalité qui est reçue dans l’intelligence est dégagée des conditions particulières, et donc, étant plus élevée, elle peut mener à plus de choses. Et parce qu’une forme universelle unique est de nature à être participée par un nombre infini de singuliers, de là vient que l’intelligence connaît d’une certaine façon les infinis. Mais parce que cette ressemblance qui est dans l’intelligence ne mène pas à la connaissance du singulier quant aux choses par lesquelles les singuliers se distinguent les uns des autres, mais seulement quant à leur nature commune, il en résulte que notre intelligence, par l’espèce qu’elle a en elle, ne peut connaître les infinis qu’en puissance ; en revanche, le médium par lequel Dieu connaît, à savoir son essence, est une ressemblance des choses en nombre infini qui peuvent l’imiter, et pas seulement quant à ce qui leur est commun, mais aussi quant à ce par quoi elles se distinguent les unes des autres, ainsi qu’il ressort de ce qui précède; aussi la science divine a-t-elle une efficace pour connaître les infinis. Mais voici comment considérer la manière dont elle connaît les infinis en acte.

 

Rien n’empêche qu’une chose soit infinie d’une façon et finie d’une autre, comme par exemple si quelque corps était infini en longueur mais fini en largeur. Et cela est possible semblablement dans les formes : par exemple, si nous supposons blanc quelque corps infini, la quantité extensive de la blancheur, selon laquelle celle-ci est appelée quantum par accident, sera infinie ; mais sa quantité par soi, c’est-à-dire intensive, serait néanmoins finie. Et il en est de même de n’importe quelle autre forme d’un corps infini, car toute forme reçue dans une matière est limitée selon le mode de ce qui reçoit, et ainsi, elle n’a pas une intensité infinie.

 

Or, de même que l’infini s’oppose à la connaissance, de même aussi il s’oppose au franchissement : en effet, l’infini ne peut être ni connu ni franchi. Néanmoins, si quelque chose se meut sur l’infini mais non dans le sens de son infinité, l’infini pourra être franchi ; par exemple, ce qui est infini en longueur et fini en largeur peut être franchi en largeur, mais non en longueur. Ainsi également, si quelque infini est connu dans le sens où il est infini, en aucune façon il ne peut être parfaitement connu ; en revanche, s’il est connu, mais non dans le sens où il est infini, alors il pourra être parfaitement connu : en effet, parce que la notion d’infini convient à la quantité, suivant le Philosophe au premier livre de la Physique, et que toute quantité a de par sa notion un ordre des parties, il s’ensuit que l’infini est connu dans le sens où il est infini lorsqu’il est appréhendé partie après partie. Par conséquent, si notre intelligence doit connaître ainsi un corps blanc infini, elle ne pourra en aucune façon le connaître parfaitement, ni sa blancheur ; mais si elle connaît la nature même de la blancheur ou de la corporéité, qui se trouvent dans le corps infini, elle connaîtra ainsi l’infini parfaitement quant à toutes ses parties, mais non toutefois dans le sens où il est infini ; et ainsi, il est possible que notre intelligence en quelque sorte connaisse parfaitement l’infini continu, mais nullement les infinis en quantité discrète, étant donné qu’elle ne peut par une seule espèce connaître de nombreuses choses ; et de là vient que, si elle doit considérer de nombreuses choses, il lui est nécessaire de les connaître l’une après l’autre, et ainsi, elle connaît la quantité discrète dans le sens où elle peut être infinie. Si donc elle connaissait une multitude infinie en acte, il s’ensuivrait qu’elle connaîtrait l’infini dans le sens où il est infini, ce qui est impossible.

 

Mais l’intelligence divine connaît toutes choses par une espèce unique ; aussi sa connaissance porte-t-elle sur toutes choses en même temps et d’un seul regard ; et ainsi, elle ne connaît pas la multitude suivant l’ordre de ses parties, de sorte qu’elle peut connaître une multitude infinie, mais non dans le sens de l’infini ; car si elle devait la connaître dans le sens de l’infini, en prenant une partie de la multitude après l’autre, elle ne parviendrait jamais à la fin et ne connaîtrait donc pas parfaitement. Par conséquent, j’accorde sans réserve que Dieu connaît en acte les infinis dans l’absolu, et que ces infinis n’égalent pas son intelligence comme lui-même égale son intelligence en se connaissant : car l’essence, dans les infinis créés, est finie quasi intensivement, comme la blancheur dans un corps infini, tandis que l’essence de Dieu est infinie sous tous rapports ; et par conséquent, tous les infinis sont finis pour Dieu et sont compréhensibles par lui.

 

 

Réponse aux objections :

 

Dans la mesure où l’objet su ne dépasse pas l’intelligence de celui qui sait au point de rester en partie hors de celle-ci, on dit que l’objet su est limité par celui qui sait ; dans ce cas, en effet, il se rapporte à elle à la façon d’une chose limitée ; et il n’y a pas d’inconvénient à ce que cela se produise pour un infini qui n’est pas su dans le sens où il est infini.

 

La science de simple connaissance et la science de vision ne diffèrent nullement du côté de celui qui sait, mais seulement du côté de la réalité sue. En effet, la science de vision se dit en Dieu par ressemblance avec la vision corporelle, qui regarde des réalités posées hors d’elle-même ; c’est pourquoi l’on dit que Dieu sait par science de vision uniquement les choses qui sont hors de lui, et qui sont soit présentes, soit passées, soit futures. En revanche, la science de simple connaissance porte, comme on l’a déjà prouvé, sur les choses qui n’existent pas ni n’existeront ni n’ont existé. Et Dieu ne sait pas celles-ci d’une façon et celles-là d’une autre ; si donc Dieu ne voit pas les infinis, cela ne vient pas du côté de la science de vision, mais du côté des objets visibles eux-mêmes qui n’existent pas ; et à supposer l’existence d’infinis soit en acte soit successivement, il est hors de doute que Dieu les connaîtrait par science de vision.

 

La vue est proprement un certain sens corporel ; par conséquent, si l’on transfère le nom de vision à la connaissance immatérielle, ce ne sera que métaphoriquement. Or, en de telles tournures, la notion de vérité diffère suivant les différentes ressemblances qui se trouvent dans les réalités. Rien n’empêche donc d’appeler « vision » tantôt toute science divine, tantôt celle-là seule qui porte sur les choses passées, présentes ou futures.

 

Dieu même est par son essence la ressemblance de toutes choses, et une ressemblance propre de chacune ; par conséquent, si l’on dit qu’en Dieu les raisons formelles des réalités sont plusieurs, c’est uniquement à cause de ses rapports aux diverses créatures, et ces rapports ne sont, bien entendu, que des relations de raison. Or il n’est pas aberrant que des relations de raison soient multipliées à l’infini, comme dit Avicenne dans sa Métaphysique.

 

Le franchissement implique un mouvement d’une chose à une autre ; or, sans procéder discursivement mais par un seul regard simple, Dieu connaît toutes les parties de l’infini, qu’il soit continu ou discret ; aussi connaît-il parfaitement l’infini, sans pour autant le franchir en le pensant.

 

Il faut répondre comme au premier argument.

 

Cet argument vaut pour l’infini dit privativement, qui ne se trouve que dans les quantités ; en effet, tout ce qui est dit privativement est imparfait. Par contre, il ne vaut pas pour l’infini dit négativement, au sens où Dieu est dit infini, car il appartient à la perfection d’une chose de n’être terminée par rien.

 

Cet argument prouve que l’infini ne peut être connu dans le sens où il est infini : car quelque portion de quantité que l’on prenne, quelle qu’en soit la mesure, il en restera toujours à prendre. Mais Dieu ne connaît pas l’infini de telle façon qu’il passe d’une partie à une autre.

 

Ce qui est infini en quantité a un être fini, comme on l’a dit, et par conséquent la science divine peut être la mesure de l’infini.

 

10° La notion de mesure consiste à obtenir une certitude sur la quantité déterminée de quelque chose ; or Dieu n’a pas telle connaissance de l’infini qu’il en sache une quantité déterminée, car l’infini n’en a pas ; être su par Dieu ne s’oppose donc pas à la notion d’infini.

Article 10 : Dieu peut-il faire des infinis ? a-t-on demandé incidemment.

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Les raisons formelles existant dans l’esprit divin sont productrices des réalités, et l’une n’empêche pas l’action de l’autre. Puis donc que les raisons formelles sont en nombre infini dans l’esprit divin, il peut en résulter un nombre infini d’effets, exécutés par la puissance divine.

 

La puissance du Créateur excède infiniment la puissance de la créature. Or il appartient à la puissance de la créature de produire des infinis successivement. Dieu peut donc produire des infinis simultanément.

 

Vaine est la puissance qui n’est pas amenée à l’acte, surtout si elle ne peut pas y être amenée. Or la puissance de Dieu porte sur les infinis. Une telle puissance serait donc vaine, si elle ne pouvait produire des infinis en acte.

 

 

En sens contraire :

 

Sénèque dit : « L’idée est le modèle des réalités qui adviennent naturellement. » Or les infinis ne peuvent exister naturellement, et ainsi, il ne peuvent pas non plus être produits, semble-t-il, car ce qui ne peut pas exister ne peut pas être produit. Il n’y aura donc pas d’idée des infinis en Dieu. Or Dieu ne peut rien opérer que par une idée ; Dieu ne peut donc pas opérer des infinis.

 

Quand on dit que Dieu créé les réalités, on ne pose rien de nouveau du côté de celui qui crée, mais seulement du côté de la créature ; dire que Dieu crée les réalités revient donc, semble-t-il, à dire que les réalités viennent à l’existence par Dieu. Donc, pour la même raison, dire que Dieu peut créer les réalités revient à dire que les réalités peuvent venir à l’existence par Dieu. Or les réalités ne peuvent être produites en nombre infini, car il n’y a pas dans la créature de puissance à un acte infini. Dieu non plus ne peut donc pas faire des infinis en acte.

 

 

Réponse :

 

On rencontre deux distinctions de l’infini.

 

D’abord, il se distingue en puissance et acte ; et l’on appelle infini en puissance celui qui consiste toujours en une succession, comme dans la génération, le temps et la division du continu : en toutes ces choses il y a une puissance à l’infini, car elles sont toujours prises une partie après l’autre ; mais il y aurait infini en acte si nous posions, par exemple, une ligne dépourvue d’extrémités.

 

Ensuite, on distingue l’infini par soi et par accident ; et le sens de cette distinction apparaît clairement de la façon suivante : la notion d’infini, comme on l’a dit, convient à la quantité ; or la quantité se dit de la quantité discrète avant de se dire de la quantité continue ; par conséquent, pour voir comment l’infini est par soi et comment il est par accident, il faut considérer que tantôt la multitude est requise par soi, tantôt elle est seulement par accident. La multitude est requise par soi, comme on le voit bien, dans les séries ordonnées de causes et d’effets dont l’un est en dépendance essentielle de l’autre ; par exemple, l’âme meut la chaleur naturelle, qui met en branle les nerfs et les muscles, par lesquels sont mues les mains, qui meuvent un bâton, par lequel est mue une pierre ; dans cette série, en effet, n’importe lequel des suivants dépend par soi de n’importe lequel des précédents. Mais il y a multitude par accident, quand toutes les choses qui sont contenues dans la multitude tiennent pour ainsi dire la place d’une seule, et qu’il importe peu qu’il y en ait une ou plusieurs, peu ou beaucoup ; par exemple, si un bâtisseur fait une maison, et qu’en la construisant il use successivement plusieurs scies, la multitude des scies n’est requise que par accident pour construire la maison, parce qu’une seule scie ne peut durer toujours ; et le nombre de scies, quel qu’il soit, ne fait aucune différence pour la maison ; il n’y a donc aucune dépendance entre l’une et l’autre, comme c’était le cas lorsque la multitude était requise par soi.

 

Donc, d’après cela, diverses opinions furent émises concernant l’infini. Certains philosophes anciens posèrent l’infini en acte non seulement par accident, mais aussi par soi, voulant que l’infini soit nécessaire à ce qu’ils posaient comme le principe ; et c’est pourquoi ils posaient aussi un processus infini de causes. Mais le Philosophe réprouve cette opinion au deuxième livre de la Métaphysique et au troisième livre de la Physique.

 

D’autres, à la suite d’Aristote, accordèrent que l’infini par soi ne peut se rencontrer ni en acte ni en puissance, car il n’est pas possible qu’une chose dépende essentiellement d’une infinité [de causes], auquel cas, en effet, son être ne serait jamais accompli. Mais ils posèrent que l’infini par accident existe non seulement en puissance mais aussi en acte ; c’est pourquoi Algazel, dans sa Métaphysique, affirme que les âmes humaines séparées des corps sont en nombre infini, car cela s’ensuit de ce que le monde, selon lui, est éternel ; et il n’estime pas cela aberrant, car il n’y a aucune dépendance des âmes entre elles, aussi l’infini ne se trouve-t-il dans la multitude de ces âmes que par accident.

 

D’autres, par contre, ont posé que l’infini en acte ne peut exister ni par soi ni par accident ; mais que seul peut exister l’infini en puissance, qui consiste en une succession, comme il est enseigné au troisième livre de la Physique ; et c’est la position du Commentateur au deuxième livre de la Métaphysique. Que l’infini ne puisse être en acte, cela peut avoir deux raisons : soit parce qu’être en acte s’oppose à l’infini par là même qu’il est infini, soit pour une autre raison, comme par exemple se mouvoir vers le haut s’oppose au triangle de plomb, non parce qu’il est triangle, mais parce qu’il est en plomb.

 

Si donc l’infini peut par nature exister en acte, d’après la seconde opinion, ou même, si autre chose que la notion même d’infini l’empêche d’exister, alors je dis que Dieu peut faire que l’infini existe en acte. En revanche, si être en acte s’oppose à l’infini dans sa notion, alors Dieu ne peut pas faire cela, comme il ne peut pas faire que l’homme soit un animal irrationnel, car cela reviendrait à ce que des contradictoires existent en même temps. Mais être en acte est-il ou non compatible avec l’infini dans sa notion ? Comme c’est une question soulevée incidemment, qu’elle soit maintenant laissée de côté pour être discutée ailleurs. Et il faut répondre aux deux séries d’arguments.

 

 

Réponse aux objections :

 

Les raisons formelles qui sont dans l’esprit divin ne se réalisent pas dans la créature avec le mode qu’elles ont en Dieu, mais avec le mode que permet la notion de créature ; ainsi, bien que ces raisons formelles soient immatérielles, les réalités sont cependant produites à partir d’elles en l’être matériel. Si donc il entre dans la notion d’infini de n’être pas en acte simultanément mais en une succession, comme dit le Philosophe au troisième livre de la Physique, alors les raisons formelles en nombre infini qui sont dans l’esprit divin ne peuvent se réaliser toutes ensemble dans les créatures, mais elles le peuvent successivement ; et ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il y ait des infinis en acte.

 

On dit de deux façons qu’une chose est impossible à la puissance de la créature : d’abord en raison d’un défaut de puissance, et dans ce cas on affirme à bon droit que ce que la créature ne peut pas, Dieu le peut. Ensuite, parce que ce qui est dit impossible à la créature contient en soi une certaine incompatibilité ; et de même que cela est impossible à la créature, ce n’est pas non plus possible à Dieu, comme par exemple que deux contradictoires existent simultanément ; et tel sera le cas de l’existence en acte de l’infini, si être en acte s’oppose à la notion d’infini.

 

Est vain ce qui ne parvient pas à la fin pour laquelle il existe, comme il est dit au deuxième livre de la Physique ; donc, qu’une puissance ne soit pas amenée à l’acte ne la fait appeler vaine que dans la mesure où son effet, ou son acte même, s’il est différent d’elle, est la fin de la puissance. Or nul effet de la puissance divine n’est la fin de celle-ci, et son acte ne diffère pas de Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Bien que, par nature, les infinis ne puissent exister simultanément, cependant ils peuvent devenir ; car l’être de l’infini ne consiste pas à exister simultanément, mais il est comme les choses qui sont en devenir, comme « le jour et le combat », ainsi qu’il est dit au troisième livre de la Physique. Et cependant, il ne s’ensuit pas que Dieu puisse faire seulement les choses qui arrivent naturellement. En effet, l’idée, d’après la définition susdite, relève de la connaissance pratique, c’est-à-dire une connaissance qui est déterminée à l’acte par la volonté divine ; mais Dieu peut faire par sa volonté beaucoup d’autres choses que celles qu’il a déterminées pour qu’elles existent, ou aient existé, ou doivent exister.

 

Bien que, dans la création, seul soit nouveau ce qui est du côté de la créature, cependant le nom de création n’implique pas seulement cela, mais encore ce qui est du côté de Dieu ; en effet, il signifie l’action divine, qui est son essence, et il connote l’effet dans la créature, qui est de recevoir de Dieu l’existence ; il ne s’ensuit donc pas que la possibilité pour Dieu de créer quelque chose soit identique à la possibilité pour une chose d’être créée par lui ; sinon, avant que la créature ne fût, il n’aurait rien pu créer sans que la puissance de la créature préexistât, ce qui revient à poser une matière éternelle. Donc, bien que la puissance de la créature ne permette pas l’existence d’infinis en acte, cela n’exclut pas que Dieu puisse faire des infinis en acte.

Article 11 : La science se dit-elle de façon purement équivoque de Dieu et de nous ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Partout où il y a une communauté d’univocité ou d’analogie, il y a quelque ressemblance. Or il ne peut y avoir aucune ressemblance entre la créature et Dieu. Rien ne peut donc être commun aux deux par univocité ou par analogie. Si donc le nom de science se dit de Dieu et de nous, ce sera seulement de façon équivoque. Preuve de la mineure. Il est dit en Is. 40, 18 : « À qui donc ferez-vous ressembler Dieu ? », comme pour dire qu’il ne peut ressembler à personne.

 

Partout où il y a quelque ressemblance, il y a un rapport. Or, il ne peut y avoir aucun rapport entre Dieu et la créature, puisque la créature est finie et que Dieu est infini. Il ne peut donc y avoir aucune ressemblance entre eux ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Partout où il y a un rapport, il doit nécessairement y avoir une forme que plusieurs possèdent plus ou moins, ou également. Or cela ne peut se dire de Dieu et de la créature, car il y aurait alors quelque chose de plus simple que Dieu. Il n’y a donc pas de rapport entre lui et la créature ; ni non plus, par conséquent, de ressemblance ni de communauté, si ce n’est d’équivocité seulement.

 

Les choses entre lesquelles il n’y a aucune ressemblance sont plus distantes que celles entre lesquelles il y a une ressemblance. Or il y a entre Dieu et la créature une distance infinie, plus grande qu’aucune autre ; il n’y a donc pas de ressemblance entre eux, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

La distance de la créature à Dieu est plus grande que la distance de l’étant créé au non-étant, puisque l’étant créé ne dépasse le non-étant que de la quantité de son entité, qui n’est pas infinie. Or rien ne peut être commun à l’étant et au non-étant, « si ce n’est par équivocité » seulement, comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique : « comme, par exemple, si ce que nous appelons homme, d’autres l’appelaient non-homme ». Rien non plus ne peut donc être commun à Dieu et à la créature, si ce n’est par pure équivocation.

 

Dans toutes les analogies, il en est ainsi : ou bien un terme est posée dans la définition de l’autre, comme on pose la substance dans la définition de l’accident et l’acte dans la définition de la puissance, ou bien quelque chose d’identique est posé dans la définition de l’un et de l’autre, comme la santé de l’animal est posée dans la définition du sain, qui se dit de l’urine et de la nourriture, celle-ci conservant et l’autre signifiant la santé. Or la créature et Dieu ne sont pas ainsi entre eux, car ni l’un n’est posé dans la définition de l’autre, ni quelque chose d’identique n’est posé dans la définition des deux, même en supposant que Dieu ait une définition. Il semble donc que rien ne puisse se dire de Dieu et des créatures par analogie ; et ainsi, il reste que tout ce qui se dit d’eux communément est dit de façon purement équivoque.

 

La différence entre la substance et l’accident est plus grande qu’entre deux espèces de substance. Or, si un même nom est donné pour signifier deux espèces de substances selon la notion propre de l’une et de l’autre, il est dit de celles-ci de façon purement équivoque, comme le nom de chien donné à la constellation, à l’animal qui aboie et à l’animal marin. Donc à bien plus forte raison si un nom unique est donné à la substance et à l’accident. Or notre science est accident, tandis que la science divine est substance. Donc le nom de science se dit de l’une et de l’autre de façon purement équivoque.

 

Notre science est seulement une certaine image de la science divine. Or le nom de la réalité ne convient à l’image que de façon équivoque, et c’est pourquoi « animal » se dit de façon équivoque du vrai animal et de l’animal peint, suivant le Philosophe dans les Catégories. Donc le nom de science se dit lui aussi de façon purement équivoque de la science de Dieu et de la nôtre.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au cinquième livre de la Métaphysique que ce en quoi se trouvent les perfections de tous les genres est parfait au plein sens du terme ; et c’est Dieu, comme dit le Commentateur au même endroit. Or on n’affirmerait pas que les perfections des autres genres se trouvent en lui, s’il n’y avait pas de ressemblance entre sa perfection et les perfections des autres genres. Il y a donc quelque ressemblance entre la créature et lui ; donc la science, ou quoi que ce soit d’autre, ne se dit pas de façon purement équivoque de la créature et de Dieu.

 

Il est dit en Gen. 1, 26 : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. » Il y a donc quelque ressemblance entre la créature et Dieu, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

Réponse :

 

Il est impossible de dire qu’une chose est prédiquée univoquement de la créature et de Dieu. En effet, dans tous les cas d’univocité, la notion à laquelle renvoie le nom est commune aux deux termes desquels le nom est prédiqué univoquement ; et ainsi, quant à la notion à laquelle renvoie ce nom, les termes univoques sont égaux en quelque chose, bien que l’un puisse être avant ou après l’autre du point de vue de l’être : par exemple, tous les nombres sont égaux quant à la notion de nombre, bien que, du point de vue de la nature de la réalité, l’un soit par nature antérieur à l’autre. Or la créature, si parfaitement qu’elle imite Dieu, ne peut cependant parvenir à ce qu’une chose lui convienne pour la même raison qu’elle convient à Dieu ; en effet, les choses qui sont en divers sujets selon la même notion sont communes à ceux-ci du point de vue de la notion de substance ou de quiddité, mais sont distinctes du point de vue de l’être. Or tout ce qui est en Dieu, est son propre être ; car de même qu’en lui l’essence est identique à l’être, de même en lui la science est la même chose qu’être connaissant ; puis donc que l’être qui est propre à une réalité ne peut être communiqué à une autre, il est impossible que la créature parvienne à avoir quelque chose sous le même rapport que Dieu, de même qu’il est impossible qu’elle parvienne au même être. Et il en serait de même pour nous : si, en Socrate, l’homme et l’« être homme » ne différaient pas, il serait impossible que l’homme se dise univoquement de lui et de Platon, qui ont un être différent.

 

Et cependant, on ne peut pas dire que tout ce qui se dit de Dieu et des créatures soit prédiqué de façon tout à fait équivoque ; car s’il n’y avait aucune convenance quant à la réalité entre la créature et Dieu, son essence ne serait pas une ressemblance des créatures, et ainsi, il ne connaîtrait pas les créatures en connaissant son essence. Semblablement aussi, nous ne pourrions pas non plus parvenir à la connaissance de Dieu à partir des réalités créées ; et parmi les noms qui sont adaptés aux créatures, l’un ne devrait pas se dire de Dieu plutôt que l’autre ; car dans les cas d’équivocité, peu importe le nom que l’on donne, dès lors qu’il ne se remarque aucune convenance de réalité.

 

Il faut donc affirmer que le nom de science ne se prédique de la science de Dieu et de la nôtre ni tout à fait univoquement, ni de façon purement équivoque, mais par analogie, ce qui ne signifie rien d’autre que « selon une proportion ». Or il peut y avoir deux convenances selon une proportion, et l’on envisage la communauté d’analogie selon ces deux convenances. En effet, il y a une certaine convenance entre les termes qui ont entre eux une proportion, du fait qu’ils ont une distance déterminée ou une autre relation mutuelle : par exemple entre deux et un, du fait que deux est le double de un. Parfois aussi, la convenance est envisagée non pas entre deux termes entre lesquels il y aurait une proportion, mais plutôt entre deux proportions : par exemple, six convient avec quatre par la raison que, de même que six est le double de trois, de même quatre est le double de deux. La première convenance est donc celle de proportion, et la seconde celle de proportionnalité ; et par conséquent, nous trouvons selon le mode de la première convenance une chose dite analogiquement de deux termes dont l’un a une relation avec l’autre, comme l’étant se dit de la substance et de l’accident en raison de la relation que l’accident a avec la substance, et comme « sain » se dit de l’urine et de l’animal parce que l’urine a quelque relation avec la santé de l’animal. Mais parfois, une chose se dit analogiquement selon le second mode de convenance, comme le nom de vision se dit de la vision corporelle et de l’intelligence parce que l’intelligence est dans l’esprit ce que la vue est dans l’œil. Pour ce qui se dit analogiquement de la première façon, il est donc nécessaire qu’il y ait une relation déterminée entre les termes auxquels une chose est commune par analogie, et c’est pourquoi il est impossible qu’une chose se dise de Dieu et de la créature selon ce mode d’analogie, car aucune créature n’a avec Dieu une relation telle que la perfection divine puisse être déterminée par elle. Mais dans l’autre mode d’analogie, on n’envisage aucune relation déterminée entre les termes auxquels une chose est commune par analogie ; voilà pourquoi rien n’empêche qu’un nom se dise analogiquement de Dieu et de la créature selon ce mode.

 

Cela se produit toutefois de deux façons : tantôt, en effet, ce nom implique par son signifié principal une chose en laquelle on ne peut envisager de convenance entre Dieu et la créature, même selon le mode susdit, et tel est le cas de tout ce qui est dit symboliquement de Dieu, comme lorsqu’il est appelé lion, ou soleil, ou autre chose de ce genre, car dans la définition de ces choses entre la matière, qui ne peut être attribuée à Dieu ; tantôt le nom qui se dit de Dieu et de la créature n’implique, par son signifié principal, rien qui empêche d’envisager le mode de convenance susdit entre Dieu et la créature, et tel est le cas de tous les noms qui n’incluent aucun défaut dans leur définition, ni ne dépendent de la matière quant à l’être, comme l’étant, le bien, et autres choses semblables.

 

 

Réponse aux objections :

 

Comme dit Denys au neuvième chapitre des Nom Divins, en aucune façon Dieu ne doit être dit semblable aux créatures, mais les créatures peuvent en quelque façon être dites semblables à Dieu. Car ce qui est fait à l’imitation de quelque chose, s’il l’imite parfaitement, peut dans l’absolu être dit semblable à lui, mais non l’inverse, car l’homme n’est pas dit semblable à son image, c’est le contraire qui est vrai ; et s’il l’imite imparfaitement, alors ce qui imite peut être dit à la fois semblable et dissemblable à ce à l’imitation de quoi il est fait : semblable, parce qu’il le représente, mais non semblable, dans la mesure où il manque à la parfaite représentation. Voilà pourquoi la Sainte Écriture nie à tout point de vue que Dieu soit semblable aux créatures ; mais que la créature soit semblable à Dieu, tantôt elle l’accorde, tantôt elle le nie : elle l’accorde, lorsqu’elle dit que l’homme a été fait à la ressemblance de Dieu ; mais elle le nie lorsqu’elle dit dans le Psaume : « Ô Dieu, qui sera semblable à vous ? »

 

Au premier livre des Topiques, le Philosophe pose deux modes de ressemblance : l’un, que l’on trouve en des genres différents, et celui-ci se prend de la proportion ou de la proportionnalité, comme quand une chose est à une autre ce qu’une troisième est à une quatrième, comme il le dit au même endroit ; l’autre mode, que l’on trouve dans les choses qui sont du même genre, comme lorsque le même est en différents sujets. Or le premier mode de ressemblance ne requiert pas de rapport suivant une relation déterminée, mais seulement le second mode ; il n’est donc pas nécessaire d’écarter de Dieu le premier mode de ressemblance relativement à la créature.

 

Cette objection vaut manifestement pour la ressemblance du second mode, dont nous avons accordé qu’elle n’existait pas entre la créature et Dieu.

 

La ressemblance qui diminue la distance est celle qui se fonde sur ce que deux termes participent à une seule chose, ou que l’un a avec l’autre une relation déterminée par laquelle l’intelligence peut comprendre l’un à partir de l’autre, et non celle qui existe par une convenance de proportions. En effet, une telle ressemblance se trouve semblablement en des termes très distants ou peu distants ; car la ressemblance de proportionnalité n’est pas plus grande entre les rapports de deux à un et de six à trois, qu’entre les rapports de deux à un et de cent à cinquante. Voilà pourquoi la distance infinie de la créature à Dieu n’ôte pas la ressemblance susdite.

 

Même à l’étant et au non-étant quelque chose convient selon l’analogie, car le non-étant lui-même est analogiquement appelé étant, comme on le voit clairement au quatrième livre de la Métaphysique ; et c’est pourquoi la distance qu’il y a entre la créature et Dieu ne peut pas non plus empêcher la communauté d’analogie.

 

Cet argument vaut pour la communauté d’analogie qui s’entend selon une relation déterminée d’un terme à l’autre : alors, en effet, il est nécessaire que l’un soit posé dans la définition de l’autre, comme la substance dans la définition de l’accident, ou qu’une chose unique soit posée dans la définition des deux termes, l’un et l’autre se disant par relation à une seule chose, comme la substance dans la définition de la quantité et de la qualité.

 

Bien qu’entre deux espèces de substance il y ait une plus grande convenance qu’entre l’accident et la substance, cependant il est possible qu’un nom ne soit pas donné à ces différentes espèces en considération d’une convenance existant entre elles ; et dans ce cas, le nom sera purement équivoque. Mais un nom qui convient à la substance et à l’accident peut être donné en considération d’une convenance existant entre eux, et ainsi, il ne sera pas équivoque mais analogue.

 

Le nom d’animal n’est pas donné pour signifier la figure extérieure du point de vue de laquelle une peinture imite un véritable animal, mais pour signifier la nature intérieure, du point de vue de laquelle la peinture n’imite pas ; voilà pourquoi le nom d’animal se dit de façon équivoque du vrai animal et de l’animal peint ; par contre, le nom de science convient à la créature et au Créateur du point de vue de ce en quoi la créature imite le Créateur ; il ne se prédique donc pas de l’un et de l’autre de façon tout à fait équivoque.

Article 12 : Dieu connaît-il les futurs contingents singuliers ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Rien ne peut être su que le vrai, comme il est dit au premier livre des Seconds Analytiques. Or, dans les contingents singuliers et futurs, il n’y a pas de vérité déterminée, comme il est dit au premier livre du Péri Hermêneias. Dieu n’a donc pas la science des futurs singuliers et contingents.

 

Ce qui a une conséquence impossible est impossible. Or la proposition « Dieu sait un singulier contingent et futur » a une conséquence impossible, à savoir que la science de Dieu se trompe. Il est donc impossible qu’il sache un futur contingent singulier. Preuve de la mineure : supposons que Dieu sache quelque futur contingent singulier, par exemple « Socrate est assis ». Donc, ou bien il est possible que Socrate ne soit pas assis, ou bien ce n’est pas possible. Si cela n’est pas possible, il est donc impossible que Socrate ne soit pas assis ; il est donc nécessaire que Socrate soit assis. Or on avait supposé que cela était contingent. Et s’il est possible qu’il ne soit pas assis, aucun inconvénient ne doit s’ensuivre si on le pose. Or il s’ensuit que la science de Dieu se trompe. Il ne sera donc pas impossible que la science de Dieu se trompe.

 

[Le répondant] disait que le contingent, tel qu’il est en Dieu, est nécessaire. En sens contraire : ce qui en soi est contingent, n’est nécessaire du point de vue de Dieu que dans la mesure où il est en Dieu. Or, dans la mesure où il est en Dieu, il n’est pas distinct de lui. Si donc il n’est su de Dieu que dans la mesure où il est nécessaire, il ne sera pas su de Dieu tel qu’il existe dans sa nature propre, en tant qu’il est distinct de lui.

 

Selon le Philosophe au premier livre des Premiers Analytiques, d’une majeure apodictique et d’une mineure assertorique s’ensuit une conclusion apodictique. Or cette proposition est vraie : « tout ce qui est su par Dieu existe nécessairement ». En effet, si ce dont Dieu connaît l’existence n’existait pas, sa science serait fausse. Si donc Dieu sait qu’une chose existe, il est nécessaire qu’elle existe. Or aucun contingent n’existe nécessairement. Aucun contingent n’est donc su par Dieu.

 

[Le répondant] disait que lorsqu’on dit : « tout ce qui est su par Dieu existe nécessairement », il n’est pas impliqué de nécessité du côté de la créature, mais seulement du côté de Dieu qui sait. En sens contraire : lorsqu’on dit que « tout ce qui est su par Dieu existe nécessairement », la nécessité est attribuée au sujet du dictum. Or le sujet du dictum est ce qui est su par Dieu, non Dieu même qui sait. Cela n’implique donc une nécessité que du côté de la réalité sue.

 

Pour nous, plus une connaissance est certaine, moins elle peut porter sur les choses contingentes ; en effet, la science ne porte que sur les choses nécessaires, car elle est plus certaine que l’opinion, qui peut porter sur les contingentes. Or la science de Dieu est très certaine. Elle ne peut donc porter que sur les choses nécessaires.

 

En toute conditionnelle vraie, si l’antécédent est nécessaire dans l’absolu, le conséquent sera lui aussi nécessaire dans l’absolu. Or cette conditionnelle est vraie : « si une chose a été sue par Dieu, elle existera ». Puis donc que l’antécédent « cela a été su par Dieu » est nécessaire dans l’absolu, le conséquent sera lui aussi nécessaire dans l’absolu ; il est donc absolument nécessaire que tout ce qui est su par Dieu existe. Or voici comment [l’objectant] prouvait que « cela a été su par Dieu » est nécessaire dans l’absolu. C’est un certain dictum au passé. Or tout dictum au passé, s’il est vrai, est nécessaire, car ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été. C’est donc nécessaire dans l’absolu. Autre argument : tout ce qui est éternel est nécessaire ; or tout ce que Dieu a su, il l’a su de toute éternité ; il est donc absolument nécessaire qu’il l’ait su.

 

Chaque chose se rapporte au vrai comme elle se rapporte à l’être. Or les futurs contingents n’ont pas d’être. Ils n’ont donc pas non plus de vérité ; la science ne peut donc pas porter sur eux.

 

Selon le Philosophe au quatrième livre de la Métaphysique, celui qui ne pense pas une chose déterminée ne pense rien. Or le futur contingent, surtout s’il peut être indifféremment l’un ou l’autre, n’est aucunement déterminé, ni en lui-même ni dans sa cause. La science ne peut donc aucunement porter sur lui.

 

10° Hugues de Saint-Victor dit dans son De sacramentis que « Dieu ne connaît rien hors de soi, ayant toutes choses en lui-même ». Or rien n’est contingent qu’en dehors de lui, car il n’y a pas de potentialité en lui. Dieu ne connaît donc aucunement le futur contingent.

 

11° Rien de contingent ne peut être connu par un médium nécessaire, car si le médium est nécessaire, la conclusion l’est aussi. Or Dieu connaît toutes choses par ce médium qu’est son essence. Puis donc que ce médium est nécessaire, il semble qu’il ne puisse connaître aucun contingent.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit dans le Psaume : « Lui qui a formé un à un leurs cœurs connaît toutes leurs œuvres. » Or les œuvres des hommes sont contingentes, puisqu’elles dépendent du libre arbitre. Dieu connaît donc les futurs contingents.

 

Tout ce qui est nécessaire est su par Dieu. Or tout contingent est nécessaire en tant qu’il est référé à la connaissance divine, comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation. Tout contingent est donc su par Dieu.

 

Saint Augustin dit au sixième livre sur la Trinité que Dieu sait de façon immuable les choses changeantes. Or, par là même qu’une chose est changeante, elle est contingente, puisqu’on appelle contingent ce qui peut être et ne pas être. Dieu sait donc de façon immuable les choses contingentes.

 

Dieu connaît les réalités dans la mesure où il est leur cause. Or Dieu est la cause non seulement des choses nécessaires, mais aussi des contingentes. Il connaît donc tant les nécessaires que les contingentes.

 

Dieu connaît les réalités dans la mesure où existe en lui le modèle de toutes les réalités. Or le modèle divin des choses contingentes et changeantes peut être immuable, comme celui des choses matérielles est immatériel, et que celui des composées est simple. Donc, semble-t-il, de même que Dieu connaît les choses composées et matérielles tout en étant lui-même immatériel et simple, de même il connaît les contingents quoique la contingence n’ait pas de place en lui.

 

Savoir, c’est connaître la cause d’une réalité. Or Dieu sait la cause de tous les contingents, car il se sait lui-même, lui qui est la cause de toutes choses. Il sait donc les contingents.

 

Réponse :

 

On s’est diversement trompé sur cette question. Certains, en effet, voulant juger de la science divine sur le mode de la nôtre, prétendirent que Dieu ne connaissait pas les futurs contingents. Mais cela est impossible, car alors il n’exercerait pas sa providence sur les affaires humaines, qui adviennent de façon contingente. Aussi d’autres affirmèrent-ils que Dieu a la science de tous les futurs, mais qu’ils adviennent tous par nécessité, autrement la science de Dieu se tromperait sur eux. Mais cela non plus n’est pas possible, car dans ce cas le libre arbitre serait perdu et il ne serait pas nécessaire de demander conseil ; il serait également injuste que des peines et des récompenses soient accordées aux mérites, dès lors que tout se fait par nécessité.

 

C’est pourquoi il faut répondre que Dieu connaît tous les futurs, et cependant cela n’empêche pas que des choses se produisent de façon contingente. Pour le voir clairement, il faut savoir qu’il y a en nous certaines puissances et habitus cognitifs en lesquels la fausseté ne peut jamais exister, tels le sens, la science et l’intelligence des principes, mais il en est d’autres en lesquelles le faux peut exister, telles l’imagination, l’opinion et l’estimation. Or, dans la connaissance, la fausseté vient de ce qu’il n’en est pas dans la réalité comme celle-ci est appréhendée ; si donc une puissance cognitive est telle que la fausseté n’est jamais en elle, il est nécessaire que son objet connaissable ne se détache jamais de ce que le connaissant appréhende de lui. Or une chose nécessaire ne peut être empêchée d’exister, avant qu’elle ne se produise, étant donné que ses causes sont immuablement ordonnées à sa production. C’est pourquoi les choses nécessaires peuvent être connues par ces habitus qui sont toujours vrais, même quand elles sont futures, comme nous connaissons une éclipse future ou le lever du soleil par une science vraie. En revanche, le contingent peut être empêché avant d’être amené à l’existence, car il n’est alors que dans ses causes, auxquelles peut survenir un empêchement en sorte qu’elles n’atteignent pas leur effet ; mais une fois que le contingent est amené à l’existence, il ne peut plus désormais être empêché. Voilà pourquoi la puissance ou l’habitus en lequel ne se trouve jamais de fausseté peut avoir un jugement sur un contingent dans la mesure où il est présent, comme le sens juge que Socrate est assis lorsqu’il est assis. D’où il ressort que le contingent, en tant que futur, ne peut être connu par aucune connaissance ne pouvant receler de fausseté ; puis donc que la science divine ne recèle pas et ne peut receler de fausseté, il serait impossible que Dieu ait la science des futurs contingents s’il les connaissait en tant que futurs. Or une chose est connue comme future lorsqu’il y a une relation de passé à futur entre la connaissance du connaissant et l’avènement de la réalité. Or cette relation ne peut se trouver entre la connaissance divine et une quelconque réalité contingente ; mais la relation entre la connaissance divine et une réalité quelconque est comme la relation de présent à présent. Et l’on peut comprendre cela de la façon suivante.

 

Si quelqu’un voyait de nombreuses personnes passant successivement par une voie, et cela pendant quelque temps, alors en chaque partie du temps il verrait actuellement quelques-uns des passants, si bien que dans le temps total de sa vision, il verrait actuellement tous les passants ; non cependant tous ensemble actuellement, car le temps de sa vision n’est pas tout simultané. Mais si sa vision pouvait être toute simultanée, il les verrait tous ensemble actuellement, bien que tous ne passent pas ensemble actuellement ; puis donc que la vision de la science divine est mesurée par l’éternité, qui est toute simultanée et inclut cependant le temps tout entier sans manquer à aucune partie du temps, il s’ensuit que tout ce qui est fait dans le temps, Dieu le voit non comme futur, mais comme présent : car ce qui est vu par Dieu est certes futur pour une autre réalité à laquelle il succède dans le temps ; mais pour la vision divine elle-même, qui n’est pas dans le temps mais hors du temps, il n’est pas futur, mais présent. Ainsi donc, nous voyons le futur comme futur, car il est futur pour notre vision, puisqu’elle est mesurée par le temps ; mais pour la vision divine, qui est hors du temps, il n’est pas futur ; de même aussi, une file de passants serait vue autrement par celui qui serait dans la file et ne verrait que les choses qui sont devant lui, et par celui qui serait hors de la file des passants et les regarderait tous en même temps. Donc, de même que notre vue ne se trompe jamais en voyant les choses contingentes lorsqu’elles sont présentes, et cela n’empêche pourtant pas qu’elles adviennent de façon contingente, de même Dieu voit infailliblement toutes les choses contingentes, qu’elles soient pour nous présentes, passées ou futures, car elles ne sont pas futures pour lui, mais il les voit exister au moment où elles sont ; cela n’empêche donc pas qu’elles adviennent de façon contingente.

 

Mais en cela, une difficulté se présente, étant donné que nous ne pouvons signifier la connaissance divine que sur le mode de notre connaissance, en co-signifiant les différences des temps : en effet, si on la signifiait en tant que science de Dieu, on devrait dire : « Dieu sait que cela est », plutôt que : « Dieu sait que cela sera », car il n’y a jamais pour lui de choses futures, mais toujours des choses présentes ; c’est aussi pour cette raison, comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation, que sa connaissance des futurs « est plus proprement appelée “providence” que “prévoyance”, car il voit ces choses “porro”, comme de loin, du point de vue de l’éternité » ; quoique cette connaissance puisse être aussi appelée prévoyance, à cause de la relation entre ce qui est su par lui et les autres choses pour lesquelles cela est futur.

 

 

Réponse aux objections :

 

Bien que, aussi longtemps qu’il est futur, le contingent ne soit pas déterminé, cependant, dès lors qu’il est produit dans la réalité, il a une vérité déterminée ; et c’est de cette façon que le regard de la connaissance divine se porte sur lui.

 

Comme on l’a dit, le contingent est référé à la connaissance divine comme il est posé exister dans la réalité ; or, dès lors qu’il existe, il ne peut pas ne pas exister au moment où il existe, car « ce qui existe, existe nécessairement quand il existe », comme il est dit au premier livre du Péri Hermêneias ; cependant, il ne s’ensuit pas qu’il soit absolument nécessaire, ni que la science de Dieu se trompe, de même que ma vue ne se trompe pas non plus lorsque je vois que Socrate est assis, bien que cela soit contingent.

 

Si l’on dit que le contingent est nécessaire, c’est dans la mesure où il est su par Dieu, car il est su par lui en tant qu’il est déjà présent, mais non en tant qu’il est futur. De là résulte pour lui quelque nécessité, si bien que l’on peut dire qu’il est advenu nécessairement : en effet, il n’y a avènement que de ce qui est futur, car ce qui existe déjà ne peut pas advenir ultérieurement, mais il est vrai que c’est advenu, et cela est nécessaire.

 

Quand on dit « tout ce qui est su par Dieu existe nécessairement », cette proposition a un double sens, car elle peut porter soit sur le dictum, soit sur la réalité. Si elle porte sur le dictum, alors elle est composée et vraie, et le sens est que ce dictum : « tout ce qui est su par Dieu existe » est nécessaire, car il est impossible que Dieu sache qu’une chose existe, et que celle-ci n’existe pas. Si elle porte sur la réalité, alors elle est divisée et fausse, et le sens est que ce qui est su par Dieu existe nécessairement : en effet, les réalités qui sont sues par Dieu n’adviennent pas pour autant de façon nécessaire, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et si l’on objecte que cette distinction n’a lieu d’être que pour les formes qui peuvent se succéder l’une à l’autre dans un sujet, comme la blancheur et la noirceur, tandis qu’il est impossible qu’une chose soit sue par Dieu et ensuite ne le soit pas, et qu’ainsi la distinction susdite n’a pas lieu d’être ici, voici ce qu’il faut répondre : bien que la science de Dieu soit invariable et son mode toujours identique, cependant la disposition selon laquelle une réalité est référée à la connaissance de Dieu ne se rapporte pas toujours de la même façon à la réalité elle-même ; en effet, la réalité est référée à la connaissance de Dieu en tant qu’elle est dans son actualité, mais son actualité ne convient pas toujours à la réalité ; la réalité peut donc être prise avec une telle disposition ou sans elle ; et ainsi, par voie de conséquence, elle peut être prise à la façon dont elle est référée à la connaissance de Dieu, ou bien d’une autre façon ; et par conséquent, la distinction susdite est valable.

 

Si la proposition susdite porte sur la réalité, il est vrai que la nécessité est affirmée à propos de cela même qui est su par Dieu ; mais si elle porte sur le dictum, la nécessité n’est pas affirmée à propos de la réalité elle-même, mais à propos de la relation de la science à l’objet su.

 

Pas plus que notre science, la science de Dieu ne peut porter sur des futurs contingents, et bien moins encore si Dieu les connaissait comme futurs ; mais il les connaît comme présents pour soi, et futurs pour les autres ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Sur cette question, il y a différentes opinions.

 

Certains, en effet, ont dit que cet antécédent : « ceci a été su par Dieu » est contingent, car bien qu’il soit au passé, il implique cependant une relation au futur, et c’est pourquoi il n’est pas nécessaire ; comme lorsqu’on dit : « ceci devait se produire », cette affirmation au passé n’est pas nécessaire, car ce qui devait se produire peut ne pas se produire, de même qu’il est dit au deuxième livre sur la Génération et la Corruption : « Tel doit marcher, qui ne marchera pas. » Mais il n’en est rien, car lorsqu’on dit : « ceci doit se produire » ou « ceci devait se produire », on désigne la relation qui existe dans les causes de cette réalité par rapport à sa production. Or, bien que les causes qui sont ordonnées à quelque effet puissent être empêchées en sorte que l’effet ne s’ensuive pas, cependant on ne peut pas empêcher qu’à un moment elles y aient été ordonnées ; donc, bien que ce qui doit se produire puisse ne pas se produire, cependant il ne peut jamais ne pas avoir dû se produire.

 

C’est pourquoi d’autres disent que cet antécédent est contingent, car il est composé de nécessaire et de contingent : en effet, la science de Dieu est nécessaire, mais l’objet su par lui est contingent, et les deux sont inclus dans l’antécédent susdit ; par exemple, cette affirmation aussi : « Socrate est un homme blanc » est contingente ; ou bien : « Socrate est un animal et il court ». Mais de nouveau, il n’en est rien, car ce n’est pas ce qui est posé matériellement dans la phrase qui fait varier la vérité de la proposition quant à la nécessité et la contingence, mais seulement la composition principale en laquelle est fondée la vérité de la proposition. Il y a donc le même degré de nécessité et de contingence dans ces deux propositions : « je pense que l’homme est un animal », et « je pense que Socrate court ». Aussi, puisque l’acte principal signifié dans cet antécédent : « Dieu sait que Socrate court » est nécessaire, même si ce qui est posé matériellement est contingent, cela n’empêche pas que l’antécédent susdit soit nécessaire.

 

Et c’est pourquoi d’autres accordent sans réserve qu’il est nécessaire, mais ils disent que d’un antécédent absolument nécessaire ne doit s’ensuivre un conséquent absolument nécessaire que lorsque l’antécédent est cause prochaine du conséquent. En effet, s’il est cause éloignée, la nécessité de l’effet peut être empêchée par la contingence d’une cause prochaine ; par exemple, bien que le soleil soit une cause nécessaire, cependant la floraison de l’arbre, qui est son effet, est contingente, car sa cause prochaine, à savoir la puissance générative de la plante, est variable. Mais cela non plus ne semble pas suffisant, car ce n’est pas en raison de la nature de la cause et de l’effet que d’un antécédent nécessaire s’ensuit un conséquent nécessaire, mais c’est plutôt en raison de la relation du conséquent à l’antécédent, parce que le contraire du conséquent n’est nullement compatible avec l’antécédent — ce qui arriverait si un antécédent nécessaire était suivi d’un conséquent contingent — ; il est donc nécessaire que ce soit le cas dans n’importe quelle conditionnelle, si elle est vraie, que l’antécédent soit un effet, une cause prochaine ou une cause éloignée ; et si cela ne se rencontre pas dans la conditionnelle, alors elle ne sera aucunement vraie ; aussi cette conditionnelle est-elle fausse : « si le soleil se meut, l’arbre fleurira ».

 

Voilà pourquoi il faut répondre autrement, et dire que cet antécédent est nécessaire au plein sens du terme, et que le conséquent est absolument nécessaire à la façon dont il s’ensuit de l’antécédent. En effet, il n’en va pas de même pour les choses qui sont attribuées à une réalité selon elle-même, et pour celles qui lui sont attribuées en tant qu’elle est connue. Car celles qui lui sont attribuées selon elle-même lui conviennent selon son mode, mais celles qui lui sont attribuées ou s’ensuivent d’elle en tant qu’elle est connue sont selon le mode du connaissant. Si donc une chose ayant trait à la connaissance est signifiée dans l’antécédent, il est nécessaire que le conséquent soit entendu selon le mode du connaissant, et non selon le mode de la réalité connue ; comme lorsque je dis : « si je pense quelque chose, cela est immatériel » ; en effet, il n’est pas nécessaire que ce qui est pensé soit immatériel, si ce n’est en tant qu’il est pensé ; et semblablement, lorsque je dis : « si Dieu sait une chose, elle existera », le conséquent est à entendre non pas selon la disposition de la réalité en elle-même, mais selon le mode du connaissant. Or, bien que la réalité en elle-même soit future, cependant elle est présente selon le mode du connaissant ; aussi vaudrait-il mieux dire : « si Dieu sait une chose, elle existe » plutôt que : « elle existera » ; le même jugement vaut donc pour cette proposition : « si Dieu sait une chose, elle existera » et pour celle-ci : « si je vois Socrate courir, Socrate court », car l’un et l’autre sont nécessaires au moment où ils sont.

 

Bien que le contingent n’ait pas d’être tant qu’il est futur, cependant, dès lors qu’il est présent, il a un être et une vérité, et c’est ainsi qu’il se tient sous la vision divine, bien que Dieu connaisse aussi la relation d’une chose à l’autre et, par conséquent, sache qu’une chose est future pour une autre ; mais alors, il n’est pas aberrant de poser que Dieu sait devoir se produire une chose qui ne sera pas, dans la mesure où il sait que des causes sont inclinées à quelque effet qui ne sera pas produit ; en effet, nous ne parlons pas maintenant de la connaissance du futur tel qu’il est vu par Dieu dans ses causes, mais tel qu’il est connu en lui-même : car ainsi, il est connu comme présent.

 

Tel qu’il est su par Dieu, le futur est présent, et ainsi, il est déterminé à une partie de l’alternative, même si, tant qu’il est futur, il est ouvert aux deux.

 

10° Dieu ne connaît rien hors de lui, si l’expression « hors de » se réfère à ce par quoi il connaît ; mais si elle se réfère à ce qu’il connaît, alors il connaît quelque chose hors de lui ; et il en a déjà été parlé.

 

11° Il y a deux médiums de connaissance. L’un est le moyen terme de la démonstration, et celui-ci doit être nécessairement proportionné à la conclusion, afin que, dès qu’il est posé, la conclusion soit posée ; et Dieu n’est pas un tel médium de connaissance relativement aux contingents. Il y a un autre médium de connaissance, qui est la ressemblance de la réalité connue, et l’essence divine est un tel médium de connaissance ; il n’est cependant adéquat à aucune chose, bien qu’il soit propre à chacune, comme on l’a déjà dit.

Article 13 : La science de Dieu est-elle variable ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La science est assimilation de celui qui sait à la réalité sue. Or la science de Dieu est parfaite. Elle sera donc parfaitement assimilée aux réalités sues. Or ce qui est su par Dieu est variable. Sa science est donc variable.

 

Toute science qui peut se tromper est variable. Or la science de Dieu peut se tromper ; en effet, elle porte sur le contingent, qui peut ne pas être. Et s’il n’est pas, la science de Dieu se trompe. Elle est donc variable.

 

Notre science, qui a lieu par réception en provenance des réalités, suit le mode de celui qui sait. Donc la science de Dieu, qui a lieu en conférant quelque chose aux réalités, suit le mode de la réalité sue. Or les choses sues par Dieu sont variables. Sa science est donc variable, elle aussi.

 

Si l’un de deux relatifs est ôté, l’autre aussi est ôté. Si donc l’un varie, l’autre aussi varie. Or les choses sues par Dieu sont variables. Sa science l’est donc aussi.

 

Toute science qui peut s’accroître ou diminuer, peut varier. Or la science de Dieu peut s’accroître ou diminuer. Elle peut donc varier. Preuve de la mineure : tout sujet qui sait tantôt plus de choses, tantôt moins, a une science qui varie. Le sujet qui peut en savoir plus qu’il ne sait, ou moins, a donc une science variable. Or Dieu peut en savoir plus qu’il ne sait ; en effet, il sait que des choses existent ou ont existé, ou existeront, celles qu’il fera ; et il pourrait en faire de plus nombreuses, qu’il ne fera jamais ; et ainsi, il pourrait savoir plus de choses qu’il ne sait ; et pour la même raison, il peut en savoir moins qu’il ne sait, car il peut retrancher quelque chose de celles qu’il fera. Sa science peut donc s’accroître et diminuer.

 

[Le répondant] disait que, bien que des choses plus ou moins nombreuses puissent être soumises à la science divine, cependant, sa science ne varie pas. En sens contraire : de même que les possibles sont soumis à la puissance divine, de même, les réalités connaissables sont soumis à la science divine. Or, si Dieu pouvait faire plus de choses qu’il ne l’a pu, sa puissance s’accroîtrait, et elle diminuerait si elle pouvait faire moins de choses. Donc, pour la même raison, s’il savait plus de choses qu’il n’a su auparavant, sa science s’accroîtrait.

 

À un moment donné, Dieu a su que le Christ allait naître ; maintenant, il ne sait pas qu’il va naître, mais qu’il est déjà né. Dieu sait donc quelque chose qu’il n’a d’abord pas su, et il a su quelque chose que maintenant il ne sait pas ; et ainsi, sa science varie.

 

De même qu’il faut à la science une réalité connaissable, de même il lui faut aussi un mode de connaissance. Or, si le mode de connaissance selon lequel Dieu sait variait, sa science serait variable. Donc, pour la même raison, puisque les réalités connaissables par lui varient, sa science sera variable.

 

On dit qu’il y a en Dieu une science d’approbation selon laquelle il ne connaît que les bons. Or Dieu peut approuver ceux qu’il n’a pas approuvés. Il peut donc savoir ce qu’il n’a d’abord pas su ; et ainsi, sa science semble variable.

 

10° De même que la science de Dieu est Dieu même, ainsi la puissance de Dieu est également Dieu même. Or, nous disons que les réalités sont amenées à l’existence par la puissance de Dieu de façon changeante. Donc, pour la même raison, les réalités sont connues par la science de Dieu de façon changeante, sans aucun préjudice pour la perfection divine.

 

11° Toute science qui passe d’une chose à une autre est variable. Or telle est la science de Dieu, car il connaît les réalités par son essence. Elle est donc variable.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jacq. 1, 17 : « En qui il n’y a ni changement, etc. »

 

Le mouvement est « l’acte de l’imparfait », comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Or il n’y a aucune imperfection dans la science divine. Elle est donc invariable.

 

Toutes les choses mues se ramènent à un premier [principe] immobile. Or la cause première de toutes les choses variables est la science divine, comme la cause de tous les produits de l’art est l’art. La science de Dieu est donc invariable.

 

 

Réponse :

 

Puisque la science est intermédiaire entre le connaissant et le connu, une variation peut se produire en elle de deux façons : d’abord du côté du connaissant, ensuite du côté du connu. Du côté du connaissant, nous pouvons considérer trois choses dans la science : la science elle-même, son acte et son mode. Et selon ces trois choses peut se produire une variation dans la science, du côté de celui qui sait.

 

Du côté de la science elle-même, en effet, une variation se produit en elle lorsqu’on acquiert nouvellement la science d’une chose qui n’était d’abord pas sue, ou quand on perd la science de ce qui d’abord était su. On remarque alors une génération ou une corruption, ou bien un accroissement ou une diminution de la science elle-même. Or une telle variation ne peut se produire dans la science divine, car la science divine, comme on l’a déjà montré, porte non seulement sur les étants mais aussi sur les non-étants ; or il ne peut rien y avoir en plus de l’étant et du non-étant, car rien n’est intermédiaire entre l’affirmation et la négation. Or quoique, d’une certaine façon, c’est-à-dire en tant que la science est ordonnée à une œuvre que fait la volonté, la science de Dieu porte seulement sur les choses existantes dans le présent, le passé ou le futur, cependant, si selon ce mode de savoir Dieu savait quelque chose qu’il n’a d’abord pas su, aucune variation n’en résulterait dans sa science, puisque sa science, autant qu’il est en elle, porte de façon égale sur les étants et sur les non-étants ; mais s’il en résultait quelque variation en Dieu, ce serait du côté de la volonté, qui détermine la science à une chose à laquelle elle ne la déterminait d’abord pas.

 

Or, dans sa volonté non plus, aucune variation ne peut en résulter ; en effet, puisqu’il entre dans la notion de la volonté qu’elle produise librement son acte, elle peut, pour ce qui regarde sa notion même, se porter indifféremment vers l’un ou l’autre des opposés, c’est-à-dire vouloir ou ne pas vouloir faire ou ne pas faire ; cependant, il est impossible qu’en même temps elle veuille et ne veuille pas ; et dans la volonté divine, qui est immuable, il ne peut pas non plus se produire que Dieu ait d’abord voulu quelque chose, et ensuite ne veuille pas cette même chose selon le même temps, car alors sa volonté serait temporelle et non toute simultanée. Par conséquent, si nous parlons de la nécessité absolue, il n’est pas nécessaire qu’il veuille ce qu’il veut ; donc, absolument parlant, il est possible qu’il ne veuille pas ; mais si nous parlons de la nécessité qui vient d’une supposition, alors il est nécessaire qu’il veuille, s’il veut ou a voulu ; et ainsi, en parlant d’après la supposition susdite, c’est-à-dire s’il veut ou a voulu, il n’est pas possible qu’il ne veuille pas. Or, puisqu’une mutation requiert deux termes, elle regarde toujours le dernier relativement au premier ; par conséquent, il ne s’ensuivrait que sa volonté est changeante que s’il lui était possible de ne pas vouloir ce qu’il veut après l’avoir déjà voulu. Et ainsi, manifestement, que plus ou moins de choses puissent être sues par lui selon ce mode de science, n’amène aucune variation dans sa science ou dans sa volonté ; pour lui, en effet, pouvoir savoir plus de choses, c’est pouvoir par sa volonté déterminer sa science à faire plus de choses.

 

Du côté de l’acte, une variation se produit dans la science de trois façons. D’abord, parce que le sujet considère actuellement ce qu’il ne considérait pas auparavant, comme nous disons de celui qui passe de l’habitus à l’acte, qu’il varie. Or ce mode de variation ne peut exister dans la science de Dieu, car Dieu n’a pas la science selon un habitus mais seulement en acte, car il n’y a pas en lui de potentialité comme il y en a dans l’habitus. Ensuite, dans l’acte de savoir une variation se produit parce que le sujet considère tantôt une chose, tantôt une autre. Mais cela également est impossible dans la connaissance divine, car Dieu voit toutes choses par une seule espèce, son essence, et c’est pourquoi il voit en même temps toutes choses. Enfin, une variation se produit parce qu’en considérant l’on procède discursivement d’une chose à l’autre ; et cela non plus ne peut se produire en Dieu car, bien que le processus discursif requière deux termes pour qu’il puisse avoir lieu entre eux, on ne peut parler de processus discursif dans la science dès que le sujet voit deux choses, s’il voit les deux d’un seul regard ; or c’est le cas dans la science divine, étant donné que Dieu voit toutes choses au moyen d’une seule espèce.

 

Du côté du mode de connaissance, une variation se produit dans la science parce qu’une chose est plus clairement ou plus parfaitement connue maintenant qu’auparavant ; ce qui peut avoir lieu pour deux raisons. D’abord en raison de la diversité du médium par lequel se fait la connaissance, comme c’est le cas, par exemple, de celui qui a d’abord su quelque chose par un médium probable, et qui sait ensuite la même chose par un médium nécessaire ; et cela ne peut pas non plus se produire en Dieu, car son essence, qu’il a pour médium de connaissance, est invariable. Ensuite, en raison de la puissance intellective, parce qu’un homme mieux disposé intellectuellement connaît quelque chose avec plus d’acuité, même si le médium est identique ; et cela non plus ne peut se produire en Dieu, car la puissance par laquelle il connaît est son essence, qui est invariable. Il reste donc que la science de Dieu est tout à fait invariable du côté du connaissant.

 

Du côté de la réalité connue, la science varie selon la vérité et la fausseté, car si, l’estimation demeurant la même, la réalité change, alors l’estimation qui a d’abord été vraie sera fausse. Mais en Dieu, cela aussi est impossible, car le regard de la connaissance divine se porte vers la réalité comme elle est dans son actualité, telle qu’elle est déjà déterminée à une seule chose, et sous ce rapport elle ne peut varier ultérieurement. En effet, si la réalité elle-même reçoit une autre disposition, celle-ci sera de nouveau soumise de la même façon à la vision divine. Et par conséquent, la science de Dieu n’est nullement variable.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’assimilation de la science à l’objet su n’a pas lieu dans une conformité de nature, mais par représentation ; la science des réalités variables n’est donc pas nécessairement variable.

 

Bien que, considéré en soi, l’objet su par Dieu puisse être autrement, cependant il est soumis à la connaissance divine de telle façon qu’il ne peut se présenter autrement, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Toute science, qu’elle ait lieu par réception en provenance des réalités ou par impression sur les réalités, suit le mode de celui qui sait ; en effet, ces deux sciences viennent de ce que la ressemblance de la réalité connue est dans le connaissant, or ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi il est.

 

Ce à quoi la science divine se rapporte, en tant qu’il est soumis à la science divine, est invariable ; par conséquent, la science, elle aussi, est invariable quant à la vérité, qui peut varier par un changement de la relation susdite.

 

Quand on dit : « Dieu peut savoir ce qu’il ne sait pas », même si l’on parle de la science de vision, cela peut être entendu de deux façons : d’abord en un sens composé, c’est-à-dire en supposant que Dieu n’ait pas su ce qu’on dit qu’il peut savoir ; et dans ce cas, l’affirmation est fausse, car ces deux choses ne peuvent être vraies ensemble, à savoir, que Dieu n’ait pas su quelque chose, et qu’ensuite il le sache. Ensuite, en un sens divisé ; et dans ce cas, aucune supposition ou condition n’est incluse dans ce pouvoir ; l’affirmation est donc vraie en ce sens, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Mais bien qu’en un certain sens on accorde que Dieu peut savoir ce qu’il ne savait d’abord pas, on ne peut cependant accorder en aucun sens l’affirmation « Dieu peut savoir plus de choses qu’il ne sait » ; car, puisque dire « plus de choses » implique un rapport à ce qui existe auparavant, l’affirmation est toujours entendue en un sens composé. Et pour la même raison, on ne doit nullement accorder que la science de Dieu puisse s’accroître ou diminuer.

 

Nous l’accordons.

 

Dieu sait les énoncés sans composer ni diviser, comme on l’a déjà dit, et c’est pourquoi, de même qu’il connaît les diverses réalités de la même façon lorsqu’elles sont et lorsqu’elles ne sont pas, de même il connaît les divers énoncés de la même façon lorsqu’ils sont vrais et lorsqu’ils sont faux, car il sait que chacun est vrai au temps où il est vrai. En effet, il sait que cet énoncé : « Socrate court » est vrai quand il est vrai ; et de même celui-ci : « Socrate courra », et ainsi des autres énoncés. Voilà pourquoi, bien qu’il ne soit pas vrai, maintenant, que Socrate court, mais qu’il a couru, cependant Dieu sait les deux, car il regarde simultanément les deux temps auxquels les deux énoncés sont vrais. Mais s’il savait l’énoncé en le formant en lui-même, alors il ne saurait un énoncé que lorsqu’il est vrai, comme c’est le cas pour nous, et ainsi, sa science varierait.

 

Le mode de la science est dans le sujet même qui sait, mais la réalité sue n’est pas avec sa nature dans le sujet même qui sait ; voilà pourquoi la science serait rendue variable par une variation du mode de la science, mais non par une variation des réalités sues.

 

La réponse ressort de ce qu’on a dit.

 

10° L’acte d’une puissance a son terme hors de l’agent, dans la réalité en sa nature propre, en laquelle la réalité a un être variable ; voilà pourquoi l’on accorde, du côté de la réalité produite, que la réalité est amenée à l’existence de façon changeante. La science, par contre, porte sur les réalités en tant qu’elles sont en quelque façon dans le connaissant ; puis donc que le connaissant est invariable, les réalités sont connues par lui de façon invariable.

 

11° Bien que Dieu connaisse les autres choses par son essence, il n’y a pas là de passage, car c’est d’un même regard qu’il voit son essence et les autres choses.

Article 14 : La science de Dieu est-elle cause des réalités ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains, Origène dit : « Ce n’est pas parce que Dieu sait qu’une chose doit advenir que cette chose sera ; mais c’est parce qu’elle doit advenir qu’elle est connue de Dieu avant qu’elle ne se produise. » Il semble donc que les réalités soient la cause de la science de Dieu, plutôt que l’inverse.

 

Dès que la cause est posée, l’effet est posé. Or la science de Dieu a existé de toute éternité. Si donc elle-même est la cause des réalités, il semble que les réalités aient existé de toute éternité, ce qui est hérétique.

 

D’une cause nécessaire s’ensuit un effet nécessaire ; les démonstrations qui font intervenir une cause nécessaire ont donc aussi des conclusions nécessaires. Or la science de Dieu est nécessaire, puisqu’elle est éternelle. Les réalités qui sont sues par Dieu seraient donc toutes nécessaires, elles aussi, ce qui est absurde.

 

Si la science de Dieu est cause des réalités, alors elle se rapporte aux réalités de la même façon que les réalités se rapportent à notre science. Or la réalité communique son mode à notre science, car nous avons une science nécessaire des réalités nécessaires. Si donc la science de Dieu était la cause des réalités, elle imposerait son mode de nécessité à toutes les réalités sues, ce qui est faux.

 

« La cause première influe sur l’effet plus fortement que la cause seconde. » Or la science de Dieu, si elle est la cause des réalités, sera cause première. Puis donc que de causes secondes nécessaires s’ensuit une nécessité dans les effets, à bien plus forte raison s’ensuivra-t-il de la science de Dieu une nécessité dans les réalités ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Une science a un rapport plus essentiel avec les réalités auxquelles elle se rapporte comme une cause qu’avec les réalités auxquelles elle se rapporte comme un effet, car la cause imprime dans l’effet, mais l’inverse n’est pas vrai. Or notre science, qui se rapporte aux réalités comme leur effet, requiert, pour être elle-même nécessaire, une nécessité dans les réalités sues. Si donc la science de Dieu était la cause des réalités, à bien plus forte raison requerrait-elle une nécessité dans les réalités sues ; et ainsi, elle ne connaîtrait pas les contingents, ce qui s’oppose à ce qu’on a dit précédemment.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quinzième livre sur la Trinité : « Toutes ses créatures, spirituelles et corporelles, Dieu ne les connaît pas parce qu’elles sont, mais elles sont parce qu’il les connaît. » La science de Dieu est donc cause des réalités.

 

La science de Dieu est un certain art de créer les réalités ; aussi saint Augustin dit-il au sixième livre sur la Trinité que le Verbe est « un art plein des raisons des vivants ». Or l’art est la cause des produits de l’art. La science de Dieu est donc la cause des réalités créées.

 

L’opinion d’Anaxagore, que loue le Philosophe,  semble aller dans le même sens : Anaxagore affirmait que le premier principe des réalités était une intelligence qui meut et distingue toutes choses.

 

 

Réponse :

 

L’effet ne peut être plus simple que la cause ; il est donc nécessaire que partout où se trouve une nature unique, on puisse se ramener à un unique principe de cette nature ; par exemple, tous les corps chauds se ramènent à un premier chaud, le feu, qui est la cause de la chaleur dans les autres chauds, comme il est dit au deuxième livre de la Métaphysique. Or toute ressemblance se caractérise par la communauté de quelque forme ; il est donc nécessaire que toutes les choses qui sont semblables, quelles qu’elles soient, aient entre elles un rapport tel que ou bien l’une est la cause de l’autre, ou bien les deux sont causées par une cause unique. Or il y a en toute science une assimilation de la science à l’objet su ; il est donc nécessaire, ou que la science soit cause de l’objet su, ou que l’objet soit cause de la science, ou encore que les deux soient causés par une cause unique. Or on ne peut pas dire que les réalités sues par Dieu soient causes de science en lui, car les réalités sont temporelles et la science de Dieu est éternelle, or le temporel ne peut être cause de l’éternel. Semblablement, on ne peut pas dire que la science de Dieu et les réalités soient causées par une cause unique, car rien en Dieu ne peut être causé, puisqu’il est lui-même tout ce qu’il a. Il reste donc que sa science est cause des réalités. À l’inverse, notre science est causée par les réalités, dans la mesure où nous la recevons des réalités. Quant à la science des anges, elle n’est  ni cause des réalités ni causée par elles, mais leur science et les réalités proviennent d’une cause unique ; en effet, de même que Dieu infuse les formes naturelles dans les réalités afin qu’elles subsistent, de même il infuse leurs ressemblances dans les esprits des anges pour qu’ils connaissent les réalités.

 

Il faut cependant savoir que la science en tant que telle, tout comme la forme, n’implique pas une cause active ; en effet, l’action existe lorsqu’une chose émane de l’agent, alors que la forme, en tant que telle, a l’existence en perfectionnant ce en quoi elle est, et en se reposant en lui ; aussi la forme n’est-elle principe d’action que moyennant une puissance ; et certes, en certaines choses, la forme est elle-même puissance, mais non par sa notion de forme ; en d’autres, par contre, la puissance est autre chose que la forme substantielle de la réalité, comme nous le voyons dans les corps, dont les actions n’émanent que moyennant quelques-unes de leurs qualités. Semblablement aussi, la science se caractérise par la présence d’une chose dans le sujet qui sait, et non par sa provenance de celui-ci ; voilà pourquoi un effet n’émane jamais de la science que moyennant la volonté, qui implique par définition un certain influx vers les choses voulues ; de même, une action ne sort jamais de la substance que moyennant une puissance, quoique la volonté et la science soient parfois identiques, comme en Dieu, mais parfois non, comme chez les autres êtres. Semblablement aussi, Dieu étant la cause première de toutes choses, des effets procèdent de lui par l’intermédiaire de causes secondes ; donc, entre la science de Dieu, qui est cause de la réalité, et la réalité causée elle-même, se rencontrent deux intermédiaires : l’un du côté de Dieu, à savoir la volonté divine ; l’autre du côté des réalités elles-mêmes quant à certains effets, à savoir les causes secondes, par l’intermédiaire desquelles les réalités proviennent de la science de Dieu. Or tout effet suit non seulement la condition de la cause première, mais également celle de la cause intermédiaire ; voilà pourquoi les réalités sues par Dieu procèdent de sa science selon le mode de sa volonté et selon le mode des causes secondes, et il n’est pas nécessaire qu’elles suivent en tout le mode de sa science.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’intention d’Origène est de dire que la science de Dieu n’est pas une cause amenant une nécessité dans l’objet su, au point qu’une chose soit contrainte de se produire parce que Dieu la connaît. Et ce qu’il dit : « c’est parce qu’elle doit advenir qu’elle est connue de Dieu », n’implique pas une cause d’être, mais seulement une cause d’inférence.

 

Parce que les réalités procèdent de la science moyennant la volonté, il n’est pas nécessaire qu’elles viennent à l’être toutes les fois qu’il y a science, mais au moment déterminé par la volonté.

 

L’effet suit la nécessité de la cause prochaine, qui peut être aussi un moyen terme pour démontrer l’effet ; mais il n’est pas nécessaire qu’il suive la nécessité de la cause première, car il peut être empêché par une cause seconde, si celle-ci est contingente, comme on le voit clairement dans les effets qui sont produits, chez les êtres sujets à génération et à corruption, par le mouvement des corps célestes moyennant les puissances inférieures : en effet, à cause de la possible défaillance des puissances naturelles, ces effets sont contingents, bien que le mouvement du ciel se comporte toujours de la même façon.

 

La réalité est cause prochaine de notre science, et c’est pourquoi elle lui communique son mode ; mais Dieu est cause première, il n’en va donc pas de même. Ou bien il faut dire que, si notre science des réalités nécessaires est nécessaire, ce n’est pas parce que les réalités sues causent la science, mais plutôt à cause de la vérité qui est requise dans la science et qui est adéquation aux réalités sues.

 

Bien que la cause première influe plus fortement que la cause seconde, cependant l’effet n’est accompli que lorsque survient l’opération de la cause seconde ; voilà pourquoi, s’il y a dans la cause seconde une possibilité de défaillir, la même possibilité de défaillir est aussi dans l’effet, bien que la cause première ne puisse défaillir ; mais si la cause première le pouvait, à bien plus forte raison l’effet pourrait-il lui aussi défaillir. Par conséquent, les deux causes étant requises pour l’être de l’effet, le défaut de l’une ou de l’autre amène un défaut dans l’effet ; si donc l’on pose l’une quelconque des deux comme contingente, il s’ensuit que l’effet est contingent ; mais si une seule des deux est posée comme nécessaire, l’effet ne sera pas nécessaire, les deux causes étant requises pour l’être de l’effet. Or, si la cause première est contingente, la cause seconde ne peut pas être nécessaire ; c’est pourquoi la nécessité de la cause seconde entraîne une nécessité dans l’effet.

 

Il faut répondre comme au quatrième argument.

Article 15 : Dieu connaît-il les maux ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Toute science, ou bien est la cause de l’objet su, ou elle est causée par lui, ou du moins elle procède d’une même cause que lui. Or, ni la science de Dieu n’est la cause du mal, ni le mal ne la cause, ni rien d’autre n’est la cause de l’un et de l’autre. La science de Dieu ne porte donc pas sur les maux.

 

Comme il est dit au deuxième livre de la Métaphysique, chaque chose se rapporte au vrai comme elle se rapporte à l’être. Or, comme disent Denys et saint Augustin, le mal n’est pas un étant ; le mal n’est donc pas vrai. Or rien n’est su que le vrai. Le mal ne peut donc pas être su de Dieu.

 

Le Commentateur dit au troisième livre sur l’Âme que « l’intelligence qui est toujours en acte ne connaît absolument pas la privation ». Or l’intelligence de Dieu, précisément, est toujours en acte. Elle ne connaît donc aucune privation. Or « le mal est une privation de bien », comme dit saint Augustin. Dieu ne connaît donc pas le mal.

 

Tout ce qui est connu est connu soit au moyen du semblable, soit au moyen du contraire. Or le mal n’est pas semblable à l’essence de Dieu, par laquelle Dieu connaît toutes choses, et il ne lui est pas non plus contraire, parce qu’il ne peut lui nuire, et que l’on appelle « mal » ce qui nuit. Dieu ne connaît donc pas les maux.

 

Ce qui ne peut être appris ne peut être su. Or, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre, le mal ne peut être appris : « par la discipline, en effet, on n’apprend que de bonnes choses ». Le mal ne peut donc pas être su ; il n’est donc pas connu par Dieu.

 

Celui qui sait la grammaire est grammairien. Celui qui sait le mal est donc mauvais. Or Dieu n’est pas mauvais ; il ne sait donc pas les maux.

 

 

En sens contraire :

 

Personne ne peut venger ce qu’il ignore. Or Dieu est le vengeur des maux. Il les connaît donc.

 

Aucun bien ne manque à Dieu. Or la science des maux est bonne, car par elle on les évite. Dieu a donc connaissance des maux.

 

 

Réponse :

 

Selon le Philosophe au quatrième livre de la Métaphysique, celui qui ne pense pas quelque chose d’un ne pense rien. Or une chose est une en étant indivise en soi et distincte des autres ; donc nécessairement, quiconque connaît une chose connaît sa distinction d’avec les autres. Or la première notion de distinction réside dans l’affirmation et la négation ; il est donc nécessaire que quiconque sait une affirmation connaisse sa négation ; et parce que la privation n’est rien d’autre qu’une négation ayant un sujet, comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique, et que « l’un des deux contraires est toujours une privation », comme il est dit au même livre et au premier livre de la Physique, il en résulte que, par là même qu’une chose est connue, sa privation et son contraire sont connus. Aussi est-il nécessaire, puisque Dieu a une connaissance propre de tous ses effets, connaissant chacun comme distinct dans sa nature, qu’il connaisse toutes les négations et privations opposées, et toutes les contrariétés qui se rencontrent dans les réalités ; Puis donc que le mal est la privation du bien, il est nécessaire, du fait même que Dieu connaît tout bien et la mesure de toute chose, qu’il connaisse tout mal, quel qu’il soit.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cette proposition se vérifie pour la science que l’on a d’une réalité au moyen de sa ressemblance. Or le mal n’est pas connu de Dieu par sa ressemblance mais par celle de son opposé ; donc, de ce que Dieu connaît les maux il ne suit pas que Dieu soit la cause des maux, mais que Dieu est la cause du bien auquel le mal est opposé.

 

Le non-étant, par là même qu’il s’oppose à l’étant, est appelé « étant » en un certain sens, comme on le voit clairement au quatrième livre de la Métaphysique ; et c’est pourquoi le mal, par là même qu’il s’oppose au bien, est connaissable et vrai.

 

L’opinion du Commentateur était que Dieu, en connaissant son essence, ne connaîtrait pas de façon déterminée chacun des effets comme distincts dans leur nature propre, mais seulement la nature de l’être, qui se trouve en tous. Or le mal ne s’oppose pas à l’étant universel, mais à un étant particulier ; d’où il résulte que Dieu ne connaîtrait pas le mal. Mais cette position est fausse, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit ; donc sa conséquence aussi, à savoir qu’il ne connaîtrait pas la privation ni les maux. En effet, dans l’intention du Commentateur, l’intelligence ne connaît la privation que par l’absence en lui d’une forme, absence qui ne peut avoir lieu dans une intelligence qui est toujours en acte. Mais ce n’est pas nécessaire, car par le fait même que la réalité est connue, la privation de la réalité est connue ; aussi les deux sont-elles connues par la présence de la forme dans l’intelligence.

 

L’opposition d’une chose à une autre peut être entendue de deux façons : d’abord en général, comme nous disons que le mal s’oppose au bien, et c’est de cette façon que le mal s’oppose à Dieu ; ensuite spécialement, comme nous disons que ce blanc s’oppose à ce noir ; et ainsi, le mal ne s’oppose qu’à ce bien dont le mal peut priver et auquel il peut nuire ; et en ce sens, le mal n’est pas opposé à Dieu. C’est pourquoi saint Augustin dit au douzième livre de la Cité de Dieu que « tandis que le vice s’oppose à Dieu comme le mal au bien, il s’oppose à la nature qu’il vicie non seulement comme le mal au bien, mais aussi comme une chose nuisible ».

 

Le mal, en tant qu’il est su, est bon, car savoir le mal est un bien ; et ainsi, il est vrai que tout ce qui peut s’apprendre est bon, non qu’il soit bon en soi, mais seulement en tant qu’il est su.

 

La grammaire est connue lorsqu’on la possède, mais ce n’est pas le cas du mal ; il n’en va donc pas de même.

Question 3 : [Les idées en Dieu]

 

Introduction

 

Article 1 : Y a-t-il en Dieu des idées ?

Article 2 : Faut-il poser une pluralité d’idées ?

Article 3 : Se rapportent-elles à la connaissance spéculative ?

Article 4 : Le mal a-t-il une idée [en Dieu] ?

Article 5 : La matière prime a-t-elle une idée [en Dieu] ?

Article 6 : Y a-t-il en Dieu une idée des réalités qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé ?

Article 7 : Les accidents ont-ils une idée en Dieu ?

Article 8 : Les singuliers ont-ils une idée en Dieu ?

 

 

Article 1 : Faut-il poser [en Dieu] des idées ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La science de Dieu est très parfaite. Or la connaissance que l’on a d’une réalité par son essence est plus parfaite que celle que l’on a par sa ressemblance. Dieu ne connaît donc pas les réalités par leurs ressemblances, mais plutôt par leurs essences ; par conséquent, les ressemblances des réalités, que l’on appelle idées, ne sont pas en Dieu.

 

[Le répondant] disait que Dieu connaît plus parfaitement les réalités en les connaissant au moyen de son essence, qui est une ressemblance des réalités, que s’il les connaissait par leurs essences. En sens contraire : la connaissance est l’assimilation à l’objet connu. Donc, plus le médium de connaissance est semblable et uni à la réalité connue, plus la réalité est parfaitement connue par lui. Or, l’essence des réalités créées est plus unie à celles-ci que l’essence divine. Dieu connaîtrait donc plus parfaitement les réalités s’il les connaissait par leurs essences, qu’en les connaissant au moyen de son essence.

 

[Le répondant] disait que la perfection de la science consiste dans l’union du médium de connaissance non pas avec la réalité connue, mais plutôt avec celui qui connaît. En sens contraire : l’espèce de la réalité, qui est dans l’intelligence, en tant qu’elle possède l’existence en celle-ci, est particulière ; mais dans son rapport à l’objet connu, elle est universelle, parce qu’elle est la ressemblance de la réalité au point de vue de sa nature commune, et non selon des circonstances particulières. Et pourtant, la connaissance qui s’effectue par cette espèce n’est pas singulière mais universelle. La connaissance dépend donc de la relation de l’espèce à la réalité connue, plutôt qu’au sujet qui connaît.

 

Si le Philosophe réprouve l’opinion de Platon sur les idées, c’est parce que celui-ci a posé que les formes des réalités matérielles existent sans matière. Or elles sont à bien plus forte raison sans matière si elles sont dans l’intelligence divine que si elles sont hors d’elle, car l’intelligence divine est au sommet de l’immatérialité. Il est donc encore plus aberrant de poser des idées dans l’intelligence divine.

 

Le Philosophe réprouve l’opinion de Platon sur les idées, en arguant que les idées posées par Platon ne peuvent générer, ni être générées, et qu’ainsi elles sont inutiles. Or, si on les pose dans l’esprit divin, les idées ne sont pas générées, parce que tout généré est composé ; de même, elles ne génèrent pas : en effet, comme les réalités générées sont composées, et que les générantes sont semblables aux générées, il est nécessaire que les générantes soient également composées. Il est donc aberrant de poser des idées dans l’esprit divin.

 

Au septième chapitre des Noms Divins, Denys dit que Dieu connaît les existants à partir des non-existants, et qu’il ne connaît pas les réalités selon une idée. Or, on ne pose des idées en Dieu que comme un moyen de connaître les réalités. Il n’y a donc pas d’idée dans l’esprit de Dieu.

 

Toute reproduction est proportionnée à son modèle. Or, il n’y a aucune proportion de la créature à Dieu, comme il n’y en a pas non plus du fini à l’infini. En Dieu, il ne peut donc pas exister de modèle des créatures ; les idées étant des formes modèles, il semble donc qu’en Dieu il n’y a pas d’idée des réalités.

 

L’idée est une règle pour connaître et opérer. Or ce qui ne peut faillir en connaissant ni en opérant n’a besoin de règle ni pour l’un ni pour l’autre. Puis donc que Dieu est tel, il ne semble pas nécessaire de poser des idées en lui.

 

De même que l’un dans la quantité réalise l’égalité, ainsi dans la qualité l’un réalise la ressemblance, comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique. Or, à cause de la différence qu’il y a entre Dieu et la créature, la créature ne peut en aucune façon être égale à Dieu, ni vice versa ; il n’y a donc pas non plus en Dieu de ressemblance à la créature. Puis donc que le nom d’idée signifie une ressemblance à la réalité, il semble qu’il n’y a pas en Dieu d’idée des réalités.

 

10° S’il y a des idées en Dieu, ce ne sera que pour la production des créatures. Or Anselme dit dans son Monologion : « Il est assez manifeste que dans le Verbe, par lequel tout a été fait, il n’y a pas les ressemblances des réalités, mais une essence vraie et simple. » Il semble donc que les idées, que l’on appelle ressemblances des réalités, n’existent pas en Dieu.

 

11° Dieu connaît de la même façon et lui-même et les autres réalités ; sinon sa science serait multiple et divisible. Or Dieu ne se connaît pas lui-même par une idée. Donc les autres réalités non plus.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre de la Cité de Dieu : « Celui qui nie qu’il y ait des idées est infidèle, car il nie qu’il y ait un Fils. » Donc, etc.

 

Tout ce qui agit par son intelligence, a en soi la notion de son œuvre, à moins qu’il n’ignore ce qu’il fait. Or Dieu agit par son intelligence, sans ignorer ce qu’il fait. Il y a donc en lui les notions des réalités, que l’on appelle idées.

 

Comme il est dit au deuxième livre de la Physique, trois causes se ramènent à une seule, ce sont l’efficiente, la finale et la formelle. Or Dieu est la cause efficiente et finale des réalités. Il est donc aussi la cause formelle exemplaire — car il ne peut être cette forme qui est une partie de la réalité — et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Une cause universelle ne produit un effet particulier que si elle est propre ou appropriée. Or, tous les effets particuliers viennent de Dieu, qui est la cause universelle de tout. Il est donc nécessaire qu’ils viennent de lui comme de la cause propre ou appropriée de chacun. Or cela n’est possible qu’au moyen des raisons propres des réalités, qui existent en lui. Il est donc nécessaire qu’en lui existent les raisons des réalités, c’est-à-dire les idées.

 

Saint Augustin dit au livre sur l’Ordre : « Je regrette d’avoir dit qu’il y a deux mondes, le sensible et l’intelligible, non que cela ne soit vrai, mais parce que je l’ai dit comme venant de moi alors que cela avait été dit par les philosophes, et parce que cette façon de parler n’est pas habituelle dans la Sainte Écriture. » Or le monde intelligible n’est pas autre chose que l’idée du monde. On est donc dans le vrai en posant les idées.

 

Boèce dit au troisième livre sur la Consolation, en s’adressant à Dieu : « Vous faites venir toutes choses d’un exemple supérieur, vous gouvernez par votre esprit un monde beau, étant vous-même le Très-beau. » Le monde, avec tout ce qui est en lui, a donc en Dieu un modèle, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Il est dit en Jn 1, 3 : « Ce qui a été fait, en lui était vie », et ce, comme dit saint Augustin, parce que toutes les créatures sont dans l’esprit divin comme le coffre dans l’esprit de l’artisan. Or le coffre est dans l’esprit de l’artisan par sa ressemblance et son idée. Des idées de toutes les réalités existent donc en Dieu.

 

Un miroir ne fait connaître des choses que si leurs ressemblances resplendissent en lui. Or le Verbe incréé est un miroir faisant connaître toutes les créatures, car par lui le Père se dit lui-même ainsi que toutes les autres réalités. En lui se trouvent donc les ressemblances de toutes les réalités.

 

Saint Augustin dit au sixième livre sur la Trinité que le Fils est l’art du Père, plein de toutes les raisons des vivants. Or ces raisons ne sont pas autre chose que les idées. Les idées sont donc en Dieu.

 

10° Selon saint Augustin, il y a deux façons de connaître les réalités : par leur essence, et par leur ressemblance. Or Dieu ne connaît pas les réalités par leur essence, car seules les réalités qui sont dans le connaissant par leur essence sont connues de cette façon. Puis donc qu’il connaît les réalités, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il reste qu’il connaît les réalités par leurs ressemblances, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

Réponse :

 

Comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, nous pouvons en latin, comme par une sorte de traduction, rendre le nom d’idées par celui de formes, ou d’espèces. On peut parler en trois sens de la forme d’une réalité. D’abord, il y a celle à partir de laquelle une réalité est formée : ainsi la formation de l’effet procède de la forme de l’agent. Mais il n’est pas nécessaire à l’action que les effets parviennent à réaliser complètement la forme de l’agent, étant souvent imparfaits, surtout s’il s’agit de causes équivoques. Pour cette raison, la forme dont provient la formation d’une réalité n’est pas appelée son idée ni sa forme. En deuxième lieu, on appelle forme d’une réalité celle par laquelle cette réalité est formée : ainsi l’âme est la forme de l’homme, et la figure de la statue est la forme du cuivre ; et bien que cette forme qui est une partie du composé soit appelée en vérité forme de celui-ci, l’on n’a cependant pas coutume de l’appeler son idée ; parce que le nom d’idée paraît désigner une forme séparée de ce dont elle est la forme. En troisième lieu, on appelle forme d’une réalité celle pour laquelle cette réalité est formée ; telle est la forme exemplaire, pour l’imitation de laquelle une réalité est constituée ; et tel est le sens usuel du mot idée, en sorte que l’idée est identique à la forme qu’une réalité imite.

 

Mais il faut savoir qu’une réalité peut imiter une forme de deux façons. D’abord par l’intention de l’agent : ainsi le tableau est réalisé par le peintre afin qu’il imite quelqu’un dont la figure est représentée. Quelquefois, par contre, une telle imitation se produit par accident, malgré l’intention, et par hasard : ainsi les peintres réalisent souvent par hasard l’image d’une chose qui n’est pas dans leur intention. Or ce qui imite une forme par hasard, on ne dit pas que cela soit formé pour elle, parce que l’expression « pour » semble impliquer une relation à la fin ; puis donc que la forme exemplaire, ou l’idée, est celle pour laquelle une réalité est formée, il est nécessaire qu’une chose imite par soi, et non par accident, cette forme exemplaire ou cette idée.

 

En outre, nous constatons qu’une chose a deux façons d’être opérée pour une fin. D’abord, en sorte que l’agent se détermine lui-même la fin, comme il en va de tous ceux qui agissent par leur intelligence. Parfois, au contraire, la fin est déterminée à l’agent par un autre agent, l’agent principal ; cela est clair dans le cas du mouvement de la flèche, qui se meut vers une fin déterminée, mais cette fin lui est déterminée par le lanceur ; et semblablement, l’opération de la nature, qui avance vers une fin déterminée, présuppose une intelligence qui ait déjà fixé une fin à la nature, et qui ordonne la nature à cette fin, et c’est à ce point de vue que l’on appelle toute œuvre de la nature une œuvre d’intelligence.

 

Si donc une chose est produite pour l’imitation d’une autre par un agent qui ne se détermine pas à lui-même la fin, alors la forme imitée ne sera pas forme exemplaire ou idée. Car nous ne disons pas de la forme de l’homme qui engendre qu’elle est l’idée ou le modèle de l’homme engendré, mais nous le disons seulement quand ce qui agit pour une fin se détermine à lui-même la fin, que cette forme soit dans l’agent ou hors de lui. En effet, nous disons de la forme de l’art dans l’artisan qu’elle est le modèle ou l’idée du produit de l’art ; et semblablement de la forme qui est hors de l’artisan, pour l’imitation de laquelle il réalise quelque chose.

 

Telle paraît donc être la notion d’idée : l’idée est la forme qu’une chose imite par l’intention d’un agent qui se prédétermine la fin.

 

En conséquence, il est clair que ceux qui affirmaient que tout se produit par hasard ne pouvaient poser l’idée. Mais cette opinion est réprouvée par les philosophes, car ce qui arrive par hasard, n’est qu’exceptionnellement régulier, tandis que nous voyons le cours de la nature procéder toujours de la même façon, ou la plupart du temps. De même, les idées ne peuvent pas non plus être posées par ceux qui affirment que tout procède de Dieu par une nécessité de nature et non par l’arbitre de la volonté : en effet, ce qui agit par nécessité de nature ne se prédétermine pas à soi-même la fin. Mais cette position est impossible, car tout ce qui agit pour une fin, s’il ne se détermine pas à lui-même la fin, c’est un autre [principe] supérieur qui la lui détermine ; et ainsi, il y aura quelque cause supérieure à lui ; or cela est impossible, car tous ceux qui parlent de Dieu le considèrent comme la cause première de tous les étants. Et voilà pourquoi, écartant à la fois l’opinion d’Épicure qui prétendait que tout advient par hasard, et celle d’Empédocle et des autres qui posaient que tout advient par nécessité de nature, Platon affirma l’existence des idées. Et cette raison pour poser les idées, c’est-à-dire à cause de la prédéfinition des œuvres à faire, est indiquée par Denys au cinquième chapitre des Noms Divins, lorsqu’il dit : « Ce que nous appelons modèles, ce sont toutes ces raisons, productrices d’essence, qui préexistent chacune en Dieu, et que la théologie nomme prédéfinitions, ou encore décrets bons et divins, parce qu’ils définissent et produisent toutes réalités, et que c’est en vertu de ces décrets que le Suressentiel a d’avance défini et produit tous les êtres. »

 

Mais la forme exemplaire ou l’idée est d’une certaine façon une fin, et l’artisan reçoit d’elle la forme par laquelle il agit, si elle est hors de lui. Or il ne convient pas de poser que Dieu agirait pour une fin autre que lui-même et recevrait d’ailleurs ce qui lui permet d’agir. Pour cette raison, nous ne pouvons poser que les idées sont hors de Dieu, mais seulement dans l’esprit divin.

 

 

Réponse aux objections :

 

La perfection de la connaissance peut être envisagée soit du côté du connaissant, soit du côté de l’objet connu. L’affirmation selon laquelle la connaissance que permet l’essence est plus parfaite que celle que permet la ressemblance, est donc à considérer du côté de l’objet. En effet, ce qui par soi-même est connaissable, est plus connu par soi que ce qui est connaissable non de soi-même mais seulement en tant qu’il est par sa ressemblance en celui qui connaît. Et il n’est pas aberrant de poser que les réalités créées sont moins connaissables que l’essence divine, qui est par soi-même connaissable.

 

Deux choses sont nécessaires à l’espèce qui est un médium de connaissance : représenter la réalité connue, ce qui lui revient par sa proximité avec l’objet à connaître ; et avoir une existence spirituelle, ou immatérielle, ce qui lui revient parce qu’elle possède l’être en celui qui connaît. Ainsi une chose est mieux connue au moyen de l’espèce qui est dans l’intelligence, qu’au moyen de l’espèce qui est dans le sens, parce qu’elle est plus immatérielle. Et semblablement, une chose est mieux connue par l’espèce de la réalité qui est dans l’esprit divin, qu’elle ne pourrait l’être par son essence elle-même — même en supposant que l’essence de la réalité puisse être un médium de connaissance, nonobstant sa matérialité.

 

Dans la connaissance, il y a deux choses à considérer : la nature même de la connaissance — et celle-ci dépend de l’espèce, en fonction du rapport qu’elle entretient avec l’intelligence en laquelle elle réside —, et la détermination de la connaissance relativement à l’objet connu — et celle-ci dépend de la relation de l’espèce à la réalité elle-même. Ainsi, plus l’espèce est semblable à la réalité connue par mode de représentation, plus la connaissance est déterminée ; et plus elle accède à l’immatérialité, qui est la nature du connaissant en tant que tel, plus elle fait connaître puissamment.

 

Il est contre la notion de formes naturelles que celles-ci soient par elles-mêmes immatérielles ; mais il n’est pas aberrant qu’elles tiennent l’immatérialité d’un autre [sujet] en lequel elles sont ; ainsi dans notre intelligence, les formes des réalités naturelles sont immatérielles. Il est donc aberrant de poser que les idées des réalités naturelles sont par elles-mêmes subsistantes, mais non de les poser dans l’esprit divin.

 

Les idées existant dans l’esprit divin ne sont ni générées, ni générantes, en rigueur de termes ; mais elles sont créatrices et productrices des réalités ; ainsi saint Augustin, au livre des 83 Questions, dit : « Bien qu’elles ne voient le jour ni ne périssent, cependant tout ce qui peut se former et périr est dit formé par elles. » Et il n’est pas nécessaire que l’agent premier, dans une composition, soit semblable au généré ; mais cela est nécessaire pour l’agent prochain. Et précisément Platon posait que les idées étaient le principe de la génération, c’est-à-dire le principe prochain ; aussi le raisonnement de l’objection le contredit-il à bon droit.

 

L’intention de Denys est de dire que Dieu ne connaît pas par une idée prise des réalités, ni en connaissant séparément les réalités par l’idée ; c’est pourquoi une autre traduction de ce passage dit : « Il ne considère pas chaque objet dans sa vision. » Par conséquent, cela n’exclut pas entièrement l’existence des idées.

 

Bien qu’il ne puisse y avoir aucune proportion de la créature à Dieu, cependant il peut y avoir une proportionnalité ; et nous avons exposé fréquemment ce point dans la question précédente.

 

Parce qu’il ne peut pas ne pas être, Dieu n’a pas besoin d’une essence qui soit autre chose que son existence. De même, parce qu’il ne peut faillir en connaissant ou en opérant, il n’a pas besoin d’une règle autre que lui-même. Mais s’il ne peut faillir, c’est parce qu’il est lui-même sa propre règle ; de même que s’il ne peut pas ne pas être, c’est parce que son essence est son existence.

 

En Dieu, il n’y a pas de quantité dimensive, selon laquelle l’égalité pourrait se concevoir ; mais la quantité y est comme une quantité intensive : en ce sens la blancheur est dite grande, parce qu’elle atteint parfaitement sa nature. Or l’intensité d’une forme se rapporte au mode de possession de cette forme. Et bien que ce qui appartient à Dieu s’étende en quelque sorte aux créatures, cependant on ne peut nullement accorder que la créature ait une chose comme Dieu la possède ; aussi, quoique nous accordions qu’une ressemblance existe d’une certaine façon entre Dieu et nous, nous n’accordons nullement qu’il y ait une égalité.

 

10° L’intention d’Anselme, comme il ressort d’un examen attentif de ses paroles, est de dire qu’il n’y a pas dans le Verbe une ressemblance prise des réalités elles-mêmes, mais que toutes les formes des réalités sont prises du Verbe ; voilà pourquoi il dit que le Verbe n’est pas une ressemblance des réalités, mais que les réalités sont des imitations du Verbe. Ainsi l’idée n’est pas exclue, puisque l’idée est la forme qu’une chose imite.

 

11° Dieu connaît de la même façon soi-même et les autres réalités, si la façon de connaître est prise du côté de celui qui connaît, mais non si elle est prise du côté de la réalité connue : en effet, la créature qui est connue par Dieu n’est pas réellement identique au médium par lequel Dieu connaît, mais celui-ci est réellement identique à Dieu ; c’est pourquoi il n’en résulte aucune multiplicité dans son essence.


 

Article 2 : Faut-il poser une pluralité d’idées ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

En Dieu, les attributs essentiels ne sont pas moins véritablement en lui que les attributs personnels. Or la pluralité des propriétés personnelles induit la pluralité des Personnes, à cause desquelles Dieu est appelé trine. Puis donc que les idées, étant communes aux trois Personnes, sont essentielles, si elles sont plusieurs en Dieu suivant la pluralité des réalités, il s’ensuit qu’il n’y a pas seulement trois Personnes en lui, mais une infinité.

 

[Le répondant] disait que les idées ne sont pas essentielles, car elles sont l’essence même. En sens contraire : la bonté, la sagesse et la puissance de Dieu sont son essence, et pourtant elles sont appelées « attributs essentiels ». Donc les idées aussi, bien qu’elles soient l’essence même, peuvent être dites essentielles.

 

Tout ce qui est attribué à Dieu, doit lui être attribué de la plus noble façon. Or Dieu est le principe des réalités ; l’on doit donc poser en lui au plus haut point tout ce qui se rapporte à la noblesse du principe. Or telle est l’unité, car toute puissance unie est plutôt infinie que multipliée, comme il est dit au livre des Causes. L’unité souveraine est donc en Dieu. En conséquence, il est un non seulement réellement, mais aussi rationnellement, car ce qui est un de l’une et l’autre façon, est plus un que ce qui l’est d’une seule façon ; et par conséquent, il n’y a pas en lui pluralité de raisons ou d’idées.

 

Le Philosophe dit au cinquième livre de la Métaphysique : « Est tout à fait un, ce qui ne peut être séparé ni quant à l’intelligence, ni quant au temps, ni quant au lieu, ni quant à la raison ; et cela vaut particulièrement dans le genre substance. » Si donc Dieu, parce qu’il est l’étant parfait, est parfaitement un, il ne peut être séparé quant à la raison ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

S’il y a plusieurs idées, alors elles sont inégales, car l’une contiendra seulement l’être, une autre l’être et le vivre, une autre aura en plus le penser, suivant que la réalité à laquelle appartient l’idée est diversement assimilée à Dieu. Puis donc qu’il est aberrant de poser une inégalité en Dieu, il semble qu’il ne puisse y avoir en lui une pluralité d’idées.

 

Dans les causes matérielles, on s’arrête à une matière prime unique, et semblablement dans les causes efficientes et finales. Dans les formelles, on s’arrête donc aussi à une forme unique et première. Or on aboutit ainsi aux idées, parce que, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, les idées sont les principales formes ou raisons des réalités. Il n’y a donc en Dieu qu’une seule idée.

 

[Le répondant] disait que, bien qu’il y ait une seule forme première, cependant on dit qu’il y a plusieurs idées suivant les différents rapports de celle-ci. En sens contraire : on ne peut pas dire que les idées se diversifient à cause du rapport à Dieu en qui elles sont, puisqu’il est un ; ni à cause du rapport aux réalités préconçues en tant qu’elles sont dans la cause première, puisqu’elles sont un en elle, comme le dit Denys ; ni à cause du rapport aux réalités préconçues en tant qu’elles existent dans leur nature propre, puisque ainsi les réalités préconçues sont temporelles alors que les idées sont éternelles. Donc en aucune façon les idées ne peuvent être dites nombreuses par rapport à la forme première.

 

Aucune relation qui est entre Dieu et la créature n’est en Dieu, mais elle est seulement dans la créature. Or l’idée ou le modèle implique une relation de Dieu à la créature. Cette relation n’est donc pas en Dieu mais dans la créature. Puis donc que l’idée est en Dieu, on ne peut diversifier les idées par des rapports de ce genre.

 

L’intelligence qui pense au moyen de plusieurs choses est composée, et passe de l’une à l’autre. Or cela est étranger à l’intelligence divine. Puis donc que les idées sont les raisons des réalités et que Dieu pense par elles, il semble qu’il n’y ait pas plusieurs idées en Dieu.

 

En sens contraire :

 

Le même, suivant un même rapport, est de nature à ne produire que la même chose. Or Dieu fait des réalités nombreuses et différentes. Il cause donc les réalités non pas suivant la même raison, mais selon plusieurs. Or les raisons au moyen desquelles les réalités sont produites par Dieu sont les idées. Il y a donc plusieurs idées en Dieu.

 

Saint Augustin dit au livre des 83 Questions : « Il reste que tout a été créé au moyen d’une raison ; non pas la même pour l’homme et le cheval ; car il est absurde de le penser. » Chaque chose a donc été créée par une raison propre ; il y a donc plusieurs idées.

 

Saint Augustin dit dans sa Lettre à Nebridius que, de même qu’il est aberrant de dire que l’angle et le carré ont une même raison, il est aberrant de dire qu’en Dieu, l’homme et cet homme ont une même raison. Il semble donc qu’il y ait plusieurs raisons idéales en Dieu.

 

« C’est par la foi que nous savons que les siècles ont été formés par la parole de Dieu, en sorte que les choses que l’on voit ont été faites de choses invisibles » (He 11, 3). Or il appelle invisibles, au pluriel, les espèces idéales. Il y en a donc plusieurs.

 

Ainsi qu’il ressort des autorités déjà citées, les saints désignent les idées par les noms d’art et de monde. Or l’art implique une certaine pluralité, car c’est l’ensemble des préceptes qui tendent à une seule fin ; et le monde aussi, semblablement, puisqu’il implique l’ensemble de toutes les créatures. Il est donc nécessaire de poser plusieurs idées en Dieu.

 

 

Réponse :

 

Certains, ayant posé que Dieu agit par son intelligence et non par nécessité de nature, ont prétendu qu’il n’a qu’une seule intention, celle de la création en général, tandis que la distinction des créatures aurait été réalisée par les causes secondes. Ils disent, en effet, que Dieu a d’abord créé une intelligence, qui a produit trois choses : l’âme, le monde et une autre intelligence ; et qu’ainsi, progressivement, une pluralité de réalités procéda d’un principe premier unique. Et suivant cette opinion, il y aurait certes en Dieu une idée, mais une seule et commune à toute la création, alors que les idées propres de chaque réalité seraient dans les causes secondes ; dans le même sens, Denys rapporte au cinquième chapitre des Noms Divins qu’un certain philosophe Clément posa que les principaux étants étaient les modèles des inférieurs.

 

Mais cela ne peut être soutenu, car si l’intention de quelque agent se portait vers une seule chose, tout ce qui viendrait s’ajouter à ce dont il a eu principalement l’intention serait malgré cette intention, et comme fortuit ; par exemple, si quelqu’un avait l’intention de faire un triangle, il dépasserait son intention qu’il soit grand ou petit. Or le particulier vient s’ajouter au général qui le contient ; par conséquent, si l’intention de l’agent va seulement vers quelque chose de général, ce sera malgré son intention qu’il sera déterminé d’une quelconque façon par quelque chose de particulier ; par exemple, si la nature avait l’intention de générer seulement un animal, il dépasserait son intention que l’être généré soit homme ou cheval. Si donc l’intention de Dieu qui opère ne regardait que la créature en général, alors toute la distinction de la création adviendrait par hasard. Or il est aberrant de dire qu’elle est par accident par rapport à la cause première, et par soi par rapport aux causes secondes : car ce qui est par soi est avant ce qui est par accident ; or le rapport d’une chose à la cause première est avant son rapport à la cause seconde, comme cela est prouvé au livre des Causes ; il est donc impossible qu’elle soit par accident relativement à la cause première et par soi relativement à la cause seconde. Mais l’inverse peut se produire : ainsi nous constatons que les réalités qui arrivent par hasard de notre point de vue, sont déjà connues de Dieu et ordonnées par lui. Par conséquent, il est nécessaire de dire que toute la distinction des réalités est prédéfinie par lui. Et voilà pourquoi il est nécessaire de poser en Dieu la raison propre de chaque réalité, et par suite, de poser en lui plusieurs idées.

 

Or le mode de cette pluralité peut être envisagé comme suit. Une forme peut être de deux façons dans l’intelligence. D’abord en sorte qu’elle soit le principe de l’acte de penser, comme la forme possédée par celui qui pense en tant qu’il pense ; et celle-ci est la ressemblance en lui de l’objet pensé. Ensuite de telle sorte qu’elle soit le terme de l’acte de penser, comme l’artisan, en pensant, imagine la forme de la maison ; et puisque cette forme est imaginée au moyen de l’acte de penser, et comme effectuée par cet acte, elle ne peut être le principe de l’acte de penser au point d’être le principe premier par quoi l’on pense ; mais elle joue plutôt le rôle d’objet pensé par lequel le sujet qui pense opère quelque chose. Néanmoins la forme susdite est le principe second par quoi l’on pense, car par la forme imaginée l’artisan pense ce qui est à opérer ; ainsi également dans l’intelligence spéculative, nous constatons que l’espèce par laquelle l’intelligence est déterminée formellement pour penser en acte, est le principe premier par quoi l’on pense ; et, dès lors qu’elle a été mise en acte, l’intelligence peut opérer par une telle forme en formant les quiddités des réalités, et en composant et divisant ; par conséquent cette quiddité formée dans l’intelligence — et aussi la composition et la division — est une certaine œuvre qu’elle possède, par laquelle cependant l’intelligence vient à connaître la réalité extérieure ; et ainsi, cette quiddité est pour ainsi dire le principe second par quoi l’on pense.

 

Or, si l’intelligence de l’artisan réalisait quelque produit de l’art à la ressemblance d’elle-même, alors l’intelligence même de l’artisan serait une idée, non pas, certes, en tant qu’intelligence, mais en tant qu’objet pensé. Et parmi les réalités qui sont produites à l’imitation d’une autre chose, tantôt ce qui imite l’autre chose l’imite parfaitement, et dans ce cas l’intelligence opérative préconcevant la forme de la chose opérée a comme idée la forme même de la réalité imitée telle que cette réalité la possède ; tantôt, au contraire, ce qui est à l’imitation de l’autre chose ne l’imite pas parfaitement, et dans ce cas, ce n’est pas absolument que l’intelligence opérative prendrait la forme de la réalité imitée comme idée ou modèle de la réalité à opérer, mais avec une proportion déterminée, suivant laquelle la reproduction trahirait ou imiterait le modèle principal. Donc, je dis que Dieu, qui opère tout par son intelligence, produit tout à la ressemblance de son essence ; ainsi son essence est l’idée des réalités, non pas, certes, en tant qu’elle est essence, mais en tant qu’elle est pensée. Les réalités créées, quant à elles, n’imitent pas parfaitement l’essence divine ; par conséquent, l’essence est prise par l’intelligence divine comme l’idée des réalités non pas absolument, mais avec la proportion de la créature devant exister à l’essence divine elle-même, suivant qu’elle la trahit ou bien l’imite.

 

Or, les différentes réalités l’imitent diversement, et chacune avec son propre mode, puisque chacune a un être distinct de l’autre ; et voilà pourquoi l’essence divine elle-même, comprise avec les divers rapports des réalités à elle, est l’idée de chaque réalité. Puis donc que les rapports des réalités sont différents, il est nécessaire qu’il y ait une pluralité d’idées ; et certes, il y a une idée unique de toutes les réalités du côté de l’essence ; mais la pluralité se rencontre du côté des divers rapports des créatures à elle.

 

 

Réponse aux objections :

 

Si les propriétés personnelles induisent une distinction des Personnes en Dieu, c’est parce qu’elles s’opposent entre elles d’une opposition de relation ; ainsi les propriétés non opposées, telles la spiration commune et la paternité, ne distinguent pas les Personnes. Or ni les idées ni les autres attributs essentiels n’ont d’opposition entre eux ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

Il n’en va pas de même pour les idées et pour les attributs essentiels. En effet, la signification principale des attributs essentiels ne comporte rien de plus que l’essence du Créateur ; aussi ne sont-ils pas diversifiés, bien que Dieu se rapporte aux créatures sous leurs aspects, en tant qu’il fait les bons selon la bonté, les sages selon la sagesse. Mais la signification principale de l’idée comporte quelque chose d’autre, en plus de l’essence, c’est le rapport même de la créature à l’essence, rapport qui complète formellement la notion d’idée, et en raison duquel on dit qu’il y a plusieurs idées. Néanmoins, pour autant qu’elles se rapportent à l’essence, rien n’empêche les idées d’être appelées essentielles.

 

La pluralité de raisons revient parfois à une différence de réalité : ainsi Socrate et Socrate assis diffèrent de raison, et cela revient à la différence entre substance et accident ; et semblablement, homme et animal diffèrent de raison, et cette différence revient à la différence entre forme et matière, car le genre se prend de la matière tandis que la différence spécifique se prend de la forme ; aussi une telle différence selon la raison s’oppose-t-elle tout à fait à l’unité et à la simplicité. Mais parfois, la différence de raison ne revient pas à une diversité de réalité, mais à la vérité de la réalité, qui est diversement intelligible ; et c’est en ce sens que nous posons une pluralité de raisons en Dieu ; ceci ne s’oppose donc pas à la suprême unité ou simplicité.

 

Dans ce passage, le Philosophe nomme raison la définition ; mais en Dieu, on ne doit pas entendre les diverses raisons comme des définitions, car aucune de ces raisons ne comprend l’essence divine. Cela est donc étranger à notre propos.

 

La forme qui est dans l’intelligence a un double rapport : d’une part à la réalité dont elle est la forme, d’autre part à ce en quoi elle est. Le premier rapport ne lui donne pas une qualité, mais une relation : car les choses matérielles n’ont pas une forme matérielle, ni les choses sensibles une forme sensible. Mais l’autre rapport la qualifie, car elle suit le mode d’être de ce en quoi elle est. Par conséquent, de ce que certaines des réalités préconçues imitent plus parfaitement que d’autres l’essence divine, il suit que les idées sont non pas inégales, mais de choses inégales.

 

La forme première et unique à laquelle tout revient, est l’essence divine elle-même considérée en soi ; et c’est en la considérant que l’intelligence divine invente, pour ainsi dire, différents modes d’imitation de l’essence, en lesquels consiste la pluralité des idées.

 

Les idées sont diversifiées par les divers rapports aux réalités qui existent dans leur nature propre ; et si ces réalités sont temporelles, il n’est cependant pas nécessaire que ces rapports soient temporels, car l’action de l’intelligence, même humaine, porte sur une chose même quand elle n’existe pas, comme lorsque nous considérons les choses passées. Or la relation suit l’action, comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique ; aussi les rapports aux réalités temporelles, dans l’intelligence divine, sont-ils éternels.

 

La relation qui existe entre Dieu et la créature n’est pas en Dieu réellement ; cependant, elle est en Dieu du point de vue de notre intelligence. Et semblablement, elle peut être en lui du point de vue de son intelligence, en tant qu’il considère le rapport des réalités à son essence ; et ainsi, ces rapports sont en Dieu en tant que pensés par lui.

 

L’idée n’est pas le principe premier par quoi une chose est pensée, mais elle est l’objet pensé existant dans l’intelligence. Or l’uniformité de l’intelligence dépend de l’unité du principe premier par quoi une chose est pensée, comme l’unité de l’action dépend de l’unité de la forme de l’agent, qui est le principe de l’action. Par conséquent, bien que les rapports pensés par Dieu soient nombreux — en eux consiste la pluralité des idées —, cependant, parce qu’il les pense tous au moyen de son unique essence, son intelligence n’est pas multiple, mais une.

Article 3 : Les idées se rapportent-elles à la connaissance spéculative, ou seulement à la connaissance pratique ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit seulement à la connaissance pratique.

 

Comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, les idées sont les formes principales des réalités, par lesquelles est formé tout ce qui naît ou périt. Or rien n’est formé par la connaissance spéculative. La connaissance spéculative n’a donc pas d’idée.

 

[Le répondant] disait que les idées ne se rapportent pas seulement à ce qui naît ou périt, mais encore à ce qui peut naître ou périr, comme saint Augustin le dit dans le même passage ; et par conséquent, l’idée se rapporte aux choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé, mais qui pourtant peuvent exister, et dont Dieu a une connaissance spéculative. En sens contraire : on appelle pratique la science par laquelle on sait la façon d’opérer, même si l’on n’a jamais l’intention d’opérer ; et ainsi une partie de la médecine est dite pratique. Or Dieu sait la façon d’opérer les choses qu’il peut faire, quoiqu’il ne se propose pas de les faire ; il en a donc aussi une connaissance pratique ; et par conséquent, de l’une et l’autre façon l’idée se rapporte à la connaissance pratique.

 

L’idée n’est autre que la forme modèle. Or on ne peut parler de forme modèle que dans la connaissance pratique, car le modèle est ce pour l’imitation de quoi une autre chose est faite. Les idées regardent donc seulement la connaissance pratique.

 

Selon le Philosophe, l’intelligence pratique porte sur les réalités dont les principes sont en nous. Or les idées qui existent dans l’intelligence divine sont les principes des réalités préconçues. Elles se rapportent donc à l’intelligence pratique.

 

Toutes les formes de l’intelligence ou bien proviennent des réalités, ou bien leur sont destinées : celles qui leur sont destinées appartiennent à l’intelligence pratique, et celles qui en proviennent appartiennent à la spéculative. Or, aucune forme de l’intelligence divine ne provient des réalités, puisque celle-ci n’en reçoit rien. Elles sont donc destinées aux réalités ; et par conséquent, elles se rapportent à l’intelligence pratique.

 

Si en Dieu, l’idée de l’intelligence pratique diffère de celle de l’intelligence spéculative, alors cette diversité ne peut dépendre de quelque chose d’absolu, car tout attribut de ce genre est unique en Dieu ; ni d’un rapport d’identité, comme lorsque nous disons le même identique au même, parce qu’un tel rapport n’induit aucune pluralité ; ni par un rapport de diversité, car la cause n’est pas diversifiée, quoique les effets le soient. On ne peut donc en aucune façon distinguer l’idée de la connaissance spéculative de celle de la connaissance pratique.

 

[Le répondant] disait que les deux idées se distinguent en ceci, que l’idée pratique est principe d’être, tandis que la spéculative est principe de connaissance. En sens contraire : les principes de l’être et de la connaissance sont les mêmes. L’idée spéculative n’est donc pas distinguée par là de l’idée pratique.

 

La connaissance spéculative ne semble pas être autre chose en Dieu que la simple connaissance de lui-même. Or la simple connaissance ne peut rien comporter d’autre en plus de la connaissance. Puis donc que l’idée ajoute un rapport aux réalités, il semble qu’elle ne se rapporte pas à la connaissance spéculative, mais seulement à la pratique.

 

La fin de l’intelligence pratique est le bien. Or, le rapport de l’idée ne peut avoir pour terme que le bien, car les maux se produisent malgré l’intention. L’idée regarde donc la seule intelligence pratique.

 

En sens contraire :

 

La connaissance pratique ne s’étend qu’aux choses à faire. Or Dieu connaît au moyen des idées non seulement les choses à faire, mais encore les choses présentes et faites. Les idées ne s’étendent donc pas seulement à la connaissance pratique.

 

Dieu connaît plus parfaitement les créatures qu’un artisan ne connaît les produits de l’art. Or l’artisan créé possède, au moyen des formes par lesquelles il opère, la connaissance spéculative des œuvres ; donc Dieu aussi, à bien plus forte raison.

 

La connaissance spéculative est celle qui considère les principes et les causes des réalités, ainsi que leurs passions. Or Dieu connaît au moyen des idées tout ce qui peut être connu parmi les réalités. Donc en Dieu, les idées ne se rapportent pas seulement à la connaissance pratique, mais aussi à la spéculative.

 

Réponse :

 

Comme il est dit au troisième livre sur l’Âme, l’intelligence pratique diffère de la spéculative par la fin ; or la fin de la spéculative est la vérité prise absolument, tandis que celle de l’intelligence pratique est l’opération, comme il est dit au deuxième livre de la Métaphysique. Donc, une connaissance est dite pratique relativement à une œuvre, ce qui se produit de deux façons. Parfois, elle est actuellement ordonnée à une œuvre : ainsi l’artisan, ayant préconçu une forme, se propose de l’introduire dans une matière ; et dans ce cas, la connaissance et la forme de la connaissance sont actuellement pratiques. Parfois, au contraire, la connaissance est certes ordonnable à l’acte, mais elle n’est pas actuellement ordonnée ; comme par exemple lorsque l’artisan imagine la forme d’un ouvrage, qu’il sait la façon d’opérer, et n’a cependant pas l’intention d’opérer. Alors, la connaissance est pratique habituellement ou virtuellement, non actuellement. Mais lorsque la connaissance n’est aucunement ordonnable à l’acte, alors elle est purement spéculative ; et cela se produit aussi de deux façons. D’abord, quand la connaissance porte sur ces réalités qui ne peuvent par nature être produites au moyen de la science de celui qui connaît, comme lorsque nous connaissons les réalités naturelles. Parfois, au contraire, la réalité connue est certes opérable au moyen de la science, cependant elle n’est pas considérée telle qu’elle est opérable ; car par l’opération, la réalité est produite à l’existence. Il est en effet des choses qui peuvent être séparées par l’intelligence sans être séparables du point de vue de l’être. Quand donc on considère une réalité opérable par l’intelligence en distinguant l’une de l’autre les choses qui ne peuvent être distinguées du point de vue de l’être, la connaissance n’est pratique ni actuellement ni habituellement, mais elle est seulement spéculative : ainsi, par exemple, un artisan considère une maison en en recherchant les dispositions passives, le genre, les différences et autres choses semblables que l’on rencontre indistinctement du point de vue de l’être dans la réalité même. Mais on considère la réalité telle qu’elle est opérable quand on considère en elle tout ce qui est simultanément requis pour son être.

 

Et de ces quatre façons la connaissance de Dieu entretient un rapport avec les réalités. En effet, sa science est cause des réalités. Il en connaît donc certaines en les ordonnant au propos de sa volonté afin qu’elles existent en un temps, quel qu’il soit, et il en a une connaissance actuellement pratique.

Il en connaît d’autres, au contraire, qu’il n’a l’intention de faire en aucun temps, car il connaît les choses qui ni n’ont existé ni n’existent ni n’existeront, comme on l’a dit dans la question précédente ; et il en a certes une connaissance en acte, mais elle n’est  pratique que virtuellement, et non actuellement. Quant aux réalités qu’il fait ou qu’il peut faire, il les considère non seulement en tant qu’elles sont dans leur être propre, mais encore suivant tous les concepts que l’intelligence humaine peut analytiquement appréhender en elles ; les réalités par lui opérables sont donc aussi connues de lui telles qu’elles ne sont pas opérables. Il connaît en outre certaines réalités dont sa science ne peut pas être la cause, tels les maux. Par conséquent, c’est en toute vérité que nous posons en Dieu et la connaissance pratique, et la connaissance spéculative.

 

Maintenant donc, il nous faut voir de laquelle de ces façons l’idée peut être posée dans la connaissance divine. Comme dit saint Augustin, l’idée est appelée forme en propriété de terme ; mais si nous envisageons la réalité, l’idée est la raison ou la ressemblance de la réalité. Or, en certaines formes, nous trouvons un double rapport : d’abord à ce qui est formé par elles, comme la science se rapporte à celui qui sait ; ensuite à ce qui est à l’extérieur, comme la science se rapporte à l’objet de science ; cependant ce rapport n’est pas commun à toute forme, comme le premier. Par conséquent, le nom de forme implique seulement le premier rapport ; et c’est pourquoi la forme connote toujours un rapport de cause. Car la forme est en quelque sorte la cause de ce qui est formé par elle, qu’une telle formation se produise par mode d’inhérence, comme dans les formes intrinsèques, ou bien par mode d’imitation, comme dans les formes exemplaires. Mais la ressemblance et la raison possèdent aussi le second rapport, par lequel ne leur convient pas la relation de cause. Si donc nous parlons de l’idée selon la raison formelle signifiée par son nom, alors elle ne s’étend qu’à cette science par laquelle une chose peut être formée ; et c’est la connaissance qui est actuellement pratique, ou celle qui ne l’est que virtuellement, et qui, d’une certaine façon, est aussi spéculative. Mais si nous donnons à l’idée le sens commun de ressemblance ou de raison, alors l’idée peut se rapporter purement à la connaissance spéculative. Ou bien, en termes plus propres, disons que l’idée regarde la connaissance actuellement ou virtuellement pratique, tandis que la ressemblance et la raison regardent aussi bien la pratique que la spéculative.

 

 

Réponse aux objections :

 

Saint Augustin rapporte la formation de l’idée non seulement aux choses qui ont lieu, mais aussi à celles qui peuvent avoir lieu, et sur lesquelles, si elles n’ont jamais lieu, porte une connaissance en quelque sorte spéculative, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Cet argument est probant pour la connaissance qui est pratique virtuellement et non actuellement ; et rien n’empêche de la dire spéculative en quelque sorte, parce qu’elle s’éloigne de l’opération du point de vue de l’acte.

 

Le modèle, bien qu’il implique un rapport à ce qui est à l’extérieur, a cependant relativement à cet extérieur un rapport de cause ; et voilà pourquoi, au sens propre, il se rapporte à la connaissance qui est habituellement ou virtuellement pratique, et pas seulement à celle qui l’est actuellement : car une chose peut être appelée modèle dès qu’une réalité peut être faite pour l’imiter, même si cela ne se produit jamais ; et c’est aussi le cas pour les idées.

 

L’intelligence pratique porte sur les choses dont les principes sont en nous, non pas n’importe comment, mais en tant qu’elles sont opérables par nous. Nous pouvons donc avoir aussi une connaissance spéculative de réalités dont les causes sont en nous, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

On ne distingue pas l’intelligence spéculative de l’intelligence pratique par la possession de formes provenant des réalités ou destinées à elles, car même en nous l’intelligence pratique a parfois des formes prises des réalités : par exemple lorsqu’un artisan, à la vue de quelque ouvrage, conçoit la forme par laquelle il a l’intention d’opérer. Par conséquent, il n’est donc pas non plus nécessaire que toutes les formes qui appartiennent à l’intelligence spéculative soient reçues des réalités.

 

On ne distingue pas en Dieu l’idée pratique de l’idée spéculative comme si elles étaient deux idées, mais parce que, du point de vue de notre manière de connaître, le pratique ajoute au spéculatif une relation à l’acte ; de même, homme ajoute le rationnel à l’animal, et pourtant l’homme et l’animal ne sont pas deux réalités.

 

Les principes de l’être et de la connaissance sont dits identiques, dans la mesure où tous les principes de l’être, quels qu’ils soient, sont également principes de connaissance ; mais non l’inverse, puisque les effets sont parfois principes de la connaissance des causes. Rien n’empêche donc que les formes de l’intelligence spéculative soient seulement principes de connaissance, alors que les formes de l’intelligence pratique sont en même temps principes d’être et de connaissance.

 

La connaissance est appelée simple non pour exclure le rapport de la science à l’objet de science, rapport qui accompagne inséparablement toute science, mais pour exclure l’ajout de ce qui est hors du genre de la connaissance, comme l’existence des réalités, qu’ajoute la science de vision, ou la relation de la volonté à la production des réalités connues, qu’ajoute la science d’approbation ; de même aussi, on appelle le feu corps simple, pour exclure non pas ses parties essentielles, mais le mélange d’un corps étranger.

 

Le vrai et le bien sont en mutuelle circumincession, car à la fois le vrai est un certain bien, et tout bien est vrai. Aussi le bien peut-il être considéré par la connaissance spéculative, en tant que l’on considère seulement sa vérité, comme lorsque nous définissons le bien et que nous montrons sa nature. Il peut également être considéré pratiquement, s’il est considéré comme bien ; et c’est le cas si on le considère en tant qu’il est la fin du mouvement ou de l’opération. Et ainsi il est clair que, de ce que le rapport a pour terme le bien, il ne s’ensuit pas que les idées, les ressemblances ou les raisons de l’intelligence divine se rapportent seulement à la connaissance pratique.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

En Dieu, les temps ne s’écoulent pas ni ne défilent, car lui-même, par son éternité qui est tout entière simultanée, inclut le temps en son entier ; et par conséquent, il connaît de la même façon les choses présentes, passées et futures ; et c’est ce qui est dit au livre de l’Ecclésiastique : « Avant d’être créées, toutes choses sont connues du Seigneur, elles le sont encore toutes après leur achèvement » (Eccli. 23, 29). Et ainsi, de ce que même les réalités passées sont connues au moyen de l’idée, il ne suit pas nécessairement qu’elle excède, en son acception propre, les limites de la connaissance pratique.

 

Si l’artisan créé connaît son ouvrage tel qu’il peut être amené à l’existence, quoiqu’il n’ait pas l’intention d’opérer, alors la connaissance qu’il en a au moyen des formes opératives n’est pas tout à fait une connaissance spéculative, mais une connaissance habituellement pratique ; par contre, la connaissance par laquelle un artisan connaît les produits de l’art, mais non tels qu’ils peuvent être amenés par lui à l’existence, cette connaissance qui est purement spéculative n’a pas d’idée correspondante, mais peut-être des raisons ou des ressemblances.

 

Il est commun à la science pratique et à la spéculative de procéder par des principes et des causes ; par conséquent, on ne peut prouver par cet argument ni qu’une science est spéculative, ni qu’elle est pratique.

Article 4 : Le mal a-t-il une idée [en Dieu] ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Dieu connaît les maux d’une science de simple connaissance. Or l’idée, prise au sens large de ressemblance ou de raison, correspond d’une certaine façon à la science de simple connaissance. Le mal a donc une idée en Dieu.

 

Rien n’empêche le mal d’être dans un bien qui ne lui est pas opposé. Or la ressemblance du mal n’est pas opposée au bien, — comme la ressemblance du noir n’est pas non plus opposée au blanc — car les espèces des contraires ne sont pas contraires dans l’âme. Rien n’empêche donc de poser en Dieu, quoiqu’il soit le souverain bien, l’idée ou la ressemblance du mal.

 

Partout où il y a communauté, il y a ressemblance. Or si une chose est une privation d’étant, par là même elle se voit attribuer l’étant ; aussi au quatrième livre de la Métaphysique est-il dit que les négations et les privations sont appelées étants. Donc, par le fait même que le mal est une privation de bien, il a une ressemblance en Dieu, qui est le souverain bien.

 

Tout ce qui est connu par lui-même, a une idée en Dieu. Or le faux est connu par lui-même, comme le vrai ; car de même que les premiers principes sont connus par eux-mêmes dans leur vérité, ainsi leurs opposés sont connus par eux-mêmes dans leur fausseté. Le faux a donc une idée en Dieu. Or le faux est un certain mal, de même que le vrai est le bien de l’intelligence, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique. Le mal a donc une idée en Dieu.

 

Tout ce qui a une nature, a une idée en Dieu. Or le vice, étant contraire à la vertu, pose une nature dans le genre qualité. Il a donc une idée en Dieu. Or, par le fait même qu’il est vice, il est mauvais. Un mal a donc une idée en Dieu.

 

Si le mal n’a pas d’idée, c’est uniquement parce que le mal n’est pas un étant. Or les formes cognitives peuvent concerner les non-étants, car rien n’empêche d’imaginer des montagnes d’or, ou une chimère. Rien non plus n’empêche donc l’idée du mal d’être en Dieu.

 

Parmi des réalités désignées, ne pas avoir de signe c’est être désigné, comme cela est clair pour les brebis que l’on marque. Or l’idée est un certain signe de la réalité préconçue. Donc, par le fait même que le mal n’a pas d’idée en Dieu alors que les réalités bonnes en ont une, l’on doit dire que le mal est lui-même préconçu ou formé.

 

Tout ce qui provient de Dieu, a une idée en lui. Or le mal provient par Dieu, entendons le mal de peine. Il a donc une idée en Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Toute réalité préconçue a un être déterminé par une idée. Or le mal n’a pas un être déterminé, puisqu’il n’a pas l’être, mais qu’il est une privation d’étant. Le mal n’a donc pas d’idée en Dieu.

 

Selon Denys, l’idée, ou modèle, est une prédéfinition de la volonté divine. Or la volonté de Dieu n’est relative qu’à des biens. Le mal n’a donc pas d’idée en Dieu.

 

Le mal est la privation d’espèce, de mode et d’ordre, selon saint Augustin. Or Platon a appelé espèces les idées elles-mêmes. Le mal ne peut donc pas avoir d’idée.

 

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, l’idée implique suivant sa définition propre une forme qui est le principe de la formation d’une réalité. Puis donc que rien de ce qui est en Dieu ne peut être le principe du mal, le mal ne peut pas avoir d’idée en Dieu, si l’on prend l’idée au sens propre.

 

Mais il en est de même si on la prend communément comme une raison ou une ressemblance ; car, selon saint Augustin, le mal est appelé ainsi par le fait même qu’il n’a pas de forme. Puis donc que la ressemblance se prend de la forme participée en quelque façon, et qu’une chose est dite mauvaise par le fait même qu’elle s’éloigne de la participation de la divinité, il est impossible que le mal ait une ressemblance en Dieu.

 

 

Réponse aux objections :

 

La science de simple connaissance ne concerne pas seulement les maux, mais encore certains biens qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé, et c’est par rapport à eux que l’on pose l’idée dans la science de simple connaissance, mais non par rapport aux maux.

 

Si l’on nie que le mal a une idée en Dieu, ce n’est pas seulement parce qu’il lui est opposé ; mais parce qu’il n’a pas une nature lui permettant en quelque sorte de participer à une chose qui serait en Dieu, de telle sorte que sa ressemblance puisse être reçue.

 

La communauté par laquelle une chose est attribuée communément à l’étant et au non-étant est seulement de raison, car les négations et les privations ne sont que des étants de raison ; or une telle communauté ne suffit pas pour la ressemblance dont il est question ici.

 

Que le principe suivant : « Aucun tout n’est plus grand que sa partie » soit faux, est quelque chose de vrai ; donc, connaître que c’est faux, c’est connaître quelque chose de vrai. Cependant la fausseté de ce principe n’est connue que par sa privation de vérité, comme la cécité est connue par la privation de la vue.

 

Les actions mauvaises, pour autant qu’elles ont de l’être, sont bonnes et proviennent de Dieu, et il en va de même pour les habitus qui en sont les principes ou les effets ; ils ne posent donc aucune nature par la raison qu’ils sont des maux, mais seulement une privation.

 

Une chose a deux façons d’être appelée un non-étant : soit parce que le non-être intervient dans sa définition : ainsi la cécité est appelée non-étant ; et d’un tel non-étant aucune forme ne peut être conçue ni dans l’intelligence ni dans l’imagination, et un non-étant de cette sorte est un mal. Soit parce qu’il ne se rencontre pas dans la réalité, quoique la privation d’être ne soit pas elle-même comprise dans sa définition ; et dans ce cas, rien n’empêche d’imaginer des non-étants, ni de concevoir leurs formes.

 

Du fait même qu’il n’a pas d’idée en Dieu, le mal est connu de Dieu au moyen de l’idée du bien opposé ; et de cette façon, il entretient avec la connaissance le même rapport que s’il avait une idée ; non pas toutefois que la privation d’idée lui tienne lieu d’idée, car en Dieu, il ne peut y avoir de privation.

 

Le mal de peine vient de Dieu sous l’aspect de l’ordre de la justice, et ainsi, il est bon, et il a une idée en Dieu.

Article 5 : La matière prime a-t-elle une idée [en Dieu] ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’idée, selon saint Augustin, est une forme. Or la matière prime n’a aucune forme. Aucune idée ne lui correspond donc en Dieu.

 

La matière n’est un étant qu’en puissance. Si donc l’idée doit correspondre à la réalité préconçue, alors il est nécessaire, si la matière prime a une idée, que son idée ne soit qu’en puissance. Or en Dieu, la potentialité est absente. La matière prime n’a donc pas d’idée en lui.

 

En Dieu, les idées portent sur des choses qui existent, ou peuvent exister. Or, la matière prime n’a pas ni ne peut avoir par elle-même une existence séparée. Elle n’a donc pas d’idée en Dieu.

 

L’idée existe pour qu’une chose soit formée par elle. Or la matière prime ne peut jamais être formée en sorte que la forme fasse partie de son essence. Si donc elle avait une idée, cette idée serait inutilement en Dieu, ce qui est absurde.

 

 

En sens contraire :

 

Tout ce qui vient à l’existence par Dieu, a une idée en lui. Or telle est la matière. Elle a donc une idée en Dieu.

 

Toute essence dérive de l’essence divine. Tout ce qui a une essence, a donc une idée en Dieu. Or telle est la matière prime. Donc, etc.

 

 

Réponse :

 

Platon, qui se trouve être le premier à avoir parlé des idées, n’a posé aucune idée pour la matière prime, car il posait les idées comme les causes des réalités préconçues ; et la matière prime n’était pas un effet de l’idée, mais était pour elle une « concause ». Il posait en effet deux principes du côté de la matière, le grand et le petit, mais un seul du côté de la forme : l’idée.

 

Pour notre part, nous affirmons que la matière est causée par Dieu ; aussi est-il nécessaire de poser que son idée est d’une certaine façon en Dieu, puisque tout ce qui est causé par lui renferme d’une façon ou d’une autre une ressemblance de lui.

 

Mais cependant, si nous parlons de l’idée au sens propre, on ne peut poser que la matière prime ait par elle-même en Dieu une idée distincte de l’idée de la forme ou du composé : car l’idée proprement dite regarde la réalité telle qu’elle peut être amenée à l’existence ; or la matière ne peut venir à l’existence sans une forme, et vice versa. Donc, à proprement parler, l’idée ne correspond pas à la seule matière, ni à la seule forme ; mais au composé entier correspond une idée unique, qui est productrice du tout, et quant à la forme, et quant à la matière.

 

En revanche, si nous prenons l’idée au sens large de ressemblance ou de raison, alors les choses qui peuvent être considérées distinctement peuvent avoir par elles-mêmes une idée distincte, quoiqu’elles ne puissent exister séparément ; et dans ce cas, rien n’empêche que la matière prime ait une idée, même par soi.

 

 

Réponse aux objections :

 

Bien que la matière prime soit informe, cependant il y a en elle une imitation de la forme première : car même si son être est infirme, il est cependant une imitation du premier étant ; et c’est pourquoi il peut avoir une ressemblance en Dieu.

 

Il n’est pas nécessaire que l’idée et la réalité préconçue soient semblables par conformité de nature, mais seulement par représentation ; aussi les réalités composées ont-elles une idée simple ; et semblablement, une chose existant en puissance a une ressemblance idéale en acte.

 

Bien que la matière ne puisse pas exister de soi, elle peut cependant être considérée en elle-même, et peut ainsi avoir une ressemblance par elle-même.

 

Cet argument est probant pour l’idée actuellement ou virtuellement pratique, qui porte sur une réalité en tant qu’elle peut être amenée à l’existence ; et une telle idée ne convient pas à la matière prime.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

La matière ne vient à l’existence par Dieu que dans un composé ; et dans ce cas, une idée au sens propre lui correspond.

 

Il faut répondre de même : la matière, à proprement parler, n’a pas d’essence, mais elle est une partie de l’essence du tout.

Article 6 : Y a-t-il en Dieu une idée des réalités qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Seul ce qui a un être déterminé a une idée. Or ce qui n’a pas existé, n’existe pas et n’existera pas, n’a aucunement un être déterminé. Ni donc une idée.

 

[Le répondant] disait que, bien que cela n’ait pas un être déterminé en soi, cela a cependant un être déterminé en Dieu. En sens contraire : une chose est déterminée par sa distinction d’une autre. Or toutes choses, telles qu’elles sont en Dieu, sont un, et indistinctes l’une de l’autre. Donc en Dieu non plus cela n’a pas un être déterminé.

 

Denys dit que les modèles sont les volontés divines et bonnes qui sont prédéterminatives et effectives des réalités. Or ce qui ni n’a existé, ni n’existe, ni n’existera, n’a jamais été prédéterminé par la volonté divine. Cela n’a donc pas d’idée ou de modèle en Dieu.

 

L’idée est ordonnée à la production de la réalité. Si donc il y a une idée de ce qui n’est jamais amené à l’existence, il semble qu’elle soit inutile, ce qui est absurde. Donc, etc.

 

 

En sens contraire :

 

Dieu connaît les réalités au moyen des idées. Or lui-même connaît les réalités qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé, comme on l’a dit précédemment, dans la question sur la science de Dieu. Il y a donc aussi en lui une idée des choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé.

 

La cause ne dépend pas de l’effet. Or l’idée est la cause de l’existence de la réalité. L’idée ne dépend donc nullement de l’existence de la réalité ; elle peut donc également concerner les choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé.

 

 

Réponse :

 

L’idée proprement dite regarde la connaissance pratique non seulement en acte, mais aussi en habitus. Or Dieu a une connaissance virtuellement pratique des choses qu’il peut faire, bien qu’elles n’aient jamais eu lieu et ne doivent jamais avoir lieu ; il reste donc que l’idée peut porter sur les choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé ; non cependant de la même façon qu’elle porte sur les choses qui existent, existeront ou ont existé ; car pour produire celles-ci elle est déterminée par un propos de la volonté divine, mais non pour les choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé ; et ainsi, ce genre de choses a en quelque sorte des idées indéterminées.

 

 

Réponse aux objections :

 

Bien que ce qui ni n’existe, ni n’a existé, ni n’existera, n’ait pas un être déterminé en soi, il est cependant de façon déterminée dans la connaissance de Dieu.

 

Être en Dieu et être dans la connaissance de Dieu sont deux choses différentes : en effet, le mal n’est pas en Dieu, mais il est dans la science de Dieu. Car une réalité est dite être dans la science de Dieu pour autant qu’elle est connue de Dieu ; et parce que Dieu connaît tout distinctement, comme on l’a dit dans la question précédente, les réalités sont distinctes dans sa science, bien qu’elles soient un en lui.

 

Bien que Dieu n’ait jamais voulu amener à l’existence de telles réalités, dont il a des idées, il veut cependant pouvoir les produire, et avoir la science de leur production ; et c’est pourquoi Denys ne dit pas que pour la raison formelle de modèle soit exigée une volonté prédéfinissante et efficiente, mais une volonté définitive et effective.

 

La connaissance divine ordonne ces idées non pas afin qu’une chose ait lieu par elles, mais afin qu’une chose puisse avoir lieu par elles.

Article 7 : Les accidents ont-ils une idée en Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il n’y a d’idée que pour connaître et causer les réalités. Or l’accident est connu au moyen de la substance, et causé par les principes de celle-ci. Il n’est donc pas nécessaire qu’il ait une idée en Dieu.

 

[Le répondant] disait que l’accident est connu au moyen de la substance, mais que cette connaissance est celle de l’existence et non de l’essence. En sens contraire : l’essence est signifiée par la définition de la réalité, et surtout du point de vue du genre. Or la substance est posée dans la définition des accidents, comme il est dit au septième livre de la Métaphysique, de sorte que le sujet est posé à la place du genre, comme dit le Commentateur dans le même passage, comme lorsqu’on dit : « Le camus est un nez courbe. » Donc, même quant à la connaissance de l’essence, l’accident est connu au moyen de la substance.

 

Tout ce qui a une idée entre en sa participation. Or les accidents ne participent à rien, puisque participer n’est le fait que des substances, qui peuvent recevoir quelque chose ; ils n’ont donc pas d’idée.

 

Dans les choses qui se disent avec antériorité de l’une sur l’autre, il n’y a pas lieu d’admettre une idée commune : ainsi dans les nombres et les figures, selon l’opinion de Platon, comme cela est clair au troisième livre de la Métaphysique et au premier de l’Éthique ; et la raison en est que le premier est comme l’idée du second. Or l’étant se dit de la substance et de l’accident avec antériorité de l’une sur l’autre. L’accident n’a donc pas d’idée, mais la substance lui tient lieu d’idée.

 

 

En sens contraire :

 

Tout ce qui est causé par Dieu a une idée en lui. Or Dieu est cause non seulement des substances mais aussi des accidents. Les accidents ont donc une idée en Dieu.

 

Tout ce qui est dans un genre doit se rattacher au premier de ce genre, comme tout corps chaud à la chaleur du feu. Or les idées sont les formes principales, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Puis donc que les accidents sont des formes, il semble qu’elles aient des idées en Dieu.

 

 

Réponse :

 

Platon, qui introduisit le premier les idées, n’en posa point pour les accidents, mais seulement pour les substances, comme il est clairement montré par le Philosophe au premier livre de la Métaphysique. Et en voici la raison : Platon posa que les idées étaient les causes prochaines des réalités ; aussi, lorsqu’il trouvait pour une chose une cause prochaine en dehors de l’idée, il ne posait pas que cette chose avait une idée ; et c’est pourquoi il disait que, dans les choses qui se disent avec antériorité de l’une sur l’autre, il n’y a pas d’idée commune, mais que le premier est l’idée du second. Et Denys évoque aussi cette opinion au livre des Noms Divins, chap. 5, en l’attribuant à un certain philosophe Clément, qui disait que, parmi les étants, les supérieurs étaient les modèles des inférieurs ; et voilà pourquoi, l’accident étant causé immédiatement par la substance, Platon n’a pas posé les idées des accidents.

 

Mais pour notre part, nous posons Dieu comme cause immédiate de chaque réalité, parce qu’il opère en toutes les causes secondes, et que tous les effets seconds proviennent de sa prédéfinition ; aussi posons-nous en lui des idées non seulement des premiers étants mais aussi des seconds, et par conséquent des substances et des accidents ; mais de façon différente pour les divers accidents.

 

Certains sont en effet des accidents propres causés par les principes du sujet, et qui, au point de vue de l’existence, ne sont jamais séparés de leurs sujets. Et de tels accidents sont amenés à l’existence avec leur sujet en une opération unique. Puis donc que l’idée est au sens propre la forme de la réalité opérable en tant que telle, il n’y aura pas pour de tels accidents une idée distincte, mais il y aura une idée unique du sujet avec tous ses accidents ; ainsi le bâtisseur possède-t-il une forme unique pour la maison comme telle avec toutes les accidents qui s’y ajoutent, forme par laquelle il amène simultanément à l’existence la maison et tous les accidents en question, comme sa forme carrée et d’autres de ce genre.

 

D’autres, par contre, sont des accidents qui ne suivent pas inséparablement leur sujet, ni ne dépendent de ses principes. Et de tels accidents sont amenés à l’existence par une autre opération, en plus de celle par laquelle le sujet est produit ; par exemple, ce qui fait qu’un homme est homme n’entraîne pas qu’il soit grammairien, mais cela vient par une autre opération. Et pour de tels accidents il y a en Dieu une idée distincte de l’idée du sujet : de même aussi l’artisan conçoit la forme de la peinture de la maison en plus de la forme de la maison.

 

Mais si nous prenons l’idée au sens large de ressemblance ou de raison, alors l’un et l’autre accident a une idée distincte en Dieu, car ils peuvent être considérés par eux-mêmes distinctement ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au premier livre de la Métaphysique qu’au point de vue de la connaissance, les accidents doivent avoir une idée comme les substances ; mais que du point de vue des autres raisons pour lesquelles Platon posait les idées, c’est-à-dire pour qu’elles soient les causes de la génération et de l’existence, il semble que les idées ne portent que sur les substances.

 

 

Réponse aux objections :

 

Comme on l’a dit, il y a en Dieu une idée non seulement des premiers effets, mais aussi des seconds ; donc, bien que les accidents aient l’existence par la substance, il n’est pas exclu qu’ils aient des idées.

 

L’accident peut être entendu de deux façons : d’abord dans l’abstrait, et dans ce cas il est considéré dans sa raison formelle propre, car c’est ainsi que nous définissons pour les accidents le genre et l’espèce ; et de cette façon, le sujet n’est pas posé comme genre dans la définition de l’accident, mais comme différence, comme quand on dit : « La camusité est la courbure du nez. » Ensuite les accidents peuvent être entendus concrètement, et dans ce cas ils sont pris comme faisant un par accident avec le sujet ; c’est pourquoi on ne leur définit dans ce cas ni genre ni espèce, et ainsi, il est vrai que le sujet est posé comme un genre dans la définition de l’accident.

 

Bien que l’accident ne soit pas participant , il est cependant la participation elle-même ; et ainsi, il est clair qu’à lui aussi correspond une idée en Dieu, ou une ressemblance.

 

La réponse ressort de ce qu’on a dit.

Article 8 : Les singuliers ont-ils une idée en Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Les singuliers sont infiniment nombreux en puissance. Or en Dieu, il y a une idée non seulement de ce qui est, mais aussi de ce qui peut être. Si donc il y avait en Dieu une idée des singuliers, il y aurait en lui une infinité d’idées, ce qui semble absurde, puisqu’elle ne peuvent être infiniment nombreuses en acte.

 

Si les singuliers ont une idée en Dieu, alors ou bien il y a une même idée pour le singulier et pour l’espèce, ou bien il y a différentes idées. S’il y a différentes idées, alors il y a en Dieu plusieurs idées d’une seule réalité, car l’idée de l’espèce est aussi une idée du singulier. Et s’il y a une seule et même idée, alors, puisque tous les singuliers qui sont de même espèce ont en commun l’idée de l’espèce, il n’y aura pour tous les singuliers qu’une seule idée ; et ainsi, les singuliers n’auront pas une idée distincte en Dieu.

 

Beaucoup parmi les singuliers se produisent par hasard. Or ce qui se produit ainsi n’est pas prédéfini. Puis donc que l’idée requiert une prédéfinition, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il semble que tous les singuliers n’aient pas une idée en Dieu.

 

Certains singuliers résultent de la fusion de deux espèces, comme le mulet résulte de la fusion de l’âne et du cheval. Si donc de telles choses ont une idée, il semble qu’à chacune d’elles correspondent deux idées ; et cela semble absurde, puisqu’il est aberrant de poser la pluralité dans la cause et l’unité dans l’effet.

 

 

En sens contraire :

 

Les idées sont en Dieu pour connaître et opérer. Or Dieu connaît et opère les singuliers. Leurs idées sont donc en lui.

 

Les idées sont ordonnées à l’existence des réalités. Or les singuliers existent plus vraiment que les universels, puisque ceux-ci ne subsistent que dans les singuliers. Les singuliers doivent donc, plus que les universels, avoir des idées.

 

 

Réponse :

 

Platon n’a pas posé les idées des singuliers, mais seulement celles des espèces ; et la raison en est double. D’abord, parce que selon lui, les idées ne sont pas productrices de la matière mais seulement de la forme, dans notre monde inférieur. Or le principe de la singularité est la matière, tandis que par la forme chaque singulier est placé dans une espèce ; voilà pourquoi l’idée ne correspond pas au singulier en tant qu’il est singulier, mais seulement du point de vue de l’espèce. Une autre raison a pu être que l’idée ne porte que sur des choses qui sont par elles-mêmes objets d’intention, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Or l’intention de la nature va principalement à la conservation de l’espèce ; donc, bien que la génération ait pour terme cet homme, cependant l’intention de la nature est d’engendrer un homme. Et pour cette raison le Philosophe dit aussi au dix-neuvième livre sur les Animaux qu’il faut déterminer des causes finales pour les accidents des espèces et non pour ceux des singuliers, mais pour ceux-ci des causes efficientes et matérielles seulement ; et c’est pourquoi l’idée ne correspond pas au singulier, mais à l’espèce. Et pour la même raison Platon ne posait pas les idées des genres, car l’intention de la nature n’a pas pour terme la production de la forme du genre, mais seulement de la forme de l’espèce.

 

Pour notre part, nous posons que Dieu est la cause du singulier et quant à la forme, et quant à la matière. Nous affirmons aussi que tous les singuliers sont prédéfinis par la providence divine ; et c’est pourquoi il est nécessaire que nous posions aussi les idées des singuliers.

 

 

Réponse aux objections :

 

Les idées ne se diversifient que par les différents rapports aux réalités ; or il n’est pas aberrant pour des relations de raison de se diversifier à l’infini, comme dit Avicenne.

 

Si nous parlons de l’idée au sens propre, en tant qu’elle porte sur la réalité à la façon dont celle-ci peut être amenée à l’existence, alors une idée unique correspond au singulier, à l’espèce et au genre, individués dans le singulier lui-même, puisque Socrate, l’homme et l’animal ne sont pas distincts du point de vue de l’existence. Mais si nous entendons l’idée au sens commun de ressemblance ou de raison, alors, puisque les considérations de Socrate comme Socrate, comme homme et comme animal sont différentes, plusieurs idées leur correspondront en conséquence.

 

Bien que telle chose soit fortuite par rapport à l’agent prochain, rien cependant n’est fortuit par rapport à l’agent qui connaît déjà tout.

 

Le mulet a une espèce intermédiaire entre l’âne et le cheval ; il n’est donc pas en deux espèces mais en une seule, qui est produite par l’union des semences : dans ce cas, en effet, la vertu active du mâle n’a pas pu conduire la matière de la femelle aux termes de sa propre espèce parfaite à cause du caractère étranger de la matière, mais il l’a amenée à quelque chose de proche de son espèce ; et c’est pourquoi une idée est attribuée au mulet comme au cheval.

Question 4 : [Le Verbe]

 

Introduction

 

Article 1 : Le nom de verbe se dit-il en Dieu au sens propre ?

Article 2 : Le nom de verbe, en Dieu, se dit-il essentiellement ou ne se dit-il que personnellement ?

Article 3 : Le nom de verbe convient-il au Saint-Esprit ?

Article 4 : Le Père dit-il la créature par le Verbe par lequel il se dit ?

Article 5 : Le nom de Verbe implique-t-il une relation à la créature ?

Article 6 : Les réalités existent-elles plus véritablement dans le Verbe ou en elles-mêmes ?

Article 7 : Le Verbe se rapporte-t-il aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existé ?

Article 8 : Tout ce qui a été fait est-il vie dans le Verbe ?

 

 

Article 1 : Le nom de verbe se dit-il en Dieu au sens propre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il y a deux verbes, à savoir : l’intérieur et l’extérieur. L’extérieur ne peut pas se dire de Dieu au sens propre, puisqu’il est corporel et transitoire ; ni, de même, le verbe intérieur, que saint Jean Damascène définit au deuxième livre en disant : « Le discours intérieur est un mouvement de l’âme survenant dans sa puissance de réflexion, sans élocution. » Or on ne peut poser en Dieu ni mouvement ni réflexion, celle-ci s’accomplissant par un certain processus discursif. Il semble donc qu’en aucune façon le verbe ne se dise en Dieu au sens propre.

 

Saint Augustin prouve au quinzième livre sur la Trinité qu’un certain verbe appartient à l’esprit lui-même, puisqu’il est dit qu’il a une bouche, lui aussi, comme on le voit clairement en Mt 15, 11 : « c’est ce qui sort de la bouche de l’homme qui le souille », et la suite montre qu’il faut entendre cela de la bouche du cœur : « Mais ce qui sort de la bouche part du cœur. » Or la bouche ne se dit que de façon métaphorique dans les réalités spirituelles. Donc le verbe aussi.

 

Ce qui est dit en Jn 1, 3 : « Toutes choses ont été faites par lui », montre que le Verbe est intermédiaire entre le Créateur et les créatures ; et par là même, saint Augustin prouve que le Verbe n’est pas une créature. Le même raisonnement permet donc de prouver que le Verbe n’est pas le Créateur ; le nom de Verbe ne désigne donc rien qui soit en Dieu.

 

Le médium est à égale distance des extrêmes. Si donc le Verbe est intermédiaire entre le Père qui dit et la créature qui est dite, il est nécessaire que le Verbe se distingue essentiellement du Père, puisqu’il se distingue essentiellement des créatures. Or rien en Dieu n’est distinct par essence. On ne parle donc pas de Verbe en Dieu au sens propre.

 

Ce qui ne convient au Fils qu’en tant qu’il est incarné, comme être homme, ou marcher, ou autre chose de ce genre, ne se dit jamais en Dieu au sens propre. Or la notion de verbe ne convient au Fils qu’en tant qu’il est incarné, car la notion de verbe vient de ce qu’il manifeste celui qui dit ; or le Fils ne manifeste le Père qu’en tant qu’il est incarné, de même que notre verbe ne manifeste notre intelligence qu’en tant qu’il est uni à la voix. Ce n’est donc pas au sens propre que le Verbe se dit en Dieu.

 

S’il y avait en Dieu un verbe au sens propre, le Verbe qui a été de toute éternité auprès du Père et celui qui s’est incarné dans le temps seraient le même, comme nous disons que c’est le même Fils. Or, semble-t-il, on ne peut pas dire cela, car le Verbe incarné est comparable au verbe de la voix, tandis que le Verbe qui existe auprès du Père est comparable au verbe de l’esprit, comme saint Augustin le montre clairement au quinzième livre sur la Trinité ; or le verbe proféré avec la voix et le verbe qui existe dans le cœur ne sont pas le même. Il ne semble donc pas que le Verbe que l’on dit avoir été auprès du Père de toute éternité concerne proprement la nature divine.

 

 Plus l’effet est postérieur, plus il inclut la notion de signe ; ainsi le vin est la cause finale du tonneau, et au-delà celle de l’anneau qui est accroché pour marquer le tonneau ; aussi est-ce surtout l’anneau qui est un signe. Or le verbe qui est dans la voix est le dernier effet qui procède de l’intelligence. La notion de signe convient donc plus à ce verbe qu’au concept de l’esprit ; et semblablement aussi la notion de « verbe », mot qui signifie à l’origine une manifestation. Or ce qui est dans les réalités corporelles avant d’être dans les spirituelles ne se dit jamais de Dieu au sens propre. Le verbe ne se dit donc pas de lui au sens propre.

 

Chaque nom signifie surtout ce dont il provient. Or le nom de verbe provient soit de verberatio aeris [action de frapper l’air], soit de boatus [cri], puisque le verbe n’est rien d’autre qu’un verum boans [criant le vrai]. C’est donc surtout cela qui est signifié par le nom de verbe. Or cela ne convient nullement à Dieu, sauf de façon métaphorique. Le verbe ne se dit donc pas en Dieu au sens propre.

 

 Le verbe de quelqu’un qui dit semble être la ressemblance en lui de la réalité dite. Or le Père, en se pensant, ne se pense pas par une ressemblance, mais par son essence. Il semble donc qu’il n’engendre aucun verbe de lui-même du fait qu’il se regarde. Or, comme dit Anselme, « pour l’esprit suprême, dire n’est rien d’autre que regarder en pensant ». Le verbe ne se dit donc pas en Dieu au sens propre.

 

10° Ce qui se dit de Dieu par ressemblance avec la créature ne se dit jamais de lui au sens propre, mais de façon métaphorique. Or le verbe se dit en Dieu par ressemblance avec le verbe qui est en nous, comme dit saint Augustin. Il semble donc qu’il se dise en Dieu de façon métaphorique, et non au sens propre.

 

11° Saint Basile dit que Dieu est appelé Verbe en tant que toutes choses sont proférées par lui ; Sagesse, car par lui toutes choses sont connues ; Lumière, car par lui toutes choses sont manifestées. Or « proférer » ne se dit pas en Dieu au sens propre, car l’action de proférer regarde la voix. Le verbe ne se dit donc pas en Dieu au sens propre.

 

12° Le verbe de l’esprit est au Verbe éternel ce que le verbe de la voix est au Verbe incarné, comme le montre clairement saint Augustin. Or le verbe de la voix ne se dit du Verbe incarné que de façon métaphorique. Donc le verbe intérieur ne se dit aussi du Verbe éternel que de façon métaphorique.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au neuvième livre sur la Trinité : « Ce verbe, que nous cherchons à expliquer, est la connaissance unie à l’amour. » Or la connaissance et l’amour se disent en Dieu au sens propre. Donc le verbe aussi.

 

Saint Augustin dit au quinzième livre sur la Trinité : « Le verbe qui sonne au-dehors est donc le signe du verbe qui luit au-dedans, et qui, avant tout autre, mérite ce nom de verbe. Ce que nous proférons de bouche n’est que l’expression vocale du verbe : et si, cette expression, nous l’appelons verbe, c’est que le verbe l’assume pour apparaître au-dehors. » D’où il ressort que le nom de verbe se dit plus proprement du verbe spirituel que du corporel. Or tout ce qui se trouve plus proprement dans les réalités spirituelles que dans les corporelles convient à Dieu de façon très propre. C’est donc d’une façon très propre que le verbe se dit en Dieu.

 

Richard de Saint-Victor dit que le verbe manifeste l’intelligence du sage. Or le Fils manifeste très véritablement l’intelligence du Père. Le nom de verbe se dit donc en Dieu de façon très propre.

 

Selon saint Augustin au quinzième livre sur la Trinité, le verbe n’est rien d’autre que la pensée formée. Or la pensée divine n’est jamais formable mais toujours formée, car elle est toujours dans son acte. Le verbe se dit donc en Dieu de façon très propre.

 

Parmi les modes de l’un, celui qui est le plus simple est appelé un en premier et de façon tout à fait propre. Donc semblablement aussi pour le verbe, celui qui est tout à fait simple est très proprement appelé verbe. Or le Verbe qui est en Dieu est très simple. Il est donc très proprement appelé verbe.

 

Selon les grammairiens, si cette partie du discours qui s’appelle verbe s’approprie un nom commun, c’est parce qu’elle est la perfection de tout le discours, étant pour ainsi dire sa partie principale, et que le verbe manifeste les autres parties du discours, puisque le verbe fait comprendre le nom. Or le Verbe divin est la plus parfaite de toutes les réalités et, de plus, il les manifeste. Il est donc très proprement appelé verbe.

 

 

Réponse :

 

Notre façon de nommer dépend de la manière dont nous prenons connaissance des réalités. Or parce que, la plupart du temps, les choses qui sont postérieures dans la nature nous sont connues en premier, il suit fréquemment qu’un nom, quant à son attribution, se trouve d’abord dans une première chose, alors que la réalité signifiée par le nom existe d’abord dans une seconde, comme on le voit clairement pour les noms qui se disent de Dieu et des créatures, tels l’étant, le bien, etc., qui ont d’abord été donnés aux créatures, et de celles-ci ont été transférés à la prédication de Dieu, bien que l’être et le bien se trouvent d’abord en Dieu.

 

Or, puisque le verbe extérieur est sensible, il nous est plus connu que le verbe intérieur quant à l’attribution du nom. Aussi le verbe vocal est-il appelé verbe avant le verbe intérieur, bien que le verbe intérieur soit naturellement avant, puisqu’il est la cause à la fois efficiente et finale du verbe extérieur. Cause finale, car nous exprimons le verbe vocal pour manifester le verbe intérieur ; il est donc nécessaire que le verbe intérieur soit ce qui est signifié par le verbe extérieur. Or le verbe qui est proféré extérieurement signifie ce qui est pensé, non l’acte même de penser, ni cette intelligence qui est un habitus ou une puissance, si ce n’est en tant qu’ils sont pensés eux aussi ; le verbe intérieur est donc cela même qui est pensé intérieurement. Cause efficiente car, puisque le verbe proféré extérieurement signifie de façon arbitraire, son principe est la volonté, tout comme pour les autres produits de l’art ; voilà pourquoi, de même que, pour les autres produits de l’art, préexiste dans l’esprit de l’artisan une certaine image du produit extérieur, de même préexiste, dans l’esprit de celui qui profère le verbe extérieur, un certain modèle de celui-ci.

 

Donc, de même que, dans le cas de l’artisan, nous considérons trois choses, à savoir la fin du produit, son modèle et le produit lui-même déjà réalisé, de même aussi en celui qui parle se trouvent trois verbes : ce qui est conçu par l’intelligence est « le verbe du cœur proféré sans la voix », et le verbe extérieur est proféré pour le signifier ; puis viennent le modèle du verbe extérieur, appelé « le verbe intérieur qui a l’image de la voix », et le verbe exprimé extérieurement, qui est appelé « le verbe de la voix ». Et de même que, chez l’artisan, l’intention de la fin précède, puis vient l’élaboration de la forme du produit de l’art, et enfin celui-ci est amené à l’existence, de même, en celui qui parle, le verbe du cœur est antérieur au verbe qui a l’image de la voix, et en dernier vient le verbe de la voix.

 

Donc le verbe de la voix, étant accompli corporellement, ne peut se dire de Dieu que de façon métaphorique, c’est-à-dire à la façon dont les créatures qui sont produites par Dieu, ou leurs mouvements, sont elles-mêmes appelées son verbe, en tant qu’elles signifient l’intelligence divine comme l’effet signifie la cause. Donc, pour la même raison, le verbe qui a l’image de la voix ne pourra pas non plus se dire de Dieu au sens propre, mais seulement de façon métaphorique ; et c’est ainsi que les idées des réalités à produire sont appelées verbe de Dieu. Mais le verbe du cœur, qui n’est rien d’autre que ce qui est actuellement considéré par l’intelligence, se dit proprement de Dieu, car il est entièrement éloigné de la matérialité, de la corporéité et de tout défaut ; et de telles choses se disent proprement de Dieu, comme la science et l’objet su, l’acte de penser et l’objet pensé.

 

 

Réponse aux objections :

 

Puisque le verbe intérieur est ce qui est pensé, et que cela n’est en nous que lorsque nous pensons en acte, le verbe intérieur requiert toujours une intelligence dans son acte, qui est celui de penser. Or l’acte même de l’intelligence est appelé mouvement, non celui de l’imparfait, tel qu’il est décrit au troisième livre de la Physique, mais le mouvement du parfait, qui est une opération, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; voilà pourquoi saint Jean Damascène a dit que le verbe intérieur est un mouvement de l’esprit, quoiqu’il faille entendre par « mouvement » le terme du mouvement, c’est-à-dire par « opération » ce qui est opéré, comme on entend par « penser » ce qui est pensé. Et il n’est pas requis, pour la notion de verbe, que l’acte de l’intelligence qui a pour terme le verbe intérieur se fasse avec un processus discursif, que la réflexion semble impliquer : il suffit que, d’une façon quelconque, une chose soit pensée en acte. Pour nous, cependant, c’est le plus souvent par un processus discursif que nous disons quelque chose intérieurement ; c’est pourquoi saint Jean Damascène et Anselme, en définissant le verbe, emploient le mot « réflexion » à la place de « considération ».

 

L’argument de saint Augustin ne procède pas du semblable, mais du moindre ; en effet, il semble que, dans le cœur, l’on doive moins parler de bouche que de verbe ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

L’intermédiaire peut être envisagé de deux façons. D’abord entre les deux extrémités du mouvement, comme le gris est intermédiaire entre le blanc et le noir dans le mouvement de noircissement ou de blanchissement. Ensuite entre l’agent et le patient, comme l’instrument de l’artisan est intermédiaire entre celui-ci et le produit de l’art, et semblablement comme tout ce par quoi l’artisan agit ; et c’est de cette façon que le Fils est un intermédiaire entre le Père qui crée et la créature faite par le Verbe ; mais non entre Dieu qui crée et la créature, car le Verbe lui-même est aussi le Dieu qui crée ; donc, de même que le Verbe n’est pas une créature, de même il n’est pas le Père. Et cependant, indépendamment de cela, la conclusion ne s’ensuivrait pas non plus. En effet, nous disons que Dieu crée par sa sagesse dite essentiellement, si bien que sa sagesse peut ainsi être dite intermédiaire entre Dieu et la créature ; et pourtant, la sagesse elle-même est Dieu. Saint Augustin, quant à lui, prouve que le Verbe n’est pas une créature non pas parce qu’il est intermédiaire, mais parce qu’il est cause universelle de la création. En n’importe quel mouvement, en effet, on se ramène à quelque [principe] premier qui n’est pas mû selon ce mouvement, comme tout ce qui peut être altéré se ramène à un premier altérant non altéré ; et de même, ce à quoi se ramènent toutes les choses créées est nécessairement non créé.

 

L’intermédiaire que l’on considère entre les termes du mouvement est tantôt pris à égale distance des termes, tantôt non. Mais l’intermédiaire qui est entre l’agent et le patient, s’il est certes intermédiaire en tant qu’instrument, il est tantôt plus proche de l’agent premier, tantôt plus proche du dernier patient ; et parfois, il se tient à égale distance de l’un et de l’autre : on le voit clairement dans le cas de l’agent dont l’action parvient au patient par plusieurs instruments. Mais l’intermédiaire qu’est la forme par laquelle l’agent opère est toujours plus proche de l’agent, car elle est en lui véritablement, tandis qu’elle n’est dans le patient que par sa ressemblance. Et c’est de cette façon que l’on dit que le Verbe est intermédiaire entre le Père et la créature. Il n’est donc pas nécessaire qu’il soit à égale distance du Père et de la créature.

 

Bien que, parmi nous, la manifestation qui s’adresse à autrui ne se fasse qu’au moyen du verbe vocal, cependant une manifestation à soi-même se fait aussi par le verbe du cœur, et cette manifestation précède l’autre ; aussi le verbe intérieur est-il appelé verbe en premier. Semblablement aussi, le Père a été manifesté à tous par le Verbe incarné, mais le Verbe engendré de toute éternité l’a manifesté à lui-même ; voilà pourquoi le nom de Verbe ne lui convient pas seulement en tant qu’il s’est incarné.

 

Le Verbe incarné a quelque ressemblance et quelque dissemblance avec le verbe de la voix. Il y a de semblable entre les deux — et cela les rend comparables — que, de même que le verbe intérieur est manifesté par la voix, de même le Verbe éternel a été manifesté par la chair. Mais il y a dissemblance en ceci que la chair assumée par le Verbe éternel n’est pas elle-même appelée verbe, alors que l’expression vocale qui est assumée pour manifester le verbe intérieur est elle-même appelée verbe ; voilà pourquoi le verbe de la voix est autre que le verbe du cœur ; mais le Verbe incarné est identique au Verbe éternel, tout comme le verbe signifié par la voix est identique au verbe du cœur.

 

La notion de signe convient à l’effet avant de convenir à la cause lorsque la cause est pour l’effet une cause de l’être et non du signifier, comme c’est le cas dans l’exemple proposé. Mais lorsque l’effet doit à la cause non seulement d’être mais aussi de signifier, alors, de même que la cause est antérieure à l’effet quant à l’être, de même elle l’est quant au signifier ; et si le verbe intérieur inclut la notion de signification et de manifestation avant le verbe extérieur, c’est parce que le verbe extérieur n’est établi comme signe que par le verbe intérieur.

 

Il y a deux façons de dire la provenance d’un nom : soit du côté de celui qui donne le nom, soit du côté de la réalité à laquelle il est donné. Du côté de la réalité, ce dont le nom provient est, dit-on, ce qui complète la notion de la réalité signifiée par le nom, autrement dit la différence spécifique de cette réalité ; et c’est ce qui est principalement signifié par le nom. Mais parce que les différences essentielles nous sont inconnues, nous employons parfois à leur place les accidents ou les effets, comme il est dit au huitième livre de la Métaphysique, et nous nommons la réalité en conséquence ; et dans ce cas, ce qui remplace la différence essentielle est ce dont provient le nom du côté de celui qui le donne, comme [le nom latin de] la pierre provient de son effet, qui est de blesser le pied. Et ce n’est pas celui-ci, mais ce qu’il remplace, qui doit être principalement signifié par le nom. Semblablement, je dis que le nom de verbe provient de verberatio ou de boatus du côté de celui qui donne le nom, non du côté de la réalité.

 

En ce qui concerne la notion de verbe, peu importe qu’une chose soit pensée par ressemblance ou par essence. En effet, il est avéré que le verbe intérieur signifie tout ce qui peut être pensé, qu’il le soit par essence ou par ressemblance ; voilà pourquoi toute pensée, qu’elle soit pensée par essence ou par ressemblance, peut être appelée verbe.

 

10° Parmi les noms qui se disent de Dieu et des créatures, certains signifient des réalités qui se trouvent d’abord en Dieu et ensuite dans les créatures, quoique les noms aient d’abord été donnés à des créatures ; et de tels noms se disent proprement de Dieu, comme la bonté, la sagesse, etc. D’autres, par contre, signifient des réalités qui ne conviennent pas à Dieu, mais il lui convient quelque chose de semblable à ces réalités ; et de tels noms se disent de Dieu de façon métaphorique, comme nous disons de Dieu qu’il est un lion ou qu’il marche. Donc, je dis que le verbe se dit en Dieu par ressemblance avec notre verbe du point de vue de l’attribution du nom, non à cause d’une relation de la réalité ; il n’est donc pas nécessaire qu’il se dise de façon métaphorique.

 

11° L’action de proférer relève de la notion de verbe quant à ce dont provient le nom du côté de celui qui le donne, et non du côté de la réalité. Voilà pourquoi, bien que l’action de proférer se dise en Dieu de façon métaphorique, il ne s’ensuit pas que « verbe » se dise de façon métaphorique ; de même aussi, saint Jean Damascène dit que le nom de Dieu provient de ethin, qui signifie brûler ; et cependant, bien que « brûler » se dise de Dieu de façon métaphorique, ce n’est pourtant pas le cas du nom « Dieu ».

 

12° Le Verbe incarné se rapporte au verbe de la voix seulement à cause d’une certaine ressemblance, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; voilà pourquoi le Verbe incarné ne peut être appelé verbe de la voix que de façon métaphorique. Mais le Verbe éternel se rapporte au verbe du cœur selon la vraie notion de verbe intérieur ; voilà pourquoi le verbe se dit pour l’un et pour l’autre au sens propre.

Article 2 : Le nom de verbe, en Dieu, se dit-il essentiellement ou ne se dit-il que personnellement ?

 

Objections :

 

Il semble qu’on puisse aussi le dire essentiellement.

 

Le nom de verbe signifie à l’origine une manifestation, comme on l’a dit. Or l’essence divine peut se manifester par elle-même. Le verbe lui convient donc par soi, et ainsi, le verbe se dira essentiellement.

 

Ce qui est signifié par le nom, c’est la définition elle-même, comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique. Or, suivant saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité, le verbe est « la connaissance unie à l’amour » ; et selon Anselme dans son Monologion, « pour l’esprit suprême, dire n’est rien d’autre que regarder en pensant ». Et dans l’une et l’autre définition, il n’est rien qui ne soit dit essentiellement. Le verbe se dit donc essentiellement.

 

Tout ce qui est dit est verbe. Or le Père ne dit pas seulement lui-même, mais aussi le Fils et le Saint-Esprit, comme dit Anselme au livre déjà cité. Le verbe est donc commun aux trois Personnes ; il se dit donc essentiellement.

 

Celui qui dit, quel qu’il soit, a un verbe qu’il dit, suivant saint Augustin au septième livre sur la Trinité. Or, comme dit Anselme dans son Monologion, de même que le Père pense, le Fils pense et le Saint-Esprit pense, et cependant ce ne sont pas trois qui pensent mais un seul qui pense, de même le Père dit, le Fils dit et le Saint-Esprit dit, et cependant ce ne sont pas trois qui disent mais un seul qui dit. Un verbe correspond donc à l’un quelconque d’entre eux. Or rien n’est commun aux trois sinon l’essence. Le verbe se dit donc en Dieu essentiellement.

 

Dans notre intelligence, dire et penser ne diffèrent pas. Or en Dieu, le verbe se prend par ressemblance avec le verbe qui est dans l’intelligence. Donc en Dieu, dire n’est rien d’autre que penser ; donc le verbe, lui aussi, n’est rien d’autre que ce qui est pensé. Or ce qui est pensé, en Dieu, se dit essentiellement. Donc le verbe aussi.

 

Comme dit saint Augustin, le verbe divin est la puissance opérative du Père. Or la puissance opérative se dit en Dieu essentiellement. Donc le verbe aussi se dit essentiellement.

 

De même que l’amour implique une émanation de la volonté, de même le verbe implique une émanation de l’intelligence. Or l’amour se dit en Dieu essentiellement. Donc le verbe aussi.

 

Ce qui, en Dieu, peut être pensé sans considérer la distinction des Personnes, ne se dit pas personnellement. Or le verbe est tel, car même ceux qui nient la distinction des Personnes affirment que Dieu se dit lui-même. Le verbe ne se dit donc pas personnellement en Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au sixième livre sur la Trinité que seul le Fils est appelé verbe, et non le Père et le Fils ensemble. Or tout ce qui se dit essentiellement convient communément à l’un et à l’autre. Le verbe ne se dit donc pas essentiellement.

 

Il est dit en Jn 1, 1 : « Le Verbe était auprès de Dieu. » Or l’expression « auprès de », étant une préposition transitive, implique une distinction. Le Verbe est donc distinct de Dieu. Or rien qui soit dit essentiellement n’est distinct en Dieu. Le Verbe ne se dit donc pas essentiellement.

 

Tout ce qui, en Dieu, implique une relation de Personne à Personne, se dit personnellement, non essentiellement. Or le verbe est tel. Donc, etc.

 

On peut citer aussi dans le même sens Richard de Saint-Victor, qui montre en son livre sur la Trinité que seul le Fils est appelé verbe.

 

 

Réponse :

 

Le verbe, tel qu’il se dit en Dieu de façon métaphorique, au sens où la création est elle-même appelée « verbe manifestant Dieu », appartient sans aucun doute à la Trinité tout entière ; mais pour l’heure, nous enquêtons sur le verbe tel qu’il se dit en Dieu au sens propre. Et cette question paraît très facile, à première vue, car le verbe implique une certaine origine, par laquelle on distingue en Dieu les Personnes. Mais si on l’examine plus à fond, on la trouve assez difficile, étant donné que nous rencontrons en Dieu certaines choses qui impliquent une origine non quant à la réalité, mais seulement quant à la notion ; comme par exemple le nom d’opération, qui implique sans aucun doute une chose qui procède de celui qui opère, et cependant ce processus n’existe que du point de vue de la notion seulement, et c’est pourquoi l’opération ne se dit pas en Dieu personnellement mais essentiellement : car en Dieu, l’essence, la puissance et l’opération ne diffèrent pas. On ne voit donc pas avec une évidence immédiate si le nom de verbe implique un processus réel, comme le nom de Fils, ou seulement de raison, comme le nom d’opération, et par conséquent, s’il se dit personnellement ou essentiellement.

 

Pour connaître cela, il faut donc savoir que le verbe de notre intelligence, dont la ressemblance nous permet de parler du verbe divin, est le terme de l’opération de notre intelligence, cela même qui est pensé ; on l’appelle aussi la conception de l’intelligence, conception signifiable soit par une expression vocale incomplexe, comme c’est le cas lorsque l’intelligence forme les quiddités des réalités, soit par une expression complexe, ce qui se produit lorsque l’intelligence compose et divise. Or, en nous, tout objet pensé est une chose qui émane réellement d’autre chose : soit comme les conceptions des conclusions émanent des principes, soit comme les conceptions des quiddités des réalités postérieures émanent des quiddités des antérieures, soit, du moins, comme la conception actuelle émane de la connaissance habituelle. Et cela est universellement vrai de tout ce qui est pensé par nous, que ce soit par essence ou par ressemblance. En effet, la conception est elle-même l’effet de l’acte de penser ; donc, même lorsque l’esprit se pense lui-même, sa conception n’est pas l’esprit lui-même, mais une chose exprimée par la connaissance de l’esprit. Ainsi donc, en nous, le verbe de l’intelligence inclut deux composantes, de par sa nature : être pensé, et être exprimé par autre chose.

 

Si donc le verbe se dit en Dieu par similitude avec ces deux composantes, alors le nom de verbe n’impliquera pas seulement un processus de raison, mais aussi un processus réel. Mais s’il se dit par similitude avec l’une d’elles seulement, à savoir, être pensé, alors le nom de verbe n’impliquera pas en Dieu un processus réel, mais seulement de raison, tout comme le nom de pensée. Mais ce ne sera pas selon l’acception propre de « verbe », car si l’on ôte à un mot l’un des composants de sa notion, l’acception ne sera plus propre. Si donc le verbe est entendu en Dieu au sens propre, il ne se dit que personnellement, mais si on l’entend au sens commun, il pourra aussi se dire essentiellement. Cependant, parce qu’il faut, d’après le Philosophe, « user des noms comme la plupart le font », on doit imiter l’usage surtout dans les significations des noms ; et parce que tous les saints emploient communément le nom de verbe comme attribut d’une Personne, il faut plutôt affirmer qu’il se dit personnellement.

 

 

Réponse aux objections :

 

Le verbe, de par sa notion, n’inclut pas seulement une manifestation, mais aussi un processus réel d’une chose à partir d’une autre. Et parce que l’essence, quoiqu’elle se manifeste elle-même, n’émane pas réellement d’elle-même, elle ne peut pas être appelée verbe qu’en raison de l’identité entre essence et Personne, comme l’essence est aussi appelée Père ou Fils.

 

La connaissance qui entre dans la définition du verbe est à entendre comme la connaissance exprimée par autre chose, et qui est en nous la connaissance actuelle. Or, bien que la sagesse ou la connaissance se dise en Dieu essentiellement, cependant la sagesse engendrée ne se dit que personnellement. Semblablement aussi, ce que dit Anselme — « dire, c’est regarder en pensant » — doit, si l’on prend « dire » au sens propre, se comprendre du regard de la pensée, en ce sens que par ce regard quelque chose émane, à savoir, cela même qui est pensé.

 

La conception de l’intelligence est intermédiaire entre l’intelligence et la réalité pensée, car c’est par son intermédiaire que l’opération de l’intelligence atteint la réalité. Voilà pourquoi la conception de l’intelligence est non seulement ce qui est pensé, mais aussi ce par quoi la réalité est pensée ; de sorte que « ce qui est pensé » peut désigner à la fois la réalité même et la conception de l’intelligence ; et semblablement, « ce qui est dit » peut désigner à la fois la réalité qui est dite par le verbe et le verbe lui-même, comme on le voit clairement aussi dans le cas du verbe extérieur, car à la fois le nom lui-même est dit, et la réalité signifiée par le nom est dite par ce nom. Donc je dis que le Père est dit, non comme verbe, mais comme réalité dite au moyen d’un verbe ; et de même pour le Saint-Esprit, car le Fils manifeste toute la Trinité ; par conséquent, le Père dit toutes les trois Personnes par son unique Verbe.

 

En cela, Anselme paraît se contredire. En effet, il dit que le verbe ne se dit que personnellement et convient au seul Fils, mais que « dire » convient aux trois Personnes ; pourtant, dire n’est rien d’autre qu’émettre un verbe à partir de soi. De même aussi, à la parole d’Anselme s’oppose celle de saint Augustin affirmant au septième livre sur la Trinité que ce n’est pas un seul qui dit, au sein de la Trinité, mais c’est le Père par son Verbe ; donc, de même que le verbe au sens propre ne se dit en Dieu que personnellement et convient au seul Fils, de même « dire » convient aussi au seul Père. Mais Anselme prend « dire » au sens commun de penser, et « verbe » au sens propre ; et il aurait pu faire l’inverse si cela lui avait plu.

 

En nous, dire signifie non seulement penser, mais penser et en même temps exprimer à partir de soi une conception ; et nous ne pouvons pas penser autrement qu’en exprimant une telle conception ; voilà pourquoi, en nous, tout acte de penser est à proprement parler un acte de dire. Mais Dieu peut penser sans que rien procède réellement de lui-même car, en lui, celui qui pense est identique à ce qui est pensé et à l’acte de penser, ce qui n’est pas notre cas ; et c’est pourquoi, en Dieu, tout acte de penser n’est pas appelé « dire » à proprement parler.

 

De même que le Verbe n’est appelé « connaissance du Père » que comme une connaissance engendrée par le Père, de même aussi il est également appelé « puissance opérative du Père » parce qu’il est puissance procédant d’une puissance, le Père. Or une puissance qui procède se dit personnellement. Et il en sera de même de la puissance opérative qui procède du Père.

 

Une chose peut procéder d’une autre de deux façons : d’abord comme l’action procède de l’agent, ou l’opération de celui qui opère ; ensuite, comme ce qui est opéré procède de celui qui opère. Donc, le processus de l’opération à partir de celui qui opère ne pose pas de distinction entre une réalité existant par soi et une autre réalité existant par soi, mais il pose une distinction entre la perfection et ce qui est perfectionné, car l’opération est la perfection de celui qui opère. Mais le processus de ce qui est opéré pose une distinction entre une réalité et une autre. Or en Dieu, il ne peut pas y avoir réellement de distinction entre perfection et perfectible. Cependant on trouve en Dieu des réalités distinctes entre elles, à savoir les trois Personnes ; voilà pourquoi le processus qui est signifié en Dieu comme celui d’une opération à partir de celui qui opère n’est que de raison, tandis que celui qui est signifié comme un processus d’une réalité à partir d’un principe peut se rencontrer réellement en Dieu. Or voici la différence entre l’intelligence et la volonté : l’opération de la volonté a pour terme les réalités, en lesquelles il y a le bien et le mal, alors que l’opération de l’intelligence a son terme dans l’esprit, en lequel se trouvent le vrai et le faux, comme il est dit au sixième livre de la Métaphysique. Voilà pourquoi la volonté n’a rien qui émane d’elle-même et qui soit en elle, si ce n’est à la façon d’une opération, tandis que l’intelligence a en elle-même quelque chose qui émane d’elle, non seulement à la façon d’une opération, mais aussi à la façon d’une réalité opérée. Aussi le verbe est-il signifié comme une réalité qui procède, mais l’amour comme une opération qui procède ; l’amour n’est donc pas tel qu’il se dise personnellement, comme le verbe.

 

Si l’on ne considère pas la distinction des Personnes, Dieu ne se dira pas lui-même au sens propre, et ce n’est pas au sens propre que certains, qui ne posent pas en Dieu la distinction des Personnes, comprennent cela.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

On pourrait facilement répondre à ce qui est objecté en sens contraire, si quelqu’un voulait soutenir la position contraire.

 

À ce que [l’opposant] objecte à partir des paroles de saint Augustin, on pourrait répondre que saint Augustin prend le verbe au sens où il implique une origine réelle.

 

On pourrait répondre que, bien que la préposition « auprès de » implique une distinction, cependant cette distinction n’est pas impliquée dans le nom de verbe ; donc, de ce que le Verbe est dit être auprès du Père, on ne peut pas conclure que le Verbe soit dit personnellement, car on dit aussi « Dieu de Dieu » et « Dieu auprès de Dieu ».

 

On pourrait répondre que cette relation est seulement de raison.

 

Comme pour la première objection.

Article 3 : Le nom de verbe convient-il au Saint-Esprit ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Comme dit saint Basile dans son troisième sermon Sur l’Esprit Saint, « L’Esprit se rapporte au Fils de la même façon que le Fils se rapporte au Père ; et c’est pourquoi, tandis que le Fils est le verbe de Dieu, l’Esprit est le verbe du Fils. » Le Saint-Esprit est donc appelé verbe.

 

En Hébr. 1, 3, il est dit du Fils : « Comme il est la splendeur de sa gloire et le caractère de sa substance, et qu’il soutient tout par la puissance de son verbe… » Le Fils a donc un verbe qui procède de lui, et par lequel tout est soutenu. Or en Dieu, seul le Saint-Esprit procède du Fils. Le Saint-Esprit est donc appelé verbe.

 

Comme dit saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité, le verbe est « la connaissance unie à l’amour ». Or, de même que la connaissance est appropriée au Fils, de même l’amour l’est au Saint-Esprit. Donc, de même que le nom de verbe convient au Fils, de même il convient aussi à l’Esprit Saint.

 

À propos de Hébr. 1, 3 : « il soutient tout par la puissance de son verbe », la Glose dit que « verbe » désigne ici le commandement. Or le commandement est au nombre des signes de la volonté. Puis donc que le Saint-Esprit procède par mode de volonté, il semble qu’on puisse l’appeler verbe.

 

Le verbe, de par sa notion, implique une manifestation. Or, de même que le Fils manifeste le Père, de même le Saint-Esprit manifeste le Père et le Fils ; c’est pourquoi il est dit en Jn 16, 13 que le Saint-Esprit « enseigne toute vérité ». Le Saint-Esprit doit donc être appelé verbe.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au sixième livre sur la Trinité que « le Fils est appelé Verbe pour la même raison qu’il est appelé Fils ». Or le Fils est appelé Fils parce qu’il est engendré ; il est donc aussi appelé Verbe parce qu’il est engendré. Or le Saint-Esprit n’est pas engendré. Il n’est donc pas Verbe.

 

 

Réponse :

 

L’usage des noms de verbe et d’image n’est pas le même chez nos saints et nous que chez les anciens docteurs des Grecs. Ceux-ci, en effet, ont employé les noms de verbe et d’image pour désigner tout ce qui procède en Dieu ; aussi appelaient-ils verbe et image indifféremment le Saint-Esprit et le Fils. Mais nos saints et nous, dans l’usage de ces noms, imitons la coutume de l’Écriture canonique, qui n’emploie quasiment jamais le terme de verbe ou d’image si ce n’est pour le Fils. Il n’appartient pas à la présente question de traiter de l’image ; mais pour ce qui est du verbe, notre usage semble assez raisonnable.

 

En effet, le verbe implique une certaine manifestation ; or on ne rencontre de manifestation par soi que dans l’intelligence. Car, si une chose qui est hors de l’intelligence est dite manifester, c’est seulement dans la mesure où elle laisse dans l’intelligence quelque chose qui est ensuite principe manifestatif en celle-ci. Le manifestant prochain est donc dans l’intelligence, mais un manifestant lointain peut aussi exister hors d’elle. Aussi le nom de verbe se dit-il au sens propre de ce qui procède de l’intelligence ; mais ce qui ne procède pas de l’intelligence ne peut être appelé verbe que de façon métaphorique, c’est-à-dire en tant qu’il manifeste en quelque façon.

 

Donc je dis qu’en Dieu, seul le Fils procède par voie d’intelligence, car il procède d’un seul : en effet, le Saint-Esprit, qui procède des deux, procède par voie de volonté ; voilà pourquoi le Saint-Esprit ne peut être appelé verbe que de façon métaphorique, au sens où l’on appelle « verbe » tout ce qui manifeste. Et c’est de cette façon qu’il faut expliquer la citation de saint Basile.

 

 

Réponse aux objections :

 

On voit dès lors clairement la réponse au premier argument.

 

Le verbe, d’après saint Basile, désigne ici le Saint-Esprit, et par conséquent il faut répondre comme au premier argument. Ou bien l’on peut dire, avec la Glose, qu’il désigne le commandement du Fils, qui est appelé verbe de façon métaphorique car nous avons l’habitude de commander verbalement.

 

La connaissance entre dans la notion de verbe comme impliquant l’essence du verbe, tandis que l’amour entre dans la notion de verbe non comme regardant son essence, mais comme accompagnant le verbe, comme le montre la citation invoquée ; voilà pourquoi on peut conclure non pas que le Saint-Esprit soit le Verbe, mais qu’il procède du Verbe.

 

Le verbe manifeste non seulement ce qui est dans l’intelligence mais aussi ce qui est dans la volonté, dans la mesure où la volonté aussi est elle-même pensée ; voilà pourquoi le commandement, bien qu’il soit un signe de la volonté, peut cependant être appelé verbe, et regarde l’intelligence.

 

La solution au cinquième argument ressort de ce qu’on a dit.

Article 4 : Le Père dit-il la créature par le Verbe par lequel il se dit ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Là où nous disons : « Le Père se dit », se trouvent seulement signifiés celui qui dit et ce qui est dit, et des deux côtés c’est le Père seulement qui est signifié. Puis donc que le Père ne produit de lui-même un verbe que dans la mesure où il se dit, il semble que la créature ne soit pas dite par le verbe qui procède du Père.

 

Le verbe par lequel chaque chose est dite est une ressemblance de celle-ci. Or le Verbe ne peut être appelé « ressemblance de la créature », comme Anselme le prouve dans son Monologion, car ou bien le Verbe s’accorderait parfaitement avec les créatures, et ainsi, il serait changeant comme elles, et la suprême immuabilité ne se trouverait plus en lui, ou bien il n’y aurait pas le suprême accord, et dans ce cas, il n’y aura pas en lui la vérité suprême, car une ressemblance est d’autant plus vraie qu’elle s’accorde davantage avec ce dont elle est la ressemblance. Le Fils n’est donc pas le verbe par lequel serait dite la créature.

 

On parle du verbe des créatures en Dieu de la même façon que l’on parle du verbe des produits de l’art chez l’artisan. Or le verbe des produits de l’art chez l’artisan n’est qu’une disposition concernant ces produits. Le verbe des créatures en Dieu n’est donc qu’une disposition concernant les créatures. Or la disposition concernant les créatures en Dieu se dit essentiellement et non personnellement. Le verbe par lequel les créatures sont dites n’est donc pas le Verbe qui se dit personnellement.

 

Tout verbe a, touchant ce qui est dit par lui, une relation de modèle ou d’image. De modèle, lorsque le verbe est la cause de la réalité, comme cela se produit dans l’intelligence pratique ; d’image, lorsqu’il est causé par la réalité, comme cela se produit dans notre intelligence spéculative. Or il ne peut y avoir en Dieu un verbe de la créature qui soit une image de la créature. Il est donc nécessaire que le verbe de la créature en Dieu soit le modèle de la créature. Or le modèle de la créature en Dieu est une idée. Le verbe de la créature en Dieu n’est donc rien d’autre qu’une idée. Or une idée ne se dit pas en Dieu personnellement, mais essentiellement. Le Verbe qui est dit personnellement en Dieu, et par lequel le Père se dit lui-même, n’est donc pas le verbe par lequel sont dites les créatures.

 

La créature est à une plus grande distance de Dieu que d’aucune créature. Or, pour les diverses créatures, il y a plusieurs idées en Dieu. Ce n’est donc pas non plus par le même verbe que le Père se dit lui-même et qu’il dit les créatures.

 

Selon saint Augustin, on parle de Verbe comme on parle d’Image. Or le Fils n’est pas l’image de la créature, mais du seul Père ; le Fils n’est donc pas le verbe de la créature.

 

Tout verbe procède de ce dont il est le verbe. Or le Fils ne procède pas de la créature. Il n’est donc pas un verbe par lequel la créature serait dite.

 

 

En sens contraire :

 

Anselme dit que le Père, en se disant, a dit toute créature. Or le verbe par lequel il s’est dit, est le Fils. Par le Verbe, qui est le Fils, il dit donc toute créature.

 

Saint Augustin explique la phrase « Il a dit, et cela fut fait » de la façon suivante : il a engendré le Verbe, en lequel le Fiat était contenu. Par le Verbe, qui est le Fils, il a donc dit toute créature.

 

L’artisan se tourne du même coup vers l’art et vers le produit de l’art. Or Dieu lui-même est l’art éternel, qui réalise les créatures comme des œuvres d’art. Le Père se tourne donc du même coup vers lui-même et vers toutes les créatures ; et ainsi, en se disant, il dit toutes les créatures.

 

Tout ce qui, en quelque genre, est postérieur, se ramène comme à une cause à ce qui est premier. Or les créatures sont dites par Dieu. Elles se ramènent donc au premier qui soit dit par Dieu. Or Dieu se dit lui-même en premier. Donc, par le fait même qu’il se dit, il dit toutes les créatures.

 

 

Réponse :

 

Le Fils procède du Père à la fois par mode de nature, en tant qu’il procède comme Fils, et par mode d’intelligence, en tant qu’il procède comme Verbe. Et les deux modes de procession se rencontrent en nous, quoique ce ne soit pas quant à la même chose : en effet, il n’est rien, en nous, qui procède d’autre chose par mode d’intelligence et de nature, car penser et être ne sont pas en nous la même chose, comme ils le sont en Dieu.

 

Or les deux modes de procession ont une semblable différence selon qu’on les trouve en Dieu ou en nous. En effet, le fils d’un homme, qui procède d’un homme, son père, par voie de nature, n’a pas en soi toute la substance du père, mais il reçoit une partie de sa substance. En revanche, le Fils de Dieu, en tant qu’il procède du Père par voie de nature, reçoit en lui toute la nature du Père, au point que le Fils et le Père sont numériquement d’une seule nature. Et une semblable différence se trouve dans le processus qui a lieu par voie d’intelligence. En effet, le verbe qui, en nous, est exprimé par une considération actuelle, naissant pour ainsi dire de quelque considération de choses antérieures ou au moins d’une connaissance habituelle, ne reçoit pas en lui tout ce qui existe en ce dont il naît : car ce n’est pas le tout de ce que nous tenons par une connaissance habituelle qui est exprimé par l’intelligence dans la conception d’un seul verbe, mais quelque chose de ce tout. Semblablement, dans la considération d’une seule conclusion n’est pas exprimé tout ce qui était virtuellement contenu dans les principes. Mais en Dieu, pour que son Verbe soit parfait, il est nécessaire que celui-ci exprime tout ce qui est contenu en celui dont il naît, et ce, d’autant plus que Dieu voit tout d’un seul regard, non séparément.

 

Ainsi donc, il est nécessaire que tout ce qui est contenu dans la science du Père, tout cela soit exprimé par un seul Verbe de lui, et à la façon dont cela est contenu dans sa science, en sorte que ce soit un véritable verbe correspondant à son principe. Or le Père se connaît par sa science, et en se connaissant il connaît toutes les autres choses, et c’est pourquoi son verbe exprime principalement le Père lui-même, et conséquemment toutes les autres choses que le Père connaît en se connaissant lui-même. Et ainsi, par le fait même qu’il est un verbe exprimant parfaitement le Père, le Fils exprime toute créature. Et cet ordre est montré dans les paroles d’Anselme, qui dit que [le Père], en se disant, a dit toute créature.

 

 

Réponse aux objections :

 

Lorsqu’on dit : « le Père se dit », dans cette diction est aussi incluse toute créature, en tant que le Père, étant le modèle de toute la création, contient par sa science toute créature.

 

Anselme prend le nom de ressemblance au sens strict, tout comme Denys au neuvième chapitre des Noms divins, où il dit que « pour les choses qui ont entre elles une relation d’égalité, nous admettons la réciprocité de la ressemblance », de sorte que l’une soit dite semblable à l’autre et vice versa. Mais dans celles qui sont entre elles comme la cause et l’effet, on ne trouve pas, à proprement parler, une réciprocité de la ressemblance : en effet, nous disons que l’image d’Hercule ressemble à Hercule, mais non l’inverse. Or le Verbe divin n’est pas fait à l’imitation de la créature comme notre verbe, mais c’est plutôt l’inverse ; aussi Anselme veut-il que le Verbe ne soit pas une ressemblance de la créature, mais que ce soit l’inverse. Si, en revanche, nous prenons la ressemblance au sens large, alors nous pouvons dire que le Verbe est une ressemblance de la créature, non comme son image, mais comme modèle, comme aussi saint Augustin dit que les idées sont les ressemblances des réalités. Et cependant, de ce qu’il est immuable alors que les créatures sont changeantes, il ne suit pas qu’il n’y ait pas dans le Verbe la plus haute vérité : pour la vérité d’un verbe, en effet, la ressemblance qui est exigée avec la réalité qui est dite par le verbe n’est pas une ressemblance par conformité de nature mais par représentation, comme on l’a dit dans la question sur la science de Dieu.

 

La disposition des créatures n’est appelée verbe, à proprement parler, que dans la mesure où elle émane d’autre chose : c’est une disposition engendrée, et elle se dit personnellement, tout comme la sagesse engendrée, bien que la disposition prise dans l’absolu se dise essentiellement.

 

Le verbe diffère de l’idée : en effet, le nom d’idée désigne la forme exemplaire dans l’absolu, tandis que « verbe de la créature » désigne en Dieu une forme exemplaire émanée d’autre chose ; voilà pourquoi l’idée, en Dieu, relève de l’essence, mais le verbe, de la Personne.

 

Bien que Dieu, si l’on considère sa nature en ce qu’elle a de propre, soit à très grande distance de la créature, cependant il est le modèle de la créature, et ce n’est pas une créature qui est le modèle d’une autre ; voilà pourquoi le Verbe qui exprime Dieu exprime toute créature, alors que l’idée qui exprime une créature n’exprime pas une autre créature. D’où apparaît aussi une autre différence entre le Verbe et l’idée : l’idée regarde directement la créature, et c’est pourquoi il y a plusieurs idées pour plusieurs créatures, tandis que le Verbe regarde directement Dieu, qu’il exprime en premier, et regarde les créatures par voie de conséquence. Et parce que les créatures, en tant qu’elles sont en Dieu, sont une seule chose, il y a un unique Verbe pour toutes les créatures.

 

Lorsque saint Augustin dit qu’on parle de Verbe comme on parle d’Image, il entend cela quant à la propriété personnelle du Fils, qui est la même réellement, que l’on parle selon elle de Fils, de Verbe ou d’Image. Mais quant à la façon de signifier, il n’en va pas de même pour les trois noms susdits : en effet, la notion de verbe implique non seulement celle d’origine et celle d’imitation, mais aussi celle de manifestation ; et ainsi, le Verbe est en quelque façon celui de la créature, en tant que la créature est manifestée par lui.

 

Le verbe a plusieurs façons d’être verbe de quelque chose : d’abord, en tant qu’il est verbe de celui qui dit, et ainsi, il procède de celui dont il est le verbe ; ensuite, en tant qu’il est verbe de ce qu’il manifeste, et en ce sens, il n’est pas nécessaire qu’il procède de ce dont il est le verbe, si ce n’est lorsque la science dont procède le verbe est causée par les réalités, ce qui n’est pas le cas pour Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant.

Article 5 : Le nom de Verbe implique-t-il une relation à la créature ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Tout nom qui implique une relation à la créature se dit de Dieu avec référence au temps, comme « Créateur » et « Seigneur ». Or le nom de Verbe se dit de Dieu de toute éternité. Il n’implique donc pas de relation à la créature.

 

Tout nom relatif est relatif soit quant à l’être, soit quant à l’appellation. Or le nom de Verbe ne se réfère pas à la créature quant à l’être, car alors le Verbe dépendrait de celle-ci ; ni non plus quant à l’appellation, car il serait nécessaire qu’il se réfère à la créature au moyen d’un cas [latin], ce qui ne se trouve pas ; en effet, il semblerait surtout se référer à la créature par un génitif, et l’on dirait alors : « il est le Verbe creaturæ [litt. de la créature] », ce qu’Anselme nie dans son Monologion. Le nom de Verbe n’implique donc pas de relation à la créature.

 

On ne peut jamais penser un nom impliquant une relation à la créature sans considérer qu’une créature existe actuellement ou potentiellement ; car il est nécessaire que celui qui pense l’un des relatifs pense aussi l’autre. Or, si l’on ne considère pas qu’une créature existe ou existera, on pense encore le Verbe en Dieu, en tant que le Père se dit lui-même. Le nom de Verbe n’implique donc aucune relation à la créature.

 

La relation de Dieu à la créature ne peut être que comme celle de la cause à l’effet. Or, comme on le déduit des paroles de Denys au deuxième chapitre des Noms divins, tout nom connotant un effet dans la créature est commun à toute la Trinité. Or le nom de Verbe n’est pas tel. Il n’implique donc aucune relation à la créature.

 

Que Dieu se rapporte à la créature n’est concevable que moyennant sa sagesse, sa puissance et sa bonté. Or toutes ces choses ne se disent du Verbe que par appropriation. Puis donc que le nom de Verbe n’est pas approprié mais propre, il semble qu’il n’implique pas de relation à la créature.

 

Bien que l’homme dispose les réalités, cependant il n’est pas impliqué dans le nom d’homme de relation aux réalités disposées. Donc, bien que toutes choses soient disposées par le Verbe, cependant le nom de Verbe n’impliquera pas de relation aux créatures disposées.

 

Le nom de Verbe se dit relativement, tout comme celui de Fils. Or toute la relation de Fils a pour terme le Père : en effet, il n’est de Fils que du Père. Donc de même pour toute la relation de Verbe ; le nom de Verbe n’implique donc pas de relation à la créature.

 

Selon le Philosophe au cinquième livre de la Métaphysique, tout relatif ne se dit en référence qu’à un seul, sinon le relatif aurait deux êtres, puisque l’être du relatif est de se rapporter à autre chose. Or le Verbe se dit en référence au Père. Il ne se dit donc pas en référence aux créatures.

 

Si un nom unique est donné à des choses spécifiquement différentes, il leur conviendra de façon équivoque, comme le nom de chien convient à l’animal qui aboie et à l’animal marin. Or l’infériorité et la supériorité sont différentes espèces de relation. Si donc un nom unique implique l’une et l’autre relation, il sera nécessaire que ce nom soit équivoque. Or la relation du Verbe à la créature n’est que de superiorité, tandis que celle du Verbe au Père est quasiment d’infériorité, non à cause d’une inégalité de dignité, mais à cause du prestige du principe. Le nom de Verbe, qui implique une relation au Père, n’implique donc pas de relation à la créature, à moins d’être pris de façon équivoque.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin s’exprime ainsi au livre des 83 Questions : « “Dans le principe, il y avait le Verbe.” Le mot grec logos signifie à la fois “raison” et “verbe” en latin. Mais dans ce passage nous traduisons plutôt par “verbe”, pour marquer non seulement le rapport avec le Père, mais aussi le rapport aux choses qui ont été faites au moyen du Verbe par la puissance opérative. » D’où résulte clairement notre propos.

 

À propos de ce passage d’un psaume : « Dieu a parlé une fois », la Glose dit : « une fois, c’est-à-dire qu’il a engendré éternellement le Verbe, en lequel il a disposé toutes choses ». Or la disposition implique une relation aux choses disposées. Le nom de Verbe se dit donc en référence aux créatures.

 

Tout verbe implique une relation à ce qui est dit au moyen de lui. Or, comme dit Anselme, Dieu, en se disant, a dit toute créature. Le Verbe implique donc une relation non seulement au Père mais aussi à la créature.

 

Le Fils, parce qu’il est Fils, représente parfaitement le Père en ce qu’il a d’intérieur. Or le Verbe, par son nom, ajoute une manifestation ; et il ne peut y avoir d’autre manifestation que celle du Père par les créatures, ce qui est comme une manifestation à l’extérieur. Le nom de Verbe implique donc une relation à la créature.

 

Denys dit au septième chapitre des Noms divins que « Dieu est appelé raison » ou verbe, « parce qu’il distribue la raison et la sagesse » ; et ainsi, l’on voit clairement que le verbe dit de Dieu implique la notion de cause. Or la cause se dit en référence à l’effet. Le nom de Verbe implique donc une relation aux créatures.

 

L’intelligence pratique se réfère aux choses qui sont opérées par elle. Or le Verbe divin est le verbe d’une intelligence pratique, car il est un verbe opératif, comme dit saint Jean Damascène. Le nom de Verbe implique donc une relation à la créature.

 

 

Réponse :

 

Chaque fois que deux choses ont entre elles un rapport tel que l’une dépend de l’autre mais non l’inverse, il y a une relation réelle en celle qui dépend de l’autre, mais en celle dont elle dépend existe seulement une relation de raison ; sachant, en effet, qu’on ne peut penser qu’une chose se rapporte à l’autre sans penser en même temps une relation opposée du côté de l’autre, comme on le voit clairement dans le cas de la science, qui dépend de l’objet connaissable et non l’inverse. Puis donc que toutes les créatures dépendent de Dieu mais non l’inverse, il y a dans les créatures des relations réelles par lesquelles elles se rapportent à Dieu, mais les relations opposées existent en Dieu seulement quant à la notion. Et parce que les noms sont les signes des concepts, de là vient que de Dieu se disent des noms qui impliquent une relation à la créature, bien que cette relation soit seulement de raison, comme on l’a dit. En effet, les relations réelles en Dieu sont seulement celles par lesquelles les Personnes se distinguent entre elles.

 

Or nous trouvons, parmi les noms relatifs, que certains sont donnés pour signifier les relations elles-mêmes, comme le nom de ressemblance, tandis que d’autres sont donnés pour signifier ce dont provient la relation, comme le nom de science l’est pour signifier une certaine qualité de laquelle s’ensuit une certaine relation. Et nous trouvons cette différence dans les noms relatifs qui se disent de Dieu, qu’ils se disent de lui de toute éternité ou avec référence au temps. En effet, le nom de Père, qui se dit de Dieu de toute éternité, et semblablement le nom de Seigneur, qui se dit de lui avec référence au temps, sont donnés pour signifier les relations elles-mêmes. Mais le nom de Créateur, qui se dit de Dieu avec référence au temps, est donné pour signifier une action divine de laquelle s’ensuit une certaine relation ; de même aussi, le nom de Verbe est donné pour signifier quelque chose d’absolu avec ajout d’une relation ; car, comme dit saint Augustin, « Verbe » équivaut à « Sagesse engendrée ». Et cela n’empêche pas que « Verbe » se dise personnellement, car, de même que « Père » se dit personnellement, de même aussi « Dieu qui engendre », ou « Dieu engendré ».

 

Or il arrive qu’une réalité absolue puisse avoir une relation à plusieurs choses. Et de là vient que le nom qui est donné pour signifier quelque chose d’absolu dont provient quelque relation peut se dire en référence à plusieurs choses : par exemple la science, en tant que telle, se dit en référence à l’objet connaissable, mais en tant qu’elle est un certain accident ou une certaine forme, elle se rapporte au sujet qui sait. Ainsi également, le nom de verbe a une relation à la fois à celui qui dit et à ce qui est dit au moyen du verbe, et à cela il peut être dit relatif de deux façons. D’abord quant à la convertibilité du nom, auquel cas le verbe est dit relatif à ce qui est dit. Ensuite, relatif à la réalité à laquelle convient la notion de ce qui est dit. Or le Père se dit principalement lui-même en engendrant son Verbe, et dit les créatures par voie de conséquence ; c’est donc principalement et comme par soi que le Verbe se rapporte au Père, mais par voie de conséquence et comme par accident qu’il se rapporte à la créature ; il est en effet accidentel au Verbe que la créature soit dite au moyen de lui.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cet argument vaut pour les noms qui impliquent une relation actuelle à la créature, non pour ceux qui impliquent une relation habituelle ; et l’on appelle relation habituelle celle qui ne requiert pas que la créature existe en acte au même moment ; et telles sont toutes les relations qui proviennent des actes de l’âme, car la volonté et l’intelligence peuvent aussi porter sur ce qui n’existe pas actuellement. Or le Verbe implique une procession de l’intelligence ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Le nom de Verbe se dit en référence à la créature non quant à la réalité, comme si la relation à la créature existait réellement en Dieu, mais quant à l’appellation. Et il n’est pas exclu de dire cela au moyen d’un cas [latin] ; en effet, je peux dire qu’il est le Verbe creaturæ [litt. de la créature], i. e. concernant la créature, non provenant de la créature ; et c’est en ce dernier sens qu’Anselme le nie. En outre, s’il n’était pas référé par un cas, il suffirait qu’il le soit d’une façon quelconque, comme par exemple s’il l’était par une préposition ajoutée au cas : on dirait alors que le Verbe est ad creaturam, i. e. pour instituer [la créature].

 

Cet argument vaut pour les noms qui impliquent par eux-mêmes une relation à la créature. Or ce nom [de Verbe] n’est pas tel, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Du côté où le nom de Verbe implique quelque chose d’absolu, il a une relation de causalité touchant la créature ; mais par la relation d’origine réelle qu’il implique, il est rendu personnel, et par là il n’a pas de relation à la créature.

 

On voit dès lors clairement la réponse au cinquième argument.

 

Le Verbe n’est pas seulement ce par quoi se fait la disposition, mais il est la disposition même du Père concernant la création des réalités ; voilà pourquoi il se rapporte en quelque façon à la créature.

 

Le nom de fils implique seulement la relation de quelqu’un au principe dont il naît ; mais celui de verbe implique une relation à la fois au principe par lequel il est dit, et à ce qui est comme son terme, à savoir ce qui est manifesté au moyen du verbe ; et cela, c’est principalement le Père, mais c’est par voie de conséquence la créature, qui ne peut nullement être le principe d’une Personne divine ; voilà pourquoi le nom de Fils n’implique aucunement de relation à la créature, au contraire de celui de Verbe.

 

Cet argument vaut pour les noms qui sont donnés pour signifier les relations elles-mêmes. En effet, il est impossible qu’une relation unique ait pour terme de nombreuses choses, sauf dans la mesure où ces nombreuses choses sont unies en quelque façon.

 

Il faut répondre semblablement.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Les arguments qui sont en sens opposé concluent que le nom de Verbe se réfère en quelque façon à la créature, mais non qu’il implique cette relation par soi et quasi principalement ; et en ce sens ils doivent être accordés.

Article 6 : Les réalités existent-elles plus véritablement dans le Verbe ou en elles-mêmes ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elles n’existent pas plus véritablement dans le Verbe.

 

Une chose est plus véritablement là où elle est par son essence que là où elle est seulement par sa ressemblance. Or les réalités ne sont dans le Verbe que par leur ressemblance, tandis qu’elles sont en elles-mêmes par leur essence. Elles sont donc en elles-mêmes plus véritablement que dans le Verbe.

 

[Le répondant] disait que, si elles sont plus noblement dans le Verbe, c’est parce qu’elles y ont un être plus noble. En sens contraire : la réalité matérielle a un être plus noble dans notre âme qu’en elle-même, comme saint Augustin aussi le dit au livre sur la Trinité, et cependant elle est plus véritablement en elle-même que dans notre âme. Donc, pour la même raison, elle est en elle-même plus véritablement qu’elle n’est dans le Verbe.

 

Ce qui est en acte est plus véritablement que ce qui est en puissance. Or la réalité en elle-même est en acte, tandis que dans le Verbe elle est seulement en puissance, comme le produit de l’art dans l’artisan. La réalité est donc en elle-même plus véritablement que dans le Verbe.

 

L’ultime perfection de la réalité est son opération. Or les réalités existant en elles-mêmes ont des opérations propres, qu’elles n’ont pas telles qu’elles sont dans le Verbe. Elles sont donc en elles-mêmes plus véritablement que dans le Verbe.

 

Seules sont comparables les choses qui sont du même ordre. Or l’être de la réalité en elle-même n’est pas du même ordre que l’être qu’elle a dans le Verbe. Donc, pour le moins, on ne peut pas dire qu’elle est dans le Verbe plus véritablement qu’en elle-même.

 

 

En sens contraire :

 

« La créature, dans le Créateur, est l’essence créatrice », comme dit Anselme. Or l’être incréé est plus véritablement que l’être créé. La réalité a donc l’être dans le Verbe plus véritablement qu’en elle-même.

 

De même que Platon prétendait que les idées des réalités existaient hors de l’esprit divin, de même nous les posons, nous, dans l’esprit divin. Or, suivant Platon, l’homme séparé était plus véritablement homme que l’homme matériel, et c’est pourquoi il appelait l’homme séparé « homme par soi ». Donc, selon la position de la foi, les réalités sont aussi dans le Verbe plus véritablement qu’elles ne sont en elles-mêmes.

 

En chaque genre, ce qui est le plus vrai est la mesure de tout le genre. Or les ressemblances que les réalités ont dans le Verbe sont des mesures de la vérité qui est en toutes les réalités, car une réalité est appelée vraie dans la mesure où elle imite son modèle, qui est dans le Verbe. Les réalités sont donc dans le Verbe plus véritablement qu’en elles-mêmes.

 

 

Réponse :

 

Comme dit Denys au deuxième chapitre des Noms divins, les effets imitent imparfaitement leurs causes, qui les surpassent. Et à cause de cette distance entre la cause et l’effet, une chose qui ne se prédique pas de la cause se prédique en vérité de l’effet : il est clair, par exemple, qu’on ne dit pas au sens propre que les plaisirs jouissent, bien qu’ils soient pour nous des causes de jouissance ; et cela n’a lieu que parce que le mode d’être des causes est plus élevé que les choses qui se prédiquent des effets. Et nous trouvons cela dans toutes les causes agissant de façon équivoque ; par exemple, le soleil ne peut pas être appelé chaud, bien que les autres choses soient chauffées par lui, et la raison en est la suréminence du soleil lui-même relativement aux choses qui sont appelées chaudes.

 

Donc, lorsqu’on recherche si les réalités sont en elles-mêmes plus véritablement que dans le Verbe, il faut distinguer : car l’expression « plus véritablement » peut désigner soit la vérité de la réalité, soit la vérité de la prédication. Si elle désigne la vérité de la réalité, alors sans aucun doute la vérité des réalités est plus grande dans le Verbe qu’en elles-mêmes. Mais si elle désigne la vérité de la prédication, c’est l’inverse : en effet, l’homme est plus véritablement prédiqué de la réalité qui est dans sa nature propre que de cette réalité en tant qu’elle est dans le Verbe. Et ce n’est pas à cause d’un défaut du Verbe, mais à cause de sa suréminence, comme on l’a dit.

 

 

Réponse aux objections :

 

Si l’on entend cela de la vérité de la prédication, il est vrai au plein sens du terme qu’une chose est plus véritablement là où elle est par essence que là où elle est par ressemblance. Mais si on l’entend de la vérité de la réalité, alors elle est plus véritablement là où elle est par une ressemblance qui est cause de la réalité, et moins véritablement là où elle est par une ressemblance causée par la réalité.

 

La ressemblance que la réalité a dans notre âme n’est pas cause de la réalité, contrairement à la ressemblance des réalités dans le Verbe ; il n’en va donc pas de même.

 

La puissance active est plus parfaite que l’acte, qui est son effet ; et c’est de cette façon que l’on dit que les créatures sont en puissance dans le Verbe.

 

Bien que les créatures, dans le Verbe, n’aient pas d’opérations propres, elles ont cependant de plus nobles opérations, en tant qu’elles sont productrices des réalités et des opérations de celles-ci.

 

Bien que l’être des créatures dans le Verbe et leur être en elles-mêmes ne soient pas du même ordre selon une considération univoque, cependant ils le sont en quelque façon selon une considération analogique.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Cet argument vaut pour la vérité de la réalité, mais non pour la vérité de la prédication.

 

Platon est critiqué pour avoir affirmé que les formes naturelles existaient quant à leur raison formelle propre en dehors de la matière, comme si la matière se rapportait accidentellement aux espèces naturelles ; et selon cette opinion, les réalités naturelles pourraient être prédiquées en vérité de ces formes qui sont sans matière. Mais nous ne posons pas cela ; il n’en va donc pas de même.

 

Il faut répondre comme à la première objection.

Article 7 : Le Verbe se rapporte-t-il aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existé ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Le nom de Verbe implique une chose émanant de l’intelligence. Or l’intelligence divine se rapporte aussi aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existé, comme on l’a dit dans la question sur la science de Dieu. Le Verbe peut donc aussi se rapporter à ces choses.

 

Selon saint Augustin au sixième livre sur la Trinité, « le Fils est l’art du Père, plein des raisons des vivants ». Or, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, « la raison, même non appliquée à l’action, est à bon droit appelée raison ». Le Verbe se rapporte donc aussi aux choses qui ni ne seront faites ni n’ont été faites.

 

Le Verbe ne serait pas parfait s’il ne contenait en soi toutes les choses qui sont dans la science de celui qui dit. Or, dans la science du Père qui dit, il y a des choses qui ne seront jamais ni n’ont été faites. Ces choses seront donc aussi dans le Verbe.

 

 

En sens contraire :

 

Anselme dit dans son Monologion : « De ce qui ne fut pas, n’est ni ne sera, il ne peut y avoir de verbe. »

 

Il appartient à la puissance de celui qui dit, que tout ce qu’il dit soit fait. Or Dieu est très puissant. Son Verbe ne se rapporte donc à rien qui ne soit fait un jour.

 

 

Réponse :

 

Il y a deux façons pour une chose d’être dans le Verbe.

 

D’abord comme ce que le Verbe connaît, ou ce qui peut être connu dans le Verbe, et ainsi se trouve également dans le Verbe ce qui n’est pas ni ne sera ni n’a été fait, car cela est connu du Verbe comme du Père, et cela peut aussi être connu dans le Verbe, tout comme dans le Père.

 

On dit d’une autre façon qu’une chose est dans le Verbe, comme ce qui est dit par le Verbe. Or tout ce qui est dit par un verbe est ordonné d’une certaine façon à l’exécution, car c’est verbalement que nous incitons les autres à agir, et que nous destinons quelques-uns à l’exécution de ce que nous avons conçu dans notre esprit ; et c’est pourquoi dire, pour Dieu, c’est disposer, comme le montre la Glose à propos de ce passage d’un psaume : « Dieu a parlé une fois, etc. » Donc, de même que Dieu ne dispose que les choses qui existent, ou existeront, ou ont existé, de même il ne dit qu’elles ; par conséquent, le Verbe se rapporte seulement à ces choses, en tant que dites par lui. En revanche, la science, l’art et l’idée, ou la raison, n’impliquent pas de relation à une exécution, il n’en va donc pas de même pour eux et pour le Verbe.

 

 

Réponse aux objections :

 

On voit dès lors clairement la réponse aux objections.

Article 8 : Tout ce qui a été fait est-il vie dans le Verbe ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le Verbe est cause des réalités conformément à ce qu’elles sont en lui. Si donc les réalités sont vie dans le Verbe, le Verbe cause les réalités par mode de vie. Or, de ce qu’il cause les réalités par mode de bonté, il s’ensuit que toutes choses sont bonnes. Donc, de ce qu’il cause les réalités par mode de vie, il s’ensuivra qu’elles sont toutes vivantes, ce qui est faux. Donc le point de départ aussi.

 

Les réalités sont dans le Verbe comme les produits de l’art dans l’artisan. Or les produits de l’art dans l’artisan ne sont pas vie : en effet, ils ne sont ni la vie de l’artisan lui-même, qui vivait déjà avant que les produits de l’art ne fussent en lui, ni la vie de ces produits, qui n’ont pas de vie. Donc les créatures non plus ne sont pas vie dans le Verbe.

 

Dans l’Écriture, la production de la vie est appropriée au Saint-Esprit plutôt qu’au Verbe, comme cela est clair en Jn 6, 64 : « C’est l’Esprit qui vivifie », et en plusieurs autres endroits. Or « Verbe » ne se dit pas de l’Esprit Saint, mais seulement du Fils, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il ne convient donc pas non plus de dire que la réalité est vie dans le Verbe.

 

La lumière intellectuelle est principe de vie. Or les réalités ne sont pas lumière dans le Verbe. Il semble donc qu’elles ne soient pas vie en lui.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jn 1, 3 : « Ce qui a été fait était vie en lui. »

 

Selon le Philosophe au huitième livre de la Physique, le mouvement du ciel est appelé « une certaine vie pour tout ce qui existe dans la nature ». Or le Verbe influe plus sur les créatures que le mouvement du ciel n’influe sur la nature. Les réalités, en tant qu’elles sont dans le Verbe, doivent donc être appelées vie.

 

 

Réponse :

 

Les réalités, en tant qu’elles sont dans le Verbe, peuvent être considérées de deux façons : d’abord par rapport au Verbe, ensuite par rapport aux réalités existant dans leur nature propre ; et de deux façons la ressemblance de la créature dans le Verbe est vie.

 

En effet, nous disons que vit, au sens propre, ce qui a en soi le principe du mouvement ou d’une quelconque opération. Car « vivre » s’est dit en premier de quelques êtres parce qu’on les a vus avoir en eux-mêmes quelque chose qui les meut selon un quelconque mouvement. Et de là le nom de vie s’est étendu à toutes les réalités qui ont en elles-mêmes le principe d’une opération propre ; aussi, parce que quelques-unes pensent ou sentent ou veulent, on dit qu’elles vivent, et pas seulement parce qu’elles se meuvent selon le lieu ou selon l’accroissement. Cet être que la réalité possède en tant qu’elle se meut elle-même vers quelque opération est donc appelé au sens propre la vie de la réalité, car « vivre est, pour un vivant, son être même », comme il est dit au second livre sur l’Âme.

 

Or en nous, aucune des opérations vers lesquelles nous nous mouvons n’est notre être ; c’est pourquoi notre acte de penser n’est pas notre vie, à proprement parler, sauf si « vivre » est pris pour désigner l’œuvre, qui est signe de vie ; et semblablement, la ressemblance pensée en nous n’est pas non plus notre vie. Mais l’acte de penser du Verbe est son être, et de même pour sa ressemblance ; la ressemblance de la créature dans le Verbe est donc sa vie. Semblablement aussi, la ressemblance de la créature est d’une certaine façon la créature elle-même, comme on dit que « l’âme, d’une certaine façon, est toute chose ». Donc, parce que la ressemblance de la créature dans le Verbe est productrice et motrice de la créature existant dans sa nature propre, il se produit, d’une certaine façon, que la créature se meut elle-même et se conduit à l’être, à savoir en tant qu’elle est conduite à l’être et qu’elle est mue par sa ressemblance existant dans le Verbe. Et ainsi, la ressemblance de la créature dans le Verbe est d’une certaine façon la vie de la créature.

 

 

Réponse aux objections :

 

Que la créature existant dans le Verbe soit appelée vie, ne concerne pas la raison formelle propre de la créature, mais la façon dont elle est dans le Verbe. Puis donc qu’elle n’est pas en elle-même de la même façon, il ne s’ensuit pas qu’elle vive en elle-même, bien qu’elle soit vie dans le Verbe, de même qu’elle n’est pas immatérielle en elle-même, bien qu’elle soit immatérielle dans le Verbe. Mais la bonté, l’entité et les choses de ce genre concernent la raison formelle propre de la créature ; voilà pourquoi, de même que les créatures sont bonnes en tant qu’elles sont dans le Verbe, de même elles le sont aussi en tant qu’elles sont dans leur nature propre.

 

Les ressemblances des réalités dans l’artisan ne peuvent être appelées vie au sens propre, car elles ne sont pas l’être même de l’artisan vivant, ni non plus son opération elle-même, comme cela se produit en Dieu ; et cependant saint Augustin dit que le coffre vit dans l’esprit de l’artisan, mais c’est en ce sens que le coffre a dans l’esprit de l’artisan un être intelligible, qui appartient au genre de la vie.

 

La vie est attribuée au Saint-Esprit en ce sens que Dieu est appelé la vie des réalités, étant lui-même en toutes les réalités comme leur moteur, si bien que toutes les réalités semblent en quelque sorte mues par un principe intérieur ; par contre, la vie est appropriée au Verbe en tant que les réalités sont en Dieu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

De même que les ressemblances des réalités dans le Verbe sont pour les réalités une cause d’existence, de même elles sont pour les réalités une cause de connaissance, en tant qu’elles sont imprimées dans les esprits de telle façon qu’ils puissent connaître les réalités ; voilà pourquoi, de même qu’elles sont appelées vie en tant qu’elles sont principes d’existence, de même elles sont appelées lumière en tant qu’elles sont principes de connaissance.

Question 5 : [La providence]

 

Introduction

 

Article 1 : Auquel des attributs la providence se ramène-t-elle ?

Article 2 : Le monde est-il gouverné par la providence ?

Article 3 : La divine providence s’étend-elle aux réalités corruptibles ?

Article 4 : Tous les mouvements et les actions des corps inférieurs de ce monde sont-ils soumis à la divine providence ?

Article 5 : Les actes humains sont-ils gouvernés par la providence ?

Article 6 : Les bêtes et leurs actes sont-ils soumis à la divine providence ?

Article 7 : Les pécheurs sont-ils gouvernés par la divine providence ?

Article 8 : La création corporelle est-elle tout entière gouvernée par la divine providence au moyen de la création angélique ?

Article 9 : La divine providence dispose-t-elle les corps inférieurs par les corps célestes ?

Article 10 : La divine providence gouverne-t-elle les actes humains au moyen des corps célestes ?

 

 

Article 1 : Auquel des attributs la providence se ramène-t-elle ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit seulement à la science.

 

Comme dit Boèce au quatrième livre sur la Consolation de la philosophie, « il est manifeste que la forme immobile et simple des choses à faire est la providence ». Or en Dieu, la forme des choses à faire est l’idée, qui appartient à la science. La providence appartient donc aussi à la connaissance.

 

[Le répondant] disait que la providence appartient aussi à la volonté, en tant qu’elle est la cause des réalités. En sens contraire : en nous, la science pratique est la cause des réalités connues. Or la science pratique est seulement dans la connaissance. Donc la providence aussi.

 

Boèce dit au livre déjà cité : « La façon de faire les choses, quand elle est considérée dans la pureté même de l’intelligence divine, est appelée providence. » Or la pureté de l’intelligence semble appartenir à la connaissance spéculative. La providence appartient donc à la connaissance spéculative.

 

Boèce dit, au cinquième livre sur la Consolation de la philosophie, que la providence doit son nom « à ce que, placée loin des réalités inférieures, elle voit toutes choses de loin, depuis le suprême sommet des réalités ». Or la vision de loin appartient à la connaissance, et surtout à la spéculative. La providence semble donc surtout appartenir à la connaissance spéculative.

 

Comme dit Boèce au quatrième livre sur la Consolation, le destin est à la providence ce que le raisonnement est à l’intelligence. Or tant l’intelligence que le raisonnement appartiennent aux deux connaissances spéculative et pratique. Donc la providence aussi.

 

Saint Augustin dit au livre des 83 Questions : « La loi immuable règle toutes choses par un gouvernement admirable. » Or gouverner et régler appartiennent à la providence. La loi immuable est donc la providence elle-même. Or la loi appartient à la connaissance. Donc la providence aussi.

 

 La loi naturelle est causée en nous par la divine providence. Or la cause agit pour produire un effet par voie de ressemblance ; ainsi disons-nous que la bonté de Dieu est cause de la bonté dans les réalités, l’essence, de l’être, et la vie, du vivre. La providence divine est donc une loi ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Boèce dit au quatrième livre sur la Consolation que « la providence est cette divine raison établie au principe suprême de tout ». Or la raison de la réalité en Dieu est l’idée, comme dit saint Augustin au livres des 83 Questions. La providence est donc l’idée. Or l’idée appartient à la connaissance. Donc la providence aussi.

 

 La science pratique est ordonnée soit à amener les réalités à l’existence, soit à ordonner les réalités déjà produites. Or, produire les réalités n’appartient pas à la providence, car la providence présuppose les réalités pourvues ; de même, ordonner les réalités produites ne lui appartient pas non plus, car cela se rapporte à la disposition. La providence n’appartient donc pas à la connaissance pratique, mais seulement à la spéculative.

 

 

En sens contraire :

 

Il semble qu’elle appartienne à la volonté, car, comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, « la providence est la volonté de Dieu, en raison de laquelle tout ce qui existe reçoit une conduite convenable. »

 

Ceux qui savent ce qu’il faut faire et ne veulent cependant pas le faire, nous ne les appelons pas pourvoyeurs. La providence regarde donc plus la volonté que la connaissance.

 

Comme dit Boèce au quatrième livre sur la Consolation, Dieu gouverne le monde par sa bonté. Or la bonté se rapporte à la volonté. Donc la providence également, à laquelle il appartient de gouverner.

 

Disposer n’appartient pas à la science, mais à la volonté. Or, selon Boèce au quatrième livre sur la Consolation, la providence est la raison par laquelle Dieu dispose tout. La providence appartient donc à la volonté, non à la connaissance.

 

 Ce qui est pourvu, comme tel, n’est pas sage ou connu, mais il est bon. Donc le pourvoyeur non plus, comme tel, n’est pas sage mais bon ; et de la sorte, la providence n’appartient pas à la sagesse mais à la bonté ou à la volonté.

 

Mais par ailleurs il semble qu’elle appartienne à la puissance, car Boèce dit au troisième livre sur la Consolation : « La providence a mis dans les choses qu’elle a créées une plus ou moins grande cause de permanence, si bien qu’elles désirent naturellement demeurer, autant que possible. » La providence est donc le principe de la création. Or la création est appropriée à la puissance. La providence appartient donc à la puissance.

 

Le gouvernement est l’effet de la providence, comme il est dit au livre de la Sagesse : « Mais, ô Père, c’est votre providence qui gouverne tout » (Sag. 14, 3). Or, comme dit Hugues de Saint-Victor dans son De sacramentis, la volonté est comme ce qui commande, la sagesse est comme ce qui dirige, la puissance comme ce qui exécute ; aussi la puissance est-elle plus proche du gouvernement que la science ou la volonté. La providence appartient donc plutôt à la puissance qu’à la science ou à la volonté.

 

 

Réponse :

 

Ce qui se conçoit de Dieu, nous ne pouvons le connaître qu’à partir de ce qui est en nous, à cause de la faiblesse de notre intelligence. Aussi, pour savoir comment la providence se dit en Dieu, il nous faut voir comment la providence est en nous.

 

Il faut donc savoir que Cicéron pose la providence comme une partie de la prudence, au deuxième livre de l’Ancienne Rhétorique, et elle en est comme le complément. Car les deux autres parties, que sont la mémoire et l’intelligence, ne sont que des préparations à l’acte de prudence. Or la prudence, suivant le Philosophe au sixième livre de l’Éthique, est la droite raison de l’agir humain. Et l’agir humain diffère des choses réalisables en ce que celles-ci passent de l’agent à une matière extérieure, comme le banc et la maison, et la droite raison en est l’art ; tandis que l’on appelle agir humain les actions qui ne sortent pas de l’agent, mais sont des actes qui le perfectionnent, comme vivre chastement, se comporter avec patience, et autres semblables ; et la droite raison en est la prudence.

 

Or, dans cet agir humain, deux choses se présentent à notre considération : la fin, et le moyen.La prudence dirige donc surtout dans les moyens ; en effet, quelqu’un est dit prudent lorsqu’il donne de bons conseils, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique. Or le conseil ne porte pas sur la fin mais sur les moyens, comme il est dit au troisième livre de l’Éthique. Mais la fin de l’agir humain préexiste en nous de deux façons : d’abord par la connaissance naturelle de la fin de l’homme ; cette connaissance naturelle, selon le Philosophe au sixième livre de l’Éthique, appartient à l’intelligence, qui porte sur les principes des choses à faire comme sur ceux des objets de spéculation ; et les principes des choses à faire sont les fins, comme il est dit au même livre. D’une autre façon, quant à la disposition ; et ainsi, les fins de l’agir humain sont en nous par les vertus morales, par lesquelles l’homme est disposé à vivre justement, ou courageusement, ou avec tempérance, ce qui est comme la fin prochaine de l’agir humain. Et semblablement, nous sommes perfectionnés à l’égard des moyens, et quant à la connaissance par le conseil, et quant à l’appétit par l’élection ; et en ces choses nous sommes dirigés par la prudence.

 

Il est donc clair qu’il appartient à la prudence de disposer de façon ordonnée certaines choses relativement à la fin. Or, cette disposition des moyens vers la fin par la prudence a lieu à la façon d’un certain raisonnement dont les principes sont les fins — car c’est d’elles qu’est tirée toute l’ordonnance susdite dans toutes les choses à faire, comme cela apparaît clairement pour les produits de l’art ; aussi, pour être prudent, il est requis d’être en bon rapport avec les fins elles-mêmes. Car il ne peut y avoir de droite raison sans que les principes de la raison soient conservés. Et c’est pourquoi la prudence requiert à la fois l’intelligence des fins et les vertus morales par lesquelles l’intention est droitement placée dans la fin ; et pour cette raison, il est nécessaire que tout prudent soit vertueux, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique. Or, en toutes les puissances et les actes ordonnés de l’âme, il y a ceci de commun, que la puissance du premier est conservée en tous ceux qui suivent ; voilà pourquoi dans la prudence sont d’une certaine façon incluses et la volonté qui porte sur la fin, et la connaissance de la fin.

 

Ce qui a été dit fait donc voir comment la providence se rapporte aux autres attributs de Dieu. La science se rapporte à la connaissance à la fois de la fin et des moyens : par la science, en effet, Dieu connaît soi-même et les créatures. Mais la providence se rapporte seulement à la connaissance des moyens pour autant qu’ils sont ordonnés à la fin ; et c’est pourquoi la providence, en Dieu, inclut à la fois la science et la volonté ; mais cependant, elle demeure essentiellement dans la connaissance, non certes spéculative, mais pratique. La puissance, quant à elle, est exécutrice de la providence ; par conséquent, l’acte de la puissance présuppose l’acte de la providence qui la dirige ; la puissance n’est donc pas incluse dans la providence comme l’est la volonté.

 

 

Réponse aux objections :

 

Dans la réalité créée, on peut considérer deux choses : son espèce en elle-même, et sa relation à la fin. Et de ces deux choses, une forme a précédé en Dieu. La forme exemplaire de la réalité selon son espèce pure et simple est donc l’idée ; mais la forme de la réalité pour autant qu’elle est ordonnée à la fin, c’est la providence. Or l’ordre que la divine providence a mis dans les réalités est appelé destin, selon Boèce. La providence est donc au destin ce que l’idée est à l’espèce de la réalité ; et cependant, bien que l’idée puisse appartenir en quelque façon à la connaissance spéculative, la providence se rapporte pourtant à la seule connaissance pratique ; elle implique en effet une relation à la fin, et ainsi à l’œuvre au moyen de laquelle on parvient à la fin.

 

La providence relève plus de la volonté que la science pratique pure et simple : en effet, la science pratique pure et simple se rapporte communément à la connaissance de la fin et des moyens ; elle ne présuppose donc pas la volonté de la fin, sinon la volonté serait en quelque sorte incluse dans la science, comme on l’a dit de la providence.

 

La pureté de l’intelligence est mentionnée pour exclure de la providence non pas la volonté, mais le changement et la variété.

 

Dans ce passage, Boèce ne pose pas la définition complète de la providence, mais il donne la raison de son nom ; par conséquent, bien que la vision puisse se rapporter à la connaissance spéculative, il ne s’ensuit pas que la providence s’y rapporte. En outre, Boèce explique que la providence soit une vision de loin par la raison que Dieu lui-même, du plus haut sommet des réalités, veille sur toutes choses. Or il est au plus haut sommet des réalités parce qu’il cause et ordonne tout ; et de la sorte, on peut aussi relever dans les paroles de Boèce quelque chose qui se rapporte à la connaissance pratique.

 

Cette comparaison de Boèce s’entend de la ressemblance des rapports du simple au composé et du stable au mobile : en effet, de même que l’intelligence est simple et sans processus discursif tandis que la raison va çà et là en discourant sur différentes choses, de même aussi la providence est simple et immobile alors que le destin est multiple et variable ; par conséquent, l’argument n’est pas probant.

 

Le nom de providence ne désigne pas proprement en Dieu la loi éternelle, mais quelque chose qui s’ensuit de la loi éternelle. En effet, on doit considérer en Dieu la loi éternelle comme sont envisagés en nous les principes naturellement connus des choses à faire, desquels nous partons pour tenir conseil et pour choisir ; et cela appartient à la prudence, ou à la providence. La loi de notre intelligence est donc à la prudence ce que le principe indémontrable est à la démonstration. Et semblablement aussi, la loi éternelle n’est pas en Dieu la providence même, mais comme le principe de la providence ; et c’est pourquoi l’acte de providence est attribué à la loi éternelle de façon appropriée, de même que tout l’effet de la démonstration est attribué aux principes indémontrables.

 

Dans les attributs divins, nous trouvons deux raisons formelles de causalité : l’une par voie d’exemplarité, comme nous disons que du premier vivant vient tout ce qui vit ; et cette raison formelle de causalité est commune à tous les attributs. L’autre raison formelle suit la relation à l’objet de l’attribut, comme nous disons que la puissance est la cause des possibles, et la science celle des objets de science ; et suivant cette sorte de causalité, il n’est pas nécessaire que l’effet porte la ressemblance de la cause : en effet, les choses qui sont faites au moyen de la science ne sont pas nécessairement science, mais objets de science. Et c’est de cette façon que l’on pose la providence de Dieu comme la cause de tout ; par conséquent, bien que la loi de notre intelligence existe par la providence, il ne s’ensuit pas que la providence divine soit la loi éternelle.

 

Cette raison établie dans le principe suprême n’est appelée providence que si l’on ajoute la relation à la fin, à laquelle est présupposée la volonté de la fin ; donc, bien qu’elle appartienne essentiellement à la connaissance, elle inclut cependant en quelque façon la volonté.

 

Deux relations peuvent être considérées dans les réalités : l’une en tant qu’elles émanent du principe ; l’autre en tant qu’elles sont ordonnées à la fin. La disposition concerne donc l’ordre avec lequel les réalités émanent du principe ; en effet, on dit que des choses sont disposées parce qu’elles sont placées par Dieu à différents degrés, comme l’artisan place diversement les parties de son ouvrage ; la disposition semble donc appartenir à l’art. Mais la providence implique la relation à la fin. Et ainsi, la providence diffère de l’art divin et de la disposition, car l’art divin se dit par rapport à la production des réalités, et la disposition par rapport à l’ordre des choses produites, tandis que le nom de providence signifie une relation à la fin. Or, de la fin du produit de l’art se déduit tout ce qui est en lui, et la relation à la fin est plus proche de la fin que l’ordre des parties entre elles, qu’elle cause en quelque sorte ; voilà pourquoi la providence est en quelque sorte la cause de la disposition, et pour cette raison l’acte de disposition est fréquemment attribué à la providence. Donc, bien que la providence ne soit ni l’art, qui regarde la production des réalités, ni la disposition, qui regarde l’ordre des réalités entre elles, il ne s’ensuit pourtant pas qu’elle n’appartienne pas à la connaissance pratique.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Saint Jean Damascène dit que la providence est une volonté en ce sens qu’elle inclut et présuppose une volonté, comme nous l’avons dit.

 

Selon le Philosophe au sixième livre de l’Éthique, personne ne peut être prudent sans avoir les vertus morales, par lesquelles on est droitement disposé relativement aux fins ; comme nul ne peut bien démontrer sans être éclairé sur les principes de la démonstration. Et voilà aussi pourquoi nul n’est appelé pourvoyeur s’il n’a une volonté droite, et ce n’est pas parce que la providence serait dans la volonté.

 

L’on dit que Dieu gouverne par la bonté, non pas en ce sens que la bonté serait la providence même, mais parce qu’elle est le principe de la providence, puisqu’elle est une fin ; et aussi parce que la bonté divine est pour Dieu ce que la vertu morale est pour nous.

 

Bien que cela présuppose la volonté, disposer n’est pas un acte de la volonté : car ordonner — et cela est compris dans la disposition — appartient au sage, comme dit le Philosophe ; voilà pourquoi la disposition et la providence appartiennent essentiellement à la connaissance.

 

La providence se rapporte à son objet comme la science à l’objet de science, et non comme la science à celui qui connaît ; il n’est donc pas nécessaire que ce qui est pourvu, comme tel, soit sage, mais qu’il soit connu.

 

Nous accordons ces objections.

Article 2 : Le monde est-il gouverné par la providence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Qui agit par nécessité de nature, n’agit pas par providence. Or c’est par nécessité de nature que Dieu agit sur les réalités créées, car, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms Divins, « la divine bonté se répand sur tous les êtres comme, sans choix ni savoir préalables, notre soleil envoie ses rayons sur tous les corps ». Dieu ne gouverne donc pas le monde par la providence.

 

Le principe multiforme vient après le principe uniforme. Or la volonté est un principe multiforme, car elle a des objets opposés ; donc la providence aussi, qui présuppose la volonté. Mais la nature est un principe uniforme, car elle est déterminée à une seule chose. La nature précède donc la providence. Les réalités naturelles ne sont donc pas gouvernées par la providence.

 

[Le répondant] disait que le principe uniforme précède le multiforme dans le même, non en plusieurs. En sens contraire : plus un principe a de puissance causale, plus il est antérieur. Or plus il est uniforme, plus il a une grande puissance causale, car, comme il est dit au livre des Causes, toute puissance unie est plutôt infinie que multipliée. Donc, qu’ils soient envisagés dans le même ou en plusieurs, le principe uniforme précédera le multiforme.

 

Selon Boèce dans son Arithmétique, toute inégalité se ramène à l’égalité, et toute multitude à l’unité. Donc toute action de la volonté, qui a une multiplicité d’objets, doit se ramener aussi à l’action de la nature, qui est simple et égale ; et de la sorte, il est nécessaire que l’agent premier agisse par son essence et sa nature, et non par providence ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Ce qui est de soi déterminé à une seule chose, n’a pas besoin de gouvernant, car le gouvernement est appliqué à un être pour qu’il n’aille pas dans un sens contraire. Or les réalités naturelles sont par leur propre nature déterminées à une seule chose. Elles n’ont donc pas besoin de providence qui les gouverne.

 

 [Le répondant] disait qu’elles ont besoin du gouvernement de la providence pour être conservées dans l’existence. En sens contraire : là où il n’y a pas de puissance à la corruption, il n’est point besoin de conservateur extérieur. Or, en certaines réalités, il n’y a pas de puissance à la corruption, car il n’y en a pas non plus à la génération, comme cela est clair dans le cas des corps célestes et des substances spirituelles, qui sont les parties principales du monde. Donc de telles choses n’ont pas besoin d’une providence qui les conserve dans l’existence.

 

Il est des choses, dans la réalité, que pas même Dieu ne peut changer, comme le principe que rien ne peut être affirmé et nié de la même chose, et que ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été, comme dit saint Augustin au livre Contre Faustus. Donc au moins de telles choses n’ont pas besoin d’une providence qui les gouverne et les conserve.

 

Comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, il est aberrant de dire que l’auteur des réalités n’est pas leur providence. Or les réalités corporelles n’ont pas été faites par Dieu, puisque Dieu est esprit ; car il ne semble pas qu’un esprit puisse produire un corps, de même qu’un corps ne peut pas non plus produire un esprit. De telles réalités corporelles ne sont donc pas gouvernées par la providence divine.

 

Le gouvernement des réalités regarde la distinction même des réalités. Or celle-ci ne semble pas provenir de Dieu, car il est dans un rapport uniforme à toutes choses, comme il est dit au livre des Causes. Les réalités ne sont donc pas gouvernées par la providence divine.

 

10° Les choses qui sont ordonnées en elles-mêmes n’ont pas besoin d’être ordonnées par autre chose. Or les réalités naturelles sont ainsi, car, comme il est dit au deuxième livre sur l’Âme, « en toutes les choses qui sont selon la nature, il y a, pour la grandeur et l’augmentation, un terme et une raison déterminés ». Les réalités naturelles ne sont donc pas ordonnées par la providence divine.

 

11° Si les réalités sont gouvernées par la divine providence, alors nous pourrons examiner celle-ci à partir de l’ordre des réalités. Or, comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, « il faut admirer tout, louer tout et admettre sans plus examiner toutes les œuvres de la providence ». Le monde n’est donc pas gouverné par la providence.

 

 

En sens contraire :

 

Boèce dit : « Ô toi qui gouvernes le monde par une raison perpétuelle ! »

 

Tout ce qui a un ordre certain est nécessairement gouverné par quelque providence. Or les réalités naturelles ont un ordre certain dans leurs mouvements. Elles sont donc gouvernées par la providence.

 

Les choses qui sont différentes ne sont maintenues conjointes que par une providence qui les gouverne ; et c’est pourquoi certains philosophes furent amenés à poser que l’âme était une harmonie, à cause de la conservation des contraires dans le corps de l’animal. Or dans le monde nous voyons des choses contraires et différentes demeurer liées l’une à l’autre. Le monde est donc gouverné par une providence.

 

Comme dit Boèce au quatrième livre sur la Consolation, « le destin met en mouvement toutes choses, réparties selon les lieux, les formes et les temps ; et cette explication de l’ordre temporel, unifiée par le regard de l’esprit divin, c’est la providence ». Puis donc que nous voyons que les réalités sont distinctes selon les formes, les lieux et les temps, il est nécessaire de poser le destin, et ainsi la providence.

 

Tout ce qui ne peut être conservé par soi-même dans l’existence a besoin de quelque gouvernant par lequel il soit conservé. Or, les réalités créées ne peuvent être conservées par elles-mêmes dans l’existence, car les choses qui ont été faites de rien tendent par elles-mêmes au néant, comme dit saint Jean Damascène. Il est donc nécessaire qu’il y ait une providence gouvernant les réalités.

 

 

Réponse :

 

La providence regarde la relation à la fin ; voilà pourquoi tous ceux qui nient la cause finale doivent par une conséquence nécessaire nier la providence, comme dit le Commentateur au deuxième livre de la Physique. Or il y eut dans l’Antiquité deux sortes de négateurs de la cause finale. En effet, certains philosophes très anciens posèrent seulement la cause matérielle ; aussi, puisqu’ils ne posaient pas la cause agente, ils ne pouvaient pas non plus poser la fin, qui n’est cause que parce qu’elle meut l’agent. Mais d’autres vinrent ensuite qui posaient la cause agente, sans rien dire de la cause finale. Et selon les deux écoles, tout arrivait par la nécessité des causes précédentes, soit de la matière, soit de l’agent.

 

Mais voici comment cette position est réprouvée par les philosophes. Les causes matérielle et agente, comme telles, sont pour l’effet une cause d’existence ; mais elles ne suffisent pas à causer dans l’effet une bonté qui le rende convenable à la fois en lui-même, pour qu’il puisse demeurer, et à l’égard des autres, pour qu’il les aide. Par exemple, la chaleur a par définition, autant qu’il est en elle, la propriété de dissoudre ; mais la dissolution n’est convenable et bonne que dans une certaine limite et suivant un mode déterminé ; si donc nous ne posions dans la nature aucune autre cause en plus de la chaleur et des agents de cette sorte, nous ne pourrions déterminer de cause pour laquelle les réalités se produisent convenablement et bien. Or tout ce qui n’a pas de cause déterminée, arrive par hasard. Voilà pourquoi, selon la position susdite, il serait nécessaire que toutes les convenances et utilités qui se trouvent dans les réalités soient fortuites ; et c’est aussi ce qu’Empédocle a posé, disant qu’il se produit par hasard que les parties des animaux, par amitié, se rassemblent de telle sorte que l’animal puisse être conservé, et que cela se produit souvent. Mais il ne peut en être ainsi, car les choses qui se produisent par hasard sont plutôt rares ; or nous voyons que de telles convenances et utilités se produisent dans les œuvres de la nature soit toujours, soit la plupart du temps ; il est donc impossible qu’elles arrivent par hasard ; et ainsi, il est nécessaire qu’elles viennent de l’intention d’une fin.

 

Mais ce qui n’a pas d’intelligence ou de connaissance ne peut tendre directement à une fin que si, par quelque connaissance, une fin lui est attribuée, et qu’il est dirigé vers elle ; il est donc nécessaire, puisque les réalités naturelles n’ont pas de connaissance, que préexiste une intelligence qui ordonne les réalités naturelles à une fin, comme l’archer donne à la flèche un mouvement défini pour qu’elle tende à une fin déterminée ; par conséquent, de même que la percussion qui se fait au moyen d’une flèche est appelée œuvre non seulement de la flèche mais aussi du lanceur, de même aussi toute œuvre de la nature est appelée par les philosophes œuvre d’intelligence.

 

Et ainsi, il est nécessaire que le monde soit gouverné par la providence de cette intelligence qui a mis dans la nature l’ordre susdit. Et cette providence par laquelle Dieu gouverne le monde ressemble à la providence économique par laquelle on gouverne une famille, ou à la providence politique par laquelle on gouverne une cité ou un royaume, et par laquelle on ordonne à une fin les actes des autres ; car il ne peut y avoir en Dieu de providence relativement à lui-même, puisque tout ce qui est en lui est fin et non orienté vers une fin.

 

 

Réponse aux objections :

 

La ressemblance envisagée par Denys se comprend ainsi : de même que le soleil, autant qu’il est en lui, n’exclut aucun corps de la communication de sa lumière, de même aussi la divine bonté n’exclut aucune créature de la participation de soi ; mais il ne s’agit pas qu’elle opère sans connaissance ni choix.

 

Un principe peut être appelé multiforme de deux façons. D’abord quant à l’essence même du principe, c’est-à-dire en tant qu’il est composé : et ainsi, le principe multiforme est nécessairement postérieur à l’uniforme. Ensuite, par rapport à l’effet, et l’on appelle ainsi multiforme le principe qui s’étend à plusieurs objets : le multiforme est alors antérieur à l’uniforme, car plus un principe est simple, plus il s’étend à de nombreux objets ; et c’est en ce sens que la volonté est dite principe multiforme tandis que la nature est dite principe uniforme.

 

Cet argument est probant pour l’uniformité du principe suivant son essence.

 

Dieu est par son essence la cause des réalités ; et de la sorte, toute pluralité des réalités se ramène à un principe simple. Mais son essence n’est la cause des réalités que parce qu’elle est connue, et donc parce que Dieu la veut communiquer à la créature par voie d’assimilation ; les réalités procèdent donc de l’essence divine par une relation de science et de volonté, et ainsi, par providence.

 

La réalité naturelle ne se donne pas sa propre détermination à une seule chose, mais elle la tient d’un autre [principe] ; voilà pourquoi la détermination appropriée à l’effet démontre la providence, comme on l’a dit.

 

La corruption et la génération peuvent s’entendre de deux façons. D’abord en ce sens que la génération et la corruption vont d’un étant à un étant contraire ; et de la sorte, un sujet possède une puissance à la génération et à la corruption parce que sa matière est en puissance à des formes contraires ; et ainsi, les corps célestes et les substances spirituelles ne sont en puissance ni à la génération ni à la corruption. Ensuite, génération et corruption se disent communément pour n’importe quelle venue des réalités à l’existence, et pour n’importe quel passage au non-être ; de sorte que même la création, par laquelle quelque chose est amené du non-être à l’existence, est appelée génération, et l’annihilation d’une réalité est elle-même appelée corruption. En ce sens, une chose est dite en puissance à la génération, parce qu’il y a dans l’agent une puissance à la production de cette chose ; et semblablement, une chose est dite en puissance à la corruption, parce qu’il y a dans l’agent une puissance d’amener cette chose au non-être ; et de ce point de vue, toute créature est en puissance à la corruption, car tout ce que Dieu a amené à l’existence, il peut aussi le ramener au non-être. Or, pour que les créatures subsistent, il est nécessaire que Dieu opère toujours en elles l’existence, comme dit saint Augustin au livre sur la Genèse au sens littéral ; non pas comme la maison est produite par l’artisan, celle-ci demeurant encore lorsque son action cesse, mais comme l’illumination de l’air vient du soleil ; ainsi, par le simple fait que Dieu ne fournirait pas à la créature l’existence qu’il a décidée dans sa volonté, la créature serait réduite à néant.

 

La nécessité des principes invoqués est la conséquence de la providence et de la disposition de Dieu. Car, par le fait même que les réalités ont été produites en telle nature, en laquelle elles ont un être déterminé, elles ont été distinguées de leurs négations ; et de cette distinction, il s’ensuit que l’affirmation et la négation ne sont pas vraies ensemble ; et de là vient la nécessité dans tous les autres principes, comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique.

 

L’effet ne peut pas être plus éminent que la cause, mais il peut se trouver plus imparfait que la cause ; et parce que le corps est naturellement inférieur à l’esprit, le corps ne peut pas produire l’esprit, mais l’inverse est vrai.

 

Dieu est dit indifférent aux réalités, parce qu’il n’y a en lui aucune diversité ; et cependant, il est lui-même la cause de la diversité des réalités, parce qu’il contient en soi par sa science les raisons des différentes réalités.

 

10° L’ordre qui est dans la nature, celle-ci ne se le donne pas, mais elle le tient d’un autre [principe] ; aussi la nature a-t-elle besoin d’une providence pour qu’un tel ordre soit établi en elle.

 

11° Les créatures sont impuissantes à représenter le Créateur. Voilà pourquoi en aucune façon nous ne pouvons arriver par les créatures à connaître parfaitement le Créateur ; et c’est aussi à cause de la faiblesse de notre intelligence, qui ne peut recevoir des créatures au sujet de Dieu tout ce qu’elles manifestent de lui. Et s’il nous est défendu de sonder les choses qui sont en Dieu, c’est de peur que nous ne voulions parvenir à la fin de l’investigation, que suggère le mot « sonder » : car dans ce cas, nous ne croirions sur Dieu que ce que notre intelligence peut renfermer. Mais il ne nous est pas interdit de scruter avec une modestie qui nous fasse nous reconnaître impuissants à comprendre parfaitement ; et c’est pourquoi saint Hilaire dit que « celui qui poursuit avec piété les réalités infinies, bien qu’il ne parvienne jamais, tirera toujours profit de sa progression ».

Article 3 : La divine providence s’étend-elle aux réalités corruptibles ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La cause et l’effet sont coordonnés ensemble. Or les créatures corruptibles sont causes de faute, comme cela est clair : la beauté de la femme est un aliment et une cause de la luxure ; et il est dit au livre de la Sagesse : « Les créatures de Dieu sont devenues un piège pour les pas des insensés » (Sag. 14, 11). Puis donc que la faute est hors de l’ordre de la providence divine, il semble que les réalités corruptibles ne soient pas soumises à l’ordre de la providence.

 

Rien de ce qui est pourvu par le sage n’est corrupteur de son effet, car dans ce cas, le sage serait contraire à soi, édifiant et détruisant les mêmes choses. Or parmi les réalités corruptibles, l’une se trouve contraire à l’autre et la corrompt. Elles ne sont donc pas pourvues par Dieu.

 

Comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, « il est nécessaire que tout ce qui arrive par la providence se produise selon une raison droite, très bonne et très digne de Dieu, et comme il ne peut se faire de mieux ». Or les réalités corruptibles pourraient devenir meilleures parce qu’incorruptibles. La providence divine ne s’étend donc pas aux réalités corruptibles.

 

Toutes les réalités corruptibles ont la propriété naturelle de se corrompre ; sinon il ne serait pas nécessaire que toutes les réalités corruptibles se corrompent. Or la corruption, étant une imperfection, n’est pas pourvue par Dieu, qui ne peut être la cause d’un défaut. Les natures corruptibles ne sont donc pas pourvues par Dieu.

 

Comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms Divins, il n’appartient pas à la providence de perdre mais de conserver la nature. Il appartient donc à la providence du Dieu tout-puissant de conserver perpétuellement les réalités. Or les réalités corruptibles ne sont pas perpétuellement conservées. Elles ne sont donc pas soumises à la divine providence.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au livre de la Sagesse : « Mais, ô Père, c’est votre providence qui gouverne tout » (Sag. 14, 3).

 

En Sag. 12, 13, il est dit que c’est Dieu « qui prend soin de toutes choses ». Donc tant les réalités corruptibles que les incorruptibles sont soumises à sa providence.

 

Comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, il est aberrant de dire que l’auteur des réalités n’est pas leur providence. Or Dieu est la cause efficiente de toutes les réalités corruptibles. Il en est donc aussi la providence.

 

 

Réponse :

 

La divine providence, par laquelle Dieu gouverne les réalités, est semblable, comme on l’a dit, à la providence par laquelle un père de famille gouverne la maison, ou un roi la cité ou le royaume : et dans ces gouvernements il y a ceci de commun, que le bien commun est plus éminent que le bien particulier ; ainsi le bien de la nation est plus divin que celui de la cité, de la famille ou de la personne, comme on le lit au début de l’Éthique. Par conséquent toute providence, si elle gouverne sagement, considère ce qui satisfait la communauté plutôt que ce qui ne convient qu’à un seul.

 

Donc, négligeant cela, certains ont envisagé parmi les réalités corruptibles quelques-unes qui, considérées en elles-mêmes, pourraient être meilleures, et, ne remarquant point l’ordre universel selon lequel chaque chose est placée au mieux dans son ordre, ils prétendirent que les réalités corruptibles de ce monde ne sont pas gouvernées par Dieu, mais seulement les incorruptibles ; et c’est en leur personne que s’exprime l’Écriture en Job 22, 14 : « Il » — c’est-à-dire Dieu — « est environné d’un nuage ; il ne considère point ce qui se passe parmi nous, et il se promène dans le ciel d’un pôle à l’autre. » Et ces réalités corruptibles, ils posèrent ou bien qu’elles étaient entraînées à l’aventure sans aucun gouvernement, ou bien qu’elles étaient gouvernées par un principe contraire.

 

Mais le Philosophe réprouve cette opinion au onzième livre de la Métaphysique par la comparaison de l’armée, en laquelle nous rencontrons deux ordres : l’un par lequel les parties de l’armée sont ordonnées entre elles, l’autre par lequel elles sont ordonnées à un bien extérieur, le bien du chef ; et l’ordre par lequel les parties de l’armée sont ordonnées entre elles est en vue de l’ordre par lequel toute l’armée est ordonnée au chef ; par conséquent, sans la relation au chef, il n’y aurait pas d’ordre des parties de l’armée entre elles. Donc, quelle que soit la multitude que nous rencontrons ordonnée en elle-même, il est nécessaire qu’elle soit ordonnée à un principe extérieur. Or les parties de l’univers, corruptibles et incorruptibles, sont ordonnées entre elles non par accident mais par soi : nous constatons en effet que les corps célestes rendent service aux corps corruptibles soit toujours, soit la plupart du temps, suivant le même mode ; il est donc nécessaire que toutes choses, corruptibles et incorruptibles, soient dans un unique ordre de providence d’un principe extérieur qui est hors de l’univers. D’où le Philosophe conclut qu’il est nécessaire de poser dans l’univers une souveraineté unique, et non plusieurs.

 

Il faut cependant savoir qu’il y a deux façons de pourvoir une chose : soit pour elle-même, soit pour autre chose. Ainsi, dans une maison, ce en quoi le bien de la maison consiste essentiellement, comme les enfants, les possessions et autres choses semblables, est pourvu pour soi ; mais les autres choses sont pourvues pour l’utilité de ces derniers : ainsi les instruments, les animaux, etc. Et semblablement dans l’univers, les choses en lesquelles la perfection de l’univers consiste essentiellement sont pourvues pour elles-mêmes ; et celles-ci sont perpétuelles, tout comme l’univers. Mais celles qui ne le sont pas ne sont pourvues que pour autre chose. Voilà pourquoi les substances spirituelles et les corps célestes, qui sont perpétuels à la fois quant à l’espèce et quant à l’individu, sont pourvus pour eux-mêmes en espèce et en individu. Mais les réalités corruptibles ne peuvent avoir de perpétuité qu’en espèce ; aussi ces espèces sont-elles pourvues pour elles-mêmes, mais leurs individus ne sont pourvus que pour conserver l’existence perpétuelle de l’espèce. Et de ce point de vue, l’opinion est sauve de ceux qui affirment que la providence divine ne s’étend aux réalités de notre monde corruptible que dans la mesure de leur participation à la nature de l’espèce : car cela est vrai si on l’entend de la providence par laquelle des choses sont pourvues pour elles-mêmes.

 

 

Réponse aux objections :

 

Les créatures corruptibles ne sont pas par elles-mêmes causes de faute, mais seulement occasions, et causes par accident ; or la cause par accident et l’effet ne sont pas nécessairement coordonnés ensemble.

 

Une sage providence n’envisage pas seulement les besoins de l’un de ceux qui lui sont soumis, mais plutôt ce qui est utile à tous. Donc, bien que la corruption d’une réalité dans l’univers soit défavorable à cette réalité, cependant elle est utile à la perfection de l’univers : car par la continuelle génération et corruption des individus l’existence perpétuelle est conservée dans les espèces, en lesquelles consiste par elle-même la perfection de l’univers.

 

Certes, la réalité corruptible serait meilleure si elle avait l’incorruptibilité ; cependant l’univers qui est fait de réalités corruptibles et incorruptibles est meilleur que celui qui ne contiendrait que des réalités incorruptibles, car l’une et l’autre nature est bonne, la corruptible et l’incorruptible ; or il est meilleur que deux biens existent plutôt qu’un seul. Et la multiplication des individus dans une nature unique ne pourrait pas équivaloir à la diversité des natures, puisque le bien de la nature, qui est communicable, surpasse le bien de l’individu, qui est singulier.

 

De même que les ténèbres proviennent du soleil, non que celui-ci fasse quelque chose, mais parce qu’il n’envoie pas la lumière, de même la corruption provient de Dieu, non comme agissant, mais comme ne donnant pas la permanence.

 

Les choses qui sont pourvues par Dieu pour elles-mêmes demeurent perpétuellement. Cela n’est pas nécessaire pour celles qui ne sont pas pourvues pour elles-mêmes ; mais il leur faut demeurer autant qu’il est nécessaire à celles pour lesquelles elles sont pourvues ; et c’est pourquoi certaines choses particulières, parce qu’elles ne sont pas pourvues pour elles-mêmes, se corrompent, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

Article 4 : Tous les mouvements et les actions des corps inférieurs de ce monde sont-ils soumis à la divine providence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

En effet, Dieu n’est pas providence de ce dont il n’est pas l’auteur, car il est aberrant de dire que la providence des réalités n’est pas leur auteur, comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre. Or Dieu n’est pas l’auteur du mal, puisque toutes choses, pour autant qu’elles proviennent de lui, sont bonnes. Puis donc que de nombreux maux se produisent dans les mouvements et les actions des réalités inférieures de ce monde, il semble que leurs mouvements ne soient pas tous soumis à la divine providence.

 

Les mouvements contraires ne semblent pas appartenir à un même ordre. Or dans les réalités inférieures de ce monde, on rencontre des mouvements et des actions contraires. Il est donc impossible qu’ils ne soient pas tous soumis à l’ordre de la divine providence.

 

Une chose n’est soumise à la providence que parce qu’elle est ordonnée à une fin. Or le mal n’est pas ordonné à une fin : bien au contraire, le mal est privation d’ordre. Le mal n’est donc pas soumis à la providence. Or, parmi les réalités inférieures de ce monde, de nombreux maux se produisent. Donc, etc.

 

Il n’est pas prudent, celui qui tolère qu’un mal arrive parmi ceux dont les actes sont soumis à sa providence, alors qu’il peut l’empêcher. Or Dieu est très prudent et très puissant. Puis donc que de nombreux maux surviennent parmi les réalités inférieures de ce monde, il semble que leurs actes particuliers ne soient pas soumis à la divine providence.

 

[Le répondant] disait que si Dieu permet que des maux surviennent, c’est parce qu’il peut en retirer des biens. En sens contraire : le bien est plus puissant que le mal. Le bien peut donc mieux être retiré d’un bien que d’un mal ; il n’est donc pas nécessaire que Dieu permette à des maux de se produire pour en retirer des biens.

 

De même que Dieu a tout créé par sa bonté, de même aussi il gouverne toutes choses par sa bonté, comme dit Boèce au quatrième livre sur la Consolation. Or la divine bonté ne permet pas qu’une chose mauvaise provienne de lui. La divine bonté ne permettra donc pas non plus qu’une chose mauvaise soit soumise à sa providence.

 

Rien de pourvu n’est fortuit. Si donc tous les mouvements des réalités inférieures de ce monde étaient pourvus, rien ne se produirait par hasard, et dans ce cas, toutes choses se produiraient par nécessité, ce qui est impossible.

 

Si tout se produisait par une nécessité de la matière dans les réalités inférieures de ce monde, celles-ci ne seraient pas dirigées par la providence, comme dit le Commentateur au deuxième livre de la Physique. Or, beaucoup d’entre elles se produisent par une nécessité de la matière. Donc celles-là, du moins, ne sont pas soumises à la providence.

 

Personne de prudent ne permet le bien pour que vienne un mal. Donc, pour la même raison, personne de prudent ne permet le mal pour que vienne un bien. Or Dieu est prudent. Il ne permet donc pas que des maux se produisent afin que des biens se produisent ; et de la sorte, il semble que les maux qui surviennent parmi les réalités inférieures de ce monde ne sont pas non plus soumis à la providence de concession.

 

10° Ce qui est répréhensible en l’homme ne doit nullement être attribué à Dieu. Or il est répréhensible en l’homme de faire le mal pour obtenir un bien, comme cela est clair dans l’épître aux Romains : « Et pourquoi ne ferions-nous pas le mal afin qu’il en arrive du bien, comme la calomnie nous en accuse, et comme quelques-uns prétendent que nous l’enseignons ? » (Rom. 3, 8). Il ne convient donc pas à Dieu que des maux soient soumis à sa providence pour que des biens en soient retirés.

 

11° Si les actes des corps inférieurs étaient soumis à la divine providence, ils agiraient d’une façon qui s’accorderait à la divine justice. Or les éléments inférieurs ne se trouvent pas agir ainsi, car le feu brûle la maison de l’homme juste comme celle de l’homme injuste. Les actes des corps inférieurs ne sont donc pas soumis à la divine providence.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en saint Matthieu : « Deux passereaux ne se vendent-ils pas un as ? Et il n’en tombe pas un sur la terre sans la permission de votre Père » (Mt 10, 29) ; à quoi la Glose ajoute : « Grande est la providence de Dieu, pour laquelle même les petites choses ne sont point cachées. » Donc même les plus petits mouvements des réalités inférieures de ce monde sont soumis à la providence.

 

Saint Augustin dit au huitième livre sur la Genèse au sens littéral : « Nous voyons plus haut les réalités célestes être ordonnées selon la divine providence, et plus bas, les luminaires terrestres et les étoiles resplendir, le jour et la nuit se succéder ; nous voyons que la terre fondée sur les eaux en est baignée et entourée, que l’air répandu plus haut déborde, que les arbustes et les animaux sont conçus et naissent, qu’ils croissent et vieillissent, qu’ils finissent, et que toutes les autres réalités sont agitées d’un mouvement naturel et intérieur. » Tous les mouvements des corps inférieurs sont donc soumis à la divine providence.

 

 

Réponse :

 

Puisque le même est à la fois premier principe et fin ultime des réalités, c’est de la même façon que des choses émanent du premier principe et qu’elles sont ordonnées à la fin ultime. Or nous trouvons, dans l’émanation des réalités depuis le principe, que les choses qui sont proches du principe ont un être sans déficience, tandis que celles qui en sont distantes ont un être corruptible, comme il est dit au deuxième livre de la Génération ; par conséquent, dans la relation des réalités à la fin, celles qui sont le plus proches de la fin ultime maintiennent sans écart la relation à la fin, alors que celles qui en sont éloignées s’écartent parfois de cette relation. Or les mêmes choses sont proches ou éloignées relativement au principe ou à la fin ; donc, de même que les réalités incorruptibles ont un être sans déficience, de même elles ne s’écartent jamais, dans leurs actes, de la relation à la fin : tels sont les corps célestes, dont les mouvements ne dévient jamais de leur cours naturel. Mais dans les corps corruptibles, de nombreux mouvements se produisent hors de l’ordre droit par une imperfection de la nature ; c’est pourquoi le Philosophe dit au onzième livre de la Métaphysique que dans l’ordre de l’univers les substances incorruptibles sont semblables aux enfants dans une maison, qui œuvrent toujours pour le bien de la maison, tandis que les corps corruptibles sont comparables aux esclaves et aux animaux domestiques, dont les actions sortent fréquemment de l’ordre de celui qui gouverne la maison. Et pour cette raison également, Avicenne dit que le mal n’existe pas au-delà du disque de la lune, mais seulement dans les réalités inférieures de ce monde.

 

Et cependant, parmi les réalités inférieures, ces actes qui dérogent à l’ordre droit ne sont pas tout à fait en dehors de l’ordre de la providence. Car une chose peut être soumise à la providence de deux façons : d’abord comme ce à quoi autre chose est ordonné ; ensuite, comme ce qui est ordonné à autre chose. Or dans l’ordre des moyens, tous les intermédiaires sont des fins et des moyens, comme il est dit au deuxième livre de la Physique et au cinquième de la Métaphysique ; et voilà pourquoi tout ce qui est dans l’ordre droit de la providence est soumis à la providence non seulement comme ordonné à autre chose, mais aussi comme ce à quoi autre chose est ordonné. Mais ce qui sort de l’ordre droit est soumis à la providence seulement en tant qu’il est ordonné à autre chose, et non en tant qu’autre chose lui est ordonné. Par exemple, l’acte de la puissance générative, par laquelle l’homme engendre un homme parfait en nature, a été ordonné par Dieu à une chose, qui est la forme humaine, et à cet acte est ordonné autre chose, à savoir, la puissance générative ; mais l’acte imparfait par lequel des monstres sont parfois engendrés dans la nature, est certes ordonné par Dieu à quelque utilité, mais rien d’autre n’est ordonné à cet acte ; car il arrive par l’imperfection de quelque cause. Et dans le premier cas, il y a providence d’approbation, tandis que dans le second, il y a providence de concession, deux modes de la providence posés par saint Jean Damascène au deuxième livre.

 

Il faut cependant savoir que certains ont référé le mode providentiel susdit seulement à l’espèce des réalités naturelles, et non aux singuliers, si ce n’est en tant qu’ils participent à la nature commune, car ils ne posaient pas en Dieu la connaissance des singuliers : ils disaient en effet que Dieu a ordonné la nature d’une espèce de telle façon que, de la puissance résultant de l’espèce, telle action dût s’ensuivre, et que s’il advenait qu’elle fît défaut, cela était ordonné à telle utilité, comme la corruption de l’un est ordonné à la génération de l’autre ; mais qu’il n’avait pas ordonné telle puissance particulière à tel acte particulier, ni telle imperfection particulière à telle utilité particulière. Pour notre part, nous disons que Dieu connaît parfaitement toutes les réalités particulières ; voilà pourquoi nous posons l’ordre providentiel susdit dans les singuliers, même en tant qu’ils sont singuliers.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cet argument vaut pour la providence d’approbation ; car dans ce cas, rien n’est pourvu par Dieu que ce qui est fait par lui en quelque façon ; donc le mal, qui ne provient pas de Dieu, n’est pas soumis à la providence d’approbation, mais seulement à celle de concession.

 

Bien que les mouvements contraires n’appartiennent pas à un même ordre spécial, ils appartiennent cependant à un même ordre général, comme par exemple les différents ordres des différents métiers qui sont ordonnés dans le même ordre d’une même cité.

 

Bien que le mal, en tant qu’il vient d’un agent propre, soit désordonné et soit défini par suite comme une privation d’ordre, rien n’empêche cependant qu’il soit ordonné par un agent supérieur ; et ainsi, il est soumis à la providence.

 

Qui est prudent supporte un petit mal pour qu’un grand bien ne soit pas empêché ; et n’importe quel bien particulier est petit par rapport au bien d’une nature universelle. Or le mal provenant de certaines réalités ne pourrait être empêché sans que soit détruite leur nature, qui est telle qu’elle peut ou non faire défaut, et qui porte préjudice à une réalité particulière tout en ajoutant cependant une certaine beauté dans l’univers. Voilà pourquoi Dieu, étant très prudent, n’empêche pas les maux par sa providence, mais permet que chaque chose agisse selon l’exigence de sa nature ; car, comme dit Denys au livre des Noms Divins, il n’appartient pas à la providence de perdre la nature, mais de la conserver.

 

Il est un bien qui ne pourrait sortir que d’un mal, comme le bien de la patience ne sort que du mal de la persécution, et le bien de la pénitence que du mal de la faute ; et cela n’empêche pas la faiblesse du mal par rapport au bien, car de tels biens ne sont pas retirés du mal comme d’une cause par soi, mais comme par accident et matériellement.

 

Ce qui est produit doit nécessairement avoir quant à son être la forme de ce qui produit, car la production d’une réalité a son terme dans l’être de la réalité ; ce qu’a produit un bon acteur ne peut donc être mal. Mais la providence ordonne la réalité à une fin. Or la relation à la fin résulte de l’être de la réalité ; voilà pourquoi il n’est pas impossible qu’un bon ordonne un mal au bien, mais il est impossible qu’un bon ordonne une chose au mal ; car de même que la bonté de celui qui produit amène la forme de bonté dans les choses produites, de même la bonté du pourvoyeur amène une relation au bien dans les choses pourvues.

 

On peut considérer de deux façons les effets qui se produisent parmi les réalités inférieures de ce monde : d’abord dans une relation aux causes prochaines, et ainsi de nombreuses choses adviennent par hasard ; ensuite dans une relation à la cause première, et ainsi rien n’advient par hasard dans le monde. Et cependant il ne s’ensuit pas que toutes choses adviennent nécessairement, car les effets ne suivent pas en nécessité et contingence les causes premières, mais les causes prochaines.

 

Les choses qui surviennent par une nécessité de la matière résultent de natures ordonnées à une fin, et en conséquence, ces choses peuvent elles aussi se tenir sous la providence, ce qui ne serait pas le cas si tout se produisait par une nécessité de la matière.

 

Le mal est contraire au bien. Or aucun contraire n’amène par lui-même à son contraire, mais tout contraire amène son contraire à son semblable ; ainsi le corps chaud n’amène rien à la fraîcheur, sinon par accident, mais c’est plutôt le corps froid qui est ramené à la chaleur par le corps chaud. Semblablement, aucun bien n’ordonne une chose au mal, mais il l’ordonne plutôt au bien.

 

10° Faire le mal, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, ne convient nullement aux bons ; par conséquent, faire le mal en vue d’un bien est répréhensible en l’homme, et ne peut être attribué à Dieu. Mais ordonner un mal au bien, cela n’est pas contraire à la bonté de quelqu’un ; voilà pourquoi l’on attribue à Dieu de permettre le mal en vue d’en retirer un bien.

Article 5 : Les actes humains sont-ils gouvernés par la providence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, « les choses qui sont en nous ne sont pas de la providence, mais de notre libre arbitre ». Or les actes qui sont en nous sont ceux qu’on appelle humains. Ceux-ci ne sont donc pas soumis à la divine providence.

 

Quelques-unes des choses qui sont soumises à la providence sont d’autant plus parfaitement pourvues qu’elles sont plus nobles. Or l’homme est plus noble que les créatures insensibles, qui maintiennent toujours leur cours et ne s’écartent que rarement de l’ordre droit ; mais les actes de l’homme s’écartent fréquemment de l’ordre droit. Les actes humains ne sont donc pas gouvernés par la providence.

 

Le mal de faute est pour Dieu souverainement haïssable. Or nul pourvoyeur ne permet en vue d’une autre chose ce qui lui déplaît souverainement, car alors, l’absence de cette autre chose lui déplairait davantage. Puis donc que Dieu permet que le mal de faute se produise dans les actes humains, il semble que ceux-ci ne soient pas gouvernés par sa providence.

 

Ce qui est abandonné à soi n’est pas gouverné par la providence. Or Dieu « a laissé l’homme dans la main de son propre conseil », comme il est dit au livre de l’Ecclésiastique (Eccli. 15, 14). Les actes humains ne sont donc pas gouvernés par la providence.

 

Il est dit au livre de l’Ecclésiaste : « J’ai vu que la course n’est pas pour les prompts, ni la guerre pour les vaillants, mais que le temps et le hasard font toutes choses » (Eccl. 9, 11) ; et il parle des actes humains. Il semble donc que les actes humains soient le jouet du hasard, et ne soient pas gouvernés par la providence.

 

Chez les êtres gouvernés par la providence, des choses différentes arrivent aux différents individus. Or, dans les réalités humaines, les mêmes choses adviennent aux bons et aux méchants : « Tout advient également au juste et à l’impie, au bon et au méchant » (Eccl. 9, 2). Les réalités humaines ne sont donc pas gouvernées par la providence.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Saint Matthieu : « Vos cheveux mêmes sont tous comptés » (Mt 10, 30). Donc même les plus petites choses, dans les actes humains, sont ordonnées par la divine providence.

 

Punir, récompenser et donner des commandements sont des actes de la providence, car c’est par de tels actes que n’importe quelle providence gouverne ceux qui lui sont soumis. Or Dieu fait toutes ces choses à l’endroit des actes humains. Tous les actes humains sont donc soumis à la divine providence.

 

 

Réponse :

 

Comme on l’a déjà dit, plus une chose est proche du premier principe, plus noble est sa place sous l’ordre de la providence. Or parmi toutes les autres choses, les substances spirituelles s’approchent davantage du premier principe, et de là vient qu’on les dit marquées de son image ; et voilà pourquoi elles obtiennent de la divine providence non seulement d’être pourvues, mais aussi de pourvoir. Telle est la raison pour laquelle les substances en question ont le choix de leurs actes, mais non les autres créatures qui sont seulement pourvues, et non pourvoyeuses.

 

Or, puisque la providence regarde la relation à la fin, il est nécessaire qu’elle s’exerce suivant la règle de la fin ; et parce que le premier pourvoyeur est lui-même comme la fin de la providence, la règle de la providence lui est unie ; il est donc impossible qu’une imperfection vienne de sa part dans les choses pourvues par lui, de sorte qu’il n’y a d’imperfection en elles que de leur côté. Or les créatures auxquelles la providence est communiquée ne sont pas les fins de leur providence, mais sont ordonnées à une autre fin, qui est Dieu ; il est donc nécessaire qu’elles reçoivent de la règle divine la rectitude de leur providence. Et c’est pourquoi une imperfection peut se produire dans leur providence non seulement du côté des choses pourvues, mais encore du côté des pourvoyeuses. Toutefois, plus une créature s’attache à la règle du premier pourvoyeur, plus l’ordre de la providence de cette créature possède une constante rectitude.

 

Donc, parce que de telles créatures peuvent faillir dans leurs actes, et qu’elles sont les causes de leurs actes, il en résulte que leurs imperfections ont la raison formelle de faute, ce qui n’était pas le cas des imperfections des autres créatures. Mais parce que de telles créatures spirituelles sont incorruptibles même quant aux individus, même leurs individus sont pourvus pour soi ; et c’est pourquoi les imperfections qui se produisent en eux sont ordonnées à la peine ou à la récompense suivant ce qui leur convient, et pas seulement en tant qu’ils sont ordonnés à d’autres choses.

 

Et au nombre de ces créatures est l’homme, car sa forme, c’est-à-dire son âme, est la créature spirituelle qui est à la racine des actes humains, et qui donne au corps humain lui aussi une relation à l’immortalité. Voilà pourquoi les actes humains sont soumis à la divine providence à la façon dont les hommes sont eux-mêmes les providences de leurs actes, et leurs imperfections sont ordonnées suivant ce qui leur convient, et pas seulement suivant ce qui convient à d’autres choses. Ainsi, le péché de l’homme est ordonné par Dieu à son bien, comme lorsque, se relevant après le péché, il est rendu plus humble ; ou du moins, ordonné au bien qui est réalisé en lui par la divine justice, lorsqu’il est puni pour un péché ; tandis que les imperfections se produisant dans les créatures sensibles sont ordonnées seulement à ce qui convient à d’autres choses, comme la corruption de ce feu est ordonnée à la génération de cet air. Aussi est-il dit au livre de la Sagesse, pour désigner ce mode spécial de la providence par lequel Dieu gouverne les actes humains : « C’est avec une grande considération que vous nous gouvernez » (Sag. 12, 18).

 

 

Réponse aux objections :

 

La parole de saint Jean Damascène ne doit pas être entendue en ce sens que les choses qui sont en nous, c’est-à-dire en notre choix, seraient entièrement exclues de la divine providence ; mais en ce sens qu’elles ne sont pas déterminées à un seul objet par la divine providence, comme celles qui n’ont pas la liberté de l’arbitre.

 

Les réalités naturelles insensibles ne sont pourvues que par Dieu ; voilà pourquoi il ne peut s’y produire d’imperfection du côté du pourvoyeur, mais seulement du côté des choses pourvues. Mais les actes humains peuvent avoir une imperfection du côté de la providence humaine ; et c’est pourquoi l’on trouve plus d’imperfections et de désordres dans les actes humains que dans les actes naturels. Et cependant, que l’homme ait la providence de ses actes, appartient à sa noblesse ; la multiplicité des imperfections n’empêche donc pas que l’homme détienne sous la divine providence un rang plus noble.

 

Dieu aime davantage ce qui est meilleur, aussi préfère-t-il la présence d’une chose meilleure à l’absence d’un plus petit mal, l’absence de mal étant aussi un certain bien ; et c’est pourquoi, afin d’en faire sortir des biens plus grands, il permet que quelques-uns tombent même en des maux de faute, qui sont d’un genre souverainement haïssable, quoique l’un d’eux lui soit plus haïssable qu’un autre ; pour guérir l’un d’eux, il permet donc parfois que l’on tombe dans un autre.

 

Dieu a laissé l’homme dans la main de son propre conseil, parce qu’il l’a établi providence de ses propres actes ; mais cependant, la providence de l’homme sur ses actes n’exclut pas la divine providence sur ces mêmes actes, de même que les puissances actives des créatures n’excluent pas non plus la puissance active de Dieu.

 

Quoique de nombreux actes humains se produisent par hasard si l’on considère les causes inférieures, rien cependant n’arrive par hasard si l’on considère la divine providence, qui les dépasse toutes. Que tant de choses parmi les actes humains se produisent alors que le contraire devrait arriver, comme on le constate si l’on considère les causes inférieures, montre aussi que les actes humains sont gouvernés par la divine providence ; et par elle il se produit fréquemment que de plus puissants succombent : ce qui montre, en effet, que l’on est vainqueur par la divine providence plus que par la puissance humaine ; et il en est de même en d’autres cas.

 

Certes, parce que nous ne savons pas pour quelle raison la providence divine dispense chaque chose, il nous semble que tout advient pareillement aux bons et aux méchants ; cependant il n’est pas douteux qu’en tous les biens et les maux qui adviennent soit aux bons soit aux méchants il y ait une raison droite suivant laquelle la divine providence ordonne toutes choses. Et parce que nous ignorons cette raison, il nous semble qu’elles adviennent de façon désordonnée et déraisonnable. Par exemple, à qui entrerait dans l’atelier d’un forgeron, il semblerait que les instruments de forge ont été inutilement multipliés, s’il ne connaît pas le mode d’emploi de chacun d’eux ; et pourtant, à qui considère la puissance de l’art, il apparaît que cette multiplication a une cause raisonnable.

Article 6 : Les bêtes et leurs actes sont-ils soumis à la divine providence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est dit dans la première Épître aux Corinthiens que « Dieu ne se met pas en peine des bœufs » (1Co 9, 9). Donc des autres bêtes non plus, pour la même raison.

 

Il est dit au livre d’Habacuc : « Vous traiteriez donc les hommes comme les poissons de la mer ? » (Ha 1, 14). Et ce sont les paroles du prophète qui se plaint d’un bouleversement de l’ordre qui semble se produire dans les actes humains. Il semble donc que les actes des créatures irrationnelles ne soient pas gouvernés par la divine providence.

 

Si l’homme innocent était puni, et que sa peine ne tournât point à son profit, il semblerait que les réalités humaines ne soient pas gouvernées par la providence. Or il n’y a pas de faute chez les bêtes ; et si elles sont parfois mises à mort, cela n’est pas ordonné à leur bien, parce qu’il n’y a aucune récompense pour elles après la mort. Leur vie n’est donc pas gouvernée par la providence.

 

Un être n’est gouverné par la divine providence que s’il est ordonné à la fin voulue par celle-ci, et qui n’est autre que Dieu lui-même. Or les bêtes ne peuvent parvenir à la participation de Dieu, puisqu’elles ne sont pas capables de béatitude. Il semble donc qu’elles ne soient pas gouvernées par la divine providence.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en saint Matthieu (10, 29), que pas un seul des passereaux ne tombe sur la terre sans la permission du Père céleste.

 

Les bêtes sont plus parfaites que les créatures insensibles. Or les autres créatures sont soumis à la divine providence, et aussi tous leurs actes. Donc les bêtes aussi, à bien plus forte raison.

 

 

Réponse :

 

Il y a eu deux erreurs sur cette question. Certains en effet ont prétendu que les bêtes n’étaient gouvernées par la providence qu’en tant qu’elles participent à la nature de l’espèce, qui est pourvue et ordonnée par Dieu ; et ils rapportent à ce mode de providence tout ce qui, dans la Sainte Écriture, semble impliquer une providence de Dieu à l’égard des animaux, comme ce passage : « Qui donne aux bêtes leur nourriture, et aux petits, etc. » (Ps. 146, 9) ; et encore : « Les petits des lions rugiront, etc. » (Ps. 103, 21) ; et de nombreux passages de ce genre. Mais cette erreur attribue à Dieu une très grande imperfection : car il est impossible qu’il connaisse les actes singuliers des bêtes et ne les ordonne pas, puisqu’il est suprêmement bon et qu’il répand par conséquent sa bonté sur toutes choses. L’erreur susdite porte donc atteinte soit à la science divine, en lui retirant la connaissance des particuliers, soit à la divine bonté, en lui retirant l’ordination des particuliers en tant que tels.

 

C’est pourquoi d’autres ont prétendu que les actes des bêtes sont aussi soumis à la divine providence, et de la même façon que les actes des créatures raisonnables, de sorte qu’elle ne souffre pas qu’un mal arrive en elles sans l’ordonner à leur bien. Mais cela aussi s’écarte de la raison, car la récompense ou la peine n’est due qu’à celui qui possède le libre arbitre.

 

Voilà pourquoi il faut répondre que les bêtes et tous leurs actes, même dans leur singularité, sont soumis à la divine providence, mais pas de la même façon que les hommes et leurs actes : car il y a une providence des hommes pour eux-mêmes, même dans leur singularité, alors que chacune des bêtes n’est pourvue que pour autre chose, comme on l’a dit des autres créatures corruptibles. Et c’est pourquoi le mal qui arrive chez une bête n’est pas ordonné à son bien, mais au bien d’autre chose, comme la mort de l’âne est ordonnée au bien du lion ou du loup. Mais le meurtre de l’homme qui est tué par un lion est ordonné non seulement à cela mais aussi, et principalement, à sa peine, ou à l’augmentation du mérite, qui croît par la patience.

 

 

Réponse aux objections :

 

Le propos de l’Apôtre n’est pas d’écarter universellement les bêtes du soin divin, mais de dire que Dieu n’en prend pas soin au point de donner à l’homme une loi en leur faveur, c’est-à-dire pour qu’il leur fasse du bien, ou qu’il s’abstienne de les tuer : car les bêtes sont faites pour l’usage des hommes ; elles ne sont donc pas pourvues pour elles-mêmes, mais pour l’homme.

 

Chez les poissons et les bêtes, Dieu a ordonné que les plus puissants soumettent les plus faibles sans considération d’un mérite ou d’un démérite, mais seulement pour la conservation du bien de la nature ; voilà pourquoi le Prophète serait surpris si les réalités humaines étaient aussi gouvernées de cette façon, ce qui est aberrant.

 

Dans les réalités humaines est requis un autre ordre providentiel que chez les bêtes ; si donc l’ordre par lequel les bêtes sont ordonnées régnait seul dans les réalités humaines, celles-ci sembleraient non pourvues ; cependant cet ordre suffit pour la providence des bêtes.

 

Dieu lui-même est la fin de toutes les créatures, mais de différentes façons : il est appelé la fin de certaines créatures, parce qu’elles ont une part à la ressemblance de Dieu ; et ceci est commun à toutes les créatures. Mais de certaines d’entre elles il est la fin de telle façon que celles-ci atteignent Dieu même par leur opération ; et cela n’appartient qu’aux créatures raisonnables, qui peuvent connaître et aimer Dieu, en qui réside leur béatitude.

Article 7 : Les pécheurs sont-ils gouvernés par la divine providence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

En effet, ce qui est abandonné à soi n’est pas gouverné. Or les méchants sont abandonnés à eux-mêmes : « Je les ai abandonnés aux désirs de leurs cœurs ; ils iront, etc. » (Ps. 80, 13). Les méchants ne sont donc pas gouvernés par la providence.

 

Il appartient à la providence par laquelle Dieu gouverne les hommes d’employer les anges à les garder. Or les hommes sont parfois abandonnés des anges qui les gardent, et la voix de ceux-ci est rapportée au livre de Jérémie : « Nous avons soigné Babylone, et elle n’a pas guéri ; abandonnons-la ! » (Jér. 51, 9). Les méchants ne sont donc pas gouvernés par la divine providence.

 

Ce qui est donné aux bons en récompense ne convient pas aux méchants. Or il est promis aux bons en récompense qu’ils seraient gouvernés par Dieu : « Les yeux du Seigneur sont sur les justes, etc. » (Ps. 33, 16). Donc, etc.

 

 

En sens contraire :

 

Personne ne punit justement ceux qui ne sont pas sous son gouvernement. Or Dieu punit justement les méchants pour ce en quoi ils pèchent. Ils sont donc soumis à son gouvernement lui-même.

 

 

Réponse :

 

La providence divine s’étend aux hommes de deux façons : d’abord en tant qu’ils sont eux-mêmes pourvus ; ensuite en tant qu’ils sont faits pourvoyeurs. Or, selon qu’en pourvoyant ils défaillent ou gardent la rectitude, ils sont appelés bons ou méchants ; et en tant qu’ils sont pourvus, des biens ou des maux leur sont donnés par Dieu.

 

Et suivant qu’ils se comportent eux-mêmes de différentes façons en pourvoyant, il est diversement pourvu à leur endroit : car si, en pourvoyant, ils gardent l’ordre droit, alors la providence garde aussi pour eux un ordre qui convient à la dignité humaine, à savoir que rien ne leur advient qui ne tourne à leur bien, et que tout ce qui leur arrive les incite au bien, selon ce passage de l’Épitre aux Romains : « Pour ceux qui aiment Dieu, tout coopère au bien » (Rom. 8, 28). Mais si, en pourvoyant, ils ne gardent pas l’ordre qui convient à la créature raisonnable, mais qu’ils pourvoient suivant le mode des bêtes, alors la divine providence ordonnera aussi pour eux suivant l’ordre qui revient aux bêtes : de sorte que les choses qui en eux sont bonnes ou mauvaises ne soient pas ordonnées à leur bien propre, mais au bien des autres, selon ce passage du Psaume : « L’homme, lorsqu’il était en honneur, ne l’a pas compris : il a été comparé, etc. » (Ps. 48, 13).

 

Il est donc clair que la divine providence gouverne d’une façon plus élevée les bons que les méchants : car lorsqu’ils sortent d’un ordre de la providence, qui consiste à faire la volonté de Dieu, les méchants tombent dans un autre ordre, qui consiste en ce que la volonté divine s’accomplisse à leur sujet ; tandis que les bons sont quant à l’un et l’autre dans l’ordre droit de la providence.

 

 

Réponse aux objections :

 

Il est dit de Dieu qu’il abandonne les méchants, non pas en ce sens qu’ils seraient tout à fait étrangers à sa providence, mais en ce sens qu’il n’ordonne pas leurs actes à leur avancement ; et cela surtout quant aux réprouvés.

 

Les anges qui sont députés à la garde des hommes ne délaissent jamais totalement l’homme ; mais il est dit qu’ils le délaissent parce que, par un juste jugement de Dieu, ils lui permettent de tomber dans la faute ou dans la peine.

 

Un mode spécial de la providence est promis aux bons en récompense ; et il ne revient pas aux méchants, comme on l’a dit.

Article 8 : La création corporelle est-elle tout entière gouvernée par la divine providence au moyen de la création angélique ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est dit au livre de Job : « Qui d’autre a-t-il mis sur la terre, ou qui a-t-il établi sur l’univers qu’il a créé ? » (Job 34, 13), ce que saint Grégoire commente ainsi : « Car il gouverne le monde par lui-même, celui qui l’a créé par lui-même. » Dieu ne gouverne donc pas la création corporelle au moyen de la spirituelle.

 

Saint Jean Damascène dit au deuxième livre qu’il est aberrant de dire que l’auteur des réalités n’est pas leur providence. Or Dieu seul est l’auteur immédiat des créatures corporelles. Il gouverne donc aussi les créatures corporelles sans intermédiaire.

 

Hugues de Saint-Victor dit, dans son De sacramentis, que la divine providence est sa prédestination, qui est la souveraine sagesse et la souveraine bonté. Or le bien souverain, ou la souveraine sagesse, n’est communiqué à aucune créature. Donc la providence non plus ; il ne pourvoit donc pas aux besoins des créatures corporelles par l’intermédiaire des spirituelles.

 

Les créatures corporelles sont gouvernées par la providence en tant qu’elles sont ordonnées à une fin. Or les corps sont ordonnés à une fin par leurs opérations naturelles, qui résultent de leurs natures déterminées. Puis donc que les natures déterminées des corps naturels ne proviennent pas des créatures spirituelles, mais immédiatement de Dieu, il semble qu’ils ne soient pas gouvernés au moyen des substances spirituelles.

 

Saint Augustin, au huitième livre sur la Genèse au sens littéral, distingue deux opérations de la providence : l’une naturelle, l’autre volontaire ; et il dit que la naturelle est celle qui donne l’accroissement aux arbres et aux plantes, tandis que la volontaire se réalise par les œuvres des anges et des hommes ; et de la sorte, il est clair que toutes les réalités corporelles sont gouvernées par l’opération naturelle de la providence. Elles ne sont donc pas gouvernées au moyen des anges, car alors l’opération serait volontaire.

 

Ce qui est attribué à quelqu’un en raison de sa dignité ne convient pas à celui qui n’a pas une semblable dignité. Or, comme dit saint Jérôme, « grande est la dignité des âmes, pour qu’elles aient chacune un ange député à sa garde ». Or cette dignité ne se rencontre pas dans les créatures corporelles. Elles ne sont donc pas confiées à la providence et au gouvernement des anges.

 

Les effets et le cours attendu des réalités corporelles de ce monde sont fréquemment empêchés. Or ce ne serait pas le cas si elles étaient gouvernées au moyen des anges : car, ou bien ces défauts se produiraient par leur volonté, ce qui est impossible puisqu’ils ont été établis au contraire pour gouverner la nature dans son ordre exact ; ou bien cela arriverait contre leur gré, ce qui est encore impossible, car ils ne seraient pas bienheureux si quelque chose arrivait contre leur gré. Les créatures corporelles ne sont donc pas gouvernées au moyen des spirituelles.

 

Plus une cause est excellente et puissante, plus son effet est parfait. Or les causes inférieures produisent des effets qui peuvent être conservés dans l’existence, même en l’absence de l’opération de la cause qui les produit, comme le couteau en l’absence de l’opération du forgeron. Donc à bien plus forte raison les effets divins pourront-ils subsister par eux-mêmes sans le gouvernement d’aucune cause pourvoyeuse ; et voilà pourquoi ils n’ont pas besoin d’être gouvernés par les anges.

 

La divine bonté a créé l’univers entier pour se manifester, suivant ce passage du livre des Proverbes : « Le Seigneur a tout opéré pour lui-même » (Prov. 16, 4). Or la divine bonté, comme dit aussi saint Augustin, se manifeste plus dans la diversité des natures que dans la multitude des choses de même nature ; c’est pourquoi elle n’a pas fait toutes les créatures raisonnables ou existantes par soi, mais certaines irrationnelles, et certaines existantes en autre chose, comme les accidents. Il semble donc que, pour une plus grande manifestation de soi, elle ait fait non seulement des créatures qui ont besoin d’un gouvernement étranger, mais aussi quelques autres qui n’ont besoin d’aucun gouvernement ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

10° L’acte de la créature se divise en premier et second. L’acte premier est la forme, et l’existence que donne la forme. La forme est appelée acte premièrement premier, et l’existence, acte secondement premier. L’acte second est l’opération. Or les réalités corporelles proviennent immédiatement de Dieu quant à l’acte premier. Les actes seconds sont donc eux aussi causés immédiatement par Dieu. Or nul ne gouverne quelqu’un sans être en quelque façon la cause de son opération. De telles réalités corporelles ne sont donc pas gouvernées au moyen des spirituelles.

 

11° Il y a deux façons de gouverner : d’abord par influx de lumière ou de connaissance, comme le maître gouverne les écoles, et le recteur la cité ; ensuite par influx de mouvement, comme le pilote gouverne le navire. Or les créatures spirituelles ne gouvernent pas les corporelles par influx de connaissance ou de lumière, car les réalités corporelles de ce monde ne reçoivent pas la connaissance. Ni davantage par influx de mouvement, car le moteur doit nécessairement être uni au mobile, comme cela est prouvé au septième livre de la Physique ; or les substances spirituelles ne sont pas unies aux corps inférieurs de ce monde. Donc en aucune façon les substances corporelles ne sont gouvernées au moyen des spirituelles.

 

12° Selon l’avis de saint Augustin, Dieu a créé en un même instant un monde parfait en toutes ses parties, afin qu’en cela sa puissance soit davantage manifestée. Or, semblablement aussi, sa providence serait davantage signalée si elle gouvernait toutes choses immédiatement. Elle ne gouverne donc pas les créatures corporelles au moyen des spirituelles.

 

13° Boèce dit au troisième livre sur la Consolation : « Dieu dispose toutes choses par soi seul. » Les réalités corporelles ne sont donc pas disposées au moyen des spirituelles.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Grégoire dit au quatrième livre des Dialogues : « Dans ce monde visible, rien ne peut être agencé que par une créature invisible. »

 

Saint Augustin dit au troisième livre De la Trinité : « Toutes les réalités corporelles sont gouvernées en un certain ordre par l’esprit de vie. »

 

Saint Augustin dit au livre des 83 Questions : « Dieu fait certaines choses par lui-même, comme illuminer les âmes et les rendre bienheureuses, tandis qu’il fait les autres par la créature ordonnée à son service selon ses mérites par des lois irréprochables : car la providence divine s’étend jusqu’à l’administration des passereaux, et jusqu’à la beauté de l’herbe des champs, et même jusqu’au nombre de nos cheveux. » Or la créature ordonnée au service de Dieu par des lois irréprochables est la créature angélique. Dieu gouverne donc par elle les réalités corporelles.

 

Commentant ce passage du livre des Nombres : « Balaam se leva le matin, et ayant préparé, etc. » (Nb 22, 21), Origène dit dans la Glose : « Le monde a besoin des anges, qui sont au-dessus des bêtes et président à la naissance des animaux, des jeunes pousses, des plantations, et aux accroissements des autres êtres. »

 

Hugues de Saint-Victor dit que par le ministère des anges non seulement la vie humaine est gouvernée, mais aussi les choses qui sont ordonnées à la vie des hommes. Or toutes les réalités corporelles sont ordonnées à l’homme. Toutes sont donc gouvernées au moyen des anges.

 

En toutes les choses qui sont coordonnées entre elles, les premières agissent sur les suivantes, et non l’inverse. Or les substances spirituelles sont antérieures aux substances corporelles, comme plus proches du premier être. Les substances corporelles sont donc gouvernées par l’actions des spirituelles, et non l’inverse.

 

L’homme est appelé un microcosme, parce que l’âme gouverne le corps humain à la façon dont Dieu gouverne tout l’univers ; et en cela, l’âme est dite plus à l’image de Dieu que les anges. Or notre âme gouverne le corps au moyen de certains esprits qui sont certes spirituels par rapport au corps, mais corporels par rapport à l’âme. Dieu gouvernera donc lui aussi la créature corporelle au moyen des créatures spirituelles.

 

Notre âme exerce certaines opérations de façon immédiate, ainsi le penser et le vouloir ; mais d’autres au moyen d’instruments corporels, ainsi les opérations de l’âme sensitive et végétative. Or Dieu exerce certaines opérations de façon immédiate, comme béatifier les âmes, et d’autres qu’il opère dans les plus hautes substances. Des opérations divines auront donc lieu aussi dans les substances les plus basses, par l’intermédiaire des substances les plus hautes.

 

La cause première n’enlève pas son opération à la cause seconde, mais elle la fortifie, comme cela est clairement montré au livre des Causes. Or, si Dieu gouvernait toutes choses immédiatement, alors les causes secondes ne pourraient avoir aucune opération. Dieu gouverne donc les réalités inférieures par les supérieures.

 

10° Dans l’univers, il y a quelque chose de gouverné et non gouvernant, comme les derniers des corps ; et quelque chose de gouvernant et non gouverné, comme Dieu. Il y aura donc quelque chose de gouvernant et gouverné, ce qui est entre les deux. Dieu gouverne donc les créatures inférieures au moyen des supérieures.

 

 

Réponse :

 

La cause de la production des réalités est la divine bonté, comme disent Denys et saint Augustin. Dieu voulut, en effet, autant que possible, communiquer la perfection de sa bonté à une créature autre que lui. Or la divine bonté a une double perfection : d’abord par soi, c’est-à-dire en tant qu’elle contient suréminemment en soi toute perfection. Ensuite, en tant qu’elle influe sur les réalités, c’est-à-dire en tant qu’elle est la cause des réalités. Il convenait donc à la divine bonté que l’une et l’autre perfection fussent communiquées à la créature, c’est-à-dire que la réalité créée non seulement tînt de la divine bonté l’existence et la bonté, mais aussi qu’elle donnât à autre chose l’existence et la bonté ; ainsi également le soleil, par la diffusion de ses rayons, rend les corps non seulement illuminés, mais aussi illuminants, l’ordre étant toutefois conservé selon lequel les choses qui sont plus conformes au soleil reçoivent davantage de sa lumière, et par là même non seulement ce qui leur suffit, mais encore de quoi en répandre l’influx sur d’autres.

 

Voilà pourquoi, dans l’ordre de l’univers, les créatures supérieures tiennent de l’influence de la divine bonté non seulement d’être bonnes en elles-mêmes, mais aussi d’être la cause de la bonté d’autres créatures qui ont le dernier mode de participation à la divine bonté, c’est-à-dire seulement pour être, et non pour causer d’autres choses. Et c’est pourquoi l’agent est toujours plus noble que le patient, comme disent saint Augustin et le Philosophe. Or, parmi les créatures supérieures, les plus proches de Dieu sont les créatures raisonnables, qui sont à la ressemblance de Dieu, vivent et pensent ; aussi leur est-il conféré par la divine bonté non seulement d’influer sur d’autres créatures, mais encore de détenir le mode d’influence de Dieu, à savoir par volonté et non par nécessité de nature. Dieu gouverne donc les créatures inférieures à la fois par les créatures spirituelles et par les plus dignes des créatures corporelles ; mais il pourvoit par les créatures corporelles de façon à ne point les faire pourvoyeuses mais seulement agentes, tandis que par les créatures spirituelles il pourvoit de façon à les faire pourvoyeuses.

 

Mais un ordre se rencontre aussi chez les créatures raisonnables. Parmi elles, en effet, les âmes raisonnables tiennent le dernier rang, et leur lumière est voilée par rapport à la lumière qui est dans les anges ; voilà pourquoi elles ont une connaissance plus particulière, comme dit Denys ; aussi leur providence est-elle restreinte à peu de chose : aux réalités humaines et à celles qui peuvent servir à la vie humaine. Mais la providence des anges est universelle et s’étend sur toute la création corporelle ; et c’est pourquoi tant les saints que les philosophes disent que toutes les réalités corporelles sont gouvernées par la divine providence au moyen des anges.

 

Cependant, il nous est nécessaire de nous séparer des philosophes en ceci. Certains d’entre eux posent que les réalités corporelles non seulement sont administrées mais encore ont été créées par la providence des anges ; or cela est étranger à la foi. Il est donc nécessaire de poser, suivant les avis des saints, que les réalités corporelles de ce monde ne sont administrées au moyen des anges que par voie de mouvement, c’est-à-dire en tant qu’ils meuvent les corps supérieurs, par les mouvements desquels sont causés les mouvements des corps inférieurs.

 

 

Réponse aux objections :

 

La formule exclusive exclut de l’opération non pas l’instrument, mais un autre agent principal. Par exemple, si l’on dit : « seul Socrate fait un couteau », ce n’est pas l’opération du marteau qui est exclue, mais celle d’un autre forgeron. De même aussi ce qui est dit — que Dieu gouverne le monde par lui-même — exclut non pas l’opération des causes inférieures, par lesquelles Dieu agit comme par des instruments intermédiaires, mais la direction d’un autre [agent] qui gouvernerait principalement.

 

Le gouvernement de la réalité concerne sa relation à la fin. Or la relation de la réalité à la fin présuppose son existence ; mais l’existence ne présuppose rien d’autre ; voilà pourquoi la création, par laquelle les réalités furent amenées à l’existence, appartient seulement à la cause qui n’en présuppose aucune autre qui la soutienne ; mais le gouvernement peut appartenir aux causes qui en présupposent d’autres ; par conséquent, il n’est pas nécessaire que Dieu ait créé au moyen des causes au moyen desquelles il gouverne.

 

Les choses que les créatures reçoivent de Dieu ne peuvent être en celles-ci comme elles sont en Dieu ; voilà pourquoi entre les noms qui sont dits de Dieu apparaît la différence suivante : ceux qui expriment simplement une perfection sont communicables aux créatures, mais ceux qui expriment en plus d’une perfection la façon dont ils se trouvent en Dieu, ne peuvent être communiqués aux créatures ; ainsi la toute-puissance, la souveraine sagesse, et la souveraine bonté. Donc, à l’évidence, quoique le souverain bien ne soit pas communiqué à la créature, la providence peut cependant être communiquée.

 

Bien que l’établissement de la nature, par lequel les réalités corporelles sont inclinées vers la fin, provienne immédiatement de Dieu, cependant leur mouvement et leur action peuvent se produire par l’intermédiaire des anges ; de même aussi dans la nature inférieure les raisons séminales ne proviennent que de Dieu, mais la providence de l’agriculteur les aide à passer à l’acte ; donc, de même que l’agriculteur gouverne la croissance du champ, de même toute opération de la création corporelle est administrée par les anges.

 

Saint Augustin distingue entre l’opération naturelle de la providence et l’opération volontaire d’après la considération des principes prochains de l’opération, car le principe prochain de quelque opération soumise à la providence est la nature, et celui de quelque autre la volonté ; mais le principe éloigné de toutes est la volonté, au moins la volonté divine ; l’argument n’est donc pas probant.

 

Toutes les réalités corporelles sont soumises à la divine providence, et pourtant l’on dit qu’elle n’a souci que des hommes, en raison de son mode spécial ; ainsi également, bien que toutes les réalités corporelles soient soumises au gouvernement des anges, cependant, parce qu’ils sont plus spécialement députés à la garde des hommes, cela est attribué à la dignité des âmes.

 

La volonté du Dieu qui gouverne n’est pas opposée aux imperfections qui se produisent dans les réalités, mais elle les accorde ou les permet ; il en est absolument de même aussi pour les volontés des anges, qui se conforment parfaitement à la volonté divine.

 

Comme dit Avicenne dans sa Métaphysique, aucun effet ne peut demeurer si l’on ôte ce qui était sa cause, en tant que telle. Or parmi les causes inférieures, certaines sont causes du devenir, d’autres sont causes de l’existence. Et l’on appelle cause du devenir ce qui tire une forme de la puissance de la matière par un mouvement, comme le forgeron est la cause efficiente du couteau ; tandis que la cause de l’existence d’une réalité est ce dont l’existence d’une réalité dépend par soi, comme l’existence de la lumière dans l’air dépend du soleil. Donc, une fois ôté le forgeron, le devenir du couteau cesse, mais non son existence ; par contre, le soleil étant absent, l’existence de la lumière dans l’air cesse ; et semblablement, l’action divine cessant, l’existence de la créature cesserait tout à fait, puisque Dieu est pour les réalités la cause non seulement du devenir, mais aussi de l’existence.

 

La condition consistant à posséder l’existence sans que rien la conserve, n’est pas possible pour la créature : car cela répugne à la définition de la créature, qui, en tant que telle, a un être causé, et par là même dépendant d’autrui.

 

10° Plus de choses sont requises pour l’acte second que pour l’acte premier : voilà pourquoi il n’est pas aberrant qu’une chose soit la cause d’une autre quant au mouvement et à l’opération, et ne soit pas sa cause quant à l’être.

 

11° La création spirituelle gouverne la corporelle par influx de mouvement ; et il n’en résulte pas nécessairement que [les créatures spirituelles] soient unies à tous les corps, mais seulement à ceux qu’elles meuvent immédiatement, les premiers corps ; et elles ne leur sont pas unies comme des formes, comme certains l’ont posé, mais seulement comme des moteurs.

 

12° La grandeur de la providence et de la bonté divines est plus manifestée en ce que Dieu gouverne les réalités inférieures par les supérieures, que s’il gouvernait toutes choses immédiatement : car de la sorte, la perfection de la divine bonté est communiquée aux créatures sous de plus nombreux rapports, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

13° Quand on dit qu’une chose se produit par une autre, la préposition « par » implique la cause de l’opération. Or, puisque l’opération est intermédiaire entre l’opérateur et l’opéré, cette préposition peut impliquer la cause de l’opération soit parce que celle-ci se termine à l’opéré, et l’on dit ainsi que par un instrument une chose parvient à l’existence ; soit parce qu’elle émane de l’opérateur, et l’on dit ainsi que par la forme de l’agent une chose parvient à l’existence ; en effet, ce n’est pas l’instrument qui est la cause de l’agent pour qu’il agisse, mais seulement la forme de l’agent, ou un agent supérieur, tandis que l’instrument est cause pour l’opéré de ce qu’il reçoit l’action de l’agent. Lors donc qu’il est dit que Dieu dispose toutes choses par soi seul, l’expression « par » désigne la cause de la disposition divine en tant qu’elle émane de Dieu qui dispose ; et de la sorte, il est dit qu’il dispose par soi seul parce qu’il n’est pas mû par un autre supérieur qui disposerait, et qu’il ne dispose pas non plus par une forme étrangère, mais par sa propre bonté.

Article 9 : La divine providence dispose-t-elle les corps inférieurs par les corps célestes ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre : « Nous disons, nous, que ceux-ci » — c’est-à-dire les corps supérieurs — « ne sont la cause ni de ce qui advient, ni de la corruption de ce qui est corruptible. » Puis donc que les réalités inférieures de ce monde sont générables et corruptibles, elles ne sont pas disposées par les corps supérieurs.

 

[Le répondant] disait : il est dit qu’ils n’en sont pas la cause parce qu’ils n’induisent pas de nécessité dans les réalités inférieures de ce monde. En sens contraire : Si l’effet du corps céleste dans les réalités inférieures de ce monde est empêché, ce ne peut être qu’en raison d’une disposition qui se rencontre en elles. Or, si elles sont gouvernées par les réalités supérieures, il est nécessaire de rapporter aussi cette disposition empêchante à quelque puissance d’un corps céleste. L’empêchement ne peut donc exister parmi les réalités inférieures de ce monde que suivant l’exigence des supérieures ; et de la sorte, si les supérieures ont une nécessité dans leurs mouvements, elles amèneront aussi une nécessité dans les inférieures, si elles sont gouvernées par les supérieures.

 

Pour qu’une action s’accomplisse, il suffit d’un agent et d’un patient. Or, dans les réalités inférieures de ce monde, on rencontre des puissances actives naturelles, et aussi des puissances passives. La puissance d’un corps céleste n’est donc pas exigée pour leurs actions ; elles ne sont donc pas gouvernées au moyen des corps célestes.

 

Saint Augustin dit que l’on rencontre dans la réalité un agi non agent, tels les corps, un agent non agi, tel Dieu, et un agent agi, telles les substances spirituelles. Or les corps célestes sont des réalités purement corporelles. Ils n’ont donc pas la puissance d’agir sur les réalités inférieures de ce monde ; et par conséquent, celles-ci ne sont pas disposées au moyen d’eux.

 

Si le corps céleste a une action dans les réalités inférieures de ce monde, alors ou bien il agit comme corps, c’est-à-dire par une forme corporelle, ou bien il agit par quelque chose d’autre. Or ce n’est pas comme corps, car dans ce cas, l’agir conviendrait à n’importe quel corps ; or il ne semble pas en être ainsi, suivant saint Augustin. Si donc [les corps célestes] agissent, ils le font par quelque chose d’autre ; et par conséquent, l’action doit être attribuée à cette puissance incorporelle et non aux corps célestes eux-mêmes ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Ce qui ne convient pas au premier, ne convient pas non plus au suivant. Or, comme dit le Commentateur au livre sur la Substance du monde, les formes corporelles présupposent des dimensions indéterminées dans la matière ; or les dimensions n’agissent pas, car la quantité n’est le principe d’aucune action. Les formes corporelles ne sont donc pas non plus les principes des actions ; et par conséquent, un corps n’a d’action que par une puissance incorporelle existant en lui ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 Au deuxième livre des Causes, sur la proposition suivante : « Toute âme noble a trois opérations, etc. », le commentateur dit que l’âme agit sur la nature avec la puissance divine qui est en elle. Or l’âme est bien plus noble que le corps. Le corps ne peut donc lui aussi avoir une action sur l’âme que par une puissance divine existant en lui ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 Ce qui est plus simple n’est pas mû par ce qui est moins simple. Or, les raisons séminales qui sont dans la matière des corps inférieurs sont plus simples que la puissance corporelle du ciel lui-même, car cette puissance est étendue dans la matière, ce qui ne peut se dire des raisons séminales. Les raisons séminales des corps inférieurs ne peuvent donc être mues par la puissance du corps céleste ; et ainsi, les réalités inférieures de ce monde ne sont pas gouvernées dans leurs mouvements par les corps célestes.

 

Saint Augustin, au cinquième livre de la Cité de Dieu, dit : « Est-il rien qui appartienne au corps autant que le sexe même du corps ? et cependant, des jumeaux de sexes différents ont pu être conçus sous les mêmes positions astrales. » Donc, même sur les réalités corporelles, les corps supérieurs n’ont pas d’influx ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

10° La cause première influe plus sur l’effet de la cause seconde que la cause seconde elle-même, comme il est dit au début du livre des Causes. Or, si les corps inférieurs sont disposés par les corps supérieurs, alors les puissances des corps supérieurs seront comme des causes premières par rapport aux puissances des inférieurs, qui seront comme des causes secondes. Les effets se produisant dans les corps inférieurs de ce monde suivront donc plus la disposition des corps célestes que la puissance des corps inférieurs. Or dans les corps célestes se trouve une nécessité, parce qu’ils sont réguliers. Les effets inférieurs seront donc eux aussi nécessaires. Mais cela est faux. Donc le point de départ aussi, à savoir, que les corps inférieurs seraient disposés par les supérieurs.

 

11° Le mouvement du ciel est naturel, comme il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde ; et par conséquent, il semble qu’il ne soit pas volontaire ou capable de choix ; et ainsi, les choses qui sont causées par lui ne sont pas causées par un choix ; elles ne sont donc pas soumises à la providence. Or il est aberrant de dire que les corps inférieurs ne sont pas gouvernés par la providence. Il est donc aberrant de dire que le mouvement des corps supérieurs est la cause des inférieurs.

 

12° Dès que la cause est posée, l’effet est posé. L’existence de la cause précède donc celle de l’effet. Or si l’antécédent est nécessaire, le conséquent l’est aussi. Si donc la cause est nécessaire, l’effet l’est aussi. Or les effets qui se produisent dans les corps inférieurs ne sont pas nécessaires mais contingents. Ils ne sont donc pas causés par le mouvement du ciel, qui est nécessaire puisqu’il est naturel ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

13° Ce pour quoi autre chose est fait, est plus noble que lui. Or tout a été fait pour l’homme, même les corps célestes, comme il est dit au livre du Deutéronome : « De peur que, les yeux levés au ciel, tu ne voies le soleil, la lune et tous les astres du ciel, et que, séduit par l’erreur, tu ne les adores, et tu n’offres un culte à des choses que le Seigneur ton Dieu a créées pour servir à toutes les nations qui sont sous le ciel » (Dt 4, 19). L’homme est donc plus digne que les créatures célestes. Or le plus vil n’influe pas sur le plus noble. Les corps célestes n’influent donc pas sur le corps humain ; ni, pour la même raison, sur les autres corps qui sont antérieurs au corps humain, tels les éléments.

 

14° [Le répondant] disait que l’homme est plus noble que les corps célestes quant à l’âme, mais non quant au corps. En sens contraire : la perfection d’un perfectible plus noble est plus noble. Or le corps de l’homme a une forme plus noble que le corps céleste, car la forme du ciel est purement corporelle, et l’âme raisonnable est bien plus noble qu’elle. Le corps humain est donc lui aussi plus noble que le corps céleste.

 

15° Un contraire n’est pas la cause de son contraire. Or la puissance du corps céleste est parfois contraire aux effets qui doivent être amenés dans les réalités inférieures de ce monde ; par exemple, un corps céleste meut parfois à l’humidité, tandis que le médecin veut digérer la matière par dessiccation afin d’amener la santé, qu’il procure parfois alors même que le corps céleste est dans la disposition contraire. Les corps célestes ne sont donc pas la cause des effets corporels dans les réalités inférieures de ce monde.

 

16° Puisque toute action a lieu par contact, ce qui ne touche pas n’agit pas. Or les corps célestes ne touchent pas les réalités inférieures de ce monde. Ils n’agissent donc pas sur elles ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

17° [Le répondant] disait que les corps célestes touchent celles-ci par un médium. En sens contraire : chaque fois qu’il y a contact et action par un médium, il est nécessaire que celui-ci reçoive l’effet de l’agent avant l’extrême ; ainsi, le feu chauffe d’abord l’air et nous ensuite. Or les effets des étoiles et du soleil ne peuvent pas être reçus dans les orbes inférieurs, qui sont de la nature de la quinte essence et de la sorte ne peuvent recevoir la chaleur ou le froid, ou les autres dispositions que l’on trouve dans les réalités inférieures de ce monde. Une action ne peut donc se propager des corps suprêmes à celles-ci par leur intermédiaire.

 

18° La providence se communique à ce qui est son médium. Or la providence ne peut pas être communiquée aux corps célestes, puisqu’ils n’ont pas la raison. Ils ne peuvent donc être un médium dans l’action de pourvoir les réalités.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au troisième livre sur la Trinité : « Les corps plus épais et plus faibles sont dirigés dans un certain ordre par les plus subtils et les plus puissants. » Or les corps célestes sont plus subtils et puissants que les inférieurs. Les corps inférieurs de ce monde sont donc dirigés par eux.

 

Au quatrième chapitre des Noms Divins, Denys dit que le rayon solaire concourt à l’engendrement des corps visibles, il les meut de façon à leur donner la vie, les nourrit et les accroît. Or, dans les réalités inférieures de ce monde, ces effets sont les plus nobles. Tous les autres effets corporels sont donc, eux aussi, produits par la divine providence au moyen des corps célestes.

 

Selon le Philosophe au deuxième livre de la Métaphysique, ce qui est premier en un genre est la cause des choses viennent après dans ce genre. Or les corps célestes sont premiers dans le genre des corps, et leurs mouvements sont premiers parmi les autres mouvements corporels ; ils sont donc la cause des réalités corporelles qui sont mues ici-bas ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 Le Philosophe dit au deuxième livre sur la Génération que la translation du soleil le long de l’Écliptique est la cause de la génération et de la corruption parmi les réalités inférieures de ce monde ; les générations et les corruptions sont donc aussi mesurées par le mouvement susdit. Il dit aussi au livre sur les Animaux que toutes les différences qui sont dans les êtres conçus viennent des corps célestes. Les réalités inférieures de ce monde sont donc disposées au moyen de ceux-ci.

 

Rabbi Moïse dit que le ciel est dans le monde comme le cœur dans l’animal. Or c’est au moyen du cœur que l’âme gouverne tous les autres membres. Tous les autres corps sont donc gouvernés par Dieu au moyen du ciel.

 

 

Réponse :

 

Une intention commune à tous les philosophes fut de ramener la multitude à l’unité, et la variété à l’uniformité, autant que possible. Aussi les anciens, considérant la diversité des actions dans les réalités inférieures de ce monde, tentèrent de les ramener à quelques principes moins nombreux et plus simples, c’est-à-dire à des éléments, nombreux, ou à un seul, et à des qualités élémentaires. Mais cette position n’est pas raisonnable. Il se trouve en effet que les qualités élémentaires se comportent dans les actions des réalités naturelles comme des principes instrumentaux. La preuve en est qu’elles n’ont pas la même façon d’agir dans tous les cas, et que leurs actions ne parviennent pas au même terme ; car autre est leur effet dans l’or et dans le bois, et dans la chair de l’animal ; ce qui ne serait pas si elles n’agissaient sous la régulation d’un autre [agent]. Or l’action de l’agent principal ne se rapporte pas à l’action de l’instrument comme à un principe, mais c’est plutôt l’inverse ; par exemple, l’effet de l’art ne doit pas être attribué à la scie, mais à l’artisan ; les effets naturels ne peuvent donc être rapportés aux qualités élémentaires comme à des principes premiers.

 

C’est pourquoi d’autres, les Platoniciens, les ont ramenés à des formes simples et séparées comme à des principes premiers : car c’est d’elles, comme ils disaient, que proviennent l’existence et la génération dans les réalités inférieures de ce monde, ainsi que toute propriété naturelle. Mais cela non plus ne peut se soutenir. Car d’une cause régulière provient un effet régulier ; or ces formes étaient posées comme étant immobiles ; il serait donc nécessaire que la génération soit toujours causée par elles de façon uniforme dans les réalités inférieures de ce monde ; mais nous avons l’évidence sensible du contraire. Aussi est-il nécessaire de poser que les principes de la génération, de la corruption et des autres mouvements qui s’ensuivent dans les réalités inférieures de ce monde sont des principes qui ne se sont pas réguliers ; il faut cependant qu’ils demeurent constamment comme les principes premiers de la génération, afin que la génération puisse être continuelle : et voilà pourquoi il est nécessaire qu’ils soient invariables selon la substance, mais soient mus selon le lieu : de sorte que par leurs allées et venues ils produisent des mouvements contraires et variés dans les réalités inférieures de ce monde ; et tels sont les corps célestes ; et c’est pourquoi il est nécessaire de rapporter à ceux-ci tous les effets corporels comme à des causes.

 

Mais en cela même, il y eut deux erreurs. Certains, en effet, rapportèrent les réalités inférieures de ce monde aux corps célestes comme à des causes absolument premières, parce qu’ils ne reconnaissaient aucune substance incorporelle ; ils prétendirent donc que les premiers parmi les corps étaient les premiers entre les étants. Mais il apparaît clairement que cela est faux. Car tout ce qui est mû doit nécessairement se rapporter à un principe immuable, puisque rien n’est mû par soi-même, et qu’on ne peut pas remonter à l’infini. Or le corps céleste, bien qu’il ne varie pas selon la génération et la corruption, ou selon quelque mouvement qui modifierait une chose qui serait dans sa substance, est pourtant mû selon le lieu ; il est donc nécessaire de faire retour à quelque principe antérieur, de telle sorte que les choses qui sont altérées sont par un certain ordre ramenées à un altérant non altéré mais mû selon le lieu, et ensuite à ce qui n’est mû en aucune façon.

 

Mais d’autres ont posé que les corps célestes étaient les causes des réalités inférieures de ce monde non seulement quant au mouvement, mais aussi quant à leur premier établissement ; ainsi Avicenne dit-il dans sa Métaphysique que ce qui est commun à tous les corps célestes, c’est-à-dire la nature du mouvement circulaire, cause dans les réalités inférieures de ce monde ce qui leur est commun, c’est-à-dire la matière prime ; et que ce en quoi les corps célestes diffèrent les uns des autres cause la diversité des formes dans les réalités inférieures de ce monde : de telle sorte que les corps célestes soient intermédiaires entre Dieu et celles-ci, même dans la voie de création, d’une certaine façon. Mais cela est étranger à la foi, qui pose que toute nature est créée immédiatement par Dieu dans son établissement premier, et qu’une créature est mue par une autre, étant présupposées les puissances naturelles attribuées à l’une et l’autre créature par l’œuvre de Dieu. Voilà pourquoi nous posons que les corps célestes ne sont causes des inférieurs que par voie de mouvement, et qu’ainsi, ils sont des médiums dans l’œuvre de gouvernement, mais non dans l’œuvre de création.

 

 

Réponse aux objections :

 

Saint Jean Damascène veut exclure des corps célestes par rapport aux réalités inférieures de ce monde la causalité première, ou même celle qui induit une nécessité. Car bien que les corps célestes agissent toujours de la même façon, cependant leur effet est reçu dans les réalités inférieures selon le mode des corps inférieurs, qui se trouvent fréquemment dans des dispositions contraires ; les puissances célestes n’induisent donc pas toujours leurs effets dans les réalités inférieures de ce monde, à cause de l’empêchement d’une disposition contraire. Et c’est ce que le Philosophe dit au livre sur le Sommeil et la Veille : il se produit fréquemment des signes de pluies et de vents, intempéries qui, cependant, ne se produisent pas, à cause de dispositions contraires plus fortes.

 

Ces dispositions qui s’opposent à la puissance céleste ne sont pas causées dans leur premier établissement par le corps céleste, mais par l’opération divine, par laquelle le feu est rendu chaud, et l’eau froide, et ainsi de suite ; et de la sorte, il n’est pas nécessaire de ramener aux causes célestes tous les empêchements de cette sorte.

 

Les puissances actives dans les réalités inférieures de ce monde sont seulement instrumentales ; donc, de même que l’instrument ne meut qu’en étant mû par l’agent principal, de même les puissances actives inférieures ne peuvent non plus agir sans être mues par les corps célestes.

 

Cette objection évoque une certaine opinion figurant au livre La Source de Vie, et qui pose qu’aucun corps n’agit par une puissance corporelle, mais que la quantité qui est dans la matière empêche la forme d’agir ; et que toute action qui est attribuée à un corps appartient à une puissance spirituelle opérant dans ce corps. Et Rabbi Moïse dit que cette opinion est celle des docteurs de la loi des Maures : ils disent en effet que le feu ne chauffe pas, mais que c’est Dieu qui chauffe dans le feu. Mais cette position est stupide, puisqu’elle enlève à toutes les réalités les opérations naturelles ; et elle est contraire aux paroles des philosophes et des saints. C’est pourquoi nous disons que les corps agissent par une puissance corporelle, mais que Dieu opère néanmoins en toutes les réalités comme la cause première opère dans la cause seconde. Ce qui est affirmé, à savoir que les corps ne sont qu’agis et n’agissent pas, doit donc être entendu au sens où « agir » se dit de ce qui a la domination sur son action ; et c’est en s’exprimant ainsi que saint Jean Damascène dit que les bêtes n’agissent pas, mais sont agies. Par là, il n’est cependant pas exclu qu’elles agissent au sens où « agir » signifie exercer une action.

 

L’agent est toujours différent du patient ou contraire à lui, comme il est dit au premier livre sur la Génération ; et c’est pourquoi il ne revient pas au corps d’agir sur un autre corps suivant ce qu’il a de commun avec lui, mais suivant ce en quoi il est distinct de lui. Voilà pourquoi le corps n’agit pas comme corps, mais comme tel corps ; de même aussi, l’animal ne raisonne pas en tant qu’animal, mais en tant qu’homme ; et semblablement, le feu ne chauffe pas en tant qu’il est feu, mais en tant qu’il est chaud ; et de même aussi pour le corps céleste.

 

Dans la matière, les dimensions sont présupposées aux formes naturelles, non en acte achevé mais en acte incomplet ; voilà pourquoi elles sont premières dans la voie de la matière et de la génération, tandis que la forme est première dans la voie de l’accomplissement. Or une chose agit dans la mesure où elle est complète et qu’elle est un étant en acte, non dans la mesure où elle est en puissance ; car de ce point de vue, elle subit ; et donc, si la matière ou les dimensions préexistant en elle n’agissent pas, il ne s’ensuit pas que la forme n’agisse pas ; mais c’est l’inverse. Par contre, si elles ne subissaient pas, il s’ensuivrait que la forme ne subit pas ; et pourtant la forme du corps céleste n’est pas en lui au moyen de telles dimensions, comme dit le Commentateur au même endroit.

 

L’ordre des effets doit correspondre à l’ordre des causes. Or dans les causes, selon l’auteur de ce livre, on rencontre un ordre tel qu’il y a d’abord la cause première, Dieu, vient ensuite l’intelligence, et troisièmement l’âme. Par conséquent, le premier effet, qui est l’être, est attribué proprement à la cause première ; le deuxième, qui est le connaître, est attribué à l’intelligence ; et le troisième, qui est le mouvoir, est attribué à l’âme. Mais cependant, la cause seconde agit toujours en vertu de la cause première, et ainsi, elle a quelque chose de son opération ; de même aussi, les orbes inférieurs ont quelque chose du mouvement du premier orbe ; et donc l’intelligence, selon lui, non seulement pense, mais encore elle donne l’être ; et l’âme, qui selon lui est produite par l’intelligence, non seulement meut, ce qui est l’action de l’animal, mais encore pense, ce qui est une action intellectuelle, et donne l’être, ce qui est une action divine ; et je dis ceci de l’âme noble, que cet auteur conçoit comme l’âme d’un corps céleste ou n’importe quelle autre âme raisonnable. Ainsi donc, il n’est pas nécessaire que la puissance divine meuve seule immédiatement, mais les causes inférieures le peuvent aussi par des puissances propres, en tant qu’elles participent à la puissance des causes supérieures.

 

Selon saint Augustin, on appelle raisons séminales toutes les puissances actives et passives conférées par Dieu aux créatures, et au moyen desquelles il amène à l’existence les effets naturels ; aussi dit-il lui-même au troisième livre sur la Trinité que, de même que les mères sont enceintes, de même le monde est lourd des causes de ce qui naît, exposant ce qu’il avait dit plus haut à propos des raisons séminales, qu’il avait aussi appelées des puissances et des facultés distribuées aux réalités. Donc, au nombre de ces raisons séminales sont aussi les puissances actives des corps célestes, qui sont plus nobles que les puissances actives des corps inférieurs, et peuvent ainsi les mouvoir ; et elles sont appelées raisons séminales parce que tous les effets sont originairement dans les causes actives comme en des semences. Cependant, si l’on entend par raisons séminales les commencements des formes qui sont dans la matière prime en tant qu’elle est en puissance à toutes les formes, comme certains le veulent, alors, bien que cela ne s’accorde guère aux paroles de saint Augustin, l’on peut dire cependant que leur simplicité est due à leur imperfection, comme la matière prime aussi est simple ; voilà pourquoi, comme pour la matière prime, il n’en résulte pas qu’elles ne soient pas mues.

 

Il est nécessaire de rapporter la différence des sexes à des causes célestes. En effet, tout agent tend à s’assimiler le patient, autant que possible ; la puissance active qui est dans la semence du mâle tend donc toujours à amener ce qui est conçu au sexe masculin, qui est plus parfait ; aussi le sexe féminin survient-il hors de l’intention de la nature particulière de l’agent. Si donc il n’y avait pas quelque puissance pour tendre au sexe féminin, la génération féminine serait tout à fait fortuite, comme pour les monstres ; voilà pourquoi il est dit que, bien qu’elle soit hors de l’intention de la nature particulière, en raison de quoi la femelle est appelée un mâle mutilé, cependant elle est de l’intention de la nature universelle, qui est la puissance du corps céleste, comme dit Avicenne. Mais il peut y avoir du côté de la matière un empêchement faisant que ni la puissance céleste ni la puissance particulière n’obtient son effet, qui est la production du sexe masculin ; aussi une femelle est-elle parfois engendrée alors même qu’existe dans le corps céleste une disposition au contraire, à cause d’une mauvaise disposition de la matière ; ou bien à l’inverse, le sexe masculin sera engendré contre la disposition du corps céleste, à cause de la victoire de la puissance particulière sur la matière. Donc il se produit que dans la conception des jumeaux la matière est séparée par l’opération de la nature, une partie obéissant plus que l’autre à la puissance de l’agent, à cause de l’indigence de l’autre ; et c’est pourquoi d’un côté un sexe féminin est engendré, et de l’autre un masculin, que le corps céleste dispose à l’un ou à l’autre ; cependant, cela peut mieux se produire lorsque le corps céleste dispose au sexe féminin.

 

10° On dit que la cause première influe plus que la seconde, parce que son effet dans le causé est plus intime et permanent que l’effet de la cause seconde ; cependant, l’effet est davantage semblable à la cause seconde, car c’est par elle que l’action de la cause première est déterminée en quelque sorte à cet effet.

 

11° Bien que le mouvement céleste, en tant qu’il est l’acte d’un corps mobile, ne soit pas un mouvement volontaire, cependant, en tant qu’il est l’acte du moteur, il est volontaire, c’est-à-dire causé par quelque volonté ; et de ce point de vue, les choses qui sont causées par ce mouvement peuvent se tenir sous la providence.

 

12° L’effet ne résulte de la cause première qu’une fois posée la cause seconde ; aussi la nécessité de la cause première n’amène-t-elle une nécessité dans l’effet qu’une fois posée la nécessité dans la cause seconde.

 

13° Le corps céleste n’est pas fait pour l’homme comme pour une fin principale, mais sa fin principale est la bonté divine. En outre, que l’homme soit plus noble que le corps céleste, ne vient pas de la nature du corps, mais de la nature de l’âme raisonnable. Enfin, supposé que le corps de l’homme soit plus noble dans l’absolu que le corps céleste, rien n’empêcherait le corps céleste d’être plus noble que le corps humain sous quelque aspect, c’est-à-dire en tant qu’il a une puissance active au lieu que l’autre a une puissance passive, et ainsi il pourra agir sur lui ; ainsi également le feu, en tant qu’il est chaud en acte, agit sur le corps humain en tant que celui-ci est chaud en puissance.

 

14° L’âme raisonnable est à la fois une certaine substance et l’acte du corps. Donc, en tant qu’elle est une substance, elle est plus noble que la forme céleste, mais non en tant qu’elle est l’acte du corps. On peut aussi répondre que l’âme est la perfection du corps humain à la fois comme forme et comme moteur ; or le corps céleste, parce qu’il est parfait, ne requiert pas une substance spirituelle pour le perfectionner comme une forme, mais seulement celle qui le perfectionne comme un moteur ; et cette perfection selon la nature est plus noble que l’âme humaine. Quoique certains aussi aient posé que les moteurs unis aux orbes célestes étaient leurs formes ; mais cela est laissé dans le doute par saint Augustin dans son commentaire sur la Genèse au sens littéral. Saint Jérôme aussi, commentant Eccl. 1, 6 : « tournoyant de toutes parts, etc. », semble l’affirmer ; la Glose dit : « Il a nommé le soleil esprit, comme s’il avait âme, souffle et vigueur. » Cependant, saint Jean Damascène dit le contraire au deuxième livre : « Que nul n’estime les cieux ou les luminaires comme animés : car ils sont inanimés et insensibles. »

 

15° Même l’action d’un contraire qui s’oppose à la puissance active d’un corps céleste a une cause dans le ciel : en effet, les philosophes posent que les réalités inférieures sont conservées dans leurs actions par le mouvement premier ; et ainsi, ce contraire qui agit en empêchant l’effet d’un corps céleste, par exemple le chaud qui empêche l’humidification venant de la lune, a lui aussi une cause céleste ; et de la sorte, même la santé qui s’ensuit ne s’oppose pas tout à fait à l’action du corps céleste, mais y a quelque racine.

 

16° Les corps célestes touchent les réalités inférieures, mais ne sont pas touchées par elles, comme il est dit au premier livre sur la Génération ; et l’un quelconque d’entre eux ne touche pas l’une quelconque de celles-ci immédiatement, mais par un médium, comme on l’a dit.

 

17° L’action de l’agent est reçue dans le médium en fonction du mode de celui-ci ; et voilà pourquoi elle est parfois reçue autrement dans le médium que dans l’extrême ; ainsi la puissance de l’aimant qui attire est portée vers le fer par le moyen de l’air, qui n’est pas attiré ; et la puissance du poisson qui engourdit la main est portée vers la main par le moyen du filet qu’elle n’engourdit pas, comme dit le Commentateur au huitième livre de la Physique. Quant aux corps célestes, ils ont assurément toutes les qualités qui existent dans les inférieurs, suivant leur mode, c’est-à-dire originairement et non comme elles sont en ces derniers ; et c’est pourquoi les actions des corps suprêmes ne sont pas reçues dans les orbes intermédiaires en sorte que ceux-ci soient altérés, comme le sont les réalités inférieures de ce monde.

 

18° La providence gouverne les réalités inférieures de ce monde par les corps supérieurs ; non pas en sorte que la providence divine soit communiquée à ces corps, mais parce qu’ils sont faits instruments de la divine providence ; comme l’art n’est pas communiqué au marteau qui en est l’instrument.

Article 10 : La divine providence gouverne-t-elle les actes humains au moyen des corps célestes ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

 Saint Jean Damascène dit que les corps célestes établissent en nous des tempéraments, des habitus et des dispositions. Or, les habitus et les dispositions appartiennent à l’intelligence et à la volonté, qui sont les principes des actes humains. Dieu dispose donc les actes humains au moyen des corps célestes.

 

 Il est dit au livre des Six Principes que l’âme unie au corps imite le tempérament du corps. Or les corps célestes impriment dans le tempérament humain. Donc aussi dans l’âme elle-même ; et de la sorte, ils peuvent être la cause des actes humains.

 

 Tout ce qui agit dans le premier, agit dans le suivant. Or l’essence de l’âme est antérieure à ses puissances, que sont la volonté et l’intelligence, puisqu’elles sont issues de l’essence de l’âme. Puis donc que les corps célestes impriment dans l’essence même de l’âme raisonnable (car ils impriment en elle en tant qu’elle est l’acte du corps, ce qui lui revient par son essence), il semble que les corps célestes impriment dans l’intelligence et la volonté ; et par conséquent, ils sont les principes des actes humains.

 

L’instrument agit non seulement par sa propre vertu, mais encore par la vertu de l’agent principal. Or le corps céleste étant un moteur mû, il est l’instrument de la substance spirituelle motrice ; et son mouvement est non seulement l’acte du corps mû, mais l’acte de l’esprit moteur. Son mouvement agit donc non seulement par la vertu du corps mû, mais aussi par la vertu de l’esprit moteur. Or, de même que ce corps céleste surpasse le corps humain, de même cet esprit surpasse l’esprit humain. Donc, de même que ce mouvement imprime dans le corps humain, de même il imprime dans l’âme humaine, et de la sorte, il semble que [les corps célestes] soient les principes des actes humains.

 

 L’expérience montre que des hommes sont disposés depuis leur naissance à l’apprentissage ou à l’exercice de métiers : certains sont disposés pour être forgerons, d’autres pour être médecins, et ainsi de suite ; et cela ne peut être rapporté aux principes prochains de la génération comme à une cause, car parfois, les enfants se trouvent disposés à des choses auxquelles les parents n’étaient pas inclinés. Il est donc nécessaire que cette diversité de dispositions se rapporte aux corps célestes comme à une cause. Or on ne peut pas affirmer que de telles dispositions sont dans les âmes au moyen des corps, car les qualités corporelles n’opèrent nullement pour ces inclinations comme elles opèrent pour la colère, la joie, et les autres passions de l’âme comme celles-ci. Les corps célestes impriment donc immédiatement et directement dans les âmes humaines ; et de la sorte, les actes humains sont disposés au moyen des corps célestes eux-mêmes.

 

 Certains parmi les actes humains semblent surpasser les autres : ce sont régner, diriger les guerres, et autres semblables. Or, comme dit Isaac au premier livre sur les Définitions, « Dieu a fait régner un orbe sur les royaumes et sur les guerres. » Donc, à bien plus forte raison les autres actes humains sont-ils disposés au moyen des corps célestes.

 

 Il est plus facile de changer la partie que le tout. Or parfois, par la vertu des corps célestes tout le peuple d’une même province est excité à faire la guerre, comme disent les philosophes. Donc, à bien plus forte raison un homme particulier est-il excité par la vertu des corps célestes.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascène dit au deuxième livre : « Ils ne sont absolument pas la cause de nos actes » — il s’agit des corps célestes — « car mis par le Créateur en possession d’un libre arbitre, nous sommes maîtres de nos actes. »

 

Vont dans le même sens ce que saint Augustin détermine au cinquième livre de la Cité de Dieu et à la fin du livre sur la Genèse au sens littéral, et ce que saint Grégoire détermine dans l’homélie sur l’Épiphanie.

 

 

Réponse :

 

Pour voir clairement dans cette question, il faut savoir quels actes sont appelés humains. Les actes proprement appelés humains sont ceux dont l’homme est lui-même le maître ; or l’homme est maître de ses actes par la volonté ou par le libre arbitre ; cette question tourne donc autour des actes de la volonté et du libre arbitre. En effet, les autres actes qui sont dans l’homme sans être soumis au commandement de la volonté, comme les actes des puissances nutritive et générative, sont soumis aux puissances célestes comme les autres actes corporels.

 

Or il y a eu plusieurs erreurs concernant les actes humains dont nous parlons. Certains, en effet, ont posé que les actes humains ne relevaient pas de la divine providence et ne se rapportaient pas à une cause, si ce n’est à notre providence. Et Cicéron semble avoir été de cet avis, comme dit saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu. Mais il ne peut en être ainsi. Car la volonté est un moteur mû, comme cela est prouvé au troisième livre sur l’Âme ; il est donc nécessaire de rapporter son acte à quelque principe premier, qui est un moteur non mû.

 

Aussi d’autres ont-ils rapporté tous les actes de la volonté aux corps célestes, posant que le sens et l’intelligence sont en nous une même chose, et que, par conséquent, toutes les vertus de l’âme sont corporelles, et ainsi, sont soumises aux actions des corps célestes. Mais le Philosophe détruit cette position au troisième livre sur l’Âme, montrant que l’intelligence est une puissance immatérielle, et que son action n’est pas corporelle ; et, comme il est dit au seizième livre sur les Animaux, « ce dont les principes agissent sans le corps a nécessairement des principes incorporels » ; il est donc impossible que les actions de l’intelligence et de la volonté se ramènent au sens propre à des principes corporels.

 

Et c’est pourquoi Avicenne a posé dans sa Métaphysique que, de même que l’homme est composé d’âme et de corps, de même aussi le corps céleste ; et de même que les actions et les mouvements du corps humain se rapportent aux corps célestes, de même toutes les actions de l’âme se rapportent aux âmes célestes comme à des principes, de sorte que toute volonté qui est en nous est causée par la volonté d’une âme céleste. Et cela peut assurément s’accorder à l’opinion qu’il a de la fin de l’homme, qui est selon lui dans l’union de l’âme humaine à l’âme céleste, ou à l’Intelligence. En effet, puisque la perfection de la volonté est la fin et le bien, qui est son objet, comme le visible est l’objet de la vue, il est nécessaire que ce qui agit sur la volonté inclue aussi la notion de fin, car l’efficient n’agit que dans la mesure où il imprime sa forme dans ce qui peut la recevoir. Mais d’après l’enseignement de la foi, Dieu lui-même est immédiatement la fin de la vie humaine ; en effet, c’est en jouissant de sa vision que nous serons béatifiés ; voilà pourquoi lui seul peut imprimer dans notre volonté.

 

Mais il est nécessaire que l’ordre des mobiles corresponde à l’ordre des moteurs. Or dans la relation à la fin, que la providence regarde, on rencontre d’abord en nous la volonté, à laquelle se rapporte en premier la raison formelle de bien et de fin, et elle se sert de tout ce qui est en nous comme d’instruments pour obtenir la fin ; quoique, sous un autre aspect, l’intelligence précède la volonté. Plus près de la volonté, il y a l’intelligence, et plus éloignées sont les puissances corporelles. Voilà pourquoi Dieu lui-même, qui est pourvoyeur absolument premier, imprime seul dans notre volonté. L’ange, qui le suit dans l’ordre des causes, imprime dans notre intelligence, étant donné que nous sommes éclairés, purifiés et perfectionnés par les anges, comme dit Denys. Et les corps, qui sont des agents inférieurs, peuvent imprimer dans les puissances sensibles et en d’autres puissances attachées à des organes. Mais étant donné que le mouvement d’une puissance de l’âme rejaillit sur l’autre, il se produit que l’impression du corps céleste rejaillit sur l’intelligence comme par accident, et ensuite sur la volonté ; et semblablement, l’impression de l’ange sur l’intelligence rejaillit sur la volonté par accident.

 

Mais cependant, de ce point de vue, la disposition de l’intelligence relativement aux puissances sensitives est autre que celle de la volonté ; en effet, notre intelligence est naturellement mue par la puissance sensitive appréhensive à la façon dont l’objet meut la puissance, car le phantasme est à l’intellect possible ce que la couleur est à la vue, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; et c’est pourquoi, une fois perturbée la puissance sensitive intérieure, l’intelligence est nécessairement perturbée ; ainsi voyons-nous que lorsque l’organe de l’imagination est blessé, l’action de l’intelligence est empêchée. Et de cette façon, l’action ou l’impression du corps céleste peut rejaillir sur l’intelligence comme par voie de nécessité ; par accident toutefois, comme c’était par soi sur les corps. Et je dis : nécessité, à moins qu’il n’y ait une disposition contraire du côté du mobile. Mais l’appétit sensitif n’est pas naturellement moteur de la volonté, c’est l’inverse, car l’appétit supérieur meut l’appétit inférieur comme la sphère meut la sphère, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Et, si fortement que l’appétit inférieur soit perturbé par une passion comme la colère ou la concupiscence, il n’est pas nécessaire que la volonté soit perturbée ; bien au contraire, elle a la puissance de repousser une telle perturbation, comme il est dit au livre de la Genèse : « Ta concupiscence sera sous toi » (Gen. 4, 7). Et c’est pourquoi, dans les actes humains, aucune nécessité n’est induite par les corps célestes ni du côté des récepteurs ni du côté des agents, mais seulement une inclination, que la volonté peut aussi repousser par une vertu acquise ou infuse.

 

 

Réponse aux objections :

 

Saint Jean Damascène envisage les dispositions et habitus corporels.

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, l’âme, quant à l’acte de volonté, ne suit pas nécessairement la disposition du corps, mais du tempérament du corps provient seulement une inclination aux choses sur lesquelles porte la volonté.

 

Cet argument serait probant si le corps céleste pouvait imprimer par lui-même dans l’essence de l’âme ; mais l’impression du corps céleste ne parvient à l’essence de l’âme que par accident, c’est-à-dire par la mutation du corps dont celle-ci est l’acte. Or la volonté n’est pas issue de l’essence de l’âme en raison de son union au corps ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

L’instrument de l’agent spirituel ne déploie une puissance spirituelle qu’en agissant par une puissance corporelle. Or le corps céleste ne peut agir par une puissance corporelle que sur un corps ; voilà pourquoi même l’action qui déploie une puissance spirituelle ne peut parvenir à l’âme que par accident, c’est-à-dire au moyen du corps. Mais son action peut se produire dans le corps de deux façons : c’est en effet par une puissance corporelle qu’elle meut les qualités élémentaires que sont le chaud et le froid, et d’autres semblables ; mais c’est par une puissance spirituelle qu’elle amène à l’espèce et aux effets résultant de l’espèce entière, qui ne peuvent être ramenés aux qualités élémentaires.

 

Il est un effet des corps célestes dans les corps inférieurs de ce monde qui n’est pas causé au moyen du chaud et du froid : par exemple, l’aimant attire le fer ; et de cette façon, le corps céleste laisse dans le corps humain une disposition par laquelle il se produit que l’âme unie à lui est inclinée à tel ou tel métier.

 

La parole d’Isaac, si elle doit être conservée, doit s’entendre uniquement de l’inclination, comme on l’a dit.

 

La multitude suit dans la plupart des cas les inclinations naturelles, parce que les hommes de la multitude acquiescent aux passions ; mais les sages, par la raison, vainquent les passions et les inclinations susdites. Voilà pourquoi il est plus probable pour une multitude qu’elle opère ce à quoi incline le corps céleste, que pour un homme singulier, qui vainc peut-être par la raison l’inclination susdite. Il en serait de même si l’on imaginait une multitude d’hommes bilieux : il ne se produirait pas facilement qu’elle ne fût point mue à la colère, quoique cela puisse mieux se produire pour un seul.

Question 6 : [La prédestination]

 

Introduction

 

Article 1 : La prédestination appartient-elle à la science ou à la volonté ?

Article 2 : La prescience des mérites est-elle la cause et la raison de la prédestination ?

Article 3 : La prédestination est-elle certaine ?

Article 4 : Le nombre des prédestinés est-il certain ?

Article 5 : Les prédestinés ont-il la certitude de leur prédestination ?

Article 6 : La prédestination peut-elle être aidée par les prières des saints ?

 

 

 

Article 1 : La prédestination appartient-elle à la science ou à la volonté ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle appartienne [seulement] à la volonté, comme à un genre.

 

Comme dit saint Augustin au livre sur la Prédestination des saints, la prédestination est un propos de faire miséricorde. Or le propos appartient à la volonté. Donc la prédestination aussi.

 

La prédestination semble être identique à l’élection éternelle, dont il est dit en Éph. 1, 4 : « il nous a élus en lui avant la création du monde », car les mêmes sont appelés élus et prédestinés. Or l’élection, selon le Philosophe aux sixième et dixième livres de l’Éthique, appartient à l’appétit plutôt qu’à l’intelligence. La prédestination appartient donc aussi à la volonté plutôt qu’à la science.

 

[Le répondant] disait que l’élection précède la prédestination, et ne lui est pas identique. En sens contraire : la volonté suit la science, et ne la précède pas. Or l’élection appartient à la volonté. Si donc l’élection précède la prédestination, celle-ci ne peut appartenir à la science.

 

Si la prédestination appartenait à la science, il semblerait que la prédestination soit identique à la prescience ; et dans ce cas, quiconque saurait d’avance le salut de quelqu’un le prédestinerait. Or cela est faux. En effet, les prophètes ont su d’avance le salut des nations et ne les ont pas prédestinées. Donc, etc.

 

La prédestination implique une causalité. Or la causalité n’entre pas dans la notion de science, mais plutôt dans celle de volonté. La prédestination appartient donc à la volonté plutôt qu’à la science.

 

La volonté diffère de la puissance en ceci, que la puissance regarde les effets seulement dans le futur (car il n’y a pas de puissance par rapport aux choses qui existent ou ont existé), tandis que la volonté regarde indifféremment l’effet présent et futur. Or la prédestination a un effet dans le présent et dans le futur ; et c’est pourquoi saint Augustin dit que la prédestination est une préparation de la grâce dans le présent et de la gloire dans le futur. La prédestination appartient donc à la volonté.

 

 La science ne regarde pas les réalités comme faites ou à faire, mais plutôt comme connues ou à connaître ; la prédestination, elle, regarde ce qui est à faire. La prédestination n’appartient donc pas à la science.

 

L’effet reçoit son nom de la cause prochaine plutôt que de la cause éloignée, comme l’homme engendré, de l’homme qui engendre plutôt que du soleil. Or la préparation provient de la science et de la volonté ; mais la science est une cause antérieure et plus éloignée que la volonté. La préparation appartient donc à la volonté plutôt qu’à la science. Or la prédestination est la préparation de quelqu’un à la gloire, comme dit saint Augustin. La prédestination appartiendra donc, elle aussi, à la volonté plutôt qu’à la science.

 

 Lorsque plusieurs mouvements sont ordonnés à un seul terme, l’ensemble des mouvements coordonnés reçoit le nom du dernier d’entre eux ; ainsi, pour faire sortir la forme substantielle de la puissance de la matière, on ordonne d’abord une altération, puis une génération, et le tout est appelé génération. Or pour préparer quelque chose, on ordonne d’abord un mouvement de science et ensuite un mouvement de volonté. Le tout doit donc être attribué à la volonté ; et ainsi la prédestination semble être surtout dans la volonté.

 

10° Si l’un de deux contraires est approprié à quelque chose, l’autre est tout à fait éloigné de cette même chose. Or les maux sont surtout appropriés à la divine prescience : nous disons en effet des méchants qu’ils sont connus d’avance ; la prescience ne regarde donc pas les biens. Or la prédestination concerne seulement les biens du salut. Elle n’appartient donc pas à la prescience.

 

11° Ce qui est dit au sens propre n’a pas besoin de l’ajout d’une glose. Or dans la Sainte Écriture, lorsque la connaissance est mentionnée en rapport au bien, elle est glosée comme approbation, comme cela est clair en I Cor. 8, 3 : « Si quelqu’un aime Dieu, celui-là est connu de lui » « c’est-à-dire approuvé » ; et en II Tim. 2, 19 : « Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui » « c’est-à-dire approuve ». La connaissance ne porte donc pas proprement sur les bons. Donc, etc.

 

12° Préparer appartient à la puissance motrice, car cela concerne l’œuvre. Or la prédestination est une préparation, comme on l’a dit. La prédestination appartient donc à la puissance motrice, donc à la volonté et non à la science.

 

13° La raison reproduite suit la raison modèle. Or dans la raison humaine, qui est reproduite à partir de la divine, nous voyons que la préparation appartient à la volonté et non à la science. Il en sera donc de même dans la préparation divine ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

14° Tous les attributs divins sont réellement la même chose, mais leur différence se montre par la diversité des effets. Une chose que l’on dit de Dieu doit donc être rapportée à l’attribut divin auquel son effet est approprié. Or la grâce et la gloire sont les effets de la prédestination, et sont appropriées à la volonté ou à la bonté. La prédestination appartient donc aussi à la volonté, non à la science.

 

 

En sens contraire :

 

« Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés » (Rom. 8, 29). À propos de ce passage, la Glose dit : « La prédestination est la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu », etc.

 

Tout prédestiné est connu, mais la réciproque est fausse. Le prédestiné est donc dans le genre du connu. La prédestination est donc aussi dans le genre de la science.

 

Chaque chose est à mettre plutôt dans le genre de ce qui lui convient toujours que dans le genre de ce qui ne lui convient pas toujours. Or ce qui est du côté de la science convient toujours à la prédestination : en effet, la prescience accompagne toujours la prédestination, alors que l’apposition de la grâce, qui se fait par la volonté, ne l’accompagne pas toujours, car la prédestination est éternelle tandis que l’apposition de la grâce est temporelle. La prédestination doit donc être mise dans le genre de la science plutôt que de la volonté.

 

Le Philosophe compte les habitus cognitifs et opératifs au nombre des vertus intellectuelles, qui appartiennent à la raison plutôt qu’à l’appétit, comme cela est clair pour la prudence et l’art au sixième livre de l’Éthique. Or la prédestination implique un principe cognitif et opératif, car elle est à la fois prescience et préparation, comme on le voit par la définition déjà citée. La prédestination appartient donc à la connaissance plutôt qu’à la volonté.

 

 Les contraires sont dans le même genre. Or la réprobation est contraire à la prédestination. Puis donc que la réprobation est dans le genre de la science, car Dieu connaît d’avance la méchanceté des réprouvés et ne la fait pas, il semble que la prédestination soit aussi dans le genre de la science.

 

 

Réponse :

 

La destinatio, d’où vient le nom de prédestination, implique l’envoi de quelqu’un vers une fin : ainsi, on dit qu’il « destine un messager », celui qui l’envoie faire quelque chose. Et parce que ce que nous nous proposons de faire, nous le dirigeons vers l’exécution comme vers une fin, l’on dit que nous « destinons » ce que nous nous proposons de faire, comme ce qui est dit d’Éléazar en II Macc. 6, 20 : « il résolut [litt. : il destina] » dans son cœur « de ne rien faire contre la loi par amour de la vie ». Mais le préfixe « pré- », qui est accolé, ajoute une relation au futur ; par conséquent, tandis que l’on ne peut « destiner » que ce qui existe, l’on peut prédestiner aussi ce qui n’existe pas. Et sous ces deux aspects, la prédestination se place sous la providence comme une partie de celle-ci. En effet, on a dit dans la question précédente que la direction vers la fin appartenait à la providence ; la providence est aussi posée par Cicéron relativement au futur ; et certains définissent que la providence est « une connaissance présente maniant un événement futur ».

 

Mais cependant, la prédestination diffère de la providence sur deux points. La providence, en effet, implique une ordination à la fin en général, et s’étend par conséquent à tout ce que Dieu ordonne à quelque fin, soit les êtres raisonnables soit les irrationnels, soit les biens soit les maux, alors que la prédestination regarde seulement la fin qui est possible pour une créature raisonnable, c’est-à-dire la gloire ; voilà pourquoi il n’y a de prédestination que des hommes, et relativement aux choses du salut. Il y a aussi une autre différence. En effet, deux choses sont à considérer en toute ordination à la fin : l’ordre lui-même, et l’issue ou le résultat de l’ordre ; car ce n’est pas tout ce qui est ordonné à la fin qui obtient la fin. La providence regarde donc seulement l’ordre relatif à la fin, de sorte que tous les hommes sont ordonnés à la béatitude par la providence de Dieu. Mais la prédestination regarde aussi l’issue ou le résultat de l’ordre, de sorte qu’elle ne concerne que ceux qui obtiendront la gloire. La prédestination est donc à l’issue ou au résultat de l’ordre ce que la providence est à l’application de l’ordre ; car, que quelques-uns obtiennent cette fin qu’est la gloire, ne vient pas principalement de leurs propres forces, mais du secours de la grâce divinement conféré.

 

Donc, nous avons dit au sujet de la providence qu’elle consiste dans un acte de la raison, comme la prudence dont elle est une partie, étant donné qu’il appartient à la seule raison de diriger ou d’ordonner ; de même aussi la prédestination consiste dans un acte de la raison qui dirige ou ordonne vers la fin. Mais la direction vers la fin présuppose la volonté de la fin : car nul n’ordonne quelque chose vers une fin qu’il ne veut pas ; et par conséquent, l’élection parfaite de la prudence ne peut exister qu’en celui qui a la vertu morale, selon le Philosophe au sixième livre de l’Éthique : car c’est par la vertu morale que l’intention de quelqu’un est stabilisée dans la fin, à laquelle la prudence ordonne. Or la fin vers laquelle la prédestination dirige n’est pas considérée en général, mais dans son rapport à celui qui obtient cette fin, et qui doit être distinct, pour le dirigeant, de ceux qui n’obtiendront pas cette fin ; voilà pourquoi la prédestination présuppose l’amour, par lequel Dieu veut le salut de quelqu’un. Donc, de même que le prudent n’ordonne à la fin qu’en tant qu’il est tempérant ou juste, de même Dieu ne prédestine qu’en tant qu’il est aimant. L’élection aussi est présupposée, par laquelle celui qui est infailliblement dirigé vers la fin est séparé des autres qui ne sont pas ainsi ordonnés à la fin. Or cette séparation n’est pas due à une différence rencontrée en ceux qui sont séparés, et qui pourrait inciter à l’amour : car « avant même que les enfants fussent nés, et qu’ils eussent rien fait, ni bien ni mal, il fut dit : “J’ai aimé Jacob, et j’ai haï Ésaü”», comme il est dit en Rom. 9, 11-13. Aussi la prédestination présuppose-t-elle l’élection et l’amour, et l’élection présuppose l’amour.

 

Mais deux choses s’ensuivent de la prédestination : l’obtention de la fin, c’est-à-dire la glorification, et la collation du secours pour l’obtention de la fin, c’est-à-dire l’apposition de la grâce, apposition qui se rattache à la vocation ; et ainsi, deux effets sont associés à la prédestination : la grâce et la gloire.

 

 

Réponse aux objections :

 

Il en est ainsi, dans les actes de l’âme, que l’acte précédent est inclus en quelque sorte virtuellement dans le suivant ; et parce que la prédestination présuppose l’amour, qui est un acte de la volonté, quelque chose appartenant à la volonté est inclus dans la notion de prédestination, et pour cela le propos et d’autres choses appartenant à la volonté sont parfois posés dans la définition de la prédestination.

 

La prédestination n’est pas identique à l’élection, mais la présuppose, comme on l’a dit ; et c’est pourquoi les mêmes sont prédestinés et élus.

 

Puisque l’élection appartient à la volonté et la direction à la raison, la direction précède toujours l’élection, si on les rapporte au même ; mais si on les rapporte à des choses diverses, alors il n’est pas aberrant que l’élection précède la prédestination, qui implique la notion de direction : car l’élection, comme elle est entendue ici, concerne celui qui est dirigé vers la fin ; or il faut concevoir en premier celui qui est dirigé vers la fin, et ensuite le fait même de diriger vers la fin ; voilà pourquoi l’élection précède la prédestination dans le cas présent.

 

Bien qu’elle soit mise dans le genre de la science, la prédestination ajoute cependant quelque chose à la science et à la prescience : la direction ou l’ordination vers la fin, comme la prudence ajoute à la connaissance ; donc, de même que celui qui sait ce qu’il faut faire n’est pas toujours prudent, de même tout prescient n’est pas prédestinant.

 

Bien que la causalité n’entre pas dans la notion de science en tant que telle, elle entre cependant dans la notion de science en tant que celle-ci dirige et ordonne vers la fin, ce qui n’appartient pas à la volonté mais seulement à la raison ; ainsi également la pensée entre dans la notion d’animal raisonnable non en tant qu’animal mais en tant que raisonnable.

 

De même que la volonté regarde l’effet présent et futur, de même aussi la science ; donc, de ce point de vue, on ne peut prouver que la prédestination appartient à l’un d’eux plutôt qu’à l’autre. Mais cependant la prédestination, au sens propre, ne regarde que le futur, qui est désigné par le préfixe, qui implique une relation au futur ; et l’on ne dit pas identiquement « avoir un effet dans le présent » et « avoir un effet présent », car « être dans le présent » se dit de tout ce qui appartient à l’état de cette vie, qu’il soit présent, passé ou futur.

 

Bien que la science en tant que science ne regarde pas les choses à faire, cependant la science pratique regarde les choses à faire ; et c’est à une telle science que la prédestination se rapporte.

 

La préparation implique au sens propre la disposition de la puissance à l’acte. Or il y a deux puissances : active et passive ; et c’est pourquoi il y a deux préparations : l’une du patient, et l’on dit ainsi que la matière est préparée à la forme ; l’autre de l’agent, et l’on dit ainsi que quelqu’un se prépare à faire quelque chose ; et c’est une telle préparation qu’implique la prédestination, qui ne peut rien poser d’autre en Dieu que l’ordination même de quelqu’un vers la fin. Or le principe prochain de l’ordination est la raison, mais le principe éloigné est la volonté, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; voilà pourquoi, selon l’argument invoqué, la prédestination est attribuée principalement à la raison, plutôt qu’à la volonté.

 

Il faut répondre de la même façon.

 

10° Les maux sont appropriés à la prescience, non que la prescience porte plus proprement sur les maux que sur les biens, mais parce que les biens ont autre chose de correspondant en Dieu que la prescience, tandis que les maux ne l’ont pas ; comme aussi le convertible qui n’indique pas la substance s’approprie le nom de propre — qui convient aussi proprement à la définition — parce que la définition ajoute quelque excellence.

 

11° L’ajout d’une glose ne signifie pas toujours l’impropriété, mais il est parfois nécessaire pour spécifier ce qui est dit en général ; et c’est ainsi que la connaissance est glosée par l’approbation.

 

12° Préparer ou ordonner appartient seulement à la puissance motrice ; mais la volonté n’est pas seule motrice, la raison pratique l’est aussi, comme cela est clair au troisième livre sur l’Âme.

 

13° Même dans la raison humaine il en est ainsi, que la préparation, en tant qu’elle implique une ordination ou une direction vers la fin, est un acte propre de la raison et non de la volonté.

 

14° Dans l’attribut divin, il faut considérer non seulement l’effet, mais aussi son rapport à l’effet : car l’effet de la science, de la puissance et de la volonté est le même, mais ces trois noms n’impliquent pas le même rapport à cet effet. Or le rapport impliqué par la prédestination à son effet s’accorde plus avec le rapport de la science en tant que dirigeante, qu’avec le rapport de la puissance et de la volonté ; voilà pourquoi la prédestination se rapporte à la science.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Nous accordons les autres arguments.

 

Quoique l’on aurait pu répondre au deuxième que tout ce qui a une extension plus grande n’est pas un genre, car cela peut être prédiqué accidentellement.

 

On aurait pu aussi répondre au troisième que bien que donner la grâce n’accompagne pas toujours la prédestination, cependant vouloir la donner l’accompagne toujours.

 

On aurait pu aussi répondre au cinquième que la réprobation s’oppose directement non pas à la prédestination mais à l’élection, car celui qui choisit prend l’un et rejette l’autre, et cela s’appelle réprouver ; donc la réprobation aussi, quant à la raison formelle signifiée par son nom, appartient plutôt à la volonté : car réprouver est comme refuser ; à moins peut-être que l’on identifie « réprouver » à « juger indigne d’être admis ». Mais si l’on dit que la réprobation appartient en Dieu à la prescience, c’est parce que rien n’est positivement en Dieu du côté de la volonté par rapport au mal de faute ; car il ne veut pas la faute comme il veut la grâce. Et cependant, la réprobation est également appelée préparation quant à la peine, que Dieu veut aussi d’une volonté conséquente mais non antécédente.

Article 2 : La prescience des mérites est-elle la cause et la raison de la prédestination ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

À propos de Rom. 9, 15 : « je ferai miséricorde à qui je fais miséricorde », la Glose de saint Ambroise dit : « Je ferai miséricorde à celui dont je sais d’avance qu’il reviendra de tout cœur à moi après son erreur. Voilà ce qu’est donner à qui il faut donner et ne pas donner à qui il ne faut pas ; de la sorte, il appelle celui dont il sait qu’il obéit, et n’appelle pas celui dont il sait qu’il n’obéit pas. » Or obéir et revenir de tout cœur au Seigneur, cela appartient au mérite, et les choses contraires, au démérite. La prescience du mérite et du démérite est donc la cause de ce que Dieu se propose de faire miséricorde à quelqu’un ou d’exclure quelqu’un de la miséricorde ; et cela, c’est prédestiner ou réprouver.

 

La prédestination inclut en soi la volonté divine du salut de l’homme ; et l’on ne peut dire qu’elle inclue la seule volonté antécédente, car par cette volonté Dieu veut que tous soient sauvés, comme il est dit en 1 Tim. 2, 4, et dans ce cas, il s’ensuivrait que tous les hommes seraient prédestinés ; il reste donc qu’elle inclut la volonté conséquente. Or la volonté conséquente, comme dit saint Jean Damascène, a sa cause en nous, en tant que nous nous comportons diversement de façon à mériter le salut ou la damnation. Nos mérites connus d’avance par Dieu sont donc la cause de la prédestination.

 

On appelle prédestination principalement un propos divin de sauver l’homme. Or la cause du salut de l’homme est le mérite de l’homme ; la science aussi est la cause et la raison de la volonté, car l’appétible connu meut la volonté. La prescience des mérites est donc la cause de la prédestination, puisque les deux choses que contient la prescience sont la cause des deux choses contenues dans la prédestination.

 

La réprobation et la prédestination signifient l’essence divine, et connotent un effet ; or dans l’essence divine, il n’y a aucune diversité. Toute la différence entre la prédestination et la réprobation vient donc des effets. Or les effets sont considérés de notre côté. C’est donc de notre côté que se trouve la cause de la séparation entre prédestinés et réprouvés, séparation qui se fait par la prédestination. Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

De même que le soleil, pour ce qui dépend de lui, a le même rapport avec tous les corps qu’il peut illuminer, bien que tous ne puissent également participer à sa lumière, ainsi Dieu a le même rapport avec toutes choses bien que toutes ne soient pas également à même de participer à sa bonté, comme le disent communément les saints et les philosophes. Or, par suite de cette relation semblable du soleil à tous les corps, ce n’est pas le soleil qui est la cause de la diversité suivant laquelle une chose est obscure et l’autre lumineuse, mais ce sont les différentes dispositions des corps à recevoir sa lumière. Et donc semblablement, la cause de la diversité par laquelle certains parviennent au salut et d’autres sont damnés, ou certains sont prédestinés et d’autres réprouvés, n’est pas du côté de Dieu mais du nôtre ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Le bien est communicatif de lui-même. Il appartient donc au souverain bien de se communiquer lui-même souverainement, suivant la capacité de chacun. Si donc il ne se communique pas à un être, c’est parce que celui-ci n’est pas capable de lui. Or quelqu’un est capable ou incapable du salut, auquel la prédestination ordonne, à cause de la qualité de ses mérites. Les mérites connus d’avance sont donc la cause de ce que certains sont prédestinés et d’autres non.

 

 À propos de Nombr. 3, 12 : « j’ai pris les lévites, etc. », la Glose d’Origène dit : « Par une décision divine, Jacob le puîné est devenu le premier-né. En effet, en vertu du propos du cœur qui n’échappait pas à Dieu, “avant même qu’ils fussent nés dans ce monde et qu’ils eussent fait le bien ou le mal” le Seigneur déclare à leur sujet : “J’ai aimé Jacob, mais Ésaü, je l’ai pris en haine.” » Or cela concerne la prédestination de Jacob, comme les saints l’exposent communément. La prescience du propos que Jacob aurait dans son cœur fut donc la raison de sa prédestination ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

La prédestination ne peut pas être injuste, puisque toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité ; et l’on ne peut envisager dans ce cas une justice autre que distributive entre Dieu et les hommes : en effet, il ne peut être question ici de la justice commutative, puisque Dieu, qui n’a pas besoin de nos biens, ne reçoit rien de nous. Or la justice distributive ne donne inégalement qu’à des sujets inégaux ; et l’inégalité ne peut être considérée entre les hommes que selon la différence des mérites. Que Dieu prédestine l’un et pas l’autre, cela vient donc de la prescience de mérites différents.

 

 La prédestination présuppose l’élection, comme on l’a déjà dit. Or l’élection ne peut être raisonnable que s’il existe une raison pour laquelle l’un est distingué de l’autre ; et dans l’élection dont nous parlons, on ne peut définir de raison de cette distinction qu’à partir des mérites. Puis donc que l’élection de Dieu ne peut être irrationnelle, elle procède de la prévision des mérites, et par conséquent la prédestination aussi.

 

10° Exposant Mal. 1, 2 : « J’ai aimé Jacob, mais Ésaü, je l’ai pris en haine », saint Augustin dit que « cette volonté de Dieu » par laquelle il a élu l’un et réprouvé l’autre « ne peut être injuste : en effet, elle vient de mérites très cachés ». Or ces mérites très cachés ne peuvent être entendus dans le cas présent qu’en ce sens qu’ils sont dans la prescience. La prédestination vient donc de la prescience des mérites.

 

11° Le bon usage de la grâce est au dernier effet de la prédestination ce que l’abus de la grâce est à l’effet de réprobation. Or l’abus de la grâce fut pour Judas la raison de sa réprobation ; car il est devenu réprouvé parce qu’il est mort sans la grâce. Et ce n’est pas parce que Dieu n’a pas voulu lui donner la grâce qu’il ne l’a pas eue, mais parce que lui-même n’a pas voulu la recevoir, comme disent Anselme et Denys. Le bon usage de la grâce, pour saint Pierre ou pour n’importe quel autre, est donc la cause de ce qu’il a été élu ou prédestiné.

 

12° L’on peut mériter pour un autre la première grâce ; et pour la même raison, il semble que l’on puisse lui mériter la continuation de la grâce jusqu’à la fin. Or la conséquence de la grâce finale est que l’on est prédestiné. La prédestination peut donc provenir des mérites.

 

13° « Est antérieur ce qui est impliqué sans réciprocité », selon le Philosophe ; or la prescience entretient avec la prédestination un tel rapport, car Dieu connaît d’avance tout ce qu’il prédestine, mais il connaît d’avance les maux, qu’il ne prédestine pas. La prescience est donc antérieure à la prédestination. Or en tout ordre, le premier est la cause du suivant. La prescience est donc la cause de la prédestination.

 

14° Le nom de prédestination vient de destinatio ou envoi. Or la connaissance précède l’envoi ou la destinatio : car on n’envoie que ce que l’on connaît. La connaissance est donc antérieure à la prédestination, et ainsi, elle semble en être la cause ; et nous retrouvons la même conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

À propos de Rom. 9, 11 : « non en vertu des œuvres, mais par le choix de celui qui appelle, il fut dit », la Glose dit : « Il montre que cela — “J’ai aimé Jacob, etc.” — ne fut pas dit à cause de mérites antérieurs, ni, de même, à cause de mérites futurs. » Et plus bas, à propos de « Y a-t-il de l’injustice en Dieu ? » (Rom. 9, 14) : « Que personne ne dise que Dieu a choisi l’un et réprouvé l’autre parce qu’il prévoyait leurs œuvres futures. » Et nous retrouvons un cas semblable.

 

La grâce est l’effet de la prédestination, mais le principe du mérite. Il est donc impossible que la prescience des mérites soit la cause de la prédestination.

 

L’Apôtre dit à Tite, 3, 5 : « non à cause des œuvres de justice que nous faisions, mais selon sa miséricorde, etc. » La prédestination du salut de l’homme ne provient donc pas de la prescience des mérites.

 

Si la prescience des mérites était la cause de la prédestination, nul ne serait prédestiné qui ne doive avoir des mérites. Or quelques-uns sont tels, comme cela est clair dans le cas des enfants. La prescience des mérites n’est donc pas la cause de la prédestination.

 

 

Réponse :

 

Il y a cette différence entre la cause et l’effet, que tout ce qui est cause de la cause doit nécessairement être cause de l’effet ; mais ce qui est cause de l’effet n’est pas nécessairement cause de la cause ; par exemple, il est clair que la cause première produit son effet au moyen de la cause seconde, et par conséquent la cause seconde cause en quelque sorte l’effet de la cause première, dont elle n’est cependant pas la cause.

 

Or, dans la prédestination, il faut envisager deux choses : la prédestination éternelle elle-même, et son double effet temporel, c’est-à-dire la grâce et la gloire. L’une de celles-ci, la gloire, a pour cause méritoire l’acte humain ; mais l’acte humain ne peut être cause de la grâce par mode de mérite, il peut l’être comme une certaine disposition matérielle, en tant que nous sommes préparés par des actes à recevoir la grâce. Mais il ne s’ensuit pas que nos actes, qu’ils précèdent la grâce ou la suivent, soient la cause de la prédestination elle-même. Pour trouver la cause de la prédestination, il est nécessaire de considérer ce qu’on a déjà dit, que la prédestination est une certaine direction vers la fin, œuvre de la raison mue par la volonté ; une chose peut donc être cause de la prédestination dans la mesure où elle peut mouvoir la volonté.

 

À ce sujet, il faut savoir qu’il y a deux façons pour une chose de mouvoir la volonté : d’abord à la façon d’une dette, ensuite sans l’idée de dette. Or une chose peut mouvoir la volonté à la façon d’une dette de deux façons : d’abord dans l’absolu, ensuite en supposant autre chose. Dans l’absolu, c’est la fin ultime elle-même, qui est l’objet de la volonté : et elle meut la volonté de telle façon qu’elle ne peut s’en détourner ; c’est pourquoi aucun homme ne peut ne pas vouloir être heureux, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre. Mais en supposant autre chose, ce sans quoi la fin ne peut être possédée meut selon une dette. Et ce sans quoi la fin peut être possédée, mais qui contribue au bien-être de la fin elle-même, ne meut pas la volonté selon une dette, mais l’inclination de la volonté vers lui est libre. Mais cependant, dès lors que la volonté est librement inclinée vers lui, elle est inclinée à la façon d’une dette vers tout ce sans quoi il ne peut être possédé, en supposant toutefois ce que l’on posait comme voulu en premier : par exemple, le roi dans sa libéralité fait quelqu’un soldat, mais parce qu’il ne peut être soldat sans avoir un cheval, il devient dû et nécessaire qu’il lui donne un cheval, en supposant la libéralité susdite. Or la fin de la volonté divine est sa bonté même, qui ne dépend d’aucune autre chose ; elle n’a donc besoin de rien d’autre pour être possédée par Dieu ; voilà pourquoi sa volonté est inclinée à faire en premier quelque chose non pas à la façon d’une dette, mais seulement libéralement, parce que sa bonté est manifestée dans son œuvre. Mais dès que l’on suppose que Dieu veut faire quelque chose, alors il s’ensuit à la façon d’une certaine dette, en supposant sa libéralité, qu’il fasse ce sans quoi cette réalité voulue ne peut exister ; par exemple, s’il veut faire un homme, qu’il lui donne la raison.

 

Or partout où se rencontre une chose sans laquelle une autre voulue de Dieu pourrait exister, la première ne vient pas de lui selon l’idée d’une dette, mais de sa pure libéralité. Or la perfection de la grâce et celle de la gloire sont des biens tels que sans eux la nature peut exister, car ils dépassent les limites de la puissance naturelle ; donc, que Dieu veuille donner à quelqu’un la grâce et la gloire, cela vient de sa pure libéralité. Or dans le cas des choses qui viennent de sa pure libéralité, la cause du vouloir est la surabondante affection pour la fin de celui qui veut, et en cette fin l’on reconnaît la perfection de la bonté même. Aussi la cause de la prédestination n’est-elle rien d’autre que la bonté de Dieu.

 

Et l’on peut aussi résoudre de la façon susdite une certaine controverse qui avait lieu entre plusieurs, certains prétendant que tout procédait de Dieu par simple volonté, d’autres affirmant que tout procédait de Dieu selon une dette. Or ces deux opinions sont fausses : car la première détruit l’ordre nécessaire qui existe entre les effets divins, et la seconde pose que tout procède de Dieu par nécessité de nature. Il faut choisir une voie moyenne consistant à poser que les choses qui sont voulues par Dieu en premier viennent de lui par simple volonté, tandis que celles qui sont requises pour cela procèdent selon une dette, avec cependant la supposition suivante : que la dette ne rende pas Dieu débiteur envers les choses, mais envers sa volonté, pour l’accomplissement de laquelle est dû ce que l’on dit procéder de Dieu selon une dette.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’usage convenable de la grâce est une certaine chose à laquelle la divine providence ordonne la grâce conférée ; par conséquent, il est impossible que le droit usage de la grâce connu d’avance soit lui-même cause motrice du don de la grâce. Ce que saint Ambroise dit : « Je donnerai la grâce à celui dont je sais qu’il reviendra de tout cœur à moi », doit donc être entendu non pas comme si le retour parfait du cœur inclinait la volonté à donner la grâce, mais en ce sens qu’il ordonne la grâce donnée à ce que, par la grâce reçue, l’on se tourne parfaitement vers Dieu.

 

La prédestination inclut la volonté conséquente, qui regarde d’ue certaine façon ce qui est de notre côté, non certes comme une chose qui inclinerait la volonté divine à vouloir, mais comme une chose à la production de laquelle la volonté divine ordonne la grâce ; ou même comme une chose qui dispose d’une certaine façon à la grâce, et mérite la gloire.

 

La science est motrice de la volonté, mais pas n’importe quelle science : la science de la fin, qui est l’objet moteur de la volonté ; voilà pourquoi l’amour que Dieu a pour sa bonté procède de la connaissance de sa bonté ; et de là vient sa volonté de la répandre sur d’autres ; mais il n’en résulte pas que la science des mérites soit la cause de la volonté, telle qu’elle est incluse dans la prédestination.

 

Bien que l’on distingue les différents contenus des attributs divins par leurs divers effets, il n’en résulte cependant pas que les effets soit les causes des attributs divins : car on ne distingue pas les contenus des attributs par les choses qui sont en nous comme par des causes, mais plutôt comme par certains signes des causes ; voilà pourquoi il n’en résulte pas que les choses qui sont de notre côté soient la cause de ce que l’un soit réprouvé et l’autre prédestiné.

 

Nous pouvons considérer de deux façons la relation de Dieu aux réalités. D’abord quant à la première disposition des réalités, qui dépend de la sagesse divine établissant les divers degrés dans les réalités ; et dans ce cas, Dieu n’est pas dans le même rapport à toutes choses. Ensuite en tant qu’il pourvoit les réalités déjà disposées ; et dans ce cas, il est dans le même rapport avec toutes choses, en tant qu’il donne également à toutes selon leur mesure. Or à la première disposition des réalités appartiennent toutes les choses que l’on a dit procéder de Dieu suivant la simple volonté, et parmi lesquelles on compte aussi la préparation à la grâce.

 

Il appartient à la divine bonté en tant qu’elle est infinie de distribuer à chaque chose, autant qu’elle en est capable, les perfections que chacune requiert selon sa nature ; mais cela ne concerne pas nécessairement les perfections surajoutées, parmi lesquelles figurent la gloire et la grâce ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Le propos du cœur de Jacob connu d’avance par Dieu ne fut pas la cause de ce qu’il voulut lui donner la grâce, mais fut un certain bien auquel Dieu ordonna la grâce qui devait lui être donnée. Et s’il est dit qu’en vertu du propos du cœur qui ne lui échappait pas, il l’a aimé, c’est parce qu’il l’a aimé pour qu’il ait un tel propos dans son cœur, ou bien parce qu’il prévit que le propos de son cœur serait une disposition à recevoir la grâce.

 

Dans le cas de choses qui doivent être distribuées entre plusieurs selon ce qui est dû à chacun, il serait contre l’idée de justice distributive que des choses inégales soient données à des égaux ; mais dans le cas de choses qui sont données par libéralité, cela ne contredit en rien la justice ; car je peux donner à l’un et ne pas donner à l’autre, au gré de ma volonté. Or telle est la grâce ; et voilà pourquoi il ne va pas contre l’idée de justice distributive que Dieu se propose de donner la grâce à l’un et non à l’autre, sans considération d’aucune inégalité de mérites.

 

L’élection par laquelle Dieu réprouve l’un et choisit l’autre est raisonnable ; cependant il n’est pas nécessaire que la raison de l’élection soit le mérite ; mais la raison de l’élection est la divine bonté. Quant à la raison de la réprobation, elle est pour les hommes le péché originel, comme dit saint Augustin, ou bien le fait même qu’il n’y avait pas [en Dieu] de dette pour que la grâce leur fût conférée. Car je peux raisonnablement vouloir refuser à quelqu’un une chose qui ne lui est pas due.

 

10° Le Maître, au livre I, dist. 41, dit que cette citation a été rétractée par saint Augustin dans une [œuvre] semblable. Ou si l’on doit la maintenir, il faut la rapporter à l’effet de la réprobation et de la prédestination, qui a une cause soit méritoire soit dispositive.

 

11° La prescience de l’abus de la grâce ne fut pas pour Judas la cause de sa réprobation, si ce n’est peut-être du côté de l’effet, bien que Dieu ne refuse la grâce à personne s’il veut la recevoir ; mais le fait même de vouloir recevoir la grâce nous vient de la prédestination divine ; ce ne peut donc être la cause de la prédestination.

 

12° Bien que le mérite puisse être la cause de l’effet de la prédestination, il ne peut cependant pas être la cause de la prédestination.

 

13° Bien que ce qui est impliqué sans réciprocité soit antérieur d’une certaine façon, il ne s’ensuit cependant pas qu’il soit toujours antérieur au sens où la cause est dite antérieure, car dans ce cas, le coloré serait la cause de l’homme ; et pour cette raison, il ne s’ensuit pas que la prescience soit la cause de la prédestination.

 

14° On voit dès lors clairement la solution au dernier argument.

Article 3 : La prédestination est-elle certaine ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Une cause dont l’effet peut varier n’est jamais certaine au regard de son effet. Or l’effet de la prédestination peut varier, car celui qui est prédestiné peut ne pas obtenir l’effet de la prédestination ; cela ressort clairement de ce que dit saint Augustin, qui expose ce passage de l’Apocalypse : « tiens ferme ce que tu as, afin que personne ne ravisse, etc. » (Apoc. 3, 11) en disant : « Si un autre ne doit recevoir que si celui-ci a perdu, alors le nombre des élus est certain. » Par là, il semble que l’un pourrait perdre et un autre recevoir la couronne, qui est l’effet de la prédestination.

 

De même que les réalités naturelles sont soumises à la divine providence, de même aussi les réalités humaines. Or seuls émanent de leurs causes avec certitude suivant l’ordre de la divine providence les effets naturels que leurs causes produisent nécessairement. Puis donc que l’effet de la prédestination, qui est le salut de l’homme, ne vient pas des causes prochaines nécessairement mais de façon contingente, il semble que l’ordre de la prédestination ne soit pas certain.

 

Si une cause a une relation certaine à un effet, cet effet adviendra nécessairement, sauf si quelque chose peut résister à la puissance de la cause agente ; ainsi, les dispositions qui se rencontrent dans les corps inférieurs résistent parfois à l’action des corps célestes, de sorte qu’ils ne produisent pas leurs propres effets, qu’ils produiraient nécessairement s’il n’y avait pas quelque chose qui résiste. Or rien ne peut résister à la prédestination divine : « Car qui peut s’opposer à sa volonté ? » comme il est dit en Rom. 9, 19. Si donc elle a une relation certaine à son effet, son effet sera produit nécessairement.

 

[Le répondant] disait que la certitude de la prédestination relativement à son effet s’accompagne de la présupposition de la cause seconde. En sens contraire : toute certitude qui s’accompagne de la supposition d’autre chose, n’est pas une certitude absolue mais conditionnelle ; ainsi, il n’est pas certain que le soleil cause un fruit dans la plante, si ce n’est avec la condition suivante : « si la puissance générative dans la plante est bien disposée », puisque la certitude du soleil relativement à l’effet susdit présuppose la puissance de la plante comme une cause seconde. Si donc la certitude de la prédestination divine s’accompagne de la présupposition d’une cause seconde, la certitude ne sera pas absolue mais seulement conditionnelle ; ainsi, il y a en moi la certitude que Socrate se meut s’il court, et que celui-ci sera sauvé s’il se prépare ; et de la sorte, il n’y aura dans la prédestination divine aucune autre certitude sur ceux qui doivent être sauvés que celle que j’ai ; ce qui est absurde.

 

Il est dit en Job 34, 24 : « Il en exterminera une multitude innombrable, et il en établira d’autres en leur place. » Ce que saint Grégoire expose en disant : « Certains étant tombés, d’autres recevront en partage le lieu de la vie. » Or le lieu de la vie est celui auquel la prédestination ordonne. Un prédestiné peut donc manquer l’effet de la prédestination ; et ainsi, la prédestination n’est pas certaine.

 

Selon Anselme, la vérité de la prédestination est la même que celle de la proposition au futur. Or la proposition au futur n’a pas de vérité certaine et déterminée, mais peut varier, comme cela est clairement montré par le Philosophe au livre du Péri Hermêneias, et au deuxième livre sur la Génération, où il est dit : « Tel doit marcher, qui ne marchera pas. » La vérité de la prédestination n’est donc pas non plus certaine.

 

 Parfois, un prédestiné est dans le péché mortel, comme cela est clair dans le cas de saint Paul, lorsqu’il persécutait l’Église. Or il peut persévérer dans le péché mortel jusqu’à la mort, ou bien être tué immédiatement ; et dans les deux cas, la prédestination ne sera pas suivie de son effet. Il est donc possible que la prédestination ne soit pas suivie de son effet.

 

[Le répondant] disait que lorsque l’on dit que le prédestiné peut mourir dans le péché mortel, si l’on prend le sujet tel qu’il se tient sous la forme de la prédestination, alors l’assertion est composée et fausse ; mais si on le considère sans une telle forme, alors elle est divisée et vraie. En sens contraire : dans le cas des formes qui ne peuvent être ôtées du sujet, il est indifférent qu’une chose soit attribuée au sujet considéré sous la forme ou sans elle ; des deux façons, en effet, l’assertion suivante est fausse : « Le corbeau noir peut être blanc. » Or la prédestination est une telle forme, qui ne peut être ôtée du prédestiné. La distinction susdite n’est donc pas pertinente dans ce cas.

 

 Si l’éternel est uni au temporel et au contingent, le tout sera temporel et contingent : comme cela est clair dans le cas de la création, qui est temporelle, bien qu’elle renferme dans sa notion l’essence éternelle de Dieu et l’effet temporel ; et semblablement la mission, qui implique la procession éternelle et un effet temporel. Or la prédestination, bien qu’elle implique quelque chose d’éternel, implique cependant aussi avec cela un effet temporel. Le tout qu’est la prédestination est donc temporel et contingent, et par conséquent, ne semble pas être certain.

 

10° Ce qui peut exister et ne pas exister n’est aucunement certain. Or la prédestination divine du salut de quelqu’un peut exister et ne pas exister ; car de même que Dieu a pu de toute éternité prédestiner et ne pas prédestiner, de même aussi il peut maintenant avoir prédestiné et ne pas avoir prédestiné, puisque le présent, le passé et le futur ne diffèrent pas dans l’éternité. La prédestination n’est donc pas certaine.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Rom. 8, 29 : « Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés, etc. » La Glose : « La prédestination est la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu, par quoi tous ceux qui sont délivrés le sont très certainement. »

 

Ce dont la vérité est immuable doit nécessairement être certain. Or la vérité de la prédestination est immuable, comme dit saint Augustin au livre sur la Prédestination des saints. La prédestination est donc certaine.

 

Celui à qui convient la prédestination, quel qu’il soit, elle lui convient de toute éternité. Or ce qui est de toute éternité est invariable. La prédestination est donc invariable, et par conséquent certaine.

 

La prédestination inclut la prescience, comme cela est clair dans la glose citée ; or la prescience est certaine, comme le prouve Boèce au cinquième livre sur la Consolation. Donc la prédestination aussi.

 

 

Réponse :

 

Il y a deux certitudes : celle de connaissance et celle de relation. Il y a certitude de connaissance lorsque la connaissance ne s’écarte en rien de ce qui se rencontre dans la réalité, mais qu’elle estime celle-ci comme elle est ; et parce qu’une estimation certaine sur la réalité s’obtient surtout par la cause de la réalité, le nom de certitude a été amené à désigner la relation de la cause à l’effet, en sorte que la relation de la cause à l’effet est dite certaine lorsque la cause produit infailliblement l’effet. Donc, parce que la prescience de Dieu n’implique pas en général la relation de cause par rapport à tous ses objets, on ne considère en elle que la certitude de connaissance ; mais parce que la prédestination inclut la prescience et ajoute une relation de cause aux objets de celle-ci, en tant qu’elle est une certaine direction ou préparation, pour cette raison l’on peut considérer en elle, outre la certitude de connaissance, la certitude de relation ; et pour le moment, nous ne cherchons que ce qui concerne cette certitude de prédestination : car ce qui concerne la certitude de connaissance que l’on trouve en elle peut clairement ressortir de ce qu’on a dit dans la question sur la science de Dieu.

 

Or il faut savoir que, la prédestination étant une certaine partie de la providence, de même qu’elle ajoute à celle-ci quant à sa raison formelle, de même aussi sa certitude ajoute à la certitude de la providence. En effet, l’ordre de la providence est trouvé certain de deux façons. D’abord en particulier, c’est-à-dire lorsque les réalités qui sont ordonnées vers une fin par la divine providence parviennent sans faute à cette fin particulière ; comme cela est clair dans le cas des mouvements célestes et de tout ce qui est mû nécessairement dans la nature. Ensuite en général et non en particulier, comme nous le constatons dans les réalités sujettes à la génération et à la corruption, dont les puissances manquent parfois leurs effets propres, auxquels elles sont ordonnées comme à des fins propres : ainsi, la puissance formatrice manque parfois le parfait achèvement des membres ; mais cependant, le défaut est lui-même divinement ordonné à une fin, comme il ressort de ce qui a été dit lorsqu’on a traité de la providence ; et de la sorte, rien ne peut manquer la fin générale de la providence, bien qu’il arrive qu’une chose manque une fin particulière. Mais l’ordre de la prédestination est certain non seulement par rapport à la fin universelle, mais aussi par rapport à la fin particulière et déterminée, car celui qui a été ordonné au salut par la prédestination ne manque jamais d’obtenir le salut. Et pourtant, ce n’est pas de la même façon que l’ordre de la prédestination est certain par rapport à la fin particulière et que l’ordre de la providence l’était, car dans la providence, l’ordre n’était certain au regard de la fin particulière que lorsque la cause prochaine produisait nécessairement son effet ; tandis que dans la prédestination, la certitude se rencontre au regard de la fin singulière, et cependant, la cause prochaine, qui est le libre arbitre, ne produit cet effet que de façon contingente. Aussi, il semble difficile d’accorder l’infaillibilité de la prédestination avec la liberté de l’arbitre. Car on ne peut pas dire que la prédestination n’ajoute rien d’autre à la certitude de la providence que la certitude de la prescience ; de la sorte, on dirait que Dieu ordonne le prédestiné au salut, comme n’importe quel autre ; mais avec cela, il sait du prédestiné qu’il ne manquera pas le salut. Dans ce cas, en effet, on ne dirait pas que le prédestiné diffère du non-prédestiné du côté de l’ordre, mais seulement du côté du résultat de la prescience ; et ainsi, la prescience serait la cause de la prédestination, et la prédestination ne serait pas due à l’élection de celui qui prédestine ; ce qui va contre l’autorité de l’Écriture et les paroles des saints.

 

Donc, outre la certitude de la prescience, l’ordre même de la prédestination est aussi infailliblement certain ; et cependant, la cause prochaine du salut, le libre arbitre, ne lui est pas ordonnée nécessairement, mais de façon contingente. Et voici comment l’on peut envisager cela. Nous trouvons en effet qu’un ordre infaillible existe par rapport à quelque chose de deux façons. D’abord lorsqu’une cause unique et singulière amène nécessairement son effet par l’ordre de la divine providence ; ensuite, lorsque par le concours de nombreuses causes contingentes et faillibles, l’on parvient à un effet unique ; et Dieu ordonne chacune d’elles à l’obtention de l’effet à la place de celle qui a défailli, ou afin qu’une autre ne défaille pas ; ainsi constatons-nous que tous les singuliers d’une espèce sont corruptibles, et cependant la perpétuité de l’espèce peut être conservée en eux suivant la nature par la succession de l’un à l’autre, la divine providence gouvernant de telle sorte que tous ne défaillent pas lorsque l’un défaille : et il en est ainsi dans la prédestination. En effet, le libre arbitre peut manquer le salut ; cependant, en celui que Dieu prédestine, Dieu prépare tant d’autres secours que, ou bien il ne tombe pas, ou bien, s’il tombe, il se relève : tels les exhortations, les suffrages des prières, le don de la grâce et toutes les choses de ce genre, par lesquelles Dieu assiste l’homme pour le salut. Si donc nous considérons le salut par rapport à la cause prochaine qu’est le libre arbitre, il n’est pas certain mais contingent ; mais par rapport à la cause première qu’est la prédestination, il est certain.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cette parole de l’Apocalypse peut s’entendre soit de la couronne de la justice présente, soit de la couronne de gloire. Qu’on l’entende de l’une ou l’autre façon, on dit que l’un reçoit la couronne de l’autre à sa chute, en ce sens que les biens de l’un servent à l’autre soit en venant en aide à son mérite, soit même en augmentant sa gloire à cause de la connexion de la charité, qui fait que tous les biens des membres de l’Église sont communs ; et ainsi, il arrive que l’un reçoive la couronne de l’autre lorsque, celui-ci tombant par le péché et par conséquent n’obtenant pas la récompense de ses mérites, un autre perçoit le fruit des mérites que le premier a eus, comme il les aurait aussi perçus si l’autre avait persisté. Et il ne s’ensuit pas que la prédestination soit jamais anéantie. Ou bien, l’on peut dire que l’un reçoit la couronne de l’autre, non que celui-ci perde la couronne qui lui a été prédestinée, mais c’est parce que parfois quelqu’un perd la couronne qui lui est due suivant la justice présente, et un autre est mis à sa place pour parfaire le nombre des élus, comme les hommes ont été mis à la place des anges tombés.

 

L’effet naturel qui se produit infailliblement par la divine providence résulte d’une cause prochaine ordonnée nécessairement à son effet ; or l’ordre de la prédestination n’est pas certain de cette façon, mais d’une autre, comme on l’a dit.

 

Le corps céleste agit comme en amenant sur les réalités inférieures de ce monde une nécessité, autant qu’il est en lui ; voilà pourquoi son effet survient nécessairement, à moins qu’il n’y ait quelque chose qui résiste. Mais Dieu n’agit pas dans la volonté par mode de nécessité, car il ne contraint pas la volonté mais la meut sans lui ôter son mode, qui consiste dans une liberté ouverte indifféremment sur l’un ou l’autre ; et c’est pourquoi, bien que rien ne résiste à la divine volonté, cependant la volonté, comme n’importe quelle réalité, exécute la divine volonté suivant son mode, car la divine volonté a aussi donné aux réalités le mode lui-même, afin qu’ainsi sa volonté soit accomplie ; voilà pourquoi certaines choses accomplissent la divine volonté nécessairement, d’autres de façon contingente, bien que ce que Dieu veut se fasse toujours.

 

La cause seconde, qu’il est nécessaire de supposer pour amener l’effet de la prédestination, est aussi soumise à l’ordre de la prédestination ; mais il n’en va pas de même dans les puissances inférieures relativement à une puissance de l’agent supérieur. Voilà pourquoi l’ordre de la prédestination divine, bien qu’il s’accompagne de la supposition de la volonté humaine, est néanmoins absolument certain, même si le contraire apparaît dans l’exemple cité.

 

Ces paroles de Job et de saint Grégoire doivent être rapportées à l’état de la justice présente, duquel quelques-uns tombent parfois tandis que d’autres prennent leur place ; ceci ne permet donc pas de conclure à une incertitude concernant la prédestination, car ceux qui finalement manquent à la grâce n’ont jamais été prédestinés.

 

Le rapprochement que fait Anselme est valable sous l’aspect suivant : de même que la vérité de la proposition au futur n’enlève pas au futur la contingence, de même la vérité de la prédestination non plus ; mais le cas diffère sous cet autre aspect : la proposition au futur regarde le futur comme tel, et ainsi ne peut être certaine, tandis que la vérité de la prescience et de la prédestination regarde le futur comme présent, comme on l’a dit dans la question sur la science de Dieu, et c’est pourquoi elle est certaine.

 

L’on peut dire de deux façons qu’une chose peut. D’abord en considérant la puissance qui est en elle, comme on dit que la pierre peut se mouvoir vers le bas. Ensuite, en considérant ce qui est du côté d’autre chose, comme si je disais que la pierre peut se mouvoir vers le haut, non par une puissance qui serait en elle, mais par la puissance du lanceur. Lors donc que l’on dit : « Ce prédestiné peut mourir dans le péché », si l’on considère sa puissance, cela est vrai ; mais si nous parlons du prédestiné suivant la relation qu’il a à autre chose, c’est-à-dire à Dieu qui prédestine, dans ce cas cette relation est incompatible avec ce résultat, bien qu’elle soit compatible avec cette puissance. Voilà pourquoi la considération du sujet peut être distinguée suivant la distinction précédente, c’est-à-dire avec ou sans forme.

 

La noirceur et la blancheur sont des formes existant dans le sujet qui est dit blanc ou noir ; et c’est pourquoi, tant que la forme susdite demeure dans le sujet, une chose qui serait incompatible avec elle ne pourrait être attribuée au sujet ni en puissance, ni en acte. Au contraire, la prédestination n’est pas une forme existant dans le prédestiné, mais dans celui qui prédestine, de même que l’objet su doit aussi son nom à la science qui est en celui qui sait ; voilà pourquoi même s’il se tient immobile sous l’ordre de la science, une chose peut cependant lui être attribuée en considération de sa nature, même si cela n’est pas compatible avec l’ordre de la prédestination. En effet, la prédestination est quelque chose qui vient en plus de l’homme qui est dit prédestiné, comme la noirceur est quelque chose en plus de l’essence du corbeau, bien que ce ne soit pas quelque chose d’extérieur au corbeau ; or, en considération de la seule essence du corbeau, une chose qui est incompatible à sa noirceur peut lui être attribuée ; et c’est ainsi que Porphyre dit que l’on peut concevoir un corbeau blanc. Et de même aussi dans le cas présent, à l’homme prédestiné lui-même considéré en soi peut être attribuée une chose qui ne lui est pas attribuée lorsqu’on considère qu’il se tient sous la prédestination.

 

La création et la mission, et autres choses semblables, impliquent la production d’un effet temporel, et c’est pourquoi elles posent l’existence d’un effet temporel ; et pour cela il est nécessaire qu’elles soient temporelles, bien qu’elles renferment quelque chose d’éternel en elles-mêmes. Mais la prédestination n’implique pas suivant son nom la production d’un effet temporel, mais seulement une relation à quelque chose de temporel, comme la volonté, la puissance et toutes les choses de ce genre ; et ainsi, parce que l’effet temporel, qui est aussi contingent, n’est pas posé comme existant en acte, il n’est pas nécessaire que la prédestination soit temporelle et contingente : car une chose peut être ordonnée de toute éternité et immuablement à quelque chose de temporel et de contingent.

 

10° Absolument parlant, Dieu peut prédestiner chacun, ou ne pas le prédestiner, ou bien l’avoir prédestiné ou ne pas l’avoir prédestiné : car l’acte de prédestination, étant mesuré par l’éternité, n’entre jamais dans le passé, de même qu’il n’est jamais futur ; aussi est-il toujours considéré comme sortant de la volonté par mode de liberté. Cependant, avec une supposition, cela devient impossible : en effet, il ne peut pas ne pas prédestiner avec la supposition qu’il a prédestiné, et vice versa, car il ne peut être changeant ; et par conséquent, il ne s’ensuit pas que la prédestination puisse varier.

Article 4 : Le nombre des prédestinés est-il certain ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Aucun nombre auquel on peut ajouter n’est certain. Or une addition peut se faire au nombre des prédestinés, c’est ce que Moïse demande en Deut. 1, 11 : « Que le Seigneur, le Dieu de vos pères, ajoute encore à ce nombre plusieurs milliers. » La Glose : « défini en Dieu, qui connaît ceux qui sont à lui ». Or il demanderait en vain, si cela ne pouvait se faire. Le nombre des prédestinés n’est donc pas certain.

 

De même que la disposition des biens naturels est une préparation à la grâce, de même nous sommes par la grâce préparés à la gloire. Or si pour quelqu’un, quel qu’il soit, les biens naturels constituent une préparation suffisante, la grâce doit se trouver en lui. Donc en celui, quel qu’il soit, en qui doit se trouver la grâce, la gloire aussi devra se trouver. Or parfois, un non-prédestiné a la grâce. Il aura donc la gloire ; il sera donc prédestiné. Un non-prédestiné peut donc devenir prédestiné, et par conséquent le nombre des prédestinés peut être augmenté ; et ainsi, il ne sera pas certain.

 

Si quelqu’un, ayant la grâce, ne doit pas avoir la gloire, ce sera soit à cause d’un manque de la grâce, soit à cause d’un manque de celui qui donne la gloire. Or ce n’est pas par un manque de la grâce, qui, autant qu’il est en elle, dispose suffisamment à la gloire ; ni par un manque de celui qui donne la gloire, car, autant qu’il est en lui, il est prêt à donner à tous. Quiconque a la grâce aura donc nécessairement la gloire ; et ainsi, un homme connu d’avance aura la gloire, et il sera prédestiné, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Quiconque se prépare suffisamment à la grâce, a la grâce. Or un homme connu d’avance peut se préparer à la grâce. Il peut donc avoir la grâce. Or quiconque a la grâce peut persévérer en elle. L’homme connu d’avance peut donc persévérer jusqu’à la mort dans la grâce, et ainsi devenir prédestiné, semble-t-il ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

[Le répondant] disait qu’il est nécessaire de nécessité conditionnée, quoique non absolue, que l’homme connu d’avance meure sans la grâce. En sens contraire : toute nécessité dépourvue de principe et de fin et continue en son milieu, est simple et absolue, et non conditionnée. Or telle est la nécessité de la prescience, puisqu’elle est éternelle. Elle est donc simple, et non conditionnée.

 

Un nombre fini quelconque peut être dépassé. Or le nombre des prédestinés est fini. Il peut donc exister un nombre plus grand que lui ; il n’est donc pas certain.

 

 Puisque le bien est communicatif de soi, l’infinie bonté ne peut mettre de terme à sa communication. Or la divine bonté se communique surtout aux prédestinés. Il ne lui appartient donc pas de fixer un nombre certain de prédestinés.

 

De même que la création des réalités vient de la volonté divine, de même aussi la prédestination des hommes. Or Dieu peut faire plus de choses qu’il n’en a faites : « car le pouvoir est avec lui quand il le veut » comme il est dit en Sag. 12, 18. Donc semblablement, il n’en prédestine pas tant qu’il ne puisse en prédestiner davantage ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 Tout ce que Dieu a pu, il le peut encore. Or Dieu a pu de toute éternité prédestiner celui qu’il n’a pas prédestiné. Il peut donc aussi le prédestiner maintenant, et de la sorte, il peut se faire une addition au nombre des prédestinés.

 

10° Dans toutes les puissances qui ne sont pas déterminées à une seule chose, ce qui peut exister peut ne pas exister. Or la puissance de celui qui prédestine au prédestiné, et la puissance du prédestiné à l’obtention de l’effet de la prédestination sont ainsi, car à la fois celui qui prédestine prédestine par la volonté, et le prédestiné obtient l’effet de la prédestination par la volonté. Le prédestiné peut donc être non prédestiné, et le non prédestiné peut être prédestiné ; nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus

 

11° Sur ce passage de Lc 5, 6 : « leur filet se rompait », la Glose dit : « Dans l’Église de la circoncision le filet se rompt, car il n’entre pas autant de Juifs qu’il en était préordonnés en Dieu à la vie. » Le nombre de prédestinés peut donc être diminué, et par conséquent, il n’est pas certain.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Correction et la Grâce : « Le nombre des prédestinés est certain, lui qui ne peut être ni augmenté ni diminué. »

 

Saint Augustin dit dans l’Enchiridion : « La Jérusalem d’en haut, notre mère, la Cité de Dieu, ne subira pas de dommage dans le nombre de ses habitants, ou peut-être même une plus grande abondance y régnera. » Or les habitants de cette Cité sont les prédestinés. Le nombre des prédestinés ne peut donc être augmenté ni diminué, et ainsi, il est certain.

 

Quiconque est prédestiné, l’est de toute éternité. Or ce qui est de toute éternité est immuable ; et ce qui n’a pas été de toute éternité ne peut jamais être éternel. Celui qui n’est pas prédestiné ne peut donc être prédestiné, ni l’inverse.

 

Tous les prédestinés seront après la résurrection avec leurs corps dans le ciel Empyrée. Or ce lieu est fini, puisque tout corps est fini ; deux corps, même glorifiés, comme on dit communément, ne peuvent être en même temps. Il est donc nécessaire que le nombre des prédestinés soit déterminé.

 

 

Réponse :

 

Voici comment, à propos de cette question, certains ont distingué : ils ont affirmé que le nombre des prédestinés est certain si nous parlons du nombre nombrant, ou du nombre envisagé de façon formelle ; mais il n’est pas certain si nous parlons du nombre nombré, ou envisagé matériellement ; ainsi dirait-on par exemple qu’il est certain qu’il y a cent prédestinés, mais qui sont ces cent, cela n’est pas certain. Et cet avis semble s’appuyer sur une parole de saint Augustin déjà citée, où il paraît indiquer que l’un peut perdre et l’autre recevoir la couronne prédestinée, sans aucun changement cependant du nombre des prédestinés.

 

Or si cette opinion parle de la certitude par rapport à la cause première, qui est Dieu prédestinant, elle apparaît tout à fait absurde, car Dieu lui-même a une connaissance certaine du nombre et formel et matériel des prédestinés : il sait en effet combien et qui sont ceux qui doivent être sauvés, et il ordonne infailliblement l’un et l’autre, de sorte qu’ainsi, du côté de Dieu, se trouve relativement aux deux nombres une certitude non seulement de connaissance mais aussi de relation. Mais si nous parlons de la certitude du nombre des prédestinés par rapport à la cause prochaine du salut de l’homme, à laquelle la prédestination est ordonnée, le jugement ne sera pas le même sur le nombre formel et sur le nombre matériel. En effet, le nombre matériel est soumis en quelque sorte à la volonté humaine, qui est changeante, parce que le salut de chacun est placé sous la liberté de l’arbitre comme sous une cause prochaine ; et ainsi, le nombre matériel est en quelque sorte dépourvu de certitude. Mais le nombre formel ne se tient aucunement sous la volonté humaine, étant donné qu’aucune volonté ne s’étend à la façon d’une causalité à la totalité du nombre des prédestinés ; voilà pourquoi le nombre formel demeure en tous points certain. Et de la sorte, la distinction susdite peut se soutenir, si l’on accorde cependant dans l’absolu que les deux nombres sont certains du côté de Dieu.

 

Il faut néanmoins savoir que le nombre des prédestinés est appelé certain en ce sens qu’il ne subit pas d’addition ni de diminution. Or il subirait une addition si un homme connu d’avance pouvait devenir prédestiné, ce qui serait opposé à la certitude de la prescience ou de la réprobation ; et il subirait une diminution si un prédestiné pouvait devenir non prédestiné, ce qui est opposé à la certitude de la prédestination. Et ainsi, il est clair que la certitude du nombre des prédestinés résulte d’une double certitude : de celle de la prédestination, et de celle de la prescience ou de la réprobation. Mais ces deux certitudes diffèrent, car la certitude de la prédestination est une certitude de connaissance et de relation, comme on l’a dit, tandis que la certitude de la prescience est seulement une certitude de connaissance. En effet, Dieu ne préordonne pas les hommes réprouvés à pécher, comme il ordonne les prédestinés à mériter.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cette citation doit s’entendre non pas du nombre des prédestinés, mais du nombre de ceux qui sont dans l’état de la justice présente ; et cela ressort de l’Interlinéaire, qui dit en cet endroit : « par le nombre et le mérite ». Or ce nombre est à la fois augmenté et diminué, quoique la prédéfinition de Dieu, par laquelle il prédéfinit aussi ce nombre, ne se trompe jamais. En effet, elle définit qu’en un temps ils sont plus nombreux et en un autre moins ; ou encore elle définit par mode de sentence un nombre certain qui s’accorde à des raisons inférieures, et cette définition peut être changée ; mais il en prédéfinit un autre par mode de conseil selon des raisons supérieures, et cette prédéfinition est invariable, car comme dit saint Grégoire : « Dieu change la sentence, mais non le conseil. »

 

Une préparation ne dispose à avoir une perfection qu’en son temps ; ainsi, le tempérament naturel dispose l’enfant à être fort ou sage, non certes au temps de l’enfance, mais au temps de l’âge parfait. Or le temps de la possession de la grâce est aussi celui de la préparation de la nature ; aucun empêchement ne peut donc intervenir entre les deux ; et par conséquent, quel que soit le sujet où se trouve la préparation de la nature, la grâce s’y trouve aussi. Mais le temps de la possession de la gloire n’est pas celui de la grâce ; un empêchement intermédiaire peut donc intervenir entre les deux ; et pour cette raison, il n’est pas nécessaire que l’homme connu d’avance qui a la grâce, doive aussi avoir la gloire.

 

Ce n’est ni par un manque de la grâce, ni par un manque de celui qui donne la gloire que celui qui a la grâce est privé de la gloire, mais par un manque de celui qui reçoit, et en qui un empêchement est intervenu.

 

Par le fait même que l’on pose qu’un homme est connu d’avance, on pose qu’il ne doit pas avoir la grâce finale, puisque la connaissance de Dieu se porte vers les réalités futures comme vers les présentes, comme on l’a dit ailleurs ; voilà pourquoi, de même qu’être destiné à avoir la grâce finale est incompatible, pour une personne donnée, avec ne pas être destiné à avoir la grâce finale, quoique ce soit possible en soi, de même cela est incompatible avec être connu d’avance, quoique cela soit possible en soi.

 

Que ce qui est connu de Dieu ne soit pas absolument nécessaire, ce défaut ne vient pas de la science divine, mais de la cause prochaine. Quant à la nécessité susdite, elle tient son éternité de la science divine, qui est éternelle — de sorte qu’elle est sans principe ni fin et qu’elle dure en son milieu — non de la cause prochaine, qui est temporelle et changeante.

 

Bien qu’il n’entre pas dans la notion de nombre fini de ne pouvoir être dépassé, cependant, cela peut venir d’autre chose, c’est-à-dire de l’immuabilité de la divine prescience, comme cela apparaît dans le cas présent ; de même, que l’on ne puisse pas trouver une quantité plus grande qu’une autre quantité prise dans les réalités naturelles, cela ne vient pas de la notion de quantité, mais de la condition de la réalité naturelle.

 

La bonté divine ne se communique elle-même que suivant l’ordre de la sagesse ; tel est en effet le meilleur mode de communication. Or l’ordre de la divine sagesse requiert que tout soit fait en nombre, poids et mesure, comme il est dit en Sag. 11, 21 ; voilà pourquoi il convient à la divine bonté que le nombre des prédestinés soit certain.

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, bien que l’on puisse absolument concéder que Dieu peut prédestiner quiconque ou ne pas le prédestiner, cependant, une fois supposé qu’il a prédestiné, il ne peut pas ne pas prédestiner, ou vice versa, car il ne peut être changeant. Voilà pourquoi l’on dit communément que cette affirmation : « Dieu peut prédestiner un non prédestiné, ou ne pas prédestiner un prédestiné » est fausse en sens composé mais vraie en sens divisé. Et pour cette raison, toutes les assertions qui impliquent un sens composé sont fausses au plein sens du terme. Il ne faut donc pas accorder qu’il puisse être fait une addition ou une soustraction au nombre des prédestinés, car l’addition présuppose ce à quoi l’on ajoute, et la soustraction ce de quoi l’on soustrait ; et pour la même raison, on ne peut accorder que Dieu puisse en prédestiner plus qu’il ne fait, ou moins. Et le cas de la création, que l’on avance, n’est pas le même, car la création est un certain acte qui a son terme dans l’effet extérieur ; et c’est pourquoi, que Dieu crée premièrement quelque chose et ensuite ne le crée pas, ne manifeste pas un changement en lui, mais seulement dans l’effet. Au contraire, la prédestination et la prescience, et les choses de ce genre, sont des actes intérieurs, en lesquels il ne pourrait y avoir de variation sans variation de Dieu ; voilà pourquoi l’on ne doit rien accorder qui se rattache à la variation de ces actes.

 

& 10° La réponse à ces arguments ressort clairement de ce qui a été dit, car ils valent pour la puissance absolue, sans aucune présupposition de prédestination faite ou non faite.

 

11° Cette glose doit s’entendre de la façon suivante : il n’entre pas autant de Juifs qu’il y a au total de préordonnés à la vie, car les Juifs ne sont pas seuls prédestinés. Ou bien l’on peut dire qu’elle ne parle pas de la préordination de la prédestination, mais de la préparation, par laquelle ils étaient disposés à la vie par la loi. Ou bien l’on peut dire aussi qu’il n’entrèrent pas aussi nombreux dans la primitive Église, car « quand la multitude des nations sera entrée, alors tout Israël sera sauvé » dans l’Église finale.

Article 5 : Les prédestinés ont-il la certitude de leur prédestination ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Comme il est dit en I Jn 2, 27 : « l’onction nous enseigne sur toutes choses » et cela s’entend de tout ce qui regarde le salut. Or la prédestination regarde au plus haut point le salut, car elle en est la cause. L’onction reçue rend donc tous les hommes certains au sujet de leur prédestination.

 

Il convient à la divine bonté, à laquelle il appartient de tout faire de la meilleure façon, de conduire les hommes à la récompense de la meilleure façon. Or la meilleure façon semble être que chacun soit certain de sa récompense. Chacun de ceux qui doivent parvenir à la récompense est donc rendu certain qu’il y parviendra ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Tous ceux que le chef d’armée inscrit pour le mérite du combat, il les inscrit aussi pour la récompense ; de la sorte, de même qu’ils sont certains du mérite, ainsi sont-ils certains de la récompense. Or les hommes sont certains d’être dans l’état de mériter. Ils sont donc également certains qu’ils parviendront à la récompense. Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Eccl. 9, 1 : « Personne ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. »

 

 

Réponse :

 

Il n’est pas aberrant que la prédestination de quelqu’un lui soit révélée ; mais suivant la loi commune, il ne convient pas qu’elle soit révélée à tous, pour deux raisons. La première d’entre elles peut se prendre du côté de ceux qui ne sont pas prédestinés. En effet, si à tous les prédestinés leur prédestination était ainsi connue, alors il serait certain pour tous les non prédestinés qu’ils ne sont pas prédestinés, du fait même qu’ils ne se sauraient pas prédestinés ; et cela les amènerait d’une certaine façon au désespoir. La deuxième raison peut se prendre du côté des prédestinés eux-mêmes. En effet, la sécurité engendre la négligence. Or, s’ils étaient certains de leur prédestination, ils seraient sûrs de leur salut ; et ainsi, ils ne mettraient pas tant d’application à éviter les maux. Et pour cette raison, la divine providence a salutairement ordonné que les hommes ignorent leur prédestination ou leur réprobation.

 

 

Réponse aux objections :

 

Lorsqu’il est dit que l’onction enseigne sur tout ce qui regarde le salut, il faut entendre cela des choses dont la connaissance regarde le salut, non de toutes celles qui en elles-mêmes regardent le salut. Or la connaissance de la prédestination n’est pas nécessaire au salut, même si la prédestination elle-même est nécessaire.

 

Ce ne serait pas une façon convenable de donner la récompense que d’assurer d’une certitude absolue la possession de la récompense ; mais la façon convenable est qu’à celui pour qui l’on prépare la récompense, l’on donne une certitude conditionnée, c’est-à-dire qu’il y parviendra sauf s’il la manque. Et une telle certitude est infusée à tout prédestiné par la vertu d’espérance.

 

L’on ne peut même pas savoir avec certitude si l’on est en état de mériter, quoique l’on puisse l’estimer avec probabilité à partir de conjectures. En effet, les habitus ne peuvent jamais être connus que par les actes. Or les actes des vertus gratuites ont la plus grande ressemblance avec les actes des vertus acquises, de sorte que l’on ne peut facilement avoir la certitude de la grâce par ce genre d’actes, à moins peut-être qu’une révélation nous en donne la certitude par un privilège spécial. En outre, dans le combat temporel, celui qui est inscrit pour le combat par le chef d’armée n’est assuré de la récompense que sous condition, car « il n’obtient la couronne que s’il a lutté selon les règles ».


 

Article 6 : La prédestination peut-elle être aidée par les prières des saints ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il appartient au même d’être aidé et d’être empêché. Or la prédestination ne peut être empêchée. Elle ne peut donc pas non plus être aidée par quelqu’un.

 

Si, une fois posée ou enlevée une chose, une autre a néanmoins son effet, c’est que la première ne l’aide pas. Or il est nécessaire que la prédestination ait son effet, puisqu’elle ne peut faillir, et ce, qu’une prière soit faite ou non. La prédestination n’est donc pas aidée par les prières.

 

Rien d’éternel n’est précédé par quelque chose de temporel. Or la prière est temporelle, tandis que la prédestination est éternelle. La prière ne peut donc pas précéder la prédestination, et ainsi, elle ne peut pas non plus l’aider.

 

Les membres du Corps mystique portent en eux la ressemblance du corps naturel, comme cela est clair en I Cor. 12, 12 ss. Or un membre, dans le corps naturel, n’acquiert pas sa perfection par un autre. Donc dans le Corps mystique non plus. Or les membres du Corps mystique sont surtout rendus parfaits par l’effet de la prédestination. Un homme n’est donc pas aidé à obtenir les effets de la prédestination par les prières d’un autre.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Gen. 25, 21 : « Isaac pria le Seigneur pour son épouse Rébecca, parce qu’elle était stérile ; et le Seigneur l’exauça, donnant à Rébecca la vertu de concevoir. » Et de cette conception naquit Jacob, qui avait été prédestiné de toute éternité ; et jamais la prédestination n’eût été accomplie, s’il n’avait pas vu le jour. Or cela fut obtenu par la prière d’Isaac ; la prédestination est donc aidée par les prières des saints.

 

On lit dans un sermon sur la conversion de saint Paul, comme venant du Seigneur qui s’adresse à saint Paul : « J’avais disposé dans mon esprit de te perdre si mon serviteur Étienne n’avait pas prié pour toi. » La prière de saint Étienne a donc délivré saint Paul de la réprobation ; c’est donc aussi par elle qu’il a été prédestiné ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Quelqu’un peut mériter pour un autre la première grâce. Donc, pour la même raison, la grâce finale aussi. Or quiconque a la grâce finale est prédestiné. On peut donc être aidé par les prières d’un autre pour être prédestiné.

 

Saint Grégoire a prié pour Trajan, et l’a délivré de l’enfer, comme le raconte saint Jean Damascène dans un sermon sur les morts ; et ainsi, il semble qu’il ait été délivré de la société des réprouvés par les prières de saint Grégoire ; nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

 Les membres du Corps mystique sont semblables aux membres du corps naturel. Or un membre est aidé par un autre dans le corps naturel. Donc dans le Corps mystique également ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

Réponse :

 

Que la prédestination soit aidée par les prières des saints, cela peut se comprendre de deux façons. D’abord, en ce sens que les prières des saints aident à ce que quelqu’un soit prédestiné ; et cela ne peut être vrai ni des prières telles qu’elles existent dans leur nature propre, car elles sont temporelles tandis que la prédestination est éternelle ; ni non plus en tant qu’elles existent dans la prescience de Dieu, car la prescience des mérites, les siens propres ou ceux d’autrui, n’est pas cause de prédestination, comme on l’a dit. Ensuite, que la prédestination soit aidée par les prières des saints, cela peut se comprendre en ce sens que la prière aide à obtenir l’effet de la prédestination, comme quelqu’un est aidé par un instrument par lequel il parfait son œuvre ; et c’est en ces termes que tous ceux qui ont posé une providence de Dieu sur les réalités humaines ont cherché à résoudre cette question. Mais ils ont déterminé diversement leurs positions.

 

Certains, en effet, considérant l’immuabilité de l’ordination divine, posèrent que la prière et le sacrifice, ou des choses de ce genre, ne peuvent nullement être utiles. Et ce fut, dit-on, l’opinion des épicuriens, qui prétendaient que tout arrivait immuablement par la disposition des corps supérieurs, qu’ils appelaient des dieux. D’autres ont affirmé que les sacrifices et les prières sont efficaces dans la mesure où par de telles choses la préordination de ceux à qui il revient de disposer des actes humains est changée. Et ce fut, dit-on, l’opinion des stoïciens, qui posaient que toutes les réalités étaient gouvernées par certains esprits, qu’ils appelaient des dieux ; et lorsque ceux-ci avaient prédéfini quelque chose, l’on pouvait obtenir par des prières et des sacrifices qu’une telle définition soit changée, une fois apaisés les esprits des dieux, comme ils disaient. Et c’est à cet avis que semble presque se ranger Avicenne à la fin de sa Métaphysique : en effet, il pose que tout ce qui est opéré dans les réalités humaines, dont le principe est la volonté humaine, se ramène aux volontés des âmes célestes. Car il pose que les corps célestes sont animés ; et que, de même que le corps céleste a une influence sur le corps humain, de même les âmes célestes, selon lui, ont une influence sur les âmes humaines, et que de leur imagination s’ensuit ce qui se produit dans les réalités inférieures de ce monde. Et ainsi, selon lui, les sacrifices et les prières sont efficaces pour que de telles âmes conçoivent ce que nous voulons qu’il advienne. Mais de telles positions sont étrangères à la foi ; car la première position détruit la liberté de l’arbitre, tandis que la seconde détruit la certitude de la prédestination.

 

Voilà pourquoi il faut répondre autrement, en disant que la prédestination n’est jamais changée ; mais cependant, les prières et les autres bonnes œuvres sont efficaces pour obtenir l’effet de la prédestination. Car en n’importe quel ordre de causes, il faut envisager non seulement la relation de la cause première à l’effet, mais aussi la relation de la cause seconde à l’effet, et la relation de la cause première à la seconde, car la cause seconde n’est ordonnée à l’effet que par l’ordination de la cause première. En effet, la cause première donne à la seconde d’influer sur son effet, comme cela est clair au livre des Causes. Je dis, par conséquent, que l’effet de la prédestination est le salut de l’homme, qui procède d’elle comme de la cause première ; mais il peut avoir de nombreuses autres causes prochaines quasi instrumentales, qui sont ordonnées par la divine prédestination au salut de l’homme, comme les instruments sont appliqués par l’ouvrier à la réalisation de l’effet de l’art. Donc, de même que la prédestination a pour effet que tel homme soit sauvé, de même aussi elle a pour effet qu’il soit sauvé par les prières d’un tel ou par tels mérites. Et c’est ce que saint Grégoire dit au premier livre des Dialogues : les choses que réalisent les saints en priant sont prédestinées de telles sorte qu’elles soient obtenues par des prières ; pour cette raison, comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation : « les prières, quand elles sont droites, ne peuvent être inefficaces ».

 

 

Réponse aux objections :

 

Il n’est rien qui puisse anéantir l’ordre de la prédestination, et c’est pourquoi il ne peut être empêché ; mais nombreuses sont les choses qui sont soumises à l’ordre de la prédestination comme des causes intermédiaires ; et l’on dit qu’elles aident la prédestination, de la façon susdite.

 

Dès lors qu’il est prédestiné que tel homme soit sauvé par telles prières, les prières ne peuvent être enlevées sans enlever la prédestination ; et de même pour le salut de l’homme, qui est l’effet de la prédestination.

 

Cet argument procède de ce que la prière n’aide pas la prédestination comme une cause ; et il faut accorder ce point.

 

Les effets de la prédestination, qui sont la grâce et la gloire, ne se comportent pas à la façon d’une perfection première, mais d’une perfection seconde. Or les membres du corps naturel, bien qu’ils ne s’aident pas entre eux à obtenir les perfections premières, s’aident cependant quant aux perfections secondes ; et il est même dans le corps un membre qui, formé en premier, aide à la formation des autres membres, et c’est le cœur ; l’argument raisonne donc à partir du faux.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Nous l’accordons.

 

Saint Paul ne fut jamais réprouvé suivant la disposition du conseil divin, qui est immuable, mais seulement suivant la disposition de la sentence divine, qui dépend des causes inférieures, lesquelles sont parfois changées. Il ne s’ensuit donc pas que la prière fut la cause de la prédestination, mais seulement qu’elle aida à l’effet de la prédestination.

 

Bien que la prédestination et la grâce finale soient convertibles, il n’est cependant pas nécessaire que tout ce qui est cause de la grâce finale, de quelque façon que ce soit, soit également cause de la prédestination, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit précédemment.

 

Bien que Trajan fût dans le lieu des réprouvés, cependant il n’était pas réprouvé au plein sens du terme ; car il était prédestiné qu’il serait sauvé par les prières de saint Grégoire.

 

Nous l’accordons.

Question 7 : [Le livre de vie]

 

Introduction

 

Article 1 : Le livre de vie est-il quelque chose de créé ?

Article 2 : Le livre se dit-il essentiellement ou personnellement en Dieu ?

Article 3 : Le livre de vie est-il approprié au Fils ?

Article 4 : Le livre de vie est-il la même chose que la prédestination ?

Article 5 : Le livre de vie se dit-il de la vie incréée ?

Article 6 : Le livre de vie se dit-il de la vie naturelle dans les créatures ?

Article 7 : Le livre de vie, au sens absolu, se dit-il de la vie de la grâce ?

Article 8 : Peut-on parler de livre de mort comme on parle du livre de vie ?

 

 

 

Article 1 : Le livre de vie est-il quelque chose de créé ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Sur ce passage du livre de l’Apocalypse : « on en ouvrit un autre, qui était le livre de vie » (Apoc. 20, 12), la Glose dit : « c’est-à-dire le Christ, qui apparaîtra alors dans sa puissance, et donnera la vie aux siens ». Or le Christ apparaîtra lors du jugement sous la forme humaine, qui n’est pas quelque chose d’incréé. Le livre de vie n’évoque donc rien d’incréé.

 

Saint Grégoire dit dans les Moralia que le juge même qui doit venir est appelé livre de vie ; car quiconque le verra se rappellera aussitôt tout ce qu’il a fait. Or le jugement a été donné au Christ selon la nature humaine, comme cela est clair en Jn 5, 27 : « Il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu’il est le Fils de l’homme. » Le Christ est donc le livre de vie selon la nature humaine ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Le nom de livre se dit de ce qui est réceptif de l’écriture. Or une chose est dite réceptive en raison d’une puissance matérielle, qui ne peut exister en Dieu. Le livre de vie n’évoque donc pas quelque chose d’incréé.

 

Le nom de livre, puisqu’il implique une certaine collection, désigne une distinction et une différence. Or dans la nature incréée, qui est très simple, ne se rencontre aucune diversité. Le nom de livre ne peut donc y être prédiqué.

 

En quelque livre que ce soit, l’écriture du livre diffère du livre lui-même. Or l’écriture du livre, ce sont des figures par lesquelles on connaît ce qu’on lit dans le livre. Et les idées par lesquelles Dieu connaît les réalités ne sont pas autre chose que l’essence divine. La nature incréée ne peut donc elle-même être appelée un livre.

 

[Le répondant] disait que bien qu’il n’y ait pas de différence réelle dans la nature divine, il y a cependant une différence de raison. En sens contraire : ce qui est seulement de raison est seulement dans notre intelligence. Si donc la différence que requiert le livre est seulement de raison, il est nécessaire que le livre de vie soit seulement dans notre intelligence ; et par conséquent, il ne sera pas quelque chose d’incréé.

 

 Le livre de vie semble être la connaissance que Dieu a de ceux qui doivent être sauvés. Or la connaissance de ceux qui doivent être sauvés est contenue sous la science de vision ; puis donc que l’âme du Christ voit dans le Verbe tout ce que Dieu connaît par la science de vision, il semble qu’elle connaisse même le nombre des élus ainsi que tous les élus. L’âme du Christ peut donc être appelée livre de vie ; et ainsi, celui-ci évoque quelque chose de créé.

 

Il est dit en Eccli. 24, 32 : « Tout ceci est le livre de vie. » La Glose : « c’est-à-dire le Nouveau et l’Ancien Testament ». Or le Nouveau et l’Ancien Testament sont quelque chose de créé. Le livre de vie évoque donc quelque chose de créé.

 

 Le nom de livre semble se dire de ce qui a en soi quelque chose d’écrit. Or l’écriture requiert quelque absence d’uniformité ; et c’est pourquoi notre intelligence à son début est comparée, à cause de sa pureté, à une table sur laquelle rien n’est écrit. Or la nature divine est bien plus pure et plus simple que notre intelligence. Elle ne peut donc être appelée livre.

 

10° Le livre est destiné à ce qu’on lise dedans. Or on ne peut pas dire que la nature divine serait un livre parce que Dieu lirait en soi-même, comme le montre saint Augustin, qui dit que Dieu n’est pas appelé livre de vie parce qu’il lirait en soi-même afin de connaître en soi ce qu’il ne savait pas auparavant. Et semblablement, il ne peut pas être appelé livre parce qu’un autre lirait en lui, car on ne peut lire quelque chose que là où se rencontre une absence d’uniformité : ainsi ne lit-on rien sur une feuille de papier non écrite, à cause de son uniformité. La nature divine incréée ne peut donc être appelée livre.

 

11° La connaissance sur les réalités n’est pas reçue du livre comme d’une cause des réalités, mais comme d’un signe. Or en Dieu, la connaissance sur les réalités n’est pas reçue comme d’un signe mais comme d’une cause. La connaissance divine ne peut donc être appelée livre de vie.

 

12° Rien n’est signe de soi-même. Or le livre est le signe de la vérité. Puis donc que Dieu est la vérité même, il ne peut pas lui-même être appelé livre.

 

13° Le livre est principe de science autrement que le maître. Or toute sagesse, dit-on, vient de Dieu comme d’un maître. Non comme d’un livre, par conséquent.

 

14° Les réalités sont représentées dans un miroir autrement que dans un livre. Or Dieu est appelé miroir en Sag. 7, 26, pour la raison que toutes les réalités sont représentées en lui. Il ne peut donc ni ne doit être appelé livre.

 

15° Le nom de livre se donne aussi à ceux qui sont transcrits à partir d’un livre original. Or les esprits des hommes et des anges sont en quelque sorte transcrits à partir de l’esprit divin, lorsqu’ils reçoivent de lui la connaissance sur les réalités. Si donc l’esprit divin est appelé livre de vie, les esprits créés doivent aussi être appelés livres ; et par conséquent, le livre de vie n’évoque pas toujours quelque chose d’incréé.

 

16° Le livre de vie semble impliquer la représentation de la vie, et une certaine causalité sur la vie. Or tout cela convient au Christ en tant qu’homme, car en lui comme en un modèle est représentée toute la vie de la grâce et de la gloire, comme il est dit à Moïse en Ex. 25, 4 : « Va, et fais tout selon le modèle qui t’a été montré sur la montagne. » Semblablement, il nous a lui-même mérité la vie. Le Christ en tant qu’homme peut donc lui-même être appelé livre de vie.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au vingtième livre de la Cité de Dieu : « Il faut admettre une certaine force divine sous l’action de laquelle seront évoquées à la mémoire de chacun toutes ses œuvres, et les bonnes et les mauvaises. C’est évidemment cette force divine qui a reçu le nom de livre. » Or la force divine est quelque chose d’incréé. Le livre de vie évoque donc quelque chose d’incréé.

 

Saint Augustin dit au même livre que le livre de vie est la prescience divine, qui ne peut se tromper. Or la prescience est quelque chose d’incréé. Donc le livre de vie aussi.

 

 

Réponse :

 

Le livre, en Dieu, ne peut se dire que métaphoriquement, de sorte que c’est la représentation même de la vie qui est appelée livre de vie. Et de ce point de vue, il faut savoir que la vie peut être représentée de deux façons : d’abord la vie elle-même en soi ; ensuite en tant qu’elle peut être participée par d’autres. Or la vie en soi peut être représentée de deux façons. D’abord à la façon d’un enseignement : et cette représentation se rattache surtout à l’ouïe, qui est au plus haut point le sens de l’apprentissage, comme il est dit au début du livre sur la Sensation et les Sensibles ; et de cette façon, on appelle livre de vie ce en quoi est contenu l’enseignement sur l’obtention de la vie ; et ainsi, le Nouveau et l’Ancien Testament sont appelés livre de vie. Ensuite, à la façon d’un modèle : et cette représentation se rattache à la vue ; et ainsi, le Christ lui-même est appelé livre de vie, car en lui comme en un modèle nous pouvons regarder comment il faut vivre pour parvenir à la vie éternelle.

 

Or maintenant, nous traitons du livre de vie non pas ainsi, mais en tant qu’il est la représentation de ceux qui parviendront à la vie, et que l’on dit inscrits dans le livre de vie par une certaine ressemblance avec les réalités humaines. En effet, en n’importe quelle multitude régie par la providence d’un gouverneur, nul n’est admis que suivant l’ordination du gouverneur ; voilà pourquoi ceux qui doivent être admis dans le collège de la multitude sont inscrits comme membres de cette multitude ; et par cette inscription, le chef de la multitude est dirigé dans l’admission ou l’exclusion des membres de la multitude qui lui est soumise. Or la multitude qui est gouvernée par la divine providence de la plus excellente façon, c’est le collège de l’Église triomphante, qui est aussi appelée Cité de Dieu dans les Écritures ; et c’est pourquoi l’inscription ou la représentation de ceux qui doivent être admis dans cette société est appelée livre de vie : et cela ressort de la façon de s’exprimer des Écritures. En effet, il est dit en Lc 10, 20 : « réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans le livre de vie, dans les cieux », et en Is. 4, 3 : « seront appelés saints tous ceux qui sont inscrits pour la vie dans Jérusalem » ; et en Hébr. 12, 22 : « Vous vous êtes approchés de la cité du Dieu vivant qui est la Jérusalem céleste, des myriades qui forment le chœur des anges, de l’assemblée des premiers-nés inscrits dans les cieux. » Il est donc nécessaire, pour reprendre la comparaison, que celui qui préside à une telle multitude soit dirigé par cette inscription dans le don de la vie ; ce qui convient à Dieu seul. Or Dieu n’est pas dirigé par une chose créée, puisqu’il est la règle que rien d’extérieur ne dirige. Par conséquent, le livre de vie, au sens où nous en parlons maintenant, évoque quelque chose d’incréé.

 

Réponse aux objections :

 

& La réponse aux deux premiers arguments ressort de ce qui a été dit. En effet, la Glose et la citation de saint Grégoire parlent du livre de vie suivant une autre acception, selon laquelle il est appelé le modèle de la vie : car à sa vue n’importe qui pourra savoir en quoi il se sera accordé avec le modèle et en quoi il s’en sera écarté.

 

Pour les termes qui sont dits de Dieu métaphoriquement, il faut observer de façon générale qu’ils sont employés à la prédication de Dieu dans un sens dépourvu d’imperfection ; voilà pourquoi il faut leur ôter tout ce qui se rattache à la matérialité, la privation ou la temporalité. Or, que le livre soit réceptif d’une impression extérieure convient au livre en tant qu’il est temporel et nouvellement écrit ; et ce n’est pas en ce sens qu’il entre dans la prédication de Dieu.

 

Il est de la raison formelle de livre d’impliquer la différence des choses qui sont connues par le livre, car par un seul livre est transmise la connaissance de plusieurs choses. Mais que, pour transmettre la connaissance de plusieurs choses, il soit nécessaire qu’il y ait une diversité dans le livre lui-même, cela vient de l’imperfection du livre : car le livre serait bien plus parfait s’il pouvait faire connaître par quelque chose d’unique tout ce qu’il expose par beaucoup. Puis donc que la souveraine perfection est en Dieu, il est lui-même un livre tel qu’il montre de nombreuses choses par ce qui est souverainement un.

 

C’est par l’imperfection du livre matériel que les lettres écrites en lui diffèrent de la feuille de papier sur laquelle elles sont écrites : car cela relève de sa composition, par laquelle il se trouve que ce qui contient n’est pas ce qui est contenu ; voilà pourquoi, en Dieu, de telles notions [prises] des réalités diffèrent de son essence non pas réellement, mais seulement de raison.

 

Bien que la différence entre l’écriture et ce sur quoi elle est écrite soit seulement dans la raison, cependant la représentation, qui achève la raison formelle de livre, n’est pas seulement dans notre raison, mais en Dieu ; et c’est pourquoi le livre de vie est réellement en Dieu.

 

Le livre de vie, comme on l’a dit, a le rôle de diriger Dieu, qui donne la vie, vers le don la vie. Or, bien que l’âme du Christ ait en soi la connaissance de tous ceux qui doivent être sauvés, cependant ce n’est pas par cette connaissance que Dieu est dirigé, mais par la connaissance incréée qu’il est lui-même. Aussi la science de l’âme du Christ ne peut-elle être appelée livre de vie au sens où nous en parlons maintenant.

 

La réponse ressort clairement de ce qui a été dit.

 

Bien qu’il n’y ait en Dieu aucune diversité mais la souveraine pureté, cependant il est comparé au livre écrit, et non à la table non écrite, comme notre intelligence. En effet, notre intelligence est comparée à la table rase parce qu’elle est en puissance à toutes les formes intelligibles, et n’en possède aucune en acte ; mais dans l’intelligence divine, toutes les formes des réalités sont en acte, et toutes sont un en elle ; voilà pourquoi la raison formelle d’écriture y est accompagnée de l’uniformité.

 

10° Dans le livre de vie, à la fois Dieu lit, et d’autres peuvent lire pour autant que cela leur est donné. Et saint Augustin ne veut pas écarter l’idée que Dieu lise dans le livre de vie, mais il veut dire qu’il ne lit pas pour connaître ce qu’il ne savait pas auparavant. D’autres aussi peuvent lire en lui, bien qu’il soit uniforme dans son ensemble, parce qu’il est par un seul et même principe la raison de choses diverses.

 

11° Il y a deux sortes de ressemblances de la réalité : l’une, qui est exemplaire, est la cause de la réalité ; l’autre, qui est reproduite, est l’effet et le signe de la réalité. Or chez nous, le livre est conformé à notre science, qui est causée à partir des réalités ; voilà pourquoi la connaissance sur les réalités est reçue de lui non comme d’une cause, mais comme d’un signe. Mais la science de Dieu est la cause des réalités, contenant les ressemblances exemplaires des réalités ; et c’est pourquoi la science est reçue du livre de vie comme d’une cause et non comme d’un signe.

 

12° Le livre de vie est à la fois la vérité même incréée, et la ressemblance de la vérité créée, comme le livre créé est le signe de la vérité.

 

13° En Dieu, la cause exemplaire et l’efficiente reviennent au même ; voilà pourquoi, étant cause exemplaire, il peut être appelé livre ; et étant cause efficiente de la sagesse, il peut être appelé maître.

 

14° La représentation du miroir diffère de celle du livre en ceci que la première se rapporte immédiatement à la réalité, tandis que le livre s’y rapporte au moyen de la connaissance. En effet, dans le livre sont contenues des figures, qui sont les signes des mots, qui sont les signes des concepts, qui sont les ressemblances des réalités ; tandis que dans le miroir, les formes mêmes des réalités se reflètent. Or en Dieu se reflètent des deux façons les espèces des réalités, puisque lui-même connaît les réalités, et qu’il sait qu’il les connaît ; voilà pourquoi s’y trouvent les raisons formelles de miroir et de livre.

 

15° Même les esprits des saints peuvent être appelés livres, comme cela est clair en Apoc. 20, 12 : « Des livres furent ouverts », ce que saint Augustin expose comme s’agissant des cœurs des justes ; cependant, ils ne peuvent être appelés livres de vie à la façon décrite plus haut, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

16° Bien que le Christ, en tant qu’homme, soit en quelque sorte modèle et cause de la vie, cependant il n’est pas en tant qu’homme la cause de la vie de la gloire par son autorité, ni le modèle dirigeant Dieu pour donner la vie ; il ne peut donc, en tant qu’homme, être appelé livre de vie.

Article 2 : Le livre se dit-il essentiellement ou personnellement en Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit personnellement.

 

Il est dit au Psaume 39, verset 8 : « en tête du livre il est écrit de moi » ; la Glose : « auprès du Père, qui est ma tête ». Or rien n’a de tête, en Dieu, sinon ce qui a un principe ; or ce qui a un principe se dit personnellement en Dieu. Le livre de vie se dit donc personnellement.

 

De même que le verbe évoque une connaissance procédant d’autre chose, de même aussi le livre, car l’écriture du livre procède de l’écrivain. Or le verbe, pour la raison susdite, se dit personnellement en Dieu. Donc le livre de vie aussi.

 

[Le répondant] disait que le verbe implique une procession réelle, mais le livre une procession de raison seulement. En sens contraire : nous ne pouvons nommer Dieu que d’après les choses qui sont en nous. Or de même qu’en nous le verbe procède d’un énonciateur réellement distinct de lui, de même aussi pour le livre et l’écrivain. Donc, pour la même raison, l’un et l’autre impliqueront en Dieu une distinction réelle.

 

Le verbe de la voix est plus distant de l’énonciateur que le verbe du cœur ; et plus encore le verbe de l’écriture, qui signifie le verbe de la voix. Si donc le verbe divin, qui se conçoit à la ressemblance du verbe du cœur, comme dit saint Augustin, se distingue réellement de l’énonciateur, à bien plus forte raison le livre, qui implique une écriture.

 

Ce qui est attribué à quelque chose doit nécessairement lui convenir par tout ce qui entre dans sa notion. Or il est dans la notion de livre non seulement de représenter quelque chose, mais aussi d’être écrit par quelqu’un. Donc en Dieu, le nom de livre est considéré en tant qu’il provient d’un autre ; et ainsi, il se dit personnellement.

 

De même qu’il entre dans la notion du livre d’être lu, de même aussi d’être écrit. Or en tant qu’il est écrit, il provient d’un autre ; mais en tant qu’il est lu, il est pour un autre. Il entre donc dans la notion du livre de provenir d’un autre et d’être pour un autre ; le livre de vie se dit donc personnellement.

 

 Le livre de vie évoque une connaissance exprimée par un autre. Or ce qui est exprimé par un autre sort de lui. Le livre de vie implique donc une relation d’origine, et ainsi, il se dit personnellement.

 

 

En sens contraire :

 

Le livre de vie est la prédestination divine elle-même, comme dit saint Augustin au livre de la Cité de Dieu, et comme on le trouve dans la Glose à propos de Apoc. 20, 12. Or la prédestination se dit essentiellement et jamais personnellement. Donc le livre de vie aussi.

 

 

Réponse :

 

Certains ont prétendu que le livre de vie se disait tantôt personnellement, tantôt essentiellement : lorsqu’on le transfère à Dieu sous le rapport de l’écriture, il se dit personnellement, car il implique ainsi une origine d’un autre (en effet, un livre n’est écrit que par un autre) ; et lorsqu’il implique la représentation de ce qui est écrit dans le livre, alors il se dit essentiellement.

 

Mais cette distinction ne semble pas raisonnable, car un nom qui est dit de Dieu ne se dit personnellement que s’il implique dans sa notion une relation d’origine, au sens où il est employé dans la prédication de Dieu. Or pour les termes qui sont dits de Dieu métaphoriquement, la métaphore ne se prend pas suivant n’importe quelle ressemblance, mais suivant une communauté fondée sur ce qui appartient proprement à la réalité dont le nom est transféré ; par exemple, le nom de lion n’est pas transféré à Dieu à cause d’une communauté fondée sur la sensibilité, mais à cause d’une communauté fondée sur quelque propriété du lion. Le livre de vie n’est donc pas non plus transféré à Dieu suivant ce qui est commun à tout produit de l’art, mais suivant ce qui est propre au livre en tant que tel. Or procéder d’un écrivain convient au livre non en tant que tel, mais en tant qu’il est un produit de l’art ; car de la sorte également, la maison provient du bâtisseur et le couteau du forgeron. Mais la représentation de ce qui est écrit dans le livre appartient proprement au livre en tant que tel ; aussi, tant qu’une telle représentation demeure, même s’il n’est pas écrit par un autre, il sera assurément un livre, mais il ne sera pas un produit de l’art. Il est donc clair que le livre n’est pas transféré à Dieu parce qu’il est écrit par un autre, mais parce qu’il représente ce qui est écrit dans le livre. Et par conséquent, la représentation étant commune à toute la Trinité, le livre ne se dit pas en Dieu personnellement mais seulement essentiellement.

 

 

Réponse aux objections :

 

Ce qui se dit en Dieu essentiellement renvoie parfois aux personnes ; ainsi le nom de Dieu renvoie parfois à la personne du Père et parfois à la personne du Fils, comme quand on dit « Dieu qui engendre » ou « Dieu engendré » ; et de même aussi le livre, bien qu’il se dise essentiellement, peut cependant renvoyer à la personne du Fils ; et en ce sens, on dit qu’il a une tête ou un principe en Dieu.

 

Le verbe, suivant sa définition employée dans la prédication de Dieu, implique une origine d’autre chose, comme on l’a dit dans la question sur le verbe, art. 1 et 2 ; mais le livre n’implique pas d’origine par sa définition, suivant laquelle on le transfère à Dieu ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

Bien que le livre, chez nous, procède réellement de l’écrivain comme le verbe procède de l’énonciateur, cependant cette procession n’est pas impliquée dans le nom de livre comme elle l’est dans le nom de verbe ; en effet, la procession à partir de l’écrivain n’est pas plus impliquée dans le nom de livre que la procession à partir du bâtisseur ne l’est dans le nom de maison.

 

Cet argument serait probant s’il y avait dans la notion de livre la notion de verbe écrit ; mais ce n’est pas vrai ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Cet argument tient dans le cas de choses dites au sens propre ; quant à ce qui se dit métaphoriquement, comme le livre, il n’est pas nécessaire qu’il convienne au sujet de la prédication par tout ce qui lui convient proprement ; sinon il serait nécessaire que Dieu, qui est appelé lion métaphoriquement, ait des griffes et des poils.

 

& La réponse au sixième argument ressort de ce qu’on a dit, et de même pour le septième.

Article 3 : Le livre de vie est-il approprié au Fils ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le livre de vie concerne la vie ; or la vie est attribuée au Saint-Esprit dans les Écritures ; Jn 6, 64 : « C’est l’Esprit qui vivifie. » Le livre de vie doit donc aussi être approprié au Saint-Esprit, et non au Fils.

 

En toute chose, le principe est le plus important. Or le Père est appelé tête ou principe du livre, comme cela est clair au psaume 39, verset 9 : « en tête du livre il est écrit de moi ». C’est donc au Père que le nom de livre doit être approprié.

 

Ce sur quoi une chose est écrite est proprement un livre. Or on dit que quelque chose est écrit dans la mémoire. La mémoire est donc un livre. Or la mémoire est appropriée au Père, comme l’intelligence au Fils, et la volonté au Saint-Esprit. Le livre de vie doit donc être approprié au Père.

 

La tête du livre est le Père. Or en tête du livre, comme on le trouve dans le psaume, il est écrit au sujet du Fils. Le Père est donc le livre du Fils, et ainsi le livre doit être approprié au Père.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit que le livre de vie est la prescience de Dieu. Or la science est appropriée au Fils ; 1 Cor. 1, 24 : « Le Christ est la force de Dieu et la sagesse de Dieu. » Le livre de vie est donc aussi approprié au Fils.

 

Le livre implique une représentation, comme aussi le miroir, l’image, la figure et le caractère. Or toutes ces choses sont attribuées au Fils. Le livre de vie doit donc aussi être approprié au Fils.

 

 

Réponse :

 

Approprier, ce n’est rien d’autre qu’attirer le commun vers le propre. Or ce qui est commun à toute la Trinité peut être attiré au propre d’une personne non parce que cela conviendrait plus à une personne qu’à l’autre — en effet, cela s’opposerait à l’égalité des personnes — mais parce que ce qui est commun a une plus grande ressemblance avec le propre d’une personne qu’avec le propre d’une autre ; par exemple, la bonté a une certaine convenance avec le propre du Saint-Esprit, qui procède comme amour (la bonté est en effet l’objet de l’amour), et c’est pourquoi elle est appropriée au Saint-Esprit ; et semblablement la puissance au Père, car la puissance en tant que telle est un certain principe, et il est propre au Père d’être le principe de toute la divinité ; et pour la même raison la sagesse est appropriée au Fils, car elle a une convenance avec ce qui lui est propre : en effet, le Fils procède du Père comme verbe, ce qui désigne la procession de l’intelligence. Puis donc que le livre de vie concerne la connaissance, il doit être approprié au Fils.

 

 

Réponse aux objections :

 

Bien que la vie soit appropriée au Saint-Esprit, la connaissance de la vie est appropriée au Fils ; et c’est elle que le livre de vie implique.

 

Le Père est appelé tête du livre, non que la notion de livre lui convienne plus qu’au Fils, mais parce que le Fils, à qui on approprie le livre de vie, naît du Père.

 

Il n’est pas absurde qu’une chose soit appropriée à différentes personnes sous divers rapports, comme le don de sagesse est approprié au Saint-Esprit en tant qu’il est un don, car le principe de tout don est l’amour, mais il est approprié au Fils en tant qu’il est sagesse. Semblablement aussi, la mémoire est appropriée au Père en tant qu’elle est un principe pour l’intelligence, mais en tant qu’elle est une certaine puissance cognitive elle est appropriée au Fils. Et c’est de cette façon que l’on dit que quelque chose est écrit dans la mémoire ; et ainsi, la mémoire peut être un livre. Aussi le livre est-il plus approprié au Fils qu’au Père.

 

Bien que le livre soit approprié au Fils, cependant il convient aussi au Père, puisqu’il est commun et non propre ; voilà pourquoi il n’est pas absurde de dire que quelque chose est écrit dans le Père.

Article 4 : Le livre de vie est-il la même chose que la prédestination ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Saint Augustin dit que le livre de vie est la prédestination de ceux auxquels est due la vie éternelle.

 

Nous connaissons les attributs divins par leurs effets. Or l’effet de la prédestination et celui du livre de vie sont identiques : ce sont la grâce finale et la gloire. La prédestination est donc identique au livre de vie.

 

Tout ce qui se dit métaphoriquement en Dieu doit nécessairement se ramener à quelque chose qui se dit proprement. Or le livre de vie se dit métaphoriquement en Dieu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il est donc nécessaire de le ramener à quelque chose qui se dit proprement. Or on ne peut le ramener à autre chose qu’à la prédestination. Le livre de vie est donc identique à la prédestination.

 

 

En sens contraire :

 

Le livre se dit de ce en quoi quelque chose est écrit. Or la notion d’écriture ne concerne pas la prédestination. La prédestination n’est donc pas identique au livre de vie.

 

Le livre, par définition, n’implique aucune causalité sur les choses auxquelles il se rapporte, tandis que la prédestination en implique une. La prédestination n’est donc pas identique au livre de vie.

 

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, le livre de vie se dit en Dieu à la ressemblance de l’écriture par laquelle le prince d’une cité est dirigé dans l’admission ou l’exclusion des membres de sa cité. Or cette écriture se trouve au milieu de deux opérations. En effet, elle suit la détermination de ce prince, qui distingue ceux qu’il veut admettre de ceux qu’il exclut, et elle précède l’admission ou l’exclusion elle-même ; car l’écriture susdite n’est qu’une certaine représentation de sa prédestination. De même aussi, le livre de vie ne semble être rien d’autre qu’une certaine inscription de la prédestination divine dans l’esprit de Dieu : car en prédestinant, Dieu prédétermine ceux qui doivent être admis à la vie glorieuse. Or la connaissance de cette prédestination demeure toujours en lui ; et [dire] qu’il sait en avoir prédestiné certains, c’est [dire] que sa prédestination est écrite en lui comme dans un livre de vie. Donc le livre de vie et la prédestination, à parler formellement, ne sont pas identiques ; mais matériellement, le livre de vie est la prédestination elle-même ; comme nous disons, en parlant matériellement, que ce livre est la doctrine de l’Apôtre, parce que la doctrine de l’Apôtre y est inscrite et contenue. Et c’est de cette façon que s’exprime saint Augustin lorsqu’il dit que le livre de vie est la prédestination.

 

 

Réponse aux objections :

 

On voit dès lors clairement la réponse au premier argument.

 

Bien que le livre de vie et la prédestination se rapportent au même effet, la façon de s’y rapporter diffère : la prédestination regarde cet effet immédiatement, mais le livre de vie s’y rapporte au moyen de la prédestination ; de même aussi, il y a dans l’âme immédiatement les ressemblances des réalités, mais dans le livre sont inscrits les signes des mots, qui sont les notes des passions de l’âme ; et ainsi, le livre est médiatement le signe de la réalité.

 

Le livre de vie se ramène à quelque chose qui se dit proprement en Dieu ; mais ce n’est pas la prédestination, c’est la connaissance de la prédestination, par laquelle Dieu sait qu’il en a prédestiné certains.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

Aux arguments avancés en sens contraire, il ne serait pas difficile de répondre.

Article 5 : Le livre de vie se dit-il de la vie incréée ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Comme dit saint Augustin, le livre de vie est la connaissance de Dieu. Or de même que Dieu connaît la vie d’autrui, de même il connaît la sienne. Le livre de vie regarde donc aussi la vie incréée.

 

Le livre de vie est représentatif de la vie. Mais non de la vie créée : car le premier ne représente pas le second, mais c’est l’inverse. Le livre de vie est donc représentatif de la vie incréée.

 

Ce qui se dit de plusieurs avec antériorité de l’un sur l’autre, se comprend, au sens obvie, de ce qui est dit en premier. Or la vie se dit de Dieu avant de se dire des créatures, car sa vie est l’origine de toute vie, comme le montre Denys au livre des Noms divins. Puis donc que, dans le livre de vie, la vie est nommée au sens obvie, elle doit se comprendre de la vie incréée.

 

De même que le livre implique une représentation, de même aussi la figure implique une représentation, d’autant plus que le livre représente au moyen de certaines figures. Or le Fils est appelé la figure du Père, comme cela est clair en Hébr. 1, 3. Le Fils peut donc être aussi appelé livre relativement à la vie du Père.

 

Le livre se rapporte à ce qui est écrit dans le livre. Or dans le livre, il est écrit au sujet du Fils, suivant ce passage du Psaume 39, verset 8 : « en tête du livre il est écrit de moi ». Or la vie du Fils est incréée. Le livre de vie peut donc regarder la vie incréée.

 

Le livre ne peut être identique à ce dont il est le livre, par rapport au même. Or la création est un livre par rapport à Dieu. Dieu ne peut donc pas être appelé livre par rapport à la vie créée ; il reste donc que le livre de vie se dit de la vie incréée.

 

Comme le livre se rapporte à la connaissance, de même aussi le verbe. Or le verbe appartient à l’essence divine elle-même avant d’appartenir à la création : car le Père, en se disant, dit toute la création. Le livre de vie regarde donc lui aussi la vie incréée avant la vie créée.

 

 

En sens contraire :

 

Selon saint Augustin, le livre de vie est la prédestination. Or la prédestination regarde seulement les créatures. Donc le livre de vie aussi.

 

Le livre ne représente quelque chose que par des figures et des ressemblances. Or Dieu ne se connaît pas lui-même par des ressemblances, mais par son essence. Il n’est donc pas un livre par rapport à lui-même.

 

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, le livre de vie est une certaine inscription par laquelle celui qui donne la vie est dirigé dans ce don, suivant ce qui était préordonné pour un sujet ; voilà pourquoi la vie dont il s’agit dans le livre de vie a deux propriétés. D’abord, d’être acquise en étant conférée par quelqu’un ; ensuite, de résulter de l’inscription susdite qui dirige vers elle. Or l’une et l’autre de ces propriétés font défaut à la vie incréée, car la vie glorieuse n’existe pas en Dieu par acquisition, mais par nature ; et aucune connaissance ne précède sa vie, mais la vie de Dieu précède même sa connaissance, selon notre façon de comprendre. Le livre de vie ne peut donc se dire de la vie incréée.

 

 

Réponse aux objections :

 

Ce n’est pas n’importe quelle connaissance de Dieu qui est appelée livre de vie, mais celle qui porte sur la vie que doivent posséder les prédestinés, comme on peut le déduire des paroles qui suivent.

 

Représenter quelque chose, c’est contenir sa ressemblance. Or il y a deux sortes de ressemblances de la réalité. L’une est productrice de la réalité, comme celle qui est dans l’intelligence pratique ; et à la façon de cette ressemblance, le premier peut représenter le second. L’autre est la ressemblance reçue de la réalité dont elle est la ressemblance ; et de cette façon, le suivant représente le premier, et non l’inverse. Or le livre de vie représente la vie non pas de cette façon, mais de la première.

 

Une chose dite au sens obvie se comprend parfois de ce qui se dit en second, et ce, en raison de quelque ajout ; par exemple, l’expression « un étant dans un autre » signifie l’accident ; et semblablement la vie, en raison de ce qui est ajouté, à savoir le livre, se comprend de la vie créée, qui est appelée vie en second.

 

La figure représente ce dont elle est la figure comme un principe en quelque sorte, étant donné que la figure et l’image se déduisent du modèle comme d’un principe ; mais le livre de vie représente la vie comme dépendante du principe qu’il est lui-même. Or il convient à Dieu d’être le principe du Fils, qui est la figure du Père, mais il ne convient pas à sa vie que quelque chose en soit le principe ; voilà pourquoi il n’en va pas de même de la vie et de la figure.

 

Ce passage du Psaume se comprend du Fils selon la nature humaine.

 

À la fois la cause représente l’effet, et l’effet la cause, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et pour cette raison, Dieu peut être dit le livre de la créature, et vice versa.

 

Le verbe n’est pas signifié comme principe de ce qui est dit par le verbe, comme le livre de vie, tel qu’il est envisagé ici ; il n’en va donc pas de même.

Article 6 : Le livre de vie se dit-il de la vie naturelle dans les créatures ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

De même que la vie glorieuse est représentée dans la connaissance de Dieu, de même aussi la vie naturelle. Or la connaissance de Dieu est appelée livre de vie par rapport à la vie glorieuse. Elle doit donc aussi être appelée livre par rapport à la vie naturelle.

 

La connaissance divine contient tout à la façon de la vie ; car, comme il est dit en Jn 1, 3 « ce qui a été fait était vie en lui ». Le livre de vie doit donc se dire de toutes choses, et surtout des vivants.

 

De même que par la providence l’on est préordonné à la vie glorieuse, de même aussi à la vie naturelle. Or la connaissance de la préordination à la vie glorieuse est appelée livre de vie, comme on l’a déjà dit. La connaissance de la préordination à la vie naturelle est donc aussi appelée livre de vie.

 

Sur ce passage de Apoc. 3, 5 : « je n’effacerai point leurs noms du livre de vie », la Glose dit : « Le livre de vie est la connaissance divine en laquelle tout subsiste. » Le livre de vie se rapporte donc à toutes choses ; et par conséquent, à la vie naturelle aussi.

 

Le livre de vie est une certaine connaissance de la vie glorieuse. Or la vie glorieuse ne peut être connue si l’on ne connaît la vie naturelle. Le livre de vie regarde donc semblablement la vie naturelle.

 

Le nom de vie a été transféré de la vie naturelle à la vie glorieuse. Or une chose se dit plus vraiment de ce qui est dit proprement que de ce qui pris métaphoriquement. Le livre de vie regarde donc plus la vie naturelle que la vie glorieuse.

 

Ce qui est plus permanent et plus commun est plus noble. Or la vie naturelle est plus permanente que la vie de la gloire ou de la grâce ; et semblablement, elle est plus commune, car la vie naturelle accompagne la vie de la grâce et de la gloire, mais ce n’est pas réciproque. La vie naturelle est donc plus noble que la vie de la grâce et de la gloire ; le livre de vie regarde donc plus la vie naturelle que celle de la grâce ou de la gloire.

 

 

En sens contraire :

 

Le livre de vie est en quelque sorte la prédestination, comme le montre saint Augustin. Or la prédestination ne porte pas sur la vie naturelle. Donc le livre de vie non plus.

 

Le livre de vie concerne cette vie qui est donnée immédiatement par Dieu. Or la vie naturelle est donnée par Dieu au moyen des causes naturelles. Le livre de vie ne concerne donc pas la vie naturelle.

 

 

Réponse :

 

Le livre de vie est une certaine connaissance qui dirige dans le don de la vie celui qui la donne, comme on l’a dit. Or, lorsque nous donnons quelque chose, nous n’avons besoin de direction que parce qu’il est nécessaire de distinguer ceux auxquels il faut donner de ceux auxquels il ne faut pas donner. Aussi le livre de vie se rapporte-t-il seulement à cette vie qui est donnée avec élection. Or la vie naturelle, comme les autres biens naturels, est fournie communément à tous, selon la capacité de chacun ; voilà pourquoi le livre de vie ne se rapporte pas à la vie naturelle, mais seulement à cette vie qui, suivant le propos de Dieu qui élit, est donnée à certains et non à d’autres.

 

 

Réponse aux objections :

 

Bien que la vie naturelle soit représentée dans la connaissance de Dieu, comme aussi la vie glorieuse, cependant la connaissance de la vie naturelle n’est pas un livre de vie, comme la connaissance de la vie glorieuse, pour la raison susdite.

 

Le livre de vie n’est pas un livre qui vit ; mais un livre qui concerne la vie à laquelle certains, qui sont inscrits dans le livre, sont préordonnés par élection.

 

La providence de Dieu octroie à quelques-uns la vie comme un dû de leur nature ; mais elle n’octroie la vie glorieuse que par le bon plaisir de sa volonté ; voilà pourquoi elle donne la vie naturelle à tous ceux qui peuvent la recevoir, mais non la vie glorieuse. Et pour cette raison, il n’est pas de livre de la vie naturelle, comme de la vie glorieuse.

 

Cette glose ne doit pas se comprendre comme si tout subsistait, c’est-à-dire était contenu dans le livre de vie ; mais en ce sens que tout ce qui est écrit en lui, subsiste, c’est-à-dire est stable.

 

Le livre de vie n’implique pas seulement une connaissance de la vie glorieuse, mais aussi une certaine élection ; et non une connaissance de la vie naturelle, comme on l’a dit.

 

La vie glorieuse nous est moins connue que la vie naturelle ; voilà pourquoi nous passons de la connaissance de la vie naturelle à celle de la vie glorieuse ; et semblablement, nous nommons la vie glorieuse d’après la vie naturelle, bien que la vie soit davantage dans la vie glorieuse ; de même aussi, nous nommons Dieu d’après ce qui est en nous. Il n’est donc pas nécessaire que le nom de vie soit compris de la vie naturelle, quand il est dit au plein sens du terme.

 

La vie glorieuse est en soi est plus permanente que la vie naturelle, car la vie naturelle est stabilisée par la vie glorieuse ; mais par accident, la vie naturelle est plus permanente que la vie glorieuse ; c’est-à-dire en tant qu’elle est plus proche du vivant, auquel est due selon son essence la vie naturelle et non la vie glorieuse. D’autre part, la vie naturelle est plus commune d’une certaine façon, et d’une autre moins. En effet, une chose est appelée commune de deux façons. D’abord par consécution ou prédication ; c’est-à-dire lorsqu’une chose unique se rencontre en plusieurs sous un même aspect ; et dans ce cas, ce qui est plus commun n’est pas plus noble mais plus imparfait, comme l’animal par rapport à l’homme ; et c’est de cette façon que la vie naturelle est plus commune que la vie glorieuse. Ensuite, par façon de cause, comme la cause qui, demeurant numériquement une, s’étend à plusieurs effets ; et dans ce cas, ce qui est plus commun est plus noble, comme la conservation de la cité par rapport à la conservation de la famille. Mais de cette façon, la vie naturelle n’est pas plus commune que la vie glorieuse.

Article 7 : Le livre de vie, au sens absolu, se dit-il de la vie de la grâce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Ce qui est dans l’effet se trouve plus noblement dans la cause, comme le montre Denys au livre des Noms divins. Or la gloire est l’effet de la grâce. La vie de la grâce est donc plus noble que la vie glorieuse ; le livre de vie regarde donc principalement la vie de la grâce, plutôt que la vie glorieuse.

 

Le livre de vie est une certaine inscription de la prédestination, comme on l’a déjà dit aux articles 1 et 5 de cette question. Or la prédestination est en même temps la préparation de la grâce et de la gloire. Le livre de vie regarde donc lui aussi en même temps l’une et l’autre vie.

 

Par le livre de vie, certains sont désignés comme citoyens de cette cité en laquelle est la vie. Or de même que par la vie glorieuse certains sont faits citoyens de la Jérusalem céleste, de même par la vie de la grâce l’on est fait citoyen de l’Église militante. Le livre de vie regarde donc la vie de la grâce comme la vie glorieuse.

 

Ce qui se dit de plusieurs désigne, si on le dit au sens obvie, ce dont il se dit en premier. Or la vie de la grâce est antérieure à la vie glorieuse. Donc, quand on dit « livre de vie », on le comprend de la vie de la grâce.

 

 

En sens contraire :

 

Celui qui possède la justice présente a de façon absolue la vie de la grâce. Or on ne dit pas de façon absolue qu’il est écrit dans le livre de vie, mais on le dit relativement, à savoir, suivant la justice présente. Le livre de vie ne regarde donc pas la vie de la grâce au sens absolu.

 

La fin est plus noble que les moyens. Or la vie glorieuse est la fin de la grâce. Elle est donc plus noble. La vie, au plein sens du terme, se comprend donc de la vie glorieuse, et par conséquent le livre de vie ne regarde au sens absolu que la vie glorieuse.

 

 

Réponse :

 

Le livre de vie signifie une inscription de quelqu’un pour qu’il obtienne la vie comme une certaine récompense, et comme une possession, car pour de telles choses les hommes ont coutume d’être inscrits. Or « avoir en possession » se dit proprement pour une chose dont on dispose à volonté ; et en cela on ne souffre aucune imperfection. Ainsi le Philosophe dit-il au début de la Métaphysique que la science qui porte sur Dieu n’est pas une possession de l’homme mais de Dieu, car Dieu seul se connaît parfaitement, tandis que l’homme se trouve imparfait à le connaître. Voilà pourquoi l’on aura la vie comme une possession lorsque toute imperfection opposée à la vie sera exclue par la vie. Or c’est ce que fait la vie glorieuse, en laquelle toute mort, et la corporelle et la spirituelle, sera complètement absorbée, au point que même la puissance de mourir ne demeurera point ; mais la vie de la grâce n’a pas cet effet. Et ainsi, le livre de vie regarde au sens absolu non pas la vie de la grâce, mais seulement la vie glorieuse.

 

 

Réponse aux objections :

 

Certaines causes sont plus nobles que les choses dont elles sont causes, ainsi l’efficiente, la forme et la fin ; voilà pourquoi ce qui est en de telles causes est en elles plus noblement qu’en ce dont elles sont causes. Mais la matière est plus imparfaite que ce dont elle est cause ; et c’est pourquoi une chose est moins noblement dans la matière que dans l’objet matériel ; en effet, elle est dans la matière incomplètement et en puissance, et en acte dans l’objet matériel. Or toute disposition qui prépare le sujet à recevoir quelque perfection se ramène à la cause matérielle ; et c’est de cette façon que la grâce est la cause de la gloire ; voilà pourquoi la vie est plus noblement dans la gloire que dans la grâce.

 

La prédestination ne regarde la grâce que dans la mesure où elle est ordonnée à la gloire ; aussi être prédestiné ne convient-il qu’à ceux qui ont la grâce finale, que suit la gloire.

 

Bien que ceux qui ont la vie de la grâce soient des citoyens de l’Église militante, cependant l’état de l’Église militante n’est pas un état en lequel on ait pleinement la vie, puisque l’on reste en puissance à mourir ; voilà pourquoi le livre de vie ne s’y rapporte pas.

 

Bien que la vie de la grâce soit antérieure à la vie glorieuse dans la voie de génération, cependant la vie glorieuse est antérieure suivant la voie de perfection, comme la fin est antérieure aux moyens.

Article 8 : Peut-on parler de livre de mort comme on parle du livre de vie ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Sur ce passage de Lc 10, 20 : « réjouissez-vous de ce que vos noms etc. », la Glose dit  : « Si quelqu’un a fait des actions soit célestes soit terrestres, par elles il est éternellement fixé dans la mémoire de Dieu comme s’il était noté par des lettres. » Or de même que par les œuvres célestes, qui sont les œuvres de la justice, l’on est ordonné à la vie, de même par les œuvres terrestres, qui sont les œuvres du péché, l’on est ordonné à la mort. Donc, comme il y a en Dieu une inscription ordonnée à la vie, ainsi y a-t-il une inscription ordonnée à la mort ; donc, de même qu’en Dieu l’on parle de livre de vie, ainsi doit-on parler en lui de livre de mort.

 

Si l’on pose le livre de vie, c’est parce que Dieu possède en lui l’inscription de ceux qu’il a préparés pour les récompenses éternelles, à la ressemblance de l’inscription que le prince terrestre possède de ceux qu’il a déterminés pour des dignités. Or de même que le prince de la cité possède l’inscription des dignités et des récompenses, de même aussi celle des peines et des supplices. Donc semblablement, l’on doit aussi poser en Dieu un livre de mort.

 

De même que Dieu connaît sa prédestination, par laquelle il en a préparé certains pour la vie, de même il connaît sa réprobation, par laquelle il en prépare pour la mort. Or la connaissance même que Dieu a de sa prédestination est appelée livre de vie, comme on l’a dit à l’article 4 de cette question. La connaissance de la réprobation doit donc aussi être appelée livre de mort.

 

 

En sens contraire :

 

Selon Denys au début du livre des Noms divins, on ne doit oser dire quelque chose sur Dieu qu’en s’appuyant sur l’autorité de la Sainte Écriture. Or le livre de mort ne se trouve pas mentionné dans l’Écriture comme le livre de vie. Nous ne devons donc pas poser un livre de mort.

 

 

Réponse :

 

De ce qui est mis par écrit dans un livre, l’on a une connaissance privilégiée par rapport aux autres choses ; et c’est pourquoi le livre doit se rapporter aux choses dont Dieu a une connaissance plus spéciale, parmi les autres qu’il connaît. Or il y a en Dieu une double connaissance : celle de simple notion et celle d’approbation. La science de simple notion est commune à toutes choses, biens et maux ; mais la science d’approbation porte seulement sur les biens : voilà pourquoi les biens ont en Dieu une connaissance privilégiée par rapport aux autres choses, et pour cette raison on les dit inscrits dans un livre ; mais ce n’est pas le cas des maux. Aussi ne parle-t-on pas de livre de mort comme on parle de livre de vie.

 

 

Réponse aux objections :

 

Certains exposent les œuvres célestes comme s’agissant des œuvres de la vie contemplative, tandis que les œuvres terrestres seraient les œuvres de la vie active. Or par les unes et les autres on est inscrit pour la vie, non pour la mort ; et ainsi, l’une et l’autre inscription appartient au livre de vie, et aucune des deux au livre de mort. D’autres, par contre, entendent par les œuvres terrestres les œuvres du péché, par lesquelles, bien que de soi elles nous ordonnent à la mort, l’on est cependant ordonné à la vie par accident, en tant qu’après le péché on se relève plus circonspect et plus humble. Ou bien l’on peut répondre, et c’est mieux, que lorsque l’on dit qu’une chose est connue par un autre, cela peut s’entendre de deux façons. D’abord de telle sorte que la préposition désigne la cause de la connaissance du côté de celui qui connaît, et l’on ne peut comprendre ainsi dans le cas présent, car les œuvres que quelqu’un fait, bonnes ou mauvaises, ne sont la cause ni de la divine prescience ou de la prédestination, ni de la réprobation éternelle. Ensuite de telle sorte qu’elle désigne la cause du côté de l’objet connu, et c’est ainsi que l’on comprend dans le cas présent. En effet, l’on dit que quelqu’un est noté dans la mémoire de Dieu par les œuvres qu’il a faites, non que de telles œuvres soient la cause pour laquelle Dieu connaîtrait, mais parce que Dieu sait qu’en raison de telles œuvres l’on est destiné à avoir la mort ou la vie. Il est donc clair que cette glose ne parle pas de l’inscription qui appartient au livre de vie, et qui est du côté de Dieu.

 

On inscrit des choses dans un livre afin qu’elles demeurent perpétuellement dans la connaissance. Or ceux qui sont punis sont bannis de la connaissance des hommes par les peines elles-mêmes ; voilà pourquoi ils ne sont pas inscrits, si ce n’est peut-être pour un temps, jusqu’à ce que la peine leur soit infligée. Mais ceux qui sont assignés aux dignités et aux récompenses sont inscrits au plein sens du terme, afin qu’ils soient gardés en perpétuelle mémoire.

 

Dieu n’a pas une connaissance privilégiée des réprouvés, comme des prédestinés ; il n’en va donc pas de même.

Question 9 : [La communication de la science des anges par des illuminations et des paroles.]

 

Article 1 : Un ange en éclaire-t-il un autre ?

Article 2 : Un ange inférieur est-il toujours éclairé par un supérieur ?

Article 3 : Un ange, lorsqu’il en éclaire un autre, le purifie-t-il ?

Article 4 : Un ange parle-t-il à un autre ange ?

Article 5 : Les anges inférieurs parlent-ils aux supérieurs ?

Article 6 : Une distance locale déterminée est-elle requise pour qu’un ange parle à un autre ange ?

Article 7 : Un ange peut-il parler à un autre ange de telle façon que les autres ne perçoivent pas ce qu’il dit ?

 

 

Article 1 : Un ange en éclaire-t-il un autre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Augustin, Dieu seul peut former l’esprit. Or l’illumination de l’ange est une certaine formation de l’esprit éclairé, donc Dieu seul peut éclairer l’ange.

 

Parmi les anges, il n’y a d’autre lumière que celle de la grâce et celle de la nature. Or un ange n’en éclaire pas un autre par la lumière de la nature, car chacun tient immédiatement de Dieu ses principes naturels ; ni, de même, par la lumière de la grâce, qui provient immédiatement de Dieu seul. Un ange ne peut donc pas en éclairer un autre.

 

L’esprit est à la lumière spirituelle ce que le corps est à la lumière corporelle. Or le corps éclairé par une lumière surabondante n’est pas éclairé en même temps par une moindre lumière ; ainsi l’air éclairé par la lumière du soleil ne l’est pas en même temps par la lune. Puis donc que la lumière spirituelle de Dieu dépasse n’importe quelle lumière créée plus que la lumière du soleil ne dépasse celle d’une bougie ou d’une étoile, il semble que, tous les anges étant éclairés par Dieu, l’un ne soit pas éclairé par l’autre.

 

Si un ange en éclaire un autre, cela se fait soit par un médium, soit sans médium. Or ce n’est pas sans médium, car alors il serait nécessaire qu’un ange soit uni par lui-même à l’autre ange éclairé, ce qui est impossible puisque Dieu seul pénètre les esprits. Ni, de même, par un médium : en effet, ce n’est pas par un médium corporel, puisqu’il ne peut recevoir la lumière spirituelle ; ni par un spirituel, car on ne peut poser d’autre médium spirituel que l’ange, et alors, ou bien il y aurait une infinité de médiums, auquel cas aucune illumination ne pourrait s’ensuivre, puisqu’il est impossible de franchir une infinité ; ou bien l’on arriverait à ce qu’un ange en éclaire un autre immédiatement, mais on en a montré l’impossibilité. Il est donc impossible qu’un ange en éclaire un autre.

 

Si un ange en éclaire un autre, cela vient soit de ce qu’il lui transmet sa propre lumière, soit de ce qu’il lui donne quelque autre lumière. Or ce n’est pas de la première façon, car ainsi une seule et même lumière serait dans les différents anges éclairés. Ni de la seconde, car il serait alors nécessaire que cette lumière soit faite par l’ange supérieur, avec cette conséquence que l’ange serait le créateur de cette lumière, puisque cette lumière n’est pas faite de matière. Il semble donc qu’un ange n’en éclaire pas un autre.

 

Si un ange est éclairé par un autre, il est nécessaire que l’ange éclairé soit amené de la puissance à l’acte, car être éclairé est un certain devenir. Or chaque fois qu’une chose est amenée de la puissance à l’acte, il est nécessaire que quelque chose en elle soit corrompu. Puis donc que rien ne se corrompt parmi les anges, il semble que l’un ne soit pas éclairé par l’autre.

 

 Si l’un est éclairé par l’autre, la lumière que l’un transmet à l’autre est soit une substance, soit un accident. Or elle ne peut être une substance, car la forme substantielle surajoutée fait changer l’espèce, comme l’unité l’espèce du nombre, ainsi qu’il est dit au huitième livre de la Métaphysique ; et dans ce cas il s’ensuivrait que l’ange, par l’illumination, changerait d’espèce. Semblablement, elle ne peut être un accident, car l’accident ne s’étend pas au-delà du sujet. Un ange n’en éclaire donc pas un autre.

 

Si notre vision tant corporelle que spirituelle a besoin de lumière, c’est afin que par celle-ci son objet, qui est intelligible et visible en puissance, devienne intelligible et visible en acte. Or l’objet de la connaissance angélique est l’intelligible en acte, qui est l’essence divine elle-même, ou les espèces concréées. Ils n’ont donc pas besoin de lumière intelligible pour connaître.

 

 Si l’un éclaire l’autre, c’est soit relativement à la connaissance naturelle, soit relativement à la connaissance de la grâce. Or ce n’est pas relativement à la connaissance naturelle, car tant pour les êtres supérieurs que pour les inférieurs, la connaissance naturelle est accomplie par des formes innées. Ni, de même, quant à la connaissance de la grâce par laquelle ils connaissent les réalités dans le Verbe, car tous les anges voient le Verbe immédiatement. L’un n’éclaire donc pas l’autre.

 

10° Pour la connaissance intellectuelle ne sont requises que la forme intelligible et la lumière intelligible. Or un ange ne transmet à l’autre ni les formes intelligibles, qui sont concréées, ni la lumière intelligible, puisque chacun est éclairé par Dieu, suivant Job 25, 3 : « Peut-on compter le nombre de ses soldats ? Et sur qui sa lumière ne se lève-t-elle point ? » L’un n’éclaire donc pas l’autre.

 

11° L’illumination est ordonnée à l’expulsion des ténèbres. Or il n’y a point de ténèbres ou d’obscurité dans la connaissance des anges ; c’est pourquoi à propos de 2 Cor. 12, la Glose dit que « dans la région des intelligibles » qui est manifestement la région des anges, « sans aucune imagination du corps, l’esprit voit la vérité transparente, que n’obscurcissent point les nuées des opinions fausses ». Un ange n’est donc pas éclairé par un autre.

 

12° L’intelligence angélique est plus noble que l’intellect agent de notre âme. Or l’intellect agent de notre âme n’est jamais éclairé, mais il éclaire seulement. Donc les anges non plus ne sont pas éclairés.

 

13° En Apoc. 21, 23, il est dit que « la cité (des bienheureux) n’a pas besoin du soleil ni de la lune, car c’est la lumière de Dieu qui l’éclairera » ; ce que la Glose expose ainsi : « le soleil et la lune, les docteurs grands et petits ». Puis donc que l’ange est déjà citoyen de cette cité, il n’est éclairé que par Dieu seul.

 

14° Si un ange en éclaire un autre, cela se fait par une abondance de lumière soit naturelle, soit gratuite. Or ce n’est pas par une abondance de lumière naturelle, car, l’ange qui tomba étant parmi les plus élevés, il eut les plus excellents dons naturels, qui demeurent entiers en lui, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins, et de la sorte le démon éclairerait l’ange, ce qui est absurde. Ni, de même, par une abondance de lumière de grâce, car un homme dans l’état de voie a plus de grâce que les anges inférieurs, puisque par la puissance de la grâce certains hommes sont transférés à l’ordre des anges supérieurs ; et dans ce cas, l’homme vivant dans l’état de voie éclairerait l’ange, ce qui est absurde. Un ange n’en éclaire pas donc un autre.

 

15° Denys dit au septième chapitre de la Hiérarchie céleste que « l’illumination est une assomption de la science divine ». Or seule peut être appelée divine la science qui porte sur Dieu ou concerne les réalités divines. Et de l’une et l’autre façon, l’ange n’assume la science divine qu’en provenance de Dieu. Un ange n’en n’éclaire donc pas un autre.

 

16° Puisque la puissance de l’intelligence angélique est entièrement déterminée par les formes innées, celles-ci suffisent pour connaître tout ce que l’ange peut connaître. Il n’est donc pas nécessaire pour qu’il connaisse quelque chose qu’il soit éclairé par un ange supérieur.

 

17° Tous les anges diffèrent entre eux par l’espèce ; ou du moins ceux qui sont d’ordres différents. Or rien n’est éclairé par une lumière d’une autre espèce ; ainsi la réalité corporelle n’est pas éclairée par la lumière spirituelle. Un ange n’est donc pas éclairé par un autre.

 

18° La lumière de l’intelligence angélique est plus parfaite que la lumière de notre intellect agent. Or la lumière de notre intellect agent suffit pour toutes les espèces que nous recevons des sens. La lumière de l’intelligence angélique suffit donc aussi pour toutes les espèces innées ; et de la sorte, il n’est pas nécessaire de surajouter une autre lumière.

 

En sens contraire :

 

Denys dit au troisième chapitre de la Hiérarchie céleste que l’ordre de la hiérarchie est que ceux-ci soient éclairés et que ceux-là éclairent ; donc, etc.

 

De même qu’il y a un ordre parmi les hommes, de même il y a un ordre parmi les anges, comme le montre clairement Denys. Or parmi les hommes, les supérieurs éclairent les inférieurs, comme il est dit en Éph. 3, 8-9 : « J’ai donc reçu, moi qui suis le plus petit d’entre tous les saints, cette grâce […] d’éclairer tous les hommes, etc. » Donc les anges supérieurs éclairent les inférieurs.

 

La lumière spirituelle est plus efficace que la lumière corporelle. Or les corps supérieurs éclairent les inférieurs. Les anges supérieurs éclairent donc aussi les inférieurs.

 

Réponse :

 

Il nous est nécessaire de parler de la lumière intellectuelle à la ressemblance de la lumière corporelle. Or la lumière corporelle est le médium par lequel nous voyons ; et elle sert à nos yeux de deux façons : d’abord en ce que par elle devient pour nous actuellement visible ce qui était visible en puissance ; ensuite en ce que, par la nature de la lumière, les yeux sont eux-mêmes renforcés pour voir ; voilà pourquoi il est nécessaire qu’il y ait de la lumière dans la composition de l’organe.

 

Et par conséquent, la lumière intellectuelle peut être appelée la vigueur même de l’intelligence pour penser, ou encore ce par quoi une chose nous devient connue. Ainsi, quelqu’un peut être éclairé par un autre sous deux aspects : en ce que son intelligence est renforcée pour connaître des choses, et en ce que l’intelligence est guidée d’une connaissance vers une autre. Et ces deux aspects sont unis dans l’intelligence, comme cela est clair lorsque l’intelligence de quelqu’un, par un médium qu’il conçoit en esprit, est renforcée pour voir d’autres choses qu’elle ne pouvait pas voir auparavant. Donc, on dit qu’une intelligence est éclairée par une autre lorsque lui est transmis un médium de connaissance, par lequel l’intelligence renforcée a pouvoir sur des objets de connaissance sur lesquels elle n’avait pas de pouvoir auparavant.

 

Et parmi nous, cela se produit de deux façons. D’abord par le discours ; comme lorsque l’enseignant transmet au disciple par sa parole quelque médium par lequel son intelligence est renforcée pour comprendre des choses qu’il ne pouvait pas comprendre auparavant. Et dans ce cas, l’on dit que le maître éclaire le disciple. Ensuite, lorsque l’on propose à quelqu’un un signe sensible par lequel il peut être guidé vers la connaissance de quelque intelligible. Et ainsi, l’on dit que le prêtre éclaire le peuple, selon Denys, pour autant qu’il livre et montre au peuple les sacrements, qui sont des guides dans les intelligibles divins.

 

Mais les anges n’arrivent point à la connaissance des choses divines par des signes sensibles, et ils ne reçoivent pas les médiums intelligibles avec variété et processus discursif, comme nous les recevons, mais immatériellement. Et c’est ce que dit Denys au septième chapitre de la Hiérarchie céleste, montrant comment les anges supérieurs peuvent être éclairés : « Les premières essences angéliques sont contemplatives, non qu’elles perçoivent les choses intellectuelles au moyen de symboles sensibles, ni que le spectacle de diverses et pieuses images les élève à Dieu ; mais elles sont inondées d’une lumière qui surpasse toute connaissance spirituelle. » Donc l’illumination de l’ange par l’ange n’est autre que le renforcement de l’intelligence de l’ange inférieur par une chose vue dans le supérieur, pour en connaître d’autres. Et voici comment cela peut se faire. De même que, parmi les corps, les supérieurs sont comme des actes relativement aux inférieurs, tel le feu relativement à l’air, de même aussi les esprits supérieurs sont comme des actes relativement aux inférieurs. Or toute puissance est renforcée et perfectionnée par l’union à son acte ; et ainsi, les corps inférieurs sont conservés dans les supérieurs, qui sont leur lieu ; voilà pourquoi les anges inférieurs sont eux aussi renforcés par leur union aux supérieurs, union qui se fait par le regard de l’intelligence ; et c’est pourquoi l’on dit qu’ils sont éclairés par eux.

 

Réponse aux objections :

 

Saint Augustin parle de la formation ultime, dans laquelle l’esprit est formé par la grâce, qui provient immédiatement de Dieu.

 

L’ange qui éclaire ne produit pas une nouvelle lumière de la grâce ou de la nature, sinon comme participée. En effet, puisque tout ce qui est pensé est connu par la puissance de la lumière intellectuelle, l’objet même qui est connu inclut comme tel en soi la lumière intellectuelle comme participée, et c’est par la puissance de celle-ci qu’il lui revient de renforcer l’intelligence, comme on le voit clairement lorsque le maître transmet au disciple le médium de quelque démonstration, en lequel la lumière de l’intellect agent est participée comme dans un instrument. Car les premiers principes sont comme des instruments de l’intellect agent, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme ; et semblablement aussi, tous les principes seconds qui contiennent les médiums propres des démonstrations. Ainsi, parce que l’ange supérieur manifeste l’objet connu de lui à un autre ange, l’intelligence de ce dernier est renforcée pour connaître des choses qu’il ne connaissait pas auparavant ; et de la sorte, il ne se produit pas en l’ange éclairé une nouvelle lumière de la nature ou de la grâce, mais la lumière qui était déjà en lui est renforcée par la lumière contenue dans l’objet perçu par l’ange supérieur.

 

Il n’en va pas de même de la lumière corporelle et de la spirituelle. En effet, n’importe quel corps peut indifféremment être éclairé par n’importe quelle lumière corporelle ; et la raison en est que toute lumière corporelle est indifférente aux formes visibles. Mais n’importe quel esprit ne peut indifféremment être éclairé par n’importe quelle lumière, car toute lumière ne contient pas indifféremment toutes les formes intelligibles ; en effet, la lumière suprême contient les formes intelligibles les plus universelles. Voilà pourquoi, puisque l’intelligence inférieure est proportionnée pour recevoir la connaissance par des formes plus particulières, il ne lui suffit pas d’être éclairée par une lumière supérieure, mais il est nécessaire qu’elle soit éclairée par une lumière inférieure pour être amenée à la connaissance des réalités, comme cela est clair parmi nous. En effet, le philosophe premier a connaissance de toutes les réalités dans les principes universels. Le médecin, lui, considère les réalités surtout dans le particulier : c’est pourquoi il reçoit immédiatement les principes non du philosophe premier, mais du physicien, qui a des principes plus contractés que le philosophe premier. Mais le physicien, dont la considération est plus universelle que celle du médecin, peut recevoir immédiatement du philosophe premier les principes de sa considération. Ainsi, puisque dans la lumière de l’intelligence divine les raisons des réalités sont suprêmement unies comme en un principe unique tout à fait universel, les anges inférieurs ne sont pas proportionnés à recevoir la connaissance par cette seule lumière, à moins que ne lui soit adjointe la lumière des anges supérieurs, en qui les formes intelligibles sont contractées.

 

Un ange en éclaire un autre parfois par un médium, et parfois sans médium. Par un médium (spirituel, cependant), comme lorsque l’ange supérieur éclaire un ange intermédiaire et que celui-ci éclaire un ange plus bas par la puissance de la lumière de l’ange supérieur. Sans médium, comme lorsque l’ange supérieur éclaire l’ange existant immédiatement au-dessous de lui. Et il n’est pas nécessaire que l’éclairant soit uni à l’éclairé comme s’il pénétrait dans son esprit, mais ils sont comme unis entre eux par ceci que l’un regarde l’autre.

 

Le même médium, numériquement unique, qui est connu par l’ange supérieur, est connu par l’inférieur ; mais la connaissance qu’en a l’ange supérieur est autre que celle de l’ange inférieur : et ainsi, la lumière est en quelque sorte identique, et en quelque sorte différente. Et de ce qu’elle est différente il ne s’ensuit pas qu’elle soit créée par l’ange supérieur : car les réalités non subsistantes par elles-mêmes ne deviennent pas à proprement parler, de même qu’elles ne sont pas par soi ; ainsi, ce n’est pas la couleur qui devient, mais le coloré, comme il est dit au septième livre de la Métaphysique. Ce n’est donc pas la lumière même de l’ange qui devient, mais c’est l’objet éclairé lui-même qui, de potentiellement éclairé, devient actuellement éclairé.

 

De même que dans l’illumination corporelle aucune forme n’est ôtée, mais seulement la privation de lumière que sont les ténèbres, de même aussi dans l’illumination spirituelle : il n’est donc pas nécessaire qu’il y ait là une corruption, mais seulement l’enlèvement d’une négation.

 

Cette lumière de l’ange par laquelle on le dit éclairé, n’est pas la perfection essentielle de l’ange lui-même, mais une perfection seconde qui se ramène à un genre accidentel : et il ne s’ensuit pas que l’accident s’étende au-delà du sujet, car la connaissance par laquelle l’ange supérieur est éclairé n’est pas numériquement identique dans l’ange inférieur ; mais elle l’est en espèce et en nature, en tant qu’elle appartient au même, comme aussi une lumière identique en espèce, non numériquement, est dans l’air éclairé et le soleil éclairant.

 

Une chose qui était auparavant intelligible en puissance devient, par la lumière, intelligible actuellement ; mais cela est possible de deux façons. D’abord en sorte que ce qui est en soi intelligible en puissance devienne intelligible actuellement, comme cela se produit parmi nous. Et dans ce cas, l’intelligence angélique n’a pas besoin de lumière, puisqu’elle n’abstrait pas l’espèce des phantasmes. Ensuite de telle sorte que ce qui est intelligible en puissance pour quelque être intelligent devienne pour lui intelligible actuellement, comme les substances supérieures deviennent pour nous intelligibles en acte grâce aux médiums par lesquels nous arrivons à les connaître. Et de cette façon l’intelligence de l’ange a besoin de lumière pour être guidée vers la connaissance actuelle des choses qu’elle est en puissance de connaître.

 

L’illumination par laquelle un ange en éclaire un autre ne concerne pas les choses qui appartiennent à la connaissance naturelle des anges, car tous ont ainsi dès le début de leur création une connaissance naturelle parfaite ; à moins peut-être que nous posions que les anges supérieurs sont la cause des inférieurs, ce qui est contre la foi. Mais cette connaissance concerne les choses qui sont révélées aux anges et dépassent leur connaissance naturelle ; comme les mystères divins ayant trait à l’Église supérieure ou inférieure. Voilà pourquoi Denys pose une action hiérarchique. Et bien que tous voient le Verbe, il ne s’ensuit pas que tout ce que les anges supérieurs voient dans le Verbe, les inférieurs le voient aussi.

 

10° Lorsqu’un ange est éclairé par un autre, de nouvelles espèces ne lui sont pas infusées, mais, à partir des mêmes espèces qu’il avait auparavant, son intelligence renforcée par la lumière supérieure devient, de la façon déjà mentionnée, apte à connaître plus de choses : comme notre intelligence renforcée par la lumière divine ou angélique peut, à partir des mêmes phantasmes, parvenir à la connaissance de plus de choses qu’elle ne le pourrait par elle-même.

 

11° Bien qu’il n’y ait dans les anges aucune obscurité source d’erreur, il y a cependant en eux la nescience de certaines choses qui dépassent leur connaissance naturelle ; et c’est pourquoi ils ont besoin d’être éclairés.

 

12° Aucune réalité, si matérielle soit-elle, ne reçoit quelque chose par ce qui en elle est formel, mais seulement par ce qui en elle est matériel ; ainsi, notre âme ne reçoit pas l’illumination quant à son intellect agent, mais quant à son intellect possible — comme aussi les réalités corporelles ne reçoivent pas d’impression du côté de la forme, mais du côté de la matière — et cependant, notre intellect possible est plus simple qu’une forme matérielle. Ainsi également, l’intelligence de l’ange est éclairée quant à ce qu’elle a de potentialité, bien qu’elle soit elle-même plus noble que notre intellect agent, qui n’est pas éclairé.

 

13° Cette citation doit être entendue des choses qui appartiennent à la connaissance de la béatitude, pour lesquelles tous les anges sont immédiatement éclairés par Dieu.

 

14° Cette illumination dont nous parlons se fait par la lumière de la grâce qui perfectionne la lumière de la nature. Et il ne s’ensuit pas que l’homme dans l’état de voie puisse éclairer l’ange : en effet, il n’a pas une grâce plus grande en acte, mais seulement virtuellement ; car il a la grâce par laquelle il peut mériter un état plus parfait ; comme aussi le poulain qui vient de naître est virtuellement plus grand que l’âne, mais moins grand en quantité actuelle.

 

15° Lorsque l’on dit que l’illumination est une assomption de science divine, la science est appelée divine parce qu’elle tire son origine de l’illumination divine.

 

16° Les formes innées suffisent pour connaître toutes les choses qui sont connues de l’ange par la connaissance naturelle ; mais pour celles qui sont au-dessus de la connaissance naturelle, ils ont besoin d’une lumière plus haute.

 

17° Parmi les anges d’espèces différentes, il n’est pas nécessaire qu’il y ait une lumière intelligible qui diffère par l’espèce ; de même aussi, dans les corps différant par l’espèce, la couleur est spécifiquement identique. Et cela est surtout vrai de la lumière de la grâce, qui est aussi spécifiquement la même parmi les hommes et parmi les anges.

 

18° La lumière de l’intellect agent suffit en nous pour les choses qui appartiennent à la connaissance naturelle ; mais pour les autres choses, une lumière plus haute est requise, comme celle de la foi ou de la prophétie.

Article 2 : Un ange inférieur est-il toujours éclairé par un supérieur, ou parfois immédiatement par Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit immédiatement par Dieu.

 

L’ange inférieur est en puissance à la grâce par sa volonté et à l’illumination par son intelligence. Or il reçoit de Dieu autant de grâce qu’il en est capable. Il reçoit donc de Dieu autant d’illumination qu’il en est capable ; et ainsi, il est éclairé immédiatement par Dieu, non par un ange intermédiaire.

 

De même que les supérieurs sont des médiums entre Dieu et les anges inférieurs, de même les inférieurs sont des médiums entre les anges supérieurs et nous. Or les anges supérieurs nous éclairent parfois immédiatement, comme le séraphin éclaira Isaïe, cela est montré en Is. 6, 6. Donc parfois aussi, les anges inférieurs sont éclairés immédiatement par Dieu.

 

De même qu’il y a un certain ordre déterminé parmi les substances spirituelles, de même aussi parmi les substances corporelles. Or la puissance divine opère parfois dans les réalités corporelles en laissant de côté les causes intermédiaires ; par exemple, lorsqu’elle ressuscite un mort sans la coopération du corps céleste. Donc parfois aussi, elle éclaire les anges inférieurs sans le ministère des supérieurs.

 

« Tout ce que peut une puissance inférieure, une supérieure le peut aussi. » Si donc l’ange supérieur peut éclairer l’ange inférieur, à bien plus forte raison Dieu peut-il l’éclairer immédiatement ; et ainsi, il n’est pas nécessaire que les illuminations divines soient toujours apportées aux inférieurs par les supérieurs.

 

 

En sens contraire :

 

Denys dit que c’est une loi immuablement établie par la divinité, que les êtres inférieurs soient ramenés vers Dieu par le moyen des supérieurs. Les inférieurs ne sont donc jamais éclairés immédiatement par Dieu.

 

De même que les anges sont par nature supérieurs aux corps, de même les anges supérieurs dépassent les inférieurs. Or rien n’est fait par Dieu dans les réalités corporelles sans le ministère des anges, pour ce qui concerne leur gouvernement ; cela est clairement montré par saint Augustin au troisième livre sur la Trinité. Dieu ne fait donc rien non plus parmi les anges inférieurs sinon par l’intermédiaire des supérieurs.

 

Les corps inférieurs ne sont mus par les corps supérieurs que grâce à des intermédiaires ; ainsi la terre est-elle mue par le ciel au moyen de l’air. Or un ordre semblable règne parmi les corps et les esprits. Donc l’esprit suprême, lui aussi, n’éclaire les inférieurs que par des intermédiaires.

 

 

Réponse :

 

C’est un effet de la bonté de Dieu qu’il communique de sa perfection aux créatures suivant leur mesure ; et c’est pourquoi il leur communique de sa bonté non seulement de façon qu’elles soient en elles-mêmes des choses bonnes et parfaites, mais aussi de façon qu’elles donnent à d’autres la perfection, en coopérant à Dieu d’une certaine façon. Et telle est la plus noble façon d’imiter Dieu ; voilà pourquoi Denys dit au troisième chapitre de la Hiérarchie céleste que « se rendre les coopérateurs de Dieu est plus sublime que tout » ; et de là vient cet ordre qui règne parmi les anges, suivant lequel certains en éclairent d’autres.

 

Mais les avis sont diversement partagés sur cet ordre. Certains en effet, estiment que cet ordre est si fermement établi que rien ne survient jamais en dehors de lui, mais qu’il est conservé toujours et en tout. D’autres, par contre, pensent que cet ordre est établi de telle sorte que, selon cet ordre, il se produit fréquemment, mais parfois par des causes nécessaires, qu’il soit mis de côté ; de même aussi le cours de la nature est parfois changé par la providence divine lorsque surgit quelque nouvelle cause, comme cela est clair dans le cas des miracles. Mais la première opinion semble plus raisonnable, pour trois motifs. D’abord, puisqu’il appartient à la dignité des anges supérieurs que les inférieurs soient éclairés par eux, ce serait une dérogation à leur dignité s’ils étaient quelquefois éclairés en dehors d’eux. Ensuite, plus des choses sont proches de Dieu, qui est souverainement immuable, plus elles doivent être immuables ; c’est pourquoi les corps inférieurs, qui sont très éloignés de Dieu, dévient parfois du cours naturel, tandis que les corps célestes gardent toujours le mouvement naturel. Il ne semble donc pas raisonnable que l’ordre des esprits célestes, qui sont très proches de Dieu, soit parfois changé. Enfin, parmi les réalités qui appartiennent à l’état de nature, il ne se fait de changement, par la puissance divine, que pour quelque chose de meilleur, c’est-à-dire pour quelque chose qui regarde la grâce ou la gloire. Or il n’est pas d’état plus élevé que l’état de gloire, en lequel on repère les ordres des anges. Il ne semble donc pas raisonnable que les choses qui regardent les ordres des anges soient quelquefois changées.

 

 

Réponse aux objections :

 

Dieu donne aux anges aussi bien la grâce que l’illumination suivant leur capacité, avec cependant cette différence que la grâce, qui regarde la volonté, est donnée immédiatement à tous par Dieu, étant donné qu’il n’y a pas d’ordre parmi leurs volontés pour que l’un puisse imprimer en l’autre ; tandis que l’illumination descend de Dieu vers les derniers par les premiers et les intermédiaires.

 

Au treizième chapitre de la Hiérarchie céleste, Denys résout le problème de deux façons. D’abord, en disant que cet ange qui fut envoyé pour purifier les lèvres du prophète, bien qu’il fût parmi les inférieurs, fut cependant appelé équivoquement « séraphin » parce qu’il purifia en brûlant, au moyen du charbon en feu qu’il avait pris de l’autel avec des pinces ; en effet, « séraphin » signifie ardent ou brûlant. Voici l’autre solution : il dit que cet ange d’un ordre inférieur, qui purifia les lèvres du prophète, ne voulait pas le ramener à lui-même, mais à Dieu et à l’ange supérieur, car il agissait par leur puissance à tous les deux : c’est pourquoi il lui montra Dieu et l’ange supérieur ; de même aussi, l’on dit que l’évêque absout quelqu’un lorsque le prêtre absout par son autorité. Et ainsi, il n’est pas nécessaire que le séraphin soit nommé équivoquement, ni que le séraphin ait éclairé le prophète immédiatement.

 

Le cours naturel est surpassé par quelque état plus noble, à cause duquel il est digne qu’il soit parfois changé ; mais rien n’est plus noble que l’état de gloire ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

Ce n’est pas à cause de l’impuissance de Dieu ou des anges supérieurs que les inférieurs sont éclairés par Dieu et les premiers anges au moyen d’intermédiaires ; mais c’est pour que soient conservées la dignité et la perfection de tous ; et c’est le cas lorsque plusieurs coopèrent avec Dieu à la même chose.

Article 3 : Un ange, lorsqu’il en éclaire un autre, le purifie-t-il ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La purification s’entend de l’impureté. Or il n’y a pas d’impureté dans les anges. L’un ne peut donc pas purifier l’autre.

 

[Le répondant] disait que cette purification ne s’entend pas du péché mais de l’ignorance ou de la nescience. En sens contraire : puisque cette ignorance ne peut, dans les anges bienheureux, provenir du péché, car aucun péché ne fut en eux, elle ne proviendra que de la nature. Or les choses qui sont naturelles ne sont pas enlevées tant que la nature demeure. L’ange ne peut donc être purifié de l’ignorance.

 

L’illumination chasse les ténèbres. Or l’on ne peut concevoir dans les anges d’autres ténèbres que celles de l’ignorance ou de la nescience. Si donc la nescience est ôtée par la purification, alors la purification et l’illumination seront identiques et ne doivent pas être distinguées.

 

[Le répondant] disait que l’illumination regarde le terme d’arrivée tandis que la purification regarde le terme de départ. En sens contraire : en aucun médium l’on ne doit trouver un troisième terme en plus du terme de départ et du terme d’arrivée. Si donc ces deux actions hiérarchiques que sont la purification et l’illumination se distinguent en fonction des termes de départ et d’arrivée, on ne devra point poser une troisième action ; ce qui s’oppose à Denys, qui pose en troisième lieu le perfectionnement.

 

Aussi longtemps qu’une chose est en état de progression, elle n’est pas encore parfaite. Or la connaissance des anges croît en quelque sorte jusqu’au jour du jugement, comme dit le Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 11. Donc maintenant, l’un ne peut perfectionner l’autre.

 

De même que l’illumination est la cause de la purification, de même elle est la cause du perfectionnement. Or la cause est antérieure à l’effet. Donc, de même que l’illumination précède le perfectionnement, de même elle précède la purification, s’il s’agit d’une purification de la nescience.

 

 

En sens contraire :

 

Voici comment Denys distingue et ordonne de telles actions au troisième chapitre de la Hiérarchie céleste : « L’ordre hiérarchique est que les uns soient purifiés et que les autres purifient ; que les uns soient éclairés et que les autres éclairent ; que les uns soient perfectionnés et que les autres perfectionnent. »

 

 

Réponse :

 

Ces trois actions opérées parmi les anges ne concernent que la réception de la connaissance ; aussi Denys dit-il au septième chapitre de la Hiérarchie céleste que la purification, l’illumination et le perfectionnement sont une assomption de la science divine. Mais voici comment doit être envisagée leur distinction.

 

En n’importe quelle génération ou mutation, l’on doit trouver deux termes : le terme de départ et le terme d’arrivée. Or l’un et l’autre se trouvent différemment en divers sujets. En certains, en effet, le terme de départ est quelque chose de contraire à la perfection à acquérir ; comme la noirceur est contraire à la blancheur, qui est acquise par le blanchissement. Quelquefois, par contre, la perfection à acquérir n’a pas directement de contraire, mais il y a déjà dans le sujet des dispositions qui sont contraires aux dispositions qui ordonnent à l’introduction de la perfection, comme cela est clair pour l’animation du corps. Parfois enfin, rien n’est présupposé si ce n’est la privation ou la négation de la forme qui doit être introduite ; comme dans l’illumination de l’air les ténèbres viennent avant, et sont éloignées par la présence de la lumière. De même aussi le terme d’arrivée est parfois unique, comme dans le blanchissement le terme d’arrivée est la blancheur ; et parfois il y a deux termes d’arrivée, dont l’un est ordonné à l’autre, comme on le voit bien dans l’altération des éléments, dont un terme est une disposition qui est la nécessité, et l’autre la forme substantielle elle-même.

 

Donc, dans la réception de la connaissance, la diversité susmentionnée se rencontre quant au terme de départ : car parfois, en celui qui reçoit la science, préexiste une erreur contraire à l’acquisition de la science ; quelquefois, en revanche, des dispositions contraires, comme l’impureté de l’âme, ou l’attachement immodéré aux réalités sensibles, ou quelque chose d’autre ; parfois enfin préexiste seulement la privation ou la négation de la connaissance, comme lorsque nous progressons de jour en jour dans la connaissance ; et c’est seulement ainsi que l’on doit envisager le terme de départ dans les anges. Du côté du terme d’arrivée, il doit se trouver deux termes dans la réception de la connaissance. Le premier est ce par quoi l’intelligence est perfectionnée pour connaître quelque chose ; que ce soit la forme intelligible, ou la lumière intelligible, ou un quelconque médium de connaissance. Le second terme est la connaissance elle-même qui en découle, et qui est le dernier terme dans la réception de la connaissance.

 

Ainsi donc, la purification s’opère parmi les anges par un retrait de la nescience ; c’est pourquoi Denys dit au septième chapitre de la Hiérarchie céleste que « l’assomption de la science divine purifie de l’ignorance ». L’illumination, quant à elle correspond au premier terme d’arrivée : c’est pourquoi il dit au même endroit que les anges sont éclairés en tant qu’une chose leur est manifestée « par une illumination plus haute ». Et le perfectionnement concerne le dernier terme lui-même : c’est pourquoi il dit qu’ils sont perfectionnés « dans cette même lumière, par la science des plus magnifiques instructions ». De cette façon, l’on comprend que l’illumination et la perfection diffèrent comme la détermination formelle de la vue par l’espèce du visible et la connaissance du visible lui-même.

 

Et c’est pourquoi Denys dit au cinquième chapitre la Hiérarchie ecclésiastique que l’ordre des diacres fut institué pour purifier, celui des prêtres pour éclairer, celui des évêques pour perfectionner ; car les diacres avaient une fonction concernant les catéchumènes et les énergumènes, en qui se trouvent des dispositions contraires à l’illumination, dispositions qui sont enlevées par leur ministère ; la fonction des prêtres est de communiquer et de montrer au peuple les sacrements, qui sont comme des intermédiaires par lesquels nous sommes conduits vers les réalités divines ; la fonction des évêques, quant à elle, était d’ouvrir au peuple les réalités spirituelles, qui étaient voilées dans la signification des sacrements.

 

 

Réponse aux objections :

 

Comme dit Denys au sixième chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique, la purification, dans le cas des anges, ne doit s’entendre d’aucune impureté, mais seulement de la nescience.

 

On dit de deux façons qu’une négation ou un défaut provient de la nature. D’abord, comme s’il était dû à la nature d’avoir une telle négation, comme par exemple il est naturel à l’âne de ne pas avoir de raison ; et ce genre d’imperfection naturelle n’est jamais enlevé tant qu’une telle nature demeure. Ensuite, on dit qu’une négation provient de la nature parce qu’il n’est pas dû à la nature d’avoir une telle perfection, et particulièrement quand les ressources de la nature ne suffisent pas pour acquérir une telle perfection ; et une telle imperfection naturelle est enlevée, comme cela est clair pour l’ignorance qu’ont les enfants, et pour le défaut de gloire qui nous est ôté par la collation de la gloire. Et de même aussi, la nescience est ôtée des anges.

 

L’illumination et la purification, dans l’acquisition de la science angélique, sont entre eux comme la génération et la corruption dans l’acquisition de la forme naturelle ; et celles-ci sont un par le sujet, mais diffèrent de raison.

 

La réponse ressort de ce qui a été dit.

 

Le perfectionnement, dans le cas présent, n’est pas considéré relativement à toute la connaissance angélique, mais relativement à une seule connaissance, qui est perfectionnée lorsqu’on est conduit à la connaissance de quelque réalité.

 

De même que la forme est en quelque façon la cause de la matière en tant qu’elle lui donne actuellement l’existence, tandis que la matière est d’une autre façon la cause de la forme en tant qu’elle sustente celle-ci, de même aussi les choses qui sont du côté de la forme sont en quelque sorte antérieures à celles qui sont du côté de la matière, et d’une autre façon c’est l’inverse. Et parce que la privation se tient du côté de la matière, le retrait de la privation est antérieur naturellement à l’introduction de la forme, suivant l’ordre par lequel la matière est antérieure à la forme, et que l’on appelle l’ordre de la génération ; mais l’introduction de la forme est antérieure suivant l’ordre par lequel la forme est antérieure à la matière, et qui est l’ordre de la perfection. Et la même considération vaut pour l’ordre de l’illumination et du perfectionnement.

Article 4 : Un ange parle-t-il à un autre ange ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Grégoire, à propos de Job 28, 17 : « On ne lui égalera ni l’or ni le verre », au dix-huitième livre des Moralia : « Alors chacun sera aussi visible à autrui qu’il est maintenant caché à lui-même. » Or maintenant, il n’est pas nécessaire que quelqu’un se parle pour qu’il connaisse ce qu’il conçoit. Donc, dans la patrie, il ne sera pas non plus nécessaire que l’un parle à l’autre pour montrer ce qu’il conçoit ; parmi les anges, qui sont bienheureux, la parole n’est donc pas non plus nécessaire.

 

Saint Grégoire dit au même endroit : « Lorsqu’on regarde le visage de chacun, l’on pénètre en même temps sa conscience. » Là, par conséquent, la parole n’est point requise pour que l’un sache ce que l’autre a conçu.

 

Maxime, dans son Commentaire sur la Hiérarchie ecclésiastique, au chapitre 2, s’exprime ainsi en parlant des anges : « établis dans l’incorporéité, s’approchant l’un de l’autre puis se retirant, contemplant les intelligences les uns des autres plus expressément que tout discours, communicant les uns avec les autres par le silence de la parole. » Or le silence s’oppose à la parole. Les anges connaissent donc mutuellement leurs intelligences sans parole.

 

Toute parole se fait par quelque signe. Or il n’y a de signe que dans les réalités sensibles, car « le signe est ce qui, en plus de l’espèce qu’il introduit dans les sens, fait venir autre chose dans la connaissance », comme il est dit au quatrième livre des Sentences, dist. 1. Puis donc que les anges ne reçoivent pas la science des realités sensibles, il ne recevront pas la connaissance par des signes ; ni, par conséquent, par la parole.

 

Le signe semble être ce qui est plus connu quant à nous, mais moins connu par nature ; et c’est pourquoi le Commentateur distingue, au début du livre de la Physique, la démonstration du signe et la démonstration simple, qui est la démonstration pour telle raison. Or l’ange ne reçoit pas la connaissance par les choses qui sont postérieures dans la nature. Ni donc par un signe ; ni, par conséquent, par la parole.

 

Dans toute parole, il est nécessaire qu’il y ait quelque chose pour exciter l’auditeur à prêter attention aux mots de celui qui parle, et cette chose est parmi nous la voix même de celui qui parle. Or cela ne peut être posé en l’ange. Ni donc la parole.

 

 Comme dit Platon, le discours nous a été donné pour que nous connaissions les indications de la volonté. Or un ange connaît les indications de la volonté d’un autre ange par lui-même, car elles sont spirituelles ; et l’ange connaît toutes les choses spirituelles par la même connaissance. Puis donc que l’ange connaît par lui-même la nature spirituelle de l’autre ange, il connaîtra par lui-même la volonté de celui-ci ; et ainsi, il n’a besoin d’aucune parole.

 

Les formes de l’intelligence angélique sont ordonnées à la connaissance des réalités, comme les raisons des réalités en Dieu sont ordonnées à leur production, puisqu’elles leur sont semblables. Or la réalité, avec tout ce qui est en elle, soit au-dedans soit au-dehors, est produite au moyen des raisons idéales. Donc l’ange aussi, par la forme de son intelligence, connaît l’ange et tout ce qui est intérieur à l’ange ; et ainsi, il connaît ce que celui-ci conçoit ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 Il y a en nous deux paroles : l’intérieure et l’extérieure. Or on ne pose point l’extérieure dans les anges, sinon il serait nécessaire qu’ils forment des expressions vocales lorsque l’un parle à l’autre ; et la parole intérieure n’est que la pensée, comme cela est clairement montré par Anselme et saint Augustin. On ne peut donc poser de parole dans les anges en plus de la pensée.

 

10° Avicenne dit que la cause de la parole est, parmi nous, la multitude des désirs, qui provient de nombreux manques, on le voit bien, car le désir porte sur une réalité que l’on n’a pas, comme dit saint Augustin. Puis donc que l’on ne doit pas poser dans les anges une multitude de manques, on ne devra pas poser en eux la parole.

 

11° Un ange ne peut connaître la pensée de l’autre par l’essence de la pensée elle-même, puisqu’elle n’est pas présente à son intelligence par son essence. Il est donc nécessaire qu’il la connaisse par quelque espèce. Or l’ange suffit par lui-même à connaître tout ce qui existe naturellement dans un autre ange par des espèces innées. Donc, pour la même raison, il connaîtra par ces espèces tout ce qui se fait par volonté en l’autre ange. Et ainsi, il ne semble pas qu’il faille poser la parole parmi les anges pour que la conception de l’un vienne à la connaissance de l’autre.

 

12° Les mouvements et les signes ne sont pas faits pour l’ouïe mais pour la vue ; mais la parole est faite pour l’ouïe. Or les anges s’indiquent mutuellement leurs conceptions par des mouvements et des signes, comme il est dit dans la Glose, sur ce passage de 1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des hommes, etc. » L’ange ne communique donc pas par la parole.

 

13° La parole est un certain mouvement de la puissance cognitive. Or le mouvement de la cognitive a pour terme l’âme, et non ce qui est à l’extérieur. Un ange ne s’ordonne donc pas à un autre ange par la parole afin de lui montrer ce qu’il conçoit.

 

14° Dans toute parole, il est nécessaire que quelque chose d’inconnu soit manifesté par le connu, comme nous manifestons nos conceptions par des sons sensibles. Or cela ne peut être posé parmi les anges, car la nature de l’ange, qui est connue naturellement par l’autre ange, est sans figure, comme dit Denys ; et ainsi, rien ne peut advenir en elle par quoi serait montré ce qui en elle est inconnu. La parole ne peut donc exister parmi les anges.

 

15° Les anges sont des lumières spirituelles. Or la lumière, par le fait même qu’elle est vue, se manifeste totalement. Donc, par le fait même que l’ange est vu, tout ce qui est en lui est totalement connu ; et ainsi, la parole n’a pas lieu d’être parmi eux.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en 1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, etc. » Or la langue serait inutile s’il n’y avait la parole. Donc les anges parlent.

 

Ce que peut la puissance inférieure, la supérieure le peut aussi, suivant Boèce. Or l’homme peut révéler à un autre homme ce qu’il a conçu. Donc, de même aussi, l’ange le peut. Or cela revient à ce qu’il parle. La parole existe donc parmi eux.

 

Saint Jean Damascène dit que « les anges en prononçant un discours sans voix se transmettent mutuellement tant leurs pensées que leurs décisions ». Or le discours ne se fait que par la parole. La parole existe donc parmi les anges.

 

Réponse :

 

Il est nécessaire de poser parmi les anges une sorte de parole. En effet, puisque l’ange ne connaît pas les secrets du cœur de façon spéciale et directe, comme on l’a établi dans la question précédente sur la connaissance des anges, il est nécessaire que l’un manifeste à l’autre ce qu’il a conçu ; et c’est cela, la parole des anges. Chez nous, en effet, on appelle parole la manifestation même du verbe intérieur que nous concevons en esprit.

 

Mais comment les anges manifestent aux autres leurs conceptions, il faut l’envisager à partir de la ressemblance des réalités naturelles, étant donné que les formes naturelles sont comme les images des immatérielles, comme dit Boèce. Or nous trouvons trois façons pour une forme d’exister dans la matière. D’abord imparfaitement, c’est-à-dire de façon intermédiaire entre la puissance et l’acte, comme les formes qui sont en devenir. Ensuite, en acte parfait, de cette perfection, dis-je, par laquelle ce qui a une forme est perfectionné en soi-même. Enfin, en acte parfait, en tant que ce qui a une forme peut aussi communiquer à autre chose la perfection ; car il est telle chose lumineuse en soi, qui ne peut éclairer les autres.

 

De même aussi, la forme intelligible existe de trois façons dans l’intelligence : d’abord comme moyennement entre la puissance et l’acte, c’est-à-dire quand elle est comme en habitus ; ensuite, comme en acte parfait quant au sujet intelligent lui-même, et c’est le cas lorsque le sujet pense en acte suivant la forme qu’il a en lui ; enfin, relativement à l’autre : et le passage d’une façon à l’autre se fait, comme de la puissance à l’acte, par la volonté.

 

En effet, la volonté même de l’ange fait qu’il se tourne actuellement vers les formes qu’il avait en habitus ; et semblablement, la volonté de l’ange fait que l’intelligence de l’ange devienne encore plus parfaitement en acte de la forme existant en lui : en sorte qu’il est perfectionné par une telle forme non seulement en lui-même, mais relativement à un autre. Et quand il en est ainsi, l’autre ange perçoit sa connaissance ; et c’est en ce sens que l’on dit qu’il parle à un autre ange.

 

Et il en serait de même parmi nous si notre intelligence pouvait se porter immédiatement vers les intelligibles ; mais parce que notre intelligence reçoit naturellement à partir des réalités sensibles, il est nécessaire que certains signes sensibles soient adaptés à l’expression des conceptions intérieures, afin que les pensées des cœurs nous soient manifestées.

 

 

Réponse aux objections :

 

La parole de saint Grégoire peut s’entendre à la fois de la vision corporelle et de la spirituelle. Dans la patrie, en effet, une fois glorifiés les corps des saints, l’un pourra voir de l’œil du corps l’intérieur du corps de l’autre, qu’il ne peut pas même voir en soi maintenant ; car les corps glorieux seront pour ainsi dire traversables ; c’est pourquoi au même endroit saint Grégoire les compare au verre. De même aussi, chacun verra de l’œil de l’esprit si un autre a la charité, et la mesure de sa charité, ce que l’on ne peut savoir maintenant à son propre sujet. Il n’est cependant pas nécessaire que l’un connaisse en l’autre les pensées actuelles dépendantes de la volonté.

 

Il est dit que la conscience de l’autre est pénétrée quant à l’habitus, et non quant aux pensées actuelles.

 

Là, le silence prive de la parole vocale telle qu’elle existe parmi nous, non de la spirituelle telle qu’elle existe parmi les anges.

 

On ne peut appeler signe, à proprement parler, qu’une chose de laquelle on passe à la connaissance d’autre chose comme discursivement ; et en ce sens, il n’y a pas de signe parmi les anges, puisque leur science n’est pas discursive, comme on l’a établi dans la question précédente. Et si parmi nous les signes sont sensibles, c’est parce que notre connaissance, qui est discursive, naît des réalités sensibles. Mais nous pouvons communément appeler signe n’importe quel objet connu en lequel quelque autre chose est connue ; et pour cette raison, la forme intelligible peut être appelée signe de la réalité qui est connue par son intermédiaire. Et de la sorte, les anges connaissent les réalités par des signes ; et ainsi, un ange parle à l’autre par un signe, c’est-à-dire par une espèce en acte de laquelle son intelligence est parfaitement effectuée, relativement à l’autre.

 

Bien que dans les réalités naturelles, dont les effets nous sont plus connus que les causes, le signe soit ce qui est postérieur en nature, cependant il n’est pas dans la définition du signe au sens propre qu’il soit antérieur ou postérieur en nature, mais seulement qu’il nous soit déjà connu ; c’est pourquoi tantôt nous prenons les effets comme les signes des causes, comme le pouls est le signe de la santé, et tantôt les causes comme les signes des effets, comme les dispositions des corps célestes sont les signes des orages et des pluies.

 

Les anges se tournent vers d’autres anges lorsqu’ils se mettent en acte de certaines formes en relation à eux, et par là même ils les excitent en quelque sorte à leur prêter attention.

 

 C’est par le même genre de connaissance que l’ange connaît toutes les réalités spirituelles, c’est-à-dire intellectuellement ; mais connaître par soi ou par autre chose ne regarde pas l’espèce de connaissance, mais plutôt le mode de réception de la connaissance. Il n’est donc pas nécessaire, si un ange connaît la nature de l’autre par lui-même, qu’il connaisse aussi la parole de l’autre par lui-même : car la pensée de l’ange n’est pas aussi connaissable pour un autre ange que sa nature.

 

Cet argument serait probant si les formes de l’intelligence angélique étaient aussi efficaces pour connaître que le sont les raisons des réalités en Dieu pour produire ; mais cela n’est pas vrai, puisqu’il n’y a aucune égalité entre la créature et le Créateur.

 

 Bien qu’il n’y ait point parmi les anges de parole extérieure comme chez nous, c’est-à-dire par des signes sensibles, il y en a cependant d’une autre façon : c’est l’ordination même de la pensée à l’autre que l’on appelle parole extérieure parmi les anges.

 

10° Il est dit que la multitude des désirs est la cause de la parole, parce que de la multitude des désirs s’ensuit la multitude des concepts, qui ne pourraient être exprimés que par des signes extrêmement variés. Mais les bêtes ont peu de concepts, qu’ils expriment en peu de signes naturels. Puis donc qu’il y a de nombreux concepts parmi les anges, la parole y est également requise. Et la multitude des concepts ne requiert pas dans les anges d’autres désirs que celui de communiquer à l’autre ce que l’un a conçu en esprit, désir qui ne pose pas d’imperfection dans les anges.

 

11° Un ange connaît la pensée de l’autre par l’espèce innée par laquelle il connaît l’autre ange, car c’est par la même qu’il connaît tout ce qu’il connaît dans l’autre ange. Aussi, dès que l’ange s’ordonne à l’autre ange par l’acte de quelque forme, cet ange connaît sa pensée ; et certes, cela dépend de la volonté de l’ange. Mais le caractère connaissable de la nature angélique ne dépend pas de la volonté de l’ange ; voilà pourquoi la parole n’est pas requise dans les anges pour connaître la nature, mais seulement pour connaître la pensée.

 

12° Selon saint Augustin, la vue et l’ouïe diffèrent seulement à l’extérieur, mais sont identiques à l’intérieur, dans l’esprit ; car entendre et voir ne sont pas différents dans l’esprit, mais seulement dans le sens extérieur. Par conséquent, en l’ange, qui ne se sert que de l’esprit, il n’y a pas de différence entre voir et entendre ; mais cependant, la parole se dit dans le cas anges à la ressemblance de celle qui a lieu parmi nous : en effet, c’est par l’audition que nous acquérons des autres la science. Quant aux mouvements et aux signes, on peut les distinguer dans les anges de la façon suivante : on appelle signe l’espèce elle-même, et mouvement l’ordination à l’autre. Et le pouvoir de faire cela est appelé langue.

 

13° La parole est un mouvement de la puissance cognitive, non qu’elle soit la connaissance elle-même, mais la manifestation de la connaissance ; voilà pourquoi il est nécessaire qu’elle soit dirigée vers autrui ; ainsi également le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que « la langue est faite pour signifier à autrui ».

 

14° L’essence de l’ange n’est pas figurable par une figure corporelle ; mais son intelligence est comme figurée par une forme intelligible.

 

15° La lumière corporelle se manifeste elle-même par nécessité de nature ; c’est pourquoi elle se manifeste indifféremment quant à tout ce qui est en elle. Mais dans le cas des anges, il y a la volonté, dont les conceptions ne peuvent être manifestes que suivant le commandement de la volonté ; voilà pourquoi la parole est nécessaire.

Article 5 : Les anges inférieurs parlent-ils aux supérieurs ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

À propos de 1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des hommes, etc. », la Glose s’exprime ainsi : « C’est par les langues que les anges supérieurs signifient aux inférieurs ce que les premiers comprennent de la volonté de Dieu. » La parole, qui est l’acte de la langue, appartient donc aux seuls anges supérieurs.

 

Celui qui parle, quel qu’il soit, fait quelque chose dans celui qui entend. Or les anges inférieurs ne peuvent rien effectuer sur les supérieurs, car les supérieurs ne sont pas en puissance relativement aux inférieurs, mais c’est plutôt l’inverse, puisque les supérieurs ont davantage d’acte et moins de puissance. Les anges inférieurs ne peuvent donc parler aux supérieurs.

 

La parole ajoute à la pensée l’infusion de la science. Or les anges inférieurs ne peuvent infuser quoi que ce soit aux supérieurs, car dans ce cas ils agiraient sur eux, ce qui est impossible. Ils ne leur parlent donc pas.

 

L’illumination n’est rien d’autre que la manifestation de quelque chose d’inconnu. Or la parole existe parmi les anges pour la manifestation de quelque chose d’inconnu. La parole est donc pour les anges une certaine illumination. Puis donc que les anges inférieurs n’éclairent pas les supérieurs, il semble que les inférieurs ne parlent pas aux supérieurs.

 

L’ange à qui s’adresse la parole connaît en puissance ce qui est exprimé par la parole ; et par la parole, il est rendu actuellement connaissant. L’ange qui parle amène donc de la puissance à l’acte celui à qui il parle. Or cela n’est pas possible aux anges inférieurs à l’égard des supérieurs, car alors ils seraient plus nobles qu’eux. Les inférieurs ne parlent donc pas aux supérieurs.

 

Quiconque parle à un autre d’une chose que celui-ci ignore, l’enseigne. Si donc les anges inférieurs parlent aux supérieurs de leurs propres conceptions que ceux-ci ignorent, il semble qu’ils les enseignent ; et dans ce cas, ils les perfectionnent, puisque perfectionner, c’est enseigner, selon Denys ; et cela va contre l’ordre de la hiérarchie, suivant lequel les inférieurs sont perfectionnés par les supérieurs.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Grégoire dit au deuxième livre des Moralia que Dieu parle aux anges et que les anges parlent à Dieu. Donc, pour la même raison, les anges supérieurs parlent aussi aux inférieurs et vice versa.

 

 

Réponse :

 

Pour voir clairement la réponse à cette question, il est nécessaire de savoir comment l’illumination et la parole diffèrent parmi les anges ; et voici comment l’on peut envisager cela. Il y a deux raisons pour lesquelles une intelligence manque à connaître un objet connaissable. D’abord, à cause de l’absence de celui-ci ; ainsi, nous ne connaissons pas les actions des temps passés ou d’autres lieux éloignés, qui ne sont pas parvenues jusqu’à nous. Ensuite, à cause de l’imperfection de l’intelligence, qui n’est pas assez forte pour pouvoir atteindre les objets connaissables qui sont en elle : ainsi, l’intelligence a en elle toutes les conclusions dans les premiers principes connus naturellement, et cependant elle ne les connaît que si elle est renforcée par l’exercice ou l’enseignement. La parole est donc au sens propre ce qui conduit quelqu’un à la connaissance de l’inconnu, en lui rendant présente une chose qui sans cela était pour lui absente ; comme on le voit clairement parmi nous lorsque l’un rapporte à l’autre des choses que celui-ci n’a pas vues, et ainsi les lui rend en quelque sorte présentes par le langage. Mais il y a illumination quand l’intelligence est renforcée pour connaître quelque chose au-dessus de ce qu’elle connaissait, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Cependant il faut savoir que la parole peut exister parmi les anges et parmi nous sans illumination ; car il arrive parfois que des choses nous soient manifestées par la parole, sans que l’intelligence en soit davantage renforcée pour comprendre ; par exemple, lorsque des histoires me sont racontées, ou quand un ange montre à un autre ce qu’il a conçu ; en effet, de telles choses peuvent indifféremment être connues ou ignorées par celui qui a une intelligence faible ou forte. Mais, tant parmi les anges que parmi nous, l’illumination s’accompagne toujours d’une parole. Car nous éclairons un autre en tant que nous lui transmettons quelque médium par lequel son intelligence est renforcée pour connaître quelque chose ; et cela se fait par la parole. De même aussi, il est nécessaire que cela se fasse dans les anges par une parole. En effet, l’ange supérieur a connaissance des réalités par des formes plus universelles ; l’ange inférieur n’est donc pas proportionné à recevoir la connaissance de l’ange supérieur, à moins que l’ange supérieur ne divise et distingue en quelque sorte sa connaissance, en concevant en soi ce sur quoi il veut éclairer, de telle façon que cela soit compréhensible pour l’ange inférieur, et en manifestant ainsi sa conception à l’autre ange quand il l’éclaire ; et c’est pourquoi Denys dit au quinzième chapitre de la Hiérarchie céleste : « Chaque essence intellectuelle, par une sage providence, décompose la notion simple qu’elle a reçue d’une essence plus divine, et la multiplie pour élever l’essence inférieure. » Et il en est de même du maître, qui voit que le disciple ne peut saisir les choses que lui-même connaît, à la façon dont il connaît ; et c’est pourquoi il s’applique à distinguer et à multiplier par des exemples, pour qu’ainsi le disciple puisse comprendre.

 

Il faut donc répondre que cette parole qui accompagne l’illumination est employée seulement par les supérieurs à l’adresse des inférieurs ; mais quant à l’autre parole, elle est dite indifféremment par les supérieurs aux inférieurs et

vice versa.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cette glose concerne la parole qui accompagne l’illumination.

 

L’ange qui parle ne fait rien dans l’ange à qui il parle ; mais quelque chose se fait dans l’ange même qui parle, et dès lors il est connu de l’autre, de la façon déjà indiquée ; et c’est pourquoi il n’est pas nécessaire que celui qui parle infuse quelque chose à celui à qui il parle.

 

On voit dès lors clairement la solution au troisième argument.

 

La réponse ressort de ce qui a été dit.

 

L’ange à qui l’on parle devient actuellement connaissant, de potentiellement connaissant qu’il était : non qu’il soit lui-même amené de la puissance à l’acte, mais parce que l’ange qui parle s’amène lui-même de la puissance à l’acte, lorsqu’il se met en acte parfait de quelque forme relativement à l’autre ange.

 

L’enseignement porte proprement sur les choses par lesquelles l’intelligence est perfectionnée. Mais qu’un ange connaisse la pensée de l’autre n’appartient pas à la perfection de son intelligence ; de même qu’il n’appartient pas à la perfection de mon intelligence que je connaisse des réalités absentes qui ne me concernent pas.

Article 6 : Une distance locale déterminée est-elle requise pour qu’un ange parle à un autre ange ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Partout où sont requis une approche et un éloignement, une distance déterminée est nécessaire. Or les anges « qui s’approchent l’un de l’autre puis se retirent, contemplent les intelligences les uns des autres », comme dit Maxime à propos du deuxième chapitre de la Hiérarchie céleste. Donc, etc.

 

Selon saint Jean Damascène, l’ange est là où il opère. Si donc un ange parle à un autre ange, il est nécessaire qu’il soit là où se trouve celui à qui il parle, et ainsi une distance déterminée est requise.

 

Il est dit en Is. 6, 3 : « Ils se criaient l’un à l’autre. » Or la parole criée n’a lieu d’être qu’en raison de la distance de celui à qui nous parlons. Il semble donc que la distance empêche la parole de l’ange.

 

Il est nécessaire que la parole soit transportée de celui qui parle à celui qui entend ; or cela est impossible s’il y a une distance locale entre l’ange qui parle et celui qui entend, car la parole spirituelle n’est pas transportée par un médium corporel. La distance locale empêche donc la parole de l’ange.

 

Si l’âme de saint Pierre était ici, elle connaîtrait ce qui se fait ici ; mais puisqu’elle est dans le ciel, elle ne le connaît pas ; c’est pourquoi à propos de Is. 63, 16 : « Abraham ne nous connaît point », la Glose de saint Augustin dit : « Les morts, mêmes saints, ne savent pas ce que font les vivants, même leurs fils. » La distance locale empêche donc la connaissance de l’âme bienheureuse ; et pour la même raison celle de l’ange, et aussi sa parole.

 

 

En sens contraire :

 

La plus grande distance existe entre le paradis et l’enfer. Or ceux-ci se regardent mutuellement, surtout avant le jour du Jugement, comme cela est clairement montré en Lc 16, 23 à propos de Lazare et du riche. Aucune distance locale n’empêche donc la connaissance de l’âme séparée, ni de même celle de l’ange ; ni sa parole, pour la même raison.

 

 

Réponse :

 

L’action dépend du mode de l’agent ; voilà pourquoi les choses qui sont corporelles et locales agissent de façon corporelle et locale, tandis que celles qui sont spirituelles n’agissent que spirituellement. Puis donc que l’ange, en tant qu’il est intelligent, n’est nullement local, l’action de son intelligence n’a aucunement de proportion au lieu. Et donc, puisque la parole est l’opération de l’intelligence elle-même, la proximité ou la distance du lieu ne la concerne en rien ; de sorte que l’ange perçoit la parole de l’ange indifféremment d’un lieu proche ou lointain, au sens où nous disons que les anges sont dans un lieu.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cette approche et cet éloignement ne doivent pas être entendus au sens d’un lieu, mais au sens d’une conversion de l’un à l’autre.

 

Lorsqu’il est dit que l’ange est là où il opère, il faut comprendre cela de l’opération par laquelle il agit sur un corps ; et cette opération locale est du côté de ce qui est son terme. Mais la parole de l’ange n’est pas une telle opération ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Le cri que les séraphins, est-il dit, ont poussé, désigne la grandeur des choses qu’ils proféraient, c’est-à-dire l’unité de l’essence et la trinité des Personnes, disant : « Saint, saint, etc. »

 

L’ange à qui la parole est adressée, comme on l’a dit, ne reçoit rien de celui qui parle ; mais par l’espèce qu’il a en lui, il connaît à la fois l’autre ange et sa parole. Il n’est donc pas nécessaire de poser un médium par lequel une chose serait transportée de l’un vers l’autre.

 

Saint Augustin parle de la connaissance naturelle des âmes, par laquelle même les saints ne peuvent savoir ce qui se fait ici-bas ; mais ils le connaissent par la puissance de la gloire, comme le dit expressément saint Grégoire au livre des Moralia, en exposant ce verset : « Que ses enfants soient honorés, il n’en sait rien ; qu’ils soient dans l’abaissement, il l’ignore » (Job 14, 21). Mais les anges ont une connaissance naturelle plus élevée que celle de l’âme ; il n’en va donc pas de même pour l’ange et pour l’âme.

Article 7 : Un ange peut-il parler à un autre ange de telle façon que les autres ne perçoivent pas sa parole ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Rien d’autre n’est requis pour la parole que l’espèce intelligible et la conversion à l’autre. Or cette espèce et cette conversion sont connues de la même façon par tel ange et par tel autre. La parole d’un ange est donc perçue indifféremment par tous les anges.

 

Un ange parle à tous les anges avec les mêmes mouvements. Si donc un ange connaît la parole que lui adresse un autre, il connaîtra pour la même raison la parole que le même ange adresse aux autres.

 

Quiconque regarde un ange, perçoit son espèce, par laquelle il comprend et parle. Or les anges se regardent toujours les uns les autres. Un ange connaît donc toujours la parole de l’autre, qu’il parle à lui ou à un autre.

 

Si un homme parle, il est entendu indifféremment par tous ceux qui sont également proches de lui, à moins qu’il n’y ait un défaut du côté de l’auditeur, par exemple s’il a une ouïe déficiente. Or parfois un autre ange est plus près de l’ange qui parle que celui à qui il parle, suivant l’ordre de la nature ou même suivant le lieu. Il n’est donc pas entendu par celui-là seul à qui il parle.

 

 

En sens contraire :

 

Il semble aberrant de dire que nous pouvons faire quelque chose que les anges ne peuvent pas faire. Or l’homme peut faire connaître à un autre ce qu’il a conçu dans son cœur, de telle façon que cela reste caché à un troisième. L’ange peut donc lui aussi parler à un autre sans que cela soit perçu par un troisième.

 

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, la pensée d’un ange vient à la connaissance d’un autre à la façon d’une parole spirituelle, par le fait même que l’ange se met en acte d’une espèce non seulement en lui-même, mais encore relativement à un autre ; et cela se fait par la propre volonté de l’ange qui parle. Or il n’est pas nécessaire que les choses qui appartiennent à la volonté soient indifférentes à tous, mais elles dépendent du mode fixé par la volonté ; voilà pourquoi la parole susdite ne sera pas indifférente à tous les anges, mais suivra ce que la volonté de l’ange qui parle aura déterminé. Si donc l’ange, en son intelligence, est mis par sa propre volonté en acte d’une espèce relativement à un seul ange, sa parole sera perçue seulement par celui-ci ; mais si c’est relativement à plusieurs, elle sera perçue par plusieurs.

 

 

Réponse aux objections :

 

Dans la parole, la conversion ou la direction n’est pas requise comme connue, mais comme faisant connaître. Donc, du fait même qu’un ange se tourne vers un autre, cette conversion fait connaître à celui-ci la pensée de l’autre ange.

 

D’un point de vue général, il y a un seul mouvement par lequel un ange parle à tous ; mais d’un point de vue particulier, il y a autant de mouvements qu’il y a de conversions à différents anges ; chacun connaît donc suivant le mouvement opéré vers lui.

 

Bien qu’un ange regarde l’autre, il n’est cependant pas nécessaire qu’il voie l’espèce en tant que moyen de sa pensée actuelle, à moins que cet ange ne se tourne vers lui.

 

La parole humaine met en mouvement le sens de l’ouïe par une action qui procède par nécessité de nature, puisque c’est par un ébranlement de l’air jusqu’à l’oreille ; mais il n’en va pas de même dans la parole de l’ange, comme on l’a dit aux articles 5 et 6 : tout dépend de la volonté de l’ange qui parle.

Question 10 : [L’esprit (mens), en lequel il y a l’image de la Trinité]

 

Introduction

 

Article 1 : L’esprit, en tant qu’on y pose l’image de la Trinité, est-il l’essence de l’âme ?

Article 2 : La mémoire est-elle dans l’esprit ?

Article 3 : La mémoire se distingue-t-elle de l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre ?

Article 4 : L’esprit connaît-il les réalités matérielles ?

Article 5 : Notre esprit peut-il connaître les choses matérielles singulièrement ?

Article 6 : L’esprit humain reçoit-il une connaissance provenant des choses sensibles ?

Article 7 : L’image de la Trinité est-elle dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses matérielles ?

Article 8 : L’esprit se connaît-il lui-même par son essence ou par une espèce ?

Article 9 : Est-ce par leur essence que notre esprit connaît les habitus existant dans l’âme ?

Article 10 : Quelqu’un peut-il savoir qu’il a la charité ?

Article 11 : L’esprit dans l’état de voie peut-il voir Dieu dans son essence ?

Article 12 : L’existence de Dieu est-elle évidente par soi pour l’esprit humain ?

Article 13 : La trinité des Personnes peut-elle être connue par la raison naturelle ?

 

 

Article 1 : L’esprit, en tant qu’on y pose l’image de la Trinité, est-il l’essence de l’âme ou quelqu’une de ses puissances ?

 

Objections :

 

Il semble qu’il soit l’essence même de l’âme.

 

Saint Augustin dit au neuvième livre sur la Trinité que « mens et spiritus ne se disent pas relativement, mais désignent l’essence », qui n’est autre que l’essence de l’âme. L’esprit est donc l’essence même de l’âme.

 

Les divers genres de puissances de l’âme ne s’unissent que dans l’essence. Or l’appétitif et l’intellectif sont divers genres de puissances de l’âme : en effet, à la fin du premier livre sur l’Âme sont posés les cinq genres les plus communs de puissances de l’âme, à savoir le végétatif, le sensitif, l’appétitif, le locomoteur et l’intellectif. Puis donc que l’esprit inclut en soi l’intellectif et l’appétitif — car saint Augustin pose l’intelligence et la volonté dans l’esprit —, il semble que l’esprit ne soit pas une puissance mais l’essence même de l’âme.

 

Saint Augustin dit au onzième livre de la Cité de Dieu que nous sommes à l’image de Dieu en tant que « nous sommes, nous savons que nous sommes, et nous aimons l’un et l’autre » ; et au neuvième livre sur la Trinité, il désigne ainsi l’image de Dieu en nous : esprit, connaissance et amour. Puis donc que aimer est l’acte de l’amour, et connaître, l’acte de la connaissance, il semble qu’être soit l’acte de l’esprit. Or être est l’acte de l’essence. L’esprit est donc l’essence même de l’âme.

 

L’esprit se trouve en l’ange et en nous pour la même raison. Or l’essence même de l’ange est son esprit. C’est pourquoi Denys appelle fréquemment les anges « esprits intellectuels » ou « divins ». Notre esprit est donc aussi l’essence même de l’âme.

 

Saint Augustin dit au dixième livre sur la Trinité que « la mémoire, l’intelligence et la volonté sont un seul esprit, une seule essence, une seule vie ». Donc, de même que la vie appartient à l’essence, de même aussi l’esprit.

 

Un accident ne peut pas être le principe d’une distinction substantielle. Or l’homme se distingue substantiellement des bêtes en ce qu’il a un esprit. L’esprit n’est donc pas un accident. Or la puissance de l’âme est une propriété de l’âme, suivant Avicenne, et ainsi, elle est du genre de l’accident. L’esprit n’est donc pas une puissance mais il est l’essence même de l’âme.

 

 Des actes spécifiquement différents n’émanent pas d’une puissance unique. Or de l’esprit émanent des actes spécifiquement différents, à savoir, se souvenir, penser et vouloir, comme le montre saint Augustin. L’esprit n’est donc pas une puissance de l’âme mais son essence même.

 

Une puissance n’est pas le sujet d’une autre puissance. Or l’esprit est le sujet de l’image qui consiste en trois puissances. L’esprit n’est donc pas une puissance mais l’essence même de l’âme.

 

 Aucune puissance n’inclut en soi plusieurs puissances. Or l’esprit inclut l’intelligence et la volonté. Il n’est donc pas une puissance mais l’essence.

 

 

En sens contraire :

 

L’âme n’a pas d’autres parties que ses puissances. Or l’esprit est une certaine partie supérieure de l’âme, comme dit saint Augustin au livre sur la Trinité. L’esprit est donc une puissance de l’âme.

 

L’essence de l’âme est commune à toutes les puissances, car toutes s’enracinent en elle. Or l’esprit n’est pas commun à toutes les puissances, car une division l’oppose au sens. L’esprit n’est donc pas l’essence même de l’âme.

 

Dans l’essence de l’âme, il n’y a pas lieu d’admettre un plus haut et un plus bas. Or il y a dans l’esprit un plus haut et un plus bas : en effet, saint Augustin divise l’esprit en raison supérieure et raison inférieure. L’esprit est donc une puissance de l’âme, non l’essence.

 

L’essence de l’âme est principe de vie. Or l’esprit n’est pas principe de vie, mais de pensée. L’esprit n’est donc pas l’essence même de l’âme mais une puissance de celle-ci.

 

Le sujet ne se prédique pas de l’accident. Or l’esprit se prédique de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté, qui sont dans l’essence de l’âme comme en un sujet. L’esprit n’est donc pas l’essence de l’âme.

 

Selon saint Augustin au deuxième livre sur la Trinité, l’âme n’est pas à l’image par tout elle-même, mais par quelque chose d’elle-même. Or elle est à l’image par l’esprit. Le nom d’esprit ne désigne donc pas toute l’âme mais quelque chose de l’âme.

 

Le nom de mens semble être pris de meminit [litt. il se souvient]. Or le nom de mémoire désigne une puissance de l’âme. Mens désigne donc aussi une puissance de l’âme, et non l’essence.

 

 

Réponse :

 

Le nom de mens est pris de mensurare [litt. mesurer]. Or les réalités de chaque genre sont mesurées par ce qui est le plus petit et le principe premier dans leur genre, comme on le voit clairement au dixième livre de la Métaphysique ; voilà pourquoi le nom de mens se dit de cette façon, dans l’âme, tout comme le nom d’intelligence. En effet, seule l’intelligence reçoit une connaissance en provenance des réalités en les mesurant pour ainsi dire à ses principes.

 

Or le nom d’intelligence, puisqu’il se dit relativement à un acte, désigne une puissance de l’âme ; en effet, la vertu ou la puissance est intermédiaire entre l’essence et l’opération, comme le montre Denys au onzième chapitre de la Hiérarchie céleste. Mais parce que les essences des réalités nous sont inconnues tandis que leurs puissances se manifestent à nous par des actes, nous employons souvent les noms des vertus ou des puissances pour signifier les essences. Et parce que rien ne devient connu que par ce qui lui est propre, il est nécessaire, lorsqu’une essence est désignée par sa puissance, qu’elle le soit par une puissance qui lui est propre. Or il se trouve en général, dans les puissances, que ce qui peut le plus peut le moins, mais non l’inverse ; par exemple, « celui qui peut porter mille livres peut en porter cent », comme il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde. Voilà pourquoi, si quelque réalité doit être désignée par sa puissance, il est nécessaire qu’elle le soit par le dernier degré de sa puissance. Or l’âme qui est dans les plantes n’a que le plus bas degré parmi les puissances de l’âme ; c’est pourquoi elle est nommée d’après cette puissance lorsqu’elle est appelée nutritive ou végétative. L’âme des bêtes, quant à elle, atteint un degré plus élevé, à savoir celui du sens ; c’est pourquoi cette âme est appelée sensitive, ou même parfois « sens ». Mais l’âme humaine atteint le plus haut degré parmi les puissances de l’âme, et elle est nommée d’après cela ; c’est pourquoi on l’appelle « intellective », et parfois aussi « intelligence », et de même « esprit », en tant qu’une telle puissance émane d’elle naturellement, car elle lui est plus propre qu’aux autres âmes.

 

On voit donc clairement que le nom d’esprit désigne dans notre âme ce qu’il y a de plus haut dans sa puissance. Puis donc que l’image divine se trouve en nous dans ce qu’il y a en nous de plus élevé, l’image n’appartiendra à l’essence de l’âme que par l’esprit, en tant que « esprit » désigne la plus haute puissance de l’âme. Et ainsi, en tant que l’image est dans l’esprit, « esprit » désigne la puissance de l’âme et non l’essence ; ou s’il désigne l’essence, ce n’est qu’en tant qu’une telle puissance émane d’elle.

 

 

Réponse aux objections :

 

Il est dit que mens signifie l’essence, non en tant que l’essence s’oppose à la puissance, mais en tant que l’essence absolue s’oppose à ce qui se dit relativement. Et ainsi, l’esprit s’oppose à la connaissance de soi, dans la mesure où l’esprit se rapporte à lui-même par la connaissance alors que l’esprit lui-même se dit de façon absolue. Ou bien l’on peut dire que mens est pris par saint Augustin comme signifiant l’essence de l’âme en même temps qu’une telle puissance.

 

Les genres de puissances de l’âme se distinguent de deux façons : d’abord du côté de l’objet, ensuite du côté du sujet, ou du mode d’action, ce qui revient au même. Si donc on les distingue du côté de l’objet, alors on trouve les cinq genres de puissances de l’âme énumérés ci-dessus. Mais si on les distingue du côté du sujet ou du mode d’action, alors il y a trois genres de puissances de l’âme, à savoir le végétatif, le sensitif et l’intellectif. En effet, l’opération de l’âme peut se rapporter à la matière de trois façons. D’abord en sorte qu’elle s’exerce à la façon d’une action matérielle, et le principe de telles actions est la puissance nutritive, dont les actes sont exercés par les qualités actives et passives, tout comme les autres actions matérielles. Ensuite, en sorte que l’opération de l’âme n’atteigne pas la matière elle-même mais seulement les circonstances de la matière, comme c’est le cas des actes de la puissance sensitive : dans le sens, en effet, l’espèce est reçue sans la matière, mais cependant avec les circonstances de la matière. Enfin, en sorte que l’opération de l’âme dépasse et la matière, et les circonstances de la matière ; et c’est le cas de la partie intellective de l’âme.

 

Donc, suivant ces différentes partitions des puissances de l’âme, deux puissances de l’âme comparées entre elles se trouvent ramenées au même genre ou à des genres différents. En effet, si l’appétit sensitif et l’appétit intellectuel, qui est la volonté, sont considérés en relation à l’objet, alors ils se ramènent à un genre unique, car l’objet de l’un et de l’autre est le bien. Mais si on les considère quant au mode d’action, alors ils se ramènent à des genres différents, car l’appétit inférieur se ramènera au genre sensitif, tandis que l’appétit supérieur se ramènera au genre intellectif. En effet, de même que le sens appréhende son objet sous des circonstances matérielles, c’est-à-dire en tant qu’il est ici et maintenant, de même aussi l’appétit sensitif se porte vers son objet, qui est le bien particulier. En revanche, l’appétit supérieur tend vers son objet à la façon dont l’intelligence l’appréhende ; et ainsi, quant au mode d’action, la volonté se ramène au genre intellectif. Or le mode d’action provient de la disposition de l’agent : car plus l’agent sera parfait, plus son action sera parfaite. Voilà pourquoi, si l’on considère de telles puissances en tant qu’elles émanent de l’essence de l’âme, qui est pour ainsi dire leur sujet, la volonté se trouve coordonnée à l’intelligence ; mais ce n’est pas le cas de l’appétit inférieur qui se divise en irascible et en concupiscible. Et c’est pourquoi l’esprit peut, sans être l’essence de l’âme, inclure la volonté et l’intelligence, en tant qu’il désigne un certain genre de puissances de l’âme, en sorte que toutes les puissances qui, dans leurs actes, sont entièrement détachées de la matière et des circonstances de la matière sont comprises comme étant incluses dans l’esprit.

 

L’image de la Trinité dans l’homme est désignée de multiples façons par saint Augustin et les autres saints ; et il n’est pas nécessaire que l’une de ces désignations corresponde à l’autre ; par exemple, il est clair que saint Augustin désigne ainsi l’image de la Trinité : esprit, connaissance et amour ; et plus loin : mémoire, intelligence et volonté. Et bien que la volonté et l’amour se correspondent mutuellement, ainsi que la connaissance et l’intelligence, cependant il n’est pas nécessaire que l’esprit corresponde à la mémoire, puisque l’esprit contient toutes les trois choses que comporte l’autre désignation. De même, la désignation de saint Augustin signalée par l’objection est encore différente des deux précédentes. Il n’est donc pas nécessaire, si aimer correspond à l’amour, et connaître à la connaissance, que être corresponde à l’esprit comme son acte propre, en tant qu’il est esprit.

 

Les anges sont appelés esprits, non que l’esprit même de l’ange ou son intelligence, en tant que ces noms désignent la puissance, soient son essence, mais parce qu’ils n’ont rien d’autre, parmi les puissances de l’âme, que ce qui est compris sous le nom d’esprit : aussi sont-ils totalement esprit. À notre âme, par contre, parce qu’elle est l’acte du corps, sont adjointes d’autres puissances qui ne sont pas comprises sous le nom d’esprit, à savoir les puissances sensitive et nutritive ; c’est pourquoi on ne peut pas dire que l’âme est esprit comme on le dit de l’ange.

 

Vivre ajoute quelque chose à être, et penser à vivre. Or, pour que l’image de Dieu se trouve en quelque être, il est nécessaire qu’il atteigne le dernier genre de perfection auquel la créature peut tendre ; si donc il a seulement l’être, comme les pierres, ou l’être et le vivre, comme les plantes et les bêtes, la notion d’image n’est pas conservée en eux ; mais il est nécessaire, pour la parfaite notion d’image, que la créature existe, vive et pense. En cela, en effet, elle se conforme très parfaitement dans son genre aux attributs essentiels. Or, dans la désignation de l’image, l’esprit tient la place de l’essence divine, tandis que les trois choses que sont la mémoire, l’intelligence et la volonté tiennent la place des trois Personnes ; voilà pourquoi saint Augustin met au compte de l’esprit les choses qui sont requises pour l’image dans la créature, lorsqu’il dit que « la mémoire, l’intelligence et la volonté sont une seule vie, un seul esprit, une seule essence ». Et cependant, il n’est pas nécessaire que l’esprit et la vie se disent dans l’âme pour la même raison que l’essence, car en nous, être, vivre et penser ne sont pas la même chose, comme c’est le cas en Dieu ; cependant les trois choses ci-dessus sont appelées une seule essence en tant qu’elles procèdent de l’unique essence de l’âme, une seule vie en tant qu’elles regardent un unique genre de vie, un seul esprit en tant que qu’elles sont comprises dans un seul esprit comme des parties dans un tout, comme la vue et l’ouïe sont comprises dans la partie sensitive de l’âme.

 

Selon le Philosophe au huitième livre de la Métaphysique, parce que les différences substantielles des réalités nous sont inconnues, on emploie parfois à leur place dans les définitions les différences accidentelles, dans la mesure où les accidents eux-mêmes désignent ou font connaître l’essence, comme les effets propres font connaître la cause ; c’est pourquoi le sensible, en tant qu’il est la différence constitutive de l’animal, n’est pas pris du nom de sens comme désignant une puissance, mais comme désignant l’essence même de l’âme, de laquelle découle une telle puissance. Et il en est de même du rationnel, ou de la propriété « doué d’esprit ».

 

De même que la partie sensitive de l’âme n’est pas conçue comme étant une certaine puissance en plus de toutes les puissances particulières qui sont comprises en elles, mais comme un certain tout potentiel comprenant toutes ces puissances comme des parties, de même aussi l’esprit n’est pas une certaine puissance en plus de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté, mais il est un certain tout potentiel comprenant ces trois-là ; comme nous voyons aussi que dans la puissance de construire une maison est comprise la puissance de tailler les pierres, d’élever les murs, etc.

 

L’esprit ne se rapporte pas à l’intelligence et à la volonté comme leur sujet, mais plutôt comme un tout se rapporte à ses parties, pour autant que « esprit » désigne la puissance elle-même. Mais si l’on prend « esprit » pour désigner l’essence de l’âme en tant qu’une telle puissance émane naturellement d’elle, alors il désignera le sujet des puissances.

 

Une puissance particulière unique ne comprend pas en elle-même plusieurs puissances ; mais rien n’empêche que plusieurs puissances soient comprises comme des parties dans une puissance générale, comme plusieurs parties organiques sont comprises dans une partie du corps, tels les doigts dans la main.

Article 2 : La mémoire est-elle dans l’esprit ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Selon saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, ce qui nous est commun avec les bêtes n’appartient pas à l’esprit. Or la mémoire nous est commune avec les bêtes, comme le montre saint Augustin au dixième livre des Confessions. La mémoire n’est donc pas dans l’esprit.

 

Le Philosophe dit au livre sur la Mémoire et la Réminiscence que la mémoire n’appartient pas à l’intelligence mais à la faculté sensible première. Puis donc que l’esprit est la même chose que l’intelligence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il semble que la mémoire ne soit pas dans l’esprit.

 

L’intelligence et tout ce qui relève de l’intelligence font abstraction de l’ici et du maintenant, tandis que la mémoire n’en fait pas abstraction ; en effet, elle regarde un temps déterminé, qui est le passé, car la mémoire porte sur des choses passées, comme dit Cicéron. La mémoire n’appartient donc pas à l’esprit ou à l’intelligence.

 

Puisque dans la mémoire sont conservées des choses qui ne sont pas appréhendées actuellement, il est nécessaire que, partout où l’on pose la mémoire, appréhender diffère de retenir. Or ils ne diffèrent pas dans l’intelligence mais seulement dans le sens. En effet, s’ils peuvent différer dans le sens, c’est parce que le sens use d’un organe corporel, et que tout ce qui est gardé dans le corps n’est pas appréhendé. L’intelligence, par contre, n’use pas d’un organe corporel ; c’est pourquoi rien n’est retenu en elle sinon intelligiblement, et ainsi, il est nécessaire que ce soit pensé actuellement. La mémoire n’est donc pas dans l’intelligence ou dans l’esprit.

 

Avant que l’âme retienne en elle quelque chose, elle ne se remémore pas. Or, avant de recevoir des sens, d’où toute notre connaissance est issue, des espèces qu’elle puisse retenir, elle est à l’image. Puis donc que l’esprit [litt. la mémoire] est une partie de l’image, il ne semble pas que la mémoire puisse être dans l’esprit.

 

L’esprit, en tant qu’il est à l’image de Dieu, se porte vers Dieu. Or la mémoire ne se porte pas vers Dieu ; en effet, la mémoire porte sur les choses qui sont concernées par le temps, alors que Dieu est tout à fait au-dessus du temps. La mémoire n’est donc pas dans l’esprit.

 

Si la mémoire était une partie de l’esprit, les espèces intelligibles seraient conservées dans l’esprit lui-même comme elles le sont dans l’esprit de l’ange. Or l’ange, en se tournant vers les espèces qu’il a en lui, peut penser. Donc notre esprit aussi, en se tournant vers les espèces retenues ; et ainsi, il pourrait penser sans se tourner vers des phantasmes, ce qui apparaît manifestement faux. En effet, si quelqu’un a une science en habitus, si grande soit-elle, et que cependant l’organe de la puissance imaginative ou remémorative est blessé, il ne peut passer à l’acte ; ce qui ne serait pas le cas si l’esprit pouvait penser en acte sans se tourner vers les puissances qui se servent d’organes. La mémoire n’est donc pas dans l’esprit.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que « l’âme est le lieu des espèces, étant entendu que ce n’est pas toute l’âme, mais l’âme intellectuelle ». Or il appartient au lieu de conserver ce qui est contenu en lui. Puis donc qu’il appartient à la mémoire de conserver les espèces, il semble qu’elle soit dans l’intelligence.

 

Ce qui se rapporte indifféremment à tout temps ne regarde pas un temps particulier. Or la mémoire, même au sens propre, se rapporte indifféremment à tout temps, comme dit saint Augustin au quatorzième livre sur la Trinité, et il le prouve par les paroles de Virgile, qui a employé au sens propre les noms de mémoire et d’oubli. La mémoire ne regarde donc pas un temps particulier, mais tous. Elle appartient donc à l’intelligence.

 

La mémoire, prise au sens propre, porte sur des choses passées. Or l’intelligence ne porte pas seulement sur des choses présentes mais aussi sur des choses passées. En effet, l’intelligence forme une composition relative à n’importe quel temps lorsqu’elle pense que l’homme a existé, existera et existe, comme cela est clair au troisième livre sur l’Âme. La mémoire, à proprement parler, peut donc appartenir à l’intelligence.

 

De même que la mémoire porte sur des choses passées, de même la providence porte sur des choses futures, suivant Cicéron. Or la providence, prise au sens propre, est dans la partie intellective. Donc la mémoire aussi, pour la même raison.

 

 

Réponse :

 

La mémoire, dans le langage usuel, s’entend de la connaissance des choses passées. Or il appartient au même de connaître le passé comme tel et le maintenant comme tel : les deux relèvent du sens. En effet, de même que l’intelligence ne connaît pas le singulier en tant qu’il est ceci mais par une notion commune, par exemple en tant qu’il est homme, ou blanc, ou encore particulier, mais non en tant qu’il est cet homme ou ce particulier, de même aussi l’intelligence connaît le présent et le passé non en tant qu’ils sont ce maintenant et ce passé. Puis donc que la mémoire, dans son acception propre, regarde ce qui est passé par rapport à ce maintenant, il est assuré que la mémoire, à proprement parler, n’est pas dans la partie intellective mais dans la sensitive seulement, comme le prouve le Philosophe.

 

Mais parce que l’intelligence pense non seulement l’intelligible mais aussi le fait qu’elle pense tel intelligible, le nom de mémoire peut s’étendre à la connaissance par laquelle, bien qu’on ne connaisse pas l’objet de la façon susdite comme passé, cependant on connaît un objet dont on a déjà eu connaissance, dans la mesure où l’on sait avoir déjà eu cette connaissance ; et ainsi, toute connaissance non nouvellement reçue peut être appelée mémoire. Mais cela se produit de deux façons. D’abord, lorsque la considération découlant de la connaissance possédée n’est pas interrompue mais continue ; ensuite, lorsqu’elle est interrompue, et ainsi, elle est davantage passée, aussi réalise-t-elle plus proprement la notion de mémoire ; de la sorte, on dit que nous avons la mémoire de ce que nous connaissions déjà habituellement et non en acte. Et dans ce cas, la mémoire est dans la partie intellective de notre âme ; et saint Augustin semble prendre le nom de mémoire en ce sens quand il la pose comme une partie de l’image, car il veut que tout ce qui est tenu habituellement dans l’esprit en sorte qu’il ne passe pas à l’acte appartienne à la mémoire. Mais les divers auteurs ont des positions différentes sur la façon dont cela peut se produire.

 

En effet, Avicenne affirme au sixième livre De naturalibus que cela ne se produit pas (i. e. que l’âme détienne habituellement une connaissance d’une réalité qu’elle ne considère pas actuellement) par une conservation actuelle des espèces dans la partie intellective, mais il veut que les espèces actuellement non considérées ne puissent être conservées que dans la partie sensitive, soit par l’imagination, qui est le trésor des formes reçues des sens, soit par la mémoire, quant aux intentions particulières non reçues des sens. Dans l’intelligence, l’espèce ne demeure pas si elle n’est pas considérée actuellement, mais elle cesse d’être en elle après la considération ; donc, lorsqu’elle veut de nouveau considérer quelque chose actuellement, il est nécessaire que des espèces intelligibles découlent de nouveau dans l’intellect possible depuis l’intelligence agente. Et cependant, il ne s’ensuit pas, selon lui, que chaque fois que quelqu’un doit de nouveau considérer ce qu’il a déjà connu, il lui soit nécessaire de l’apprendre à nouveau ou de le découvrir comme au début, car une certaine aptitude est laissée en lui par laquelle il se tourne plus facilement qu’auparavant vers l’intellect agent pour recevoir de lui les espèces qui en découlent ; et cette aptitude est en nous l’habitus de science. Et selon cette opinion, la mémoire serait dans l’esprit sous la forme non pas d’une rétention des espèces, mais d’une aptitude à en recevoir de nouveau. Mais cette opinion ne semble pas raisonnable. D’abord parce que, l’intellect possible étant d’une nature plus stable que le sens, il est nécessaire que l’espèce reçue en lui le soit d’une façon plus stable ; aussi les espèces peuvent-elles être mieux conservées en lui que dans la partie sensitive. Ensuite, parce que l’intelligence agente se comporte de façon égale dans l’infusion des espèces qui conviennent à toutes les sciences. Si donc dans l’intellect possible n’étaient pas conservées des espèces mais la seule aptitude à se tourner vers l’intellect agent, l’homme resterait également apte à n’importe quel intelligible, et ainsi, un homme qui aurait appris une science ne saurait pas pour autant celle-ci plus que les autres. En outre, cela semble expressément contraire à la sentence du Philosophe au troisième livre sur l’Âme, qui loue les anciens d’avoir affirmé que l’âme est le lieu des espèces quant à sa partie intellective.

 

Voilà pourquoi d’autres disent que les espèces intelligibles restent dans l’intellect possible après la considération actuelle, et que leur ordonnance est l’habitus de science ; et par conséquent, la puissance par laquelle notre esprit peut retenir de telles espèces intelligibles après la considération actuelle sera appelée mémoire ; et cela s’approche davantage de la signification propre du nom de mémoire.

 

 

Réponse aux objections :

 

La mémoire qui nous est commune avec les bêtes est celle où sont conservées les intentions particulières ; et ce n’est pas celle-ci qui est dans l’esprit, mais seulement celle où sont conservées les espèces intelligibles.

 

Le Philosophe parle de la mémoire qui porte sur le passé comme relatif à ce maintenant en tant qu’il est celui-ci ; et par conséquent, elle n’est pas dans l’esprit.

 

On voit dès lors clairement la réponse au troisième argument.

 

Si appréhender en acte et retenir diffèrent dans l’intellect possible, ce n’est pas parce que l’espèce serait en lui en quelque sorte corporellement, mais elle y est seulement de façon intelligible. Et cependant, il ne s’ensuit pas que l’on pense sans arrêt par cette espèce, mais on le fait seulement lorsque l’intellect possible devient parfaitement en acte de cette espèce. Parfois, au contraire, il est imparfaitement en acte de celle-ci, c’est-à-dire avec un certain mode intermédiaire entre la pure puissance et l’acte pur. Et cela, c’est connaître habituellement, et c’est la volonté qui fait passer de ce mode de connaissance à l’acte parfait, elle qui, suivant Anselme, est le moteur de toutes les puissances.

 

L’esprit est à l’image surtout dans la mesure où il se porte vers Dieu et vers lui-même. Or il est présent à lui-même, et de même Dieu lui est présent, avant que des espèces soient reçues en provenance des réalités sensibles ; en outre, si l’on dit que l’esprit a une puissance remémorative, ce n’est pas parce qu’il détient quelque chose en acte, mais parce qu’il est capable de le faire.

 

La réponse ressort de ce qu’on a dit.

 

Nulle puissance ne peut connaître quelque chose sans se tourner vers son objet, comme la vue ne connaît rien si elle ne se tourne vers la couleur. Puis donc que le phantasme est à l’intellect possible ce que les réalités sensibles sont au sens, comme le montre le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, quelque espèce intelligible que l’intelligence ait en elle, ce n’est cependant jamais qu’en se tournant vers le phantasme qu’elle considère actuellement quelque chose par cette espèce. Voilà pourquoi, de même que notre intelligence dans l’état de voie a besoin des phantasmes pour considérer actuellement avant de recevoir un habitus, de même aussi après qu’elle l’a reçu. Mais il en va autrement pour les anges, qui n’ont pas le phantasme comme objet de leur intelligence.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

On ne peut déduire de cette citation que la mémoire soit dans l’esprit, sinon de la façon susdite et non au sens propre.

 

La parole de saint Augustin est à entendre en ce sens que la mémoire peut porter sur des objets présents ; cependant on ne peut jamais parler de mémoire sans que quelque chose de passé entre en considération, au moins du côté de la connaissance elle-même. Et en ce sens également, on dit que quelqu’un se souvient de soi ou s’oublie, en tant que, tout en étant présent à soi, il conserve ou ne conserve pas une connaissance passée de lui-même.

 

En tant que l’intelligence connaît les différences des temps par des notions communes, elle peut ainsi former des compositions selon n’importe quelle différence de temps.

 

La providence n’est dans l’intelligence que selon les notions générales du futur, mais elle est appliquée aux réalités particulières au moyen de la raison particulière, qui doit nécesssairement intervenir entre la raison universelle motrice et le mouvement qui s’ensuit dans les réalités particulières, comme le montre le Philosophe au troisième livre sur l’Âme.

Article 3 : La mémoire se distingue-t-elle de l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Des puissances différentes ont des actes différents. Or l’intellect possible et la mémoire, telle qu’elle est posée dans l’esprit, ont le même acte, qui est de retenir les espèces ; cela, en effet, saint Augustin l’attribue à la mémoire et le Philosophe à l’intellect possible. La mémoire ne se distingue donc pas de l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre.

 

Il est propre à l’intelligence, qui fait abstraction de l’ici et du maintenant, de recevoir quelque chose sans regarder aucune différence de temps. Or la mémoire ne regarde aucune différence de temps car, suivant saint Augustin au quatorzième livre sur la Trinité, la mémoire porte à la fois sur les choses passées, présentes et futures. La mémoire ne se distingue donc pas de l’intelligence.

 

Selon saint Augustin au quatorzième livre sur la Trinité, l’intelligence s’entend de deux façons. D’abord, comme on dit que nous pensons [litt. intelligeons] ce que nous considérons en acte ; ensuite, comme on dit que nous pensons ce que nous ne considérons pas en acte. Or l’intelligence selon laquelle on dit que nous pensons cela seul que nous considérons en acte, est la pensée en acte, et ce n’est pas une puissance mais l’opération d’une puissance ; et ainsi, l’intelligence ne se distingue pas de la mémoire comme une puissance se distingue d’une autre. Et prise dans le sens où nous pensons les choses que nous ne considérons pas en acte, l’intelligence ne se distingue nullement de la mémoire mais lui appartient ; c’est ce que montre saint Augustin au quatorzième livre sur la Trinité, où il s’exprime ainsi : « Si nous nous reportons à la mémoire intérieure par laquelle l’esprit se souvient de lui-même, à l’intelligence intérieure par laquelle il se comprend, à la volonté intérieure par laquelle il s’aime, là où elles trois sont toujours ensemble, qu’elles soient ou non considérées, il semble bien que l’image de la Trinité appartienne à la seule mémoire. » L’intelligence ne se distingue donc nullement de la mémoire comme une puissance se distingue d’une autre.

 

Si [le répondant] dit que l’intelligence est une certaine puissance par laquelle l’âme est capable de considérer en acte, et qu’ainsi, l’intelligence selon laquelle on dit que nous pensons seulement en considérant se distingue aussi de la mémoire comme une puissance se distingue d’une autre, alors en sens contraire : il appartient à la même puissance d’avoir un habitus et d’user de l’habitus. Or penser sans considérer, c’est penser en habitus ; et penser en considérant, c’est user de l’habitus. Il appartient donc à la même puissance de penser sans considérer et de penser en considérant ; cela ne permet donc pas de différencier l’intelligence de la mémoire comme on différencie une puissance d’une autre puissance.

 

On ne trouve dans la partie intellective de l’âme aucune autre puissance que la cognitive et la motrice ou affective. Or la volonté est l’affective, ou motrice, tandis que l’intelligence est la cognitive. La mémoire n’est donc pas une puissance autre que l’intelligence.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quatorzième livre sur la Trinité que « l’âme a été faite à l’image de Dieu en ce sens qu’elle peut se servir de la raison et de l’intelligence pour comprendre et voir Dieu ». Or c’est par sa puissance que l’âme peut voir. L’image est donc envisagée dans l’âme quant aux puissances. Or l’image est envisagée dans l’âme en tant que ces trois choses s’y trouvent : mémoire, intelligence et volonté. Ces trois choses sont donc trois puissances distinctes.

 

Si ces trois choses ne sont pas trois puissances, il est nécessaire que l’une d’elles soit un acte ou une opération. Or l’acte n’est pas toujours dans l’âme ; en effet, ce n’est pas toujours actuellement qu’elle pense ou qu’elle veut. Ces trois choses ne seront donc pas toujours dans l’âme, et ainsi, l’âme ne sera pas toujours à l’image de Dieu, ce qui contredit saint Augustin.

 

Entre ces trois termes se trouve une égalité par laquelle est représentée l’égalité des Personnes divines. Or il ne se trouve pas d’égalité entre l’acte et l’habitus ou la puissance, car la puissance s’étend à plus de choses que l’habitus, et l’habitus que l’acte ; car une puissance unique a plusieurs habitus, et par un seul habitus sont élicités plusieurs actes. Il est donc impossible que l’un d’eux soit un habitus et l’autre un acte.

 

 

Réponse :

 

L’image de la Trinité dans l’âme peut être déterminée de deux façons : d’abord, dans le sens d’une imitation parfaite de la Trinité ; ensuite, dans le sens d’une imitation imparfaite.

 

L’âme imite parfaitement la Trinité en tant qu’elle se souvient, pense actuellement et veut actuellement. Et la raison en est que, dans cette Trinité incréée, la Personne intermédiaire de la Trinité est le Verbe. Or il ne peut y avoir de verbe sans une connaissance actuelle. C’est pourquoi, selon ce mode de l’imitation parfaite, saint Augustin désigne l’image par ces trois termes : mémoire, intelligence et volonté, où « mémoire » implique une connaissance habituelle, « intelligence » une considération actuelle émanant de cette connaissance, et « volonté » un mouvement actuel de la volonté procédant de la considération. Et cela ressort expressément de ce qu’il dit au quatorzième livre sur la Trinité, en ces termes : « Comme ici » — c’est-à-dire dans l’esprit — « il ne peut y avoir de verbe sans considération (car tout ce que nous disons par ce verbe intérieur qui n’appartient à aucune langue, est le fruit de la considération), nous reconnaissons que cette image se trouve plutôt dans ces trois facultés : mémoire, intelligence, volonté. Ce que j’appelle maintenant intelligence, c’est ce par quoi nous comprenons en considérant ; et ce que j’appelle volonté, c’est ce qui unit le terme engendré et le terme engendrant. »

 

L’image a le caractère d’une imitation imparfaite lorsqu’on la désigne par les habitus et les puissances ; et c’est ainsi qu’au neuvième livre sur la Trinité l’image de la Trinité dans l’âme est déterminée au moyen des trois termes : esprit, connaissance et amour, où « esprit » est le nom d’une puissance, et « connaissance » et « amour » sont les noms d’habitus existant en elle. Et tout comme il a posé la connaissance, il aurait pu poser l’intelligence habituelle : en effet, l’une et l’autre peut être entendue comme habituelle, ainsi qu’il ressort de ce qui est dit au quatorzième livre sur la Trinité : « Serait-il juste de dire : ce musicien sans doute connaît la musique, mais pour l’instant il ne la comprend pas, parce qu’il n’y pense pas ; par contre il comprend pour l’instant la géométrie, car c’est à elle que, pour l’instant, il pense ? Phrase absurde, ce semble. » Et ainsi, selon cette désignation, les deux termes que sont la connaissance et l’amour, entendus comme habituels, appartiennent seulement à la mémoire, comme le montre une citation du même saint Augustin produite par l’objectant.

 

Mais parce que les actes sont dans les puissances de façon radicale, comme les effets dans les causes, l’imitation parfaite — que l’on désigne par : mémoire, intelligence actuelle et volonté actuelle — peut se trouver originairement dans les puissances par lesquelles l’âme peut se souvenir, penser actuellement et vouloir, ainsi qu’il ressort des paroles de saint Augustin qui ont été citées. Et ainsi, l’image sera envisagée quant aux puissances ; mais non de telle façon que la mémoire puisse être, dans l’esprit, une autre puissance en plus de l’intelligence. Et en voici la preuve.

 

Une différence des objets ne diversifie les puissances que si la différence des objets provient de ce qui survient par soi aux objets en tant qu’ils sont les objets de telles puissances ; ainsi, le chaud et le froid, qui sont accidentels au coloré en tant que tel, ne diversifient pas la puissance visuelle : en effet, il appartient à la même puissance visuelle de voir le coloré chaud et froid, doux et amer. Or, bien que l’esprit ou l’intelligence puisse en quelque façon connaître le passé, cependant, puisqu’il se comporte indifféremment dans la connaissance des choses présentes, passées et futures, la différence entre le présent et le passé est accidentelle à l’intelligible en tant que tel. Donc, bien que la mémoire puisse être en quelque façon dans l’esprit, cependant elle ne peut pas être comme une certaine puissance distincte des autres par elle-même, au sens où les philosophes parlent de la distinction des puissances ; mais ce n’est que dans la partie sensitive de l’âme, qui se porte vers le présent en tant que tel, que la mémoire peut se trouver de cette façon ; si donc elle doit se porter vers le passé, une puissance plus haute que le sens lui-même est requise.

 

Néanmoins, bien que la mémoire ne soit pas une puissance distincte de l’intelligence, celle-ci étant prise comme une puissance, cependant on trouve aussi la Trinité dans l’âme en considérant les puissances elles-mêmes, dans la mesure où une puissance unique, qui est l’intelligence, a une relation à différentes choses, à savoir, à la détention habituelle de la connaissance de quelque chose, et à sa considération actuelle, tout comme saint Augustin distingue la raison inférieure de la raison supérieure par une relation à différentes choses.

 

 

Réponse aux objections :

 

Bien que la mémoire, telle qu’elle est dans l’esprit, ne soit pas une autre puissance distincte de l’intellect possible, cependant entre l’intellect possible et la mémoire se trouve une distinction due à une relation à différentes choses, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

2°, 3°, 4° & Et il faut répondre semblablement aux quatre objections suivantes.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Saint Augustin parle ici de l’image trouvée dans l’âme, mais non dans le sens d’une imitation parfaite, qui a lieu lorsqu’elle imite actuellement la Trinité en la pensant.

 

Il y a toujours dans l’âme une image de la Trinité en quelque façon, mais non dans le sens d’une imitation parfaite.

 

Entre la puissance, l’acte et l’habitus, il peut y avoir une égalité, en tant qu’ils se rapportent à un objet unique ; et c’est ainsi que l’image de la Trinité se trouve dans l’âme en tant qu’elle se porte vers Dieu. Et cependant, même si l’on parle de façon générale de la puissance, de l’habitus et de l’acte, une égalité se trouve en eux, non certes quant à la propriété de leur nature, car l’opération, l’habitus et la puissance n’ont pas l’être de la même façon, mais quant à leur rapport à l’acte, d’après lequel on considère la quantité de ces trois choses ; et il n’est pas nécessaire de prendre numériquement un seul acte ou un seul habitus, mais l’habitus et l’acte en général.

Article 4 : L’esprit connaît-il les réalités matérielles ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’esprit ne connaît quelque chose que par une connaissance intellectuelle. Or, comme on le lit dans la Glose à propos de 2 Cor 12, 2, « la vision intellectuelle est celle qui embrasse ces réalités qui n’ont pas d’images semblables à elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mêmes ». Puis donc que les réalités matérielles ne peuvent pas être dans l’âme par elles-mêmes mais seulement par « des images semblables à elles, et qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mêmes », il semble que l’esprit ne connaisse pas les choses matérielles.

 

Saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : « Par l’esprit sont saisies des visions qui ne sont ni corps ni ressemblances de corps. » Or les réalités matérielles sont des corps et ont des ressemblances de corps. Elles ne sont donc pas connues par l’esprit.

 

L’esprit, ou l’intelligence, a la propriété de connaître les quiddités des réalités, car l’objet de l’intelligence est la quiddité, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Or la quiddité des réalités matérielles n’est pas la corporéité elle-même, sinon il serait nécessaire que tout ce qui a une quiddité soit corporel. L’esprit ne connaît donc pas les choses matérielles.

 

La connaissance de l’esprit s’ensuit de la forme, qui est le principe du connaître. Or les formes intelligibles qui sont dans l’esprit sont tout à fait immatérielles. L’esprit ne peut donc connaître par elles les réalités matérielles.

 

Toute connaissance a lieu par assimilation. Or il ne peut y avoir d’assimilation entre l’esprit et les choses matérielles, car c’est l’unité de la qualité qui fait la ressemblance ; or les qualités des réalités matérielles sont des accidents corporels, qui ne peuvent exister dans l’esprit. L’esprit ne peut donc pas connaître les choses matérielles.

 

L’esprit ne connaît rien sinon en faisant abstraction de la matière et des circonstances de la matière. Or les réalités matérielles, qui sont des réalités naturelles, ne peuvent, même par l’intelligence, être séparées de la matière, car celle-ci entre dans leurs définitions. Les choses matérielles ne peuvent donc pas être connues par l’esprit.

 

 

En sens contraire :

 

Les choses qui appartiennent à la science naturelle sont connues par l’esprit. Or la science naturelle porte sur des réalités matérielles. L’esprit connaît donc les réalités matérielles.

 

« Chacun juge bien de ce qu’il sait, et là, il est bon juge », comme il est dit au premier livre de l’Éthique. Or, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, « les choses inférieures de ce monde sont jugées par l’esprit ». Ces choses inférieures et matérielles sont donc pensées par l’esprit.

 

Par le sens, nous ne connaissons que des choses matérielles. Or la connaissance de l’esprit provient du sens. L’esprit connaît donc, lui aussi, les réalités matérielles.

 

 

Réponse :

 

Toute connaissance a lieu par quelque forme, qui est le principe de la connaissance dans le connaissant. Or une telle forme peut être considérée de deux façons : d’abord quant à l’être qu’elle a dans le connaissant, ensuite quant au rapport qu’elle a avec la réalité dont elle est une ressemblance. Selon le premier rapport, elle fait que le connaissant connaisse actuellement ; mais selon le second rapport, elle détermine la connaissance à porter sur tel objet connaissable. Aussi le mode de connaissance d’une réalité dépend-elle de la condition du connaissant, en qui la forme est reçue selon son mode d’être. En revanche, il n’est pas nécessaire que la réalité connue suive le mode d’être du connaissant, ou le mode avec lequel la forme, qui est le principe de la connaissance, a l’être dans le connaissant ; rien n’empêche donc que des réalités matérielles soient connues au moyen de formes qui existent immatériellement dans l’esprit. Or cela ne se produit pas de la même façon dans l’esprit humain, qui reçoit les formes en provenance des réalités, et dans l’esprit divin ou l’esprit angélique, qui ne reçoivent rien des réalités.

 

En effet, dans l’esprit qui reçoit la science en provenance des réalités, les formes existent par une certaine action des réalités sur l’âme ; or toute action a lieu par une forme ; les formes qui sont dans notre esprit regardent donc les réalités existant hors de l’âme en premier et principalement quant à leurs formes. Or celles-ci ont deux modes : il en est qui ne se déterminent aucune matière, telles la ligne, la surface, et autres formes semblables ; d’autres, par contre, se déterminent une matière spéciale, comme c’est le cas de toutes les formes naturelles. De la connaissance des formes qui ne se déterminent aucune matière ne résulte donc aucune connaissance de la matière ; mais par la connaissance des formes qui se déterminent une matière, la matière elle-même aussi est connue en quelque façon, à savoir, par la relation qu’elle a avec la forme ; et pour cette raison, le Philosophe dit au premier livre de la Physique que la matière prime « est connaissable par analogie ». Et ainsi, par la ressemblance de la forme, la réalité matérielle elle-même est connue, comme quelqu’un connaîtrait le nez camus par le fait même qu’il connaît la camusité.

 

Mais les formes des réalités existent dans l’esprit divin, et d’elles découle l’être des réalités, qui est conjointement celui de la forme et de la matière ; aussi ces formes regardent-elles immédiatement la matière et la forme, non l’une par l’autre ; et de même pour les formes de l’intelligence angélique, qui sont semblables aux formes de l’esprit divin, bien qu’elles ne soient pas causes des réalités.

 

Et ainsi, notre esprit a une connaissance immatérielle des réalités matérielles, tandis que l’esprit divin et l’esprit angélique connaissent les choses matérielles plus immatériellement, et cependant plus parfaitement.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cette citation peut être exposée de deux façons.

 

D’abord comme relative à la vision intellectuelle quant à tout ce qui est compris sous elle ; et ainsi, on appelle intellectuelle la vision des seules réalités « qui n’ont pas d’images semblables à elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mêmes » ; non que cela s’entende des images qui permettent de voir les réalités par une vision intellectuelle, et qui sont pour ainsi dire un médium de connaissance, mais parce que ces objets connus par vision intellectuelle sont les réalités elles-mêmes et non les images des réalités ; ce qui n’est pas le cas dans la vision corporelle, i. e. sensitive, ni dans la spirituelle, i. e. imaginaire. En effet, les objets de l’imagination et du sens sont des accidents au moyen desquels une certaine figure ou image de la réalité est établie, alors que l’objet de l’intelligence est l’essence même de la réalité — certes, elle connaît l’essence de la réalité par sa ressemblance, mais c’est comme par un médium de connaissance, non comme par un objet vers lequel se porterait d’abord sa vision.

 

Ou bien il faut répondre que ce qui est dit dans la citation regarde la vision intellectuelle en tant qu’elle dépasse la vision imaginaire et la sensitive ; c’est ainsi, en effet, que saint Augustin, dont la Glose emprunte les paroles, veut déterminer la différence des trois visions, attribuant à la vision supérieure ce en quoi elle dépasse l’inférieure ; ainsi, il dit que la vision spirituelle a lieu lorsque nous considérons des choses absentes par certaines ressemblances, et cependant la vision spirituelle ou imaginaire porte aussi sur les choses qui sont vues actuellement ; mais puisque l’imagination voit aussi les choses absentes, elle transcende le sens ; voilà pourquoi cela lui est pour ainsi dire attribué en propre. Semblablement aussi, la vision intellectuelle transcende l’imagination et le sens parce qu’elle s’étend aux choses qui sont intelligibles par leur essence ; et c’est pourquoi saint Augustin lui attribue cela comme lui étant propre, bien qu’elle puisse aussi connaître les choses matérielles, qui sont connaissables par leurs ressemblances. C’est pourquoi saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral que « par l’esprit sont jugées ces connaissances inférieures et sont vues les réalités qui ne sont ni corps ni choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles ».

 

On voit dès lors clairement la solution au deuxième argument.

 

Si la corporéité est prise du corps en tant qu’il est dans le genre quantité, alors la corporéité n’est pas la quiddité de la réalité naturelle, mais son accident, c’est-à-dire la triple dimension. Mais si elle est prise du corps en tant qu’il est dans le genre substance, alors le nom de corporéité désigne l’essence de la réalité naturelle. Et cependant, il ne s’ensuivra pas que toute quiddité soit corporéité, à moins de dire qu’il convient à la quiddité en tant que telle d’être corporéité.

 

Bien que les formes, dans l’esprit, soient seulement immatérielles, cependant elles peuvent être des ressemblances de réalités matérielles. En effet, il n’est pas nécessaire que la ressemblance et ce dont elle est la ressemblance aient la même sorte d’être, mais il faut seulement qu’ils se rejoignent dans une même notion ; comme la forme d’homme dans une statue dorée n’a pas la même sorte d’être que la forme de l’homme en chair et en os.

 

Bien que les qualités corporelles ne puissent pas exister dans l’esprit, cependant il peut y avoir en lui des ressemblances de qualités corporelles, et par elles l’esprit est assimilé aux réalités corporelles.

 

L’intelligence connaît en faisant abstraction de la matière particulière et de ses circonstances, par exemple de cette chair et de ces os ; cependant il n’est pas nécessaire qu’elle fasse abstraction de la matière universelle ; elle peut donc considérer la forme naturelle dans la chair et les os, non toutefois en ceux-ci.

Article 5 : Notre esprit peut-il connaître les choses matérielles singulièrement ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

De même que le singulier a l’être en raison de la matière, de même aussi on appelle naturelles les réalités qui ont la matière dans leur définition. Or l’esprit, tout immatériel qu’il est, peut connaître les réalités naturelles. Il peut donc pour la même raison connaître les réalités singulières.

 

Nul ne juge droitement ni ne dispose des choses sans les connaître. Or le sage, par l’esprit, juge et dispose droitement des singuliers, comme par exemple de sa famille et de ses biens. Nous connaissons donc par l’esprit les singuliers.

 

Nul ne connaît une composition sans connaître les termes extrêmes de la composition. Or c’est l’esprit qui forme la composition suivante : « Socrate est homme » ; en effet, une puissance sensitive, qui n’appréhende pas l’homme universellement, ne pourrait pas la former. L’esprit connaît donc les singuliers.

 

Nul ne peut commander un acte sans en connaître l’objet. Or l’esprit, ou la raison, commande l’acte du concupiscible et de l’irascible, comme on le voit clairement au premier livre de l’Éthique. Puis donc que les objets de ces puissances sont singuliers, l’esprit connaîtra les singuliers.

 

Selon Boèce, « tout ce que peut une puissance inférieure, une supérieure le peut aussi ». Or les puissances sensitives, qui sont inférieures à l’esprit, connaissent les singuliers. L’esprit peut donc bien davantage connaître les singuliers.

 

Plus un esprit est élevé, plus sa connaissance est universelle, comme le montre clairement Denys au douzième chapitre de la Hiérarchie céleste. Or l’esprit de l’ange est plus élevé que l’esprit de l’homme, et cependant l’ange connaît les singuliers. C’est donc bien davantage le cas de l’esprit humain.

 

 

En sens contraire :

 

Comme dit Boèce : « Il y a universel quand on pense, singulier quand on sent. »

 

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, c’est de façon différente que l’esprit humain et l’esprit angélique connaissent les choses matérielles.

 

En effet, la connaissance humaine se porte vers les réalités matérielles d’abord quant à la forme, et secondairement vers la matière en tant qu’elle a une relation à la forme. Or, de même que toute forme est en elle-même universelle, de même la relation à la forme ne fait connaître la matière que d’une connaissance universelle. Or ce n’est pas la matière considérée ainsi qui est principe d’individuation, mais celle qui est considérée singulièrement, et qui est la matière désignée existant sous des dimensions déterminées : c’est par celle-ci, en effet, que la forme est individuée. Aussi le Philosophe dit-il au septième livre de la Métaphysique que « les parties de l’homme sont la forme et la matière prises universellement, tandis que celles de Socrate sont cette forme-ci et cette matière-ci ».

 

On voit donc clairement que notre esprit ne peut pas connaître directement le singulier ; mais le singulier est directement connu de nous par les puissances sensitives, qui reçoivent les formes en provenance des réalités dans un organe corporel ; et ainsi, elles les reçoivent sous des dimensions déterminées et de telle façon qu’elles mènent à la connaissance de la matière singulière. En effet, de même que la forme universelle conduit à la connaissance de la matière universelle, de même la forme individuelle mène à la connaissance de la matière désignée, qui est principe d’individuation. Cependant l’esprit se mêle par accident aux singuliers, en tant qu’il est en liaison avec les puissances sensitives, qui sont tournées vers les choses particulières. Et cette liaison a lieu de deux façons.

 

D’abord, en tant que le mouvement de la partie sensitive a pour terme l’esprit, comme c’est le cas du mouvement qui va des réalités vers l’âme. Et dans ce cas, l’esprit connaît le singulier par une certaine réflexion, c’est-à-dire en tant que l’esprit, en connaissant son objet, qui est une nature universelle, revient à la connaissance de son acte, et ultérieurement à l’espèce qui est le principe de son acte, et ultérieurement au phantasme duquel l’espèce a été abstraite ; et ainsi, il reçoit quelque connaissance du singulier.

 

Ensuite, en tant que le mouvement qui va de l’âme vers les réalités commence à l’esprit et s’avance vers la partie sensitive, pour autant que l’esprit gouverne les puissances inférieures. Et ainsi, il se mêle aux singuliers moyennant la raison particulière, qui est une certaine puissance de la partie sensitive qui compose et divise les intentions individuelles, puissance appelée aussi du nom de cogitative, et qui a un organe déterminé dans le corps, à savoir la cellule médiane de la tête. En effet, le jugement universel qu’a l’esprit sur les choses à faire ne peut être appliqué à un acte particulier que par une puissance intermédiaire qui appréhende le singulier, en sorte qu’il se produit un certain syllogisme dont la majeure est universelle — c’est le jugement de l’esprit —, la mineure est singulière — c’est l’appréhension de la raison particulière —, et la conclusion est l’élection de l’œuvre singulière, comme on le voit clairement au troisième livre sur l’Âme.

 

Mais l’esprit de l’ange, parce qu’il connaît les réalités matérielles par des formes qui regardent immédiatement la matière aussi bien que la forme, connaît la matière par un regard direct non seulement universellement, mais aussi singulièrement ; et l’esprit divin aussi, semblablement.

 

 

Réponse aux objections :

 

La connaissance qui envisage la matière selon son analogie avec la forme suffit pour faire connaître la réalité naturelle mais non pour faire connaître le singulier, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

La disposition que fait le sage des singuliers n’est l’œuvre de l’esprit que moyennant la puissance cogitative, à laquelle il appartient de connaître les intentions particulières, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Si l’intelligence peut composer une proposition à partir d’un universel et d’un singulier, c’est parce qu’elle connaît le singulier par une certaine réflexion, comme on l’a dit.

 

L’intelligence ou la raison connaît universellement la fin à laquelle elle ordonne l’acte du concupiscible et l’acte de l’irascible en les commandant. Mais elle applique cette connaissance universelle aux singuliers par le moyen de la puissance cogitative, comme on l’a dit.

 

Ce que peut une puissance inférieure, une supérieure le peut aussi, mais pas toujours de la même façon : parfois d’une autre façon plus élevée. Et ainsi, l’intelligence peut connaître les choses que connaît le sens, mais d’une façon plus élevée que le sens : en effet, le sens les connaît quant aux dispositions matérielles et aux accidents extérieurs, tandis que l’intelligence pénètre jusqu’à la nature profonde de l’espèce qui est dans les individus eux-mêmes.

 

La connaissance de l’esprit angélique est plus universelle que la connaissance de l’esprit humain, car elle s’étend à plus de choses en usant de moins d’intermédiaires ; cependant elle est plus efficace que l’esprit humain pour connaître les singuliers, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

Article 6 : L’esprit humain reçoit-il une connaissance provenant des choses sensibles ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Les choses qui n’ont pas de matière en commun ne peuvent avoir d’action ni de passion, comme le montrent Boèce au livre sur les Deux Natures et le Philosophe au livre sur la Génération. Or notre esprit n’a pas de matière en commun avec les réalités sensibles. Les choses sensibles ne peuvent donc pas agir sur notre esprit pour y imprimer une connaissance.

 

L’objet de l’intelligence est la quiddité, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Or la quiddité de la réalité n’est perçue par aucun sens. La connaissance de l’esprit n’est donc pas reçue en provenance du sens.

 

Parlant de la connaissance des intelligibles, saint Augustin dit au dixième livre des Confessions comment elle est acquise par nous : « Ils s’y trouvaient donc », dit-il, c’est-à-dire les intelligibles dans notre esprit, « même avant que je les apprisse ; mais ils ne se trouvaient pas encore dans ma mémoire. » Il semble donc que les espèces intelligibles ne soient pas reçues dans l’esprit depuis les sens.

 

Comme le prouve saint Augustin au dixième livre sur la Trinité, l’âme ne peut aimer que des choses connues. Or, avant d’apprendre une science, on l’aime : cela ressort de ce qu’on la recherche avec une grande application. Donc, avant d’apprendre cette science, on l’a dans sa connaissance ; il semble donc que l’esprit ne reçoive pas la connaissance depuis les réalités sensibles.

 

Saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : « Ce n’est pas le corps qui forme cette image du corps dans l’esprit, mais l’esprit lui-même qui la forme en soi avec une merveilleuse rapidité, qui contraste singulièrement avec la lenteur du corps. » Il semble donc que l’esprit ne reçoive pas les espèces intelligibles depuis les sens, mais qu’il les forme lui-même en soi.

 

Saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité que notre esprit « juge des réalités corporelles selon les raisons incorporelles et éternelles ». Or les raisons reçues des sens ne sont pas telles ; il semble donc que l’esprit humain ne reçoive pas de connaissance depuis les choses sensibles.

 

Si l’esprit reçoit une connaissance depuis les choses sensibles, ce ne peut être que dans la mesure où une espèce qui est reçue depuis les choses sensibles meut l’intellect possible. Or une telle espèce ne peut pas mouvoir l’intellect possible. En effet, elle ne le meut pas tant qu’elle est encore dans l’imagination car, lorsqu’elle y est, elle n’est pas encore intelligible en acte mais seulement en puissance ; or l’intelligence n’est mue que par l’intelligible en acte, tout comme la vue n’est mue que par le visible en acte ; semblablement, elle ne meut pas l’intellect possible en existant dans l’intellect agent, qui ne peut recevoir aucune espèce, sinon il ne différerait pas de l’intellect possible ; ni, de même, lorsqu’elle existe dans l’intellect possible lui-même, car la forme déjà inhérente au sujet ne meut pas le sujet, mais se repose en quelque sorte en lui ; ni non plus en existant par soi, puisque les espèces intelligibles ne sont pas des substances mais sont du genre accident, comme dit Avicenne dans sa Métaphysique. Il n’est donc aucunement possible que notre esprit reçoive la science depuis les choses sensibles.

 

L’agent est plus noble que le patient, comme le montrent saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral et le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Or ce qui reçoit est à la chose de laquelle il reçoit ce que le patient est à l’agent. Puis donc que l’esprit est bien plus noble que les choses sensibles et que les sens eux-mêmes, il ne pourra pas recevoir d’eux une connaissance.

 

Le Philosophe dit au septième livre de la Physique que « l’âme, en s’apaisant, devient savante et prudente ». Or l’âme ne pourrait pas recevoir la science depuis les choses sensibles sans être mue en quelque façon par elles. L’âme ne reçoit donc pas la science depuis les choses sensibles.

 

 

En sens contraire :

 

Comme dit le Philosophe, et l’expérience le prouve, celui qui manque d’un sens manque d’une science, comme il manque aux aveugles la science des couleurs. Or cela n’aurait pas lieu si l’âme recevait la science d’ailleurs que des sens. Elle reçoit donc la connaissance depuis les choses sensibles par les sens.

 

Toute notre connaissance consiste originairement dans la connaissance des premiers principes indémontrables. Or la connaissance de ceux-ci provient du sens, comme on le voit clairement à la fin des Seconds Analytiques. Notre science provient donc du sens.

 

« La nature ne fait rien en vain, et ne néglige rien de ce qui est nécessaire. » Or les sens auraient été donnés en vain à l’âme si elle ne recevait par eux une connaissance des réalités. Notre esprit reçoit donc une connaissance depuis les choses sensibles.

 

 

Réponse :

 

Sur cette question les anciens eurent de multiples opinions. Certains affirmèrent que l’origine de notre science se trouve totalement dans une cause extérieure qui est séparée de la matière ; et cette opinion se divise en deux écoles.

 

Certains, comme les platoniciens, posèrent que les formes des réalités sensibles étaient séparées de la matière, et ainsi, étaient intelligibles en acte, et que c’est par la participation de la matière sensible à ces formes que les individus étaient produits dans la nature, et par une participation à ces formes que les esprits humains avaient la science. Et ainsi, ils prétendaient que les formes susdites étaient le principe de la génération et de la science, comme le rapporte le Philosophe au premier livre de la Métaphysique. Mais cette position a été suffisamment réprouvée par le Philosophe ; celui-ci montre en effet qu’il n’y a lieu de poser les formes des réalités sensibles que dans la matière sensible, puisqu’on ne peut pas même penser universellement les formes naturelles sans la matière sensible, comme le camus sans le nez.

 

C’est pourquoi d’autres n’attribuèrent pas des formes séparées aux choses sensibles mais posèrent seulement les intelligences, que nous appelons anges, et affirmèrent que l’origine de notre science se trouvait totalement en de telles substances séparées. Aussi Avicenne voulut-il que, de même que les formes sensibles ne sont acquises dans la matière sensible que par l’influence de l’intelligence agente, de même les formes intelligibles ne soient imprimées dans les esprits humains que par l’intelligence agente, qui n’est pas une partie de l’âme mais une substance séparée, comme lui-même le prétendait. Cependant l’âme a besoin des sens, comme ce qui l’excite et la dispose à la science, de même que les agents inférieurs préparent la matière à recevoir la forme en provenance de l’intelligence agente. Mais cette opinion ne semble pas non plus raisonnable : car selon elle il n’y aurait pas de dépendance nécessaire entre la connaissance de l’esprit humain et les puissances sensitives ; or c’est le contraire qui apparaît manifestement : d’une part, en effet, si un sens vient à manquer, la science des sensibles correspondants manque aussi, et d’autre part notre esprit ne peut considérer actuellement aussi les choses sues habituellement s’il ne forme des phantasmes, et c’est pourquoi la considération est empêchée lorsque l’organe de l’imagination est blessé. En outre, la position susdite ôte les principes prochains des réalités si toutes les choses inférieures obtiennent leurs formes, tant intelligibles que sensibles, immédiatement d’une substance séparée.

 

Une autre opinion consista à poser que l’origine de notre science se trouvait totalement dans une cause intérieure ; et celle-là aussi se divise en deux écoles.

 

Certains, en effet, affirmèrent que les âmes humaines contenaient en elles-mêmes la connaissance de toutes les réalités, mais que la connaissance susdite était obscurcie par l’union au corps. Aussi prétendaient-ils que nous avons besoin des sens et de l’application pour que les empêchements à la science soient enlevés ; ils disaient qu’apprendre n’est rien d’autre que se remémorer : par exemple, il apparaît de façon manifeste que les choses que nous entendons ou que nous voyons nous font nous remémorer celles que nous savions déjà. Mais cette position ne semble pas non plus raisonnable. En effet, si l’union de l’âme au corps est naturelle, il est impossible que la science naturelle soit totalement empêchée par elle ; et ainsi, si cette opinion était vraie, nous ne souffririons pas de la complète ignorance des choses pour lesquelles nous n’avons pas de sens. Et cette opinion serait en accord avec celle qui affirme que les âmes ont été créées avant les corps, et ensuite unies aux corps ; car alors la composition du corps et de l’âme ne serait pas naturelle, mais surviendrait accidentellement à l’âme elle-même. Or, tant selon la foi que selon les sentences des philosophes, cette opinion est jugée répréhensible.

 

D’autres prétendirent que l’âme était à elle-même cause de science : en effet, elle ne reçoit pas la science depuis les choses sensibles comme si les ressemblances des réalités parvenaient à l’âme en quelque sorte par une action des choses sensibles, mais c’est l’âme elle-même qui, à la présence des choses sensibles, forme en soi les ressemblances de celles-ci. Mais cette position ne semble pas totalement raisonnable. En effet, aucun agent n’agit si ce n’est dans la mesure où il est en acte ; si donc l’âme forme en soi les ressemblances de toutes les réalités, il est nécessaire qu’elle-même ait actuellement en soi ces ressemblances des réalités ; et ainsi, cette position reviendra à l’opinion susdite, qui affirme que la science de toutes les réalités est naturellement déposée dans l’âme humaine.

 

Voilà pourquoi, comparée aux positions susmentionnées, la sentence du Philosophe est plus raisonnable : elle pose que la science de notre esprit vient en partie de l’intérieur et en partie de l’extérieur ; non seulement de réalités séparées de la matière, mais aussi des choses sensibles elles-mêmes. En effet, lorsque notre esprit est comparé aux réalités sensibles qui sont hors de l’âme, on trouve qu’il entretient avec elles deux relations. D’abord comme acte relativement à une puissance : c’est-à-dire en tant que les réalités qui sont hors de l’âme sont intelligibles en puissance, tandis que l’esprit lui-même est intelligible en acte ; et selon cette relation, on pose dans l’âme un intellect agent qui rende intelligibles en acte les intelligibles en puissance. Ensuite comme puissance relativement à un acte : c’est-à-dire en tant que, dans notre esprit, les formes déterminées des réalités sont seulement en puissance, elles qui sont en acte dans les réalités hors de l’âme ; et selon cette relation, on pose dans notre âme l’intellect possible, auquel il appartient de recevoir les formes qui ont été abstraites des réalités sensibles et rendues intelligibles en acte par la lumière de l’intellect agent.

 

Et assurément, cette lumière de l’intellect agent dans l’âme provient, comme de son origine première, des substances séparées et surtout de Dieu. Il est donc vrai que notre esprit reçoit la science depuis les choses sensibles ; néanmoins l’âme elle-même forme en soi les ressemblances des réalités, en tant que les formes qui sont abstraites des choses sensibles sont rendues intelligibles en acte par la lumière de l’intellect agent, afin qu’elles puissent être reçues dans l’intellect possible. Et ainsi également, dans la lumière de l’intellect agent nous est donnée en quelque sorte originairement toute science, par l’intermédiaire des conceptions universelles qui sont immédiatement connues à la lumière de l’intellect agent et par lesquelles, comme par des principes universels, nous jugeons des autres choses et les préconnaissons en ceux-ci ; si bien que dans cette mesure aussi se vérifie l’opinion selon laquelle les choses que nous apprenons étaient déjà présentes dans notre connaissance.

 

 

Réponse aux objections :

 

Les formes sensibles, ou abstraites des choses sensibles, ne peuvent agir sur notre esprit que dans la mesure où elles sont rendues immatérielles par la lumière de l’intellect agent, et ainsi, elles sont en quelque sorte rendues homogènes à l’intellect possible sur lequel elles agissent.

 

La puissance supérieure et la puissance inférieure n’agissent pas envers le même de façon semblable, mais la supérieure agit plus excellemment ; et c’est pourquoi la forme qui est reçue depuis les réalités ne permet pas au sens de connaître la réalité aussi efficacement que l’intelligence, mais le sens est conduit par elle comme par la main à la connaissance des accidents extérieurs, tandis que l’intelligence parvient à la quiddité dépouillée en la séparant de toutes les dispositions matérielles. C’est pourquoi, si l’on dit que la connaissance de l’esprit a son origine dans le sens, ce n’est pas que le sens appréhende tout ce que l’esprit connaît, mais c’est parce que, à partir des choses que le sens appréhende, l’esprit est conduit comme par la main à des choses ultérieures, tout comme les sensibles, une fois pensés, mènent aux intelligibles des réalités divines.

 

La parole de saint Augustin doit être référée à la préconnaissance par laquelle les particuliers sont déjà connus dans les principes universels ; de cette façon, en effet, il est vrai que les choses que nous apprenons étaient déjà dans notre âme.

 

On peut aimer une science avant de l’acquérir, dans la mesure où on la connaît d’une certaine connaissance universelle, en connaissant l’utilité de cette science, ou bien par la vue, ou de quelque autre façon.

 

Que l’âme se détermine formellement elle-même, cela doit s’entendre en ce sens que les formes rendues intelligibles par l’action de l’intellect agent déterminent formellement l’intellect possible, comme on l’a dit ; et aussi en ce sens que la puissance imaginative peut former les formes des différents sensibles ; ce qui apparaît surtout lorsque nous imaginons des choses que nous n’avons jamais perçues par le sens.

 

Les premiers principes, dont la connaissance nous est innée, sont des ressemblances de la vérité incréée ; donc, dans la mesure où nous jugeons par eux sur d’autres choses, on dit que nous jugeons sur les réalités par les raisons immuables ou par la vérité incréée. Cependant, ce que saint Augustin dit ici doit être référé à la raison supérieure, qui adhère à la contemplation des réalités éternelles ; et bien qu’elle soit première en dignité, néanmoins son opération est temporellement postérieure, car « les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles à l’intelligence par le moyen de ses œuvres » (Rom. 1, 20).

 

Lorsque l’intellect possible reçoit les espèces des réalités à partir des phantasmes, ceux-ci se comportent comme un agent instrumental ou secondaire, tandis que l’intellect agent se comporte comme un agent principal ou premier. Voilà pourquoi l’effet de l’action est laissé dans l’intellect possible suivant la condition de l’un et de l’autre, et non suivant celle de l’un des deux seulement ; aussi l’intellect possible reçoit-il les formes comme intelligibles en acte grâce à la vertu de l’intellect agent, mais comme des ressemblances de réalités déterminées grâce à la connaissance des phantasmes. Et ainsi, les formes intelligibles ne sont en acte ni en existant par soi, ni dans l’imagination, ni dans l’intellect agent, mais seulement dans l’intellect possible.

 

Bien que l’intellect possible soit, dans l’absolu, plus noble que le phantasme, cependant rien n’empêche que le phantasme soit plus noble à un certain point de vue, c’est-à-dire en tant que le phantasme est actuellement la ressemblance de telle réalité, ce qui ne convient à l’intellect possible qu’en puissance. Et ainsi, le phantasme peut agir d’une certaine façon sur l’intellect possible en vertu de la lumière de l’intellect agent, tout comme la couleur peut agir sur la vue en vertu de la lumière corporelle.

 

Le repos en lequel la science s’accomplit exclut le mouvement des passions matérielles, mais non le mouvement et la passion pris communément, au sens où subir et être mû se disent de n’importe quel acte de recevoir ; ainsi, en effet, le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que « penser, c’est subir une certaine passion ».

Article 7 : L’image de la Trinité est-elle dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses matérielles, ou seulement en tant qu’il connaît les éternelles ?

 

Objections :

 

Il semble que ce ne soit pas seulement en tant qu’il connaît les éternelles.

 

Comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, « quand nous cherchons dans l’âme une trinité, nous la cherchons dans l’âme tout entière : nous ne séparons pas la raison qui agit sur le temporel de celle qui contemple l’éternel ». Or l’esprit n’est à l’image que dans la mesure où une trinité se trouve en lui. L’esprit est donc à l’image non seulement en tant qu’il adhère à la contemplation des choses éternelles, mais aussi en tant qu’il adhère à l’action des choses temporelles.

 

L’image de la Trinité est envisagée dans l’âme en tant que sont représentées en celle-ci l’égalité des Personnes et leur origine. Or l’égalité des Personnes est plus représentée dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses temporelles qu’en tant qu’il connaît les éternelles, puisque les éternelles dépassent infiniment l’esprit, tandis que l’esprit ne dépasse pas infiniment les temporelles. L’origine des Personnes est aussi représentée dans la connaissance des choses temporelles, tout comme dans celle des éternelles, car dans l’un et l’autre cas une connaissance procède de l’esprit, et de la connaissance procède un amour. L’image de la Trinité est donc dans l’esprit non seulement en tant qu’il connaît les choses éternelles, mais aussi en tant qu’il connaît les temporelles.

 

La ressemblance réside dans la puissance d’aimer, tandis que l’image réside dans la puissance de connaître, comme on le trouve au deuxième livre des Sentences, dist. 16. Or notre esprit connaît d’abord les choses matérielles et ensuite les éternelles, puisque c’est en partant des matérielles qu’il parvient aux éternelles ; et il les connaît aussi plus parfaitement, puisqu’il comprend les matérielles mais non les éternelles. L’image est donc plus dans l’esprit en tant qu’il se rapporte aux choses temporelles qu’en tant qu’il se rapporte aux éternelles.

 

L’image de la Trinité se trouve dans l’âme d’une certaine façon selon les puissances, comme on l’a déjà dit. Or les puissances se rapportent indifféremment à tous les objets relativement auxquels elles sont déterminées. L’image de Dieu se trouve donc dans l’esprit relativement à n’importe quels objets.

 

Ce qui est vu en soi-même est vu plus parfaitement que ce qui est vu dans sa ressemblance. Or l’âme se voit en elle-même, mais ne voit Dieu que dans une ressemblance, dans l’état de voie. Elle se connaît donc plus parfaitement qu’elle ne connaît Dieu ; et ainsi, l’image de la Trinité doit être envisagée dans l’âme en tant qu’elle se connaît elle-même plutôt qu’en tant qu’elle connaît Dieu, puisque l’image de la Trinité se trouve en nous quant à ce que nous avons de plus parfait dans notre nature, comme dit saint Augustin.

 

L’égalité des Personnes est représentée dans notre esprit en tant que toute la mémoire, toute l’intelligence et toute la volonté se saisissent mutuellement, comme le montre saint Augustin au dixième livre sur la Trinité. Or cette compréhension mutuelle ne manifesterait pas leur égalité si elles ne se comprenaient pas quant à tous leurs objets. L’image de la Trinité se trouve donc dans les puissances de l’esprit relativement à tous les objets.

 

De même que l’image est dans la puissance de connaître, de même la charité est dans la puissance d’aimer. Or la charité ne regarde pas seulement Dieu mais aussi le prochain, et c’est pourquoi l’on attribue deux actes à la charité, à savoir l’amour de Dieu et celui du prochain. Donc l’image, elle aussi, est dans l’esprit non seulement en tant qu’il connaît Dieu, mais aussi en tant qu’il connaît les créatures.

 

Les puissances de l’esprit en lesquelles consiste l’image sont perfectionnées par des habitus, par lesquels, dit-on, l’image déformée est restaurée et perfectionnée. Or les puissances de l’esprit n’ont pas besoin d’habitus dans la mesure où elles se rapportent aux choses éternelles, mais seulement dans la mesure où elles se rapportent aux temporelles : en effet, les habitus existent pour que les puissances soient réglées par eux, or l’erreur ne peut survenir dans les choses éternelles au point qu’il y ait besoin d’une règle, mais c’est le cas seulement pour les choses temporelles. L’image réside donc dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses temporelles plutôt qu’en tant qu’il connaît les éternelles.

 

La Trinité incréée est représentée dans l’image de notre esprit, surtout quant à la consubstantialité et l’égalité mutuelle. Or ces deux choses se rencontrent aussi dans la puissance sensitive, car le sensible et le sens en acte deviennent un, et l’espèce sensible n’est reçue dans le sens que suivant sa capacité. L’image de la Trinité se trouve donc aussi dans la puissance sensitive, et donc à bien plus forte raison dans l’esprit, en tant qu’il connaît les choses temporelles.

 

10° Les tournures métaphoriques se prennent selon des ressemblances car, suivant le Philosophe, « toutes les fois qu’on se sert de la métaphore on le fait toujours en vue de quelque ressemblance ». Or le transfert aux réalités divines par tournure métaphorique se fait plus à partir de certaines créatures qu’à partir de l’esprit lui-même, comme on le voit clairement pour le rayon solaire, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Des créatures sensibles peuvent donc être mieux appelées « à l’image » que l’esprit lui-même. Et ainsi, rien ne semble empêcher l’esprit d’être à l’image en tant qu’il connaît les choses temporelles.

 

11° Boèce dit au livre sur la Trinité que les formes qui sont dans la matière sont les images des réalités qui sont sans matière. Or les formes qui existent dans la matière sont les formes sensibles. Les formes sensibles sont donc les images de Dieu même ; et ainsi, l’esprit semble être à l’image de Dieu en tant qu’il les connaît.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quinzième livre sur la Trinité que la trinité que l’on trouve dans la science inférieure, « bien qu’elle appartienne déjà à l’homme intérieur, il ne faut cependant pas encore dire ni penser qu’elle est image de Dieu ». Or la science inférieure est celle par laquelle l’esprit contemple les choses temporelles ; en cela, en effet, elle se distingue de la sagesse des choses éternelles. L’image de la Trinité ne se prend donc pas dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses temporelles.

 

Les parties de l’image doivent correspondre, dans l’ordre, aux trois Personnes. Or l’ordre des Personnes ne se trouve pas dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses temporelles. Dans la connaissance des choses temporelles, en effet, l’intelligence ne procède pas de la mémoire, comme le Verbe du Père, mais c’est plutôt la mémoire qui procède de l’intelligence, car nous nous remémorons les choses que nous avons déjà pensées. L’image ne réside donc pas dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses temporelles.

 

Saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité : « Une fois distribuées les fonctions de l’esprit », c’est-à-dire l’ayant divisé en contemplation de l’éternel et action sur le temporel, « c’est seulement en ce qui regarde la contemplation des réalités éternelles que nous trouvons non seulement une trinité, mais l’image de Dieu ; quant à ce qui regarde l’action sur le temporel, on peut sans doute y découvrir une trinité, mais non l’image de Dieu » ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

L’image de la Trinité existe toujours dans l’âme, mais non la connaissance des réalités temporelles, puisque celle-ci est obtenue par acquisition. L’image de la Trinité ne se trouve donc pas dans l’âme en tant qu’elle connaît les choses temporelles.

 

 

Réponse :

 

La ressemblance accomplit la notion d’image. Il ne suffit cependant pas d’une ressemblance quelconque pour obtenir la notion d’image, mais il faut la ressemblance très expresse par laquelle une chose est représentée quant à la raison formelle de son espèce ; et c’est pourquoi, dans les choses corporelles, les images des réalités se prennent plus suivant les figures, qui sont les signes propres des espèces, que suivant les couleurs et les autres accidents. Or on trouve dans notre âme une ressemblance de la Trinité incréée en n’importe quelle connaissance de soi, non seulement en celle de l’esprit mais aussi en celle du sens, comme le montre saint Augustin au onzième livre sur la Trinité ; mais l’image de Dieu se découvre seulement dans cette connaissance de l’esprit suivant laquelle se rencontre une plus expresse ressemblance de Dieu dans notre esprit.

 

Si donc nous distinguons par les objets la connaissance de l’esprit, trois connaissances se trouvent dans notre esprit, à savoir : la connaissance par laquelle l’esprit connaît Dieu, celle par laquelle il se connaît lui-même, et celle par laquelle il connaît les choses temporelles. Donc, dans cette connaissance par laquelle l’esprit connaît les choses temporelles, on ne trouve de ressemblance expresse de la Trinité incréée ni par conformation — car les réalités matérielles sont plus dissemblables à Dieu que l’esprit lui-même, donc la détermination formelle de l’esprit par la science de ces réalités ne rend pas celui-ci très conforme à Dieu — ni, de même, par analogie, étant donné que la réalité temporelle, qui génère dans l’âme sa connaissance ou son intelligence actuelle, ne fait pas une même substance avec l’esprit lui-même, mais elle est une chose étrangère à sa nature ; et par conséquent, la consubstantialité de la Trinité incréée ne peut pas être représentée par cela. En revanche, dans la connaissance par laquelle notre esprit se connaît lui-même se trouve par analogie une représentation de la Trinité incréée, en tant que l’esprit qui se connaît ainsi engendre un verbe de soi, et que des deux procède un amour, comme le Père qui se dit lui-même engendre son Verbe de toute éternité, et que des deux procède le Saint-Esprit. Enfin, dans la connaissance par laquelle l’esprit connaît Dieu même, l’esprit est lui-même conformé à Dieu, de même que tout connaissant, en tant que tel, est assimilé au connu.

 

Or la ressemblance qui a lieu par conformité, comme la ressemblance de la vue et de la couleur, est plus grande que celle qui a lieu par analogie, comme celle de la vue et de l’intelligence, qui sont à l’égard de leurs objets dans un rapport semblable. Par conséquent, une plus expresse ressemblance de la Trinité se trouve dans l’esprit en tant qu’il connaît Dieu qu’en tant qu’il se connaît lui-même. Voilà pourquoi l’image de la Trinité au sens propre est dans l’esprit d’abord et principalement en tant qu’il connaît Dieu ; mais d’une certaine façon et secondairement, elle y est aussi en tant qu’il se connaît lui-même, et surtout lorsqu’il se considère lui-même tel qu’il est image de Dieu, de sorte que sa considération ne s’arrête pas à soi mais s’avance jusqu’à Dieu. Par contre, dans la considération des réalités temporelles ne se trouve pas l’image mais une certaine ressemblance de la Trinité, qui peut relever davantage du vestige, tout comme la ressemblance que saint Augustin découvre dans les puissances sensitives.

 

 

Réponse aux objections :

 

Certes, quelque trinité se trouve dans l’esprit en tant qu’il s’étend à l’action sur les choses temporelles ; cependant on ne dit pas que cette trinité est une image de la Trinité incréée, ainsi qu’il ressort de ce que saint Augustin ajoute au même endroit.

 

L’égalité des Personnes divines est plus représentée dans la connaissance des choses éternelles que dans celle des temporelles. En effet, l’égalité ne doit pas être considérée entre l’objet et la puissance, mais entre une puissance et une autre. Or, bien qu’il y ait une plus grande inégalité entre notre esprit et Dieu qu’entre notre esprit et la réalité temporelle, cependant une plus grande égalité se trouve entre la mémoire que notre esprit a de Dieu et l’intelligence et l’amour actuels qu’il a de lui, qu’entre la mémoire qu’il a des réalités temporelles et l’intelligence et l’amour qu’il a d’elles. En effet, Dieu lui-même est connaissable et aimable par soi, et ainsi, il est autant pensé et aimé par l’esprit de chacun qu’il est présent à l’esprit, lui dont la présence dans l’esprit est la mémoire de lui dans l’esprit ; et ainsi, la mémoire que l’on a de lui est égalée par l’intelligence, et celle-ci l’est par la volonté ou l’amour. Par contre, les réalités matérielles ne sont pas intelligibles ni aimables par soi. Voilà pourquoi une telle égalité ne se trouve pas dans l’esprit relativement à elles, ni non plus la même relation d’origine, puisqu’elles sont présentes à notre mémoire parce qu’elles ont été pensées par nous, et ainsi, la mémoire provient de l’intelligence plutôt que l’inverse ; mais relativement à Dieu lui-même, c’est le contraire qui se produit dans l’esprit créé, car c’est la présence de Dieu qui fait participer l’esprit à la lumière intellectuelle, en sorte qu’il puisse penser.

 

Bien que la connaissance que nous avons des réalités temporelles soit temporellement antérieure à la connaissance que nous avons de Dieu, cependant celle-ci est première en dignité. Et que les choses matérielles nous soient plus parfaitement connues que Dieu n’est pas un empêchement, car la plus petite connaissance que l’on peut détenir au sujet de Dieu dépasse toute la connaissance que l’on a au sujet de la créature. En effet, la noblesse d’une science dépend de la noblesse de l’objet su, comme on le voit clairement au début du premier livre sur l’Âme ; et c’est pourquoi le Philosophe, au onzième livre sur les Animaux, préfère la science limitée que nous avons des réalités célestes à toute celle que nous avons des réalités inférieures.

 

Bien que les puissances s’étendent à tous leurs objets, cependant leur capacité est estimée d’après le dernier degré de leur pouvoir, comme on le voit clairement au premier livre sur le Ciel et le Monde. Voilà pourquoi ce qui relève de la plus grande perfection des puissances de l’esprit, à savoir, être à l’image de Dieu, leur est attribué au regard de leur plus noble objet, qui est Dieu.

 

Bien que l’esprit se connaisse plus parfaitement qu’il ne connaît Dieu, cependant la connaissance qu’il a de Dieu est plus noble, et il est par elle davantage conformé à Dieu, comme on l’a dit ; voilà pourquoi il est par elle davantage à l’image de Dieu.

 

Bien que l’égalité appartienne à l’image qui se trouve dans notre esprit, il n’est cependant pas nécessaire que l’image soit envisagée relativement à toutes les choses au regard desquelles une égalité se rencontre en lui, étant donné que plusieurs autres choses sont requises pour que l’image y soit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Bien que la charité, qui accomplit l’image, regarde le prochain, cependant elle ne le regarde pas comme objet principal, puisque son objet principal est Dieu seul ; dans le prochain, en effet, la charité n’aime rien d’autre que Dieu.

 

Même en tant qu’elles se rapportent à Dieu, les puissances de l’image sont perfectionnées par des habitus comme la foi, l’espérance et la charité, la sagesse, et d’autres du même genre. En effet, bien que dans les réalités éternelles elles-mêmes il ne se trouve pas d’erreur de leur côté, cependant l’erreur peut advenir à notre intelligence dans leur connaissance, car la difficulté, lorsqu’on les connaît, ne vient pas d’elles mais de notre côté, comme il est dit au deuxième livre de la Métaphysique.

 

Il ne se trouve pas de consubstantialité entre le sensible et le sens, étant donné que le sensible lui-même est étranger à l’essence du sens ; ni non plus d’égalité, puisque le visible n’est pas toujours vu autant qu’il est visible.

 

10° Des créatures irrationnelles peuvent, par une certaine ressemblance, être plus assimilées à Dieu que même des rationnelles, quant à l’efficace de la causalité, comme on le voit bien pour le rayon solaire, par lequel toutes choses parmi les inférieures sont causées et rénovées, ce qui le fait ressembler à la divine bonté, qui cause tout, comme dit Denys. Cependant, quant aux propriétés qui lui sont inhérentes, la créature rationnelle est plus semblable à Dieu que n’importe quelle créature irrationnelle. Toutefois des tournures métaphoriques sont assez souvent transférées des créatures irrationnelles à Dieu, et cela se produit en raison de leur dissemblance car, comme dit Denys au deuxième chapitre de la Hiérarchie céleste, si les choses qui sont dans les créatures plus viles sont plus fréquemment transférées aux choses divines, c’est afin d’ôter toute occasion d’erreur : en effet, un transfert fait à partir de créatures plus nobles pourrait induire à estimer que les choses qui étaient dites métaphoriquement seraient à entendre en propriété de termes ; ce que nul ne peut conjecturer s’agissant de ces créatures plus viles.

 

11° Boèce pose que les formes matérielles sont les images non de Dieu mais de formes immatérielles, c’est-à-dire de raisons idéales existant dans l’esprit divin, desquelles elles proviennent selon une ressemblance parfaite.

Article 8 : L’esprit se connaît-il lui-même par son essence ou par une espèce ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit par une espèce.

 

Comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, « notre intelligence ne pense rien sans phantasme ». Or aucun phantasme de l’essence même de l’âme ne peut être reçu. Il est donc nécessaire que notre esprit se pense lui-même par quelque autre espèce abstraite des phantasmes.

 

Les choses que l’on voit par leur essence sont connues en toute certitude et sans erreur. Or beaucoup se sont trompés au sujet de l’esprit humain, puisque certains disaient qu’il était air, d’autres qu’il était feu, et qu’ils affirmaient à son sujet beaucoup d’autres inepties. L’esprit ne se voit donc pas lui-même par son essence.

 

[Le répondant] disait que l’esprit voit par son essence qu’il existe ; cependant il peut se tromper en recherchant ce qu’il est. En sens contraire : savoir une chose par son essence, c’est savoir d’elle ce qu’elle est, puisque l’essence de la réalité est identique à sa quiddité. Si donc l’âme se voyait elle-même par son essence, n’importe qui saurait sans erreur, au sujet de son âme, ce qu’elle est ; et l’on voit manifestement que c’est faux.

 

Notre âme est une forme unie à la matière. Or toute forme de cette sorte est connue par abstraction de l’espèce depuis la matière et les circonstances matérielles. L’âme est donc connue par une espèce abstraite.

 

Penser n’est pas seulement l’acte de l’âme, mais celui du composé, comme il est dit au premier livre sur l’Âme. Or tout acte de ce genre est commun à l’âme et au corps. Il est donc nécessaire que, lorsqu’on pense, il y ait toujours quelque chose du côté du corps. Or cela n’aurait pas lieu si l’esprit se voyait lui-même par son essence, sans aucune espèce abstraite depuis les sens corporels. L’esprit ne se voit donc pas lui-même par son essence.

 

Le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que l’intelligence se pense comme elle pense les autres choses. Or elle ne pense pas les autres choses par leur essence mais par des espèces. Donc l’esprit non plus ne se pense pas lui-même par son essence.

 

On connaît les puissances par leurs actes, et les actes par leurs objets. Or l’essence de l’âme ne peut être connue que si ses puissances sont connues, puisque la puissance d’une réalité fait connaître la réalité elle-même. Il est donc nécessaire qu’elle connaisse son essence par ses actes et par les espèces de ses objets.

 

L’intelligible est à l’intelligence ce que le sensible est au sens. Or une certaine distance est requise entre le sens et le sensible, et de là vient que l’œil ne puisse se voir lui-même. Une certaine distance est donc requise aussi dans la connaissance intellectuelle, si bien que l’intelligence ne peut jamais se penser par son essence.

 

Selon le Philosophe au premier livre des Seconds Analytiques, la démonstration circulaire est impossible, car il s’ensuivrait que quelque chose serait manifesté par soi-même, et ainsi il s’ensuivrait que quelque chose serait antérieur à soi et plus connu que soi, ce qui est impossible. Or, si l’esprit se voit lui-même par son essence, ce qui est connu sera identique à ce par quoi l’on connaît. Le même inconvénient s’ensuit donc, c’est-à-dire que quelque chose serait antérieur à soi et plus connu que soi.

 

10° Denys dit au septième chapitre des Noms divins que l’âme connaît la vérité des existants par un certain cercle. Or le mouvement circulaire va du même au même. Il semble donc que l’âme, sortant d’elle-même lorsqu’elle pense, revienne par les réalités extérieures à la connaissance de soi-même ; et ainsi, elle ne se pensera pas par son essence.

 

11° Tant que demeure la cause, son effet demeure. Si donc l’esprit se voyait par son essence à cause de la présence de celle-ci, il la verrait toujours, puisqu’elle lui est toujours présente. Puis donc qu’il est impossible de penser plusieurs choses en même temps, il ne penserait jamais rien d’autre.

 

12° Les choses postérieures sont plus composées que les antérieures. Or penser est postérieur à être. On rencontre donc dans l’intelligence de l’âme une plus grande composition que dans son être. Or, dans l’âme, ce qui est n’est pas identique à ce par quoi il est. Ce qui est pensé n’est donc pas non plus en elle identique à ce par quoi il est pensé ; et ainsi, l’esprit ne se voit pas lui-même par son essence.

 

13° Le même ne peut pas être la forme d’une chose et formellement déterminé par cette chose. Or l’intelligence, puisqu’elle est une certaine puissance de l’âme, est comme une certaine forme de son essence. Il est donc impossible que l’essence de l’âme soit la forme de l’intelligence ; or ce par quoi une chose est pensée est la forme de l’intelligence ; l’esprit ne se voit donc pas lui-même par son essence.

 

14° L’âme est une certaine substance qui subsiste par soi, tandis que les formes intelligibles ne sont pas subsistantes par soi, sinon la science qui consiste en de telles formes intelligibles ne serait pas du genre accident. L’essence de l’âme ne peut donc pas être comme la forme intelligible par laquelle l’esprit se verrait lui-même.

 

15° Puisqu’on distingue les actes et les mouvements par leurs termes, les intelligibles qui sont d’une même espèce sont pensés de la même façon du point de vue de l’espèce. Or l’âme de Pierre est de la même espèce que celle de Paul. L’âme de Pierre se pense donc elle-même comme elle pense l’âme de Paul. Or elle ne pense pas l’âme de Paul par son essence, puisqu’elle en est absente. Elle ne se pense donc pas non plus elle-même par son essence.

 

16° La forme est plus simple que ce qui est formellement déterminé par elle. Or l’esprit n’est pas plus simple que lui-même. Il n’est donc pas formellement déterminé par lui-même ; puis donc qu’il est formellement déterminé par ce par quoi il connaît, il ne se connaîtra pas par lui-même.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au neuvième livre sur la Trinité : « L’esprit se connaît lui-même par lui-même, étant incorporel. Car s’il ne se connaît, il ne s’aime pas. »

 

À propos de 2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme, etc. », la Glose dit : « Par cette vision que l’on appelle intellectuelle sont vues les réalités qui ne sont ni corps ni choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles. Tels sont l’esprit lui-même et toute sainte affection de l’âme. » Or, comme il est dit dans la même glose, « la vision intellectuelle embrasse ces réalités qui n’ont pas d’images semblables à elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mêmes ». L’esprit ne se connaît donc pas lui-même par une chose qui ne lui serait pas identique.

 

Comme il est dit au troisième livre sur l’Âme, « dans les choses immatérielles, il y a identité entre le pensé et ce par quoi il est pensé ». Or l’esprit est une certaine réalité immatérielle. Il est donc pensé par son essence.

 

Tout ce qui est présent à l’intelligence comme intelligible est pensé par l’intelligence. Or l’essence même de l’âme est présente à l’intelligence à la façon d’un intelligible : en effet, elle lui est présente par sa vérité, et la vérité est la raison de l’acte de penser comme la bonté est la raison de l’acte d’aimer ; l’esprit se pense donc lui-même par son essence.

 

L’espèce par laquelle une chose est pensée est plus simple que la chose qui est pensée par son intermédiaire. Or l’âme n’a pas d’espèce plus simple qu’elle, et qui puisse être abstraite d’elle. L’âme ne se pense donc pas par une espèce mais par son essence.

 

Toute science a lieu par assimilation de celui qui sait à ce qui est su. Or rien d’autre n’est plus semblable à l’âme que son essence. Elle ne se pense donc par rien d’autre que par son essence.

 

Ce qui est cause de ce que d’autres soient connaissables, n’est pas connu par autre chose que par soi-même. Or l’âme est cause de ce que les autres réalités matérielles soient connaissables : en effet, elles sont intelligibles dans la mesure où nous les rendons intelligibles, comme dit le Commentateur au deuxième livre de la Métaphysique. L’âme se pense donc seulement par elle-même.

 

La science qui concerne l’âme est très certaine, suivant le Philosophe au premier livre sur l’Âme. Or le plus certain n’est pas connu au moyen du moins certain. On n’a donc pas la science de l’âme par un autre moyen qu’elle-même.

 

Toute espèce par laquelle notre âme pense est abstraite depuis les choses sensibles. Or il n’est aucun sensible duquel l’âme puisse abstraire sa quiddité. L’âme ne se connaît donc pas elle-même par une ressemblance.

 

10° De même que la lumière corporelle fait que toutes choses soient visibles en acte, de même l’âme fait par sa lumière que toutes les choses matérielles soient actuellement intelligibles, comme on le voit clairement au troisième livre sur l’Âme. Or la lumière corporelle est vue par elle-même, non par une ressemblance d’elle-même. Donc l’âme, elle aussi, est pensée par son essence, non par une ressemblance.

 

11° Comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, « l’intellect agent n’est pas tantôt pensant et tantôt non », mais il pense toujours. Or il ne pense toujours que lui-même, et il ne pourrait même pas cela s’il se pensait par une espèce abstraite depuis les sens, car alors il ne se penserait pas avant l’abstraction. Notre esprit se pense donc par son essence.

 

 

Réponse :

 

Lorsqu’on se demande si l’on connaît une chose par son essence, cette question peut s’entendre de deux façons. D’abord, en sorte que l’expression « par son essence » se réfère à la réalité connue elle-même ; on comprend alors comme connu par son essence ce dont on connaît l’essence, et non ce dont on ne connaît pas l’essence mais certains de ses accidents. Ensuite, en sorte que cette expression se réfère à ce par quoi une chose est connue ; on comprend alors qu’une chose est connue par son essence parce que l’essence même est ce par quoi l’on connaît. Et c’est de cette façon que l’on se demande présentement si l’âme se pense elle-même par son essence.

 

Et pour voir clairement cette question, il faut savoir que chacun peut avoir sur l’âme deux connaissances, comme dit saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité : l’une par laquelle l’âme de chacun se connaît seulement quant à ce qui lui est propre, l’autre par laquelle l’âme est connue quant à ce qui est commun à toutes les âmes. Cette connaissance que l’on a de toute âme en général est donc celle par laquelle on connaît la nature de l’âme, tandis que la connaissance que l’on a de l’âme quant à ce qui lui est propre est la connaissance de l’âme en tant qu’elle a l’être en tel individu. C’est pourquoi cette dernière connaissance fait connaître si l’âme existe, comme lorsqu’on perçoit que l’on a une âme ; et l’autre fait savoir ce qu’est l’âme et quels sont ses accidents par soi.

 

Donc, en ce qui concerne la première connaissance, il faut distinguer, car connaître une chose se réalise en habitus ou en acte. Ainsi, quant à la connaissance actuelle par laquelle on considère en acte que l’on a une âme, je dis ceci : on connaît l’âme par ses actes. En effet, on perçoit que l’on a une âme, que l’on vit et que l’on est, parce qu’on perçoit que l’on sent, que l’on pense et que l’on exerce d’autres œuvres de la vie comme celles-ci ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au neuvième livre de l’Éthique : « Nous sentons que nous sentons, et pensons que nous pensons ; or, nous apercevoir que nous sentons ou pensons, c’est nous apercevoir que nous sommes. » Or nul ne perçoit qu’il pense, si ce n’est parce qu’il pense quelque chose : car penser quelque chose est antérieur à penser que l’on pense ; voilà pourquoi l’âme parvient à percevoir actuellement qu’elle est, par ce qu’elle pense ou sent. Mais quant à la connaissance habituelle, je dis ceci : l’âme se voit par son essence, c’est-à-dire que, du fait même que son essence lui est présente, elle est capable de passer à l’acte de connaissance d’elle-même ; de même, dès lors qu’on a l’habitus d’une science, par la présence même de l’habitus on est capable de percevoir les choses qui se trouvent sous cet habitus. Mais pour que l’âme perçoive qu’elle existe, et qu’elle soit attentive à ce qui se passe en elle, aucun habitus n’est requis, mais il suffit pour cela de la seule essence de l’âme, qui est présente à l’esprit : c’est d’elle, en effet, qu’émanent les actes en lesquels elle est actuellement perçue.

 

Mais si nous parlons de la connaissance de l’âme qui a lieu lorsque l’esprit humain est défini par une connaissance spéciale ou générale, alors il semble qu’il faille à nouveau distinguer. Pour la connaissance, en effet, il est nécessaire que deux choses concourent : l’appréhension, et le jugement sur la réalité appréhendée ; aussi la connaissance par laquelle on connaît la nature de l’âme peut-elle être considérée et quant à l’appréhension, et quant au jugement.

 

Si donc on la considère quant à l’appréhension, je dis ceci : nous connaissons la nature de l’âme par les espèces que nous abstrayons depuis les sens. En effet, notre âme tient la dernière place dans le genre des substances intellectuelles, comme la matière prime dans le genre des substances sensibles, ainsi que le Commentateur le montre au troisième livre sur l’Âme. En effet, de même que la matière prime est en puissance à toutes les formes sensibles, de même aussi notre intellect possible est en puissance à toutes les formes intelligibles ; c’est pourquoi il est comme une pure puissance dans l’ordre des intelligibles, comme la matière dans l’ordre des sensibles. Voilà pourquoi, de même que la matière n’est sensible que par une forme qui lui survient, de même l’intellect possible n’est intelligible que par une espèce surajoutée. Donc notre esprit ne peut se penser de telle façon qu’il s’appréhende lui-même immédiatement, mais parce qu’il appréhende les autres choses il arrive à se connaître, tout comme la nature de la matière prime est connue par le fait même qu’elle est réceptrice de telles formes. On en a l’évidence lorsqu’on regarde la façon dont les philosophes ont recherché la nature de l’âme. En effet, observant que l’âme humaine connaît les natures universelles des réalités, ils perçurent que l’espèce par laquelle nous pensons est immatérielle, sinon elle serait individuée, et ainsi, elle ne mènerait pas à la connaissance de l’universel. Et de ce que l’espèce intelligible est immatérielle, ils déduisirent que l’intelligence est une certaine réalité qui ne dépend pas de la matière, et de là, ils s’avancèrent dans la connaissance des autres propriétés de l’âme intellective. Et c’est ce que dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme : « l’intelligence est intelligible comme les autres intelligibles » ; ce que le Commentateur expose en disant que « l’intelligence est pensée au moyen d’une intention qui est en elle comme les autres intelligibles » ; et cette intention n’est rien d’autre que l’espèce intelligible. Mais cette intention est dans l’intelligence comme intelligible en acte, alors que dans les autres réalités elle est comme intelligible en puissance.

 

Mais si l’on considère la connaissance que nous avons de la nature de l’âme quant au jugement qui nous fait déclarer qu’il en est comme nous l’avions appréhendé par la déduction susmentionnée, alors nous avons connaissance de l’âme en tant que « nous avons une intuition de l’inviolable vérité, d’après laquelle nous définissons de façon parfaite, du mieux que nous pouvons, non ce qu’est l’âme de tel ou tel homme, mais ce qu’elle doit être d’après les raisons éternelles », comme dit saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité ; or nous avons l’intuition de cette inviolable vérité dans sa ressemblance, qui est imprimée dans notre esprit en tant que nous connaissons naturellement certaines choses comme évidentes par soi, et d’après lesquelles nous examinons toutes les autres, jugeant de tout selon elles.

 

Ainsi donc, il est clair que notre esprit se connaît lui-même d’une certaine façon par son essence, comme dit saint Augustin ; d’une autre façon par une intention ou par une espèce, comme disent le Philosophe et le Commentateur ; d’une autre encore par intuition de la vérité inviolable, comme dit aussi saint Augustin. Il faut donc répondre en outre aux deux séries d’arguments, de la façon suivante.

 

 

Réponse aux objections :

 

Notre intelligence ne peut rien penser actuellement avant d’abstraire à partir des phantasmes ; et elle ne peut pas non plus avoir une connaissance habituelle de choses autres qu’elle, c’est-à-dire qui ne sont pas en elle, avant l’abstraction susdite, étant donné que les espèces des autres intelligibles ne lui sont pas innées. Mais son essence lui est innée, de sorte qu’il ne lui est pas nécessaire de l’acquérir à partir des phantasmes ; de même, l’agent naturel non plus ne fournit pas à la matière son essence, mais seulement sa forme, qui est à la matière naturelle ce que la forme intelligible est à la matière sensible, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme. Voilà pourquoi l’esprit, avant d’abstraire à partir des phantasmes, a une connaissance habituelle de soi, par laquelle il peut percevoir qu’il existe.

 

Nul jamais ne se trompe parce qu’il ne percevrait pas qu’il vit : cela relève en effet de la connaissance par laquelle quelqu’un connaît de façon singulière ce qui se passe dans son âme ; et quant à cette connaissance, on a dit que l’âme est connue par son essence de façon habituelle. Mais il arrive à beaucoup d’errer dans la connaissance de la nature même de l’âme en son espèce ; et de ce point de vue, cette partie des objections conclut vrai.

 

On voit dès lors clairement la solution au troisième argument.

 

Bien que l’âme soit unie à la matière comme sa forme, cependant elle n’est pas soumise à la matière au point d’être rendue matérielle et donc non intelligible en acte mais seulement en puissance par abstraction depuis la matière.

 

Cette objection vaut pour la connaissance actuelle, par laquelle l’âme ne se perçoit exister qu’en percevant son acte et son objet, comme on l’a dit.

 

Cette parole du Philosophe doit être entendue en ce sens que l’intelligence pense d’elle-même ce qu’elle est, et non en ce sens qu’elle a habituellement connaissance de son existence.

 

Et il faut répondre semblablement au septième argument.

 

L’opération sensitive s’accomplit par l’action du sensible sur le sens, qui est une action locale, et c’est pourquoi elle requiert une distance déterminée ; par contre, l’opération de l’intelligence n’est pas déterminée à un lieu, il n’en va donc pas de même.

 

On dit de deux façons que l’on connaît une chose par une autre. D’abord comme lorsqu’on passe de la connaissance de cette autre à la connaissance de la première, et l’on dit en ce sens que l’on connaît les conclusions par les principes ; et de cette façon, on ne peut pas connaître une chose par elle-même. Ensuite, on dit que l’on connaît une chose par une autre comme par ce en quoi la première est connue, et dans ce cas il n’est pas nécessaire que ce par quoi l’on connaît soit connu d’une autre connaissance que ce qui, par cela, est connu. Rien n’empêche donc que quelque chose soit connu par soi-même, comme Dieu se connaît lui-même par soi ; et ainsi également, l’âme se connaît elle-même d’une certaine façon par son essence.

 

10° On remarque un certain cercle dans la connaissance de l’âme dans la mesure où elle recherche en raisonnant la vérité des existants ; donc Denys dit cela pour montrer en quoi la connaissance de l’âme est inférieure à celle de l’ange. Or voici en quoi se fonde cette circularité : la raison, partant des principes, parvient aux conclusions par la voie d’invention, et par la voie de jugement elle examine les conclusions trouvées en les analysant par les principes. Cela est donc étranger à notre propos.

 

11° De même qu’il n’est pas nécessaire que soit toujours pensé en acte ce dont la connaissance est possédée habituellement par des espèces existant dans l’intelligence, de même aussi il n’est pas nécessaire que soit toujours pensé actuellement l’esprit lui-même, dont la connaissance est habituellement en nous parce que son essence même est présente à notre intelligence.

 

12° Ce qui est pensé et ce par quoi il est pensé n’ont pas entre eux le même rapport que ce qui est et ce par quoi il est. En effet, être est l’acte de l’étant, tandis que penser n’est pas l’acte de ce qui est pensé mais de celui qui pense ; ce par quoi une chose est pensée se rapporte donc à celui qui pense comme ce par quoi une chose est se rapporte à ce qu’elle est. Voilà pourquoi, de même que, dans l’âme, ce par quoi elle est diffère de ce qu’elle est, de même ce par quoi elle pense, c’est-à-dire la puissance intellective, qui est le principe de l’acte de penser, diffère de son essence. Et il n’en découle pas nécessairement que l’espèce par laquelle elle est pensée diffère de ce qui est pensé.

 

13° La puissance intellective est la forme de l’âme elle-même quant à l’acte d’être, étant donné qu’elle a l’être dans l’âme comme une propriété a l’être dans un sujet ; mais quant à l’acte de penser, rien n’empêche que ce soit l’inverse.

 

14° La connaissance par laquelle l’âme se connaît elle-même est dans le genre accident non quant à ce par quoi elle est connue de façon habituelle, mais seulement quant à l’acte de connaissance, qui est un certain accident ; c’est pourquoi saint Augustin dit aussi, au neuvième livre sur la Trinité, que la connaissance est substantiellement dans l’esprit en tant que l’esprit se connaît lui-même.

 

15° Cette objection vaut pour la connaissance de l’âme telle qu’on la connaît quant à la nature de l’espèce, qui est commune à toutes les âmes.

 

16° Lorsque l’esprit se pense lui-même, il n’est pas lui-même la forme de l’esprit, car rien n’est la forme de soi-même ; mais il se comporte à la façon d’une forme, en tant que son action, par laquelle il se connaît, a pour terme lui-même. Il n’est donc pas nécessaire qu’il soit plus simple que lui-même, sauf peut-être du point de vue de notre manière de connaître, en tant que ce qui est pensé est considéré comme plus simple que l’intelligence elle-même qui pense, étant considéré comme sa perfection.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

La parole de saint Augustin est à entendre en ce sens que l’esprit se connaît lui-même par soi, parce qu’il vient de l’esprit lui-même qu’il puisse passer à l’acte pour se connaître actuellement en percevant son existence, tout comme il vient de l’espèce détenue habituellement dans l’esprit que celui-ci puisse considérer actuellement telle réalité. Mais quelle est sa nature même d’esprit, l’esprit ne peut le percevoir que par une considération de son objet, comme on l’a dit.

 

La parole de la Glose selon laquelle « la vision intellectuelle embrasse ces réalités, etc. » doit être référée à l’objet de la connaissance plutôt qu’à ce par quoi il est pensé ; et cela est évident lorsqu’on considère ce qui est dit des autres visions. En effet, il est dit dans la même glose que par la vision corporelle sont vus les corps, par la vision spirituelle, i. e. imaginaire, les ressemblances de corps, et par la vision intellectuelle, les choses « qui ne sont ni corps ni ressemblances de corps ». En effet, si l’on référait cela à ce par quoi l’on pense, alors, de ce point de vue, il n’y aurait aucune différence entre la vision corporelle et la spirituelle ou imaginaire, car même la vision corporelle se fait par une ressemblance de corps ; en effet, ce n’est pas la pierre qui est dans l’œil, mais une ressemblance de la pierre. Mais la différence entre les visions susmentionnées consiste en ce que la vision corporelle a pour terme le corps lui-même, tandis que la vision imaginaire a comme terme et comme objet une image du corps ; de même aussi, lorsqu’il est dit que « la vision intellectuelle embrasse ces réalités qui n’ont pas d’images semblables à elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mêmes », il n’est pas signifié que la vision intellectuelle ne se fait pas par des espèces qui ne sont pas identiques aux réalités pensées, mais que la vision intellectuelle n’a pas pour terme une ressemblance de la réalité mais l’essence même de la réalité. En effet, de même que par la vision corporelle on regarde le corps lui-même et non une ressemblance de corps, bien que l’on regarde par une ressemblance de corps, de même dans la vision intellectuelle on regarde l’essence même de la réalité sans regarder une ressemblance de cette réalité, bien que l’on regarde parfois cette essence par une ressemblance ; et l’expérience en fournit aussi la preuve. En effet, lorsque nous pensons l’âme, nous ne nous fabriquons pas un simulacre d’âme que nous regarderions, comme cela se produisait dans la vision imaginaire, mais nous considérons l’essence même de l’âme. Cela n’exclut cependant pas que cette vision ait lieu par une espèce.

 

La parole du Philosophe est à entendre de l’intelligence qui est entièrement séparée de la matière, comme l’explique le Commentateur au même endroit, telles les intelligences des anges ; mais il ne faut pas l’entendre de l’intelligence humaine, sinon il s’ensuivrait que la science spéculative serait identique à la réalité sue, ce qui est impossible, comme le déduit aussi le Commentateur au même endroit.

 

L’âme est présente à elle-même comme intelligible, c’est-à-dire de façon à pouvoir être pensée ; non toutefois en sorte qu’elle soit pensée par elle-même, mais à partir de son objet, comme on l’a dit.

 

L’âme n’est pas connue au moyen d’une autre espèce abstraite à partir d’elle, mais au moyen de l’espèce de son objet, qui devient aussi sa forme en tant qu’elle pense en acte ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Bien que notre âme soit très semblable à elle-même, cependant elle ne peut pas être le principe de la connaissance de soi-même en tant qu’espèce intelligible, de même que la matière prime ne le peut pas non plus, étant donné que notre intelligence se tient dans l’ordre des intelligibles comme la matière prime dans l’ordre des sensibles, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme.

 

L’âme est cause de ce que d’autres soient connaissables, non comme médium de connaissance mais en tant que c’est par l’acte de l’âme que les réalités matérielles sont rendues intelligibles.

 

La science qui concerne l’âme est très certaine, dans la mesure où chacun expérimente en soi-même qu’il a une âme et que les actes de l’âme sont en lui ; mais connaître ce qu’est l’âme est très difficile ; c’est pourquoi le Philosophe ajoute au même endroit que « c’est une chose des plus difficiles que d’acquérir une connaissance assurée à son sujet ».

 

L’âme n’est pas connue par une espèce abstraite depuis les choses sensibles au sens où cette espèce serait comprise comme une ressemblance de l’âme, mais parce qu’en considérant la nature de l’espèce qui est abstraite depuis les choses sensibles, on trouve la nature de l’âme en laquelle une telle espèce est reçue, comme on connaît la matière à partir de la forme.

 

10° On ne voit la lumière corporelle par elle-même que dans la mesure où elle est la raison formelle de la visibilité des choses visibles et une certaine forme qui leur donne un être actuellement visible. Mais nous ne voyons la lumière même qui est dans le soleil que par sa ressemblance existant dans nos yeux. En effet, de même que ce n’est pas l’espèce de la pierre qui est dans l’œil, mais sa ressemblance, de même il est impossible que la forme de la lumière qui est dans le soleil soit elle-même identique dans l’œil. Et semblablement aussi, nous pensons par elle-même la lumière de l’intellect agent dans la mesure où elle est la raison formelle des espèces intelligibles, les rendant intelligibles en acte.

 

11° Cette parole du Philosophe peut être exposée de deux façons, suivant les deux opinions sur l’intellect agent. En effet, certains ont prétendu que l’intellect agent était une substance séparée, une parmi les autres intelligences, et que par conséquent elle pense toujours en acte, comme les autres intelligences. D’autres, au contraire, affirment que l’intellect agent est une puissance de l’âme ; et suivant cette opinion, on dit que l’intellect agent n’est pas tantôt pensant et tantôt non, car la cause pour laquelle on est tantôt pensant et tantôt non, n’est pas de son côté mais du côté de l’intellect possible. En effet, en tout acte par lequel l’homme pense, l’opération de l’intellect agent concourt avec celle de l’intellect possible. Or ce n’est pas l’intellect agent qui reçoit quelque chose de l’extérieur, mais seulement l’intellect possible. Donc, pour que nous pensions toujours, il n’y a pas de manque quant à ce que notre considération nécessite du côté de l’intellect agent, mais quant à ce qu’elle nécessite du côté de l’intellect possible, qui n’est complété que par les espèces intelligibles abstraites depuis les sens.

Article 9 : Est-ce par leur essence ou par une ressemblance que notre esprit connaît les habitus existant dans l’âme ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit par leur essence.

 

À propos de 2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme, etc. », la Glose dit : « La dilection, on ne la voit pas autrement présente, en cette forme qui fait qu’elle est ce qu’elle est, et autrement absente, en quelque image qui lui serait semblable ; mais, dans la mesure où elle peut être vue par l’esprit, l’un la voit davantage, l’autre moins. » C’est donc par son essence et non par une ressemblance d’elle que l’esprit voit la dilection ; et, pour la même raison, n’importe quel autre habitus.

 

Saint Augustin dit au dixième livre sur la Trinité : « Qu’y a-t-il en effet d’aussi présent à la connaissance que ce qui est présent à l’âme ? » Or les habitus de l’âme sont présents à l’esprit par leur essence. L’esprit les connaît donc par leur essence.

 

« Ce par quoi une chose est telle, l’est soi-même davantage. » Or les habitus de l’esprit sont la cause de ce que d’autres choses, qui se trouvent sous les habitus, soient connues. L’esprit connaît donc surtout les habitus eux-mêmes par leur essence.

 

Tout ce qui est connu de l’esprit par sa ressemblance a été dans le sens avant de survenir dans l’esprit. Par contre, jamais un habitus de l’esprit n’arrive dans le sens. L’esprit ne connaît donc pas les habitus par une ressemblance.

 

Plus une chose est proche de l’esprit, plus l’esprit la connaît. Or l’habitus est plus proche de la puissance intellective de l’esprit que l’acte, et l’acte que l’objet. L’esprit connaît donc plus l’habitus qu’il ne connaît l’acte ou l’objet ; et ainsi, il connaît l’habitus par son essence et non par les actes ou par les objets.

 

Saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral que l’esprit et l’art sont connus par le même genre de vision. Or l’esprit est connu de lui-même par son essence. L’art est donc, lui aussi, connu par son essence, et semblablement les autres habitus de l’esprit.

 

Le vrai est à l’intelligence ce que le bien est à la volonté. Or le bien n’est pas dans la volonté par sa ressemblance. Le vrai n’est donc pas non plus connu de l’intelligence par sa ressemblance ; donc, tout ce que l’intelligence connaît, elle le connaît par l’essence et non par une ressemblance.

 

Saint Augustin dit au treizième livre sur la Trinité : « Ce n’est pas ainsi qu’est vue la foi dans le cœur où elle est, par celui en qui elle est », c’est-à-dire comme on voit l’âme d’un autre homme par les mouvements de son corps ; « mais on la possède de science certaine, la conscience le crie ». Par conséquent, la science de l’esprit possède la foi dans la mesure où la conscience crie. Or la conscience crie la foi pour autant qu’elle est actuellement en elle. La foi est donc sue par l’esprit en tant qu’elle est actuellement dans l’esprit par son essence.

 

La forme est tout à fait proportionnée à ce dont elle est la forme. Or les habitus existant dans l’esprit sont des formes de l’esprit. Ils sont donc tout à fait proportionnés à l’esprit ; notre esprit les connaît donc immédiatement par l’essence.

 

10° L’intelligence connaît l’espèce intelligible qui est en elle, et elle ne la connaît pas par une autre espèce mais par son essence, car sinon il faudrait aller à l’infini. Or ceci n’a lieu que parce que les espèces elles-mêmes déterminent formellement l’intelligence. Puis donc que l’intelligence est de même formellement déterminée par les habitus, il semble que l’esprit les connaisse par l’essence.

 

11° L’esprit ne connaît les habitus que par vision intellectuelle. Or la vision intellectuelle porte sur les choses que l’on voit par leur essence. L’esprit voit donc les habitus par leur essence.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au dixième livre des Confessions : « Voyez ce qu’il y a dans ma mémoire : des champs, des antres, des cavernes innombrables, tout cela rempli à l’infini de toute espèce de choses, innombrables aussi. Les unes y figurent en images, c’est le cas de tous les corps ; les autres, comme les arts, y sont réellement présentes ; d’autres encore y sont sous la forme de je ne sais quelles notions : ce sont les états affectifs de l’âme, que la mémoire conserve alors que l’âme ne les ressent plus. » Il semble donc que les affections de l’âme soient connues non par leur essence mais par des notions d’elles ; et c’est aussi, pour la même raison, le cas des habitus des vertus, qui règlent de telles affections.

 

Saint Augustin dit au onzième livre de la Cité de Dieu : « Un autre sens, en effet, celui de l’homme intérieur, bien supérieur à l’autre » — i. e. au sens corporel — « nous permet de sentir le juste et l’injuste : le juste par une espèce intelligible, l’injuste par la privation de cette espèce. » Or ce sont les habitus des vertus et des vices qu’il appelle « le juste et l’injuste ». Les habitus de l’âme sont donc connus par une espèce et non par leur essence.

 

Rien n’est connu de l’intelligence par l’essence sinon ce qui est actuellement en elle. Or les habitus des vertus ne sont pas actuellement dans l’intelligence mais dans la volonté. L’intelligence ne les connaît donc pas par leur essence.

 

La vision intellectuelle l’emporte sur la corporelle. Elle s’accompagne donc d’un meilleur discernement. Or, dans la vision corporelle, l’espèce par laquelle une chose est vue diffère toujours de la réalité qui est vue par son intermédiaire. Les habitus qui sont vus par vision intellectuelle ne sont donc pas vus de l’esprit par l’essence mais par d’autres espèces.

 

Rien n’est recherché s’il n’est connu, comme le prouve saint Augustin au livre sur la Trinité. Or les habitus de l’âme sont recherchés par des hommes qui ne les ont pas. Ces habitus sont donc connus d’eux, mais non par leur essence, puisqu’ils ne les ont pas. Donc par leur espèce.

 

Hugues de Saint-Victor distingue trois yeux en l’homme : celui de la raison, celui de l’intelligence et celui de la chair. L’œil de l’intelligence est celui par lequel on voit Dieu, et il dit que celui-ci a été arraché après le péché. L’œil de la chair est celui par lequel on voit les choses corporelles de ce monde, et celui-là est demeuré intact après le péché. L’œil de la raison est celui par lequel on connaît les intelligibles créés, et celui-là est devenu chassieux après le péché, car nous connaissons les intelligibles en partie, non totalement. Or ce qui est vu seulement en partie n’est jamais connu par l’essence. Puis donc que les habitus de l’esprit sont intelligibles, il semble que l’esprit ne les voie pas par l’essence.

 

Par son essence, Dieu est bien plus présent à notre esprit que les habitus, puisqu’il est lui-même intime à n’importe quelle réalité. Or la présence de Dieu dans l’esprit ne fait pas que notre esprit voie Dieu par l’essence. L’esprit ne voit donc pas non plus les habitus par l’essence, bien qu’ils soient présents en lui.

 

L’intelligence, qui est pensante en puissance, nécessite, pour penser en acte, d’être amenée à l’acte par une chose, qui est ce par quoi l’intelligence pense actuellement. Or l’essence de l’habitus, en tant qu’elle est présente à l’esprit, n’amène pas l’intelligence de la puissance à l’acte, car sinon il serait nécessaire que les habitus soient pensés actuellement aussi longtemps qu’ils sont présents dans l’âme. L’essence des habitus n’est donc pas ce par quoi ils sont pensés.

 

 

Réponse :

 

Comme c’était le cas pour l’âme, il y a aussi deux connaissances de l’habitus : l’une par laquelle on sait si l’on possède un habitus, l’autre par laquelle on sait ce qu’est l’habitus. Cependant ces deux connaissances ne s’ordonnent pas relativement à l’habitus comme relativement à l’âme. En effet, la connaissance par laquelle on sait que l’on a un habitus présuppose celle par laquelle on sait ce qu’est cet habitus : car je ne peux pas savoir que j’ai la chasteté si je ne sais pas ce qu’est la chasteté. Mais du côté de l’âme il n’en va pas ainsi. En effet, beaucoup savent qu’ils ont une âme sans savoir ce qu’est l’âme. Et la raison de cette diversité est que, tant pour l’habitus que pour l’âme, nous ne percevons qu’ils sont en nous qu’en percevant les actes dont ils sont les principes. Or l’habitus est par son essence le principe de tel acte ; si donc l’on connaît l’habitus comme principe de tel acte, on sait de lui ce qu’il est : par exemple, si je sais que la chasteté est ce par quoi l’on se retient des plaisirs illicites existant dans la sexualité, je sais de la chasteté ce qu’elle est. L’âme, par contre, n’est pas principe d’actes par son essence mais par ses puissances ; donc, ayant perçu les actes de l’âme, on perçoit que le principe de tels actes est en elle, comme dans le cas du mouvement et du sens, mais cela ne fait pas connaître la nature de l’âme.

 

Si donc nous parlons des habitus en tant que nous savons d’eux ce qu’ils sont, deux choses sont à envisager dans leur connaissance, à savoir : l’appréhension, et le jugement.

 

Quant à l’appréhension, il est nécessaire que leur connaissance soit saisie par les objets et les actes, et ils ne peuvent eux-mêmes être appréhendés par leur essence. La raison en est que la vertu de n’importe quelle puissance de l’âme est déterminée à son objet, et c’est pourquoi son action tend d’abord et principalement vers l’objet. Mais sur les choses par lesquelles elle se dirige vers l’objet, elle n’a de pouvoir que par un certain retour ; par exemple, nous voyons que la vue se dirige d’abord vers la couleur, mais elle ne se dirige vers l’acte de sa vision que par un certain retour, lorsqu’en voyant la couleur elle voit qu’elle voit. Ce retour a lieu dans le sens de façon incomplète, mais de façon complète dans l’intelligence, qui revient à la connaissance de son essence par un retour complet. Or notre intelligence, dans l’état de voie, est aux phantasmes ce que la vue est aux couleurs, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme : non pas, certes, qu’elle connaisse les phantasmes eux-mêmes comme la vue connaît les couleurs, mais en sorte qu’elle connaisse les choses dont ce sont les phantasmes. Par conséquent, l’action de notre intelligence tend d’abord vers les choses qui sont appréhendées au moyen des phantasmes, et ensuite elle revient à la connaissance de son acte ; et ultérieurement vers les espèces, les habitus et les puissances, et l’essence de l’esprit lui-même. En effet, ils ne se rapportent pas à l’intelligence comme des objets premiers, mais comme ce qui lui permet de se porter vers l’objet.

 

Le jugement sur chaque chose se fonde sur ce qui est la mesure de cette chose. Or n’importe quel habitus est mesuré d’une certaine façon par ce à quoi il est ordonné ; et cela entre en rapport avec notre connaissance de trois façons. Parfois, en effet, cela est reçu depuis le sens, soit la vue soit l’ouïe, comme lorsque nous voyons l’utilité de la grammaire ou de la médecine ou que d’autres nous l’apprennent, et la connaissance de cette utilité nous fait savoir ce qu’est la grammaire ou la médecine. Parfois aussi, cela est donné à la connaissance naturelle ; et on le voit surtout pour les habitus des vertus, dont la raison naturelle dicte les fins. Mais d’autres fois, cela est infusé par Dieu, comme on le voit clairement pour la foi, l’espérance et les autres habitus infus de ce genre. Et parce que la connaissance naturelle, en nous, provient elle aussi de l’illumination divine, la vérité incréée est consultée dans ces deux derniers cas. Par conséquent, le jugement en lequel s’accomplit la connaissance de la nature de l’habitus dépend soit de ce que nous recevons des sens, soit de notre consultation de la vérité incréée.

 

Quant à la connaissance par laquelle nous savons si nous possédons des habitus, il faut considérer deux choses : la connaissance habituelle, et la connaissance actuelle.

 

Nous percevons actuellement que nous avons des habitus, par les actes des habitus que nous sentons en nous ; c’est pourquoi le Philosophe dit aussi au deuxième livre de l’Éthique que « l’on doit tenir pour indice des habitus le plaisir qui s’ajoute à l’œuvre ».

 

Mais quant à la connaissance habituelle, on dit que les habitus de l’esprit sont connus par eux-mêmes. En effet, ce qui fait connaître habituellement quelque chose, c’est ce qui permet à quelqu’un de pouvoir progresser dans l’acte de connaissance de la réalité que l’on dit être habituellement connue. Or, du fait même que les habitus sont dans l’esprit par leur essence, l’esprit peut progresser jusqu’à percevoir actuellement qu’il possède des habitus, dans la mesure où il peut, par ceux qu’il a, passer aux actes en lesquels ils sont perçus actuellement. Mais à ce sujet, il existe une différence entre les habitus de la partie cognitive et ceux de l’affective : l’habitus de la partie cognitive est le principe à la fois de l’acte même grâce auquel l’habitus est perçu, et aussi de la connaissance par laquelle il est perçu, car la connaissance actuelle procède elle-même de l’habitus cognitif ; tandis que l’habitus de la partie affective est certes le principe de l’acte grâce auquel l’habitus peut être perçu, mais pas de la connaissance par laquelle il est perçu. Et ainsi, on voit clairement que l’habitus de la partie cognitive, du fait même qu’il est dans l’esprit par son essence, est le principe prochain de la connaissance qu’on a de lui, alors que l’habitus de la partie affective est un principe pour ainsi dire éloigné, en tant qu’il n’est pas la cause de la connaissance mais de l’origine de sa réception ; voilà pourquoi saint Augustin dit au dixième livre des Confessions que les arts sont connus par leur présence, mais les affections de l’âme par certaines notions.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cette parole de la Glose doit être référée à l’objet de la connaissance et non au médium de connaissance : en effet, lorsque nous connaissons la dilection, nous considérons l’essence même de la dilection, non une ressemblance de celle-ci, comme cela se produit dans la vision imaginaire.

 

Il est dit que l’esprit ne connaît rien mieux que ce qui est en lui parce que, pour les choses qui sont hors de lui, il n’est pas nécessaire qu’il ait en lui de quoi pouvoir en atteindre la connaissance. En revanche, quant aux choses qui sont en lui, il peut en atteindre la connaissance actuelle par celles qu’il a auprès de lui, bien qu’elles soient aussi connues par d’autres moyens.

 

L’habitus n’est pas la cause de la connaissance des autres choses comme ce qui, sitôt connu, fait connaître les autres, à la façon dont les principes sont la cause de la connaissance des conclusions ; mais il l’est en ce sens que l’âme est perfectionnée par l’habitus pour connaître quelque chose. Et ainsi, il n’est pas pour les choses connues une cause quasi univoque, comme lorsqu’un premier connu est cause de la connaissance d’un second, mais une cause quasi équivoque, qui ne reçoit pas la même dénomination ; comme la blancheur fait le blanc, bien qu’elle-même ne soit pas blanche : elle est ce par quoi une chose est blanche. Semblablement aussi, l’habitus n’est pas en tant que tel la cause de la connaissance comme ce qui est connu, mais comme ce par quoi une chose est connue ; voilà pourquoi il n’est pas nécessaire qu’il soit plus connu que les choses qui sont connues par son intermédiaire.

 

L’âme ne connaît pas l’habitus par une espèce de lui abstraite depuis le sens, mais par les espèces des choses qui sont connues au moyen de l’habitus : par le fait même que d’autres choses sont connues, l’habitus aussi est connu comme principe de leur connaissance.

 

Bien que l’habitus soit plus proche de la puissance que l’acte, cependant l’acte est plus proche de l’objet, qui est le connu, tandis que la puissance est le principe de connaissance ; voilà pourquoi l’acte est connu avant l’habitus, mais l’habitus est davantage principe de connaissance.

 

L’art est un habitus de la partie intellective et, quant à la connaissance habituelle, il est perçu par son possesseur de la même façon que l’esprit, c’est-à-dire par sa présence.

 

Le mouvement ou l’opération de la partie cognitive s’accomplit dans l’esprit lui-même ; voilà pourquoi il est nécessaire, pour qu’une chose soit connue, qu’il y ait d’elle quelque ressemblance dans l’esprit ; surtout si, par son essence, elle n’est pas unie à l’esprit comme objet de connaissance. Mais le mouvement ou l’opération de la partie affective commence à l’âme et a pour terme les réalités, et c’est pourquoi aucune ressemblance de la réalité n’est requise dans la volonté pour la déterminer formellement, comme c’était le cas dans l’intelligence.

 

La foi est un habitus de la partie intellective ; donc, du fait même qu’elle est dans l’esprit, elle incline celui-ci à l’acte d’intelligence dans lequel la foi elle-même est vue ; mais il en va autrement pour d’autres habitus qui sont dans la partie affective.

 

Les habitus de l’esprit lui sont tout à fait proportionnés, comme la forme est proportionnée au sujet, et la perfection au perfectible, mais non comme l’objet à la puissance.

 

10° L’intelligence connaît l’espèce intelligible non par son essence, ni par une espèce de l’espèce, mais en connaissant l’objet dont c’est l’espèce, par une certaine réflexion, comme on l’a dit.

 

11° La réponse ressort de ce qui a été dit dans la question précédente.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Dans cette citation, saint Augustin distingue trois modes de connaissance. L’un d’eux porte sur les choses qui sont hors de l’âme et dont nous ne pouvons avoir connaissance par celles qui sont en nous, mais il est nécessaire pour les connaître que leurs images ou leurs ressemblances arrivent en nous. Un autre mode porte sur les choses qui sont dans la partie intellective ; et il dit qu’elles sont connues par leur présence, car c’est par elles que nous passons à l’acte de penser, et en cet acte sont connues les choses qui sont des principes de la pensée ; et c’est pourquoi il dit que les arts sont connus par leur présence. Le troisième mode porte sur les choses qui concernent la partie affective, et la raison formelle de leur connaissance n’est pas dans l’intelligence mais dans la volonté ; voilà pourquoi ce n’est pas par leur présence, qui est dans la volonté, mais par sa notion ou sa définition, qui est dans l’intelligence, qu’elles sont connues comme par un principe immédiat ; toutefois les habitus de la partie affective sont aussi par leur présence un certain principe éloigné de connaissance, en tant qu’ils élicitent des actes en lesquels l’intelligence les connaît ; de sorte que l’on peut dire aussi que, d’une certaine façon, ils sont connus par leur présence.

 

L’espèce par laquelle on connaît la justice n’est rien d’autre que la notion même de justice, et sa privation fait connaître l’injustice. Or cette espèce ou notion n’est pas une chose abstraite à partir de la justice, mais c’est ce qui est l’achèvement de son être, comme une différence spécifique.

 

Penser, à proprement parler, n’est pas le fait de l’intelligence, mais de l’âme par l’intelligence ; de même que chauffer n’est pas non plus le fait de la chaleur, mais du feu par la chaleur. Et ces deux parties que sont l’intelligence et la volonté ne doivent pas être conçues dans l’âme comme localement distinctes, telles la vue et l’ouïe, qui sont les actes d’organes ; aussi ce qui est dans la volonté est-il également présent à l’âme qui pense. L’âme revient donc, par l’intelligence, à la connaissance non seulement de l’acte de l’intelligence mais aussi de l’acte de la volonté ; tout comme elle revient par la volonté à la recherche et à l’amour non seulement de l’acte de la volonté mais aussi de l’acte de l’intelligence.

 

Le discernement qui appartient à la perfection de la connaissance n’est pas celui qui fait distinguer ce qui est pensé de ce par quoi l’on pense — car alors la connaissance par laquelle Dieu se connaît serait très imparfaite — mais celui qui fait distinguer entre ce qui est connu et toutes les autres choses.

 

Les habitus de l’esprit sont connus par ceux qui ne les ont pas, non certes de cette connaissance qui fait percevoir qu’on les possède, mais de celle qui fait savoir ce qu’ils sont, ou qui fait percevoir que d’autres les possèdent ; ce qui n’a pas lieu par présence mais d’une autre façon, comme on l’a dit.

 

Il est dit que l’œil de la raison est chassieux à l’égard des intelligibles créés, parce qu’il ne pense rien en acte sinon en recevant depuis les choses sensibles, que les intelligibles dépassent en excellence ; voilà pourquoi il est trouvé imparfait à connaître les intelligibles. Cependant rien n’interdit que les choses qui sont dans la raison inclinent immédiatement par leur essence aux actes en lesquels elles sont connues, comme on l’a dit.

 

Bien que Dieu soit plus présent à notre esprit que ne le sont les habitus, cependant les objets que nous connaissons naturellement ne nous permettent pas de voir aussi parfaitement l’essence divine que celle des habitus, car les habitus sont proportionnés aux objets eux-mêmes et aux actes, et sont leurs principes prochains, ce qui ne peut se dire de Dieu.

 

Bien que la présence d’un habitus dans l’esprit ne lui fasse pas connaître actuellement l’habitus lui-même, cependant elle le perfectionne actuellement par un habitus pouvant éliciter un acte par où l’habitus soit connu.

Article 10 : Quelqu’un peut-il savoir qu’il a la charité ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Ce qui est vu par l’essence est perçu en toute certitude. Or celui qui a la charité la voit par l’essence, comme dit saint Augustin. La charité est donc perçue par celui qui l’a.

 

La charité cause un plaisir, surtout dans ses actes. Or les habitus des vertus morales sont perçus grâce au plaisir qu’ils causent dans les actes des vertus, comme le montre le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique. La charité est donc, elle aussi, perçue par celui qui l’a.

 

Saint Augustin dit au huitième livre sur la Trinité : « On connaît mieux l’amour dont on aime que le frère que l’on aime. » Or, le frère que l’on aime, on sait en toute certitude qu’il existe. On sait donc aussi en toute certitude que l’amour dont on aime est en soi.

 

L’inclination de la charité est plus forte que celle de n’importe quelle autre vertu. Or on sait de façon certaine que d’autres vertus sont en soi, parce qu’on est incliné vers leurs actes : en effet, pour celui qui a l’habitus de justice, il est difficile de commettre l’injustice mais facile de pratiquer la justice, comme il est dit au cinquième livre de l’Éthique, et n’importe qui peut percevoir en soi cette facilité. Nimporte qui peut donc percevoir aussi qu’il a la charité.

 

Le Philosophe dit au deuxième livre des Seconds Analytiques qu’il est impossible que nous ayons des habitus très nobles et qu’ils nous soient cachés. Or la charité est un habitus très noble. Il est donc aberrant de dire que celui qui a la charité ne sait pas qu’il l’a.

 

La grâce est une lumière spirituelle. Or ceux qui sont baignés de lumière perçoivent cela même en toute certitude. Ceux qui ont la grâce savent donc en toute certitude qu’ils ont la grâce ; et il en est de même pour la charité, sans laquelle on ne possède pas la grâce.

 

Selon saint Augustin au livre sur la Trinité, nul ne peut aimer ce qui est inconnu. Or on aime en soi la charité. On sait donc que la charité est en soi.

 

 « L’onction enseigne toutes choses » nécessaires au salut. Or avoir la charité est nécessaire au salut. Celui qui a la charité sait donc qu’il l’a.

 

 Le Philosophe dit au deuxième livre de l’Éthique que la vertu est plus certaine que tout art. Or celui qui possède un art sait qu’il l’a. Il sait donc aussi quand il a la vertu ; et par conséquent, il sait quand il a la charité, qui est la plus grande des vertus.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Eccl. 9, 1 : « Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. » Or celui qui a la charité est digne de l’amour divin ; Prov. 8, 17 : « J’aime ceux qui m’aiment. » Donc personne ne sait qu’il a la charité.

 

Nul ne peut savoir de façon certaine quand Dieu doit venir habiter en lui ; Job 9, 11 : « S’il vient à moi, je ne le verrai point. » Or Dieu habite en l’homme par la charité ; 1 Jn 4, 16 : « Quiconque demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. » Nul ne peut donc savoir de façon certaine qu’il a la charité.

 

 

Réponse :

 

Quelqu’un qui a la charité peut, à partir de quelques indices probables, conjecturer qu’il a la charité ; par exemple, lorsqu’il se voit prêt aux œuvres spirituelles, et à détester efficacement les choses mauvaises, et par les autres choses de ce genre que la charité opère en l’homme. Mais nul ne peut savoir en toute certitude qu’il a la charité, à moins que cela ne lui soit divinement révélé.

 

Et la raison en est que, comme la question précédente l’a fait apparaître, la connaissance par laquelle on sait que l’on a un habitus présuppose la connaissance par laquelle on sait de cet habitus ce qu’il est. Or on ne peut savoir ce qu’est un habitus que si l’on porte sur lui un jugement fondé sur ce à quoi cet habitus est ordonné, et qui est la mesure de cet habitus. Or ce à quoi la charité est ordonnée est incompréhensible, car son objet immédiat et sa fin, c’est Dieu, la souveraine bonté, à laquelle la charité nous unit ; on ne peut donc pas savoir, à partir de l’acte d’amour que l’on perçoit en soi-même, s’il parvient à unir à Dieu de la façon requise pour réaliser la notion de charité.

 

 

Réponse aux objections :

 

La charité est vue par l’essence, en tant qu’elle-même est par son essence le principe de l’acte d’amour en lequel l’un et l’autre sont connus ; et ainsi, elle est aussi par son essence le principe, quoique éloigné, de la connaissance que l’on a d’elle. Cependant il n’est pas nécessaire qu’elle soit perçue de façon certaine, car cet acte d’amour, que nous percevons en nous quant à ce qui en est perceptible, n’est pas une preuve suffisante de la charité, à cause de la ressemblance entre l’amour naturel et l’amour gratuit.

 

Le plaisir qui est laissé dans l’acte par la charité peut aussi être causé par un habitus acquis ; voilà pourquoi il n’est pas une preuve suffisante pour démontrer la charité, car les signes communs ne font pas percevoir quelque chose avec certitude.

 

Bien que l’esprit connaisse en toute certitude l’amour, en tant que tel, dont il aime un frère, cependant il ne sait pas en toute certitude que c’est de la charité.

 

Bien que l’inclination par laquelle la charité incline à agir soit un certain principe pour appréhender la charité, cependant elle ne suffit pas pour percevoir parfaitement la charité. En effet, nul ne peut percevoir qu’il a un habitus à moins de savoir parfaitement ce à quoi l’habitus est ordonné, ce qui permet de juger de l’habitus ; et cela ne peut être su dans le cas de la charité.

 

Le Philosophe parle des habitus de la partie intellective, qui, s’ils sont parfaits, ne peuvent être cachés à ceux qui les possèdent, étant donné que la certitude fait partie de leur perfection ; par conséquent, quiconque sait, sait qu’il sait, puisque savoir c’est « connaître la cause de la réalité, et que c’est la cause de cette réalité-là, et qu’il est impossible qu’il en soit autrement » ; et semblablement, celui qui a l’habitus de l’intelligence des principes sait qu’il a cet habitus. Par contre, la perfection de la charité ne consiste pas dans la certitude de la connaissance mais dans la force de l’amour ; il n’en va donc pas de même.

 

Dans les choses qui se disent métaphoriquement, il n’est pas nécessaire de constater une ressemblance à tous points de vue. Et ainsi, la grâce est comparable à la lumière non pas comme si elle s’imposait manifestement aux regards de l’esprit de même que la lumière corporelle s’impose à ceux du corps, mais dans la mesure où la grâce est le principe de la vie spirituelle comme la lumière des corps célestes est en quelque sorte le commencement de la vie corporelle pour les choses inférieures de ce monde, comme dit Denys ; et aussi quant à quelques autres ressemblances.

 

 « Avoir soi-même la charité » peut s’entendre de deux façons. D’abord pris dans le discours, ensuite pris comme un nom. D’une part, pris dans le discours, comme lorsqu’on dit : « Il est vrai que quelqu’un a la charité. » D’autre part il est pris comme un nom lorsque nous affirmons quelque chose de ce dictum : « avoir la charité », ou de ce qu’il signifie. Or il n’appartient pas à la volonté de composer ni de diviser, mais seulement de se porter vers les réalités elles-mêmes, dont les aspects sont le bien et le mal ; et c’est pourquoi, lorsqu’on dit : « J’aime ou je veux avoir moi-même la charité », l’expression « avoir moi-même la charité » est considérée comme un certain nom, comme si l’on disait : « Je veux ce qui est “avoir moi-même la charité” » ; et cela, rien ne l’empêche d’être connu de moi : en effet, je sais ce qu’est « avoir moi-même la charité », même si je ne l’ai pas. Par conséquent, même celui qui n’a pas la charité en recherche la possession ; il ne s’ensuit cependant pas qu’il sache avoir soi-même la charité en tant que cela est pris dans le discours, c’est-à-dire en ce sens qu’il aurait la charité.

 

Bien qu’avoir la charité soit nécessaire au salut, cependant il n’est pas nécessaire de savoir qu’on a la charité ; bien au contraire, il est plus expédient en général de ne pas le savoir, car cela permet de conserver davantage de sollicitude et d’humilité. Quant à l’affirmation que « l’onction enseigne toutes choses » nécessaires au salut, elle s’entend de toutes les choses dont la connaissance est nécessaire au salut.

 

 Il est dit que la vertu est plus certaine que tout art, par une certitude d’inclination vers une seule chose, et non par une certitude de connaissance. Car la vertu, comme dit Cicéron, incline vers une seule chose à la façon d’une certaine nature ; or la nature atteint une unique fin plus certainement et plus directement que l’art ; et c’est en ce sens également qu’il est dit que « la vertu est plus certaine que l’art », non que l’on perçoive plus certainement en soi la présence de la vertu que celle de l’art.

Article 11 : L’esprit dans l’état de voie peut-il voir Dieu dans son essence ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

 Le Seigneur dit de Moïse en Nombr. 12, 8 : « Je lui parle bouche à bouche, et il voit Dieu clairement et non sous des énigmes. » Or cela, c’est-à-dire voir sans énigme, c’est voir Dieu dans son essence ; puis donc que Moïse était encore dans l’état de voie, il semble que quelqu’un dans l’état de voie puisse voir Dieu dans son essence.

 

 À propos de Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Grégoire dit : « Il y en a qui dans une chair corruptible s’élèvent à une si haute perfection de vertu, qu’ils peuvent voir la clarté du Dieu éternel par l’acuité de leur contemplation. » Or la clarté de Dieu est son essence, comme il est dit dans la même glose. On peut donc, en vivant dans cette chair mortelle, voir Dieu dans son essence.

 

 Le Christ eut une intelligence de même nature que celle que nous avons. Or l’état de voie n’empêchait pas son intelligence de voir Dieu dans son essence. Nous pouvons donc, nous aussi, dans l’état de voie, voir Dieu dans son essence.

 

Dieu est connu par vision intellectuelle dans l’état de voie ; d’où Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles à l’intelligence par le moyen de ses œuvres. » Or la vision intellectuelle est celle par laquelle les réalités sont vues en elles-mêmes, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. Notre esprit dans l’état de voie peut donc voir Dieu dans son essence.

 

 Le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que notre âme est en quelque sorte toutes choses, car le sens est tous les sensibles et l’intelligence tous les intelligibles. Or l’essence divine est au plus haut point un intelligible. Donc même dans l’état de voie, auquel se réfère le Philosophe, notre intelligence peut voir Dieu dans son essence, tout comme notre sens peut sentir tous les sensibles.

 

En Dieu, de même qu’il y a une immense bonté, de même aussi il y a une immense vérité. Or, bien que la divine bonté soit immense, elle peut être immédiatement aimée de nous dans l’état de voie. La vérité de son essence peut donc être vue immédiatement dans l’état de voie.

 

 Notre intelligence a été faite pour voir Dieu. Si donc elle ne peut pas voir dans l’état de voie, c’est seulement à cause de quelque voile ; et même, il y en a deux : celui de la faute et celui de la créature. Le voile de la faute n’existait pas dans l’état d’innocence, et maintenant aussi il est enlevé aux saints ; 2 Cor. 3, 18 : « Pour nous tous, le visage découvert, réfléchissant comme dans un miroir la gloire du Seigneur, etc. » ; quant au voile de la créature, il ne peut pas empêcher la vision de l’essence divine, semble-t-il, car Dieu est plus intime à notre esprit qu’aucune créature. Donc notre esprit, dans l’état de voie, voit Dieu dans son essence.

 

 Tout ce qui est dans une autre chose, y est selon le mode de ce qui reçoit. Or Dieu, dans son essence, est en notre esprit. Puis donc que le mode de notre esprit est l’intellectualité elle-même, il semble que l’essence divine soit dans notre esprit en tant qu’intelligible ; et ainsi, notre esprit dans l’état de voie pense Dieu dans son essence.

 

 Cassiodore dit : « La santé de l’esprit humain pense cette clarté inaccessible. » Or notre esprit est guéri par la grâce. Celui qui a la grâce peut donc voir dans l’état de voie l’essence divine, qui est la clarté inaccessible.

 

10° De même que l’étant qui se prédique de toutes choses est premier en généralité, de même l’étant par lequel toutes choses sont causées est premier en causalité, et c’est Dieu. Or l’étant qui est premier en généralité est la première conception de notre intelligence, même dans l’état de voie. Nous pouvons donc aussi dans l’état de voie connaître immédiatement dans son essence l’étant qui est premier en causalité.

 

11° Pour qu’il y ait vision, il faut un voyant, un objet vu et une intention. Or ces trois choses se rencontrent dans notre esprit relativement à l’essence divine : en effet, notre esprit lui-même peut naturellement voir l’essence divine, étant fait pour cela ; l’essence divine est aussi actuellement présente à notre esprit ; l’intention ne manque pas non plus, car chaque fois que notre esprit se tourne vers la créature, il se tourne aussi vers Dieu, puisqu’il y a une ressemblance de Dieu dans la créature. Notre esprit dans l’état de voie peut donc voir Dieu dans son essence.

 

12° Saint Augustin dit au douzième livre des Confessions : « Lorsque nous voyons tous deux que tes paroles sont vraies, lorsque nous voyons tous deux que mes paroles sont vraies, où le voyons-nous, je t’en prie ? Évidemment ce n’est pas en toi que je le vois et ce n’est pas en moi que tu le vois. Nous le voyons l’un et l’autre dans l’immuable vérité, qui est au-dessus de nos esprits. » Or l’immuable vérité est l’essence divine, en laquelle rien ne peut être vu sans qu’elle-même soit vue. Donc, dans l’état de voie, nous voyons l’essence divine et nous regardons en elle toute vérité.

 

13° La vérité, en tant que telle, est connaissable. La vérité suprême est donc suprêmement connaissable. Or c’est l’essence divine. Nous pouvons donc, même dans l’état de voie, connaître l’essence divine en tant que suprêmement connaissable.

 

14° Il est dit en Gen. 32,30 : « J’ai vu le Seigneur face à face. » Or, comme on le lit dans une certaine glose, « la face est cette forme divine, dans laquelle il n’a point vu d’usurpation à s’égaler à Dieu ». Or cette forme est l’essence divine. Donc Jacob, dans l’état de voie, a vu Dieu dans son essence.

 

 

En sens contraire :

 

1 Tim. 6, 16 : « … qui habite une lumière inaccessible, que nul homme n’a vu ni ne peut voir. »

 

Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre. » La Glose de saint Grégoire : « Dieu a bien pu être vu de quelques-uns durant cette vie corruptible par des images bornées, mais non dans la lumière même de son éternité, qui n’est renfermée dans aucunes bornes. » Or cette lumière est l’essence divine. Nul ne peut donc durant cette vie corruptible voir Dieu dans son essence.

 

 Saint Bernard dit que, bien que Dieu puisse être aimé tout entier dans l’état de voie, cependant il ne peut pas être pensé tout entier ; or, si on le voyait dans son essence, on le penserait tout entier ; donc, dans l’état de voie, on ne le voit pas dans son essence.

 

Notre intelligence pense avec le continu et le temps, comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Or l’essence divine dépasse tout continu et tout temps. Donc, dans l’état de voie, notre intelligence ne peut pas voir Dieu dans son essence.

 

L’essence divine est plus distante du don de Dieu que l’acte premier n’est distant de l’acte second. Or parfois, à cause d’une vision de Dieu dans la contemplation grâce au don d’intelligence ou de sagesse, l’âme est séparée du corps quant aux opérations des sens, qui sont des actes seconds. Si donc elle voit Dieu dans son essence, il est nécessaire qu’elle soit séparée du corps, même en temps qu’elle est son acte premier. Or cela n’a pas lieu tant que l’homme est dans l’état de voie. Donc, dans l’état de voie, nul ne peut voir Dieu dans son essence.

 

 

Réponse :

 

Une action peut convenir à quelqu’un de deux façons. D’abord, en sorte que le principe de cette opération soit en celui qui opère, comme nous le constatons dans toutes les actions naturelles. Ensuite, en sorte que le principe de cette opération ou de ce mouvement émane d’un principe extérieur, comme c’est le cas des mouvements violents, et comme c’est le cas des œuvres miraculeuses, qui n’adviennent que par la puissance divine, comme l’illumination d’un aveugle, la résurrection d’un mort, et autres choses semblables.

 

La vision de Dieu dans son essence ne peut donc convenir à notre esprit dans l’état de voie selon le premier mode. Dans la connaissance naturelle, en effet, notre esprit regarde les phantasmes comme des objets desquels il reçoit les espèces intelligibles, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; par conséquent, tout ce qu’il pense selon l’état de voie, il le pense par de telles espèces abstraites depuis les phantasmes. Or aucune espèce de cette sorte ne suffit à représenter l’essence divine, ou même celle de n’importe quelle autre essence séparée, puisque les quiddités des réalités sensibles, dont les espèces intelligibles abstraites depuis les phantasmes sont des ressemblances, sont d’une autre nature que les essences des substances immatérielles mêmes créées, et que l’essence divine bien plus encore. Donc notre esprit, par la connaissance naturelle dont nous faisons l’expérience dans l’état de voie, ne peut voir dans leur essence ni Dieu ni les anges. Cependant les anges peuvent être vus dans leur essence par des espèces intelligibles différentes de leurs essences, mais non l’essence divine, qui dépasse tout genre et est hors de tout genre, de sorte qu’aucune espèce créée ne peut être trouvée adéquate à la représenter.

 

Il est donc nécessaire, si Dieu doit être vu dans son essence, qu’il ne soit vu par aucune espèce créée, mais que son essence elle-même devienne la forme intelligible de l’intelligence qui le voit, ce qui ne peut se faire sans que l’intelligence créée soit disposée à cela par la lumière de gloire. Et ainsi, lorsqu’il voit Dieu dans son essence par la disposition de la lumière infuse, l’esprit atteint le terme de la voie, qui est la gloire ; et ainsi, il n’est plus dans la voie. Or, de même que les corps sont soumis à la toute-puissance divine, de même aussi les esprits. Donc, de même que celle-ci peut amener des corps à des effets dont la disposition ne se trouve pas dans les corps en question, comme elle fit marcher Pierre sur les eaux sans lui donner la dot d’agilité, de même elle peut amener l’esprit à être uni à l’essence divine dans l’état de voie à la façon dont il lui est uni dans la patrie, sans qu’il soit baigné de la lumière de gloire. Et lorsque cela se produit, il est nécessaire que l’esprit abandonne le mode de connaissance par lequel il abstrait depuis les phantasmes, tout comme le corps corruptible, lorsque l’acte d’agilité lui est miraculeusement conféré, n’est pas en même temps en acte de pesanteur. Voilà pourquoi ceux à qui il est ainsi donné de voir Dieu dans son essence sont entièrement abstraits des actes des sens, afin que toute l’âme soit recueillie pour regarder l’essence divine. Et c’est pourquoi on dit qu’ils sont ravis, comme si, par la force d’une nature supérieure, ils étaient abstraits de ce qui leur convenait par nature.

 

Ainsi donc, suivant le cours ordinaire des choses, personne dans l’état de voie ne voit Dieu dans son essence. Et s’il est miraculeusement accordé à quelques-uns de voir Dieu dans son essence sans que leur âme soit encore totalement séparée de la chair mortelle, ils ne sont cependant pas totalement dans l’état de voie, étant donné qu’ils n’ont pas les actes des sens, dont nous nous servons dans l’état de voie sujet à la mort.

 

 

Réponse aux objections :

 

Selon saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral et dans sa Lettre à Pauline sur la vision de Dieu, ces paroles montrent que Moïse a vu Dieu dans son essence en un certain ravissement, comme il est dit aussi de saint Paul en 2 Cor. 12, 2, si bien que le législateur des Juifs et le Docteur des nations sont égaux en cela.

 

Saint Grégoire parle de ceux qui, par l’acuité de la contemplation, s’élèvent jusqu’à voir l’essence divine en un ravissement ; et c’est pourquoi il ajoute : « Quiconque voit la sagesse que Dieu est, meurt totalement à cette vie. »

 

Il y eut ceci de singulier dans le Christ, qu’il était en même temps dans l’état de voie et dans l’état de saisie. Et cela lui convenait parce qu’il était Dieu et homme ; c’est pourquoi tout ce qui regardait la nature humaine était en son pouvoir, en sorte que chaque puissance de l’âme et du corps était disposée comme lui-même en disposait. Par conséquent, ni la douleur du corps n’empêchait la contemplation de l’esprit, ni la fruition de l’esprit ne diminuait la douleur du corps ; et ainsi, son intelligence éclairée par la lumière de gloire voyait Dieu dans son essence, en sorte cependant que la gloire ne s’étendait pas aux parties inférieures. Et ainsi, il était en même temps dans l’état de voie et dans l’état de saisie, ce qui ne peut se dire des autres hommes, en lesquels rejaillit nécessairement quelque chose des puissances supérieures sur les inférieures, tandis que les supérieures sont entraînées par les passions fortes des inférieures.

 

Dieu est connu par vision intellectuelle dans l’état de voie, non en sorte que l’on sache de Dieu ce qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas. Et sous cet aspect nous connaissons son essence, comprenant qu’elle est placée au-dessus de tout, bien qu’une telle connaissance se fasse au moyen de ressemblances. Quant à la parole de saint Augustin, elle doit être référée à ce qui est connu, non à ce par quoi l’on connaît, ainsi qu’il ressort des précédentes questions.

 

Notre intelligence, même dans l’état de voie, peut connaître en quelque sorte l’essence divine, non pas de façon à savoir d’elle ce qu’elle est, mais seulement ce qu’elle n’est pas.

 

Nous pouvons aimer Dieu immédiatement, sans aimer autre chose avant, bien que ce soit parfois par l’amour d’autres réalités visibles que nous sommes ravis vers les réalités invisibles ; mais nous ne pouvons pas connaître Dieu immédiatement dans l’état de voie sans connaître autre chose avant. Et la raison en est que, puisque la volonté suit l’intelligence, l’opération de la volonté commence là où l’opération de l’intelligence a son terme. Or l’intelligence, par un processus des effets aux causes, parvient enfin à quelque connaissance de Dieu même, en connaissant de lui ce qu’il n’est pas ; et ainsi, la volonté se porte vers ce qui lui est présenté par l’intelligence, sans qu’il lui soit nécessaire de repasser par tous les intermédiaires par lesquels l’intelligence est passée.

 

Notre intelligence, bien qu’elle ait été faite pour voir Dieu, ne l’a cependant pas été pour qu’elle puisse voir Dieu par sa puissance naturelle, mais par la lumière de gloire à elle infusée. Voilà pourquoi, une fois que tout voile est ôté, il n’est pas encore nécessaire que l’intelligence voie Dieu dans son essence, si elle n’est pas éclairée par la lumière de gloire. En effet, l’absence même de la gloire sera pour elle un empêchement à la vision de Dieu.

 

Avec l’intellectualité, qu’il a comme un certain propre, notre esprit possède aussi l’être, en commun avec les autres choses ; donc, bien que Dieu soit en lui, il n’est cependant pas nécessaire qu’il soit toujours en lui comme une forme intelligible, mais comme celui qui donne l’être, comme il l’est dans les autres créatures. Or, bien qu’il donne l’être de façon générale à toutes les créatures, il donne cependant à n’importe quelle créature un mode d’être propre ; et ainsi, même dans la mesure où il est en toutes choses par son essence, sa présence et sa puissance, Dieu se trouve être de façon différente dans les divers êtres, et en chacun selon son propre mode d’être.

 

Il y a deux santés de l’esprit : l’une qui le guérit de la faute par la grâce de la foi, et cette santé fait voir cette clarté inaccessible comme par un miroir et en énigme. L’autre est exempte de toute faute, peine et misère : c’est celle qui aura lieu par la gloire, et cette santé fera voir Dieu face à face. Ces deux visions sont distinguées en 1 Cor. 13, 12 : « Nous voyons maintenant comme par un miroir… face. »

 

10° L’étant qui est premier par généralité ne dépasse la proportion d’aucune chose, puisqu’il est identique par essence à n’importe quelle réalité ; voilà pourquoi lui-même est connu dans la connaissance de n’importe quelle réalité. Mais l’étant qui est premier par causalité dépasse toutes les autres réalités hors de toute proportion ; il ne peut donc être connu adéquatement dans la connaissance d’aucune autre chose. Et c’est pourquoi, dans l’état de voie, où nous pensons par des espèces abstraites depuis les réalités, nous connaissons adéquatement l’étant commun, mais non l’étant incréé.

 

11° Bien que l’essence divine soit présente à notre intelligence, cependant, tant qu’elle n’est pas perfectionnée par la lumière de gloire, elle ne lui est pas unie comme une forme intelligible qu’elle puisse penser. En effet, l’esprit lui-même n’a pas la faculté de voir Dieu dans son essence avant d’être éclairé par la lumière susdite. Et ainsi, il manque et la faculté du voyant, et la présence de l’objet vu. L’intention non plus n’est pas toujours là ; en effet, bien qu’il se trouve dans la créature une certaine ressemblance du Créateur, cependant ce n’est pas chaque fois que nous nous tournons vers la créature que nous nous tournons vers elle en tant qu’elle est une ressemblance du Créateur. Il n’est donc pas nécessaire que notre intention se porte toujours vers Dieu.

 

12° La Glose dit, à propos de ce passage du Psaume 11, 1 : « Les vérités ont été altérées, etc. », qu’à partir d’une seule vérité incréée « plusieurs vérités sont imprimées dans les esprits humains, de même que d’un seul visage rejaillissent plusieurs ressemblances en différents miroirs » ou en un unique miroir brisé. Par conséquent, on dit que nous voyons quelque chose dans la vérité incréée lorsque par sa ressemblance qui rejaillit dans notre esprit nous jugeons d’une chose, comme quand nous portons un jugement sur des conclusions au moyen de principes évidents par soi. Il n’est donc pas nécessaire que la vérité incréée elle-même soit vue de nous dans son essence.

 

13° La vérité suprême, autant qu’il est en elle, est suprêmement connaissable ; mais de notre côté, il se produit qu’elle est moins connaissable pour nous, comme le montre le Philosophe au deuxième livre de la Métaphysique.

 

14° Cette citation est expliquée de deux façons dans la Glose. D’abord en sorte qu’on l’entende de la vision imaginaire ; c’est pourquoi la Glose interlinéaire dit : « “J’ai vu le Seigneur face à face” : non que Dieu puisse être vu, mais il a vu la forme en laquelle Dieu lui a parlé. » D’une autre façon, la Glose de saint Grégoire entend cela de la vision intellectuelle, par laquelle les saints regardent la vérité divine dans la contemplation ; non certes en sachant d’elle ce qu’elle est, mais plutôt ce qu’elle n’est pas ; aussi saint Grégoire dit-il au même endroit : « Par l’impression qu’elle ressent, l’âme comprend qu’elle ne voit pas la vérité aussi grande qu’elle est. Aussi, plus elle en approche, et plus elle s’en croit éloignée, car si elle ne la voyait pas en quelque façon, elle ne sentirait pas qu’elle ne peut pas la voir. » Et peu après il ajoute : « Cette vision que nous avons de Dieu par le moyen de la contemplation, vision qui n’est ni pleine ni permanente mais qui est comme une certaine imitation de vision, est appelée le visage de Dieu. Car comme nous reconnaissons quelqu’un à son visage, nous appellons ici “visage” la connaissance de Dieu. »

Article 12 : L’existence de Dieu est-elle évidente par soi pour l’esprit humain, comme les premiers principes de la démonstration, dont l’esprit humain ne peut penser le non-être ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Les choses dont la connaissance a naturellement été mise en nous sont pour nous évidentes par soi. Or « chacun a, par nature, semée en lui, la connaissance qu’il y a un Dieu », comme dit saint Jean Damascène. L’existence de Dieu est donc évidente par soi.

 

Dieu est « ce dont rien de plus grand ne peut être pensé », comme dit Anselme. Or ce dont on ne peut pas penser le non-être est plus grand que ce dont on peut penser le non-être. On ne peut donc pas penser le non-être de Dieu.

 

Dieu est la vérité même. Or nul ne peut penser le non-être de la vérité, car si l’on pose qu’elle n’existe pas, il s’ensuit qu’elle existe : en effet, si la vérité n’existe pas, il est vrai que la vérité n’existe pas. On ne peut donc pas penser le non-être de Dieu.

 

Dieu est lui-même son être. Or on ne peut penser que le même ne se prédique pas du même, comme par exemple que l’homme ne soit pas homme. On ne peut donc pas penser le non-être de Dieu.

 

Toutes choses désirent le souverain bien, comme dit Boèce. Or le souverain bien est Dieu seul. Toutes choses désirent donc Dieu. Or ce qui n’est pas connu ne peut pas être désiré. La commune conception de tous est donc que Dieu existe ; on ne peut donc pas penser son non-être.

 

La vérité première surpasse toute vérité créée. Or quelque vérité créée est si évidente qu’on ne peut pas penser son non-être, comme par exemple la vérité de cette proposition : « L’affirmation et la négation ne sont pas vraies en même temps. » Il est donc bien moins possible de penser le non-être de la vérité incréée, qui est Dieu.

 

 L’être est possédé par Dieu plus véritablement que par l’âme humaine. Or l’âme ne peut pas penser son non-être. Elle peut donc bien moins encore penser le non-être de Dieu.

 

Tout ce qui est, il a d’abord été vrai que c’était à venir. Or la vérité est. Il a donc d’abord été vrai qu’elle était à venir, et ce, en vertu seulement de la vérité. On ne peut donc pas penser que la vérité n’a pas toujours été. Or Dieu est la vérité. On ne peut donc pas penser que Dieu n’est pas ou n’a pas toujours été.

 

 [Le répondant] disait qu’il y a dans le cours de cet argument un sophisme, celui du relatif et de l’absolu ; car en disant qu’une vérité était à venir avant qu’elle fût, on n’exprime pas quelque chose de vrai absolument, mais seulement relativement ; et ainsi, on ne peut pas conclure absolument que la vérité existait. En sens contraire : tout vrai relatif se ramène à quelque vrai absolu, comme tout imparfait se ramène à quelque parfait. Si donc il était vrai relativement qu’une vérité était à venir, il était nécessaire que quelque chose fût vrai absolument ; et ainsi, il était absolument vrai de dire que la vérité existait.

 

10° Le nom propre de Dieu est « Celui qui est », comme on le voit clairement en Ex. 3, 14. Or on ne peut pas penser le non-être de l’étant. On ne peut donc pas non plus penser le non-être de Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au Psaume 13, 1 : « L’insensé a dit dans son cœur : Il n’y a point de Dieu. »

 

[Le répondant] disait que l’existence de Dieu est évidente par soi dans un habitus de l’esprit, mais que son non-être peut être pensé actuellement. En sens contraire : on ne peut pas estimer par la raison intérieure le contraire de ce qui est connu par un habitus naturel, comme les premiers principes de la démonstration. Si donc l’on peut estimer en acte le contraire de l’existence de Dieu, elle ne sera pas évidente par soi dans un habitus.

 

Les choses qui sont évidentes par soi sont connues sans aucune déduction des effets aux causes ; en effet, elles sont connues dès que les termes le sont, comme il est dit au premier livre des Seconds Analytiques. Or nous ne connaissons l’existence de Dieu qu’en regardant son effet ; Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu… par le moyen de ses œuvres » ; l’existence de Dieu n’est donc pas évidente par soi.

 

On ne peut connaître l’existence de quelqu’un sans savoir ce qu’il est. Or, dans l’état présent, nous ne pouvons pas savoir de Dieu ce qu’il est. Son existence n’est donc pas connue de nous ; encore moins est-elle évidente.

 

L’existence de Dieu est un article de foi. Or l’article est ce que la foi suggère et que la raison contredit. Or les choses que la raison contredit ne sont pas évidentes par soi. L’existence de Dieu n’est donc pas évidente par soi.

 

Rien n’est plus certain pour l’homme que sa foi, comme dit saint Augustin. Or un doute peut s’élever en nous sur les choses qui appartiennent à la foi, donc sur n’importe quelles autres aussi ; et ainsi, on peut penser le non-être de Dieu.

 

 La connaissance de Dieu appartient à la sagesse. Or tous n’ont pas la sagesse. L’existence de Dieu n’est donc pas connue de tous, elle n’est donc pas évidente par soi.

 

Saint Augustin dit au livre sur la Trinité que « le souverain bien ne peut se montrer qu’à des esprits parfaitement purifiés ». Or tous n’ont pas des esprits parfaitement purifiés. Donc tous ne connaissent pas le souverain bien, c’est-à-dire l’existence de Dieu.

 

 De deux choses quelconques que la raison distingue, l’une peut être pensée sans l’autre ; par exemple, nous pouvons penser Dieu sans penser qu’il est bon, comme le montre Boèce au livre des Semaines. Or en Dieu, l’essence et l’existence diffèrent de raison. On peut donc penser son essence sans penser qu’il existe, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

10° Pour Dieu, être Dieu et être juste sont une même chose. Or certains avancent l’opinion que Dieu n’est pas juste, disant que des maux plaisent à Dieu. Quelques-uns peuvent donc avoir l’opinion que Dieu n’existe pas, et ainsi, l’existence de Dieu n’est pas évidente par soi.

 

 

Réponse :

 

On trouve trois opinions sur cette question. Certains, en effet, comme le rapporte Rabbi Moïse, prétendirent que l’existence de Dieu n’était pas évidente par soi, ni non plus sue par démonstration, mais seulement reçue par la foi ; et ce qui les poussait à dire cela, c’était la faiblesse des raisons que beaucoup avancent pour prouver l’existence de Dieu. D’autres, comme Avicenne, affirmèrent que l’existence de Dieu n’était pas évidente par soi, mais qu’elle est sue par démonstration. D’autres encore, comme Anselme, sont d’avis que l’existence de Dieu est évidente par soi, au point que nul ne peut penser intérieurement que Dieu n’existe pas, quoique l’on puisse proférer cela extérieurement et penser intérieurement les mots par lesquels on le profère. La première opinion apparaît manifestement fausse. En effet, l’existence de Dieu se trouve prouvée par d’irréfragables démonstrations, même par des philosophes, quoique quelques-uns invoquent des raisons futiles pour montrer cela. Quant aux deux opinions suivantes, elles sont vraies toutes deux à un certain point de vue.

 

En effet, il y a deux façons pour une chose d’être évidente par soi : en soi, et pour nous. Ainsi l’existence de Dieu est évidente par soi en soi, mais non pour nous ; aussi nous est-il nécessaire, pour connaître cela, d’avoir des démonstrations partant des effets. Et cela apparaît de la façon suivante. Pour qu’une chose soit évidente par soi en soi, il est seulement exigé que le prédicat entre dans la notion du sujet ; dans ce cas, en effet, le sujet ne peut être pensé sans qu’il soit clair que le prédicat est en lui. Mais pour qu’une chose soit évidente par soi pour nous, il est nécessaire que la notion du sujet, en laquelle le prédicat est inclus, soit connue de nous. Et de là vient que certaines choses sont évidentes par soi pour tous, à savoir, lorsque de telles propositions ont des sujets dont la notion est connue de tous : par exemple, que n’importe quel tout est plus grand que sa partie ; en effet, tout le monde qui sait ce qu’est le tout et ce qu’est la partie. D’autres choses, en revanche, sont évidentes par soi seulement pour les sages, qui connaissent les définitions des termes alors que la foule les ignore. Et c’est pourquoi Boèce dit au livre des Semaines qu’il y a « deux modes de conceptions communes. L’une est commune à tous, comme : “Si vous retranchez des parties égales de choses égales, etc.” L’autre est celle qui appartient seulement aux plus savants, comme par exemple : “Les choses incorporelles ne sont pas dans un lieu”, conception que non pas la foule mais les savants reconnaissent » : car la considération de la foule ne peut pas transcender l’imagination pour atteindre la notion de réalité incorporelle.

 

Or l’existence n’est incluse dans la notion d’aucune créature ; en effet, l’existence de n’importe quelle créature est autre que sa quiddité ; on ne peut donc dire d’aucune créature que son existence est évidente par soi, même en soi. Mais en Dieu, son existence est incluse dans la notion de sa quiddité, car en lui sont identiques l’existence et ce qui est, comme dit Boèce, et la même question est de savoir s’il existe et ce qu’il est, comme dit Avicenne ; voilà pourquoi il est évident par soi en soi. Mais parce que la quiddité de Dieu ne nous est pas connue, son existence n’est pas évidente pour nous mais a besoin d’une démonstration. Mais dans la patrie, où nous verrons son essence, l’existence de Dieu sera pour nous bien plus évidente par soi qu’il n’est présentement évident que l’affirmation et la négation ne sont pas vraies en même temps.

 

Ainsi donc, parce que les deux termes de la question sont vrais à un certain point de vue, il est nécessaire de répondre aux deux séries d’arguments.

 

 

Réponse aux objections :

 

Il est dit que la connaissance de l’existence de Dieu a naturellement été semée en tous, parce qu’en tous a naturellement été semé quelque chose à partir d’où l’on peut parvenir à connaître l’existence de Dieu.

 

Cet argument serait probant si c’était à cause de Dieu lui-même que Dieu n’est pas évident par soi ; or en fait, s’il peut être pensé comme non existant, c’est à cause de nous, qui manquons à connaître des choses qui sont en soi très évidentes. Donc, que Dieu puisse être pensé comme non existant n’empêche pas qu’il soit aussi ce dont on ne peut rien penser de plus grand.

 

La vérité est fondée sur l’étant ; donc, de même qu’il est évident par soi que l’étant commun existe, de même aussi il est évident par soi que la vérité existe. Mais il n’est pas évident par soi pour nous qu’il y ait un étant premier qui soit la cause de tout étant, jusqu’à ce que, ou bien la foi le reçoive, ou bien la démonstration le prouve ; il n’est donc pas non plus évident par soi que toute vérité vient d’une vérité première. Il ne s’ensuit donc pas que l’existence de Dieu soit évidente par soi.

 

Cet argument serait probant s’il nous était évident par soi que la déité même est l’être de Dieu ; et assurément, cela ne nous est pas évident par soi, puisque nous ne voyons pas Dieu dans son essence ; mais nous avons besoin, pour le maintenir, soit de la démonstration, soit de la foi.

 

Le souverain bien est désiré de deux façons : d’abord dans son essence, et ainsi toutes choses ne désirent pas le souverain bien ; ensuite dans sa ressemblance, et ainsi toutes choses désirent le souverain bien, car une chose n’est désirable qu’en tant qu’il se trouve en elle une ressemblance du souverain bien. On ne peut donc pas en déduire que l’existence de Dieu, qui est par essence le souverain bien, soit évidente par soi.

 

Bien que la vérité incréée dépasse toute vérité créée, rien n’empêche cependant que la vérité créée soit plus évidente pour nous que l’incréée : en effet, les choses qui sont moins évidentes en soi le sont plus pour nous, suivant le Philosophe.

 

 On peut entendre de deux façons que le non-être d’une chose est pensé. D’abord en sorte que ces deux termes viennent en même temps dans l’appréhension ; et dans ce cas, rien n’empêche que quelqu’un pense son propre non-être, comme il pense qu’un jour il n’a pas existé. Mais ainsi, il ne peut pas venir en même temps dans l’appréhension qu’une chose est le tout et qu’elle est plus petite que la partie, car l’un des termes exclut l’autre. Ensuite, en sorte qu’un assentiment soit apporté à cette appréhension ; et dans ce cas, nul ne peut penser avec assentiment son propre non-être, car dès lors qu’il pense quelque chose, il perçoit qu’il existe.

 

Ce qui est maintenant, il n’a pas nécessairement été vrai qu’il a d’abord été à venir, à moins de supposer que quelque chose existait lorsqu’il est dit que c’était à venir. Et si nous envisageons le cas impossible où un jour rien n’aurait existé, alors, une fois supposé cela, rien ne sera vrai que matériellement seulement : en effet, la matière de la vérité est non seulement l’être mais aussi le non-être, car il arrive que l’on dise le vrai à propos de l’étant et du non-étant. Et ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il y eut alors vérité, si ce n’est matériellement, et donc à un certain point de vue.

 

 Que ce qui est vrai relativement se ramène à la vérité ou au vrai absolu, cela est nécessaire si l’on suppose que la vérité existe, mais non autrement.

 

10° Bien que le nom de Dieu soit « Celui qui est », cependant cela n’est pas évident par soi pour nous ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Voici comment Anselme, dans son Proslogion, explique qu’il soit affirmé que l’insensé a dit dans son cœur « Il n’y a point de Dieu » : il a pensé ces paroles, mais n’a pu penser cela par la raison intérieure.

 

C’est de la même façon, quant à l’habitus et quant à l’acte, que l’existence de Dieu est évidente par soi ou ne l’est pas.

 

C’est à cause de l’imperfection de notre connaissance que nous ne pouvons connaître l’existence de Dieu que par les effets ; cela n’exclut donc pas qu’elle soit évidente par soi en elle-même.

 

Pour connaître l’existence d’une chose, il n’est pas nécessaire de savoir d’elle ce qu’elle est par une définition, mais ce qui est signifié par son nom.

 

L’existence de Dieu n’est pas un article de foi, mais précède l’article ; à moins d’y associer quelque autre chose, par exemple que Dieu a l’unité d’essence avec la trinité des Personnes, et d’autres semblables.

 

Les choses qui appartiennent à la foi sont connues très certainement, au sens où la certitude implique la fermeté de l’adhésion : en effet, le croyant n’adhère à rien plus fermement qu’aux choses qu’il tient par la foi. Mais elles ne sont pas connues très certainement au sens où la certitude implique l’apaisement de l’intelligence dans la réalité connue : en effet, si le croyant donne son assentiment aux choses qu’il croit, cela ne vient pas de ce que son intelligence, en vertu de quelques principes, a pour terme ces choses crédibles, mais de la volonté qui incline l’intelligence à assentir à ces choses crues. Et de là vient qu’un mouvement de doute peut s’élever dans le croyant sur les choses qui appartiennent à la foi.

 

 La sagesse ne consiste pas seulement à savoir que Dieu existe, mais aussi en ce que nous accédons à la connaissance de ce qu’il est ; et cela, nous ne pouvons le connaître dans l’état de voie que pour autant que nous savons ce qu’il n’est pas. En effet, celui qui connaît une chose en tant qu’elle est distincte de toutes les autres, approche de la connaissance par laquelle on sait ce qu’elle est ; et la citation de saint Augustin invoquée ensuite s’entend aussi de cette connaissance.

 

On voit dès lors clairement la réponse au huitième argument.

 

 Les choses qui sont distinctes de raison ne peuvent pas toujours être pensées comme séparées l’une de l’autre, bien qu’elles puissent être pensées séparément. En effet, bien qu’on puisse penser Dieu sans penser sa bonté, cependant on ne peut penser que Dieu existe et ne soit pas bon ; donc, bien qu’en Dieu ce qui est et l’existence soient distincts de raison, cependant il n’en découle pas que son non-être puisse être pensé.

 

10° Dieu est connu non seulement dans son effet de justice, mais aussi dans ses autres effets ; donc, à supposer que quelqu’un ne le connaisse pas comme juste, il ne s’ensuit pas qu’il ne soit aucunement connu. Et il n’est pas possible qu’aucun de ses effets ne soit connu, puisque l’étant commun, qui ne peut pas être inconnu, est son effet.

Article 13 : La trinité des Personnes peut-elle être connue par la raison naturelle ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Il est dit en Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu, [son éternelle puissance et sa divinité]… par le moyen de ses œuvres » ; or la Glose rapporte les perfections invisibles à la Personne du Père, la puissance éternelle à celle du Fils, la divinité à celle du Saint-Esprit. Nous pouvons donc arriver à connaître la Trinité par la raison naturelle à partir des créatures.

 

On sait par la connaissance naturelle qu’il y a en Dieu la plus parfaite puissance, et qu’en lui est l’origine de toute la puissance. Il est donc nécessaire de lui attribuer la première puissance. Or la première puissance est une puissance générative. Nous pouvons donc savoir par la raison naturelle qu’il y a en Dieu la puissance générative. Or, une fois posée en Dieu la puissance générative, la distinction des Personnes s’ensuit nécessairement. Nous pouvons donc connaître par la raison naturelle la distinction des Personnes. Et voici comment [l’objectant] prouvait que la puissance générative est la première puissance. L’ordre des puissances suit l’ordre des opérations. Or, entre toutes les opérations, la première est la pensée, car il est prouvé que celui qui agit par son intelligence est premier, et en lui la pensée, du point de vue de notre manière de connaître, est antérieure au vouloir et à l’agir. La puissance intellective est donc la première des puissances. Or la puissance intellective est une puissance générative, car quiconque pense engendre en soi-même sa connaissance. La puissance générative est donc la première des puissances.

 

Tout équivoque se ramène à un univoque, comme toute multitude se ramène à l’unité. Or la procession des créatures à partir de Dieu est une procession équivoque, puisque les créatures n’ont en commun avec Dieu ni le nom ni la notion. Il est donc nécessaire de poser par la raison naturelle qu’une procession univoque préexiste en Dieu, selon laquelle Dieu procède de Dieu ; et une fois celle-ci posée, la distinction des Personnes en Dieu s’ensuit.

 

Une certaine glose dit au sujet de l’Apocalypse qu’il n’y avait pas de secte qui se fût trompée sur la Personne du Père. Or c’eût été une très grande erreur sur la Personne du Père que de poser qu’il n’a pas de Fils. Donc même la secte des philosophes, qui ont connu Dieu par la raison naturelle, a posé le Père et le Fils en Dieu.

 

Comme dit Boèce dans son Arithmétique, une égalité précède toute inégalité. Or il y a une inégalité entre le Créateur et la créature. Il est donc nécessaire de poser en Dieu une égalité avant cette inégalité. Or il ne peut y avoir là d’égalité que s’il y a distinction, car rien n’est égal à soi-même, de même que rien n’est semblable à soi-même, comme dit saint Hilaire. Il est donc nécessaire de poser une distinction de Personnes en Dieu selon la raison naturelle.

 

La raison naturelle parvient à établir qu’il y a en Dieu le suprême agrément. Or « aucun bien n’est agréablement possédé s’il n’est partagé », comme dit Boèce. On peut donc savoir par la raison naturelle qu’il y a en Dieu des Personnes distinctes, qui retirent de leur société une possession agréable de la bonté.

 

 La raison naturelle parvient au Créateur par la ressemblance de la créature. Or la ressemblance du Créateur se trouve dans la créature non seulement quant aux attributs essentiels mais aussi quant aux propriétés des Personnes. Nous pouvons donc parvenir aux propriétés des Personnes par la raison naturelle.

 

Les philosophes n’ont eu la connaissance de Dieu que par la raison naturelle. Or quelques-uns d’entre eux sont parvenus à connaître la Trinité ; c’est pourquoi il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde : « et par ce nombre » — le nombre trois — « nous nous sommes mis à magnifier le Créateur ». Donc, etc.

 

 Saint Augustin rapporte au dixième livre de la Cité de Dieu que le philosophe Porphyre a posé un Dieu Père, et un Fils engendré par lui ; il dit aussi au livre des Confessions que dans  certains livres de Platon il a trouvé ce qui est écrit au début de l’Évangile de saint Jean : « Au commencement était le Verbe, etc. » jusqu’à « le Verbe s’est fait chair » exclus ; or dans ces paroles apparaît manifestement la distinction des Personnes. On peut donc par la raison naturelle parvenir à connaître la Trinité.

 

10° Même par la raison naturelle, les philosophes auraient accordé que Dieu peut dire quelque chose. Or dire, cela entraîne en Dieu l’émission du Verbe et la distinction des Personnes. On peut donc connaître la trinité des Personnes par la raison naturelle.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Hébr. 11, 1 : « la foi est la substance des choses que l’on doit espérer, et la preuve de celles qu’on ne voit pas. » Or les choses qui sont connues par la raison naturelle sont des choses que l’on voit. Puis donc que la trinité des Personnes appartient aux articles de foi, il semble qu’on ne puisse pas la connaître par la raison naturelle.

 

Saint Grégoire dit : « La foi n’aurait pas de mérite si la raison humaine lui fournissait des preuves expérimentales. » Or le mérite consiste surtout dans la foi en la Trinité. Cela ne peut donc pas être connu par la raison naturelle.

 

 

Réponse :

 

La trinité des Personnes est connue de deux façons. D’abord quant aux propriétés par lesquelles les Personnes se distinguent ; et si l’on connaît ces propriétés, la Trinité est vraiment connue en Dieu. Ensuite par les attributs essentiels, qui sont appropriés aux Personnes, comme la puissance l’est au Père, la sagesse au Fils, la bonté au Saint-Esprit ; mais par de tels attributs la Trinité ne peut pas être parfaitement connue, car même si l’on ôte par l’intelligence la Trinité, ceux-ci demeurent en Dieu ; mais si l’on suppose la Trinité, de tels attributs sont appropriés aux Personnes à cause d’une ressemblance aux propriétés des Personnes.

 

Or on peut connaître par la raison naturelle ces appropriations aux Personnes, mais nullement les propriétés des Personnes. Et la raison en est qu’il ne peut émaner d’un agent une action à laquelle ses instruments ne peuvent s’étendre ; comme l’art du forgeron ne peut bâtir, car les instruments du forgeron ne s’étendent pas à cet effet. Or les premiers principes de la démonstration, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme, sont en nous comme les instruments de l’intellect agent, dont la lumière fait en nous la vigueur de la raison naturelle. Par conséquent, notre raison naturelle ne peut atteindre à la connaissance de rien qui dépasse l’extension des premiers principes. Or la connaissance des premiers principes a son origine dans les choses sensibles, comme le montre le philosophe au deuxième livre des Seconds Analytiques. Or on ne peut arriver à partir des sensibles à connaître les propriétés des Personnes comme on passe des effets aux causes, car tout ce qu’il y a de causalité en Dieu relève de l’essence, puisque Dieu est cause des réalités par son essence. Or les propriétés des Personnes sont des relations par lesquelles les Personnes ne se rapportent pas aux créatures, mais l’une à l’autre. C’est pourquoi nous ne pouvons pas arriver aux propriétés des Personnes par la raison naturelle.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cette explication de la Glose s’entend des appropriations aux Personnes, non de leurs propriétés.

 

On peut établir adéquatement par la raison naturelle que la puissance intellective est la première des puissances, mais non qu’elle est une puissance générative. En effet, puisqu’en Dieu celui qui pense, l’acte de penser et l’objet pensé sont identiques, la raison naturelle ne contraint pas à poser que Dieu, en pensant, engendre une chose distincte de lui.

 

Toute multitude présuppose une unité, et toute équivocité une univocité ; cependant toute génération équivoque ne présuppose pas une génération univoque, mais c’est plutôt l’inverse, si l’on suit la raison naturelle. En effet, les causes équivoques sont par soi des causes de l’espèce ; elles ont donc une causalité sur toute l’espèce ; alors que les causes univoques ne sont pas des causes de l’espèce par soi, mais en ceci ou cela ; aucune cause univoque n’a donc de causalité relativement à toute l’espèce, sinon quelque chose serait cause de soi-même, ce qui est impossible ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Cette Glose s’entend des sectes d’hérétiques qui sortirent de l’Église ; les sectes des Gentils ne sont donc pas incluses parmi elles.

 

Même sans supposer une distinction de Personnes, nous pouvons poser l’égalité en Dieu, en tant que nous disons sa bonté égale à sa sagesse. Ou bien l’on peut répondre que l’on considère deux choses dans l’égalité : la cause de l’égalité, et les suppôts de l’égalité. La cause de l’égalité est l’unité, tandis que la cause des autres proportions est un nombre. Donc de ce côté, l’égalité précède l’inégalité, comme l’unité précède le nombre. Mais les suppôts de l’égalité sont plusieurs ; et ceux-ci ne sont pas présupposés aux suppôts de l’inégalité ; sinon il serait nécessaire qu’une dualité précède toute unité, car l’égalité se trouve en premier dans la dualité, tandis qu’entre l’unité et la dualité il y a inégalité.

 

La parole de Boèce est à entendre de ceux qui n’ont pas en eux-mêmes la parfaite bonté, mais dont l’un a besoin du secours de l’autre, et c’est pourquoi l’agrément ne s’accomplit pas sans associé. Mais Dieu lui-même a en soi la plénitude de la bonté ; il n’est donc pas nécessaire à son plein agrément de poser en lui une société.

 

 Bien que parmi les créatures se trouvent des choses qui ressemblent aux Personnes quant aux propriétés, cependant on ne peut conclure de ces ressemblances qu’il en est de même en Dieu, car les choses qui se trouvent distinctes dans les créatures se rencontrent sans distinction dans le Créateur.

 

Aristote n’entendait pas poser le nombre trois en Dieu, mais montrer la perfection du nombre trois par le fait que les anciens observaient ce nombre dans les sacrifices et les prières.

 

 Ces paroles des philosophes s’entendent des appropriations aux Personnes et non de leurs propriétés.

 

10° Un philosophe n’accorderait jamais selon la raison naturelle que Dieu dise, au sens où « dire » implique la distinction des Personnes, mais seulement en un sens essentiel.

Question 11 : [Le maître (De Magistro)]

 

Introduction

 

Article 1 : Enseigner et être appelé maître, est-ce au pouvoir de l’homme ou de Dieu seul ?

Article 2 : Quelqu’un peut-il être appelé son propre maître ?

Article 3 : Un homme peut-il être enseigné par un ange ?

Article 4 : Enseigner est-il un acte de la vie active ou de la vie contemplative ?

 

 

Article 1 : Enseigner et être appelé maître, est-ce au pouvoir de l’homme ou de Dieu seul ?

 

Objections :

 

Il semble que Dieu seul enseigne et doive être appelé maître.

 

Mt 23, 8 : « Vous n’avez qu’un Maître », et juste avant : « Ne vous faites point appeler Rabbi » ; et la Glose dit à ce propos : « de peur que vous ne donniez l’honneur divin à des hommes, ou que vous ne preniez pour vous ce qui appartient à Dieu ». Être maître et enseigner semble donc appartenir à Dieu seul.

 

Si l’homme enseigne, c’est seulement par des signes ; car s’il semble aussi enseigner des choses au moyen des réalités elles-mêmes, par exemple si, quelqu’un ayant demandé ce qu’est marcher, il marche, cela ne suffit cependant pas pour enseigner si aucun signe n’est ajouté, comme le prouve saint Augustin au livre sur le Maître : en effet, plusieurs choses sont présentes dans une même réalité, et c’est pourquoi on ne saura pas sous quel rapport se fait la démonstration au sujet de cette réalité, si c’est quant à la substance ou quant à l’un de ses accidents. Or on ne peut arriver à la connaissance des réalités par des signes : en effet, la connaissance des réalités est supérieure à celle des signes, puisque la connaissance des signes est ordonnée à celle des réalités comme à une fin ; or l’effet n’est pas supérieur à sa cause. Nul ne peut donc transmettre à un autre la connaissance de réalités, et ainsi, nul ne peut enseigner autrui.

 

Si les signes de quelques réalités sont proposés à quelqu’un par un homme, alors ou bien celui à qui ils sont proposés connaît les réalités dont ce sont les signes, ou bien non. S’il connaît ces réalités, il ne sera pas enseigné à leur sujet. Et s’il ne les connaît pas, alors, les réalités étant ignorées, les significations des signes ne peuvent pas non plus être connues ; en effet, parce qu’il ne connaît pas la réalité qu’est la pierre, il ne peut pas savoir ce que le nom de pierre signifie. Or, si l’on ignore la signification des signes, on ne peut rien apprendre par des signes. Si donc l’homme ne fait rien d’autre pour enseigner que proposer des signes, il semble qu’on ne puisse pas être enseigné par un homme.

 

Enseigner n’est rien d’autre que causer en quelque façon la science en autrui. Or le sujet de la science est l’intelligence, alors que les signes sensibles, par lesquels seuls il semble que l’homme peut enseigner, ne parviennent pas jusqu’à la partie intellective mais s’arrêtent dans la puissance sensitive. On ne peut donc pas être enseigné par un homme.

 

Si la science est causée en un homme par un autre, alors ou bien elle était en celui qui apprend, ou bien elle n’y était pas. Si elle n’y était pas et qu’elle est causée en cet homme par un autre, alors un homme crée la science en un autre, ce qui est impossible. Et si elle y était déjà, alors ou bien elle était en acte parfait, et dans ce cas elle ne peut pas être causée, car ce qui est ne devient pas, ou bien elle y était en tant que raison séminale ; or les raisons séminales ne peuvent être amenées à l’acte par aucune puissance créée, mais elles sont introduites par Dieu seul dans la nature, comme dit saint Augustin au livre sur la Genèse au sens littéral. Il reste donc qu’un homme ne peut aucunement en enseigner un autre.

 

La science est un certain accident. Or l’accident ne change pas de sujet. Puis donc que l’enseignement n’est rien d’autre, semble-t-il, qu’une transfusion de science du maître vers le disciple, un homme ne peut pas en enseigner un autre.

 

 À propos de Rom. 10, 17 : « La foi vient de ce qu’on entend », la Glose dit : « Bien que Dieu enseigne intérieurement, cependant le héraut annonce extérieurement. » Or la science est causée intérieurement dans l’esprit, et non extérieurement dans le sens. L’homme est donc enseigné par Dieu seul, non par un homme.

 

Saint Augustin dit au livre sur le Maître : « Dieu seul a une chaire dans les cieux, lui qui enseigne la vérité sur la terre ; l’homme, par contre, est à la chaire ce que le paysan est à l’arbre. » Or le paysan n’est pas auteur, mais cultivateur de l’arbre. On ne peut donc pas dire que l’homme est celui qui enseigne la science, mais celui qui dispose à la science.

 

 Si l’homme est un véritable enseignant, il est nécessaire qu’il enseigne la vérité. Or quiconque enseigne la vérité éclaire l’esprit, puisque la vérité est la lumière de l’esprit. L’homme éclairera donc l’esprit, s’il enseigne. Or cela est faux, puisque c’est Dieu « qui éclaire tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9). Un homme ne peut donc pas vraiment en enseigner un autre.

 

10° Si un homme en enseigne un autre, il est nécessaire qu’il le rende, de savant en puissance, savant en acte. Il est donc nécessaire que sa science soit amenée de puissance à acte. Or ce qui est amené de puissance à acte doit nécessairement être changé. La science ou la sagesse sera donc changée, ce qui s’oppose à saint Augustin, qui dit au livre des 83 Questions que « la sagesse, quand elle paraît en l’homme, ne subit pas de transformation, mais transforme l’homme ».

 

11° La science n’est rien d’autre, semble-t-il, qu’une transcription des réalités dans l’âme, puisque la science est, dit-on, une assimilation de celui qui sait à ce qui est su. Or un homme ne peut pas transcrire les ressemblances des réalités dans l’âme d’un autre, car alors il opérerait en lui intérieurement, ce qui n’appartient qu’à Dieu. Un homme ne peut donc pas en enseigner un autre.

 

12° Boèce dit au livre sur la Consolation que l’esprit de l’homme, par l’enseignement, est seulement incité à savoir. Or celui qui incite l’intelligence à savoir ne le fait pas savoir, de même que celui qui incite quelqu’un à voir corporellement ne le fait pas voir. Un homme ne fait donc pas savoir un autre homme ; et ainsi, on ne peut pas dire au sens propre qu’il l’enseigne.

 

13° Pour la science est requise la certitude de la connaissance, sinon ce n’est pas la science mais l’opinion ou la croyance, comme dit saint Augustin au livre sur le Maître. Or un homme ne peut pas produire la certitude en un autre homme par les signes sensibles qu’il met devant lui : en effet, ce qui est dans le sens est plus oblique que ce qui est dans l’intelligence, tandis que la certitude se produit toujours par quelque chose de plus droit. Un homme ne peut donc pas en enseigner un autre.

 

14° Pour la science, seules sont requises la lumière intelligible et l’espèce. Or ni l’une ni l’autre ne peut être causée en un homme par un autre, car il serait nécessaire que l’homme crée quelque chose, puisque de telles formes simples semblent ne pouvoir être produites que par création. L’homme ne peut donc pas causer la science en un autre, ni par conséquent enseigner.

 

15° Rien, sinon Dieu seul, ne peut former l’esprit de l’homme, comme dit saint Augustin. Or la science est une certaine forme de l’esprit. Donc Dieu seul cause la science dans l’âme.

 

16° De même que la faute est dans l’esprit, de même aussi l’ignorance. Or Dieu seul purifie l’esprit de la faute ; Is. 43, 25 : « C’est moi qui efface tes fautes pour l’amour de moi. » Donc Dieu seul purifie l’esprit de l’ignorance, et ainsi, lui seul enseigne.

 

17° Puisque la science est une connaissance certaine, on la reçoit de celui par la parole de qui vient la certitude. Or la certitude ne vient pas de ce qu’on entend un homme parler, sinon tout ce qu’un homme dit à quelqu’un serait nécessairement établi pour lui comme certain ; mais la certitude ne vient que dans la mesure où il entend la vérité parler au-dedans, et c’est elle également qu’il consulte pour obtenir la certitude sur ce qu’il entend dire par un homme. Ce n’est donc pas l’homme qui enseigne, mais la vérité qui parle au-dedans, et qui est Dieu.

 

18° Nul n’apprend par la parole d’autrui les choses qu’avant cette parole il aurait lui aussi répondues si on l’avait interrogé. Or le disciple, avant que le maître ne lui parle, aurait répondu sur les choses que propose le maître, si on l’avait interrogé : en effet, il ne serait pas enseigné par la parole du maître s’il ne savait que les choses sont telles que le maître les propose. Un homme n’est donc pas enseigné par la parole d’un autre homme.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en 2 Tim. 1, 11 : « C’est pour cela que j’ai été établi le prédicateur et le maître des nations. » L’homme peut donc à la fois être maître et être appelé maître.

 

2 Tim. 3, 14 : « Pour toi, demeure ferme dans ce que tu as appris, et dont tu as la certitude. » La Glose : « par moi comme par un docteur véridique » ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

En Mt 23, 8 et 9, il est dit en même temps : « Vous n’avez qu’un Maître » et « Vous n’avez qu’un Père ». Or, que Dieu soit le Père de tous n’exclut pas que l’homme aussi puisse véritablement être appelé père. Cela n’exclut donc pas non plus que l’homme puisse véritablement être appelé maître.

 

À propos de Rom. 10, 15 : « Qu’ils sont beaux sur les montagnes, etc. », la Glose dit : « Ce sont les pieds qui éclairent l’Église. » Or elle parle des apôtres. Puis donc qu’éclairer est l’acte du docteur, il semble qu’enseigner convienne aux hommes.

 

Comme il est dit au quatrième livre des Météorologiques, chaque chose est parfaite lorsqu’elle peut engendrer son semblable. Or la science est une certaine connaissance parfaite. Donc l’homme qui a une science peut enseigner un autre homme.

 

Saint Augustin dit au second livre sur la Genèse contre les manichéens que, comme la terre, qui, avant le péché, était arrosée par une source, après le péché eut besoin de la pluie tombant des nuages, ainsi l’esprit humain, qui est signifié par la terre, était fécondé avant le péché par la source de la vérité, mais eut besoin après le péché de l’enseignement des autres, comme d’une pluie tombant des nuages. Donc l’homme, au moins après le péché, est enseigné par l’homme.

 

 

Réponse :

 

Sur trois questions se rencontre la même diversité d’opinions, à savoir : sur la production des formes en l’être, sur l’acquisition des vertus, et sur l’acquisition des sciences.

 

Certains, en effet, ont prétendu que toutes les formes sensibles venaient d’un agent extérieur, qui est une substance ou une forme séparée qu’ils appellent donatrice de formes ou intelligence agente ; ils ont aussi affirmé que tous les agents inférieurs naturels ne faisaient que préparer la matière à la réception de la forme. Semblablement, Avicenne dit dans sa Métaphysique que « la cause de l’habitus du bien honnête n’est pas notre action, mais l’action empêche le contraire de cet habitus et rend apte à cet habitus, afin qu’il vienne de la substance qui perfectionne les âmes des hommes et qui est l’intelligence agente ou une substance semblable à celle-ci ». De même aussi, ils affirment que la science n’est effectuée en nous que par un agent séparé ; c’est pourquoi Avicenne pose au sixième livre De naturalibus que les formes intelligibles s’écoulent dans notre esprit depuis l’intelligence agente.

 

Mais d’autres ont émis une opinion contraire, à savoir, que toutes ces choses étaient déposées dans les réalités et qu’elles n’avaient pas de cause de l’extérieur, mais que l’action extérieure ne faisait que les manifester. En effet, certains ont affirmé que toutes les formes naturelles existaient actuellement, cachées dans la matière, et que l’agent naturel ne faisait rien d’autre que les extraire de cet état caché pour les manifester. Semblablement aussi, quelques-uns ont affirmé que tous les habitus des vertus étaient mis en nous par la nature, et que l’exercice des œuvres ôtait les empêchements par lesquels les habitus susdits étaient comme occultés, comme on ôte la rouille par un limage afin de manifester la clarté du fer. De même aussi, quelques-uns ont prétendu que la science de toutes choses était concréée à l’âme, et que tel enseignement et tels secours extérieurs de la science ne faisaient que conduire l’âme à se remémorer ou à considérer les choses qu’elles savait déjà ; et c’est pourquoi ils disent qu’apprendre n’est rien d’autre que se remémorer.

 

Or ces deux opinions sont l’une et l’autre dénuées de raison. En effet, la première exclut les causes prochaines lorsqu’elle attribue aux seules causes premières tous les effets qui se produisent dans les réalités inférieures ; ce qui est déroger à l’ordre de l’univers, qui est structuré par l’ordre et la connexion des causes, la cause première, dans son éminente bonté, donnant aux autres réalités non seulement d’être, mais encore d’être causes. La seconde opinion revient quasiment au même inconvénient : en effet, ce qui ôte un empêchement n’est moteur que par accident, comme il est dit au huitième livre de la Physique ; par conséquent, si les agents inférieurs ne font rien d’autre que manifester ce qui était caché en ôtant les empêchements occultant les formes et les habitus des vertus et des sciences, il s’ensuivra que tous les agents inférieurs n’agissent que par accident.

 

Voilà pourquoi, suivant l’enseignement d’Aristote, il faut adopter une voie intermédiaire entre les deux précédentes sur tous les points susmentionnés. En effet, si les formes naturelles préexistent bien dans la matière, ce n’est pas en acte, comme disaient certains, mais seulement en puissance, d’où elles sont amenées en acte par un agent extérieur prochain, et pas seulement par l’agent premier, comme l’autre opinion le prétendait. Semblablement aussi, suivant la sentence du même Aristote au sixième livre de l’Éthique, les habitus des vertus, avant leur accomplissement, préexistent en nous en certaines inclinations naturelles qui sont des commencements de vertus, mais ensuite sont amenés à l’accomplissement convenable par l’exercice des œuvres. Et il faut dire de même, au sujet de l’acquisition de la science, qu’en nous préexistent certaines semences des sciences, c’est-à-dire les premières conceptions de l’intelligence, qui sont immédiatement connues à la lumière de l’intellect agent au moyen des espèces abstraites depuis les choses sensibles, que ces conceptions soient complexes, comme les axiomes, ou incomplexes, comme la notion d’étant, d’un, etc., que l’intelligence appréhende immédiatement. Or dans ces principes universels sont incluses toutes les connaissances suivantes comme en des raisons séminales. Donc, lorsque l’esprit est amené, à partir de ces connaissances universelles, à connaître actuellement des choses particulières qui étaient déjà connues dans l’universel et comme en puissance, alors on dit que l’on acquiert la science.

 

Il faut cependant savoir qu’il y a deux façons pour une chose de préexister en puissance dans les réalités naturelles. D’abord en puissance active complète, c’est-à-dire lorsque le principe intérieur est suffisamment puissant pour amener en acte parfait, comme on le voit dans la guérison : en effet, le malade est amené à la santé par la puissance naturelle qui est en lui. Ensuite en puissance passive, c’est-à-dire lorsque le principe intérieur n’est pas suffisant pour amener à l’acte, comme on le voit clairement dans le cas de l’air qui devient feu : en effet, cela ne pouvait pas se produire par quelque puissance existant dans l’air. Donc, quand une chose préexiste en puissance active complète, alors l’agent extérieur n’agit qu’en aidant l’agent intérieur, et en lui procurant ce qui lui permet de passer à l’acte ; comme le médecin, dans la guérison, est le serviteur de la nature qui opère principalement, en confortant celle-ci et en apportant des remèdes, desquels la nature se sert comme d’instruments pour la guérison. Mais quand une chose préexiste seulement en puissance passive, alors c’est principalement l’agent extérieur qui amène de puissance à acte ; comme le feu, à partir de l’air, qui est feu en puissance, fait du feu en acte. Donc la science, en celui qui apprend, préexiste en puissance non purement passive, mais active ; sinon l’homme ne pourrait pas acquérir la science par lui-même.

 

Donc, de même qu’il y a deux façons pour quelqu’un d’être guéri : d’abord par l’opération de la nature seulement, ensuite par la nature avec l’aide de la médecine ; de même aussi il y a deux façons d’acquérir la science : d’abord, quand la raison naturelle arrive par elle-même à la connaissance de choses ignorées, et ce mode est appelé invention ; ensuite, quand quelqu’un vient extérieurement en aide à la raison naturelle, et ce mode est appelé discipline. Or, dans les choses qui sont produites par la nature et par l’art, l’art opère de la même façon et par les mêmes moyens que la nature. En effet, de même que la nature amènerait la santé chez celui qui souffre du froid en le réchauffant, de même aussi agirait le médecin ; et c’est pourquoi on dit que l’art imite la nature. Et il en va de même dans l’acquisition de la science : c’est de la même façon que l’enseignant amène autrui à savoir les choses inconnues, et que l’on se dirige soi-même par voie d’invention vers la connaissance de l’inconnu. Or le processus de la raison qui parvient à la connaissance de l’inconnu par voie d’invention consiste à appliquer à des matières déterminées les principes communs évidents par soi, et à progresser de là vers des conclusions particulières, et de celles-ci à d’autres ; et c’est pourquoi on dit qu’un homme en enseigne un autre en tant qu’il lui expose par des signes ce processus rationnel qu’il opère en lui-même par la raison naturelle, et ainsi la raison naturelle du disciple parvient, par ce qui lui est ainsi proposé, comme par des instruments, à la connaissance de choses inconnues. Donc, de même que l’on dit que le médecin cause la santé chez le malade par l’opération de la nature, de même aussi on dit que l’homme cause la science en autrui par l’opération de la raison naturelle de celui-ci ; et c’est cela, enseigner ; c’est pourquoi on dit qu’un homme en enseigne un autre, et qu’il est son maître. Et dans le même sens, le Philosophe dit au premier livre des Seconds Analytiques que la démonstration est « un syllogisme producteur de science ».

 

Mais si quelqu’un propose à un autre des choses qui ne sont pas incluses dans des principes évidents par soi, ou dont l’inclusion n’est pas manifeste, il ne produira pas en lui la science, mais peut-être l’opinion ou la foi, bien que cela aussi soit causé en quelque façon par les principes innés. En effet, partant des principes évidents par soi, il considère que les choses qui en découlent nécessairement sont à tenir de façon certaine et que celles qui leur sont contraires sont à rejeter totalement, alors qu’aux autres choses il peut apporter ou non son assentiment.

 

Or la lumière de la raison par laquelle de tels principes nous sont connus est mise en nous par Dieu, comme une certaine ressemblance, se reflétant en nous, de la vérité incréée. Puis donc que tout enseignement humain ne peut avoir d’efficace qu’en vertu de cette lumière, il est assuré que Dieu seul est celui qui enseigne intérieurement et principalement, de même que c’est la nature qui guérit intérieurement et principalement ; néanmoins on dit de l’homme, au sens propre, et qu’il guérit, et qu’il enseigne, de la façon susdite.

 

 

Réponse aux objections :

 

Le Seigneur ayant prescrit aux disciples de ne pas se faire appeler maîtres, la Glose, pour que cela ne puisse pas être compris comme absolument interdit, expose comment il faut entendre cette prohibition. En effet, il nous est défendu d’appeler un homme « maître » si nous lui donnons ainsi la principauté du magistère, qui revient à Dieu, et que nous mettons pour ainsi dire notre espoir dans la sagesse des hommes, plutôt que de consulter, sur les choses que nous entendons l’homme dire, la vérité divine qui parle en nous par l’impression de sa ressemblance, grâce à laquelle nous pouvons juger de toutes choses.

 

La connaissance des réalités n’est pas effectuée en nous par la connaissance des signes, mais par la connaissance d’autres réalités plus certaines, à savoir les principes, qui nous sont proposés par des signes, et sont appliqués à des choses qui nous étaient d’abord inconnues au plein sens du terme, quoique connues de nous à un certain point de vue, comme on l’a dit. En effet, c’est la connaissance des principes et non celle des signes qui produit en nous la science des conclusions.

 

Les choses qui nous sont enseignées par des signes, pour une part nous les connaissons, et pour une autre part nous les ignorons ; par exemple, si l’on nous enseigne ce qu’est l’homme, il est nécessaire que nous sachions par avance quelque chose de lui, à savoir, la notion d’animal, ou de substance, ou au moins celle de l’étant lui-même, qui ne peut pas nous être inconnue. Et semblablement, si l’on nous enseigne quelque conclusion, il est nécessaire que nous sachions par avance, concernant la passion et le sujet, ce qu’ils sont, même si nous connaissons déjà les principes au moyen desquels la conclusion est enseignée ; en effet, « toute discipline part d’une connaissance préexistante », comme il est dit au début des Analytiques postérieurs. L’argument n’est donc pas concluant.

 

Des signes sensibles, qui sont reçus dans la puissance sensitive, l’intelligence extrait les intentions intelligibles dont elle se sert pour produire en soi la science. En effet, ce ne sont pas les signes qui sont la cause prochaine de la science, mais la raison procédant discursivement des principes aux conclusions, comme on l’a dit.

 

En celui qui est enseigné, la science préexistait, non certes en acte complet, mais comme en des raisons séminales, dans la mesure où les conceptions universelles dont la connaissance est naturellement déposée en nous sont comme des semences de toutes les connaissances suivantes. Or, bien que les raisons séminales ne soient pas amenées à l’acte par une puissance créée comme si elles-mêmes étaient infusées par quelque puissance créée, cependant ce qui est originairement et virtuellement en elles peut être amené à l’acte par l’action d’une puissance créée.

 

On dit que l’enseignant transfuse la science dans le disciple, non pas comme si la science qui est dans le maître passait, numériquement identique, dans le disciple, mais parce que par l’enseignement est produite dans le disciple une science semblable à celle qui est dans le maître, amenée de puissance à acte, comme on l’a dit.

 

De même que l’on dit du médecin qu’il cause la santé, bien qu’il opère extérieurement tandis que la nature opère seule intérieurement, de même aussi on dit que l’homme enseigne la vérité, bien qu’il annonce extérieurement tandis que Dieu enseigne intérieurement.

 

Saint Augustin, lorsqu’il prouve au livre sur le Maître que Dieu seul enseigne, n’entend pas exclure que l’homme enseigne extérieurement, mais il veut dire que seul Dieu lui-même enseigne intérieurement.

 

L’homme peut être appelé vrai enseignant, et l’on peut dire véritablement qu’il enseigne la vérité et même qu’il éclaire l’esprit, non comme s’il infusait la lumière de la raison, mais en tant que, par les choses qu’il propose extérieurement, il assiste pour ainsi dire la lumière de la raison jusqu’à la perfection de la science ; et c’est en ce sens qu’il est dit en Éph. 3, 8 : « C’est à moi, le moindre de tous les saints, qu’a été accordée cette grâce… d’éclairer tous les hommes, etc. »

 

10° Il y a deux sagesses, la créée et l’incréée ; on dit que les deux sont infusées à l’homme, et que par leur infusion l’homme change en s’améliorant. La sagesse incréée n’est nullement changeante, et la créée change en nous par accident, non par soi. En effet, il y a deux façons de considérer celle-ci. D’abord relativement aux réalités éternelles sur lesquelles elle porte, et de cette façon elle est tout à fait immuable. Ensuite selon l’être qu’elle a dans le sujet, et ainsi, elle change par accident lorsque le sujet, de possesseur de la sagesse en puissance, change pour devenir possesseur en acte. En effet, les formes intelligibles en lesquelles consiste la sagesse sont aussi bien des ressemblances des réalités que des formes perfectionnant l’intelligence.

 

11° Les formes intelligibles dont est constituée la science reçue au moyen de l’enseignement sont transcrites dans le disciple de façon immédiate par l’intellect agent, mais de façon médiate par celui qui enseigne. En effet, l’enseignant propose les signes des réalités intelligibles, desquels l’intellect agent extrait les intentions intelligibles qu’il transcrit dans l’intellect possible. Donc, pour ce qui est de causer la science dans l’intelligence, les paroles mêmes de l’enseignant, soit entendues soit vues dans un écrit, se comportent comme les réalités qui sont hors de l’âme, car des unes et des autres l’intellect agent extrait les intentions intelligibles ; quoique les paroles de l’enseignant, en tant qu’elles sont des signes d’intentions intelligibles, soient une cause de science plus prochaine que les choses sensibles qui sont hors de l’âme.

 

12° Le cas de l’intelligence n’est pas tout à fait semblable à celui de la vue corporelle. En effet, la vue corporelle n’est pas une puissance qui confronte — sinon elle partirait de certains de ses objets pour parvenir à d’autres —, mais tous ses objets lui sont visibles aussitôt qu’elle se tourne vers eux ; le possesseur de la puissance visuelle se rapporte donc à la vision de tous les objets visibles comme le possesseur d’un habitus se rapporte à la considération des choses qu’il sait habituellement ; voilà pourquoi celui qui voit n’a pas besoin qu’un autre l’incite à voir, sinon dans la mesure où sa vue est dirigée par un autre vers quelque objet visible, par exemple par un doigt ou quelque chose de ce genre. Mais la puissance intellective, étant une puissance qui confronte, part de certains objets pour arriver à d’autres ; elle ne se comporte donc pas uniformément à l’égard de tous les objets à considérer, mais elle en voit immédiatement certains, qui sont évidents par soi, et en eux sont implicitement contenus certains autres qu’elle ne peut penser que par le travail de la raison, en explicitant ce qui est implicitement contenu dans les principes ; donc, pour connaître de telles choses, avant qu’elle ait un habitus, elle est non seulement en puissance accidentelle mais aussi en puissance essentielle : en effet, elle a besoin d’un moteur qui l’amène en acte au moyen de l’enseignement, comme il est dit au huitième livre de la Physique, ce dont n’a pas besoin celui qui connaît déjà quelque chose habituellement. L’enseignant incite donc l’intelligence à savoir les choses qu’il enseigne, comme un moteur essentiel qui amène de la puissance à l’acte ; mais celui qui montre une réalité à la vue corporelle incite celle-ci comme un moteur par accident, tout comme celui qui a un habitus de science peut être incité à considérer quelque chose.

 

13° La certitude de science vient tout entière de la certitude des principes : en effet, lorsque les conclusions sont analysées par les principes, c’est alors qu’elles sont sues avec certitude. Voilà pourquoi, si une chose est sue avec certitude, cela vient de la lumière de la raison, mise au-dedans de nous par Dieu, et par laquelle Dieu parle en nous, et cela ne vient de l’homme qui enseigne au-dehors que dans la mesure où il analyse les conclusions par les principes en nous enseignant — cependant nous n’en recevrions pas nous-mêmes la certitude de science s’il n’y avait en nous la certitude des principes par lesquels sont analysées les conclusions.

 

14° L’homme qui enseigne extérieurement ne répand pas la lumière intelligible, mais il est d’une certaine façon la cause de l’espèce intelligible, en tant qu’il nous propose certains signes des intentions intelligibles, que notre intelligence extrait de ces signes et enferme en elle-même.

 

15° Lorsqu’il est dit que rien, sinon Dieu seul, ne peut former l’esprit de l’homme, cela s’entend de sa forme ultime, sans laquelle il est réputé informe, même s’il a de nombreuses autres formes. Et cette forme est celle par laquelle il se tourne vers le Verbe et adhère à lui ; et c’est par elle seule que la nature rationnelle est dite formée, comme le montre saint Augustin au livre sur la Genèse au sens littéral.

 

16° La faute est dans la volonté, en laquelle Dieu seul peut imprimer, comme on le verra clairement dans un article suivant, tandis que l’ignorance est dans l’intelligence, en laquelle même une puissance créée peut imprimer, comme l’intellect agent imprime les espèces intelligibles dans l’intellect possible, grâce auquel la science est causée dans notre âme à partir des réalités sensibles et de l’enseignement de l’homme, comme on l’a dit.

 

17° Comme on l’a dit, on ne doit la certitude de la science qu’à Dieu seul, qui a mis en nous la lumière de la raison, par laquelle nous connaissons les principes dont provient la certitude de la science ; et cependant, d’une certaine façon, la science est aussi causée en nous par l’homme, comme on l’a dit.

 

18° Le disciple, interrogé avant que le maître ne parle, répondrait certes sur les principes au moyen desquels il est enseigné, mais non sur les conclusions qu’on lui enseigne ; il n’apprend donc pas du maître les principes, mais seulement les conclusions.

Article 2 : Quelqu’un peut-il être appelé son propre maître ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

L’action doit être attribuée à la cause principale plutôt qu’à la cause instrumentale. Or la cause quasi principale de la science causée en nous est l’intellect agent. Quant à l’homme qui enseigne extérieurement, il est la cause quasi instrumentale qui propose à l’intellect agent des instruments qui conduisent à la science. L’intellect agent enseigne donc plus que l’homme ne le fait extérieurement. Si donc, à cause de sa parole extérieure, celui qui parle extérieurement est appelé le maître de celui qui l’écoute, à bien plus forte raison, à cause de la lumière de l’intellect agent, celui qui écoute doit-il être appelé son propre maître.

 

On n’apprend quelque chose que dans la mesure où l’on parvient à la certitude de la connaissance. Or celle-ci est en nous grâce aux principes connus naturellement dans la lumière de l’intellect agent. Enseigner convient donc surtout à l’intellect agent ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Enseigner convient plus proprement à Dieu qu’à l’homme ; d’où Mt 23, 8 : « Vous n’avez qu’un Maître. » Or Dieu nous enseigne en tant qu’il nous transmet la lumière de la raison, par laquelle nous pouvons juger de tout. L’action d’enseigner doit donc être attribuée surtout à cette lumière ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Savoir quelque chose par voie d’invention est plus parfait qu’apprendre d’autrui, comme on le voit clairement au premier livre de l’Éthique. Si donc l’on emploie le nom de maître à cause de ce mode d’acquisition de la science par lequel on apprend d’un autre la science, en sorte que l’un est le maître de l’autre, à bien plus forte raison doit-on employer le nom de maître à cause de ce mode de réception de la science par voie d’invention, si bien qu’on est appelé son propre maître.

 

De même qu’on est amené à la vertu par un autre ou par soi-même, de même on est conduit à la science par soi-même dans l’invention, ou par un autre dans l’apprentissage. Or ceux qui parviennent aux œuvres des vertus sans instituteur ni législateur extérieur, on dit qu’ils sont à eux-mêmes leur propre loi ; Rom. 2, 14 : « Quand des païens, qui n’ont pas la loi, accomplissent naturellement ce que la loi commande, ils sont eux-mêmes leur propre loi. » Celui qui acquiert la science par lui-même doit donc lui aussi être appelé son propre maître.

 

L’enseignant est cause de science comme le médecin est cause de santé, comme on l’a dit. Or le médecin se guérit lui-même. On peut donc aussi s’enseigner soi-même.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au huitième livre de la Physique qu’il est impossible que l’enseignant apprenne, car il est nécessaire que l’enseignant ait la science et que celui qui apprend ne l’ait pas. Il n’est donc pas possible que l’on s’enseigne soi-même, ou que l’on puisse être appelé son propre maître.

 

La maîtrise implique une relation de supériorité, tout comme la seigneurie. Or nul ne peut avoir de telles relations avec lui-même : en effet, personne n’est son propre père ou son propre seigneur. Donc personne ne peut non plus être appelé son propre maître.

 

 

Réponse :

 

Quelqu’un peut, sans aucun doute, par la lumière de la raison qui lui a été donnée et sans l’aide d’un enseignement extérieur, arriver à connaître de nombreuses choses inconnues, comme on le voit clairement pour tout homme qui acquiert la science par voie d’invention ; et de la sorte, d’une certaine façon, quelqu’un est pour lui-même une cause de savoir ; cependant cela ne permet pas de dire au sens propre qu’il est son propre maître, ou qu’il s’enseigne lui-même.

 

En effet, nous trouvons dans les réalités naturelles deux sortes d’agents principaux, comme on le voit clairement chez le Philosophe au septième livre de la Métaphysique. En effet, il est un certain agent qui renferme en soi tout ce qui est causé par lui dans son effet ; soit identiquement, comme c’est le cas des agents univoques, soit de façon plus éminente, comme c’est le cas des agents équivoques. Mais il est d’autres agents en lesquels ne préexiste qu’une partie des choses qui sont agies ; comme la santé est causée par un mouvement, ou bien par quelque remède chaud, en lequel la chaleur se trouve soit actuellement soit virtuellement : la chaleur n’est pas toute la santé, mais elle est une partie de la santé. Ainsi donc, il y a dans les premiers agents la parfaite notion de l’action, mais non dans les agents du second mode, car un agent agit dans la mesure où il est en acte ; puis donc qu’il n’est que partiellement en acte de l’effet à amener, il ne sera pas parfaitement agent.

 

Or l’enseignement implique une activité parfaite de la science en celui qui enseigne ou dans le maître ; il est donc nécessaire que la science que celui-ci cause en autrui existe en lui de façon explicite et parfaite, comme celui qui apprend l’acquiert grâce à l’enseignement. Mais quand on acquiert la science par un principe intérieur, ce qui est cause agente de la science ne possède la science à acquérir que partiellement, c’est-à-dire quant aux raisons séminales de la science que sont les principes communs ; voilà pourquoi on ne peut pas fonder sur une telle causalité le titre de docteur ou de maître, à proprement parler.

 

 

Réponse aux objections :

 

Bien qu’à un certain point de vue la cause principale soit plutôt l’intellect agent que l’homme qui enseigne extérieurement, cependant la science ne préexiste pas dans le premier de façon complète, comme en celui qui enseigne ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Il faut répondre semblablement, comme au premier argument.

 

Dieu connaît explicitement tout ce qui est enseigné par lui à l’homme, donc la notion de maître peut convenablement lui être attribuée ; mais il en va autrement de l’intellect agent, pour la raison déjà exposée.

 

Bien que, du côté de celui qui reçoit la science, le mode soit plus parfait dans l’acquisition de la science par voie d’invention, en tant que cela le signale comme plus apte à savoir, cependant, du côté de celui qui cause la science, il y a un mode plus parfait par l’enseignement, car l’enseignant, qui connaît explicitement toute la science, peut amener à la science plus facilement qu’on ne pourrait y être amené par soi-même, étant donné qu’il connaît déjà les principes de la science dans une certaine généralité.

 

La loi se comporte dans le domaine de l’agir comme le principe dans le domaine spéculatif, mais non comme le maître ; si donc quelqu’un est sa propre loi, il ne s’ensuit pas qu’il puisse être à lui-même son propre maître.

 

Le médecin guérit en tant qu’il a déjà la santé, non en acte mais dans la connaissance de l’art ; tandis que le maître enseigne en tant qu’il a actuellement la science. Par conséquent, celui qui n’a pas la santé en acte peut la causer en soi, parce qu’il a la santé dans la connaissance de l’art ; mais il est impossible que quelqu’un, actuellement, ait la science et ne l’ait pas, en sorte qu’il puisse être ainsi enseigné par lui-même.

Article 3 : Un homme peut-il être enseigné par un ange ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Si un ange enseigne, alors il enseigne soit intérieurement, soit extérieurement. Or il ne le fait pas intérieurement, car cela n’appartient qu’à Dieu, comme dit saint Augustin ; ni extérieurement, semble-t-il, car enseigner extérieurement, c’est enseigner par des signes sensibles, comme dit saint Augustin au livre sur le Maître ; or les anges ne nous enseignent pas par de tels signes sensibles, sauf peut-être ceux qui apparaissent de façon sensible. Les anges ne nous enseignent donc pas, à moins d’apparaître de façon sensible, ce qui advient hors du cours général des choses, comme par miracle.

 

[Le répondant] disait que les anges nous enseignent en quelque sorte extérieurement, en tant qu’ils impriment dans notre imagination. En sens contraire : l’espèce imprimée dans l’imagination ne suffit pas pour imaginer en acte, si l’intention n’est pas là, comme le montre saint Augustin au livre sur la Trinité. Or un ange ne peut introduire en nous une intention, puisque l’intention est un acte de la volonté, en laquelle Dieu seul peut imprimer. Un ange ne peut donc pas non plus nous enseigner en imprimant dans l’imagination, puisque nous ne pouvons être enseignés par l’intermédiaire de l’imagination qu’en imaginant actuellement quelque chose.

 

Si des anges nous enseignent sans apparition sensible, ce ne peut être qu’en tant qu’ils éclairent l’intelligence, qu’ils ne peuvent pas éclairer, semble-t-il : car ils ne transmettent ni la lumière naturelle, qui, étant concréée à l’esprit, vient de Dieu seul, ni non plus la lumière de la grâce, que Dieu seul infuse. Les anges ne peuvent donc pas nous enseigner sans une apparition visible.

 

Chaque fois qu’un homme est enseigné par un autre, il est nécessaire que celui qui apprend regarde les concepts de celui qui enseigne, afin qu’il y ait dans l’esprit du disciple un processus vers la science, comme il y a dans l’esprit de l’enseignant un processus à partir de la science. Or l’homme ne peut voir les concepts de l’ange. En effet, il ne les voit pas en eux-mêmes, comme il ne voit pas non plus les concepts d’un autre homme : bien moins encore, puisqu’ils sont plus distants ; ni non plus en des signes sensibles, sauf peut-être lorsque les anges apparaissent sensiblement, ce dont nous ne traitons pas maintenant. Ce cas mis à part, les anges ne peuvent donc pas nous enseigner.

 

Enseigner appartient à celui « qui illumine tout homme venant en ce monde », comme on le voit clairement dans la Glose à propos de Mt 23, 8 : « Vous n’avez qu’un Maître, le Christ. » Or cela ne revient pas à l’ange, mais à la seule lumière incréée, comme on le voit en Jn 1, 9.

 

Quiconque en enseigne un autre, l’amène à la vérité, et ainsi, il cause la vérité dans son âme. Or Dieu seul a une causalité sur la vérité, car, puisque la vérité est une lumière intelligible et une forme simple, elle ne vient pas à l’être successivement, et ainsi, elle ne peut être produite que par création, ce qui revient à Dieu seul. Puis donc que les anges ne sont pas créateurs, comme dit saint Jean Damascène, il semble qu’ils ne puissent pas eux-mêmes enseigner.

 

 Une illumination indéfectible ne peut procéder que d’une lumière indéfectible, étant donné que, si la lumière s’en va, le sujet cesse d’être éclairé. Or une certaine illumination indéfectible est exigée dans l’enseignement, parce que la science porte sur les choses nécessaires, qui existent toujours. L’enseignement ne procède donc que d’une lumière indéfectible. Or une telle lumière n’est pas la lumière des anges, puisque leur lumière défaillirait si elle n’était divinement conservée. Un ange ne peut donc pas enseigner.

 

Il est dit en Jn 1, 38 que deux des disciples de Jean suivaient Jésus, et qu’à sa question : « Que cherchez-vous ? » ils répondirent : « Rabbi (c’est-à-dire Maître), où demeurez-vous ? » Or la Glose dit en cet endroit que « par ce nom ils manifestent leur foi » ; et une autre glose dit : « Il les interroge, non qu’il ignore la réponse, mais c’est pour que leur réponse soit méritoire et qu’à celui qui demandait “que”, requérant ainsi une chose, ils répondent non une chose mais une personne. » En somme, ils confessent par cette réponse qu’il est une certaine personne, par cette confession ils manifestent leur foi, et en cela ils méritent. Or le mérite de la foi chrétienne consiste en ce que nous confessons que le Christ est une Personne divine. Être maître appartient donc à la seule Personne divine.

 

 Quiconque enseigne doit nécessairement manifester la vérité. Or la vérité, étant une certaine lumière intelligible, nous est plus connue qu’un ange. Nous ne sommes donc pas enseignés par un ange, puisque les choses plus connues ne sont pas manifestées par de moins connues.

 

10° Saint Augustin dit au livre sur la Trinité que notre esprit est immédiatement formé par Dieu, sans l’intermédiaire d’aucune créature. Or l’ange est une certaine créature. Il ne s’interpose donc pas entre Dieu et l’esprit humain pour former celui-ci, en tant que supérieur à l’esprit et inférieur à Dieu ; et ainsi, l’homme ne peut pas être enseigné par un ange.

 

11° De même que notre volonté parvient jusqu’à Dieu lui-même, de même notre intelligence peut atteindre la contemplation de son essence. Or Dieu lui-même forme immédiatement notre volonté par l’infusion de la grâce, sans l’intermédiaire d’aucun ange. Il forme donc aussi notre intelligence par l’enseignement, sans aucun intermédiaire.

 

12° Toute connaissance a lieu par quelque espèce. Si donc un ange enseigne un homme, il est nécessaire qu’il cause en lui une espèce par laquelle il connaisse. Or cela n’est possible que de deux façons : soit en créant une espèce, ce qui ne convient nullement à un ange, comme le veut saint Jean Damascène ; soit en éclairant les espèces qui sont dans les phantasmes, afin qu’à partir d’eux les espèces intelligibles se reflètent dans l’intellect possible de l’homme ; et cela semble revenir à l’erreur de ces philosophes qui prétendent que l’intellect agent, dont le rôle est d’éclairer les phantasmes, est une substance séparée. Et ainsi, un ange ne peut pas enseigner.

 

13° L’intelligence de l’ange est plus distante de l’intelligence de l’homme que celle-ci ne l’est de l’imagination humaine. Or l’imagination ne peut pas recevoir ce qui est dans l’intelligence humaine : en effet, l’imagination ne peut saisir que des formes particulières, et l’intelligence n’en contient pas de telles. L’intelligence humaine n’est donc pas non plus capable de recevoir les choses qui sont dans l’esprit angélique ; et ainsi, l’homme ne peut pas être enseigné par l’ange.

 

14° La lumière dont une chose est éclairée doit être proportionnée aux parties éclairées, comme la lumière corporelle est proportionnée aux couleurs. Or la lumière angélique, étant purement spirituelle, n’est pas proportionnée aux phantasmes, qui sont en quelque sorte corporels, puisqu’ils sont contenus dans un organe corporel. Les anges ne peuvent donc pas nous enseigner en éclairant nos phantasmes, comme on le disait.

 

15° Tout ce qui est connu est connu soit par son essence, soit par une ressemblance. Or la connaissance permettant à l’esprit humain de connaître les réalités par leur essence ne peut pas être causée par un ange, car alors il serait nécessaire que les vertus et les autres choses qui sont contenues au-dedans de l’âme soient imprimées par les anges eux-mêmes, puisque de telles choses sont connues par leur essence. Semblablement, la connaissance des réalités qui sont connues par leurs ressemblances ne peut pas non plus être causée par eux, puisque les réalités à connaître sont plus proches que l’ange des ressemblances mêmes qui sont dans le connaissant. L’ange ne peut donc en aucune façon être pour l’homme une cause de connaissance, ce qui est l’enseigner.

 

16° Bien qu’il incite extérieurement la nature à produire des effets naturels, le paysan n’est pas appelé créateur, comme le montre saint Augustin au livre sur la Genèse au sens littéral. Donc, pour la même raison, les anges ne doivent pas non plus être appelés enseignants ou maîtres, bien qu’ils incitent l’intelligence de l’homme à savoir.

 

17° L’ange est supérieur à l’homme ; par conséquent, s’il enseigne, il est nécessaire que son enseignement dépasse celui de l’homme. Or cela est impossible. En effet, l’enseignement de l’homme peut porter sur ce qui a des causes déterminées dans la nature. Quant aux autres choses, c’est-à-dire les futurs contingents, elles ne peuvent pas être enseignées par les anges, puisque ceux-ci ne savent pas ces choses par leur connaissance naturelle, Dieu seul ayant la science des futurs. Les anges ne peuvent donc pas enseigner les hommes.

 

 

En sens contraire :

 

Denys dit au quatrième chapitre de la Hiérarchie céleste : « Je vois que le mystère divin de l’humanité du Christ fut d’abord révélé aux anges, et qu’ensuite, par leur médiation, la grâce de cette connaissance descendit jusqu’à nous. »

 

Ce que peut l’inférieur, le supérieur le peut aussi, et bien plus noblement, comme le montre Denys dans la Hiérarchie céleste ; or l’ordre des hommes est inférieur à celui des anges ; puis donc qu’un homme peut enseigner un autre homme, à bien plus forte raison l’ange peut-il le faire.

 

L’ordre de la divine sagesse se rencontre plus parfaitement dans les substances spirituelles que dans les corporelles ; or il appartient à l’ordre des corps inférieurs que ceux-ci obtiennent leurs perfections par l’impression des corps supérieurs ; donc les esprits inférieurs aussi, c’est-à-dire les esprits humains, atteignent la perfection de la science grâce à l’impression des esprits supérieurs que sont les anges.

 

Tout ce qui est en puissance peut être amené à l’acte par ce qui est en acte ; et ce qui est moins en acte, par ce qui est plus parfaitement en acte. Or l’intelligence angélique est plus en acte que l’intelligence humaine. Celle-ci peut donc être amenée à l’acte de la science par l’intelligence angélique ; et ainsi, un ange peut enseigner un homme.

 

Saint Augustin dit au livre sur le Don de la persévérance que certains reçoivent immédiatement de Dieu l’enseignement du salut, d’autres d’un ange, d’autres encore d’un homme. Donc non seulement Dieu mais aussi l’ange et l’homme enseignent.

 

« Éclairer la maison » se dit de ce qui envoie de la lumière, comme le soleil, mais aussi de celui qui ouvre une fenêtre qui fait obstacle à la lumière. Or, bien que Dieu seul infuse à l’esprit la lumière de la vérité, cependant l’ange ou l’homme peuvent ôter quelque empêchement à la perception de la lumière. Donc non seulement Dieu mais aussi l’ange ou l’homme peuvent enseigner.

 

 

Réponse :

 

L’ange opère à l’endroit de l’homme de deux façons. D’abord à notre façon, c’est-à-dire lorsqu’il apparaît sensiblement à l’homme, soit en assumant un corps, soit de n’importe quelle autre façon, et qu’il l’instruit par une parole sensible. Et ce n’est pas ainsi que nous enquêtons à présent sur l’enseignement de l’ange, car de la sorte l’ange n’enseigne pas autrement que l’homme. Ensuite l’ange opère à notre endroit à sa façon, c’est-à-dire invisiblement ; et le but de cette question est de savoir comment l’homme peut être enseigné de cette façon par un ange.

 

Il faut donc savoir que, l’ange étant intermédiaire entre l’homme et Dieu, un mode intermédiaire d’enseignement lui convient selon l’ordre de la nature : un mode inférieur à Dieu, mais supérieur à l’homme. Mais on ne peut percevoir comment cela est vrai que si l’on voit comment Dieu enseigne et comment l’homme enseigne. Et pour le voir clairement, il faut savoir qu’il y a entre l’intelligence et la vue corporelle la différence suivante : la vue corporelle a tous ses objets également prêts à être connus ; en effet, le sens n’est pas une puissance qui confronte, sinon il lui serait nécessaire de partir de l’un de ses objets pour atteindre l’autre. Pour l’intelligence, en revanche, tous les intelligibles ne sont pas également prêts à être connus, mais elle peut en regarder certains immédiatement, tandis qu’elle ne regarde les autres qu’en partant de ceux qui ont été vus antérieurement. Ainsi donc, l’homme prend connaissance de l’inconnu grâce à deux choses, à savoir : grâce à la lumière intellectuelle, et grâce aux premières conceptions évidentes par soi, qui sont à cette lumière, qui est celle de l’intellect agent, ce que les instruments sont à l’artisan.

 

Donc, quant à ces deux choses, Dieu est la cause de la science de l’homme de la plus éminente façon, car à la fois il a orné l’âme elle-même de la lumière intellectuelle, et il a imprimé en elle la connaissance des premiers principes, qui sont comme des semences des sciences, tout comme il a imprimé dans les autres réalités naturelles les raisons séminales de tous les effets à produire.

 

Et parce qu’un homme, selon l’ordre de la nature, est égal à un autre homme quant à l’espèce de la lumière intellectuelle, il ne peut aucunement être cause de science pour un autre homme en causant ou en augmentant en lui la lumière. Mais du côté où la science des choses inconnues est causée par les principes évidents par soi, un homme est en quelque sorte cause de science pour un autre homme, non comme lui transmettant la connaissance des principes, mais, comme on l’a dit, en tant qu’il amène à l’acte, par certains signes sensibles montrés au sens extérieur, ce qui était contenu implicitement et comme en puissance dans les principes.

 

Mais l’ange, parce qu’il a naturellement une lumière intellectuelle plus parfaite que celle de l’homme, peut être pour l’homme une cause de science des deux côtés, quoique d’une façon inférieure à celle de Dieu et supérieure à celle de l’homme. En effet, du côté de la lumière, bien qu’il ne puisse pas infuser la lumière intellectuelle comme Dieu le fait, il peut cependant renforcer la lumière infusée, pour que l’on voie plus parfaitement. En effet, tout ce qui est imparfait en quelque genre, lorsqu’il est uni à un plus parfait dans ce genre, voit sa vertu renforcée, tout comme nous constatons, parmi les corps, que le corps localisé est renforcé par le corps localisant, qui se rapporte à lui comme l’acte à la puissance, comme on le lit au quatrième livre de la Physique. Du côté des principes également, l’ange peut enseigner l’homme, non pas certes en transmettant la connaissance des principes eux-mêmes comme Dieu le fait, ni en proposant sous des signes sensibles la déduction des conclusions à partir des principes comme l’homme le fait, mais en formant dans l’imagination des formes qui peuvent être formées par l’ébranlement de l’organe corporel, comme c’est manifestement le cas de ceux qui dorment et des malades mentaux, qui subissent divers phantasmes selon la diversité des vapeurs qui leur montent à la tête. Et de cette façon, « par l’immixtion d’un esprit étranger, il peut se faire que celui-ci, par de telles images, montre ce qu’il sait à celui auquel il se mêle », comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral.

 

 

Réponse aux objections :

 

Un ange qui enseigne invisiblement enseigne certes intérieurement, si on compare cet enseignement à celui de l’homme, qui est proposé aux sens extérieurs ; mais comparé à celui de Dieu, qui opère au-dedans de l’esprit en infusant la lumière, l’enseignement de l’ange est considéré comme extérieur.

 

Bien que l’intention de la volonté ne puisse pas être contrainte, cependant l’intention de la partie sensitive peut être contrainte ; par exemple, lorsque quelqu’un est piqué, il est dans la nécessité d’avoir l’intention de sa blessure ; et il en va de même pour toutes les autres puissances sensitives qui usent d’un organe corporel ; et une telle intention suffit pour l’imagination.

 

L’ange n’infuse ni la lumière de grâce ni la lumière de nature ; mais il renforce la lumière de nature divinement infusée, comme on l’a dit.

 

De même qu’il y a parmi les réalités naturelles un agent univoque, qui imprime une forme à la façon dont il la possède, et un agent équivoque, qui la possède autrement qu’il ne l’imprime, de même en est-il aussi pour l’enseignement, car un homme en enseigne un autre en agent quasi univoque, et c’est pourquoi il transmet la science à un autre à la façon dont il la possède lui-même, c’est-à-dire en descendant des causes aux effets, d’où la nécessité que les concepts même de l’enseignant soient manifestés par des signes à celui qui apprend. Mais l’ange enseigne en agent quasi équivoque : en effet, il connaît intellectuellement ce qu’il manifeste à l’homme par la voie du raisonnement. L’homme est donc enseigné par l’ange non pas de telle façon que les concepts de l’ange lui soient manifestés, mais que soit causée en l’homme, selon le mode de celui-ci, la science de choses qui sont connues de l’ange selon un mode bien différent.

 

Le Seigneur parle de ce mode d’enseignement qui convient à Dieu seul, comme le montre la Glose au même endroit ; et nous n’attribuons pas à l’ange cette façon d’enseigner.

 

Celui qui enseigne ne cause pas la vérité, mais il cause la connaissance de la vérité en celui qui apprend. En effet, les propositions qui sont enseignées sont vraies avant même qu’on ne les sache, car la vérité ne dépend pas de notre science mais de l’existence des réalités.

 

 Bien que la science que nous acquérons par l’enseignement porte sur des réalités indéfectibles, cependant la science elle-même peut défaillir ; il n’est donc pas nécessaire que l’illumination de l’enseignement vienne d’une lumière indéfectible ; ou bien, si elle vient d’une lumière indéfectible comme d’un principe premier, cependant une lumière créée et défectible, pouvant être comme un principe intermédiaire, n’est pas tout à fait exclue.

 

On remarque parmi les disciples du Christ un certain progrès de la foi : d’abord ils le vénéraient comme un homme sage et un maître, et ensuite il se tournèrent vers lui comme vers Dieu qui enseigne. C’est pourquoi une certaine glose dit un peu plus bas : « Parce que Nathanaël connut que le Christ absent avait vu ce qu’il avait fait lui-même en un autre lieu, ce qui est un indice de la divinité, il confessa non seulement le Maître mais aussi le Fils de Dieu. »

 

 Ce n’est pas en montrant sa propre substance que l’ange manifeste une vérité inconnue, mais en proposant une autre vérité plus connue, ou encore en renforçant la lumière de l’intelligence. L’argument n’est donc pas concluant.

 

10° L’intention de saint Augustin n’est pas de dire que l’esprit angélique n’est pas d’une nature plus éminente que l’esprit humain, mais que l’ange ne vient pas en intermédiaire entre Dieu et l’esprit humain de telle façon que celui-ci reçoive son ultime formation par une union à l’ange, ainsi que certains l’ont prétendu, disant que l’ultime béatitude de l’homme consiste en ce que notre intelligence soit unie à une intelligence dont la béatitude est d’être unie à Dieu même.

 

11° Il y a en nous des puissances qui sont contraintes par le sujet et l’objet, comme les puissances sensitives, qui sont stimulées et par l’ébranlement de leur organe, et par la force de l’objet. L’intelligence, pour sa part, n’est pas contrainte par le sujet, puisqu’elle n’use pas d’un organe corporel, mais elle est contrainte par l’objet, car l’efficace de la démonstration contraint de consentir à la conclusion. Quant à la volonté, elle n’est contrainte ni par le sujet ni par l’objet, mais elle se meut vers ceci ou cela à sa propre instigation ; et c’est pourquoi Dieu seul, qui opère intérieurement, peut imprimer dans la volonté ; alors que dans l’intelligence l’homme ou l’ange aussi peuvent imprimer en quelque sorte, en représentant des objets qui puissent la contraindre.

 

12° L’ange ne crée pas les espèces dans notre esprit et n’éclaire pas non plus immédiatement les phantasmes, mais l’union de sa lumière avec celle de notre intelligence permet à notre intelligence d’éclairer plus efficacement les phantasmes. Et cependant, même si l’ange éclairait immédiatement les phantasmes, il ne s’ensuivrait pas pour autant que la position de ces philosophes soit vraie : en effet, bien qu’il appartienne à l’intellect agent d’éclairer les phantasmes, on pourrait dire cependant que cela n’appartient pas qu’à lui seul.

 

13° L’imagination peut recevoir ce qui est dans l’intelligence humaine, mais selon un autre mode ; et semblablement, l’intelligence humaine peut, selon son mode, saisir ce qui est dans l’intelligence angélique. Néanmoins, bien que l’intelligence de l’homme s’apparente davantage à l’imagination quant au sujet, en tant que ce sont des puissances d’une même âme, cependant elle s’apparente davantage à l’intelligence angélique quant au genre, car l’une et l’autre est une puissance immatérielle.

 

14° Rien n’empêche que le spirituel soit proportionné pour agir dans le corporel, car rien n’empêche que des inférieurs subissent quelque chose de la part des supérieurs.

 

15° L’ange n’est pas une cause pour l’homme quant à la connaissance qu’il a des réalités par leur essence, mais quant à celle qu’il a par des ressemblances ; non que l’ange soit plus proche des réalités que ne le sont leurs ressemblances, mais parce qu’il fait celles-ci se refléter dans l’esprit, soit en mouvant l’imagination, soit en renforçant la lumière de l’intelligence.

 

16° « Créer » implique la causalité première, qui est due à Dieu seul ; « faire », par contre, implique la causalité en général, et de même « enseigner », quant à la science. Voilà pourquoi Dieu seul est appelé créateur, alors que « faiseur » et « enseignant » peuvent se dire et de Dieu, et de l’ange, et de l’homme.

 

17° Même à propos de ce qui a des causes déterminées dans la nature, l’ange peut enseigner plus de choses que l’homme, de même qu’il connaît aussi plus de choses ; et ce qu’il enseigne, il peut aussi l’enseigner selon un mode plus noble ; l’argument n’est donc pas concluant.

Article 4 : Enseigner est-il un acte de la vie active ou de la vie contemplative ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit un acte de la vie contemplative.

 

« La vie active cesse avec le corps », comme dit saint Grégoire dans ses Homélies sur Ézéchiel. Or l’enseignement ne cesse pas avec le corps, car même les anges, qui n’ont pas de corps, enseignent, comme on l’a dit. Il semble donc qu’enseigner relève de la vie contemplative.

 

Comme dit saint Grégoire dans ses Homélies sur Ézéchiel, « on vit d’abord la vie active avant d’arriver à la contemplative ». Or l’enseignement suit la contemplation, et ne la précède pas. Enseigner ne relève donc pas de la vie active.

 

Comme dit saint Grégoire au même endroit, « la vie active, tout occupée au travail, voit mal ». Or celui qui enseigne doit nécessairement voir plus que celui qui simplement contemple. Enseigner appartient donc à la vie contemplative plutôt qu’à l’active.

 

C’est par un même principe que chaque chose est parfaite en soi et qu’elle transmet à d’autres une semblable perfection, comme c’est par la même chaleur que le feu est chaud et qu’il chauffe. Or, que quelqu’un soit parfait en lui-même dans la considération des réalités divines, regarde la vie contemplative. L’enseignement, qui est la transfusion de cette même perfection en autrui, regarde donc aussi la vie contemplative.

 

La vie active se tourne vers les réalités temporelles. Or l’enseignement se tourne principalement vers les réalités éternelles, car l’enseignement de celles-ci est plus éminent et plus parfait. L’enseignement ne concerne donc pas la vie active, mais la contemplative.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Grégoire dit dans la même homélie : « La vie active, c’est de donner du pain à l’affamé, d’instruire l’ignorant par la parole de sagesse. »

 

Les œuvres de miséricorde appartiennent à la vie active. Or enseigner est au nombre des aumônes spirituelles. Enseigner appartient donc à la vie active.

 

 

Réponse :

 

La vie contemplative et la vie active se distinguent l’une de l’autre par la fin et la matière.

 

En effet, la matière de la vie active, ce sont les réalités temporelles, vers lesquels se tourne l’activité humaine, tandis que la matière de la vie contemplative, ce sont les raisons connaissables des réalités, auxquelles s’attache le contemplatif.

 

Et cette diversité de matière vient d’une diversité de la fin : de même aussi, dans tous les autres domaines, la matière est déterminée par l’exigence de la fin. En effet, la fin de la vie contemplative est la vue de la vérité — au sens où nous traitons maintenant de la vie contemplative — de la vérité, dis-je, incréée, selon le mode possible à celui qui contemple ; et cette vérité est vue imparfaitement en cette vie, mais sera vue parfaitement dans la vie future. Et c’est pourquoi saint Grégoire dit que « la vie contemplative commence ici-bas, pour se parfaire dans la patrie céleste ». Mais la fin de la vie active est l’opération par laquelle on tend à l’utilité des plus proches.

 

Or nous trouvons deux matières dans l’acte d’enseigner, un indice en est le double accusatif auquel cet acte est associé [en latin]. En effet, une matière de cet acte est la réalité même qui est enseignée, et l’autre matière est celui à qui la science est transmise. Donc, du point de vue de la première matière, l’acte d’enseignement relève de la vie contemplative, mais du point de vue de la seconde, il relève de la vie active.

 

Mais du côté de la fin, on trouve que l’enseignement relève seulement de la vie active, car son ultime matière, en laquelle la fin voulue est obtenue, est la matière de la vie active. Il concerne donc la vie active plutôt que la contemplative, bien qu’il appartienne aussi à cette dernière en quelque façon, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

Réponse aux objections :

 

La vie active cesse avec le corps pour autant qu’elle s’exerce avec peine et subvient aux infirmités des plus proches ; et c’est en ce sens que saint Grégoire dit au même endroit : « La vie active est laborieuse, puisqu’elle se fatigue à œuvrer », deux choses qui n’auront pas lieu dans la vie future. Et pourtant, il y a parmi les esprits célestes une action hiérarchique, comme dit Denys, et cette action a un autre mode que la vie active que nous menons maintenant en cette vie. Et c’est pourquoi l’enseignement qui existera alors n’a qu’un lointain rapport avec l’enseignement d’ici-bas.

 

Saint Grégoire dit au même endroit : « L’ordre normal est de tendre de la vie active à la contemplative, mais il faut savoir qu’il y a souvent grand profit à se reporter de la vie contemplative vers la vie active ; l’âme toute chaude grâce à la contemplation, on vivra plus parfaitement la vie active. » Il faut cependant savoir que l’active précède la contemplative quant aux actes qui n’ont aucune matière en commun avec la contemplative ; mais quant aux actes qui reçoivent leur matière de la contemplative, il est nécessaire que l’active suive la contemplative.

 

La vision de l’enseignant est le principe de l’enseignement, mais l’enseignement lui-même consiste plutôt dans la transfusion de la science des réalités vues que dans leur vision ; par conséquent, la vision de l’enseignant relève plus de la contemplation que de l’action.

 

Cet argument prouve que la vie contemplative est le principe de l’enseignement, de même que la chaleur n’est pas le chauffage lui-même, mais le principe du chauffage ; or la vie contemplative se trouve être le principe de l’active en tant qu’elle la dirige, comme à l’inverse la vie active dispose à la contemplative.

 

La solution ressort de ce qu’on a dit, car du point de vue de la première matière l’enseignement rejoint la contemplation, comme on l’a dit.

Question 13 : : [Le ravissement]

 

Introduction

 

Article 1 : Qu’est-ce que le ravissement ?

Article 2 : Saint Paul dans son ravissement a-t-il vu Dieu dans son essence ?

Article 3 : L’intelligence d’un homme dans l’état de voie peut-elle être élevée à la vision de Dieu dans son essence sans être abstraite des sens ?

Article 4 : Quelle abstraction est-elle requise pour que l’intelligence puisse voir Dieu dans son essence ?

Article 5 : Qu’est-ce que l’Apôtre a su de son ravissement, et qu’a-t-il ignoré ?

 

 

Article 1 : Qu’est-ce que le ravissement ?

 

Objections :

 

 Voici comment le décrivent les maîtres : « Le ravissement est une élévation, par une force de nature supérieure, depuis l’état qui suit la nature vers un état qui est contre nature. » Et il semble que cela ne convienne pas.

 

Comme dit saint Augustin, « l’intelligence de l’homme connaît Dieu naturellement ». Or dans le ravissement, l’intelligence de l’homme est élevée à la connaissance de Dieu. Elle n’est donc pas élevée vers un état qui est contre nature, mais vers un état qui suit la nature.

 

L’esprit créé dépend plus de l’incréé que le corps inférieur ne dépend du supérieur. Or les impressions des corps supérieurs sont naturelles aux corps inférieurs, comme dit le Commentateur au troisième livre du Ciel et le Monde. Donc l’élévation de l’esprit humain, bien qu’elle soit faite par une force de nature supérieure, est seulement naturelle.

 

À propos de Rom. 11, 24 : « tu as été enté, contrairement à ta nature, sur l’olivier franc », la Glose dit que « Dieu, auteur de la nature, ne fait rien contre la nature ; car la nature est, pour chaque chose, ce qu’elle a reçu de celui de qui vient toute mesure et tout ordre naturel ». Or l’élévation du ravissement est faite par Dieu, qui est le créateur de la nature humaine. Elle n’est donc pas contre nature, mais suit la nature.

 

[Le répondant] disait que le ravissement est dit contre nature parce qu’il est fait divinement, non à la façon de l’esprit humain. En sens contraire : Denys dit au huitième livre des Noms divins que la justice de Dieu se remarque en ce qu’il distribue à toutes les réalités suivant leur mesure et leur dignité. Or Dieu ne peut rien faire contre sa justice. Il ne donne donc à aucune réalité ce qui ne serait pas à sa mesure.

 

Si la mesure de l’homme est changée sous quelque aspect, elle ne l’est pas au point que le bien de l’homme soit ôté ; car Dieu n’est pas la cause d’une détérioration de l’homme, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Or le bien de l’homme est de vivre suivant la raison et d’opérer volontairement, comme le montre clairement Denys au quatrième livre des Noms divins. Puis donc que la violence est contraire au volontaire, et détruit le bien de la raison — car si la nécessité est attristante c’est parce qu’elle s’oppose à la volonté, comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique —, il semble que Dieu ne fait en l’homme aucune violente élévation contre nature ; mais cela semble être le cas dans le ravissement, comme le nom même l’implique, et comme la description susdite le signifie lorsqu’elle dit « par une force de nature supérieure ».

 

Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, la grande force des sensibles corrompt le sens, mais la grande force des intelligibles ne corrompt pas l’intelligence. Or si le sens n’arrive pas à connaître les sensibles très forts, c’est parce qu’il est corrompu par eux. L’intelligence peut donc naturellement connaître les intelligibles, si forts soient-ils. Donc, quels que soient les intelligibles auxquels l’esprit de l’homme est élevé, ce ne sera pas une élévation contre nature.

 

 Saint Augustin dit au livre sur l’Esprit et l’Âme que « l’âme et l’ange sont égaux en nature mais inégaux par la fonction ». Or il n’est pas contre la nature de l’ange de connaître les choses auxquelles les hommes sont élevés dans le ravissement. L’élévation du ravissement n’est donc pas non plus contre nature pour l’homme.

 

Si un mouvement est naturel, alors l’arrivée au terme du mouvement sera naturelle aussi, puisque aucun mouvement n’est infini. Or l’esprit de l’homme est mû naturellement vers Dieu ; cela se voit clairement en ce qu’il n’a point de repos qu’il ne soit parvenu à lui ; d’où ce que dit saint Augustin au premier livre des Confessions : « Vous nous avez faits pour vous, Seigneur ; et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il se repose en vous. » Cette élévation par laquelle l’esprit atteint Dieu, comme c’est le cas dans le ravissement, n’est donc pas contre nature.

 

 [Le répondant] disait qu’être porté vers Dieu est naturel à l’esprit humain non par lui-même, mais seulement par une prédétermination divine ; et ainsi, cela n’est pas absolument naturel. En sens contraire : la nature inférieure n’opère ni ne tend vers une fin que par une prédétermination divine, et c’est pourquoi l’on dit que l’œuvre de la nature est une œuvre de l’intelligence ; et cependant, nous disons que les mouvement et les opérations des réalités naturelles sont absolument naturelles. Si donc être porté vers Dieu est naturel à l’esprit par une prédétermination divine, on doit le juger absolument naturel.

 

10° L’âme est d’abord en soi, et sous cet aspect on l’appelle esprit, avant d’être en tant que conjointe, aspect sous lequel elle est appelée âme. Or l’acte de l’âme en tant qu’elle est un certain esprit est de connaître Dieu et les autres substances séparées ; mais en tant qu’elle est unie au corps, son acte est de connaître les réalités corporelles et sensibles. La connaissance des intelligibles est donc dans l’âme avant celle des sensibles. Puis donc que la connaissance des sensibles est naturelle à l’âme, la connaissance des intelligibles divins lui sera naturelle ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

11° Une chose est plus naturellement ordonnée au dernier terme qu’au médium, puisque la relation au médium se fait à cause de la relation au dernier terme. Or les réalités sensibles sont des médiums par lesquels on parvient à la connaissance de Dieu ; Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu […] sont rendues visibles à l’intelligence par le moyen de ses œuvres. » Et la connaissance des sensibles est naturelle à l’homme. Donc la connaissance des intelligibles aussi ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

12° Rien de ce qui est fait par quelque puissance naturelle ne peut être dit absolument contre nature. Or certaines choses, comme des herbes ou des pierres, ont des vertus naturelles qui attirent l’esprit hors des sens et lui font voir des choses admirables ; et cela semble avoir lieu dans un ravissement. Le ravissement n’est donc pas une élévation contre nature.

 

 

En sens contraire :

 

À propos de 2 Cor. 2, 12 : « je connais un homme dans le Christ, etc. », la Glose dit : « ravi, c’est-à-dire élevé contre la nature ». Le ravissement est donc une élévation contre nature.

 

 

Réponse :

 

À l’homme appartient une certaine opération en tant qu’il est homme, opération qui lui est naturelle, comme à n’importe quelle autre chose appartient une certaine opération de cette chose en tant que telle, ainsi le feu ou la pierre.

 

Or dans les réalités naturelles, il se produit de deux façons qu’une chose soit transportée hors de son opération naturelle. D’abord par un défaut de la puissance propre, d’où que vienne un tel défaut, soit d’une cause extérieure, soit d’une cause intérieure ; comme lorsque par un défaut de la puissance formatrice dans la semence est engendré un fœtus monstrueux. Ensuite par l’opération de la puissance divine, au commandement de laquelle toute nature obéit, comme cela se passe dans les miracles ; ainsi lorsqu’une vierge conçoit, ou qu’un aveugle voit clair.

 

Et de même aussi, l’homme peut abandonner de deux façons son opération naturelle et propre. Or l’opération propre de l’homme est de penser par l’intermédiaire de l’imagination et du sens ; car l’opération de l’homme par laquelle il adhère aux seules réalités intellectuelles, laissant de côté toutes les réalités inférieures, ne lui appartient pas en tant qu’homme, mais en tant que quelque chose de divin existe en lui, comme il est dit au dixième livre de l’Éthique ; quant à l’opération par laquelle il adhère aux seules réalités sensibles en dehors de l’intelligence et de la raison, elle ne lui appartient pas en tant qu’homme, mais suivant la nature qu’il partage avec les bêtes. Ainsi donc, il est transporté hors du mode naturel de sa connaissance lorsque, abstrait des sens, il regarde des choses hors du sens. Ce transport se fait donc parfois par un défaut de la puissance propre, comme cela se produit chez les frénétiques et autres malades mentaux ; et cette abstraction des sens n’est pas une élévation de l’homme, mais plutôt un abaissement. Parfois, en revanche, une telle abstraction se fait par la puissance divine : et c’est alors proprement une certaine élévation, car, puisque l’agent s’assimile le patient, l’abstraction qui se fait par la puissance divine, qui est au-dessus de l’homme, est vers quelque chose de plus haut que ce qui est naturel à l’homme.

 

Ainsi donc, dans la description susdite du ravissement, par laquelle celui-ci est défini comme un certain mouvement, son genre est touché dans le terme « élévation » ; la cause efficiente lorsqu’il est dit « par une force de nature supérieure » ; les deux termes du mouvement, départ et arrivée, dans l’expression suivante : « depuis l’état qui suit la nature vers un état qui est contre nature ».

 

 

Réponse aux objections :

 

La connaissance de Dieu se produit de multiples façons : par son essence, et par les réalités sensibles, ou encore par les effets intelligibles. De même aussi, l’on doit distinguer à propos de ce qui est naturel à l’homme. Pour la même et unique réalité, quelque chose est selon la nature et contre la nature, suivant ses divers états : parce que la nature de la réalité n’est pas la même lorsqu’elle est en devenir et lorsqu’elle est dans son être parfait, comme dit Rabbi Moïse ; par exemple, la quantité complète — et autres choses de ce genre — est naturelle à l’homme quand il est parvenu à l’âge parfait, mais il serait contre nature, pour l’enfant, de naître avec la quantité parfaite. Ainsi donc, il faut répondre qu’il est naturel à l’intelligence humaine suivant n’importe quel état de connaître Dieu en quelque façon ; mais à son début, c’est-à-dire dans l’état de voie, il lui est naturel de connaître Dieu par les créatures sensibles. Mais il lui est naturel de parvenir à connaître Dieu par lui-même dans sa consommation, c’est-à-dire dans l’état de la patrie. Et par conséquent, s’il est élevé dans l’état de voie à connaître Dieu suivant l’état de la patrie, cela sera contre nature, comme il serait contre nature qu’un enfant nouveau-né ait une barbe.

 

Il y a deux natures : la particulière, qui est propre à chaque réalité, et l’universelle, qui embrasse tout l’ordre des causes naturelles. Et pour cette raison, il y a deux façons de dire qu’une chose suit la nature ou est contre nature : d’abord quant à la nature particulière, ensuite quant à la nature universelle ; par exemple, toute corruption, tout défaut et toute sénilité sont contre la nature particulière ; mais cependant, il est naturel suivant la nature universelle que tout ce qui est composé de contraires se corrompe. Ainsi, parce que l’ordre universel des causes comporte que les inférieurs soient mus par leurs supérieurs, tout mouvement qui se fait dans la nature inférieure par l’impression du supérieur, soit dans les réalités corporelles, soit dans les spirituelles, est certes naturel selon la nature universelle, mais pas toujours selon la nature particulière ; sauf lorsque la nature supérieure imprime dans l’inférieure de telle façon que l’impression elle-même soit sa nature. Et de la sorte, on voit clairement comment l’on peut dire des choses que Dieu fait dans les créatures qu’elles suivent la nature ou sont contre nature.

 

On voit dès lors clairement la réponse à la troisième objection. On peut aussi répondre que cette élévation est dite contre nature parce qu’elle est contre le cours habituel de la nature, comme la Glose expose Rom. 11, 24.

 

Bien que Dieu n’agisse jamais contre la justice, il fait cependant quelque chose au-delà de la justice. En effet, il y a quelque chose contre la justice quand on enlève à quelqu’un ce qui lui est dû ; comme on le voit dans les affaires humaines, lorsque l’un vole à l’autre. Mais si, par une certaine libéralité, il donne ce qui n’est pas dû, ce n’est pas contre la justice, mais au-delà de la justice. Ainsi donc, lorsque Dieu élève l’esprit humain dans l’état de voie au-dessus de son mode, il n’agit pas contre la justice, mais au-delà de la justice.

 

Dès lors que l’œuvre de l’homme a la bonté du mérite, elle suit nécessairement la raison et la volonté. Mais le bien qui lui est conféré dans le ravissement n’est pas de ce genre ; il n’est donc pas nécessaire qu’il procède de la volonté humaine, mais seulement de la puissance divine. Et cependant, on ne peut pas tout à fait dire qu’il y a violence, sauf au sens où l’on parle de mouvement violent quand une pierre est lancée vers le bas plus vite que le mouvement naturel ne la dispose : cependant, le violent est proprement ce en quoi le patient ne contribue nullement, comme il est dit au troisième livre de l’Éthique.

 

Le sens et l’intelligence ont ceci de commun, que l’un et l’autre reçoivent imparfaitement l’intelligible ou le sensible très fort, quoique l’un et l’autre en reçoivent quelque chose. Mais leur différence réside en ceci : en étant mû par le sensible très fort, le sens se corrompt, au point de ne pouvoir ensuite connaître des sensibles moindres ; tandis qu’en recevant l’intelligible très fort, l’intelligence est renforcée, en sorte qu’elle peut mieux connaître ensuite de moindres intelligibles. Il est donc clair que la citation du Philosophe susmentionnée est étrangère à notre propos.

 

L’ange et l’âme sont appelés égaux en nature seulement quant à l’état de la consommation dernière, en lequel les hommes seront comme les anges dans le ciel, comme il est dit en Mt 22, 30. Ou bien en tant qu’ils ont en commun la nature intellectuelle, quoiqu’elle se trouve plus parfaite dans les anges.

 

L’arrivée au terme du mouvement naturel est naturelle, non pas au début ou au milieu, mais à la fin du mouvement ; et pour cette raison l’argument n’est pas concluant.

 

Les opérations des réalités naturelles qui viennent d’une prédétermination divine sont appelées naturelles quand les principes de ces opérations sont mis dans les réalités de telle façon qu’ils en soient la nature ; mais ce n’est pas ainsi que Dieu donne à l’homme l’élévation du ravissement, il n’en va donc pas de même.

 

10° Ce qui est premier dans l’intention de la nature est parfois dernier dans le temps, comme l’acte se rapporte à la puissance dans le même sujet récépteur : car l’existence en acte est antérieure quant à la nature, bien que temporellement la même et unique réalité soit en puissance avant d’être en acte. Et semblablement l’opération de l’âme en tant qu’elle est esprit est antérieure quant à l’intention de la nature, mais elle est temporellement postérieure ; si donc une opération est faite au temps de l’autre, ce sera contre la nature.

 

11° Bien que la relation au médium existe pour la relation au dernier terme, cependant l’on n’arrive naturellement au dernier terme que par le médium ; et s’il en va autrement, l’arrivée ne sera pas naturelle ; et tel est le cas présent.

 

12° L’abstraction des sens qui se fait par la vertu de certaines choses naturelles se ramène à l’abstraction qui a lieu par un défaut de la puissance propre : en effet, ces choses n’ont une nature qui abstrait des sens que dans la mesure où elles engourdissent les sens ; il est donc clair qu’une telle abstraction du sens est étrangère au ravissement.

Article 2 : Saint Paul dans son ravissement a-t-il vu Dieu dans son essence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

À propos de Éph. 4, 18 : « ils ont l’intelligence obscurcie par les ténèbres », la Glose dit : « Tout homme qui pense est éclairé par une certaine lumière intérieure. » Si donc l’intelligence est élevée à la vision de Dieu, il est nécessaire qu’elle soit éclairée par quelque lumière proportionnée à une telle vision. Or une telle lumière n’est autre que la lumière de gloire, dont parle le psaume : « dans votre lumière nous verrons la lumière ». Donc seule une intelligence bienheureuse peut voir Dieu dans son essence. Et ainsi, saint Paul dans son ravissement n’a pas pu voir Dieu dans son essence, puisqu’il n’était pas glorifié.

 

[Le répondant] disait que saint Paul fut bienheureux à ce moment-là. En sens contraire : la perpétuité entre dans la notion de béatitude, comme dit saint Augustin au livre de la Cité de Dieu. Or cet état n’est pas demeuré perpétuellement en saint Paul. Il ne fut donc pas bienheureux dans cet état.

 

De la gloire de l’âme rejaillit une gloire sur le corps. Or le corps de saint Paul ne fut pas glorifié. Son esprit ne fut donc pas non plus éclairé par la lumière de gloire ; et ainsi, il n’a pas vu Dieu dans son essence.

 

[Le répondant] disait que lorsqu’il vit Dieu dans son essence, même dans cet état il ne fut pas bienheureux absolument mais relativement. En sens contraire : pour que quelqu’un soit bienheureux absolument, seuls sont requis un acte de la gloire, et une qualité de la gloire qui est le principe de cet acte ; ainsi le corps de saint Pierre eût été glorifié absolument si en plus d’être porté sur les eaux, il avait eu aussi en lui le principe de cet acte, qui s’appelle l’agilité. Or la clarté qui est le principe de la vision de Dieu, elle-même acte de la gloire, est une qualité de la gloire. Si donc l’esprit de saint Paul a vu Dieu dans son essence et fut éclairé par la lumière qui est le principe de cette vision, alors il fut glorifié absolument.

 

Saint Paul dans son ravissement eut la foi et l’espérance. Or ces choses ne peuvent subsister en même temps que la vision de Dieu dans son essence ; car la foi porte sur ce qu’on ne voit pas, comme il est dit en Hébr. 11, 1, et « ce qu’on voit, pourquoi l’espérer ? » comme il est dit en Rom. 8, 24. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

La charité de la patrie n’est pas un principe de mérite. Or saint Paul dans son ravissement fut en état de mériter, car son âme n’était pas encore détachée du corps corruptible, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. Il n’a donc pas eu la charité de la patrie. Or là où se trouve la vision de la patrie, qui est parfaite, là aussi se trouve la charité de la patrie, qui est parfaite ; car autant l’on connaît Dieu, autant l’on aime. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

 L’essence divine ne peut être vue sans joie, comme le montre clairement saint Augustin au premier livre sur la Trinité. Si donc saint Paul a vu Dieu dans son essence, il se délectait dans cette vision ; il ne voulait donc pas en être séparé ; en outre, Dieu ne l’a pas séparé malgré lui, car étant souverainement libéral, il ne retire pas ses biens, autant que cela dépend de lui. Saint Paul n’aurait donc jamais été séparé de cet état ; ce qui est faux ; il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

Aucun homme ayant quelque bien par un mérite ne le perd à moins de pécher. Puis donc que voir Dieu dans son essence est quelque chose que l’on obtient par mérite, celui qui voit Dieu dans son essence ne peut être éloigné de cette vision, à moins peut-être qu’il ne lui arrive de pécher ; mais on ne peut pas dire cela de saint Paul, qui dit de lui-même en Rom. 8, 38-39 : « je suis assuré que ni la mort ni la vie […] ne pourra me séparer, etc. », et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus

 

 Puisqu’il est dit que saint Paul fut ravi, on se demande en quoi son ravissement diffère du sommeil d’Adam et du ravissement de saint Jean l’Évangéliste, dont lui-même dit en Apoc. 1, 10 qu’il fut ravi en esprit, et du transport de l’âme en lequel fut saint Pierre en Act. 11, 5.

 

 

En sens contraire :

 

Ce que dit Saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral et aussi dans sa Lettre à Pauline sur la vision de Dieu, et ce que l’on trouve dans la Glose à propos de 2 Cor. 12, tous ces textes mentionnent expressément que saint Paul dans son ravissement a vu Dieu dans son essence.

 

 

Réponse :

 

Sur ce point, certains ont prétendu que saint Paul dans son ravissement a vu Dieu non pas dans son essence, mais par quelque vision médiane entre la vision de la voie et celle de la patrie. Et cette vision médiane peut se concevoir comme celle qui est naturelle à l’ange : de la sorte, celui-ci voit Dieu par une connaissance naturelle, non certes dans son essence, mais par des espèces intelligibles, en considérant sa propre essence qui est une certaine ressemblance de l’essence intelligible incréée, comme il est dit au livre des Causes que l’intelligence sait ce qui est au-dessus d’elle en tant qu’elle est causée par lui. Et ainsi, l’on pense que saint Paul aussi dans son ravissement a vu Dieu par l’éclat de quelque lumière intellectuelle dans son esprit. Quant à la connaissance de la voie, qui se fait par le miroir et l’énigme des créatures sensibles, elle est naturelle à l’homme ; tandis que la connaissance de la patrie, par laquelle Dieu est vu dans son essence, est naturelle à Dieu seul.

 

Mais cette opinion contredit les paroles de saint Augustin, qui dit expressément dans les textes susmentionnés que saint Paul dans son ravissement a vu Dieu dans son essence. Et il n’est pas non plus probable que le ministre de l’Ancien Testament auprès des Juifs ait vu Dieu dans son essence, comme on le déduit de ce passage de Nombr. 12, 8 : « il voit le Seigneur clairement, et non sous des énigmes et des figures », et que cela n’ait pas été concédé au ministre du Nouveau Testament, le Docteur des nations, d’autant plus que l’Apôtre lui-même argumente ainsi en 2 Cor. 3, 9 : « Si le ministère de condamnation a été accompagné de gloire, le ministère de la justice en aura incomparablement davantage. »

 

Toutefois, il ne fut pas bienheureux absolument, mais seulement relativement, bien que son esprit ait été éclairé par une lumière surnaturelle pour voir Dieu ; ce qui peut être prouvé par l’exemple de la lumière corporelle. En certaines choses, en effet, la lumière venant du soleil se rencontre comme une certaine forme immanente rendue quasi connaturelle : ainsi dans les étoiles, dans l’escarboucle et autres choses semblables. En d’autres, par contre, la lumière venant du soleil est reçue comme une certaine passion transitoire, comme dans l’air : car la lumière dans l’air n’est pas rendue comme une forme permanente quasi connaturelle, mais elle passe quand le soleil s’en va. De même aussi la lumière de gloire est répandue de deux façons sur l’esprit. D’abord, à la façon d’une forme rendue connaturelle et permanente, et ainsi, elle rend l’esprit bienheureux absolument, et c’est ainsi qu’elle est répandue sur les bienheureux dans la patrie. Ensuite, la lumière de gloire touche l’esprit humain comme une certaine passion transitoire : et c’est ainsi que l’esprit de saint Paul dans son ravissement fut éclairé par la lumière de gloire. Le nom lui-même de ravissement montre aussi que cela fut fait hâtivement et en passant. Il ne fut donc pas glorifié absolument, et n’eut pas la dot de gloire, puisque cette clarté ne fut pas rendue sa propriété ; et pour cette raison, elle ne descendit pas de l’âme sur le corps, et il ne demeura pas perpétuellement dans cet état.

 

 

Réponse aux objections :

 

1° à 4° On voit dès lors clairement la réponse aux quatre premiers arguments.

 

À la venue de la pleine vision, la foi se retire. Donc, dans la mesure où il y eut en saint Paul la vision de Dieu dans son essence, la foi était absente ; or la vision de Dieu dans son essence y fut suivant l’acte et non suivant l’habitus de la gloire. Donc la foi, au contraire, y fut suivant l’habitus, non suivant l’acte ; de même pour l’espérance.

 

Bien que saint Paul fût alors en état de mériter, cependant il ne méritait pas en acte à ce moment-là ; car de même qu’il eut l’acte de vision de la patrie, de même il eut l’acte de charité de la patrie. Certains prétendent cependant que, bien qu’il eût l’acte de la vision de la patrie, il n’eut cependant pas l’acte de la charité de la patrie, car si son intelligence fut ravie, toutefois sa volonté ne le fut pas. Mais cela va expressément contre ce que, à propos de 2 Cor. 12, 4 : « ravi dans le paradis », la Glose dit : « dans cette tranquillité dont jouissent ceux qui sont dans la Jérusalem céleste. » Or la jouissance se fait par l’amour.

 

La condition même de la lumière éclairant son esprit explique que cette vision ne soit point demeurée en saint Paul, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Bien que la vision de Dieu parmi les bienheureux provienne du mérite, cependant elle n’a pas été donnée à saint Paul comme la récompense du mérite ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Cependant il faut savoir que ces deux derniers arguments, par leur conclusion, ne s’opposent pas plus à ce que saint Paul ait vu Dieu dans son essence, qu’à ce qu’il ait vu d’une quelconque façon au-dessus du mode commun.

 

À ce que l’on demandait en dernier lieu, il faut répondre que le transport de l’âme, l’extase et le ravissement, tout cela revêt le même sens dans les Écritures, et signifie une certaine élévation depuis les sensibles extérieurs, auxquels nous nous appliquons naturellement, vers des choses qui sont au-dessus de l’homme. Mais cela se produit de deux façons. Parfois, en effet, l’abstraction des choses extérieures s’entend quant à l’intention seulement, comme quand on use des sens et des réalités extérieures, mais que toute notre intention se porte à regarder et à aimer les réalités divines ; et ainsi, n’importe quel contemplateur et amant des réalités divines est dans le transport de l’âme, l’extase ou le ravissement : c’est pourquoi Denys dit au quatrième chapitre des Noms divins : « l’amour divin fait entrer en extase » ; et saint Grégoire, parlant du contemplateur au livre des Moralia, dit : « Celui qui est ravi vers la compréhension des réalités intérieures ferme ses yeux aux choses visibles. » De la seconde façon, suivant un sens plus fréquent des noms susdits, l’extase, le ravissement ou le transport de l’âme a lieu lorsque l’on est abstrait, même actuellement, de l’usage des sens et des réalités sensibles pour voir des choses surnaturellement. Or l’on voit surnaturellement au-delà du sens, de l’intelligence et de l’imagination, comme on l’a dit dans la question sur la prophétie. Voilà pourquoi saint Augustin distingue deux ravissements, au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : l’un par lequel l’esprit est ravi depuis les sens vers une vision imaginaire, et il en fut ainsi de saint Pierre et de saint Jean dans l’Apocalypse, comme le dit saint Augustin au même endroit ; l’autre par lequel l’esprit est ravi en même temps depuis les sens et l’imagination, vers une vision intellectuelle ; et cela de deux façons. D’abord lorsque l’intelligence pense Dieu par des émissions intelligibles, ce qui est propre aux anges ; et telle fut l’extase d’Adam, et c’est pourquoi, à propos de Gen. 2, 21, il est dit dans la Glose que « l’on peut légitimement penser que cette extase fut envoyée à Adam pour que son esprit, devenu participant de la cour angélique et introduit dans le sanctuaire de Dieu, entrât dans l’intelligence des mystères ». Ensuite lorsque l’intelligence voit Dieu dans son essence ; et c’est vers cela que saint Paul fut ravi, comme on l’a dit.

Article 3 : L’intelligence d’un homme dans l’état de voie peut-elle être élevée à la vision de Dieu dans son essence sans être abstraite des sens ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La nature de l’homme est la même dans l’état de voie et après la résurrection : il ne ressusciterait pas numériquement identique s’il n’était pas aussi spécifiquement identique. Or après la résurrection les saints verront en esprit Dieu dans son essence sans être abstraits de leurs sens. La même chose est donc possible également pour les hommes dans l’état de voie.

 

[Le répondant] disait que le corps de l’homme dans l’état de voie, parce qu’il est corruptible, alourdit l’intelligence de sorte qu’elle ne peut se porter librement vers Dieu si elle n’est pas détachée des sens corporels ; et cette corruption n’existera assurément pas après la résurrection. En sens contraire : rien n’est empêché, de même que rien ne souffre, que par son contraire. Or la corruption du corps ne semble pas être contraire à l’acte de l’intelligence, puisque l’intelligence n’est pas l’acte du corps. La corruption du corps n’empêche donc pas que l’intelligence puisse librement se porter vers Dieu.

 

Il est avéré que le Christ a assumé notre mortalité et la corruption qui est la peine du péché. Or son intelligence jouissait continuellement de la vision de Dieu, alors qu’il n’y avait pas toujours en lui abstraction des sens extérieurs. La corruption du corps ne fait donc pas que l’intelligence ne puisse se porter vers Dieu sans qu’elle soit abstraite des sens.

 

Saint Paul, après avoir vu Dieu dans son essence, se souvint des choses qu’il avait contemplées dans cette vision ; car il ne dirait pas en 2 Cor. 12, 4 qu’il « entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à l’homme de rapporter », s’il ne s’en souvenait pas. Lors donc qu’il voyait Dieu dans son essence, quelque chose s’imprimait dans sa mémoire. Or la mémoire appartient à la partie sensitive, comme le montre clairement le Philosophe au livre sur la Mémoire et la Réminiscence. Donc, quand un homme dans l’état de voie voit Dieu dans son essence, il n’est pas entièrement abstrait des sens corporels.

 

Les puissances sensitives sont plus proches entre elles que les intellectives ne le sont des sensitives. Or l’imagination, qui est au nombre des sensitives, peut être en acte de saisir n’importe quels objets imaginaires sans abstraction des sens extérieurs. L’intelligence peut donc, elle aussi, être en acte de voir Dieu sans abstraction des puissances sensitives.

 

Ce qui suit la nature n’exige pas que lui préexiste rien de ce qui est contre nature. Or il est naturel à l’intelligence humaine de voir Dieu dans son essence, puisqu’elle a été créée pour cela. Puis donc que pour l’homme l’abstraction des sens est contre nature, car la connaissance sensitive lui est connaturelle, il semble qu’il n’ait pas besoin de l’abstraction des sens pour voir Dieu dans son essence.

 

 Il n’est d’abstraction que de choses unies. Or l’intelligence, dont l’objet est Dieu, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, ne semble pas être unie aux sens corporels, mais en être très distante. L’homme n’a donc pas besoin d’être abstrait des sens pour voir par l’intelligence Dieu dans son essence.

 

Il semble que si saint Paul fut élevé à la vision de Dieu, c’était afin qu’il fût témoin de la gloire qui est promise aux saints ; aussi saint Augustin dit-il au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : « Pourquoi donc ne pas croire que Dieu ait voulu montrer à ce si grand Apôtre docteur des nations, ravi jusqu’à cette sublime vision, la vie en laquelle après cette vie il doit vivre éternellement ? » Or dans cette vision des saints que connaîtront après cette vie ceux qui verront Dieu, après la résurrection, il ne sera pas fait abstraction des sens. Donc en saint Paul non plus une telle abstraction ne semble pas avoir eu lieu, lorsqu’il vit Dieu dans son essence.

 

 Les martyrs, dans les souffrances mêmes de leurs tourments, percevaient intérieurement quelque chose de la gloire divine ; c’est pourquoi saint Vincent disait : « Me voici désormais élevé en l’air, tyran, et plus haut que le monde, je méprise tous tes chefs. » Et dans d’autres passions de saints, on lit de nombreux passages qui semblent rendre le même son. Or il est avéré qu’il n’y avait pas en eux abstraction des sens, sinon ils n’auraient pas eu le sens de la douleur. L’abstraction des sens n’est donc pas requise pour que l’on soit participant de la gloire au moyen de laquelle Dieu est vu dans son essence.

 

10° L’intelligence pratique est plus proche que la spéculative de l’opération qui se tourne vers les sensibles. Or il n’est pas nécessaire que l’intelligence pratique s’applique toujours aux choses que l’homme opère dans le domaine sensible, comme dit Avicenne dans sa Sufficientia. Autrement, il adviendrait que le meilleur cithariste paraîtraît fort peu habile, si à chaque percussion des cordes il lui fallait employer la considération de l’art : il en résulterait une excessive interruption des sons, qui empêcherait la mélodie attendue. L’intelligence spéculative est donc bien moins encore forcée de s’appliquer aux choses que l’homme opère dans le domaine sensible ; et de la sorte, il lui reste la liberté de se porter vers n’importe quels intelligibles, même vers l’essence divine, pendant que les puissances sensitives sont occupées aux opérations sensibles.

 

11° Pendant qu’il voyait Dieu dans son essence, saint Paul avait encore la foi. Or il appartient à la foi de voir comme par un miroir, en énigme. Donc saint Paul, pendant qu’il voyait Dieu dans son essence, voyait comme par un miroir, en énigme. Or la connaissance en énigme est comme par un miroir, et se fait au moyen des réalités sensibles. En même temps, donc, il voyait Dieu dans son essence et s’appliquait aux choses sensibles ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, et on le retrouve dans la Glose à propos de 2 Cor. 12 : « En cette forme où Dieu se montre tel qu’il est, nul ne le verra en vivant de cette vie mortelle avec ces sens corporels ; mais ce sera seulement celui qui meurt en quelque façon à cette vie, ou bien en sortant complètement du corps, ou bien en étant tellement détourné et séparé des sens charnels qu’il ne sache plus au juste s’il est en son corps ou hors de son corps, lorsqu’il est ravi et emporté vers cette vision. »

 

À propos de 2 Cor. 5, 13 : « Si nous avons été hors de nous-même, c’est pour Dieu, etc. », la Glose dit : « Le transport de l’âme signifie que l’esprit est élevé à l’intelligence des choses célestes, au point que la mémoire laisse échapper pour ainsi dire les choses inférieures. Tous les saints auxquels Dieu a révélé ses mystères si élevés au-dessus du monde ont été dans ce transport de l’âme. » Quiconque voit Dieu dans son essence doit donc nécessairement être détourné de la considération des choses inférieures, et par conséquent de l’usage des sens, par lesquels on ne considère que des choses inférieures.

 

Il est dit dans le Psaume : « Là sera Benjamin, le plus petit, tout hors de lui. » ; la Glose : « Benjamin, c’est-à-dire Paul, tout hors de lui, c’est-à-dire l’esprit séparé des sens corporels, comme lorsqu’il fut ravi jusqu’au troisième ciel » ; or on entend par troisième ciel la vision de Dieu dans son essence, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. La vision de Dieu dans son essence requiert donc la séparation des sens corporels.

 

L’opération de l’intelligence qui est élevée à la vision de l’essence de Dieu est plus efficace que n’importe quelle opération de l’imagination. Or il arrive que l’homme, à cause de la véhémence de l’imagination, soit abstrait des sens corporels. Donc à bien plus forte raison est-il nécessaire qu’il en soit abstrait quand il est promu à la vision de Dieu.

 

Saint Bernard dit : « La consolation divine est délicate, elle ne sera pas donnée à ceux qui en admettent une autre. » Donc, pour la même raison, la vision de Dieu n’est pas compatible avec la vision d’une autre chose ; ni, par conséquent, avec l’usage des sens.

 

Pour voir Dieu dans son essence, une suprême pureté de cœur est requise ; comme on lit en Mt 5, 8 : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, etc. » Or le cœur est souillé de deux façons : par le péché et par les imaginations matérielles ; cela ressort de ce que dit Denys au septième chapitre de la Hiérarchie céleste : « On doit penser qu’elles sont pures, » — il s’agit des essences célestes — « non pas seulement en ce sens qu’elles sont libres de toute tache et de toute souillure, » — par là il mentionne l’impureté du péché, qui jamais ne fut dans les anges bienheureux — « et qu’elles ignorent nos imaginations matérielles » — par là il mentionne l’impureté qui vient par les imaginations ; comme le montre clairement Hugues de Saint-Victor. Il est donc nécessaire que l’esprit de celui qui voit Dieu dans son essence soit abstrait non seulement des sens extérieurs, mais aussi des phantasmes intérieurs.

 

Il est dit en 1 Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait, ce qui est imparfait sera aboli. » Or « parfait » désigne ici la vision de Dieu dans son essence, et « imparfait » la vision comme par un miroir et en énigme, qui se fait au moyen des sensibles. Lors donc que quelqu’un est élevé à la vision de Dieu dans son essence, il est abstrait de la vision des sensibles.

 

 

Réponse :

 

Comme il ressort de l’enseignement de saint Augustin, l’homme établi dans ce corps mortel ne peut voir Dieu dans son essence à moins d’être séparé des sens corporels. Et la raison de cette affirmation peut se prendre de deux considérations.

 

D’abord, de ce qui est commun à l’intelligence et aux autres puissances de l’âme. En effet, nous trouvons dans toutes les puissances de l’âme que lorsqu’une puissance s’applique à son acte, l’autre ou bien est affaiblie dans son acte, ou bien en est totalement abstraite ; ainsi il est clair, chez celui en qui l’opération visuelle est très intense, que son ouïe ne perçoit pas les choses que l’on dit, à moins peut-être qu’elles n’attirent l’attention de l’auditeur par leur véhémence. Et la raison en est que pour l’acte d’une puissance cognitive une tension est requise, comme le prouve saint Augustin au livre sur la Trinité. Or la tension d’un seul ne peut se porter à plusieurs choses en même temps, sauf dans le cas où ces choses sont ordonnées entre elles de telle façon qu’elles soient prises comme une seule ; de même aussi, un mouvement ou une opération ne peuvent avoir deux termes qui ne soient ordonnés entre eux. Par conséquent, comme il n’y a qu’une âme en laquelle toutes les puissances cognitives sont fondées, la tension d’une même et unique âme est requise pour les actes de toutes les puissances cognitives : voilà pourquoi, lorsque l’âme est totalement tendue vers l’acte de l’une, l’homme est totalement abstrait de l’acte de l’autre puissance. Or, pour que l’intelligence soit élevée à la vision de l’essence divine, il est nécessaire que toute la tension soit rassemblée dans cette vision, puisque c’est un intelligible très véhément, auquel l’intelligence ne peut atteindre que si elle tend vers lui de tout son effort : et c’est pourquoi il est nécessaire, lorsque l’esprit est élevé à la vision de Dieu, que l’homme soit tout à fait abstrait des sens corporels.

 

Ensuite, la raison de la même affirmation peut se prendre de ce qui est propre à l’intelligence. En effet, puisque la connaissance des choses est obtenue en tant qu’elles sont en acte, et non en tant qu’elles sont en puissance, comme il est dit au neuvième livre de la Métaphysique, l’intelligence qui détient le sommet de la connaissance porte proprement sur les choses immatérielles, qui sont au plus haut point en acte. Tout intelligible est donc soit exempt de matière en soi, soit abstrait de la matière par l’action de l’intelligence : voilà pourquoi plus l’intelligence est pure pour ainsi dire du contact des choses matérielles, plus elle est parfaite. Et c’est pourquoi l’intelligence humaine, parce qu’elle touche les choses matérielles en regardant vers les phantasmes dont elle abstrait les espèces intelligibles, est d’une efficacité moindre que l’intelligence angélique, qui regarde toujours vers des formes purement immatérielles. Néanmoins, dans la mesure où la pureté de la connaissance intellectuelle n’est pas entièrement obscurcie dans l’intelligence humaine — comme c’est le cas dans les sens, dont la connaissance ne peut se porter au-delà des réalités matérielles — du fait même qu’il reste en elle de la pureté, il y a en elle une faculté pour la contemplation des choses qui sont purement immatérielles. Voilà pourquoi, si un jour elle est élevée au-delà du mode commun à la vision du sommet des choses immatérielles, c’est-à-dire à la vision de l’essence divine, il est nécessaire qu’au moins dans cet acte elle soit entièrement abstraite de la vision des choses matérielles. Puis donc que les puissances sensitives ne se tournent que vers les choses matérielles, l’on ne peut voir l’essence divine que si l’on est entièrement abstrait de l’usage des sens corporels.

 

 

Réponse aux objections :

 

Ce n’est pas sous le même rapport que l’âme bienheureuse sera unie à son corps après la résurrection et qu’elle l’est maintenant. À la résurrection, en effet, le corps sera tout à fait soumis à l’esprit, au point que les propriétés de la gloire rejailliront de l’esprit lui-même sur le corps, et c’est pourquoi les corps sont appelés spirituels. Or quand deux choses s’unissent, et que l’une détient la totale domination sur l’autre, il n’y a point là de mélange, puisque l’autre passe totalement au pouvoir de celui qui domine ; ainsi, lorsqu’une goutte d’eau est versée dans mille amphores de vin, cela ne nuit en rien à la pureté du vin. Voilà pourquoi il n’y aura à la résurrection aucune impureté de l’intelligence en raison d’une quelconque union au corps, et sa puissance ne sera en rien affaiblie ; et par conséquent elle contemplera l’essence divine sans abstraction des sens corporels. Mais maintenant, le corps n’est pas soumis de cette façon à l’esprit ; le point de vue n’est donc pas semblable.

 

Ce qui rend notre corps corruptible, c’est qu’il n’est pas lui-même pleinement soumis à l’âme : car s’il lui était pleinement soumis, l’immortalité rejaillirait de l’âme sur le corps, comme il en sera après la résurrection. Et de là vient que la corruption du corps alourdit l’intelligence : en effet, bien qu’en elle-même elle ne s’oppose pas à l’intelligence, cependant sa cause nuit à la pureté de l’intelligence.

 

Comme il était Dieu et homme, le Christ avait un pouvoir plénier sur toutes les parties de son âme, et sur son corps ; c’est pourquoi, par la puissance divine, autant qu’il convenait à notre réparation, il permettait à chaque puissance de l’âme de faire ce qui lui était propre, comme dit saint Jean Damascène. Et ainsi, il n’était nécessaire, en lui, ni qu’il y ait rejaillissement d’une puissance sur l’autre, ni qu’une puissance soit abstraite de son acte par la véhémence de l’acte d’une autre ; ainsi donc, que son intelligence voie Dieu ne rendait pas nécessaire l’abstraction des sens corporels. Il en va autrement pour les autres hommes, en qui une certaine liaison des puissances de l’âme entre elles amène nécessairement le rejaillissement d’une puissance sur l’autre ou l’empêchement de l’une par l’autre.

 

Après qu’il eut cessé de voir Dieu dans son essence, saint Paul se souvint des choses qu’il avait connues dans cette vision, par des espèces demeurant dans son intelligence et qui étaient comme des restes de la vision passée. En effet, bien qu’il vît le Verbe de Dieu dans son essence et qu’en le voyant il connût de nombreuses choses, et qu’ainsi cette vision ne se fit par des espèces ni quant au Verbe lui-même ni quant aux choses vues dans le Verbe mais par la seule essence du Verbe, cependant par la vue même du Verbe certaines ressemblances des réalités vues s’imprimaient dans son intelligence, et par elles il pouvait ensuite connaître les choses qu’il avait vues auparavant par l’essence du Verbe. Et à partir de ces espèces intelligibles, par une certaine application à des formes ou concepts particuliers conservés dans la mémoire ou l’imagination, il pouvait ensuite se souvenir des choses qu’il avait vues auparavant, même par l’acte de la mémoire qui est une puissance sensitive. Et ainsi, il n’est pas nécessaire de poser que dans l’acte même de la vision de Dieu il se soit passé quelque chose dans la mémoire qui était en lui une partie de la puissance sensitive, mais ce fut seulement dans l’esprit.

 

Bien que l’abstraction des sens extérieurs ne résulte pas de n’importe quel acte de la puissance imaginative, cette abstraction a lieu cependant lorsque l’acte de l’imagination est véhément. Et semblablement, il n’est pas nécessaire que l’abstraction des sens résulte de n’importe quel acte de l’intelligence. Il est toutefois nécessaire qu’elle s’ensuive de l’acte très véhément qu’est la vision de Dieu dans son essence.

 

Bien qu’il soit naturel à l’intelligence humaine d’arriver un jour à la vision de l’essence divine, il ne lui est cependant pas naturel d’y parvenir dans le présent état de voie, comme on l’a déjà dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Bien que notre intelligence, par laquelle nous appréhendons les réalités divines, ne soit pas mêlée aux sens dans la voie d’appréhension, elle leur est cependant mêlée dans la voie de jugement. C’est pourquoi saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral que « par la lumière de l’intelligence sont jugées ces connaissances inférieures et sont vues les réalités qui ne sont ni corps ni choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles » ; voilà pourquoi l’on dit parfois que l’intelligence est abstraite des sens lorsqu’elle ne juge pas à leur sujet mais s’applique à contempler les seules réalités supérieures.

 

La substance de la béatitude des saints consiste dans la vision de l’essence divine ; c’est pourquoi saint Augustin dit que cette vue est toute notre récompense. Donc, du fait même qu’il a vu l’essence divine, saint Paul a pu être un digne témoin de cette béatitude. Et cependant, il n’était pas nécessaire qu’il expérimentât en lui-même tout ce que connaîtront les bienheureux, mais il fallait qu’à partir des choses qu’il expérimentait il puisse aussi en savoir d’autres : car il n’était pas ravi pour être bienheureux, mais pour être témoin de la béatitude.

 

Les martyrs, au milieu des tourments, percevaient quelque chose de la gloire divine, non pas comme s’ils la buvaient à sa source, comme ceux qui voient Dieu dans son essence, mais ils étaient rafraîchis par quelque aspersion de cette gloire ; et c’est pourquoi saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : « Là » — c’est-à-dire là où Dieu est vu dans son essence — « on boit le bonheur à sa source, d’où s’épanche sur notre vie humaine quelque chose qui nous permet de vivre avec tempérance, force, justice et prudence parmi les tentations de ce monde. »

 

10° L’intelligence spéculative n’est pas forcée de prêter attention à ce que l’on opère dans le domaine sensible, mais elle peut s’occuper à d’autres intelligibles. Cependant, il peut y avoir dans l’acte de spéculation une véhémence telle, qu’elle abstraira entièrement de l’opération sensible.

 

11° Bien que saint Paul ait eu dans cet acte l’habitus de foi, il n’en avait cependant point l’acte, l’argument n’est donc pas concluant.

Article 4 : Quelle abstraction est-elle requise pour que l’intelligence puisse voir Dieu dans son essence ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit l’abstraction de l’union même par laquelle l’âme est unie au corps comme sa forme.

 

Les puissances de l’âme végétative sont plus matérielles que celles même de l’âme sensitive. Or pour que l’intelligence voie Dieu dans son essence, il est nécessaire qu’il soit fait abstraction des sens, comme on l’a déjà dit. Donc, à bien plus forte raison, pour la pureté de cette vision est requise l’abstraction des actes de l’âme végétative. Or cette abstraction ne peut se faire dans l’état de la vie animale, aussi longtemps que l’âme est unie au corps comme sa forme, car, comme dit le Philosophe, « les animaux se nourrissent toujours ». Pour la vision de l’essence divine est donc requise l’abstraction de l’union par laquelle l’âme est unie au corps comme sa forme.

 

À propos de Ex. 33, 20 : « l’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Augustin dit : « Il montre qu’il ne saurait se manifester tel qu’il est à cette vie de notre chair corruptible, mais il le peut dans la vie où, pour vivre, il faut mourir à cette vie-ci. » Et la Glose de saint Grégoire, au même endroit : « Celui qui contemple la sagesse que Dieu est, meurt entièrement à cette vie. » Or la mort se fait par la séparation de l’âme et du corps, auquel elle était unie comme sa forme. Il est donc nécessaire, pour que Dieu soit vu dans son essence, que se produise une séparation en tout point de l’âme et du corps.

 

Pour les vivants, être, c’est vivre, comme il est dit au deuxième livre sur l’Âme. Or l’être de l’homme vivant existe par l’union de l’âme au corps comme sa forme. Or il est dit en Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre. » Donc, tant que l’âme est unie au corps comme sa forme, elle ne peut voir Dieu dans son essence.

 

L’union par laquelle l’âme est unie au corps comme sa forme est plus forte que celle par laquelle elle lui est unie comme son moteur, et dont proviennent les opérations des puissances qui opèrent par des organes corporels. Or cette seconde union empêche la vision de l’essence divine, et c’est ce qui rend nécessaire l’abstraction des sens corporels. Donc à bien plus forte raison la première union aussi l’empêchera-t-elle ; et ainsi, il sera nécessaire qu’il soit fait abstraction d’elle.

 

La puissance ne s’élève pas au-dessus du mode de l’essence, puisque la puissance découle de l’essence et s’enracine en elle. Si donc l’essence de l’âme est unie au corps matériel comme sa forme, il ne pourra se faire que la puissance intellective soit élevée à des choses qui sont tout à fait immatérielles ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

En l’âme, une plus grande impureté est contractée en raison de son union au corps qu’en raison de son union à une ressemblance corporelle. Or pour que l’esprit voie Dieu dans son essence, il est nécessaire qu’il soit dépouillé des ressemblances du corps, qui sont appréhendées au moyen de l’imagination et du sens, comme on l’a dit. Donc à bien plus forte raison est-il nécessaire, pour qu’il voie Dieu dans son essence, qu’il soit séparé du corps.

 

 2 Cor. 5, 6-7 : « Aussi longtemps que nous habitons dans ce corps, nous sommes éloignés du Seigneur, car nous marchons par la foi, et non par la clarté. » Donc, tant que l’âme est dans le corps, elle ne peut voir Dieu dans sa clarté propre.

 

 

En sens contraire :

 

À propos de Ex. 33, 20 : « l’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Grégoire dit : « Il y en a qui dans une chair corruptible s’élèvent à une si haute perfection de vertu, qu’ils peuvent voir la clarté du Dieu éternel. » Or la clarté de Dieu est son essence, comme il est dit dans la même glose. Il n’est donc pas nécessaire, pour que l’essence de Dieu soit vue, que l’âme soit entièrement séparée du corps.

 

Saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral que l’âme est ravie non seulement vers une vision imaginaire, mais aussi vers une vision intellectuelle où la vérité apparaît avec évidence, l’âme étant détournée des sens moins que dans la mort, mais plus que dans le sommeil. Donc, pour que l’âme voie la vérité incréée dont saint Augustin parle en cet endroit, il n’est pas requis de séparation du corps du point de vue de son union comme forme.

 

La même chose ressort clairement de ce que dit saint Augustin dans la Lettre à Pauline sur la vision de Dieu : « Il n’est pas incroyable que quelques saints qui n’étaient pas encore délivrés de la vie, au point de ne laisser que leurs cadavres à ensevelir, aient reçu de Dieu la grâce d’une si grande révélation, » c’est-à-dire de voir Dieu dans son essence. L’âme encore unie au corps comme sa forme peut donc voir Dieu.

 

 

Réponse :

 

Pour la vision de l’essence divine, qui est l’acte le plus parfait de l’intelligence, est requise l’abstraction des choses qui sont de nature à empêcher la véhémence de l’acte intellectif, et qui sont empêchées par elle. Or cela se produit dans certains cas par soi, en d’autres seulement par accident.

 

Les opérations intellectives et sensitives s’empêchent mutuellement par soi, d’abord pour la raison que dans l’une et l’autre opération il est nécessaire qu’il y ait une tension, et ensuite parce que l’intelligence est en quelque sorte mêlée aux opérations sensibles, puisqu’elle reçoit ce qui provient des phantasmes, et de la sorte la pureté de l’intelligence est souillée d’une certaine façon par les opérations sensibles, comme on l’a déjà dit.

 

Mais pour que l’âme soit unie au corps comme sa forme, aucune tension n’est requise, puisque cette union ne dépend pas de la volonté de l’âme, mais plutôt de la nature. De même aussi, la pureté de l’âme n’est pas directement souillée par une telle union. En effet, l’âme n’est pas unie au corps comme sa forme par le moyen de ses puissances, mais par son essence, puisqu’il n’y a rien d’intermédiaire entre la forme et la matière, comme cela est prouvé au huitième livre de la Métaphysique. Et cependant, l’essence de l’âme n’est pas unie au corps de telle façon qu’elle suive totalement la condition de celui-ci, comme les autres formes matérielles, qui sont comme entièrement plongées dans la matière, au point que nulle puissance ou action autre que matérielle ne peut en sortir. Mais de l’essence de l’âme procèdent non seulement des facultés ou puissances en quelque sorte corporelles, étant les actes d’organes corporels — c’est-à-dire les facultés sensitives et végétatives —, mais aussi les facultés intellectives, qui sont tout à fait immatérielles, n’étant les actes d’aucun corps ni d’aucune partie du corps, comme cela est prouvé au troisième livre sur l’Âme. Il est donc clair que les facultés intellectives ne procèdent pas de l’essence de l’âme du côté où elle est unie au corps, mais plutôt en tant qu’elle demeure libre du corps, ne lui étant pas totalement assujettie ; et ainsi, l’union de l’âme avec le corps n’atteint pas l’opération de l’intelligence, au point de pouvoir empêcher sa pureté. Donc, à proprement parler, si intense soit-elle, l’opération de l’intelligence n’exige pas l’abstraction de l’union par laquelle l’âme est unie au corps comme sa forme.

 

De même, l’abstraction des opérations de l’âme végétative n’est pas non plus requise. En effet, les opérations de cette partie de l’âme sont quasi naturelles, la preuve en est qu’elles s’accomplissent par la vertu des qualités actives et passives, que sont le chaud et le froid, l’humide et le sec. Elles n’obéissent donc pas à la raison ou à la volonté, comme cela est clairement montré au premier livre de l’Éthique. Et ainsi, l’on voit à l’évidence que la tension n’est pas requise pour ce genre d’actions ; et par conséquent il n’est pas nécessaire que la tension, par leurs actes, soit détournée de l’opération intellective. De même, l’opération intellective n’est pas non plus mêlée en quelque sorte à ce genre d’opérations, puisque ni elle ne reçoit ce qui provient d’elles, car elles ne sont pas cognitives, ni l’intelligence n’use d’un instrument corporel, qui serait nécessairement sustenté par les opérations de l’âme végétative, comme cela se produit pour les organes des puissances sensitives ; et ainsi, aucun préjudice n’est fait à la pureté de l’intelligence par les opérations de l’âme végétative. Il ressort donc clairement qu’à proprement parler, l’opération de l’âme végétative et celle de l’intelligence ne s’empêchent pas l’une l’autre.

 

Cependant, un empêchement de l’une par l’autre peut survenir par accident, c’est-à-dire dans la mesure où l’intelligence reçoit ce qui provient des phantasmes, qui sont dans des organes corporels, qui sont nécessairement nourris et conservés par l’acte de l’âme végétative. Et ainsi, leur disposition change suivant les actes de la puissance nutritive, et par conséquent l’opération de la puissance sensitive aussi, de laquelle l’intelligence reçoit. Et de la sorte, par accident aussi, l’opération de l’intelligence elle-même est empêchée, comme cela est clair pendant le sommeil et après le repas. Et aussi, à l’inverse, l’opération de l’intelligence empêche celle de l’âme végétative de la façon suivante : pour l’opération de l’intelligence est requise l’opération de la puissance imaginative, dont la véhémence réclame le concours de la chaleur et des esprits corporels ; et ainsi, l’acte de la puissance nutritive est empêchée par la véhémence de la contemplation. Mais cela n’a pas lieu dans la contemplation par laquelle on voit l’essence de Dieu, puisqu’une telle contemplation n’a pas besoin de l’opération de l’imagination.

 

Et ainsi, il ressort clairement que, pour voir Dieu dans son essence, l’abstraction des actes de l’âme végétative n’est aucunement requise, ni même leur affaiblissement ; mais seulement celle des actes des puissances sensitives.

 

 

Réponse aux objections :

 

Bien que les puissances de l’âme végétative soient plus matérielles que celles de l’âme sensitive, avec cela cependant elles sont aussi plus éloignées de l’intelligence, et ainsi, elles peuvent moins empêcher la véhémence de l’intelligence ou être empêchées par elle.

 

« Vivre » s’emploie de deux façons. D’abord pour désigner l’être même du vivant, qui résulte de ce que l’âme est unie au corps comme sa forme. Ensuite, « vivre » s’emploie pour désigner l’opération de la vie ; ainsi le Philosophe au deuxième livre sur l’Âme distingue-t-il le vivre selon le penser et le sentir, et les autres opérations de l’âme. Et de même, puisque la mort est la privation de la vie, il est nécessaire de la distinguer semblablement, de sorte qu’elle désigne tantôt la privation de l’union par laquelle l’âme est unie au corps comme sa forme, tantôt la privation des œuvres de la vie. C’est pourquoi saint Augustin dit dans son livre sur la Genèse au sens littéral : « celui qui meurt en quelque façon à cette vie, ou bien en sortant complètement du corps, ou bien en étant détourné et séparé des sens charnels » ; et c’est le sens de « mourir » dans les gloses citées, on le voit bien dans la suite de la Glose de saint Grégoire : « Celui qui contemple la sagesse que Dieu est, meurt entièrement à cette vie, dit-il, pour n’être pas retenu par son amour. »

 

On voit dès lors clairement la solution au troisième argument.

 

Du fait même que l’union par laquelle l’âme est unie au corps comme sa forme est plus forte, il s’ensuit qu’il peut moins en être fait abstraction.

 

Cet argument conclurait à bon droit si l’essence de l’âme était unie au corps de telle façon qu’elle soit entièrement soumise au corps ; mais nous avons déjà dit que c’était faux.

 

Bien que la ressemblance corporelle qui est requise pour l’opération de l’imagination et du sens soit plus immatérielle que le corps lui-même, cependant elle se tient aussi plus près des opérations de l’intelligence ; voilà pourquoi elle peut davantage les empêcher, comme on l’a dit.

 

La parole de l’Apôtre doit être comprise dans ce sens : il est dit que nous sommes dans le corps, non seulement parce que l’âme est unie au corps comme sa forme, mais aussi parce que nous usons des sens corporels.

Article 5 : Qu’est-ce que l’Apôtre a su de son ravissement, et qu’a-t-il ignoré ?

 

Objections :

 

Il semble qu’il ait su si son âme était dans son corps.

 

Il le sut lui-même mieux qu’aucun de ceux qui ont suivi. Or beaucoup ont communément déterminé que l’âme de saint Paul fut alors dans son corps, unie à celui-ci comme sa forme. Donc à bien plus forte raison saint Paul l’a-t-il su.

 

Saint Paul, dans ce ravissement, a su ce qu’il voyait, et par quelle vision il voyait ; cela ressort de ce qu’il dit : « Je connais un homme […] qui fut ravi jusqu’au troisième ciel. » Il a donc su ce qu’était ce ciel, si c’était une réalité corporelle ou spirituelle, et s’il l’a vu spirituellement ou corporellement. Or il s’ensuit qu’il a su s’il voyait dans son corps ou hors de son corps : car une vision corporelle ne peut avoir lieu que par le corps, tandis qu’une intellectuelle a toujours lieu sans le corps. Il a donc su lui-même s’il était dans son corps ou hors de son corps.

 

Comme il le dit lui-même, il a connu un homme ravi jusqu’au troisième ciel. Or « homme » désigne le composé d’âme et de corps. Il a donc su que son âme était unie à son corps.

 

Il a su lui-même qu’il était ravi, comme cela est clair dans ses paroles. Or on ne dit pas que les morts sont ravis. Il a donc su lui-même qu’il n’était pas mort ; et ainsi, il a su que son âme était unie à son corps.

 

Dans son ravissement, il a vu Dieu de cette vision par laquelle les saints voient Dieu dans la patrie, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral et dans la Lettre à Pauline sur la vision de Dieu. Or les âmes des saints qui sont dans la patrie savent si elles sont dans leur corps ou hors de leur corps. L’Apôtre l’a donc su, lui aussi.

 

Saint Grégoire dit : « Qu’y a-t-il que ne voit pas celui qui voit celui qui voit tout ? » ; ce qui semble concerner principalement les choses qui importent aux voyants eux-mêmes. Or il importe à l’âme au plus haut point de savoir si elle est ou non unie à son corps. L’âme de saint Paul savait donc si elle était ou non unie à son corps.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en 2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme dans le Christ, qui fut ravi il y a quatorze ans (si ce fut avec son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait), etc. » Il ne savait donc pas s’il était dans son corps ou hors de son corps.

 

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a plusieurs opinions. En effet, certains ont pensé que l’Apôtre disait qu’il ignorait non pas si son âme était ou non unie à son corps dans ce ravissement, mais s’il était ravi en même temps en corps et en âme — de sorte qu’il aurait été porté corporellement dans le ciel, comme on lit que Habacuc fut porté, au dernier chapitre du livre de Daniel — ou bien seulement en âme, c’est-à-dire en des visions de Dieu, comme il est dit en Ézech. 40, 2 : « Il me mena dans une vision divine au pays d’Israël » ; et cette interprétation d’un certain Juif, saint Jérôme l’exprime dans le Prologue sur Daniel, où il dit : « Enfin notre apôtre n’osa point affirmer qu’il avait été ravi dans son corps, mais il dit : “si ce fut avec son corps ou sans son corps, je ne sais”. » Mais saint Augustin réprouve cette interprétation au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. Car d’après les paroles de l’Apôtre, il est avéré que lui-même a su qu’il était ravi jusqu’au troisième ciel. Il est donc établi que le ciel en lequel il fut ravi est vraiment le ciel, non une ressemblance du ciel. Car si, lorsqu’il dit qu’il avait été ravi au ciel, il avait voulu signifier : « c’est-à-dire à la vision imaginaire d’une ressemblance du ciel », il aurait pu de la même façon affirmer qu’il avait été ravi dans son corps, c’est-à-dire dans une ressemblance de son corps. Et ainsi, il n’aurait pas été nécessaire de distinguer ce qu’il savait de ce qu’il ignorait, car il aurait su l’un et l’autre également : et qu’il était ravi au ciel, et qu’il était ravi dans son corps, c’est-à-dire dans une ressemblance de son corps, comme cela se produit dans les rêves. Il savait donc avec certitude que ce vers quoi il avait été ravi, était vraiment le ciel ; il savait donc si c’était un corps ou une réalité incorporelle. Car si c’était un corps, il y était ravi corporellement ; mais si c’était une réalité incorporelle, il ne pouvait pas y être ravi corporellement. Il reste donc que l’Apôtre ne douta pas si ce ravissement était corporel ou seulement spirituel ; mais il savait par la seule intelligence qu’il avait été ravi en ce ciel, et il douta si dans ce ravissement son âme était ou non dans son corps.

 

Et certains autres accordent ce point ; mais ils prétendent que, bien que dans ce ravissement l’Apôtre ne le sût pas, cependant il le sut par la suite, conjecturant à partir de cette vision qu’il avait eue auparavant. Car dans ce ravissement, tout son esprit était porté vers les réalités divines, et il ne percevait pas si son âme était ou non dans son corps. Mais cela aussi contredit expressément les paroles de l’Apôtre. En effet, de même qu’il distingue ce qu’il a su de ce qu’il a ignoré, de même il distingue le présent du passé : il raconte comme un événement passé qu’un homme fut ravi voici quatorze ans jusqu’au troisième ciel, mais c’est comme présent qu’il avoue savoir quelque chose et ignorer autre chose. Donc quatorze ans après ce ravissement il ignorait encore s’il avait été dans son corps ou hors de son corps, lorsqu’il fut ravi.

 

Voilà pourquoi d’autres encore affirment qu’il ne sut ni dans son ravissement, ni après, si son âme était dans son corps en quelque façon, et non absolument. En effet, ils prétendent qu’il savait, tant à ce moment-là que par la suite, que son âme était unie à son corps comme sa forme, mais qu’il ne savait pas si elle était unie à son corps de telle façon qu’elle reçût quelque chose des sens. Ou bien, selon d’autres, si les puissances nutritives par lesquelles l’âme administre le corps exerçaient leurs actes. Mais cela non plus ne semble pas consonant aux paroles de l’Apôtre, qui dit ne pas savoir s’il était dans son corps ou hors de son corps, absolument ; et en outre, cela n’aurait pas semblé très à propos de dire qu’il ne savait pas s’il était dans son corps de telle ou telle façon, par laquelle son âme n’était pas entièrement séparée de son corps.

 

Et c’est pourquoi il faut répondre qu’il ignorait absolument si son âme était ou non unie à son corps : et c’est ce que saint Augustin conclut au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, après une longue recherche, en disant : « En conséquence, il nous reste de comprendre que son ignorance portait précisément sur ceci : à savoir si, au moment où il fut ravi au troisième ciel, il était dans son corps à la manière dont l’âme est dans le corps quand on dit que le corps est vivant — soit qu’il fût éveillé, soit qu’il dormît, soit que son âme fût dans l’extase, ravie aux sens du corps — ou bien s’il était tout à fait hors de son corps, à tel point que celui-ci gisait mort jusqu’à ce que, cette vision achevée, son âme fût rendue à ses membres morts, non comme un homme qui s’éveillerait de son sommeil ou qui, après le ravissement de l’extase, retrouverait à nouveau ses sens, mais comme un homme tout à fait mort qui reviendrait à la vie. »

 

 

Réponse aux objections :

 

Comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, « était-ce dans son corps ou hors de son corps, l’Apôtre en doute : puis donc qu’il en doute, qui d’entre nous osera se dire certain ? » Aussi saint Augustin laisse-t-il cela indéterminé. Quant à ce que les auteurs suivants déterminent à ce propos, ils parlent en toute probabilité plutôt qu’avec certitude. En effet, dès lors qu’il a pu se faire que cette âme demeurant encore unie soit ravie à la façon dont l’Apôtre se dit ravi, comme il ressort de ce qu’on a dit, il est plus probable qu’elle soit demeurée unie.

 

Cet argument vaut contre l’interprétation des paroles de l’Apôtre posée en premier, où l’on pense que l’Apôtre avait douté non pas de la condition du ravissement, c’est-à-dire si l’âme était unie à son corps, mais du mode de ravissement, c’est-à-dire s’il fut ravi corporellement ou seulement spirituellement.

 

Il arrive, par synecdoque, qu’une partie de l’homme soit appelée homme, et surtout l’âme, qui est la plus éminente partie de l’homme. Quoique l’on puisse aussi penser que celui qu’il dit ravi n’était pas homme lorsqu’il fut ravi, mais après quatorze ans, c’est-à-dire quand l’Apôtre disait : « Je connais un homme dans le Christ » ; et il ne dit pas que l’homme fut ravi jusqu’au troisième ciel.

 

Supposé que l’âme de l’Apôtre fut, dans cet état, séparée du corps, cette séparation n’eut cependant pas lieu par quelque mode naturel, mais par la puissance de Dieu retirant l’âme elle-même du corps, non pour qu’elle demeure absolument séparée, mais pour un temps. Et c’est pourquoi il a pu être appelé ravi, bien que tout mort ne puisse pas être appelé ainsi.

 

Comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : « Bien que l’Apôtre soustrait aux sens corporels ait été ravi au troisième ciel et au paradis, il lui a certainement manqué une chose pour avoir cette pleine et parfaite connaissance, telle qu’elle se trouve parmi les anges : c’est de ne pas savoir s’il était avec ou sans son corps. Mais cette connaissance ne lui fera plus défaut lorsque, une fois les corps recouvrés à la résurrection des morts, ce corps corruptible sera revêtu d’incorruptibilité. » Et ainsi, il est clair que, bien que sa vision fût semblable à celle des bienheureux à un certain point de vue, cependant elle fut aussi plus imparfaite à un autre point de vue.

 

Saint Paul ne fut pas ravi en la vision de Dieu pour qu’il soit bienheureux absolument, mais pour qu’il soit témoin de la béatitude des saints, et des mystères divins qui lui furent révélés. Par conséquent, il ne vit dans la vision du Verbe que les choses pour la connaissance desquelles il était ravi, et non toutes choses, comme ce sera le cas des bienheureux, surtout après la résurrection. Car alors, comme poursuit saint Augustin, « toutes choses seront évidentes, sans aucune fausseté, sans aucune ignorance ».

Question 14 : [La foi]

 

Introduction

 

Article 1 : Qu’est-ce que croire ?

Article 2 : Qu’est-ce que la foi ?

Article 3 : La foi est-elle une vertu ?

Article 4 : En quoi la foi se trouve-t-elle comme dans un sujet ?

Article 5 : La forme de la foi est-elle la charité ?

Article 6 : La foi informe est-elle une vertu ?

Article 7 : Y a-t-il un même habitus pour la foi informe et la foi formée ?

Article 8 : L’objet propre de la foi est-il la vérité première ?

Article 9 : La foi peut-elle porter sur des choses que l’on sait ?

Article 10 : Est-il nécessaire à l’homme d’avoir la foi ?

Article 11 : Est-il nécessaire de croire explicitement ?

Article 12 : La foi des modernes est-elle identique à celle des anciens ?

 

 

Article 1 : Qu’est-ce que croire ?

 

Objections :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Prédestination des saints, et l’on retrouve cela dans la Glose à propos de 2 Cor. 3, 5 : « non que nous soyons capables, etc. », que « croire, c’est réfléchir avec assentiment ». Il semble que ce soit aberrant.

 

Celui qui sait est distinct de celui qui croit, comme saint Augustin le montre clairement au livre sur la Vision de Dieu. Or celui qui sait, en tant que tel, réfléchit et donne son assentiment. On ne décrit donc pas convenablement l’acte de croire quand on dit que « croire, c’est réfléchir avec assentiment ».

 

La réflexion implique une certaine recherche : en effet, le mot latin cogitare (réfléchir) revient, pour ainsi dire, à co-agitare, c’est-à-dire discuter, et confronter une chose à l’autre. Or la notion de foi exclut la recherche, car saint Jean Damascène dit que « la foi est un assentiment sans recherche ». C’est donc à tort que l’on dit que « croire, c’est réfléchir avec assentiment ».

 

Croire est un acte de l’intelligence. Or l’assentiment semble appartenir à la volonté : car c’est par elle, dit-on, que nous consentons à quelque chose. L’assentiment n’appartient donc pas à l’acte de croire.

 

On ne dit de quelqu’un qu’il réfléchit, que s’il considère des choses actuellement, comme saint Augustin le montre clairement au quatorzième livre sur la Trinité. Or même celui qui ne réfléchit à rien actuellement, on dit qu’il croit : ainsi le fidèle endormi. Croire n’est donc pas réfléchir.

 

Une lumière simple est le principe d’une connaissance simple. Or la foi est une certaine lumière simple, comme Denys le montre clairement au septième chapitre des Noms divins. L’acte de croire qui a lieu par la foi est donc une connaissance simple ; et ainsi, il n’est pas l’acte de réfléchir, qui implique une connaissance par confrontation.

 

La foi, comme on le dit communément, donne son assentiment à la vérité première pour elle-même. Or celui qui donne son assentiment à quelque chose en confrontant, ne le donne pas pour cette chose, mais pour une autre chose à laquelle il confronte. Il n’y a donc pas de confrontation dans l’acte de croire, et ainsi, il n’y a pas non plus de réflexion.

 

 Il est dit que la foi est plus certaine que toute science et toute connaissance. Or les principes, à cause de leur certitude, sont connus sans réflexion ni confrontation. L’acte de croire est donc, lui aussi, sans réflexion.

 

La puissance spirituelle est plus puissante que la corporelle. La lumière spirituelle est donc, elle aussi, plus efficace que la corporelle. Or la lumière corporelle extérieure perfectionne l’œil pour qu’il connaisse immédiatement les visibles corporels, ce pour quoi la lumière innée ne suffisait pas. La lumière spirituelle qui vient de Dieu perfectionnera donc l’intelligence pour qu’elle connaisse aussi les choses pour lesquelles la raison naturelle ne suffit pas, sans aucune confrontation ni réflexion ; et ainsi, l’acte de croire a lieu sans réflexion.

 

 La puissance cogitative est posée par les philosophes dans la partie sensitive. Or croire n’appartient qu’à l’esprit, comme dit saint Augustin. Croire n’est donc pas réfléchir (cogitare).

 

 

Réponse :

 

La description que fait saint Augustin de l’acte de croire est adéquate, puisque par une telle définition son être est montré, ainsi que sa distinction de tous les autres actes de l’intelligence ; et en voici la preuve.

 

Notre intelligence, suivant le Philosophe au livre sur l’Âme, a deux opérations. L’une par laquelle elle forme les simples quiddités des réalités, comme ce qu’est l’homme, ou ce qu’est l’animal ; et dans cette opération ne se rencontrent pas le vrai par soi, ni le faux, et dans les expressions incomplexes non plus. L’autre opération de l’intelligence est celle par laquelle elle compose et divise, en affirmant et en niant : et c’est en celle-ci que l’on trouve le vrai et le faux, comme aussi dans l’expression complexe, qui est son signe. Or l’acte de croire ne se trouve pas dans la première opération, mais seulement dans la seconde : en effet, nous croyons au vrai et nous refusons de croire le faux. Et c’est aussi la raison pour laquelle, chez les Arabes, la première opération de l’intelligence est appelée imagination de l’intelligence, et la seconde est appelée foi, comme cela ressort clairement des paroles du Commentateur au troisième livre sur l’Âme.

 

Or puisque l’intellect possible, en ce qui le concerne, est en puissance relativement à toutes les formes intelligibles, comme aussi la matière prime l’est relativement à toutes les formes sensibles, il n’est pas non plus, quant à lui, déterminé à adhérer à la composition plutôt qu’à la division, ou vice versa. Or tout ce qui est indéterminé par rapport à deux choses, n’est déterminé à l’une d’elles que par quelque chose qui le meut. Or l’intellect possible n’est mû que par deux choses, qui sont l’objet propre, qui est la forme intelligible, c’est-à-dire la quiddité, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme, et par la volonté, qui meut toutes les autres puissances, comme dit Anselme. Ainsi donc, notre intellect possible se rapporte diversement aux parties de la contradiction.

 

Parfois, en effet, elle n’est pas inclinée à l’une plutôt qu’à l’autre, soit à cause du défaut des moteurs, comme dans les problèmes dont nous n’avons pas les solutions ; soit à cause de l’apparente égalité des choses qui meuvent à l’une et l’autre partie. Et telle est la disposition de celui qui doute : il fluctue entre les deux parties de la contradiction.

 

Quelquefois, par contre, l’intelligence est inclinée à l’une plutôt qu’à l’autre ; cependant cette chose qui incline ne meut pas suffisamment l’intelligence pour la déterminer totalement à l’une des parties ; par conséquent, elle accepte certes une partie, mais doute toujours de l’opposée. Et telle est la disposition de celui qui a une opinion : il accepte une partie de la contradiction avec la crainte de l’autre.

 

Mais parfois, l’intellect possible est déterminé à adhérer totalement à une seule partie ; or il l’est tantôt par l’intelligible, tantôt par la volonté. Par l’intelligible, soit médiatement, soit immédiatement. Immédiatement, lorsque par les intelligibles eux-mêmes la vérité des propositions apparaît immédiatement et infailliblement à l’intelligence. Et telle est la disposition de celui qui a l’intelligence des principes, qui sont immédiatement connus dès que les termes le sont, comme dit le Philosophe. Et ainsi, par la quiddité elle-même, l’intelligence est immédiatement déterminée à ce genre de propositions. Médiatement, lorsqu’une fois connues les définitions des termes, l’intelligence est déterminée à l’une des parties de la contradiction en vertu des premiers principes. Et telle est la disposition de celui qui sait. Mais parfois, l’intelligence ne peut être déterminée à l’une des parties de la contradiction ni immédiatement par les définitions mêmes des termes, comme dans les principes, ni non plus par la force des principes, comme c’est le cas dans les conclusions d’une démonstration ; mais elle est déterminée par la volonté, qui choisit d’assentir à une seule partie de façon précise et déterminée, à cause d’une chose qui est suffisante à mouvoir la volonté mais non à mouvoir l’intelligence, par exemple parce qu’il semble bon ou convenable d’assentir à cette partie. Et telle est la disposition du croyant, comme lorsque quelqu’un croit aux paroles d’un homme parce que cela lui paraît convenable ou utile. Et ainsi également nous sommes mus à croire aux paroles de Dieu parce qu’une récompense de vie éternelle, si nous avons cru, nous est promise : et par cette récompense la volonté est mue à assentir aux choses qui sont dites, bien que l’intelligence ne soit pas mue par une chose qu’elle comprend. Voilà pourquoi saint Augustin dit que l’on peut faire d’autres choses malgré soi, mais « on ne peut croire sans le vouloir ».

 

Il ressort donc de ce qu’on a dit que l’assentiment ne se rencontre pas dans cette opération de l’intelligence par laquelle elle forme les simples quiddités des réalités, puisque le vrai et le faux n’y sont pas ; car on dit que nous assentons à quelque chose seulement lorsque nous y adhérons comme au vrai. De même aussi, celui qui doute n’a pas d’assentiment, puisqu’il n’adhère pas à une partie plutôt qu’à l’autre. Non plus, de même, celui qui a une opinion, puisque son accceptation de l’une des parties n’est pas affermie. Or la sentence, comme disent Isaac et Avicenne, « est la conception distincte et très certaine de l’une des parties de la contradiction » ; et « assentir » vient de « sentence ». Celui qui a l’intelligence [des principes] a certes un assentiment, parce qu’il adhère de façon très certaine à l’une des parties ; mais il n’a pas la réflexion, parce qu’il est déterminé à une seule chose sans aucune confrontation. Celui qui sait, en revanche, possède et la réflexion et l’assentiment ; mais une réflexion qui cause l’assentiment, et un assentiment terminant la réflexion. Car par la confrontation même des principes aux conclusions, il donne son assentiment aux conclusions en les analysant par les principes, et là s’arrête et se repose le mouvement de celui qui réfléchit. Dans la science, en effet, le mouvement de la raison commence par l’intelligence des principes, et se termine au même point par la voie d’analyse ; et ainsi, elle ne possède pas l’assentiment et la réflexion comme à égalité, mais la réflexion induit l’assentiment, et l’assentiment met la réflexion au repos. Mais dans la foi, l’assentiment et la réflexion sont comme à égalité. Car l’assentiment n’est pas causé par la réflexion, mais par la volonté, comme on l’a dit. Mais parce que l’intelligence n’est pas déterminée à une seule chose de telle sorte qu’elle soit amenée à son terme propre, qui est la vision de quelque intelligible, de là vient que son mouvement n’est pas encore apaisé, mais possède encore une réflexion et une recherche à propos des choses qu’elle croit, bien qu’elle y donne un très ferme assentiment. Car en ce qui la concerne, elle demeure insatisfaite, et n’est pas déterminée à un seul terme, mais elle est déterminée seulement de l’extérieur. Et de là vient que l’intelligence du croyant est dite captivée, parce qu’elle est tenue par des termes étrangers et non propres. 2 Cor. 10, 5 : « Nous réduisons en captivité tous les esprits, etc. » De là vient aussi qu’il peut s’élever dans le croyant un mouvement contraire à ce qu’il tient très fermement, quoique cela n’ait pas lieu dans l’intelligent ou le savant.

 

Ainsi donc, par l’assentiment, l’acte de croire est séparé de l’opération par laquelle l’intelligence regarde les formes simples, les quiddités, ainsi que du doute et de l’opinion ; par la réflexion, il se sépare de l’intelligence [des principes] ; et parce qu’il comporte ensemble et comme à égalité l’assentiment et la réflexion, il se sépare de la science.

 

 

Réponse aux objections :

 

On voit dès lors clairement la solution au premier argument.

 

La foi est appelée un assentiment sans recherche, en ce sens que le consentement ou l’assentiment de la foi n’est pas causé par une recherche de la raison ; cependant, cela n’exclut pas qu’il demeure dans l’intelligence du croyant une réflexion ou une confrontation à propos des choses qu’il croit.

 

La volonté se rapporte à une puissance précédente — l’intelligence —, mais tel n’est pas le cas de l’intelligence. Et si l’assentiment appartient proprement à l’intelligence, c’est parce qu’il implique une adhésion absolue à ce à quoi l’assentiment est donné ; tandis que le consentement appartient proprement à la volonté, car consentir, c’est partager les sentiments d’autrui, et ainsi, cela implique une relation ou une comparaison à quelque chose qui précède.

 

Parce que les habitus sont connus au moyen des actes, et que les principes des actes sont les habitus eux-mêmes, de là vient que parfois l’on désigne les habitus par les noms des actes ; et ainsi, les noms des actes sont tantôt pris au sens propre, c’est-à-dire pour les actes mêmes, tantôt pour les habitus. Donc le croire, pour autant qu’il implique l’acte de foi, comporte toujours une considération actuelle ; mais non dans le sens où le croire est pris comme un habitus : en ce sens, l’on dit que le dormeur croit, parce qu’il possède l’habitus de foi.

 

La foi comporte une part de perfection et une part d’imperfection. La part de perfection est cette fermeté qui appartient à l’assentiment ; mais la part d’imperfection est la carence de vision, à cause de laquelle il reste encore dans l’esprit du croyant un mouvement de réflexion. La part de perfection, c’est-à-dire l’assentiment, est donc causée par la lumière simple qu’est la foi ; mais dans la mesure où cette lumière n’est pas parfaitement participée, l’imperfection de l’intelligence n’est pas totalement ôtée : et ainsi, il reste en elle un mouvement inapaisé de réflexion.

 

Cet argument prouve, ou conclut, que la réflexion n’est pas la cause de l’assentiment de foi ; mais non qu’elle n’accompagne pas l’assentiment de foi.

 

La certitude peut impliquer deux choses : à savoir, la fermeté de l’adhésion ; et de ce point de vue, la foi est plus certaine que toute intelligence et toute science, car la vérité première, qui cause l’assentiment de foi, est une cause plus forte que la lumière de la raison, qui cause l’assentiment de l’intelligence ou de la science. Elle implique aussi l’évidence de ce à quoi l’assentiment est donné ; et de ce point de vue, la foi n’a pas la certitude, mais la science et l’intelligence l’ont : et de là vient que l’intelligence [des principes] ne comporte pas de réflexion.

 

Cet argument conclurait à bon droit si nous participions parfaitement à cette lumière spirituelle : et ce sera le cas dans la patrie, où nous verrons parfaitement les choses que nous croyons maintenant. Mais pour l’heure, si les choses pour la connaissance desquelles cette lumière perfectionne n’apparaissent pas manifestement, cela vient d’une participation défectueuse à cette lumière spirituelle, non de son [manque d’] efficacité.

 

La puissance cogitative est ce qu’il y a de plus élevé dans la partie sensitive, et c’est pourquoi elle atteint d’une certaine façon la partie intellective, de sorte qu’elle participe à ce qu’il y a de plus bas dans la partie intellective, c’est-à-dire le processus discursif de la raison, suivant la règle donnée par Denys au septième chapitre des Noms divins : « l’extrémité inférieure d’un rang plus élevé est unie à l’extrémité supérieure d’un rang subalterne ». Voilà pourquoi la puissance cogitative est elle-même appelée raison particulière, comme cela est clairement montré par le Commentateur au troisième livre sur l’Âme ; et cela ne vaut que pour l’homme, car à sa place il y a chez les bêtes l’estimation naturelle. Et c’est pourquoi la raison universelle, qui est dans la partie intellective, est parfois aussi appelée elle-même cogitative, à cause de la ressemblance d’opération.

Article 2 : Qu’est-ce que la foi ?

 

L’Apôtre dit en Hébr. 11, 1 que c’est « la substance des choses que l’on doit espérer, et la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas ».

 

Objections :

 

Il semble qu’il dise mal.

 

Aucune qualité n’est une substance. Or la foi est une qualité, puisqu’elle est une vertu, ce qui est une qualité bonne, etc. La foi n’est donc pas une substance.

 

L’être spirituel est surajouté à l’être naturel, et il en est la perfection ; aussi doit-il lui être semblable. Or dans l’être naturel de l’homme, on dit que la substance est l’essence même de l’âme, qui est l’acte premier, et non la puissance, qui est le principe de l’acte second. Donc dans l’être spirituel non plus, l’on ne doit pas dire que la substance est la foi elle-même — ou quelque autre vertu, qui est principe prochain d’opération, et donc perfectionne la puissance — mais plutôt la grâce, dont provient l’être spirituel lui-même comme d’un acte premier, et qui perfectionne l’essence même de l’âme.

 

[Le répondant] disait que la foi est appelée substance en tant qu’elle est la première entre les vertus. En sens contraire, il y a trois façons de considérer les vertus : du point de vue des habitus, de celui des objets et de celui des puissances. Or quant aux habitus, la foi n’est pas avant les autres. En effet, il semble qu’on ne donne cette définition de la foi que dans la mesure où celle-ci est formée, car c’est dans ce cas seulement qu’elle est un fondement, comme dit saint Augustin. Or les habitus gratuits sont tous infusés en même temps. De même quant aux objets, la foi ne semble pas non plus être avant les autres. Car la foi ne tend pas plus à la vérité première, qui semble être son objet propre, que la charité ne tend au souverain bien, ou l’espérance à ce qu’il y a de plus ardu, ou à la souveraine libéralité de Dieu. De même aussi quant aux puissances, car toute vertu gratuite semble regarder la volonté. La foi n’est donc nullement antérieure aux autres ; et ainsi, on ne doit pas la dire fondement ou substance des autres.

 

Les choses que l’on doit espérer résident en nous plus par la charité que par la foi. Cette définition semble donc mieux convenir à la charité qu’à la foi.

 

Puisque l’espérance est engendrée par la foi, comme le montre clairement la Glose en Mt 1, 2, si l’on définit correctement l’espérance, il est nécessaire de poser la foi dans sa définition ; or l’espérance est posée dans la définition de la chose à espérer. Si donc celle-ci est posée dans la définition de la foi, il y aura un cercle dans les définitions ; ce qui est aberrant, car alors quelque chose sera antérieur à soi-même et plus connu que soi-même. Il se produira en effet que le même sera posé dans sa propre définition, si nous remplaçons les noms par leurs définitions ; il arrivera aussi que des définitions soient sans fin.

 

 Les objets d’habitus différents sont différents. Or les vertus théologales ont la même chose pour fin et pour objet. Il est donc nécessaire, dans les vertus théologales, que les fins de vertus différentes soient différentes. Or la chose à espérer est la fin propre de l’espérance. Elle ne doit donc être posée dans la définition de la foi ni comme fin ni comme objet.

 

La foi est perfectionnée plutôt par la charité que par l’espérance ; et c’est pourquoi on dit qu’elle est formée par la charité. Dans la définition de la foi, l’on doit donc poser l’objet de la charité, qui est le bien ou ce qu’il faut aimer, plutôt que l’objet de l’espérance, qui est la chose que l’on doit espérer.

 

La foi regarde surtout les articles eux-mêmes. Or tous les articles ne concernent pas les choses que l’on doit espérer, mais seulement un ou deux : la résurrection de la chair et la vie éternelle. La chose que l’on doit espérer ne devait donc pas être posée dans la définition de la foi.

 

L’argument est un acte de la raison. Or la foi porte sur des choses qui sont au-dessus de la raison. La foi ne doit donc pas être appelée argumentum.

 

10° Deux mouvements sont dans l’âme : l’un de l’âme, l’autre vers l’âme. Dans le mouvement vers l’âme, le principe est extérieur, tandis que dans le mouvement qui part d’elle, il est intérieur. Or le principe intérieur et le principe extérieur ne peuvent être identiques. Il ne peut donc y avoir un même principe pour le mouvement qui va vers l’âme et pour celui qui part de l’âme. Or la connaissance s’accomplit dans un mouvement vers l’âme ; mais l’amour, dans un mouvement qui part d’elle. Donc ni la foi ni rien d’autre ne peut être principe d’amour et de connaissance ; il est donc aberrant de poser dans la définition de la foi quelque chose qui appartient à l’amour, à savoir « la substance des choses que l’on doit espérer », et quelque chose qui appartient à la connaissance, à savoir « la preuve de celles qu’on ne voit pas ».

 

11° Un habitus unique ne peut appartenir à diverses puissances. Or les puissances affective et intellective sont différentes. Puis donc que la foi est un habitus unique, il ne peut concerner la connaissance et l’amour ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

12° Un habitus unique a un acte unique. Puis donc que deux actes sont posés dans la définition de la foi — à savoir, faire que les choses que l’on doit espérer subsistent en nous, et quant à cet acte il est dit : « la substance des choses que l’on doit espérer », et convaincre l’esprit, et quant à cet autre il est dit : « la preuve de celles qu’on ne voit pas » — il semble qu’elle soit décrite de façon aberrante.

 

13° L’intelligence est antérieure à la volonté. Or la mention « la substance des choses que l’on doit espérer » concerne la volonté, tandis que ce qui suit : « la preuve de celles qu’on ne voit pas » concerne l’intelligence. Les parties de la description susmentionnée sont donc mal ordonnées.

 

14° L’argument est ainsi nommé parce qu’il argue pour que l’esprit donne son assentiment à quelque chose. Or l’esprit est convaincu d’assentir à des choses parce qu’elles lui deviennent apparentes. Il semble donc qu’il y ait une opposition dans les termes du second membre : « la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas ».

 

15° La foi est une certaine connaissance. Or toute connaissance vient de ce qu’une chose apparaît à celui qui connaît ; en effet, tant dans la connaissance sensitive que dans l’intellective, quelque chose apparaît. Il est donc aberrant de dire que la foi porte sur des choses qu’on ne voit pas.

 

 

Réponse :

 

Selon certains, l’Apôtre ne veut pas montrer par cette définition ce qu’est la foi, mais plutôt ce qu’elle fait. Mais, semble-t-il, il faudrait plutôt dire que cette notification de la foi en est une définition très complète : non qu’elle soit donnée suivant la forme canonique de la définition, mais parce qu’en elle, toutes les choses exigées pour la définition de la foi sont suffisamment touchées. En effet, il suffit parfois aux philosophes eux-mêmes de signaler les principes des syllogismes et des définitions, car lorsqu’on est en leur possession, il n’est pas difficile de revenir à une forme rigoureuse selon les règles de l’art. Or trois considérations vont en fournir la preuve.

 

D’abord celle-ci, que tous les principes dont l’être de la foi dépend sont indiqués dans cette définition. En effet, la disposition du croyant, comme on l’a déjà dit, est telle que l’intelligence est déterminée à quelque chose par la volonté, et la volonté n’agit qu’en tant qu’elle est mue par son objet, qui est le bien appétible et la fin ; par conséquent, deux principes sont requis pour la foi : un premier qui est le bien qui meut la volonté, et en second lieu ce à quoi l’intelligence donne son assentiment sous l’action de la volonté. Or le bien ultime de l’homme, qui meut en premier comme une fin ultime la volonté, est double. L’un d’eux est proportionné à la nature humaine, car les puissances naturelles suffisent pour l’obtenir ; et ce bien est la félicité dont les philosophes ont parlé : soit la contemplative, qui consiste dans l’acte de la sagesse ; soit l’active, qui consiste d’abord dans l’acte de la prudence, et conséquemment dans les actes des autres vertus morales. L’autre est le bien de l’homme qui dépasse la mesure de la nature humaine, car les puissances naturelles ne suffisent pas pour l’obtenir, ni même pour le connaître ou le désirer, mais il est promis à l’homme par la seule libéralité divine ; 1 Cor. 2, 9 : « l’œil n’a point vu, etc. », et ce bien est la vie éternelle. Et par lui, la volonté est inclinée à assentir aux choses qu’elle tient par la foi ; Jn 6, 40 : « Quiconque voit le Fils et croit en lui, a la vie éternelle. » Or rien ne peut être ordonné à quelque fin s’il ne préexiste en lui un certain rapport à la fin, d’où provienne en lui le désir de la fin ; et c’est le cas lorsqu’un commencement de la fin se fait en lui, car quelque chose ne recherche le bien que dans la mesure où il possède quelque ressemblance de ce bien. Et c’est pourquoi il y a dans la nature humaine un certain commencement de ce bien qui est proportionné à la nature : car en elle préexistent naturellement les principes des démonstrations évidents par soi, qui sont des semences de la contemplation de la sagesse, ainsi que les principes du droit naturel, qui sont les semences des vertus morales. Il est donc également nécessaire, pour que l’homme soit ordonné au bien de la vie éternelle, qu’un certain commencement de celle-ci se fasse en celui à qui elle est promise. Or la vie éternelle consiste dans la pleine connaissance de Dieu, comme le montre clairement Jn 17, 3 : « Or la vie éternelle, c’est, etc. » ; il est donc nécessaire qu’un commencement de cette connaissance surnaturelle se fasse en nous ; et cela a lieu par la foi, qui tient par une lumière infuse les choses qui dépassent la connaissance naturelle. Or la règle générale, dans les touts qui ont des parties ordonnées, c’est que la première partie, en laquelle se trouve un commencement de l’ensemble, est appelée la substance du tout : par exemple les fondations de la maison, et la carène d’un vaisseau ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au onzième livre de la Métaphysique que si l’étant était un tout unique, sa première partie serait la substance. Et ainsi, la foi, en tant qu’elle est en nous un certain commencement de la vie éternelle, que nous espérons par la promesse divine, est appelée la substance des choses que l’on doit espérer : et donc en cela est touché le rapport de la foi au bien qui meut la volonté, qui à son tour détermine l’intelligence. Or la volonté mue par le bien susdit propose à l’intelligence naturelle une chose non apparente comme étant digne qu’il y soit assenti ; et de la sorte, elle la détermine à ce non-apparent, c’est-à-dire pour qu’elle y donne son assentiment. Donc, de même que l’intelligible qui est vu par l’intelligence détermine celle-ci, et pour cette raison l’on dit qu’il convainc l’esprit, de même aussi une chose non apparente à l’intelligence la détermine, et convainc l’esprit du fait même que la volonté a accepté qu’il y soit assenti. Voilà pourquoi selon une autre leçon la foi est appelée conviction, parce qu’elle convainc l’intelligence de la façon susdite ; et ainsi, dans la mention « la preuve de celles qu’on ne voit pas » est touchée la comparaison de la foi à ce à quoi l’intelligence donne son assentiment. Ainsi donc, nous avons la matière de la foi ou son objet dans la mention « de celles qu’on ne voit pas » ; l’acte dans la mention « la preuve » ; la relation à la fin dans la mention « la substance des choses que l’on doit espérer ». Or l’acte renvoie et au genre, c’est-à-dire à l’habitus, qui est connu par l’acte, et au sujet, qui est l’esprit ; et il n’en faut pas plus pour définir une vertu. Il est facile, dès lors, de former artificiellement une définition qui suive ce qu’on a dit : nous dirons que la foi est un habitus de l’esprit, par lequel la vie éternelle commence en nous, et qui fait assentir l’intelligence à des choses qu’on ne voit pas.

 

La deuxième preuve est que, par cette définition, la foi est distinguée de toutes les autres choses. En effet, par la mention « de celles qu’on ne voit pas », la foi est distinguée de la science et de l’intelligence [des principes]. Par la mention « la preuve », elle est distinguée de l’opinion et du doute, en lesquels l’esprit n’est pas convaincu, c’est-à-dire n’est pas déterminé à une seule chose ; et semblablement, de tous les habitus qui ne sont pas cognitifs. Par la mention « la substance des choses que l’on doit espérer », elle est distinguée de la foi prise communément, au sens où l’on dit que nous croyons ce dont nous avons une opinion véhémente, ou reposant sur le témoignage de quelque homme ; et en outre, elle est distinguée de la prudence et des autres habitus cognitifs, qui ne sont pas ordonnés aux choses que l’on doit espérer ; ou bien, s’ils leur sont ordonnés, ce n’est point par eux que se fait le propre commencement en nous des choses que l’on doit espérer.

 

La troisième preuve vient de la considération suivante : tous ceux qui ont voulu définir la foi n’ont pu la définir autrement qu’en renfermant sous d’autres termes soit toute la définition, soit une partie de celle-ci. Car ce que dit saint Jean Damascène : « la foi est la substance des choses que l’on espère, la preuve de celles qu’on ne voit pas », il est clair que c’est expressément identique à ce que l’Apôtre dit. Mais ce que saint Jean Damascène ajoute : « c’est aussi l’espoir, qui ne doute ni ne discute de ce que Dieu nous a annoncé et de l’exaucement de nos prières », est une sorte d’explication de ce qu’il avait dit : « la substance des choses que l’on doit espérer ». En effet, les choses que l’on doit espérer sont principalement les récompenses qui nous sont promises par Dieu ; et secondairement toutes les autres choses nécessaires à cela, que nous demandons à Dieu, et dont on a une espérance certaine par la foi ; or celle-ci ne peut ni faire défaut — et c’est pourquoi il est dit : « qui ne doute » — ni être justement réprouvée comme vaine, et c’est pourquoi il est dit « ni ne discute ». Quant à ce que dit saint Augustin : « la foi est la vertu par laquelle on croit les choses qu’on ne voit pas », et encore saint Jean Damascène : « la foi est un assentiment sans recherches », et Hugues de Saint-Victor : « la foi est une certitude de l’âme sur des choses absentes, supérieure à l’opinion et inférieure à la science », tout cela est identique à ce que dit l’Apôtre : « la preuve de celles qu’on ne voit pas ». Cependant la foi est dite « inférieure à la science », parce qu’elle n’a pas la vision comme la science, bien qu’elle ait une adhésion aussi ferme. Et elle est dite « supérieure à l’opinion » à cause de la fermeté de l’assentiment. Et de la sorte, elle est dite « inférieure à la science » en tant qu’elle traite « de celles qu’on ne voit pas », et « supérieure à l’opinion » en tant qu’elle est « la preuve ». Les autres choses ressortent clairement de ce qu’on a déjà dit. Enfin, ce que dit Denys au septième chapitre des Noms divins : « la foi est la base inébranlable des fidèles qu’elle établit dans la vérité et en qui elle établit la vérité », cela est identique à ce que dit l’Apôtre : « la substance des choses que l’on doit espérer ». En effet, la connaissance de la vérité est la chose que l’on doit espérer, puisque la béatitude n’est rien d’autre que la joie de la vérité, comme dit saint Augustin au livre des Confessions.

 

 

Réponse aux objections :

 

La foi est appelée substance, non qu’elle soit dans le genre de la substance, mais par une certaine ressemblance à la substance, c’est-à-dire en tant qu’elle est un premier commencement et comme une certain fondement de toute la vie spirituelle, comme la substance est le fondement de tous les étants.

 

L’Apôtre veut comparer la foi non pas aux choses qui sont au-dedans, mais à celles qui sont au-dehors. Or, bien que l’essence de l’âme, dans l’être naturel, soit premier et substance relativement aux puissances et aux habitus, et à tout ce qui en découle et qui est au-dedans, cependant la relation aux réalités extérieures ne se rencontre pas dans l’essence, mais en premier dans la puissance ; ni, de même, dans la grâce, mais dans la vertu, et en premier dans la foi. L’on ne pouvait donc dire que la substance des choses que l’on doit espérer était la grâce, mais la foi.

 

La foi précède les autres vertus et du côté de l’objet, et du côté de la puissance, et du côté de l’habitus. Du côté de l’objet, non point parce qu’elle-même tendrait plus vers son objet que les autres vertus vers le leur, mais parce que son objet meut naturellement avant celui de la charité et des autres vertus. Et cela est évident, car le bien ne meut que s’il est connu auparavant, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; alors que le vrai, pour mouvoir l’intelligence, n’a besoin d’aucun mouvement de l’appétit. Et de là vient aussi que l’acte de foi est naturellement avant l’acte de charité ; et de même aussi pour les habitus, bien qu’ils soient temporellement simultanés, lorsque la foi est formée ; et pour la même raison la puissance cognitive est naturellement avant l’affective. Or la foi est dans la cognitive : cela ressort de ce que l’objet propre de la foi est le vrai, et non le bien ; mais elle a d’une certaine façon un achèvement dans la volonté, comme on le dira plus loin.

 

Il ressort maintenant de ce qu’on a dit que le premier commencement des choses que l’on doit espérer ne se fait pas en nous par la charité, mais par la foi ; et la charité n’est pas non plus une preuve ; cette description ne lui convient donc nullement.

 

Parce que le bien qui incline à la foi dépasse la raison, il est aussi impossible à nommer ; voilà pourquoi l’Apôtre, en faisant une périphrase, a posé à sa place la chose que l’on doit espérer ; ce qui se produit fréquemment dans les définitions.

 

Toute puissance a une fin, qui est son bien ; cependant, toute puissance ne se rapporte pas à la notion de fin ou de bien en tant que tel, mais c’est seulement la volonté. Et si la volonté meut toutes les autres puissances, c’est parce que tout mouvement commence par l’intention de la fin. Donc, bien que le vrai soit la fin de la foi, cependant le vrai n’implique pas la notion de fin ; il ne devait donc pas être posé comme la fin de la foi, mais ce devait être quelque chose qui appartienne à la volonté.

 

La chose qu’il faut aimer peut être présente ou absente, mais la chose que l’on doit espérer ne peut être qu’absente. Rom. 8, 24 : « car ce qu’on voit, pourquoi l’espérer ? » Puis donc que la foi porte sur des choses absentes, sa fin est plus proprement exprimée par la chose que l’on doit espérer que par la chose qu’il faut aimer.

 

L’article est comme la matière de la foi ; or la chose à espérer n’est pas posée comme matière, mais comme fin ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

« Argument » se dit en plusieurs sens. Parfois, en effet, il signifie l’acte même de la raison discourant des principes aux conclusions ; et parce que toute la force de l’argument consiste dans le moyen terme, ce dernier est parfois appelé lui aussi argument. Et de là vient aussi qu’on appelle parfois arguments les préambules des livres, en lesquels on offre quelque brève anticipation de toute l’œuvre qui suit. Et parce que l’argument permet de manifester quelque chose, et que le principe de la manifestation est la lumière, la lumière par laquelle une chose est connue peut être elle-même appelée « argument ». Et de ces quatre façons la foi peut être appelée argument. De la première façon, dans la mesure où la raison donne son assentiment à quelque chose parce que Dieu l’a dit ; et ainsi, l’assentiment est causé dans le croyant par l’autorité de celui qui parle ; car en dialectique aussi, quelque argument se prend de l’autorité. De la deuxième façon, la foi est appelée « la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas », en tant que la foi des fidèles est un médium pour prouver que les choses qu’on ne voit pas existent ; ou bien en tant que la foi des pères nous est un médium qui nous porte à croire ; ou encore en tant que la foi à un article est un médium pour la foi à un autre article, comme la Résurrection du Christ pour la résurrection générale, comme cela est évident en 1 Cor. 16, 12. De la troisième façon, dans la mesure où la foi est elle-même une certaine anticipation brève de la connaissance que nous aurons dans le futur. De la quatrième façon, quant à la lumière même de la foi, grâce à laquelle les choses crédibles sont connues. Et si l’on dit que la foi est au-dessus de la raison, ce n’est pas qu’il n’y ait dans la foi nul acte de raison, mais c’est parce que la raison ne peut conduire à la vision des choses qui appartiennent à la foi.

 

10° L’acte de foi réside essentiellement dans la connaissance, et là est sa perfection quant à la forme ou l’espèce : on le voit bien par l’objet, comme on l’a dit. Mais quant à la fin, l’acte de foi est perfectionné dans l’amour, car c’est la charité qui donne à la foi d’être méritoire de la fin. Le commencement de la foi est aussi dans l’amour, en tant que la volonté détermine l’intelligence à assentir aux choses qui appartiennent à la foi. Mais cette volonté n’est un acte ni de charité ni d’espérance, c’est un certain appétit du bien promis. Et ainsi, il est clair que la foi n’est pas dans les deux puissances comme dans un sujet.

 

11° On voit dès lors clairement la réponse à la onzième objection.

 

12° Dans la mention « la substance des choses que l’on doit espérer », ce n’est pas l’acte de foi qui est touché, mais seulement la relation à la fin. L’acte de foi est touché par comparaison à l’objet dans la mention « la preuve de celles qu’on ne voit pas ».

 

13° Ce à quoi l’intelligence donne son assentiment ne meut pas celle-ci par une vertu propre, mais par l’inclination de la volonté. C’est pourquoi le bien qui meut la volonté se comporte dans l’assentiment de foi comme un premier moteur, tandis que ce à quoi l’intelligence donne son assentiment est comme un moteur mû. Voilà pourquoi, dans la définition de la foi, la comparaison de celle-ci au bien de la volonté est posée avant l’objet propre.

 

14° La foi ne convainc pas l’esprit par l’évidence de la chose, mais par l’inclination de la volonté, comme on l’a dit, l’argument n’est donc pas concluant.

 

15° La connaissance peut impliquer deux choses : la vision et l’assentiment. Quant à la vision, la connaissance s’oppose à la foi ; c’est pourquoi saint Grégoire dit que « les choses qui sont visibles ne relèvent pas de la foi, mais de la connaissance » ; et selon saint Augustin au livre sur la Vision de Dieu, sont dites « vues » les choses qui sont à portée du sens ou de l’intelligence. Et l’on dit que des choses sont à portée de l’intelligence lorsqu’elles ne dépassent pas sa capacité. Mais quant à la certitude de l’assentiment, la foi est une connaissance, et pour cette raison elle peut aussi être appelée science et vision, suivant ce passage de 1 Cor. 13, 12 : « Nous voyons maintenant comme par un miroir, en énigme. » Et c’est ce que dit saint Augustin au livre sur la Vision de Dieu : « Si donc nous pouvons dire en toute convenance que nous savons ce que nous croyons d’une manière certaine, nous pouvons dire aussi que nous voyons avec les yeux de l’esprit ce que la raison permet de croire, bien que cela ne soit pas présent à nos sens. »

Article 3 : La foi est-elle une vertu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La vertu s’oppose à la connaissance ; et c’est pourquoi la science et la vertu sont posés comme des genres différents, comme cela est clairement montré au quatrième livre des Topiques. Or la foi est contenue dans la connaissance. Elle n’est donc pas une vertu.

 

[Le répondant] disait que, de même que l’ignorance est un vice parce qu’il est causé par une certaine négligence à savoir, de même aussi la foi est une vertu parce qu’elle consiste dans la volonté du croyant. En sens contraire : une chose ne peut être une faute du seul fait qu’elle est causée par une faute ; sinon la peine en tant que telle serait une faute ; donc l’ignorance ne peut pas non plus être appelée vice parce qu’elle naît du vice de négligence ; donc, pour la même raison, que la foi s’ensuive de la volonté ne peut non plus la faire appeler vertu.

 

On définit la vertu par rapport au bien ; en effet, la vertu est « ce qui rend bon celui qui la possède, et bonne son œuvre », comme il est dit au deuxième livre de l’Éthique. Or l’objet de la foi est le vrai, et non le bien. La foi n’est donc pas une vertu.

 

[Le répondant] disait que le vrai qui est l’objet de la foi est la vérité première, qui est en outre le souverain bien ; et de la sorte, la foi est une vertu. En sens contraire : La distinction des habitus et des actes se prend de la distinction formelle, et non matérielle, des objets : sinon, la vue et l’ouïe appartiendraient à la même puissance, car il arrive que le même soit audible et visible. Or, quelque identiques que soient réellement ce qui est bien et ce qui est vrai, la notion de vrai et celle de bien sont cependant formellement différentes. L’habitus qui tend au vrai suivant la notion de vrai se distingue donc de celui qui tend au bien sous l’aspect du bien ; et ainsi, l’on distinguera la foi de la vertu.

 

Le médium et les extrêmes sont dans le même genre, comme le montre clairement le Philosophe au dixième livre de la Métaphysique. Or la foi est intermédiaire entre la science et l’opinion ; Hugues de Saint-Victor dit en effet que « la foi est une certitude de l’esprit, supérieure à l’opinion et inférieure à la science ». Or ni l’opinion ni la science n’est une vertu. Donc la foi non plus.

 

La présence de l’objet n’ôte pas l’habitus de la vertu. Or l’objet de la foi est la vérité première, et quand celle-ci sera à portée de notre esprit de sorte que nous la voyions, alors ce ne sera plus la foi mais la vision. La foi n’est donc pas une vertu.

 

« La vertu est le dernier degré de la puissance », comme il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde. Or la foi n’est pas le dernier degré de la puissance humaine, car celle-ci peut quelque chose de plus : la claire vision. La foi n’est donc pas une vertu.

 

Selon saint Augustin au livre sur le Bien du mariage, c’est par les vertus que les puissances sont apprêtées à leurs actes. Or la foi n’apprête pas l’intelligence, mais plutôt l’empêche : car par elle l’intelligence est assujettie, comme on le voit bien en 2 Cor. 10, 5. La foi n’est donc pas une vertu.

 

Le Philosophe divise la vertu en intellectuelle et morale. Et c’est là une division par opposés immédiats, car l’intellectuelle est celle qui est dans le raisonnable par essence, tandis que la morale est celle qui est dans le raisonnable par participation ; et le raisonnable ne peut être pris autrement, ni la vertu humaine exister hors du raisonnable, pris en quelque façon. Or la foi n’est pas une vertu morale, car alors les actions et les passions seraient sa matière. Ni de même intellectuelle, puisqu’elle n’est aucune des cinq que le Philosophe pose au sixième livre de l’Éthique : car elle n’est ni la sagesse, ni l’intelligence, ni la science, ni l’art, ni la prudence. La foi n’est donc nullement une vertu.

 

10° Ce qui convient à une chose par l’extérieur, ne réside pas en elle essentiellement mais accidentellement. Or être une vertu ne convient à la foi que par autre chose, comme on le disait, c’est-à-dire par la volonté. Il est donc accidentel à la foi d’être une vertu ; et ainsi, on ne peut la poser comme une espèce de vertu.

 

11° Dans la prophétie, il y a une connaissance plus parfaite que dans la foi. Or la prophétie n’est pas posée comme une vertu. La foi ne doit donc pas non plus être appelée une vertu.

 

 

En sens contraire :

 

La vertu est la disposition du parfait au meilleur. Or cela convient à la foi ; car elle dispose l’homme à la béatitude, qui est le meilleur. La foi est donc une vertu.

 

Tout habitus par lequel on est conforté dans l’action et fortifié dans la passion, est une vertu. Or la foi est telle : « la foi est agissante par la charité » (Gal. 5, 6). Elle fortifie aussi les fidèles pour résister au Diable, comme il est dit en 1 Pet. 5, 9. Elle est donc une vertu.

 

Hugues de Saint-Victor dit qu’il y a trois vertus sacramentelles par lesquelles nous sommes initiés, ce sont la foi, l’espérance et la charité ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

Réponse :

 

Tous posent que la foi est une vertu. Pour le voir clairement, il faut noter que la vertu, suivant l’acception première de son nom, signifie l’achèvement de la puissance active. Or il y a deux puissances actives : l’une dont l’action a pour terme une chose faite au-dehors, comme l’action de la puissance édificative a pour terme l’édifice ; l’autre dont l’action ne se termine pas au-dehors, mais réside dans l’agent lui-même, comme la vision en celui qui voit, ainsi qu’on le trouve chez le Philosophe au neuvième livre de la Métaphysique. Or dans ces deux puissances, l’achèvement se comprend différemment. Car les actes des premières puissances, comme dit le Philosophe au même endroit, ne sont pas dans celui qui fait mais dans ce qui est fait ; et c’est pourquoi l’achèvement de la puissance y est considéré dans ce qui est fait. Ainsi dit-on que la vertu de celui qui porte des poids réside en ce qu’il porte le plus grand poids, comme on le voit clairement au premier livre sur le Ciel et le Monde ; et semblablement, la vertu du bâtisseur réside en ce qu’il construit la meilleure maison. Mais parce que l’acte de l’autre puissance réside dans l’agent, non dans une chose faite, l’achèvement de cette puissance se comprend suivant le mode d’action ; c’est-à-dire en sorte qu’il opère bien et convenablement, ce qui permet à son acte d’être appelé bon. Et de là vient que dans ce genre de puissances, on appelle vertu ce qui rend l’œuvre bonne.

 

Mais le bien ultime que considèrent le philosophe et le théologien n’est pas le même. En effet, le philosophe considère comme le bien ultime ce qui est proportionné aux forces humaines, et consiste dans l’acte de l’homme lui-même ; aussi dit-il que la félicité est une certaine opération. Voilà pourquoi, selon le Philosophe, l’acte bon, dont le principe est appelé vertu, est appelé tel dans l’absolu, en tant qu’il s’ajoute à la puissance en la perfectionnant. Par conséquent, tout habitus que le Philosophe trouve élicitant un tel acte, il dit que c’est une vertu, qu’elle soit dans la partie intellective — comme la science, l’intelligence et ce genre de vertus intellectuelles, dont l’acte est le bien de la puissance elle-même, qui est de considérer le vrai — ou dans la partie affective, comme la tempérance, la force et les autres vertus morales.

 

Mais le théologien considère comme le bien ultime ce qui dépasse le pouvoir de la nature, à savoir la vie éternelle, comme on l’a déjà dit. C’est pourquoi, dans les actes humains, il ne considère pas le bien dans l’absolu — car il n’y pose pas la fin — mais en relation à ce bien qu’il pose comme fin : il affirme que cet acte seul est complètement bon, qui est ordonné du bien prochain au bien final, c’est-à-dire qui est méritoire de la vie éternelle ; et tout acte tel, il l’appelle un acte de vertu ; et tout habitus élicitant proprement un tel acte est appelé par lui vertu. Or un acte ne peut être appelé méritoire que lorsqu’il est établi au pouvoir de celui qui opère : car celui qui mérite, il est nécessaire qu’il produise quelque chose ; et il ne peut produire que ce qui est sien en quelque façon, c’est-à-dire ce qui vient de lui. Or un acte réside en notre pouvoir dans la mesure où il appartient à la volonté : qu’il lui appartienne comme élicité par elle, ainsi aimer et vouloir, ou bien comme commandé par elle, ainsi marcher et parler. Donc relativement à n’importe quel acte de ce genre peut être posée une vertu, qui élicite des actes parfaits dans un tel genre d’actes. Or l’acte de croire, comme on l’a déjà dit, ne comporte d’assentiment que par le commandement de la volonté ; donc dans son être, cet acte dépend de la volonté. Et de là vient que l’acte de croire peut lui-même être méritoire ; et la foi, qui est l’habitus qui l’élicite, est une vertu selon le théologien.

 

 

Réponse aux objections :

 

La connaissance et la science ne s’opposent pas à la vertu considérée dans l’absolu, mais à la vertu morale, qui est appelée vertu plus communément.

 

Bien qu’il ne suffise pas à la notion de vice ou de vertu qu’une chose soit causée par un vice ou une vertu, cependant il suffit, pour qu’un acte soit un acte de vice ou de vertu, qu’il puisse être commandé par un vice ou une vertu.

 

Le bien auquel la vertu ordonne ne doit pas être envisagé comme l’objet d’un acte, mais ce bien est l’acte parfait lui-même, que la vertu élicite. Or bien que le vrai diffère rationnellement du bien, cependant le fait même de considérer le vrai est un certain bien de l’intelligence ; et le fait même d’assentir à la vérité première pour elle-même est un certain bien méritoire. C’est pourquoi la foi, qui est ordonnée à cet acte, est appelée vertu.

 

On voit dès lors clairement la solution au quatrième argument.

 

Au sens où nous parlons maintenant de la vertu, ni la science ni l’opinion ne peut être appelée vertu, mais seulement la foi. Et quant à ce qui dans la foi appartient à la volonté, par où elle rentre, comme on l’a vu, dans le genre de la vertu, elle n’est pas intermédiaire entre la science et l’opinion, car dans la science et l’opinion aucune inclination ne vient de la volonté, mais seulement de la raison. Mais si nous parlions de celles-ci quant à ce qui appartient à la connaissance, alors ni l’opinion ni la foi ne serait une vertu, puisqu’elles n’ont pas une connaissance complète, mais que seule la science en a une.

 

La vérité première n’est objet propre de la foi que sous l’aspect suivant : en tant qu’on ne la voit pas ; et cela ressort clairement de la définition de l’Apôtre, où l’objet propre de la foi est posé comme non apparent. Par conséquent, lorsque la vérité première sera à portée de l’intelligence, elle perdra la raison formelle d’objet.

 

On dit que la foi est le dernier degré de la puissance, en tant qu’elle achève la puissance pour qu’elle élicite l’acte bon et méritoire. Or il n’est pas requis, pour la raison formelle de vertu, que par elle soit élicité l’acte le meilleur que cette puissance peut éliciter, puisqu’il arrive qu’il y ait dans la même puissance plusieurs vertus, dont l’une élicite un acte plus noble que l’autre, par exemple la magnificence et la libéralité.

 

Chaque fois que deux choses sont ordonnées entre elles, la perfection de l’inférieure est d’être soumis à la supérieure ; ainsi le concupiscible, qui est soumis à la raison. Donc on ne dit pas que l’habitus de la vertu apprête le concupiscible à l’acte pour qu’il la fasse librement s’échapper vers les concupiscibles, mais parce qu’il la rend parfaitement soumise à la raison. De même aussi, le bien de l’intelligence elle-même est d’être soumise à la volonté qui adhère à Dieu ; c’est pourquoi l’on dit que la foi apprête l’intelligence, en tant qu’elle l’assujettit à une telle volonté.

 

La foi n’est une vertu ni intellectuelle ni morale, mais elle est une vertu théologale. Or les vertus théologales, bien qu’elles rejoignent les intellectuelles ou les morales quant au sujet, en diffèrent cependant par l’objet. Car l’objet des vertus théologales est la fin ultime elle-même, tandis que l’objet des autres, ce sont les moyens. Or, si certaines vertus regardant la fin elle-même sont posées par les théologiens et non par les philosophes, c’est parce que la fin de la vie humaine, que les philosophes considèrent, ne dépasse pas le pouvoir de la nature : par conséquent, l’homme y tend par une inclination naturelle ; et ainsi, il n’est pas nécessaire qu’il soit élevé par des habitus à tendre vers cette fin, comme il est nécessaire qu’il soit élevé à tendre vers la fin qui dépasse le pouvoir de la nature, et que les théologiens considèrent.

 

10° La foi n’est dans l’intelligence que pour autant qu’elle est commandée par la volonté, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Donc, bien que ce qui est du côté de la volonté puisse être dit accidentel à l’intelligence, cela est cependant essentiel à la foi, comme ce qui appartient à la raison est accidentel au concupiscible, mais essentiel à la tempérance.

 

11° La prophétie ne dépend pas de la volonté de celui qui prophétise, comme il est dit en 2 Pet. 1, 21, tandis que la foi provient en quelque sorte de la volonté du croyant ; voilà pourquoi la prophétie ne peut, comme la foi, être appelée une vertu.

Article 4 : En quoi la foi se trouve-t-elle comme dans un sujet ?

 

Objections :

 

Il semble que ce ne soit pas dans la partie cognitive, mais dans l’affective.

 

La vertu semble être dans la partie affective, puisque la vertu est un certain « amour ordonné », comme dit saint Augustin au livre sur les Mœurs de l’Église. Or la foi est une vertu. Elle est donc dans la partie affective.

 

La vertu implique une certaine perfection ; elle est en effet « la disposition du parfait au meilleur », comme il est dit au septième livre de la Physique. Or, la foi ayant une part de perfection et une part d’imperfection, la part d’imperfection est du côté de la connaissance, tandis que la part de perfection vient de la volonté et consiste à adhérer fermement aux choses invisibles. Donc, en tant que vertu, elle est dans l’affective.

 

Saint Augustin écrit dans sa Lettre à Consentius que l’enfant, « quoiqu’il n’ait pas encore la foi qui réside dans la volonté de croire, » est déjà devenu fidèle par le sacrement de la foi ; d’où l’on tire expressément que la foi est dans la volonté.

 

Au livre sur la Prédestination des saints, saint Augustin dit que la foi qui consiste dans la volonté de croire est concernée par ce passage de l’Apôtre : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

La disposition et la perfection semblent appartenir au même sujet. Or la foi dispose à la gloire, qui est dans l’affective. La foi réside donc, elle aussi, dans l’affective.

 

Le mérite réside dans la volonté, car seule la volonté a la maîtrise de son acte. Or l’acte de foi est méritoire. C’est donc un acte de la volonté ; et ainsi, il semble qu’il réside dans la volonté.

 

[Le répondant] disait qu’elle est en même temps dans l’affective et la cognitive. En sens contraire : un habitus unique ne peut appartenir à deux puissances. Or la foi est un unique habitus. Elle ne peut donc être dans l’affective et la cognitive, qui sont deux puissances.

 

 

En sens contraire :

 

Un habitus qui perfectionne une puissance a son objet en commun avec elle : sinon il ne pourrait y avoir un acte unique de la puissance et de l’habitus. Or la foi n’a pas son objet en commun avec l’affective, mais seulement avec la cognitive, car l’objet de l’une et de l’autre est le vrai. La foi est donc dans la cognitive.

 

Saint Augustin dit dans sa Lettre à Consentius que la foi est une illumination de l’esprit relativement à la vérité première. Or être éclairé appartient à la cognitive. La foi est donc dans la partie cognitive.

 

Si l’on dit que la foi est dans la volonté, ce sera uniquement parce que nous croyons en le voulant. Or semblablement, nous effectuons toutes les œuvres des vertus en les connaissant, comme cela est clairement montré au deuxième livre de l’Éthique. Donc, pour la même raison, toutes les vertus seraient dans la partie cognitive ; ce qui est évidemment faux.

 

Par la grâce qui est dans les vertus est restaurée l’image, qui consiste dans les trois puissances : la mémoire, l’intelligence et la volonté. Or les trois vertus qui ont en premier un rapport à la grâce sont la foi, l’espérance et la charité. L’une d’elle sera donc dans l’intelligence. Or il est avéré que ce n’est pas l’espérance ni la charité. C’est donc la foi.

 

La puissance cognitive est au probable et à l’improbable ce que l’affective est à l’approuvable et au réprouvable. Or la vertu par laquelle ce qui est réprouvable selon la raison humaine est approuvé — à savoir la charité, par laquelle l’ennemi est aimé, lui qui semble naturellement réprouvable — est dans l’affective. Donc la foi, par laquelle est prouvé ou affirmé ce qui semble improbable à la raison, sera dans la cognitive.

 

 

Réponse :

 

Sur cette question, plusieurs opinions ont été avancées. Certains ont prétendu que la foi était dans les deux puissances, l’affective et la cognitive. Mais cela n’est nullement possible, si l’on pense qu’elle est à égalité dans les deux puissances. En effet, un unique habitus ne peut avoir qu’un seul acte ; et un acte unique ne peut appartenir à deux puissances à égalité. C’est pourquoi certains d’entre eux ont affirmé qu’elle est principalement dans l’affective. Mais cela ne semble pas vrai, puisque l’acte de croire implique lui-même une certaine réflexion, comme le montre clairement saint Augustin. Or la réflexion est un acte de la cognitive ; la foi est aussi appelée d’une certaine façon science et vision, comme on l’a déjà dit, et celles-ci appartiennent toutes deux à la cognitive.

 

D’autres disent que la foi est dans l’intelligence, mais pratique ; car ils disent que c’est à l’intelligence pratique que l’amour incline, ou que c’est elle que suit l’amour, ou elle qui incline à l’œuvre ; et ces trois choses se rencontrent dans la foi. Car par l’amour, l’on est incliné à la foi : en effet, nous croyons parce que nous voulons. L’amour même suit la foi, en tant que l’acte de foi engendre en quelque sorte l’acte de charité. L’amour dirige aussi vers l’œuvre : « car la foi opère par la charité » (Gal. 5, 6). Mais ceux-ci ne semblent pas comprendre ce qu’est l’intelligence pratique. En effet, l’intelligence pratique est identique à l’intelligence opérative : donc seule l’extension à l’œuvre fait qu’une intelligence est pratique. Or la relation à l’amour, soit antécédent soit conséquent, ne l’entraîne pas hors du genre de l’intelligence spéculative. Car si l’on n’était pas appliqué à la spéculation même de la vérité, il n’y aurait jamais de délectation dans l’acte de l’intelligence spéculative : ce qui va contre le Philosophe qui affirme au dixième livre de l’Éthique qu’il y a une très pure délectation dans l’acte de la spéculative. Et ce n’est pas n’importe quelle relation à l’œuvre qui fait que l’intelligence est pratique : car la simple spéculation peut être pour quelqu’un une occasion lointaine d’opérer quelque chose : par exemple, le philosophe spécule que l’âme est immortelle, et de là comme d’une cause éloignée il prend occasion d’opérer quelque chose. Mais l’intelligence pratique doit nécessairement être la règle prochaine de l’œuvre, pour prendre par là en considération l’opérable lui-même, ainsi que les raisons d’opérer ou les causes de l’œuvre. Or il est avéré que l’objet de la foi n’est pas le vrai opérable, mais le vrai incréé, sur lequel seul un acte de l’intelligence spéculative peut porter. Par conséquent, la foi est dans l’intelligence spéculative, bien que la foi soit comme une occasion lointaine d’opérer quelque chose : et pour cette raison, l’opération ne lui est attribuée que par l’intermédiaire de l’amour.

 

Il faut cependant savoir qu’elle n’est pas dans l’intelligence spéculative de façon absolue, mais pour autant qu’elle est soumise au commandement de la volonté ; comme aussi la tempérance est dans le concupiscible pour autant qu’elle participe en quelque façon à la raison. En effet, étant donné que, pour la bonté de l’acte d’une puissance, il est requis que cette puissance soit soumise à quelque puissance supérieure en suivant son commandement, non seulement il est requis de la puissance supérieure qu’elle soit parfaite à commander ou à diriger avec rectitude, mais aussi de l’inférieure qu’elle soit parfaite à obéir promptement. Aussi, celui qui a une raison droite mais un concupiscible insoumis n’a pas la vertu de tempérance, parce qu’il est harcelé par les passions, bien qu’il ne soit pas conduit par elles : et dans ce cas, il ne fait pas l’acte de vertu facilement et délectablement, ce qui est exigé pour la vertu ; mais il est nécessaire, pour que la tempérance soit possédée, que le concupiscible lui-même soit perfectionné par un habitus, afin qu’il soit soumis à la volonté sans difficulté. Et semblablement, (il est nécessaire) pour que l’intelligence suive promptement le commandement de la volonté, qu’il y ait un habitus dans l’intelligence spéculative elle-même ; et c’est l’habitus de foi divinement infusé.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cette parole de saint Augustin s’entend des vertus morales, dont il parle en cet endroit. Ou bien l’on peut dire qu’il parle des vertus quant à leur forme, qui est la charité.

 

Il y a une certaine perfection de la cognitive en ce qu’elle obtempère à la volonté qui adhère à Dieu.

 

Saint Augustin parle de l’acte de foi en disant qu’il est dans la volonté non pas comme dans un sujet mais comme dans une cause, en tant qu’il est commandé par la volonté.

 

Il faut répondre de la même façon au quatrième argument.

 

Il n’est pas nécessaire que la disposition et l’habitus soient dans le même, si ce n’est lorsque la disposition devient elle-même habitus ; comme on le voit clairement dans les membres du corps, en lequel la disposition d’un membre cause un effet dans un autre membre ; et semblablement dans les puissances de l’âme, car de la bonne disposition de l’imagination s’ensuit dans l’intelligence la perfection de la connaissance.

 

« Acte de la volonté » se dit non seulement de l’acte que la volonté élicite, mais aussi de celui que la volonté commande ; voilà pourquoi le mérite peut résider dans les deux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Un unique habitus ne peut appartenir à deux puissances à égalité ; mais il peut appartenir à l’une en tant qu’elle a une relation à l’autre ; et c’est le cas de la foi.

Article 5 : La forme de la foi est-elle la charité ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Si deux choses se divisent par opposition, l’une ne peut être la forme de l’autre. Or la foi et la charité se divisent par opposition. La charité n’est donc pas la forme de la foi.

 

[Le répondant] disait que, considérées en elles-mêmes, elles se divisent par opposition ; mais en tant qu’ordonnées à une fin unique, qu’elles méritent par leurs actes, la charité est alors la forme de la foi. En sens contraire : parmi les causes, deux sont extrinsèques, l’agent et la fin, et deux sont intrinsèques, la forme et la matière. Or, que deux causes différentes entre elles se rejoignent en un unique principe extrinsèque, n’est pas une raison pour qu’elles se rejoignent en un unique principe intrinsèque. Donc, que la charité soit la forme de la foi ne peut pas venir de ce que la foi et la charité sont ordonnées à une fin unique.

 

[Le répondant] disait que la charité n’est pas la forme intrinsèque de la foi, mais extrinsèque, quasi exemplaire. En sens contraire : la reproduction reçoit son espèce du modèle, c’est pourquoi saint Hilaire dit que « l’image est une espèce qui ne diffère pas de la chose qu’elle imite ». Or la foi ne reçoit pas son espèce de la charité. La charité ne peut donc être la forme exemplaire de la foi.

 

Toute forme est soit substantielle, soit accidentelle, soit exemplaire. Or la charité n’est par forme substantielle de la foi, car dans ce cas elle serait indispensable à son intégrité ; ni non plus forme accidentelle, car alors la foi serait plus noble que la charité, comme le sujet est plus noble que l’accident ; ni enfin exemplaire, car alors la charité pourrait exister sans la foi, comme le modèle peut exister sans la reproduction. La charité n’est donc pas la forme de la foi.

 

La récompense correspond au mérite. Or la récompense consiste principalement dans les trois dots que sont la vision, qui succède à la foi, la saisie, qui succède à l’espérance, et la fruition, qui correspond à la charité. Mais on dit que la récompense consiste principalement dans la vision ; c’est pourquoi saint Augustin dit que « cette vue est toute notre récompense ». Donc le mérite, comme la récompense, doit être attribué à la foi ; et ainsi, parce qu’elles sont ordonnées au mérite, la foi semble être la forme de la charité plutôt que l’inverse.

 

La perfection d’un perfectible unique est unique. Or la forme de la foi est la grâce. Sa forme n’est donc pas la charité, puisque la charité n’est pas identique à la grâce.

 

À propos de Mt 1, 2 : « Abraham engendra Isaac, etc. », la Glose dit : « la foi l’espérance, et l’espérance la charité » ; ce qui s’entend des actes et non des habitus. L’acte de charité dépend donc de l’acte de foi. Or la forme ne dépend pas de ce dont elle est la forme, mais c’est l’inverse. La charité n’est donc pas la forme de la foi en tant qu’elles sont ordonnées à l’acte méritoire.

 

On distingue les habitus par les objets. Or les objets de la foi et de la charité sont différents : ce sont le bien et le vrai. Donc leurs habitus, eux aussi, se distinguent formellement. Or tout acte vient de la forme. Les actes de ces habitus sont donc différents ; et ainsi, même relativement à l’acte, il n’est pas possible que la charité soit la forme de la foi.

 

La charité est la forme de la foi en ce sens qu’elle détermine formellement la foi ; si donc la charité ne détermine formellement la foi que relativement à l’acte, la charité ne sera pas la forme de la foi, mais de l’acte de foi.

 

10° En 1 Cor. 13, 13, l’Apôtre dit : « Maintenant ces trois choses demeurent : la foi, l’espérance, la charité » ; dans ce passage, la foi, l’espérance et la charité sont distinguées par opposition. Or il semble qu’il parle de la foi formée, car la foi informe n’est pas posée comme une vertu, comme on le dira. La foi formée s’oppose donc à la charité ; la charité ne peut donc être la forme de la foi.

 

11° Pour qu’un acte soit un acte de vertu, on requiert de lui qu’il soit droit et qu’il soit volontaire. Or, de même que le principe de l’acte volontaire est la volonté, de même le principe de l’acte droit est la raison. Donc, de même que ce qui appartient à la volonté est requis pour l’acte de vertu, de même ce qui appartient à la raison l’est aussi. Et ainsi, de même que la charité, qui est dans la volonté, est la forme des vertus, de même aussi la foi, qui est dans la raison. Et de la sorte, l’une ne doit pas être appelée la forme de l’autre.

 

12° C’est par le même principe qu’une chose est vivifiée et qu’elle est formée. Or la vie spirituelle est attribuée à la foi, comme on le voit clairement en Hab. 2, 4 : « Mon juste vit de la foi. » La formation des vertus doit donc, elle aussi, être attribuée à la foi plutôt qu’à la charité.

 

13° En celui qui a la grâce, l’acte de foi est formé. Or il est possible que l’acte de foi de tel homme n’ait aucune relation à la charité. L’acte de foi peut donc être formé non par la charité ; et ainsi, il ne semble pas que, même relativement à l’acte, la charité soit la forme de la foi.

 

 

En sens contraire :

 

La forme de la foi est ce sans quoi la foi est informe. Or la foi sans la charité est informe. La charité est donc la forme de la foi.

 

Saint Ambroise dit que « la charité est la mère de toutes les vertus, elle qui les détermine toutes formellement ».

 

Une vertu est dite formée pour autant qu’elle peut éliciter un acte méritoire. Or aucun acte ne peut être méritoire et agréable à Dieu, s’il ne procède de l’amour. La charité est donc la forme de toutes les vertus.

 

C’est à sa forme qu’une chose doit l’efficace de son opération. Or la foi doit l’efficace de son opération à la charité, car « la foi est agissante par la charité » (Gal. 5, 6). La charité est donc la forme de la foi.

 

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a différentes opinions. En effet, certains ont prétendu que la forme de la foi et des autres vertus était la grâce elle-même, non une autre vertu, à moins de poser que la grâce est essentiellement identique à la vertu. Mais cela est impossible. Car, que la grâce diffère de la vertu essentiellement ou qu’elle en diffère seulement rationnellement, la grâce se rapporte à l’essence de l’âme, tandis que la vertu se rapporte à la puissance. Or, bien que l’essence soit la racine de toutes les puissances, cependant toutes les puissances ne dérivent pas de l’essence à égalité, puisque certaines sont naturellement antérieures aux autres, et meuvent les autres. Il est donc également nécessaire que les habitus qui sont dans les puissances inférieures soient formés par les habitus qui sont dans les supérieures ; et ainsi, la formation des vertus inférieures doit provenir de quelque vertu supérieure, non immédiatement de la grâce.

 

C’est pourquoi l’on dit quasi communément que la charité, étant la principale des vertus, est la forme des autres vertus, non seulement en tant qu’elle est identique à la grâce ou que la grâce lui est inséparablement associée, mais encore du fait même qu’elle est charité ; et ainsi, on dit également qu’elle est la forme de la foi. Mais comment la foi est formée par la charité, cela doit se comprendre de la façon suivante.

 

Chaque fois que l’on a deux principes moteurs ou agents ordonnés l’un à l’autre, ce qui dans l’effet provient de l’agent supérieur est quasi formel, tandis que ce qui provient de l’agent inférieur est quasi matériel. Et cela se voit clairement tant dans les réalités naturelles que dans les morales. En effet, dans l’acte de la puissance nutritive, la faculté de l’âme est comme un agent premier, alors que la chaleur ignée est comme un agent instrumental, comme il est dit au deuxième livre sur l’Âme ; or ce qui, dans la chair, qui est accrue par la nutrition, est du côté de la chaleur ignée, comme l’agrégation des parties, ou la siccité, ou quelque autre chose de ce genre, cela est matériel par rapport à l’espèce de la chair, qui vient de la faculté de l’âme. De même aussi, puisque la raison commande aux puissances inférieures que sont l’irascible et le concupiscible, ce qui dans l’habitus du concupiscible est du côté du concupiscible, à savoir un certain penchant à user en quelque façon des objets de convoitise, est quasi matériel dans la tempérance, tandis que l’ordre, qui appartient à la raison, ainsi que la rectitude, sont comme sa forme. Et il en va de même aussi dans les autres vertus morales ; voilà pourquoi certains philosophes appelaient « sciences » toutes les vertus, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique. Puis donc que la foi est dans l’intelligence pour autant qu’elle est mue et commandée par la volonté, ce qui est du côté de la connaissance est quasi matériel en elle, tandis que sa formation doit être envisagée du côté de la volonté. Et de la sorte, puisque la charité est la perfection de la volonté, la foi est informée par la charité.

 

Et le même raisonnement vaut pour toutes les autres vertus telles qu’elles sont considérées par le théologien, c’est-à-dire en tant qu’elles sont les principes de l’acte méritoire. Mais un acte ne peut être méritoire que s’il est volontaire, comme on l’a déjà dit. Et ainsi, l’on voit clairement que toutes les vertus que le théologien considère sont dans les puissances de l’âme en tant qu’elles sont mues par la volonté.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’on ne dit pas que la charité est la forme de la foi comme on dit que la forme est une partie de l’essence — car dans ce cas elle ne pourrait s’opposer à la foi — mais en tant que la foi reçoit de la charité quelque perfection ; ainsi également dans l’univers, l’on dit que les éléments supérieurs sont comme la forme des inférieurs, tel l’air pour l’eau et l’eau pour la terre, comme il est dit au quatrième livre de la Physique.

 

On voit dès lors clairement la solution au deuxième argument.

 

La façon dont la charité est appelée forme est proche de la façon dont nous appelons forme le modèle ; car la part de perfection qui est dans la foi est amenée par la charité ; de sorte que la charité la possède essentiellement, tandis que la foi et les autres vertus, par participation.

 

Puisque l’habitus même de charité n’est pas intrinsèque à la foi, il ne peut être appelé sa forme ni substantielle ni accidentelle ; mais il peut en quelque sorte être appelé forme exemplaire. Et cependant, il n’est pas nécessaire que la charité puisse exister sans la foi. En effet, la foi n’a pas pour modèle la charité en tant qu’elle est foi — car ainsi, du côté de ce qui dans la foi appartient à la connaissance, la foi précède la charité — mais seulement en tant qu’elle est parfaite. Et ainsi, rien n’empêche que la foi, sous un aspect, soit antérieure à la charité, de sorte que sans elle la charité ne puisse pas exister, et que sous un autre aspect celle-ci soit le modèle de la foi, qu’elle forme toujours parce que la foi lui est toujours présente. Mais ce qui dans la foi est causé par la charité est intrinsèque à la foi, et nous dirons plus loin comment cela est accidentel ou substantiel à la foi.

 

La volonté et l’intelligence se précèdent l’une l’autre de différentes façons. En effet, l’intelligence précède la volonté dans la voie de réception : car pour qu’une chose meuve la volonté, il est nécessaire qu’elle soit d’abord reçue dans l’intelligence, comme cela est clairement montré au troisième livre sur l’Âme. Mais dans le mouvoir ou l’agir, la volonté est antérieure : car toute action ou mouvement provient de la volonté du bien ; et c’est pourquoi l’on dit que toutes les puissances inférieures sont mues par la volonté, dont l’objet propre est le bien sous l’aspect de bien. Or la récompense se réfère au mode de réception, mais le mérite au mode d’action ; et de là vient que toute la récompense est principalement attribuée à l’intelligence ; et il est dit que « cette vue est toute notre récompense », car la récompense commence dans l’intelligence et elle est consommée dans la volonté. Le mérite est attribué à la charité, car la première à mouvoir pour opérer les œuvres méritoires est la volonté, que la charité perfectionne.

 

Qu’une chose ait plusieurs perfections de même ordre, est impossible. Mais la grâce est comme la perfection première des vertus, tandis que la charité est comme la perfection prochaine.

 

L’acte de foi qui précède la charité est un acte imparfait, attendant de la charité sa perfection ; en effet, la foi est antérieure à la charité sous un aspect, et postérieure sous un autre, comme on l’a dit.

 

Cette objection vaut pour l’acte de foi qui est envisagé en soi, non en tant qu’il est perfectionné par la charité.

 

Quand la puissance supérieure est parfaite, sa perfection cause une perfection dans l’inférieure ; et ainsi, puisque la charité est dans la volonté, sa perfection rejaillit en quelque sorte sur l’intelligence : et de la sorte la charité forme non seulement l’acte de foi, mais aussi la foi elle-même.

 

10° Dans cette citation, l’Apôtre semble parler de ces habitus sans considérer en eux la raison formelle de vertu, mais plutôt qu’ils sont certains dons et certaines perfections. Voilà pourquoi dans la même partie de son épître il fait mention de la prophétie et de certaines autres grâces données gratuitement, et qui ne sont pas posées comme des vertus. Cependant, s’il parle d’elles en tant qu’elles sont des vertus, l’argument n’est toujours pas concluant. En effet, il arrive que des choses soient distinguées par opposition, alors que l’une est la cause ou la perfection de l’autre ; par exemple le mouvement local s’oppose aux autres mouvements, alors qu’il est leur cause ; et ainsi, la charité s’oppose aux autres vertus, bien qu’elle soit leur forme.

 

11° La raison peut être envisagée de deux façons : d’abord en soi, ensuite en tant qu’elle gouverne les puissances inférieures. Donc, en tant qu’elle gouverne les puissances inférieures, elle est perfectionnée par la prudence. Et de là vient que toutes les autres vertus morales, par lesquelles les puissances inférieures sont perfectionnées, sont formées par la prudence comme par une forme prochaine. Mais la foi perfectionne la raison considérée en soi, en tant qu’elle est spéculatrice du vrai ; il ne lui appartient donc pas de former les vertus inférieures, mais d’être formée par la charité, qui forme aussi les autres, et la prudence elle-même : car c’est aussi en vue de la fin qui est l’objet de la charité que la prudence elle-même raisonne sur les moyens.

 

12° Une chose commune est attribuée spécialement à quelque chose de deux façons : soit parce qu’elle lui convient très parfaitement, comme si nous attribuions le connaître à l’intelligence ; soit parce qu’on la rencontre en premier en lui : ainsi le vivre est attribué à l’âme végétative, comme cela est clairement montré au premier livre sur l’Âme, parce que la vie apparaît premièrement dans ses actes. La vie spirituelle est donc attribuée à la foi, parce qu’elle apparaît en premier dans son acte, bien que son achèvement soit dans la charité, et celle-ci est par conséquent la forme des autres vertus.

 

13° En celui qui a la charité, il ne peut exister un acte de vertu qui ne soit pas formé par la charité. En effet, ou bien cet acte sera ordonné vers la fin convenable, et ce ne peut être que par la charité en celui qui a la charité ; ou bien il n’est pas ordonné vers la fin convenable, et dans ce cas il ne sera pas un acte de vertu. Il est donc impossible que l’acte de foi soit formé par la grâce et non par la charité : car la grâce n’a de relation à l’acte que moyennant la charité.

Article 6 : La foi informe est-elle une vertu ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Ce que la foi reçoit de la charité ne peut être essentiel à la foi elle-même, puisque la foi peut exister sans cela. Or une chose n’est pas placée dans un genre par ce qui lui est accidentel. Être formée par la charité ne place donc pas la foi dans le genre de la vertu : elle est donc une vertu sans la forme de la charité.

 

Rien n’est opposé au vice que la vertu ou le vice. Or l’infidélité, qui est un vice, est opposée à la foi informe non comme à un vice ; donc comme à une vertu ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus

 

[Le répondant] disait que l’infidélité n’est opposée qu’à la foi formée. En sens contraire : les habitus dont les actes sont opposés sont nécessairement opposés. Or les actes de la foi informe et de l’infidélité sont opposés : ce sont l’assentiment et le dissentiment. La foi informe est donc opposée à l’infidélité.

 

La vertu ne semble pas être autre chose qu’un habitus perfectionnant une puissance. Or l’intelligence est perfectionnée par la foi informe. Celle-ci est donc une vertu.

 

Les habitus infus sont plus nobles que les habitus acquis. Or les habitus acquis que sont les habitus politiques sont appelés vertus même sans la charité, tels qu’ils sont posés par les philosophes. Donc à bien plus forte raison, étant un habitus infus, la foi qui est un habitus informe est-elle une vertu.

 

Saint Augustin dit que les vertus autres que la charité peuvent exister sans la grâce. Donc la foi informe, qui existe sans la grâce, est elle aussi une vertu.

 

 

En sens contraire :

 

Toutes les vertus sont connexes, de sorte que celui qui en a une les a toutes, comme dit saint Augustin. Or la foi informe n’est pas associée aux autres. Elle n’est donc pas une vertu.

 

Il n’y a aucune vertu dans les démons. Or il y a en eux la foi informe, car « les démons croient » (Jacq. 2, 19). La foi informe n’est donc pas une vertu.

 

 

Réponse :

 

Si l’on prend la vertu au sens propre, la foi informe n’est pas une vertu. Et la raison en est que la vertu, à proprement parler, est un habitus pouvant éliciter un acte parfait. Or quand un acte dépend de deux puissances, il ne peut être appelé parfait que si la perfection se rencontre dans l’une et l’autre puissance ; et on le voit clairement tant dans les vertus morales que dans les intellectuelles.

 

En effet, la connaissance des conclusions exige deux choses : l’intelligence des principes, et la raison qui mène les principes aux conclusions. Donc, soit que l’on se trompe ou que l’on doute sur les principes, soit que le raisonnement soit défaillant, ou encore que l’on n’en comprenne pas la force, l’on n’aura pas en soi la parfaite connaissance des conclusions ; ni, par conséquent, la science, qui est une vertu intellectuelle.

 

De même aussi, l’acte convenable du concupiscible dépend à la fois du concupiscible et de la raison. Si donc la raison n’est pas perfectionnée par la prudence, l’acte du concupiscible ne peut être parfait, aussi enclin au bien que soit le concupiscible ; pour cette raison, ni la tempérance ni aucune vertu morale ne peut exister sans la prudence, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique.

 

Puis donc que l’acte de croire dépend à la fois de l’intelligence et de la volonté, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit, un tel acte ne peut être parfait que si à la fois la volonté est perfectionnée par la charité, et l’intelligence par la foi. Et de là vient que la foi informe ne peut être une vertu.

 

 

Réponse aux objections :

 

Une chose peut être accidentelle à une autre considérée dans son genre naturel, et lui être essentiel relativement au genre moral, c’est-à-dire au vice et à la vertu ; ainsi la fin convenable pour le repas, ou n’importe quelle autre circonstance due. Et semblablement, ce que la foi reçoit de la charité lui est accidentel quant à son genre naturel, mais essentiel relativement au genre moral ; et ceci la pose, par conséquent, dans le genre de la vertu.

 

Le vice n’est pas seulement opposé à la vertu parfaite, mais aussi à ce qui imparfait dans le genre de la vertu, comme l’intempérance à l’inclination naturelle qui est dans le concupiscible pour le bien ; et l’infidélité s’oppose ainsi à la foi informe.

 

Nous l’accordons.

 

Par la foi informe, l’intelligence n’est pas conduite à une perfection qui suffise pour la vertu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Les philosophes ne considèrent pas les vertus comme des principes de l’acte méritoire ; voilà pourquoi les habitus non formés par la charité peuvent être appelés vertus selon eux, mais non selon le théologien.

 

Saint Augustin prend pour des vertus au sens large tous les habitus qui perfectionnent en vue d’actes louables. Ou bien l’on peut dire que saint Augustin ne pense pas que les habitus existant sans la grâce peuvent être appelés des vertus, mais que des habitus qui sont des vertus quand ils sont avec la grâce, demeurent sans la grâce ; cependant ils ne sont pas alors des vertus.

Article 7 : Y a-t-il un même habitus pour la foi informe et la foi formée ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La grâce qui survient n’a pas une moindre efficace dans le fidèle que dans l’infidèle. Or dans l’infidèle, quand il se convertit, l’habitus de foi est infusé en même temps que la grâce. Donc de même aussi dans le fidèle ; et ainsi, l’habitus de foi formée est autre que l’habitus de foi informe.

 

La foi informe est le principe de la crainte servile, tandis que la foi formée est celui de la crainte chaste ou initiale. Or, la crainte filiale ou chaste survenant, la crainte servile est chassée. Donc, à la venue de la foi formée, la foi informe est chassée, et ainsi, l’habitus n’est pas le même pour les deux.

 

Comme dit Boèce, les accidents peuvent être corrompus, mais non altérés. Or l’habitus de foi informe est un certain accident. Il ne peut donc être altéré pour devenir lui-même formé.

 

La vie survenant, ce qui est mort s’en va. Or la foi informe, « qui est sans les œuvres, est morte », comme il est dit en Jacq. 2, 26. À la venue de la charité, qui est le principe de la vie, la foi informe est donc ôtée, et ainsi, elle ne devient pas formée.

 

Deux accidents ne deviennent pas un seul. Or la foi informe est un certain accident. Il ne peut donc se faire que la charité et elle deviennent un ; ce qui semblerait nécessaire si la foi informe devenait elle-même formée.

 

Tout ce qui diffère par le genre diffère aussi par l’espèce et le nombre. Or la foi informe et la foi formée diffèrent par le genre, puisque l’une est une vertu et l’autre non. Elles diffèrent donc aussi par l’espèce et le nombre.

 

On distingue les habitus par les actes. Or la foi formée et l’informe ont des actes différents : croire en Dieu et croire à Dieu, ou croire Dieu. Ce sont donc des habitus différents.

 

Des habitus différents sont ôtés par des vices différents, puisque chaque chose est ôtée par son contraire, et qu’une seule est contraire à une autre. Or la foi formée est ôtée par le péché de fornication ; mais non la foi informe, qui ne l’est que par le péché d’infidélité. La foi informe et la foi formée sont donc des habitus différents.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jacq. 2, 26 : « La foi sans les œuvres est morte » ; la Glose : « par lesquelles elle revit ». C’est donc la foi informe elle-même, qui a été morte, qui est formée et revit.

 

Les réalités ne sont pas diversifiées par ce qui est en dehors de leur essence. Or la charité est en dehors de l’essence de la foi. Être avec ou sans la charité ne diversifie donc pas l’habitus de foi.

 

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a différentes opinions. En effet, certains prétendent que l’habitus qui a été informe ne devient jamais formé, mais qu’avec la grâce elle-même est infusé un certain habitus nouveau, qui est la foi formée, et qu’à sa venue, l’habitus de foi informe s’en va. Mais cela est impossible, car rien n’est chassé que par son opposé. Si donc l’habitus de foi informe est chassé par l’habitus de foi formée, puisqu’il ne lui est opposé que sous l’aspect de l’informité il sera nécessaire que l’informité elle-même fasse partie de l’essence de la foi informe, et ainsi, elle sera par son essence un habitus mauvais, et ne pourra être un don de Dieu. En outre, lorsque quelqu’un pèche mortellement, la grâce et la foi formée sont ôtées, et cependant nous voyons la foi demeurer. Et ce qu’ils affirment n’est pas probable, à savoir que le don de la foi informe lui serait alors de nouveau infusé : car dans ce cas, du fait même que quelqu’un pèche, il serait disposé à recevoir un don de Dieu.

 

Et c’est pourquoi d’autres disent qu’à la venue de la charité, ce n’est point l’habitus qui est ôté, mais seulement l’acte de la foi informe. Mais cela non plus ne peut se soutenir, car alors un habitus demeurerait inutilement. Et de plus, puisque l’acte de foi informe n’a pas de contrariété essentielle avec l’acte de foi formée, il ne peut être empêché par lui.

 

Et l’on ne peut pas dire non plus que les deux actes et les deux habitus existent ensemble, car tout acte que fait la foi informe, la foi formée peut le faire. Le même acte viendrait donc de deux habitus, ce qui ne convient pas.

 

Voilà pourquoi il faut dire avec d’autres que, lorsque survient la charité, la foi informe demeure, et elle-même devient formée ; et ainsi, seule l’informité est ôtée. Ce que l’on peut voir de la façon suivante.

 

Dans les puissances ou les habitus, la diversité se prend d’une double considération : des objets, et des différents modes d’action. La diversité des objets différencie par l’essence les puissances et les habitus, comme la vue diffère de l’ouïe, et la chasteté de la force. Mais quant au mode d’action, les puissances ne sont pas différenciées par l’essence, mais par le complet et l’incomplet. En effet, voir plus ou moins clairement, ou exercer plus ou moins promptement l’œuvre de chasteté, ne différencient pas la puissance visuelle ou l’habitus de chasteté, mais montrent que la puissance et l’habitus sont plus ou moins parfaits.

 

Or la foi formée et la foi informe ne diffèrent pas par l’objet, mais seulement par le mode d’action. Car la foi formée donne à la vérité première son assentiment d’une volonté parfaite, tandis que la foi informe, d’une volonté imparfaite. La foi formée et l’informe ne se distinguent donc pas comme deux habitus différents, mais comme un habitus parfait et imparfait. Par conséquent, puisque le même habitus qui était auparavant imparfait peut devenir parfait, l’habitus même de foi informe devient ensuite formé.

 

 

Réponse aux objections :

 

La grâce n’a pas une moindre efficace lorsqu’elle est infusée au fidèle que lorsqu’elle est infusée à l’infidèle, mais c’est par accident qu’elle ne cause pas en celui qui a la foi un autre habitus de foi, parce qu’elle trouve cet habitus ; de même, par le cours d’un professeur, l’ignorant est enseigné, mais le savant n’acquiert pas un nouvel habitus : il est fortifié dans la science qu’il avait déjà.

 

Lorsque survient la charité, la crainte servile n’est pas exclue quant à la substance du don, mais seulement quant à la servilité. Et de même aussi lorsque survient la grâce, la foi n’est ôtée que quant à l’informité.

 

Bien que l’accident ne puisse être altéré, cependant le sujet de l’accident est altéré suivant quelque accident ; et ainsi, l’on dit que cet accident varie, comme la blancheur devient plus ou moins grande lorsque le sujet est altéré suivant la blancheur.

 

La vie survenant, il n’est pas nécessaire que ce qui est mort soit ôté, mais que la mort soit ôtée ; et ainsi, ce n’est pas la foi informe qui est ôtée par la charité, mais l’informité.

 

Bien que deux accidents ne deviennent pas un, cependant un accident peut être perfectionné par un autre, comme la couleur par la lumière ; et ainsi, la foi est perfectionnée par la charité.

 

On dit que la foi informe et la foi formée diffèrent par le genre, non pas comme si elles existaient en des genres différents, mais comme le parfait qui atteint la raison formelle du genre et l’imparfait qui ne l’atteint pas encore. Il n’est donc pas nécessaire qu’elles diffèrent numériquement, comme ce n’est pas non plus nécessaire pour l’embryon et l’animal.

 

Croire à Dieu, croire Dieu et croire en Dieu, ces expressions ne désignent pas différents actes, mais différentes circonstances du même acte de vertu. En effet, il y a dans la foi une part de connaissance, en tant que la foi est une preuve. Et ainsi, quant au principe de cette argumentation, l’acte de foi se dit « croire à Dieu » : car si le croyant est mû à assentir à une chose, c’est parce qu’elle est dite par Dieu. Quant à la conclusion à laquelle il donne son assentiment, l’acte de foi se dit « croire Dieu » : car la vérité première est l’objet propre de la foi. Et quant à la part de volonté, l’acte de foi se dit « croire en Dieu ». Mais ce n’est parfaitement un acte de vertu que s’il a toutes ces circonstances.

 

Par la fornication et les autres péchés, hormis l’infidélité, la foi formée est ôtée non quant à la substance de l’habitus, mais seulement quant à la forme.

Article 8 : L’objet propre de la foi est-il la vérité première ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La foi est expliquée dans le Symbole. Or dans le Symbole sont posées de nombreuses choses qui concernent les créatures. L’objet de la foi n’est donc pas seulement la vérité première.

 

[Le répondant] disait que les choses qui, dans le Symbole, concernent les créatures, se rapportent à la foi comme par accident et secondairement. En sens contraire : la considération d’une science s’étend par soi à toutes les choses auxquelles s’étend l’efficace du médium propre par lequel elle procède. Or le médium de la foi consiste à croire à Dieu qui dit quelque chose ; car ce qui meut le fidèle à assentir, c’est qu’il pense qu’une chose a été dite par Dieu. Or on doit croire à Dieu non seulement au sujet de la vérité première, mais au sujet de n’importe quelle vérité. N’importe quelle vérité est donc par elle-même matière et objet de foi.

 

On distingue les actes par les objets. Or l’acte de foi et la vision de Dieu dans sa forme sont des actes différents. Puis donc que l’objet de la vision susdite est la vérité première elle-même, celle-ci ne sera pas objet de l’acte de foi.

 

La vérité première est à la foi ce que la lumière est à la vue. Or la lumière n’est pas objet par soi de la vue, mais c’est plutôt la couleur en acte, comme dit Ptolémée. La vérité première n’est donc pas non plus objet par soi de la foi.

 

La foi porte sur des objets complexes ; à eux seuls, en effet, l’on peut assentir comme à des choses vraies. Or la vérité première est une vérité incomplexe. L’objet de la foi n’est donc pas la vérité première.

 

Si la vérité première était objet par soi de la foi, rien de ce qui concerne purement la créature ne concernerait la foi. Or la résurrection de la chair concerne purement la créature ; et cependant elle est au nombre des articles de foi. La vérité première n’est donc pas seulement par soi objet de la foi.

 

De même que le visible est objet de la vue, de même le crédible est objet de la foi. Or de nombreuses choses autres que la vérité première sont crédibles. La vérité première n’est donc pas par soi objet de foi.

 

La connaissance que l’on a des choses relatives entre elles est la même, étant donné que l’une est incluse dans la définition de l’autre. Or le Créateur et la créature se disent relativement. Donc, quel que soit l’habitus cognitif dont le Créateur est objet, la créature en sera aussi l’objet ; et ainsi, il est impossible que la vérité première seulement soit objet de foi.

 

En n’importe quelle connaissance, ce à quoi nous sommes amenés est l’objet, et ce par quoi nous y sommes amenés est le médium. Or dans la foi, nous sommes amenés à assentir à des vérités à la fois sur Dieu et sur les créatures par la vérité première, en tant que nous croyons Dieu véridique. La vérité première ne se comporte donc pas dans la foi comme l’objet de connaissance, mais plutôt comme le médium.

 

10° De même que la charité est une vertu théologale, de même également la foi. Or la charité n’a pas seulement Dieu pour objet, mais aussi le prochain ; et c’est pourquoi deux préceptes de charité sont donnés concernant l’amour de Dieu et celui du prochain. Donc la foi aussi a pour objet non seulement la vérité première, mais aussi la vérité créée.

 

11° Saint Augustin dit que, dans la patrie, nous verrons les réalités elles-mêmes, tandis qu’ici nous regardons les images des réalités. Or la vision de foi appartient à l’état de voie. La vision de foi se fait donc par des images. Or les images par lesquelles notre intelligence voit, sont les réalités créées. L’objet de la foi est donc la vérité créée.

 

12° La foi est intermédiaire entre la science et l’opinion, comme le montre clairement la définition d’Hugues de Saint-Victor. Or la science et l’opinion portent sur un objet complexe. Donc la foi aussi ; et ainsi, son objet ne peut être la vérité première, qui est simple.

 

13° Le principe de la foi semble être la révélation prophétique, par laquelle nous ont été annoncées les réalités divines. Or l’objet de la prophétie n’est pas la vérité première, mais bien au contraire les réalités créées, qui sont concernées par des différences temporelles déterminées. L’objet de la foi n’est donc pas non plus la vérité première.

 

14° La vérité contingente n’est pas la vérité première. Or quelque vérité de foi est une vérité contingente. En effet, que le Christ ait souffert, cela a été contingent, puisque cela était dépendant de son libre arbitre et aussi de celui des meurtriers, et cependant la foi porte sur la Passion du Christ. La vérité première n’est donc pas l’objet propre de la foi.

 

15° La foi, à proprement parler, ne porte que sur des objets complexes. Or, en certains articles de foi, la vérité première se présente comme incomplexe ; comme lorsque nous disons que Dieu a souffert ou est mort. La vérité première n’y est donc pas touchée comme objet de foi.

 

16° La vérité première a un double rapport à la foi : elle l’atteste, et c’est sur elle que la foi porte. Or l’on ne peut la poser comme objet de foi en tant qu’elle l’atteste, car dans ce cas, elle est hors de l’essence de la foi ; ni non plus comme ce sur quoi elle porte, car alors tous les énoncés qui seraient formés concernant la vérité première seraient des choses crédibles ; ce qui est manifestement faux. La vérité première n’est donc pas objet propre de la foi.

 

 

En sens contraire :

 

Denys dit que la foi porte sur « la vérité simple, perpétuelle, immuable ». Or seule la vérité première est telle ; donc, etc.

 

Une vertu théologale a la même chose pour fin et pour objet. Or la fin de la foi est la vérité première, dont la foi mérite la vision à découvert. Son objet est donc, lui aussi, la vérité première.

 

Saint Isidore dit que l’article est une perception de la vérité divine. Or la foi est contenue dans les articles. La vérité divine est donc l’objet de la foi.

 

La foi est au vrai ce que la charité est au bien. Or l’objet par soi de la charité est le souverain bien, car la charité aime Dieu, et le prochain pour Dieu. L’objet de la foi est donc la vérité première.

 

 

Réponse :

 

L’objet par soi de la foi est la vérité première. Et voici comment le comprendre. Un habitus n’est une vertu que si son acte est toujours bon ; car sinon il ne serait pas la perfection de la puissance. Puis donc que l’acte de l’intelligence est bon parce qu’il considère le vrai, il est nécessaire que l’habitus existant dans l’intelligence ne puisse être une vertu que s’il est tel que par lui on dise infailliblement le vrai ; et pour cette raison, ce n’est pas l’opinion qui est une vertu intellectuelle, mais la science et l’intelligence [des principes], comme il est dit au sixième livre de l’Éthique.

 

Mais la foi, que l’on pose comme une vertu, ne peut devoir cela à l’évidence même des choses, puisqu’elle porte sur ce que l’on ne voit pas. Il est donc nécessaire qu’elle le tienne de ce qu’elle adhère à quelque témoignage en lequel la vérité se rencontre infailliblement. Or de même que tout être créé, en ce qui le concerne, est vain et défectueux, à moins d’être maintenu par l’être incréé, de même aussi toute vérité créée est défectueuse, à moins d’être rectifiée par la vérité incréée. C’est pourquoi assentir au témoignage de l’ange ou de l’homme ne conduirait pas infailliblement à la vérité si l’on ne considérait en eux le témoignage de Dieu qui parle. Il est donc nécessaire que la foi, qui est posée comme une vertu, fasse adhérer l’intelligence de l’homme à cette vérité qui consiste dans la connaissance divine, en transcendant la vérité de sa propre intelligence. Et ainsi, le fidèle, « par la vérité simple, perpétuelle, immuable, est délivré des variations instables de l’erreur », comme dit Denys au septième chapitre des Noms divins.

 

Or la vérité de la connaissance divine se comporte ainsi : elle porte premièrement et principalement sur la réalité incréée elle-même, et en quelque sorte conséquemment sur les créatures, en tant que Dieu en se connaissant connaît toutes les autres choses. Et ainsi, la foi, qui unit l’homme à la connaissance divine par l’assentiment, a Dieu même comme objet principal ; et les autres choses, quelles qu’elles soient, comme adjointes par voie de conséquence.

 

 

Réponse aux objections :

 

Tout ce qui, dans le Symbole, concerne les créatures, n’est matière de foi que dans la mesure où quelque chose de la vérité première lui est adjoint ; en effet, la Passion elle-même ne se tient sous la foi que dans la mesure où nous croyons que Dieu a souffert, et la Résurrection seulement dans la mesure où nous croyons qu’elle s’est faite par la puissance divine.

 

Bien qu’il faille croire à propos de tout par le témoignage divin, cependant celui-ci, comme aussi la connaissance divine, porte premièrement et principalement sur soi-même, et conséquemment sur les autres choses ; Jn 8, 18 : « Je me rends témoignage à moi-même, et mon Père qui m’a envoyé me rend aussi témoignage. » La foi (porte) donc principalement sur Dieu, et sur les autres par voie de conséquence.

 

La vérité première est objet de la vision de la patrie comme apparaissant dans sa forme, mais objet de la foi comme non apparente ; donc, bien que l’objet des deux actes soit réellement identique, cependant il n’est pas le même rationnellement. Et ainsi, l’objet formellement différent fait différer l’espèce de l’acte.

 

La lumière est d’une certaine façon l’objet de la vue, et d’une autre façon elle ne l’est pas. En effet, en tant que la lumière n’est vue par nos yeux que parce qu’elle s’unit, par réflexion ou autrement, à un corps déterminé, on ne dit pas qu’elle est objet par soi de la vue, mais on le dit plutôt de la couleur, qui est toujours dans un corps déterminé. Mais en tant que rien ne peut être vu qu’au moyen de la lumière, on dit que la lumière est le premier visible, comme le dit le même Ptolémée. Et de la sorte, la vérité première est aussi premièrement et par soi objet de la foi.

 

La réalité connue est appelée objet de connaissance, en tant qu’elle subsiste en elle-même hors de celui qui connaît, bien qu’il n’y ait connaissance d’une telle chose que par ce qui, d’elle, est dans le connaissant ; ainsi la couleur de la pierre, qui est objet de la vue, n’est connue que par son espèce dans l’œil. Donc la vérité première, qui est simple en elle-même, est objet de la foi ; mais notre intelligence la reçoit à sa façon, par voie de composition. Et ainsi, étant donné qu’à la composition faite elle donne son assentiment comme à une proposition vraie, elle tend vers la vérité première comme vers un objet ; et ainsi, rien n’empêche que l’objet de la foi soit la vérité première, bien que la foi porte sur des objets complexes.

 

La résurrection de la chair et les autres choses de ce genre appartiennent aussi à la vérité première, en tant qu’elles sont l’œuvre de la puissance divine.

 

Toutes les choses crédibles, dès lors qu’elles sont attestées par Dieu, doivent nécessairement porter principalement sur la vérité première, et secondairement sur les réalités créées, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit dans le corps de l’article. Quant aux autres choses crédibles, elles ne sont pas objets de la foi dont nous parlons maintenant.

 

Le Créateur n’est pas objet de la foi sous l’aspect de Créateur, mais comme vérité première. Il n’est donc pas nécessaire que l’objet par soi de la foi soit la créature : en effet, ce n’est pas parce que la connaissance que l’on a du maître et de l’esclave, en tant que tels, est la même, que quiconque connaît quelque chose du maître, connaît quelque chose de l’esclave.

 

Bien que par la vérité première nous soyons amenés aux créatures, cependant elle nous conduit principalement à elle-même, car elle témoigne principalement d’elle-même ; la vérité première se comporte donc dans la foi comme le médium et comme l’objet.

 

10° La charité envers le prochain n’aime que Dieu ; il ne s’ensuit donc pas que l’objet de la charité soit quelque chose d’autre que le souverain bien.

 

11° Les images par lesquelles la foi regarde quelque chose sont non pas l’objet de la foi, mais ce par quoi la foi tend vers son objet.

 

12° Bien que la foi porte sur un objet complexe quant à ce qui est en nous, cependant, quant à ce vers quoi la foi nous conduit comme vers un objet, elle porte sur une vérité simple.

 

13° Bien que la prophétie ait pour matière les réalités créées et temporelles, cependant elle a pour fin la réalité incréée. En effet, toutes les révélations prophétiques, même celles qui concernent les réalités créées, sont ordonnées à ce que Dieu soit connu de nous. Voilà pourquoi la prophétie amène à la foi comme à une fin. Et il n’est pas nécessaire que l’objet ou la matière soit identique pour la prophétie et pour la foi : bien que la foi et la prophétie portent parfois sur la même chose, ce n’est cependant pas sous le même aspect ; par exemple, il y eut sur la Passion du Christ la prophétie des anciens et la foi ; mais la prophétie quant à ce qui en elle était temporel, la foi quant à ce qui en elle était éternel.

 

14° La foi ne porte sur la Passion que dans la mesure où elle est unie à la vérité éternelle, en tant que la Passion est référée à Dieu. De plus, bien que la Passion, considérée en elle-même, soit contingente, cependant, en tant qu’elle se tient sous la prescience divine, telle qu’elle est objet de foi et de prophétie, elle a une vérité immuable.

 

15° Le sujet est pour toute la proposition comme une matière ; donc, bien qu’en de telles propositions, quand nous disons : « Dieu a souffert », seul le sujet désigne quelque chose d’incréé, cependant l’on dit que toute la proposition porte sur une réalité incréée comme sur une matière : et de la sorte, il n’est pas exclu que la foi ait la vérité première pour objet.

 

16° La vérité première est appelée objet de la foi, parce que c’est sur elle que la foi porte. Et cependant, il n’est pas nécessaire que n’importe quel énoncé formé à propos de Dieu soit une chose crédible, mais seulement celui qu’atteste la vérité divine ; de même aussi, le corps mobile est le sujet de la philosophie de la nature, et cependant tous les énoncés qui peuvent être formés sur le corps mobile ne sont pas des objets de science, mais ceux-là seulement qui sont manifestés par les principes de la philosophie de la nature. Or le témoignage de la vérité première se comporte dans la foi comme le principe dans les sciences démonstratives.

Article 9 : La foi peut-elle porter sur des choses que l’on sait ?

 

Objections :

Il semble que oui.

 

Tout ce qui peut être prouvé par un raisonnement nécessaire peut être su. Or, selon Richard de Saint-Victor, pour tout ce qu’il faut croire, il ne manque pas de raison non seulement probable, mais aussi nécessaire. La science peut donc porter sur les choses que l’on croit.

 

La lumière de la grâce infusée divinement est plus efficace que la lumière de la nature. Or les choses qui nous sont manifestées par la lumière naturelle de la raison sont sues ou comprises de nous, et pas seulement crues. Donc celles qui viennent à notre connaissance par la lumière de la foi divinement infusée sont sues de nous, et pas seulement crues.

 

Le témoignage de Dieu est plus certain et plus efficace que celui d’un homme, si savant soit-il. Or il arrive que celui dont le discours repose sur la parole d’un savant, ait la science : on le voit clairement dans les sciences subalternées, dont les principes reposent sur les sciences subalternantes. Donc à bien plus forte raison la science peut-elle porter sur les choses qui appartiennent à la foi, puisqu’elles reposent sur le témoignage divin.

 

Chaque fois que l’intelligence est contrainte par nécessité à assentir, elle a la science des choses auxquelles elle donne son assentiment : en effet, une inférence à partir de principes nécessaires cause la science. Or celui qui croit donne son assentiment par nécessité aux choses qui appartiennent à la foi : il est dit en effet en Jacq. 2, 19 que « les démons croient, et ils tremblent » ; ce qui ne peut avoir lieu par leur volonté, puisque celle-ci ne peut être louable ; et ainsi, il reste qu’ils consentent par nécessité aux choses qui appartiennent à la foi. La science peut donc porter sur celles-ci.

 

Les choses que l’on connaît naturellement, sont sues, ou plus certainement connues que celles qui sont sues. Or « la connaissance de Dieu a été naturellement semée en tous », comme dit saint Jean Damascène ; et la foi est un moyen de connaître Dieu. Les choses qui appartiennent à la foi peuvent donc être sues.

 

L’opinion est plus loin de la science que la foi. Or la science et l’opinion peuvent porter sur un même objet : par exemple, si l’on sait une seule et même conclusion à la fois par un syllogisme démonstratif et par un syllogisme dialectique. La science et la foi peuvent donc, elles aussi, porter sur un même objet.

 

 Que le Christ a été conçu, est article de foi. Or la bienheureuse Vierge l’a su par expérience. La même chose peut donc être en même temps sue et crue.

 

 Que Dieu est un, est posé parmi les choses crédibles. Or cela est prouvé démonstrativement par les philosophes ; et ainsi, cela peut être su. La foi et la science peuvent donc porter sur un même objet.

 

L’existence de Dieu est une certaine chose crédible. Mais nous ne croyons pas cela parce que c’est agréable à Dieu : car nul ne peut estimer qu’une chose est agréable à Dieu, s’il n’estime d’abord que le Dieu qui agrée existe ; et ainsi, l’estimation par laquelle on estime que Dieu existe, précède l’estimation par laquelle on pense qu’une chose est agréable à Dieu, et elle ne peut être causée par celle-ci. Or ce qui nous conduit à croire ce que nous ignorons, c’est que nous croyons que cela est agréable à Dieu. L’existence de Dieu est donc crue et sue.

 

En sens contraire :

 

La matière ou l’objet principal de la foi est la vérité première. Or la science de l’homme ne peut porter sur la vérité première, c’est-à-dire sur Dieu, comme on le voit chez Denys, au premier chapitre des Noms divins. La foi et la science ne peuvent donc pas porter sur le même objet.

 

La science est perfectionnée par la raison. Or la raison anéantit la force de la foi : « La foi n’aurait pas de mérite si la raison humaine lui fournissait des preuves expérimentales. » La foi et la science ne se rejoignent donc pas dans un même objet.

 

1 Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait, ce qui est partiel prendra fin. » Or la connaissance de foi est partielle, c’est-à-dire imparfaite, tandis que la connaissance de science est parfaite. Donc la science abolit la foi.

 

 

Réponse :

 

Selon saint Augustin au livre sur la Vision de Dieu, « on croit les choses qui ne sont pas présentes à nos sens, si elles s’appuient sur un témoignage qui présente quelque probabilité ; mais on voit celles qui sont à portée des sens du corps et de l’esprit ». Et cette différence est évidente quant aux choses qui tombent sous les sens du corps : en effet, l’on voit manifestement ce qui en elles est à portée des sens et ce qui ne l’est pas. Mais ce qui dans les sens de l’esprit est dit être à portée, voilà qui est plus caché. Cependant, ces choses sont dites à portée de l’intelligence, qui ne dépassent pas sa capacité, de sorte que le regard de l’intelligence s’y établit : car ce n’est pas à cause du témoignage d’un autre que l’on donne son assentiment à de telles choses, mais à cause du témoignage de sa propre intelligence. Mais les choses qui dépassent la puissance de l’intelligence, il est dit qu’elles ne sont pas présentes aux sens de l’esprit, de sorte que l’intelligence ne peut s’y établir ; par conséquent, nous ne pouvons pas y assentir à cause de notre propre témoignage, mais à cause d’un témoignage d’un autre : et voilà proprement ce que l’on appelle des choses crues.

 

L’objet de la foi est donc proprement ce qui n’est pas présent à l’intelligence — en effet, on croit les choses qui ne sont pas présentes, mais on voit celles qui sont présentes, comme dit saint Augustin dans le même livre — ou encore la réalité non apparente, c’est-à-dire la réalité qu’on ne voit pas : car, comme il est dit en Hébr. 11, 1, « la foi est la preuve des choses qu’on ne voit pas ». Or chaque fois que manque la raison formelle de l’objet propre, il est nécessaire que l’acte lui aussi fasse défaut ; donc, aussitôt qu’une chose commence à être présente ou apparente, elle ne peut se tenir sous l’acte de foi comme son objet. Or tout ce qui est su, au sens propre de la science, est connu au moyen d’une analyse par les principes premiers, qui sont par soi à portée de l’intelligence ; et ainsi, toute science s’accomplit dans la vision d’une réalité présente. Il est donc impossible que la foi et la science portent sur un même objet.

 

Cependant, il faut savoir qu’une chose peut être crédible de deux façons. D’abord absolument, à savoir, ce qui dépasse la puissance de l’intelligence de tous les hommes qui sont dans l’état de voie ; par exemple, que Dieu est trine et un, et les choses de ce genre. Et il est impossible qu’un homme ait la science de ces choses, mais n’importe quel fidèle donne son assentiment à ce genre de choses à cause du témoignage de Dieu, à la portée de qui elles sont, et de qui elles sont connues. Ensuite, une chose est crédible non pas absolument mais relativement à quelqu’un : c’est ce qui ne dépasse pas la puissance de tous les hommes, mais seulement de quelques-uns ; ainsi les choses qui peuvent être sues démonstrativement au sujet de Dieu, comme l’affirmation que Dieu est un ou incorporel, et les choses de ce genre. Et quant à elles, rien n’empêche qu’elles soient sues par quelques-uns qui en ont les démonstrations, et crues par les autres qui n’en ont pas perçu les démonstrations. Mais il est impossible qu’elles soient sues et crues par le même.

 

 

Réponse aux objections :

 

Tout ce qui doit être cru, si ce n’est pas évident par soi, a une raison non seulement probable, mais nécessaire, « quoiqu’il arrive qu’elle soit inconnue de notre industrie » comme l’ajoute Richard au même endroit ; les raisons des choses crédibles nous sont donc inconnues, mais sont connues de Dieu et des bienheureux, qui sur ces choses n’ont pas la foi mais la vision.

 

Bien que la lumière divinement infusée soit plus efficace que la lumière naturelle, cependant nous n’y participons pas parfaitement dans l’état présent, mais imparfaitement. Voilà pourquoi, en raison de son imparfaite participation, il se produit que nous ne sommes pas conduits par cette lumière infuse à la vision des choses pour lesquelles la connaissance est donnée ; mais ce sera le cas dans la patrie, lorsque nous participerons parfaitement à cette lumière, et où « dans la lumière de Dieu nous verrons la lumière » [Ps. 35].

 

Celui qui a une science subalternée n’atteint pas parfaitement la raison formelle de science, si ce n’est en tant que sa connaissance est unie en quelque sorte à la connaissance de celui qui a la science subalternante. Néanmoins, on attribue au savant inférieur la science non pas des choses qu’il suppose, mais des conclusions qui découlent nécessairement des principes supposés. Et de la sorte, on peut attribuer aussi au fidèle la science des choses qui sont conclues à partir des articles de foi.

 

Ce n’est pas par leur volonté que les démons donnent leur assentiment aux choses qu’ils sont dits croire, mais en étant contraints par l’évidence des preuves qui démontrent que ce que les fidèles croient est vrai ; quoique ces preuves ne fassent pas apparaître ce qui est cru au point que l’on puisse dire qu’ils ont la vision des choses qui sont crues. Par conséquent, l’acte de croire est attribué quasi équivoquement aux hommes fidèles et aux démons : et la foi n’est pas en ceux-ci par une lumière de grâce infuse comme c’est le cas pour les fidèles.

 

La foi ne porte pas sur Dieu quant à ce que l’on connaît de lui naturellement, mais quant à ce qui dépasse la connaissance naturelle.

 

Il ne semble pas possible que l’on ait en même temps science et opinion sur un même objet : car l’opinion s’accompagne de la crainte de l’autre partie, crainte que la science exclut. Et semblablement, il n’est pas possible que la foi et la science portent sur un même objet.

 

La bienheureuse Vierge pouvait certes savoir qu’elle n’avait pas conçu son fils en s’unissant à un homme ; mais par quelle puissance cette conception avait eu lieu, elle ne put le savoir, mais elle crut à l’Ange qui lui dit : « l’Esprit Saint surviendra en toi, etc. »

 

Que Dieu est un, dans la mesure où cela est démontré, n’est pas posé comme un article de foi, mais comme présupposé aux articles : en effet, la connaissance de foi présuppose une connaissance naturelle, comme la grâce présuppose aussi la nature. Mais l’unité de l’essence divine telle qu’elle est posée par les fidèles, c’est-à-dire avec la toute-puissance et la providence de toutes choses, et d’autres choses du même genre, qui ne peuvent pas être prouvées, constitue un article.

 

Quelqu’un peut commencer à croire ce qu’il ne croyait pas auparavant, mais estimait plus faiblement ; il est donc possible que quelqu’un, avant de croire que Dieu existe, ait estimé que Dieu existe, et qu’il lui plaît que l’on croie qu’il existe. Et ainsi, quelqu’un peut croire, parce que cela plaît à Dieu, que Dieu existe, bien que ce ne soit pas non plus un article, mais un antécédent à l’article, car cela est prouvé démonstrativement.

Article 10 : Est-il nécessaire à l’homme d’avoir la foi ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

 Comme il est dit en Deut. 32, 4, « les œuvres de Dieu sont parfaites ». Or une chose n’est parfaite que si elle est pourvue de ce qui lui est nécessaire pour obtenir sa fin propre. Chaque chose, dès l’établissement de sa nature, a donc été pourvue de ce qui lui suffit pour obtenir sa fin ultime. Or les choses qui appartiennent à la foi sont au-dessus de la connaissance qui convient à l’homme par sa condition naturelle. La foi, par laquelle de telles choses sont reçues ou connues, n’est donc pas nécessaire à l’homme pour qu’il obtienne sa fin.

 

 [Le répondant] disait que l’homme, par sa condition naturelle, a été pourvu de tout ce qui est nécessaire pour obtenir une fin naturelle telle que la félicité de la voie que posent les philosophes, mais non pour obtenir la fin surnaturelle qui est la béatitude éternelle. En sens contraire : l’homme, dès l’établissement de sa nature, a été fait pour être participant de la béatitude éternelle : c’est en effet pour cela que Dieu a établi une nature raisonnable capable de lui, comme on le lit au deuxième livre des Sentences, dist. 1. Donc dans la nature même de l’homme ont dû être déposés les principes par lesquels il puisse obtenir sa cette fin.

 

 De même que la connaissance est nécessaire pour obtenir la fin, de même aussi l’opération. Or, pour l’obtention de la fin surnaturelle nous sont donnés des habitus de vertus ordonnant non pas à d’autres œuvres que celles auxquelles nous sommes ordonnés par la raison naturelle, mais aux mêmes œuvres à faire de façon plus parfaite : en effet, la chasteté infuse et la chasteté acquise semblent avoir le même acte, qui est de réfréner les plaisirs de la sexualité. Il était donc nécessaire, pour l’obtention de la fin surnaturelle, que nous soit infusé un habitus cognitif ordonné à connaître non pas d’autres choses que celles que nous pouvons connaître naturellement, mais les mêmes choses de façon plus parfaite : et ainsi, il ne semble pas qu’il ait été nécessaire au salut d’avoir foi à ce qui n’apparaît pas à la raison.

 

La puissance n’a pas besoin d’habitus pour ce à quoi elle est naturellement déterminée ; on le voit clairement dans les puissances irrationnelles, qui accomplissent leurs œuvres sans l’intermédiaire d’un habitus, comme les puissances nutritive et générative. Or l’intelligence humaine est naturellement déterminée à connaître Dieu. Elle n’a donc pas besoin de l’habitus de foi pour être amenée à la connaissance de Dieu.

 

 Ce qui peut obtenir la fin par soi-même est plus parfait que ce qui ne peut pas l’obtenir par soi-même. Or les autres animaux peuvent obtenir leurs fins par les principes naturels. Puis donc que l’homme est plus parfait qu’eux, il semble que la connaissance naturelle lui suffise pour obtenir sa fin ; et ainsi, il n’a pas besoin de la foi.

 

 Ce qui est réputé vicieux ne semble pas être nécessaire au salut. Or être crédule est réputé vicieux ; c’est pourquoi il est dit en Eccli. 19, 4 : « Celui qui croit trop vite est léger de cœur. » Croire n’est donc pas nécessaire au salut.

 

 Puisqu’il faut surtout croire Dieu, nous devons croire davantage celui dont il est mieux établi que Dieu lui a parlé. Or il est mieux établi que Dieu parle par l’instinct de la raison naturelle que par quelque prophète ou apôtre, puisqu’il est très certain que Dieu est l’auteur de toute la nature. Nous devons donc adhérer aux choses que dicte la raison plutôt qu’à celles prêchées par les apôtres ou les prophètes, et sur lesquelles porte la foi. Puis donc que de telles choses semblent parfois contredire celles que dicte la raison naturelle — comme lorsque l’on dit que Dieu est trine et un, ou qu’une vierge a conçu, et d’autres de ce genre —, il semble qu’il ne convienne pas d’apporter foi à de telles choses.

 

 Ce qui est aboli à la venue d’une autre chose ne semble pas être nécessaire pour obtenir celle-ci : en effet, le premier ne serait point aboli s’il n’avait quelque opposition à la seconde ; or l’opposé n’amène point à son opposé, mais plutôt en détourne. Or la foi est abolie à la venue de la gloire. Elle n’est donc pas nécessaire pour obtenir la gloire.

 

 Rien n’a besoin, pour obtenir sa fin, de ce par quoi il est détruit. Or la foi détruit la raison ; car comme dit saint Grégoire, « la foi n’aurait pas de mérite si la raison humaine lui fournissait des preuves expérimentales ». La raison n’a donc pas besoin de la foi pour obtenir sa fin.

 

10° L’hérétique n’a pas l’habitus de foi. Mais il arrive que l’hérétique croie des vérités qui sont au-dessus du pouvoir de la raison ; par exemple, il croit que le Fils de Dieu s’est incarné, quoiqu’il ne croie pas qu’il ait souffert. L’habitus de foi n’est donc pas nécessaire pour connaître les choses qui sont au-dessus de la raison.

 

11° Quand une chose est confirmée par plusieurs intermédiaires, si l’un d’eux n’a pas de solidité, toute la confirmation manque d’efficace, comme on le voit bien dans les déductions par syllogismes, où la preuve est inefficace dès que l’une des nombreuses propositions est fausse ou douteuse. Or les choses qui appartiennent à la foi sont venues à nous par de nombreux intermédiaires. Elles ont en effet été dites par Dieu aux apôtres ou aux prophètes, et par eux à leurs successeurs, et de nouveau à d’autres, et ainsi, elles sont parvenues jusqu’à nous par différents intermédiaires. Or il n’est pas certain que dans tous ces intermédiaires il y ait l’infaillible vérité, car ayant été des hommes, ils ont pu être trompés et tromper. Nous ne pouvons donc avoir aucune certitude sur les choses qui appartiennent à la foi ; et ainsi, il semble stupide d’y assentir.

 

12° Ce qui diminue le mérite de la vie éternelle ne semble pas nécessaire pour obtenir la vie éternelle. Or, puisque la difficulté contribue au mérite, l’habitus, qui donne la facilité, diminue le mérite. L’habitus de foi n’est donc pas nécessaire au salut.

 

13° Les puissances rationnelles sont plus nobles que les naturelles. Or les naturelles n’ont pas besoin d’habitus pour leurs actes. L’intelligence n’a donc pas non plus besoin de l’habitus de foi pour ses actes.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Hébr. 11, 6 : « Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu. »

 

Une chose est nécessaire au salut, si, lorsqu’il ne l’a pas, l’homme est damné. Or la foi est telle ; Mc 16, 16 : « Celui qui ne croira pas, sera condamné. » La foi est donc nécessaire au salut.

 

Une vie plus haute a besoin d’une connaissance plus haute. Or la vie de la grâce (est) plus haute que la vie de la nature. Elle a donc besoin de quelque connaissance surnaturelle, qui est la connaissance de foi.

 

 

Réponse :

 

Avoir la foi aux choses qui sont au-dessus de la raison, cela est nécessaire pour obtenir la vie éternelle. Et voici comment le comprendre.

 

Une chose ne se trouve amenée de l’imparfait au parfait, que par l’action de quelque parfait. Et l’imparfait ne reçoit pas parfaitement dès le début l’action du parfait ; mais d’abord imparfaitement et ensuite plus parfaitement, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il arrive à la perfection. Et cela est manifeste dans toutes les réalités naturelles qui obtiennent quelque perfection par la succession du temps. Et nous constatons aussi la même chose dans les œuvres humaines, et surtout dans les apprentissages. Au début, en effet, l’homme est imparfait dans la connaissance. Et pour obtenir la perfection de la science, il a besoin de quelque instructeur qui le mène à la perfection de la science ; ce que celui-ci ne pourrait faire, s’il n’avait lui-même parfaitement la science, par exemple en comprenant les raisons des choses qui se tiennent sous la science. Or il ne transmet pas au disciple dès le début de son enseignement les raisons des objets de science dont il veut l’entretenir, car alors celui-ci aurait parfaitement la science dès le début ; mais il lui transmet certaines choses dont le disciple ne sait point les raisons au premier temps de son instruction ; mais il les saura après un progrès dans la science. Voilà pourquoi l’on dit que celui qui apprend doit croire : et sinon il ne pourrait parvenir à la science parfaite, c’est-à-dire s’il ne supposait pas les choses qui lui sont transmises au début, et dont il ne peut alors comprendre les raisons.

 

Or la dernière perfection à laquelle l’homme est ordonné consiste dans la parfaite connaissance de Dieu, à laquelle il ne peut assurément parvenir que par l’opération et comme l’instruction de Dieu, qui est le parfait connaisseur de soi. Or l’homme n’est pas immédiatement capable, à son début, de cette parfaite connaissance ; il est donc nécessaire qu’il reçoive, par la voie de la croyance, des notions par lesquelles il est comme conduit par la main jusqu’à parvenir à la connaissance parfaite. Or certaines d’entre elles sont telles que l’on ne peut en avoir une parfaite connaissance en cette vie, car elles dépassent totalement la puissance de la raison humaine : et il est nécessaire de croire ces choses aussi longtemps que nous sommes dans l’état de voie ; mais nous les verrons parfaitement dans l’état de la patrie. Il en est d’autres que nous pouvons en cette vie parvenir à connaître parfaitement, comme celles qui peuvent être prouvées démonstrativement à propos de Dieu ; et pourtant, il est nécessaire de les croire au début, pour cinq raisons que donne Rabbi Moïse. La première est la profondeur et la subtilité de ces objets de connaissance, qui sont très éloignés des sens : c’est pourquoi l’homme au début n’est pas apte à les connaître parfaitement. La deuxième cause est la faiblesse de l’intelligence humaine à son début. La troisième est le nombre des choses qui sont présupposées à leur démonstration, et que l’homme ne peut apprendre qu’en un temps très long. La quatrième est la mauvaise disposition à savoir, que certains doivent à leur mauvais tempérament. La cinquième est la nécessité d’être occupé à procurer les choses nécessaires à la vie.

 

Tout cela fait apparaître que, s’il était nécessaire de ne recevoir que par démonstration les choses qu’il faut connaître de Dieu, très peu pourraient y parvenir, et eux-mêmes ne le pourraient qu’après un long temps. On voit donc clairement de quelle façon salutaire a été procurée aux hommes la voie de la foi, par laquelle un accès facile au salut est à tout moment ouvert à tous.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’homme est parfaitement pourvu dans sa condition naturelle, dans la mesure où, pour obtenir la fin qui est au pouvoir de la nature, lui sont donnés des principes qui suffisent à être la cause de cette fin. Par contre, pour la fin qui dépasse la puissance de la nature ne sont pas donnés des principes qui soient causes de la fin, mais des principes qui rendent l’homme capable des moyens par lesquels on parvient à la fin ; car comme dit saint Augustin, « il appartient à la nature des hommes de pouvoir avoir la foi et la charité ; mais avoir celles-ci, c’est la grâce des fidèles. »

 

Dès son premier établissement, la nature humaine a été ordonnée à la fin qu’est la béatitude, non comme à une fin due à l’homme en fonction de sa nature, mais par la seule libéralité divine. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que les principes de la nature suffisent pour obtenir cette fin, à moins qu’ils ne soient aidés par les dons que surajoute la libéralité divine.

 

Celui qui est loin de la fin peut avoir la connaissance et l’amour de la fin, mais il ne peut opérer sur la fin : seulement sur les moyens. Voilà pourquoi, dans l’état de voie, nous avons besoin de la foi pour parvenir à la fin surnaturelle, afin de connaître par elle cette fin à laquelle la connaissance naturelle n’atteint pas. Quant à la vertu naturelle, elle atteint les moyens, mais non en tant qu’ils sont ordonnés à cette fin. Et ainsi, nous avons besoin des habitus infus, non pour opérer d’autres choses que celles que dicte la raison naturelle, mais pour faire les mêmes choses de façon plus parfaite ; mais il n’en va pas de même du côté de la connaissance, pour la raison susmentionnée.

 

L’intelligence n’est pas déterminée naturellement aux choses qui appartiennent à la foi, comme si elle les connaissait naturellement ; mais d’une certaine façon, elle est naturellement ordonnée à les connaître, comme on dit que la nature est ordonnée à la grâce par institution divine. Cela n’exclut donc pas que nous ayons besoin de l’habitus de foi.

 

L’homme est plus parfait que les autres animaux, et cependant les choses qui lui sont nécessaires pour obtenir la fin ne lui sont pas déterminées par la nature elle-même, comme pour les autres animaux, et ce pour deux raisons. D’abord, parce que l’homme est ordonné à une fin plus haute ; et c’est pourquoi, même s’il a besoin de plus nombreux secours pour l’obtenir, et que les principes naturels ne lui suffisent pas, il sera néanmoins plus parfait. Ensuite parce que, pour l’homme, qu’il puisse avoir de multiples voies pour obtenir sa fin, cela même appartient à sa perfection. Il ne pouvait donc lui être déterminé une voie naturelle unique, comme aux autres animaux ; mais à la place de tout ce dont la nature a pourvu les autres animaux, la raison a été donnée à l’homme, par laquelle il peut à la fois se préparer les choses nécessaires à cette vie, et se disposer à recevoir les secours divins pour la vie future.

 

« Être crédule » sonne comme un vice, parce que cela désigne la superfluité dans le croire, comme « picoler » désigne la superfluité dans le boire. Mais celui qui croit en Dieu ne dépasse pas la mesure dans le croire, car on ne peut pas croire trop en lui ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Par les apôtres et les prophètes, jamais rien n’est divinement révélé qui soit contraire aux choses que dicte la raison naturelle. Cependant, il est dit quelque chose qui dépasse la compréhension de la raison, et c’est pourquoi cela semble être incompatible avec la raison, bien que ce ne soit pas le cas ; de même aussi, le paysan estime incompatible avec la raison que le soleil soit plus grand que la terre, et que la diagonale soit incommensurable au côté ; et pourtant, ces choses apparaissent raisonnables au sage.

 

La foi sera abolie par la gloire à cause de la part d’imperfection qui est en elle : et dans cette mesure, elle a quelque opposition avec la perfection de la gloire ; mais quant à ce qu’il y a de connaissance dans la foi, elle est nécessaire au salut. Car il n’est pas aberrant que des choses imparfaites qui sont ordonnées à la perfection de la fin cessent à la venue de la fin, comme le mouvement à la venue du repos, qui est sa fin.

 

La foi ne détruit pas la raison, mais la dépasse et la perfectionne, comme on l’a dit.

 

10° L’hérétique n’a pas l’habitus de foi, même s’il ne refuse de croire qu’un seul article, car les habitus infus sont ôtés par un seul acte contraire. L’habitus de foi a aussi cette efficacité, que l’intelligence du fidèle est empêchée par lui d’assentir aux choses contraires à la foi, tout comme la chasteté réfrène quant à ce qui est contraire à la chasteté. Et si l’hérétique croit des choses qui dépassent la connaissance naturelle, ce n’est pas par quelque habitus infus, car cet habitus le dirigerait également vers tous les objets de foi, mais c’est par une certaine estimation humaine, comme les païens aussi croient sur Dieu des choses qui dépassent la nature.

 

11° Tous les moyens par lesquels la foi vient à nous sont hors de soupçon. En effet, nous croyons aux prophètes et aux apôtres parce que Dieu leur a rendu témoignage en faisant des miracles, comme il est dit en Mc 16, 20 : « confirmant leur parole par les miracles qui l’accompagnaient ». Et aux successeurs des apôtres et des prophètes, nous ne croyons que dans la mesure où ils nous annoncent les choses que ceux-ci ont laissées dans leurs écrits.

 

12° Il y a deux sortes de difficultés : l’une vient de la nature de l’œuvre, et une telle difficulté contribue au mérite ; l’autre vient de la mauvaise disposition ou de la lenteur de la volonté, et celle-là diminue plutôt le mérite ; et l’habitus l’ôte, mais non la première.

 

13° Les puissances naturelles sont déterminées à une seule chose et n’ont pas besoin d’un habitus qui les détermine, comme c’est le cas des puissances rationnelles, qui ont des objets opposés.


 

Article 11 : Est-il nécessaire de croire explicitement ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

 L’on ne doit pas poser une chose, s’il s’ensuit une absurdité. Or, si nous posons qu’il est nécessaire au salut de croire explicitement quelque chose, il s’ensuit une absurdité. En effet, il est possible qu’un homme soit élevé dans la forêt, ou même parmi les loups ; et un tel homme ne peut rien connaître de la foi explicitement. Et ainsi, il y aura un homme qui sera damné par nécessité ; ce qui est aberrant. Et ainsi, il ne semble pas qu’il soit nécessaire de croire quelque chose explicitement.

 

 Nous ne sommes pas tenus à ce qui n’est pas en notre pouvoir. Or, pour que nous croyions quelque chose explicitement, nous avons besoin d’une ouïe intérieure ou extérieure : car « la foi vient de ce qu’on a entendu », comme il est dit en Rom. 10, 17 ; et entendre n’est au pouvoir d’un homme que s’il y a quelqu’un qui parle. Et ainsi, il n’est pas de nécessité de salut de croire quelque chose explicitement.

 

 Ce qui est très subtil ne doit pas être livré aux ignorants. Or rien n’est plus subtil et élevé que ce qui dépasse la raison, comme sont les articles de foi. De telles choses ne doivent donc pas être livrées au peuple. Et ainsi tous, du moins, ne sont pas tenus de croire quelque chose explicitement

 

L’homme n’est pas tenu de croire ce que même les anges ne savent pas. Or, avant l’Incarnation, les anges ont ignoré le mystère de l’Incarnation, comme saint Jérôme semble le dire. Donc, au moins en ce temps-là, les hommes n’étaient pas tenus de savoir ou de croire explicitement quelque chose au sujet du Rédempteur.

 

 De nombreux Gentils furent sauvés avant la venue du Christ, comme dit Denys au neuvième chapitre de la Hiérarchie céleste. Or ceux-ci ne pouvaient rien connaître d’explicite au sujet du Rédempteur, puisque les prophètes n’étaient pas venus à eux. Croire explicitement les articles concernant le Rédempteur ne semble donc pas nécessaire au salut.

 

 Parmi les articles concernant le Rédempteur, il en est un sur la descente aux enfers. Or saint Jean a douté à propos de cet article, selon saint Grégoire, lorsqu’il demanda : « Es-tu celui qui doit venir ? » (Mt 11, 3). Puis donc qu’il était parmi les plus grands — car il n’était pas « de plus grand que lui parmi les enfants des femmes », comme il est dit au même endroit — il semble que pas même les plus grands ne soient tenus de connaître explicitement les articles concernant le Rédempteur.

 

 

En sens contraire :

 

Il semble qu’il soit de nécessité de salut de tout croire explicitement.

 

Tout appartient de la même façon à la foi. Donc, pour la même raison qu’il est nécessaire de croire explicitement un article, il est nécessaire aussi de les croire tous.

 

Chacun est tenu d’éviter toutes les erreurs qui sont contre la foi. Or, on ne peut le faire que si l’on connaît explicitement tous les articles auxquels s’opposent les erreurs. Il est donc nécessaire de les croire tous explicitement.

 

 De même que les commandements dirigent dans les choses à opérer, ainsi les articles dans les choses à croire. Or tout homme est tenu de savoir tous les commandements du Décalogue ; car il ne serait pas excusé s’il enfreignait l’un d’eux par ignorance. Tout homme est donc aussi tenu de croire explicitement tous les articles.

 

Dieu, de même qu’il est objet de foi, est aussi objet de charité. Or rien ne doit être implicitement aimé en Dieu. Rien non plus ne doit donc être implicitement cru de lui.

 

 L’hérétique, si simple d’esprit soit-il, est examiné sur tous les articles de foi ; ce qui n’aurait pas lieu, s’il n’était tenu de les croire tous explicitement. Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 L’habitus de foi est spécifiquement le même en tous les fidèles. Si donc quelques fidèles sont tenus de croire explicitement tout ce qui appartient à la foi, il semble que tous y soient aussi tenus.

 

 Croire de façon informe ne suffit pas pour le salut. Or croire implicitement, c’est croire de façon informe, car souvent les prélats, sur la foi de qui s’appuie la foi des simples qui croient implicitement, ont une foi informe. Croire implicitement ne suffit donc pas pour le salut.

 

 

Réponse :

 

On appelle proprement implicite ce en quoi de nombreuses choses sont contenues comme en un seul ; et explicite, ce en quoi chacune d’elles est considérée en elle-même. Et ces appellations sont transférées des réalités corporelles aux spirituelles. Par conséquent, lorsque de nombreuses choses sont virtuellement contenues en quelqu’une, on dit qu’elles sont en elle implicitement, comme les conclusions dans les principes ; et une chose est explicitement contenue dans une autre lorsqu’elle y existe en acte. Celui qui connaît des principes universels a donc une connaissance implicite de toutes les conclusions particulières, mais celui qui considère actuellement les conclusions, on dit qu’il les connaît explicitement. Et ainsi, l’on dit que nous croyons des choses explicitement, quand nous y adhérons après les avoir actuellement pensées ; et implicitement, quand nous adhérons à certaines choses en lesquelles celles-ci sont contenues comme dans des principes universels : par exemple, celui qui croit que la foi de l’Église est vraie, croit en cela comme implicitement chacune des choses qui sont contenues dans la foi de l’Église.

 

Ainsi, il faut savoir qu’il y a quelque chose, dans la foi, que tous et en tout temps sont tenus de croire explicitement ; il y a en elle d’autres choses qui sont à croire explicitement en tout temps, mais non par tous ; tandis que d’autres, par tous mais non en tout temps ; d’autres enfin, ni par tous ni en tout temps.

 

En effet, que quelque chose doive nécessairement être cru explicitement en tout temps par tout fidèle, cela apparaît ainsi : la réception de la foi se trouve en nous, relativement à la perfection ultime, comme la réception par le disciple des choses que le maître lui transmet d’abord, et par lesquelles il est dirigé dans son avancement. Or il ne pourrait pas être dirigé s’il ne considérait actuellement certaines choses. Il est donc nécessaire que le disciple reçoive actuellement quelque chose à considérer ; et semblablement, il est nécessaire que tout fidèle croie explicitement quelque chose. Et ce sont les deux que l’Apôtre mentionne en Hébr. 11, 6 : « Il faut que celui qui s’approche de Dieu croie qu’il existe, et qu’il est le rémunérateur de ceux qui le cherchent. » Par conséquent, tout homme est tenu de croire explicitement, et en tout temps, que Dieu existe et exerce une providence sur les affaires humaines.

 

Or il n’est pas possible qu’un homme dans l’état de voie connaisse explicitement toute la science que Dieu a, et en laquelle consiste notre béatitude ; mais il est possible à quelqu’un dans l’état de voie de connaître explicitement toutes les choses qui sont proposées au genre humain dans cet état comme des rudiments pour qu’il se dirige vers la fin : et l’on dit qu’un tel homme a une foi parfaite quant à l’explication. Mais tous n’ont pas cette perfection ; et c’est pourquoi des degrés sont établis dans l’Église, en sorte que certains sont préposés aux autres pour les instruire dans la foi. Tous ne sont donc pas tenus de croire explicitement tout ce qui appartient à la foi, mais seulement ceux qui sont établis comme enseignants de la foi, tels les prélats et ceux qui ont le soin des âmes.

 

Et cependant, même ceux-ci ne sont pas tenus de tout croire explicitement en tout temps. En effet, de même qu’un homme progresse dans la foi par la succession des temps, ainsi en va-t-il pour tout le genre humain ; c’est pourquoi saint Grégoire dit : « Avec les progrès du temps a grandi la connaissance de Dieu. » Or la plénitude du temps, comme perfection de l’âge du genre humain, est au temps de la grâce ; donc en ce temps, les plus grands sont tenus de croire explicitement tout ce qui appartient à la foi. Mais aux temps précédents, même les plus grands n’étaient pas tenus de tout croire explicitement ; et après le temps de la loi et des prophètes, de plus nombreuses choses étaient crues explicitement qu’auparavant.

 

Donc, dans l’état d’avant le péché, ils n’étaient pas tenus de croire explicitement les choses qui concernent le Rédempteur, car la nécessité du Rédempteur n’existait pas encore ; cependant ils croyaient ces choses implicitement dans la divine providence ; c’est-à-dire en tant qu’ils croyaient que Dieu procurerait à ceux qui l’aiment toutes les choses nécessaires au salut. Mais avant le péché et après, en tout temps il fut nécessaire que les plus grands aient une foi explicite sur la Trinité ; mais pas les plus petits après le péché jusqu’au temps de la grâce ; car avant le péché, il n’y aurait peut-être pas eu cette distinction selon laquelle certains seraient instruits par d’autres sur la foi. Et de même aussi après le péché jusqu’au temps de la grâce, les plus grands étaient tenus d’avoir explicitement la foi au Rédempteur ; mais les plus petits implicitement, soit dans la foi des patriarches et des prophètes, soit dans la divine providence. Mais au temps de la grâce, tous, les plus grands et les plus petits, sont tenus d’avoir une foi explicite à la Trinité et au Rédempteur. Les plus petits ne sont cependant pas tenus de croire explicitement toutes les choses crédibles concernant la Trinité ou le Rédempteur, mais seulement les plus grands. Les plus petits sont tenus de croire explicitement les articles généraux, par exemple que Dieu est un et trine, que le Fils de Dieu s’est incarné, qu’il est mort et qu’il est ressuscité, et d’autres de ce genre, dont l’Église fait des fêtes.

 

 

Réponse aux objections :

 

Il ne s’ensuit aucune absurdité lorsque l’on pose que tout homme est tenu de croire explicitement quelque chose, même s’il est élevé dans la forêt ou parmi les bêtes : en effet, il revient à la divine providence de procurer à tout homme les choses nécessaires au salut, pourvu qu’il n’y ait pas d’empêchement du côté de cet homme. Car si quelqu’un, élevé de la sorte, suivait la conduite de la raison naturelle dans l’appétit du bien et la fuite du mal, il faut tenir pour certain que Dieu ou bien lui révélerait par une inspiration intérieure les choses qui sont nécessaires pour croire, ou bien lui enverrait quelque prédicateur de la foi, comme il envoya Pierre à Corneille (Act. 10).

 

Bien qu’il ne soit pas en notre pouvoir de connaître par nous-mêmes les choses qui appartiennent à la foi, cependant, si nous faisons ce qui est en nous, c’est-à-dire si nous suivons la conduite de la raison naturelle, Dieu ne manquera pas de nous envoyer ce qui nous est nécessaire.

 

Les choses qui appartiennent à la foi ne sont pas proposées aux simples comme devant être exposées en détail, mais dans une certaine généralité : car c’est ainsi qu’ils sont tenus de les croire explicitement, comme on l’a dit.

 

Les anges, selon Denys et saint Augustin, ont connu le mystère de l’Incarnation du Christ avant même les hommes, puisque les prophètes eux-mêmes ont été instruits à ce sujet par les anges. Mais saint Jérôme dit qu’ils apprennent ce mystère par l’Église, parce que le mystère du salut des nations s’accomplissait à la prédication des apôtres ; et ainsi, quant à certaines circonstances, ils en avaient une plus pleine connaissance, voyant désormais présent ce qu’ils avaient prévu comme futur.

 

Les Gentils n’étaient pas censés instruire de la foi divine. Par conséquent, si sages fussent-ils de la sagesse du monde, ils doivent être comptés parmi les plus petits : voilà pourquoi il suffisait pour eux qu’ils aient la foi concernant le Rédempteur implicitement, soit dans la foi de la loi et des prophètes, soit même dans la divine providence. Cependant il est probable que le mystère de notre rédemption ait aussi été révélé à de nombreux Gentils avant la venue du Christ, comme il ressort des prédictions de la Sybille.

 

Bien qu’en son temps saint Jean-Baptiste dût être compté parmi les plus grands, parce qu’il fut institué par Dieu héraut de la vérité, cependant il n’était pas nécessaire qu’il croie explicitement tout ce que l’on croit explicitement au temps de la grâce révélée, après la Passion et la Résurrection du Christ : de son temps, en effet, la connaissance de la vérité n’était pas encore parvenue à son achèvement, ce qui eut lieu principalement à l’avènement de l’Esprit Saint. Cependant, certains disent que Jean a demandé cela comme venant non de lui-même, mais de ses disciples, qui doutaient sur le Christ. D’autres disent aussi que ce ne fut pas la question de quelqu’un qui doute, mais de quelqu’un qui admirerait pieusement l’humilité du Christ, s’il daignait descendre aux enfers.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Toutes les choses qui appartiennent à la foi n’ont pas la même importance (car certaines sont plus obscures que d’autres, et certaines sont plus nécessaires que d’autres) pour que l’homme soit dirigé vers la fin ; voilà pourquoi il est nécessaire de croire explicitement certains articles plutôt que d’autres.

 

Même celui qui ne croit pas explicitement tous les articles peut éviter toutes les erreurs : car l’habitus de foi l’empêche d’assentir à des choses contraires aux articles, même s’il ne connaît ceux-ci qu’implicitement ; de sorte que lorsqu’elles lui sont proposées, il les tient pour insolites et suspectes, et diffère son assentiment jusqu’à ce qu’il soit instruit par celui à qui il revient de déterminer les choses douteuses en matière de foi.

 

Les commandements du Décalogue portent sur ce que dicte la raison naturelle ; par conséquent, tout homme est tenu de les connaître explicitement, et ce n’est pas le même cas pour les articles de foi, qui sont au-dessus de la raison.

 

L’amour ne se distingue pas par l’implicite et l’explicite, si ce n’est dans la mesure où l’amour suit la foi, étant donné que l’amour a pour terme la réalité même qui est hors de l’âme, et qui subsiste en particulier. La connaissance, par contre, a pour terme ce qui est dans l’appréhension de l’âme, qui peut appréhender quelque chose soit en général, soit en particulier ; voilà pourquoi il n’en va pas de même pour la foi et pour la charité.

 

Si un homme simple qui est accusé d’hérésie est examiné sur tous les articles, ce n’est pas qu’il soit tenu de les croire tous explicitement, mais c’est parce qu’il est tenu de ne pas assentir avec pertinacité au contraire de l’un des articles.

 

Si l’on croit explicitement les choses qu’il suffit aux autres de croire implicitement, ce n’est pas à cause d’une différence d’habitus de foi, mais à cause d’un office différent. Car celui qui a qualité de docteur de la foi doit savoir explicitement les choses qu’il doit ou qu’il est tenu d’enseigner ; et dans la mesure où il est plus élevé dans son office, il doit aussi avoir une science plus parfaite des choses qui appartiennent à la foi.

 

Les plus petits n’ont pas une foi implicite dans la foi d’hommes particuliers, mais dans celle de l’Église, qui ne peut être informe. Et en outre, si l’on dit que l’un a une foi implicite dans celle d’un autre, ce n’est pas parce qu’il partage avec lui la façon de croire, formée ou informe, mais parce qu’il partage avec lui ce qui est cru.

Article 12 : La foi des modernes est-elle identique à celle des anciens ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

 La science universelle diffère de la science particulière. Or les anciens connaissaient en général, pour ainsi dire, les choses qui appartiennent à la foi, les croyant implicitement ; tandis que les modernes les connaissent en particulier, les croyant explicitement. La foi des modernes n’est donc pas la même que celle des anciens.

 

 La foi porte sur un énoncé. Or ce ne sont pas les mêmes énoncés que nous croyons et qu’ils ont cru ; par exemple, que le Christ naîtra, et que le Christ est né. Notre foi n’est donc pas la même que celle des anciens.

 

 Un temps déterminé, dans les choses qui appartiennent à la foi, fait partie des choses nécessaires pour croire : en effet, l’on est réputé infidèle si l’on croit que le Christ n’est pas encore venu, mais doit venir. Or, entre notre foi et celle des anciens, les temps varient : car nous croyons passé ce qu’ils croyaient futur. Notre foi n’est donc pas la même que celle des anciens.

 

 

En sens contraire :

 

Éph. 4, 5 : « Un seul Seigneur, une seule foi. »

 

 

Réponse :

 

Il faut tenir pour assuré que la foi des anciens et des modernes est unique : sinon, l’Église ne serait pas une. Mais pour le soutenir, certains ont prétendu que l’énoncé au passé que nous croyons était le même que l’énoncé au futur que les anciens ont cru. Mais il semble aberrant que la variation des parties essentielles d’une composition laisse la composition identique ; nous voyons aussi les compositions varier par d’autres accidents de verbe et de nom.

 

C’est pourquoi d’autres ont affirmé que les énoncés que nous croyons sont différents de ceux qu’ils ont cru, mais que la foi ne porte pas sur des énoncés mais sur la réalité ; or la réalité est la même, quoique les énoncés soient différents. Ils disent, en effet, qu’il convient par soi à la foi de croire à la Résurrection du Christ, mais qu’il est quasi accidentel de la croire présente ou passée. Mais cela aussi apparaît erroné : car, puisque l’acte de croire implique un assentiment, il ne peut porter que sur la composition, en laquelle se rencontrent le vrai et le faux. Lors donc que je dis que je crois à la Résurrection, il est nécessaire d’entendre quelque composition, et ce, suivant un temps, que l’âme ajoute toujours lorsqu’elle compose ou divise, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; de sorte que le sens (est) le suivant : je crois à la Résurrection, c’est-à-dire que je crois que la Résurrection existe, ou a existé, ou existera.

 

Voilà pourquoi l’on doit répondre que l’objet de la foi peut être considéré de deux façons. Soit en lui-même, en tant qu’il est hors de l’âme, et dans ce cas il est proprement objet, et l’habitus reçoit de lui la multitude ou l’unité ; soit en tant que participé en celui qui connaît. Il faut donc répondre que si l’on prend ce qui est l’objet de la foi, c’est-à-dire la réalité crue, en tant qu’il est hors de l’âme, alors c’est une seule réalité qui se rapporte à nous et aux anciens : et ainsi, de son unité la foi reçoit l’unité. Mais si on le considère comme il est lorsque nous le recevons, alors il se diversifie en divers énoncés ; mais cette diversité ne diversifie pas la foi. On voit dès lors clairement que la foi, de toutes façons, est unique.

 

 

Réponse aux objections :

 

Savoir en général et en particulier ne diversifie la science que quant à la façon de savoir, et non quant à la réalité sue, qui donne l’unité à l’habitus.

 

La réponse ressort de ce qui a été dit.

 

Le temps ne varie pas suivant ce qui existe dans la réalité, mais suivant la diverse relation à nous ou aux anciens : car le temps où le Christ a souffert est unique, mais selon les différents rapports à tel ou tel, il est dit passé ou futur, relativement aux précédents ou aux suivants.

Question 15 : [Raison supérieure et inférieure]

 

Introduction

 

Article 1 : L’intelligence et la raison sont-elles en l’homme des puissances différentes ?

Article 2 : La raison supérieure et la raison inférieure sont-elles des puissances différentes ?

Article 3 : Le péché peut-il exister dans la raison supérieure ou inférieure ?

Article 4 : La délectation morose est-elle un péché mortel ?

Article 5 : Le péché véniel peut-il exister dans la raison supérieure ?

 

 

Article 1 : L’intelligence et la raison sont-elles en l’homme des puissances différentes ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme : « Si nous voulons monter des puissances inférieures aux supérieures, nous rencontrons d’abord le sens, puis l’imagination, ensuite la raison, puis l’intellect, puis l’intelligence ; et au sommet se trouve la sagesse, qui est Dieu même. » Or l’imagination et le sens sont des puissances différentes. Donc la raison et l’intellect aussi.

 

L’homme, comme dit saint Grégoire, s’apparente à toute créature ; et pour cette raison, on dit qu’il est toute créature. Or ce par quoi l’homme s’apparente aux plantes est une certaine puissance de l’âme, à savoir la végétative, distincte de la raison, qui est une puissance propre à l’homme en tant que tel ; et il en va de même pour ce par quoi il s’apparente aux bêtes, à savoir le sens. Donc, pour la même raison, ce par quoi il s’apparente aux anges, qui sont au-dessus de l’homme, à savoir l’intelligence, est une puissance autre que la raison, qui est propre au genre humain, comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation.

 

De même que les perceptions des sens propres ont pour terme le sens commun, qui juge d’elles, de même aussi le processus discursif de la raison a pour terme l’intelligence, afin qu’un jugement soit porté sur la confrontation de la raison ; en effet, l’homme juge sur les propositions que la raison confronte lorsqu’il parvient par voie d’analyse jusqu’aux principes, sur lesquels porte l’intelligence ; et c’est pourquoi l’art de juger est appelé analytique. Donc, de même que le sens commun est une puissance autre que le sens propre, de même aussi l’intelligence est autre que la raison.

 

Saisir et juger sont des actes qui exigent des puissances différentes, comme on le voit clairement pour le sens propre et le sens commun : le premier saisit et le second juge. Or, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, « tout ce que le sens perçoit, l’imagination le représente, la considération le forme, le génie le scrute, la raison le juge, la mémoire le conserve, l’intelligence le saisit. » La raison et l’intelligence sont donc des puissances différentes.

 

Entre ce qui est composé au plein sens du terme et l’acte simple, le rapport est le même qu’entre ce qui est simple à tout point de vue et l’acte composé. Or l’intelligence divine, qui est simple à tout point de vue, n’a pas un acte composé mais un acte très simple. Donc notre raison, qui est composée en tant qu’elle agit par confrontation, n’a pas un acte simple. En revanche, l’acte de l’intelligence est simple : en effet, c’est l’intelligence des indivisibles, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. L’intelligence et la raison ne sont donc pas une puissance unique.

 

Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme et le Commentateur au même endroit, l’âme rationnelle se connaît elle-même par quelque ressemblance. Or, suivant saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité, l’esprit, en lequel se trouve l’image, se connaît par lui-même. La raison et l’esprit, ou l’intelligence, ne sont donc pas identiques.

 

 Les puissances se distinguent par les actes, et les actes par les objets. Or les objets de la raison et ceux de l’intellect sont extrêmement différents : en effet, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, « l’âme perçoit les corps par le sens, par l’imagination les ressemblances des corps, par la raison les natures des corps, par l’intellect l’esprit créé, par l’intelligence l’esprit incréé » ; et la nature corporelle diffère extrêmement de l’esprit créé. L’intellect et la raison sont donc des puissances différentes.

 

Boèce dit au cinquième livre sur la Consolation : « Le sens, l’imagination, la raison et l’intelligence considèrent l’homme lui-même chacun différemment. En effet, le sens regarde la figure établie dans une matière sous-jacente ; l’imagination, la figure seule, sans la matière ; la raison transcende la figure et, par une considération universelle, évalue l’espèce elle-même, qui existe dans les singuliers ; l’intelligence est un œil supérieur : dépassant le cadre de l’univers, elle regarde par la pure acuité de l’esprit cette forme simple elle-même. » Donc, de même que l’imagination est une puissance différente du sens — en effet, l’imagination considère la forme non dans la matière, alors que le sens la considère établie dans la matière —, de même l’intelligence, qui considère la forme de façon absolue, est une puissance autre que la raison, qui considère la forme universelle existant dans les particuliers.

 

En outre, Boèce dit au quatrième livre sur la Consolation : « Entre l’intelligence et le raisonnement, entre ce qui est et ce qui devient, entre l’éternité et le temps, entre le point central et le cercle, il y a le même rapport qu’entre la série mobile du destin et la stable simplicité de la providence divine. » Or il est avéré que la providence diffère essentiellement du destin, le cercle du centre, le temps de l’éternité et la génération de l’être lui-même. La raison diffère donc aussi de l’intelligence.

 

 Comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation, « la raison appartient seulement au genre humain, comme l’intelligence appartient seule au divin ». Or ce qui est divin et ce qui est humain ne peuvent avoir en commun la même sorte de puissance. La raison et l’intelligence ne sont donc pas une même puissance.

 

10° L’ordre des puissances suit l’ordre des actes. Or, recevoir quelque chose dans l’absolu — acte qui semble propre à l’intelligence — est antérieur à confronter — acte qui appartient à la raison. L’intelligence est donc antérieure à la raison. Or rien n’est antérieur à soi-même. La raison et l’intelligence ne sont donc pas une même puissance.

 

11° L’entité de la réalité peut se considérer non seulement dans l’absolu mais encore en telle chose ; or aucune de ces deux considérations ne fait défaut à l’âme humaine. Il est donc nécessaire qu’il y ait dans l’âme humaine deux puissances : l’une qui fasse connaître l’entité absolue, et c’est l’intelligence, l’autre l’entité dans une autre chose, ce qui semble appartenir à la raison ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

12° Comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, « la raison est un regard de l’esprit par lequel celui-ci distingue le bien du mal, élit les vertus et aime Dieu » ; or cela semble relever de la volonté, qui est une puissance autre que l’intelligence. La raison est donc, elle aussi, une puissance autre que l’intelligence.

 

13° Une division oppose le rationnel au concupiscible et à l’irascible ; or l’irascible et le concupiscible appartiennent à l’appétitive. Donc la raison aussi ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

14° Le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que la volonté, qui s’oppose à l’intelligence, est dans la partie rationnelle ; nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

Il y a ce que saint Augustin semble dire au quinzième livre sur la Trinité, dans ce passage : « Nous voilà parvenus jusqu’à l’image de Dieu : l’homme, plus exactement ce par quoi l’homme dépasse les autres animaux, je veux dire la raison, l’intelligence et tout autre privilège de l’âme rationnelle et intellectuelle, qui appartient à cette réalité que nous appelons mens ou animus. » D’où l’on déduit qu’il semble prendre la raison et l’intelligence pour une même réalité.

 

Au troisième livre sur la Genèse au sens littéral — et on le retrouve dans la Glose à propos de Éph. 4, 23 : « Renouvelez-vous spirituellement en l’esprit de votre âme » — on lit ceci : « Comprenons que l’homme est à l’image de Dieu en ce par quoi il l’emporte sur les animaux sans raison, c’est-à-dire par la raison, l’esprit, l’intelligence ou tout autre mot plus apte à désigner cette prérogative. » Il semble donc que raison et intelligence, selon saint Augustin, soient différents noms pour une même puissance.

 

Comme dit saint Augustin au quatorzième livre sur la Trinité, « l’image de cette nature supérieure à toute autre nature doit être cherchée et trouvée en nous, en ce que notre nature a de meilleur ». Or l’image de Dieu est en nous dans la partie supérieure de la raison, comme il est dit aux douzième et quinzième livre sur la Trinité. Donc, en l’homme, aucune puissance n’est au-dessus de la raison. Or l’intelligence ou l’intellect, s’ils étaient autre chose que la raison, seraient au-dessus d’elle, comme le montrent les citations précédentes de Boèce et du livre sur l’Esprit et l’Âme. L’intellect n’est donc pas en l’homme une puissance autre que la raison.

 

Plus une puissance est immatérielle, plus elle peut s’étendre à de nombreux objets. Or le sens commun, qui est une puissance matérielle, confronte les sensibles propres en les distinguant l’un de l’autre ; il a aussi connaissance d’eux dans l’absolu, sinon il ne pourrait pas distinguer entre eux, comme il est prouvé au deuxième livre sur l’Âme. Donc a fortiori la raison, qui est une puissance plus immatérielle, peut non seulement confronter mais aussi recevoir dans l’absolu, ce qui appartient à l’intelligence ; et ainsi, l’intelligence et la raison ne semblent pas être des puissances différentes.

 

Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme que « l’esprit capable de recevoir les universels, orné de la ressemblance de toutes les réalités », on dit que c’est l’âme avec « une certaine puissance et dignité naturelle ». Or ce dont le nom désigne toute l’âme ne doit pas être distingué d’une puissance de l’âme. L’esprit ne doit donc pas être distingué de la raison, qui est une certaine puissance de l’âme ; ni de même l’intelligence, car elle semble être identique à l’esprit.

 

Deux compositions se rencontrent dans l’âme humaine : l’une par laquelle elle compose et divise le couple sujet-prédicat, en formant des propositions ; l’autre par laquelle elle compose les principes avec les conclusions en les confrontant. Or dans la première composition, c’est la même puissance de l’âme humaine qui appréhende les formes simples elles-mêmes, c’est-à-dire le prédicat et le sujet, suivant leurs quiddités propres, et qui forme la proposition en composant : en effet, les deux fonctions sont attribuées à l’intellect possible au troisième livre sur l’Âme. Donc semblablement aussi, il y aura une seule puissance qui reçoit les principes eux-mêmes, ce qui appartient à l’intelligence, et qui ordonne les principes à la conclusion, ce qui appartient à la raison.

 

 Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme : « l’âme est un esprit intellectuel ou rationnel » ; d’où il apparaît que la raison est identique à l’intelligence.

 

Saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité : « Au moment où nous commençons à rencontrer en l’âme des propriétés qui ne nous sont pas communes avec les animaux, c’est alors que la raison est concernée. » Cela même concerne aussi l’intelligence, suivant le Philosophe au livre sur l’Âme. La raison et l’intelligence sont donc identiques.

 

 Une différence des objets quant à des conditions accidentelles ne prouve pas la diversité des puissances. En effet, l’homme coloré et la pierre colorée sont sentis par la même puissance, car être homme ou pierre est accidentel au sensible en tant que tel. Or les objets qui, au livre sur l’Esprit et l’Âme, sont assignés à l’intellect et à la raison, à savoir l’esprit créé et la nature corporelle, ne diffèrent pas mais se rejoignent en tant que connaissables par soi. En effet, de même que l’esprit incorporel créé est intelligible par le fait même qu’il est immatériel, de même aussi les natures corporelles ne sont pensées qu’en tant qu’elles sont séparées de la matière ; et ainsi, en tant qu’ils sont connus, ils sont tous unifiés sous la raison formelle de connaissable, c’est-à-dire en tant qu’immatériels. La raison et l’intellect ne sont donc pas des puissances différentes.

 

10° Toute puissance qui compare deux choses entre elles a nécessairement la connaissance de l’une et de l’autre dans l’absolu ; ainsi le Philosophe prouve-t-il au deuxième livre sur l’Âme qu’il y a nécessairement en nous une puissance qui connaît le blanc et le doux, puisque nous distinguons entre l’un et l’autre. Or, de même que celui qui distingue diverses choses les compare entre elles, de même aussi celui qui confronte compare une chose à l’autre. Il appartient donc à la puissance qui confronte, c’est-à-dire à la raison, de recevoir aussi quelque chose dans l’absolu, ce qui relève de l’intelligence.

 

11° Il est plus noble de confronter que d’être confronté, de même qu’agir est plus noble que subir. Or un même principe permet à une chose d’être pensée et d’être confrontée. Un même principe permet donc aussi à l’âme de penser et de confronter. La raison et l’intelligence sont donc identiques.

 

12° Un habitus unique n’est pas en différentes puissances. Or ce peut être par le même habitus que nous confrontons et que nous recevons quelque chose dans l’absolu : ainsi la foi, qui reçoit quelque chose de façon absolue en tant qu’elle adhère à la vérité première elle-même, mais confronte en tant qu’elle regarde celle-ci dans le miroir des créatures avec pour ainsi dire un certain parcours. C’est donc la même puissance qui confronte et qui reçoit quelque chose dans l’absolu.

 

 

Réponse :

 

Pour voir clairement la réponse à cette question, il est nécessaire de rechercher la différence entre l’intelligence et la raison.

 

Il faut donc savoir, suivant saint Augustin au troisième livre sur la Trinité, que, de même qu’il y a entre les substances corporelles un certain ordre d’après lequel certaines sont dites supérieures et régulatrices des autres, de même aussi il y a un certain ordre entre les substances spirituelles. Or il semble y avoir entre les corps supérieurs et les inférieurs cette différence, que les inférieurs obtiennent leur être parfait par un mouvement, à savoir par la génération, l’altération et l’accroissement, comme on le voit clairement pour les pierres, les plantes et les animaux, tandis que les supérieurs ont leur être parfait en substance, puissance, quantité et figure, sans aucun mouvement et dès leur commencement, comme on le voit clairement pour le soleil, la lune et les étoiles.

 

Or la perfection de la nature spirituelle consiste dans la connaissance de la vérité. Il y a donc certaines substances spirituelles supérieures qui obtiennent aussitôt la connaissance de la vérité sans aucun mouvement ni processus discursif, dans une réception première et soudaine ou simple, comme c’est le cas pour les anges, ce qui fait dire qu’ils ont une intelligence déiforme. Mais il y en a d’autres, inférieures, qui ne peuvent parvenir à la parfaite connaissance de la vérité que par un certain mouvement qui les fait procéder discursivement d’une chose à l’autre, en sorte qu’elles atteignent la connaissance des choses inconnues à partir des connues, et cela est proprement les cas des âmes humaines. De là vient que les anges eux-mêmes sont appelés substances intellectuelles, tandis que les âmes sont appelées substances rationnelles. En effet, le nom d’intelligence semble désigner la connaissance simple et absolue ; car on dit que quelqu’un pense [litt. intellige] parce qu’il lit en quelque sorte la vérité à l’intérieur, dans l’essence même de la réalité. Quant au nom de raison, il désigne un certain processus discursif par lequel l’âme humaine atteint ou parvient à la connaissance d’une chose à partir d’une autre. Et c’est pourquoi Isaac dit au livre sur les Définitions que le raisonnement est un parcours de la cause vers l’effet.

 

Mais tout mouvement procède de l’immobile, comme dit saint Augustin au huitième livre sur la Genèse au sens littéral ; en outre, la fin du mouvement est le repos, comme il est dit au cinquième livre de la Physique, et ainsi, le mouvement se rapporte au repos à la fois comme à un principe et comme à un terme. De même aussi la raison se rapporte à l’intelligence comme le mouvement au repos, et comme la génération à l’être, comme le montre clairement une précédente citation de Boèce ; elle se rapporte à l’intelligence comme à un principe et comme à un terme. Comme à un principe, car l’esprit humain ne pourrait pas procéder discursivement d’une chose à l’autre si son processus discursif ne commençait par quelque simple réception d’une vérité, réception qui relève de l’intelligence des principes. Semblablement aussi, le processus discursif de la raison ne parviendrait pas à quelque chose de certain si ce qui est trouvé par ce processus n’était confronté aux principes premiers par lesquels la raison analyse, si bien que l’intelligence se trouve être le principe de la raison quant à la voie d’invention, et son terme quant à la voie de jugement.

 

Donc, bien que la connaissance de l’âme humaine ait lieu proprement par la voie de la raison, il y a cependant en elle quelque participation de cette connaissance simple qui se rencontre dans les substances supérieures et qui nous fait dire qu’elles ont une puissance intellectuelle ; et cela concorde avec le principe que donne Denys au septième chapitre des Noms divins, selon lequel « la sagesse divine allie toujours l’extrémité inférieure d’un rang plus élevé et l’extrémité supérieure d’un rang subalterne », c’est-à-dire que la nature inférieure à son sommet atteint quelque chose tout en bas de la nature supérieure. Et c’est assurément cette différence entre les anges et les âmes que Denys montre au septième chapitre des Noms divins lorsqu’il dit : « C’est d’elle » — c’est-à-dire de la sagesse divine — « que les puissances angéliques, intelligibles et intelligentes, reçoivent leurs simples et bienheureuses notions. Cette science divine, elles ne la tirent pas d’une analyse d’éléments, de sensations ni de raisonnements laborieux ; mais c’est de façon simple qu’elles saisissent les intelligibles divins. » Plus loin, il ajoute au sujet des âmes : « C’est encore de cette sagesse divine que les âmes reçoivent le pouvoir de raisonner, c’est-à-dire d’une part de tourner discursivement et circulairement autour de la vérité même des êtres — le caractère discursif et plural de leurs argumentations les situe alors au-dessous des intelligences unies —, d’autre part de ramener par enveloppement le multiple à l’un — elles méritent alors de s’égaler aux modes intellectifs des anges, dans la mesure du moins où c’est chose possible et convenable à des âmes. » Et il dit cela parce que ce qui appartient à la nature supérieure peut exister dans la nature inférieure non point parfaitement mais selon quelque faible participation : par exemple, il n’y a pas de raison dans la nature sensitive mais quelque participation de la raison, en tant que les bêtes ont une certaine prudence naturelle, comme on le voit clairement au début du livre de la Métaphysique.

 

Or ce qui est ainsi participé n’est pas détenu comme une possession, c’est-à-dire comme quelque chose de parfaitement soumis à la puissance de celui qui l’a ; en ce sens, il est dit au premier livre de la Métaphysique que la connaissance de Dieu est une possession divine et non humaine. On n’assigne donc aucune puissance pour ce qui est détenu de cette façon ; par exemple, on ne dit pas que les bêtes ont une raison, bien qu’elles aient quelque part à la prudence : cela est en eux par une certaine estimation naturelle. Semblablement, il n’y a pas non plus en l’homme une puissance spéciale unique par laquelle il obtiendrait de façon simple et absolue, sans processus discursif, la connaissance de la vérité ; mais une telle réception de la vérité est en lui par un certain habitus naturel, qui est appelé l’intelligence des principes. Il n’y a donc pas en l’homme une puissance séparée de la raison et que l’on appellerait intelligence, mais c’est la raison elle-même qui est appelée intelligence en raison de la part qu’elle prend à la simplicité intellectuelle, et de cette part proviennent le principe et le terme dans son opération propre. Et c’est pourquoi le livre sur l’Esprit et l’Âme attribue à la raison l’acte propre de l’intelligence, et ce qui est le propre de la raison est présenté comme l’acte de la raison, lorsqu’il est dit que « la raison est le regard de l’esprit voyant le vrai par lui-même, et le raisonnement est l’enquête de la raison. »

 

De plus, à supposer qu’une puissance nous convienne proprement et parfaitement pour la réception simple et absolue de la vérité qui est en nous, elle ne serait cependant pas une puissance autre que la raison, et en voici la preuve. En effet, selon Avicenne au sixième livre De naturalibus, des actes différents manifestent une différence de puissances seulement lorsqu’ils ne peuvent pas être rapportés au même principe ; par exemple, dans les réalités corporelles, recevoir et retenir ne se ramènent pas au même principe, mais le premier à l’humide et le second au sec. Voilà pourquoi l’imagination, qui retient les formes corporelles dans un organe corporel, est une puissance autre que le sens, qui reçoit les formes susdites par un organe corporel. Or l’acte de la raison, qui est de procéder discursivement, et celui de l’intelligence, qui est d’appréhender simplement la vérité, sont l’un à l’autre ce que la génération est à l’être, et ce que le mouvement est au repos. Or se reposer et se mouvoir se ramènent au même principe partout ils se rencontrent ensemble, car c’est par la même nature qu’une chose se repose en un lieu et qu’elle se meut vers ce lieu ; mais ce qui se repose et ce qui est mû sont entre eux comme le parfait et l’imparfait. Et c’est pourquoi la puissance qui procède discursivement et celle qui reçoit la vérité ne seront pas différentes, mais seront une seule puissance qui, en tant qu’elle est parfaite, connaît la vérité de façon absolue, mais en tant qu’elle est imparfaite, a besoin d’un processus discursif.

 

La raison prise au sens propre ne peut donc nullement être en nous une puissance autre que l’intelligence. Cependant la puissance cogitative, qui est une puissance de l’âme sensitive, est parfois elle-même appelée « raison » car elle confronte entre elles les formes individuelles comme la raison proprement dite confronte les formes universelles, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme. Et cette puissance a un organe déterminé, à savoir la cellule médiane du cerveau ; et cette « raison » est sans nul doute une puissance autre que l’intelligence, mais ce n’est pas d’elle que nous voulons parler pour le moment.

 

 

Réponse aux objections :

 

Le livre sur l’Esprit et l’Âme n’est pas authentique, et on ne pense pas qu’il soit de saint Augustin. Cependant, pour soutenir sa position, on peut dire que son auteur n’entend pas dans ce passage distinguer les puissances de l’âme mais montrer les divers degrés par lesquels l’âme progresse dans la connaissance : ainsi le sens lui fait connaître les formes dans la matière, l’imagination les formes accidentelles, sans la matière toutefois, mais avec les circonstances de la matière, la raison la forme essentielle elle-même des réalités matérielles sans la matière individuelle ; et de là elle s’élève encore en ayant quelque connaissance des esprits créés, et on dit alors qu’elle a l’intellect, car de tels esprits connaissent en priorité les substances qui existent sans aucune matière ; puis encore au-delà elle atteint quelque connaissance de Dieu même, et dans ce cas on dit qu’elle a l’intelligence, nom qui désigne proprement l’acte de l’intellect, étant donné que connaître Dieu est propre à Dieu, dont l’intellect est son intelligence, c’est-à-dire son acte d’intellection.

 

Comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation, « la puissance supérieure embrasse l’inférieure, tandis que l’inférieure ne s’élève nullement vers la supérieure » ; la nature supérieure a donc pleinement pouvoir sur le domaine de la nature inférieure, mais pas pleinement sur le domaine d’une nature encore supérieure. Voilà pourquoi la nature de l’âme rationnelle a des puissances pour le domaine de la nature sensitive ou végétative, mais non pour celui de la nature intellectuelle, qui est au-dessus d’elle.

 

Puisque, suivant le Philosophe, le sens commun perçoit tous les sensibles, il est nécessaire qu’il se porte vers eux sous une unique raison formelle commune, sinon il n’aurait pas un unique objet par soi ; mais aucun des sens propres ne peut atteindre cette commune raison formelle de l’objet. La raison, en revanche, parvient comme à son terme dans la simple réception, comme lorsque le processus discursif de la raison se conclut dans la science. Il n’est donc pas nécessaire que l’intelligence soit en nous une puissance autre que la raison comme le sens commun est une puissance autre que les sens propres.

 

Juger n’est pas une propriété de la raison qui permettrait de la distinguer de l’intelligence, car même l’intelligence juge que ceci est vrai et que cela est faux. Mais si le jugement est attribué à la raison et la saisie à l’intelligence, c’est parce que le jugement s’effectue généralement en nous au moyen d’une analyse par les principes, tandis que la simple saisie de la vérité est opérée par l’intelligence.

 

Ce qui est simple à tout point de vue est totalement dénué de composition, mais les éléments simples sont conservés dans les réalités composées. Et de là vient qu’on ne trouve pas dans le simple ce qui appartient au composé en tant que tel ; par exemple, le corps simple n’a pas la saveur, qui est la conséquence d’un mélange ; mais les corps mixtes ont ce qui relève des corps simples, quoique sur un mode plus imparfait : ainsi le chaud et le froid, le léger et le lourd se rencontrent dans les corps mixtes. Voilà pourquoi aucune composition ne se trouve dans l’intelligence divine, qui est tout à fait simple ; mais notre raison, bien qu’elle soit composée, a pouvoir sur quelque acte simple, puisqu’il se rencontre en elle quelque chose de la nature du simple, comme le modèle se retrouve dans son image ; elle a aussi pouvoir sur quelque acte composé, soit en tant qu’elle compose le prédicat avec le sujet, soit en tant qu’elle compose les principes relativement à la conclusion. C’est donc en nous la même puissance qui connaît les simples quiddités des réalités, qui forme les propositions, et qui raisonne ; de ces actes le dernier est propre à la raison en tant que telle, les deux autres pouvant appartenir aussi à l’intelligence en tant que telle. C’est pourquoi le second se trouve dans les anges, puisqu’ils connaissent par plusieurs espèces, mais seul le premier est en Dieu, qui, en connaissant son essence, pense toutes choses, tant les simples que les complexes.

 

L’âme se connaît en quelque sorte par elle-même, au sens où cet acte de connaître consiste à détenir en soi la connaissance de soi ; et en quelque sorte elle se connaît par l’espèce de l’intelligible, dans la mesure où l’acte de connaître implique connaissance et distinction de soi ; et ainsi, le Philosophe et saint Augustin parlent de la même chose. L’argument n’est donc pas concluant.

 

Une telle différence des objets ne peut diversifier les puissances, étant donné qu’elle procède de différences accidentelles, comme on l’a prouvé dans une objection. Or, si la nature corporelle est présentée comme l’objet de la raison, c’est parce que le propre de la connaissance humaine est d’avoir son origine dans le sens et le phantasme. Par conséquent, c’est d’abord sur les natures des réalités sensibles que se fixe le regard de notre intelligence, qui est appelé proprement raison, en tant que la raison est propre au genre humain. Mais de là il s’élève encore en connaissant l’esprit créé ou incréé, et cela lui convient en tant qu’il a quelque part à la nature supérieure plutôt que selon ce qui lui est propre et parfaitement convenable.

 

Boèce veut que l’intelligence et la raison soient des puissances cognitives différentes, non cependant dans un même sujet, mais en des sujets différents. En effet, il veut que la raison appartienne aux hommes, et c’est pourquoi il dit que l’homme connaît les formes universelles dans les réalités particulières, car la connaissance humaine s’exerce proprement à l’égard des formes abstraites des sens. Mais il veut que l’intelligence appartienne aux substances supérieures, qui appréhendent du premier regard les formes entièrement immatérielles ; et s’il veut que la raison n’atteigne jamais ce qui relève de l’intelligence, c’est parce que nous ne pouvons pas parvenir à la vision des quiddités des substances immatérielles avec la faiblesse de notre connaissance présente. Mais ce sera le cas dans la patrie, lorsque la gloire nous rendra déiformes.

 

En tant qu’elles sont en des sujets différents, la raison et l’intelligence ne sont pas une puissance unique ; mais la présente enquête porte sur elles en tant qu’elles se trouvent toutes deux dans l’homme.

 

10° Cet argument vaut pour les actes qui appartiennent à des puissances différentes. Mais il arrive qu’une même puissance ait différents actes, dont l’un précède l’autre ; par exemple, l’acte de l’intellect possible est de penser la quiddité et de former les propositions.

 

11° L’âme connaît les deux, mais par la même puissance. Cependant il semble être propre à l’âme humaine, en tant qu’elle est rationnelle, de connaître l’entité en ceci. Connaître l’entité dans l’absolu semble appartenir davantage aux substances supérieures, ainsi qu’il ressort d’une citation précédente.

 

12° Aimer Dieu et élire les vertus, cela est attribué à la raison, non que ces choses lui appartiennent immédiatement, mais en tant que c’est par le jugement de la raison que la volonté est disposée à l’égard de Dieu comme vers une fin et à l’égard des vertus comme vers des moyens. Et de cette façon également le rationnel est opposé à l’irascible et au concupiscible, car nous sommes inclinés à agir soit par le jugement de la raison, soit par la passion, qui est dans l’irascible ou dans le concupiscible. On dit aussi que la volonté est dans la raison, en tant qu’elle est dans la partie rationnelle de l’âme, comme on dit que la mémoire est dans le sensitif, non qu’elle soit cette même puissance mais en tant qu’elle est dans la partie sensitive.

 

13° & 14° On voit dès lors clairement la solution aux treizième et quatorzième arguments.

Article 2 : La raison supérieure et la raison inférieure sont-elles des puissances différentes ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, l’image de la Trinité est dans la partie supérieure de la raison, et non dans l’inférieure. Or l’image de Dieu dans l’âme consiste en trois puissances. La raison inférieure ne concerne donc pas la ou les mêmes puissances que la supérieure ; et ainsi, elles semblent être des puissances différentes.

 

Puisque la partie se dit relativement au tout, l’une et l’autre se trouvent de la même façon dans un genre donné. Or on dit que l’âme est un tout seulement potentiel ; les différentes parties de l’âme sont donc des puissances différentes. Or la raison supérieure et l’inférieure sont désignées par saint Augustin comme différentes parties de la raison. Ce sont donc des puissances différentes.

 

Tout ce qui est éternel est nécessaire, et tout ce qui est changeant et temporel est contingent, comme le montre le Philosophe au neuvième livre de la Métaphysique. Or la partie de l’âme qui est appelée scientifique par le Philosophe au sixième livre de l’Éthique se tourne vers les réalités nécessaires, tandis que la raisonnante ou opinative se tourne vers les contingentes. Puis donc que la raison supérieure, suivant saint Augustin, adhère aux réalités éternelles tandis que l’inférieure dispose les réalités temporelles et caduques, il semble que la raisonnante soit identique à la raison inférieure et la scientifique à la supérieure. Or la scientifique et la raisonnante sont des puissances différentes, comme le montre le Philosophe au même endroit. La raison supérieure et l’inférieure sont donc, elles aussi, des puissances différentes.

 

Comme dit le Philosophe au même endroit, relativement à des objets de genres différents il faut déterminer des puissances de l’âme différentes, puisque toute puissance de l’âme qui est déterminée à quelque genre, l’est à cause d’une ressemblance ; et ainsi, la diversité des objets selon le genre témoigne de la diversité des puissances. Or l’éternel et le corruptible sont des réalités tout à fait différentes par le genre, puisque le corruptible et l’incorruptible n’ont pas même en commun le genre, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique. La raison supérieure, qui a pour objet les réalités éternelles, est donc une puissance autre que la raison inférieure, qui a pour matière les réalités caduques.

 

Les puissances se distinguent par les actes, et les actes par les objets. Or le vrai, qui est objet de contemplation, est un autre objet que le bien, qui est objet d’opération. La raison supérieure, qui contemple le vrai, est donc aussi une autre puissance que la raison inférieure, qui opère le bien.

 

Ce qui en soi n’est pas un, l’est encore moins si on le met en rapport avec autre chose. Or la raison supérieure n’est pas une puissance unique, mais plusieurs, puisqu’il y a en elle l’image, qui consiste en trois puissances. On ne peut donc pas dire non plus que la raison supérieure et la raison inférieure soient une puissance unique.

 

La raison est plus simple que le sens. Or, dans la partie sensitive, on ne trouve pas qu’une même puissance ait diverses fonctions. Donc bien moins encore une puissance unique peut-elle avoir diverses fonctions dans la partie intellective. Or la raison se dédouble en supérieure et inférieure selon les fonctions, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Trinité. Ce sont donc des puissances différentes.

 

Chaque fois qu’on attribue à l’âme des choses qui ne peuvent se ramener à un même principe, il est nécessaire de définir en conséquence dans l’âme différentes puissances, comme recevoir et retenir font distinguer l’imagination du sens. Or l’éternel et le corruptible ne peuvent se ramener à des principes identiques, car les principes prochains des réalités corruptibles et incorruptibles ne sont pas les mêmes, comme il est prouvé au onzième livre de la Métaphysique. Ils ne doivent donc pas être attribués à la même puissance de l’âme, et ainsi, la raison supérieure et la raison inférieure sont des puissances différentes.

 

Saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité que les trois choses qui ont concouru au péché de l’homme, à savoir l’homme, la femme et le serpent, signifient trois choses qui sont en nous, à savoir la raison supérieure, l’inférieure et la sensualité. Or la sensualité est une puissance autre que la raison inférieure. Celle-ci est donc également autre que la supérieure.

 

10° Une puissance unique ne peut pas en même temps pécher et ne pas pécher. Or parfois la raison inférieure pèche sans que la raison supérieure pèche, comme le montre saint Augustin au livre sur la Trinité. La raison inférieure et la supérieure ne sont donc pas une puissance unique.

 

11° Des perfections différentes appartiennent à des perfectibles différents, puisque l’acte propre requiert une puissance propre. Or les habitus de l’âme sont les perfections des puissances. Les différents habitus appartiennent donc à des puissances différentes. Or la raison supérieure et l’inférieure s’adonnent respectivement à la sagesse et à la science, qui sont des habitus différents. La raison supérieure et l’inférieure sont donc des puissances différentes.

 

12° Une puissance, quelle qu’elle soit, est perfectionnée par son acte. Or une diversité d’actes amène ou manifeste une diversité de puissances. Donc, partout où se trouve une diversité d’actes, on doit conclure à la diversité des puissances. Or la raison supérieure et l’inférieure ont des actes différents, car la raison se dédouble selon les fonctions, comme dit saint Augustin. Ce sont donc des puissances différentes.

 

13° La différence entre la raison supérieure et l’inférieure est plus grande qu’entre l’intellect agent et l’intellect possible, puisque l’acte de ces derniers concerne le même intelligible, alors que l’acte des deux premières concerne des objets différents, comme on l’a dit. Or l’intellect agent et l’intellect possible sont des puissances différentes. Donc la raison supérieure et la raison inférieure aussi.

 

14° Tout ce qui provient d’une chose est différent de cette chose, car nulle réalité n’est cause de soi-même. Or la raison inférieure provient de la supérieure, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Trinité. C’est donc une autre puissance que la supérieure.

 

15° Rien n’est mû par soi-même, comme il est prouvé au septième livre de la Physique. Or la raison supérieure meut l’inférieure, en tant qu’elle la dirige et la gouverne. La raison supérieure et la raison inférieure sont donc des puissances différentes.

 

 

En sens contraire :

 

Les différentes puissances de l’âme sont des réalités différentes. Or la raison supérieure et l’inférieure ne sont pas des réalités différentes ; c’est pourquoi saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité : « Quand nous parlons de la nature de l’âme humaine, nous parlons d’une seule réalité : le double aspect que je viens de distinguer n’est qu’un dédoublement selon les fonctions. » La raison supérieure et l’inférieure ne sont donc pas des puissances différentes.

 

Une puissance peut s’étendre à d’autant plus d’objets qu’elle est plus immatérielle. Or la raison est plus immatérielle que le sens. Or par la même puissance sensitive, à savoir la vue, on voit à la fois des réalités éternelles ou incorruptibles et perpétuelles, comme les corps célestes, et des corruptibles, comme les réalités inférieures de ce monde. C’est donc aussi la même puissance de la raison qui contemple les réalités éternelles et qui dispose les temporelles.

 

 

Réponse :

 

Pour voir clairement la réponse à cette question, il est nécessaire de connaître d’abord deux choses : comment les puissances de l’âme se distinguent, et comment la raison supérieure et la raison inférieure diffèrent entre elles. Ces deux choses permettront d’en connaître une troisième, celle qui nous occupe à l’instant, à savoir, si la raison supérieure et la raison inférieure sont une puissance unique ou différentes puissances.

 

Il faut donc savoir que la diversité des puissances se voit par les actes et par les objets. Or certains prétendent qu’il faut entendre cela en ce sens que la diversité des actes et des objets serait non pas la cause mais seulement le signe de la diversité des puissances. D’autres disent que la diversité des objets est cause de la diversité des puissances pour les puissances passives, et non pour les actives. Mais si l’on apporte une considération attentive, on trouve que dans les deux sortes de puissances les actes et les objets sont non seulement des signes mais aussi, en quelque façon, des causes de la diversité. En effet, tout ce dont l’être existe seulement en vue de quelque fin a un mode qui lui est déterminé par la fin à laquelle il est ordonné ; une scie, par exemple, est déterminée et quant à la matière, et quant à la forme, pour qu’elle convienne à sa fin, qui est de couper. Or toute puissance de l’âme, soit active soit passive, est ordonnée à son acte comme à une fin, comme on le voit clairement au neuvième livre de la Métaphysique ; par conséquent, chaque puissance a un mode et une espèce déterminés selon ce qui peut convenir pour un tel acte. Voilà pourquoi, si l’on a diversifié les puissances, c’est parce que la diversité des actes requérait divers principes par lesquels ils soient élicités. Par ailleurs, puisque l’objet se rapporte à l’acte comme un terme, et que les actes sont spécifiés par leurs termes, comme cela est clair au cinquième livre de la Physique, il est nécessaire que les actes se distinguent aussi par les objets ; et c’est pourquoi la diversité des objets amène une diversité des puissances.

 

Mais la diversité des objets peut être envisagée de deux façons : d’abord suivant la nature des réalités ; ensuite suivant les diverses raisons formelles des objets. Suivant la nature des réalités, comme la couleur et la saveur ; suivant la diverse raison formelle de l’objet, comme le bien et le vrai.

 

Or, puisque les puissances qui sont les actes d’organes déterminés ne peuvent s’étendre au-delà de la disposition de leurs organes, et qu’un seul et même organe ne peut pas être adapté pour connaître toutes les natures, il faut nécessairement que les puissances qui sont liées à des organes soient déterminées pour concerner certaines natures, à savoir, les natures corporelles. En effet, l’opération qui s’exerce par un organe corporel ne peut s’étendre au-delà de la nature corporelle. Mais puisqu’il se trouve dans la nature corporelle quelque chose que tous les corps ont en commun et quelque chose en quoi les divers corps diffèrent, il se pourra qu’une puissance liée au corps soit adaptée à tous les corps suivant ce qu’ils ont de commun : telle l’imagination, en tant que tous les corps se rejoignent sous le rapport de la quantité, de la figure et de leurs conséquences — c’est pourquoi l’imagination s’étend non seulement aux réalités naturelles mais aussi aux réalités mathématiques — ; tel aussi le sens commun, en tant que dans tous les corps naturels, auxquels seuls il s’étend, se trouve une puissance active ou un principe de changement. D’autres puissances, par contre, seront adaptées à ce en quoi les corps se diversifient, suivant les diverses façons de changer : c’est le cas de la vue pour la couleur, de l’ouïe pour le son, etc. Donc, de ce que la partie sensitive use d’un organe dans son opération, deux choses résultent pour elle, à savoir : d’une part, qu’on ne peut lui attribuer aucune puissance qui regarderait un objet commun à tous les étants, car sinon elle transcenderait toutes les réalités corporelles ; et d’autre part, qu’il est possible de trouver en elle diverses puissances, selon la nature diverse des objets, parce que la condition de l’organe peut être adaptée à cette nature-ci ou à celle-là.

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Mais cette partie de l’âme qui, dans son acte, ne se sert pas d’un organe corporel reste non pas déterminée mais infinie, d’une certaine façon, en tant qu’elle est immatérielle ; voilà pourquoi sa portée s’étend à un objet commun à tous les êtres. C’est pourquoi l’on dit que l’objet de l’intelligence est une chose qui se trouve dans tous les genres d’étants. Et c’est aussi pourquoi le Philosophe dit que l’intellect est « ce qui produit tous [les intelligibles] et ce qui devient tous [les intelligibles] ». Il n’est donc pas possible de distinguer différentes puissances dans la partie intellective pour correspondre aux différentes natures des objets, mais seulement pour correspondre à diverses notions d’objet, c’est-à-dire en tant que l’acte de l’âme se porte parfois vers une seule et même chose selon diverses raisons formelles. Et c’est ainsi que le bien et le vrai, dans la partie intellective, différencient l’intelligence de la volonté : en effet, l’intelligence se porte vers le vrai intelligible comme vers une forme, puisqu’il est nécessaire que l’intelligence soit formellement déterminée par ce qui est pensé ; et la volonté se porte vers le bien comme vers une fin. C’est pourquoi le Philosophe dit aussi au sixième livre de la Métaphysique que le vrai est dans l’esprit et le bien dans les réalités, puisque la forme est au-dedans et la fin au-dehors. Or ce n’est pas sous le même aspect que la fin et la forme perfectionnent, et ainsi, le bien et le vrai n’ont pas la même raison formelle d’objet. Ainsi également, l’intellect possible se distingue de l’intellect agent. En effet, une chose n’est pas objet sous le même rapport en tant qu’elle est en acte et en tant qu’elle est en puissance, ou bien en tant qu’elle agit et en tant qu’elle subit : car l’intelligible en acte est objet de l’intellect possible en agissant pour ainsi dire sur lui, en tant qu’il passe de puissance à acte par l’intelligible en acte, tandis que l’intelligible en puissance est objet de l’intellect agent en tant qu’il devient par celui-ci intelligible en acte. Ainsi donc, on voit clairement comment on peut distinguer les puissances dans la partie intellective.

 

La raison supérieure et l’inférieure, quant à elles, se distinguent de la façon suivante. Il est des natures supérieures à l’âme rationnelle, et d’autres inférieures à elle. Mais puisque tout ce qui est pensé l’est selon le mode de celui qui pense, la pensée des réalités qui sont au-dessus de l’âme est, dans l’âme rationnelle, inférieure aux réalités pensées elles-mêmes ; en revanche, la pensée des réalités qui sont au-dessous de l’âme est, dans l’âme, supérieure aux réalités elles-mêmes, puisque celles-ci ont en elle un être plus noble qu’en elles-mêmes. Et ainsi, l’âme a envers ces deux genres de réalités une relation différente, et de là résulte pour elle une diversité de fonctions. En effet, dans la mesure où elle regarde vers les natures supérieures — soit qu’elle contemple leur vérité et leur nature dans l’absolu, soit qu’elle reçoive d’elles une idée et comme un modèle pour opérer —, elle est appelée raison supérieure ; mais dans la mesure où elle se tourne vers les réalités inférieures — soit pour les regarder par la contemplation, soit pour les disposer par l’action —, elle est appelée raison inférieure.

 

Or les deux sortes de natures, la supérieure et l’inférieure, sont appréhendées par l’âme humaine suivant la notion commune d’intelligible : la supérieure en tant qu’elle est immatérielle en elle-même, l’inférieure en tant qu’elle est dépouillée de la matière par l’acte de l’âme. On voit donc clairement que les noms de raison supérieure et raison inférieure ne désignent pas des puissances différentes, mais une seule et même puissance se rapportant diversement à des réalités différentes.

 

 

Réponse aux objections :

 

Comme on l’a dit dans la question sur l’esprit, l’image de la Trinité dans l’âme est certes fondée dans les puissances comme dans une racine, mais on la trouve de façon achevée dans les actes des puissances ; et c’est ainsi que l’image est dite concerner la raison supérieure et non l’inférieure.

 

L’expression « partie d’une puissance » ne désigne pas toujours une puissance distincte, mais on entend parfois « partie d’une puissance » au sens d’une partie des objets, selon lesquels on envisage une division de la quantité virtuelle ; par exemple, si quelqu’un peut porter cent livres, on dira de celui qui n’en peut porter que cinquante que sa puissance a une partie de la puissance du premier, bien que ce soit spécifiquement la même puissance. Et de cette façon, la partie supérieure et la partie inférieure de la raison sont appelées « parties de la raison », en tant qu’elles se portent vers une partie des objets regardés par la raison prise communément.

 

La scientifique et la raisonnante ou opinative ne sont pas identiques à la raison supérieure ni à l’inférieure, car même au sujet des natures inférieures, que regarde la raison inférieure, peuvent être formulées des propositions nécessaires, qui relèvent de la scientifique : sinon la physique et la mathématique ne seraient pas des sciences ; semblablement aussi, la raison supérieure se tourne en quelque façon vers les actes humains dépendants du libre arbitre, et par là même contingents, sinon le péché qui parfois les accompagne ne serait pas attribué à la raison supérieure. Et ainsi, la raison supérieure n’est pas totalement séparée de la raisonnante ou opinative.

 

Or la scientifique et la raisonnante sont assurément des puissances différentes, car elles se distinguent quant à la notion même d’intelligible. En effet, puisque l’acte d’une puissance ne s’étend pas au-delà de la portée de son objet, toute opération qui ne peut pas être ramenée à la même raison formelle d’objet doit nécessairement appartenir à une autre puissance ayant une autre raison formelle d’objet. Or l’objet de l’intelligence est la quiddité, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; et pour cette raison, l’action de l’intelligence s’étend aussi loin que peut s’étendre la portée de la quiddité. Or c’est par elle que les principes premiers eux-mêmes sont immédiatement connus, et une fois qu’ils le sont, on parvient en raisonnant à la connaissance des conclusions ; et la puissance qui est de nature à analyser les conclusions par les quiddités, le Philosophe l’appelle la scientifique. Mais il y a des choses pour lesquelles il n’est pas possible de poursuivre une telle analyse jusqu’à parvenir aux quiddités, et ce, à cause de l’incertitude de leur être, comme c’est le cas pour les contingents en tant que tels. De telles choses ne sont donc pas connues par la quiddité, qui était l’objet propre de l’intelligence, mais d’une autre façon, à savoir par une certaine conjecture sur ces réalités dont on ne peut pas avoir une pleine certitude. Une autre puissance est donc requise pour cela. Or cette puissance ne peut mener l’enquête de la raison jusqu’à son terme et, pour ainsi dire, à son repos, mais se maintient dans l’enquête elle-même comme en mouvement, produisant seulement une opinion à propos de ce qu’elle examine ; aussi cette puissance est-elle nommée, d’après ce qui est comme le terme de son opération, raisonnante ou opinative.

 

Mais la raison supérieure et la raison inférieure se distinguent par les natures mêmes [des objets], et c’est pourquoi ce ne sont pas des puissances différentes comme la scientifique et l’opinative.

 

Les objets de la scientifique et de la raisonnante diffèrent par le genre quant au propre genre qu’est le connaissable, puisqu’ils sont connus selon des raisons formelles genériquement différentes. Mais les réalités éternelles et les temporelles ont des natures de genres différents, et ne diffèrent pas quant à la notion de connaissable, selon laquelle doit être envisagée la ressemblance entre la puissance et l’objet.

 

Le vrai, objet de contemplation, et le bien, objet d’opération, concernent des puissances différentes, à savoir l’intelligence et la volonté. Mais ce n’est pas par là que l’on distingue la raison supérieure et la raison inférieure, puisque l’une et l’autre peut être et spéculative et active, quoique relativement à des objets différents, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Rien n’empêche que ce qui contient en soi une multitude soit un avec un autre qui contient en soi une multitude, si la même multitude est contenue dans les deux : comme ce tas et cet amas de pierres sont une seule et même chose. Et de cette façon, la raison supérieure et l’inférieure sont une puissance unique, bien que l’une et l’autre contiennent en quelque façon plusieurs puissances ; en effet, elles contiennent toutes deux les mêmes. Par ailleurs, on ne dit pas qu’il y a plusieurs puissances dans la raison supérieure comme si la puissance même de la raison était divisée en plusieurs puissances, mais en tant que la volonté est comprise sous l’intelligence : non qu’elles soient une puissance unique, mais parce que la volonté est mue par l’appréhension de l’intelligence.

 

Même dans la partie sensitive il existe une puissance ayant diverses fonctions : par exemple l’imagination, qui a pour fonctions de conserver ce qui est reçu des sens et de le représenter ensuite à l’intelligence. Cependant, puisqu’une puissance peut s’étendre à d’autant plus d’objets qu’elle est plus immatérielle, rien n’empêcherait qu’il existe une même puissance ayant diverses fonctions dans la partie intellective et qu’il n’en existe pas dans la partie sensitive.

 

Bien que l’éternel et le temporel ne se ramènent pas aux mêmes principes prochains, cependant la connaissance de l’éternel et du temporel se ramène à un même principe, puisque l’un et l’autre sont appréhendés par l’intelligence selon l’unique raison formelle d’immatérialité.

 

De même qu’à la nature humaine appartenaient l’homme et la femme, qu’unissait un mariage charnel, et non le serpent, de même à la nature de la raison supérieure appartient la raison inférieure, signifié par la femme, et non la sensualité, signifiée par le serpent, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Trinité.

 

10° Puisque pécher est un certain acte, il n’appartient pas à proprement parler à la raison supérieure ni à l’inférieure, mais à l’homme, selon celle-ci ou celle-là. Et si une puissance unique se rapporte à divers objets, il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’il y ait péché selon un rapport et non selon un autre, de même que, lorsque plusieurs habitus sont dans une seule puissance, il arrive que l’on pèche selon l’acte d’un habitus et non selon l’acte de l’autre ; comme ce serait le cas si un même homme, étant à la fois grammairien et géomètre, énonçait des vérités sur les droites en faisant un solescisme.

 

11° Lorsqu’une perfection accomplit un perfectible selon toute la capacité de celui-ci, il est impossible qu’un perfectible unique ait plusieurs perfections de même ordre. Voilà pourquoi il est impossible que la matière soit perfectionnée en même temps par deux formes substantielles, car une seule matière n’est capable que d’un seul être substantiel. Mais il en va autrement pour les formes accidentelles, qui ne perfectionnent pas leurs sujets selon toute leur puissance ; il est donc possible qu’un seul perfectible ait plusieurs accidents. Et c’est pourquoi il est également possible qu’une seule puissance ait plusieurs habitus, puisque les habitus des puissances sont des perfections accidentelles ; en effet, ils viennent s’ajouter après la complète notion de puissance.

 

12° Comme dit Avicenne au sixième livre De naturalibus, la diversité des actes tantôt dénote une diversité de puissances, tantôt non. En effet, on peut trouver de cinq façons une diversité dans les actes de l’âme. Premièrement, selon la force et la faiblesse, comme opiner et croire. Deuxièmement, selon la vitesse et la lenteur, comme courir et se mouvoir. Troisièmement, selon l’habitus et la privation, comme se reposer et se mouvoir. Quatrièmement, selon un rapport à des contraires dans le même genre, comme sentir le blanc et sentir le noir. Cinquièmement, lorsque les actes sont de genres différents, comme appréhender et mouvoir, ou sentir le son et sentir la couleur. Ainsi donc, les deux premières sortes de diversité ne dénotent pas une diversité de puissances, car sinon il faudrait qu’il y ait dans l’âme autant de puissances distinctes qu’il se trouve de degrés de force et de faiblesse dans les actes, ou de vitesse et de lenteur. Ni de même pour les troisième et quatrième sortes, puisqu’il appartient à la même puissance de se rapporter aux deux opposés. Mais c’est seulement la cinquième sorte de diversité qui dénote une diversité de puissances, à condition de préciser que les actes de genres différents sont ceux qui n’ont pas une commune raison formelle d’objet ; et par conséquent, la diversité des actes de la raison supérieure et de la raison inférieure ne dénote pas une diversité de puissances, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

13° L’intellect agent et l’intellect possible diffèrent plus entre eux que la raison supérieure et la raison inférieure, puisque l’intellect agent et l’intellect possible regardent des objets formellement divers, encore que non matériellement. En effet, ils regardent chacun une notion d’objet différente, bien qu’il soit possible de les trouver toutes deux dans la même réalité intelligible : car une même et unique chose peut être d’abord intelligible en puissance et ensuite intelligible en acte. Par contre, la raison supérieure et l’inférieure regardent des objets matériellement différents, et non formellement, puisqu’ils regardent des natures différentes selon une seule notion d’objet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Or la diversité formelle est plus grande que la diversité matérielle ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.

 

14° Il est dit que la raison inférieure provient de la supérieure, à cause des choses que considère la raison inférieure, et qui proviennent de celles que considère la raison supérieure : en effet, les raisons inférieures proviennent des supérieures. Rien n’empêche, par conséquent, que la raison inférieure et la raison supérieure soient une puissance unique ; de même, nous constatons qu’il appartient à la même puissance de considérer les principes de la science subalternante et ceux de la science subalternée, bien que ceux-ci proviennent de ceux-là.

 

15° Si l’on dit que la raison supérieure meut la raison inférieure, c’est parce que les raisons inférieures doivent être réglées d’après les supérieures, tout comme la science subalternée est réglée par la subalternante.

Article 3 : Le péché peut-il exister dans la raison supérieure ou inférieure ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, l’intelligence est toujours droite. Or la raison est la même puissance que l’intelligence, comme on l’a obtenu précédemment. Donc la raison, elle aussi, est toujours droite ; il n’y a donc pas de péché en elle.

 

Tout ce qui peut recevoir une perfection, s’il peut recevoir un défaut, ne pourra avoir en soi que le défaut opposé à cette perfection, car c’est le même sujet qui peut recevoir les contraires. Or, suivant saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, la perfection propre de la raison supérieure est la sagesse, et celle de la raison inférieure est la science. Il ne peut donc y avoir en elles d’autre péché que l’ignorance et la sottise.

 

Selon saint Augustin, tout péché est dans la volonté. Or la raison est une autre puissance que la volonté. Le péché n’est donc pas dans la raison.

 

Rien ne peut recevoir son contraire, car des contraires ne peuvent pas être ensemble. Or tout péché de l’homme est contraire à la raison, car le mal de l’homme est d’être contre la raison, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Le péché ne peut donc pas exister dans la raison.

 

Le péché qui est commis en quelque matière ne peut pas être attribué à une puissance qui ne s’étend pas à cette matière. Or la raison supérieure a pour matière les réalités éternelles, et non ce qui peut délecter la chair. Le péché qui est commis en ce qui peut délecter la chair ne doit donc nullement être attribué à la raison supérieure, quoique saint Augustin dise que le consentement à l’acte est attribué à la raison supérieure.

 

Saint Augustin dit que la raison supérieure est celle qui contemple les réalités supérieures et adhère à elles, et ce, par l’amour ; or il ne peut en résulter de péché ; le péché ne peut donc pas exister dans la raison supérieure.

 

Le plus fort n’est pas vaincu par le plus faible. Or la raison est la plus forte des choses qui se trouvent en nous. Elle ne peut donc pas être vaincue par la concupiscence, la colère ou autre chose de ce genre ; et ainsi, il ne peut y avoir de péché en elle.

 

 

En sens contraire :

 

Il appartient au même de mériter et de démériter. Or le mérite réside dans un acte de la raison. Donc le démérite aussi.

 

Selon le Philosophe, le péché se produit non seulement par la passion, mais aussi par l’élection. Or l’élection consiste en un acte de la raison, puisqu’elle suit le conseil, comme il est dit au troisième livre de l’Éthique. Il arrive donc que le péché soit dans la raison.

 

Par la raison, nous nous dirigeons aussi bien dans le domaine spéculatif que dans le domaine de l’agir. Or dans le domaine spéculatif, il arrive qu’il y ait un péché concernant la raison, comme lorsqu’on commet un paralogisme en raisonnant. Donc dans le domaine de l’agir aussi, il arrive que le péché soit dans la raison.

 

 

Réponse :

 

Selon saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, le péché est tantôt dans la raison supérieure, tantôt dans la raison inférieure. Mais pour comprendre cela, il est nécessaire de connaître d’abord deux choses, à savoir : quel acte peut être attribué à la raison, et ensuite lequel peut être attribué à la raison supérieure et lequel à la raison inférieure.

 

Il faut donc savoir que, de même qu’il y a deux appréhensives, à savoir l’inférieure, qui est la sensitive, et la supérieure, qui est l’intellective ou rationnelle, de même aussi il y a deux appétitives, à savoir l’inférieure, que l’on appelle sensualité et qui se divise en irascible et concupiscible, et la supérieure, qui est appelée volonté. Or, à un certain point de vue, ces deux sortes d’appétitives se rapportent à leurs appréhensives de façon semblable, et à un autre point de vue de façon différente. De façon semblable, parce qu’en aucun des deux appétits il ne peut y avoir de mouvement à moins qu’une appréhension ne précède. En effet, l’objet d’appétit ne meut l’appétit, soit supérieur soit inférieur, qu’une fois appréhendé soit par l’intelligence soit par l’imagination et le sens ; et c’est pourquoi l’on appelle moteur non seulement l’appétit mais aussi l’intelligence, l’imagination et le sens. De façon différente, parce qu’il y a dans l’appétit inférieur une certaine inclination naturelle par laquelle l’appétit est, en quelque façon, naturellement contraint à tendre vers l’objet d’appétit. Par contre, l’appétit supérieur n’est pas déterminé à l’un ou l’autre, car l’appétit supérieur est libre, au contraire de l’inférieur. Et de là vient que le mouvement de l’appétit inférieur ne se trouve pas attribué à la puissance appréhensive, car la cause de ce mouvement n’est pas dans l’appréhension mais dans l’inclination de l’appétit ; en revanche, le mouvement de l’appétit supérieur est attribué à son appréhensive, c’est-à-dire à la raison, car l’inclination de l’appétit supérieur vers ceci ou cela est causée par le jugement de la raison. Et c’est pourquoi nous distinguons les puissances motrices en rationnelle, irascible et concupiscible, nommant dans la partie supérieure ce qui relève de l’appréhension, mais dans l’inférieure ce qui relève de l’appétit. Ainsi donc, on voit clairement qu’un acte est attribué à la raison de deux façons. D’abord parce qu’il lui appartient immédiatement, étant élicité par la raison elle-même, comme par exemple confronter les choses à faire ou à savoir. Ensuite, parce qu’il lui appartient moyennant la volonté, qui est mue par le jugement de la raison.

 

Or, de même que le mouvement de l’appétit qui suit le jugement de la raison est attribué à la raison, de même le mouvement de l’appétit qui suit la délibération de la raison supérieure est attribué à la raison supérieure ; par exemple, lorsqu’on délibère sur les choses à faire en considérant qu’une chose est agréable à Dieu ou prescrite par la loi divine, ou de façon similaire. Mais il appartiendra à la raison inférieure lorsque le mouvement de l’appétit suit le jugement de la raison inférieure, comme lorsqu’on délibère sur les choses à faire en tenant compte des causes inférieures, par exemple en considérant la laideur de l’acte, la dignité de la raison, l’offense faite aux hommes, ou quelque chose de ce genre. Or ces deux modes de considérations sont ordonnés entre eux. En effet, selon le Philosophe au septième livre de l’Éthique, la fin tient lieu de principe dans le domaine de l’agir. Or dans les sciences spéculatives le jugement de la raison n’est accompli que lorsque les conclusions sont analysées par les principes premiers. Par conséquent, dans le domaine de l’agir aussi il ne sera accompli que lorsqu’on se ramènera à la fin ultime : car c’est alors seulement que la raison donnera l’ultime sentence au sujet de ce qu’il faut opérer, et cette sentence est le consentement à l’acte. Et de là vient que le consentement à l’acte est attribué à la raison supérieure, qui considère la fin ultime, tandis que la délectation et la complaisance dans la délectation, ou le consentement, sont attribués par saint Augustin à la raison inférieure.

 

Donc, quand quelqu’un pèche en consentant à un acte mauvais, il y a péché dans la raison supérieure, mais s’il pèche par la seule délectation avec quelque délibération, on dit que le péché est dans la raison inférieure, parce que celle-ci s’occupe immédiatement de disposer les réalités inférieures. Et ainsi, on dit que le péché est dans la raison supérieure ou inférieure en tant que le mouvement de l’appétitive est attribué à la raison. Mais quand on considère l’acte propre de la raison, on dit qu’il y a péché dans la raison supérieure ou inférieure lorsqu’elle se trompe dans sa propre confrontation.

 

 

Réponse aux objections :

 

Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, de même que le sens ne se trompe jamais dans les sensibles propres, alors qu’il peut se tromper sur les sensibles communs et par accident, de même l’intelligence ne se trompe jamais sur son objet propre, à savoir la quiddité, sauf peut-être par accident ; ni sur les principes premiers, qui sont connus de nous aussitôt que les termes le sont ; mais elle se trompe en confrontant, et en appliquant les principes communs aux conclusions particulières, et ainsi, il arrive que la raison soit privée de sa rectitude et que le péché soit en elle.

 

En soi, à la sagesse et à la science s’opposent directement la sottise et l’ignorance ; mais indirectement aussi tous les autres péchés, en quelque façon, c’est-à-dire en tant que le gouvernement de la sagesse et de la science, qui est requis dans le domaine de l’agir, est gâté par le péché, et c’est pourquoi l’on dit que tout homme méchant est ignorant.

 

Il n’est pas dit que le péché est dans la volonté comme en un sujet mais comme dans une cause, car pour qu’il y ait péché il faut qu’il y ait volontaire ; or ce qui est causé par la volonté est aussi attribué à la raison, comme on l’a déjà expliqué.

 

Il est dit que le péché de l’homme est contre la raison, en tant qu’il est contre la raison droite, en laquelle le péché ne peut exister.

 

La raison supérieure se porte vers les raisons éternelles directement, comme vers ses objets propres, mais elle fait retour en quelque sorte de celles-ci aux réalités temporelles et caduques en tant qu’elle juge par ces raisons éternelles sur de telles réalités temporelles ; et ainsi, lorsque son jugement est défectueux en quelque matière, ce péché est mis au compte de la raison supérieure.

 

Bien que la raison supérieure soit ordonnée pour adhérer aux réalités éternelles, cependant elle n’y adhère pas toujours, et ainsi le péché peut exister en elle.

 

Socrate faisait un raisonnement semblable, lorsqu’il voulait montrer que celui qui sait ne vient jamais à pécher, car la science, étant plus forte, n’est pas vaincue par la passion. À quoi le Philosophe répond au septième livre de l’Éthique en distinguant science universelle et science particulière, et de même, science en habitus et science en acte, et il distingue à nouveau la science en habitus en posant que l’habitus peut être libre ou bien lié, comme cela se produit chez les hommes ivres. Ainsi donc, il arrive que le détenteur d’une science universelle en acte n’ait dans le particulier, qui est le domaine de l’agir, qu’une science en habitus lié par la concupiscence ou par une autre passion, si bien que le jugement de la raison sur la chose particulière à faire ne peut pas être formellement déterminé par la science universelle. Et ainsi, il arrive que la raison se trompe dans l’élection ; et c’est une telle erreur d’élection qui rend ignorant tout homme méchant, si grande que soit sa science dans l’universel. Et de cette façon également, la raison est amenée à pécher en tant qu’elle est liée par la concupiscence.

Article 4 : La délectation morose, qui a lieu dans la raison inférieure par un consentement à la délectation sans consentement à l’acte, est-elle un péché mortel ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Augustin dans l’Enchiridion, le geste de se frapper la poitrine et l’Oraison dominicale sont des remèdes indiqués contre le péché véniel. Or le consentement à la délectation sans consentement à l’acte est mis au nombre des péchés auxquels on porte remède en se frappant la poitrine et en récitant l’Oraison dominicale. En effet, saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité : « Évidemment, lorsque l’âme se complaît seulement en pensée aux choses défendues, décidée, il est vrai, à ne pas le commettre, mais aimant à retenir et à retourner des images qu’elle eût dû rejeter dès la première atteinte, il ne faut pas nier qu’il y ait péché ; ce péché toutefois est moindre que si l’on se décidait à le commettre également en acte. Aussi doit-on demander pardon de telles pensées, se frapper la poitrine, dire : “Pardonnez-nous nos offenses”, etc. » Le susdit consentement à la délectation n’est donc pas un péché mortel.

 

Le consentement au péché véniel est véniel, tout comme le consentement au péché mortel est mortel ; or la délectation est un péché véniel. Le consentement à celle-ci sera donc lui aussi véniel.

 

Nous trouvons dans l’acte de fornication deux choses à causes desquelles il peut être jugé mauvais, à savoir : la véhémence de la délectation, qui absorbe la raison, et le préjudice qui s’ensuit de l’acte, c’est-à-dire l’incertitude de la filiation et les autres inconvénients de ce genre qui s’ensuivraient si l’union des sexes n’était pas réglée par la loi du mariage. Or on ne peut pas dire que la fornication soit un péché mortel en raison de la délectation, car cette véhémence de délectation se trouve dans l’acte conjugal, qui n’est pas un péché. Ce n’est donc un péché mortel qu’à cause du préjudice qui s’ensuit de l’acte ; celui qui consent à la délectation de la fornication et non à l’acte n’aborde donc pas la fornication du côté où elle est un péché mortel ; et ainsi, il ne semble pas pécher mortellement.

 

L’homicide n’est pas moins un péché que la fornication. Or celui qui pense à l’homicide, qui prend plaisir à cette pensée et consent à la délectation, ne pèche pas mortellement ; sinon tous ceux qui éprouvent du plaisir à entendre des histoires de guerre, s’ils consentaient à cette délectation, pécheraient mortellement, ce qui paraît improbable. Le consentement à la délectation de la fornication n’est donc pas non plus un péché mortel.

 

Puisque le péché véniel et le mortel sont à une distance quasi infinie l’un de l’autre, ce qui s’évalue par la distance entre leurs peines respectives, le péché véniel ne peut pas devenir mortel. Or la délectation qui réside seulement dans la pensée est vénielle avant le consentement. Lors donc que le consentement survient, elle ne peut pas devenir mortelle.

 

Le péché mortel consiste à se détourner de Dieu. Or se détourner de Dieu ne relève pas de la raison inférieure mais de la supérieure, de laquelle relève aussi la conversion : en effet, les opposés appartiennent au même sujet ; le péché mortel ne peut donc pas exister dans la raison inférieure, et ainsi, le consentement à la délectation, que saint Augustin met sur le compte de la raison inférieure, ne sera pas péché mortel.

 

 Comme dit saint Augustin au second livre sur la Genèse contre les manichéens, « si notre désir est excité à pécher, c’est que, comme déjà pour la femme, il y aura eu persuasion. Parfois cependant, la raison réfrène et réprime virilement le désir même quand il a été excité. Quand il en va ainsi, nous ne tombons pas dans le péché ». Il semble en résulter que, dans le mariage spirituel qui nous est intérieur, si c’est la femme qui pèche et non l’homme, il n’y a pas de péché. Or, quand on consent à la délectation et non à l’acte, c’est la femme qui pèche et non l’homme, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Trinité. Le consentement à la délectation n’est donc pas un péché mortel.

 

Selon le Philosophe au dixième livre de l’Éthique, la délectation suit en bien et en mal l’opération qui la cause. Or l’acte extérieur de fornication, qui consiste en un mouvement corporel, est autre que l’acte intérieur, c’est-à-dire la pensée. La délectation qui s’ensuit de l’acte intérieur sera donc autre, elle aussi, que celle qui s’ensuit de l’acte extérieur. Or l’acte intérieur n’est pas un péché mortel par son genre comme l’était l’acte extérieur. La délectation intérieure n’est donc pas non plus du genre du péché mortel ; il semble donc que le consentement à une telle délectation ne soit pas un péché mortel.

 

 Il semble que soit péché mortel cela seul qui est interdit par la loi divine, comme le montre la définition du péché donnée par saint Augustin : « Le péché est une action, une parole ou un désir contraire à la loi de Dieu. » Or le consentement à la délectation ne se trouve pas interdit par la loi divine. Ce n’est donc pas un péché mortel.

 

10° Il semble qu’on doive juger de la même façon le consentement interprétatif et le consentement exprès. Or le consentement interprétatif ne semble pas être un péché mortel, car le péché n’est transféré à une puissance que par l’acte de cette puissance ; or dans le consentement interprétatif ne se trouve pas un acte de la raison, qui est dite consentir, mais la seule négligence à réprimer les mouvements illicites. Le consentement interprétatif à la délectation n’est donc pas un péché mortel ; ni, de même, le consentement exprès.

 

11° Comme on l’a dit, un péché est mortel parce qu’il est contraire au précepte divin ; autrement Dieu ne serait pas méprisé lors de la transgression du précepte, et ainsi, l’esprit du pécheur ne se détournerait pas de Dieu. Or la raison inférieure ne s’occupe pas de la notion de précepte divin : en effet, c’est le rôle de la raison supérieure, qui consulte les raisons éternelles. Le péché mortel ne peut donc exister dans la raison inférieure, et ainsi, le consentement susdit n’est pas mortel.

 

12° Puisqu’il y a deux choses dans le péché, à savoir la conversion et l’aversion, l’aversion s’ensuit de la conversion. En effet, par le fait même que l’on se tourne vers l’un des contraires, on se détourne de l’autre. Or celui qui consent à la délectation et non à l’acte ne se tourne pas pleinement vers le bien transitoire, car l’achèvement consiste dans l’acte. Il n’y a donc pas non plus complète aversion, ni donc péché mortel.

 

13° Comme il est dit dans la Glose au début du livre de Jérémie, « Dieu est plus enclin à faire miséricorde qu’à punir ». Or, si quelqu’un se délectait dans la méditation des préceptes divins et consentait à une telle délectation sans avoir le propos de mettre en actes les préceptes divins, il ne mériterait pas de récompense. Il ne mérite donc pas de peine s’il consent à la délectation du péché, pourvu qu’il ne décide pas d’accomplir celui-ci effectivement ; et dans ce cas, il ne semble pas pécher mortellement.

 

14° La partie inférieure de la raison est comparée à la femme. Or la femme ne dépend pas de sa propre volonté, car « elle n’a pas pouvoir sur son corps », comme dit l’Apôtre. La partie inférieure de la raison ne dépend donc pas non plus de sa volonté, et ainsi, elle ne peut pas pécher.

 

 

En sens contraire :

 

Nul n’est damné si ce n’est pour un péché mortel. Or l’homme sera damné pour un consentement à la délectation ; c’est pourquoi saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité : « L’homme sera condamné tout entier, à moins que ces péchés de simple pensée, qu’il ne veut pas commettre en acte mais auxquels il veut prendre plaisir intérieurement, ne soient remis par la grâce du Médiateur. » Le consentement à la délectation est donc un péché mortel.

 

La délectation qui accompagne une action et l’action elle-même se ramènent au même genre de péché, tout comme l’œuvre vertueuse et la délectation qui l’accompagne se ramènent à la même vertu ; en effet, il appartient à l’homme juste et de faire des actions justes, et de prendre plaisir aux œuvres justes, comme on le voit clairement au premier livre de l’Éthique. Or l’acte même de fornication est dans le genre du péché mortel ; donc la délectation à la pensée de la fornication aussi, et par conséquent le consentement à cette délectation sera un péché mortel.

 

Si le péché ne pouvait pas exister dans la raison inférieure, alors les païens, qui ne délibéraient de leurs actions que selon les raisons inférieures, n’auraient pas péché mortellement en forniquant ou en commettant un acte de ce genre, ce qui est manifestement faux. Le péché mortel peut donc exister dans la raison inférieure.

 

 

Réponse :

 

Se demander si la délectation morose est un péché mortel ou si le consentement à la délectation en est un, c’est une seule et même question. En effet, il n’y a pas de doute possible à propos de la délectation morose, si par « morose » on entend un retard de temps. En effet, il est certain que la longueur du temps ne peut donner à l’acte la raison formelle de péché mortel si rien d’autre n’intervient, puisque ce n’est pas une circonstance infiniment aggravante. Mais ce qu’on peut se demander, c’est si la délectation qui doit son appellation de morose à ce que le consentement de la raison vient s’ajouter, est un péché mortel. Sur ce point, quelques-uns ont émis diverses opinions.

 

Certains ont prétendu que ce n’est pas un péché mortel mais véniel. Mais cette opinion semble s’opposer aux paroles de saint Augustin, qui menace de damnation l’homme qui aurait eu un tel consentement, comme ce qu’on a cité de lui le fait voir clairement. De plus, le sentiment quasi commun des modernes contredit cette opinion. En outre, elle semble mettre en péril le salut des âmes, puisque le consentement à une telle délectation peut très vite faire tomber l’homme dans le péché.

 

C’est pourquoi il semble qu’il faille plutôt assentir à l’autre opinion, qui affirme qu’un tel consentement est un péché mortel ; et la vérité de cette opinion se prend de la considération suivante. Il faut savoir que, de même que l’acte extérieur de fornication s’accompagne d’une délectation sensible, de même aussi l’acte de pensée s’accompagne d’une certaine délectation intérieure. Or deux délectations s’ensuivent de la pensée : l’une du côté de la pensée elle-même, et l’autre du côté de l’objet même qui est pensé. En effet, nous prenons parfois plaisir à penser à cause de la pensée elle-même, qui nous fait obtenir une certaine connaissance actuelle de certaines choses, bien que ces choses nous déplaisent : c’est ainsi qu’un homme juste pense aux péchés, en les discutant ou en les confrontant, et qu’il prend plaisir à la vérité de cette pensée. Mais lorsque c’est la réalité pensée qui meut la volonté et l’attire, alors la délectation s’ensuit à cause des choses pensées elles-mêmes. Et certes, pour certains actes, ces deux modes de pensée diffèrent manifestement et se distinguent clairement ; mais leur distinction est plus cachée lorsque les pensées portent sur les péchés de la chair, car la corruption du concupiscible fait que la pensée de tels objets de convoitise est aussitôt suivie d’un mouvement dans le concupiscible, mouvement causé par les objets de convoitise eux-mêmes.

 

Ainsi donc, la délectation qui s’ensuit de la pensée du côté de la pensée elle-même se ramène à un genre tout autre que la délectation de l’acte extérieur. Par conséquent, une telle délectation résultant de la pensée de choses aussi mauvaises soient-elles n’est en rien un péché mais une délectation louable quand on se délecte dans la connaissance du vrai, ou bien, s’il y a là quelque penchant immodéré, elle sera contenue sous le péché de curiosité.

 

Mais la délectation qui suit la pensée du côté de la réalité pensée rentre dans le même genre que la délectation acccompagnant l’acte extérieur. En effet, comme il est dit au onzième livre de la Métaphysique, la délectation réside par soi dans l’acte, mais l’espoir et le souvenir sont délectables à cause de l’acte. Il est donc établi que c’est le même désordre qui rend désordonnée en son genre une telle délectation et qui rend désordonnée la délectation extérieure. Donc, supposé que la délectation extérieure soit celle d’un péché mortel, alors la délectation intérieure considérée en soi et dans l’absolu est du genre du péché mortel. Or, chaque fois que la raison, par l’approbation, se soumet au péché mortel, il y a péché mortel ; en effet, la rectitude de la justice est exclue de la raison lorsque celle-ci se soumet à l’injustice par son approbation. Et c’est au moment où elle consent à cette délectation perverse qu’elle s’y soumet. C’est une première soumission qui est un assujettissement à elle ; et il résulte parfois de cet assujettissement que, pour obtenir plus parfaitement cette délectation, elle élit l’acte désordonné lui-même. Et plus elle tend à de nombreux désordres pour obtenir la délectation, plus elle progresse dans le péché. Cependant la racine première de tout ce processus sera le consentement par lequel elle a accepté la délectation ; c’est donc là que le péché mortel commence.

 

C’est pourquoi nous accordons sans réserve que le consentement à la délectation de la fornication ou d’un autre péché mortel est un péché mortel. D’où il résulte aussi que tout ce que l’homme fait par suite du consentement à une telle délectation, afin de nourrir et de conserver ce genre de délectation, tels les attouchements indécents, les baisers sensuels, etc., tout cela est péché mortel.

 

 

Réponse aux objections :

 

Comme dit saint Augustin dans l’Enchiridion, l’Oraison dominicale et les autres pratiques de ce genre ne valent pas seulement pour effacer les péchés véniels, mais aussi pour la rémission des péchés mortels, quoiqu’ils ne suffisent pas aussi bien à effacer les mortels que les véniels.

 

La délectation qui accompagne la pensée de fornication du côté de l’objet pensé est mortelle quant à son genre, mais par accident elle est seulement péché véniel, c’est-à-dire en tant qu’elle prévient le consentement délibéré, en lequel s’accomplit la notion de péché mortel ; car sans ce consentement, même si le corps était souillé par violence, il n’y aurait pas péché mortel ; en effet, comme dit sainte Lucie, le corps ne peut pas être souillé de la souillure du péché sans le consentement de l’esprit. Voilà pourquoi, lorsque le consentement survient, l’accident susdit est ôté et le péché devient mortel, comme ce serait aussi le cas pour la victime d’un viol, si elle consentait.

 

Tout le désordre de la fornication, d’où qu’il vienne, rejaillit sur la délectation causée par elle ; c’est pourquoi celui qui approuve une délectation de ce genre pèche mortellement.

 

Si quelqu’un prenait plaisir à la pensée de l’homicide à cause de la réalité pensée elle-même, ce ne serait qu’à cause de l’amour qu’il aurait pour l’homicide, et ainsi, il pécherait mortellement ; mais si quelqu’un prenait plaisir à une telle pensée à cause de la connaissance des choses auxquelles il pense, ou pour quelque autre raison de ce genre, le péché ne sera pas toujours mortel, mais se ramènera à quelque autre genre de péché que l’homicide, à savoir la curiosité ou quelque chose comme cela.

 

La délectation qui a été vénielle ne sera jamais mortelle si elle reste numériquement identique ; mais l’acte de consentement qui survient sera péché mortel.

 

Bien que seule la raison supérieure se tourne par elle-même vers Dieu, cependant la raison inférieure est rendue participante de cette conversion en quelque façon, en tant qu’elle est réglée par la raison supérieure, tout comme l’irascible et le concupiscible, dit-on, participent en quelque façon à la raison, en tant qu’ils lui obéissent. Et ainsi, l’aversion qui fait le péché mortel peut relever de la raison inférieure.

 

 Saint Augustin, au livre sur la Genèse contre les manichéens, n’expose pas ces trois choses comme au livre sur la Trinité. En effet, au douzième livre sur la Trinité, il associe le serpent à la sensualité, la femme à la raison inférieure, l’homme à la raison supérieure ; mais au livre sur la Genèse contre les manichéens, il associe le serpent au sens, la femme à la convoitise ou à la sensualité, l’homme à la raison. Il est donc clair que l’argument n’est pas concluant.

 

L’acte intérieur, c’est-à-dire la pensée, procure une délectation — celle qui s’ensuit de la pensée par elle-même — d’un mode autre que la délectation de l’acte extérieur, tandis que la délectation qui accompagne la pensée du côté de l’acte pensé se ramène au même genre, car nul ne prend plaisir à une chose s’il n’est favorablement disposé envers elle et ne l’appréhende comme convenable. Par conséquent, celui qui consent à la délectation intérieure approuve aussi la délectation extérieure et veut en jouir, au moins en y pensant.

 

 Le consentement à la délectation est interdit par le précepte : « Tu ne convoiteras pas, etc. », car ce n’est pas sans raison que des préceptes différents sont donnés dans la loi pour l’acte extérieur et la convoitise intérieure. Cependant, ne serait-il interdit par aucun précepte spécial, du fait même que la fornication est interdite, toutes les conséquences qui se rattachent au même acte le sont également.

 

10° Avant que la raison n’évalue la délectation ou le préjudice que celle-ci peut causer, elle n’a pas de consentement interprétatif, même si elle ne résiste pas ; mais lorsque la raison fait porter son évaluation sur la délectation qui s’élève et le préjudice qui s’ensuit, par exemple lorsque l’homme perçoit qu’une telle délectation l’incline totalement vers le péché et qu’il s’y précipite s’il ne résiste expressément, il semble consentir. Et alors le péché est transféré à la raison par l’acte de celle-ci, car agir et ne pas agir, quand on doit agir, se ramènent au genre de l’acte, dans la mesure où le péché d’omission se ramène au péché d’action.

 

11° La force du précepte divin parvient jusqu’à la raison inférieure, en tant qu’elle a part au gouvernement de la raison supérieure, comme on l’a déjà dit.

 

12° La conversion par laquelle, après délibération, on se tourne vers une chose dans le genre du mal, suffit pour la notion de péché mortel ; quoique après cet accomplissement puisse s’ajouter un autre accomplissement.

 

13° Comme dit Denys, « le bien procède d’une cause unique, totale et parfaite, tandis que le mal résulte de défauts particuliers » ; et ainsi, une chose exige plus de conditions pour être un bien méritoire que pour être un mal déméritoire, quoique Dieu soit plus enclin à récompenser les bonnes actions qu’à punir les mauvaises. Par conséquent, le consentement à la délectation sans consentement à l’acte ne suffit pas pour mériter, mais il suffit dans le mal pour démériter.

 

14° La femme, de droit, ne doit rien vouloir contre ce que l’homme ordonne convenablement ; de fait, pourtant, elle peut vouloir et veut parfois le contraire ; il en va de même aussi pour la raison inférieure.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Nous accordons les arguments en sens contraire, bien que le dernier conclue faussement. En effet, il procède comme si le païen ne pouvait pas pécher selon la raison supérieure, ce qui est faux. Il n’est personne, en effet, qui n’estime que la fin de la vie humaine réside en une chose ; et lorsque celle-ci est prise comme principe de délibération, la raison supérieure est concernée.

Article 5 : Le péché véniel peut-il exister dans la raison supérieure ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il appartient à la raison supérieure d’adhérer aux raisons éternelles. Le péché ne peut donc exister en elle qu’en tant qu’elle s’écarte des raisons éternelles. Or s’écarter des raisons éternelles est un péché mortel. Donc, dans la raison supérieure, le péché ne peut qu’être mortel.

 

Le péché véniel devient mortel par le mépris. Or, délibérer qu’une chose est mauvaise et doit être punie par Dieu, et consentir pourtant à la commettre, cela ne semble pas être exempt de mépris. Il semble donc que chaque fois qu’après délibération de la raison supérieure on consent à un acte de péché, même véniel, il y ait péché mortel.

 

Il existe dans l’âme une chose en laquelle il ne peut y avoir de péché que véniel, à savoir la sensualité, et autre chose où peuvent se trouver et le véniel et le mortel, ainsi la raison inférieure ; il semble donc qu’il existe aussi dans l’âme une chose en laquelle il n’y ait que le péché mortel. Or ce n’est pas la syndérèse, car il n’y a aucun péché en elle. C’est donc le cas de la raison supérieure.

 

Dans l’ange et dans l’homme dans l’état d’innocence, le péché véniel ne pouvait pas exister, puisque le péché véniel naît de la corruption de la chair, qui n’existait pas alors. Or la raison supérieure est éloignée de la corruption de la chair. Le péché véniel ne peut donc pas exister en elle.

 

 

En sens contraire :

 

Le consentement à l’acte du péché n’est pas plus grave que l’acte même du péché. Or le consentement à l’acte du péché véniel relève de la raison supérieure. Donc le péché véniel aussi.

 

Un soudain mouvement contre la foi est un péché véniel ; or il n’a lieu que dans la raison supérieure. Le péché véniel existe donc en celle-ci.

 

 

Réponse :

 

Dans la raison supérieure peuvent exister le péché véniel et le péché mortel ; cependant il est une matière concernant laquelle il ne peut y avoir dans la raison supérieure que le péché mortel ; et en voici la preuve.

 

La raison supérieure a un acte qui concerne directement une certaine matière, à savoir les raisons éternelles, et indirectement une autre matière, à savoir les réalités temporelles, dont elle juge selon les raisons éternelles.

 

Touchant sa matière propre, c’est-à-dire les raisons éternelles, elle a deux actes, le soudain et le délibéré. Or, puisque le péché mortel n’est accompli qu’après un acte de délibération, il pourra y avoir dans la raison supérieure un péché véniel quand le mouvement est soudain, et mortel quand le mouvement est délibéré, comme on le voit bien dans le cas du péché contre la foi.

 

Mais concernant la matière des réalités temporelles, elle n’a qu’un acte délibéré, car elle ne se porte vers ces choses qu’en leur confrontant les raisons éternelles. Donc, quant à une telle matière, si elle est dans le genre du péché mortel, l’acte de la raison supérieure sera toujours un péché mortel, mais si elle est dans le genre du péché véniel, il sera véniel, comme cela est clair dans le cas de celui qui consent à une parole oiseuse.

 

 

Réponse aux objections :

 

La raison supérieure pèche en tant qu’elle s’écarte des raisons éternelles, pas seulement lorsqu’elle agit contre elles, mais aussi lorsqu’elle agit en dehors d’elles, ce qui est péché véniel.

 

Ce n’est pas n’importe quel mépris qui fait le péché mortel, mais le mépris de Dieu : c’est en effet par lui seul que l’homme se détourne de Dieu. Or, quand on consent à un péché véniel après une délibération aussi longue soit-elle, on ne méprise pas Dieu, sauf peut-être si l’on estimait que ce péché était contraire à un précepte divin. L’argument n’est donc pas concluant.

 

Que seul le péché véniel puisse exister dans la sensualité, est dû à l’imperfection de celle-ci. La raison, elle, est une puissance parfaite, et c’est pourquoi le péché peut exister en elle selon toutes les différences qui sont les siennes : en effet, son acte peut être complet en n’importe quel genre. Par conséquent, s’il est dans le genre du péché véniel, il y aura péché véniel ; s’il est dans le genre du péché mortel, il y aura péché mortel.

 

Bien que la raison supérieure ne soit pas immédiatement unie à la chair, cependant la corruption de la chair parvient jusqu’à elle, dans la mesure où les puissances supérieures reçoivent en provenance des inférieures.

Question 16 : : [La syndérèse]

 

Introduction

 

Article 1 : La syndérèse est-elle une puissance ou un habitus ?

Article 2 : La syndérèse peut-elle pécher ?

Article 3 : La syndérèse disparaît-elle en quelques-uns ?

 

 

Article 1 : La syndérèse est-elle une puissance ou un habitus ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle soit une puissance.

 

Les parties d’une même division sont du même genre. Or, dans la Glose de saint Jérôme sur Ézéch. 1, 9, une division oppose la syndérèse à la raison, à l’irascible et au concupiscible. Puis donc que l’irascible, le concupiscible et la raison sont des puissances, la syndérèse sera une puissance.

 

[Le répondant] disait que son nom ne désigne pas simplement une puissance, mais une puissance avec un habitus. En sens contraire : aucune division n’oppose le sujet avec accident au sujet pris simplement ; elle ne conviendrait pas, en effet, la division qui différencierait, parmi les animaux, l’homme de l’homme blanc. Puis donc que l’habitus est à la puissance ce que l’accident est au sujet, il semble qu’aucune division ne puisse convenablement opposer ce qui implique seulement la puissance, comme la raison, le concupiscible et l’irascible, à ce qui désigne la puissance avec un habitus.

 

Il arrive qu’une puissance ait différents habitus. Si donc une distinction opposait une puissance à l’autre en raison d’un habitus, la division qui permet de distinguer entre elles les parties de l’âme devrait avoir autant de membres que les puissances ont d’habitus.

 

Une seule et même chose ne peut pas régler et être réglée. Or la puissance est réglée par l’habitus. Une puissance et un habitus ne peuvent donc pas coïncider en sorte qu’un nom unique désigne en même temps la puissance et l’habitus.

 

Rien n’est inscrit dans l’habitus, mais seulement dans la puissance. Or les principes universels du droit sont, dit-on, inscrits dans la syndérèse. Son nom désigne donc simplement une puissance.

 

Deux choses ne peuvent devenir un qu’après le changement de l’une d’elles. Or cet habitus naturel que, dit-on, le nom de syndérèse signifie, ne change pas, car il est nécessaire que les choses naturelles demeurent ; et les puissances de l’âme non plus ne changent pas. Et ainsi, semble-t-il, l’habitus et la puissance ne peuvent pas devenir un de telle sorte que les deux puissent être désignés par un seul nom.

 

 La sensualité est opposée à la syndérèse, car de même que la sensualité incline toujours au mal, de même la syndérèse incline toujours au bien. Or la sensualité est simplement une puissance, sans habitus. Le nom de syndérèse désigne donc, lui aussi, simplement une puissance.

 

Comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique, la notion que le nom signifie, c’est la définition. Ce qui n’est pas un en sorte qu’on puisse le définir, ne peut donc pas être désigné par un seul nom. Or l’agrégat de sujet et d’accident, par exemple lorsque je dis : « homme blanc », ne peut pas être défini, comme cela est prouvé au septième livre de la Métaphysique. Et ainsi, l’agrégat de puissance et d’habitus non plus ; une puissance avec habitus ne peut donc pas être désignée par un seul nom.

 

 Le nom de raison supérieure désigne simplement une puissance. Or la syndérèse est la même chose que la raison supérieure, semble-t-il : en effet, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre, dans le jugement naturel que nous appelons syndérèse, sont présentes « certaines règles et les lumières des vertus, vraies et immuables ». Or adhérer aux raisons immuables, suivant saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, est le propre de la raison supérieure. La syndérèse est donc simplement une puissance.

 

10° Selon le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, tout ce qui est dans l’âme est puissance, ou habitus, ou passion. Donc, ou bien la division du Philosophe est insuffisante, ou bien il n’y a rien dans l’âme qui soit en même temps puissance et habitus.

 

11° Des contraires ne peuvent pas être dans le même. Or nous avons un foyer inné qui incline toujours au mal. Il ne peut donc pas y avoir en nous un habitus inclinant toujours au bien ; et ainsi, la syndérèse, qui incline toujours au bien, n’est pas un habitus, ni une puissance avec habitus, mais simplement une puissance.

 

12° Pour agir, il suffit d’une puissance et d’un habitus. Si donc la syndérèse est une puissance avec un habitus inné, alors, puisque la syndérèse incline au bien, il suffira à l’homme de ses ressources purement naturelles pour bien agir ; ce qui paraît être l’hérésie de Pélage.

 

13° Si la syndérèse est une puissance avec un habitus, elle sera une puissance non point passive, mais active, puisqu’elle a une opération. Or, de même que la puissance passive est fondée sur la matière, de même l’active est fondée sur la forme. Et il y a deux formes dans l’âme humaine : l’une par laquelle l’âme rejoint les anges en tant qu’elle est esprit, et celle-ci est supérieure ; l’autre, inférieure, par laquelle l’âme vivifie le corps en tant qu’elle est âme. Il est donc nécessaire que la syndérèse soit fondée ou bien sur la forme supérieure, ou bien sur la forme inférieure. Dans le premier cas, elle est la raison supérieure ; dans l’autre, elle est la raison inférieure. Or le nom de raison supérieure comme celui de raison inférieure désigne simplement une puissance. La syndérèse est donc simplement une puissance.

 

14° Si le nom de syndérèse désigne une puissance avec un habitus, il s’agit uniquement d’un habitus inné ; en effet, s’il s’agissait d’un habitus acquis ou infus, il serait possible de perdre la syndérèse. Or le nom de syndérèse ne désigne pas un habitus inné. Il désigne donc simplement une puissance. Preuve de la mineure : aucun habitus qui présuppose un acte temporel n’est un habitus inné. Or la syndérèse présuppose un acte temporel : en effet, il appartient à la syndérèse de reprocher le mal et d’inciter au bien, ce qui ne peut avoir lieu sans qu’auparavant le bien et le mal soient actuellement connus. La syndérèse présuppose donc un acte temporel.

 

15° La fonction de la syndérèse semble être de juger, et c’est pourquoi elle est appelée jugement naturel. Or le libre arbitre doit son nom à l’acte de juger. La syndérèse est donc la même chose que le libre arbitre. Or le libre arbitre est simplement une puissance. Donc la syndérèse aussi.

 

16° Si la syndérèse est une puissance avec un habitus, étant composée pour ainsi dire de l’une et de l’autre, ce ne sera point par cette composition logique qui constitue l’espèce à partir du genre et de la différence, car la puissance ne se rapporte pas à l’habitus comme le genre à la différence : autrement, en effet, n’importe quel habitus ajouté à une puissance constituerait une puissance spéciale. C’est donc une composition naturelle. Or, dans la composition naturelle, le composé est autre que les composants, comme cela est prouvé au septième livre de la Métaphysique. La syndérèse ne sera donc ni une puissance, ni un habitus, mais quelque chose d’autre ; ce qui est impossible. Il reste donc qu’elle est simplement une puissance.

 

 

En sens contraire :

 

Si la syndérèse est une puissance, il est nécessaire qu’elle soit une puissance rationnelle. Or les puissances rationnelles ont des objets opposés. La syndérèse aura donc des objets opposés ; ce qui est manifestement faux, car elle incite toujours au bien, et jamais au mal.

 

Si la syndérèse est une puissance, elle est soit identique à la raison, soit autre. Or elle ne lui est pas identique, car une division l’oppose à la raison dans la Glose déjà citée de saint Jérôme sur Ézéch. 1. On ne peut pas dire non plus qu’elle est une autre puissance que la raison : en effet, une puissance spéciale requiert un acte spécial ; or il n’est attribué à la syndérèse aucun acte que la raison ne puisse faire, car la raison elle-même et incite au bien, et réprouve le mal. La syndérèse n’est donc nullement une puissance.

 

Le foyer incline toujours au mal, tandis que la syndérèse incline toujours au bien. Ces deux s’opposent donc directement. Or le foyer est un habitus, ou se comporte à la façon d’un habitus : en effet, le foyer est la concupiscence elle-même, qui est habituelle chez les enfants, suivant saint Augustin, et actuelle chez les adultes. La syndérèse est donc elle aussi un habitus.

 

Si la syndérèse est une puissance, alors elle est soit cognitive, soit motrice. Or il est avéré qu’elle n’est pas simplement cognitive, étant donné que son acte est d’incliner au bien et de réprouver le mal. Si donc c’est une puissance, elle sera motrice. Or on voit que cela est faux, parce que les puissances motrices sont adéquatement divisées en irascible, concupiscible et rationnelle, et qu’une division leur oppose la syndérèse, comme on l’a dit. La syndérèse n’est donc aucunement une puissance.

 

De même que, dans la partie opérative de l’âme, la syndérèse ne se trompe jamais, de même, dans la partie spéculative, l’intelligence des principes ne se trompe jamais. Or l’intelligence des principes est un certain habitus, comme le montre le Philosophe au sixième livre de l’Éthique. La syndérèse est donc elle aussi un certain habitus.

 

 

Réponse :

 

Sur cette question se rencontrent différentes opinions. Certains disent en effet que le nom de syndérèse désigne simplement une puissance, autre que la raison et supérieure à elle. D’autres disent que la syndérèse, certes, est simplement une puissance, mais qu’elle est réellement identique à la raison, et en diffère par le point de vue. En effet, la raison est considérée comme raison en tant qu’elle raisonne et confronte, et ainsi, elle est appelée puissance rationnelle ; et on la considère comme nature en tant qu’elle connaît naturellement quelque chose, et ainsi, elle est appelée syndérèse. D’autres disent enfin que le nom de syndérèse désigne la puissance même de la raison avec un habitus naturel. Mais voici comment on peut voir laquelle de ces opinions est la plus vraie.

 

Comme dit Denys au septième chapitre des Noms divins, « la sagesse divine allie l’extrémité inférieure d’un rang plus élevé et l’extrémité supérieure d’un rang subalterne » ; en effet, les natures ordonnées entre elles se comportent comme des corps contigus, dont le plus bas touche à son sommet l’extrémité inférieure du plus haut ; et c’est pourquoi la nature inférieure atteint à son sommet une chose qui est propre à la nature supérieure, en y participant imparfaitement. Or la nature de l’âme humaine est au-dessous de la nature angélique, si nous considérons la façon naturelle de connaître de l’une et de l’autre. En effet, la façon de connaître naturelle et propre à la nature angélique est qu’elle connaisse la vérité sans enquête ni processus discursif, tandis que la façon propre à l’âme humaine est qu’elle parvienne à connaître la vérité en enquêtant et en discourant d’une chose à l’autre. Et c’est pourquoi l’âme humaine, quant à ce qu’il y a en elle de plus haut, atteint quelque chose de ce qui est propre à la nature angélique, c’est-à-dire qu’elle a ainsi connaissance de certaines choses subitement et sans enquête, bien que sous ce rapport aussi elle se trouve inférieure à l’ange, en tant qu’elle ne peut connaître la vérité sans recevoir en provenance des sens, même pour ces choses.

 

Or dans la nature angélique se trouvent deux connaissances : la spéculative, par laquelle elle regarde la vérité même des réalités, simplement et en soi ; et la pratique, tant d’après les philosophes, qui affirment que les anges sont les moteurs des orbes célestes et que toutes les formes naturelles préexistent dans leur préconception, que d’après les théologiens, qui disent que les anges servent Dieu par des ministères spirituels, selon lesquels se fait la distinction des ordres. Voilà pourquoi, dans la mesure où la nature humaine atteint l’angélique, il est nécessaire qu’il y ait aussi en elle une connaissance de la vérité sans enquête, à la fois dans le domaine spéculatif et dans le domaine pratique ; et cette connaissance doit être le principe de toute la connaissance qui suit, pratique ou spéculative, puisqu’il est nécessaire que les principes soient plus certains et plus stables. Aussi est-il nécessaire que cette connaissance soit dans l’homme naturellement, puisque cette connaissance est pour ainsi dire un certain germe de toute la connaissance qui suit, et qu’en toutes les natures préexistent certaines semences naturelles des opérations et des effets qui suivent. Il faut également que cette connaissance soit habituelle, afin qu’elle soit prête à l’emploi au moment où ce sera nécessaire.

 

Donc, de même que l’âme humaine a un certain habitus naturel par lequel elle connaît les principes des sciences spéculatives, et que nous appelons l’intelligence des principes, de même aussi se trouve en elle un certain habitus naturel des premiers principes des choses à faire, qui sont les premiers principes du droit naturel, et cet habitus relève de la syndérèse. Or cet habitus ne se trouve pas dans une autre puissance que la raison, sauf peut-être si nous posons que l’intelligence est une puissance distincte de la raison, mais le contraire a déjà été dit. Il reste donc que le nom de syndérèse désigne soit simplement l’habitus naturel semblable à l’habitus des principes, soit la puissance même de la raison avec un tel habitus. Quoi qu’il en soit, la différence n’est pas importante, car cela ne fait hésiter que sur la signification du nom. Mais appeler syndérèse la puissance même de la raison sans aucun habitus, en tant qu’elle connaît naturellement, cela est impossible, car la connaissance naturelle convient à la raison moyennant un habitus naturel, comme on le voit clairement dans le cas de l’intelligence des principes.

 

 

Réponse aux objections :

 

Des choses peuvent faire partie d’une même division dès lors qu’elles ont une chose en commun, quelle qu’elle soit, genre ou accident. Ainsi, dans cette division quadripartite qui oppose la syndérèse à trois puissances, les membres de la division ne sont pas distingués les uns des autres parce qu’ils ont en commun une puissance, mais parce qu’ils ont en commun un principe moteur. Il ne s’ensuit donc pas que la syndérèse soit une puissance, mais qu’elle est un certain principe moteur.

 

Lorsque l’accident confère au sujet quelque chose de spécial en plus de ce qui lui convient par sa nature, rien n’empêche qu’une division oppose l’accident au sujet, ou le sujet avec accident au sujet pris simplement : comme si j’opposais la surface colorée à la surface prise simplement, car la surface prise simplement est quelque chose de mathématique, mais la dire colorée la transfère au genre de la réalité naturelle. De même aussi, le nom de raison désigne la connaissance selon le mode humain, mais l’habitus naturel la transfère à la condition d’un autre genre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Par conséquent, rien n’empêche ou bien d’opposer l’habitus lui-même à la puissance dans une division du principe moteur, ou bien d’opposer la puissance habituelle elle-même à la puissance prise simplement.

 

Les autres habitus qui sont dans la puissance rationnelle meuvent d’une même façon, de cette façon qui est propre à la raison en tant que telle ; voilà pourquoi ces habitus ne peuvent pas être opposés à la raison comme l’habitus naturel d’après lequel on nomme la syndérèse.

 

On dit que le nom de syndérèse signifie la puissance et l’habitus, non pas comme si une même réalité était puissance et habitus, mais parce qu’on désigne par un nom unique la puissance elle-même avec l’habitus sous lequel elle se trouve.

 

Il y a deux façons d’entendre qu’une chose est écrite dans une autre. D’abord comme dans un sujet, et ainsi, une chose ne peut être écrite dans l’âme que quant à la puissance. Ensuite comme dans un contenant, et ainsi, rien n’empêche qu’une chose soit écrite aussi dans un habitus, au sens où nous disons que chaque chose relevant de la géométrie est inscrite dans la géométrie elle-même.

 

Cet argument vaut lorsque deux choses s’unissent comme dans un mélange. Or ce n’est pas ainsi que l’habitus et la puissance s’unissent, mais comme l’accident et le sujet.

 

Que la sensualité incline toujours au mal, vient de la corruption du foyer, et cette corruption est en elle à la façon d’un certain habitus. Et ainsi, la syndérèse doit aussi à quelque habitus naturel d’incliner toujours au bien.

 

L’homme blanc ne peut pas être défini par une définition proprement dite, telle la définition des substances, qui signifie ce qui est un par soi ; mais il peut être défini par un sorte de définition à un certain point de vue, en tant que l’accident et le sujet deviennent un à un certain point de vue. Et une telle unité suffit pour qu’un nom unique puisse être donné ; c’est pourquoi le Philosophe dit aussi au même endroit que le sujet avec accident peut être désigné par un seul nom.

 

Le nom de syndérèse ne désigne ni la raison supérieure, ni l’inférieure, mais quelque chose qui se rapporte communément à l’une et à l’autre. En effet, dans l’habitus même des principes universels du droit sont contenues certaines choses qui appartiennent aux raisons éternelles, comme l’affirmation que l’on doit obéir à Dieu, et d’autres qui appartiennent aux raisons inférieures, comme le devoir de vivre selon la raison. Mais on ne dit pas dans le même sens que la syndérèse et la raison supérieure sont tendues vers les choses immuables. En effet, « immuable » a parfois le sens d’une immuabilité de nature, et c’est ainsi que les réalités divines sont immuables, et l’on dit en ce sens que la raison supérieure adhère aux choses immuables. Parfois aussi, « immuable » a le sens d’une nécessité de la vérité, bien qu’elle porte aussi sur des réalités changeantes selon la nature : comme la vérité que n’importe quel tout est plus grand que sa partie est immuable même dans les réalités changeantes. Et c’est en ce sens que l’on dit de la syndérèse qu’elle adhère aux choses immuables.

 

10° Bien que tout ce qui est dans l’âme soit seulement habitus, ou seulement puissance, ou seulement passion, cependant tout ce qui est nommé dans l’âme n’est pas l’une de ces choses seulement : en effet, l’intelligence peut unir les choses qui sont réellement distinctes et les désigner par un seul nom.

 

11° Cet habitus inné qui incline au mal regarde la partie inférieure de l’âme, par où elle est est unie au corps, tandis que l’habitus qui incline naturellement au bien regarde la partie supérieure. Voilà pourquoi ces deux habitus contraires n’appartiennent pas au même sous le même rapport.

 

12° L’habitus accompagnant la puissance suffit pour l’acte relevant de cet habitus. Or l’acte de cet habitus naturel que désigne le nom de syndérèse est de réprouver le mal et d’incliner au bien ; aussi l’homme peut-il naturellement exercer cet acte. Mais il ne s’ensuit pas que l’homme ait le pouvoir d’accomplir une œuvre méritoire par ses ressources purement naturelles. En effet, c’est le propre de l’impiété pélagienne d’assigner cela à la seule faculté naturelle.

 

13° Le nom de syndérèse, en tant qu’il désigne une puissance, semble désigner plutôt une puissance passive qu’une puissance active. En effet, on ne distingue pas la puissance active de la passive en ce qu’elle a une opération, car puisque toute puissance de l’âme, active aussi bien que passive, a quelque opération, n’importe quelle puissance de l’âme serait active. Mais l’on connaît leur distinction par le rapport entre la puissance et l’objet. En effet, si l’objet se rapporte à la puissance comme subissant et transmué, alors la puissance sera active ; mais si à l’inverse il se rapporte à elle comme agent et moteur, alors la puissance est passive. Et de là vient que toutes les puissances de l’âme végétative sont actives, car l’aliment est transmué par la puissance de l’âme tant dans la nutrition que dans l’accroissement et aussi dans la génération ; mais les puissances sensitives sont toutes passives, car elles sont mues et actuées par les objets sensibles. Quant à l’intelligence, quelque puissance est active et quelque autre passive : par l’intelligence, en effet, l’intelligible en puissance devient intelligible en acte, ce qui est l’effet de l’intellect agent ; et ainsi, l’intellect agent est une puissance active. Par ailleurs, l’intelligible en acte fait lui-même que l’intelligence en puissance soit intelligence en acte ; et ainsi, l’intellect possible est une puissance passive. Or ce n’est pas l’intellect agent que l’on pose comme sujet des habitus, mais plutôt l’intellect possible ; et c’est pourquoi cette puissance qui se trouve sous l’habitus naturel semble plutôt être la puissance passive que l’active. Mais à supposer que ce soit la puissance active, le raisonnement ne se poursuit pas correctement : en effet, il n’y a pas deux formes dans l’âme, mais seulement une, qui est son essence, car par son essence elle est esprit, et par son essence elle est la forme du corps, non par quelque chose d’ajouté. La raison supérieure et l’inférieure ne sont donc pas fondées sur deux formes, mais sur l’unique essence de l’âme. Il n’est pas vrai non plus que la raison inférieure soit fondée sur l’essence de l’âme sous son aspect de forme du corps ; en effet, seules sont ainsi fondées dans l’essence de l’âme les puissances qui sont liées à des organes, et ce n’est pas le cas de la raison inférieure. À supposer également que cette puissance que désigne le nom de syndérèse soit identique à la raison supérieure ou inférieure, rien n’empêche de donner le nom de raison à cette puissance en elle-même, et le nom de syndérèse à la même puissance avec l’habitus qui inhère à elle.

 

14° L’acte de connaissance n’est pas présupposé à la puissance ou à l’habitus de syndérèse, mais à son acte. Cela n’exclut donc pas que l’habitus de syndérèse soit inné.

 

15° Il y a deux jugements, à savoir : le jugement sur l’universel, et celui-ci relève de la syndérèse, et le jugement sur la chose particulière à faire, et celui-là est le jugement d’élection, qui relève du libre arbitre ; il ne s’ensuit donc pas qu’ils soient identiques.

 

16° Il y a plusieurs compositions physiques et naturelles. En effet, il y a la composition du mixte à partir des éléments ; et c’est au sujet de cette composition que le Philosophe dit que la forme du mixte doit nécessairement être tout à fait différente des éléments eux-mêmes. Il y a aussi la composition de forme substantielle et de matière, dont résulte un troisième terme, la forme de l’espèce ; et celle-ci n’est pas entièrement autre que la matière et la forme, mais se rapporte à elles comme le tout à ses parties. Il y a encore la composition de sujet et d’accident, où nul troisième terme ne découle des deux ; et telle est la composition de puissance et d’habitus.

Article 2 : La syndérèse peut-elle pécher ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Dans la Glose de saint Jérôme, après la mention de la syndérèse faite à propos d’Ézéch. 1, 9, il est dit : « nous voyons qu’elle se précipite parfois. » Or la précipitation dans le domaine de l’agir n’est rien d’autre que le péché. La syndérèse peut donc pécher.

 

Bien que pécher ne soit pas un acte de l’habitus à proprement parler, ni de la puissance, mais de l’homme — car les actes appartiennent aux singuliers —, cependant on dit qu’un habitus ou une puissance pèche, en tant que par l’acte d’un habitus ou d’une puissance l’homme est amené à pécher. Or, par l’acte de la syndérèse, l’homme est parfois amené à pécher, car il est dit en Jn 16, 2 : « L’heure vient où quiconque vous fera mourir, croira faire une chose agréable à Dieu » ; et ainsi, quelques-uns étaient inclinés au meurtre des apôtres parce qu’ils jugeaient qu’il fallait faire une chose agréable à Dieu, jugement qui relève certainement de la syndérèse. Donc la syndérèse pèche.

 

Il est dit en Jér. 2, 16 : « Les fils de Memphis t’ont souillée jusqu’au sommet de la tête. » Or le sommet de la tête est la partie supérieure de l’âme, comme dit la Glose à propos de ce passage du Psaume 7, 17 : « son injustice lui descendra sur le sommet de la tête » ; et ainsi, il se rattache à la syndérèse, qui est ce qu’il y a de plus haut dans l’âme. Donc les démons, eux aussi, souillent la syndérèse par le péché.

 

Une puissance rationnelle a des objets opposés, suivant le Philosophe. Or la syndérèse est une puissance rationnelle. Elle a donc des objets opposés ; elle peut donc faire le bien, et pécher.

 

Les contraires sont de nature à affecter le même sujet. Or la vertu et le péché sont contraires. Puis donc qu’il y a dans la syndérèse un acte de vertu, car elle incite au bien, il y aura aussi en elle un acte de péché.

 

La syndérèse est dans le domaine de l’agir ce que l’intelligence des principes est dans le domaine spéculatif. Or toute opération de la raison spéculative est issue des premiers principes. Toute opération de la raison pratique tire donc son origine de la syndérèse. Donc, de même qu’on attribue à la syndérèse l’opération de la raison pratique qui est selon la vertu, de même on lui attribuera l’opération de la raison qui est selon le péché.

 

 La peine correspond à la faute. Or, chez les damnés, toute l’âme sera punie, même quant à la syndérèse. La syndérèse pèche donc, elle aussi.

 

 

En sens contraire :

 

Le bien peut être plus pur que le mal, car il est un bien auquel rien de mal n’est mêlé ; mais rien n’est mauvais au point de ne pas avoir quelque mélange de bien. Or il y a en nous quelque chose qui incline toujours au mal, c’est le foyer. Il y aura donc aussi quelque chose qui incline toujours au bien. Cela ne semble être rien d’autre que la syndérèse. Et ainsi, la syndérèse ne pèche jamais.

 

Ce qui réside naturellement en quelque chose, y réside toujours. Or il est naturel à la syndérèse de réprouver le mal. Celle-ci ne consent donc jamais au mal ; elle ne pèche donc pas.

 

 

Réponse :

 

La nature, en toutes ses œuvres, tend au bien et à la conservation des choses qui se font par l’opération de la nature ; voilà pourquoi, dans toutes les œuvres de la nature, les principes sont toujours permanents, immuables, et conservent leur rectitude ; en effet, « il est nécessaire que les principes demeurent », comme il est dit au premier livre de la Physique. Car aucune fermeté ou certitude ne serait possible dans les choses qui sont issues des principes, si les principes n’étaient eux-mêmes fermement établis. Et de là vient que toutes les choses changeantes se ramènent à quelque premier immobile.

 

De là vient aussi que toute la connaissance spéculative dérive de quelque connaissance très certaine, inaccessible à l’erreur, et qui est la connaissance des premiers principes universels, par rapport auxquels ce qui est connu est examiné, et d’après lesquels tout vrai est approuvé et tout faux rejeté. Et si quelque erreur pouvait survenir en eux, aucune certitude ne se rencontrerait dans toute la connaissance qui suit.

 

Par conséquent, dans les œuvres humaines aussi, pour qu’une rectitude puisse exister en elles, il est nécessaire qu’il y ait un principe permanent qui ait une rectitude immuable, et par rapport auquel toutes les œuvres humaines soient examinées, en sorte que ce principe permanent s’oppose à tout mal et donne son assentiment à tout bien. Et ce principe est la syndérèse, dont la fonction est de réprouver le mal et d’incliner au bien ; voilà pourquoi nous accordons qu’il ne peut y avoir de péché en elle.

 

 

Réponse aux objections :

 

Dans l’universel, la syndérèse ne se précipite jamais. Mais dans l’application même du principe universel à un acte particulier, l’erreur peut se produire, à cause d’une fausse déduction ou de l’assomption de quelque chose de faux. Voilà pourquoi il n’a pas dit simplement que la syndérèse se précipite, mais que la conscience se précipite, elle qui applique à des œuvres particulières le jugement universel de la syndérèse.

 

Lorsque, dans un syllogisme, une conclusion fausse est amenée par deux propositions dont l’une est vraie et l’autre fausse, le vice de la conclusion n’est pas attribué à la proposition vraie, mais à la fausse. Voilà pourquoi, lorsque les meurtriers des apôtres jugeaient qu’ils faisaient une chose agréable à Dieu, le vice de ce jugement ne venait pas du jugement universel de la syndérèse, qui est qu’il faut faire une chose agréable à Dieu, mais du jugement faux de la raison supérieure, qui jugeait que le meurtre des apôtres était agréable à Dieu. Voilà pourquoi on ne doit pas accorder qu’un acte de syndérèse les ait inclinés à pécher.

 

De même que le sommet de la tête est la plus haute partie du corps, de même le sommet de l’âme désigne la plus haute partie de l’âme ; aussi le sommet de l’âme s’entend-il de diverses façons, suivant les différentes distinctions des parties de l’âme. Si l’on distingue la partie intellective de la sensitive, toute la partie intellective peut être appelée le sommet de l’âme. Si l’on distingue en outre la partie intellective en raison supérieure et inférieure, la raison supérieure sera appelée sommet. En distinguant encore la raison en jugement naturel et délibération de la raison, on dira que le jugement naturel est le sommet. Donc, lorsqu’il est dit que l’âme est souillée jusqu’au sommet, cela doit se comprendre en ce sens que le nom de sommet désigne la raison supérieure, et non dans le sens où il désigne la syndérèse.

 

La puissance rationnelle, qui a de soi des objets opposés, est parfois déterminée à une seule chose par un habitus, surtout si l’habitus est complet. Or le nom de syndérèse désigne la puissance rationnelle non pas en elle-même, mais perfectionnée par un habitus très certain.

 

L’acte de la syndérèse n’est pas absolument un acte de vertu, mais un préalable à l’acte de vertu, comme les ressources naturelles sont des préalables aux vertus gratuites et acquises.

 

De même que, dans le domaine spéculatif, bien que l’argument faux tire son origine des principes il ne doit cependant pas sa fausseté aux principes premiers mais au mauvais usage des principes, de même aussi cela se produit dans le domaine de l’agir ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 Saint Augustin montre au douzième livre sur la Trinité que cet argument n’est pas valable. Il dit en effet que l’homme tout entier est condamné pour le péché de la seule raison inférieure, et ce, parce que l’une et l’autre raison appartient à une personne unique, à laquelle il revient en propre de pécher. Voilà pourquoi la peine correspond directement à la personne, et non à la puissance, sinon en tant que la puissance appartient à la personne ; en effet, pour le péché que l’homme a commis par une partie de lui-même, la personne elle-même mérite la peine quant à tout ce qui est contenu en elle. Voilà pourquoi aussi dans la justice séculière, pour l’homicide que l’homme commet de sa main, la main n’est pas seule punie.

Article 3 : La syndérèse disparaît-elle en quelques-uns ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

À propos de ce passage du Psaume : « Ils se sont corrompus et sont devenus abominables », la Glose dit : « corrompus, c’est-à-dire privés de toute lumière de la raison ». Or la lumière de la syndérèse est la lumière de la raison. La syndérèse disparaît donc en quelques-uns.

 

Les hérétiques n’ont parfois aucun remords de leur infidélité, alors que l’infidélité est un péché. Puis donc que la fonction de la syndérèse est de réprouver le péché, il semble qu’elle ait disparu en eux.

 

Selon le Philosophe au septième livre de l’Éthique, celui qui a l’habitus d’un vice est corrompu quant aux principes de l’agir. Or les principes de l’agir relèvent de la syndérèse. La syndérèse a donc disparu en tout homme ayant l’habitus d’un vice,.

 

Prov. 18, 3 : « Lorsque le méchant est venu au plus profond des péchés, il méprise tout » ; et quand cela se produit, « la syndérèse n’a plus sa place », comme dit saint Jérôme dans la Glose sur Ézéch. 1, 9. La syndérèse disparaît donc en certains.

 

Dans les bienheureux, toute inclination au mal est écartée. Donc à l’inverse, dans les damnés, toute inclination au bien est écartée ; or la syndérèse incline au bien ; elle disparaît donc en ces derniers.

 

 

En sens contraire :

 

Isaïe, dernier chap. : « Leur ver ne mourra point » ; et cela s’entend, d’après saint Augustin, du ver de la conscience qui est le remords de conscience ; or le remords de conscience vient de ce que la syndérèse réprouve le mal. La syndérèse ne disparaît donc pas.

 

Dans l’abîme des péchés, le lieu le plus profond est occupé par le désespoir, qui est le péché contre le Saint-Esprit. Or même chez les désespérés, la syndérèse ne disparaît pas, comme le montre saint Jérôme dans la Glose sur Ézéch., qui dit que la syndérèse « n’a même pas disparu en Caïn », et pourtant il est certain qu’il fut désespéré, puisqu’il a dit en Gen. 4, 3 : « Mon iniquité est trop grande pour pouvoir en obtenir le pardon. » Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

 

Réponse :

 

Que la syndérèse disparaisse, cela peut s’entendre de deux façons.

 

D’abord quant à la lumière habituelle elle-même ; et il est impossible que la syndérèse disparaisse ainsi, comme il est impossible que l’âme de l’homme soit privée de la lumière de l’intellect agent, par lequel viennent à notre connaissance les premiers principes tant dans le domaine spéculatif que dans celui de l’agir ; en effet, cette lumière est de la nature de l’âme elle-même, puisque c’est par elle que l’âme est intellectuelle ; il est dit à son sujet dans le Psaume : « La lumière de votre visage, Seigneur, a été imprimée sur nous comme un signe », c’est-à-dire une lumière qui nous montre les biens, car il répond à ce qu’il disait : « Beaucoup disent : “Qui nous fera voir les biens ?” »

 

Ensuite quant à l’acte ; et ce, de deux façons. De la première, on dit que l’acte de la syndérèse disparaît, en tant que l’acte de la syndérèse est entièrement intercepté. Et il arrive que l’acte de la syndérèse disparaisse ainsi en ceux qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ni aucun usage de la raison, et ce, à cause d’un empêchement provenant d’une blessure des organes corporels, de la part desquels notre raison a besoin de recevoir. De la seconde façon, en tant que l’acte de la syndérèse est détourné vers le contraire. Et il est impossible que le jugement de la syndérèse sur l’universel disparaisse de la sorte, mais il disparaît quant à la chose particulière à faire, chaque fois que l’on pèche dans l’élection : en effet, la force de la concupiscence ou d’une autre passion absorbe tellement la raison que le jugement universel de la syndérèse, lors de l’élection, n’est pas appliqué à l’acte particulier. Cela ne signifie cependant pas que la syndérèse disparaisse purement et simplement, mais seulement à un certain point de vue. Donc, absolument parlant, nous accordons que la syndérèse ne disparaît jamais.

 

 

Réponse aux objections :

 

Des pécheurs sont dits privés de toute lumière de la raison, quant à l’acte d’élection ; la raison se trompe dans l’élection parce qu’elle est absorbée par quelque passion ou abaissée par quelque habitus, si bien que la lumière de la syndérèse n’est plus suivie lors de l’élection.

 

Chez les hérétiques, à cause de l’erreur qui est dans leur raison supérieure, la conscience ne réprouve pas leur infidélité, car à cause de cette erreur il se produit que le jugement de la syndérèse n’est pas appliqué à ce cas particulier. Dans l’universel, en effet, le jugement de la syndérèse demeure en eux, car ils jugent qu’il est mal de ne pas croire aux choses qui sont dites par Dieu ; mais l’erreur qu’ils suivent dans leur raison supérieure, c’est de ne pas croire que telle chose a été dite par Dieu.

 

Celui qui a l’habitus d’un vice est assurément corrompu quant aux principes de l’agir, non dans l’universel, mais dans la chose particulière à faire, c’est-à-dire en tant que la raison est abaissée par l’habitus du vice, si bien qu’elle n’applique pas le jugement universel à l’œuvre particulière lors de l’élection. Et c’est aussi en ce sens qu’il est dit du méchant arrivé au plus profond des péchés, qu’il méprise tout.

 

On voit dès lors clairement la solution au quatrième argument.

 

Le mal est en dehors de la nature, c’est pourquoi rien n’empêche que l’inclination au mal soit écartée des bienheureux. Mais le bien et l’inclination au bien proviennent de la nature elle-même ; donc, tant que la nature demeure, l’inclination au bien ne peut être ôtée, même des damnés.


 

Question 17 : [La conscience morale]

 

Introduction

 

Article 1 : La conscience est-elle une puissance, un habitus ou un acte ?

Article 2 : La conscience peut-elle se tromper ?

Article 3 : La conscience oblige-t-elle ?

Article 4 : La conscience erronée oblige-t-elle ?

Article 5 : La conscience erronée, en matière indifférente, oblige-t-elle plus ou moins qu’un commandement du prélat ?

 

 

Article 1 : La conscience est-elle une puissance, un habitus ou un acte ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit une puissance.

 

Saint Jérôme, dans la Glose sur Ézéch. 1, 9, après avoir fait mention de la syndérèse, dit : « Nous voyons que cette conscience se précipite parfois » ; d’où il semble résulter que la conscience est identique à la syndérèse. Or la syndérèse est une puissance, d’une certaine façon. Donc la conscience aussi.

 

Seule une puissance de l’âme peut être le sujet d’un vice. Or la conscience est le sujet de la souillure du péché, comme on le voit clairement en Tite 1, 15 : « Leur esprit est souillé, ainsi que leur conscience. » La conscience est donc une puissance.

 

[Le répondant] disait que la souillure n’est pas dans la conscience comme en un sujet. En sens contraire : rien ne peut, en restant numériquement identique, être souillé et pur, à moins d’être le sujet de la souillure. Or tout ce qui passe de la souillure à la pureté en restant numériquement identique est tantôt pur, tantôt souillé. Tout ce qui passe de la souillure à la pureté, ou vice versa, est donc le sujet de la souillure et de la pureté. Or la conscience passe de la souillure à la pureté ; Hébr. 9, 14 : « Le sang du Christ […] purifiera notre conscience des œuvres mortes, pour servir le Dieu vivant. » La conscience est donc une puissance.

 

On dit que la conscience est le dictamen de la raison, dictamen qui n’est assurément rien d’autre que le jugement de la raison. Or le jugement de la raison appartient au libre arbitre, sous le nom duquel on le désigne aussi. Il semble donc que le libre arbitre et la conscience soient identiques. Or le libre arbitre est une puissance. Donc la conscience aussi.

 

Saint Basile dit que la conscience est un jugement naturel ; or le jugement naturel est la syndérèse ; la conscience est donc identique à la syndérèse ; or la syndérèse est en quelque sorte une puissance, donc la conscience aussi.

 

Le péché ne peut être que dans la volonté ou dans la raison. Or le péché est dans la conscience. La conscience est donc la raison ou la volonté. Or la raison et la volonté sont des puissances. Donc la conscience aussi.

 

 Ni de l’habitus ni de l’acte on ne dit qu’ils savent. Or on dit de la conscience qu’elle sait ; Eccl. 7, 23 : « Car ta conscience sait que tu as souvent dit du mal des autres. » La conscience n’est donc ni un habitus ni un acte ; c’est donc une puissance.

 

Origène dit que la conscience est « un esprit correcteur et pédagogue, associé à l’âme, qui la sépare du mal et la fait adhérer au bien ». Or le nom d’esprit désigne une puissance de l’âme, ou même son essence. La nom de conscience désigne donc une puissance de l’âme.

 

 La conscience est soit un acte, soit un habitus, soit une puissance. Or ce n’est pas un acte, car l’acte ne demeure pas toujours, et il n’existe pas dans le dormeur, dont on dit pourtant qu’il a une conscience. Ce n’est pas non plus un habitus ; c’est donc une puissance.

 

Et voici comment montrer que ce n’est pas un habitus.

 

Aucun habitus de la raison ne porte sur des objets particuliers ; or la conscience porte sur des actes particuliers ; la conscience n’est donc pas un habitus de la raison ; ni d’aucune autre puissance, puisque la conscience appartient à la raison.

 

Il n’y a dans la raison que des habitus spéculatifs et des habitus opératifs. Or la conscience n’est pas un habitus spéculatif, puisqu’elle a une relation à l’œuvre ; elle n’est pas non plus un habitus opératif, puisqu’elle n’est ni l’art ni la prudence : eux seuls, en effet, sont posés dans la partie opérative par le Philosophe au sixième livre de l’Éthique. La conscience n’est donc pas un habitus. Que la conscience ne soit pas l’art, cela est manifeste. Qu’elle ne soit pas non plus la prudence, en voici la preuve. La prudence est la droite raison de l’agir humain, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique. Or elle ne regarde pas les actions singulières, car celles-ci ne peuvent avoir de raison, puisqu’elles sont en nombre infini ; en outre, il s’ensuivrait que la prudence serait, à proprement parler, accrue par la considération de très nombreux actes singuliers, ce qui ne semble pas être vrai. Or la conscience regarde les œuvres singulières. La conscience n’est donc pas la prudence.

 

[Le répondant] disait que la conscience est un certain habitus par lequel le jugement universel de la raison est appliqué à une œuvre particulière. En sens contraire : ce qui peut se faire par un seul habitus n’en requiert pas deux. Or le détenteur d’un habitus universel peut l’appliquer au singulier avec la seule intervention de la puissance sensitive : par exemple, l’habitus qui permet à quelqu’un de savoir que toute mule est stérile lui permettra de savoir que telle mule est stérile lorsqu’il aura perçu par le sens que c’est une mule. Donc, pour appliquer le jugement universel à l’acte particulier, aucun habitus n’est requis. Par conséquent, la conscience n’est pas un habitus, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Tout habitus est soit naturel, soit infus, soit acquis. Or la conscience n’est pas un habitus naturel, car un tel habitus est identique en tous, alors que tous n’ont pas la même conscience. Ce n’est pas non plus un habitus infus, car un tel habitus est toujours droit, tandis que parfois la conscience ne l’est pas. Ce n’est pas non plus un habitus acquis, car autrement il n’y aurait pas de conscience chez les enfants, ni en l’homme avant qu’il ait acquis l’habitus par de nombreux actes. La conscience n’est donc pas un habitus, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

L’habitus, selon le Philosophe, est acquis par des actes nombreux. Or c’est par un seul acte que l’on a une conscience. La conscience n’est donc pas un habitus.

 

La conscience est une peine pour les damnés, comme on le trouve dans la Glose à propos de 2 Cor 1, 12. Or l’habitus n’est pas une peine, mais plutôt une perfection de celui qui le possède. La conscience n’est donc pas un habitus.

 

 

En sens contraire :

 

Il semble que la conscience soit un habitus.

 

La conscience, selon saint Jean Damascène, « est la loi de notre intelligence ». Or la loi de l’intelligence est l’habitus des principes universels du droit. La conscience est donc un habitus.

 

À propos de Rom. 2, 14 : « Quand des païens, qui n’ont pas la loi, etc. », la Glose dit : « Bien que les païens n’aient pas la loi écrite, ils ont néanmoins la loi naturelle que chacun comprend, et qui rend chacun conscient de ce qu’est le bien et le mal. » D’où il semble résulter que c’est la loi naturelle qui rend chacun conscient. Or tout homme est conscient par la conscience. La conscience est donc la loi naturelle ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Le nom de science désigne l’habitus des conclusions. Or la conscience est une certaine science. C’est donc un habitus.

 

Un habitus est généré par des actes multipliés. Or on opère fréquemment selon la conscience. Par de tels actes est donc généré un habitus, que l’on peut appeler conscience.

 

À propos de 1 Tim. 1, 5 : « La fin des commandements, c’est la charité qui naît d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincère », la Glose dit : « d’une bonne conscience, c’est-à-dire de l’espérance ». Or l’espérance est un certain habitus. Donc la conscience aussi.

 

Ce qui, en nous, vient d’un envoi de Dieu, semble être un habitus infus. Or, selon saint Jean Damascène au quatrième livre, de même que le foyer provient d’un envoi du démon, de même la conscience existe par un envoi de Dieu. La conscience est donc un habitus infus.

 

 Selon le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, tout ce qui est dans l’âme est soit puissance, soit habitus, soit passion. Or la conscience n’est pas une passion, car les passions ne nous font ni mériter ni démériter, « ni être loué ni être blâmé », comme dit le Philosophe au même endroit. Ce n’est pas non plus une puissance, car la puissance ne peut pas être quittée, alors que la conscience peut l’être. La conscience est donc un habitus.

 

 

En sens contraire :

 

Il semble que la conscience soit un acte.

 

On dit que la conscience accuse ou excuse. Or on ne peut être accusé ou excusé que par la considération actuelle de quelque chose. La conscience est donc un acte.

 

 Le savoir qui consiste en une confrontation, est un savoir en acte. Or le nom de conscience désigne une science avec une confrontation : en effet, on dit « être conscient » comme on dirait « savoir ensemble ». La conscience est donc une science actuelle.

 

 

Réponse :

 

Selon certains, le mot « conscience » se dit de trois façons. Tantôt il est employé pour désigner la réalité même dont on a conscience, tout comme le mot « foi » est employé pour désigner la réalité que l’on croit ; tantôt il signifie la puissance qui nous rend conscients ; et tantôt un habitus ; certains disent aussi qu’il est parfois employé pour désigner un acte. Et la raison de cette distinction semble être la suivante : puisque la conscience possède un acte, et qu’à propos de l’acte on considère l’objet, la puissance, l’habitus et l’acte lui-même, il se rencontre parfois un nom désignant ces quatre choses de façon équivoque. Par exemple, le nom d’intellectus signifie tantôt la réalité pensée (rem intellectam), comme on dit que les noms signifient les concepts (intellectus), tantôt la puissance intellective elle-même, tantôt un certain habitus, tantôt même un acte. Cependant, dans ces désignations, il faut suivre le langage courant, car il faut « user des noms comme la plupart le font », comme il est dit au deuxième livre des Topiques. Il semble bien que, selon le langage courant, le mot « conscience » soit employé pour désigner la réalité dont on a conscience, comme lorsqu’on dit : « Que je te dise ma conscience », c’est-à-dire : « ce qui est dans ma conscience ». Mais ce nom ne peut pas être attribué au sens propre à une puissance ou à un habitus, mais seulement à un acte, car seule cette signification recouvre tout ce qui se dit de la conscience.

 

En effet, il faut savoir qu’il n’est d’usage de désigner l’acte et la puissance ou l’habitus par un même nom que lorsqu’un acte est l’acte propre d’une puissance ou d’un habitus, comme voir est propre à la puissance visuelle, et savoir en acte est propre à l’habitus de science ; c’est pourquoi le nom « vue » désigne tantôt la puissance, tantôt l’acte ; et de même pour « science ». Mais si l’on a un acte qui convient à plusieurs ou à tous les habitus ou puissances, l’usage n’est pas qu’une puissance ou un habitus soit nommé d’après un tel nom d’acte, comme on le voit bien pour le nom « usage » : en effet, il signifie l’acte de n’importe quel habitus. L’acte de n’importe quel habitus ou puissance est effectivement un certain usage de ce dont il est l’acte. Aussi le nom « usage » signifie-t-il l’acte de telle façon qu’il ne signifie aucunement la puissance ou l’habitus. Et il semble en aller de même pour la conscience. En effet, le nom « conscience » signifie l’application de la science à quelque chose ; c’est pourquoi l’on dit « être conscient » comme on dirait « savoir simultanément ». Or n’importe quelle science peut être appliquée à quelque chose ; le mot « conscience » ne peut donc désigner un habitus spécial ou une puissance, mais il désigne l’acte lui-même, c’est-à-dire l’application de n’importe quel habitus ou de n’importe quelle connaissance à un acte particulier.

 

Or une connaissance s’applique à un acte de deux façons : d’abord en considérant si l’acte existe ou a existé ; ensuite en considérant si l’acte est droit ou ne l’est pas. Et selon le premier mode d’application, on dit que nous avons conscience d’un acte en tant que nous savons que cet acte a été commis ou non ; comme il est d’usage courant de dire : « cela n’a pas eu lieu, à ma connaissance [litt. à ma conscience] », c’est-à-dire : je ne sais pas si cela est arrivé ou a existé. Et l’on reconnaît cette façon de parler en Gen. 43, 22 : « Qui a mis notre argent dans nos sacs, cela n’est pas dans nos consciences » ; et en Eccl. 7, 23 : « Ta conscience sait que tu as souvent dit du mal des autres. » Et en ce sens, on dit que la conscience témoigne de quelque chose ; Rom. 9, 1 : « Ma conscience m’en rend témoignage, etc. » Selon l’autre mode d’application, par lequel la connaissance est appliquée à l’acte pour savoir s’il est droit, il y a deux voies : l’une par laquelle nous nous dirigeons au moyen de l’habitus de science pour faire ou ne pas faire quelque chose ; l’autre par laquelle, à la lumière de l’habitus de science, on examine l’acte, après qu’il a été commis, pour savoir s’il est droit ou non. Et ces deux voies se distinguent dans le domaine de l’agir comme les deux voies que l’on rencontre aussi dans le domaine spéculatif, à savoir la voie d’invention et la voie de jugement. En effet, la voie par laquelle, comme en délibérant, nous considérons au moyen de la science ce qu’il faut faire, est semblable à l’invention, par laquelle nous découvrons les conclusions à partir des principes. Et celle par laquelle nous examinons les choses qui ont déjà été faites et décidons si elles sont droites, est comme la voie de jugement, en laquelle les conclusions sont analysées par les principes.

 

Or nous employons le nom de conscience selon les deux modes d’application. En effet, dans la mesure où la science est appliquée à l’acte comme ce qui dirige vers lui, on dit que la conscience incite, induit, ou oblige. Mais dans la mesure où la science est appliquée à l’acte à la façon d’un examen des choses qui ont déjà été faites, on dit que la conscience accuse ou cause du remords, lorsque ce qui a été fait est trouvé en désaccord avec la science à la lumière de laquelle se fait l’examen, et l’on dit au contraire qu’elle défend ou excuse lorsqu’on trouve que ce qui a été fait a procédé selon la forme de la science. Mais il faut savoir que dans la première application, où la science est appliquée à un acte pour savoir s’il a été commis, il y a application à un acte particulier d’une connaissance sensitive telle que la mémoire, par laquelle nous nous souvenons de ce qui a été fait, ou telle que le sens, par lequel nous percevons cet acte particulier que nous posons maintenant. Par contre, dans les deuxième et troisième applications, où nous délibérons sur ce qu’il faut faire ou examinons ce qui a déjà été fait, ce sont des habitus de la raison opérative qui sont appliqués à un acte, à savoir l’habitus de syndérèse et celui de sagesse, qui perfectionnent la raison supérieure, et celui de science, qui perfectionne la raison inférieure, qu’ils soient appliqués tous ensemble ou l’un d’eux seulement. C’est à la lumière de ces habitus que nous examinons ce que nous avons fait, et selon eux que nous délibérons sur les choses à faire. Cependant, l’examen porte non seulement sur ce qui a été fait mais aussi sur ce qui est à faire, tandis que la délibération porte seulement sur ce qui est à faire.

 

 

Réponse aux objections :

 

Lorsque saint Jérôme dit : « Nous voyons que cette conscience se précipite », il ne désigne pas la syndérèse, dont il avait dit qu’elle était l’étincelle de la conscience, mais il désigne la conscience elle-même, dont il avait fait mention auparavant. Ou bien l’on peut dire que toute la force de la conscience qui examine ou délibère dépend du jugement de la syndérèse, de même que toute la vérité de la raison spéculative dépend des principes premiers. C’est pourquoi il appelle « conscience » la syndérèse, en tant que la première agit par la puissance de la seconde ; d’autant plus qu’il voulait alors exprimer la défaillance qui pouvait affecter la syndérèse : en effet, elle ne défaille pas dans l’universel, mais dans l’application aux singuliers, et ainsi, la syndérèse ne défaille pas en soi mais en quelque sorte dans la conscience. Voilà pourquoi, en expliquant la défaillance de la syndérèse, il a uni à celle-ci la conscience.

 

Il n’est pas dit que la souillure est dans la conscience comme en un sujet, mais comme l’objet su est dans la connaissance ; en effet, on dit de quelqu’un qu’il a la conscience souillée lorsqu’il est conscient de quelque souillure.

 

On dit que la conscience souillée est purifiée, en ce sens que celui qui auparavant avait conscience d’un péché sait ensuite qu’il en est purifié, et de la sorte on dit qu’il a une conscience pure. C’est donc la même conscience qui était d’abord impure et qui ensuite est pure ; non pas, certes, que la conscience soit le sujet de la pureté et de l’impureté, mais parce que l’une et l’autre sont connues par la conscience qui examine ; non qu’il y ait un acte numériquement identique par lequel on se savait d’abord impur et on se sait ensuite pur, mais c’est parce que l’un et l’autre sont connus par les mêmes principes, tout comme est tenue pour identique la considération qui procède des mêmes principes.

 

Le jugement de la conscience et celui du libre arbitre diffèrent entre eux à un certain point de vue, et se rejoignent à un autre point de vue. Ils se rejoignent dans la mesure où ils portent tous deux sur tel acte particulier — en effet, le jugement convient à la conscience dans la voie d’examen —, et en cela leurs jugements respectifs diffèrent du jugement de la syndérèse. Mais le jugement de la conscience et celui du libre arbitre diffèrent entre eux, parce que le jugement de la conscience consiste en une pure connaissance, tandis que le jugement du libre arbitre consiste dans une application de la connaissance à la partie affective, et ce jugement est bien sûr le jugement d’élection. Voilà pourquoi il arrive parfois que le jugement du libre arbitre soit perverti, mais non le jugement de la conscience. Comme lorsque quelqu’un examine un acte qu’il est sur le point de faire, et qu’il juge, en regardant encore pour ainsi dire dans le miroir des principes, que cet acte est mauvais, par exemple l’acte de forniquer avec telle femme ; mais commence-t-il à appliquer ce jugement à l’action, alors se présentent de toute part les nombreuses circonstances qui entourent l’acte lui-même, comme par exemple le plaisir de la fornication, dont la convoitise lie la raison pour éviter que son dictamen ne débouche sur une élection. Et c’est ainsi qu’il se trompe en élisant ; il ne se trompe pas dans sa conscience, mais il agit contre sa conscience ; et si l’on dit qu’il fait cela avec mauvaise conscience, c’est en tant que ce qu’il fait ne concorde pas avec le jugement de la science. Par conséquent, il est clair que la conscience n’est pas nécessairement identique au libre arbitre.

 

On dit que la conscience est un jugement naturel, en tant que l’examen ou la délibération de la conscience dépend du jugement naturel, comme on l’a déjà dit.

 

Le péché est dans la raison et dans la volonté comme en un sujet, mais il est dans la conscience d’une autre façon, comme on l’a dit.

 

On dit que la conscience sait quelque chose, non pas au sens propre, mais par une tournure de langage selon laquelle ce par quoi nous savons est dit savoir.

 

Il est dit que la conscience est esprit, c’est-à-dire une impulsion de notre esprit, en prenant « esprit » dans le sens de « raison ».

 

La conscience n’est ni une puissance ni un habitus, mais un acte. Et bien que l’acte de conscience n’ait pas toujours lieu et n’existe pas chez le dormeur, cependant l’acte lui-même demeure en sa racine, c’est-à-dire dans les habitus qui peuvent être appliqués à un acte.

 

Quant aux arguments qui prouvent que la conscience n’est pas un habitus, nous les accordons.

 

 

Réponse aux arguments objectant en sens contraire que c’est un habitus :

 

Il est dit que la conscience est la loi de notre intelligence parce qu’elle est un jugement de la raison déduit de la loi naturelle.

 

Il relève de la même tournure de langage de dire que quelqu’un est rendu conscient « par la loi naturelle », et qu’il pense selon des principes ; mais on dit qu’il est rendu conscient « par la conscience » comme on dit qu’il pense par l’acte même de la pensée.

 

Bien que la science soit un habitus, cependant l’application de la science à quelque chose n’est pas un habitus mais un acte ; et c’est ce que signifie le nom de conscience.

 

L’habitus généré par les actes n’est pas d’une autre sorte que l’habitus qui élicite les actes, mais ou bien un habitus de même nature est généré, comme par les actes de charité infuse est généré un habitus de dilection acquise, ou bien un habitus préexistant est augmenté : par exemple, en celui qui a un habitus acquis de tempérance, l’habitus est lui-même augmenté par des actes de tempérance. Et ainsi, puisque l’acte de conscience procède des habitus de sagesse et de science, il ne générera pas un habitus autre que ceux-ci, mais ces habitus seront perfectionnés.

 

Lorsqu’on dit que la conscience est une espérance, il y a prédication par la cause : en effet, la bonne conscience fait que l’homme ait une bonne espérance, comme la Glose l’explique au même endroit.

 

Même les habitus naturels sont en nous par un envoi divin ; donc, la conscience étant un acte issu de l’habitus naturel de syndérèse, la conscience est dite provenir d’un envoi divin de la même façon que toute notre connaissance de la vérité est dite venir de Dieu, qui a mis dans notre nature la connaissance des premiers principes.

 

Dans cette division du Philosophe, l’acte est inclus dans l’habitus, puisqu’il avait prouvé que les habitus sont générés par des actes et qu’ils sont le principe d’actes semblables ; et ainsi, la conscience n’est ni une passion ni une puissance, mais un acte qui se ramène à un habitus.

 

Quant aux arguments qui prouvent que la conscience est un acte, nous les accordons.

Article 2 : La conscience peut-elle se tromper ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le jugement naturel ne se trompe jamais ; or la conscience est un jugement naturel, d’après saint Basile ; elle ne se trompe donc pas.

 

La conscience ajoute quelque chose à la science, et ce qu’elle ajoute ne diminue en rien la notion de science. Or la science ne se trompe jamais, car elle est un habitus par lequel on dit toujours le vrai, comme on le voit clairement au sixième livre de l’Éthique. Donc la conscience non plus ne peut pas se tromper.

 

La syndérèse est « l’étincelle de la conscience », comme il est dit dans la Glose à propos d’Ézéch. 1, 9. La conscience est donc à la syndérèse ce que le feu est à l’étincelle. Or l’opération et le mouvement d’un feu et ceux de son étincelle sont identiques. Donc ceux de la conscience et de la syndérèse aussi. Or la syndérèse ne se trompe pas. Donc la conscience non plus.

 

La conscience, selon saint Jean Damascène au quatrième livre, est « la loi de notre intelligence ». Or la loi de notre intelligence est plus certaine que l’intelligence elle-même ; or « l’intelligence est toujours droite », comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Donc à bien plus forte raison la conscience est-t-elle toujours droite.

 

La raison, du côté où elle touche à la syndérèse, ne se trompe pas. Or la conscience est faite de la raison unie à la syndérèse. La conscience ne se trompe donc jamais.

 

Au tribunal, on s’en tient à la parole des témoins. Or le témoin, au tribunal divin, c’est la conscience, comme on le voit clairement en Rom. 2, 15 : « leur conscience témoignant pour eux, etc. » Puis donc que le jugement divin ne peut jamais se tromper, il semble que la conscience non plus ne puisse jamais se tromper.

 

En tout domaine, la règle qui régit les autres choses doit avoir une rectitude sans défaillance. Or la conscience est une certaine règle des œuvres humaines. Il est donc nécessaire que la conscience soit toujours droite.

 

L’espérance s’appuie sur la conscience, comme on le déduit de la Glose à propos de 1 Tim. 1, 5 : « d’un cœur pur et d’une bonne conscience, etc. » ; or l’espérance est très certaine, comme on le voit en Hébr. 6, 18, où il est dit : « Nous avons un appui très certain, nous qui avons mis notre refuge dans la garde de l’espérance qui nous est proposée, etc. » La conscience a donc une rectitude indéfectible.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jn 16, 2 : « L’heure vient où quiconque vous fera mourir, croira faire une chose agréable à Dieu. » Ceux qui tuaient les apôtres avaient donc une conscience qui leur dictait de les tuer. Or cela était erroné. Donc la conscience se trompe.

 

La conscience implique une certaine confrontation. Or la raison peut se tromper en confrontant. La conscience peut donc se tromper.

 

 

Réponse :

 

Comme on l’a dit, la conscience n’est rien d’autre qu’une application de la science à un acte particulier. Et il arrive qu’il y ait une erreur dans cette application, de deux façons : d’abord parce que ce qui est appliqué contient en soi une erreur ; ensuite parce que l’application n’est pas correcte. De même aussi dans le syllogisme, le péché survient de deux façons : soit parce qu’on se sert de propositions fausses, soit parce qu’on ne raisonne pas correctement.

 

L’emploi de propositions fausses se produit d’un côté [de l’application] et ne se produit pas de l’autre. En effet, on a dit précédemment que, par la conscience, on applique à l’examen d’un acte particulier la connaissance de la syndérèse, de la raison supérieure et de la raison inférieure. Or, puisque l’acte est particulier et que le jugement de la syndérèse est universel, le jugement de la syndérèse ne peut être appliqué à l’acte que si l’on fait l’assomption d’une proposition particulière. Et celle-ci est tantôt fournie par la raison supérieure, tantôt par la raison inférieure ; et ainsi, la conscience s’accomplit comme en un certain syllogisme particulier ; par exemple, si l’on profère par un jugement de syndérèse que rien de ce qui est interdit par la loi de Dieu ne doit être fait, et que l’on assume par la connaissance de la raison supérieure que la fornication avec telle femme est contre la loi de Dieu, alors l’application de la conscience se fera en concluant qu’il faut s’abstenir de cette fornication. D’un côté, dans le jugement universel de la syndérèse, aucune erreur ne se produit, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; mais de l’autre côté, dans le jugement de la raison supérieure, il arrive qu’il y ait un péché, comme lorsqu’on estime être conforme ou opposé à la loi de Dieu ce qui ne l’est pas, ainsi les hérétiques qui croient que le serment est interdit par Dieu ; et ainsi, l’erreur se produit dans la conscience à cause de la fausseté qui existait dans la partie supérieure de la raison. Et semblablement, il peut se produire une erreur dans la conscience à cause d’une erreur qui existe dans la partie inférieure de la raison : comme lorsqu’on se trompe sur la notion civile du juste et de l’injuste, de l’honnête et du malhonnête.

 

Mais l’erreur survient aussi, dans la conscience, parce que l’application ne se fait pas de façon correcte ; car de même qu’en raisonnant par syllogisme dans le domaine spéculatif il arrive que l’on néglige la forme qui convient pour argumenter, et que de là se produise une fausseté dans la conclusion, de même cela advient aussi pour le syllogisme qui est exigé dans le domaine pratique, comme on l’a dit. Il faut cependant savoir que dans certains cas la conscience ne peut jamais se tromper, à savoir lorsque l’acte particulier auquel la conscience s’applique est de soi l’objet d’un jugement universel dans la syndérèse. En effet, de même que dans le domaine spéculatif il n’arrive pas que l’on se trompe sur des conclusions particulières qui sont assumées directement et dans les mêmes termes sous des principes universels — par exemple, personne ne se trompe à propos cette affirmation : « Tel tout est plus grand que sa partie », ni de même à propos de celle-ci : « N’importe quel tout est plus grand que sa partie » —, ainsi également, aucune conscience ne peut se tromper à propos des affirmations suivantes : « Dieu ne doit pas être aimé par moi », et : « Il faut faire quelque chose de mal », étant donné que dans l’un et l’autre syllogisme, tant celui du domaine spéculatif que celui du domaine pratique, à la fois la majeure est évidente par soi, car elle existe dans un jugement universel, et la mineure l’est aussi, car le même y est prédiqué de lui-même de façon particulière, comme lorsqu’on dit : « N’importe quel tout est plus grand que sa partie. Ce tout est un tout. Il est donc plus grand que sa partie. »

 

 

Réponse aux objections :

 

Il est dit que la conscience est un jugement naturel en tant qu’elle est une certaine conclusion déduite du jugement naturel et en laquelle l’erreur peut se produire : non certes à cause d’une erreur du jugement naturel, mais à cause d’une erreur dans la proposition particulière assumée, ou à cause de la façon aberrante de raisonner, comme on l’a dit.

 

La conscience ajoute à la science l’application de celle-ci à un acte particulier, et il peut y avoir une erreur dans l’application elle-même, bien qu’il n’y ait pas d’erreur dans la science. Ou bien l’on peut dire que, lorsque je parle de conscience, je n’implique pas la science prise seulement au sens strict, en tant qu’elle porte seulement sur des choses vraies, mais au sens large d’une connaissance quelconque, au sens où tout ce que nous connaissons, on dit dans le langage usuel et commun que nous le savons.

 

De même que l’étincelle est ce que le feu a de plus pur et ce qui le survole tout entier, de même la syndérèse est ce qui se trouve de plus haut dans le jugement de la conscience ; et c’est suivant cette métaphore que la syndérèse est appelée l’étincelle de la conscience. Il n’est pas pour autant nécessaire qu’à tous les autres points de vue la syndérèse soit à la conscience ce que l’étincelle est au feu. Et cependant, même dans le feu matériel, il arrive qu’à cause du mélange avec une matière étrangère un mode affecte le feu et non l’étincelle, en raison de la pureté de celle-ci ; de même aussi, parce que la conscience se mêle à des objets particuliers, qui sont comme une matière étrangère à la raison, une erreur peut affecter la conscience et non la syndérèse, qui demeure dans sa pureté.

 

La conscience est appelée « loi de l’intelligence » quant à ce qui lui vient de la syndérèse ; et son erreur ne vient jamais de là mais d’ailleurs, comme on l’a dit.

 

Bien que la raison ne soit pas erronée par son union à la syndérèse, cependant la raison supérieure ou inférieure peut, en étant erronée, être appliquée à la syndérèse, comme une mineure fausse est unie à une majeure vraie.

 

Au tribunal, on s’en tient à la parole des témoins lorsque leurs déclarations ne peuvent être convaincues de fausseté par des preuves manifestes. Or, en celui qui a une conscience erronée, le témoignage de la conscience est convaincu de fausseté par le dictamen de la syndérèse lui-même ; et dans ce cas, au tribunal divin, on ne s’en tiendra pas à ce que dit la conscience errante, mais plutôt au dictamen de la loi naturelle.

 

Ce n’est pas la conscience qui est la règle première des œuvres humaines, mais plutôt la syndérèse ; la conscience, elle, est comme une règle réglée ; il n’y a donc rien d’étonnant si une erreur peut se produire en elle.

 

L’espérance qui est fondée sur la conscience droite est certaine : c’est l’espérance gratuite. Mais l’espérance qui est fondé sur une conscience erronée est celle dont il est dit en Prov. 10, 28 : « L’espérance des méchants périra. »

Article 3 : La conscience oblige-t-elle ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Nul n’est obligé à des actions si ce n’est par quelque loi. Or l’homme ne se fait pas à lui-même une loi. Puis donc que la conscience vient d’un acte de l’homme, elle n’oblige pas.

 

On n’est pas obligé de suivre les conseils. Or la conscience se comporte à la façon d’un conseil : à l’instar du conseil, en effet, elle semble précéder l’élection. La conscience n’oblige donc pas.

 

Nul n’est obligé sinon par un supérieur. Or la conscience de l’homme n’est pas supérieure à l’homme lui-même. L’homme n’est donc pas obligé par sa conscience.

 

Il appartient au même d’obliger et de délier de l’obligation. Or la conscience ne suffit pas pour absoudre l’homme. Ni non plus, par conséquent, pour obliger.

 

 

En sens contraire :

 

Eccl. 7, 23 : « Ta conscience sait. » La Glose : « Par un tel juge, aucun malfaiteur n’est acquitté. » Or le précepte du juge oblige. Le dictamen de la conscience oblige donc aussi.

 

À propos de Rom. 14, 23 : « Tout ce qui ne se fait point selon la foi, etc. », Origène dit : « L’Apôtre veut que je ne dise, ne pense ni ne fasse rien que selon la conscience. » Donc la conscience oblige.

 

 

Réponse :

 

Sans nul doute, la conscience oblige.

 

Et pour voir comment elle oblige, il faut savoir que l’obligation [litt. l’action de lier], métaphoriquement transférée des réalités corporelles aux spirituelles, implique l’imposition d’une nécessité. En effet, celui qui est lié est dans la nécessité de demeurer dans le lieu où il est lié, et le pouvoir de se tourner vers d’autres choses lui est ôté. Il est donc clair que le lien n’a pas lieu pour les choses qui sont nécessaires par elles-mêmes : en effet, nous ne pouvons pas dire que le feu soit lié à ce qu’il se porte vers le haut, bien qu’il soit nécessaire qu’il se porte vers le haut ; mais le lien n’a lieu que pour les choses nécessaires auxquelles la nécessité est imposée par autre chose. Or deux nécessités peuvent être imposées par un autre agent. L’une est celle de contrainte, et par elle quelqu’un est dans l’absolue nécessité de faire ce à quoi il est déterminé par l’action de l’agent, sinon il ne s’agirait pas proprement de contrainte mais plutôt d’incitation ; l’autre nécessité est conditionnée, à savoir, par la supposition de la fin : comme on impose à quelqu’un la nécessité de ne pas obtenir sa récompense s’il ne fait pas telle chose. La première nécessité, qui est celle de contrainte, n’a pas lieu dans les mouvements de la volonté mais seulement dans les réalités corporelles, étant donné que la volonté est naturellement libre de contrainte. Mais la seconde nécessité peut être imposée à la volonté : ainsi par exemple, il lui est nécessaire d’élire telle chose si elle doit obtenir ce bien, ou si elle doit éviter ce mal. En un tel domaine, en effet, on tient pour équivalent de ne pas avoir un mal ou d’avoir un bien, comme le Philosophe le montre clairement au cinquième livre de l’Éthique.

 

Or, de même que la nécessité de contrainte est imposée aux réalités corporelles au moyen d’une action, de même aussi cette nécessité conditionnée est imposée à la volonté par une action. Or l’action par laquelle la volonté est mue est le commandement de celui qui régit et gouverne ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au cinquième livre de la Métaphysique que le roi est principe de mouvement par son commandement. Donc, entre le commandement d’un chef et le fait d’obliger en matière volontaire par cette sorte de lien qui peut advenir à la volonté, le rapport est semblable à celui qui existe entre l’action corporelle et le fait de lier les réalités corporelles par une nécessité de contrainte. Or l’action corporelle de l’agent n’amène jamais de nécessité dans une autre réalité que par un contact de cette action avec la réalité sur laquelle il agit ; et par conséquent, quelqu’un n’est obligé par le commandement d’un roi ou d’un maître que si le commandement atteint celui auquel il est enjoint ; or c’est par la connaissance qu’il l’atteint. On n’est donc obligé par un précepte que moyennant la connaissance de ce précepte. Voilà pourquoi celui qui n’est pas capable de connaître le précepte n’est pas obligé par lui ; et l’on ne dit de quelqu’un qui ignore le précepte qu’il est obligé d’accomplir le précepte, que dans la mesure où il est tenu de connaître le précepte ; mais s’il n’est pas tenu de le connaître et qu’il ne le connaît pas, il n’est nullement obligé par le précepte.

 

Donc, de même que dans le domaine des corps l’agent corporel n’agit que par contact, de même dans le domaine des esprits le précepte n’oblige que par la connaissance. Aussi, de même que le toucher et la puissance de l’agent agissent par la même force, puisque le toucher n’agit que par la puissance de l’agent et que celle-ci n’agit que moyennant le toucher, de même aussi le précepte et la connaissance obligent par la même force, puisque la connaissance n’oblige que par la puissance du précepte et que celui-ci n’oblige que moyennant la connaissance. Il est donc établi, puisque la conscience n’est rien d’autre que l’application de la connaissance à un acte, que la conscience est dite obliger par la force du précepte divin.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’homme ne se fait pas à lui-même une loi ; mais par l’acte de sa connaissance, par laquelle il connaît la loi faite par un autre, il est obligé d’accomplir la loi.

 

« Conseil » se dit de deux façons : parfois, en effet, le conseil n’est rien d’autre que l’acte de la raison qui enquête sur les choses à faire ; et ce conseil est à l’élection ce que le syllogisme ou la question est à la conclusion, comme le montre clairement le Philosophe au troisième livre de l’Éthique. Et le conseil pris en ce sens ne s’oppose pas au précepte, car nous pratiquons aussi cette sorte de conseil à propos des choses qui sont dans le précepte ; par conséquent, il arrive que l’on soit obligé par un tel conseil. Or le conseil ainsi conçu se trouve dans la conscience quant à un mode d’application, c’est-à-dire lorsqu’on enquête sur l’agir. D’une autre façon, le conseil signifie la persuasion ou l’incitation à faire quelque chose, celle-ci n’ayant pas de force contraignante ; et un tel conseil, dont les exhortations amicales sont un exemple, s’oppose au précepte. Et de ce conseil procède parfois aussi la conscience : en effet, la connaissance de ce conseil est parfois appliquée à un acte particulier. Or, puisque la conscience n’oblige que par la force de ce qu’il y a en elle, la conscience qui s’ensuit du conseil ne peut pas obliger autrement que le conseil lui-même ; et celui-ci oblige à ne pas le mépriser, mais non à l’accomplir.

 

Bien que l’homme ne soit pas supérieur à lui-même, cependant celui dont il connaît le précepte lui est supérieur, et ainsi, il est obligé par sa conscience.

 

Lorsqu’on pèche dans l’erreur elle-même, comme quand on se trompe sur les choses qu’on est tenu de savoir, alors la conscience erronée ne suffit pas pour absoudre. Mais si l’erreur portait sur des choses qu’on n’est pas tenu de savoir, on est absous par sa conscience, comme on le voit clairement pour celui qui pèche par ignorance de son acte, tel celui qui s’approche d’une autre femme qu’il croit être son épouse.

Article 4 : La conscience erronée oblige-t-elle ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Augustin, « le péché est une action, une parole ou un désir contraire à la loi de Dieu ». Donc seule la loi de Dieu oblige à pécher [si on ne la suit pas]. Or la conscience erronée n’est pas selon la loi de Dieu. Elle n’oblige donc pas à pécher [si on ne la suit pas].

 

À propos de Rom. 13, 1 : « Que toute âme soit soumise aux autorités, etc. », la Glose de saint Augustin dit qu’il ne faut pas obéir à une autorité inférieure contre le précepte d’une supérieure ; par exemple, on ne doit pas obéir au proconsul si l’empereur commande le contraire. Or la conscience erronée est inférieure à Dieu lui-même. Lors donc que la conscience commande des choses contraires aux préceptes de Dieu, le précepte de la conscience errante ne semble nullement obliger.

 

Selon saint Ambroise, « le péché est une transgression de la loi divine et une désobéissance aux commandements célestes ». Donc, quiconque s’écarte de l’obéissance à la loi divine, pèche. Or la conscience erronée, c’est-à-dire quand on a la conscience de devoir faire ce qui est interdit par la loi divine, fait s’écarter de l’obéissance à l’autorité divine. La conscience erronée induit donc au péché si on l’observe, plutôt qu’elle n’oblige à pécher si on ne l’observe pas.

 

Selon le droit, si quelqu’un a conscience que son épouse lui est apparentée à un degré prohibé, et que cette conscience soit probable, alors il doit la suivre même contre le précepte de l’Église, même si une excommunication s’y ajoute ; mais si cette conscience n’est pas probable, il n’est pas obligé de la suivre, mais il doit plutôt obéir à l’Église. Or la conscience erronée, surtout si elle porte sur des choses mauvaises par elles-mêmes, n’est nullement probable. Une telle conscience n’oblige donc pas.

 

Dieu est plus miséricordieux qu’un maître temporel. Or le maître temporel n’impute pas à péché ce que l’homme commet par erreur. Donc une conscience errante, devant Dieu, oblige bien moins encore à pécher.

 

[Le répondant] disait que la conscience erronée oblige en matière indifférente, mais non pour ce qui est mauvais par soi. En sens contraire : si l’on dit que la conscience n’oblige pas pour ce qui est mauvais par soi, c’est parce que le dictamen de la raison naturelle est à l’opposé. Or semblablement aussi, la raison naturelle dicte le contraire de la conscience erronée qui se trompe en matière indifférente. Donc de même, cette conscience erronée n’oblige pas.

 

 L’acte indifférent se rapporte indifféremment à l’un ou l’autre. Or ce qui est tel ne doit pas nécessairement être fait ou évité. La conscience n’oblige donc pas par nécessité à accomplir des actes indifférents.

 

Si quelqu’un agit contre la loi de Dieu à cause d’une conscience erronée, il n’est pas excusé du péché. Si donc même celui qui agit contre une conscience ainsi errante péchait, il s’ensuivrait que, soit qu’il agisse selon la conscience erronée, soit qu’il n’agisse pas, il tomberait dans le péché ; il serait donc perplexe, sans pouvoir éviter le péché ; mais cela semble impossible, car « nul ne pèche en ce qu’il ne peut éviter », d’après saint Augustin. Il est donc impossible qu’une conscience ainsi errante oblige.

 

 Tout péché se ramène à quelque genre de péché. Or si la conscience de quelqu’un lui dicte de forniquer, l’abstention de fornication ne peut se ramener à un genre de péché. Il ne pécherait donc pas en agissant ainsi contre sa conscience ; une telle conscience n’oblige donc pas.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Rom. 14, 23 : « Tout ce qui ne se fait point selon la foi, est péché. » La Glose : « i. e. selon la conscience, est péché, même si c’est bon en soi ». Or la conscience qui interdit ce qui est bon est une conscience erronée. Donc une telle conscience oblige.

 

Observer les prescriptions légales après que la grâce eut été révélée, n’était pas indifférent mais mauvais par soi ; c’est pourquoi il est dit en Gal. 5, 2 : « Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien. » Et pourtant, la conscience de devoir garder la circoncision obligeait ; aussi est-il ajouté au même endroit : « Au contraire, je déclare à tout homme qui se fait circoncire, qu’il est tenu d’accomplir la Loi tout entière. » La conscience erronée oblige donc, même pour des choses mauvaises par soi.

 

Le péché réside principalement dans la volonté ; et quiconque veut transgresser le précepte divin, a une volonté mauvaise ; donc il pèche. Or quiconque croit qu’une chose est un précepte et veut le transgresser, a la volonté de ne pas garder la loi ; donc il pèche. Et celui qui a une conscience erronée, que ce soit pour des choses qui sont mauvaises par soi ou pour des choses quelconques, croit que ce qui est contraire à sa conscience est contre la loi de Dieu. Donc, s’il veut faire cela, il veut le faire contre la loi de Dieu, et ainsi, il pèche ; par conséquent la conscience, si erronée soit-elle, oblige à pécher [si on ne la suit pas].

 

La conscience, selon saint Jean Damascène, est « la loi de notre intelligence » ; or agir contre la loi est péché ; agir d’une quelconque façon contre la conscience l’est donc aussi.

 

Un précepte oblige. Or ce que la conscience dicte, cela est devenu précepte. Donc, si erronée que soit la conscience, elle oblige.

 

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a différentes opinions. Certains disent, en effet, que la conscience peut se tromper, soit pour les choses qui sont mauvaises par soi, soit pour les choses indifférentes. Ainsi la conscience qui se trompe sur des choses qui sont mauvaises par soi n’oblige pas, mais elle oblige pour les choses indifférentes. Mais ceux qui disent cela ne semblent pas comprendre ce que veut dire « la conscience oblige ». En effet, on dit que la conscience oblige, en ce sens que, si l’on n’accomplit pas ce qu’elle dit, on tombe dans le péché ; mais non en ce sens que celui qui l’accomplit agirait droitement. Car sinon, on dirait du conseil qu’il oblige : en effet, celui qui accomplit le conseil agit droitement ; et pourtant, on dit que nous ne sommes pas obligés de suivre les conseils, car celui qui néglige le conseil ne pèche pas ; mais on dit que nous sommes obligés de suivre les préceptes, car si nous n’observons pas les préceptes, nous tombons dans le péché. Si donc l’on dit que la conscience oblige à faire quelque chose, ce n’est pas que, si on le fait, cela soit rendu bon par une telle conscience, mais parce que, si on ne le fait pas, on tombe dans le péché. Or il ne semble pas possible que quelqu’un échappe au péché si sa conscience, si errante soit-elle, dicte qu’une chose, qu’elle soit indifférente ou même mauvaise par soi, est précepte de Dieu, et qu’il décide de faire le contraire, une telle conscience demeurant. En effet, autant qu’il est en lui, il a par le fait même la volonté de ne pas observer la loi de Dieu ; et par conséquent, il pèche mortellement. Donc, bien qu’une telle conscience, qui est erronée, puisse être quittée, néanmoins, tant qu’elle demeure, elle oblige, car celui qui la transgresse tombe nécessairement dans le péché.

 

Cependant ce n’est pas de la même façon que la conscience droite et la conscience erronée obligent : la droite oblige au plein sens du terme et par soi, tandis que l’erronée oblige à un certain point de vue et par accident.

 

Et je dis que la droite oblige au plein sens du terme, parce qu’elle oblige de façon absolue et en toute éventualité. En effet, si quelqu’un a la conscience de devoir éviter l’adultère, cette conscience ne peut pas être quittée sans péché, car dans le fait même de la quitter en se trompant, il pécherait gravement ; et tant qu’elle demeure, elle ne peut sans péché être négligée dans un acte. Elle oblige donc de façon absolue et en toute éventualité. Mais la conscience erronée n’oblige qu’à un certain point de vue, puisque sous condition. En effet, celui à qui sa conscience dicte qu’il est tenu de forniquer, n’est obligé, si bien qu’il ne peut abandonner la fornication sans péché, que sous la condition suivante : si une telle conscience persiste. Or cette condition peut être ôtée, et cela sans péché. Par conséquent, une telle conscience n’oblige pas en toute éventualité : en effet, quelque chose peut avoir lieu, à savoir l’abandon de la conscience, et une fois cela advenu, on n’est plus obligé. Or ce qui existe seulement sous une condition, on dit qu’il existe à un certain point de vue.

 

Je dis aussi que la conscience droite oblige par soi, mais l’erronée par accident ; et en voici la preuve. Celui qui veut ou aime l’un à cause de l’autre, aime par soi cet autre à cause duquel il aime le premier, mais celui-ci, qu’il aime à cause de l’autre, il l’aime comme par accident ; par exemple, celui qui aime le vin parce qu’il est doux, aime le doux par soi, mais le vin par accident. Or celui qui a une conscience erronée en croyant qu’elle est droite (sinon il ne se tromperait pas), adhère à la conscience erronée à cause de la rectitude qu’il croit exister en elle ; il adhère par soi à la conscience droite, mais comme par accident à l’erronée, en tant que cette conscience, qu’il croit être droite, se trouve être erronée. Et de là vient que la conscience droite l’oblige par soi, et l’erronée par accident.

 

Et cette solution peut se déduire des paroles du Philosophe au septième livre de l’Éthique, où il pose quasiment la même question, à savoir, s’il faut appeler incontinent seulement celui qui s’écarte de la raison droite, ou également celui qui s’écarte de la raison fausse. Et il résout en disant que l’incontinent s’écarte par soi de la raison droite, et par accident de la fausse ; et de l’une purement et simplement, mais de l’autre à un certain point de vue, car ce qui est par soi est purement et simplement, tandis que ce qui est par accident est à un certain point de vue.

 

 

Réponse aux objections :

 

Bien que ce que dicte la conscience erronée ne soit pas conforme à la loi de Dieu, cependant celui qui se trompe reçoit cela comme la loi même de Dieu. Si donc il s’en écarte, il s’écarte par soi de la loi de Dieu, quoiqu’il se trouve par accident qu’il ne s’écarte pas de la loi de Dieu.

 

Cet argument est probant lorsque le précepte de l’autorité supérieure et celui de l’autorité inférieure sont distincts, et que l’un et l’autre parviennent par soi distinctement à celui qui est obligé par le précepte. Mais ce n’est pas le cas ici, car le dictamen de la conscience n’est rien d’autre que le fait que le précepte de Dieu parvienne à celui qui a la conscience, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il y aurait similitude avec l’exemple proposé si le précepte de l’empereur ne pouvait jamais arriver à quelqu’un que par l’intermédiaire du proconsul, et que celui-ci n’exerçait son commandement qu’en récitant pour ainsi dire le précepte de l’empereur. Alors, en effet, ce serait la même chose de mépriser le précepte de l’empereur et celui du proconsul, que celui-ci dise vrai ou qu’il mente.

 

La conscience erronée qui se trompe sur des choses qui sont mauvaises par soi dicte des choses contraires à la loi de Dieu, et pourtant, ce qu’elle dicte, elle dit que c’est la loi de Dieu. Voilà pourquoi le transgresseur de cette conscience se rend quasiment transgresseur de la loi de Dieu ; quoiqu’il pèche mortellement aussi, celui qui, suivant cette conscience et l’accomplissant par des actes, agit contre la loi de Dieu : car le péché était dans l’erreur même, puisqu’elle venait de son ignorance de ce qu’il devait savoir.

 

Lorsque la conscience n’est pas probable, alors on doit la quitter ; cependant, tant qu’elle demeure, si l’on agit contre elle, on pèche mortellement. Cela ne permet donc pas de prouver que la conscience erronée n’oblige pas tant qu’elle demeure, mais seulement qu’elle n’oblige pas au plein sens du terme et en toute éventualité.

 

La conclusion de cet argument n’est pas que la conscience erronée n’oblige pas à pécher si on ne la suit pas, mais que si on la suit elle excuse du péché. Cet argument est donc étranger à notre propos. Mais il conclut vrai lorsque l’erreur elle-même n’est pas un péché ; par exemple, lorsqu’elle se produit par une ignorance du fait. Mais si c’est par une ignorance du droit, il ne conclut pas bien, car cette ignorance est un péché ; dans ce cas, en effet, devant un juge séculier non plus, celui qui allègue son ignorance d’une loi qu’il doit connaître n’est pas excusé.

 

Bien qu’il y ait dans la raison naturelle de quoi pouvoir procéder au contraire de ce que dicte la conscience erronée, que l’erreur porte sur des choses indifférentes ou bien sur des choses mauvaises par soi, cependant la raison naturelle ne le dicte pas en acte ; en effet, si elle dictait le contraire, la conscience ne se tromperait pas.

 

 Bien que l’acte indifférent, autant qu’il est en lui, se rapporte indifféremment à l’un ou l’autre, cependant, pour celui qui estime que cet acte est objet de précepte, il devient non indifférent, à cause de son estimation.

 

Celui qui a la conscience de devoir forniquer n’est pas perplexe au plein sens du terme, car il peut faire une chose telle que, une fois cette chose accomplie, il ne tombera pas dans le péché, à savoir, quitter la conscience erronée ; mais il est perplexe à un certain point de vue, c’est-à-dire tant que demeure la conscience erronée. Et il n’y a pas d’inconvénient à ce que, une fois supposé quelque chose, l’homme ne puisse éviter le péché ; par exemple, si l’on suppose une intention de vaine gloire, celui qui est tenu de faire l’aumône ne peut éviter le péché ; en effet, s’il donne avec une telle intention, il pèche, et s’il ne donne pas, il est un transgresseur.

 

 Lorsque la conscience erronée dicte de faire quelque chose, elle le dicte sous quelque raison formelle de bien, comme si c’était une œuvre de justice, de tempérance, ou d’autres choses semblables ; aussi son transgresseur tombe-t-il dans le vice contraire à la vertu sous l’apparence de laquelle la conscience dicte cela. Ou bien, si elle le dicte sous l’apparence du précepte divin, ou de quelque prélat seulement, le transgresseur de sa conscience tombera dans le péché de désobéissance.

Article 5 : La conscience erronée, en matière indifférente, oblige-t-elle plus ou moins qu’un commandement du prélat ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle oblige moins.

 

Le religieux subordonné a fait vœu d’obéir à son prélat. Or il est tenu d’accomplir son vœu, comme il est dit dans un psaume : « Faites des vœux et acquittez-vous-en. » Il semble donc qu’il soit tenu d’obéir au prélat contre sa conscience, et ainsi, au prélat plus qu’à la conscience.

 

Il faut toujours obéir au prélat dans les choses qui ne sont pas contre Dieu. Or les choses indifférentes ne sont pas contre Dieu. On est donc tenu d’obéir au prélat en ces choses ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Il faut obéir à l’autorité supérieure plutôt qu’à l’autorité inférieure, comme on le trouve dans la Glose à propos de Rom. 13, 2. Or l’âme du prélat est supérieure à l’âme du subordonné. Celui-ci est donc obligé par le commandement du prélat plus que par sa propre conscience.

 

Le subordonné ne doit pas juger du commandement du prélat, mais c’est plutôt le prélat qui doit juger des actes du subordonné. Or celui-ci jugerait du commandement du prélat s’il s’en écartait à cause de sa conscience. Donc, quelque contraire que soit le dictamen de la conscience en matière indifférente, on doit plutôt s’en tenir au commandement du prélat.

 

 

En sens contraire :

 

Le lien spirituel est plus fort que le corporel, et l’intérieur que l’extérieur. Or la conscience est un lien spirituel intérieur, tandis que la prélature est un lien extérieur et corporel, semble-t-il, car toute prélature résulte d’une dispensation temporelle ; lors donc qu’on sera parvenu à l’éternité, elle sera abolie, comme on le lit dans la Glose à propos de 1 Cor. 15, 24. Il semble donc qu’il faille obéir à la conscience plutôt qu’au prélat.

 

 

Réponse :

 

La solution de cette question peut convenablement apparaître après ce qui a été dit. En effet, on a déjà dit que la conscience n’oblige que par la force du précepte divin, soit selon la loi écrite, soit selon la loi de nature mise en nous. Comparer le lien de la conscience à celui que cause le précepte du prélat, ce n’est donc pas autre chose que comparer le lien du précepte divin à celui du précepte du prélat. Puis donc que le précepte divin oblige contre le précepte du prélat et plus que celui-ci, le lien de la conscience sera aussi plus grand que celui du précepte du prélat, et la conscience obligera même si le précepte du prélat va en sens contraire.

 

Cependant cela se réalise différemment dans le cas d’une conscience droite et dans le cas d’une conscience erronée. En effet, la conscience droite oblige au plein sens du terme, et parfaitement, contre le précepte du prélat. Au plein sens du terme, car son obligation ne peut pas être ôtée, puisqu’une telle conscience ne peut pas être quittée sans péché. Parfaitement, car la conscience droite n’oblige pas seulement en sorte que celui qui ne la suit pas tombe dans le péché, mais aussi en sorte que celui qui la suit est exempt de péché, quelque opposé que soit le précepte du prélat. La conscience erronée, quant à elle, oblige même en matière indifférente contre le précepte du prélat, à un certain point de vue et imparfaitement. À un certain point de vue, car elle n’oblige pas en toute éventualité, mais sous la condition de sa persistance : en effet, on peut et on doit quitter une telle conscience. Imparfaitement, car elle oblige en ce sens que celui qui ne la suit pas tombe dans le péché, mais non pas en ce sens que celui qui la suit alors que le précepte du prélat est en sens contraire éviterait le péché, si toutefois le précepte du prélat oblige pour cette chose indifférente ; en un tel cas, en effet, on pèche, soit qu’on n’agisse pas, car on le fait contre la conscience, ou qu’on agisse, car on désobéit au prélat. Mais on pèche plus si l’on ne fait pas ce que dicte la conscience, tant que celle-ci persiste, car elle oblige plus que le précepte du prélat.

 

 

Réponse aux objections :

 

Celui qui a fait vœu d’obéissance est tenu d’obéir dans les choses auxquelles s’étend le bien de l’obéissance ; et il n’est ni délié de cette obligation par l’erreur de la conscience, ni non plus du lien de la conscience par cette obligation ; et ainsi demeurent en lui deux obligations contraires. L’une d’elles, à savoir celle qui vient de la conscience, est plus grande car plus intense, mais plus petite car moins solide ; et c’est l’inverse pour l’autre. En effet, l’obligation à l’égard du prélat ne peut pas être rompue comme la conscience erronée peut être quittée.

 

Bien que cette œuvre soit en soi indifférente, cependant elle devient non indifférente par le dictamen de la conscience.

 

Bien que le prélat soit supérieur au subordonné, cependant la conscience oblige sous l’apparence du précepte divin, et Dieu est plus grand que le prélat.

 

Le subordonné n’a pas à juger du précepte du prélat, mais de l’accomplissement du précepte, qui le regarde à lui, subordonné. En effet, chacun est tenu d’examiner ses actes à la lumière de la science qu’il a reçue de Dieu, qu’elle soit naturelle, acquise ou infuse ; car tout homme doit agir suivant la raison.

Question 18 : [La connaissance du premier homme dans l’état d’innocence]

 

Article 1 : L’homme dans l’état d’innocence a-t-il connu Dieu dans son essence ?

Article 2 : L’homme dans l’état d’innocence a-t-il vu Dieu par les créatures ?

Article 3 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il eu la foi concernant Dieu ?

Article 4 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il eu connaissance de toutes les créatures ?

Article 5 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il vu les anges dans leur essence ?

Article 6 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il pu se tromper ou être trompé ?

Article 7 : Les enfants qui seraient nés d’Adam dans l’état d’innocence auraient-ils eu la pleine science de toutes choses, comme Adam l’a eue ?

Article 8 : Les enfants nouveau-nés dans l’état d’innocence auraient-ils eu pleinement l’usage de la raison ?

 

 

Article 1 : L’homme dans l’état d’innocence a-t-il connu Dieu dans son essence ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Le Maître dit au quatrième livre des Sentences, dist. 1, que « l’homme avant le péché a vu Dieu sans médium ». Or voir Dieu sans médium, c’est le voir dans son essence. Donc, dans l’état d’innocence, il a vu Dieu dans son essence.

 

[Le répondant] disait que le Maître pense qu’Adam a vu Dieu sans médium quant au nuage de la faute, mais non sans l’intermédiaire de la créature. En sens contraire : le Maître dit au même endroit que « parce que nous voyons Dieu par un médium, il est nécessaire que nous arrivions à lui par les créatures visibles ». Il semble donc qu’il pense à l’intermédiaire de la créature. Or voir sans l’intermédiaire de la créature, c’est voir dans l’essence. Donc, etc.

 

Il est dit en Philipp. 4, 7 : « la paix de Dieu qui surpasse toute pensée » ; ce que la Glose, au même endroit — en le comprenant de la paix que Dieu fait parmi les élus dans la patrie — expose ainsi : « toute pensée, c’est-à-dire notre intelligence, non l’intelligence de ceux qui voient toujours la face du Père ». D’où l’on peut conclure que la paix ou la joie des bienheureux dépasse l’intelligence de tous ceux qui ne jouissent pas de cette joie. Or Adam, dans l’état d’innocence, a vu la joie des bienheureux, et c’est pourquoi saint Grégoire dit au quatrième livre des Dialogues : « en se répandant hors de lui-même par le péché, il ne fut plus capable de voir les joies de la céleste patrie qu’il contemplait auparavant ». Donc Adam, dans cet état, jouissait de la joie de la patrie céleste.

 

Hugues de Saint-Victor dit que l’homme dans cet état connaissait son Créateur de telle sorte qu’une présence de contemplation permettait alors de le distinguer plus clairement. Or, voir Dieu par une présence de contemplation, c’est, semble-t-il, le voir dans son essence. Donc Adam, dans cet état, a vu Dieu dans son essence.

 

L’homme a été fait pour voir Dieu : en effet, si Dieu a fait la créature raisonnable, c’est pour qu’elle prenne part à sa béatitude, qui consiste dans sa vision, comme on le trouve au deuxième livre des Sentences, dist. 1. Si donc Adam, dans l’état d’innocence, ne voyait pas Dieu dans son essence, c’était seulement parce qu’un médium l’en empêchait. Or le médium de la faute ne l’empêchait pas, car il en était alors exempt ; ni non plus le médium de la créature, car Dieu est plus intime à l’âme de l’homme que n’importe quelle créature. Donc Adam, dans l’état d’innocence, a vu Dieu dans son essence.

 

De même que la partie affective de l’homme n’est rendue parfaite que par le bien souverain, de même la cognitive ne l’est que par la vérité suprême, comme on le voit clairement au livre sur l’Esprit et l’Âme. Or chacun possède en soi le désir de sa propre perfection. Donc Adam en son premier état désirait voir Dieu dans son essence. Or quiconque n’a pas ce qu’il désire, est affligé. Si donc Adam ne voyait alors pas Dieu dans son essence, il était affligé. Mais cela est faux, car l’affliction, étant une peine, ne peut précéder la faute. Il a donc vu Dieu dans son essence.

 

 L’âme de l’homme a été faite à l’image de Dieu de façon à être formée à partir de la vérité première elle-même sans qu’aucune créature s’interpose, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme. Or l’image demeurait intègre et pure dans l’homme dans l’état d’innocence. Il se portait donc vers la vérité suprême elle-même sans aucun médium ; et ainsi, il voyait Dieu dans son essence.

 

Pour que nous connaissions une chose en acte, la seule condition requise est que l’espèce devienne intelligible en acte par abstraction de la matière et des circonstances de la matière, ce qui revient à l’intellect agent, et qu’elle soit reçue dans l’intelligence, ce qui revient à l’intellect possible. Or l’essence divine est intelligible par soi, étant entièrement séparée de la matière ; en outre, elle était intime à l’âme de l’homme lui-même, puisque l’on dit que Dieu est en toutes choses par son essence. Puis donc qu’il n’y avait aucun empêchement en l’âme de l’homme dans l’état d’innocence, il semble qu’elle voyait Dieu dans son essence.

 

 Puisque l’âme d’Adam dans l’état d’innocence était ordonnée comme elle le devait, la raison supérieure n’était pas moins parfaite à l’égard de son objet que l’inférieure à l’égard de son objet propre. Or la raison inférieure, à laquelle il appartenait de tendre vers les réalités temporelles, pouvait voir immédiatement ces choses temporelles. Donc la raison supérieure, à laquelle il appartenait de regarder les réalités éternelles, pouvait voir aussi l’essence éternelle de Dieu immédiatement.

 

10° Ce par quoi une chose devient sensible en acte, est immédiatement connu par le sens de la vue : c’est la lumière. Ce par quoi une chose devient actuellement intelligible, est donc aussi connu immédiatement par l’intelligence de l’homme. Or une chose ne rend une autre actuellement intelligible que dans la mesure où elle est elle-même en acte ; et ainsi, puisque Dieu seul est acte pur, il est lui-même ce par quoi toutes choses deviennent intelligibles. L’intelligence de l’homme en son état premier voyait donc Dieu immédiatement, puisqu’elle n’avait alors aucun empêchement.

 

11° Saint Jean Damascène dit que l’homme dans l’état d’innocence « jouissait d’une vie heureuse et riche de toute félicité ». Or la béatitude de la vie consiste en ce que Dieu soit vu dans son essence. Il a donc alors vu Dieu dans son essence.

 

12° Le même Damascène dit que l’homme était alors « nourri comme un autre ange par le fruit suave de la contemplation ». Or les anges voient Dieu dans son essence. Donc Adam aussi, dans cet état, a vu Dieu dans son essence.

 

13° La nature de l’homme était plus parfaite dans l’état d’innocence que dans l’état d’après le péché. Or dans ce dernier état, il a été concédé à quelques-uns de voir Dieu dans son essence alors qu’ils étaient encore dans cette vie mortelle, comme saint Augustin le dit de saint Paul et de Moïse au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, et dans le livre sur la Vision de Dieu. Donc à bien plus forte raison Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il vu Dieu dans son essence.

 

14° À propos de Gen. 2, 21 : « Le Seigneur Dieu fit tomber sur l’homme un profond sommeil, etc. », la Glose dit : « Cette extase fut envoyée à Adam pour que son esprit, devenu comme participant de la cour angélique et introduit dans le sanctuaire de Dieu, entrât dans l’intelligence des mystères. » Il semble donc que ce sommeil fut un certain ravissement. Or ceux qui sont ravis voient Dieu dans son essence. Adam l’a donc aussi vu dans son essence.

 

15° Selon saint Jean Damascène, Adam ne fut pas placé seulement dans un paradis corporel, mais aussi dans un spirituel. Or le paradis spirituel n’est rien d’autre que la béatitude qui consiste dans la vision de Dieu dans son essence. Il a donc vu Dieu dans son essence.

 

16° Saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu que dans l’état d’innocence « rien n’était refusé aux désirs d’une volonté bonne ». Or la volonté bonne pouvait désirer de voir Dieu dans son essence. Cela n’était donc pas refusé aux premiers parents ; et ainsi, ils voyaient Dieu dans son essence.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au premier livre sur la Trinité que la vue de Dieu est toute la récompense des saints. Or Adam, dans l’état d’innocence, n’était pas bienheureux. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

Dieu, dans l’état de voie, peut certes être aimé tout entier, mais non être vu tout entier. Or il serait vu tout entier s’il était vu dans son essence, puisque son essence est simple. Puis donc qu’Adam était dans l’état de voie, il n’a pas pu voir Dieu dans son essence.

 

L’âme accablée du poids de la chair perd la connaissance distincte des réalités ; aussi Boèce dit-il au livre sur la Consolation : « elle retient le général, perdant le particulier ». Or dans l’état d’innocence l’âme de l’homme était quelque peu abaissée par le corps, pas autant toutefois qu’après le péché. Elle était donc empêchée de voir l’essence divine, pour laquelle est requise la plus parfaite disposition d’esprit.

 

Être en même temps dans l’état de voie et dans l’état de saisie, est propre au Christ seul. Or Adam, dans l’état d’innocence, était dans l’état de voie, et cela ressort de ce qu’il a pu pécher ; il n’était donc pas dans l’état de saisie, et ainsi, il n’a pas vu Dieu dans son essence.

 

 

Réponse :

 

Certains ont prétendu que la vision de Dieu dans son essence a lieu non seulement dans la patrie, mais aussi dans l’état de voie, non toutefois aussi parfaitement dans l’état de voie que dans la patrie. Pour eux, l’homme dans l’état d’innocence eut une vision intermédiaire entre la vision des bienheureux et la vision des hommes après le péché ; car il a vu moins parfaitement que les bienheureux, et plus parfaitement que l’homme ne l’aura pu après le péché. Mais cette affirmation est contraire aux témoignages de l’Écriture, qui concordent pour poser l’ultime béatitude de l’homme dans la vision de Dieu ; par conséquent, du fait même que l’on voit Dieu dans son essence, l’on est bienheureux. Et ainsi, personne encore en chemin vers la béatitude n’a pu voir Dieu dans son essence, pas même Adam dans l’état d’innocence, comme le veut l’opinion commune. Et la vérité de cela peut aussi être montrée par la raison.

 

En effet, il y a lieu de définir pour chaque nature un terme ultime, en lequel consiste sa perfection dernière. La perfection de l’homme, en tant que tel, ne consiste que dans l’acte de l’intelligence, à laquelle il doit sa nature d’homme. Or dans l’opération de l’intelligence, différents degrés peuvent être distingués de deux façons. D’une première façon, en raison de la diversité des intelligibles. Car plus quelqu’un comprend parfaitement un intelligible, plus son intelligence est parfaite ; voilà pourquoi il est dit au dixième livre de l’Éthique que la plus parfaite opération de l’intelligence est celle de l’intelligence bien disposée envers le meilleur intelligible, comme la plus belle vision corporelle est celle de la vue « bien disposée envers le plus beau des objets qui tombent sous le regard ». De l’autre façon, les degrés dans l’opération de l’intelligence se prennent du mode d’intellection. Car il est possible qu’un seul et même intelligible soit compris différemment par des sujets différents, par l’un plus parfaitement, par l’autre moins.

 

Or il n’est pas possible que le terme ultime de la perfection humaine soit envisagé suivant quelque mode d’intellection, car dans ces modes peuvent être considérés une infinité de degrés de plus ou moins parfaite intelligence. Et nul à part Dieu, qui comprend tout dans une infinie clarté, n’est si parfaitement intelligent que l’on ne puisse imaginer qu’un autre être pense plus parfaitement. Il est donc nécessaire que le terme ultime de la perfection humaine soit dans l’intellection de quelque intelligible très parfait, qui est l’essence divine. Donc, chaque créature raisonnable est bienheureuse en ceci qu’elle voit l’essence de Dieu, non en ce qu’elle la voit aussi clairement, ou plus, ou moins. La vision du bienheureux ne se distingue donc pas de la vision de l’homme dans l’état de voie par une plus ou moins grande perfection, mais par le fait de voir ou de ne pas voir. Voilà pourquoi Adam, puisqu’il était encore en chemin vers la béatitude, n’a pas vu Dieu dans son essence.

 

 

Réponse aux objections :

 

Trois médiums peuvent être considérés dans une vision : celui sous lequel on voit, celui par lequel on voit, qui est l’espèce de la réalité vue, et celui dont on reçoit la connaissance de la réalité vue. Par exemple dans la vision corporelle, le médium sous lequel on voit est la lumière, par laquelle une chose devient visible en acte et la vue est perfectionnée pour la vision ; le médium par lequel on voit est l’espèce, existant dans l’œil, de la réalité sensible, espèce qui, en tant que forme du voyant comme tel, est le principe de l’opération visuelle ; le médium dont on reçoit la connaissance de la réalité vue est par exemple un miroir, à partir duquel, parfois, l’espèce de quelque objet visible, par exemple une pierre, passe dans l’œil, et non immédiatement à partir de la pierre elle-même.

 

Et ces trois médiums se rencontrent aussi dans la vision intellectuelle : de sorte qu’à la lumière corporelle corresponde la lumière de l’intellect agent, comme un médium sous lequel l’intelligence voit ; à l’espèce visible, l’espèce intelligible, par laquelle l’intellect possible devient actuellement connaissant ; et au médium dont on reçoit comme à partir d’un miroir la connaissance de l’objet vu, est comparé l’effet à partir duquel nous arrivons à connaître la cause ; car ainsi, la ressemblance de la cause est imprimée à notre intelligence non pas immédiatement depuis la cause, mais depuis l’effet, en lequel resplendit la ressemblance de la cause. Aussi ce genre de connaissance est-il appelé spéculaire, à cause de sa ressemblance avec la vision dans un miroir.

 

Pour connaître Dieu, l’homme dans l’état d’après le péché a donc besoin d’un médium, qui est comme un miroir en lequel se reflète la ressemblance de Dieu lui-même. Car il est nécessaire que nous arrivions aux perfections invisibles de Dieu par le moyen de ses créatures, comme il est dit en Rom. 1, 20. L’homme dans l’état d’innocence n’avait pas besoin de ce médium, mais il avait besoin de celui qui est comme l’espèce de la réalité vue ; car il voyait Dieu par quelque lumière spirituelle divinement insinuée à l’esprit de l’homme, et qui était comme une ressemblance expresse de la lumière incréée. Mais il n’aura pas besoin de ce médium dans la patrie, car il verra l’essence de Dieu en elle-même, non par une ressemblance de celle-ci, qu’elle soit intelligible ou sensible, puisque aucune ressemblance créée ne peut représenter Dieu si parfaitement qu’un homme voyant par elle puisse connaître l’essence même de Dieu. Cependant, il aura besoin dans la patrie de la lumière de gloire, qui sera comme un médium sous lequel on voit, suivant ce passage du Psaume 35, 10 : « dans ta lumière nous verrons la lumière », parce que cette vision n’est naturelle à aucune créature, mais à Dieu seul, et par conséquent aucune créature ne peut y atteindre par sa nature, mais pour l’obtenir il est nécessaire qu’elle soit éclairée par une lumière divinement émise. La deuxième vision qui a lieu par un médium, qui est l’espèce, est naturelle à l’ange ; mais elle est au-dessus de la nature de l’homme ; c’est pourquoi il a besoin pour elle de la lumière de la grâce. La troisième convient à la nature de l’homme ; voilà pourquoi elle seule lui est laissée après le péché. Et ainsi, il ressort que la vision par laquelle l’homme a vu Dieu dans l’état d’innocence fut intermédiaire entre la vision par laquelle nous voyons maintenant et la vision des bienheureux.

 

On voit donc clairement que l’homme après le péché a besoin de trois médiums pour voir Dieu, à savoir : la créature elle-même, par laquelle il monte vers la connaissance divine ; la ressemblance de Dieu lui-même, qu’il reçoit de la créature ; et la lumière, par laquelle il est perfectionné pour être dirigé vers Dieu, que ce soit la lumière de la nature, comme l’intellect agent, ou la lumière de la grâce, comme la lumière de la foi ou de la sagesse. Dans l’état d’avant le péché, il avait besoin de deux médiums, à savoir : celui qui est une ressemblance de Dieu, et celui qui est une lumière élevant ou dirigeant l’esprit. Les bienheureux, quant à eux, n’ont besoin que d’un médium, à savoir la lumière de gloire qui élève l’esprit. Et Dieu lui-même se voit sans aucun médium, car il est lui-même la lumière par laquelle il se voit.

 

Le Maître n’exclut pas qu’Adam, dans l’état d’innocence, ait vu Dieu par une ressemblance créée comme par un médium ; mais il dit qu’il n’avait pas besoin pour cela de l’intermédiaire d’une créature visible.

 

Adam, dans l’état d’innocence, ne voyait pas les joies de la cour céleste au point de comprendre ce qu’elles étaient ou quelle était leur grandeur, car cela appartient aux seuls bienheureux ; mais il connaissait leur existence, puisqu’il en avait quelque participation.

 

Dieu, dans la contemplation, est vu par un médium qui est la lumière de la sagesse, qui élève l’esprit pour qu’il distingue les choses divines ; mais non en sorte que l’essence divine elle-même soit vue immédiatement. Et c’est de cette façon que les contemplatifs le voient aussi par la grâce dans l’état d’après le péché, quoique plus parfaitement dans l’état d’innocence.

 

L’homme était fait pour voir Dieu non au début, mais au terme ultime de sa perfection ; voilà pourquoi s’il n’a pas vu Dieu au premier temps de sa création, ce ne fut pas parce qu’un obstacle l’en empêchait, mais seulement par sa propre imperfection, parce qu’il n’avait pas encore en soi la perfection qui est requise pour voir l’essence divine.

 

Adam, dans l’état d’innocence, désirait voir Dieu dans son essence ; mais son désir était ordonné : il tendait en effet à voir Dieu quand ce serait le temps. Ne point voir Dieu avant le temps convenable ne causait donc en lui aucune affliction.

 

On dit que notre esprit est formé immédiatement à partir de la vérité première elle-même, non qu’il ne la connaisse quelquefois par l’intermédiaire d’un habitus, d’une espèce ou d’une créature, mais comme la reproduction est formée sur son modèle immédiat. Certains ont prétendu en effet, comme on le voit chez Denys au livre des Noms divins, que les plus hauts parmi les êtres sont les modèles des inférieurs, et qu’ainsi l’âme de l’homme procède de Dieu par l’intermédiaire de l’ange, et qu’il est formé sur le modèle divin par l’intermédiaire du modèle angélique. Et cela est exclu par les paroles citées. Car l’esprit humain est créé immédiatement par Dieu, et il est formé immédiatement à partir de lui comme à partir d’un modèle ; et c’est pour cela qu’il est aussi béatifié immédiatement en lui comme en sa fin.

 

Bien que Dieu soit intelligible par soi au plus haut point, et qu’il fût présent à l’esprit de l’homme dans l’état d’innocence, cependant il ne lui était pas présent comme une forme intelligible, car l’intelligence de l’homme n’avait pas encore la perfection qui est requise pour cela.

 

L’objet de la raison supérieure, en sa condition naturelle, n’est pas l’essence divine elle-même, mais certaines raisons dérivant de Dieu dans l’esprit et reçues aussi par les créatures, raisons par lesquelles nous sommes perfectionnés pour regarder les réalités éternelles.

 

10° Le principe immédiat et prochain par lequel les choses qui sont intelligibles en puissance le deviennent en acte, est l’intellect agent ; mais le principe premier par lequel toutes choses deviennent intelligibles, est la lumière incréée elle-même. Et ainsi, l’essence divine elle-même est aux intelligibles ce que la substance du soleil est aux visibles corporels. Or il n’est pas nécessaire que celui qui voit une couleur, voie la substance du soleil ; mais qu’il voie la lumière du soleil, dans la mesure où la couleur est éclairée par elle. De même aussi, il n’est pas nécessaire que celui qui connaît quelque intelligible voie l’essence divine ; mais qu’il perçoive la lumière intelligible, qui découle originairement de Dieu, dans la mesure où c’est par elle qu’une chose est actuellement intelligible.

 

11° La parole de saint Jean Damascène doit être entendue en ce sens qu’Adam était bienheureux non pas au plein sens du terme, mais d’une certaine béatitude qui convenait à son état ; de même aussi, il est dit de quelques-uns qu’ils sont relativement bienheureux même dans un état de malheur, en raison d’une perfection qui se trouve en eux : « Bienheureux les pauvres en esprit, etc. » (Mt 5, 5).

 

12° Même l’ange dans l’état de nature créée n’a pas vu Dieu dans son essence : cela ne lui revient que par la gloire. Adam, quant à lui, a eu par grâce, dans l’état d’innocence, le mode de vision que l’ange a par nature, comme on l’a dit ; voilà pourquoi il est dit qu’il a vu comme un autre ange.

 

13° Moïse et saint Paul avaient vu Dieu dans son essence par une certaine grâce privilégiée. Mais bien qu’ils fussent encore dans l’état de voie de façon absolue, cependant, sous un certain rapport, en tant qu’ils voyaient Dieu dans son essence, ils n’étaient pas dans l’état de voie. Voilà pourquoi il ne convenait pas même à Adam, dans l’état d’innocence, où il était encore en l’état de voie, de voir Dieu dans son essence. S’il fut pourtant, par quelque ravissement, élevé au-dessus de la connaissance commune qui lui convenait alors, de façon à voir Dieu dans son essence, cela n’est pas aberrant, puisqu’une telle grâce a pu être conférée à l’homme dans l’état d’innocence comme elle le fut à l’homme dans l’état d’après le péché.

 

14° Si nous pensons que cette extase d’Adam était similaire au ravissement de saint Paul, alors nous dirons que cette vision était au-dessus du mode commun de vision qui lui convenait alors. Mais parce qu’on ne trouve pas dit expressément que pendant ce sommeil il a vu Dieu dans son essence, nous pouvons dire que dans cette extase il fut élevé non pas à la vision de l’essence même de Dieu, mais à la connaissance de certaines choses concernant les divins mystères, plus profondes que celles que le mode commun de la connaissance humaine ne lui aurait alors valu.

 

15° Le paradis spirituel, en tant qu’il désigne la parfaite délectation qui rend bienheureux, consiste dans la vision de Dieu ; mais en tant qu’il désigne simplement la délectation que l’on éprouve de Dieu, le paradis spirituel consiste en n’importe quelle contemplation de Dieu.

 

16° La volonté n’eût pas été bonne et ordonnée, si elle avait désiré avoir à ce moment-là ce qui ne lui convenait pas alors ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.

Article 2 : L’homme dans l’état d’innocence a-t-il vu Dieu à travers les créatures ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Connaître Dieu à travers la créature, c’est connaître la cause par l’effet. Or cette connaissance procède par confrontation ou invention ; et puisqu’elle est faible et imparfaite, elle ne convenait pas à l’homme dans l’état d’innocence. Donc Adam, dans l’état d’innocence, n’a pas vu Dieu à travers les créatures.

 

Si l’on ôte la cause, l’effet est ôté. Or saint Isidore donne la raison pour laquelle l’homme a vu Dieu à travers les créatures : c’est que, s’étant détourné du Créateur, il s’est tourné vers les créatures. Mais ce n’était pas encore le cas dans l’état d’innocence. Donc l’homme ne voyait alors pas Dieu à travers les créatures.

 

Selon Hugues de Saint-Victor, l’homme dans cet état connaissait Dieu par une présence de contemplation. Or dans la contemplation, Dieu est vu sans le médium de la créature. L’homme ne voyait donc pas Dieu à travers les créatures.

 

Saint Isidore dit que l’ange, créé avant toute créature, n’a pas connu Dieu à travers la créature. Or l’homme dans l’état d’innocence a vu Dieu comme un autre ange, selon saint Jean Damascène. L’homme non plus n’a donc pas connu Dieu à partir des créatures.

 

Les ténèbres ne sont pas une raison formelle permettant de connaître la lumière. Or toute créature, comparée au Créateur, est ténèbres. Le Créateur ne peut donc être connu à travers la créature.

 

 Saint Augustin dit au onzième livre sur la Genèse au sens littéral : « Peut-être, dis-je, Dieu leur parlait-il ainsi » — c’est-à-dire à nos premiers parents — « encore qu’ils ne participassent point à la divine sagesse au même degré que les anges. Mais, à leur manière humaine et de façon moins parfaite, peut-être est-ce ainsi qu’ils recevaient la visite et la parole de Dieu. » Il semble que l’on puisse en conclure que l’homme dans l’état d’innocence connaissait Dieu par le même genre de connaissance que les anges. Or les anges ne connaissent pas Dieu à travers les créatures, comme le montrent clairement saint Augustin au deuxième livre sur la Genèse au sens littéral, et Denys au septième chapitre des Noms divins. L’homme dans l’état d’innocence ne connaissait donc pas Dieu à travers les créatures.

 

L’âme de l’homme est plus semblable à Dieu qu’une créature sensible. Lors donc que l’âme de l’homme était dans sa pureté, elle ne tendait pas à la connaissance de Dieu à travers la créature visible.

 

Si l’on pose une connaissance plus parfaite, la moins parfaite devient superflue. Or l’homme dans l’état d’innocence connaissait Dieu par une présence de contemplation, comme il ressort de la citation précédente de Hugues de Saint-Victor. Il n’a donc pas connu Dieu à travers les créatures.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascène dit au deuxième livre qu’Adam a été établi dans le paradis corporel, pour qu’il y considère son Créateur à travers les créatures.

 

 

Réponse :

 

Pour voir clairement la réponse à cette question, il faut savoir que, selon Boèce au livre sur la Consolation, la nature a son commencement en ce qui est parfait. Et cette considération vaut aussi pour les œuvres de Dieu. En effet, en n’importe laquelle de ses œuvres, les choses qui sont les premières ont la perfection. Or, Adam fut établi par Dieu dans l’état d’innocence comme le principe de tout le genre humain, non seulement pour que la nature humaine fût propagée par lui dans une descendance, mais aussi pour qu’il transmît à d’autres la justice originelle ; il est donc nécessaire de poser que l’homme dans l’état d’innocence avait deux perfections : l’une naturelle, l’autre gratuitement accordée par Dieu en plus de ce qui était dû aux principes naturels.

 

Or selon la perfection naturelle, il ne pouvait lui convenir de connaître Dieu qu’à partir des créatures ; et en voici la preuve. Dans un genre donné, la puissance passive ne s’étend qu’aux objets auxquels s’étend la puissance active ; voilà pourquoi le Commentateur dit au neuvième livre de la Métaphysique qu’il n’est point, dans la nature, de puissance passive à laquelle ne corresponde une puissance active. Or, dans la nature humaine se trouvent deux puissances pour l’intellection : l’une quasi passive, qui est l’intellect possible, l’autre quasi active, qui est l’intellect agent ; et c’est pourquoi l’intellect possible, dans son fonctionnement naturel, n’est en puissance qu’aux formes qui sont rendues actuellement intelligibles par l’intellect agent. Et celles-ci ne sont autres que les formes sensibles des réalités, qui sont abstraites des phantasmes ; car les substances immatérielles sont intelligibles par elles-mêmes, et non parce que nous les rendrions intelligibles. Par conséquent, notre intellect possible ne peut s’étendre à des intelligibles qu’à travers les formes qu’il abstrait des phantasmes ; et de là vient que nous ne pouvons connaître naturellement Dieu ou d’autres substances immatérielles qu’à travers les réalités sensibles.

 

Mais l’homme dans l’état d’innocence devait à la perfection de la grâce de connaître Dieu par une inspiration intérieure venant d’une irradiation de la sagesse divine ; et de cette façon, il connaissait Dieu non point à partir des créatures visibles, mais par une certaine ressemblance spirituelle imprimée dans son esprit. Ainsi donc, une double connaissance de Dieu était en l’homme : l’une par laquelle il connaissait Dieu comme font les anges, par inspiration intérieure ; l’autre par laquelle il connaissait Dieu comme nous faisons, à travers les créatures sensibles.

 

Cependant, cette seconde connaissance d’Adam différait de la nôtre, comme la recherche de celui qui a l’habitus de science et qui, en partant de ses connaissances, considère les choses qu’il savait déjà, diffère de la recherche de celui qui apprend et qui, en partant de ses connaissances, s’efforce de parvenir aux choses inconnues. En effet, nous ne pouvons avoir connaissance de Dieu sinon en parvenant à le connaître à partir des créatures. Mais Adam, à partir des créatures, considérait Dieu qui lui était connu autrement, c’est-à-dire par une illumination intérieure.

 

 

Réponse aux objections :

 

La connaissance par confrontation qui nous fait aller des choses connues aux inconnues est imparfaite, puisque par elle on cherche une chose quasi ignorée. Mais telle ne fut pas la connaissance par confrontation dont l’homme usait dans l’état d’innocence. Cependant, rien n’empêche de dire que même une chose imparfaite convenait à l’homme dans cet état, non certes quant à ce qui était dû à sa nature, mais par rapport à une nature plus élevée : car la nature humaine ne fut pas aussi parfaite dans sa création que l’angélique ou la divine.

 

Saint Isidore explique pourquoi l’homme devait nécessairement avoir connaissance de Dieu, quasiment inconnu, à partir des créatures ; et l’homme dans l’état d’innocence n’avait pas besoin de cela, comme on l’a dit dans le corps de l’article.

 

Outre cette connaissance de contemplation, il avait une autre connaissance de Dieu, qui lui faisait connaître Dieu à partir des créatures, comme on l’a dit.

 

Adam était conforme à l’ange par la grâce, dans la connaissance de contemplation ; mais en plus de cela, il avait une autre connaissance convenant à sa nature, comme on l’a dit.

 

La créature est ténèbres, en tant qu’elle est faite à partir de rien ; mais en tant qu’elle vient de Dieu, elle a part à quelque ressemblance de lui, et ainsi, elle conduit à sa ressemblance.

 

Saint Augustin parle ici de la connaissance qui a lieu par inspiration divine, et cela ressort de ce qu’il mentionne ici la parole de Dieu. Et il ne passe pas complètement sous silence l’autre mode de connaissance, puisqu’il ajoute : « Peut-être aussi » leur parlait-il « en se servant des créatures, soit à l’aide d’images corporelles au cours d’une extase de l’esprit, soit à l’aide de quelque apparence présentée à leurs sens mêmes. »

 

Bien que l’âme soit plus semblable à Dieu qu’une autre créature, cependant elle ne peut parvenir à la connaissance de sa nature jusqu’à la distinguer des autres, que par les créatures sensibles, qui sont à l’origine de notre connaissance.

 

Bien qu’Adam ait vu Dieu par la lumière de la contemplation, cependant la connaissance qui le fit considérer Dieu à partir des créatures n’est pas de trop : ainsi il connaissait la même chose de plusieurs façons, et il avait non seulement une connaissance gratuite, mais encore une naturelle.

Article 3 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il eu la foi concernant Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La connaissance de foi est une connaissance en énigme, comme on le voit clairement en 1 Cor. 13, 12 : « Nous voyons maintenant comme par un miroir, etc. » Or Adam, dans l’état d’innocence, eut une vision non en énigme, mais à découvert. Il n’a donc pas eu la foi.

 

Hugues de Saint-Victor dit : « Il a connu son Créateur, mais non de cette connaissance par laquelle les croyants, par la foi, le cherchent maintenant comme absent. » Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

Saint Grégoire, au quatrième livre des Dialogues, dit que la foi convient à ceux qui « ne peuvent pas savoir par l’expérience » les choses qu’ils doivent croire. Or Adam, comme il est dit au même endroit, a connu par l’expérience les choses que nous croyons. Il n’a donc pas eu la foi.

 

La foi ne porte pas seulement sur le Créateur, mais aussi sur le Rédempteur. Or Adam, dans l’état d’innocence, ne semble avoir rien connu du Rédempteur, car il n’avait pas la prescience de sa chute, sans laquelle il n’y aurait pas eu de rédemption. Adam n’a donc alors pas eu la foi.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu qu’Adam, dans l’état d’innocence, avait « une charité née d’un cœur pur, d’une conscience droite et d’une foi sincère ». Il a donc eu la foi.

 

Il a eu toutes les vertus, comme dit le Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 29. Donc la foi aussi.

 

 

Réponse :

 

Adam, dans son premier état, a eu la foi : et cela apparaît si nous considérons l’objet de la foi. En effet, la vérité première elle-même, pour autant qu’elle n’apparaît pas, est l’objet de la foi — et je dis qu’elle n’apparaît pas, ni dans son espèce, comme elle apparaît aux bienheureux, ni par la raison naturelle, comme certains philosophes ont des connaissances sur Dieu, par exemple qu’il est intelligent, et incorporel, et autres choses de ce genre. Or Adam savait non seulement ce qui peut être connu de Dieu par la raison naturelle, mais plus encore ; et cependant, il n’était pas arrivé à voir l’essence de Dieu : il est donc établi qu’il avait sur Dieu une connaissance de foi.

 

Mais la foi se divise suivant deux auditions et deux paroles. La foi, en effet, vient de ce qu’on entend, comme il est dit en Rom. 10, 17. Car il y a une certaine parole extérieure par laquelle Dieu parle au moyen des prédicateurs ; et une certaine parole intérieure, par laquelle il nous parle au moyen d’une inspiration intérieure. Et l’on appelle inspiration intérieure une certaine parole à la ressemblance de la parole extérieure : de même, en effet, que dans la parole extérieure nous proférons à l’adresse de l’auditeur non pas la chose même que nous voulons notifier, mais le signe de cette chose, c’est-à-dire une expression vocale, ainsi Dieu, lorsqu’il inspire intérieurement, ne présente pas son essence à notre vue, mais quelque signe de son essence, qui est une ressemblance spirituelle de sa sagesse. Or la foi naît des deux auditions dans les cœurs des fidèles. D’une part, par l’audition intérieure, chez ceux qui ont en premier reçu et enseigné la foi, comme les apôtres et les prophètes ; c’est pourquoi il est dit au Psaume 84, 9 : « J’écouterai ce que le Seigneur Dieu dira au-dedans de moi. » D’autre part, par la seconde audition, la foi naît dans les cœurs des autres fidèles, qui reçoivent la connaissance de la foi par d’autres hommes.

 

Or Adam a eu la foi comme en tant que premier enseigné par Dieu ; voilà pourquoi il dut avoir la foi par une parole intérieure.

 

 

Réponse aux objections :

 

Il n’eut pas une connaissance si claire qu’elle suffît à ôter l’obscurité de la foi, qui n’est ôtée que lorsque la vérité première devient apparente.

 

Hugues exclut du premier homme la connaissance de foi telle qu’elle nous appartient, à nous qui l’avons non par une révélation qui nous est adressée, mais en adhérant aux révélations adressées à d’autres hommes.

 

L’expérience que l’homme eut ne fut pas comme l’expérience de ceux qui voient Dieu dans son essence, comme on l’a déjà dit ; elle ne suffit donc pas pour abolir la foi.

 

Adam n’avait pas explicitement la foi concernant le Rédempteur, mais seulement implicitement, dans la mesure où il croyait que Dieu le pourvoirait suffisamment de tout ce qui serait nécessaire à son salut.

Article 4 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il eu connaissance de toutes les créatures ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il n’a pas eu connaissance des futurs, puisque cela est propre à Dieu seul, comme on le voit en Is. 41, 23 : « Annoncez les choses qui arriveront plus tard, et nous reconnaîtrons que vous êtes des dieux. » Or de nombreuses choses, parmi les créatures, étaient à venir. Il n’a donc pas eu connaissance de toutes les créatures.

 

Comme dit Avicenne au sixième livre De naturalibus, les sens extérieurs sont nécessaires à l’âme humaine pour qu’elle acquière par eux une science parfaite des réalités. Si donc l’âme d’Adam a eu la science de toutes les réalités dès sa création, les sens lui auront été conférés en vain : ce qui est impossible, puisque rien n’est vain dans les œuvres de Dieu. Il n’a donc pas eu la science de toutes les créatures.

 

Comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation, « dès lors recouverte du nuage des membres, elle ne s’est pas totalement oubliée, et elle retient le général, perdant le particulier ». Ce passage montre que l’âme, au premier temps de sa création, a cette connaissance confuse par laquelle on connaît les réalités en général ; et non cette connaissance distincte par laquelle on connaît les choses particulières dans leur nature propre. Si donc Adam a eu la connaissance qu’il convient à l’âme humaine d’avoir à sa création, il semble qu’elle n’ait pas eu connaissance des créatures distinctement, mais seulement dans une certaine confusion.

 

L’on n’a une connaissance propre d’une réalité que par son espèce propre existant dans l’âme. Or l’âme humaine, comme il ressort des paroles du Philosophe au troisième livre sur l’Âme, est à son début comme une table sur laquelle rien n’est écrit. Adam n’a donc pas pu avoir au premier temps de sa création une connaissance propre des créatures.

 

[Le répondant] disait que, bien qu’il ne l’eût pas par faculté naturelle, cependant il l’eut par un don de Dieu. En sens contraire : tous les hommes, au premier temps de leur création, sont égaux quant au mérite, et semblables quant à la nature. Si donc la parfaite connaissance des réalités fut divinement conférée à Adam au premier temps de sa création, il semble que pour la même raison elle serait conférée à tous les autres hommes à leur commencement ; ce qui, nous le voyons, est faux.

 

Rien de ce qui est mû vers la perfection de la connaissance n’est au terme de la perfection. Or Adam était mû vers la perfection de la connaissance. Il n’était donc pas au terme de la connaissance, où il aurait eu la connaissance quasi parfaite des créatures. Preuve de la mineure : l’intelligence, selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, n’est rien de ce qui existe, avant qu’elle pense ; mais après qu’elle a pensé, elle est actuellement quelqu’une des choses qui existent ; et ainsi, tantôt elle est en acte l’une des choses qui existent, tantôt non. Or tout ce qui se comporte ainsi est en mouvement vers l’acte parfait. L’intelligence humaine à son début est donc en mouvement vers la connaissance parfaite. Et ainsi, l’intelligence d’Adam à son début n’était pas au terme de la science parfaite, mais en mouvement vers la perfection.

 

Il appartient à l’excellence de la nature angélique que les anges aussitôt créés soient remplis de la connaissance de toutes les réalités naturelles, comme on le voit au livre des Causes : « Toute intelligence est pleine de formes. » Or la nature humaine n’atteint pas l’excellence de la nature angélique. Il ne convenait donc pas à l’âme du premier homme d’avoir dès son commencement la connaissance de toutes les réalités.

 

L’intelligence ne peut penser que lorsqu’elle devient actuellement l’intelligible lui-même. Or l’intelligence humaine ne peut devenir simultanément en acte plusieurs intelligibles. Elle ne peut donc pas connaître en même temps plusieurs intelligibles ; et ainsi, le premier homme n’a pas pu avoir connaissance de toutes les réalités en même temps.

 

Un perfectible unique a une seule perfection, car une puissance unique n’est perfectionnée à un moment donné que par un seul acte d’un seul genre ; par exemple, il ne peut y avoir dans la matière prime qu’une forme substantielle, et sur le corps qu’une seule couleur. Or l’intelligence humaine est perfectible en puissance par les habitus des sciences. Il est donc impossible qu’il y ait dans l’âme plusieurs habitus en même temps. Et ainsi, l’âme d’Adam ne put avoir la science de toutes les réalités, puisque des réalités diverses sont connues par des habitus différents.

 

10° Si Adam a connu toutes les créatures, alors il les a connues soit dans le Verbe, soit dans leur nature propre, soit dans son intelligence. Or il ne les a pas connues dans le Verbe, car cette connaissance est celle des bienheureux qui voient le Verbe ; ni non plus dans leur nature propre, car toutes les créatures n’étaient pas encore dans leur nature propre ; ni enfin dans sa propre intelligence : car il n’est pas contre la perfection du premier état que la puissance supérieure reçoive de l’inférieure, comme l’imagination du sens, et ainsi, il convenait à l’âme humaine que l’intelligence reçût du sens ; et ainsi, puisqu’il n’eût pas perçu toutes les créatures par le sens, elles ne pouvaient pas être toutes dans son intelligence. Il n’eut donc en aucune façon la science de toutes les créatures.

 

11° Adam fut créé dans un état où il pourrait progresser dans la même proportion quant à l’intelligence et quant à la volonté. Or celui qui a la connaissance de toutes les réalités ne peut progresser en elle. Il n’a donc pas eu alors la science de toutes les réalités.

 

12° Saint Augustin semble dire au huitième livre sur la Genèse au sens littéral qu’Adam fut mis dans le paradis pour travailler, non par nécessité, mais pour le plaisir de l’agriculture, qui vient de ce que « la raison humaine dialogue en quelque sorte avec la nature, lorsque après qu’on a semé, planté les rejetons, […] la force vitale de chaque racine et de chaque germe est interrogée pour ainsi dire sur ce qu’elle peut ou ne peut pas ». Or, interroger la nature sur sa vertu n’est rien d’autre que reconnaître les forces de la nature par la vue des œuvres de la nature. Adam avait donc  besoin de prendre connaissance des réalités à partir des réalités ; et ainsi, il n’avait pas la science de toutes les créatures.

 

13° Adam, dans l’état d’innocence, ne fut pas plus parfait que les bienheureux anges. Or ceux-ci ne savent pas tout ; c’est pourquoi le bienheureux Denys dit au sixième chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique que « les natures supérieures purgent de toute ignorance les natures de rang inférieur ». Donc l’homme dans l’état d’innocence, lui non plus, n’a pas tout su.

 

14° Comme dit saint Augustin au livre sur la Divination des démons, les démons ne peuvent connaître les secrets des cœurs que dans la mesure où ils sont revélés par les mouvements du corps. Puis donc que l’intelligence angélique est plus perspicace que l’intelligence humaine, il semble qu’Adam, dans l’état d’innocence, ne put non plus connaître les secrets des cœurs. Et ainsi, il n’avait pas la connaissance de toutes les créatures.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu que dan cet état, « rien n’était refusé aux désirs d’une volonté bonne » . Or il pouvait, d’une volonté bonne, vouloir posséder la science de toutes choses. Il eut donc la science de toutes choses.

 

Adam était plus à l’image [de Dieu] dans son âme que dans son corps. Or Adam, en son tout premier état, fut parfait quant au corps, en âge et en taille, dans tous ses membres. Il fut donc également parfait dans son âme quant à toute science.

 

La perfection de la nature créée est plus grande que la perfection de la nature déchue. Or la connaissance des futurs appartient à la condition de la nature déchue ; c’est pourquoi certains d’entre les saints ont été promus à cette perfection, en sorte qu’ils connaissaient les futurs par le don de prophétie, après la chute de la nature. Donc à bien plus forte raison Adam eut-il lui aussi la connaissance des futurs, et bien plus encore des choses présentes.

 

[Cet argument fait défaut.]

 

Les noms des réalités doivent s’accorder avec leurs propriétés. Or Adam a donné des noms aux réalités, comme on le voit clairement en Gen. 2, 19. Il a donc lui-même pleinement connu la nature des réalités.

 

 

Réponse :

 

Il y eut en Adam deux connaissances : la connaissance naturelle, et la connaissance de grâce.

 

La connaissance naturelle de l’homme peut s’étendre à tout ce que nous pouvons connaître par le moyen de la raison naturelle. Et de cette connaissance naturelle il faut envisager le principe et le terme. Son principe est dans une certaine connaissance confuse de toutes choses : en effet, l’homme a naturellement en lui la connaissance des principes universels, en lesquels préexistent virtuellement comme en des semences tous les objets de science qui peuvent être connus par la raison naturelle. Le terme de cette connaissance est atteint lorsque les choses qui sont virtuellement dans les principes eux-mêmes sont développées en acte : de même lorsque, à partir de la semence de l’animal, en laquelle préexistent virtuellement tous les membres de l’animal, est produit un animal ayant tous ses membres parfaits et distincts, l’on dit que le terme de la génération de l’animal est atteint. Or il était nécessaire qu’Adam, au premier temps de sa création, ait une connaissance naturelle non seulement quant à son principe, mais aussi quant au terme, puisqu’il était établi lui-même comme père de tout le genre humain. Or les enfants doivent recevoir de leur père non seulement l’existence par l’engendrement, mais aussi l’instruction par l’enseignement. Et parce qu’il ne convient pas à quelqu’un d’être principe en tant qu’il est en puissance, mais en tant qu’il est en acte — la raison en est que l’acte est naturellement avant la puissance, et que l’opération de la nature commence toujours par ce qui est parfait —, de là vient la nécessité pour le premier homme d’être établi lors même de sa création au terme de sa perfection et quant au corps, afin qu’il fût un principe convenable de génération pour tout le genre humain, et quant à la connaissance, afin qu’il fût un principe suffisant d’enseignement. Donc, de même que, dans son corps, rien qui appartînt à la perfection du corps lui-même n’était non développé en acte, de même tout ce qui était séminalement ou virtuellement dans les premiers principes de la raison était entièrement développé en une parfaite connaissance de toutes les choses auxquelles pouvait s’étendre la vertu des premiers principes. Il faut donc répondre que tout ce qu’un homme a jamais pu réussir à connaître des réalités par son génie naturel, Adam l’a su habituellement d’une connaissance naturelle.

 

Mais il y a beaucoup de choses, dans les créatures, qui ne peuvent être connues par la raison naturelle, c’est-à-dire auxquelles la force des premiers principes ne s’étend pas : ainsi les futurs contingents, les pensées des cœurs et les dispositions des créatures, pour autant qu’elles sont soumises à la divine providence ; car il ne pouvait pas comprendre la divine providence, donc l’ordre des créatures elles-mêmes non plus, pour autant qu’elles sont soumises à la divine providence, qui ordonne parfois les créatures à plusieurs choses qui dépassent le pouvoir de la nature. Mais pour connaître ces choses jusqu’à un certain point, il était aidé par une autre connaissance, qui est la connaissance de grâce, par laquelle Dieu lui parlait intérieurement, comme dit saint Augustin au huitième livre sur la Genèse. Mais le premier homme n’était pas établi dans cette connaissance comme s’il était au terme de la perfection elle-même, car le terme de la connaissance gratuite n’est que dans la vision de la gloire, à laquelle il n’était pas encore parvenu ; voilà pourquoi il ne connaissait pas toutes les choses de ce genre, mais autant qu’il lui en était divinement révélé.

 

Et ainsi, il est nécessaire de répondre aux deux séries d’arguments.

 

 

Réponse aux objections :

 

Il est des futurs qui peuvent être connus à l’avance naturellement, dans leurs causes ; et de ceux-ci Adam a eu connaissance. Quant aux autres, qui ne peuvent être connus naturellement, il n’a pas eu connaissance de tous, mais seulement de ceux qui lui furent divinement révélés.

 

Adam dut posséder parfaitement tout ce que requiert la nature humaine. Or, de même que la puissance augmentative est donnée à l’homme pour qu’il parvienne à la quantité parfaite, de même aussi les sens sont donnés à l’âme humaine pour qu’elle acquière la perfection de la science. Donc, de même qu’Adam a eu la puissance augmentative non pour croître par elle, mais pour que rien ne lui manque de ce qui est requis pour la perfection de la nature, de même aussi il a eu des sens, non pour acquérir la science par eux, mais pour avoir une nature humaine parfaite et en outre pour expérimenter par les sens ce qu’il savait habituellement.

 

Adam, en tant qu’il était établi principe de toute la nature humaine, eut autre chose que ce qui convient communément à tous. Il lui revenait, en effet, en tant qu’il était l’instructeur de tout le genre humain, de ne pas avoir une connaissance confuse, mais distincte, pour pouvoir enseigner par ce moyen. Et pour cela aussi, il était nécessaire que son intelligence ne fût pas à son début comme une table non écrite, mais qu’il eût aussi par opération divine la pleine science des réalités. Et cela n’appartenait pas aux autres hommes, qui n’étaient pas établis comme principe du genre humain.

 

4°, 5° & On voit dès lors clairement la solution aux quatrième, cinquième et sixième arguments.

 

Que l’ange ait été créé dans la pleine connaissance des réalités naturelles, lui revient comme un dû de sa nature, mais ce n’est pas le cas de l’homme, qui le doit à l’opération divine ; voilà pourquoi la nature humaine demeure au-dessous de l’angélique. De même aussi, le corps de l’homme est naturellement moins parfait que le corps céleste, quoique le corps d’Adam ait reçu au départ sa quantité parfaite par la vertu divine, ce qui appartient au corps céleste comme dû à sa nature.

 

L’intelligence d’Adam ne pouvait pas être plusieurs intelligibles actuellement, au sens où elle aurait été informée actuellement par eux ; cependant, elle pouvait être habituellement informée en même temps par plusieurs.

 

Cet argument est probant lorsque cette puissance est totalement perfectionnée par une perfection unique, comme la forme substantielle perfectionne la matière, et la couleur la puissance de la surface. Mais un unique habitus de science ne complète pas la puissance de l’intelligence quant à tous les intelligibles ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

10° Adam a eu connaissance de toutes les natures non pas dans le Verbe, mais dans leur nature propre et dans son intelligence. Et les espèces des réalités permettent de distinguer ces deux façons de connaître non pas en tant qu’une chose est connue par elles, mais en tant qu’elles-mêmes sont connues : car même lorsque l’intelligence connaît les réalités dans leur nature propre, elle ne les connaît que par leurs espèces, qu’elle a en soi. Lors donc que, par les espèces qu’elle a en soi, l’intelligence est conduite vers les réalités mêmes qui sont hors de l’âme, alors on dit qu’elle connaît les réalités dans leur nature propre. Mais quand l’intelligence s’arrête aux espèces elles-mêmes, considérant la nature et la disposition de ces espèces, alors on dit que l’homme connaît les réalités dans son intelligence, comme par exemple lorsqu’il pense qu’il pense, et de quelle façon il pense.

 

Donc l’argument de l’objectant, à savoir que toutes choses n’étaient pas encore dans leur nature propre, et ainsi ne pouvaient pas être connues dans leur nature propre, conclut à tort. En effet, l’on dit de deux façons que l’on connaît une chose dans sa nature propre. D’abord comme une énonciation : c’est-à-dire lorsqu’on connaît que la chose est dans sa nature propre, ce qui peut être le cas seulement quand elle existe dans sa nature propre. Et ainsi, Adam n’a pas connu toutes les créatures dans leur nature propre, car toutes les créatures n’étaient pas encore dans leur nature propre ; à moins de dire qu’elles n’étaient pas parfaitement dans leur nature propre, mais imparfaitement : car tout ce qui a été produit ensuite a précédé en quelque sorte dans les œuvres des six jours, comme le montre clairement saint Augustin dans son ouvrage sur la Genèse au sens littéral. On dit d’une autre façon que l’on connaît une chose dans sa nature propre, comme une définition : c’est-à-dire lorsque l’on connaît ce qu’est la nature propre d’une chose. Et dans ce cas, même une chose non existante peut être connue dans sa nature propre ; au point que, si tous les lions étaient morts, je pourrais savoir ce qu’est un lion. Et ainsi, Adam pouvait connaître dans leur nature propre même les choses qui n’existaient pas alors.

 

De même aussi, rien n’empêche que toutes les créatures aient été dans son intelligence par leurs ressemblances, encore qu’il ne les ait pas toutes saisies par le sens ; car, bien qu’il ne s’oppose pas à la dignité du premier état que la puissance supérieure reçoive de l’inférieure, il allait cependant contre la perfection qui était due au premier homme qu’il fût créé sans la plénitude de la science, et dût recevoir la science seulement des sens.

 

11° De deux façons, Adam put progresser dans la connaissance. D’abord quant aux choses qu’il ignorait, c’est-à-dire auxquelles la raison naturelle ne peut pas s’étendre. Et en elles, il put progresser en partie par une révélation divine, ainsi dans la connaissance des mystères divins ; en partie par l’expérience des sens, comme dans la connaissance des futurs qui, lorsqu’ils s’accomplissaient, auraient pu lui devenir connus, alors qu’auparavant ils lui étaient inconnus. Ensuite, même quant à ce qu’il savait : c’est-à-dire que ce qu’il savait seulement par la science de l’esprit, il pouvait ensuite le connaître aussi par expérience du sens.

 

12° Ces paroles de saint Augustin ne doivent pas être entendues en ce sens qu’il aurait été nécessaire à Adam de connaître la vertu de la nature par les œuvres de la nature ; mais en ce sens qu’il expérimentait que la nature, qu’il connaissait intérieurement en son esprit, opérait conformément à ce qui préexistait dans sa connaissance ; et cela lui était délectable.

 

13° Les anges ne sont pas purifiés de la nescience des réalités naturelles, mais de la nescience des mystères divins ; et cette nescience fut aussi en Adam, comme on l’a dit. Et lui-même aussi a eu besoin pour ceux-ci de l’illumination angélique.

 

14° Les secrets des cœurs font partie, eux aussi, des choses à la connaissance desquelles la raison naturelle ne peut s’étendre ; il faut donc juger pareillement de ceux-ci et de la connaissance des futurs contingents.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Adam ne pouvait vouloir d’une volonté bonne que ce qu’il voulait de façon ordonnée ; de la sorte, ce qu’il voulait, il désirait l’avoir en son temps, et ne voulait pas ce qui ne lui convenait pas.

 

Adam, quant au corps, eut la perfection naturelle, non la surnaturelle, qui est la perfection de la gloire ; il ne s’ensuit donc pas qu’il ait eu dans son âme la perfection d’une connaissance autre que naturelle.

 

La connaissance des futurs à l’avance est certes une perfection de la nature humaine, car celle-ci en est perfectionnée même après la chute ; mais non de telle sorte qu’elle soit naturelle à l’homme ; il n’était donc pas nécessaire qu’Adam eût une telle perfection. En effet, il convient au Christ seul que lui aient été conférées toutes les choses que les autres saints ont eues par grâce, parce qu’il est lui-même pour nous le principe de la grâce, comme Adam fut le principe de la nature ; en raison de quoi la perfection de la connaissance naturelle lui était due.

 

Il entrait dans la notion d’état d’innocence qu’Adam eût toutes les vertus ; car si l’une quelconque lui avait manqué, il n’aurait pas eu la justice originelle. Mais avoir toute connaissance n’est pas nécessaire à l’innocence ; il n’en va donc pas de même.

 

On lit qu’Adam donna des noms aux animaux, et il connut pleinement leurs natures, et par conséquent celles de toutes les autres réalités naturelles ; mais il ne s’ensuit pas qu’il ait connu les choses qui sont au-dessus de la connaissance naturelle.

Article 5 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il vu les anges dans leur essence ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Saint Grégoire dit au quatrième livre des Dialogues : « Dans son paradis, l’homme avait pris l’habitude de savourer les paroles de Dieu, d’être présent aux esprits des bienheureux anges grâce à sa pureté de cœur et à l’altitude de sa vision. » Il semble donc que, par la hauteur de sa vision, il soit parvenu à voir les anges eux-mêmes.

 

À propos de Gen. 2, 21 : « Le Seigneur Dieu fit tomber sur l’homme un profond sommeil, etc. », la Glose dit : « Cette extase fut envoyée à Adam pour que son esprit, devenu comme participant de la cour angélique et introduit dans le sanctuaire de Dieu, entrât dans l’intelligence des mystères. » Or il ne put être participant de la cour angélique sans connaître les anges. Il a donc eu connaissance des anges.

 

Le Maître dit au deuxième livre, dist. 23, que l’homme fut doté de la connaissance des choses faites pour lui. Or, parmi les autres créatures, les anges aussi ont été faits pour l’homme, en quelque façon, comme dit le Maître au deuxième livre, dist. 1. Il a donc eu connaissance des anges.

 

Il est plus difficile de rendre intelligible en acte une chose qui est intelligible en puissance, et de la penser, que de penser une chose qui est de soi actuellement intelligible. Or l’intelligence d’Adam pouvait rendre actuellement intelligibles les espèces des réalités matérielles, qui sont de soi intelligibles en puissance, et avoir par ce moyen l’intelligence des réalités matérielles. Donc à bien plus forte raison pouvait-il avoir l’intelligence des essences mêmes des anges, qui sont de soi actuellement intelligibles, puisqu’elles sont exemptes de matière.

 

Si quelqu’un ne comprend pas davantage les choses qui de soi sont plus intelligibles, cela vient d’une imperfection de son intelligence. Or les essences des anges sont de soi plus intelligibles que les essences des réalités matérielles ; et il n’y avait aucune imperfection dans l’intelligence d’Adam. Puis donc qu’il connaissait les réalités matérielles dans leur essence, à bien plus forte raison pouvait-il connaître les anges dans leur essence.

 

L’intelligence peut penser les réalités matérielles, en abstrayant la quiddité du suppôt matériel ; et si cette quiddité est de nouveau un suppôt ayant une quiddité, elle pourra pour la même raison abstraire de celui-ci la quiddité ; et puisque l’on ne peut pas remonter à l’infini, elle arrivera enfin à penser une quiddité simple n’ayant pas de quiddité. Or telle est la quiddité de la substance séparée, c’est-à-dire de l’ange. L’intelligence d’Adam a donc pu connaître l’essence de l’ange.

 

D’après le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, l’intelligence, étant une puissance non unie à un organe, n’est pas corrompue par un intelligible très fort : en effet, après avoir pensé un très grand intelligible, elle ne comprend pas moins les plus inférieurs, mais davantage ; tandis que le contraire se passe dans le sens. Or l’intelligence d’Adam, dans l’état d’innocence, était intègre et parfaite. La force d’un intelligible ne le gênait donc pas au point qu’il ne pût le penser. Et ainsi, il pouvait connaître les anges dans leur essence, puisque rien ne semble empêcher cette connaissance si ce n’est la force de l’intelligible lui-même.

 

Comme on l’a déjà dit, Adam, aussitôt créé, eut toute la connaissance à laquelle l’homme peut parvenir naturellement. Or l’homme peut parvenir naturellement à connaître dans leur essence les substances séparées, comme il ressort de nombreuses sentences des Philosophes, que le Commentateur signale au troisième livre sur l’Âme. Adam connaissait donc les anges dans leur essence.

 

Il est avéré qu’Adam connaissait son âme dans son essence. Or l’essence de l’âme est exempte de matière, comme celle de l’ange. Il pouvait donc aussi connaître l’ange dans son essence.

 

10° La connaissance d’Adam fut intermédiaire entre notre connaissance et celle des bienheureux. Or les bienheureux connaissent et voient l’essence de Dieu, tandis que nous, nous connaissons les essences des réalités matérielles ; or entre Dieu et les réalités matérielles, il y a les substances spirituelles, que sont les anges. Adam a donc connu les anges dans leur essence.

 

En sens contraire :

 

Aucune puissance ne peut, en connaissant, s’étendre au-delà de son objet. Or les objets de l’âme intellective sont les phantasmes, qui sont à l’âme intellective ce que les sensibles sont au sens, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Notre âme ne peut donc étendre sa connaissance qu’aux choses qu’elle peut atteindre à partir des phantasmes. Or l’essence des anges dépasse tous les phantasmes. L’homme ne peut donc, par la connaissance naturelle en laquelle nous avons dit qu’Adam était parfait, parvenir à connaître les anges dans leur essence.

 

[Le répondant] disait que, bien que l’ange ne puisse pas être appréhendé par les phantasmes, cependant quelque effet de lui peut être saisi dans un phantasme, et l’ange être connu à partir d’un tel effet. En sens contraire : aucun effet qui n’égale pas sa cause ne suffit pour que l’essence de sa cause soit connue au moyen de lui ; sinon, ceux qui connaissent Dieu par les créatures verraient l’essence de Dieu, ce qui est faux. Or l’effet corporel, qui seul peut être saisi dans un phantasme, est un effet tel qu’il n’égale point la puissance de l’ange. Donc, par un tel effet, l’on ne peut connaître de l’ange ce qu’il est, mais seulement qu’il existe.

 

[Le répondant] disait qu’Adam pouvait connaître les anges par quelque effet intelligible, suivant ce que dit Avicenne, à savoir que la présence en nous des intelligences n’est rien d’autre que la présence en nous de leurs impressions. En sens contraire : tout ce qui est reçu en quelque chose, est reçu en lui suivant le mode d’être de ce en quoi il est reçu. Or le mode d’être de l’âme humaine est au-dessous du mode d’être de la nature angélique. L’impression faite par l’ange sur l’âme humaine, ou la lumière angélique par laquelle il éclaire l’esprit humain, est donc dans l’âme humaine avec un mode d’être inférieur à la nature angélique. Puis donc que l’âme connaît une chose suivant le mode d’être avec lequel l’objet connu est en elle, l’âme, par une telle impression, ne parviendra pas à connaître l’ange tel qu’il est dans son essence.

 

Réponse :

 

Une chose peut être connue au moyen de deux connaissances. Par l’une, on sait d’elle si elle existe ; et Adam, dans l’état d’innocence, connaissait ainsi les anges, à la fois d’une connaissance naturelle et par révélation divine, bien plus familièrement et pleinement que nous ne les connaissons. Par l’autre, on sait de la chose ce qu’elle est : ce qui est connaître une chose dans son essence ; et Adam, me semble-t-il, dans l’état d’innocence, ne connaissait pas les anges ainsi. On en trouve la raison en ce qu’une double connaissance est attribuée à Adam : la connaissance naturelle et la connaissance de grâce.

 

Qu’il n’ait pas connu les anges dans leur essence au moyen d’une connaissance naturelle, on peut en être certain par le raisonnement suivant. En aucun genre, la puissance passive naturelle ne s’étend au-delà de ce à quoi s’étend la puissance active du même genre ; de même, on ne rencontre de puissance passive dans la nature que relativement aux choses auxquelles peut s’étendre quelque puissance active naturelle, comme dit le Commentateur au neuvième livre de la Métaphysique. Or, dans l’intelligence de l’âme humaine se trouvent deux puissances : l’une quasi passive, l’intellect possible, et l’autre quasi active, l’intellect agent. L’intellect possible est donc naturellement en puissance à ce que surviennent en lui seulement les choses que l’intellect agent est de nature à produire : quoique cela n’exclue pas que d’autres choses puissent arriver en lui par l’opération divine, comme c’est aussi le cas dans la nature corporelle par une opération miraculeuse. D’autre part, par l’action de l’intellect agent ne deviennent pas intelligibles les choses qui sont de soi intelligibles, telles les essences des anges, mais celles qui sont de soi intelligibles en puissance, comme c’est le cas des essences des réalités matérielles, qui sont saisies par le sens et l’imagination ; il ne survient donc naturellement dans l’intellect possible que les espèces intelligibles qui ont été abstraites des phantasmes. Mais par de telles espèces, il est impossible de parvenir à la vision de l’essence de la substance séparée, puisqu’elles sont sans proportion avec les essences spirituelles elles-mêmes et comme d’un autre genre qu’elles. Voilà pourquoi l’homme ne peut, par une connaissance naturelle, parvenir à connaître les anges dans leur essence.

 

De même aussi, Adam ne l’a pas pu au moyen d’une connaissance de grâce. En effet, la connaissance de grâce est plus élevée que la connaissance de nature ; mais cette élévation peut être entendue soit quant à l’intelligible, soit quant au mode d’intellection. Quant à l’intelligible, la connaissance de l’homme est élevée par la grâce sans même un changement d’état, comme nous sommes élevés par la grâce de la foi à connaître les choses qui sont au-dessus de la raison ; et semblablement par la grâce de la prophétie. Mais quant à la façon de connaître, la connaissance humaine n’est élevée que si l’état est changé. Or le mode par lequel l’intelligence connaît naturellement consiste à recevoir ce qui provient des phantasmes, comme on l’a dit dans cet article. Par conséquent, si l’homme n’est pas changé d’état, il est nécessaire que même dans la connaissance de grâce, qui se fait par la révélation divine, l’intelligence regarde toujours vers les phantasmes ; et c’est ce que dit Denys : « Le rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppé dans la variété des voiles sacrés. » Or Adam, dans l’état d’innocence, était dans l’état de voie ; il lui était donc nécessaire, en toute connaissance de grâce, de regarder vers les phantasmes. Mais cette façon de connaître ne permet pas de voir les essences des anges, comme on l’a déjà dit. Donc, ni au moyen d’une connaissance naturelle ni au moyen d’une connaissance gratuite, Adam n’a connu les anges dans leur essence ; à moins peut-être de le supposer élevé par la grâce à un état plus haut, comme le fut saint Paul dans son ravissement.

 

Réponse aux objections :

 

De cette citation de saint Grégoire, l’on peut seulement déduire qu’Adam a connu les anges dans une certaine hauteur de vision, non cependant au point de parvenir à connaître leur essence.

 

Si l’on pense que le sommeil d’Adam fut une extase telle que le ravissement de saint Paul, alors rien n’empêcherait de dire qu’au cours de ce ravissement il vit les anges dans leur essence ; mais ce sera au-dessus du mode commun de connaissance qui lui convenait alors. Si, par contre, on dit que ce sommeil ne fut pas une extase telle qu’Adam ait été, à un certain point de vue, élevé à l’état des bienheureux, mais plutôt comme l’esprit des prophètes est élevé ordinairement à la contemplation des mystères divins, ainsi que les mots de la Glose semblent l’exprimer, alors il est dit qu’il fut participant de la cour angélique en raison d’une certaine éminence de la connaissance, qui ne parvenait cependant point jusqu’aux essences angéliques.

 

Adam eut connaissance des anges, dans la mesure où ils étaient faits pour lui. Il sut en effet qu’ils étaient ses compagnons de béatitude et les serviteurs de son salut dans l’état de voie, parce qu’il connut la distinction des ordres ainsi que leurs offices bien plus parfaitement que nous ne les connaissons.

 

La difficulté dans l’intellection survient de deux façons. D’abord du côté de l’objet connaissable, ensuite du côté de celui qui connaît. Du côté de l’objet connaissable, il est plus difficile de rendre quelque chose intelligible et de le penser, que de penser ce qui est intelligible en soi ; mais du côté de celui qui connaît, ce qui est en soi intelligible peut être plus difficile à connaître. Et c’est le cas de l’intelligence humaine, parce qu’elle n’est pas proportionnée pour penser naturellement les essences séparées, la raison en ayant déjà été indiquée dans le corps de l’article.

 

L’intelligence d’Adam ne souffrait pas de la carence d’une perfection qui aurait dû alors être en lui. Cependant, il avait des imperfections naturelles, parmi lesquelles était celle-ci, qu’il lui était nécessaire, lorsqu’il connaissait, de regarder vers des phantasmes ; et cela, en effet, est naturel à l’intelligence humaine, dès lors qu’elle est unie au corps, et qu’elle est la plus inférieure par sa nature dans l’ordre des intelligences.

 

L’intelligence peut, en abstrayant, parvenir à la quiddité d’une réalité matérielle sans autre quiddité ultérieure ; et elle peut en effet la penser, parce qu’elle l’abstrait des phantasmes et que cette quiddité est rendue intelligible par la lumière de l’intellect agent, ce qui donne à l’intelligence de pouvoir être perfectionnée par elle comme par une perfection propre. Mais depuis cette quiddité, elle ne peut se hausser à la connaissance de l’essence de la substance séparée, étant donné que la première quiddité est totalement impuissante à représenter l’autre quiddité ; puisque la quiddité ne se trouve pas du tout de la même façon dans les substances séparées et dans les réalités matérielles, mais quasi équivoquement, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme. Même en supposant que cette quiddité lui permette de savoir que la quiddité de la substance séparée est telle dans une certaine généralité, elle n’aurait cependant pas encore une vision de l’essence de l’ange qui lui permette de connaître la différence de chaque essence séparée avec les autres essences séparées.

 

Bien que l’intelligence humaine ne soit pas corrompue par un intelligible très fort, cependant on rencontre en elle un manque de la proportion nécessaire pour qu’elle puisse naturellement atteindre les choses très intelligibles. On ne peut donc pas déduire des paroles du Philosophe qu’elle pense les choses suprêmement intelligibles, mais seulement que si elle les pensait, elle ne comprendrait pas moins les autres intelligibles.

 

Le Philosophe laisse cette question sans réponse au troisième livre sur l’Âme, où il cherche si l’intelligence conjointe peut penser les essences séparées ; et l’on ne trouve pas qu’il l’ait résolue ailleurs, dans ceux de ses livres qui nous sont parvenus. Quant à ses successeurs, ils ont été en désaccord sur ce point. Certains ont prétendu que notre intelligence ne peut parvenir à penser les essences séparées. D’autres, en revanche, ont posé qu’elle pouvait y arriver. Parmi eux, certains ont usé de raisons insuffisantes, tel Avempace, de qui vient l’argument pris de la quiddité, et Thémistius, de qui vient l’argument pris de la facilité de l’intellection, arguments que le Commentateur résout au troisième livre sur l’Âme. D’autres ont usé de positions étrangères et opposées à la foi, tels Alexandre et le Commentateur Averroès lui-même.

 

Alexandre dit que l’intellect possible, puisqu’il est, d’après lui, sujet à génération et à corruption, ne peut aucunement arriver à penser les substances séparées ; mais au terme de sa perfection, il parvient à ce que l’intellect agent, dont il fait une certaine substance séparée, nous soit uni comme une forme ; et dans cet état, nous penserons par l’intellect agent comme nous pensons maintenant par l’intellect possible. Et parce que l’intellect agent, étant une substance séparée, pense les substances séparées, de là vient que dans cet état nous penserons les substances séparées ; et en cela consiste l’ultime félicité de l’homme, selon lui.

 

Or il ne semble pas possible que ce qui est incorruptible et séparé, tel l’intellect agent, soit uni comme une forme à l’intellect possible, qui, selon Alexandre, est corruptible et matériel ; voilà pourquoi il a semblé à d’autres que l’intellect possible était lui-même aussi séparé et incorruptible. Ainsi Thémistius dit-il que l’intelligence aussi est séparée, et qu’il est dans sa nature de penser non seulement les réalités matérielles, mais aussi les substances séparées ; et que ses intelligibles ne sont pas nouveaux mais éternels ; et que l’intelligence spéculative, par laquelle nous pensons, est composée de l’intellect agent et de l’intellect possible.

 

Mais s’il en est ainsi, alors, puisque l’intellect possible nous est uni au commencement, nous pourrions connaître dès le début les substances séparées. Et c’est pourquoi le Commentateur pose une troisième voie intermédiaire entre l’opinion d’Alexandre et de Thémistius. Il dit en effet que l’intellect possible est séparé et éternel, en quoi il s’accorde avec Thémistius et diffère d’Alexandre ; cependant, il dit que les intelligibles spéculatifs sont nouveaux, et effectués par l’action de l’intellect agent, en quoi il s’accorde avec Alexandre et diffère de Thémistius. Et il dit que ces intelligibles ont une double existence : l’une par laquelle ils sont fondés sur les phantasmes, et par là ils sont en nous ; l’autre par laquelle ils sont dans l’intellect possible, qui est ainsi uni à nous par l’intermédiaire de ces intelligibles. Or l’intellect agent est à ces intelligibles ce que la forme est à la matière. En effet, puisque l’intellect possible reçoit à la fois ces intelligibles, qui sont fondés dans les phantasmes, et aussi l’intellect agent, et que l’intellect agent est plus parfait, il est nécessaire que la proportion de l’intellect agent à ces intelligibles qui sont en nous soit comme la proportion de la forme à la matière ; comme il en est de la proportion entre la lumière et la couleur, qui sont reçues dans le diaphane ; et il en va de même de tous les couples de choses reçues en un, dont l’une est plus parfaite que l’autre. Lors donc que s’accomplit en nous la génération de tels intelligibles, alors l’intellect agent nous est parfaitement uni comme une forme : et ainsi, nous pourrons par l’intellect agent connaître les substances séparées, comme nous pouvons maintenant connaître par l’intelligence qui est en habitus.

 

Il ressort donc des paroles de ces philosophes qu’ils ne pouvaient trouver la façon dont nous penserions les substances séparées sans penser au moyen de quelque substance séparée. Or, l’idée que l’intellect possible ou l’intellect agent est une substance séparée n’est pas en accord avec la vérité de la foi, ni non plus avec l’avis du Philosophe, qui pose au troisième livre sur l’Âme que l’intellect agent et l’intellect possible sont quelque chose de l’âme humaine. Voilà pourquoi, une fois cette position retenue, il ne semble pas possible que l’homme parvienne à connaître d’une connaissance naturelle les essences séparées.

 

L’homme dans l’état d’innocence, en pensant parfaitement quelque intelligible, connaissait parfaitement aussi l’acte d’intellection ; et parce que l’acte d’intellection est un effet proportionné et égal à la puissance d’où il sort, de là vient qu’il comprenait parfaitement l’essence de son âme. Mais il ne s’ensuit pas qu’il ait compris l’essence de l’ange, puisqu’un tel acte d’intellection n’égale pas la puissance de l’intelligence.

 

10° De même que la nature angélique est intermédiaire entre la nature divine et la corporelle, de même aussi la connaissance par laquelle on connaît l’essence angélique est intermédiaire entre la connaissance par laquelle on connaît l’essence divine et celle par laquelle on connaît l’essence de la réalité matérielle. Mais entre les deux extrêmes peuvent exister de nombreux intermédiaires ; et il n’est pas nécessaire que quiconque dépasse l’un des extrêmes arrive à n’importe quel médium, mais qu’il arrive à quelque médium. L’homme dans l’état d’innocence parvint donc à quelque médium, celui qui consiste à recevoir la connaissance de Dieu non pas des créatures sensibles, mais d’une révélation intérieure ; et non à ce médium qui consiste à connaître l’essence angélique, médium auquel, cependant, l’ange parvint lors de sa création, quand il n’était pas encore bienheureux.

Article 6 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il pu se tromper ou être trompé ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Comme dit saint Ambroise, tout péché vient d’une erreur. Or Adam a pu pécher ; donc aussi se tromper.

 

La volonté ne porte que sur le bien, ou sur le bien estimé. Or, lorsque la volonté porte sur le bien, on ne pèche pas. Il n’y a donc péché que lorsqu’une estimation précédente fait estimer une chose comme bonne et qu’elle ne l’est pas. Or toute estimation de ce genre est une certaine erreur. Donc Adam, avant qu’il eût péché, fut trompé dans l’état d’innocence.

 

Le Maître dit au deuxième livre des Sentences, dist. 21, que si la femme n’a pas redouté le serpent qui lui parlait, c’est parce que, sachant qu’il avait été créé, elle pensa qu’il avait aussi reçu de Dieu la charge de parler. Mais c’était faux. La femme a donc eu une opinion fausse avant de pécher ; elle fut donc trompée.

 

Comme dit le Maître dans la même distinction, et aussi saint Augustin dans son ouvrage sur la Genèse au sens littéral, le diable eut la permission de venir sous une apparence telle que sa méchanceté pût être facilement découverte. Or, quelle que soit l’apparence sous laquelle il venait, il aurait pu être découvert, si l’homme dans l’état d’innocence ne pouvait être trompé. Il a donc pu être trompé.

 

La femme, après avoir entendu la promesse du serpent, espéra qu’elle pourrait en obtenir l’accomplissement ; sinon elle aurait désiré sottement, alors qu’il n’y eut pas de sottise avant le péché. Or nul n’espère ce qui, à son avis, est impossible. Puis donc que ce que le démon promettait était impossible, il semble qu’avant le péché la femme ait été trompée en croyant cela.

 

L’intelligence de l’homme dans l’état d’innocence procédait par confrontation, et avait besoin de délibération. Or, elle n’avait besoin de délibération que pour éviter l’erreur. Elle pouvait donc se tromper dans l’état d’innocence.

 

 L’intelligence du démon, n’étant pas unie à un corps, semble être bien plus perspicace que l’intelligence de l’homme, même dans l’état d’innocence, intelligence qui était unie à un corps. Or le démon a pu être trompé ; c’est pourquoi les saints disent que lorsque les démons voyaient le Christ supporter des infirmités, ils l’estimaient un pur homme, mais quand ils le voyaient faire des miracles, alors ils estimaient qu’il était Dieu. Donc à bien plus forte raison l’homme dans l’état d’innocence a-t-il pu être trompé.

 

Au moment où l’homme pécha de son premier péché, dans cet acte même il n’était pas encore en l’état de faute ; car sinon, puisque l’état de faute est causé par le péché, il y aurait un autre péché avant le premier. Or, dans l’acte par lequel l’homme a péché la première fois, il a été trompé. L’homme a donc pu être trompé avant l’état de faute.

 

 Saint Jean Damascène dit au deuxième livre : « celle-ci » — c’est-à-dire la connaissance trompeuse — « était dangereuse pour Adam, tout frais modelé ». Or quiconque a une connaissance trompeuse, est trompé. Adam a donc été trompé tout frais modelé.

 

10° La connaissance spéculative s’oppose à l’amour. Or il peut y avoir péché dans la partie affective sans qu’il y ait aucune erreur dans la partie spéculative ; car bien souvent, ayant la science, nous agissons contre la science. Il a donc pu y avoir aussi pour le premier homme une erreur dans la partie spéculative avant qu’il y eût péché dans l’affective.

 

11° Comme on le lit dans la Glose, à propos de 1 Tim. 2, 14 : « Ce n’est pas Adam qui fut séduit, etc. », « Adam ne fut pas séduit de la même façon que la femme, qui pensa que ce que le diable suggérait était vrai ; cependant, on peut croire qu’il fut séduit en ce qu’il crut véniel le péché qui était mortel. » Donc Adam, avant le péché, a pu être trompé.

 

12° Nul n’est délivré de l’erreur si ce n’est par la connaissance de la vérité. Or Adam ne savait pas tout. Il ne pouvait donc pas être exempt d’erreur en toutes choses.

 

13° Si [le répondant] dit qu’il était préservé de l’erreur par la divine providence, alors en sens contraire : la divine providence subvient surtout dans les cas de nécessité. Or dans la plus grande nécessité, lorsqu’il lui eût été très utile d’être délivré de la séduction, la divine providence ne le mit pas hors d’atteinte de la séduction. Donc, dans les autres cas, il eût été bien moins encore délivré de l’erreur.

 

14° L’homme dans l’état d’innocence aurait dormi, comme dit Boèce au livre des Deux Natures, et pour la même raison aussi, il aurait rêvé. Or dans le rêve, n’importe quel homme est trompé, puisqu’il adhère en quelque sorte aux ressemblances des réalités comme aux réalités mêmes. Donc Adam, dans l’état d’innocence, a pu être trompé.

 

15° Adam, dans l’état d’innocence, aurait usé des sens corporels. Or dans la connaissance sensitive, l’erreur se produit souvent, comme lorsqu’une chose est vue double, et lorsque ce qui est vu de loin semble petit. Donc Adam, dans l’état d’innocence, n’eût pas été libre de toute erreur.

 

 

En sens contraire :

 

Comme dit saint Augustin, « prendre le faux pour le vrai […], ce n’est pas la nature de l’homme tel qu’il a été créé, mais la peine de l’homme depuis qu’il a été condamné ». Donc, dans l’état d’innocence, il ne pouvait pas être trompé — ce qui est prendre le faux pour le vrai.

 

L’âme est plus noble que le corps. Or, dans l’état d’innocence, l’homme ne pouvait souffrir d’aucun défaut dans le corps. Donc bien moins encore de l’erreur, qui est un défaut de l’âme.

 

Dans l’état d’innocence, rien ne pouvait être contre la volonté de l’homme, car alors la douleur eût pu se trouver en lui. Or être trompé est, pour tous, contraire à la volonté, selon saint Augustin, même pour ceux qui veulent tromper. Donc, dans l’état d’innocence, l’homme ne pouvait pas être trompé.

 

Toute erreur est soit une faute, soit une peine : mais ni l’une ni l’autre ne pouvait exister dans l’état d’innocence. Donc l’erreur non plus.

 

Quand, dans l’âme, ce qui est supérieur domine l’inférieur, il ne peut y avoir d’erreur ; car toute la connaissance de l’homme est rectifiée par ce qui est supérieur dans l’âme, à savoir la syndérèse et l’intelligence des principes. Or, dans l’état d’innocence, ce qui en l’homme est inférieur était entièrement soumis au supérieur. Donc l’erreur, alors, ne pouvait pas exister.

 

Selon saint Augustin, « il appartient à la nature des hommes de pouvoir croire ; mais croire, c’est la grâce des fidèles. » Donc pour la même raison, il appartient à la nature de pouvoir être trompée, mais être trompé appartient au vice. Or dans l’état d’innocence le vice n’existait pas. Il ne pouvait donc pas y avoir non plus d’erreur.

 

 Comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, l’homme dans l’état d’innocence, « dans le délice du fruit suave de la contemplation, était nourri par elle », c’est-à-dire par la contemplation. Or lorsque l’homme se tourne vers les réalités divines, il n’est pas trompé. Donc Adam, dans cet état, ne pouvait pas être trompé.

 

Saint Jérôme dit : « Tout mal que nous souffrons, nos péchés l’ont mérité. » Or l’erreur est un mal. Elle n’a donc pas pu exister avant le péché.

 

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains disent que, puisque Adam n’a pas eu la science d’absolument toutes choses, mais qu’il en a connu certaines et ignoré d’autres, sur celles dont il avait connaissance il ne pouvait nullement être trompé, par exemple sur celles qui sont connues naturellement, et sur celles qui lui étaient révélées divinement ; mais que sur d’autres, dont il n’avait pas la science, comme les pensées des cœurs, les futurs contingents et les singuliers non présents au sens, il pouvait certes avoir une fausse estimation, en opinant avec légèreté sur ce genre de choses en faveur de quelque fausseté, mais sans y apporter un assentiment totalement déterminé. Et c’est pourquoi ils prétendent que l’erreur ne pouvait trouver place en lui, et qu’il ne pouvait pas non plus prendre le vrai pour le faux, car tout cela implique un assentiment déterminé à ce qui est faux. D’autres se sont efforcés de réprouver cette position en objectant que saint Augustin appelle toute estimation fausse une erreur, et qu’il dit aussi que toute erreur est un mal, dans les grandes choses un grand mal, un petit dans les petites. Mais l’on ne doit pas s’y appesantir : car lorsqu’il s’agit de réalités, il faut suspendre les questions purement verbales. Donc, je dis que non seulement l’erreur ne put exister dans l’état d’innocence, mais pas même une quelconque opinion fausse ; et en voici la preuve.

 

Bien que, dans l’état d’innocence, il ait pu y avoir une carence de quelque bien, cependant il ne pouvait nullement y avoir une corruption de bien. Or le bien de l’intelligence elle-même est la connaissance de la vérité ; voilà pourquoi les habitus par lesquels l’intelligence est perfectionnée pour connaître le vrai sont appelés vertus, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique, en tant qu’ils rendent bon l’acte de l’intelligence. Or la fausseté est non seulement une carence de vérité, mais aussi la corruption de celle-ci. En effet, ils ne sont pas dans un même rapport à la vérité, celui qui n’a absolument pas la connaissance de la vérité, en qui il y a une carence de vérité sans toutefois qu’il opine en faveur du contraire, et celui qui a une opinion fausse et dont l’estimation a été corrompue par la fausseté. Par conséquent, de même que le vrai est le bien de l’intelligence, de même le faux en est le mal, et c’est pourquoi l’habitus de l’opinion n’est pas une vertu intellectuelle, car il arrive que l’on dise par lui le faux, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique. Or aucun acte de vertu ne peut être mauvais, si bien que l’opinion fausse elle-même est un certain acte mauvais de l’intelligence. Puis donc que dans l’état d’innocence il n’y eut aucune corruption et aucun mal, il n’a pu y avoir dans l’état d’innocence aucune opinion fausse.

 

Le Commentateur dit aussi au troisième livre sur l’Âme que l’opinion fausse est aux objets de connaissance ce que le monstre est à la nature corporelle. En effet, l’opinion fausse survient en dehors de l’intention des premiers principes eux-mêmes, qui sont comme les vertus séminales de la connaissance, comme les monstres surviennent en dehors de l’intention de la puissance naturelle agente ; et il en est ainsi parce que « tout mal est en dehors de l’intention », comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Par conséquent, de même que dans la conception du corps humain dans l’état d’innocence aucune monstruosité ne serait advenue, de même aussi dans son intelligence aucune fausseté n’eût pu exister.

 

Une autre preuve vient de ce que le désordre se produit toujours lorsqu’une chose est mue par un motif non propre ; par exemple, si la volonté est mue par un objet délectable au sens, alors qu’elle doit seulement être mue par l’honnête. Or le motif propre de l’intelligence est ce qui a une infaillible vérité. Donc, chaque fois que l’intelligence est mue par quelque preuve faillible, il y a quelque désordre en elle, qu’elle soit mue parfaitement ou imparfaitement. Aussi, puisque aucun désordre n’a pu exister dans l’intelligence de l’homme dans l’état d’innocence, jamais l’intelligence de l’homme n’eût été inclinée vers une partie plutôt que vers l’autre, si ce n’est par quelque motif infaillible. Il ressort de cela non seulement qu’il n’aurait pu y avoir en lui d’opinion fausse, mais qu’il n’y eut en lui absolument aucune opinion ; et tout ce qu’il aurait connu, il l’aurait connu dans la certitude.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cette erreur dont tout péché procède, est l’erreur d’élection, consistant à choisir ce qui ne doit pas l’être, et à cause de laquelle tout méchant est appelé ignorant par le Philosophe au troisième livre de l’Éthique. Or cette erreur présuppose un désordre dans la partie appétitive. Car c’est parce que l’appétit sensitif est affecté à son objet délectable et que l’appétit supérieur ne s’y oppose pas, que la raison est empêchée de conduire au choix de ce qu’elle tient habituellement. Et ainsi, il est clair que cette erreur ne précède pas entièrement le péché, mais le suit.

 

Ce qui est appréhendé comme bien apparent ne peut être entièrement dépourvu de bonté, mais est bon à un certain point de vue ; et c’est à ce point de vue qu’il est appréhendé au début comme bon ; par exemple, lorsqu’une nourriture défendue est appréhendée comme belle à la vue et délectable au goût, et que l’appétit sensitif se porte vers un tel bien comme vers son objet propre. Mais quand l’appétit supérieur suit l’inférieur, alors il suit ce qui est bon relativement comme si c’était absolument bon pour lui ; et dans ce cas, du désordre de l’appétit s’ensuit l’erreur d’élection, comme on l’a dit.

 

Cet argument semble aller contre les deux opinions, si nous pensons que la femme a cru que le serpent tenait de sa nature l’usage de la parole ; car ceux-là mêmes qui croient que l’homme dans l’état d’innocence a pu se tromper, ne croient nullement qu’il a pu se tromper en distinguant les natures des choses, puisqu’il a eu pleine connaissance des réalités naturelles. Or, il va contre la nature du serpent qu’il ait par nature l’usage de la parole, puisque cela n’appartient qu’à l’animal raisonnable. Voilà pourquoi il est nécessaire de dire que la femme n’a pas cru que le serpent avait reçu l’usage de la parole dans sa nature, mais dans quelque puissance opérant secrètement au-dedans de lui ; et elle n’examina pas si celle-ci venait de Dieu ou du démon.

 

Cette raison — pour laquelle il apparut sous l’apparence d’un serpent — doit s’entendre ainsi : non en ce sens qu’il n’aurait pas pu être découvert quelle que soit son apparence, mais parce que sous une telle apparence il pouvait être plus facilement découvert.

 

La femme a espéré qu’elle pourrait obtenir en quelque façon ce que le serpent a promis, et elle a cru que cela était possible en quelque sorte ; et en cela, elle fut séduite, selon l’Apôtre en 1 Tim. 2, 14. Mais cette séduction fut précédée par un certain élèvement de l’esprit qui la fit désirer son excellence d’une manière déréglée, et qu’elle conçut aussitôt après avoir entendu les paroles du serpent, comme souvent les hommes s’élèvent au-dessus d’eux-mêmes après avoir entendu des paroles d’adulation. Et cet élèvement précédent porta sur sa propre excellence en général : ce fut le premier péché, que suivit la séduction, parce qu’elle crut que ce que le serpent disait était vrai ; alors s’ensuivit l’élèvement par lequel elle désira en particulier cette excellence que le serpent promettait.

 

L’intelligence de l’homme dans l’état d’innocence avait besoin de délibération pour ne pas tomber dans l’erreur, comme il avait besoin de manger pour que son corps ne défaillît point. Mais l’homme avait une si droite délibération qu’en délibérant il pouvait éviter toute erreur, comme en mangeant il pouvait éviter toute défaillance corporelle. Donc, de même que s’il ne mangeait pas il péchait par omission, de même s’il ne délibérait pas, alors qu’il en avait le temps ; et dans ce cas, l’erreur suivait le péché.

 

 De même que l’homme dans l’état d’innocence était défendu contre la passion corporelle intérieure, comme la fièvre et autres choses semblables, par l’efficace de la nature, et contre l’extérieure, comme le coup et la blessure, non par quelque puissance intérieure, puisqu’il n’avait pas la dot d’impassibilité, mais par la providence divine qui le conservait exempt de toute nuisance ; de même aussi, contre l’erreur qui se produit à l’intérieur quand on commet un paralogisme il était défendu par la vigueur de sa propre raison, et contre l’extérieure par le secours divin qui l’assistait pour tout ce qui lui était nécessaire — mais le secours divin n’assiste pas les démons, et c’est pourquoi il peuvent être trompés.

 

Les actes momentanés ont leur effet au moment même où ils commencent à exister, comme l’œil voit à l’instant même où l’air est éclairé. Or le mouvement de la volonté en lequel consiste premièrement le péché, est en un instant. Par conséquent, à l’instant même où il pécha, il fut déchu de l’état d’innocence ; et ainsi, il a pu être trompé à cet instant.

 

 Saint Jean Damascène parle de la ruse par laquelle le premier homme, dans le péché même, a été trompé. Et assurément, il a commis ce péché tout frais modelé ; car il n’a pas persévéré longtemps dans l’état d’innocence.

 

10° Parce que l’âme de l’homme dans l’état d’innocence était unie au souverain bien, aucun défaut ne pouvait exister en l’homme aussi longtemps qu’une telle union persévérait. Or cette union était réalisée principalement par la volonté : donc, avant que la partie affective ne soit corrompue, il ne pouvait y avoir ni erreur dans l’intelligence, ni aucun défaut dans le corps ; quoique à l’inverse, il ait pu y avoir un défaut dans la volonté sans qu’un défaut préexistât dans l’intelligence spéculative, étant donné que l’union à Dieu ne s’accomplit pas dans l’intelligence, mais dans la volonté.

 

11° Cette fausse opinion par laquelle Adam crut véniel ce qui était mortifère, fut précédée en lui par un élèvement de l’esprit, comme on l’a dit aussi de la femme.

 

12° Dans les choses dont il n’avait pas la connaissance, il pouvait être défendu contre l’erreur en partie de l’intérieur, car son intelligence n’eût été inclinée vers l’une ou l’autre partie que par un motif suffisant, et pour une part plus importante par la divine providence, qui l’eût conservé exempt d’erreur.

 

13° Dans l’état où il pécha, le secours divin n’eût pas manqué pour qu’il ne soit pas séduit, s’il se fût tourné vers Dieu ; mais parce qu’il ne le fit pas, il tomba dans le péché et la séduction ; et cependant, cette séduction fut la conséquence du péché, comme il ressort de ce qu’on a dit.

 

14° Certains prétendent qu’Adam, dans l’état d’innocence, n’aurait pas rêvé. Mais ce n’est pas nécessaire. En effet, la vision du rêve n’est pas dans la partie intellective, mais dans la partie sensitive ; par conséquent, l’erreur n’eût pas été dans l’intelligence, qui n’aurait pas eu un libre exercice pendant le sommeil, mais plutôt dans la partie sensitive.

 

15° Quand le sens représente suivant qu’il reçoit, il n’y a pas de fausseté dans le sens, comme dit saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, mais la fausseté est dans l’intelligence jugeant qu’il en est dans les réalités comme le sens le montre. Mais le cas ne se serait jamais produit en Adam, car l’intelligence ou bien aurait cessé de juger, comme dans le sommeil, ou bien aurait jugé sur les sensibles dans l’état de veille et son jugement aurait été vrai.

Article 7 : Les enfants qui seraient nés d’Adam dans l’état d’innocence auraient-ils eu la pleine science de toutes choses, comme Adam l’a eue ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Selon Anselme, « tel fut Adam, tels aussi les enfants qu’il aurait engendrés ». Or Adam eut la pleine science de toutes les réalités naturelles, comme on l’a déjà dit. Ses enfants nouveau-nés l’auraient donc eue aussi.

 

De même que la volonté est perfectionnée par la vertu, de même l’intelligence l’est par la science. Or les enfants d’Adam nés dans l’état d’innocence seraient nés aussitôt avec la plénitude de toutes les vertus : car il aurait transfusé en eux la justice originelle, comme dit Anselme. Et donc semblablement, ils auraient eu toute science.

 

Selon Bède, l’infirmité, la concupiscence, l’ignorance et la méchanceté sont des conséquences du péché. Or, parmi les enfants nouveau-nés, il n’y aurait eu aucune concupiscence, ni infirmité, ni méchanceté ; donc aucune ignorance non plus, et ainsi, ils auraient eu toute science.

 

Il convenait qu’ils naquissent parfaits dans l’âme plus encore que dans le corps. Or ils seraient nés sans aucun défaut dans le corps. Donc sans aucune ignorance non plus dans l’âme.

 

L’homme dans l’état d’innocence, suivant saint Jean Damascène, fut comme un autre ange. Or les anges, dès leur création, ont eu connaissance de toutes les réalités naturelles. Donc les hommes dans l’état d’innocence également, pour la même raison.

 

L’âme d’Adam et les âmes de ses enfants furent de même nature. Or l’âme d’Adam à son commencement fut créée pleine de toute la science de la nature, comme on l’a dit. Les âmes de ses enfants auraient donc été créées aussi dans la même plénitude de science.

 

À l’homme est due une plus grande perfection de connaissance qu’aux autres animaux. Or les autres animaux ont dès leur naissance une estimation naturelle de ce qui leur convient ou leur nuit : ainsi l’agneau fuit le loup, et il suit sa mère dès sa naissance. Donc à bien plus forte raison les enfants dans l’état d’innocence auraient-ils eu une science parfaite.

 

 

En sens contraire :

 

Hugues de Saint-Victor dit que « ils ne seraient pas nés parfaits en la science, mais ils y seraient parvenus après un laps de temps ».

 

Puisque l’âme est la perfection du corps, il est nécessaire que l’âme et le corps progressent proportionnellement. Or les enfants dans l’état d’innocence n’auraient pas eu une taille parfaite dans leur corps, comme Adam l’a eue au premier temps de sa création. Donc, pour la même raison, ils n’auraient pas eu la pleine science, comme l’a eue Adam.

 

Il appartient aux enfants de recevoir de leur père l’existence, la nature et l’instruction. Or, si les enfants d’Adam nouveau-nés avaient eu la pleine science, ils n’auraient pas pu recevoir de lui l’instruction. L’ordre complet de la paternité n’eût donc pas été conservé entre eux et leur premier parent.

 

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. En effet, certains prétendent que les enfants dans l’état d’innocence, quant aux choses qui appartiennent à l’âme, auraient été parfaits comme Adam, et quant aux vertus, et quant à la science. Mais qu’ils ne fussent pas parfaits dans leur corps, cela venait de la nécessité du sein maternel, car il leur fallait naître. D’autres, à la suite d’Hugues, disent que, de même que dans leur corps ils n’auraient pas immédiatement reçu la taille parfaite mais auraient progressé vers elle avec le temps, de même aussi ils seraient parvenus avec le temps à la science parfaite.

 

Or, pour savoir laquelle de ces opinions est la plus vraie, il faut savoir qu’il n’en va pas de même d’Adam et de ses enfants nouveau-nés. En effet, parce qu’il était établi comme le principe de tout le genre humain, il était nécessaire qu’Adam, aussitôt créé, eût non seulement ce qui appartient au principe de la perfection naturelle, mais aussi ce qui appartient à son terme. Mais ses enfants, qui n’étaient pas établis comme principe du genre humain, mais comme issus du principe, ne devaient pas nécessairement être établis au terme de la perfection naturelle. Il suffisait qu’ils aient, nouveau-nés, autant de perfection que le requiert le commencement de la perfection naturelle. Or le commencement de la perfection naturelle quant à la connaissance est diversement défini par les deux opinions suivantes.

 

Certains, comme les Platoniciens, ont posé que l’âme vient au corps pleine de toutes les sciences, mais qu’elle est opprimée par le nuage du corps, et empêchée de pouvoir user librement de la science possédée, sauf quant à certaines connaissances universelles ; mais ensuite, par l’exercice de l’étude et des sens, de tels empêchements sont levés, de sorte qu’elle peut librement user de sa science : et ainsi, ils disent qu’apprendre est la même chose que se souvenir. Mais si cette opinion était vraie, alors il serait nécessaire de dire que les enfants nouveau-nés dans l’état d’innocence auraient eu la science de toutes choses, car le corps dans cet état était entièrement soumis à l’âme, et par conséquent l’âme ne pouvait pas être opprimée par la masse du corps au point de perdre en quelque sorte sa perfection. Mais cette opinion semble supposer que la nature de l’âme est identique à celle de l’ange, de sorte que l’âme a la pleine science dès sa création, comme il est dit que l’intelligence est créée pleine de formes ; et pour cette raison, les platoniciens disaient que les âmes avaient existé avant les corps, et qu’après le corps elles retourneraient aux étoiles semblables, comme des intelligences ; mais cette opinion ne s’accorde assurément pas avec la vérité catholique.

 

Et c’est pourquoi d’autres disent, suivant l’opinion d’Aristote, que l’intelligence humaine est la dernière dans l’ordre des intelligibles, comme la matière prime dans l’ordre des sensibles ; et de même que la matière, considérée dans son essence, n’a aucune forme, de même l’intelligence humaine à son début est comme une table sur laquelle rien n’est écrit, mais ensuite la science est acquise en elle au moyen des sens, par la puissance de l’intellect agent. Ainsi donc, le principe de la connaissance humaine naturelle est d’être d’une part en puissance à tous les objets de connaissance, mais d’autre part de n’avoir au début la connaissance que des choses qui sont immédiatement connues par la lumière de l’intellect agent, comme les premiers principes universels. Et ainsi, il n’était pas nécessaire que les enfants d’Adam aient eu toute science dès leur naissance ; mais ils y seraient parvenus en progressant dans le temps.

 

Toutefois, il est nécessaire de poser en eux quelque science parfaite, celle des choses à choisir ou à éviter, qui appartient à la prudence, car sans la prudence les autres vertus ne peuvent pas exister, comme cela est prouvé au sixième livre de l’Éthique : or il était nécessaire que les enfants les eussent, à cause de la justice originelle. Et cette opinion me semble la plus vraie, si l’on considère ce que requérait l’intégrité de la nature.  Quant à savoir si quelque autre chose leur aurait été conférée en plus de ce que requiert l’intégrité de la nature, on ne peut rien affirmer à ce sujet, puisque aucune autorité ne l’a expressément enseigné.

 

 

Réponse aux objections :

 

Tel fut Adam, tels les enfants qu’il aurait engendrés, quant aux choses qui lui étaient dues en raison la nature de l’espèce. Mais quant aux choses qui lui étaient dues comme principe de tout le genre humain, il n’était pas nécessaire que les enfants naquissent semblables à lui.

 

Pour la parfaite union à Dieu, que requérait l’état d’innocence, toutes les vertus étaient nécessaires, mais non toutes les sciences.

 

Bien que les enfants nouveau-nés n’eussent pas eu toute science, cependant ils n’auraient pas eu l’ignorance qui s’ensuit du péché, et qui est la nescience de choses qui doivent être sues : en effet, ils auraient eu la nescience de choses dont leur état ne requérait pas la connaissance.

 

Même dans le corps des enfants, il n’y aurait eu aucun défaut les privant d’un bien qui leur était dû alors ; cependant il y avait dans leurs corps la carence de quelque bien qui leur serait advenu ensuite, comme la taille parfaite et les dots de gloire. Et il faut répondre semblablement du côté de l’âme.

 

Les anges, dans l’échelle de la nature, sont plus élevés que les âmes, quoique, quant aux bienfaits de la grâce, les âmes puissent leur être égales ; il n’est donc pas nécessaire d’admettre pour la nature de l’âme ce qui est dû naturellement à l’ange. Par ailleurs, il est dit que l’homme dans l’état d’innocence est comme un autre ange, à cause de la plénitude de grâce.

 

Bien que l’âme d’Adam et les âmes de ses enfants soient de même nature, elles n’ont cependant point le même rôle : car l’âme d’Adam était établie comme une certaine source d’où l’instruction passerait en tous les descendants ; voilà pourquoi il était nécessaire qu’elle soit immédiatement parfaite, ce qui n’était pas nécessaire pour les âmes des enfants.

 

Les bêtes reçoivent à leur commencement une estimation naturelle pour connaître le nocif et le convenable, car ils ne peuvent y parvenir par leur propre recherche. Mais l’homme, par la recherche rationnelle, peut parvenir à cela et à beaucoup d’autres choses ; il n’était donc pas nécessaire que toute science se trouvât naturellement dans l’homme. Et cependant, la science des choses à faire, qui appartient à la prudence, est plus naturelle à l’homme que la science spéculative ; c’est pourquoi l’on trouve des hommes naturellement prudents, mais non naturellement savants, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique. Et c’est aussi la raison pour laquelle les hommes n’oublient pas facilement la prudence, comme c’est le cas pour la science. Et ainsi, les enfants eussent été alors parfaits plutôt en ce qui regarde la prudence qu’en ce qui regarde la science spéculative, comme on l’a dit.

Article 8 : Les enfants nouveau-nés dans l’état d’innocence auraient-ils eu pleinement l’usage de la raison ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

S’ils avaient été empêchés, ce n’aurait pu être que par un défaut du corps. Or le corps dans cet état ne résistait en rien à l’âme. L’usage de la raison ne pouvait donc pas non plus être empêché.

 

La vertu ou la puissance qui ne se sert pas d’un organe n’est pas empêchée dans son opération par l’imperfection d’un organe. Or l’intelligence est une puissance qui ne se sert pas d’un organe, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. L’acte de l’intelligence ne pouvait donc pas être empêché alors par l’imperfection d’un organe corporel.

 

Si [le répondant] dit qu’il était empêché par un défaut du corps, parce que l’intelligence recevait ce qui provient des sens, alors en sens contraire : l’intelligence est supérieure à une puissance sensitive. Or il ne semble pas être dans l’ordre que le supérieur reçoive de l’inférieur. Puis donc qu’il n’y avait aucun désordre dans la nature de l’homme en cet état, il semble qu’il n’était pas nécessaire que l’intelligence reçût ce qui provient des sens.

 

L’intelligence a besoin des sens pour acquérir par eux la science ; mais une fois qu’elle a acquis la science, elle n’a plus besoin d’eux, de même que l’homme n’a plus besoin du cheval après qu’il a accompli son trajet, comme dit Avicenne. Or, suivant une certaine opinion, les enfants dans l’état d’innocence ont pleinement eu l’habitus de toutes les sciences. L’imperfection des organes sensibles ne pouvait donc pas les empécher d’user de la science qu’ils possédaient.

 

L’imperfection des organes corporels empêche plus le sens que l’intelligence, mais les enfants ne souffrent pas d’une imperfection corporelle telle qu’ils ne puissent ni voir ni entendre. Leur intelligence n’est donc pas non plus empêchée par une imperfection corporelle, mais, semble-t-il, par la peine du premier péché. Or cela n’aurait pas été le cas avant le péché. Les enfants nouveau-nés auraient donc eu alors le plein usage de l’intelligence.

 

L’estimation naturelle est aux bêtes ce que la connaissance naturellement possédée est à l’homme. Or les bêtes peuvent dès leur naissance se servir de l’estimation naturelle. Les enfants dans l’état d’innocence pouvaient donc user aussi de la connaissance naturelle, au moins de celle des premiers principes.

 

Sag. 9, 15 : « Le corps qui se corrompt appesantit l’âme. » Or le corps de l’homme dans l’état d’innocence n’était pas corruptible. L’âme n’en était donc pas appesantie au point de ne pas avoir le libre usage de la raison.

 

 

En sens contraire :

 

Toute action commune à l’âme et au corps est empêchée par une imperfection du corps. Or l’intellection est une action commune à l’âme et au corps, comme cela est montré au premier livre sur l’Âme. Donc, par le défaut ou l’imperfection dont les enfants souffraient dans le corps, l’usage de la raison pouvait être empêché.

 

Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, « l’âme ne pense absolument pas sans phantasme ». Or l’usage de l’imagination est empêché par l’imperfection d’un organe corporel. Donc l’usage de l’intelligence aussi ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. En effet, certains disent que les enfants dans l’état d’innocence auraient eu le plein usage de tous les membres corporels ; et que cette maladresse des membres que l’on voit maintenant chez les enfants, telle qu’ils ne peuvent se servir des pieds pour avancer ni des mains pour tailler, etc., provient totalement du premier péché.

 

D’autres, considérant que de telles maladresses sont causées par les principes naturels, par exemple l’humidité, qui abonde nécessairement chez les enfants, disent que même dans l’état d’innocence les membres des enfants n’auraient pas été tout à fait habiles dans leurs actes, sans être cependant tout à fait aussi défectueux qu’ils le sont maintenant : car maintenant, à ce qui relève de la nature, s’ajoute ce qui relève de la corruption. Et assurément, cette opinion semble plus probable.

 

Puis donc qu’il est nécessaire que l’humidité abonde chez les enfants dans le cerveau, en lequel les puissances imaginative, estimative, la mémoire et le sens commun ont leurs organes, il était nécessaire que les actes de ces puissances surtout soient empêchés, et par conséquent l’intelligence, qui reçoit immédiatement ce qui provient de telles puissances et se tourne vers elles chaque fois qu’elle est en acte ; et cependant, l’usage de l’intelligence n’aurait pas été aussi lié chez les enfants qu’il ne l’est maintenant. Et si l’autre opinion était vraie, alors l’usage de l’intelligence n’aurait été en rien lié chez les enfants.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’âme peut être empêchée par le corps de deux façons. D’abord par mode de contrariété, ce qui se produit lorsque le corps résiste à l’âme et l’obscurcit : ce qui n’aurait certes pas eu lieu dans l’état d’innocence. Ensuite, par mode d’impuissance et d’imperfection, c’est-à-dire en tant que le corps ne suffit pas à accomplir tout ce dont l’âme, pour sa part, serait capable ; et ainsi, rien ne s’opposait à ce que l’âme dans l’état d’innocence soit empêchée par le corps. En effet, il est certain qu’elle était alors empêchée par le corps d’obéir à la poussée, et de changer de lieu aussi facilement que lorsqu’elle est séparée ; et de cette façon, elle était empêchée de pouvoir user parfaitement de ses puissances. Cependant, il n’y aurait eu en cela aucune douleur, car l’âme, à cause de son état ordonné, n’aurait commandé que ce que le corps pouvait exécuter.

 

Bien que l’intelligence ne se serve pas d’un organe, cependant elle reçoit ce qui provient de puissances qui usent d’un organe ; voilà pourquoi son acte est empêché par l’embarras ou l’imperfection des organes corporels.

 

L’espèce intelligible doit à l’intellect agent, qui est une puissance supérieure à l’intellect possible, ce qui en elle est formel, et par quoi elle est actuellement intelligible ; quoique ce qui est matériel en elle soit abstrait des phantasmes. Voilà pourquoi l’intellect possible reçoit plus proprement ce qui provient du supérieur que de l’inférieur, puisque ce qui vient de l’inférieur ne peut être reçu par l’intellect possible que pour autant qu’il reçoit la forme d’intelligibilité de l’intellect agent. Ou bien il faut répondre que les puissances inférieures sont aussi supérieures à un certain point de vue, surtout dans leur puissance d’agir et de causer, du fait même qu’elles sont plus proches des réalités extérieures, qui sont la cause et la mesure de notre connaissance. Et de là vient que le sens, non par soi mais parce qu’il est formellement déterminé par l’espèce de la réalité sensible, sert à l’imagination, et ainsi de suite.

 

Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, la puissance intellective se rapporte aux phantasmes comme à des objets. Par conséquent, notre intelligence a besoin de se tourner vers les phantasmes non seulement dans l’acquisition de la science, mais aussi dans l’utilisation de la science acquise ; et la preuve en est que, si l’organe de la puissance imaginative est abîmé, comme c’est le cas des frénétiques, alors l’homme ne peut même pas se servir de la science déjà acquise, tant que l’âme est dans le corps. La parole d’Avicenne s’entend de l’âme séparée du corps, et qui a un autre mode d’intellection.

 

L’organe de la puissance imaginative, de la mémoire et de la cogitative est dans le cerveau lui-même, qui est un lieu de très grande humidité dans le corps humain. C’est pourquoi, à cause aussi de l’abondance d’humidité qui est chez les enfants, les actes de ces puissances sont même plus empêchés que ceux des sens extérieurs. Or l’intelligence reçoit immédiatement ce qui provient non des sens extérieurs, mais des sens internes.

 

Certains autres animaux sont naturellement de tempérament sec : voilà pourquoi au premier temps de leur création il n’y a pas en eux une abondance d’humidité telle que les actes des sens internes soient beaucoup empêchés. Mais l’homme est naturellement d’un tempérament modéré, et il est nécessaire qu’abonde en lui le chaud et l’humide : et c’est pourquoi au premier temps de sa génération il est nécessaire que se trouve en lui une humidité proportionnellement plus grande. En effet, dans toutes les générations d’animaux et de plantes, le début se trouve dans le liquide.

 

Le corps qui se corrompt appesantit l’âme non seulement par l’impuissance mais aussi par la résistance et l’obscurcissement. Mais le corps de l’homme dans l’état d’innocence empêchait les actes de l’âme seulement par une imperfection de puissance ou de disposition.

Question 19 : [La connaissance de l’âme après la mort]

 

Article 1 : L’âme, après la mort, peut-elle penser ?

Article 2 : L’âme séparée connaît-elle les singuliers ?

 

 

Article 1 : L’âme, après la mort, peut-elle penser ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Aucune opération commune à l’âme et au corps ne peut demeurer dans l’âme après la mort. Or penser est une opération commune à l’âme et au corps ; en effet, le Philosophe dit au premier livre sur l’Âme que « dire que l’âme pense, c’est comme si l’on disait qu’elle tisse ou qu’elle bâtit ». L’âme, après la mort, ne peut donc penser.

 

[Le répondant] disait que le Philosophe parle de l’acte d’intellection qui convient à l’âme dans sa face inférieure, et non de celui qui lui convient dans sa face supérieure. En sens contraire : la face supérieure de l’âme est celle par laquelle elle se tourne vers les réalités divines. Or, même quand l’homme pense quelque chose par révélation divine, sa pensée dépend du corps, car il est nécessaire que cette pensée aussi ait lieu par une conversion aux phantasmes, qui sont dans un organe corporel. En effet, comme dit Denys au premier chapitre de la Hiérarchie céleste : « Le rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppé dans la variété des voiles sacrés » ; et il appelle « voiles » les formes corporelles mêmes sous lesquelles les réalités spirituelles sont révélées. La pensée qui convient à l’âme dans sa face supérieure dépend donc du corps ; et ainsi, la pensée ne reste en aucune façon dans l’âme après la mort.

 

Il est dit en Eccl. 9, 5 : « Les vivants savent qu’ils doivent mourir, mais les morts ne connaissent rien de plus » ; la Glose : « parce qu’ils n’avancent plus ». Il semble donc que l’âme, après la mort, ou ne connaît rien, si l’expression « de plus » est prise temporellement, ou du moins ne peut penser les choses qu’elle n’a pas déjà pensées ; car alors elle progresserait, ce qui s’oppose à la Glose.

 

Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, les objets sensibles sont au sens ce que les phantasmes sont à l’âme intellective. Or le sens ne peut rien sentir si des objets sensibles ne lui sont pas présentés. Donc l’âme humaine non plus ne peut rien penser si des phantasmes ne lui sont pas présentés. Or les phantasmes ne lui sont pas présentés après la mort ; car ils ne sont présentés que dans un organe corporel. L’âme, après la mort, ne peut donc pas penser.

 

[Le répondant] disait que le Philosophe parle de l’âme dans son état d’union au corps. En sens contraire : on détermine l’objet de la puissance en fonction de la nature de la puissance elle-même. Or la nature de l’âme intellective est la même avant et après la mort. Si donc l’âme intellective avant la mort est ordonnée aux phantasmes comme à des objets, il semble qu’il en va de même aussi après la mort ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

L’âme ne peut penser si la puissance intellective lui est ôtée. Or après la mort, les puissances intellectives que sont l’intellect agent et l’intellect possible ne restent pas dans l’âme. En effet, de telles puissances lui conviennent à cause de l’union de l’âme et du corps ; car si elle n’était pas unie au corps, elle n’aurait pas ces puissances, comme l’ange non plus ne les a pas. L’âme, après la mort, ne peut donc pas penser.

 

 Le Philosophe dit au premier livre sur l’Âme que la pensée est corrompue lorsque quelque chose est corrompu à l’intérieur. Or cet intérieur dont parle le Philosophe est corrompu à la mort. Il n’y aura donc pas de pensée après la mort.

 

Si l’âme après la mort pense, il est nécessaire qu’elle pense au moyen de quelque puissance ; car tout ce qui agit, agit par une puissance active, et ce qui subit, subit par une puissance passive. Elle pense donc soit par la même puissance qu’elle a eue dans l’état de voie, soit par une autre. Si c’est par une autre, alors il semble que lorsqu’elle est séparée du corps, de nouvelles puissances lui naissent en plus ; ce qui ne semble pas probable. Et si c’est par la même, cela non plus ne semble pas probable, puisque les puissances qu’elle a maintenant sont en elle en raison de l’union au corps, union qui cesse à la mort. L’âme, après la mort, ne peut donc pas penser.

 

 Si la puissance intellective demeure en elle, elle demeure soit dans la mesure où elle est fondée dans la substance de l’âme, soit dans la mesure où elle se rapporte à l’acte. Or ce n’est pas dans la mesure où elle est fondée dans la substance de l’âme : car si elle demeurait seulement ainsi, elle ne pourrait rien penser d’autre qu’elle-même. Ni non plus dans la mesure où elle se rapporte à l’acte : car dans la mesure où elle se rapporte à l’acte, elle est perfectionnée par les habitus qu’elle a acquis dans le corps, habitus qui assurément dépendent du corps. Il semble donc que la puissance intellective ne demeure pas après la mort ; et ainsi, l’âme après la mort ne pensera pas.

 

10° Tout ce qui est pensé, est pensé soit au moyen de l’essence de celui qui pense, soit au moyen de l’essence de la réalité pensée, soit au moyen de la ressemblance en celui qui pense de la réalité pensée. Or, l’on ne peut pas dire que l’âme ne pense la réalité qu’au moyen de l’essence de la réalité pensée elle-même : car alors elle ne penserait que soi-même, les habitus, et les autres choses dont les essences sont actuellement en elle. Semblablement, on ne peut pas dire qu’elle ne pense qu’au moyen de l’essence d’elle-même pensant : car alors, si elle pensait d’autres choses que soi, il serait nécessaire que son essence soit le modèle des autres réalités, comme l’essence divine est le modèle de toutes les réalités ; et par ce moyen, Dieu, en pensant son essence, pense toutes les autres choses, ce qui ne peut pas se dire de l’âme. Ni, de même, au moyen des ressemblances en l’âme des réalités pensées : car il semblerait qu’elle pense surtout au moyen des espèces qu’elle a acquises dans le corps. Et l’on ne peut pas dire qu’elle ne pense que par elles : car alors les âmes des enfants, qui n’ont rien reçu des sens, ne penseraient rien après la mort. Il semble donc qu’en aucune façon l’âme après la mort ne peut penser.

 

11° Si [le répondant] dit qu’elle connaîtra par des espèces concréées, alors en sens contraire : tout ce qui est concréé à l’âme, lui convient indifféremment qu’elle soit dans le corps ou séparée du corps. Si donc l’âme humaine possède des espèces concréées pour pouvoir connaître, la connaissance au moyen de telles espèces lui convient non seulement après qu’elle est séparée du corps, mais aussi pendant qu’elle est dans le corps ; et ainsi, il semble que les espèces qu’elle reçoit des réalités seraient superflues.

 

12° Et si [le répondant] dit que, pendant qu’elle est unie au corps, elle est empêchée par le corps de pouvoir s’en servir, alors en sens contraire : si le corps empêche l’usage des ces espèces, ce sera soit en raison de la nature corporelle, soit en raison de la corruption. Or ce n’est pas en raison de la nature corporelle, car elle n’a aucune contrariété avec l’intelligence ; or une chose ne peut être naturellement empêchée que par son contraire. Ni, de même, en raison de la corruption : car alors, dans l’état d’innocence, quand une telle corruption n’existait pas, l’homme aurait pu se servir de ce genre d’espèces innées, et dans ce cas, il n’aurait pas eu besoin de l’intermédiaire des sens pour que l’âme reçoive les espèces provenant des réalités ; ce qui semble être faux. Il semble donc que l’âme séparée ne pense pas par des espèces innées.

 

13° Et si [le répondant] dit qu’elle pense par des espèces infuses, alors en sens contraire : ce genre d’espèces lui est infusé soit par Dieu, soit par un ange. Or ce n’est pas par un ange, car il serait alors nécessaire que de telles espèces soient créées par l’ange dans l’âme. Ni, de même, par Dieu, car il n’est pas probable que Dieu infuse ses dons à ceux qui sont en enfer ; d’où il s’ensuivrait que les âmes en enfer ne penseraient pas. Et ainsi, il ne semble pas que l’âme séparée pense par des espèces infuses.

 

14° Saint Augustin, au dixième livre sur la Trinité, chap. 5, déterminant la façon dont l’âme connaît, dit ceci : « Comme l’âme ne peut emporter ces corps à l’intérieur d’elle-même, en ce qui est comme le domaine de la nature incorporelle, elle roule en elle leurs images et entraîne ces images faites d’elle-même en elle-même. Elle leur donne pour les former quelque chose de sa propre substance ; elle conserve pourtant le pouvoir de juger de telles images : ce pouvoir, c’est proprement l’esprit, l’intelligence raisonnable, qui demeure comme principe de jugement. Car ces parties de l’âme qu’informent les ressemblances corporelles, nous sentons qu’elles nous sont communes avec les animaux. » En ces paroles, il est exprimé que le jugement de l’âme raisonnable porte sur les images par lesquelles sont informées les puissances sensitives. Or de telles images ne demeurent pas après la mort, puisqu’elles sont reçues dans un organe corporel. Le jugement de l’âme raisonnable, qui est sa pensée, ne demeure donc pas non plus dans l’âme après la mort.

 

 

En sens contraire :

 

Selon saint Jean Damascène, « aucune essence ne peut être privée de son opération propre ». Or l’opération propre à l’âme raisonnable est de penser. L’âme pense donc, après la mort.

 

De même qu’une chose est rendue passive par son union à un corps matériel, de même elle est rendue active par séparation de ce même corps ; en effet, le chaud agit et subit suivant l’union de la chaleur et de la matière ; et s’il y avait une chaleur sans matière, elle agirait et ne subirait pas. Donc l’âme aussi est rendue tout à fait active par la séparation du corps. Or, que les puissances de l’âme ne puissent pas connaître par elles-mêmes sans des objets extérieurs, cela leur convient en tant qu’elles sont passives, comme le Philosophe le dit du sens, au deuxième livre sur l’Âme. Donc l’âme, après la séparation du corps, pourra penser par soi-même sans recevoir ce qui provient des objets.

 

Saint Augustin dit au neuvième livre sur la Trinité que « de même que l’âme recueille au moyen des sens corporels les connaissances qu’elle a des réalités corporelles, de même les connaissances qu’elle a des réalités incorporelles, elle les recueille par elle-même ». Or elle sera toujours présente à elle-même. Elle pourra donc au moins avoir la pensée des réalités incorporelles.

 

Comme on le voit dans la citation précédente de saint Augustin, l’âme connaît les réalités corporelles en roulant leurs images et en les entraînant en elle-même. Or elle pourra faire cela plus librement après la séparation du corps ; d’autant plus que saint Augustin dit dans la citation en question qu’elle le fait par elle-même. Elle pourra donc mieux penser une fois séparée du corps.

 

Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme que l’âme séparée du corps entraîne avec elle ses puissances. Or c’est en raison de ses puissances qu’elle est appelée cognitive. Elle pourra donc connaître, après la mort.

 

 

Réponse :

 

Comme dit le Philosophe au premier livre sur l’Âme, si aucune des opérations de l’âme elle-même ne lui est propre, c’est-à-dire si elle ne peut en avoir une sans le corps, alors il est impossible que l’âme soit elle-même séparée du corps. En effet, l’opération d’une réalité quelconque est pour ainsi dire sa fin, puisque c’est ce qu’il y a de meilleur en elle. Par conséquent, de même que nous soutenons fermement, suivant la foi catholique, que l’âme après la mort demeure séparée du corps, de même aussi il est nécessaire de soutenir qu’existant sans le corps elle peut penser. Mais il est difficile de concevoir la façon dont elle pense, car il est nécessaire de poser qu’elle a un autre mode d’intellection que maintenant ; puisqu’il apparaît maintenant avec évidence qu’elle ne peut penser que si elle se tourne vers les phantasmes, qui ne restent absolument pas après la mort.

 

Certains disent que, de même qu’elle reçoit maintenant les espèces provenant des réalités sensibles par l’intermédiaire des sens, de même elle pourra alors recevoir sans l’intervention d’aucun sens. Mais cela semble impossible, car le passage d’un extrême à l’autre extrême ne se fait que par des médiums. Or l’espèce a, dans la réalité sensible elle-même, une existence très matérielle, mais dans l’intelligence, une existence très spirituelle ; il est donc nécessaire qu’elle passe à cette spiritualité par l’intermédiaire de certains degrés, par exemple : dans le sens, elle a une existence plus spirituelle que dans la réalité sensible, dans l’imagination encore plus spirituelle que dans le sens, et ainsi de suite en montant.

 

C’est pourquoi d’autres affirment que l’âme pense après la mort au moyen des espèces des réalités qu’elle a reçues des sens lorsqu’elle était dans le corps, et conservées dans l’âme elle-même. Mais cette opinion est réprouvée par certains auteurs qui suivent l’opinion d’Avicenne. En effet, puisque l’âme intellective ne se sert pas d’un organe corporel quant à l’intelligence, une chose ne peut exister dans la partie intellective de l’âme qu’en tant qu’intelligible. Mais dans les puissances qui usent d’un organe corporel, une chose peut être conservée non en tant que connaissable mais comme en un certain sujet corporel ; et c’est pourquoi il arrive qu’il y ait des puissances sensitives qui n’appréhendent pas toujours actuellement les espèces ou les concepts conservés en elles, comme cela est clair pour l’imagination et la mémoire. De la sorte, il semble que dans la partie intellective rien ne soit conservé qui ne soit appréhendé actuellement ; et ainsi, en aucune façon l’âme ne peut penser après la mort au moyen d’espèces déjà reçues des réalités.

 

Mais cela ne semble pas vrai, car tout ce qui est reçu en quelque chose, est reçu en lui suivant le mode d’être de ce qui reçoit. Or, puisque la substance immatérielle a un être plus fixe et plus stable que la substance corporelle, les espèces seront reçues dans la partie intellective de façon plus ferme et immobile que dans aucune réalité matérielle. Et bien qu’elles soient reçues en elle en tant qu’intelligibles, il n’est cependant pas nécessaire qu’elles soient toujours pensées en acte, car elle ne sont pas toujours en acte parfait, ni en puissance pure ; mais en acte incomplet, qui est intermédiaire entre la puissance et l’acte, ce qui revient à une existence habituelle dans l’intelligence. Et c’est pourquoi le Philosophe veut que l’âme intellective soit le lieu des espèces, au troisième livre sur l’Âme, parce qu’elle les retient en elle et les conserve. Mais cependant, de telles espèces déjà reçues et conservées ne suffisent pas à la connaissance qu’il est nécessaire de poser dans l’âme séparée ; d’abord à cause des âmes des enfants, ensuite parce que de nombreuses choses seront connues de l’âme séparée qui ne sont pas connues de nous maintenant, comme les peines de l’enfer, et autres choses semblables.

 

Voilà pourquoi d’autres prétendent que l’âme séparée, bien qu’elle ne reçoive pas ce qui provient des réalités, a cependant le pouvoir de se conformer aux réalités à connaître lorsqu’elle est en leur présence ; comme nous voyons que l’imagination compose par elle-même des formes qu’elle n’a jamais reçues par les sens. Mais cela non plus ne peut se soutenir, car il est impossible qu’une seule et même chose se fasse passer de la puissance à l’acte. Or notre âme est en puissance aux ressemblances des réalités par lesquelles elle connaît. Il est donc nécessaire qu’elles soient mises en acte non par l’âme elle-même, mais par une chose qui a ces ressemblances en acte : soit par les réalités mêmes, soit par Dieu, en qui toutes les formes sont en acte. Par conséquent, ni l’intelligence ni même l’imagination ne compose de forme nouvellement, si ce n’est à partir de choses préexistantes ; par exemple, celle-ci compose la forme de montagne d’or à partir des ressemblances préexistantes d’or et de montagne.

 

Et c’est pourquoi d’autres disent que les formes par lesquelles l’âme séparée pense lui sont imprimées par Dieu dès sa création même, et que c’est par elles, selon certains, que nous pensons, même maintenant ; de sorte que l’âme n’obtient pas de nouvelles espèces par les sens, mais elle est seulement excitée à regarder les espèces qu’elles a en soi, conformément à l’opinion des Platoniciens, qui voulaient qu’apprendre ne fût rien d’autre que se souvenir. Mais l’expérience contredit cette opinion. En effet, nous constatons que celui qui manque d’un sens, manque d’une science, par exemple celui qui n’a pas la vue ne peut avoir de science concernant les couleurs ; ce qui ne serait point, si l’âme n’avait pas besoin pour connaître de recevoir des espèces depuis les sens.

 

Mais selon d’autres, l’âme unie au corps ne pense rien au moyen de ces espèces concréées, étant empêchée par le corps ; mais elle pensera par elles quand elle sera séparée du corps. Mais cela aussi semble dur à admettre, que les espèces qui sont naturellement mises dans l’âme soient totalement empêchées par le corps, alors que l’union du corps et de l’âme n’est pas accidentelle à l’âme, mais naturelle. En effet, nous ne rencontrons jamais que, lorsque deux choses sont naturelles à une réalité, l’une soit le total empêchement de l’autre ; sinon l’autre existerait inutilement. Cette position est aussi en désaccord avec l’opinion du Philosophe qui, au troisième livre sur l’Âme, compare l’intelligence humaine à une table sur laquelle rien n’est écrit.

 

Voilà pourquoi il faut répondre autrement en disant que chaque chose reçoit l’influence de son supérieur suivant le mode de son être. Or l’âme raisonnable possède l’être en un certain mode intermédiaire entre les formes séparées et les formes matérielles. En effet, les formes séparées que sont les anges reçoivent de Dieu un être indépendant de toute matière, et qui n’est en aucune matière. Les formes matérielles, par contre, reçoivent de Dieu un être à la fois existant dans la matière, et dépendant de la matière, car il ne peut être conservé sans matière. Mais l’âme raisonnable tient de Dieu un être existant certes dans la matière — en tant qu’elle est la forme du corps, et par là unie au corps dans son être — mais non dépendant du corps, car l’être de l’âme peut se conserver sans le corps. Et c’est pourquoi l’âme raisonnable reçoit l’influence de Dieu d’une façon intermédiaire entre les anges et les substances matérielles. Car elle reçoit la lumière intellectuelle de telle façon que sa connaissance intellective se réfère au corps, en tant qu’elle reçoit (les phantasmes) en provenance des puissances corporelles, et qu’elle doive regarder vers eux lorsqu’elle considère en acte ; en quoi elle se trouve inférieure aux anges. Et cependant cette lumière n’est pas liée au corps de sorte que son opération s’accomplisse par un organe corporel ; en quoi elle se trouve supérieure à toute forme matérielle, qui n’a point d’opération à laquelle la matière ne participe. Mais quand l’âme sera séparée du corps, de même qu’elle n’aura son être ni dépendant du corps ni existant dans le corps, de même aussi elle recevra l’influence de la connaissance intellectuelle de telle sorte qu’elle ne sera pas liée au corps comme si elle s’exerçait par lui, et n’aura absolument aucune relation avec le corps.

 

Et ainsi, lorsque l’âme nouvellement créée est infusée au corps, il ne lui est donné de connaissance intellectuelle qu’en relation avec les puissances corporelles : par exemple, il lui est donné de pouvoir par l’intellect agent rendre intelligibles en acte les phantasmes, qui sont intelligibles en puissance, et recevoir par l’intellect possible les espèces ainsi abstraites. Et de là vient que, tant qu’elle a un être uni au corps dans le présent état de voie, même les choses dont les espèces sont conservées en elle, elle ne les connaît qu’en regardant vers les phantasmes. Et toujours pour la même raison, des révélations de Dieu ne lui sont faites que sous les apparences des phantasmes, et elle ne peut pas non plus penser les substances séparées, celles-ci ne pouvant être adéquatement connues au moyen des espèces des réalités sensibles. Mais quand elle aura un être dégagé du corps, alors elle recevra l’influence de la connaissance intellectuelle à la façon dont les anges reçoivent, sans aucune référence au corps, c’est-à-dire qu’elle recevra de Dieu lui-même les espèces des réalités, et il ne sera pas nécessaire, pour penser en acte par ces espèces ou par celles qu’elle a déjà acquises, de se tourner vers des phantasmes ; il ne lui sera pas moins possible de voir d’une connaissance naturelle les substances séparées elles-mêmes, que sont les anges ou les démons, mais non pas Dieu, ce qui n’est accordé à aucune créature sans la grâce.

 

De tout cela, l’on peut déduire que l’âme après la mort pense de trois façons : d’abord par les espèces qu’elle a reçues des réalités pendant qu’elle était dans le corps ; ensuite par les espèces divinement infusées lors même de sa séparation d’avec le corps ; enfin en voyant les substances séparées et en regardant en elles les espèces des réalités. Mais ce dernier mode n’est pas soumis à son arbitre, mais plutôt à l’arbitre de la substance séparée, qui ouvre son intelligence en parlant et ferme celle-ci en se taisant ; et l’on a dit ailleurs en quoi consistait cette parole.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’opération de l’intelligence qui est commune à l’âme et au corps est l’opération qui convient maintenant à l’âme intellective en relation avec les puissances corporelles, que l’on considère cette opération dans la partie supérieure de l’âme, ou dans la partie inférieure. Mais après la mort, l’âme séparée du corps aura une opération qui ne se fera point par un organe corporel et n’aura aucune relation avec le corps.

 

On voit dès lors clairement la solution au deuxième argument.

 

Cette citation parle de l’avancement du mérite ; et cela ressort d’une autre glose qui dit au même endroit : « certains affirment qu’après la mort les mérites croissent et décroissent » ;

si bien que le sens est : « ils n’avancent plus » dans la connaissance, c’est-à-dire pour avoir un plus grand mérite ou une plus grande récompense, ou pour qu’une connaissance plus claire leur soit due ; et le sens n’est pas qu’ensuite il ne connaîtraient rien de ce qu’ils ignoraient auparavant : il est en effet établi qu’ils connaîtront alors les peines de l’enfer, qu’ils ne connaissent pas maintenant.

 

Le Philosophe, au troisième livre sur l’Âme, ne parle que de l’intelligence unie au corps ; car sinon, la considération de l’intelligence ne concernerait pas le physicien.

 

Bien que la nature de l’âme soit la même avant et après la mort quant à la nature de l’espèce, cependant le mode d’existence n’est pas le même, et par conséquent le mode d’opération non plus.

 

Dans l’âme séparée demeureront la puissance intellective, et l’intellect agent, et l’intellect possible : car de telles puissances ne sont pas causées dans l’âme par le corps ; quoique, lorsqu’elles existent dans l’âme unie au corps, elles aient une relation avec le corps, qu’elles n’auront pas dans l’âme séparée.

 

Le Philosophe parle de la pensée qui nous convient maintenant par rapport aux phantasmes : en effet, elle est empêchée lorsque l’organe corporel est empêché, et totalement corrompue lorsqu’il est corrompu.

 

Les mêmes puissances intellectives qui sont maintenant dans l’âme seront dans l’âme séparée, car elles sont naturelles ; or il est nécessaire que les puissances naturelles demeurent, quoiqu’elles aient maintenant avec le corps une relation qu’elles n’auront pas alors, comme on l’a dit.

 

Les puissances intellectives demeurent dans l’âme séparée, tant du côté où elles sont enracinées dans l’essence de l’âme, que du côté où elles se rapportent à l’acte ; et il n’est pas nécessaire que les habitus qui ont été acquis dans le corps soient détruits ; sauf peut-être suivant l’opinion susmentionnée, qui prétend qu’une espèce ne reste dans l’intelligence qu’au moment où elle est actuellement pensée. Supposé aussi que ces habitus ne restent pas, la puissance intellective resterait ordonnée aux actes de l’autre sorte.

 

10° L’âme après la mort pense par des espèces. Et elle peut assurément penser au moyen des espèces qu’elle a acquises dans le corps, bien que celles-ci ne suffisent pas tout à fait, comme l’objection le mentionne.

 

11° & 12° Nous accordons les deux arguments suivants.

 

13° L’infusion des dons gratuits ne parvient pas à ceux qui sont en enfer ; mais ceux-ci ne sont pas privés de la participation aux dons qui appartiennent à l’état de nature : car rien n’est universellement privé de la participation du bien, comme dit Denys au deuxième chapitre de la Hiérarchie céleste. Or la susdite infusion d’espèces, qui se fait lors de la séparation de l’âme et du corps, relève de la condition naturelle de la substance séparée ; voilà pourquoi les âmes des damnés ne sont pas non plus privées d’une telle infusion.

 

14° Saint Augustin veut montrer par ces paroles comment l’âme s’entoure des ressemblances des réalités corporelles, au point d’estimer parfois qu’elle-même est un corps, comme on le voit clairement dans les opinions des anciens philosophes. Et il dit que cela se produit parce que l’âme, tendue vers les corps, s’applique à ceux-ci au moyen des sens extérieurs, et par ce moyen s’efforce d’introduire vers soi les corps eux-mêmes autant que possible. Or, étant elle-même incorporelle, elle ne peut « emporter les corps eux-mêmes » à l’intérieur de soi, mais elle introduit les ressemblances des corps « comme dans le domaine de la nature incorporelle » : encore que les formes existant dans l’imagination soient sans matière, elles ne parviennent cependant pas jusqu’au domaine de la nature incorporelle, n’étant pas encore dégagées des dépendances de la matière. Or il est dit qu’elle « entraîne » ces ressemblances, en tant qu’elle les abstrait quasi subitement des réalités sensibles. Il est dit qu’elle les « roule », en tant qu’elle les simplifie, ou en tant qu’elle les compose et les divise. Elle les « fait en elle-même », en tant qu’elles sont reçues dans la puissance de l’âme, c’est-à-dire l’imaginative. Elle les « fait d’elle-même », car c’est l’âme elle-même qui forme en soi de telles imaginations, de sorte que l’expression « de » indique le principe efficient. Voilà pourquoi il ajoute que l’âme « donne pour former ces espèces quelque chose de sa propre substance », c’est-à-dire qu’une certaine partie de l’âme enracinée dans sa substance est affectée à la charge de former les images. Mais tout ce qui juge de quelque chose doit nécessairement en être libre — et c’est pourquoi l’intelligence est faite pure et sans mélange, afin de juger toutes choses, suivant le Philosophe — ; par conséquent, pour que l’âme juge sur de telles images, qui ne sont pas les réalités elles-mêmes, mais les ressemblances des réalités, il est nécessaire qu’il y ait dans l’âme quelque chose de supérieur, qui n’est pas occupé par ces images : et c’est l’esprit, qui peut juger sur de telles images. Cependant, il n’est pas nécessaire que l’esprit juge de ces seules images, mais il juge parfois aussi de ces choses qui ne sont ni des corps, ni des ressemblances de corps.

Article 2 : L’âme séparée connaît-elle les singuliers ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Si elle connaît les singuliers, c’est soit au moyen d’espèces concréées, soit au moyen d’espèces acquises. Or ce n’est pas par des espèces acquises, car dans la partie intellective sont reçues des espèces non pas singulières, mais universelles ; « et seul ce genre de l’âme est séparé du corps, comme l’éternel du corruptible », suivant le Philosophe. Ni, de même, par des espèces concréées, car, les singuliers étant infiniment nombreux, il serait nécessaire de poser qu’une infinité d’espèces lui seraient concréées, ce qui est impossible. L’âme séparée ne connaît donc pas les singuliers.

 

[Le répondant] disait qu’elle connaît les singuliers par une espèce universelle. En sens contraire : une espèce indistincte ne peut être le principe d’une connaissance distincte. Or l’espèce universelle est indistincte, tandis que la connaissance des singuliers est une connaissance distincte. L’âme séparée ne peut donc pas connaître les singuliers par des espèces universelles.

 

[Le répondant] disait que l’âme séparée, en présence du singulier, se conforme à celui-ci, et ainsi le connaît. En sens contraire : quand le singulier est présent à l’âme, ou bien quelque chose passe du singulier vers l’âme, ou bien rien ne passe. Si quelque chose passe, l’âme séparée reçoit donc quelque chose des singuliers, ce qui semble discordant. Et si rien ne passe, les espèces existant dans l’âme demeurent donc communes, et ainsi, rien de singulier ne peut être connu par leur intermédiaire.

 

Rien d’existant en puissance ne se fait passer de la puissance à l’acte. Or l’âme cognitive est en puissance aux réalités connaissables. Elle ne peut donc elle-même se faire passer à l’acte, pour se conformer à elles. Et ainsi, il semble que l’âme séparée, en présence des singuliers, ne les connaisse pas.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Lc 16, 23 que le riche en enfer a connu Abraham et Lazare, et qu’il gardait la connaissance de ses frères encore vivants. L’âme séparée connaît donc les singuliers.

 

La douleur n’est pas sans connaissance. Or l’âme supportera la douleur du feu et des autres peines de l’enfer. Elle connaîtra donc les singuliers.

 

 

Réponse :

 

Comme on l’a dit, l’âme séparée connaît de deux façons : d’abord au moyen d’espèces infusées lors même de la séparation ; ensuite par les espèces qu’elles a reçues dans le corps.

 

Et quant à la première façon, l’on doit attribuer à l’âme séparée une connaissance semblable à la connaissance angélique ; donc, de même que les anges connaissent les singuliers par des espèces concréées, de même aussi l’âme les connaît par des espèces mises en elle lors même de la séparation. En effet, puisque les idées existant dans l’esprit divin sont productrices des réalités quant à la forme et la matière, il est nécessaire qu’elles en soient les modèles et les ressemblances quant à l’une et l’autre. La réalité est donc connue par leur moyen non seulement dans la nature du genre et de l’espèce, qui se prend des principes formels, mais aussi dans sa singularité, dont le principe est la matière. Mais les formes concréées aux esprits angéliques, et celles que les âmes acquièrent lors de leur séparation, sont des ressemblances de ces raisons idéales qui sont dans l’esprit divin ; de sorte que, de même que les réalités dérivent de ces idées pour subsister en forme et matière, de même les espèces dérivent dans les esprits créés, pour leur faire connaître les réalités et quant à la forme, et quant à la matière, c’est-à-dire et quant à la nature universelle, et quant à la nature singulière : et ainsi, au moyen de telles espèces l’âme séparée connaît les singuliers.

 

Quant aux espèces qui sont reçues des sens, elles sont semblables aux réalités dans la mesure seulement où les réalités peuvent agir ; c’est-à-dire par la forme. Voilà pourquoi les singuliers ne peuvent pas être connus par leur intermédiaire, sauf peut-être en tant qu’elles sont reçues dans une puissance usant d’un organe corporel, en laquelle elles sont reçues en quelque sorte matériellement, et donc particulièrement. Mais dans l’intelligence, qui est tout à fait exempte de matière, elles ne peuvent être le principe que d’une connaissance universelle, sauf peut-être par une certaine réflexion sur les phantasmes à partir desquels les espèces intelligibles sont abstraites. Mais cette réflexion ne pourra pas avoir lieu après la mort et la corruption des phantasmes. Cependant, l’âme pourra appliquer de telles formes universelles aux singuliers dont elle a connaissance de l’autre façon.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’âme séparée ne connaît pas les singuliers par les espèces acquises dans le corps, ni par des espèces concréées, mais par des espèces mises en elle lors de la séparation. Et cependant, il n’est pas nécessaire pour qu’elle connaisse les singuliers qu’une infinité d’espèces lui soient alors aussi infusées : d’une part parce que les singuliers qui doivent être connus d’elle ne sont pas infiniment nombreux actuellement ; d’autre part parce qu’au moyen d’une unique ressemblance de l’espèce, la substance séparée peut connaître tous les individus de cette espèce, en tant que cette ressemblance de l’espèce est faite ressemblance propre de chacun des singuliers suivant le rapport propre à tel ou tel individu, comme on l’a dit des anges dans la question sur les anges, et comme cela est clair pour l’essence divine, qui est la similitude propre non seulement des individus d’une seule espèce, mais de tous les étants, suivant les divers rapports aux différentes réalités.

 

Bien que les espèces par lesquelles l’âme séparée connaît les singuliers soient en elles-mêmes immatérielles, et donc universelles, elles sont cependant des ressemblances de la réalité et quant à la nature universelle et quant à la nature singulière ; voilà pourquoi rien n’empêche que des singuliers soient connus par leur intermédiaire.

 

3° &Nous accordons les autres arguments.

Question 21 : [Le bien]

 

Introduction

 

Article 1 : Le bien ajoute-t-il quelque chose à l’étant ?

Article 2 : L’étant et le bien sont-ils convertibles quant aux suppôts ?

Article 3 : Le bien, dans sa notion, est-il antérieur au vrai ?

Article 4 : Toutes choses sont-elles bonnes par la bonté première ?

Article 5 : Le bien créé est-il bon par son essence ?

Article 6 : Le bien créé consiste-t-il en un mode, une espèce et un ordre, comme dit saint Augustin ?

 

 

Article 1 : Le bien ajoute-t-il quelque chose à l’étant ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Chaque chose, par son essence, est un étant. Or la créature n’est pas bonne par essence mais par participation. Le bien ajoute donc quelque chose à l’étant quant à la réalité.

 

Puisque le bien inclut l’étant dans sa notion, et que cependant le bien est distinct de l’étant quant à la notion, il est nécessaire que la notion de bien ajoute quelque chose à la notion d’étant. Or, l’on ne peut pas dire qu’il ajoute à l’étant une négation, comme l’un, qui ajoute à l’étant l’indivision, car toute la notion de bien consiste en une position. Le bien ajoute donc positivement quelque chose à l’étant ; et ainsi, il semble qu’il ajoute réellement quelque chose.

 

[Le répondant] disait qu’il ajoute une relation à la fin. En sens contraire : dans ce cas, le bien ne serait rien d’autre qu’un étant relatif. Or l’étant relatif concerne un genre d’étant déterminé, celui de la relation. Le bien est donc dans un prédicament déterminé ; ce qui s’oppose au Philosophe au premier livre de l’Éthique, où il pose le bien dans tous les genres.

 

Comme on peut le déduire des paroles de Denys au quatrième chapitre des Noms divins, le bien est diffusif de soi et de l’être. Donc ce qui fait qu’une chose est diffusive rend cette chose bonne. Or diffuser implique une certaine action ; et l’action procède de l’essence par l’intermédiaire de la puissance. Une chose est donc appelée bonne en raison de la puissance ajoutée à l’essence ; et ainsi, le bien ajoute réellement quelque chose à l’être.

 

Plus on s’éloigne de l’unique principe simple, plus on trouve dans les réalités une grande diversité. Or en Dieu, l’étant et le bien sont un par la réalité, et se distinguent par la notion. Donc, dans les créatures, ils se distinguent plus que par la notion ; et ainsi, ils se distinguent par la réalité, puisqu’au-dessus de la distinction de notion il n’y a que la distinction de réalité.

 

Les prédicats accidentels ajoutent réellement à l’essence de la réalité. Or la bonté est accidentelle à la réalité créée ; sinon elle ne pourrait pas perdre la bonté. Le bien ajoute donc réellement quelque chose à l’étant.

 

 Tout ce qui se dit par détermination formelle d’une chose, ajoute à celle-ci réellement quelque chose, étant donné que rien n’est déterminé formellement par soi-même. Or le bien se dit par détermination formelle, comme il est dit dans le commentaire du livre des Causes ; le bien ajoute donc quelque chose à l’étant.

 

En outre, rien n’est déterminé par soi-même ; or le bien détermine l’étant ; le bien ajoute donc quelque chose à l’étant.

 

[Le répondant] disait que le bien détermine l’étant quant à la notion. En sens contraire : ou bien quelque chose correspond à cette notion dans la réalité, ou bien rien n’y correspond. Si rien n’y correspond, il s’ensuivra que cette notion est inutile et vaine ; et si quelque chose correspond dans la réalité, on obtient donc ce qu’on cherchait : que le bien ajoute réellement quelque chose à l’étant.

 

10° La relation est spécifiée par son terme. Or le bien signifie une relation à un terme déterminé, qui est la fin. Le bien signifie donc une relation spécifique. Or tout étant spécifié ajoute réellement quelque chose à l’étant commun. Le bien ajoute donc réellement, lui aussi, quelque chose à l’étant.

 

11° De même que le bien et l’étant sont convertibles, de même l’homme et « être capable de rire ». Or bien que « être capable de rire » soit convertible avec l’homme, cependant il ajoute réellement à l’homme, à savoir le propre même de l’homme, qui est du genre des accidents. Donc le bien aussi ajoute réellement à l’étant.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit que « c’est parce que Dieu est bon que nous sommes, et c’est dans la mesure où nous sommes que nous sommes bons ». Il semble donc que le bien n’ajoute rien à l’étant.

 

Chaque fois que deux choses sont dans un rapport tel que l’une ajoute à l’autre par la réalité ou par la notion, l’une d’elles peut être pensée sans l’autre. Or l’étant ne peut être pensé sans le bien. Le bien n’ajoute donc rien à l’étant, ni par la réalité ni par la notion. Preuve de la mineure : Dieu peut faire plus que l’homme ne peut penser. Or Dieu ne peut pas faire un étant qui ne soit bon ; car par le fait même qu’il vient du Bien, il est bon, comme le montre Boèce au livre des Semaines. L’intelligence ne peut donc pas non plus penser cela.

 

 

Réponse :

 

Une chose peut ajouter à une autre de trois façons. D’abord, en ajoutant une réalité qui soit hors de l’essence de la chose à laquelle on dit qu’elle s’ajoute ; par exemple, le blanc ajoute quelque chose au corps, car l’essence de la blancheur est hors de l’essence du corps. Ensuite, on dit qu’une chose ajoute à une autre comme en la contractant et en la déterminant ; par exemple, l’homme ajoute quelque chose à l’animal : non qu’il y ait en l’homme quelque réalité qui soit complètement hors de l’essence de l’animal — sinon il serait nécessaire de dire que tout ce qu’est l’homme n’est pas l’animal, mais que l’animal est une partie de l’homme — mais l’animal est contracté par l’homme, car ce qui est contenu de façon déterminée et actuelle dans la notion d’homme est implicitement et quasi potentiellement contenu dans la notion d’animal. Ainsi il entre dans la notion d’homme d’avoir une âme raisonnable, mais il entre dans la notion d’animal d’avoir une âme, sans déterminer si elle est raisonnable ou non raisonnable ; cependant cette détermination, suivant laquelle on dit que l’homme ajoute à l’animal, est fondée en quelque réalité. Enfin, on dit qu’une chose ajoute à une autre quant à la notion seulement ; c’est-à-dire quand quelque chose entre dans la notion de l’une sans entrer dans la notion de l’autre, et cependant n’est rien dans la réalité mais seulement dans la raison, qu’il contracte ou non ce à quoi on dit qu’il s’ajoute. En effet, « aveugle » ajoute quelque chose à l’homme, à savoir la cécité, qui n’est pas une chose qui est dans la réalité, mais seulement un étant de raison, la raison comprenant les privations ; et l’homme est contracté par cela, car tout homme n’est pas aveugle ; mais quand on dit la taupe aveugle, il ne se fait aucune contraction par cet ajout.

 

Or il est impossible qu’une chose ajoute quelque chose à l’étant universel de la première façon, quoiqu’il puisse y avoir ainsi une addition à quelque étant particulier ; en effet, il n’est aucune réalité de nature qui soit hors de l’essence de l’étant universel, quoiqu’il existe quelque réalité hors de l’essence de cet étant-ci. De la deuxième façon, certaines choses se trouvent ajouter à l’étant, car l’étant est contracté par les dix genres, dont chacun ajoute quelque chose à l’étant ; non certes un accident, ou quelque différence qui serait hors de l’essence de l’étant, mais un mode d’être déterminé, qui est fondé dans l’essence même de la réalité. Et de cette façon, le bien n’ajoute rien à l’étant, puisque le bien se divise également en dix genres, comme l’étant, ainsi qu’on le voit au premier livre de l’Éthique.

 

Voilà pourquoi il est nécessaire ou bien qu’il n’ajoute rien à l’étant, ou bien qu’il ajoute quelque chose qui soit seulement dans la raison. En effet, s’il ajoutait quelque chose de réel, il serait nécessaire que l’étant soit contracté par la notion de bien à quelque genre spécial. Or, puisque l’étant est ce qui rentre en premier dans la conception de l’intelligence, comme dit Avicenne, il est nécessaire que tout autre nom ou bien soit synonyme d’étant, ce qui ne peut se dire du bien, puisqu’il n’est pas frivole de dire qu’un étant est bon ; ou bien qu’il ajoute quelque chose au moins quant à la notion ; et dans ce cas, il est nécessaire que le bien, puisqu’il ne contracte pas l’étant, ajoute à l’étant quelque chose qui soit seulement de raison. Or ce qui est seulement de raison ne peut être que deux choses : une négation ou quelque relation. En effet, toute position absolue signifie une chose existant dans la réalité.

 

Ainsi donc, à l’étant, qui est la première conception de l’intelligence, l’un ajoute ce qui est seulement de raison, à savoir une négation : en effet, l’on dit « un » comme on dirait « étant indivis ». Mais le vrai et le bien se disent positivement ; ils ne peuvent donc ajouter qu’une relation qui soit seulement de raison. Or, suivant le Philosophe au cinquième livre de la Métaphysique, il se trouve que cette relation est seulement de raison, dans laquelle le sujet de la relation ne dépend pas du terme, mais l’inverse, puisque la relation elle-même est une certaine dépendance, comme cela est clair pour la science et l’objet de science, le sens et le sensible. En effet la science dépend de l’objet de science, mais non l’inverse ; c’est pourquoi la relation par laquelle la science est référée à l’objet de science est réelle, tandis que la relation par laquelle l’objet de science est référé à la science est seulement de raison : car l’objet de science est dit relatif, suivant le Philosophe, non qu’il soit lui-même référé, mais parce qu’autre chose lui est référé. Et il en est ainsi dans toutes les autres choses qui se comportent comme la mesure et le mesuré, ou la cause de perfection et le perfectible. Il est donc nécessaire que le vrai et le bien ajoutent à la notion d’étant une relation de cause de perfection.

 

Or il y a deux choses à considérer en n’importe quel étant : la nature même de l’espèce, et l’existence par laquelle une chose subsiste dans cette espèce. Et ainsi, un étant peut causer la perfection de deux façons. D’abord par la nature de l’espèce seulement. Dans ce cas, l’intelligence qui perçoit la nature de l’étant est perfectionnée par celui-ci. Et cependant, l’étant n’est pas en elle dans son existence naturelle ; aussi cette façon de perfectionner est-elle ajoutée à l’étant par le vrai. En effet, le vrai est dans l’esprit, comme dit le Philosophe au sixième livre de la Métaphysique ; et chaque étant est appelé vrai dans la mesure ou il est conformé ou conformable à l’intelligence ; voilà pourquoi tous ceux qui définissent correctement le vrai posent l’intelligence dans sa définition. Ensuite, l’étant cause la perfection d’autre chose non seulement par la nature de son espèce, mais aussi par l’existence qu’il a dans la réalité. Et c’est de cette façon que le bien cause la perfection. En effet, le bien est dans les réalités, comme dit le Philosophe au sixième livre de la Métaphysique. Or, dans la mesure où un étant cause par son existence la perfection et l’accomplissement d’un autre, il est une fin relativement à celui qu’il perfectionne ; et de là vient que tous ceux qui définissent correctement le bien posent dans sa notion quelque chose qui appartient à la relation de fin ; c’est pourquoi le Philosophe dit au premier livre de l’Éthique que « ceux qui disent que le bien est ce que toute chose recherche, l’ont très bien défini ».

 

Ainsi donc, en premier et principalement, on appelle bon l’étant qui cause la perfection de l’autre à la façon d’une fin ; mais secondairement, on appelle bonne une chose qui mène à la fin, comme l’utile est appelé bon ; ou une chose qui est de nature à obtenir la fin, comme on appelle sain non seulement ce qui a la santé, mais aussi ce qui la produit, la conserve et la signifie.

 

 

Réponse aux objections :

 

Puisque l’étant se dit absolument et que le bien ajoute une relation de cause finale, l’essence même de la réalité considérée absolument suffit pour permettre à une chose d’être appelée étant, mais non d’être appelée bonne ; en effet, de même que dans les autres genres de causes la relation de cause seconde dépend de la relation de cause première, tandis que la relation de cause première ne dépend de rien d’autre, de même en est-il dans les causes finales : les fins secondes participent à la relation de cause finale relativement à la fin ultime, mais la fin ultime elle-même a cette relation par soi. Et de là vient que l’essence de Dieu, qui est la fin ultime des réalités, suffit à permettre que Dieu soit appelé bon ; mais une fois posée l’essence de la créature, la réalité n’est pas encore appelée bonne, si ce n’est par une relation à Dieu, qui lui donne d’être une cause finale. Et si l’on dit que la créature n’est pas bonne par essence mais par participation, c’est d’une première façon, en tant que l’essence elle-même, du point de vue de notre manière de connaître, est considérée comme autre chose que la relation à Dieu — à cette relation elle doit d’être une cause finale, et à Dieu elle est ordonnée comme à une fin. Mais d’une autre façon, la créature peut être appelée bonne par essence : en tant que l’essence de la créature ne se trouve pas sans la relation à la bonté de Dieu ; et c’est ce que veut dire Boèce au livre des Semaines.

 

Ce qui est seulement de raison est impliqué non seulement par la négation mais aussi par une certaine relation, comme on l’a dit.

 

Toute relation réelle est dans un genre déterminé ; mais les relations non réelles peuvent concerner tout étant.

 

Bien que « diffuser » semble en toute propriété de terme impliquer l’opération d’une cause efficiente, cependant cela peut impliquer au sens large la relation de n’importe quelle cause, comme « influer », « faire », et autres termes de ce genre. Et lorsqu’il est dit que le bien est diffusif par sa nature, la diffusion n’est pas à prendre au sens où elle implique l’opération d’une cause efficiente, mais au sens où elle implique la relation de cause finale ; et une telle diffusion a lieu sans l’intermédiaire d’aucune puissance ajoutée. Le bien signifie la diffusion de la cause finale et non de la cause agente, d’une part parce que l’efficiente, en tant que telle, n’est pas la mesure et la perfection de la réalité, mais plutôt son commencement ; d’autre part aussi parce que l’effet participe à la cause efficiente seulement par assimilation de la forme, tandis que la réalité obtient la fin par tout son être, et en cela consistait la notion de bien.

 

De deux façons, des choses peuvent être un en Dieu quant à la réalité. D’abord, seulement du côté du sujet où elles se trouvent et non par leur propre nature, comme la science et la puissance. En effet, la science est identique à la puissance quant à la réalité, non point par la raison qu’elle est science, mais qu’elle est divine. Et les choses qui sont ainsi un en Dieu par la réalité, se trouvent différer dans les créatures quant à la réalité. Ensuite, par la nature même des choses que l’on dit être réellement un en Dieu. Et c’est ainsi que le bien et l’étant sont réellement un en Dieu, car il entre dans la notion de bien de ne pas différer de l’étant quant à la réalité ; voilà pourquoi partout où l’on rencontre le bien et l’étant, il sont identiques quant à la réalité.

 

De même qu’un certain étant est essentiel, et un autre est accidentel, de même aussi un certain bien est accidentel, et un autre essentiel ; et une chose perd la bonté de la même façon qu’elle perd l’être substantiel ou accidentel.

 

À cause de la relation susmentionnée, il arrive que l’on dise que le bien détermine formellement l’étant quant à la notion.

 

On voit dès lors clairement la réponse au huitième argument.

 

À cette notion quelque chose correspond dans la réalité, à savoir la réelle dépendance de ce qui est ordonné à la fin envers la fin elle-même, comme c’est aussi le cas dans les autres relations de raison.

 

10° Quoique le bien signifie une relation spéciale, celle de fin, cependant cette relation convient à n’importe quel étant, et ne pose rien dans l’étant quant à la réalité ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

11° Bien que « être capable de rire » soit convertible avec l’homme, cependant cela ajoute à l’homme une nature étrangère, qui est hors de l’essence de l’homme ; or rien ne peut être ainsi ajouté à l’étant, comme on l’a dit.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Nous l’accordons, parce que le bien n’ajoute pas à l’étant quant à la réalité.

 

La seconde objection entend prouver que le bien n’ajoute pas non plus quant à la notion ; voilà pourquoi il faut répondre qu’une chose peut être pensée de deux façons sans une autre. D’abord comme dans une énonciation, c’est-à-dire lorsque l’on entend qu’une chose est sans l’autre ; et de cette façon, tout ce que l’intelligence peut penser sans une autre chose, Dieu peut le faire. Mais l’étant ne peut pas être ainsi pensé sans le bien, au sens où l’intelligence penserait qu’une chose est un étant et n’est pas bonne. Ensuite, l’on peut penser une chose sans l’autre comme dans une définition, c’est-à-dire de telle sorte que l’on pense à l’une sans en même temps penser à l’autre : comme l’animal est pensé sans l’homme ni toutes les autres espèces ; et ainsi, l’étant peut être pensé sans le bien. Et cependant, il ne s’ensuit pas que Dieu puisse faire un étant sans bien, car l’action même de faire consiste à amener quelque chose à l’existence.

Article 2 : L’étant et le bien sont-ils convertibles quant aux suppôts ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Les opposés sont de nature à affecter le même sujet. Or le bien et le mal sont opposés. Puis donc que le mal n’est pas naturellement en toute chose — car, comme dit Avicenne, « le mal n’existe pas au-delà du disque de la lune » — il semble que le bien non plus ne se rencontre pas en toute chose ; et ainsi, le bien n’est pas convertible avec l’étant.

 

Chaque fois que deux choses sont telles que l’une a une plus grande extension que l’autre, elles ne sont pas convertibles entre elles. Or, comme dit le commentateur Maxime au quatrième chapitre des Noms divins, le bien s’étend à plus de choses que l’étant ; en effet, il s’étend au non-étants, qui sont appelés à l’existence par le bien. Le bien et l’étant ne sont donc pas convertibles.

 

Comme dit Algazel, le bien est la perfection dont l’appréhension est délectable. Or tout étant n’a pas la perfection ; en effet, la matière prime n’a aucune perfection. Tout étant n’est donc pas bon.

 

En mathématique, il y a l’étant, mais il n’y a pas le bien, comme le Philosophe le montre au troisième livre de la Métaphysique. Le bien et l’étant ne sont donc pas convertibles.

 

Il est dit au livre des Causes que la première de toutes les réalités créées est l’existence. Or, suivant le Philosophe dans les Catégories, « est antérieur ce qui est impliqué sans réciprocité ». L’implication de l’étant par le bien n’est donc pas réciproque ; et ainsi, le bien et l’étant ne sont pas convertibles.

 

 Ce qui est divisé n’est pas convertible avec l’une des choses qui le divisent, comme l’animal avec le raisonnable. Or l’étant est divisé par le bien et le mal, puisque de nombreux étants sont appelés mauvais. Le bien et l’étant ne sont donc pas convertibles.

 

La privation, elle aussi, suivant le Philosophe au quatrième livre de la Métaphysique, est appelée étant, d’une certaine façon. Or elle ne peut en aucune façon être appelée bien ; sinon le mal, dont la raison formelle consiste dans la privation, serait bon. Le bien et l’étant ne sont donc pas convertibles.

 

Selon Boèce au livre des Semaines, « s’il est dit que toutes choses sont bonnes, c’est parce qu’elles viennent du Bien qu’est Dieu ». Or la bonté de Dieu est sa sagesse même et sa justice. Donc, pour la même raison, tout ce qui vient de Dieu serait sagesse et chose juste, ce qui est faux. Donc le point de départ aussi, à savoir que toutes choses seraient bonnes.

 

 

En sens contraire :

 

Une chose ne tend que vers ce qui lui ressemble. Or tout étant tend vers le bien, comme dit Boèce au livre des Semaines. Tout étant est donc bon ; et il ne peut rien y avoir de bon qui ne soit en quelque façon. Le bien et l’étant sont donc convertibles.

 

Du bien, rien ne peut venir qui ne soit bon. Or tout étant procède de la divine bonté. Tout étant est donc bon ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

Réponse :

 

Puisque la notion de bien consiste en ce qu’une chose soit cause de perfection pour une autre à la façon d’une fin, tout ce qui se trouve être une fin est aussi un bien. Or deux conditions entrent dans la notion de fin : que la chose soit recherchée ou désirée par ceux qui n’atteignent pas encore la fin, et qu’elle soit aimée, et comme goûtée avec délectation, par ceux qui participent à la fin : puisqu’il appartient à la même nature de tendre vers la fin et de se reposer d’une certaine façon dans la fin, comme c’est par la même nature que la pierre se meut vers le centre et qu’elle se repose au centre.

 

Or ces deux conditions se trouvent convenir à l’être lui-même. En effet, les choses qui ne participent pas encore à l’être, y tendent par un certain appétit naturel ; et c’est pourquoi la matière recherche la forme, suivant le Philosophe au premier livre de la Physique. D’autre part, tout ce qui a déjà l’être aime naturellement cet être qui est le sien, et le conserve de toute sa force ; aussi Boèce dit-il au troisième livre sur la Consolation : « La divine providence a donné aux choses qu’elle a créées cette cause de permanence, peut-être la plus grande, qui est de désirer naturellement demeurer, autant qu’elles le peuvent. C’est pourquoi rien ne peut te faire douter que toutes les choses qui existent recherchent naturellement la constance et la permanence, et évitent la ruine. »

 

L’être lui-même est donc un bien. Par conséquent, de même qu’il est impossible que quelque chose soit un étant sans avoir l’être, de même il est nécessaire que tout étant, par le fait même qu’il a l’être, soit bon ; quoique dans certains étants, de nombreuses autres raisons de bonté s’ajoutent aussi à leur être, par lequel ils subsistent. D’autre part, puisque le bien inclut la notion d’étant, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit, il est impossible qu’une chose soit bonne sans être un étant ; et ainsi, il reste que le bien et l’étant sont convertibles.

 

 

Réponse aux objections :

 

Le bien et le mal sont opposés comme la privation et l’habitus ; or il n’est pas nécessaire que la privation soit naturellement en tout sujet où l’habitus existe ; il n’est donc pas nécessaire que le mal soit naturellement en tout sujet où le bien existe naturellement. Dans les contraires, même lorsque l’un se trouve naturellement en un sujet, l’autre ne s’y trouve pas naturellement, suivant le Philosophe dans les Catégories. Mais le bien existe naturellement en tout étant, puisqu’il est appelé bon en raison même de son existence naturelle.

 

Le bien s’étend aux non-étants non pas par prédication mais par causalité, en tant que les non-étants recherchent le bien — nous appelons « non-étants » les choses qui sont en puissance et non en acte. Mais l’être n’a pas la causalité, si ce n’est peut-être sous l’aspect de la cause exemplaire ; mais cette causalité ne s’étend assurément qu’aux choses qui participent actuellement à l’être.

 

De même que la matière prime est un étant en puissance et non en acte, de même aussi elle est parfaite en puissance et non en acte, bonne en puissance et non en acte.

 

Les objets dont traite le mathématicien, par l’existence qu’ils ont dans les réalités, sont bons. En effet, l’existence même de la ligne ou du nombre est bonne, mais ceux-ci ne sont pas considérés par le mathématicien dans leur existence mais seulement dans la nature de l’espèce ; car il les considère abstraitement, et ils ne sont pas abstraits dans l’existence mais seulement dans la raison. Or on a déjà dit que le bien ne suit la nature de l’espèce qu’en raison de l’existence qu’elle a en quelque réalité ; voilà pourquoi la notion de bien ne convient pas à la ligne ou au nombre tels qu’ils se tiennent sous la considération du mathématicien, bien que la ligne et le nombre soient bons.

 

L’étant est appelé antérieur au bien, non pas au sens que l’objection donne à « antérieur », mais d’une autre façon, comme l’absolu est antérieur au relatif.

 

Une chose peut être appelée bonne tant en raison de son être qu’en raison de quelque propriété ou relation ajoutée ; comme l’homme est appelé bon à la fois en tant qu’il est et en tant qu’il est juste et chaste, ou ordonné à la béatitude. Donc, du point de vue de la première bonté, l’étant est convertible avec le bien ; mais du point de vue de la seconde, le bien divise l’étant.

 

On dit de la privation qu’elle est un étant non pas de nature mais seulement de raison ; et de même aussi, elle est un bien de raison. Car connaître la privation, et quoi que ce soit de semblable, est bon ; et la connaissance du mal, suivant Boèce, ne peut manquer à celui qui est bon.

 

Selon Boèce, une chose est appelée bonne en raison de son être même ; mais elle est appelée juste en raison de son action. Or l’être est diffusé en toutes les choses qui procèdent de Dieu, tandis que tout ne participe pas à cet agir auquel la justice est ordonnée. En effet, bien qu’en Dieu l’agir et l’être soient identiques, et que par suite sa justice soit sa bonté, cependant agir et être sont deux choses différentes dans les créatures. L’être peut donc être communiqué à celui à qui l’agir n’est pas communiqué, et pour ceux à qui les deux sont communiqués, l’être est différent de l’agir. C’est pourquoi les hommes qui sont bons et justes sont bons en tant qu’ils sont, mais ils ne sont pas justes en tant qu’ils sont mais en tant qu’ils ont un certain habitus ordonné à l’agir ; et l’on peut dire de même de la sagesse et des autres choses de ce genre.

 

Ou bien l’on peut répondre autrement, suivant le même auteur : être juste, sage et autres choses semblables sont des biens spéciaux, puisque ce sont des perfections spéciales ; tandis que le bien désigne quelque chose de parfait dans l’absolu. De Dieu parfait lui-même procèdent donc les réalités parfaites, mais non avec le même mode de perfection qui fait que Dieu est parfait ; car ce qui est fait n’a pas le mode de l’agent mais celui de l’œuvre ; et tout ce qui reçoit de Dieu la perfection ne le reçoit pas de la même façon. Voilà pourquoi, de même qu’il est commun à Dieu et à toutes les créatures d’être parfait dans l’absolu, mais non d’être parfait de telle ou telle façon, de même être bon convient à Dieu et à toutes les créatures, mais avoir cette bonté qui est sagesse ou qui est justice, il n’est pas nécessaire que cela soit commun à tous ; mais certaines choses conviennent seulement à Dieu, comme l’éternité et la toute-puissance, d’autres à certaines créatures et à Dieu, comme la sagesse, la justice et autres choses semblables.

Article 3 : Le bien, dans sa notion, est-il antérieur au vrai ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Ce qui est dans les réalités est antérieur à ce qui est seulement dans l’appréhension, étant donné que notre appréhension est causée et mesurée par les réalités. Or, suivant le Philosophe au sixième livre de la Métaphysique, le bien est dans les réalités, et le vrai dans l’esprit. Le bien est donc antérieur au vrai quant à la notion.

 

Une chose est parfaite en soi dans sa notion avant d’être cause de perfection pour autrui. Or une chose est appelée bonne en tant qu’elle est parfaite en soi, et vraie en tant qu’elle est cause de perfection pour autrui. Le bien est donc antérieur au vrai.

 

On parle de bien en se référant à la cause finale, et de vrai en se référant à la cause formelle. Or la cause finale est antérieure à la cause formelle, car la fin est la cause des causes. Le bien est donc antérieur au vrai quant à la notion.

 

Le bien particulier est postérieur au bien universel. Or le vrai est un certain bien particulier, car il est le bien de l’intelligence, comme dit le Philosophe au sixième livre de l’Éthique. Le bien est donc naturellement antérieur au vrai quant à la notion.

 

Le bien inclut la notion de fin. Or le premier dans l’intention est la fin. L’intention du bien est donc antérieure à l’intention du vrai.

 

En sens contraire :

 

Le bien est cause de perfection de la volonté, et le vrai est cause de perfection de l’intelligence. Or l’intelligence précède naturellement la volonté. Donc le vrai aussi précède le bien.

 

Plus une chose est immatérielle, plus elle est première. Or le vrai est plus immatériel que le bien, car le bien se rencontre dans les réalités naturelles, le vrai seulement dans l’esprit immatériel. Le vrai est donc naturellement antérieur au bien.

 

 

Réponse :

 

Tant le vrai que le bien, comme on l’a dit, sont des perfections, ou des causes de perfections. Or l’ordre entre des perfections peut être envisagé de deux façons : d’abord du côté des perfections elles-mêmes ; ensuite du côté des perfectibles.

 

Donc, à considérer le vrai et le bien en soi, le vrai est antérieur au bien dans sa notion, puisque le vrai est cause de perfection pour une réalité selon la nature de l’espèce, tandis que le bien, non seulement selon la nature de l’espèce mais aussi selon l’être qu’il a réellement. Et ainsi, la notion de bien inclut en soi plus de choses que la notion de vrai, et se comporte en quelque sorte par addition à celle-ci ; et ainsi, le bien présuppose le vrai, et le vrai présuppose l’un, puisque la notion de vrai est accomplie par l’appréhension de l’intelligence ; or tout intelligible est en tant qu’il est un ; car celui qui ne pense pas l’un ne pense rien, comme dit le Philosophe au quatrième livre de la Métaphysique. Tel est donc l’ordre de ces noms transcendantaux, si on les considère en soi : après l’étant vient l’un, ensuite le vrai après l’un, et enfin, après le vrai, le bien.

 

Mais si l’on envisage l’ordre entre le vrai et le bien du côté des perfectibles, alors à l’inverse le bien est naturellement antérieur au vrai, pour deux raisons.

 

D’abord, parce que la perfection du bien s’étend à plus de choses que la perfection du vrai. En effet, seules sont de nature à être perfectionnées par le vrai les réalités qui peuvent percevoir quelque étant en elles-mêmes, ou le posséder en elles-mêmes dans sa notion, et non dans l’être que l’étant a en lui-même : de telles réalités sont seulement celles qui reçoivent quelque chose immatériellement, et ce sont les cognitives ; car l’espèce de la pierre est dans l’âme, mais non avec l’être qu’elle a dans la pierre. En revanche, même les réalités qui reçoivent une chose avec son être matériel sont de nature à être perfectionnées par le bien, puisque la notion de bien consiste en ce qu’une chose soit cause de perfection tant selon la notion de l’espèce que selon l’être, comme on l’a déjà dit. Voilà pourquoi toutes choses recherchent le bien, mais toutes ne connaissent pas le vrai. Dans l’un et l’autre, en effet, c’est-à-dire dans la recherche du bien et dans la connaissance du vrai, apparaît la relation du perfectible à la perfection qu’est le bien ou le vrai.

 

Ensuite, parce que même les réalités qui sont de nature à être perfectionnées par le bien et le vrai, sont perfectionnées par le bien avant de l’être par le vrai : en effet, parce qu’elles participent à l’être, elles sont perfectionnées par le bien, comme on l’a dit ; mais parce qu’elles connaissent quelque chose, elles sont perfectionnées par le vrai. Or la connaissance est postérieure à l’être ; et c’est pourquoi, dans cette considération qui part des perfectibles, le bien précède le vrai.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cet argument vaut pour l’ordre entre le vrai et le bien du côté des perfectibles, mais non du côté du vrai et du bien eux-mêmes : en effet, l’esprit est seul perfectible par le vrai, tandis que toute réalité est perfectible par le bien.

 

Le bien n’est pas seulement parfait, mais aussi cause de perfection, de même que le vrai, comme on l’a déjà dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

La fin, en tant que cause, est antérieure à l’une des autres causes ; et l’effet est perfectionné par sa cause ; cet argument vaut donc pour la relation du perfectible à la perfection, en laquelle le bien est antérieur. Mais à considérer la forme et la fin dans l’absolu, puisque la forme est elle-même fin, la forme considérée en soi est antérieure à la forme considérée comme la fin d’une autre chose ; or la notion de vrai résulte de l’espèce même, en tant qu’elle est pensée comme elle est.

 

Il est dit que le vrai est un certain bien, en tant qu’il a l’être en quelque perfectible spécial, et ainsi, cette objection concerne aussi la relation du perfectible à la perfection.

 

On dit que la fin est première dans l’intention par rapport aux moyens, mais non par rapport aux autres causes, si ce n’est dans la mesure où elles sont elles-mêmes des moyens ; et ainsi, il faut répondre comme à la troisième objection. Et cependant, il faut savoir que lorsque l’on dit que la fin est première dans l’intention, le mot « intention » désigne l’acte de l’esprit, qui est de tendre. Mais lorsque nous comparons l’intention du bien et celle du vrai, « intention » désigne la notion signifiée par la définition ; le mot est donc pris équivoquement dans l’un et l’autre cas.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Une chose est de nature à être perfectionnée par le bien non seulement par l’intermédiaire de la volonté, mais aussi en tant qu’elle a l’existence ; donc, bien que l’intelligence soit antérieure à la volonté, il ne s’ensuit pas qu’une chose soit perfectionnée par le vrai avant de l’être par le bien.

 

Cet argument vaut pour le vrai et le bien en tant qu’ils sont considérés en eux-mêmes ; il doit donc être accordé.

Article 4 : Toutes choses sont-elles bonnes par la bonté première ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Selon Boèce au livre des Semaines, « si, par impossible, nous pensons que Dieu est, tandis que notre intelligence fait abstraction de sa bonté, il s’ensuivra que toutes les autres choses sont des étants, mais qu’ils ne sont pas bons ». En revanche, si nous pensons en Dieu la bonté, il s’ensuivra que toutes choses sont bonnes, tout comme elles sont des étants. Toutes choses sont donc appelées bonnes d’après la bonté première.

 

[Le répondant] disait : s’il se fait que lorsque la bonté n’est pas pensée en Dieu il n’y a pas de bonté dans les créatures, c’est parce que la bonté de la créature est causée par la bonté de Dieu, et non parce que la réalité serait formellement nommée bonne d’après la bonté de Dieu. En sens contraire : chaque fois qu’une chose est nommée telle d’après le seul rapport à une autre chose, elle n’est pas nommée telle d’après quelque chose qui lui serait formellement inhérent, mais d’après ce qui est hors d’elle, et auquel elle est rapportée ; comme l’urine, que l’on dit être saine parce qu’elle signifie la santé de l’animal, n’est pas nommée saine d’après une santé qui lui serait inhérente, mais d’après la santé de l’animal signifiée par elle. Or on dit que la créature est bonne par référence à la bonté première, parce que chaque chose est appelée bonne pour autant qu’elle est dérivée du bien premier, comme dit Boèce au livre des Semaines. La créature n’est donc pas nommée bonne d’après quelque bonté formelle qui existerait en elle, mais d’après la bonté divine elle-même.

 

Saint Augustin dit au huitième livre sur la Trinité : « Ceci est bien, cela est bien. Supprime le ceci et le cela, et vois, si tu le peux, le bien même : alors tu verras Dieu, qui ne tient pas sa bonté d’un autre bien, mais est la bonté de tout bien. » Or toutes choses sont appelées bonnes d’après le bien même qui est la bonté de tout bien. C’est donc d’après la divine bonté, dont il parle, que toutes choses sont appelées bonnes.

 

Puisque toute créature est bonne, elle est bonne soit par une bonté qui lui est inhérente, soit par la seule bonté première. Si c’est par une bonté qui lui est inhérente, alors, puisque cette bonté est aussi une certaine créature, elle-même aussi sera bonne ; donc, soit par la bonté qu’elle est elle-même, soit par une autre. Si c’est par la bonté qu’elle est elle-même, elle sera donc la bonté première : en effet, la définition du bien premier, comme on le voit dans la citation de saint Augustin susmentionnée, est d’être bon par soi-même ; et ainsi, on obtient ce qu’on cherchait : la créature est bonne par la bonté première. Mais si cette bonté est bonne par une autre bonté, la même question demeure à son sujet : donc, ou bien il faudra remonter à l’infini, ce qui est impossible, ou bien il faudra arriver à une bonté nommant la créature, et qui est bonne par elle-même : et ce sera la bonté première. Il est donc nécessaire, de toute façon, que la créature soit bonne par la bonté première.

 

Selon Anselme, toute chose vraie est vraie par la vérité première. Or la bonté première est aux choses bonnes ce que la vérité première est aux choses vraies. Toutes choses sont donc bonnes par la bonté première.

 

Ce qui n’a pas de pouvoir sur le moins, n’en a pas sur le plus. Or être est moins qu’être bon ; et la créature n’a pas de pouvoir sur l’être, puisque tout être vient de Dieu. Elle n’a donc pas de pouvoir sur le fait d’être bon ; la bonté d’après laquelle une chose est appelée bonne n’est donc pas une bonté créée.

 

Être, suivant saint Hilaire, est propre à Dieu. Or le propre est ce qui convient à un seul. Il n’y a donc pas d’autre être que Dieu même. Or toutes choses sont bonnes en tant qu’elles ont l’être. Toutes choses sont donc bonnes par l’être divin lui-même, qui est sa bonté.

 

La bonté première n’ajoute rien à la bonté ; sinon la bonté première serait composée. Or il est vrai que toutes choses sont bonnes par la bonté. Il est donc également vrai que toutes choses sont bonnes par la bonté première.

 

[Le répondant] disait lui-même que la bonté première ajoute à la bonté absolue dans sa notion et non dans la réalité. En sens contraire : la notion à laquelle rien ne correspond dans la réalité est inutile et vaine. Or elle n’est pas vaine, la notion par laquelle nous pensons la bonté première. Si donc elle ajoute quelque chose dans la notion, elle ajoutera aussi dans la réalité : ce qui est impossible ; et ainsi, elle n’ajoute pas même dans la notion. Et de la sorte, on dira que toutes choses sont bonnes par la bonté première, comme elles le sont aussi par la bonté absolue.

 

 

En sens contraire :

 

Toutes choses sont bonnes en tant qu’elles sont des étants, car, suivant saint Augustin, « c’est dans la mesure où nous sommes que nous sommes bons ». Or ce n’est pas d’après l’essence première que toutes choses sont formellement appelées étants, mais d’après l’essence créée. Ce n’est donc pas non plus par la bonté première que toutes choses sont bonnes formellement, mais par la bonté créée.

 

Le variable n’est pas formellement déterminé par l’invariable, puisqu’ils sont opposés. Or toute créature est variable, tandis que la bonté première est invariable. Ce n’est donc pas d’après la bonté première que la créature est appelée bonne formellement.

 

Toute forme est proportionnée à son perfectible. Or la bonté première, puisqu’elle est infinie, n’est pas proportionnée à la créature, puisque celle-ci est finie. Ce n’est donc pas d’après la bonté première que la créature est appelée bonne formellement.

 

Selon saint Augustin au huitième livre sur la Trinité, chap. 3, toutes les choses créées « sont bonnes par participation du bien ». Or la bonté première n’est pas elle-même par participation du bien, car elle est la bonté totale et parfaite. Ce n’est donc pas par la bonté première que toutes choses sont bonnes formellement.

 

On dit que la créature a un vestige de la Trinité, en tant qu’elle est une, vraie et bonne ; et ainsi, le bien relève du vestige. Or le vestige et ses parties sont quelque chose de créé. La créature est donc bonne par une bonté créée.

 

La bonté première est très simple. Elle n’est donc ni composée en soi, ni composable avec autre chose ; et ainsi, elle ne peut être la forme de quelque chose, puisque la forme entre en composition avec ce dont elle est la forme. Or la bonté par laquelle on dit que des choses sont bonnes, est une certaine forme, puisque tout être vient de la forme. Ce n’est donc pas par la bonté première que les créatures sont bonnes formellement.

 

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a eu diverses positions. Certains, conduits par des arguments sans valeur, se sont égarés au point de poser que Dieu était la substance de n’importe quelle réalité. Et  certains parmi eux, comme David de Dinant, ont posé qu’il était identique à la matière prime. D’autres, par contre, ont posé qu’il était la forme de n’importe quelle réalité. Mais assurément, la fausseté de cette erreur se découvre tout de suite. En effet, tous ceux qui parlent de Dieu pensent qu’il est le principe effectif de toutes choses, puisqu’il est nécessaire que tous les étants dérivent d’un unique étant premier. Or la cause efficiente, suivant l’enseignement du Philosophe au deuxième livre de la Physique, n’entre pas avec la cause matérielle dans le même sujet, puisqu’elles ont des notions contraires ; en effet, chaque chose est agissante pour autant qu’elle est en acte, tandis que la définition de la matière est d’être en puissance. L’efficient et la forme de l’effet, quant à eux, sont spécifiquement identiques, dans la mesure où tout agent produit son semblable, mais non identiques numériquement, car le même ne peut faire et être fait. De cela il ressort que l’essence divine elle-même n’est ni la matière ni la forme d’une réalité, en sorte que la créature ne peut être appelée formellement bonne d’après elle comme d’après une forme unie.

 

En revanche, n’importe quelle forme est une certaine ressemblance de Dieu. Voilà pourquoi les platoniciens ont affirmé que toutes choses sont bonnes formellement par la bonté première, non comme par une forme unie, mais comme par une forme séparée. Et pour comprendre ceci, il faut savoir que les choses qui peuvent être séparées dans l’intelligence, Platon les posait séparées aussi dans l’être ; et ainsi, de même que l’homme peut être pensé en dehors de Socrate et Platon, de même il posait que l’homme existe en dehors de Socrate et de Platon, et il l’appelait « homme par soi », et « idée de l’homme », par la participation de laquelle Socrate et Platon étaient appelés hommes. Or, de même qu’il trouvait un homme commun à Socrate et à Platon, et à tous les autres, de même aussi il trouvait que le bien était commun à tous les biens, et que le bien pouvait être pensé sans que l’on pense ce bien ou cet autre ; et c’est pourquoi il posait que le bien était séparé, en dehors de tous les biens particuliers : et il posait que celui-ci était le bien par soi, ou l’idée du bien, par la participation de laquelle toutes choses seraient appelées des biens ; comme le montre le Philosophe au premier livre de l’Éthique. Mais il y avait cette différence entre l’idée du bien et l’idée de l’homme, que l’idée de l’homme ne s’étendait pas à toutes choses, tandis que l’idée du bien s’étendait à tout, même aux idées. Car l’idée même du bien est aussi un certain bien particulier. Voilà pourquoi il était nécessaire de dire que le bien par soi était lui-même le principe universel de toutes les réalités, lequel est Dieu. Il s’ensuit donc, suivant cette opinion, que toutes choses seraient nommées bonnes d’après la bonté première elle-même, qui est Dieu, de même que Socrate et Platon, selon Platon, étaient appelés hommes par participation de l’homme séparé, non d’après une humanité qui leur fût inhérente.

 

Et c’est en quelque sorte cette opinion que les porrétains ont suivie. En effet, ils disaient que le bien est prédiqué de la créature simplement, lorsque nous disons : « l’homme est bon », et avec un ajout, lorsque nous disons : « Socrate est un homme bon ». Ils disaient donc que la créature est appelée bonne simplement, non d’après une bonté inhérente mais d’après la bonté première, comme si la bonté absolue et commune était elle-même la bonté divine ; mais lorsque la créature est appelée ce bien ou cet autre, elle est nommée d’après la bonté créée, car les bontés particulières créées sont comme les idées particulières, suivant Platon. Mais cette position est réprouvée de plusieurs façons par le Philosophe : d’une part par la raison que les quiddités et les formes des réalités sont dans les réalités particulières elles-mêmes, et ne sont pas séparées d’elles, comme cela est prouvé de multiples façons au septième livre de la Métaphysique ; d’autre part, même en supposant les idées, il prouve que cette position serait sans fondement spécialement dans le cas du bien, parce que le bien ne se dit pas univoquement des choses bonnes, et qu’à de telles choses ne correspondait pas une idée unique, selon Platon ; et c’est par cette voie que le Philosophe s’oppose à lui au premier livre de l’Éthique.

 

Cependant, en ce qui concerne spécialement notre propos, la fausseté de la position susdite apparaît ainsi : tout agent se trouve produire son semblable ; si donc la bonté première est cause de tous les biens, il est nécessaire qu’elle imprime sa ressemblance dans toutes les réalités causées, et ainsi, chaque chose sera appelée bonne comme d’après une forme inhérente, par la ressemblance du souverain bien qui lui est donnée, et en outre d’après la bonté première comme d’après le modèle et la cause de toute bonté créée. Et moyennant cela, l’opinion de Platon peut se soutenir. Ainsi donc, nous disons, suivant l’opinion commune, que toutes choses sont bonnes formellement par une bonté créée comme par une forme inhérente, et par la bonté incréée comme par une forme exemplaire.

 

 

Réponse aux objections :

 

Comme on l’a déjà mentionné, la raison pour laquelle les créatures ne seraient pas bonnes si l’on ne pensait la bonté en Dieu, est que la bonté de la créature est une reproduction de la bonté divine ; il ne s’ensuit donc pas que la créature soit appelée bonne d’après la bonté incréée, si ce n’est comme d’après une forme exemplaire.

 

De deux façons une chose est nommée par référence à une autre chose. D’abord quand le rapport lui-même est la notion de la dénomination, et c’est ainsi que l’urine est appelée saine par rapport à la santé de l’animal. En effet, la notion de sain, dans le sens où il est prédiqué de l’urine, est d’être le signe de la santé de l’animal. Et en de telles choses, ce qui est nommé par référence à autre chose n’est pas nommé d’après une forme qui lui serait inhérente, mais d’après quelque chose d’extérieur auquel il est rapporté. Ensuite, une chose est nommée par référence à autre chose, quand le rapport n’est pas la notion de la dénomination, mais la cause, comme si l’air était appelé éclairant d’après le soleil : non que le rapport même de l’air au soleil soit la clarté de l’air, mais parce que l’opposition directe de l’air au soleil est la cause de ce qu’il éclaire. Et c’est de cette façon que la créature est appelée bonne par référence à Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Saint Augustin suit sur de nombreux points l’opinion de Platon, autant que cela peut se faire dans la vérité de la foi ; voilà pourquoi ses paroles sont à entendre ainsi : il est dit que la divine bonté elle-même est la bonté de tout bien, en tant qu’elle est la cause efficiente première et exemplaire de tout bien, sans que soit exclue la bonté créée d’après laquelle les créatures sont nommées bonnes comme d’après une forme inhérente.

 

Le cas des formes générales n’est pas le même que celui des formes spéciales. Dans les formes spéciales, en effet, la prédication du concret sur l’abstrait n’est pas admise, de sorte que l’on ne dit pas : « la blancheur est blanche », ni : « la chaleur est chaude », ainsi que Denys le montre clairement au deuxième chapitre des Noms divins. Mais dans les formes générales, une telle prédication est admise : nous disons en effet que l’essence est un étant, que la bonté est bonne, l’unité une, et ainsi de suite. La raison en est que ce qui rentre en premier dans l’appréhension de l’intelligence est l’étant ; il est donc nécessaire que l’intelligence attribue ce qu’est l’étant à tout ce qui est appréhendé par elle. Voilà pourquoi lorsqu’elle appréhende l’essence de quelque étant, elle dit que cette essence est un étant ; et semblablement chaque forme générale ou spéciale, ainsi : « la bonté est un étant, la blancheur est un étant, etc. » Et parce qu’il y a des choses qui accompagnent inséparablement la notion d’étant, comme l’un, le bien, etc., il est nécessaire que ces choses, pour la même raison que l’étant, soient prédiquées de n’importe quelle chose appréhendée. C’est pourquoi nous disons : « l’essence est une et bonne » ; et semblablement nous disons : « l’unité est une et bonne » ; et de même aussi pour la bonté et la blancheur, et pour n’importe quelle forme générale ou spéciale. Mais le blanc, parce qu’il est spécial, n’accompagne pas inséparablement la notion d’étant ; la forme de blancheur peut donc être appréhendée sans qu’il lui soit attribué d’être blanc ; c’est pourquoi nous ne sommes pas contraints à dire : « la blancheur est blanche ». Le blanc se dit en effet d’une seule façon, tandis que l’étant, l’un, le bien et les autres choses de ce genre, qu’il est nécessaire de dire de n’importe quelle chose appréhendée, se disent de multiples façons. En effet, une chose est appelée étant, parce qu’elle subsiste en soi ; une autre, comme la forme, parce qu’elle est le principe de la subsistance ; une autre, comme la qualité, parce qu’elle est la disposition de ce qui subsiste ; une autre, comme la cécité, parce qu’elle est la privation de la disposition de ce qui subsiste. Voilà pourquoi lorsque nous disons : « l’essence est un étant », si l’on raisonne ainsi : « donc elle est un étant par quelque chose, soit par soi-même soit par autre chose », la conséquence n’est pas valable, car on ne disait pas « être un étant » à la façon dont quelque chose qui subsiste dans son être est un étant, mais comme ce par quoi quelque chose est. Il n’est donc pas nécessaire de chercher comment l’essence elle-même est par quelque chose, mais comment quelque chose d’autre est par l’essence. Semblablement, lorsque l’on dit que la bonté est bonne, elle n’est pas appelée bonne comme si elle subsistait dans la bonté, mais comme nous appelons bon ce par quoi quelque chose est bon. Et ainsi, il n’est pas nécessaire de se demander si la bonté est bonne par la bonté qu’elle est elle-même ou par une autre, mais si, par la bonté elle-même, il est quelque chose de bon qui soit autre que la bonté elle-même, comme c’est le cas dans les créatures ; ou qui soit identique à la bonté elle-même, comme c’est le cas en Dieu.

 

De même aussi, il faut distinguer au sujet de la vérité : toutes choses sont vraies par la vérité première comme par le premier modèle, bien qu’elles soient vraies par la vérité créée comme par une forme inhérente. Mais cependant, le cas de la vérité n’est pas le même que celui de la bonté. En effet, la notion même de vérité consiste dans une certaine adéquation ou commensuration. Or une chose est nommée mesurée ou commensurée d’après quelque chose d’extérieur, comme l’étoffe d’après la brasse. Et c’est ainsi qu’Anselme pense que toutes choses sont vraies par la vérité première : en tant que chaque chose est commensurée à l’intelligence divine lorsqu’elle accomplit ce pour quoi la divine providence l’a ordonnée ou connue d’avance. Par contre, la notion de bonté ne consiste pas dans une commensuration ; il n’en va donc pas de même.

 

La créature n’a pas de pouvoir sur l’être en sorte qu’elle ait l’être par elle-même ; elle a cependant quelque pouvoir sur l’être dans la mesure où elle est le principe formel de l’être, car ainsi, n’importe quelle forme a un pouvoir sur l’être. Et c’est aussi de cette façon, comme principe formel, que la bonté créée a un pouvoir sur le fait d’être bon.

 

Lorsque l’on dit : « être est propre à Dieu », il ne faut pas comprendre qu’il n’y a pas d’autre être que l’être incréé ; mais que seul cet être est dit proprement être, parce que, en raison de son immuabilité, il ne connaît pas l’être passé ni l’être futur. L’être de la créature est dit être, par une certaine ressemblance à l’être premier, puisqu’il est mélangé d’être passé ou d’être futur, en raison de la variabilité de la créature. Ou bien l’on peut répondre qu’être est propre à Dieu parce que Dieu seul est son être ; quoique d’autres choses aient l’être, lequel être n’est pas l’être divin.

 

La bonté première n’ajoute rien à la bonté absolue quant à la réalité ; mais elle ajoute quelque chose quant à la notion.

 

Comme dit le commentateur du livre des Causes, la bonté pure elle-même est individuée et se sépare d’avec toutes les autres par le fait même qu’elle n’admet pas d’addition. En effet, il n’entre pas absolument dans la notion de bonté d’admettre ou non l’addition. Car s’il entrait dans sa notion d’admettre l’addition, alors n’importe quelle bonté admettrait l’addition, et aucune ne serait la bonté pure. De même aussi, s’il entrait dans sa notion de ne pas admettre l’addition, aucune bonté ne l’admettrait, et toute bonté serait la bonté pure, tout comme ni le raisonnable ni l’irrationnel n’entre dans la notion d’animal. Voilà pourquoi le fait même de ne pas pouvoir admettre l’addition contracte la bonté absolue, et distingue la bonté première, qui est la bonté pure, des autres bontés. Ne pas admettre l’addition, puisque c’est une négation, est un étant de raison, et cependant il est fondé sur la simplicité de la bonté première. Il ne s’ensuit donc pas que la notion soit inutile et vaine.

Article 5 : Le bien créé est-il bon par son essence ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Ce sans quoi une réalité ne peut exister, semble être essentiel à celle-ci. Or la créature ne peut exister sans la bonté, car il ne peut exister quelque chose de créé par Dieu qui ne soit bon. La créature est donc bonne par essence.

 

C’est au même [principe] que la créature doit d’être et d’être bonne, car par le fait même qu’elle a l’être, elle est bonne, comme on l’a déjà montré. Or la créature a l’être par son essence. Elle est donc bonne aussi par son essence.

 

Tout ce qui convient à quelque réalité en tant que telle, lui est essentiel. Or le bien convient à la créature en tant qu’elle est, car, comme dit saint Augustin, « c’est dans la mesure où nous sommes que nous sommes bons ». La créature est donc bonne par son essence.

 

Puisque la bonté est une certaine forme créée inhérente à la créature, comme on l’a montré, elle sera une forme soit substantielle, soit accidentelle. Dans ce dernier cas, la créature pourra être un jour sans elle ; mais on ne peut pas dire cela de la créature. Il reste donc que la bonté est une forme substantielle. Or toute forme de ce genre est soit l’essence de la réalité, soit une partie de l’essence. La créature est donc bonne par son essence.

 

Selon Boèce au livre des Semaines, les créatures sont bonnes en tant qu’elles sont dérivées du bien premier. Or c’est par leur essence qu’elles sont dérivées du bien premier. Elles sont donc bonnes par leur essence

 

Ce d’après quoi l’on nomme est toujours plus simple ou aussi simple que ce qui est nommé. Or aucune forme ajoutée à l’essence n’est plus simple ou aussi simple que l’essence elle-même. Celle-ci n’est donc nommée d’après aucune forme ajoutée à elle ; en effet, nous ne pouvons pas dire que l’essence soit blanche. Or l’essence même de la réalité est nommée d’après la bonté ; car n’importe quelle essence est bonne. La bonté n’est donc pas une forme ajoutée à l’essence ; et ainsi, n’importe quelle créature est bonne par son essence.

 

Tout comme l’un, le bien est convertible avec l’étant. Or l’unité d’après laquelle on parle de l’un qui est convertible avec l’étant, ne désigne pas une forme ajoutée à l’essence de la réalité, comme dit le Commentateur au quatrième livre de la Métaphysique, mais chaque réalité est une par son essence. Chacune est donc également bonne par son essence.

 

Si la créature est bonne par quelque bonté ajoutée à l’essence, alors, puisque tout ce qui est, est bon, cette bonté aussi sera bonne, puisqu’elle est une certaine réalité. Non par une autre bonté, car alors on irait à l’infini, mais par son essence. Donc, pour la même raison, on pourra poser que la créature elle-même était bonne par son essence.

 

 

En sens contraire :

 

Rien de ce qui est dit d’une chose par participation, ne lui convient par son essence. Or la créature est appelée bonne par participation, comme le montre clairement saint Augustin au huitième livre sur la Trinité, chap. 3. La créature n’est donc pas bonne par son essence.

 

Tout ce qui est bon par son essence, est un bien substantiel. Or les créatures ne sont pas des biens substantiels, comme le montre clairement Boèce au livre des Semaines. Les créatures ne sont donc pas bonnes par essence.

 

Si une chose est prédiquée essentiellement d’un sujet, quel qu’il soit, l’opposé de cette chose ne peut être prédiqué de ce sujet. Or l’opposé du bien, qui est le mal, est prédiqué de quelque créature. La créature n’est donc pas bonne par essence.

 

 

Réponse :

 

Selon trois auteurs, il est nécessaire de dire que les créatures ne sont pas bonnes par essence mais par participation : ce sont saint Augustin, Boèce et l’auteur du livre des Causes, qui dit que Dieu seul est la bonté pure. Cependant, c’est par des raisons différentes qu’ils sont portés à cette unique position.

 

Pour le voir clairement, il faut savoir que, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de même que l’être se diversifie en substantiel et accidentel, de même aussi la bonté se diversifie, avec cependant cette différence entre les deux : être un étant dans l’absolu se dit d’une chose pour son être substantiel, mais pour l’être accidentel on ne parle pas d’être dans l’absolu ; aussi, puisque la génération est le mouvement vers l’être, lorsque quelque chose reçoit l’être substantiel on dit qu’il est généré au plein sens du terme, mais lorsqu’il reçoit l’être accidentel on dit qu’il est généré à un certain point de vue. Et il en est de même pour la corruption, par laquelle l’être est perdu. Mais pour le bien, c’est l’inverse. Car relativement à la bonté substantielle une chose est appelée bonne à un certain point de vue, tandis que relativement à l’accidentelle une chose est appelée bonne au plein sens du terme. C’est pourquoi nous disons que l’homme injuste est bon non pas au plein sens du terme, mais à un certain point de vue, en tant qu’il est homme ; en revanche, nous disons que l’homme juste est bon au plein sens du terme. Et voici la raison de cette différence. On dit de chaque chose qu’elle est un étant, en tant qu’elle est considérée de façon absolue ; mais qu’elle est bonne — ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit — par un rapport aux autres. Or une chose est perfectionnée en elle-même pour subsister par les principes essentiels ; mais pour se rapporter comme elle le doit à tout ce qui est hors d’elle, elle est perfectionnée uniquement par l’intermédiaire des accidents ajoutés à l’essence : car les opérations par lesquelles une chose est en quelque sorte unie à une autre procèdent de l’essence par l’intermédiaire des vertus ajoutées à l’essence ; aussi n’acquiert-elle la bonté dans l’absolu que dans la mesure où elle est complétée dans les principes substantiels et dans les accidentels. Or tout ce que la créature a de perfection par les principes essentiels et accidentels réunis ensemble, tout cela, Dieu l’a par son unique être simple. En effet, son essence est sa sagesse, et sa justice, et sa force, et autres choses semblables qui, en nous, sont ajoutées à l’essence. Voilà pourquoi la bonté absolue elle-même est en Dieu identique à son essence, tandis qu’en nous elle est considérée comme associée aux choses qui s’ajoutent à l’essence. Et c’est pourquoi la bonté complète et absolue augmente et diminue et est totalement ôtée, mais non en Dieu ; quoique la bonté substantielle demeure toujours en nous. Et c’est de cette façon que saint Augustin semble dire que Dieu est bon par essence et non par participation.

 

Mais il se trouve encore une autre différence entre la bonté de Dieu et la nôtre. La bonté essentielle n’est pas envisagée dans une considération absolue de la nature, mais dans l’être de celle-ci ; car l’humanité n’inclut la notion de bien ou de bonté qu’en tant qu’elle a l’être. Or la nature ou l’essence divine est elle-même son être, tandis que la nature ou l’essence de n’importe quelle réalité créée n’est pas son être mais elle est un être participant d’autre chose. Et ainsi, en Dieu est l’être pur, car Dieu même est son être subsistant, tandis que dans la créature est un être reçu ou participé. Par conséquent, à supposer que la bonté absolue soit dite de la réalité créée dans son être substantiel, elle continuerait néanmoins encore à avoir la bonté par participation, comme elle a aussi un être participé ; tandis que Dieu est la bonté par essence, en tant que son essence est son être. Et telle semble être l’intention du philosophe au livre des Causes, qui dit que seule la bonté divine est la bonté pure.

 

Mais il se trouve encore une autre différence entre la bonté divine et celle de la créature. La bonté inclut la notion de cause finale. Or Dieu est cause finale, puisqu’il est la fin ultime de tout, comme aussi le premier principe de tout. Par conséquent il est nécessaire que toute autre fin n’inclue la relation ou la notion de fin que dans une relation à la cause première, car la cause seconde n’influe sur l’effet que si l’on présuppose l’influx de la cause première, comme cela est clairement montré au livre des Causes. Et donc le bien, qui inclut la notion de fin, ne peut être dit de la créature qu’en présupposant la relation du Créateur à la créature. Donc, supposé que la créature soit son être même, comme Dieu est son être, l’être de la créature n’inclurait cependant pas encore la notion de bien, à moins de présupposer la relation au Créateur ; et c’est pourquoi elle serait encore appelée bonne par participation et non absolument dans ce qu’elle est. Mais l’être divin, qui est bon sans rien présupposer d’autre, est bon par soi-même ; et telle semble être l’intention de Boèce au livre des Semaines.

 

 

Réponse aux objections :

 

La créature ne peut pas ne pas être bonne par la bonté essentielle, qui est la bonté à un certain point de vue ; elle peut cependant ne pas être bonne par la bonté accidentelle, qui est la bonté absolue et simple. De plus, cette bonté qui est envisagée dans l’être substantiel n’est pas l’essence même de la réalité, mais un être participé ; et cela, même en présupposant la relation à l’être premier subsistant par soi.

 

Ce qui donne l’être à la réalité, lui donne aussi le bien à un certain point de vue, c’est-à-dire dans l’être substantiel ; mais il ne lui donne pas formellement d’avoir l’être au plein sens du terme, ni l’« être bon » au plein sens du terme, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et pour cette raison l’argument n’est pas concluant.

 

& Et il faut répondre de même aux troisième et quatrième objections.

 

La créature vient de Dieu non seulement dans son essence, mais aussi dans son être, en lequel consiste surtout la notion de bonté substantielle, et aussi dans les perfections ajoutées, en lesquelles consiste la bonté absolue ; et ces choses ne sont pas l’essence de la réalité. De plus, le rapport même par lequel l’essence de la réalité est rapportée à Dieu comme au principe, est autre que l’essence.

 

L’essence est appelée bonne de la même façon que l’étant ; donc, de même qu’elle a l’être par participation, de même aussi elle est bonne par participation. En effet, l’être et le bien pris communément sont plus simples que l’essence, parce qu’ils sont aussi plus communs, puisqu’ils se disent non seulement de l’essence, mais encore de ce qui subsiste par l’essence, et aussi des accidents eux-mêmes.

 

L’un qui est convertible avec l’étant, se dit sous l’aspect d’une négation, qu’il ajoute à l’étant ; le bien, lui, n’ajoute pas de négation à l’étant, mais sa notion consiste en une position : voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

La bonté de la réalité est appelée bonne de la même façon que l’être de la réalité est appelé étant : non qu’elle ait un autre être, mais parce que c’est d’après cet être que la réalité est dite être, et parce que c’est d’après cette bonté que la réalité est appelée bonne. Donc, de ce que l’être de la substance de la réalité n’est pas appelé étant d’après un autre être que lui, il ne suit pas qu’elle-même ne soit pas nommée d’après un être qu’elle n’est pas ; et de même, cet argument ne vaut pas non plus pour la bonté. Mais il vaut pour l’unité, à propos de laquelle le Commentateur l’introduit au quatrième livre de la Métaphysique, car l’un se comporte indifféremment à l’égard de l’essence ou de l’être ; l’essence de la réalité est donc une par elle-même, non à cause de son être, et ainsi, elle n’est pas une par quelque participation, comme cela se produit pour l’étant et le bien.

Article 6 : Le bien de la créature consiste-t-il en un mode, une espèce et un ordre, comme dit saint Augustin ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le bien inclut la notion de fin, suivant le Philosophe. Or toute la notion de fin consiste dans un ordre. Toute la notion de bien consiste donc aussi dans un ordre ; et ainsi, les deux autres sont superflus.

 

L’étant, le bien et l’un diffèrent dans leurs concepts. Or la notion d’étant consiste en une espèce, et celle de l’un consiste en un mode. La notion de bien ne consiste donc pas en une espèce ni en un mode.

 

L’espèce désigne la cause formelle. Or, selon certains, le bien et le vrai se distinguent en ce que le vrai implique la notion de cause formelle, et le bien celle de cause finale. L’espèce n’appartient donc pas à la notion de bien.

 

Puisque le bien et le mal sont opposés, on les envisage à propos du même sujet. Or, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, « le mal en son entier se trouve déterminé par la privation de toute espèce ». Toute la notion du bien consiste donc dans la position de l’espèce ; et ainsi, à ce qu’il semble, le mode et l’ordre sont superflus.

 

Le mode fait partie des choses qui accompagnent la réalité. Or il est une bonté qui appartient à l’essence de la réalité. Le mode n’entre donc pas dans la notion de bien.

 

Ce que Dieu peut faire par un seul, il ne le fait pas par plusieurs. Or Dieu a pu faire la créature par l’un de ces trois, car l’un quelconque d’entre eux est d’une certaine bonté. Il n’est donc pas nécessaire que n’importe lequel de ces trois soit requis pour la notion de bien.

 

 Si ces trois choses entrent dans la notion de bonté, alors il est nécessaire qu’elles soient en n’importe quel bien. Or l’une quelconque de ces trois choses est bonne. Elles sont donc en n’importe laquelle d’entre elles ; et ainsi, l’une ne doit pas être opposée à l’autre.

 

Si ces trois choses sont bonnes, il est nécessaire qu’elles aient mode, espèce et ordre. Il y aura donc un mode pour le mode, et une espèce pour l’espèce, et ainsi à l’infini.

 

 Le mode, l’espèce et l’ordre sont diminués par le péché, suivant saint Augustin. Or la bonté substantielle de la réalité n’est pas diminuée par le péché. La notion de bien ne consiste donc pas universellement dans les trois choses susdites.

 

10° Ce qui entre dans la notion de bien ne reçoit pas la prédication du mal. Or ces trois choses reçoivent la prédication du mal, suivant saint Augustin au livre sur la Nature du bien : l’on dit en effet « un mauvais mode, une mauvaise espèce, etc. ». La notion de bien ne consiste donc pas dans ces trois choses.

 

11° Saint Ambroise dit dans l’Hexaëméron que « la nature de la lumière n’est pas dans le nombre, le poids et la mesure, comme pour une autre créature ». Or par ces trois, suivant saint Augustin, sont constituées les trois choses dont nous parlons. Puis donc que la lumière est bonne, la notion de bien n’inclut pas les trois choses dont nous parlons.

 

12° Selon saint Bernard, le mode de la charité est de n’avoir pas de mode ; et cependant, la charité est bonne. Elle ne requiert donc pas les trois choses susdites.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Nature du bien que « là où ces trois sont grands, les biens sont grands ; où ils sont petits, les biens sont petits ; où ils sont nuls, il n’y a aucun bien ». La notion de bien consiste donc dans ces trois.

 

Saint Augustin dit dans le même livre que des choses sont appelées bonnes dans la mesure où elles sont « modérées, formées, ordonnées ».

 

La créature est appelée bonne d’après un rapport à Dieu, comme le veut Boèce au livre des Semaines. Or Dieu a, touchant la créature, une relation de triple cause : l’efficiente, la finale et la formelle exemplaire. Par conséquent, on dit aussi que la créature est bonne par une relation à Dieu quant à cette triple cause. Or, en tant qu’elle est comparée à Dieu comme à une cause efficiente, elle a un mode qui lui est prédéterminé par Dieu ; comparée à lui comme à une cause exemplaire, elle a une espèce ; et comparée à lui comme à une fin, elle a un ordre. Le bien de la créature consiste donc en un mode, une espèce et un ordre.

 

Toutes les créatures sont ordonnées à Dieu par l’intermédiaire de la créature raisonnable, qui est seule capable de la béatitude. Et il en est ainsi pour autant que cela est connu par la créature raisonnable. Puis donc que la créature est bonne par ceci qu’elle est ordonnée à Dieu, trois choses sont requises pour qu’elle soit bonne : qu’elle soit existante, qu’elle soit connaissable, qu’elle soit ordonnée. Or elle est existante par quelque mode, connaissable par l’espèce, et ordonnée par l’ordre. C’est donc en ces trois choses que consiste le bien de la créature.

 

Il est dit en Sag. 11, 21 : « vous avez tout réglé avec mesure, nombre et poids ». Or, suivant saint Augustin au quatrième livre sur la Genèse au sens littéral, « la mesure assigne à toute chose sa limite, le nombre lui donne sa forme, et le poids son ordre ». La bonté de la créature consiste donc en ces trois : le mode, l’espèce et l’ordre, puisque la créature est bonne pour autant qu’elle est disposée par Dieu.

 

 

Réponse :

 

La notion de bien consiste dans les trois choses en question, suivant ce que dit saint Augustin.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir qu’un nom peut impliquer un rapport de deux façons. D’abord, en sorte que le nom soit donné pour signifier le rapport lui-même, comme le nom de père, ou de fils, ou la paternité elle-même. En revanche, on dit de certains noms qu’ils impliquent un rapport, parce qu’ils signifient une réalité d’un certain genre, qu’accompagne le rapport, bien que le nom ne soit pas donné pour signifier le rapport lui-même ; par exemple, le nom de science est donné pour signifier une certaine qualité, que suit un certain rapport, mais non pour signifier le rapport lui-même. Et c’est de cette façon que la notion de bien implique un rapport : non que le nom même de bien signifie le seul rapport lui-même, mais il signifie ce que le rapport accompagne, avec le rapport lui-même. Or le rapport impliqué dans le nom de bien est la relation de cause de perfection, en ce sens qu’une chose est de nature à perfectionner non seulement selon la nature de l’espèce, mais aussi selon l’être qu’elle a dans la réalité ; car c’est de cette façon que la fin perfectionne ce qui lui est ordonné. Mais puisque les créatures ne sont pas leur être, il est nécessaire qu’elles aient un être reçu ; et par conséquent, leur être est fini et déterminé par la mesure de ce en quoi il est reçu.

 

Ainsi donc, parmi ces trois choses que pose saint Augustin, la dernière, qui est l’ordre, est le rapport qu’implique le nom de bien, tandis que les deux autres, l’espèce et le mode, causent ce rapport. En effet, l’espèce se rapporte à la nature même de l’espèce, qui, parce qu’elle a l’être en quelque chose, est reçue avec un certain mode déterminé, puisque tout ce qui est en quelque chose, est en lui suivant le mode d’être de ce qui reçoit. Ainsi donc, chaque bien, en tant qu’il est cause de perfection selon la nature de l’espèce en même temps que selon l’être, a un mode, une espèce et un ordre. Une espèce quant à la nature même de l’espèce, un mode quant à l’être, un ordre quant à la relation même de cause de perfection.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cet argument serait probant si le nom de bien était donné pour signifier la relation elle-même ; ce qui est faux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et pour cette raison, l’argument n’est pas concluant.

 

Le bien diffère de l’étant et de l’un par la notion, non pas comme s’ils avaient des notions opposées, mais parce que la notion de bien inclut les notions d’étant et d’un, et ajoute quelque chose.

 

Selon le Philosophe au huitième livre de la Métaphysique, de même que dans les nombres n’importe quelle unité ajoutée ou ôtée change l’espèce du nombre, de même dans les définitions n’importe quel ajout ou retranchement établit une espèce différente. C’est donc seulement par l’espèce même que la notion de vrai est établie, en tant que le vrai perfectionne selon la seule nature de l’espèce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; mais c’est par l’espèce en même temps que par le nombre qu’est établie la notion de bien, qui est cause de perfection non seulement selon l’espèce mais aussi selon l’être.

 

Lorsque saint Augustin dit que le mal en son entier se trouve déterminé par la privation de toute espèce, il n’exclut pas les deux autres : car, comme il le dit lui-même dans le même livre, « là où il y a espèce, il y a nécessairement mode ». L’ordre, lui aussi, s’ensuit de l’espèce et du mode. Mais saint Augustin nomme seulement l’espèce, parce que les deux autres s’ensuivent de l’espèce elle-même.

 

Partout où une chose est reçue, il est nécessaire qu’il y ait un mode, puisque ce qui est reçu est limité par ce qui reçoit ; aussi, puisque l’être de la créature, tant accidentel qu’essentiel, est reçu, le mode se rencontre non seulement dans les parties accidentelles mais aussi dans les substantielles.

 

Puisque la notion de bien est établie dans ces trois choses, Dieu n’a pas pu faire qu’une chose soit bonne sans qu’elle ait l’espèce, le mode et l’ordre ; de même qu’il n’a pas pu faire qu’il y ait un homme qui ne soit pas un animal raisonnable.

 

 Le mode, l’espèce et l’ordre, chacun d’eux aussi est bon, en disant « bon » non pas au sens où ce qui subsiste dans la bonté est bon, mais au sens où un principe de bonté est bon. Il n’est donc pas nécessaire que chacun d’eux ait un mode, une espèce et un ordre, de même qu’il n’est pas nécessaire que la forme ait une forme, bien qu’elle soit un étant, et que tout étant existe par la forme. Et certains le disent ainsi : lorsque l’on dit que tout a un mode, une espèce et un ordre, cela s’entend des choses créées, non des concréées.

 

On voit dès lors clairement la solution au huitième argument.

 

 Certains disent que le mode, l’espèce et l’ordre, tels qu’ils constituent le bien de la nature, et tels qu’ils sont diminués par le péché dans la mesure où ils concernent le bien moral, sont identiques dans la réalité mais diffèrent dans la notion ; comme il est clair, dans le cas de la volonté, que celle-ci, une et identique, peut être considérée en tant qu’elle est une certaine nature — il y a alors en elle un mode, une espèce et un ordre, qui constituent le bien de la nature — ou bien en tant qu’elle est volonté, telle qu’elle est ordonnée à la grâce : et dans ce cas, il lui est attribué un mode, une espèce et un ordre qui peuvent diminuer par le péché, et qui constituent le bien moral. Ou bien l’on peut répondre mieux : puisque le bien s’ensuit de l’être, et que le bien est constitué par l’espèce, le mode et l’ordre, de même que l’être substantiel est autre que l’accidentel, de même il est assuré que la forme substantielle est autre que l’accidentelle ; et toutes deux ont un mode et un ordre propres.

 

10° Selon saint Augustin dans son livre sur la Nature du bien, si le mode, l’espèce et l’ordre sont appelés mauvais, ce n’est pas qu’ils soient mauvais en eux-mêmes, mais c’est « soit parce qu’ils sont moindres que ce qu’ils devraient être, soit parce qu’ils ne sont pas appropriés aux choses auxquelles ils doivent être appropriés » ; ils sont donc appelés mauvais à cause de quelque privation concernant le mode, l’espèce et l’ordre, mais non par eux-mêmes.

 

11° Puisque la lumière a une espèce et une puissance limitées, la parole de saint Ambroise ne doit pas être entendue comme si la lumière était tout à fait dépourvue de mode, mais en ce sens qu’elle n’est pas déterminée à l’égard des choses corporelles, étant donné qu’elle s’étend à toutes les réalités corporelles, parce que toutes sont de nature ou bien à être éclairées, ou bien à recevoir d’autres effets par la lumière, comme cela est clairement montré par Denys au quatrième chapitre des Noms divins.

 

12° La charité, par son être qu’elle a en un sujet, a un mode, et ainsi, elle est une certaine créature ; mais en tant qu’elle est comparée à l’objet infini qu’est Dieu, elle n’a pas un mode au-delà duquel notre charité ne doive pas opérer.

Question 22 : [L’appétit du bien et la volonté]

 

Introduction

 

Article 1 : Toute chose recherche-t-elle le bien ?

Article 2 : Toute chose recherche-t-elle Dieu même ?

Article 3 : L’appétit est-il une certaine puissance spéciale de l’âme ?

Article 4 : Dans les êtres raisonnables, la volonté est-elle une autre puissance s’ajoutant à l’appétitive de la partie sensitive ?

Article 5 : La volonté veut-elle quelque chose par nécessité ?

Article 6 : La volonté veut-elle par nécessité tout ce qu’elle veut ?

Article 7 : En voulant ce que l’on veut par nécessité, mérite-t-on ?

Article 8 : Dieu peut-il contraindre la volonté ?

Article 9 : Une créature peut-elle changer la volonté, ou imprimer en elle ?

Article 10 : La volonté et l’intelligence sont-elles une même puissance ?

Article 11 : La volonté est-elle une puissance plus haute que l’intelligence, ou est-ce le contraire ?

Article 12 : La volonté meut-elle l’intelligence et les autres puissances de l’âme ?

Article 13 : L’intention est-elle un acte de la volonté ?

Article 14 : Est-ce par le même mouvement que la volonté veut la fin et qu’elle a l’intention des moyens ?

Article 15 : L’élection est-elle un acte de la volonté ?

 

 

Article 1 : Toute chose recherche-t-elle le bien ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’étant se comporte de la même façon à l’égard du vrai et à l’égard du bien, puisqu’il est convertible avec l’un et l’autre ; en outre, l’appétit se rapporte au bien comme la connaissance se rapporte au vrai. Or tout étant ne connaît pas le vrai. Tout étant ne recherche donc pas non plus le bien.

 

Si l’on ôte le précédent, le suivant est ôté. Or, chez l’animal, la connaissance précède l’appétit. Et la connaissance ne s’étend nullement aux choses inanimées au point que nous disions qu’elles connaissent naturellement ; l’appétit ne s’étendra donc pas non plus à ces mêmes choses au point que nous disions qu’elles recherchent naturellement le bien.

 

Selon Boèce au livre des Semaines, l’on dit de chaque chose qu’elle en recherche une autre, en tant qu’elle lui est semblable. Si donc une réalité recherche le bien, il est nécessaire qu’elle soit semblable au bien. Or, puisque les choses semblables sont celles dont la qualité ou la forme est une, il est nécessaire que la forme du bien soit en ce qui recherche le bien. Or il est impossible qu’elle y soit dans son être de nature, car la réalité ne rechercherait plus le bien ; en effet, ce que l’on a, on ne le recherche pas. Il est donc nécessaire que la forme du bien préexiste par mode d’intention en ce qui recherche le bien. Or chaque fois qu’une chose est de cette façon en un sujet, celui-ci est connaissant. L’appétit du bien ne peut donc exister que parmi les sujets connaissants ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Si toute chose recherche le bien, il est nécessaire d’entendre cela du bien que toute chose peut avoir ; car rien ne recherche naturellement ou rationnellement ce qu’il lui est impossible d’avoir. Or le bien qui s’étend à tous les étants n’est autre que l’être. Dire que toute chose recherche le bien équivaut donc à dire que toute chose recherche l’être. Or tout ne recherche pas l’être ; au contraire, aucune chose, semble-t-il ; car toutes ont l’être, et une chose ne recherche que ce qu’elle n’a pas, comme saint Augustin le montre clairement au livre sur la Trinité, ainsi que le Philosophe au premier livre de la Physique. Toute chose ne recherche donc pas le bien.

 

L’un, le vrai et le bien sont également convertibles avec l’étant. Or tous les étants ne recherchent pas l’un et le vrai. Donc le bien non plus.

 

Selon le Philosophe, certains agissent contre la raison alors qu’ils ont une raison droite. Or ils n’agiraient pas s’ils ne recherchaient ou ne voulaient ; et ce qui est contre la raison est mal. Certains recherchent donc le mal ; toute chose ne recherche donc pas le bien.

 

 Le bien que l’on dit recherché par toute chose, d’après le Commentateur au début de l’Éthique, est l’être. Or certains ne recherchent pas l’être, mais plutôt le non-être, ainsi les damnés en enfer, qui désirent même la mort de l’âme afin de n’être plus du tout. Toute chose ne recherche donc pas le bien.

 

Les puissances appétitives sont à leurs objets ce que les appréhensives sont aux leurs. Or la puissance appréhensive doit, pour connaître, être dépouillée de l’espèce de son objet, comme la pupille doit être dépouillée de la couleur. Ce qui recherche le bien doit donc aussi être dépouillé de l’espèce du bien. Or toute chose a l’espèce du bien. Donc rien ne recherche le bien.

 

 Opérer quelque chose pour une fin, cela convient à la fois au Créateur, à la nature et à celui qui agit à dessein. Or le Créateur et celui qui agit à dessein — une créature telle que l’homme — en opérant pour une fin et en désirant ou en aimant le bien, ont la connaissance de la fin ou du bien. Il est donc nécessaire aussi que la nature — qui est comme une intermédiaire entre les deux, puisqu’elle présuppose l’œuvre de la création et qu’elle est présupposée dans l’œuvre de l’art —, si elle doit rechercher la fin pour laquelle elle opère, connaisse celle-ci. Or elle ne la connaît pas. Les réalités naturelles ne recherchent donc pas non plus le bien.

 

10° Tout ce dont on a l’appétit, on le cherche. Or, suivant Platon, on ne peut rien chercher dont on n’a pas la connaissance : par exemple, si quelqu’un cherchait un esclave fugitif sans avoir connaissance de lui, lorsqu’il le trouverait, il ne saurait pas qu’il l’a trouvé. Les choses qui n’ont pas la connaissance du bien n’en ont donc pas l’appétit.

 

11° Rechercher la fin est le propre de ce qui est ordonné à la fin. Or la fin ultime, qui est Dieu, n’est pas ordonnée à la fin. Elle ne recherche donc pas la fin ou le bien ; et ainsi, toute chose ne recherche pas le bien.

 

12° La nature est déterminée à une seule chose. Si donc les réalités recherchent naturellement le bien, elles ne devraient pas rechercher naturellement quelque autre bien. Or toute chose recherche naturellement la paix, comme le montrent clairement saint Augustin au dix-neuvième livre de la Cité de Dieu, et Denys au douzième chapitre des Noms divins ; et en outre toute chose recherche le beau, comme le montre aussi Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Toute chose ne recherche donc pas naturellement le bien.

 

13° De même que l’on recherche la fin quand on ne l’a pas, de même on se délecte en elle une fois qu’on la possède. Or nous ne disons pas que les réalités inanimées se délectent dans le bien. On ne doit donc pas dire non plus qu’elles recherchent le bien.

 

 

En sens contraire :

 

Denys dit au quatrième chapitre des Noms divins : « Les créatures aspirent au “beau et bien” ; ce qu’elles font, elles le font toujours pour un bien, du moins apparent ; elles prennent inévitablement le bien pour mobile et pour but de leurs intentions. »

 

Le Philosophe dit au premier livre de l’Éthique que « certains ont correctement défini le bien en disant que le bien est ce que toute chose recherche ».

 

Tout ce qui agit, agit pour une fin, comme le Philosophe le montre clairement au deuxième livre de la Métaphysique. Or, ce qui agit pour quelque chose, le recherche. Toute chose recherche donc la fin et le bien, qui inclut la notion de fin.

 

Toute chose recherche sa perfection. Or chaque chose, dès lors qu’elle est parfaite, est bonne. Toute chose recherche donc le bien.

 

 

Réponse :

 

Toutes choses recherchent le bien, non seulement celles qui ont une connaissance, mais aussi celles qui en sont dépourvues. Et pour le voir clairement, il faut savoir que certains philosophes anciens ont prétendu que les effets qui ont lieu dans la nature viennent par la nécessité des causes précédentes, sans que les causes naturelles soient mises en accord avec de tels effets ; ce que le Philosophe réprouve ainsi au deuxième livre de la Physique : dans cette hypothèse, si de tels profits et accords n’étaient en aucune façon dans une intention, ils se produiraient par hasard, et ainsi ils auraient lieu non pas la plupart du temps mais dans une moindre mesure, comme les autres choses que nous disons arriver par hasard ; par conséquent, il est nécessaire de dire que toutes les réalités naturelles sont ordonnées et disposées en accord avec leurs effets.

 

Or, de deux façons une chose se trouve être ordonnée ou dirigée comme vers une fin : d’abord par soi-même, comme l’homme qui se dirige lui-même vers le lieu où il tend ; ensuite, par autre chose, comme la flèche qui est envoyée par l’archer vers un lieu déterminé. Seules les choses qui connaissent la fin peuvent être dirigées par elles-mêmes vers une fin ; en effet, il est nécessaire que celui qui dirige ait connaissance de ce vers quoi il dirige. Par contre, même les choses qui ne connaissent pas la fin peuvent être dirigées par autre chose vers une fin déterminée, comme cela est clair dans l’exemple de la flèche. Or cela se produit de deux façons. Parfois, la chose qui est dirigée vers la fin est seulement lancée et mue par celui qui envoie, sans qu’elle reçoive de lui aucune forme par laquelle cette direction ou cette inclination lui convienne ; et une telle inclination est violente : ainsi la flèche est-elle inclinée par l’archer vers une cible déterminée. Parfois, au contraire, ce qui est dirigé ou incliné vers une fin obtient de l’envoyeur ou du moteur une forme par laquelle une telle inclination lui convient : aussi une telle inclination sera-t-elle naturelle, ayant pour ainsi dire un principe naturel ; comme celui qui a donné une pesanteur à la pierre, l’a inclinée à ce qu’elle se porte naturellement vers le bas ; et c’est de cette façon que celui qui génère est un moteur pour les lourds et les légers, suivant le Philosophe au huitième livre de la Physique. Et c’est ainsi que toutes les réalités naturelles sont inclinées vers les choses qui leur conviennent, ayant en elles-mêmes quelque principe d’inclination grâce auquel leur inclination est naturelle, de sorte qu’elles vont en quelque sorte d’elles-mêmes vers les fins convenables, et ne sont pas seulement conduites. En effet, ce sont seulement les réalités violentes qui sont conduites, car elles ne coopèrent en rien au moteur ; mais les réalités naturelles vont aussi vers la fin, en tant qu’elles coopèrent, par le principe mis en elles, à ce qui incline et dirige.

 

Or, ce qui est incliné ou dirigé vers une chose par une autre, est incliné vers ce qui est dans l’intention de celui qui incline ou dirige ; ainsi, la flèche est envoyée vers la cible même qui est dans l’intention de l’archer. Puis donc que toutes les réalités naturelles sont inclinées par une certaine inclination naturelle vers leurs fins par le premier moteur, qui est Dieu, il est nécessaire que ce vers quoi chaque chose est naturellement inclinée soit ce qui est voulu par Dieu, ou dans son intention. Or, puisque Dieu n’a pas d’autre fin de sa volonté que lui-même, et qu’il est lui-même l’essence de la bonté, il est nécessaire que toutes les autres choses soient naturellement inclinées vers le bien. Or rechercher n’est rien d’autre que chercher quelque chose, tendre pour ainsi dire vers une chose en étant ordonné à celle-ci. Puis donc que toutes choses sont ordonnées et dirigées par Dieu vers le bien, et de telle sorte qu’il y ait en chacune un principe par lequel elle-même tend vers le bien, cherchant pour ainsi dire le bien lui-même, il est nécessaire de dire que toute chose recherche naturellement le bien. En effet, si toute chose était inclinée vers le bien sans avoir en soi aucun principe d’inclination, on pourrait la dire conduite vers le bien, mais non recherchant le bien ; au contraire, en raison du principe mis au-dedans, toute chose est dite rechercher le bien, comme tendant spontanément vers le bien : et c’est pourquoi il est dit en Sag. 8, 1 que la divine Sagesse « dispose tout avec douceur », car chaque chose tend de son propre mouvement vers ce à quoi elle est divinement ordonnée.

 

 

Réponse aux objections :

 

Le vrai et le bien sont à l’égard de l’étant dans des rapports semblables sous un certain aspect, et dissemblables sous un autre. En effet, ils sont dans des rapports semblables quant à la conversion de la prédication : car de même que chaque étant est bon, de même aussi il est vrai ; mais quant à la relation de cause de perfection, ils sont dans des rapports dissemblables : car le vrai n’entretient pas avec tous les étants la relation de cause de perfection, comme le bien, parce que la perfection du vrai se prend de la nature de l’espèce seulement, donc seules les réalités immatérielles peuvent être perfectionnées par le vrai, car elles seules peuvent recevoir la nature de l’espèce sans l’être matériel ; en revanche, le bien étant cause de perfection par la nature de l’espèce et en même temps par l’être, il peut perfectionner tant les réalités matérielles que les immatérielles. Voilà pourquoi toute chose peut rechercher le bien, mais toute chose ne peut pas connaître le vrai.

 

Certains disent que, de même que l’appétit naturel est en toute chose, de même la connaissance naturelle est aussi en toute chose. Mais cela ne peut pas être vrai : car, puisque la connaissance se fait par assimilation, la ressemblance dans l’être de nature ne fait pas connaître, mais empêche plutôt la connaissance ; et c’est pourquoi il est nécessaire que les organes des sens soient dépouillés des espèces des choses sensibles, afin de pouvoir les recevoir selon l’être spirituel, qui cause la connaissance. Par conséquent, les réalités qui ne peuvent en aucune façon recevoir quelque chose autrement que selon l’être matériel, ne peuvent nullement connaître ; elles peuvent cependant rechercher, en tant qu’elles sont ordonnées à quelque réalité existant dans l’être de nature. L’appétit, en effet, au contraire de la connaissance, ne concerne pas nécessairement l’être spirituel. L’appétit peut donc être naturel, mais pas la connaissance. Et cependant, que l’appétit suive la connaissance, chez les animaux, n’est pas un empêchement : car même dans les réalités naturelles, l’appétit suit l’appréhension ou la connaissance, non cependant la connaissance de ceux mêmes qui ont l’appétit, mais la connaissance de celui qui les ordonne vers la fin.

 

Tout ce qui recherche une chose, la recherche en tant qu’elle a quelque ressemblance avec lui. Et la ressemblance qui est selon l’être spirituel ne suffit pas — sinon l’animal rechercherait nécessairement tout ce qu’il connaît — mais il faut que la ressemblance soit selon l’être de nature. Or cette ressemblance se prend de deux façons. D’abord en tant que la forme de l’un est dans l’autre en acte parfait ; et dans ce cas, dès lors qu’une chose est ainsi assimilée à la fin, elle ne tend pas vers la fin, mais s’y repose. Ensuite, de ce que la forme de l’un est dans l’autre incomplètement, c’est-à-dire en puissance ; et dans ce cas, en tant qu’une chose a en soi la forme de la fin et du bien en puissance, elle tend vers le bien ou la fin, et le recherche. Et si l’on dit que la matière recherche la forme, c’est en tant que la forme est en elle en puissance. Voilà aussi pourquoi plus cette puissance est parfaite et proche de l’acte, plus elle cause une inclination véhémente ; d’où il se produit que tout mouvement naturel vers la fin s’intensifie quand ce qui tend vers la fin lui devient plus semblable.

 

Lorsque l’on dit : « toute chose recherche le bien », il n’est pas nécessaire de déterminer le bien à ceci ou cela, mais de le prendre dans sa généralité, car chaque chose recherche le bien qui lui convient naturellement. Cependant, si le bien est déterminé à un seul, ce sera l’être. Et que toute chose ait l’être n’est pas un empêchement, car les choses qui ont l’être recherchent sa continuation ; et ce qui a l’être en acte d’une façon, a l’être en puissance d’une autre façon ; ainsi l’air est actuellement air, et potentiellement feu ; et de la sorte, ce qui a l’être actuellement, recherche un être actuel.

 

L’un et le vrai n’incluent pas la notion de fin, comme le bien ; voilà pourquoi ils n’impliquent pas non plus la notion d’objet d’appétit.

 

Ceux qui agissent contre la raison recherchent eux aussi le bien par soi ; par exemple, celui qui fornique est attentif à ce qui est bon et délectable quant au sens, mais que ce soit mal quant à la raison, cela est hors de son intention. Le bien est donc désiré par soi, mais le mal par accident.

 

C’est de façon semblable qu’une chose est bonne ou non, et qu’elle est ou non objet d’appétit. Or on a déjà dit que ce n’est pas d’après son être substantiel qu’une chose est appelée bonne au plein sens du terme et absolument, à moins que l’on n’ajoute les autres perfections dues : voilà pourquoi l’être substantiel lui-même n’est pas absolument objet d’appétit, à moins que ne lui soient unies les perfections dues. C’est pourquoi le Philosophe dit au neuvième livre de l’Éthique : « Vivre paraît à tous agréable. Bien entendu, nous ne voulons pas parler ici d’une vie méchante, corrompue, accablée de peines. » Une telle vie est en effet mauvaise dans l’absolu, et à fuir dans l’absolu, quoiqu’elle soit objet d’appétit sous un certain aspect. Or dans la fuite et dans l’appétit, c’est tout un pour une chose d’être bonne et d’être corruptrice du mal, ou d’être mauvaise et d’être corruptrice du bien. Car ne pas avoir de mal, cela même nous l’appelons un bien, suivant le Philosophe au cinquième livre de l’Éthique. Le non-être est donc un bien, en tant qu’il ôte une vie de tristesses ou de méchanceté, qui est mauvaise dans l’absolu, bien qu’elle soit bonne sous un certain aspect. Et de cette façon, le non-être peut être désiré sous l’aspect du bien.

 

Dans les puissances appréhensives, il n’est pas toujours vrai que la puissance soit totalement dépouillée de l’espèce de son objet. En effet, cela est fallacieux dans le cas des puissances qui ont un objet universel, comme l’intelligence, dont l’objet est un « quelque chose », alors qu’elle a une quiddité ; cependant, il est nécessaire qu’elle soit dépouillée des formes qu’elle reçoit. Cela est également fallacieux dans le cas du toucher, car bien qu’il ait des objets spéciaux, ils sont cependant nécessaires à l’animal. C’est pourquoi son organe ne peut être tout à fait sans chaud ni froid ; cependant, il est en quelque sorte hors du chaud et du froid, en tant qu’il est moyennement tempéré, et que le milieu n’est aucun des extrêmes. L’appétit, quant à lui, a un objet commun, le bien. Il n’est donc pas totalement dépouillé du bien, mais de ce bien qu’il recherche ; il l’a cependant en puissance, et en cela il lui ressemble ; comme la puissance appréhensive est aussi en puissance à l’espèce de son objet.

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, la connaissance de la fin est requise en tout ce qui dirige vers la fin. La nature, elle, ne dirige pas vers la fin, mais elle est dirigée. Dieu, par contre, et aussi celui qui agit à dessein, quel qu’il soit, dirigent vers la fin ; voilà pourquoi il est nécessaire qu’ils aient connaissance de la fin, au contraire de la réalité naturelle.

 

10° Cet argument vaut pour celui qui recherche la fin en se dirigeant pour ainsi dire lui-même vers la fin, car il lui est nécessaire de savoir quand il sera parvenu à la fin ; mais cela n’est pas nécessaire pour ce qui est seulement dirigé vers la fin.

 

11° C’est par la même nature qu’une chose tend vers une fin qu’elle n’a pas encore, et qu’elle se délecte dans la fin une fois qu’elle la possède ; de même que c’est par la même nature que la terre se meut vers le bas et qu’elle s’y repose. Il ne convient donc pas à la fin ultime de tendre vers la fin, mais de jouir de la fin qu’elle est elle-même. Et bien que l’on ne puisse pas appeler cela proprement un appétit, c’est cependant quelque chose qui concerne le genre de l’appétit, et d’où tout appétit dérive. Car par le fait même que Dieu jouit de soi, il dirige les autres vers soi.

 

12° Que l’appétit ait pour terme le bien, la paix et le beau, ne signifie pas qu’il ait pour terme des choses différentes. Car par le fait même que l’on recherche le bien, on recherche en même temps et le beau et la paix. D’une part le beau, en tant qu’il est en lui-même réglé et spécifié, ce qui est inclus dans la notion de bien ; mais le bien ajoute une relation de cause de perfection pour d’autres. Donc quiconque recherche le bien, recherche par là même le beau. D’autre part, la paix implique le retrait des choses qui perturbent et empêchent l’obtention du bien ; or, par le fait même que l’on désire une chose, on désire aussi le retrait de ses empêchements. C’est donc en même temps et d’un même appétit que l’on recherche le bien, le beau et la paix.

 

13° La délectation inclut dans sa notion la connaissance du bien qui délecte ; et pour cette raison, seuls ceux qui connaissent la fin peuvent se délecter dans la fin possédée. Mais l’appétit n’implique pas la connaissance dans son sujet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Néanmoins, prenant la délectation en un sens large et impropre, Denys dit au quatrième chapitre des Noms divins que le « beau et bien » est, pour toute chose, délectable et aimable.

Article 2 : Toute chose recherche-t-elle Dieu même ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La réalité est ordonnée à Dieu en tant qu’il est connaissable et objet d’appétit. Or les choses qui sont ordonnées à lui en tant qu’il est connaissable ne le connaissent pas toutes, car les connaissants ne connaissent pas tous Dieu. Donc celles qui sont ordonnées à lui comme à un objet d’appétit ne le recherchent pas toutes non plus.

 

Le bien qui est désiré par toute chose, suivant le Philosophe au premier livre de l’Éthique, est l’être, comme le veut le Commentateur au même endroit. Or Dieu n’est pas l’être de toute chose. Il n’est donc pas ce bien qui est désiré par toute chose.

 

Nul ne recherche ce qu’il fuit. Or certains fuient Dieu, puisqu’ils le haïssent, comme on le lit au Psaume 73, 23 : « L’orgueil de ceux qui vous haïssent monte toujours » ; et il est dit en Job 21, 14 : « Ils disaient à Dieu : “Retire-toi de nous.” » Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu.

 

Nul ne recherche ce qu’il possède. Or certains, comme les bienheureux, qui jouissent de Dieu, le possèdent lui-même. Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu.

 

L’appétit naturel ne porte que sur ce qui peut être possédé. Or seule la créature raisonnable peut posséder Dieu, puisque seule elle est à l’image de Dieu, et que « ce qui fait qu’elle est image, c’est qu’elle est capable de Dieu », comme dit saint Augustin au livre sur la Trinité. Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu naturellement.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « Tout ce qui peut aimer, aime Dieu. » Or toute chose peut aimer, car toute chose recherche le bien. Toute chose recherche donc Dieu.

 

Chaque chose recherche naturellement sa fin, pour laquelle elle existe. Or toute chose est ordonnée à Dieu comme à une fin ; Prov. 16, 4 : « Le Seigneur a tout fait pour lui-même. » Toute chose recherche donc Dieu naturellement.

 

 

Réponse :

 

Toute chose recherche naturellement Dieu implicitement, et non explicitement. Et pour le voir clairement, il faut savoir que la cause secondaire ne peut influer sur son effet que dans la mesure où elle reçoit la vertu de la cause première. Or, de même que influer, pour la cause efficiente, c’est agir, de même influer, pour la cause finale, c’est être recherché et désiré. Voilà pourquoi, de même que l’agent secondaire n’agit que par la vertu existant en lui de l’agent premier, de même la fin secondaire n’est recherchée que grâce à la vertu existant en elle de la fin principale : c’est-à-dire en tant qu’elle lui est ordonnée, ou en tant qu’elle porte sa ressemblance. Et c’est pourquoi, de même que Dieu, parce qu’il est le premier efficient, agit en tout agent, de même, parce qu’il est la fin ultime, il est recherché en toute fin. Mais cela, c’est rechercher Dieu lui-même implicitement.

 

En effet, la vertu de la cause première est dans la cause seconde, comme aussi les principes sont dans les conclusions ; or, analyser les conclusions par les principes, ou ramener les causes secondes aux causes premières, cela n’appartient qu’à la puissance rationnelle. Par conséquent, seule la nature raisonnable peut amener à Dieu lui-même les fins secondaires par une certaine voie d’analyse, de telle sorte qu’elle recherche Dieu lui-même explicitement. Et de même que dans les sciences démonstratives la conclusion n’est sue correctement qu’au moyen de l’analyse par les principes premiers, de même l’appétit de la créature rationnelle n’est droit que par l’appétit explicite de Dieu même, en acte ou en habitus.

 

 

Réponse aux objections :

 

Tous les connaissants connaissent aussi Dieu implicitement en n’importe quel objet connu. En effet, de même qu’une chose n’est objet d’appétit que par la ressemblance de la bonté première, de même une chose n’est connaissable que par la ressemblance de la vérité première.

 

L’être créé est lui-même une ressemblance de la bonté divine ; par conséquent, dans la mesure où des choses désirent l’être, elles désirent la ressemblance de Dieu ainsi que Dieu implicitement.

 

Dieu peut être considéré de deux façons ; soit en lui-même, soit dans ses effets. En lui-même, puisqu’il est l’essence même de la bonté, il ne peut pas ne pas être aimé ; il est donc aimé par tous ceux qui le voient dans son essence, et là, plus on le connaît, plus on l’aime. Mais dans certains de ses effets, en tant qu’ils sont contraires à la volonté, comme le sont les peines infligées, ou les préceptes qui semblent pesants, Dieu lui-même est fui, et pris en haine en quelque sorte. Et cependant, il est nécessaire que ceux qui le haïssent quant à certains effets l’aiment en d’autres effets ; comme les démons eux-mêmes, suivant Denys au quatrième chapitre des Noms divins, recherchent naturellement l’être et la vie, et en cela ils recherchent et aiment Dieu lui-même.

 

Les bienheureux qui jouissent déjà de Dieu recherchent la continuation de la fruition ; et de plus, la fruition elle-même est comme un certain habitus déjà perfectionné par l’objet de son appétit, quoique le nom d’appétit implique une imperfection.

 

La créature raisonnable est seule capable de Dieu, car elle seule peut le connaître et l’aimer explicitement ; mais les autres créatures participent à la ressemblance divine, et ainsi, elles recherchent Dieu même.

Article 3 : L’appétit est-il une certaine puissance spéciale de l’âme ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Les puissances de l’âme ne sont ordonnées qu’aux œuvres de la vie. Or on appelle œuvres de la vie celles par lesquelles les réalités animées se distinguent des inanimées ; mais les animées ne se distinguent pas des inanimées par l’appétit, car les inanimées aussi recherchent le bien. L’appétit n’est donc pas une puissance spéciale de l’âme.

 

L’appétit ne semble être rien d’autre qu’une certaine direction vers la fin. Or l’appétit naturel suffit à diriger une chose vers la fin. Il n’est donc pas nécessaire d’ajouter un appétit animal qui soit une puissance spéciale de l’âme.

 

Les opérations et les puissances diffèrent par les termes. Or le terme de l’appétit naturel est le même que celui de l’appétit animal : c’est le bien. La puissance ou l’opération est donc la même. Or l’appétit naturel n’est pas une puissance de l’âme. Donc l’appétit animal non plus.

 

L’appétit porte sur une réalité que l’on ne possède pas, suivant saint Augustin. Or chez les animaux, le bien est déjà possédé par la connaissance. Donc, chez les animaux, la connaissance du bien n’est pas suivie par un appétit qui requerrait une puissance spéciale.

 

Une puissance spéciale est ordonnée à un acte spécial, et non à un acte commun à toutes les puissances de l’âme. Or rechercher le bien est commun à toutes les puissances de l’âme ; ce qui se voit clairement en ceci que n’importe quelle puissance recherche son objet, et se délecte en lui. L’appétit n’est donc pas une puissance spéciale de l’âme.

 

Si la puissance appétitive recherche le bien, alors elle recherche ou le bien communément, ou le bien pour soi. Si elle recherche le bien communément, alors, puisque toute autre puissance recherche quelque bien particulier, la puissance appétitive ne sera pas une puissance spéciale, mais universelle. Et si elle recherche le bien pour soi, alors, puisque n’importe quelle autre puissance recherche aussi le bien pour soi, n’importe quelle autre puissance pourra, pour la même raison, être appelée appétit. Il n’y aura donc pas une puissance qui doive spécialement être appelée appétit.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe a posé l’appétitive comme une puissance spéciale de l’âme, au troisième livre sur l’Âme.

 

 

Réponse :

 

L’appétit est une puissance spéciale de l’âme. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, puisque les puissances de l’âme sont ordonnées aux œuvres qui sont propres aux réalités animées, une opération a le privilège qu’une puissance spéciale de l’âme lui soit assignée pour autant qu’elle-même est une opération propre de la réalité animée. Or il se trouve quelque opération qui, d’une certaine façon, est commune aux réalités animées et aux inanimées, mais qui, d’une autre façon, est propre aux animées : par exemple, se mouvoir et s’engendrer.

 

En effet, les réalités simplement spirituelles ont une nature pour mouvoir, mais non pour être mues. Les corps, eux, sont mus ; et bien que l’un puisse mouvoir l’autre, cependant, aucun d’eux ne peut se mouvoir lui-même ; car les réalités qui se meuvent, comme cela est prouvé au huitième livre de la Physique, sont divisées en deux parties, dont l’une est motrice et l’autre mue. Or cela ne peut assurément pas exister dans les réalités purement corporelles ; car leurs formes ne peuvent être motrices, bien qu’elles puissent être principe de mouvement, étant ce par quoi une chose est mue ; par exemple dans le mouvement de la terre, la pesanteur est un principe par lequel la terre est mue, elle n’est cependant pas un moteur. Et il en est ainsi d’une part à cause de la simplicité des corps inanimés, qui n’ont pas dans leurs parties une diversité telle qu’une partie puisse être motrice et l’autre mue ; d’autre part aussi à cause de la qualité inférieure et de la matérialité des formes. Celles-ci, en effet, étant très éloignées des formes séparées, dont le propre est de mouvoir, n’ont pas la possibilité de mouvoir, mais seulement d’être principes de mouvement.

 

Les réalités animées, en revanche, sont composées de nature spirituelle et de nature corporelle ; il peut donc y avoir en elles une partie motrice et l’autre mue, tant suivant le mouvement local que suivant d’autres mouvements. Se mouvoir devient ainsi une action propre aux réalités animées elles-mêmes, dans la mesure où d’elles-mêmes elles se meuvent en des espèces déterminées de mouvement ; voilà pourquoi l’on trouve dans les animaux des puissances spéciales ordonnées : par exemple, chez les animaux, pour le mouvement local, la puissance motrice ; communément chez les plantes et les animaux, la puissance augmentative pour le mouvement d’accroissement, la nutritive pour le mouvement d’altération, la générative pour le mouvement de génération.

 

De même aussi l’appétit, qui, en un sens, est commun à tous, devient en quelque sorte spécial aux réalités animées, c’est-à-dire aux animaux, parce qu’il y a en eux à la fois l’appétit et le moteur de l’appétit. En effet, le bien appréhendé est lui-même le moteur de l’appétit, suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Par conséquent, de même que les animaux ont le privilège d’être mus par eux-mêmes, de même aussi ils recherchent par eux-mêmes. Et pour cette raison, de même que la puissance motrice est une puissance spéciale dans l’âme, il en va de même aussi de la puissance appétitive.

 

 

Réponse aux objections :

 

La solution ressort de ce qui a déjà été dit.

 

Parce que les animaux sont de nature à participer à la bonté divine plus excellemment que les autres réalités inférieures, de là vient qu’ils ont besoin de nombreuses opérations et secours pour leur perfection ; par exemple, celui qui peut obtenir la santé parfaite par de multiples exercices, est plus proche de la santé que celui qui ne peut jouir que d’une faible santé, et par là même n’a besoin que d’un faible exercice, suivant l’exemple du Philosophe au deuxième livre sur le Ciel et le Monde. Aussi, puisque l’appétit naturel est déterminé à une seule chose et qu’il ne peut être multiforme ni s’étendre à autant de choses diverses que les animaux en ont besoin, il était nécessaire que fût ajouté aux animaux un appétit animal s’ensuivant de l’appréhension, afin qu’ayant appréhendé une multitude de choses l’animal se portât vers différents biens.

 

Quoique le bien soit recherché tant par l’appétit naturel que par l’appétit animal, cependant l’appétit naturel ne fait pas rechercher le bien par soi-même, comme le fait l’appétit animal ; par conséquent, pour rechercher le bien par appétit animal, une puissance est exigée, qui n’est pas exigée pour rechercher par appétit naturel. Et pour cette raison, le bien vers lequel tend l’appétit naturel est déterminé et uniforme ; mais il en va autrement du bien qui est recherché par appétit animal. Et une conclusion semblable peut être donnée à propos de la puissance motrice.

 

Le sujet qui recherche le bien ne cherche pas à avoir le bien dans l’être intentionnel, comme le connaissant le possède, mais dans l’être naturel ; voilà pourquoi si l’animal possède le bien en tant qu’il le connaît, cela n’exclut pas qu’il puisse le rechercher.

 

Chaque puissance recherche son objet par un appétit naturel ; mais l’appétit animal relève d’une puissance spéciale. Et parce que l’appétit naturel est déterminé à une seule chose alors que l’appétit animal suit l’appréhension, de là vient que chaque puissance recherche un bien déterminé tandis que que la puissance appétitive recherche n’importe quel bien appréhendé. Cependant, il ne s’ensuit pas qu’elle soit une puissance générale, car elle recherche le bien commun d’une façon spéciale.

 

On voit dès lors clairement la solution au dernier argument.

Article 4 : Dans les êtres raisonnables, la volonté est-elle une autre puissance s’ajoutant à l’appétitive de la partie sensitive ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La différence accidentelle des objets ne diversifie pas les puissances. Or les objets de la volonté et de l’appétit ne diffèrent que par des différences accidentelles au bien, qui est par soi l’objet de l’appétit. En effet, ils ne semblent différer qu’en ceci que la volonté porte sur le bien appréhendé par l’intelligence tandis que l’appétit sensitif porte sur le bien appréhendé par le sens, choses qui sont accidentelles au bien en tant que tel. La volonté n’est donc pas une puissance autre que l’appétit.

 

Les puissances appétitives sensitive et intellective diffèrent par le particulier et l’universel ; car le sens appréhende les particuliers, tandis que l’intelligence appréhende les universels. Or cela ne permet pas de distinguer l’appétit de la partie sensitive de celui de la partie intellective, car tout appétit porte sur le bien existant dans la réalité, et qui n’est pas universel mais singulier. On ne doit donc pas dire que l’appétit rationnel, qui est la volonté, soit une puissance autre que l’appétit sensitif, à la façon dont l’intelligence est une puissance autre que le sens.

 

De même que la puissance appétitive s’ensuit de l’appréhension, ainsi la puissance motrice s’ensuit de l’appétitive. Or la motrice n’est pas différente pour les êtres raisonnables et pour les êtres sans raison. Donc l’appétitive non plus ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Au premier livre sur l’Âme, le Philosophe distingue cinq genres de puissances et opérations de l’âme : le premier inclut la génération, la nutrition et l’accroissement ; le deuxième, le sens ; le troisième, l’appétit ; le quatrième, le mouvement suivant le lieu ; le cinquième, l’intelligence. Or ici, l’intelligence est distinguée du sens, mais l’appétit intellectif n’est pas distingué de l’appétit sensitif. Il semble donc que la puissance appétitive supérieure ne soit pas distincte de l’inférieure comme la puissance appréhensive supérieure l’est de l’appréhensive inférieure.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe, au troisième livre sur l’Âme, distingue la volonté de l’appétit sensitif.

 

Les choses qui sont ordonnées entre elles, quelles qu’elles soient, doivent nécessairement être distinctes. Or l’appétit intellectif est supérieur à l’appétit sensitif, suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, et de plus il le meut comme une sphère meut une autre sphère, ainsi qu’il est dit au même endroit. La volonté est donc une puissance autre que l’appétit sensitif.

 

 

Réponse :

 

La volonté est une puissance autre que l’appétit sensitif. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, de même que l’appétit sensitif se distingue de l’appétit naturel par un mode de recherche plus parfait, de même aussi pour l’appétit rationnel et l’appétit sensitif. En effet, plus une nature est proche de Dieu, plus expressive est en elle la ressemblance de la dignité divine. Or il revient à la dignité divine de mouvoir, incliner et diriger toutes choses, Dieu lui-même n’étant mû, incliné ou dirigé par rien d’autre. Par conséquent, plus une nature est voisine de Dieu, moins elle est inclinée par autre chose, et plus elle est de nature à s’incliner elle-même.

 

Ainsi, la nature insensible qui, en raison de sa matérialité, est la plus éloignée de Dieu, est certes inclinée vers une fin, cependant il n’y a pas en elle quelque chose qui incline, mais seulement un principe d’inclination, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit. La nature sensitive, étant plus proche de Dieu, a en elle-même quelque chose qui incline, à savoir l’objet d’appétit appréhendé ; toutefois, cette inclination n’est pas au pouvoir de l’animal même qui est incliné, mais elle lui est déterminée d’ailleurs. En effet, l’animal ne peut, à la vue de l’objet délectable, ne pas le convoiter ; car les animaux n’ont pas eux-mêmes la domination de leur inclination ; c’est pourquoi ils n’agissent pas, mais sont plutôt agis, suivant saint Jean Damascène ; et cela, parce que la puissance appétitive sensitive a un organe corporel, et se rapproche ainsi des dispositions de la matière et des réalités corporelles, en sorte qu’elle est mue plutôt qu’elle ne meut.

 

Mais la nature rationnelle, qui est très voisine de Dieu, n’a pas seulement l’inclination vers quelque chose, comme les réalités inanimées, ni seulement le moteur de cette inclination qui lui est pour ainsi dire déterminée d’ailleurs, comme la nature sensible, mais outre cela elle a en son pouvoir l’inclination elle-même, de sorte qu’il n’est pas nécessaire pour elle d’être inclinée vers l’objet d’appétit appréhendé, mais elle peut être inclinée ou non. Et ainsi, cette inclination ne lui est pas déterminée par autre chose, mais par elle-même. Et cela lui convient parce qu’elle n’use pas d’un organe corporel ; et ainsi, s’éloignant de la nature mobile, elle accède à la nature de moteur et d’agent. Et qu’une chose se détermine à soi-même une inclination vers la fin, ne peut se produire que si elle connaît la fin et la relation de la fin aux moyens : ce qui est le propre de la raison seulement. Voilà pourquoi un tel appétit, que nul autre ne détermine nécessairement, suit l’appréhension de la raison ; par conséquent, l’appétit rationnel, que l’on appelle volonté, est une puissance autre que l’appétit sensitif.

 

Réponse aux objections :

 

La volonté ne se distingue pas de l’appétit sensitif directement par le fait de suivre cette appréhension-ci ou une autre, mais par celui de se déterminer à soi-même une inclination ou d’avoir une inclination déterminée par autre chose ; et ces deux choses exigent une différence des puissances. Mais une telle différence requiert la différence des appréhensions, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit. C’est donc pour ainsi dire conséquemment, et non principalement, que la distinction des appétitives se prend de la distinction des appréhensives.

 

Bien que l’appétit tende toujours vers quelque chose qui existe dans la réalité, c’est-à-dire à la façon du particulier et non de l’universel, cependant il est tantôt mû à la recherche par l’appréhension de quelque condition universelle — par exemple, nous recherchons tel bien d’après la simple considération que le bien doit être recherché —, tantôt par l’appréhension du particulier dans sa particularité. Voilà pourquoi, de même que l’appétit se distingue conséquemment par la différence de l’appréhension qu’il suit, de même il se distingue aussi conséquemment par l’universel et le particulier.

 

Puisque les mouvements et les opérations sont dans les singuliers, et que d’une proposition universelle on ne peut descendre à une conclusion particulière que moyennant une mineure particulière, la conception universelle de l’intelligence ne peut être appliquée à l’élection de l’œuvre — qui est une quasi-conclusion dans l’ordre du faire, comme il est dit au septième livre de l’Éthique — que moyennant une appréhension particulière. Voilà pourquoi le mouvement qui suit l’appréhension universelle de l’intelligence moyennant l’appréhension particulière du sens, ne requiert pas différentes puissances motrices, l’une correspondant à l’intelligence et l’autre au sens, comme c’est le cas de l’appétit qui s’ensuit immédiatement de l’appréhension. En outre, la motrice impérée, que mentionne l’objection, est une puissance liée aux muscles et aux nerfs ; elle ne peut donc pas appartenir à la partie intellective, qui n’use pas d’un organe.

 

Parce que le sens et l’intelligence diffèrent par les raisons formelles de l’appréhensible en tant que tel, ils appartiennent à différents genres de puissances : en effet, le sens tend à appréhender le particulier, l’intelligence à appréhender l’universel. Mais les appétits supérieur et inférieur ne diffèrent point par des différences de l’appétible en tant que tel, puisque les deux appétits tendent parfois vers le même bien ; mais ils diffèrent par leurs façons différentes de rechercher, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Voilà pourquoi ce sont certes des puissances différentes, mais non des genres de puissances différents.

Article 5 : La volonté veut-elle quelque chose par nécessité ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Selon saint Augustin au treizième livre sur la Trinité, tous désirent d’une seule volonté la béatitude. Or, ce qui est désiré communément par tous, est désiré par nécessité ; car si ce n’était pas par nécessité, il arriverait que ce ne soit pas désiré par quelqu’un. La volonté désire donc quelque chose par nécessité.

 

Tout moteur ayant une puissance parfaite meut son mobile par nécessité. Or, suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, le bien est moteur de la volonté dans la mesure où il est appréhendé. Puis donc qu’il est une chose qui est un bien parfait, par exemple Dieu et la béatitude, comme il est dit également au premier livre de l’Éthique, il y aura quelque chose qui mouvra la volonté par nécessité ; et ainsi, quelque chose est recherché nécessairement par la volonté.

 

L’immatérialité est la cause de ce qu’une puissance ne puisse pas être contrainte ; en effet, les puissances liées à des organes sont contraintes, comme cela est particulièrement clair dans le cas de la puissance motrice. Or l’intelligence est une puissance plus immatérielle que la volonté ; et cela apparaît en ce qu’elle a un objet plus immatériel, qui est l’universel, alors que l’objet de la volonté est le bien existant dans les réalités particulières. Puis donc que l’intelligence est contrainte à tenir quelque chose par nécessité, comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique, il semble que la volonté aussi recherche quelque chose par nécessité.

 

La nécessité n’est écartée de la volonté qu’en raison de la liberté, à laquelle la nécessité semble opposée. Or toute nécessité n’empêche pas la liberté ; c’est pourquoi saint Augustin dit au cinquième livre de la Cité de Dieu : « Si nous définissons la nécessité : ce qui nous permet de dire “il est nécessaire que telle chose soit ou se fasse ainsi”, je ne vois pas pourquoi nous aurions à craindre qu’elle ne nous prive de libre volonté. » La volonté veut donc quelque chose par nécessité.

 

Est nécessaire, ce qui ne peut pas ne pas être. Or Dieu ne peut pas ne pas vouloir le bien, de même qu’il ne peut pas ne pas être bon. Il veut donc nécessairement le bien ; et ainsi, quelque volonté veut une chose nécessairement.

 

Selon saint Grégoire, « le péché qui n’est pas détruit par la pénitence, entraîne bientôt par son poids à un autre péché ». Or le péché n’est commis que par la volonté, selon saint Augustin. Puis donc que l’entraînement est un certain mouvement violent, comme cela est clair au septième livre de la Physique, quelqu’un peut être violemment contraint à vouloir quelque chose par nécessité.

 

D’après ce que dit le Maître au livre premier, dist. 25, reprenant les paroles de saint Augustin, « dans le deuxième état » — c’est-à-dire dans l’état de faute — « l’homme ne peut pas ne pas pécher, et même mortellement avant la réparation, après la réparation au moins véniellement ». Or le péché, tant mortel que véniel, est volontaire. Il y a donc un état de l’homme en lequel celui-ci ne peut pas ne pas vouloir ce en quoi consiste le péché ; et ainsi, la volonté veut quelque chose par nécessité.

 

Plus une chose peut naturellement mouvoir, plus elle peut naturellement causer la nécessité. Or le bien peut mouvoir plus que le vrai, puisque le bien est dans les réalités tandis que le vrai est seulement dans l’esprit, comme il est dit au sixième livre de la Métaphysique. Puis donc que le vrai contraint l’intelligence, à bien plus forte raison le bien contraint-il la volonté.

 

Le bien imprime plus fortement que le vrai ; et cela ressort de ce que l’amour, qui est l’empreinte du bien, est plus unitif que la connaissance, qui est l’empreinte du vrai : en effet, suivant saint Augustin, l’amour est une certaine vie unissant l’aimant à l’aimé. Le bien peut donc plus causer la nécessité dans la volonté que le vrai dans l’intelligence ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

10° Plus une puissance a de pouvoir sur ses objets, moins elle peut être contrainte par eux. Or la raison a plus de pouvoir sur ses objets que la volonté : en effet, suivant saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, la raison forme en soi les espèces des réalités, au contraire de la volonté, qui est mue par les objets d’appétit. La volonté peut donc être contrainte par les objets d’appétit plus que la raison ne peut l’être par les objets de connaissance ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

11° Ce qui inhère par soi, inhère par nécessité. Or il est un vouloir qui inhère par soi à la volonté. La volonté veut donc quelque chose par nécessité. Preuve de la mineure : le souverain bien est voulu par soi. Donc, chaque fois que la volonté se porte vers lui, elle veut par elle-même. Or elle se porte toujours vers lui, car elle se porte naturellement vers lui. La volonté veut donc toujours par soi le souverain bien.

 

12° La nécessité se rencontre dans la connaissance de la science. Or, de même que tous les hommes veulent naturellement savoir, suivant le Philosophe au premier livre de la Métaphysique, de même aussi ils veulent naturellement le bien. La nécessité se rencontre donc dans la volonté du bien.

 

13° La Glose, à propos de Rom. 7, 15 sqq., dit que la volonté veut naturellement le bien. Or les choses qui inhèrent par nature, sont par nécessité. La volonté veut donc le bien par nécessité.

 

14° Tout ce qui s’accroît et diminue, peut aussi être totalement ôté. Or la liberté de la volonté s’accroît et diminue : en effet, l’homme eut avant le péché un arbitre plus libre qu’après le péché, suivant saint Augustin. La liberté de la volonté peut donc être totalement ôtée ; et ainsi, la volonté peut être contrainte par nécessité.

 

 

En sens contraire :

 

Selon saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu, si une chose est volontaire, elle n’est pas nécessaire. Or tout ce que nous voulons est volontaire. La volonté ne veut donc rien par nécessité.

 

Saint Bernard dit que le libre arbitre est le plus puissant après Dieu. Or ce qui est tel, ne peut être contraint par rien ; la volonté ne peut donc être contrainte de telle sorte qu’elle veuille quelque chose par nécessité.

 

La liberté s’oppose à la nécessité. Or la volonté est libre. Elle ne veut donc rien par nécessité.

 

Saint Bernard dit que le libre arbitre « à cause de sa noblesse innée, n’est mû par aucune nécessité ». Or la dignité de la volonté ne peut être ôtée. La volonté ne peut donc rien vouloir par nécessité.

 

Les puissances rationnelles ont des objets opposés, suivant le Philosophe. Or la volonté est une puissance rationnelle ; en effet, elle se trouve dans la raison, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Elle a donc des objets opposés ; voilà pourquoi elle n’est déterminée à rien par nécessité.

 

Ce qui est déterminé à quelque chose par nécessité, est naturellement déterminé à cela. Or une division oppose la volonté à l’appétit naturel. La volonté ne veut donc rien par nécessité.

 

Dès lors qu’une chose est volontaire, on dit qu’elle est en nous de telle sorte que nous en soyons maîtres. Or ce qui est en nous et dont nous sommes maîtres, nous pouvons le vouloir et ne pas le vouloir. Donc, tout ce que la volonté veut, elle peut le vouloir et ne pas le vouloir ; et ainsi, elle ne veut rien par nécessité.

 

 

Réponse :

 

Comme on peut le déduire des paroles de saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu, chap. 11, il y a deux nécessités : la nécessité de contrainte, et celle-ci ne peut en aucune façon avoir place dans la volonté ; et la nécessité d’inclination naturelle, comme nous disons que Dieu vit par nécessité : et c’est par une telle nécessité que la volonté « veut quelque chose par nécessité ».

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que dans les réalités ordonnées entre elles, il est nécessaire que le premier mode soit inclus dans le second, et que dans le second se trouve non seulement ce qui lui revient par sa nature propre, mais aussi ce qui lui revient par la nature du premier ; ainsi, il convient à l’homme non seulement d’user de la raison, ce qui lui revient par sa différence propre, qui est le raisonnable, mais aussi d’user du sens ou de l’aliment, ce qui lui revient aussi par son genre, qui est l’animal ou le vivant. Et de même aussi, nous voyons dans les sens que, le sens du toucher étant comme le fondement des autres sens, l’on trouve dans l’organe de chaque sens non seulement les propriétés du sens dont il est l’organe propre, mais aussi les propriétés du toucher : ainsi, l’œil ne sent pas seulement le blanc et le noir, en tant qu’il est l’organe de la vue, mais il sent aussi le chaud et le froid, et il est corrompu par leurs excès, en tant qu’il est l’organe du toucher.

 

Or la nature et la volonté sont ordonnées de telle façon que la volonté est elle-même aussi une certaine nature ; car tout ce qui se trouve dans la réalité est appelé « une certaine nature ». Voilà pourquoi il est nécessaire de trouver dans la volonté non seulement ce qui est appartient à la volonté, mais aussi ce qui appartient à la nature. Or il appartient à n’importe quelle nature créée d’être ordonnée par Dieu au bien, recherchant celui-ci naturellement. Il y a donc dans la volonté elle-même un certain appétit naturel du bien qui lui convient. Et en plus de cela, elle peut rechercher quelque chose suivant sa propre détermination, non par nécessité ; ce qui lui revient en tant qu’elle est volonté.

 

Or, la relation entre la nature et la volonté est semblable à la relation entre les choses que la volonté veut naturellement et celles pour lesquelles elle est déterminée par elle-même et non par la nature. Voilà pourquoi, de même que la nature est le fondement de la volonté, de même aussi l’objet d’appétit qui est recherché naturellement est le principe et le fondement des autres objets d’appétit. Or dans les objets d’appétit, la fin est le fondement et le principe des moyens, puisque les moyens ne sont recherchés qu’en raison de la fin. Voilà pourquoi ce que la volonté veut par nécessité, étant pour ainsi dire déterminée à cela par une inclination naturelle, c’est la fin ultime, telle la béatitude, et les choses qui y sont incluses, comme l’être, la connaissance de la vérité, etc. ; par contre, elle n’est pas déterminée aux autres choses par nécessité ni par une inclination naturelle, mais par une disposition propre sans aucune nécessité.

 

Et bien que la volonté veuille la fin ultime par une certaine inclination nécessaire, on ne doit cependant en aucune façon accorder qu’elle soit contrainte à vouloir cela. En effet, la contrainte n’est rien d’autre que l’introduction d’une certaine violence. Or l’acte violent est, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, « celui dont le principe est au-dehors, sans que le patient contribue en rien » ; comme si l’on projetait une pierre en haut : car, autant qu’il est en elle, elle n’est nullement inclinée à ce mouvement. Or, puisque la volonté est elle-même une certaine inclination, étant donné qu’elle est une certain appétit, il ne peut se produire que la volonté veuille une chose et que son inclination ne soit pas vers cela ; et ainsi, il ne peut se produire que la volonté veuille quelque chose par contrainte ou violence, bien qu’elle veuille quelque chose par une inclination naturelle. Il est donc clair que la volonté ne veut rien nécessairement d’une nécessité de contrainte, mais qu’elle veut cependant quelque chose nécessairement d’une nécessité d’inclination naturelle.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cet appétit commun de la béatitude ne procède pas d’une contrainte, mais d’une inclination naturelle.

 

Si efficacement qu’un bien meuve la volonté, il ne peut cependant pas la contraindre : car en posant qu’elle veut une chose, on pose qu’elle a une inclination vers cette chose, ce qui est opposé à la contrainte. Mais à cause de la perfection d’un bien, il se produit que la volonté est déterminée à celui-ci par une inclination de nécessité naturelle.

 

L’intelligence pense naturellement quelque chose, comme la volonté veut aussi naturellement quelque chose ; mais la contrainte n’est point, par sa nature, opposée à l’intelligence, comme elle l’est à la volonté. En effet, bien que l’intelligence ait une inclination vers quelque chose, son nom ne désigne cependant pas l’inclination même de l’homme, tandis que le nom de volonté désigne l’inclination même de l’homme. Par conséquent, tout ce qui se fait suivant la volonté, se fait suivant l’inclination de l’homme, et par suite ne peut être violent. Mais l’opération de l’intelligence peut être contre l’inclination de l’homme, qui est la volonté ; comme lorsqu’une opinion plaît à quelqu’un, mais que par l’efficace des arguments il est conduit à assentir au contraire par son intelligence.

 

Saint Augustin parle de la nécessité naturelle, que nous n’excluons pas de la volonté à l’égard de certains objets ; et cette nécessité se rencontre aussi dans la volonté divine, comme aussi dans l’être divin ; en effet, il est lui-même nécessaire par soi, comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique.

 

On voit dès lors clairement la solution au cinquième argument.

 

Le péché commis n’entraîne pas en contraignant la volonté, mais en l’inclinant : en tant qu’il prive de la grâce, par laquelle l’homme était fortifié contre le péché, et aussi en tant que par l’acte du péché sont laissés dans l’âme une disposition et un habitus inclinant au péché suivant.

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains disent que l’homme, en quelque état de péché mortel qu’il soit, peut éviter le péché mortel grâce à la liberté de sa volonté ; et ils exposent l’expression : « il ne peut pas ne pas pécher » comme suit : « il ne peut pas ne pas avoir de péché » — de même que « voir » signifie « avoir la vue » et « user de la vue » — mais il peut, selon eux, ne pas pécher, c’est-à-dire ne pas user du péché. Et de ce point de vue, il est clair qu’aucune nécessité de consentir au péché n’est introduite dans la volonté. D’autres disent que, de même que l’homme dans l’état de la vie présente ne peut éviter le péché véniel — non qu’il ne puisse éviter celui-ci ou celui-là, mais il ne peut les éviter tous, en sorte qu’il n’en commette aucun —, de même en va-t-il aussi pour les péchés mortels en celui qui n’a pas la grâce. Et de ce point de vue aussi, il est clair que la volonté n’est pas dans la nécessité de vouloir ceci ou cela, bien que sans la grâce elle se trouve manquer d’une indéfectible inclination vers le bien.

 

Une forme reçue en quelque chose ne meut pas ce en quoi elle est reçue, mais avoir une telle forme, cela même c’est avoir été mû ; par contre, ce qui reçoit est mû par l’agent extérieur : ainsi le corps qui devient chaud par le feu n’est-il pas mû par la chaleur reçue, mais par le feu. Ainsi également l’intelligence n’est pas mue par l’espèce déjà reçue, ou par la vérité qui s’ensuit de cette espèce, mais par une réalité extérieure qui imprime dans l’intelligence, tel l’intellect agent, ou le phantasme, ou quelque autre chose de ce genre. En outre, de même que le vrai est proportionné à l’intelligence, de même aussi le bien est proportionné à la volonté. Par conséquent, que le vrai soit dans l’appréhension ne le rend pas moins apte à mouvoir naturellement l’intelligence que le bien la volonté. En outre, que la volonté ne soit pas contrainte par le bien ne vient pas d’une insuffisance du bien à mouvoir, mais de la nature même de la volonté, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

On voit dès lors clairement la réponse au neuvième argument.

 

10° La réalité qui est hors de l’âme n’imprime son espèce dans l’intellect possible que par l’opération de l’intellect agent : et c’est pourquoi l’on dit que l’âme forme en elle-même les formes des réalités. Et de même aussi, ce n’est pas sans une opération de la volonté que la volonté tend vers l’objet d’appétit. L’argument n’est donc pas concluant. En outre, on peut répondre comme aux deux objections précédentes.

 

11° Le bien premier est voulu par soi, et la volonté le veut par soi et naturellement, cependant elle ne le veut pas toujours en acte. En effet, il n’est pas nécessaire que les choses qui conviennent naturellement à l’âme soient toujours en acte dans l’âme ; de même que les principes qui sont connus naturellement ne sont pas toujours considérés en acte.

 

12° Il ne s’agit pas de la même nécessité lorsque nous connaissons quelque chose nécessairement par la science, et lorsque nous recherchons la science par nécessité : en effet, le premier peut se produire par une nécessité de contrainte, mais le second seulement par une nécessité d’inclination naturelle. Et de même aussi, la volonté veut le bien par nécessité, en tant qu’elle veut le bien naturellement.

 

13° On voit dès lors clairement la réponse au treizième argument.

 

14° La liberté qui s’accroît et diminue est la liberté par rapport au péché et à la misère, et non la liberté par rapport à la contrainte ; il ne s’ensuit donc pas que la volonté puisse être amenée à être contrainte.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Cette citation doit être entendue de la nécessité de contrainte, qui s’oppose à la volonté, et non de la nécessité d’inclination naturelle, qui, suivant saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu, ne s’oppose pas à la volonté.

 

Si la volonté se porte nécessairement par inclination naturelle vers quelque chose, cela n’est pas dû à son impuissance mais à sa force ; de même que le lourd est d’autant plus fort qu’il est porté vers le bas par une plus grande nécessité. Mais si elle était contrainte par autre chose, il faudrait attribuer cela à sa faiblesse.

 

La liberté, suivant saint Augustin, s’oppose à la nécessité de contrainte, mais non à la nécessité d’inclination naturelle.

 

La nécessité naturelle ne s’oppose pas à la dignité de la volonté, mais seule la nécessité de contrainte s’y oppose.

 

La volonté, en tant qu’elle est rationnelle, a des objets opposés : et dire cela, c’est la considérer en ce qui lui est propre ; mais en tant qu’elle est une certaine nature, rien n’empêche qu’elle soit déterminée à une seule chose.

 

La volonté s’oppose à l’appétit naturel pris dans un sens restreint, c’est-à-dire à celui qui est seulement naturel, comme l’homme s’oppose à ce qui est seulement animal ; par contre, elle ne s’oppose pas à l’appétit naturel considéré dans l’absolu, mais elle l’inclut, comme l’homme inclut l’animal.

 

Cet argument aussi vaut pour la volonté en tant que telle ; en effet, il est propre à la volonté en tant que telle d’être maîtresse de ses actes.

Article 6 : La volonté veut-elle par nécessité tout ce qu’elle veut ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Plus une chose est noble, plus elle est immuable. Or vivre est plus noble qu’être, penser que vivre, et vouloir que penser. Vouloir est donc plus immuable qu’être. Or l’être de l’âme qui veut est immuable, car il est incorruptible. Donc son vouloir aussi est immuable ; et ainsi, tout ce qu’elle veut, elle le veut immuablement et nécessairement.

 

Plus une chose est conforme à Dieu, plus elle est immuable. Or l’âme est plus conformée à Dieu par la seconde conformité, qui est celle de la ressemblance, que par la première conformité, qui est celle de l’image. Or dans la première conformité, elle a l’immuabilité ; car l’âme ne peut perdre l’image, suivant le Psaume 38, 7 : « l’homme passe comme une image ». Donc suivant la seconde conformité aussi, qui est celle de la ressemblance, consistant dans l’ordination requise de la volonté, il aura l’immuabilité, en sorte que la volonté veuille immuablement le bien et ne puisse vouloir le mal.

 

La puissance est à l’étant potentiel ce que l’acte est à l’étant en acte. Or Dieu, étant bon en acte, ne peut faire quelque chose de mauvais en acte. Donc sa puissance, qui est bonne, ne peut non plus produire une chose qui soit mauvaise en puissance ; et ainsi, la volonté que la puissance divine a produite n’a pas de pouvoir pour le mal.

 

Selon le Philosophe aux sixième et septième livres de l’Éthique, les fins sont aux moyens, dans l’ordre du faire et de l’appétit, ce que les principes sont aux conclusions dans les sciences démonstratives. Or, par les principes qui sont connus naturellement est introduite une nécessité dans l’intelligence, de sorte qu’elle connaît les conclusions par nécessité. Puis donc que la volonté veut par nécessité la fin ultime de la façon déjà exposée, elle voudra aussi par nécessité toutes les autres choses qui sont ordonnées à la fin ultime.

 

Tout ce qui est naturellement déterminé à une chose, obtient cette chose par nécessité, à moins qu’il n’y ait un empêchement. Or la volonté veut naturellement le bien, comme dit la Glose à propos de Rom. 7, 15. Elle veut donc immuablement le bien, puisqu’il n’est rien qui puisse l’empêcher, étant donné qu’elle est la plus puissante après Dieu, selon saint Bernard.

 

De même que les ténèbres sont opposées à la lumière, de même le mal est opposé au bien. Or la vue, qui est naturellement déterminée à connaître la lumière et les corps lumineux, les voit si naturellement qu’elle ne peut pas voir ce qui est ténébreux. Donc la volonté aussi, dont l’objet est le bien, veut si immuablement le bien qu’elle ne pourra aucunement vouloir le mal. Et ainsi, la volonté a quelque nécessité non seulement à l’égard de la fin ultime, mais aussi à l’égard des autres choses.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit que « c’est la volonté qui nous rend pécheurs et qui nous fait vivre selon la justice ». La volonté ne se rapporte donc immuablement ni au bien ni au mal.

 

Selon saint Augustin, « le péché est à ce point volontaire que, si le volontaire est absent, il n’y a pas de péché ». Si donc le péché ne vient aucunement de la volonté, le péché n’existera aucunement ; ce qui est faux, comme l’expérience le montre.

 

 

Réponse :

 

Une chose est dite nécessaire, parce qu’elle est immuablement déterminée à un seul terme. Aussi, puisque la volonté se rapporte à de nombreuses choses de façon indéterminée, elle n’a pas de nécessité à l’égard de toutes, mais à l’égard de celles-là seules auxquelles elle est déterminée par une inclination naturelle, comme on l’a dit. Or tout mobile se ramène, comme à un principe, à un immobile, et l’indéterminé à un déterminé ; pour cette raison, il est nécessaire que ce à quoi la volonté est déterminée soit le principe de son appétit des choses auxquelles elle n’est pas déterminée ; et cela, c’est la fin ultime, comme on l’a dit. Or l’indétermination de la volonté se rencontre relativement à trois choses : l’objet, l’acte, et la relation à la fin.

 

Relativement à l’objet, la volonté est indéterminée quant aux moyens, non quant à la fin ultime elle-même, comme on l’a dit. Et il en est ainsi, parce que l’on peut parvenir à la fin ultime par de nombreuses voies, et qu’à des sujets divers conviennent des voies diverses pour parvenir à elle. Voilà pourquoi l’appétit de la volonté ne peut être déterminé dans les moyens, contrairement aux réalités naturelles, qui n’ont, pour une fin certaine et déterminée, que des voies certaines et déterminées. Et ainsi, l’on voit clairement que les réalités naturelles recherchent les moyens par nécessité comme elles font pour la fin ; de sorte que l’on ne peut rien concevoir en elles qu’elles puissent rechercher ou ne pas rechercher. La volonté, par contre, recherche la fin ultime par nécessité, de sorte qu’elle ne peut pas ne pas la rechercher, mais elle ne recherche par nécessité aucun des moyens. Par conséquent, quant à de telles choses, il est en son pouvoir de rechercher ceci ou cela.

 

Ensuite, la volonté est indéterminée aussi relativement à l’acte ; car même à l’égard d’un objet déterminé, elle peut user de son acte quand elle veut, ou ne pas en user ; en effet, elle peut passer à l’acte de vouloir quant à n’importe quel objet, ou ne pas passer à l’acte. Et cela ne se produit pas dans les réalités naturelles : en effet, le lourd descend toujours en acte vers le bas, à moins qu’une chose ne l’empêche. Et cela vient de ce que les réalités inanimées ne sont pas mues par elles-mêmes, mais par d’autres choses ; il n’est donc pas en leur pouvoir de se mouvoir ou de ne pas se mouvoir ; tandis que les réalités animées se meuvent par elles-mêmes ; et de là vient que la volonté peut vouloir et ne pas vouloir.

 

Enfin, il y a une indétermination de la volonté touchant la relation à la fin, en tant que la volonté peut rechercher ce qui est ordonné à la fin convenable suivant la vérité, ou seulement selon l’apparence. Et cette indétermination vient de deux choses : de l’indétermination à l’égard de l’objet dans les moyens, et en outre, de l’indétermination de l’appréhension, qui peut être droite ou non ; en effet, de même que d’un principe vrai donné ne s’ensuit une conclusion fausse que par quelque fausseté de la raison, soit qu’elle pose une mineure fausse, soit qu’elle ordonne faussement le principe à la conclusion, de même aussi, dès lors qu’on a en soi un appétit droit de la fin ultime, il ne peut s’ensuivre que l’on recherche quelque chose de façon désordonnée, que si la raison prenait comme pouvant être ordonné à la fin une chose qui ne le peut pas ; par exemple, celui qui recherche naturellement la béatitude avec un appétit droit, ne serait jamais conduit à rechercher la fornication, sauf en tant qu’il l’appréhende comme un certain bien de l’homme, en tant qu’elle est un certain objet délectable, et ainsi il l’appréhende comme pouvant être ordonné à la béatitude, comme une certaine image de celle-ci. Et de là s’ensuit une indétermination de la volonté, par laquelle celle-ci peut rechercher le bien ou le mal.

 

Or, puisque la volonté est appelée libre en tant qu’elle n’a pas de nécessité, la liberté de la volonté sera considérée à trois points de vue : quant à l’acte, en tant qu’elle peut vouloir et ne pas vouloir ; quant à l’objet, en tant qu’elle peut vouloir ceci ou cela, et même son opposé ; et quant au rapport à la fin, en tant qu’elle peut vouloir le bien ou le mal. Quant au premier de ces points de vue, la liberté est dans la volonté en n’importe quel état de la nature et quant à n’importe quel objet. En effet, toute volonté a son acte en son pouvoir relativement à n’importe quel objet. Le deuxième de ces points de vue regarde certains objets, c’est-à-dire les moyens et non la fin elle-même ; et là aussi, en n’importe quel état de la nature. Le troisième point de vue ne regarde pas tous les objets, mais certains, c’est-à-dire les moyens ; et non pas relativement à n’importe quel état de la nature, mais à celui-là seul en lequel la nature peut faillir. Car là où l’appréhension et la confrontation sont indéfectibles, il ne peut y avoir de volonté du mal, même dans les moyens, comme on le voit clairement dans le cas des bienheureux. Et c’est pourquoi l’on dit que vouloir le mal n’est ni une liberté, ni une partie de la liberté, quoique ce soit un certain signe de liberté.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’âme ne tient pas d’elle-même la détermination de son être, mais d’autre chose ; en revanche, elle-même se détermine son vouloir ; voilà pourquoi, bien que l’être soit immuable, cependant son vouloir est indéterminé, et peut par conséquent s’infléchir en divers sens. Et cependant, il n’est pas vrai que le penser ou le vouloir soit plus noble que l’être, si on les sépare de l’être : au contraire, l’être est alors plus noble qu’eux, suivant Denys au cinquième chapitre des Noms divins.

 

La conformité de l’image se prend des puissances naturelles, qui lui sont déterminées par la nature ; voilà pourquoi cette conformité demeure toujours. Mais la seconde conformité, qui est celle de la ressemblance, a lieu par la grâce, et par les habitus et les actes des vertus, auxquels l’âme est ordonnée par l’acte de la volonté, qui est établi en son pouvoir ; voilà pourquoi cette conformité ne demeure pas toujours.

 

Il n’y a pas en Dieu la puissance passive ou matérielle, qui s’oppose à l’acte, et pour laquelle vaut l’objection, mais la puissance active, qui est l’acte lui-même, car chaque chose est capable d’agir dans la mesure où elle est en acte. Et cependant, ce n’est pas en tant qu’elle vient de Dieu que la volonté a le pouvoir s’infléchir vers le mal, mais en tant qu’elle vient du néant.

 

Dans les sciences démonstratives, les conclusions se rapportent aux principes de telle façon que si l’on ôte la conclusion, le principe est ôté ; et ainsi, à cause de cette détermination des conclusions relativement aux principes, l’intelligence est contrainte par les principes eux-mêmes à assentir aux conclusions. Mais les moyens n’ont pas à l’égard de la fin cette détermination que, si l’on ôte l’un d’eux, la fin est ôtée, puisque l’on peut parvenir à la fin ultime par des voies diverses, soit suivant la vérité, soit selon l’apparence. Voilà pourquoi la nécessité qui est dans l’appétit volontaire relativement à la fin n’induit pas en lui une nécessité relativement aux moyens.

 

La volonté veut naturellement le bien, mais pas de façon déterminée ce bien-ci ou celui-là ; de même que la vue voit naturellement la couleur, mais pas de façon déterminée celle-ci ou celle-là. Et pour cette raison, tout ce qu’elle veut, elle le veut sous l’aspect du bien ; il n’est cependant pas nécessaire qu’elle veuille toujours ce bien-ci ou celui-là.

 

Aucune chose n’est mauvaise au point qu’elle ne puisse avoir aucune apparence de bien ; et en raison de cette bonté, elle est capable de mouvoir l’appétit.

Article 7 : En voulant ce que l’on veut par nécessité, mérite-t-on ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Ce que l’on veut par nécessité, on le veut naturellement. Or nous ne méritons pas par ce qui est naturel. Nous ne méritons donc pas par une telle volonté.

 

Le mérite et le démérite affectent le même sujet. Or nul ne démérite en ce qu’il ne peut éviter, suivant saint Augustin. Nul ne mérite donc en ce qu’il veut par nécessité.

 

L’on ne mérite que par un acte de vertu. Or tout acte de vertu vient d’une élection, et non d’une inclination naturelle. Nul ne mérite donc en ce qu’il veut par nécessité.

 

 

En sens contraire :

 

N’importe quelle créature recherche Dieu naturellement et par nécessité. Or, dans l’amour de Dieu, nous méritons. On peut donc mériter en ce que l’on veut nécessairement.

 

La béatitude consiste dans la vie éternelle. Or, en recherchant la vie éternelle, les saints méritent. L’on mérite donc, en voulant ce que l’on veut naturellement.

 

 

Réponse :

 

En voulant ce que l’on veut naturellement, d’une certaine façon l’on mérite, et d’une autre façon non. Et pour le voir clairement, il faut savoir que l’homme et les autres animaux n’ont pas été naturellement pourvus de la même manière, tant pour le corps que pour l’âme.

 

En effet, les autres animaux, quant au corps, ont été pourvus de téguments spéciaux : un cuir dur, des plumes et d’autres choses semblables ; ainsi que de défenses particulières, comme des cornes, des griffes, etc. ; et ce, parce qu’ils ont peu de procédés d’opération, et qu’à ces procédés peuvent être ordonnés des instruments déterminés. Mais l’homme a été pourvu de ces choses en général, la nature lui ayant donné des mains, afin que par elles il puisse se préparer à la fois divers téguments et diverses défenses ; et ce, parce que la raison de l’homme est si multiple et s’étend à des choses si différentes, qu’il ne peut lui être préparé suffisamment d’instruments déterminés.

 

De même aussi du côté de l’appréhension, aux autres animaux ont été données certaines conceptions spéciales relevant de l’estimation naturelle et qui leur sont nécessaires ; par exemple au mouton, que le loup soit son ennemi, et autres choses de ce genre ; mais à l’homme, au lieu de ces choses, ont été donnés les principes universels connus naturellement, par lesquels il peut raisonner sur tout ce qui lui est nécessaire.

 

Et il en va de même aussi du côté de l’appétit. En effet, aux autres réalités a été donné l’appétit naturel d’une chose déterminée, comme au lourd, qu’il soit en bas, et à chaque animal aussi, ce qui lui est convenable suivant sa nature ; mais à l’homme a été donné l’appétit de sa fin ultime en général, de sorte qu’il recherche naturellement d’être achevé dans la bonté. Mais en quoi cet achèvement consiste, si c’est dans les vertus, ou dans les sciences, ou dans les plaisirs, ou en d’autres choses comme celles-ci, cela ne lui est pas déterminé par la nature.

 

Lors donc que, par sa propre raison, aidé de la grâce divine, il appréhende comme sa béatitude quelque bien spécial en lequel sa béatitude consiste vraiment, alors il mérite, non parce qu’il tend à la béatitude qu’il recherche naturellement, mais parce qu’il recherche cette chose particulière qu’il ne recherche pas naturellement — ainsi la vision de Dieu —, en laquelle pourtant sa béatitude consiste véritablement. Mais si quelqu’un, par une raison erronée, est conduit à rechercher quelque chose de spécial comme sa béatitude, par exemple les plaisirs corporels, en lesquels cependant sa béatitude ne consiste pas véritablement, dans ce cas, en recherchant la béatitude, il démérite, non pas parce qu’il recherche la béatitude, mais parce que, de manière indue, il recherche comme béatitude cette chose en laquelle la béatitude ne se trouve pas. Il est donc clair que, lorsque l’on veut ce que l’on veut naturellement, ce n’est en soi ni méritoire ni déméritoire ; mais dans la mesure où on le détermine à ceci ou cela, ce peut être soit méritoire soit déméritoire. Et c’est de cette façon que les saints méritent en recherchant Dieu et la vie éternelle.

 

 

Réponse aux objections :

 

On voit dès lors clairement la solution aux arguments.

Article 8 : Dieu peut-il contraindre la volonté ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Quiconque fait tourner une chose du côté qu’il veut, peut contraindre celle-ci. Or, comme il est dit en Prov. 21, 1, « le cœur du roi est dans la main de Dieu, il le fera tourner du côté qu’il voudra. » Dieu peut donc contraindre la volonté.

 

À propos de Rom. 1, 24 : « Aussi Dieu les a-t-il livrés, etc. », la Glose de saint Augustin dit : « Il est manifeste que Dieu agit dans le cœur des hommes pour incliner leur volonté comme il veut, soit au bien en raison de sa miséricorde, soit au mal en raison de ce qui leur est dû. » Dieu peut donc contraindre la volonté.

 

Si le fini agit de façon finie, l’infini agira de façon infinie. Or quelque créature finie entraîne la volonté de façon finie : car, comme dit Cicéron, l’honnête est ce qui nous entraîne par sa force, et nous attire par sa dignité. Dieu, qui a une puissance infinie dans son action, peut donc totalement contraindre la volonté.

 

On dit, au sens propre, que l’on est contraint à quelque chose, lorsqu’on ne peut pas ne pas le faire, qu’on le veuille ou non. Or la volonté ne peut pas ne pas vouloir ce que Dieu, par volonté de bon plaisir, veut qu’elle veuille ; sinon la volonté de Dieu serait inefficace à l’égard de notre volonté. Dieu peut donc contraindre la volonté.

 

Il y a en toute créature une obéissance parfaite au Créateur. Or la volonté est une certaine créature ; il y a donc en elle une obéissance parfaite au Créateur ; Dieu peut donc la contraindre à ce qu’il veut.

 

 

En sens contraire :

 

Être libre de contrainte est naturel à la volonté. Or on ne peut ôter à personne ses qualités naturelles. La volonté ne peut donc être contrainte par Dieu.

 

Dieu ne peut faire que des opposés soient vrais en même temps. Or le volontaire et le violent sont opposés, car le violent est une espèce d’involontaire, comme on le voit clairement au troisième livre de l’Éthique. Dieu ne peut donc faire que la volonté veuille quelque chose par contrainte ; et ainsi, il ne peut contraindre la volonté.

 

 

Réponse :

 

Dieu peut faire changer la volonté par nécessité, mais il ne peut cependant la contraindre. En effet, quelque changement que la volonté subisse quant à son objet, on ne dit pas qu’elle y est contrainte. Et la raison en est que vouloir quelque chose, cela même est une inclination à cette chose, tandis que la contrainte ou la violence est contraire à l’inclination de la réalité qui est contrainte. Lors donc que Dieu fait changer la volonté, il fait qu’à l’inclination précédente succède une autre inclination, de sorte que la première est ôtée et que la seconde demeure. Par conséquent, ce à quoi il induit la volonté n’est pas contraire à l’inclination désormais existente, mais à l’inclination qui était auparavant dans la volonté : il n’y a donc pas violence ni contrainte. De même, il y a dans la pierre, en raison de sa pesanteur, une inclination vers le bas ; or, tandis que cette inclination persévère, si on jette la pierre en l’air, il y aura violence. En revanche, si Dieu ôte de la pierre l’inclination de pesanteur et lui donne une inclination de légèreté, alors être emportée en haut ne lui fera pas violence ; et ainsi, le changement du mouvement peut être sans violence. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre que Dieu fait changer la volonté sans la contraindre.

 

Or Dieu peut faire changer la volonté, puisqu’il opère lui-même dans la volonté comme il le fait dans la nature ; aussi, de même que toute action naturelle vient de Dieu, de même toute action de la volonté, en tant qu’elle est une action, ne vient pas seulement de la volonté comme d’un agent immédiat, mais aussi de Dieu comme de l’agent premier, qui imprime plus fortement. Par conséquent, de même que la volonté peut changer son acte en direction d’un autre objet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de même aussi et bien plus encore, Dieu le peut. Or il fait changer la volonté de deux façons. D’abord en mouvant seulement, c’est-à-dire quand il meut la volonté à vouloir quelque chose, sans qu’il imprime aucune forme dans la volonté ; ainsi fait-il parfois, sans l’apposition d’un habitus, que l’homme veuille ce qu’il ne voulait pas auparavant. Ensuite, en imprimant une forme dans la volonté elle-même. En effet, de même que, par la nature même que Dieu a donnée à la volonté, celle-ci est inclinée à vouloir quelque chose, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de même par un ajout tel que la grâce ou la vertu, l’âme est inclinée à vouloir en outre une chose à laquelle elle n’était pas auparavant déterminée par une inclination naturelle. Mais cette inclination ajoutée est tantôt parfaite, tantôt imparfaite. Quand elle est parfaite, elle donne une inclination nécessaire vers ce à quoi elle détermine — de même que, par nécessité, la volonté est inclinée par la nature à rechercher la fin — comme c’est le cas des bienheureux, en lesquels la charité parfaite incline suffisamment au bien, non seulement quant à la fin ultime, mais aussi quant aux moyens. Mais parfois, la forme ajoutée n’est pas absolument parfaite, comme c’est le cas de ceux qui sont dans l’état de voie ; et alors, la volonté est certes inclinée par la forme ajoutée, mais non par nécessité.

 

 

Réponse aux objections :

 

On voit dès lors clairement la solution aux arguments. Car la première série d’objections prouvait que Dieu peut faire changer la volonté, tandis que la seconde série, qu’il ne peut pas la contraindre ; or les deux sont vrais, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Cependant, il faut savoir que, lorsque la glose citée dit que Dieu agit dans le cœur des hommes pour incliner leur volonté au mal, il ne faut pas le comprendre, ainsi que la Glose le dit au même endroit, comme si Dieu communiquait la méchanceté ; mais en ce sens que, de même qu’il appose la grâce, par où la volonté des hommes est inclinée au bien, de même il la retire à certains ; et une fois celle-ci retirée, leur volonté s’incurve vers le mal.

Article 9 : Une créature peut-elle faire changer la volonté, ou imprimer en elle ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La volonté est elle-même une certaine créature. Or la volonté change son acte comme elle veut. Il semble donc qu’une créature fasse changer la volonté et la contraigne.

 

Il est plus difficile de changer le tout que la partie. Or, suivant certains philosophes, les corps célestes font changer d’avis toute une multitude. Ils peuvent donc à bien plus forte raison, semble-t-il, contraindre la volonté d’un seul.

 

Quiconque est vaincu par quelqu’un, est contraint par lui. Or, suivant le Philosophe au septième livre de l’Éthique, les incontinents sont vaincus par les passions. Les passions font donc changer et contraignent la volonté de l’incontinent.

 

Selon saint Augustin au troisième livre sur la Trinité, les supérieurs, tant parmi les esprits que parmi les corps, meuvent les inférieurs, selon un certain ordre naturel. Or, de même que l’intelligence des bienheureux anges est supérieure à la nôtre, et plus parfaite, de même aussi leur volonté est plus parfaite que la nôtre. Donc, de même qu’ils peuvent par leur intelligence imprimer dans notre intelligence en l’éclairant, suivant l’enseignement de Denys, de même il semble qu’ils puissent par leur volonté imprimer en quelque sorte dans la nôtre en la faisant changer.

 

Selon Denys, les anges supérieurs éclairent, purifient et perfectionnent les inférieurs. Or, de même que l’illumination regarde l’intelligence, de même la purification semble regarder la volonté. Donc, de même que les anges peuvent imprimer dans l’intelligence, de même aussi ils peuvent imprimer dans la volonté.

 

Une chose est plus apte à être changée par une nature supérieure que par une inférieure. Or, de même que l’appétit sensitif est inférieur à notre volonté, de même la volonté angélique est supérieure à celle-ci. Puis donc que l’appétit sensitif fait parfois changer la volonté, à bien plus forte raison la volonté angélique pourra-t-elle faire changer notre volonté.

 

 En Lc 14, 23, le père de famille dit à son serviteur : « Forcez les gens d’entrer. » Or on entre à ce souper par la volonté. Notre volonté peut donc être forcée à quelque chose par l’ange, qui est le ministre de Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Bernard dit : « Le libre arbitre est le plus puissant après Dieu. » Or rien n’est changé que par un plus fort. Rien ne peut donc changer la volonté.

 

Le mérite et le démérite résident en quelque façon dans la volonté. Si donc une créature pouvait faire changer la volonté, elle pourrait rendre quelqu’un juste ou pécheur ; ce qui est faux, car on ne devient pécheur que par soi-même, et l’on ne devient juste que par l’opération de Dieu et sa propre coopération.

 

 

Réponse :

 

Que la volonté soit changée par quelque chose, cela peut s’entendre de deux façons. D’abord, en ce sens qu’elle est changée par son objet, comme la volonté est changée par son objet d’appétit : et ce n’est pas ainsi que nous cherchons ici ce qui fait changer la volonté. En effet, on l’a déjà montré, il y a un bien qui meut la volonté par nécessité à la façon d’un objet, quoique la volonté ne soit pas contrainte. Ensuite, on peut comprendre que la volonté est changée par quelque chose à la façon d’une cause efficiente ; et dans ce cas, nous disons non seulement qu’aucune créature ne peut contraindre la volonté en agissant en elle, car Dieu même ne le pourrait pas, mais encore que nulle créature ne peut agir directement dans la volonté pour la faire changer nécessairement ou l’incliner d’une quelconque façon, ce que Dieu peut ; mais indirectement, une créature peut en quelque sorte incliner la volonté, non toutefois la faire changer nécessairement. Et en voici la raison. Puisque l’acte de la volonté est, pour ainsi dire, intermédiaire entre la puissance et l’objet, le changement de l’acte de volonté peut être considéré soit du côté de la volonté elle-même, soit du côté de l’objet.

 

Du côté de la volonté, seul peut changer l’acte de la volonté ce qui opère au-dedans de la volonté : la volonté elle-même, et ce qui est la cause de l’être de la volonté, c’est-à-dire, suivant la foi, Dieu seul. Par conséquent, Dieu seul peut transférer d’un objet à l’autre, comme il veut, l’inclination qu’il a donnée à la volonté. Mais suivant ceux qui posent que l’âme a été créée par des intelligences (ce qui est pourtant contraire à la foi), l’ange lui-même, ou l’intelligence, a un effet intérieur à la volonté, en tant qu’il cause l’être qui est intérieur à la volonté elle-même ; et c’est la raison pour laquelle Avicenne prétend que, de même que les corps célestes font changer nos corps, de même la volonté des âmes célestes fait changer nos volontés ; ce qui est cependant tout à fait hérétique.

 

Mais si l’on considère l’acte de la volonté du côté de l’objet, alors on trouve deux objets de la volonté. L’un, vers lequel une inclination naturelle est déterminée par nécessité, et cet objet est donné et proposé à la volonté par le Créateur, qui lui a donné une inclination naturelle vers cet objet ; par conséquent, personne si ce n’est Dieu seul ne peut faire changer nécessairement la volonté par un tel objet. L’autre est un objet de la volonté qui est certes de nature à incliner la volonté, en tant qu’il y a en lui quelque ressemblance ou relation à l’égard de la fin ultime désirée naturellement ; cependant, cet objet ne fait pas changer la volonté par nécessité, comme on l’a déjà dit, car on ne trouve pas en lui seul une relation à la fin ultime désirée nécessairement. Et par l’intermédiaire de cet objet, une créature peut incliner la volonté jusqu’à un certain point, non toutefois la faire changer nécessairement ; comme on le voit clairement lorsque quelqu’un persuade quelqu’un d’autre de faire une chose en lui présentant l’utilité ou l’honnêteté de celle-ci ; il est cependant au pouvoir de la volonté de l’accepter ou non, étant donné qu’elle n’y est pas déterminée naturellement.

 

Ainsi donc, il est clair qu’aucune créature ne peut faire changer directement la volonté en agissant pour ainsi dire au-dedans de la volonté elle-même ; mais elle peut, en proposant quelque chose à la volonté, l’induire en quelque sorte extérieurement, non toutefois la faire changer nécessairement.

 

 

Réponse aux objections :

 

La volonté peut se changer elle-même quant à certains objets, et même directement, puisqu’elle est maîtresse de ses actes ; et quand on dit qu’elle n’est pas directement changée par la créature, on pense à une autre créature. Elle ne peut cependant pas se contraindre, car une contradiction est impliquée dans l’idée qu’une chose serait contrainte par elle-même : en effet, l’acte violent est celui auquel le patient ne contribue en rien, mais auquel l’auteur de la violence contribue. Par conséquent, la volonté ne peut pas se contraindre, car alors elle-même contribuerait en quelque chose dans cette violence, en tant qu’elle se contraindrait, et ne contribuerait en rien, en tant qu’elle serait contrainte : ce qui est impossible ; et c’est aussi de cette façon que le Philosophe prouve au cinquième livre de l’Éthique que nul ne souffre une injustice de sa propre part, car celui qui souffre l’injustice, souffre quelque chose contre sa volonté ; mais s’il commet l’injustice, c’est suivant sa volonté.

 

Les corps célestes ne peuvent faire changer par nécessité ni la volonté d’un homme ni celle d’une multitude, mais ils peuvent faire changer les corps eux-mêmes. Or la volonté est, d’une certaine façon, inclinée par le corps lui-même, quoique non nécessairement, car elle peut résister : ainsi les colériques sont-ils inclinés à la colère par tempérament naturel, cependant un colérique peut, par la volonté, résister à cette inclination. Or, aux inclinations corporelles seuls résistent les sages, qui sont en petit nombre en regard des insensés : car « le nombre des insensés est infini » (Eccl. 1, 15). Et s’il est dit que les corps célestes font changer la multitude, c’est parce que la multitude suit les inclinations corporelles ; mais ils ne font pas changer tel ou tel, qui résiste par la prudence à l’inclination susdite.

 

Il n’est pas dit que l’incontinent est vaincu par les passions comme si les passions corporelles contraignaient ou faisaient changer elles-mêmes nécessairement la volonté ; sinon, l’incontinent ne devrait pas être puni, car la peine n’est pas due à l’involontaire. Or on ne dit pas que l’incontinent opère involontairement, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique ; mais l’on dit que l’incontinent est vaincu par les passions, dans la mesure où il cède volontairement à leur impulsion.

 

Les anges n’impriment pas dans l’intelligence comme s’ils opéraient quelque chose intérieurement dans l’intelligence ; mais ils le font seulement du côté de l’objet, en tant qu’ils proposent quelque intelligible par lequel notre intelligence est à la fois renforcée et convaincue d’assentir. Mais l’objet de la volonté proposé par l’ange ne fait pas changer la volonté par nécessité, comme on l’a dit ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

Cette purification par laquelle les anges sont purifiés regarde l’intelligence, car c’est une purification de la nescience, comme dit Denys au sixième chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique ; cependant, si elle regardait la volonté, il faudrait dire qu’ils purifient comme par persuasion.

 

Ce qui est inférieur à la volonté, comme le corps ou l’appétit sensitif, ne change pas la volonté comme par une action directe sur la volonté, mais il le fait seulement du côté de l’objet. En effet, l’objet de la volonté est le bien appréhendé ; mais le bien appréhendé par la raison universelle ne meut que moyennant une appréhension particulière, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme, étant donné que les actes existent dans des circonstances particulières. Or, par la passion même de l’appétit sensitif — dont la cause peut parfois être le tempérament du corps ou une quelconque impression corporelle, étant donné que cet appétit use d’un organe — l’appréhension particulière est elle-même empêchée et parfois totalement liée, si bien que ce que la raison supérieure dicte en général n’est pas appliqué actuellement à telle circonstance particulière. Alors la volonté, dans son appétit, est mue vers le bien que l’appréhension particulière lui fait connaître, omettant celui que la raison universelle lui fait connaître. Et c’est de cette façon que de telles passions inclinent la volonté ; cependant, elles ne la font pas changer par nécessité, car il est au pouvoir de la volonté de réprimer de telles passions, afin que l’usage de la raison n’en soit pas empêché, suivant ce passage de Gen. 4, 7 : « sa concupiscence » — celle du péché — « sera sous toi ».

 

Cette action de forcer, dont il est fait mention ici, n’est pas une contrainte, mais une persuasion efficace, soit par des moyens rudes, soit par des moyens doux.

Article 10 : La volonté et l’intelligence sont-elles une même puissance ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

 Les puissances se distinguent par les objets. Or l’objet de l’intelligence est le vrai, tandis que celui de la volonté est le bien. Puis donc que le vrai et le bien sont identiques quant au suppôt et diffèrent quant à la raison formelle, il semble que l’intelligence et la volonté soient réellement identiques, et diffèrent seulement de raison.

 

 Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, la volonté est dans la raison. Donc, ou bien elle est identique à la raison, ou bien elle est une partie de la raison. Or la raison est la même puissance que l’intelligence. Donc la volonté aussi.

 

 Les puissances de l’âme se divisent communément en raisonnable, concupiscible et irascible. Or la volonté se distingue de l’irascible et du concupiscible. Elle est donc contenue dans le raisonnable.

 

Partout ou l’on trouve un objet identique réellement et quant à la notion, il y a une seule puissance. Or la volonté et l’intelligence pratique ont un objet identique réellement et quant à la notion : en effet, ils semblent avoir tous deux le bien pour objet. L’intelligence pratique n’est donc pas une autre puissance que la volonté. Or l’intelligence spéculative n’est pas une autre puissance que l’intelligence pratique, car suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, le spéculatif devient pratique par extension. La volonté et l’intelligence sont donc purement et simplement une seule puissance.

 

 De même que pour connaître la différence entre deux choses, il est nécessaire que ce soit le même qui connaisse les deux choses entre lesquelles on considère la différence, de même il est nécessaire que ce soit le même qui connaisse et qui veuille. Or, pour connaître la différence entre deux choses, comme entre le blanc et le doux, il est nécessaire que ce soit la même puissance qui connaisse les deux : ce qui permet au Philosophe de prouver, au deuxième livre sur l’Âme, que le sens commun existe. Donc, pour la même raison, il est nécessaire qu’il y ait une puissance unique qui connaisse et qui veuille ; et ainsi, l’intelligence et la volonté sont une puissance unique, semble-t-il.

 

 

En sens contraire :

 

L’appétitif est un genre de l’âme autre que l’intellectif, suivant le Philosophe. Or la volonté est contenue dans l’appétitif. La volonté est donc une autre puissance que l’intelligence.

 

L’intelligence peut être contrainte, suivant le Philosophe au cinquième livre de la Métaphysique. Or la volonté ne peut être contrainte, comme on l’a dit. L’intelligence et la volonté ne sont donc pas une puissance unique.

 

 

Réponse :

 

La volonté et l’intelligence sont des puissances différentes, et même elles relèvent de genres de puissances différents.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que, bien que la distinction des puissances se prenne des actes et des objets, ce n’est pas n’importe quelle différence d’objets qui manifeste la diversité des puissances, mais la différence des objets en tant qu’objets, et non quelque différence accidentelle, je veux dire : qui serait accidentelle à l’objet en tant que tel. En effet, être animé ou inanimé est accidentel au sensible en tant que tel, bien que ces différences soient essentielles aux réalités mêmes qui sont senties. Voilà pourquoi les puissances sensitives ne se différencient pas par ces différences, mais par l’audible, le visible et le tangible, qui sont des différences du sensible en tant que tel, c’est-à-dire par l’être sensible avec ou sans médium.

 

Et, d’une part, lorsque les différences essentielles des objets en tant que tels sont comprises comme divisant par soi quelque objet spécial de l’âme, il en résulte que les puissances sont diversifiées, mais non les genres de puissances ; ainsi, le sensible ne désigne pas l’objet de l’âme dans l’absolu, mais un certain objet que divisent par soi les différences susdites. C’est pourquoi la vue, l’ouïe et le toucher sont des puissances spéciales différentes relevant du même genre de puissances de l’âme, c’est-à-dire du sens. Mais, d’autre part, lorsque les différences considérées divisent l’objet lui-même pris communément, alors une telle différence fait connaître des genres de puissances différents.

 

Or on dit qu’une chose est objet de l’âme, parce qu’elle a quelque relation à l’âme. Donc, là ou nous rencontrons diverses sortes de relation à l’âme, nous trouvons une différence par soi de l’objet de l’âme, manifestant un genre différent de puissances de l’âme. Or il se trouve que la réalité a deux relations à l’âme : l’une, en tant que la réalité est elle-même dans l’âme suivant le mode d’être de l’âme, et non suivant le mode d’être qui est le sien ; l’autre, en tant que l’âme est en rapport avec la réalité existant dans son être. Et ainsi, une chose est objet de l’âme de deux façons. D’abord, en tant qu’elle est de nature à exister dans l’âme non suivant son être propre, mais suivant le mode d’être de l’âme, c’est-à-dire spirituellement : et c’est la notion de connaissable en tant que tel. Ensuite, une chose est objet de l’âme en tant que l’âme est inclinée vers elle et ordonnée à elle suivant le mode de la réalité elle-même existant en soi : et c’est la notion d’objet d’appétit en tant que tel. Par conséquent, le cognitif et l’appétitif constituent dans l’âme des genres de puissances différents. Il est donc nécessaire, puisque l’intelligence est comprise dans le cognitif et la volonté dans l’appétitif, que la volonté et l’intelligence soient des puissances différentes, même quant au genre.

 

 

Réponse aux objections :

 

La distinction des puissances se manifeste par les objets considérés non pas suivant la réalité, mais suivant la notion : car ce sont les notions des objets qui spécifient les opérations mêmes des puissances. Voilà pourquoi là où la notion de l’objet est différente, nous trouvons une puissance différente, bien que ce soit la même réalité qui gît sous les deux notions, comme c’est le cas du bien et du vrai. Et cela se voit clairement aussi dans les réalités matérielles : car dans la mesure où l’air est chaud en puissance, il subit le feu en tant que celui-ci est chaud ; mais dans la mesure où l’air est diaphane, il subit le feu en tant que celui-ci est lumineux ; et dans l’air ne se trouve pas une puissance identique permettant de le dire diaphane et chaud en puissance, bien que ce soit un feu identique qui agisse sur les deux puissances.

 

Une puissance peut être considérée de deux façons : soit en relation à son objet, soit en relation à l’essence de l’âme en laquelle elle s’enracine. Si donc l’on considère la volonté en relation à l’objet, alors elle relève d’un autre genre de l’âme que l’intelligence, et ainsi la volonté s’oppose à la raison et à l’intelligence, comme on l’a dit. Par contre, si l’on considère la volonté d’après ce en quoi elle s’enracine, alors, puisque la volonté, tout comme l’intelligence, n’a pas d’organe corporel, la volonté et l’intelligence se ramèneront à la même partie de l’âme. Et de la sorte, l’intelligence ou la raison est parfois prise comme incluant les deux en elle-même ; on dit alors que la volonté est dans la raison. Et ainsi, lorsqu’il inclut l’intelligence et la volonté, le raisonnable se trouve opposé à l’irascible et au concupiscible.

 

On voit dès lors clairement la solution au troisième argument.

 

L’objet de l’intelligence pratique n’est pas le bien, mais le vrai relatif à l’œuvre.

 

Vouloir et connaître ne sont pas des actes de même raison formelle ; voilà pourquoi ils ne peuvent relever d’une seule puissance, comme connaître le doux et le blanc ; il n’en va donc pas de même.

Article 11 : La volonté est-elle une puissance plus haute que l’intelligence, ou est-ce le contraire ?

 

Objections :

 

Il semble que l’intelligence soit plus noble et plus haute.

 

 La noblesse de l’âme consiste en ce qu’elle est à l’image de Dieu. Or l’âme est à l’image de Dieu par la raison ou l’intelligence ; c’est pourquoi saint Augustin dit au troisième livre sur la Genèse au sens littéral : « Nous comprenons que l’homme est à l’image de Dieu en ce par quoi il l’emporte sur les autres animaux, c’est-à-dire par la raison, l’esprit, l’intelligence ou tout autre mot plus apte à désigner cette prérogative. » La plus excellente puissance de l’âme est donc l’intelligence.

 

 [Le répondant] disait lui-même que, de même que l’image est dans l’intelligence, de même est-elle aussi dans la volonté, puisque l’image, suivant saint Augustin au livre sur la Trinité, se prend de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté. En sens contraire : puisque la noblesse de l’âme se prend de l’image, il est nécessaire que la plus excellente partie de l’âme soit là où la notion d’image se trouve le plus proprement. Or, même si l’image est dans la volonté et dans l’intelligence, elle est plus proprement dans l’intelligence que dans la volonté ; et c’est pourquoi le Maître dit au deuxième livre des Sentences, dist. 16, que l’image est dans la connaissance de la vérité, et que la ressemblance est dans l’amour du bien. Il est donc encore nécessaire que l’intelligence soit plus noble que la volonté.

 

 Puisque nous jugeons des puissances par les actes, il est nécessaire que la puissance dont l’acte est plus noble soit plus noble. Or penser est plus noble que vouloir. L’intelligence est donc plus noble que la volonté. Preuve de la mineure : puisque les actes sont spécifiés par leurs termes, il est nécessaire que soit plus noble l’acte dont le terme est plus noble. Or l’acte de l’intelligence se réalise par un mouvement vers l’âme, tandis que l’acte de la volonté se réalise par un mouvement de l’âme vers les réalités. Puis donc que l’âme est plus noble que les réalités extérieures, penser sera plus noble que vouloir.

 

Dans toutes les choses ordonnées entre elles, plus une chose est distante de la plus basse, plus elle est haute. Or la plus basse parmi les puissances de l’âme est le sens. Et la volonté est plus proche du sens que l’intelligence, car la volonté a en commun avec les puissances sensitives la condition de son objet ; en effet, de même que le sens porte sur des particuliers, de même aussi la volonté : car nous voulons une santé particulière, et non cet universel qu’est la santé. Mais l’intelligence porte sur les universels. L’intelligence est donc une puissance plus haute que la volonté.

 

 Ce qui gouverne est plus noble que ce qui est gouverné. Or l’intelligence gouverne la volonté. Elle est donc plus noble que la volonté.

 

 Ce dont une chose provient, a sur elle une influence et une supériorité, s’il est d’essence différente. Or l’intelligence vient de la mémoire, comme le Fils vient du Père ; et la volonté, de la mémoire et de l’intelligence, comme l’Esprit-Saint vient du Père et du Fils. L’intelligence a donc une influence sur la volonté et lui est supérieure.

 

 Plus un acte est simple et immatériel, plus il est noble. Or l’acte de l’intelligence est plus simple que celui de la volonté, et plus immatériel : car l’intelligence abstrait de la matière, et non la volonté. L’acte de l’intelligence est donc plus noble que celui de la volonté.

 

 L’intelligence dans l’âme est comparée à la splendeur dans les réalités matérielles, et la volonté, ou l’affectivité, à la chaleur, ainsi qu’il ressort des paroles des saints. Or la splendeur est plus noble que la chaleur, puisque c’est la qualité d’un corps plus noble. L’intelligence est donc plus noble que la volonté.

 

 Ce qui est le propre de l’homme en tant qu’homme, suivant le Philosophe dans son Éthique, est plus noble que ce qui est commun à l’homme et aux autres animaux. Or penser est le propre de l’homme, tandis que vouloir convient aussi aux autres animaux : c’est pourquoi le Philosophe dit au troisième livre de l’Éthique que « les enfants et les bêtes sont capables d’agir volontairement ». L’intelligence est donc plus noble que la volonté.

 

10° Plus une chose est proche de la fin, plus elle est noble, puisque ce qu’il y a de bonté dans les moyens vient de la fin. Or l’intelligence semble être plus proche de la fin que la volonté. En effet, l’homme atteint la fin en la connaissant avant de l’atteindre par la volonté en la recherchant. L’intelligence est donc plus noble que la volonté.

 

11° Selon saint Grégoire au sixième livre des Moralia, la vie contemplative est de plus grand mérite que la vie active. Or la contemplative relève de l’intelligence, et l’active, de la volonté. L’intelligence est donc, elle aussi, plus noble que la volonté.

 

12° Le Philosophe dit au dixième livre de l’Éthique que l’intelligence est la meilleure des choses qui sont en nous. Elle est donc plus noble que la volonté.

 

 

En sens contraire :

 

L’habitus d’une puissance plus parfaite est plus parfait. Or l’habitus par lequel la volonté est perfectionnée, c’est-à-dire la charité, est plus noble que la foi et la science, par lesquelles l’intelligence est perfectionnée, comme l’Apôtre le montre clairement en 1 Cor. 13, 2. La volonté est donc plus noble que l’intelligence.

 

Ce qui est libre de ses mouvements est plus noble que ce qui n’est pas libre. Or l’intelligence n’est pas libre de ses mouvements, puisqu’elle peut être contrainte, alors que la volonté est libre, puisqu’elle ne peut être contrainte. La volonté est donc plus noble que l’intelligence.

 

 L’ordre des puissances suit l’ordre des objets. Or le bien, qui est l’objet de la volonté, est plus noble que le vrai, qui est l’objet de l’intelligence. La volonté est donc, elle aussi, plus noble que l’intelligence.

 

Selon Denys au cinquième chapitre des Noms divins, plus une participation à la divinité est commune, plus elle est noble. Or la volonté est plus commune que l’intelligence, car certaines choses participent de la volonté, qui ne participent pas de l’intelligence, comme on l’a déjà dit. La volonté est donc plus noble que l’intelligence.

 

 Plus une chose est proche de Dieu, plus elle est noble. Or la volonté est plus proche de Dieu que l’intelligence : car, comme dit Hugues de Saint-Victor à propos du septième chapitre de la Hiérarchie céleste, « l’amour entre là où la connaissance reste dehors : en effet, nous aimons plus Dieu que nous ne pouvons le connaître ». La volonté est donc plus noble que l’intelligence.

 

 

Réponse :

 

Une chose peut être dite plus éminente qu’une autre au plein sens du terme, ou à un certain point de vue. Pour montrer qu’une chose est meilleure qu’une autre au plein sens du terme, il est nécessaire que leur comparaison soit prise de leurs principes essentiels, et non de leurs principes accidentels ; car sinon, on montrerait par là que l’une dépasse l’autre à un certain point de vue. Par exemple, si l’on compare l’homme au lion quant à leurs différences essentielles, on le trouve plus noble que le lion au plein sens du terme, parce que l’homme est un animal raisonnable, tandis que lion est sans raison ; mais le lion est plus excellent que l’homme, si on le compare quant à la force corporelle : et cela, c’est être plus noble à un certain point de vue. Donc, pour voir laquelle de ces puissances, la volonté ou l’intelligence, est supérieure au plein sens du terme, il faut considérer cela d’après leurs différences par soi.

 

Or la perfection et la dignité de l’intelligence consiste en ce que l’espèce de la réalité pensée réside dans l’intelligence elle-même, puisque par là elle pense actuellement, et qu’en cela apparaît toute sa dignité. La noblesse de la volonté et de son acte, quant à elle, réside en ce que l’âme est ordonnée à quelque réalité noble suivant l’être que cette réalité a en elle-même. Or il est plus parfait, absolument parlant, d’avoir en soi la noblesse d’une autre réalité, que d’être en rapport avec une réalité noble existant hors de soi. Par conséquent la volonté et l’intelligence, si on les considère dans l’absolu, sans les comparer à cette réalité ou à cette autre, sont ainsi ordonnées entre elles : l’intelligence est plus éminente, au plein sens du terme, que la volonté.

 

Mais il arrive qu’il soit plus éminent d’être en quelque façon en rapport avec une réalité noble, que d’avoir en soi la noblesse de celle-ci : à savoir, quand on possède la noblesse de cette réalité d’une façon bien inférieure à la façon dont cette réalité la possède en elle-même. Mais si la noblesse de cette réalité est dans une autre réalité aussi noblement ou plus noblement que dans la réalité de départ, alors, sans aucun doute, il sera plus noble pour l’autre d’avoir en soi la noblesse de cette réalité que d’être ordonnée en quelque façon que ce soit à la réalité noble elle-même. Or, les formes des réalités qui sont supérieures à l’âme, l’intelligence les perçoit sur un mode inférieur à celui qu’elles ont dans les réalités mêmes : en effet, une chose est reçue dans l’intelligence suivant le mode d’être de celle-ci, comme il est dit au livre des Causes. Et pour la même raison, les formes des réalités qui sont inférieures à l’âme, telles les formes corporelles, sont plus nobles dans l’âme que dans les réalités mêmes.

 

Ainsi donc, l’intelligence peut être comparée à la volonté de trois façons. D’abord dans l’absolu et en général, non relativement à telle ou telle réalité ; et dans ce cas, l’intelligence est plus éminente que la volonté, de même que posséder ce qu’il y a de dignité dans une réalité est plus parfait qu’être en rapport avec sa noblesse. Ensuite, relativement aux réalités matérielles sensibles : et dans ce cas, l’intelligence est de nouveau plus noble, au plein sens du terme, que la volonté, comme par exemple penser une pierre est plus noble que vouloir une pierre : car la forme de la pierre est d’une façon plus noble dans l’intelligence, telle qu’elle est pensée par l’intelligence, qu’elle n’est en elle-même, telle qu’elle est désirée par la volonté. Enfin, relativement aux réalités divines qui sont supérieures à l’âme ; et dans ce cas, vouloir est plus éminent que penser, par exemple vouloir Dieu ou l’aimer est plus éminent que le connaître : car la divine bonté est plus parfaitement en Dieu lui-même, telle qu’elle est désirée par la volonté, que participée en nous, telle qu’elle est connue par l’intelligence.

 

 

Réponse aux objections :

 

Saint Augustin prend la raison et l’intelligence pour désigner toute la partie intellective, qui comprend en soi et l’appréhension de l’intelligence et l’appétit de la volonté ; et ainsi, la volonté n’est pas exclue de l’image.

 

Le Maître approprie l’imagination à la raison, parce qu’elle est antérieure, et la ressemblance à l’amour, parce que dans son rapport à Dieu la connaissance est complétée par l’amour, de même que l’image est perfectionnée et embellie par les couleurs et autres choses de ce genre, par lesquelles elle devient semblable au modèle.

 

Cet argument vaut pour les réalités qui sont moins nobles que l’âme ; mais l’on peut prouver par le même raisonnement la prééminence de la volonté dans son rapport aux réalités plus nobles que l’âme.

 

La volonté n’a d’objet commun avec les sens que dans la mesure où elle se porte vers les réalités sensibles, qui sont inférieures à l’âme ; mais dans la mesure où elle se porte vers les réalités intelligibles et divines, elle s’éloigne plus des sens que l’intelligence, puisque celle-ci peut moins saisir les réalités divines que la volonté ne les recherche et ne les aime.

 

L’intelligence gouverne la volonté non pas comme en l’inclinant à ce vers quoi elle tend, mais comme en lui montrant vers où elle doit tendre. Lors donc que le pouvoir de l’intelligence de montrer quelque chose de noble est plus faible que l’inclination de la volonté à s’y porter, la volonté est supérieure à l’intelligence.

 

La volonté ne procède pas directement de l’intelligence, mais de l’essence de l’âme, l’intelligence étant présupposée. Cela ne manifeste donc pas un ordre de dignité, mais seulement un ordre d’origine, suivant lequel l’intelligence est naturellement antérieure à la volonté.

 

L’intelligence n’abstrait de la matière que lorsqu’elle pense les réalités sensibles et matérielles. Mais lorsqu’elle pense les réalités qui sont au-dessus d’elle, elle n’abstrait pas, mais reçoit au contraire moins simplement que les réalités ne sont en elles-mêmes ; par conséquent l’acte de la volonté, qui se porte vers ces réalités telles qu’elles sont en elles-mêmes, reste plus simple et plus noble.

 

Les paroles dans lesquelles l’intelligence est comparée à la splendeur et la volonté à la chaleur, sont métaphoriques ; et comme dit le Maître au troisième livre des Sentences, sur de telles paroles il ne faut pas bâtir un argument. Denys dit aussi dans son Épître à Tite que la théologie symbolique n’est pas argumentative.

 

L’homme seul peut penser, et de même, vouloir ; quoique l’appétit existe en d’autres que l’homme.

 

10° Bien que l’âme se porte d’abord vers Dieu par l’intelligence avant de le faire par la volonté, cependant la volonté parvient à lui plus parfaitement que l’intelligence, comme on l’a dit.

 

11° La volonté n’est pas exclue de la contemplation ; c’est pourquoi saint Grégoire dit dans ses Homélies sur Ézéchiel que la vie contemplative consiste à aimer Dieu et le prochain. La prééminence de la vie contemplative sur la vie active ne porte donc pas préjudice à la volonté.

 

12° Le Philosophe parle de l’intelligence au sens où ce terme est pris pour désigner la partie intellective, qui comprend en elle la volonté. Ou bien l’on peut dire qu’il considère l’intelligence et les autres puissances de l’âme dans l’absolu, non en tant qu’elles se rapportent à tel ou tel objet.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

La charité est un habitus perfectionnant la volonté relativement à Dieu ; et dans une telle relation, la volonté est plus noble que l’intelligence.

 

La liberté de la volonté ne manifeste pas que celle-ci est plus noble dans l’absolu, mais plus noble lorsqu’elle meut : ce que l’on verra clairement plus loin.

 

Puisque le vrai est un certain bien — c’est en effet le bien de l’intelligence, comme le montre clairement le Philosophe au sixième livre de l’Éthique — il ne faut pas dire que le bien est plus noble que le vrai ; ni, de même, que l’animal est plus noble que l’homme, puisque l’homme inclut en soi la noblesse de l’animal et y ajoute. En effet, nous parlons maintenant du vrai et du bien en tant qu’ils sont les objets de la volonté et de l’intelligence.

 

Le vouloir ne se rencontre pas en plus de sujets que le penser, quoique l’appétit se trouve en plus de sujets. Il faut cependant savoir que, dans cet argument, la citation de Denys n’est pas faite conformément à son intention, pour deux raisons. D’abord, parce que Denys parle du cas où l’un est inclus dans la notion de l’autre, comme l’être dans le vivre, et le vivre dans le penser, lorsqu’il dit que l’un est plus simple que l’autre. Ensuite parce que, bien que la participation qui est la plus simple soit la plus noble, cependant, si on la considère avec le mode qu’on lui trouve dans les réalités dépourvues des perfections ajoutées, elle sera moins noble ; par exemple, si l’on considère l’être, qui est plus noble que le vivre, avec le mode en lequel les réalités inanimées existent, ce mode d’être sera moins noble que l’être des vivants, qui est le vivre. Et ainsi, il n’est pas nécessaire que ce qui a une plus grande extension soit toujours plus noble ; sinon il faudrait dire que le sens est plus noble que l’intelligence, et la puissance nutritive que la sensitive.

 

Cet argument vaut pour la volonté en relation à Dieu ; et dans ce cas, on accorde qu’elle est plus noble.

Article 12 : La volonté meut-elle l’intelligence et les autres puissances de l’âme ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

 Le moteur est naturellement antérieur à l’objet mû. Or la volonté est postérieure à l’intelligence ; en effet, rien n’est aimé ou désiré s’il n’est connu, suivant saint Augustin au livre sur la Trinité. La volonté ne meut donc pas l’intelligence.

 

 Si la volonté meut l’intelligence à son acte, alors il s’ensuit que l’intelligence pense parce que la volonté veut qu’elle pense. Or la volonté ne veut que ce qui est pensé. L’intelligence pense donc le fait même de penser, avant que la volonté le veuille. Or, avant que l’intelligence ne pensât cela, il est nécessaire de poser que la volonté le voulait, car l’intelligence est supposée mue par la volonté. On doit donc remonter à l’infini, ou bien il faut admettre que la volonté ne meut pas l’intelligence.

 

 Toute puissance passive est mue par son objet. Or la volonté est une puissance passive ; elle est en effet un appétit moteur et mû, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Elle est donc mue par son objet. Or son objet est le bien pensé ou appréhendé, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Donc l’intelligence, ou une autre puissance appréhensive, meut la volonté, et non l’inverse.

 

 Si l’on dit qu’une puissance en meut une autre, c’est uniquement à cause du commandement que l’une a sur l’autre. Or commander appartient à la raison, comme il est dit au premier livre de l’Éthique. Il appartient donc à la raison, et non à la volonté, de mouvoir les autres puissances

 

 Selon saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, le moteur et l’agent sont plus nobles que l’objet mû ou agi. Or l’intelligence, au moins dans son rapport aux sensibles, est plus noble que la volonté, comme on l’a dit. Donc, au moins dans ce rapport, elle n’est pas mue par la volonté.

 

 

En sens contraire :

 

 Anselme dit au livre De similitudinibus, chap. 2, que la volonté meut toutes les puissances de l’âme.

 

 Selon saint Augustin au huitième livre sur la Genèse au sens littéral, tout mouvement procède de l’immobile. Or parmi les puissances de l’âme, la volonté seule est immobile, dans la mesure où nul ne peut la contraindre. Toutes les autres puissances sont donc mues par la volonté.

 

 Selon le Philosophe au deuxième livre des Météorologiques, tout mouvement est pour une fin. Or le bien et la fin sont objets de la volonté. La volonté meut donc les autres puissances.

 

 Selon saint Augustin, l’amour réalise dans les esprits ce que le poids fait dans les corps. Or le poids meut les corps. L’amour de la volonté meut donc les puissances spirituelles de l’âme.

 

 

Réponse :

 

L’intelligence meut en quelque façon la volonté, et d’une autre façon la volonté meut l’intelligence et les autres puissances.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que mouvoir se dit tant de la fin que de l’efficient, mais différemment. En effet, puisqu’en n’importe quelle action l’on considère deux choses : l’agent et la raison de l’action — comme dans le chauffage, le feu est l’agent, et la chaleur la raison de l’action — ainsi, dans l’action de mouvoir, mouvoir se dit de la fin comme de la raison du mouvement, et de l’efficient comme de l’agent du mouvement, c’est-à-dire de ce qui amène le mobile de la puissance à l’acte. Or la raison de l’action est la forme de l’agent par laquelle il agit ; il est donc nécessaire qu’elle soit dans l’agent pour qu’il agisse. Or elle n’est pas en celui-ci par son être de nature parfait, car lorsque celui-ci est possédé, le mouvement se repose ; mais elle est dans l’agent par mode d’intention, car la fin est première dans l’intention mais postérieure dans l’être. Voilà pourquoi la fin préexiste dans le moteur proprement par l’intelligence, à laquelle il revient de recevoir quelque chose par mode d’intention et non en l’être de nature. Par conséquent, l’intelligence meut la volonté à la façon dont mouvoir se dit de la fin, c’est-à-dire en tant qu’elle préconçoit la notion de la fin et la propose à la volonté.

 

Mais mouvoir à la façon d’une cause agente revient à la volonté, et non à l’intelligence, étant donné que la volonté se rapporte aux réalités telles qu’elles existent en elles-mêmes, tandis que l’intelligence se rapporte aux réalités telles qu’elles existent de façon spirituelle dans l’âme. Or agir et être mû convient aux réalités suivant l’être propre par lequel elles subsistent en elles-mêmes, et non en tant qu’elles sont dans l’âme par mode d’intention ; en effet, la chaleur ne chauffe pas dans l’âme, mais dans le feu. Et ainsi, le rapport de la volonté aux réalités se fait à la façon dont le mouvement leur convient, mais non le rapport de l’intelligence. En outre, l’acte de la volonté est une certaine inclination vers quelque chose, mais non l’acte de l’intelligence ; or l’inclination est une disposition du moteur en tant qu’il meut comme efficient. On voit donc clairement que la volonté, et non l’intelligence, peut mouvoir à la façon d’une cause agente.

 

Or, parce qu’elles sont immatérielles, il revient aux puissances supérieures de l’âme de faire retour sur elles-mêmes ; ainsi, tant la volonté que l’intelligence font retour sur elles-mêmes, et l’une sur l’autre, et sur l’essence de l’âme, et sur toutes ses puissances. En effet, l’intelligence se pense elle-même, et pense la volonté, l’essence de l’âme et toutes les puissances de l’âme ; et semblablement, la volonté veut qu’elle-même veuille, et que l’intelligence pense, et elle veut l’essence de l’âme, etc. Or lorsqu’une puissance se porte sur une autre, elle se rapporte à elle avec ce qui est propre à cette dernière : par exemple, lorsque l’intelligence pense que la volonté veut, elle reçoit en elle-même la notion de vouloir ; et c’est pourquoi la volonté elle-même, lorsqu’elle se porte sur les puissances de l’âme, se porte vers elles comme vers des réalités auxquelles conviennent le mouvement et l’opération, et elle incline chacune d’elles à son opération propre. Et de la sorte, la volonté meut à la façon d’une cause agente non seulement les réalités extérieures, mais aussi les puissances mêmes de l’âme.

 

 

Réponse aux objections :

 

Puisqu’il y a dans le retour sur soi une certaine ressemblance avec le mouvement circulaire, où le terme du mouvement est ce qui d’abord était son principe, il est nécessaire de dire, dans le cas du retour sur soi, que ce qui était d’abord antérieur devient ensuite postérieur. Voilà pourquoi, bien que l’intelligence soit par elle-même antérieure à la volonté, cependant, par le retour sur soi, elle est rendue postérieure à la volonté ; et ainsi, la volonté peut mouvoir l’intelligence.

 

Il n’y a pas lieu de remonter à l’infini ; on s’arrête en effet à l’appétit naturel, par lequel l’intelligence est inclinée vers son acte.

 

Cet argument montre que l’intelligence meut à la façon d’une fin ; c’est en effet de cette façon que le bien appréhendé se rapporte à la volonté.

 

Le commandement relève et de la volonté, et de la raison, sous des rapports différents : de la volonté, en tant que le commandement implique une certaine inclination ; de la raison, en tant que cette inclination est distribuée et ordonnée comme devant être exécutée par tel ou tel.

 

N’importe quelle puissance dépasse l’autre en ce qui lui est propre : ainsi le toucher se rapporte-t-il plus parfaitement à la chaleur, qu’il sent par lui-même, que la vue, qui la sent par accident ; et semblablement, l’intelligence se rapporte plus complètement au vrai que la volonté ; et la volonté se rapporte plus parfaitement au bien qui est dans les réalités, que l’intelligence. Par conséquent, bien que l’intelligence soit plus noble, au plein sens du terme, que la volonté, au moins relativement à certaines réalités, cependant la volonté est trouvée plus noble sous l’aspect du mouvement, qui convient à la volonté par la nature propre de son objet.

Article 13 : L’intention est-elle un acte de la volonté ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

À propos de Lc 11, 34 : « la lampe de ton corps, c’est ton œil », la Glose dit : « c’est-à-dire ton intention ». Or l’œil, dans l’âme, est la raison ou l’intelligence. L’intention appartient donc à la raison ou à l’intelligence, et non à la volonté.

 

[Le répondant] disait qu’elle appartient à la volonté en relation à la raison, et c’est pourquoi elle est comparée à l’œil. En sens contraire : l’acte d’une puissance supérieure et première ne dépend pas de l’acte d’une puissance postérieure. Or, dans l’action, la volonté précède l’intelligence, car la volonté meut l’intelligence, comme on l’a dit. L’acte de la volonté ne dépend donc pas de la raison. Si donc l’intention était un acte de la volonté, il n’appartiendrait aucunement à la raison.

 

[Le répondant] disait que l’acte de la volonté dépend de la raison, en tant que la connaissance de l’objet voulu est présupposée au vouloir ; et ainsi l’intention, bien qu’elle soit un acte de volonté, appartient en quelque sorte à la raison. En sens contraire : il n’est pas d’acte de volonté qui ne présuppose une connaissance. Donc, suivant ce raisonnement, aucun acte ne devrait être simplement attribué à la volonté, ni vouloir ni aimer, mais tout acte devrait l’être en même temps à la volonté et à la raison ; ce qui est faux. Donc le point de départ aussi, à savoir, que l’intention serait un acte de la volonté.

 

Le nom même d’intention implique une relation à la fin. Or rapporter quelque chose à la fin relève de la raison. L’intention appartient donc à la raison.

 

[Le répondant] disait que dans l’intention, il y a non seulement une relation à la fin, mais aussi un acte de la volonté qui se rapporte à la fin ; et le nom d’intention signifie les deux. En sens contraire : cet acte est sous-jacent à la relation à la fin, comme le matériel est sous-jacent au formel. Or on nomme une chose d’après le formel plutôt que d’après le matériel. L’intention est donc nommée plutôt d’après ce qui appartient à la raison que d’après ce qui appartient à la volonté ; et ainsi, on doit affirmer que c’est un acte de la raison plutôt que de la volonté.

 

De même que le premier moteur dirige toute la nature, de même la raison dirige la volonté. Or l’intention, dans les réalités naturelles, est attribuée plus proprement au premier moteur qu’aux réalités naturelles elles-mêmes, puisqu’on ne dit des réalités naturelles qu’elles tendent vers quelque chose, qu’en tant qu’elles sont dirigées par le premier moteur. Donc, dans les puissances de l’âme aussi, l’on doit attribuer l’intention plutôt à la raison qu’à la volonté.

 

L’intention, à proprement parler, n’appartient qu’à un sujet connaissant. Or la volonté n’est pas connaissante. L’intention n’appartient donc pas à la volonté.

 

Les choses qui ne sont aucunement un, ne peuvent avoir un acte un. Or la volonté et la raison ne sont aucunement un, puisqu’elles relèvent de genres différents de puissances de l’âme ; en effet, la volonté est dans l’appétitif, tandis que la raison est dans l’intellectif. La raison et la volonté ne peuvent donc avoir un même acte ; et de la sorte, si l’intention est en quelque façon l’acte de la raison, elle ne sera pas l’acte de la volonté.

 

La volonté, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, chap. 21, porte seulement sur la fin. Or, dans un ordre unique, il n’y a qu’une fin. La volonté, par son acte, se rapporte donc à une seule chose. Or là où il n’y a qu’une seule chose, il n’y a pas d’ordre. Puis donc que l’intention implique un ordre, il semble qu’elle n’appartienne aucunement à la volonté.

 

10° L’intention ne semble pas être autre chose que la direction de la volonté vers la fin ultime. Or diriger la volonté appartient à la raison. L’intention relève donc de la raison.

 

11° De même que, dans la dépravation du péché, l’erreur appartient à la raison, le mépris à l’irascible et le désordre de la volonté au concupiscible, de même, à l’inverse, dans la réforme de l’âme, la foi appartient à la raison, l’espérance à l’irascible et la charité au concupiscible. Or, suivant saint Augustin, c’est la foi qui dirige l’intention. L’intention appartient donc à la raison.

 

12° Selon le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, la volonté porte sur les choses possibles et les choses impossibles, tandis que l’intention porte seulement sur les choses possibles. L’intention n’appartient donc pas à la volonté.

 

13° Ce qui n’est pas dans l’âme, n’est pas dans la volonté. Or l’intention n’est pas dans l’âme : car elle n’est ni une puissance, car alors elle serait naturelle, et le mérite ne résiderait pas en elle ; ni un habitus, car alors elle existerait en celui qui dort ; ni une passion, car elle appartiendrait alors à la partie sensitive, comme on le voit clairement au septième livre de l’Éthique. Or il n’y a que ces trois choses dans l’âme, comme il est dit au deuxième livre de l’Éthique. L’intention n’est donc pas dans la volonté.

 

14° Ordonner est le propre de la raison, puisque cela appartient au sage, comme il est dit au premier livre de la Métaphysique. Or l’intention est une certaine ordination vers la fin. Elle appartient donc à la raison.

 

15° L’intention appartient à ce qui est distant de la fin : en effet, le préfixe « in- » implique une distance. Or la raison est plus distante de la fin que la volonté, car la raison montre seulement la fin, tandis que la volonté adhère à la fin comme à son objet propre. Avoir une intention relève donc de la raison plutôt que de la volonté.

 

16° Tout acte de la volonté lui appartient soit dans l’absolu, soit

dans son rapport aux puissances supérieures, soit dans son rapport aux puissances inférieures. Or avoir une intention n’est pas l’acte de la volonté dans l’absolu, car alors il serait la même chose que vouloir ou aimer ; ce n’est pas non plus son acte relativement au supérieur, c’est-à-dire à la raison, car dans ce cas son acte est l’élection ; ni relativement aux inférieurs, puisque dans ce cas son acte est le commandement. Avoir une intention n’est donc aucunement un acte de volonté.

 

En sens contraire :

 

L’intention porte seulement sur la fin. Or la fin et le bien sont objets de la volonté. L’intention appartient donc à la volonté.

 

Avoir une intention, c’est poursuivre une certaine chose. Or la poursuite ou la fuite relève de la volonté, non de la raison ; mais dire qu’une chose est à poursuivre ou à fuir, cela seulement relève de la raison. L’intention appartient donc à la volonté.

 

Tout mérite réside dans la volonté. Or l’intention est méritoire, et c’est d’elle surtout que se prennent le mérite et le démérite. L’intention appartient donc à la volonté.

 

Saint Ambroise dit : « La volonté donne un nom à ton œuvre. » Or un acte est jugé bon ou mauvais en raison de l’intention. L’intention semble donc être contenue dans la volonté ; et ainsi, elle semble appartenir à la volonté et non à la raison.

 

 

Réponse :

 

L’intention est un acte de la volonté : et cela ressort clairement de son objet. En effet, il est nécessaire que la puissance et l’acte aient en commun l’objet, puisque la puissance n’est ordonnée à l’objet que par l’acte ; car il est nécessaire que la puissance visuelle et la vision aient le même objet, qui est la couleur. Puis donc que l’objet de cet acte qui est l’intention est le bien, qui est une fin, qui est aussi l’objet de la volonté, il est nécessaire que l’intention soit un acte de volonté. Cependant, elle n’est pas un acte de la volonté dans l’absolu, mais en relation à la raison.

 

Et pour le voir clairement il faut savoir que, chaque fois qu’il y a deux agents ordonnés entre eux, le second agent peut mouvoir ou agir de deux façons : d’abord comme il convient à sa nature ; ensuite comme il convient à la nature de l’agent supérieur. En effet, l’impression de l’agent supérieur demeure dans l’inférieur, si bien que l’agent inférieur agit non seulement par son action propre, mais aussi par l’action de l’agent supérieur ; de même que la sphère du soleil est mue par son mouvement propre, qui est accompli dans l’espace d’une année, et par le mouvement du premier mobile, qui est le mouvement diurne ; semblablement, l’eau est mue par son mouvement propre en tendant vers le centre, et elle a un certain mouvement par l’impression de la lune, qui la meut, comme on le voit bien dans le flux et le reflux de la mer. Les corps mixtes ont, eux aussi, certaines opérations qui leur sont propres, qui résultent de la nature des quatre éléments, comme tendre vers le bas, chauffer, refroidir ; et ils ont d’autres opérations par l’impression des corps célestes, comme l’aimant attire le fer. Et bien qu’aucune action de l’agent inférieur n’ait lieu sans que soit présupposée l’action du supérieur, cependant l’action qui lui convient par sa nature lui est attribuée dans l’absolu, comme il est attribué à l’eau de se mouvoir vers le bas ; mais celle qui lui revient par l’impression de l’agent supérieur ne lui est pas attribuée dans l’absolu, mais en relation à autre chose : ainsi, on dit que le flux et le reflux est le mouvement propre de la mer, non en tant qu’elle est de l’eau, mais en tant qu’elle est mue par la lune.

 

Or la raison et la volonté sont des puissances opératives ordonnées entre elles ; et si on les considère dans l’absolu, la raison est première, bien que par le retour sur soi la volonté soit rendue première et supérieure, en tant qu’elle meut la raison. Par conséquent, la volonté peut avoir deux actes. L’un qui lui revient par sa nature, en tant qu’elle tend vers son objet propre dans l’absolu ; et cet acte est attribué à la volonté simplement, ainsi vouloir et aimer, quoique pour cet acte un acte de la raison soit présupposé. Mais elle a un autre acte, qui lui revient en vertu de ce qui est laissé en elle par l’impression de la raison. En effet, puisque le propre de la raison est d’ordonner et de confronter, chaque fois qu’apparaît dans l’acte de la volonté une confrontation ou une ordination, un tel acte appartiendra à la volonté non dans l’absolu, mais en relation à la raison ; et c’est de cette façon qu’avoir une intention est un acte de volonté, puisque avoir une intention n’est rien d’autre, semble-t-il, que tendre vers autre chose comme vers une fin en raison de ce que l’on veut. Et ainsi, avoir une intention diffère du vouloir en ce que le vouloir tend vers la fin dans l’absolu, tandis qu’avoir une intention implique une relation à la fin, en tant que c’est à la fin que sont ordonnés les moyens. En effet, la volonté étant mue vers son objet, qui lui est proposé par la raison, elle est mue différemment selon qu’il lui est diversement proposé. Par conséquent, lorsque la raison lui propose quelque chose comme bon dans l’absolu, la volonté est mue vers cela dans l’absolu ; et cela, c’est vouloir. Mais quand elle lui propose quelque chose sous l’aspect d’un bien auquel d’autres choses sont ordonnées comme à une fin, alors elle tend vers cela avec un certain ordre, qui se rencontre dans l’acte de la volonté non par la nature propre de celle-ci, mais suivant l’exigence de la raison. Et ainsi, avoir une intention est un acte de la volonté en relation à la raison.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’intention est assimilée à l’œil quant à ce que l’on trouve de propre à la raison dans l’intention.

 

La raison meut d’une certaine façon la volonté, et la volonté meut d’une autre façon la raison, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et ainsi, l’une comme l’autre est première, à des points de vue différents, et l’acte peut être attribué à chacune en relation à l’autre.

 

Bien que tout acte de la volonté présuppose la connaissance de la raison, cependant ce qui est propre à la raison n’apparaît pas toujours dans l’acte de la volonté, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

La relation active à la fin appartient à la raison : en effet, il lui appartient de rapporter à la fin ; mais la relation passive peut appartenir à n’importe quelle chose dirigée vers la fin ou rapportée à la fin par la raison : et ainsi, elle peut appartenir à la volonté. Et c’est de cette façon que la relation à la fin relève de l’intention.

 

On voit dès lors clairement la solution au cinquième argument.

 

Dans le premier moteur se trouvent non seulement la connaissance, mais aussi la volonté ; voilà pourquoi l’intention peut lui être attribuée proprement. Mais seule la connaissance appartient à la raison ; il n’en va donc pas de même.

 

Avoir une intention appartient au non connaissant, puisque les réalités naturelles ont l’intention de la fin, quoique l’intention présuppose une connaissance. Mais si nous parlons de l’intention de l’âme, alors elle appartient seulement au connaissant, tout comme le vouloir. Cependant, il n’est pas nécessaire qu’avoir une intention et vouloir soient des actes de la puissance même à laquelle il revient de connaître, mais il est nécessaire qu’ils soient des actes du même suppôt : en effet, connaître ou avoir une intention ne se dit pas proprement d’une puissance, mais du suppôt par la puissance.

 

La raison et la volonté sont un quant à l’ordre, comme on dit que l’univers est un ; et ainsi, rien n’empêche qu’un acte unique appartienne aux deux ; à l’un immédiatement, mais à l’autre médiatement.

 

Certes, les moyens n’étant désirés que pour la fin, la volonté porte principalement sur la fin ; elle n’en porte cependant pas moins sur les moyens. En effet, si le Philosophe dit au troisième livre de l’Éthique que la volonté porte sur la fin et l’élection sur les moyens, ce n’est pas que la volonté porte toujours sur la fin, mais c’est qu’elle le fait parfois, et de façon principale ; et par ceci que l’élection ne porte jamais sur la fin, on montre que l’élection et le vouloir ne sont pas identiques.

 

10° La direction active vers la fin appartient à la raison, mais la direction passive peut appartenir à la volonté ; et c’est ainsi qu’elle appartient à l’intention.

 

11° La foi dirige l’intention, comme la raison dirige la volonté ; par conséquent, de même que la foi appartient à la raison, ainsi l’intention appartient-elle à la volonté.

 

12° La volonté ne porte pas toujours sur des choses impossibles, mais elle le fait parfois ; et cela suffit, dans l’esprit du Philosophe, pour montrer la différence entre la volonté et l’élection, qui porte toujours sur des choses possibles, de sorte qu’élire n’est pas tout à fait identique à vouloir ; et semblablement, avoir une intention n’est pas non plus tout à fait identique à vouloir ; mais cela n’exclut pas que ce soit un acte de la volonté.

 

13° L’intention est un certain acte de l’âme. Mais les actions de l’âme ne sont pas contenues dans cette division trine du Philosophe, car les actions n’appartiennent pas à l’âme comme si elles étaient en elle, mais plutôt comme émanant d’elle. Ou bien l’on peut dire que les actions sont comprises dans les habitus, comme ce qui dépend d’un principe est contenu dans son principe.

 

14° Ordonner est le propre de la raison, mais être ordonné peut appartenir à la volonté ; et c’est ainsi que l’intention implique une ordination.

 

15° Cet argument serait probant si rien d’autre n’était requis pour l’intention que la distance seule ; or une inclination est requise, qui revient à la volonté et non à la raison ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

16° L’intention est un acte de la volonté en relation à la raison qui ordonne les moyens à la fin elle-même ; mais l’élection est un acte de la volonté en relation à la raison qui compare entre eux les moyens : et c’est pour cela que l’intention et l’élection diffèrent.

Article 14 : Est-ce par le même mouvement que la volonté veut la fin et qu’elle a l’intention des moyens ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est impossible que le même acte soit en même temps bon et mauvais. Or il arrive qu’il y ait une volonté mauvaise avec une bonne intention ; comme lorsque quelqu’un veut voler pour faire l’aumône. L’intention et la volonté ne sont donc pas un même acte.

 

Selon le Philosophe au dixième livre de l’Éthique, le mouvement qui a un terme médian et celui qui a un terme extrême diffèrent par l’espèce. Or le moyen et la fin se comportent d’une certaine façon comme le médium et les extrêmes. L’intention de la fin et la volonté du moyen diffèrent donc par l’espèce ; et ainsi, elles ne sont pas un acte unique.

 

Selon le Philosophe au septième livre de l’Éthique, les fins sont dans le domaine pratique ce que sont les principes dans les sciences démonstratives. Or la pensée des principes et la considération des conclusions ne se font pas par un même acte de l’intelligence spéculative. Et cela ressort de ce qu’ils sont élicités par des habitus différents ; en effet, l’intelligence est l’habitus des principes, tandis que la science est l’habitus des conclusions. Donc, dans le domaine opératif, ce n’est pas par le même acte de volonté que nous avons l’intention de la fin et que nous voulons les moyens.

 

Les actes se distinguent par les objets. Or la fin et le moyen sont des objets différents. L’intention de la fin et la volonté du moyen ne sont donc pas le même acte.

 

 

En sens contraire :

 

Deux actes ne peuvent appartenir en même temps à la même puissance. Or la volonté, en même temps qu’elle veut le moyen, a l’intention de la fin. L’intention de la fin et la volonté du moyen ne sont donc pas des actes différents.

 

De même que la lumière est pour la couleur la raison de sa visibilité, de même la fin est pour les moyens la raison de leur appétibilité. Or c’est par le même acte que la vue voit la couleur et la lumière. C’est donc par le même acte que la volonté veut le moyen et a l’intention de la fin ; l’intention de la fin et la volonté ne sont donc pas des actes différents.

 

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions, comme dit le Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 28. En effet, certains ont posé que la volonté du moyen était un autre acte que l’intention de la fin. Mais à l’inverse, d’autres ont affirmé que l’acte était le même, et que leur distinction était seulement due à la diversité des réalités. Or chacune des deux opinions est vraie à un certain point de vue.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que, puisque l’unité de l’acte doit être déduite de l’unité de l’objet, s’il y a deux choses qui sont un en quelque façon, l’acte qui se porte vers elles en tant qu’elles sont un, sera un ; mais l’acte qui se porte vers elles en tant qu’elles sont deux, sera double. Ainsi, les parties de la ligne sont deux d’une certaine façon, et un d’une autre façon, c’est-à-dire dans la mesure où elles sont unies dans le tout ; voilà pourquoi l’acte de vision, s’il se porte vers les deux parties de la ligne en tant qu’elles sont deux, c’est-à-dire vers l’une et l’autre par soi en ce qui leur est propre, alors il y aura deux visions, et elles ne pourront être vues en même temps ; mais s’il se porte vers la ligne entière comprenant les deux parties, il y aura une vision unique et toute la ligne sera vue en même temps.

 

Or, toutes les choses qui sont ordonnées entre elles sont certes plusieurs, en tant qu’elles sont des réalités considérées par soi ; mais elles sont un dans l’ordre qui les ordonne entre elles. Voilà pourquoi l’acte de l’âme qui se porte vers elles en tant qu’elles sont ordonnées entre elles est un, tandis que l’acte de l’âme qui se porte vers elles en tant qu’elles sont considérées en elles-mêmes est multiple ; comme on le voit clairement dans la considération d’une statue de Mercure : si quelqu’un considère celle-ci comme une certaine réalité, autre sera sa considération, et autre la considération de Mercure, dont la statue est l’image ; mais si la statue est considérée comme l’image de Mercure, il y aura un même mode de considération dirigé vers la statue et vers Mercure. Semblablement, lorsque le mouvement de la volonté se porte vers la fin et vers le moyen, s’il se porte vers eux en tant que l’un et l’autre sont une certaine réalité existant par soi, il y aura des mouvements de la volonté différents ; et dans ce cas, l’opinion qui affirme que l’intention de la fin et la volonté du moyen sont des actes différents, est vraie. Mais si la volonté se porte vers l’un d’eux en tant qu’il a une relation à l’autre, alors il y a un acte unique de la volonté vers les deux ; et dans ce cas, l’opinion qui pose que l’intention de la fin et la volonté du moyen sont un seul acte, est vraie.

 

Mais si l’on examine correctement la notion d’intention, on trouve que cette dernière opinion est plus vraie que l’autre. En effet, le mouvement de la volonté vers la fin n’est pas appelé dans l’absolu « intention », mais simplement « vouloir » ; et l’on appelle « intention » l’inclination de la volonté vers la fin en tant que les moyens ont la fin pour terme. En effet, celui qui veut la santé, on dit simplement qu’il la veut ; mais on dit qu’il en a l’intention, seulement quand il veut quelque chose en vue de la santé. Voilà pourquoi il faut accorder que l’intention n’est pas numériquement un autre acte que la volonté.

 

 

Réponse aux objections :

 

Bien qu’un même acte ne puisse être bon et mauvais, cependant un acte mauvais peut avoir quelque circonstance bonne ; par exemple, c’est un acte vicieux de manger plus qu’il ne faut, même si l’on mange quand on le doit. Et ainsi, la volonté par laquelle on veut voler pour nourrir les pauvres est un acte mauvais au plein sens du terme, avec cependant quelque circonstance bonne : car le but est au nombre des circonstances.

 

La parole du Philosophe doit s’entendre du cas où l’on s’arrête au médium ; en effet, lorsqu’on passe par le médium pour aller au terme, alors le mouvement est numériquement un. Et de la sorte, quand la volonté est mue vers le moyen avec une relation à la fin, il y a un seul mouvement.

 

Quand la conclusion et le principe sont tous les deux considérés par soi, il y a des considérations différentes ; mais quand on considère le principe en relation à la conclusion, il y a une même considération pour les deux, comme cela se passe dans le syllogisme.

 

La fin et le moyen sont un unique objet, pour autant que l’on considère l’un en relation à l’autre.

Article 15 : L’élection est-elle un acte de la volonté ?

 

Objections :

 

Il semble que non, et que ce soit un acte de la raison.

 

 L’ignorance n’appartient pas à la volonté, mais à la raison. Or la dépravation de l’élection est une certaine ignorance ; c’est pourquoi l’on dit que tout homme vicieux est ignorant, d’une ignorance de l’élection, comme on le voit clairement au troisième livre de l’Éthique. L’élection appartient donc, elle aussi, à la raison.

 

 De même que l’enquête et l’argumentation appartiennent à la raison, de même aussi la conclusion. Or l’élection est comme une certaine conclusion du conseil, comme on le voit clairement aux troisième et septième livre de l’Éthique. Puis donc que le conseil appartient à la raison, il en sera de même de l’élection.

 

 Selon le Philosophe au huitième livre de l’Éthique, la vertu morale consiste principalement dans l’élection. Or, comme celui-ci le dit au sixième livre de l’Éthique, ce qui, dans les vertus morales, appartient à la prudence, est le principal, qui accomplit formellement la notion de vertu. L’élection appartient donc à la prudence. Or la prudence est dans la raison. Donc l’élection aussi.

 

L’élection implique un certain discernement. Or discerner est propre à la raison. Donc élire aussi.

 

 

En sens contraire :

 

Élire c’est, entre deux choses proposées, choisir l’une de préférence à l’autre, comme on le voit clairement chez saint Jean Damascène. Or choisir est un acte de la volonté et non de la raison. Donc élire aussi.

 

Le Philosophe dit au troisième livre de l’Éthique que l’élection est le désir de ce qui a déjà été délibéré. Or le désir appartient à la volonté et non à la raison. Donc l’élection aussi.

 

 

Réponse :

 

L’élection contient en soi une part de volonté et une part de raison. Quant à savoir si elle est proprement un acte de la volonté ou de la raison, le Philosophe semble laisser cette question dans le doute au sixième livre de l’Éthique, où il dit que l’élection est soit un appétit de l’intellectif, c’est-à-dire un appétit en relation à l’intelligence, soit l’intelligence de l’appétitif, c’est-à-dire l’intelligence en relation à l’appétit. Or le premier est plus vrai : c’est un acte de la volonté en relation à la raison.

 

En effet, que ce soit directement un acte de la volonté, cela est évident pour deux raisons. D’abord, à cause de la nature de l’objet ; car l’objet propre de l’élection est le moyen, qui relève de la notion de bien, le bien étant l’objet de la volonté ; car « bien » se dit à la fois de la fin, par exemple du bien honnête ou délectable, et du moyen, par exemple du bien utile. Ensuite, à cause de la nature de l’acte lui-même. En effet, l’élection est la dernière approbation par laquelle on approuve une chose pour la poursuivre ; et assurément, cela ne relève pas de la raison mais de la volonté. Car, si fort que la raison préfère une chose à l’autre, cette préférence n’est pas encore approuvée en vue d’opérer, jusqu’à ce que la volonté soit inclinée vers l’une plutôt que vers l’autre : en effet, la volonté ne suit pas la raison par nécessité.

 

Cependant l’élection est un acte de la volonté non pas dans l’absolu, mais en relation à la raison, étant donné qu’apparaît dans l’élection ce qui est propre à la raison : confronter une chose à l’autre, et la lui préférer ; et cela se trouve assurément dans l’acte de la volonté par l’impression de la raison, dans la mesure où la raison elle-même propose une chose à la volonté non comme simplement utile, mais comme plus utile pour la fin.

 

Ainsi donc, il est clair que vouloir, élire et avoir l’intention sont des actes de la volonté. Vouloir, dans la mesure où la raison propose à la volonté un bien dans l’absolu, qu’il soit à élire pour lui-même, comme la fin, ou pour autre chose, comme le moyen : pour l’un et l’autre, en effet, nous disons que nous « voulons ». Élire est un acte de la volonté, dans la mesure où la raison lui propose le bien comme plus utile pour la fin. Avoir l’intention, dans la mesure où la raison lui propose le bien comme une fin à obtenir par un moyen.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’ignorance est attribuée à l’élection quant à ce que celle-ci a de raison.

 

L’enquête pratique a deux conclusions : l’une qui est dans la raison, à savoir la sentence, qui est un jugement sur ce qui a été délibéré ; l’autre qui est dans la volonté, à savoir l’élection, et elle est appelée conclusion par une certaine similitude, car de même que dans le domaine spéculatif on s’arrête en dernier à la conclusion, de même dans le domaine opératif on s’arrête en dernier à l’opération.

 

On dit que l’élection est le principal dans la vertu morale, et du côté de ce qu’elle a de raison, et du côté de ce qu’elle a de volonté : en effet, les deux sont requis pour la notion de vertu morale ; et l’élection est appelée « principal » par rapport aux actes extérieurs. Il n’est donc pas nécessaire que l’élection soit totalement un acte de prudence ; mais elle a quelque part à la prudence, comme aussi à la raison.

 

Le discernement se trouve dans l’élection dans la mesure où elle appartient à la raison, ce qui est propre à celle-ci étant suivi par la volonté lorsqu’elle élit.

Question 23 : [La volonté de Dieu]

 

Introduction

 

Article 1 : Convient-il que Dieu ait une volonté ?

Article 2 : Peut-on distinguer la volonté divine en antécédente et conséquente ?

Article 3 : La volonté divine est-elle convenablement divisée en volonté de bon plaisir et volonté de signe ?

Article 4 : Dieu veut-il par nécessité tout ce qu’il veut ?

Article 5 : La volonté divine impose-t-elle une nécessité aux réalités voulues ?

Article 6 : La justice dans les réalités créées dépend-elle de la simple volonté de Dieu ?

Article 7 : Sommes-nous tenus de conformer notre volonté à la volonté divine ?

Article 8 : Sommes-nous tenus de conformer notre volonté à la volonté divine dans l’objet voulu, c’est-à-dire en sorte que nous soyons tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut ?

 

 

Article 1 : Convient-il que Dieu ait une volonté ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il convient que tout être ayant une volonté agisse suivant l’élection de sa volonté. Or Dieu n’agit pas suivant l’élection de sa volonté ; en effet, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins : « comme notre soleil matériel, sans qu’il le comprenne ou qu’il le veuille, mais par le seul fait de son existence, éclaire toutes choses, de même la divine bonté ». Il ne convient donc pas que Dieu ait une volonté.

 

Des effets nécessaires ne peuvent venir d’une cause contingente. Or la volonté est une cause contingente, puisqu’elle se rapporte indifféremment à l’un ou l’autre. Elle ne peut donc être la cause de choses nécessaires. Or Dieu est la cause de toutes choses, des nécessaires comme des contingentes. Il n’agit donc pas par volonté ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Ce qui implique une relation à une cause ne convient pas à ce qui n’a pas de cause. Or Dieu, étant la cause première de toutes choses, n’a pas de cause. Puis donc que la volonté implique une relation à la cause finale — car la volonté porte sur la fin, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique — il semble que la volonté ne convienne pas à Dieu.

 

Selon le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, le volontaire mérite louange ou blâme, mais l’involontaire, pardon et miséricorde. La notion de volontaire ne convient donc pas là où la notion de louable ne convient pas. Or celle-ci ne convient pas à Dieu, car la louange, comme il est dit au premier livre de l’Éthique, ne revient pas aux meilleurs, mais à ceux qui sont ordonnés au meilleur ; par contre, l’honneur revient aux meilleurs. Il ne convient donc pas que Dieu ait une volonté.

 

Les opposés sont de nature à affecter le même sujet. Or deux involontaires sont opposés au volontaire, comme il est dit au troisième livre de l’Éthique : l’involontaire par ignorance, et l’involontaire par violence. Or l’involontaire par violence ne convient pas à Dieu, car la contrainte n’a pas de place en Dieu ; ni l’involontaire par ignorance, car Dieu connaît lui-même toutes choses. Donc le volontaire non plus ne convient pas à Dieu.

 

Comme il est dit au livre des Règles de la foi, il y a deux volontés : l’affective, touchant les actes intérieurs, et l’effective, touchant les actes extérieurs. Or « la volonté affective » — comme il y est dit — « contribue au mérite, tandis que la volonté effective accomplit le mérite ». Or il ne convient pas à Dieu de mériter. Ni, par conséquent, d’avoir en quelque façon une volonté.

 

 Dieu est un moteur non mû, car, suivant Boèce, « demeurant immobile, il donne à toutes choses de se mouvoir » ; tandis que la volonté est un moteur mû, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Et c’est pourquoi le Philosophe, au deuxième livre de la Métaphysique, prouve qu’il meut « comme un objet désiré et pensé », par la raison qu’il est un moteur non mû. Il ne convient donc pas que Dieu ait une volonté.

 

La volonté est un certain appétit, car elle est contenue dans la partie appétitive de l’âme. Or l’appétit a une imperfection : en effet, il porte sur ce qui n’est pas possédé, selon saint Augustin. Puis donc qu’aucune imperfection n’a de place en Dieu, il ne semble pas convenir qu’il ait une volonté.

 

 Rien de ce qui a des objets opposés ne semble convenir à Dieu, puisque de telles choses sont soumises à la génération et à la corruption, desquelles Dieu est très éloigné. Or la volonté a des objets opposés, puisqu’elle se tient parmi les puissances rationnelles, qui ont des objets opposés, selon le Philosophe. La volonté ne convient donc pas à Dieu.

 

10° Saint Augustin dit au treizième livre de la Cité de Dieu que Dieu n’est pas disposé différemment à l’égard des réalités lorsqu’elles existent et lorsqu’elles n’existent pas. Or, lorsqu’elles n’existent pas, Dieu ne veut pas que les réalités existent : en effet, elles existeraient, s’il le voulait. Lors donc qu’elles existent, Dieu ne veut pas non plus qu’elles existent.

 

11° Il ne convient pas à Dieu d’être perfectionné, mais de perfectionner. Or il revient à la volonté d’être perfectionnée par le bien, comme à l’intelligence d’être perfectionnée par le vrai. La volonté ne convient donc pas à Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au Psaume 113 B, 3 : « Tout ce que Dieu a voulu, il l’a fait. » Il semble donc qu’il ait une volonté, et que les réalités aient été créées par sa volonté.

 

La béatitude se trouve surtout en Dieu. Or la béatitude requiert la volonté car, suivant saint Augustin, on appelle bienheureux celui qui a tout ce qu’il veut, et qui ne veut rien de mal. La volonté convient donc à Dieu.

 

Partout où se trouvent des conditions plus parfaites pour la volonté, celle-ci existe plus parfaitement. Or les plus parfaites conditions de la volonté se trouvent en Dieu : en effet, il n’y a en lui aucune distance entre la volonté et le sujet, car son essence est sa volonté ; ni entre la volonté et l’acte, car son action est son essence ; ni entre la volonté et la fin, ou l’objet, car sa volonté est sa bonté. La volonté se trouve donc très parfaitement en Dieu.

 

La volonté est la racine de la liberté. Or la liberté convient principalement à Dieu ; est libre, en effet, celui qui est cause de soi, suivant le Philosophe au premier livre de Métaphysique ; ce qui est surtout vrai de Dieu. La volonté se trouve donc en Dieu.

 

 

Réponse :

 

La volonté se trouve très proprement en Dieu. Et pour le voir clairement, il faut savoir que la connaissance et la volonté sont enracinées, dans la substance spirituelle, sur les diverses relations de celle-ci aux réalités.

 

Il est en effet une première relation de la substance spirituelle aux réalités, en tant que celles-ci sont en quelque sorte dans la substance spirituelle elle-même : non certes en leur être propre, comme le posaient les anciens, qui disaient que nous connaissons la terre par la terre, l’eau par l’eau, etc., mais dans leur notion propre. Car ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, mais l’espèce de la pierre, ou sa notion, suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Et parce que la notion absolue de la réalité ne peut se rencontrer sans composition concrète que dans la substance immatérielle, la connaissance n’est pas attribuée à toutes les réalités, mais seulement aux immatérielles ; et le degré de connaissance dépend du degré d’immatérialité, de sorte que les réalités qui sont les plus immatérielles sont les plus aptes à la connaissance ; et parce qu’en elles leur essence elle-même est immatérielle, celle-ci se comporte envers elles comme un médium de connaissance ; ainsi par exemple, Dieu connaît par son essence lui-même et toutes les autres choses.

 

D’autre part, la volonté et n’importe quel appétit sont fondés sur la relation par laquelle la substance spirituelle se réfère aux réalités en tant qu’elle a un rapport à ces réalités existant en elles-mêmes. Et parce qu’il appartient à n’importe quelle réalité, tant matérielle qu’immatérielle, d’avoir une relation à une autre réalité, il convient que n’importe quelle réalité ait un appétit, soit naturel, soit animal, soit rationnel ou intellectuel ; mais il se rencontre diversement dans les différentes réalités. En effet, puisque la réalité doit être ordonnée à une autre réalité au moyen d’une chose qu’elle a en soi, elle est diversement ordonnée à autre chose selon les différentes façons d’avoir une chose en soi.

 

Ainsi, les réalités matérielles, dans lesquelles tout ce qui est en elles est comme lié et agrégé à la matière, n’ont pas d’ordination libre aux autres réalités, mais une ordination résultant de la nécessité d’une disposition naturelle. Par conséquent, les réalités matérielles ne sont pas pour elles-mêmes les causes de cette ordination, comme si elles s’ordonnaient d’elles-mêmes à ce vers quoi elles sont ordonnées, mais leur ordination vient d’ailleurs, c’est-à-dire d’où leur vient leur disposition naturelle. Voilà pourquoi il convient qu’elles aient seulement un appétit naturel.

 

Mais pour les substances immatérielles et aptes à la connaissance, il y a quelque chose qui n’est absolument pas agrégé ni lié à la matière, et ce, suivant le degré de leur immatérialité ; aussi de ce fait même sont-elles ordonnées aux réalités par une ordination libre, dont elles-mêmes sont causes, s’ordonnant pour ainsi dire à ce à quoi elles sont ordonnées. Voilà pourquoi il convient qu’elles fassent ou recherchent quelque chose volontairement et spontanément. En effet, si le coffre qui est dans l’esprit de l’artisan était une forme matérielle ayant une existence déterminée, il n’inclinerait que suivant le mode d’être déterminé qu’il aurait ; par conséquent, l’artisan ne resterait pas libre de faire la maison ou de ne pas la faire, ou bien de la faire ainsi ou autrement. Mais parce que la forme de la maison dans l’esprit de l’artisan est la notion absolue de maison, ne se rapportant pas, autant qu’il est en elle, à l’être plutôt qu’au non-être, ni à être ainsi plutôt qu’à être autrement quant aux dispositions accidentelles de la maison, il reste à l’artisan une libre inclination à faire ou à ne pas faire la maison.

 

Mais dans les substances sensitives, bien que les formes des réalités soient reçues sans la matière, elles ne sont cependant pas reçues tout à fait immatériellement ni sans les circonstances de la matière, étant reçues dans un organe corporel ; pour cette raison l’inclination n’est pas entièrement libre en elles, quoiqu’il y ait en elles quelque imitation ou ressemblance de liberté. En effet, l’appétit les incline vers quelque chose par elles-mêmes, en tant qu’elles recherchent quelque chose d’après une appréhension ; mais être incliné vers ce qu’elles recherchent, ou ne pas être incliné, cela n’est pas soumis à leur disposition.

 

Mais dans la nature intellectuelle, où quelque chose est parfaitement reçu de façon immatérielle, on rencontre la parfaite notion d’inclination libre ; et c’est cette libre inclination qui constitue la notion de volonté. Voilà pourquoi aux réalités matérielles n’est pas attribuée la volonté, mais l’appétit naturel ; et à l’âme sensitive est attribué non la volonté, mais l’appétit animal ; et c’est à la seule substance intellective qu’est attribuée la volonté. Et plus elle est immatérielle, mieux lui convient la notion de volonté. Par conséquent, Dieu étant au sommet de l’immatérialité, la volonté lui convient suprêmement et très proprement.

 

 

Réponse aux objections :

 

Denys, par ces paroles, n’entend pas exclure de Dieu la volonté ni l’élection, mais il veut montrer son influence universelle sur les réalités. En effet, la communication qu’il fait de sa bonté ne consiste pas à choisir certaines réalités pour les rendre participantes de sa bonté tandis qu’il exclurait complètement certaines autres de la participation de sa bonté ; au contraire, « il donne à tous libéralement » comme il est dit en Jacq. 1, 5 ; on dit pourtant qu’il élit, dans la mesure où il donne à certains plus qu’à d’autres, suivant l’ordre de sa sagesse.

 

La volonté de Dieu n’est pas une cause contingente, étant donné que ce qu’il veut, il le veut immuablement ; voilà pourquoi, en raison même de son immuabilité, les réalités nécessaires peuvent être causées ; et d’autant plus qu’aucune réalité créée n’est nécessaire, considérée en soi, mais elle est possible en elle-même et nécessaire par autre chose.

 

La volonté porte sur quelque chose de deux façons : de façon principale, ou de façon secondaire. Principalement, la volonté porte sur la fin, qui est la raison de vouloir toutes les autres choses ; secondairement, elle porte sur les moyens, que nous voulons en vue de la fin. Or la volonté n’a pas de relation à cet objet voulu qui est secondaire comme à une cause, mais seulement à l’objet voulu principal, qui est la fin. Mais il faut savoir que la volonté et l’objet voulu se distinguent parfois dans la réalité, et alors l’objet voulu se rapporte à la volonté réellement comme cause finale ; par contre, si la volonté et l’objet voulu se distinguent seulement dans la raison, alors l’objet voulu ne sera la cause finale de la volonté que du point de vue de notre manière de signifier. La volonté divine se rapporte donc à sa bonté comme à une fin, bonté qui, dans la réalité, est identique à sa volonté : elle en est distinguée seulement du point de vue de notre manière de signifier. Il reste donc que rien n’est cause de la volonté divine réellement, mais seulement du point de vue de notre manière de signifier. Et il n’est pas aberrant de signifier quelque chose en Dieu à la façon d’une cause ; de la sorte, en effet, la divinité est signifiée en Dieu comme ayant à son égard le rapport de cause formelle. Quant aux réalités créées, que Dieu veut, elles ne se comportent pas à l’égard de la volonté divine comme des fins, mais comme ordonnées à la fin : en effet, si Dieu veut que les créatures existent, c’est pour qu’en elles soit manifestée sa bonté, et pour que sa bonté, qui ne peut être multipliée dans son essence, soit répandue en plusieurs au moins par la participation de sa ressemblance.

 

La louange n’est pas due à la volonté pour n’importe lequel de ses actes, si l’on prend la louange au sens strict, comme fait le Philosophe ; mais elle lui est due pour autant que la volonté se rapporte aux moyens. En effet, il est avéré que l’acte de volonté se trouve non seulement dans les œuvres de vertu, qui sont louables, mais aussi dans l’acte de la félicité, qui porte sur les choses honorables : il est certain, en effet, que la félicité procure du plaisir. Et cependant, la louange est aussi attribuée à Dieu, puisqu’en de nombreux endroits de l’Écriture nous sommes invités à louer Dieu ; mais la louange est alors prise plus communément que ne fait le Philosophe. Ou bien l’on peut dire que la louange, même prise au sens propre, convient à Dieu, en tant que par sa volonté il ordonne les créatures à lui-même comme à une fin.

 

[Dans certaines éditions seulement.] Les contraires sont de nature à affecter le même sujet, à moins que l’un des deux n’y soit par nature ; or il appartient à la nature divine d’être à tous égards le souverain bien ; par conséquent, l’involontaire ne peut être en elle.

 

Il y a en Dieu la volonté affective et la volonté effective : en effet, il veut vouloir, et il veut faire ce qu’il fait ; mais il n’est pas nécessaire que partout où l’une de ces deux se trouve, l’on trouve le mérite, mais seulement dans la nature imparfaite tendant vers la perfection.

 

Quand l’objet voulu est autre que la volonté, l’objet voulu meut réellement la volonté ; mais quand l’objet voulu est identique à la volonté, alors il ne meut que du point de vue de notre manière de signifier. Et quant à cette façon de parler, d’après le Commentateur au huitième livre de la Physique, se vérifie la parole de Platon disant que le premier moteur se meut soi-même, c’est-à-dire en tant qu’il se pense et se veut lui-même. Et cependant, qu’il veuille les créatures n’entraîne pas qu’il soit mû par elles ; car il ne veut les créatures qu’en raison de sa bonté, comme on l’a dit.

 

C’est par la même nature qu’une chose est mue vers le terme qu’elle n’obtient pas encore, et qu’elle se repose dans le terme qu’elle a déjà obtenu. Par conséquent, il appartient à la même puissance de tendre vers le bien lorsqu’elle ne l’a pas encore, et de l’aimer et de se délecter en lui une fois qu’il est possédé ; et ces deux actes concernent la puissance appétitive, bien qu’elle soit nommée plutôt d’après l’acte par lequel elle tend vers ce qu’elle n’a pas, et c’est pourquoi l’on dit que l’appétit est propre à l’imparfait. Mais la volonté se rapporte indifféremment à l’un ou à l’autre acte ; par conséquent, la volonté convient à Dieu par sa propre notion, mais non l’appétit.

 

Il ne convient pas que Dieu ait des objets opposés quant à ce qui se trouve dans son essence, mais il a des objets opposés quant aux effets dans les créatures, qu’il peut faire et ne pas faire.

 

10° Lorsqu’il ne fait pas les réalités, Dieu veut que les réalités existent ; néanmoins il ne veut pas qu’elles existent à ce moment-là ; par conséquent, l’objection procède d’une supposition fausse.

 

11° Dieu ne peut être perfectionné par quelque chose dans la réalité ; cependant, du point de vue de notre manière de signifier, l’on signifie parfois qu’il est perfectionné par quelque chose, comme lorsque je dis que Dieu pense quelque chose. En effet, de même que l’objet voulu est la perfection de la volonté, de même l’intelligible est la perfection de l’intelligence. Mais en Dieu, le premier intelligible est identique à l’intelligence, et le premier objet voulu est identique à la volonté.

Article 2 : Peut-on distinguer la volonté divine en antécédente et conséquente ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’ordre présuppose la distinction. Or il n’y a pas de distinction dans la volonté de Dieu, puisque c’est par un seul acte simple qu’il veut tout ce qu’il veut. L’antécédent et le conséquent, qui introduisent un ordre, ne sont donc pas dans la volonté divine.

 

[Le répondant] disait que dans la volonté divine, bien qu’il n’y ait pas de distinction du côté du sujet qui veut, il y a cependant une distinction du côté des objets voulus. En sens contraire, on ne peut poser un ordre dans la volonté que de deux façons, du côté des objets voulus : soit relativement à divers objets, soit relativement à un seul. Si c’est relativement à divers objets voulus, il s’ensuit que la volonté antécédente se dit des premières créatures, tandis que la conséquente se dit des créatures suivantes : ce qui est faux. Et si c’est relativement à un seul objet voulu, ce ne peut être que d’après les diverses circonstances considérées dans cet objet. Mais cela ne peut mettre de distinction ni d’ordre dans la volonté, puisque la volonté se rapporte à la réalité telle qu’elle existe dans sa nature ; or la réalité dans sa nature est entourée de toutes ses conditions. L’antécédent et le conséquent ne peuvent donc aucunement être posés dans la volonté divine.

 

La science et la puissance se rapportent aux créatures comme la volonté. Or l’ordre des créatures ne nous fait pas distinguer la science et la puissance en antécédentes et conséquentes. La volonté ne doit donc pas non plus être distinguée de cette façon.

 

Ce qui ne reçoit d’autrui ni changement ni empêchement, n’est pas jugé par autrui, mais seulement par lui-même. Or la volonté divine ne peut être changée ni empêchée par personne ; elle ne doit donc pas non plus être jugée par autrui, mais seulement par elle-même. Or, suivant saint Jean Damascène, la volonté antécédente se dit en Dieu, et vient de lui, tandis que la conséquente est causée par nous. On ne doit donc pas opposer en Dieu la volonté conséquente à l’antécédente.

 

Dans la partie affective, il semble n’y avoir d’ordre qu’en fonction de la cognitive, car l’ordre appartient à la raison. Or on attribue à Dieu non pas la connaissance qui a un ordre, c’est-à-dire la raison, mais la connaissance simple, c’est-à-dire l’intelligence. On ne doit donc pas non plus poser dans sa volonté l’ordre d’antécédent et de conséquent.

 

Boèce dit au livre sur la Consolation, que Dieu voit toutes choses d’un seul regard de l’esprit. Donc, pour la même raison, il s’étend à tout ce qu’il veut par un acte unique et simple de la volonté ; on ne doit donc pas poser dans sa volonté l’antécédent ni le conséquent.

 

Dieu connaît les réalités en lui-même et dans la nature propre des réalités ; et bien que les réalités soient dans leur nature propre après avoir été dans le Verbe, cependant on ne pose pas l’antécédent ni le conséquent dans la connaissance de Dieu. On ne doit donc pas non plus les poser dans sa volonté.

 

De même que l’être divin est mesuré par l’éternité, de même aussi la volonté divine. Or la durée de l’être divin, parce qu’elle est mesurée par l’éternité, est toute simultanée, n’ayant ni avant ni après. On ne doit donc pas non plus poser l’antécédent ni le conséquent dans la volonté divine.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascène dit au deuxième livre : « Il faut savoir que Dieu, de volonté antécédente, veut que tous soient sauvés » ; mais non de volonté conséquente, comme il l’ajoute ensuite. La distinction en antécédent et conséquent convient donc à la volonté divine.

 

La volonté habituelle éternelle convient à Dieu en tant que Dieu, et la volonté actuelle lui convient en tant que Créateur, qui veut que les réalités existent actuellement. Or cette volonté se compare à la première comme le conséquent à l’antécédent. On trouve donc l’antécédent et le conséquent dans la volonté divine.

 

 

Réponse :

 

La volonté divine est convenablement distinguée en antécédente et conséquente. Et le sens de cette distinction doit se prendre des paroles de saint Jean Damascène, qui l’a introduite ; il dit en effet au deuxième livre que « la volonté antécédente est le bon plaisir de Dieu, qui vient de lui, alors que la volonté conséquente est la permission qui est causée par nous ».

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir qu’en n’importe quelle action, il y a quelque chose à considérer du côté de l’agent, et autre chose du côté de ce qui reçoit ; et de même que l’agent est antérieur et principal par rapport à l’effet, de même ce qui est du côté de l’agent est naturellement antérieur à ce qui est du côté de l’effet ; par exemple, dans l’opération de la nature, on voit clairement que la production d’un animal parfait vient du côté de la puissance formative, qui est dans la semence ; mais du côté de la matière réceptrice, qui est parfois mal disposée, il advient quelquefois que ne soit pas produit un animal parfait, comme c’est le cas dans les enfantements monstrueux. Et ainsi, nous disons qu’il est de l’intention première de la nature que l’animal parfait soit produit ; mais, que soit produit un animal imparfait, cela vient de l’intention seconde de la nature qui, ne pouvant transmettre à la matière, à cause de la mauvaise disposition de celle-ci, la forme de la perfection, lui transmet ce dont elle est capable.

 

Et une considération similaire doit avoir lieu pour l’opération de Dieu dans les créatures. En effet, bien qu’il n’ait pas lui-même besoin de matière dans son opération, et qu’il ait créé les réalités au commencement sans aucune matière préexistante, maintenant toutefois il opère dans les réalités qu’il a déjà créées, en les administrant, et en présupposant la nature qu’il leur a déjà donnée ; et quoiqu’il puisse ôter aux créatures tout empêchement qui les rend inaptes à la perfection, cependant, suivant l’ordre de sa sagesse, il dispose des réalités selon leur condition, en sorte qu’il donne à chacune selon son mode d’être. Donc, ce à quoi Dieu a ordonné la créature, autant qu’il est en lui, on dit que cela est voulu par lui comme par une intention première, ou par une volonté antécédente. Mais lorsque la créature est empêchée d’atteindre cette fin à cause de son imperfection, Dieu néanmoins accomplit en elle la part de bonté dont elle est capable ; et cela est, pour ainsi dire, d’intention seconde, et on le nomme volonté conséquente.

 

Donc, parce que Dieu a fait tous les hommes pour la béatitude, on dit qu’il veut le salut de tous par volonté antécédente ; mais parce que certains s’opposent à leur propre salut — et l’ordre de sa sagesse ne les laisse pas venir au salut à cause de leur imperfection — il accomplit en eux d’une autre façon ce qui appartient à sa bonté, c’est-à-dire en les damnant par sa justice ; de sorte que, au moment où ils se séparent du premier ordre de volonté, ils déchoient dans le second ; et tandis qu’ils ne font pas la volonté de Dieu, la volonté de Dieu s’accomplit en eux. Quant à l’imperfection même du péché, par laquelle quelqu’un se rend digne de la peine dans le présent ou le futur, elle n’est voulue de Dieu ni par volonté antécédente ni par volonté conséquente, mais elle est seulement permise par lui. Et cependant, il ne faut pas conclure de ce qui précède que l’intention de Dieu puisse être réduite à néant : car celui qui n’est pas sauvé, Dieu savait déjà de toute éternité qu’il ne serait pas sauvé ; et il ne l’ordonne pas au salut par l’ordre de prédestination, qui est un ordre de volonté absolue. Mais pour sa part, il lui a donné une nature ordonnée à la béatitude éternelle.

 

 

Réponse aux objections :

 

Dans la volonté divine, il n’y a ni ordre ni distinction du côté de l’acte de volonté, mais seulement du côté des objets voulus.

 

L’ordre de la volonté divine ne se prend pas des divers objets voulus, mais se refère à un seul et même objet voulu, à cause des diverses choses trouvées en lui. Par exemple, Dieu veut de volonté antécédente qu’un homme soit sauvé, en raison de sa nature humaine, qu’il a faite pour le salut ; mais il veut de volonté conséquente qu’il soit damné, à cause des péchés qui se trouvent en lui. Or, bien que la réalité vers laquelle se porte l’acte de volonté soit avec toutes ses conditions, cependant il n’est pas nécessaire que n’importe laquelle de ces conditions qui se trouvent dans l’objet voulu soit la raison qui meut la volonté ; ainsi, le vin ne meut pas l’appétit du buveur en raison de la vertu enivrante qu’il possède, mais en raison de sa douceur, bien que les deux se trouvent en même temps dans le vin.

 

La volonté divine est le principe immédiat des créatures, si l’on ordonne les attributs divins du point de vue de notre manière de connaître, en tant qu’ils sont appliqués à l’œuvre ; en effet, la puissance ne se met en œuvre que dirigée par la science, et déterminée par la volonté à faire quelque chose ; voilà pourquoi l’ordre des réalités se rapporte plutôt à la volonté divine qu’à la puissance ou à la science. Ou bien l’on peut dire que la notion de volonté consiste, comme on l’a dit, dans le rapport du sujet qui veut aux réalités elles-mêmes ; mais l’on dit que les réalités sont sues, ou possibles à un agent, en tant qu’elles sont en lui de façon intelligible ou virtuelle. Or les réalités n’ont pas d’ordre pour autant qu’elles sont en Dieu, mais pour autant qu’elles sont en elles-mêmes ; voilà pourquoi l’ordre des réalités n’est pas attribué à la science ou à la puissance, mais seulement à la volonté.

 

Bien que la volonté divine ne soit pas empêchée ni changée par quelqu’un d’autre, cependant, suivant l’ordre de la sagesse, elle se porte vers une chose selon la condition de celle-ci ; et ainsi, quelque chose est attribué à la volonté divine de notre côté.

 

Cet argument vaut pour l’ordre de la volonté du côté de l’acte lui-même ; et dans ce cas, l’ordre d’antécédent et de conséquent ne s’y trouve pas.

 

Il faut répondre de la même façon.

 

Bien que la réalité ait l’existence dans sa nature après l’avoir eue en Dieu, cependant Dieu ne la connaît pas dans sa nature propre après qu’il la connaît en lui-même : car par le fait même que Dieu connaît sa propre essence, il regarde les réalités à la fois comme elles sont en lui-même et comme elles sont dans leur nature propre.

 

Dans la volonté de Dieu, on ne pose pas l’antécédent et le conséquent pour introduire un ordre de succession, qui s’oppose à l’éternité, mais pour signifier ses différents rapports aux objets voulus.

Article 3 : La volonté divine est-elle convenablement divisée en volonté de bon plaisir et volonté de signe ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

De même que les choses qui sont faites dans les créatures sont des signes de la volonté divine, de même aussi elles sont des signes de la science et de la puissance. Or la science et la puissance ne sont pas distinguées en puissance et science qui sont l’essence de Dieu, d’une part, et leurs signes d’autre part. La volonté ne doit donc pas non plus être distinguée de cette façon en volonté de bon plaisir qui est l’essence divine, et volonté de signe.

 

Que Dieu veuille quelque chose par volonté de bon plaisir, montre que l’acte de la volonté divine s’y porte, afin d’être ainsi agréable à Dieu. Donc, ou bien ce vers quoi se porte la volonté de signe est agréable à Dieu, ou bien non. S’il est agréable à Dieu, il veut donc cela par volonté de bon plaisir ; et dans ce cas, la volonté de signe ne doit pas être distinguée de la volonté de bon plaisir. Et s’il n’est pas agréable à Dieu, il est pourtant signifié par la volonté de signe comme lui étant agréable ; le signe de la volonté divine sera donc faux ; et ainsi, on ne doit pas poser de tels signes de la volonté divine dans l’enseignement de la vérité.

 

Toute volonté est dans le sujet qui veut. Or tout ce qui est en Dieu est l’essence divine. Si donc la volonté de signe est attribuée à Dieu, elle sera identique à l’essence divine ; et ainsi, elle n’est pas distincte de la volonté de bon plaisir ; car on appelle volonté de bon plaisir celle qui est l’essence divine elle-même, comme dit le Maître au premier livre des Sentences, dist. 45.

 

Tout ce que veut Dieu est bon. Or le signe de la volonté divine doit correspondre à la volonté divine. Le signe de la volonté ne doit donc pas porter sur le mal. Puis donc que la permission porte sur le mal, et de même la défense, il semble qu’on ne doive pas les poser comme signes de la volonté divine.

 

Comme on rencontre le bien et le meilleur, de même on rencontre le mal et le pire. Or relativement au bien et au meilleur on distingue deux volontés de signe : le précepte, qui porte sur le bien, et le conseil, qui porte sur le bien meilleur. Donc, de même aussi, on doit poser deux volontés de signe relativement au mal et au pire.

 

La volonté de Dieu est plus inclinée au bien qu’au mal. Or le signe de la volonté qui regarde le mal, c’est-à-dire la permission, ne peut jamais être empêché. Le précepte et le conseil, qui sont relatifs au bien, ne devraient donc pas non plus admettre d’empêchement ; ce qui, pourtant, est manifestement faux.

 

Si des choses s’accompagnent mutuellement, l’une ne doit pas être opposée à l’autre. Or la volonté de bon plaisir et l’opération de Dieu s’accompagnent : en effet, il n’opère rien qu’il ne veuille par volonté de bon plaisir ; et il ne veut rien par volonté de bon plaisir, dans les créatures, sans l’opérer, suivant ce passage du Psaume 113 B, 3 : « Tout ce qu’il a voulu, il l’a fait. » L’opération ne doit donc pas être posée sous la volonté de signe, qui s’oppose à la volonté de bon plaisir.

 

 

Réponse :

 

Dans les réalités divines, il y a deux façons de parler. L’une suivant le sens propre, c’est-à-dire quand nous attribuons à Dieu ce qui lui convient par sa nature, bien que cela lui convienne toujours plus éminemment que notre esprit ne le conçoit, ou notre langue ne le profère, et c’est pourquoi aucune de nos paroles sur Dieu ne peut être pleinement propre. L’autre façon est suivant le sens figuratif, ou tropique, ou symbolique. En effet, parce que Dieu lui-même, en tant qu’il existe en soi, dépasse la puissance de notre esprit, il est nécessaire que nous parlions de lui au moyen des choses qui se trouvent en nous. Et ainsi, nous attribuons à Dieu les noms des réalités sensibles, comme lorsque nous le nommons lumière, ou bien lion, ou autre chose de ce genre. Et assurément, la vérité de ces façons de parler est fondée sur ceci qu’aucune créature, comme dit Denys au deuxième chapitre de la Hiérarchie céleste, n’est universellement privée de la participation du bien ; voilà pourquoi dans chaque créature l’on peut trouver des propriétés représentant sous quelque rapport la divine bonté ; et ainsi, le nom est transféré à Dieu, en tant que la réalité signifiée par le nom est un signe de la divine bonté. Donc, quel que soit le signe employé en Dieu à la place du signifié, on a une façon de parler tropique.

 

Or l’une et l’autre de ces deux façons de parler s’appliquent dans la volonté divine. En effet, la notion de volonté se trouve en Dieu proprement, comme on l’a déjà dit ; et ainsi, la volonté se dit proprement de Dieu, et c’est la volonté de bon plaisir, que l’on distingue en antécédente et conséquente, comme on l’a dit. Mais la volonté s’accompagne en nous d’une certaine passion de l’âme, et c’est pourquoi, de même que les autres noms de passions se disent métaphoriquement de Dieu, de même aussi le nom de volonté.

 

Or le nom de colère se dit de Dieu, parce qu’en lui se trouve un effet qui, chez nous, est habituellement celui de l’homme irrité : la punition ; c’est pourquoi la punition même dont il punit est appelée colère de Dieu. Et par une semblable façon de parler, on appelle « volontés de Dieu » les choses qui sont habituellement chez nous des signes de la volonté : et l’on parle de volonté de signe, en ce sens que le signe même qui est d’ordinaire celui de la volonté est appelé volonté.

 

Or, puisque la volonté peut être signifiée et en tant qu’elle énonce des propositions sur ce qu’il faut faire, et en tant qu’elle donne une impulsion vers l’œuvre, on attribue des signes à la volonté de l’une et l’autre façon. En effet, en tant qu’elle énonce des propositions sur ce qu’il faut faire quant à la fuite du mal, son signe est la défense. Et quant à la poursuite du bien, il y a deux signes de la volonté : car relativement au bien nécessaire, sans lequel la volonté ne peut obtenir sa fin, le signe de la volonté est le précepte, mais relativement au bien utile, par lequel la fin est acquise plus facilement et plus commodément, le signe de la volonté est le conseil. En tant que la volonté donne une impulsion vers l’œuvre, deux signes lui sont attribués ; l’un exprimé, l’opération : en effet, ce que quelqu’un opère, indique qu’il le veut expressément ; l’autre est le signe interprétatif, c’est-à-dire la permission ; car celui qui n’interdit pas une chose qu’il peut empêcher, interprétativement il semble consentir à cette chose ; et cela est impliqué dans le nom de permission.

 

 

Réponse aux objections :

 

Bien que Dieu puisse tout et sache tout, il ne veut cependant pas tout ; voilà pourquoi, en plus des signes trouvés chez les créatures, par lesquels on montre qu’il est savant, puissant et voulant, on assigne à sa volonté certains signes, pour montrer ce que Dieu veut, et pas seulement qu’il est voulant. Ou bien l’on peut dire que la science et la puissance ne sont pas accompagnées d’un mode de passion, comme la volonté telle qu’elle se trouve en nous. Voilà pourquoi la volonté est plus proche des choses qui se disent métaphoriquement de Dieu que la puissance et la science ; et ainsi, nous appelons plus facilement volonté, en parlant métaphoriquement, les signes de la volonté, que science et puissance, les signes de la science et de la puissance.

 

Bien que Dieu ne veuille pas tout ce qu’il prescrit ou permet, il veut cependant quelque chose à ce sujet. En effet, il veut que tous soient débiteurs de ce qu’il prescrit, et que ce qu’il permet soit en notre puissance ; et c’est cette volonté divine que le précepte et la permission signifient. Ou bien l’on peut dire que la volonté de signe n’est pas appelée ainsi parce qu’elle signifie que Dieu veut cela, mais parce qu’on appelle volonté ce qui est d’ordinaire chez nous un signe de volonté. Mais ce qui est habituellement le signe d’une réalité n’est pas nécessairement faux quand ne lui correspond pas ce qu’il signifie d’ordinaire, sauf dans le cas précis où il est employé pour signifier cela. Donc, bien que prescrire soit chez nous le signe que l’on veut telle chose, cependant, chaque fois que Dieu ou l’homme prescrit une chose, il n’est pas nécessairement signifié qu’il veut que cela soit. Il ne s’ensuit donc pas que ce soit un signe faux. Et de là vient qu’il n’y a pas toujours mensonge dans les actes, quand on fait une action par laquelle une chose est habituellement signifiée, et que celle-ci n’est pas là. Mais dans la parole, si ce qu’elle signifie n’est pas là, il y a nécessairement fausseté, car les paroles ont été instituées pour être des signes ; si donc le signifié ne leur correspond pas, il y a fausseté. Or les actions n’ont pas été instituées pour signifier, mais pour que quelque chose ait lieu par elles, et il est accidentel que par elles quelque chose soit signifié ; et c’est pourquoi il n’y a pas toujours fausseté en elles si le signifié ne correspond pas, mais seulement lorsque l’agent les applique à signifier.

 

La volonté de signe n’est pas en Dieu, mais de Dieu ; car c’est un effet de Dieu, et c’est par un tel effet que la volonté de l’homme est habituellement signifiée chez nous.

 

Bien que la volonté de Dieu ne se réfère pas au mal pour qu’il soit fait, elle s’y réfère cependant pour l’empêcher en l’interdisant, ou pour l’établir en notre pouvoir en le permettant.

 

Puisque tout ce vers quoi la volonté tend, a une relation à la fin, qui est la raison de vouloir toutes choses, et que les maux n’ont pas de relation à la fin, tous les maux ont une seule place relativement à la volonté divine tout comme relativement à la fin ; mais les biens qui sont ordonnés à la fin, la volonté se rapporte à eux diversement, suivant les différentes relations qu’ils ont à la fin. Et pour cette raison, il y a différents signes pour le bien et le meilleur, mais non pour le mal et le pire.

 

La volonté de signe ne s’oppose pas à la volonté de bon plaisir en ce qu’elle est accomplie ou non : donc, bien que la volonté de bon plaisir soit toujours accomplie, une chose qui est accomplie peut cependant relever de la volonté de signe : c’est pourquoi Dieu veut quelquefois par volonté de bon plaisir les choses qu’il prescrit ou conseille. Mais la volonté de signe se distingue de la volonté de bon plaisir, en ce que l’une est Dieu lui-même, l’autre est son effet, comme on l’a déjà dit. Et il faut savoir que la volonté de signe se rapporte de trois façons à la volonté de bon plaisir : il est en effet une certaine volonté de signe qui n’a jamais le même objet que la volonté de bon plaisir, telle la permission, par laquelle il permet que les maux se produisent, puisqu’il ne veut jamais que les maux se produisent ; une autre, comme l’opération, a toujours le même objet qu’elle ; une autre enfin a parfois le même objet qu’elle et parfois non, comme le précepte, la défense et le conseil.

 

On voit dès lors clairement la solution au dernier argument.

Article 4 : Dieu veut-il par nécessité tout ce qu’il veut ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Tout ce qui est éternel est nécessaire. Or Dieu veut de toute éternité tout ce qu’il veut. Il veut donc par nécessité tout ce qu’il veut.

 

[Le répondant] disait que le vouloir divin est nécessaire et éternel du côté de la volonté, qui est l’essence divine, et du côté de ce qui est la raison du vouloir, c’est-à-dire la divine bonté ; mais non quant au rapport de la volonté à l’objet voulu. En sens contraire : le fait même que Dieu veuille quelque chose implique une relation de la volonté à l’objet voulu. Or, que Dieu veuille quelque chose, cela même est éternel. La relation même de la volonté à l’objet voulu est donc éternelle et nécessaire.

 

[Le répondant] disait que la relation à l’objet voulu est éternelle et nécessaire en tant que l’objet voulu est dans la raison exemplaire, mais non en tant qu’il est en lui-même, ou dans sa nature propre. En sens contraire : une chose est voulue, dans la mesure où la volonté se rapporte à elle. Si donc de toute éternité la volonté de Dieu ne se rapporte pas à l’objet voulu en tant qu’il est en lui-même, mais en tant qu’il est dans la raison exemplaire du vouloir, alors quelque chose de temporel, comme par exemple le salut de Pierre, ne serait pas voulu par Dieu de toute éternité, c’est-à-dire tel qu’il serait dans sa nature propre, mais il serait seulement voulu de toute éternité tel qu’il serait dans les raisons éternelles ; ce qui est manifestement faux.

 

Tout ce que Dieu a voulu ou veut, après qu’il veut ou a voulu cela, il ne peut pas ne pas le vouloir ou ne pas l’avoir voulu. Or tout ce que Dieu veut, il n’a jamais été sans le vouloir, étant donné qu’il a toujours et de toute éternité voulu tout ce qu’il veut. Dieu ne peut donc pas ne pas vouloir tout ce qu’il veut ; il veut donc par nécessité tout ce qu’il veut.

 

[Le répondant] disait que cet argument vaut dans la mesure où l’on considère le vouloir de Dieu quant au sujet même qui veut, ou quant à la raison du vouloir, mais non quant à la relation par laquelle il se rapporte à l’objet voulu. En sens contraire : créer est un acte qui implique toujours un rapport à l’effet, car il connote un effet temporel. Or cet argument serait vérifié pour la création, si l’on supposait que Dieu a toujours créé ; car ce qu’il a créé, il ne peut pas ne pas l’avoir créé. La conclusion s’ensuit donc nécessairement, en tant que le vouloir divin se rapporte à l’objet voulu.

 

Pour Dieu, l’être et le vouloir sont identiques. Or il est nécessaire que Dieu soit tout ce qu’il est, car « dans les êtres éternels, il n’y a pas de différence entre le possible et le réel », selon le Philosophe au troisième livre de la Physique. Il est donc également nécessaire que Dieu veuille tout ce qu’il veut.

 

[Le répondant] disait que, bien que le vouloir et l’être soient identiques dans la réalité, cependant ils diffèrent du point de vue de notre manière de signifier, car le vouloir est signifié à la façon d’un acte qui passe vers autre chose. En sens contraire : l’être de Dieu aussi, bien qu’il soit en réalité identique à l’essence, en diffère cependant, du point de vue de notre manière de signifier, car l’être est signifié à la façon d’un acte. Il n’y a donc pas, de ce point de vue, de différence entre l’être et le vouloir.

 

L’éternité s’oppose à la succession. Or le vouloir divin est mesuré par l’éternité. Il ne peut donc y avoir là de succession. Or il y aurait succession, si Dieu ne voulait pas ce qu’il a voulu de toute éternité, ou s’il voulait ce qu’il n’a pas voulu. Il est donc impossible qu’il veuille ce qu’il n’a pas voulu, ou qu’il ne veuille pas ce qu’il a voulu. Donc, tout ce qu’il veut, il le veut par nécessité ; et tout ce qu’il ne veut pas, c’est par nécessité qu’il ne le veut pas.

 

Il est impossible, pour quiconque a voulu quelque chose de nécessaire, de ne pas l’avoir voulu, car ce qui a été fait, ne peut pas ne pas avoir été. Or en Dieu, vouloir et avoir voulu sont identiques, parce que l’acte de sa volonté n’est pas nouveau mais éternel. Dieu ne peut donc pas ne pas vouloir ce qu’il veut ; et ainsi, il veut par nécessité ce qu’il veut.

 

10° [Le répondant] disait qu’il veut par nécessité quant à la raison du vouloir, mais non quant à l’objet voulu lui-même. En sens contraire : pour Dieu, la raison de vouloir est lui-même, lui qui veut de lui-même tout ce qu’il veut. Si donc il se veut lui-même par nécessité, il voudra aussi toutes les autres choses par nécessité.

 

11° La raison du vouloir est la fin. Or la fin, suivant le Philosophe au deuxième livre de la Physique et au septième livre de l’Éthique, se comporte dans le domaine de l’appétit et de l’opération comme le principe dans les démonstrations. Or, dans les démonstrations, si les principes sont nécessaires, une conclusion nécessaire s’ensuit. Donc, dans le domaine de l’appétit également, si quelqu’un veut la fin, il veut par nécessité les moyens ; et de la sorte, si le vouloir divin est nécessaire quant à la raison du vouloir, il sera nécessaire par rapport aux objets voulus.

 

12° Quiconque peut vouloir une chose et ne pas la vouloir, peut commencer à la vouloir. Or Dieu ne peut pas commencer à vouloir quelque chose. Il ne peut donc pas vouloir une chose et ne pas la vouloir ; et ainsi, il veut par nécessité tout ce qu’il veut.

 

13° De même que la volonté de Dieu implique un rapport aux créatures, de même aussi sa puissance et sa science. Or il est nécessaire que Dieu puisse tout ce qu’il peut, et il est nécessaire qu’il sache tout ce qu’il sait. Il est donc nécessaire qu’il veuille tout ce qu’il veut.

 

14° Ce qui se comporte toujours uniformément, est nécessaire. Or le rapport de la volonté divine aux objets voulus se comporte toujours uniformément. Il est donc nécessaire ; et ainsi, le vouloir divin est nécessaire quant à la relation à la substance de l’objet voulu.

 

15° Si Dieu veut que l’Antéchrist arrive, il s’ensuit par nécessité que l’Antéchrist arrivera, bien qu’il ne soit pas nécessaire qu’il arrive. Or il n’en serait pas ainsi, s’il n’y avait un rapport nécessaire ou une relation nécessaire de la volonté divine à l’objet voulu. Le vouloir divin est donc lui-même nécessaire, en tant qu’il implique un rapport de la volonté à l’objet voulu.

 

16° La relation de la volonté divine à la raison du vouloir est la cause de la relation de la volonté divine à l’objet voulu ; en effet c’est à cause de la raison du vouloir que la volonté se porte vers quelque objet voulu ; et aucun médium contingent ne vient entre les deux relations. Or si l’on pose une cause nécessaire, il s’ensuit un effet nécessaire, à moins que n’intervienne une cause intermédiaire contingente. Puis donc que le vouloir divin est nécessaire relativement à la raison du vouloir, il sera nécessaire relativement à l’objet voulu ; et ainsi, Dieu veut par nécessité tout ce qu’il veut.

 

 

En sens contraire :

 

La volonté de Dieu est plus libre que notre volonté. Or ce qu’elle veut, notre volonté ne le veut pas par nécessité. Donc la volonté de Dieu non plus.

 

La nécessité est opposée à la volonté gratuite. Or Dieu veut le salut des hommes par une volonté gratuite. Il ne veut donc pas par nécessité.

 

Rien d’extérieur à Dieu ne peut imposer de nécessité à Dieu ; si donc il voulait quelque chose par nécessité, il ne voudrait cela que par une nécessité de sa nature. Donc, que l’on pose que Dieu agit par volonté ou par nécessité de nature, la conséquence sera identique. Or, pour ceux qui posent que Dieu agit par nécessité de nature, il s’ensuit que tout a été fait par lui de toute éternité. La même chose s’ensuivra donc pour nous, qui posons qu’il fait tout par volonté.

 

 

Réponse :

 

Il est indubitablement vrai que le vouloir divin a une nécessité du côté du sujet même qui veut, et de l’acte : car l’action de Dieu est son essence, et il est assuré qu’elle est éternelle. La question n’est donc pas là ; mais il s’agit de savoir si le vouloir lui-même a une nécessité par rapport à l’objet voulu : et assurément, ce rapport est compris lorsque nous disons que Dieu veut ceci ou cela ; c’est en effet ce que l’on cherche, lorsque nous demandons si Dieu veut quelque chose par nécessité.

 

Il faut donc savoir que n’importe quelle volonté a deux objets ; l’un principal, et l’autre quasi secondaire. L’objet voulu principal est celui vers lequel la volonté se porte suivant sa nature, étant donné que la volonté est elle-même une certaine nature, et qu’elle a une relation naturelle à quelque chose ; et cette chose est ce que la volonté veut naturellement : ainsi, la volonté humaine recherche naturellement la béatitude, et relativement à cet objet voulu la volonté a une nécessité, puisqu’elle tend vers lui à la façon de la nature ; en effet, l’homme ne peut pas vouloir ne pas être heureux, ou être malheureux. Les objets voulus secondaires, eux, sont ceux qui sont ordonnés à cet objet voulu principal comme à une fin. Et la volonté se comporte différemment à l’égard de ces deux objets voulus, comme l’intelligence se comporte différemment à l’égard des principes qu’elle connaît naturellement et à l’égard des conclusions qu’elle en tire.

 

La volonté divine a donc pour objet voulu principal ce qu’elle veut naturellement, et qui est comme la fin de sa volonté, c’est-à-dire sa bonté elle-même, à cause de laquelle il veut tout ce qu’il veut d’autre que lui-même : en effet, il veut les créatures à cause de sa bonté, comme dit saint Augustin, c’est-à-dire afin que sa bonté, qui ne peut être multipliée dans son essence, soit répandue en plusieurs au moins par une certaine participation de sa ressemblance. Par conséquent, les choses qu’il veut, concernant les créatures, sont pour ainsi dire ses objets voulus secondaires, qu’il veut à cause de sa bonté ; si bien que la divine bonté est pour sa volonté la raison de vouloir toutes choses, de même que son essence est pour lui la raison de connaître toutes choses.

 

Relativement à cet objet voulu principal qui est sa bonté, la volonté divine a donc une nécessité, non certes de contrainte, mais d’ordre naturel, qui ne s’oppose pas à la liberté, selon saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu : en effet, Dieu ne peut pas vouloir ne pas être bon, et par conséquent ne pas être intelligent, ou puissant, ou n’importe laquelle des choses que la notion de sa bonté inclut. Mais il n’a de nécessité relativement à aucun autre objet voulu. En effet, puisque la raison de vouloir les moyens est la fin elle-même, le moyen se rapporte à la volonté comme il se rapporte à la fin. Si donc le moyen est comme proportionné à la fin, c’est-à-dire en sorte qu’il inclue parfaitement la fin, et que la fin ne puisse être possédée sans lui, alors, de même que la fin est recherchée par nécessité, de même le moyen est recherché par nécessité ; surtout dans le cas d’une volonté qui ne peut pas transgresser la règle de la sagesse. C’est en effet sur le même plan, semble-t-il, que l’on désire la continuation de la vie, et la prise de nourriture par laquelle la vie est conservée et sans laquelle la vie ne peut être conservée. Mais de même qu’aucun effet divin n’égale la puissance de la cause, de même rien de ce qui est ordonné à Dieu comme à une fin, n’est égal à la fin : en effet, aucune créature n’est parfaitement assimilée à Dieu, cela n’appartient qu’au Verbe incréé. D’où vient que, si noble que soit le mode suivant lequel une pure créature est ordonnée à Dieu en lui étant en quelque sorte assimilée, il est possible qu’une autre créature soit ordonnée à Dieu lui-même et représente la divine bonté suivant un mode aussi noble.

 

Il est donc clair que la volonté de Dieu n’a pas de nécessité de vouloir, par amour pour sa bonté, ceci ou cela concernant la créature ; et il n’y a pas en lui de nécessité touchant toute la création, étant donné que la bonté de Dieu est parfaite en soi, même si aucune créature n’existait, car « il n’a pas besoin de nos biens », comme il est dit au Psaume 15, 2. En effet, la divine bonté n’est pas une fin telle qu’elle soit accomplie par les moyens, mais c’est plutôt par elle que sont accomplies et perfectionnées les choses qui lui sont ordonnées. C’est pourquoi Avicenne dit que l’action de Dieu seul est purement libérale, car les choses qu’il veut ou opère concernant la créature ne lui ajoutent rien.

 

Il ressort donc de ce qu’on a dit, que tout ce que Dieu veut en lui-même, il le veut par nécessité ; mais tout ce qu’il veut concernant la créature, il ne le veut pas par nécessité.

 

 

Réponse aux objections :

 

Une chose est appelée nécessaire de deux façons : d’abord dans l’absolu, ensuite par supposition. Dans l’absolu, une chose est dite nécessaire, à cause de la nécessaire relation mutuelle entre les termes qui sont posés dans une proposition ; par exemple, l’homme est animal, ou le tout est plus grand que sa partie, ou autre chose de ce genre. Le nécessaire par supposition est ce qui n’est pas nécessaire de soi, mais seulement si l’on pose autre chose ; par exemple, que Socrate ait couru : en effet, Socrate, autant qu’il est en lui, ne se rapporte pas à cela plus qu’à son opposé ; mais si l’on fait la supposition qu’il a couru, il est impossible qu’il n’ait pas couru. Ainsi donc, je dis qu’il n’est pas nécessaire dans l’absolu que Dieu veuille quelque chose dans les créatures, par exemple que Pierre soit sauvé, étant donné que la volonté divine n’a point à cet égard de relation nécessaire, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; mais si l’on fait la supposition que Dieu veut cela ou l’a voulu, il est impossible qu’il ne l’ait pas voulu ou ne le veuille pas, étant donné que sa volonté est immuable. C’est pourquoi une nécessité de ce genre est appelée chez les théologiens une nécessité d’immuabilité. Mais qu’il ne soit pas nécessaire dans l’absolu que Dieu veuille, cela vient du côté de l’objet voulu, qui n’atteint pas la parfaite proportion à la fin, comme on l’a dit ; et quant à ce point, la réponse déjà donnée se vérifie. Et il faut faire la même distinction pour l’éternel que pour le nécessaire.

 

Cette relation impliquée est nécessaire et éternelle par supposition, mais non dans l’absolu ; et ce, en tant qu’elle a pour terme l’objet voulu, non seulement tel qu’il est exemplairement dans la raison du vouloir, mais aussi tel qu’il est temporellement dans sa nature propre.

 

Par conséquent, nous accordons le troisième argument.

 

Il est nécessaire par supposition, mais non dans l’absolu, que Dieu veuille ou ait voulu quelque chose après qu’il veut ou a voulu, tout comme il est nécessaire par supposition que Socrate ait couru, après qu’il a couru ; et il en va de même de la création et de n’importe quel acte de la volonté divine qui a pour terme quelque chose d’extérieur.

 

Par conséquent, nous accordons le cinquième argument.

 

Bien que l’être divin lui-même soit nécessaire en soi, cependant les créatures ne viennent pas de Dieu par nécessité, mais par libre volonté. Voilà pourquoi les choses qui impliquent un rapport entre Dieu et la venue des créatures à l’être, comme vouloir, créer, etc., ne sont pas nécessaires dans l’absolu, comme le sont celles qui se disent de Dieu en lui-même, comme être bon, vivant, sage, etc.

 

« Être » ne désigne pas un acte qui serait une opération passant vers une chose extérieure à produire temporellement, mais il désigne un acte pour ainsi dire premier ; par contre, « vouloir » désigne l’acte second, qui est l’opération ; ainsi donc, en raison des différentes façons de signifier, on attribue à l’être divin une chose qui n’est pas attribuée au vouloir divin.

 

Il n’est pas impliqué de succession, si nous disons que Dieu peut vouloir une chose et ne pas la vouloir, à moins de comprendre ainsi : on suppose qu’il veut quelque chose, et on pose qu’ensuite il ne le veut pas. Mais cela est exclu, parce que nous posons que « Dieu veut quelque chose » est nécessaire par supposition.

 

Que Dieu ait voulu ce qu’il a voulu, est nécessaire par supposition, mais non dans l’absolu ; et semblablement, que Dieu veuille ce qu’il veut.

 

10° Bien que Dieu, par nécessité, veuille être, il ne s’ensuit cependant pas qu’il veuille les autres choses par nécessité : en effet, on ne dit qu’une chose est nécessaire par la nature de la fin, que si elle est telle que, sans elle, la fin ne peut être possédée, comme cela est clair au cinquième livre de la Métaphysique. Mais tel n’est pas le cas présent.

 

11° Dans les syllogismes, si le principe est nécessaire, il ne s’ensuit une conclusion nécessaire que si la relation du principe à la conclusion est nécessaire. Et par conséquent, si nécessaire que soit la fin, aucune nécessité ne passera de la fin au moyen, à moins que le moyen n’ait une relation nécessaire à la fin, de sorte que sans lui la fin ne puisse être ; et de même, bien que les principes puissent être vrais, si la conclusion est fausse parce qu’il manque la relation nécessaire, de la nécessité des principes ne suit pas que la conclusion soit nécessaire.

 

12° Quiconque peut vouloir et ne pas vouloir, s’il peut vouloir après ne pas avoir voulu, et ne pas vouloir après avoir voulu, il peut commencer à vouloir. En effet, s’il veut, il peut cesser de vouloir, et de nouveau commencer à vouloir ; et s’il ne veut pas, il peut immédiatement commencer à vouloir. Or Dieu ne peut pas ainsi vouloir et ne pas vouloir, à cause de l’immuabilité de la volonté divine. Mais il peut vouloir et ne pas vouloir, dans la mesure où sa volonté, autant qu’il est en elle, n’est pas obligée de vouloir. Il reste donc qu’il est nécessaire par supposition, et non dans l’absolu, que Dieu veuille quelque chose.

 

13° La science et la puissance, bien qu’elles impliquent un rapport aux créatures, relèvent cependant de la perfection même de l’essence divine, en laquelle une chose ne peut être que nécessaire par soi. En effet, on dit que quelqu’un sait, en ce sens que la réalité sue est dans le sujet qui sait ; et l’on dit qu’il peut faire quelque chose, en ce sens qu’il est en acte complet relativement à la chose à faire. Or tout ce qui est en Dieu, il est nécessaire que cela soit en lui ; et tout ce que Dieu est actuellement, il est nécessaire qu’il le soit actuellement. Mais quand on dit que Dieu veut quelque chose, il n’est pas signifié que ce quelque chose est en Dieu, mais il est seulement impliqué une relation de Dieu lui-même à la réalisation de cette chose en sa nature propre ; voilà pourquoi de ce côté, la condition de nécessité absolue fait défaut, comme on l’a déjà dit.

 

14° Ce rapport se comporte toujours uniformément à cause de l’immuabilité de la volonté divine ; c’est pourquoi l’argument ne conclut que pour la nécessité qui est par supposition.

 

15° La volonté a un double rapport envers l’objet voulu : elle a en effet un premier rapport à lui en tant qu’il est voulu ; et elle en a un second au même, en tant qu’il doit être produit en acte par la volonté ; et ce rapport-ci présuppose le premier. En effet, nous pensons premièrement que la volonté veut quelque chose ; ensuite, par le fait même qu’elle le veut, nous pensons qu’elle le produira dans la réalité, si c’est une volonté efficace. Le premier rapport de la volonté divine à l’objet voulu n’est donc pas nécessaire dans l’absolu, à cause du manque de proportion entre l’objet voulu et la fin, qui est la raison du vouloir, comme on l’a dit ; il n’est donc pas nécessaire dans l’absolu que Dieu veuille cela. Mais le second rapport est nécessaire à cause de l’efficace de la volonté divine ; et de là vient que, si Dieu veut une chose par volonté de bon plaisir, il s’ensuit nécessairement qu’elle se produira.

 

16° Bien qu’aucune cause intermédiaire contingente ne survienne entre les deux relations que l’objection mentionne, cependant, à cause du défaut de proportion de la première relation, celle-ci n’induit pas de nécessité en la seconde, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Ce qui est objecté en sens contraire concernant la liberté de la volonté a déjà été résolu en ce que ce n’est pas la nécessité de l’ordre naturel qui s’oppose à la liberté, mais la seule nécessité de contrainte.

 

& Nous accordons les autres objections.

Article 5 : La volonté divine impose-t-elle une nécessité aux réalités voulues ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Dès que la cause suffisante est posée, il est nécessaire que l’effet le soit ; et Avicenne le prouve, dans sa Métaphysique, de la façon suivante. Si, une fois la cause posée, l’effet n’est pas nécessairement posé, celui-ci est donc encore, après la position de la cause, ouvert à l’un et l’autre, c’est-à-dire à l’être et au non-être. Or, ce qui est en puissance à deux choses, n’est déterminé à l’une d’elles que s’il y a quelque chose qui détermine. Donc, après la position de la cause, il faut encore poser quelque chose qui fasse que l’effet existe ; et ainsi, cette cause n’était pas suffisante. Si donc la cause est suffisante, il faut qu’il soit nécessaire, dès que celle-ci est posée, que l’effet le soit. Or la volonté divine est une cause suffisante ; et ce n’est pas une cause contingente, mais nécessaire. Les réalités voulues par Dieu sont donc nécessaires.

 

[Le répondant] disait que d’une cause nécessaire s’ensuit parfois un effet contingent à cause de la contingence de la cause intermédiaire, de même que d’une majeure nécessaire s’ensuit une conclusion contingente à cause d’une mineure contingente. En sens contraire : chaque fois que d’une cause nécessaire s’ensuit un effet contingent à cause de la contingence d’une cause seconde, cela provient de l’imperfection de la cause seconde ; ainsi, la floraison des arbres est contingente et non nécessaire — à cause d’un éventuel défaut de la vertu pullulative, qui est la cause intermédiaire — bien que le mouvement du soleil, qui est la cause première, soit une cause nécessaire. Or la volonté divine peut ôter tout défaut à la cause seconde, et tout empêchement. La contingence de la cause seconde n’empêche donc pas que l’effet soit nécessaire à cause de la nécessité de la volonté divine.

 

Lorsque l’effet est contingent à cause de la contingence de la cause seconde, et que la cause première est nécessaire, le non-être de l’effet peut avoir lieu en même temps que l’être de la cause première ; ainsi, la non-floraison d’un arbre au printemps peut avoir lieu avec le mouvement du soleil. Mais le non-être de ce qui est voulu par Dieu ne peut avoir lieu avec la volonté divine. En effet, ces deux choses sont incompatibles : que Dieu veuille qu’une chose existe, et que cette chose n’existe pas. La contingence des causes secondes n’empêche donc pas que les objets voulus par Dieu soient nécessaires à cause de la nécessité de la volonté divine.

 

[Le répondant] disait que, bien que le non-être de l’effet ne puisse avoir lieu avec la volonté divine, cependant, parce que la cause seconde peut faire défaut, l’effet lui-même est contingent. En sens contraire : l’effet ne manque que si la cause seconde fait défaut. Or il est impossible que la cause seconde fasse défaut en présence de la volonté divine : car dans ce cas, il y aurait en même temps la volonté divine et le non-être de ce qui est voulu par Dieu, ce qui est manifestement faux. La contingence des causes secondes n’empêche donc pas que l’effet de la volonté divine ne soit nécessaire.

 

 

En sens contraire :

 

Tous les biens existent par la volonté de Dieu. Si donc la volonté divine impose une nécessité aux réalités, tous les biens qui sont dans le monde existeront par nécessité ; et ainsi, le libre arbitre sera ôté, ainsi que les autres causes contingentes.

 

 

Réponse :

 

La volonté divine n’impose pas de nécessité à toutes les réalités. Et certains en donnent une raison en partant de la constatation suivante : bien que cette volonté soit la cause première de toutes les réalités, elle produit certains effets par le moyen de causes secondes qui sont contingentes et peuvent faire défaut ; aussi l’effet suit-il la contingence de la cause prochaine, et non la nécessité de la cause première. Mais cela semble concorder avec ceux qui prétendaient que tout procédait de Dieu par nécessité de nature : en sorte que d’un unique principe simple procédait immédiatement un être unique ayant quelque multiplicité, et par l’intermédiaire de celui-ci procède la multitude. Semblablement, ils disent que d’un être unique absolument immobile procède quelque chose qui est immobile quant à la substance, mais mobile et instable quant à la position, et par l’intermédiaire duquel la génération et la corruption se produisent dans les réalités inférieures de ce monde ; or, selon cette voie, on ne pourrait pas poser que la multitude et les réalités corruptibles et contingentes sont immédiatement causées par Dieu, ce qui est évidemment contraire à la foi, qui donne la multitude des réalités corruptibles comme immédiatement causée par Dieu : tels, par exemple, les premiers individus des arbres et des bêtes. Voilà pourquoi il est nécessaire d’assigner à la contingence dans les réalités une autre raison principale, à laquelle la cause susdite soit subordonnée.

 

En effet, il est nécessaire que le patient soit assimilé à l’agent ; et si l’agent est très fort, il y aura une parfaite ressemblance entre l’effet et la cause agente ; mais si l’agent est faible, la ressemblance sera imparfaite ; ainsi, à cause de la force de la puissance formative dans la semence, le fils est assimilé au père non seulement quant à la nature de l’espèce, mais en de nombreux autres accidents ; mais à l’inverse, à cause de la faiblesse de la puissance susdite, l’assimilation en question est annihilée, comme il est dit au livre sur les Animaux.

 

Or la volonté divine est un agent très fort. Il est donc nécessaire que son effet lui soit assimilé sous tous rapports : de sorte que non seulement il advient ce que Dieu veut qu’il advienne — ce qui est, pour ainsi dire, être assimilé quant à l’espèce — mais encore, que cela advient à la façon dont Dieu veut que cela advienne, par exemple de façon nécessaire ou contingente, rapide ou lente, ce qui est comme une certaine assimilation quant aux accidents. Et même, la volonté divine fixe par avance ce mode aux réalités par l’ordre de sa sagesse. Et selon qu’il dispose que des réalités se produisent de telle ou telle façon, il leur adapte des causes d’après le mode de sa disposition ; cependant, il pourrait amener ce mode dans les réalités même sans la médiation de ces causes. Et ainsi, nous ne disons pas que quelques-uns des effets divins sont contingents seulement à cause de la contingence des causes secondes, mais c’est plutôt à cause de la disposition de la volonté divine qui a préparé un tel ordre pour les réalités.

 

 

Réponse aux objections :

 

Ce raisonnement vaut pour les causes qui agissent par nécessité de nature, et quant aux effets immédiats, mais non pour les causes volontaires ; car une chose s’ensuit de la volonté de la même façon qu’elle dispose, et non de la même façon qu’elle a l’existence, comme c’est le cas dans les causes naturelles en lesquelles une assimilation se remarque entre la cause et l’effet quant à la condition ; alors que dans les causes volontaires on remarque une assimilation en tant que la volonté de l’agent s’accomplit dans l’effet, comme on l’a dit. Le raisonnement ne vaut pas non plus pour les causes naturelles quant aux effets médiats.

 

Bien que Dieu puisse ôter tout empêchement à la cause seconde quand il le veut, il ne veut cependant pas toujours l’ôter ; et ainsi demeure la contingence dans la cause seconde, et par conséquent dans l’effet.

 

Bien que le non-être de l’effet de la volonté divine ne puisse avoir lieu en même temps que la volonté divine, cependant la puissance de manquer à l’effet a lieu en même temps que la volonté divine. Car les deux propositions suivantes ne sont pas incompatibles : « Dieu veut que celui-ci soit sauvé » et « celui-ci peut être damné » ; mais les deux suivantes sont incompatibles : « Dieu veut que celui-ci soit sauvé » et « celui-ci est damné ».

 

Il faut répondre semblablement au quatrième argument concernant l’effet de la cause intermédiaire.

Article 6 : La justice dans les réalités créées dépend-elle de la simple volonté de Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Anselme dit dans son Monologion : « Cela seul est juste que Tu veux. » La justice dépend donc seulement de la volonté de Dieu.

 

Une chose est juste dans la mesure où elle s’accorde à la loi. Or la loi ne semble pas être autre chose qu’une explication de la volonté du prince ; car « ce qui plaît au prince, a force de loi », comme dit le Législateur. Puis donc que le prince de toutes choses est la volonté divine, il semble que d’elle seule dépende toute la notion de justice.

 

La justice politique, qui existe dans les affaires humaines, reproduit la justice naturelle, qui consiste en ce que n’importe quelle réalité accomplit sa nature. Or chaque réalité participe à l’ordre de sa nature à cause de la volonté divine ; saint Hilaire dit en effet au livre sur le Symbole que « la volonté de Dieu a donné une essence à toutes les créatures ». Toute justice dépend donc seulement de la volonté de Dieu.

 

Puisque la justice est une certaine rectitude, elle dépend de l’imitation d’une règle. Or la règle de l’effet est sa cause convenable. Puis donc que la plus puissante cause de toutes choses est la volonté divine, il semble qu’elle-même soit la règle première, d’après laquelle est jugé tout ce qui est juste.

 

La volonté de Dieu ne peut être que juste. Si donc la notion de justice dépendait d’autre chose que de la volonté divine, cela restreindrait et en quelque sorte lierait la volonté divine, ce qui est impossible.

 

Toute volonté qui est juste par une autre raison qu’elle-même, se comporte de telle façon que sa raison doit être recherchée. Or il ne faut pas chercher la cause de la volonté de Dieu, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. La notion de justice ne dépend donc de rien d’autre que de la volonté divine.

 

 

En sens contraire :

 

Les œuvres de justice se distinguent des œuvres de miséricorde. Or les œuvres de la divine miséricorde dépendent de sa volonté. Quelque chose d’autre que la seule volonté de Dieu est donc exigé pour la notion de justice.

 

Selon Anselme au livre sur la Vérité, la justice est la rectitude de la volonté. Or la rectitude de la volonté est autre que la volonté : en nous, dans la réalité, puisque notre volonté peut être droite ou non ; en Dieu, au moins dans la raison, ou du point de vue de notre manière de connaître. La notion de justice ne dépend donc pas seulement de la volonté divine.

 

 

Réponse :

 

Puisque la justice est une certaine rectitude, comme dit Anselme, ou une adéquation, selon le Philosophe, il est nécessaire que la notion de justice dépende en premier de ce en quoi l’on trouve en premier la notion de règle, d’après laquelle l’égalité et la rectitude de la justice sont établies dans les réalités. Or la volonté n’est pas une règle première, mais une règle guidée : en effet, elle est dirigée par la raison et l’intelligence, non seulement chez nous, mais aussi en Dieu ; quoique chez nous l’intelligence soit, dans la réalité, autre que la volonté, et par conséquent la volonté n’est pas identique à la rectitude de la volonté ; tandis qu’en Dieu, l’intelligence et la volonté sont identiques dans la réalité, et pour cette raison, la rectitude de la volonté et la volonté elle-même sont identiques.

 

Voilà pourquoi le premier principe dont dépend la notion de toute justice, est la sagesse de l’intelligence divine, qui a établi les réalités dans une proportion convenable, et entre elles, et relativement à leur cause ; et c’est en cette proportion que consiste la notion de justice créée. Mais dire que la justice dépend de la simple volonté, c’est dire que la volonté divine ne procède pas suivant l’ordre de la sagesse, ce qui est un blasphème.

 

 

Réponse aux objections :

 

Rien ne peut être juste s’il n’est voulu par Dieu ; cependant, ce qui est voulu par Dieu a une cause première de justice dans l’ordre de la sagesse divine.

 

Bien que la volonté du prince ait force de loi puisqu’elle contraint par le fait même qu’elle est volonté, cependant elle n’est justice que si elle est conduite par la raison.

 

Dieu opère dans les réalités naturelles de deux façons : d’abord en établissant les natures elles-mêmes ; ensuite en procurant à chaque réalité ce qui convient à sa nature.

 

Or la notion de justice requiert une dette, et donc, puisque l’établissement des créatures elles-mêmes n’est aucunement une chose due mais une chose volontaire, la première opération n’est pas une justice, mais dépend de la simple volonté divine ; sauf peut-être si l’on dit qu’elle est une justice à cause de la relation entre la réalité même qui est produite et la volonté : en effet, il est dû que tout ce que Dieu veut, advienne, par le fait même que Dieu le veut ; mais pour accomplir cette relation, la sagesse dirige comme une règle première.

 

Dans la seconde opération, la notion de dette se trouve non du côté de l’agent, puisque Dieu n’est le débiteur de personne, mais du côté de celui qui reçoit : en effet, il est dû à chaque réalité naturelle qu’elle ait ce que sa nature exige, tant dans les principes essentiels que dans les accidentels. Or ce dû dépend de la sagesse divine, en tant que la réalité naturelle doit être telle qu’elle imite sa propre idée qui est dans l’esprit divin ; et de cette façon, on trouve la sagesse divine elle-même comme la règle première de la justice naturelle.

 

Et dans toutes les opérations divines par lesquelles Dieu accorde à la créature quelque chose en plus de ce qui est dû à la nature, par exemple dans les dons des grâces, on trouve le même mode de justice que celui qui est assigné dans la première opération par laquelle il a établi les natures.

 

La volonté divine, du point de vue de notre manière de connaître, présuppose la sagesse, qui accomplit en premier la notion de règle.

 

En Dieu, l’intelligence et la volonté ne diffèrent pas dans la réalité ; c’est pourquoi, de ce que l’intelligence dirige la volonté et la détermine à quelque chose, il ne suit pas que la volonté est restreinte par une autre chose, mais qu’elle est mue suivant sa nature, puisqu’il est naturel à cette volonté qu’elle agisse toujours selon l’ordre de la sagesse.

 

La volonté divine, du côté du sujet qui veut, ne peut avoir une cause qui soit autre que la volonté elle-même, et qui soit pour elle la raison du vouloir : car la volonté, la sagesse et la bonté sont identiques en Dieu dans la réalité. Mais du côté de l’objet voulu, la volonté divine a une raison, qui est la raison du vouloir et non du sujet qui veut, en tant que l’objet voulu lui-même est ordonné à quelque chose par dette ou convenance ; et cet ordre appartient assurément à la sagesse divine, qui est par conséquent la racine première de la justice.

Article 7 : Sommes-nous tenus de conformer notre volonté à la volonté divine ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

À l’impossible, nul n’est tenu. Or il nous est impossible de conformer notre volonté à la volonté divine, puisque celle-ci nous est inconnue. Nous ne sommes donc pas tenus à la conformité susdite.

 

Quiconque ne fait pas ce à quoi il est tenu, pèche. Si donc nous sommes tenus de conformer notre volonté à la volonté divine, nous péchons en ne l’y conformant pas. Or quiconque pèche mortellement, ne conforme pas sa volonté à la volonté divine en ce en quoi il pèche. Donc, par là même, il pèche. Or il pèche par un autre péché spécial, par exemple celui de voler ou de forniquer. Quiconque pèche commet donc deux péchés ; ce qui paraît absurde.

 

[Le répondant] disait que le précepte concernant la conformité de notre volonté à la volonté divine est affirmatif ; donc, bien qu’il oblige toujours, il n’oblige cependant pas [à s’y conformer] à tout moment ; et ainsi, il n’est pas nécessaire que notre volonté pèche chaque fois qu’elle n’est pas conformée. En sens contraire : bien que celui qui ne garde pas le précepte affirmatif ne pèche pas à tout moment où il ne le garde pas, cependant il pèche toutes les fois qu’il fait le contraire ; comme quelqu’un pèche toutes les fois qu’il déshonore ses parents, quoiqu’il ne pèche pas toujours quand il ne les honore pas actuellement. Or celui qui pèche mortellement, agit au contraire de la conformité susdite. Il pèche donc par là même.

 

Quiconque ne garde pas ce à quoi il est tenu, est un transgresseur. Or, celui qui pèche véniellement ne conforme pas sa volonté à la volonté divine. Si donc il est tenu de l’y conformer, il sera transgresseur, et ainsi il pèchera mortellement.

 

[Le répondant] disait qu’il n’est pas tenu de conformer sa volonté au moment où il pèche véniellement, car les préceptes affirmatifs n’obligent pas à tout moment. En sens contraire : quiconque ne garde pas un précepte affirmatif au lieu et au temps où il y est obligé, est jugé comme transgresseur. Or le temps de conformer notre volonté à la volonté divine ne semble pas pouvoir être déterminé autrement que comme celui où la volonté passe à l’acte. Donc, chaque fois que la volonté passe à l’acte, si elle n’est pas conformée à la volonté divine, il semble qu’il y ait péché ; et ainsi, quand on pèche véniellement, il semble qu’il y ait péché mortel.

 

À l’impossible, nul n’est tenu. Or les obstinés ne peuvent pas conformer leur volonté à la volonté divine. Ils ne sont donc pas tenus à cette conformité ; et ainsi, les autres non plus, sinon les obstinés en retireraient un avantage.

 

Puisque Dieu veut par charité tout ce qu’il veut, car il est lui-même la charité, si nous sommes tenus de conformer notre volonté à la volonté divine, alors nous sommes tenus d’avoir la charité. Or, celui qui n’a pas la charité ne peut l’obtenir que s’il s’y prépare diligemment. Celui qui n’a pas la charité est donc tenu de se préparer continuellement à avoir la charité. Et ainsi, à n’importe quel moment où il n’a pas la charité, il pèche, puisque cela vient d’un manque de préparation.

 

La forme de l’acte consiste surtout dans le mode de l’agir ; si donc nous sommes tenus à la conformité à la volonté divine, il est nécessaire que nous voulions quelque chose à la façon dont Dieu veut. Or, on peut imiter en quelque façon le mode de la volonté divine et par un amour naturel, et par un amour gratuit. Mais la conformité dont nous parlons ne peut être envisagée dans l’amour naturel, car c’est de cette façon que les infidèles et les pécheurs conforment leur volonté à la volonté divine, lorsque l’amour naturel du bien fleurit en eux. Semblablement, on ne peut l’envisager quant à l’amour gratuit, qui est la charité, car dans ce cas, nous serions tenus de vouloir par charité tout ce que nous voulons ; ce qui est contre l’opinion d’un grand nombre, qui disent que le mode n’est pas objet de précepte. Il semble donc que nous ne soyons pas tenus de conformer notre volonté à la volonté divine.

 

« La volonté de Dieu est aussi distante de la volonté de l’homme, que Dieu est distant de l’homme » comme dit la Glose à propos de ce passage du Psaume 32, 1 : « Aux hommes droits sied la louange. » Or Dieu est si distant de l’homme, que l’homme ne peut lui être conformé. En effet, puisque Dieu est infiniment distant de l’homme, il ne peut y avoir aucune proportion de celui-ci à Dieu. La volonté de l’homme ne pourra donc pas non plus être conformée à la volonté divine.

 

10° On appelle « conformes » les choses qui ont en commun une forme unique. Si donc notre volonté peut être conformée à la volonté divine, il est nécessaire qu’il y ait quelque forme unique qui soit commune aux deux volontés ; et dans ce cas, il y aurait quelque chose de plus simple que la volonté divine, ce qui est impossible.

 

11° La conformatio est une relation d’équivalence. Or, en de telles relations, les deux extrêmes se rapportent l’un à l’autre par la même relation ; par exemple, on dit que l’ami est un ami pour l’ami, et le frère un frère pour le frère. Si donc notre volonté peut être conformée à la volonté divine, de sorte que nous soyons tenus à cette conformité, la volonté divine pourra aussi être conformée à la nôtre ; ce qui semble aberrant.

 

12° Les choses qui sont objets de précepte, et auxquelles nous sommes tenus, sont celles que nous pouvons faire et ne pas faire. Or nous ne pouvons pas faire en sorte de ne pas conformer notre volonté à la volonté divine ; car, comme dit Anselme, de même qu’au-dedans d’un corps sphérique, plus on s’éloigne d’un côté de la circonférence, plus on s’approche de l’autre, de même, ce qui d’un côté s’écarte de la volonté de Dieu, accomplit d’un autre côté la volonté divine. Nous ne sommes donc pas tenus à la conformité susdite comme nous sommes tenus aux choses qui sont objets de précepte.

 

 

En sens contraire :

 

À propos de ce passage du Psaume 32, 1 : « Aux hommes droits sied la louange » la Glose dit : « Les hommes droits sont ceux qui dirigent leur cœur suivant la volonté de Dieu. » Or n’importe qui est tenu d’être droit. N’importe qui est donc tenu à la conformité susdite.

 

Chaque chose doit être conformée à sa règle. Or la volonté divine est la règle de notre volonté, puisque la rectitude de la volonté se trouve en premier en Dieu. Notre volonté doit donc être conformée à la volonté divine.

 

 

Réponse :

 

N’importe qui est tenu de conformer sa volonté à la volonté divine. Et la raison de cela peut se déduire du ce que, en n’importe quel genre, il y a un unique premier, qui est la mesure de tout ce qui est dans ce genre, et en lequel la nature du genre se trouve très parfaitement : ainsi la nature de la couleur se trouve dans la blancheur, qui est appelée la mesure de toutes les couleurs, tant on sait pour chacune de celles-ci combien elle participe à la nature du genre, en voyant sa proximité de la blancheur ou son éloignement d’elle, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique. Et de cette façon, Dieu lui-même est la mesure de tous les étants, comme on peut le déduire des paroles du Commentateur au même endroit. En effet, chaque chose a part à l’être pour autant qu’elle s’approche de lui par la ressemblance ; mais dans la mesure où elle en est trouvée dissemblable, elle s’approche du non-être. Et il est nécessaire de dire la même chose pour tout ce qui se trouve à la fois en Dieu et dans les créatures. Aussi son intelligence est-elle la mesure de toute connaissance, sa bonté la mesure de toute bonté, et, pour parler plus spécialement, sa bonne volonté la mesure de toute bonne volonté. Chaque volonté est donc bonne dès lors qu’elle est conformée à la volonté divine. Par conséquent, puisque n’importe qui est tenu d’avoir une bonne volonté, il est pareillement tenu d’avoir une volonté conforme à la volonté divine.

 

Mais il faut savoir que cette conformité peut être diversement envisagée. En effet, nous parlons ici de la volonté qui est un acte ; car la conformité entre Dieu et nous quant à la puissance de volonté est naturelle, et relève de l’image ; elle n’est donc pas objet de précepte. Mais l’acte de la volonté divine a non seulement la propriété d’être un acte de volonté, mais en même temps d’être la cause de tout ce qui est. L’acte de notre volonté peut donc être conformé à la volonté divine soit comme l’effet à la cause, soit comme la volonté à la volonté.

 

La conformité de l’effet à la cause se rencontre différemment dans les causes naturelles et dans les causes volontaires. Dans les causes naturelles, en effet, la conformité se prend de la ressemblance de nature, comme un homme engendre un homme, et le feu génère le feu ; mais dans les causes volontaires, on dit que l’effet est conformé à la cause parce que dans l’effet s’accomplit sa cause : ainsi le produit de l’art est-il assimilé à sa cause, non qu’il soit de même nature que l’art qui est dans l’esprit de l’artisan, mais parce que la forme de l’art est accomplie dans le produit de l’art. Et semblablement, l’effet de la volonté est conformé à celle-ci lorsque advient ce que la volonté a disposé. Et ainsi, l’acte de notre volonté est conformé à la volonté divine dès lors que nous voulons ce que Dieu veut que nous voulions.

 

La conformité de volonté à volonté, quant à elle, peut s’envisager de deux façons : d’abord en la forme de l’espèce, pour ainsi dire, comme l’homme est semblable à l’homme ; ensuite en une forme surajoutée, comme le sage ressemble au sage ; et je dis qu’il y a assimilation en l’espèce quand l’objet auquel l’acte doit son espèce est commun. Or il y a deux choses à considérer dans l’objet de la volonté. L’une qui est quasi matérielle : la réalité même qui est voulue ; l’autre qui est quasi formelle : la raison du vouloir, qui est la fin ; comme dans l’objet de la vue, la couleur est quasi matérielle, et la lumière quasi formelle, car c’est par elle que la couleur est rendue visible en acte. Et ainsi, du côté de l’objet peuvent être trouvées deux conformités. L’une du côté de l’objet voulu, comme lorsque l’homme veut une chose que Dieu veut ; et c’est pour ainsi dire le point de vue de la cause matérielle, car l’objet est comme la matière de l’acte, et c’est pourquoi cette conformité est moindre que les autres. L’autre est du côté de la raison du vouloir, ou du côté de la fin, comme lorsqu’on veut quelque chose pour la même raison que Dieu ; et cette conformité a lieu du point de vue de la cause finale. Quant à la forme surajoutée à l’acte, elle est un mode qu’il tient de l’habitus qui élicite. Et ainsi, on dit que notre volonté est conforme à la volonté divine, lorsque nous voulons quelque chose par charité, comme Dieu ; et c’est pour ainsi dire le point de vue de la cause formelle.

 

 

Réponse aux objections :

 

La volonté de Dieu ne peut nous être pleinement connue ; par conséquent, nous ne pouvons pas conformer pleinement notre volonté à la sienne ; mais dans la mesure où nous la connaissons, nous pouvons la conformer et nous y sommes tenus.

 

L’homme ne commet pas deux péchés en un seul acte, puisque l’essence même du péché est l’acte ; cependant, il peut y avoir dans un acte unique deux difformités de péché ; et ce, quand s’ajoute à l’acte de quelque péché spécial une circonstance qui le fait passer à la difformité d’un autre péché ; comme lorsque quelqu’un vole le bien d’autrui pour le dépenser avec des femmes publiques, l’acte de rapine reçoit la difformité de la luxure par la circonstance de but. Mais quand une chose relative à la difformité se trouve dans l’acte d’un péché en plus de la difformité spéciale de ce péché, et que cette chose est commune à tout péché, le péché n’en est pas rendu double, et la difformité du péché non plus, étant donné que de telles choses, qui se trouvent communément en tout péché, sont quasiment des principes essentiels du péché en tant que tel, et sont incluses dans la difformité de n’importe quel péché spécial, comme les principes du genre sont inclus dans la notion de l’espèce ; voilà pourquoi elles ne font pas nombre avec la difformité spéciale du péché : ainsi se détourner de Dieu, ne pas obéir à la loi divine, etc., et l’on doit compter parmi ces choses le manque de cette conformité dont nous parlons. Il n’est donc pas nécessaire qu’un tel manque rende double le péché ou la difformité du péché.

 

Bien que celui qui fait quelque chose de contraire à la conformité, pèche par là même, cependant, comme c’est général, cela ne fait pas nombre avec le spécial.

 

Celui qui pèche véniellement, bien qu’il ne conforme pas actuellement sa volonté à la volonté divine, la conforme cependant habituellement ; et il n’est pas tenu de toujours passer à l’acte, mais de le faire en lieu et en temps voulus ; cependant, il est tenu de ne jamais faire le contraire. Et en péchant véniellement, il n’agit pas contre la conformité susdite, mais en dehors d’elle ; il ne s’ensuit donc pas qu’il pèche mortellement.

 

Le précepte concernant la conformité de la volonté n’oblige pas à tout moment où notre volonté passe à l’acte, mais au moment où l’on est tenu de penser à l’état de son salut ; par exemple, lorsqu’on est tenu de se confesser, ou de recevoir les sacrements, ou de faire quelque chose de ce genre.

 

Il y a deux façons d’être appelé obstiné. D’abord, au plein sens du terme, c’est-à-dire lorsque l’on a une volonté irréversible, adhérant au mal. Et c’est le cas de ces obstinés qui sont en enfer, mais ce n’est le cas de personne en cette vie. Or ceux qui sont en enfer sont encore tenus à la conformité dont il s’agit ; et bien qu’ils ne puissent y parvenir, ils ont cependant été eux-mêmes la cause de cette impuissance ; donc, en ne conformant pas leur volonté, ils pèchent, bien qu’ils ne déméritent peut-être pas, étant donné qu’ils ne sont pas en l’état de voie. Ensuite, on est appelé obstiné à un certain point de vue, lorsque l’on a une volonté adhérant au mal, non pas entièrement irréversible, mais difficilement réversible. Et c’est de cette façon que certains sont appelés obstinés en cette vie. Et ceux-ci peuvent conformer leur volonté à la volonté divine ; donc, non seulement ils pèchent en ne l’y conformant pas, mais encore ils déméritent.

 

N’importe qui est tenu, autant qu’il est en lui, d’avoir la charité ; et s’il ne fait pas ce qui est en lui, il pèche par un péché d’omission. Il n’est cependant pas nécessaire qu’à tout moment où il ne le fait pas, il pèche, mais seulement au moment où il était tenu de le faire ; par exemple, lorsque la nécessité était toute proche de faire quelque chose qui ne peut être fait sans la charité, comme de recevoir les sacrements.

 

Nous sommes tenus à quelque chose de deux façons. D’abord, de telle façon que si nous ne le faisons pas, nous encourons une peine, ce qui est proprement être tenu à quelque chose ; et ainsi, suivant l’opinion la plus commune, nous ne sommes pas tenus de faire quelque chose par charité, mais de faire quelque chose par amour naturel, car tout ce qui est fait sans avoir au moins cet amour, est mal fait. Et j’appelle amour naturel non seulement celui qui nous a été donné avec notre nature, et qui est commun à tous, comme ceci que tous recherchent la béatitude, mais aussi cet amour auquel on peut parvenir par les principes naturels, et qui se trouve dans les actes bons de leur nature, et aussi dans les vertus politiques. Ensuite, on dit que nous sommes tenus à quelque chose, parce que sans cela nous ne pouvons obtenir la fin qu’est la béatitude ; et ainsi, nous sommes tenus de faire quelque chose par charité, car sans elle rien ne peut être méritoire de la vie éternelle. Et de la sorte, on voit clairement comment le mode de charité est en quelque façon objet de précepte, et d’une autre façon non.

 

L’homme est conformé à Dieu, puisqu’il est fait à l’image et à la ressemblance de Dieu. Or, parce qu’il est infiniment distant de Dieu, il ne peut y avoir de proportion entre lui et Dieu, au sens de cette proportion qui se trouve proprement dans les quantités, et qui comprend une mesure déterminée de deux quantités comparées entre elles. Cependant, dans la mesure où le nom de proportion a été affecté à la signification de n’importe quelle relation entre deux réalités — par exemple, quand nous disons qu’il y a une ressemblance de proportion en ceci : le pilote est au navire ce que le prince est à la cité —, rien n’empêche de dire qu’il y a quelque proportion entre l’homme et Dieu, puisqu’il est avec lui en quelque relation, comme être causé par lui, et lui être soumis. Ou bien l’on peut dire que, bien qu’il ne puisse y avoir entre le fini et l’infini une proportion au sens propre, il peut cependant y avoir une proportionnalité, qui est la ressemblance de deux proportions : en effet, nous disons que quatre est proportionné à deux parce que c’en est le double, mais que six est proportionnable à quatre parce que quatre est à deux ce que six est à trois. Semblablement, bien que le fini et l’infini ne puissent être proportionnés, ils peuvent cependant être proportionnables, car le fini est égal au fini comme l’infini est égal à l’infini. Et c’est de cette façon qu’il y a ressemblance entre la créature et Dieu : parce que la créature se rapporte à ce qui lui est propre comme Dieu aux choses qui lui conviennent.

 

10° On ne dit pas que la créature est conformée à Dieu comme s’il participait à la même forme qu’elle, mais parce que Dieu est substantiellement la forme elle-même, à laquelle la créature participe par une certaine imitation ; comme si le feu était semblable à la chaleur existant par soi séparément.

 

11° Bien que la ressemblance et la conformité soient des relations d’équivalence, cependant chaque extrême n’est pas toujours nommé relativement à l’autre ; mais seulement lorsque la forme de laquelle se prend la ressemblance ou la conformité existe sous le même rapport dans les deux extrêmes, comme la blancheur en deux hommes, parce que l’on peut dire convenablement des deux qu’ils ont la forme de l’autre ; ce qui est signifié lorsque l’un est appelé semblable à l’autre. Mais lorsque la forme est en l’un principalement et en l’autre comme secondairement, la ressemblance n’est pas convertible ; par exemple, nous disons que la statue d’Hercule ressemble à Hercule, mais non l’inverse ; en effet, on ne peut pas dire qu’Hercule ait la forme de la statue, mais seulement que la statue a la forme d’Hercule. Et de cette façon, l’on dit que les créatures sont semblables et conformes à Dieu, et non l’inverse. Mais la conformatio étant un mouvement vers la conformité, elle n’implique pas de relation d’équivalence, mais présuppose une chose vers la conformité de laquelle l’autre soit mue ; les suivants sont donc conformés aux premiers, mais non vice versa.

 

12° La parole d’Anselme ne doit pas être entendue en ce sens que l’homme ferait toujours la volonté divine autant qu’il est en lui, mais en ce sens que la volonté divine s’accomplit toujours à son sujet, qu’il le veuille ou non.

Article 8 : Sommes-nous tenus de conformer notre volonté à la volonté divine dans l’objet voulu, c’est-à-dire en sorte que nous soyons tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Saint Paul désirait « être dégagé des liens du corps et être avec le Christ », comme il est dit en Philipp. 1, 23. Mais Dieu ne voulait pas cela, et c’est pourquoi il est écrit au même endroit : « Je sais que je resterai à cause de vous. » Si donc nous sommes tenus de vouloir ce que Dieu veut, alors saint Paul, en désirant être dégagé des liens du corps et être avec le Christ, péchait ; ce qui est absurde.

 

Ce que Dieu sait, il peut le révéler à autrui. Or Dieu sait qu’un tel est réprouvé. Il peut donc révéler à quelqu’un sa réprobation. Si donc l’on pose qu’il la révèle à quelqu’un, il s’ensuit que celui-ci est tenu de vouloir sa damnation, si nous sommes tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut. Mais vouloir sa damnation est contraire à la charité, par laquelle n’importe qui s’aime pour la vie éternelle. Quelqu’un serait donc tenu de vouloir contre la charité ; ce qui est aberrant.

 

Nous sommes tenus d’obéir au supérieur comme à Dieu, puisque nous lui obéissons à la place de Dieu. Or l’inférieur n’est pas tenu de faire ou de vouloir tout ce qu’il sait que le supérieur veut, même s’il sait que le supérieur veut qu’il le fasse, à moins qu’il ne le lui prescrive expressément. Nous ne sommes donc pas tenus de vouloir tout ce que Dieu sait, ou tout ce que Dieu veut que nous voulions.

 

Tout ce qui est louable et honnête, se trouve dans le Christ très parfaitement et sans aucun mélange contraire. Or le Christ a voulu en quelque sorte le contraire de ce qu’il savait que Dieu voulait ; en effet, il a eu quelque volonté de ne pas souffrir, comme le montre la prière qui fut la sienne en Mt 26, 39 : « Mon Père, s’il est possible, que ce calice passe loin de moi ! », alors que Dieu voulait qu’il souffrît. Vouloir tout ce que Dieu veut n’est donc pas louable, et nous ne sommes pas tenus à cela.

 

Saint Augustin dit au livre de la Cité de Dieu : « La tristesse porte sur ce qui nous arrive contre notre gré. » Or la bienheureuse Vierge éprouva de la douleur de la mort de son Fils, douleur que signifient les paroles de Siméon disant en Lc 2, 35 : « Vous-même, un glaive transpercera votre âme. » La bienheureuse Vierge ne voulait donc pas que le Christ souffrît, tandis que Dieu le voulait. Si donc nous sommes tenus de vouloir ce que Dieu veut, la bienheureuse Vierge a péché en cela, ce qui est aberrant. Et ainsi, il semble que nous ne soyons pas tenus de conformer notre volonté à la volonté divine dans l’objet voulu.

 

 

En sens contraire :

 

À propos du Psaume 100, 4 : « Le cœur faux ne m’est pas attaché », la Glose dit : « Il a un cœur tortu, celui qui ne veut pas tout ce que Dieu veut. » Or n’importe qui est tenu d’éviter la contorsion du cœur. N’importe qui est donc tenu de vouloir ce que Dieu veut.

 

Selon Cicéron, le propre des amis est de vouloir la même chose et de ne pas vouloir la même chose. Or n’importe qui est tenu d’avoir de l’amitié pour Dieu. N’importe qui est donc tenu de vouloir ce que Dieu veut et de ne pas vouloir ce qu’il ne veut pas.

 

Si nous devons conformer notre volonté à la volonté divine, c’est parce que la volonté de Dieu est la règle de la nôtre, comme dit la Glose à propos du Psaume 32, 1 : « Aux hommes droits sied la louange. » Or l’objet voulu de Dieu est la règle de tout autre objet voulu, puisqu’il est le premier voulu, et que le premier, en n’importe quel genre, est la mesure des choses qui viennent après, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique. Nous sommes donc tenus de conformer les objets voulus de nous à l’objet voulu de Dieu.

 

Le péché consiste surtout dans la perversité de l’élection. Or l’élection est perverse quand un moindre bien est préféré à un plus grand. Or, c’est ce que fait quiconque ne veut pas ce que Dieu veut, puisqu’il est avéré que ce que Dieu veut est le meilleur. Donc, quiconque ne veut pas ce que Dieu veut, pèche.

 

Selon le Philosophe, le vertueux est la règle et la mesure de tous les actes humains. Or le Christ est suprêmement vertueux. C’est donc surtout au Christ que nous devons nous conformer comme à une règle et à une mesure. Or le Christ conformait sa volonté à la volonté divine quant aux objets voulus, ce que font tous les bienheureux. Nous sommes donc tenus, nous aussi, de conformer notre volonté à la volonté divine quant aux objets voulus.

 

 

Réponse :

 

D’une certaine façon, nous sommes tenus de conformer notre volonté à la volonté divine dans l’objet voulu, mais d’une autre façon non.

 

Comme on l’a dit, en effet, nous sommes tenus de conformer notre volonté à la volonté divine en tant que la bonté de la volonté divine est la règle et la mesure de toute bonne volonté. Or, puisque le bien dépend de la fin, la volonté est appelée bonne relativement à la raison du vouloir, qui est la fin. Or le rapport de la volonté à l’objet voulu ne fait pas, dans l’absolu, que l’acte de la volonté soit bon, puisque l’objet même qui est voulu se rapporte quasi matériellement à la raison du vouloir, qui est la fin droite : en effet, un seul et même objet que l’on veut peut être bien ou mal recherché, selon qu’il est ordonné à diverses fins ; et inversement, on peut vouloir convenablement des objets qui sont différents et contraires, en rapportant l’un et l’autre à une fin droite. Donc, bien que la volonté de Dieu ne puisse être que bonne, et qu’il veuille convenablement tout ce qu’il veut, cependant la bonté dans l’acte même de la volonté divine se prend de la raison du vouloir, c’est-à-dire de la fin à laquelle il ordonne tout ce qu’il veut, et qui est sa bonté. Voilà pourquoi nous sommes tenus d’être conformés à la volonté divine dans la fin purement et simplement ; et dans l’objet voulu, seulement dans la mesure où cet objet voulu est considéré en relation à la fin. Et assurément, cette relation doit toujours nous plaire, bien que ce même objet puisse à juste titre nous déplaire suivant quelque autre considération, par exemple en tant qu’il peut être ordonné à une fin contraire. Et de là vient que la volonté humaine se trouve être conformée à la volonté divine dans l’objet voulu, pour autant qu’il se rapporte à la fin de la volonté divine.

 

En effet, la volonté des bienheureux, qui sont dans une continuelle contemplation de la bonté divine et règlent par elle toutes leurs affections, parce qu’ils connaissent pleinement la relation à celle-ci de chacune des choses qu’ils doivent désirer, cette volonté est conformée à la volonté divine en n’importe quel objet voulu d’elle : en effet, tout ce qu’ils savent que Dieu veut, ils le veulent dans l’absolu, et sans aucun mouvement contraire. Mais les pécheurs, qui se sont détournés de la volonté de la divine bonté, sont la plupart du temps en désaccord avec les choses que Dieu veut, les réprouvant et n’y donnant aucun assentiment de la raison. Quant aux justes dans l’état de voie, dont la volonté adhère à la divine bonté — et cependant ils ne la contemplent pas assez parfaitement pour percevoir clairement toute la relation à la divine bonté des choses qu’ils doivent vouloir — ils sont conformés à la volonté divine quant à ces objets voulus dont ils perçoivent la raison, bien qu’il y ait en eux quelque affection contraire, affection louable toutefois à cause d’une autre relation considérée dans ces objets. Cependant, ils ne suivent pas obstinément cette affection, mais la subordonnent à la volonté divine, puisqu’il leur plaît que l’ordre de la volonté divine soit accompli en toutes choses ; comme celui qui, dans l’affection de sa piété filiale, veut que son père vive, alors que Dieu veut qu’il meure : s’il est juste, il subordonne cette volonté qui lui est propre à la volonté divine, afin de souffrir avec résignation si la volonté de Dieu s’accomplit contrairement à la sienne propre.

 

 

Réponse aux objections :

 

Saint Paul désirait être dégagé des liens du corps et être avec le Christ, comme un bien en soi ; néanmoins le contraire lui plaisait, eu égard au fruit que Dieu voulait qu’il advînt par sa vie ; et c’est pourquoi il disait : « mais il est nécessaire que je demeure dans la chair à cause de vous ».

 

Bien que, de puissance absolue, Dieu puisse révéler à quelqu’un sa damnation, cependant cela ne peut se faire de puissance ordinaire, car une telle révélation le contraindrait à désespérer. Et si une telle révélation était faite à quelqu’un, elle devrait être comprise non pas à la façon d’une prophétie de prédestination ou de prescience, mais à la façon d’une prophétie de menace, dont la signification suppose un certain état des mérites. Mais à supposer qu’il faille la comprendre comme une prophétie de prescience, celui à qui une telle révélation serait faite ne serait pas encore tenu de vouloir sa damnation dans l’absolu, mais dans l’ordre de la justice, par lequel Dieu veut damner ceux qui persistent dans le péché. Car Dieu, de son côté, ne veut pas damner quelqu’un, mais il le veut d’après ce qui vient de nous, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit. Vouloir sa propre damnation dans l’absolu ne serait donc pas conformer sa volonté à la volonté divine, mais à la volonté du péché.

 

Ce n’est pas la volonté du supérieur qui est la règle de notre volonté comme la volonté divine, mais sa prescription ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

La Passion du Christ pouvait être considérée de deux façons : d’abord en soi, c’est-à-dire en tant qu’elle était une certaine affliction d’un innocent ; ensuite, relativement au fruit auquel Dieu l’ordonnait ; et ainsi, elle était voulue de Dieu, mais non de la première façon. La volonté du Christ qui pouvait considérer cet ordre, c’est-à-dire la volonté de raison, voulait donc cette Passion, tout comme Dieu ; mais la volonté de sensualité, dont le propre est de ne pas confronter, mais de se porter dans l’absolu vers quelque chose, ne voulait pas cette Passion. Et en cela aussi, d’une certaine façon, elle était conformée à Dieu dans l’objet voulu, car Dieu lui-même n’aurait pas voulu non plus la Passion du Christ considérée seulement en soi.

 

La volonté de la bienheureuse Vierge n’admettait pas la Passion du Christ considérée en soi ; cependant, elle voulait le fruit de salut qui s’ensuivait de la Passion du Christ, et ainsi, elle était conformée à la volonté divine quant à ce qu’elle voulait.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Les paroles de la Glose doivent se comprendre des objets voulus par la volonté divine en tant qu’ils se tiennent en relation à la fin, et non dans l’absolu.

 

L’amitié consiste dans la concorde des volontés plutôt quant à la fin que quant aux objets voulus eux-mêmes. En effet, le médecin qui refuserait du vin à un patient fiévreux à cause de son désir de le voir guéri, serait plus son ami que s’il acquiesçait au désir de celui-ci de boire du vin au péril de sa santé.

 

Comme on l’a déjà dit, le premier objet voulu par Dieu, et qui est la mesure et la règle de tous les autres objets voulus, est la fin de sa volonté, c’est-à-dire sa bonté ; et il ne veut toutes les autres choses qu’à cause de cette fin ; voilà pourquoi, lorsque notre volonté est conformée à la volonté divine dans la fin, tous les objets voulus de nous sont réglés sur le premier objet voulu.

 

L’élection inclut en soi et le jugement de la raison, et l’appétit. Si donc quelqu’un préfère par un jugement ce qui est moins bon à ce qui est meilleur, il y aura perversité de l’élection ; mais non s’il le préfère dans l’appétit ; en effet, l’homme n’est pas tenu de poursuivre toujours les meilleures choses dans son action, à moins qu’elles ne soient telles que l’on y est obligé par un précepte ; car sinon, n’importe qui serait tenu de suivre les conseils de perfection, dont il est certain qu’ils sont meilleurs.

 

Il est certaines choses en lesquelles nous pouvons admirer le Christ, non l’imiter, comme celles qui relèvent de sa divinité, et de la béatitude qu’il eut, étant encore dans l’état de voie ; tel aussi le fait que le Christ, même quant aux objets voulus, conformât sa volonté de raison à la volonté divine.

Question 24 : [Le choix libre]

 

Introduction

 

Article 1 : L’homme est-il doué de libre arbitre ?

Article 2 : Le libre arbitre existe-t-il chez les bêtes ?

Article 3 : Le libre arbitre existe-t-il en Dieu ?

Article 4 : Le libre arbitre est-il ou non une puissance ?

Article 5 : Le libre arbitre est-il une puissance unique ou plusieurs puissances ?

Article 6 : Le libre arbitre est-il la volonté, ou une puissance autre que la volonté ?

Article 7 : Peut-il exister une créature qui ait un libre arbitre naturellement confirmé dans le bien ?

Article 8 : Le libre arbitre de la créature peut-il être confirmé dans le bien par quelque don de la grâce ?

Article 9 : Le libre arbitre de l’homme dans l’état de voie peut-il être confirmé dans le bien ?

Article 10 : Le libre arbitre d’une créature peut-il être obstiné dans le mal, ou [y être] immuablement affermi ?

Article 11 : Le libre arbitre de l’homme dans l’état de voie peut-il être obstiné dans le mal ?

Article 12 : Le libre arbitre sans la grâce, dans l’état de péché mortel, peut-il éviter le péché mortel ?

Article 13 : Un homme en état de grâce peut-il éviter le péché mortel ?

Article 14 : Le libre arbitre a-t-il un pouvoir sur le bien sans la grâce ?

Article 15 : L’homme peut-il sans la grâce se préparer à avoir la grâce ?

 

 

Article 1 : L’homme est-il doué de libre arbitre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme il est dit en Jér. 10, 23, « ce n’est pas à l’homme qu’appartient sa voie, ce n’est pas à l’homme de marcher et de diriger ses pas ». Or on dit que quelqu’un est doué de libre arbitre, parce qu’il est maître de ses œuvres. L’homme n’est donc pas doué de libre arbitre.

 

[Le répondant] disait que la parole du prophète se comprend des actes méritoires, qui ne sont pas au pouvoir naturel de l’homme. En sens contraire : pour les choses qui ne sont pas en notre pouvoir, nous ne sommes pas doués de libre arbitre. Si donc les mérites ne sont pas en notre pouvoir, nous ne sommes pas doués de libre arbitre pour mériter ; et ainsi, les actes méritoires ne procèdent pas du libre arbitre.

 

Selon le Philosophe au premier livre de la Métaphysique, « est libre, ce qui est cause de soi ». Or l’esprit humain a une autre cause de son mouvement que lui-même, et c’est Dieu ; car à propos de ce passage de Rom. 1, 26 : « c’est pourquoi Dieu les a livrés », la Glose dit : « Il est manifeste que Dieu agit dans le cœur des hommes pour incliner leur volonté comme il veut. » L’esprit humain n’est donc pas doué de libre arbitre.

 

[Le répondant] disait que l’esprit humain est comme la cause principale de son acte, et que Dieu en est comme la cause éloignée ; et que cela n’empêche pas la liberté de l’esprit. En sens contraire : plus une cause influe sur l’effet, plus elle est principale. Or la cause première influe plus sur l’effet que la cause seconde, comme il est dit au livre des Causes. La cause première est donc principale par rapport à la cause seconde. Et ainsi, ce n’est pas notre esprit qui est la cause principale de son acte, mais Dieu.

 

Tout ce qui meut, est comme un instrument, comme le montre clairement le Commentateur au huitième livre de la Physique. Or l’instrument n’est pas libre pour agir, puisqu’il n’agit que dans la mesure où quelqu’un se sert de lui. Puis donc que l’esprit humain n’opère que s’il est mû par Dieu, il semble qu’il ne soit pas doué de libre arbitre.

 

Il est dit que « le libre arbitre est une faculté de la volonté et de la raison, par laquelle on élit le bien avec l’assistance de la grâce, ou le mal si celle-ci manque ». Or nombreux sont ceux qui n’ont pas la grâce. Ils ne peuvent donc pas librement élire le bien ; et ainsi, ils n’ont pas le libre arbitre pour les biens.

 

 L’esclavage est opposé à la liberté. Or on rencontre en l’homme l’esclavage du péché, car « quiconque se livre au péché est esclave du péché », comme il est dit en Jn 8, 34. Il n’y a donc pas de libre arbitre en l’homme.

 

Anselme dit au livre sur le Libre Arbitre : « Si nous avions la puissance de pécher et de ne pas pécher, nous n’aurions pas besoin de la grâce. » Or la puissance de pécher et de ne pas pécher est le libre arbitre. Puis donc que nous avons besoin de la grâce, nous n’avons pas le libre arbitre.

 

 Chaque chose doit être nommée d’après le meilleur, comme on le lit chez le Philosophe au deuxième livre sur l’Âme. Or le meilleur parmi les actes humains, ce sont les actes méritoires. Puis donc que l’homme n’a pas de libre arbitre pour ceux-ci — car, comme il est dit en Jn 15, 5, « sans moi, vous ne pouvez rien faire », ce qui se comprend des actes méritoires —, il semble que l’on ne doive pas dire que l’homme est doué de libre arbitre.

 

10° Saint Augustin dit que, parce que l’homme « n’a pas voulu s’abstenir du péché quand il l’aurait pu », il lui fut infligé « d’en perdre le pouvoir quand il le voudrait ». Il n’est donc pas au pouvoir de l’homme de pécher et de ne pas pécher. Et ainsi, il semble qu’il ne soit pas maître de ses actes, ni doué de libre arbitre.

 

11° Saint Bernard distingue trois libertés : la liberté de l’arbitre, la liberté de conseil et la liberté de bon plaisir ; et il dit que la liberté de l’arbitre est celle par laquelle nous discernons ce qui est permis, la liberté de conseil celle par laquelle nous discernons ce qui est expédient, la liberté de bon plaisir celle par laquelle nous discernons ce qui plaît. Or le discernement humain a été blessé par l’ignorance. Il semble donc que la liberté de l’arbitre, qui consiste dans un discernement, n’est pas restée dans l’homme après le péché.

 

12° L’homme n’a pas de liberté pour les choses relativement auxquelles il a une nécessité. Or l’homme a une nécessité relativement aux péchés, car après le péché, suivant saint Augustin, il est nécessaire que l’homme pèche, avant la réparation mortellement, après la réparation au moins véniellement. L’homme n’est donc pas doué de libre arbitre pour les péchés.

 

13° Tout ce que Dieu sait d’avance, doit nécessairement se produire, puisque la prescience de Dieu ne peut se tromper. Or Dieu connaît d’avance tous les actes humains. Ils se produisent donc par nécessité ; et ainsi, l’homme n’est pas doué de libre arbitre pour agir.

 

14° Plus un mobile est proche du premier moteur, plus il est uniforme dans son mouvement, comme on le voit clairement dans le cas des corps célestes, dont les mouvements sont uniformes. Or, puisque toute créature est mue par Dieu — en effet, il meut la créature corporelle à travers le temps et le lieu, et la spirituelle à travers le temps, comme dit saint Augustin au huitième livre sur la Genèse au sens littéral —, la créature raisonnable est un mobile très proche de Dieu, qui est le premier moteur de toutes choses. Elle a donc un mouvement très uniforme. Et ainsi, sa puissance ne s’étend pas à plusieurs choses, pour qu’on puisse la dire douée par là de libre arbitre.

 

15° Selon le Philosophe au deuxième livre sur le Ciel et le Monde, il appartient à la noblesse du ciel suprême que celui-ci obtienne sa fin par un mouvement unique. Or l’âme raisonnable est plus noble que ce ciel, puisque l’esprit est préféré au corps, suivant saint Augustin au huitième livre de la Cité de Dieu. L’âme humaine a donc un mouvement unique ; et ainsi, elle ne semble pas être douée de libre arbitre.

 

16° Il convenait à la divine bonté de placer au mieux la plus sublime créature. Or ce qui adhère immuablement au meilleur est placé au mieux. Il convenait donc que la nature raisonnable, qui est la plus sublime des créatures, soit ainsi faite par Dieu, qu’elle adhère à lui immuablement ; ce qu’elle n’aurait pas, semble-t-il, si elle était douée de libre arbitre. Il convenait donc que la nature raisonnable soit faite sans libre arbitre.

 

17° Les philosophes définissent le libre arbitre comme un libre jugement sur la raison ; et le jugement de la raison peut être contraint par la force de la démonstration. Or, ce qui est contraint, n’est pas libre. L’homme n’est donc pas doué de libre arbitre.

 

18° Si l’intelligence ou la raison peut être contrainte, c’est parce qu’il existe quelque vrai sans mélange de fausseté ni apparence de fausseté, et c’est pourquoi l’intelligence ne peut pas éviter d’y assentir. Or semblablement, on trouve quelque bien auquel rien de mal n’est mêlé, ni véritablement, ni selon l’apparence. Puis donc que le bien est l’objet de la volonté comme le vrai est celui de l’intelligence, il semble que, de même que l’intelligence est contrainte, de même aussi la volonté, de sorte que l’homme n’a de liberté ni quant à la volonté ni quant à la raison. Et ainsi, il n’aura pas le libre arbitre, qui est une faculté de la volonté et de la raison.

 

19° Selon le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, « le but à atteindre apparaît à chacun selon sa propre nature ». Or il n’est pas en notre pouvoir d’être tels ou tels ; puisque l’homme tient cela de sa naissance, et dépend, comme il semble à certains, de la disposition des étoiles. Il n’est donc pas en notre pouvoir d’approuver telle fin ou telle autre. Or tout jugement sur ce qu’il faut faire se prend de la fin. Nous ne sommes donc pas doués de libre arbitre.

 

20° Le libre s’oppose à la nécessité. Or la volonté de l’homme a une nécessité à l’égard de certaines choses ; en effet, il veut par nécessité la béatitude. Il n’a donc pas de liberté à l’égard de toutes choses ; et ainsi, il n’est pas doué de libre arbitre pour tout.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Eccli. 15, 14 : « Dieu, au commencement, a créé l’homme, et il l’a laissé dans la main de son conseil » ; la Glose : « c’est-à-dire au pouvoir du libre arbitre ».

 

On trouve dans les réalités un agent qui agit à partir de rien, et non par nécessité, et c’est Dieu ; on trouve aussi un agent qui agit à partir de quelque chose, et par nécessité, tels les agents naturels. Or, si l’on pose les extrêmes dans la réalité, il s’ensuit que les intermédiaires sont posés, suivant le Philosophe au deuxième livre sur le Ciel et le Monde. Mais, entre ces deux, il ne peut y avoir que deux intermédiaires. L’un d’eux, ce qui agit à partir de rien et par nécessité, ne peut exister ; en effet, agir à partir de rien n’appartient qu’à Dieu, qui n’agit pas par nécessité mais par volonté. Il reste donc qu’il existe une chose agissant à partir de quelque chose, et non par nécessité ; et c’est la nature raisonnable, qui agit à partir d’une matière présupposée, et non par nécessité mais par la liberté de l’arbitre.

 

Le libre arbitre est une faculté de la volonté et de la raison. Or on trouve en l’homme la raison et la volonté. Donc le libre arbitre aussi.

 

Selon le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, le conseil ne porte que sur les choses qui sont en nous. Or les hommes prennent conseil au sujet de leurs actes. Les hommes sont donc maîtres de leurs actes, et par conséquent, doués de libre arbitre.

 

Les défenses et les préceptes ne doivent être donnés qu’à celui qui peut faire et ne pas faire, car sinon, ils seraient donnés inutilement. Or des défenses et des préceptes sont divinement donnés à l’homme. Il est donc au pouvoir de l’homme de faire et de ne pas faire ; et ainsi, il est doué de libre arbitre.

 

Nul ne doit être puni ou récompensé pour ce qu’il n’est pas en son pouvoir de faire et de ne pas faire. Or l’homme est justement puni et récompensé par Dieu pour ses œuvres. L’homme peut donc opérer et ne pas opérer ; et ainsi, il est doué de libre arbitre.

 

Pour tout ce qui advient, il est nécessaire de poser quelque cause. Or, pour les actes humains, nous ne pouvons pas poser comme cause Dieu lui-même immédiatement : car les choses qui viennent immédiatement de Dieu ne peuvent être que bonnes, tandis que les actes humains sont tantôt bons, tantôt mauvais. Semblablement, on ne peut pas dire que la nécessité soit la cause des actes humains, car les choses qui adviennent par nécessité sont celles qui se comportent toujours régulièrement, ce que nous ne voyons pas dans les actes humains. Semblablement, on ne peut pas dire que le destin ou la disposition des étoiles soit leur cause, car il serait nécessaire que les actes humains se produisent par nécessité, tout comme la cause est nécessaire. La nature ne peut pas non plus être leur cause, c’est ce que montre la diversité des actes humains : en effet, la nature est déterminée à une seule chose, et n’y manque que rarement. La fortune ou le hasard ne peut pas non plus être la cause des actes humains, car la fortune et le hasard sont causes de choses qui adviennent rarement et hors de l’intention, comme il est dit au deuxième livre de la Physique, ce qui n’apparaît pas dans les actes humains. Il reste donc que l’homme lui-même qui agit est le principe de ses propres actes, et qu’il est par conséquent doué de libre arbitre.

 

 

Réponse :

 

Sans aucune incertitude, il est nécessaire de poser que l’homme est libre par son arbitre. En effet, la foi y astreint, puisque sans libre arbitre il ne peut y avoir de mérite ou de démérite, de juste peine ou de récompense. À cela induisent aussi des preuves manifestes faisant apparaître que c’est librement que l’homme élit une chose et repousse l’autre. À cela contraint aussi un raisonnement évident, par lequel nous procéderons à notre investigation de la façon suivante, en remontant à l’origine du libre arbitre.

 

Dans les réalités qui se meuvent ou font quelque chose, on trouve cette différence, que certaines ont en elles-mêmes le principe de leur mouvement ou de leur opération, tandis que d’autres l’ont en dehors d’elles, comme celles qui sont mues par violence, et en lesquelles le principe est au-dehors, le patient n’apportant aucune contribution, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique ; et en celles-ci, nous ne pouvons pas poser le libre arbitre, étant donné qu’elles ne sont pas la cause de leur mouvement, alors que le libre est ce qui est cause de soi, suivant le Philosophe au début de la Métaphysique.

 

Mais parmi les réalités dont le principe du mouvement et de l’œuvre est en elles-mêmes, certaines sont ainsi faites qu’elles se meuvent elles-mêmes, tels les animaux ; mais il en est d’autres qui ne se meuvent pas elles-mêmes, bien qu’elles aient en soi quelque principe de leur mouvement, tels les lourds et les légers : en effet, ils ne se meuvent pas eux-mêmes, puisqu’ils ne peuvent être distingués en deux parties, dont l’une serait motrice et l’autre mue, comme on le trouve chez les animaux ; quoique leur mouvement s’ensuive d’un principe qu’ils ont en eux-mêmes : la forme ; et parce qu’ils tiennent celle-ci d’un générant, l’on dit que le générant les meut par eux-mêmes, suivant le Philosophe au huitième livre de la Physique, mais que, par accident, ils sont mus par ce qui ôte l’empêchement ; et ceux-ci se meuvent par eux-mêmes, mais non d’eux-mêmes. Et c’est pourquoi le libre arbitre ne se trouve pas en eux, car ils ne sont pas à eux-mêmes la cause de l’agir ou du mouvement ; mais ils sont astreints à agir ou à se mouvoir par ce qu’ils ont reçu d’autre chose.

 

Mais parmi les réalités qui se meuvent d’elles-mêmes, certaines ont leurs mouvements qui viennent du jugement de la raison, tandis que pour d’autres, les mouvements viennent d’un jugement naturel. Les hommes agissent et se meuvent par un jugement de la raison : en effet, ils confrontent les choses à faire ; tandis que toutes les bêtes agissent et se meuvent par un jugement naturel. Et cela ressort clairement, d’une part, de ce que toutes celles qui sont de la même espèce opèrent semblablement — ainsi, toutes les hirondelles font leur nid de la même façon —, et d’autre part de ce qu’elles ont un jugement pour une œuvre déterminée et non pour toute œuvre ; ainsi, les abeilles n’ont pas d’industrie pour opérer autre chose que des rayons de miel ; et il en va de même pour les autres animaux.

 

Par conséquent, à qui considère droitement, il apparaît que le jugement sur les choses à faire est attribué aux bêtes de la même façon que le mouvement et l’action sont attribués aux corps naturels inanimés ; en effet, de même que les lourds et les légers ne se meuvent pas eux-mêmes de façon à être ainsi la cause de leur mouvement, de même les bêtes ne jugent pas non plus par leur jugement, mais elles suivent le jugement que Dieu a mis en elles. Et de la sorte, elles ne sont pas la cause de leur arbitre, et n’ont pas la liberté de l’arbitre. L’homme, en revanche, jugeant par la puissance de la raison sur les choses à faire, peut juger depuis son arbitre, en tant qu’il connaît la nature de la fin et du moyen, ainsi que la relation et l’ordre entre l’un et l’autre ; voilà pourquoi il n’est pas seulement la cause de soi-même dans son mouvement, mais aussi dans son jugement ; et c’est pourquoi il est doué de libre arbitre, c’est-à-dire de libre jugement pour agir ou ne pas agir.

 

 

Réponse aux objections :

 

Dans l’œuvre de l’homme, on peut trouver deux choses : l’élection des œuvres, et celle-ci est toujours établie au pouvoir de l’homme, et la gestion ou l’exécution des œuvres, et celle-là n’est pas toujours au pouvoir de l’homme, mais, par le gouvernement de la divine providence, le propos de l’homme est tantôt conduit à son terme, tantôt non. Voilà pourquoi l’on ne dit pas que l’homme est libre de ses actions, mais de son élection, qui est le jugement sur les choses à faire. Et c’est ce que montre le nom même de libre arbitre. Ou bien l’on peut faire une distinction sur l’œuvre méritoire, comme cela est pratiqué dans les objections. Cependant, la première réponse est de saint Grégoire de Nysse.

 

L’œuvre méritoire ne diffère pas de l’œuvre non méritoire quant à l’objet de l’action, mais quant à la façon d’agir : en effet, il n’est rien qu’un homme fasse de façon méritoire et par charité, qu’un autre ne puisse faire ou vouloir sans mérite. Voilà pourquoi, que l’homme ne puisse faire des actes méritoires sans la grâce, ne déroge pas à la liberté parfaite : car on dit que l’homme est doué de libre arbitre en ce sens qu’il peut faire ceci ou cela, non en ce sens qu’il peut agir ainsi ou autrement ; car, suivant le Philosophe, celui qui n’a pas encore l’habitus de la vertu, n’a pas en son pouvoir d’agir à la façon dont le vertueux agit, si ce n’est en tant qu’il peut acquérir l’habitus de la vertu. Or, bien que l’homme ne puisse acquérir par son libre arbitre la grâce qui rend les œuvres méritoires, il peut cependant se préparer à avoir la grâce, que Dieu ne lui refusera pas s’il fait ce qui est en lui. Voilà pourquoi il n’est pas tout à fait hors du pouvoir du libre arbitre de faire des œuvres méritoires, quoique le pouvoir du libre arbitre ne suffise pas par soi à cela, étant donné que le mode qui est requis pour le mérite excède la capacité de la nature, au lieu que le mode conféré aux œuvres par les vertus politiques ne la dépasse pas. Mais personne ne dirait que l’homme n’est pas doué de libre arbitre parce qu’il ne peut pas vouloir ou élire à la façon de Dieu ou de l’ange.

 

Dieu opère en chaque agent et suivant le mode de cet agent, comme la cause première opère dans l’opération de la cause seconde, puisque la cause seconde ne peut passer à l’acte que par la puissance de la cause première. Donc, que Dieu soit une cause opérant dans les cœurs des hommes, n’exclut pas que les esprits humains eux-mêmes soient causes de leurs mouvements ; par conséquent, la notion de liberté n’est pas ôtée.

 

On dit que la cause première est principale absolument parlant, pour la raison qu’elle influe davantage sur l’effet ; mais la cause seconde est principale à un certain point de vue, en tant que l’effet lui est davantage conformé.

 

« Instrument » se dit de deux façons. D’abord proprement, c’est-à-dire quand une chose est mue par autre chose de telle sorte qu’aucun principe d’un tel mouvement ne lui est conféré par le moteur : comme la scie est mue par le menuisier ; et un tel instrument est dénué de liberté. Ensuite, « instrument » désigne plus communément tout ce qui est un moteur mû par autre chose, que le principe de son mouvement soit en lui ou non. Et dans ce cas, il n’est pas nécessaire que la notion de liberté soit complètement exclue de l’instrument, car une chose peut être mue par autre chose, et cependant se mouvoir elle-même ; et c’est le cas de l’esprit humain.

 

Celui qui n’a pas la grâce peut élire le bien, mais pas de façon méritoire ; et cela ne déroge pas à la liberté de l’arbitre, comme on l’a dit.

 

L’esclavage du péché n’implique pas de contrainte, mais soit une inclination, en tant que le péché précédent induit en quelque sorte aux suivants, soit un défaut de la vertu naturelle, qui ne peut se délivrer de la tache du péché, auquel elle s’est soumise une fois. Voilà pourquoi l’homme demeure toujours libre de contrainte, ce qui le rend naturellement doué de libre arbitre.

 

Anselme, dans ce passage, parle comme un objectant ; en effet, il montre par la suite que le besoin de la grâce ne contredit pas le libre arbitre.

 

Le pouvoir du libre arbitre s’étend à l’œuvre même qui est méritoire, bien que ce ne soit pas sans Dieu, sans lequel il n’est rien au monde qui puisse agir ; mais le mouvement par lequel l’œuvre devient méritoire dépasse la capacité de la nature, comme on l’a dit.

 

10° Sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains disent que l’homme en état de péché mortel ne peut éviter longtemps de pécher mortellement ; cependant, il peut éviter ce péché mortel ou cet autre, comme tous le disent communément des péchés véniels. Et ainsi, cette nécessité ne semble pas enlever la liberté de l’arbitre. L’autre opinion est que l’homme en état de péché mortel peut éviter tout péché ; cependant, il ne peut pas éviter d’être sous le péché, car il ne peut par lui-même ressusciter du péché, au lieu qu’il a pu par lui-même tomber dans le péché. Et suivant cette opinion, la liberté de l’arbitre se soutient plus facilement. Mais cette question sera posée plus loin, quand il s’agira du pouvoir du libre arbitre.

 

11° Notre volonté se porte vers un moyen ou vers une fin ; et vers une fin honnête ou délectable, suivant la triple distinction du bien en honnête, utile et délectable. Saint Bernard pose donc la liberté de l’arbitre relativement à la fin honnête, la liberté de conseil relativement au bien utile, qui est un moyen, et la liberté de bon plaisir relativement au bien délectable. Or, bien que le discernement ait été diminué par l’ignorance, il n’a cependant pas été totalement ôté ; voilà pourquoi la liberté de l’arbitre a certes été affaiblie par le péché, mais pas entièrement perdue.

 

12° Après le péché et avant la réparation, l’homme est dans la nécessité de pécher, c’est-à-dire d’avoir un péché, mais il n’est pas dans la nécessité d’user du péché, selon une première opinion. Ainsi donc, « pécher » se dit de deux façons, tout comme « voir », suivant le Philosophe au deuxième livre sur l’Âme. Ou bien, selon une autre opinion, il est dans la nécessité de pécher en quelque péché, quoiqu’il n’ait de nécessité à l’égard d’aucun.

 

13° De la prescience de Dieu, on ne peut conclure que nos actes soient nécessaires de nécessité absolue, appelée aussi nécessité du conséquent, mais d’une nécessité conditionnée, que l’on appelle nécessité de conséquence, comme on le voit clairement chez Boèce, à la fin de la Consolation de la philosophie.

 

14° « Être mû » se dit de deux façons. D’abord proprement, comme le Philosophe définit le mouvement au troisième livre de la Physique, disant que le mouvement « est l’acte de ce qui existe en puissance en tant que tel ». Et dans ce cas, il est vrai que plus un mobile est proche du premier moteur, plus on trouve on lui une grand uniformité de mouvement : car plus il est proche du premier moteur, plus il est parfait et existe davantage en acte, et moins en puissance, et c’est pourquoi il est susceptible de mouvements moins nombreux. Ensuite, on appelle « mouvement » au sens large n’importe quelle opération, comme penser et sentir. Et en prenant ainsi le mouvement, le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que le mouvement est l’acte du parfait : car chaque chose opère en tant qu’elle est en acte. Et dans ce cas, la proposition est vraie d’une certaine façon, mais non d’une autre. En effet, si l’uniformité du mouvement est considérée du côté des effets, alors elle est fausse, car plus un opérant est puissant et parfait, plus sa puissance s’étend à de nombreux effets. Mais si on l’envisage quant au mode d’action, alors la proposition est vraie, car plus un opérant est parfait, plus il conserve le même mode dans son action, car il varie moins par sa nature et sa disposition, et donc par le mode d’action. Or on dit que les esprits raisonnables sont mobiles non dans le premier sens de « mouvement », car un tel mouvement n’est que celui des corps, mais dans le second. Ainsi Platon a-t-il lui aussi posé que le premier moteur se mouvait lui-même, en tant qu’il se veut et se pense, comme dit le Commentateur au huitième livre de la Physique. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que les esprits raisonnables soient déterminés à quelques effets ; mais ils ont une efficace relativement à de nombreuses choses, et sous ce rapport la liberté leur convient.

 

15° Il n’est pas toujours nécessaire que ce qui peut obtenir sa fin par des opérations ou des mouvements moins nombreux, soit plus noble ; car parfois, une chose obtient par de plus nombreuses opérations une fin plus parfaite que ne peut en obtenir une autre par une seule opération, comme le Philosophe le dit au même endroit. Et de la sorte, les esprits raisonnables sont trouvés plus parfaits que le ciel suprême, qui a seulement un seul mouvement, car ils obtiennent une fin plus parfaite, quoique par des opérations plus nombreuses.

 

16° La créature, il est vrai, serait meilleure si elle adhérait immuablement à Dieu, cependant celle qui peut adhérer et ne pas adhérer à Dieu est bonne ; et ainsi, l’univers où se trouvent l’une et l’autre créature est meilleur que si l’une des deux seulement s’y trouvait. Et c’est la réponse de saint Augustin. Ou bien l’on peut dire, suivant saint Grégoire de Nysse et saint Jean Damascène, qu’il est impossible qu’une créature, par sa propre nature, adhère à Dieu d’une volonté immuable, étant donné que, venant du néant, elle peut être infléchie. Cependant, si quelque créature adhérait immuablement à Dieu, elle ne serait pas pour cela privée de libre arbitre, car elle peut, en adhérant, faire et ne pas faire de nombreuses choses.

 

17° Le jugement auquel la liberté est attribuée, est le jugement d’élection, et non celui que l’homme prononce sur les conclusions dans les sciences spéculatives ; car l’élection est elle-même comme une certaine science de ce qui a déjà été délibéré.

 

18° De même qu’il existe un vrai que l’intelligence reçoit par nécessité parce qu’il n’est pas mélangé de faux, tels les premiers principes de la démonstration, de même il existe un bien que la volonté recherche par nécessité parce qu’il n’est pas mélangé de mal, à savoir, la félicité elle-même. Cependant, il ne s’ensuit pas que la volonté soit contrainte par cet objet : car la contrainte désigne une chose contraire à la volonté, celle-ci étant proprement l’inclination de celui qui veut ; et elle ne désigne pas une chose contraire à l’intelligence, celle-ci ne signifiant pas l’inclination de celui qui pense. Et la nécessité de ce bien n’induit pas la nécessité de la volonté à l’égard des autres objets qu’elle doit vouloir — comme la nécessité des premiers principes induit la nécessité pour l’intelligence d’assentir aux conclusions —, étant donné que les autres objets voulus n’ont pas de relation nécessaire à ce premier objet voulu, véritablement ou selon l’apparence, en sorte que sans eux le premier objet voulu ne puisse être possédé — comme les conclusions démonstratives ont une relation nécessaire aux principes par lesquels elles sont démontrées, de sorte que, si les conclusions ne sont pas vraies, il est nécessaire que les principes ne soient pas vrais.

 

19° Les hommes ne tiennent de leur naissance aucune disposition immédiatement dans l’âme intellective, par laquelle ils soient nécessairement inclinés à élire une fin : ni du corps céleste, ni d’aucune autre chose ; si ce n’est qu’ils ont en eux par leur propre nature un appétit nécessaire de la fin ultime, c’est-à-dire de la béatitude, ce qui n’empêche pas la liberté de l’arbitre, puisque diverses voies demeurent éligibles pour l’obtention de cette fin ; et ce, parce que les corps célestes n’impriment pas immédiatement dans l’âme raisonnable. Mais de la naissance résulte une disposition dans le corps du nouveau-né tant par la puissance des corps célestes que par les causes inférieures, qui sont la semence et la matière du fœtus ; disposition qui, d’une certaine façon, rend l’âme encline à élire quelque chose, dans la mesure où l’élection de l’âme raisonnable est inclinée par les passions, qui sont dans l’appétit sensitif, lui-même étant une puissance corporelle qui suit les dispositions du corps. Mais cela n’introduit en lui aucune nécessité de l’élection, puisqu’il est au pouvoir de l’âme raisonnable de recevoir mais aussi de repousser les passions naissantes. Par la suite, l’homme est rendu tel ou tel par un habitus acquis, dont nous sommes la cause, ou par un habitus infus, qui n’est pas donné sans notre consentement, bien que nous n’en soyons pas la cause. Et cet habitus a pour effet que l’homme recherche efficacement la fin accordée à cet habitus. Et cependant, celui-ci n’introduit pas de nécessité, ni n’enlève la liberté de l’élection.

 

20° Puisque l’élection est un certain jugement sur les choses à faire, ou une conséquence de ce jugement, ce dont il peut y avoir élection, c’est ce qui est objet de notre jugement. Or le jugement, dans les choses à faire, se prend de la fin, comme la conclusion se prend des principes. Donc, de même que nous ne jugeons pas des premiers principes en les examinant, mais que nous y assentons naturellement et examinons toutes les autres choses d’après eux, de même aussi dans le domaine de l’appétit, nous ne jugeons pas de la fin ultime par un jugement de discussion ou d’examen, mais nous l’approuvons naturellement, et c’est pourquoi il n’y a pas sur elle élection, mais volonté. Nous avons donc à son égard une volonté libre, puisque la nécessité d’inclination naturelle ne s’oppose pas à la liberté, suivant saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu ; mais non un libre jugement, à proprement parler, puisqu’elle n’est pas objet d’élection.

Article 2 : Le libre arbitre existe-t-il chez les bêtes ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

On dit que nous sommes doués de libre arbitre, en ce sens que nos actes sont volontaires. Or les enfants comme les bêtes ont en commun le volontaire, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique. Le libre arbitre existe donc chez les bêtes.

 

Selon le Philosophe au huitième livre de la Physique, en tout ce qui se meut soi-même, il y a le pouvoir de se mouvoir et de s’immobiliser. Or les bêtes se meuvent d’elles-mêmes ; elles peuvent donc se mouvoir et s’immobiliser. Or on dit que nous sommes doués de libre arbitre, en ce sens qu’il est en notre pouvoir de faire quelque chose, comme on le voit clairement chez saint Grégoire de Nysse et saint Jean Damascène. Le libre arbitre existe donc chez les bêtes.

 

Le libre arbitre implique deux choses : le jugement et la liberté, et les deux peuvent se trouver chez les bêtes. En effet, elles ont un jugement sur les choses à faire, ce qui ressort de ce qu’elles poursuivent une chose et en évitent une autre ; elles ont aussi la liberté, puisqu’elles peuvent se mouvoir et s’immobiliser. Le libre arbitre existe donc en elles.

 

Dès que la cause est posée, l’effet est posé. Or saint Jean Damascène a posé ceci comme cause de la liberté de l’arbitre, que notre âme commence par une mutation, car elle vient du néant, et c’est pourquoi elle est changeante et en puissance à de nombreuses choses. Or l’âme de la bête commence par une mutation. Le libre arbitre existe donc en elle.

 

On appelle « libre » ce qui n’est pas lié à quelque chose. Or l’âme de la bête n’est pas liée à l’un des opposés, car sa puissance n’est pas déterminée à une seule chose comme la puissance des réalités naturelles, qui font toujours la même chose. L’âme de la bête a donc le libre arbitre.

 

La peine n’est due qu’à celui qui a le libre arbitre. Or on trouve fréquemment dans l’ancienne loi une peine infligée aux bêtes, comme cela est clair en Ex. 19 pour la bête qui touche la montagne, et au chap. 21 pour le bœuf qui frappe de la corne, et en Lév. 20 pour la bête avec laquelle une femme s’est corrompue. Les bêtes semblent donc être douées de libre arbitre.

 

Le signe que l’homme est doué de libre arbitre, comme disent les saints, est qu’il est poussé au bien et retiré du mal par des préceptes. Or nous constatons que les bêtes sont attirées par des bienfaits et mues par des préceptes, ou effrayées par des menaces, afin qu’elles fassent une chose ou en quittent une autre. Les bêtes sont donc douées de libre arbitre.

 

Le précepte divin n’est donné qu’à celui qui a le libre arbitre. Or un précepte divin est donné à une bête : ainsi en Jon. 4, 7, d’après une autre version, il est dit que « le Seigneur commanda au vers, et il piqua le lierre ». Les bêtes ont donc le libre arbitre.

 

 

En sens contraire :

 

Si l’homme est à l’image de Dieu, il semble que ce soit parce qu’il est doué de libre arbitre, comme dit saint Jean Damascène et aussi saint Bernard. Or les bêtes ne sont pas à l’image de Dieu. Elles ne sont donc pas douées de libre arbitre.

 

Tout ce qui est doué de libre arbitre, agit, et n’est pas seulement agi. Or les bêtes n’agissent pas, mais sont agies, comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre. Les bêtes ne sont donc pas douées de libre arbitre.

 

 

Réponse :

 

Les bêtes ne sont aucunement douées de libre arbitre. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, puisque trois choses concourent à notre opération, à savoir la connaissance, l’appétit et l’opération elle-même, toute la notion de liberté dépend du mode de connaissance. En effet, l’appétit suit la connaissance, puisque l’appétit ne porte que sur le bien que la puissance cognitive lui propose. Et si parfois l’appétit semble ne pas suivre la connaissance, c’est parce que le jugement de l’appétit et celui de la connaissance ne portent pas sur le même objet : en effet, l’appétit porte sur la chose particulière à faire, tandis que le jugement de la raison porte parfois sur quelque universel, qui est parfois contraire à l’appétit. Mais le jugement sur cette chose particulière à faire à un moment donné ne peut jamais être contraire à l’appétit. Car celui qui veut forniquer, bien qu’il sache universellement que la fornication est un mal, juge cependant que l’acte de fornication est pour lui un bien à un moment donné, et il l’élit sous l’apparence du bien. En effet, personne n’agit en ayant l’intention du mal, comme dit Denys. Or, s’il n’y a pas d’empêchement, le mouvement ou l’opération suit l’appétit. Voilà pourquoi, si le jugement de la cognitive n’est pas au pouvoir de quelqu’un mais reçoit d’ailleurs sa détermination, l’appétit non plus ne sera pas en son pouvoir, et par conséquent le mouvement ou l’opération ne le sera pas non plus dans l’absolu.

 

Or le jugement est au pouvoir de celui qui juge, dans la mesure où il peut juger sur son jugement : en effet, sur ce qui est en notre pouvoir, nous pouvons juger. Or juger de son jugement n’appartient qu’à la raison, qui fait retour sur son acte, et connaît les relations des réalités dont elle juge, et par lesquelles elle juge ; c’est pourquoi toute la racine de la liberté est établie dans la raison. Donc, dans la mesure où une chose se rapporte à la raison, elle se rapporte aussi au libre arbitre. Or la raison ne se trouve pleinement et parfaitement qu’en l’homme ; c’est donc seulement en lui que le libre arbitre se trouve en plénitude.

 

Mais les bêtes ont quelque ressemblance de raison, en tant qu’elles ont part à une certaine prudence naturelle, étant donné que la nature inférieure atteint en quelque façon ce qui appartient à la nature supérieure. Et cette ressemblance consiste en ce qu’elles ont un jugement ordonné sur des objets. Mais ce jugement leur vient d’une estimation naturelle, non d’une confrontation, puisqu’elles ignorent la raison de leur jugement ; c’est pourquoi un jugement de ce genre ne s’étend pas à toutes choses, comme le jugement de la raison, mais à certaines choses déterminées. Et de même, il y a en elles une certaine ressemblance du libre arbitre, en tant qu’elles peuvent faire ou ne pas faire une seule et même chose, suivant leur jugement, de sorte qu’il y a en elles comme une certaine liberté conditionnée : en effet, elles peuvent agir, si elles jugent qu’il faut agir, ou ne pas agir, si elles ne jugent pas ainsi. Mais parce que leur jugement est déterminé à une seule chose, et l’appétit et l’action sont par conséquent déterminés à une seule chose ; c’est pourquoi, suivant saint Augustin au neuvième livre sur la Genèse au sens littéral, « elles sont mues par des représentations visuelles » ; et suivant saint Jean Damascène, elles sont agies par les passions : en effet, elles jugent naturellement de telle façon sur telle représentation visuelle et sur telle passion ; aussi telle vision d’une chose ou telle passion qui s’élève en eux les met-elle dans la nécessité de se mouvoir pour éviter ou poursuivre, comme le mouton est dans la nécessité de craindre et de fuir à la vue du loup, tandis que le chien, si la passion de colère s’élève en lui, est dans la nécessité d’aboyer et de poursuivre pour nuire.

 

Mais l’homme n’est pas nécessairement mû par les choses qui se présentent à lui, ou par les passions qui s’élèvent en lui, parce qu’il peut les recevoir ou les repousser ; voilà pourquoi l’homme est doué de libre arbitre, mais non la bête.

 

 

Réponse aux objections :

 

Le volontaire est posé par le Philosophe chez les bêtes non pas en tant qu’il s’accorde à la volonté, mais en tant qu’il s’oppose au violent ; ainsi, il est dit que le volontaire est chez les bêtes et les enfants, non qu’ils aient l’usage d’une libre élection, mais parce qu’ils font quelque chose de leur propre mouvement.

 

La puissance motrice des bêtes, considérée en elle-même, n’est pas inclinée vers l’un des opposés plus que vers l’autre ; ainsi est-il dit qu’ils peuvent se mouvoir et s’immobiliser. Mais le jugement par lequel la puissance motrice est appliquée à l’un des opposés, est déterminé ; et par conséquent, elles ne sont pas douées de libre arbitre.

 

Bien qu’il y ait chez les bêtes une certaine indifférence des actions, cependant l’on ne peut pas dire au sens propre qu’il y ait en eux une liberté des actions, c’est-à-dire d’agir ou de ne pas agir : d’une part, parce que les actions, étant exercées par le corps, peuvent être contraintes ou empêchées non seulement dans le cas des bêtes, mais aussi dans le cas des hommes, et c’est pourquoi on ne dit pas même de l’homme qu’il est libre de son action ; d’autre part aussi parce que, bien qu’il y ait chez la bête, si l’on considère l’action elle-même en soi, une indifférence quant à l’agir et le non-agir, cependant, si l’on considère la relation de l’action au jugement, d’où vient sa détermination à une seule chose, alors une certaine obligation s’étend aussi aux actions elles-mêmes, de sorte que la notion de liberté ne peut être trouvée en elles de façon absolue. Mais supposé qu’il y ait chez les bêtes quelque liberté et quelque jugement, il ne s’ensuivrait cependant pas qu’il y ait chez elles la liberté du jugement, puisque leur jugement est naturellement déterminé à une seule chose.

 

Commencer par une mutation, ou venir du néant, n’est pas assigné par saint Jean Damascène comme la cause du libre arbitre, mais comme la cause de la flexibilité du libre arbitre vers le mal ; et ce qui est donné comme la cause du libre arbitre tant par saint Jean Damascène que par saint Grégoire et aussi saint Augustin, c’est la raison.

 

Bien que la puissance motrice chez les bêtes ne soit pas déterminée à une seule chose, cependant leur jugement sur les choses à faire est déterminé à une seule chose, comme on l’a dit.

 

Puisque les bêtes ont été faites pour le service de l’homme, on dispose des bêtes comme il convient aux hommes, à cause desquels elles ont été faites. Les bêtes sont donc punies par la loi divine, non qu’elles pèchent, mais parce que leur peine punit les hommes dans leur possession, ou les effraie en raison de la dureté même de la peine, ou encore les instruit en leur signifiant un mystère.

 

Tant les hommes que les bêtes sont conduits par des bienfaits et détournés par des châtiments, ou par des préceptes et des défenses ; mais de façon différente, car si les mêmes choses sont représentées à l’homme de la même façon, que ce soient des préceptes et des défenses, ou des bienfaits et des châtiments, il est en son pouvoir de les élire ou de les éviter par le jugement de la raison ; mais chez les bêtes, il y a un jugement naturel déterminé à ce que la chose qui se présente ou survient d’une certaine façon, soit reçue ou évitée de la même façon. Mais il arrive que, au souvenir des bienfaits ou des châtiments passés, les bêtes appréhendent quelque chose comme ami, et à poursuivre ou à espérer ; et autre chose comme ennemi, et à éviter ou à craindre ; voilà pourquoi, après des châtiments, la passion de crainte qui s’élève en eux les induit à obéir au geste de l’instructeur. Et ce genre de chose se passe chez les bêtes non pas nécessairement à cause de la liberté de l’arbitre, mais à cause de l’indifférence des actions.

 

Selon saint Augustin au neuvième livre sur la Genèse au sens littéral, au sujet de la façon dont le précepte divin fut donné aux bêtes, « il ne faut pas croire qu’une voix venue de la nuée ait donné un ordre à l’aide de ces paroles que les êtres raisonnables qui les entendent ont l’habitude de comprendre et d’exécuter. Les bêtes et les oiseaux, en effet, n’ont pas reçu ce pouvoir ; à leur manière cependant ils obéissent à Dieu, non par le libre arbitre d’une volonté rationnelle, mais, de même que Dieu, sans être lui-même mû dans le temps, meut toutes choses en temps opportun […], ainsi sont-ils mus dans le temps pour exécuter ses ordres. »

Article 3 : Le libre arbitre existe-t-il en Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le libre arbitre est une faculté de la volonté et de la raison. Or la raison ne convient pas à Dieu, puisqu’elle désigne une connaissance discursive, tandis que Dieu connaît tout d’un simple regard. Le libre arbitre ne convient donc pas à Dieu.

 

Le libre arbitre est la faculté par laquelle on élit le bien et le mal, comme le montre clairement saint Augustin. Or la faculté d’élire le mal n’existe pas en Dieu. Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.

 

Le libre arbitre est une puissance qui a des actes opposés. Or Dieu n’a pas des actes opposés, puisqu’il est immuable, et qu’il ne peut être infléchi vers le mal. Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.

 

Élire est l’acte du libre arbitre, comme il ressort de la définition susdite. Or l’élection ne convient pas à Dieu, puisqu’elle suit le conseil, qui est propre à celui qui doute et qui enquête. Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Anselme dit : « Si le pouvoir de pécher entrait dans la définition du libre arbitre, alors ni Dieu ni les anges n’auraient de libre arbitre ; ce qui est absurde. » Il est donc aberrant de dire que Dieu n’a pas de libre arbitre.

 

1 Cor. 12, 11 : « C’est un seul et même Esprit qui produit tous ces dons, les distribuant à chacun en particulier, comme il lui plaît » ; la Glose : « d’après le libre arbitre de sa volonté ». Le Saint-Esprit a donc un libre arbitre et, pour la même raison, le Père et le Fils aussi.

 

Réponse :

 

On peut trouver le libre arbitre en Dieu ; mais de façon différente en lui, dans les anges, et dans les hommes.

 

En effet, que le libre arbitre existe en Dieu, apparaît par le fait qu’il possède lui-même la fin de sa volonté, fin qu’il veut naturellement et qui est sa bonté, tandis qu’il veut toutes les autres choses comme ordonnées à cette fin ; mais, à proprement parler, il ne les veut pas nécessairement, comme on l’a montré dans la question précédente, étant donné que sa bonté n’a pas besoin des choses qui lui sont ordonnées, si ce n’est pour sa manifestation, qui peut se faire convenablement de plusieurs façons ; il lui reste ainsi un libre jugement pour vouloir ceci ou cela, comme c’est le cas pour nous. Et c’est pourquoi il est nécessaire de dire que le libre arbitre se trouve en Dieu, et semblablement dans les anges ; en effet, ceux-ci ne veulent pas par nécessité tout ce qu’ils veulent ; mais ce qu’ils veulent, ils le veulent par un libre jugement, tout comme nous.

 

Cependant, le libre arbitre se trouve différemment en nous, dans les anges, et en Dieu. En effet, si ce qui est premier varie, il est nécessaire que ce qui suit varie. Or la faculté du libre arbitre présuppose deux choses : la nature, et la puissance cognitive.

 

La nature est d’un autre mode en Dieu que dans les hommes et que dans les anges. Car la nature divine est incréée, et elle est son être et sa bonté ; aussi ne peut-il y avoir de défaut en lui ni quant à l’être ni quant à la bonté. Mais la nature humaine et la nature angélique sont créées, ayant pour principe le néant ; par conséquent, autant qu’il est en elles, elles ont la possibilité de faillir. Et c’est pourquoi le libre arbitre de Dieu ne peut nullement être infléchi vers le mal, tandis que le libre arbitre de l’homme et de l’ange, considéré dans ses principes naturels, peut être infléchi vers le mal.

 

La connaissance aussi se trouve avec un mode différent en l’homme, en Dieu, et dans les anges. En effet, l’homme a une connaissance voilée, et prend connaissance de la vérité par un processus discursif ; c’est pourquoi le doute et la difficulté lui surviennent lorsqu’il distingue et juge, car « les pensées des hommes sont timides, et nos prévoyances sont incertaines » comme il est dit en Sag. 9, 14. Mais en Dieu, et dans les anges à leur façon, il y a une connaissance simple de la vérité, sans processus discursif ni enquête ; aussi la difficulté ou le doute n’ont-ils pas de place en eux lorsqu’ils distinguent ou jugent. Voilà pourquoi Dieu et l’ange ont en leur libre arbitre une prompte élection, tandis que l’homme est sujet à la difficulté lorsqu’il élit, à cause de l’incertitude et du doute.

 

Et ainsi, l’on voit clairement que le libre arbitre de l’ange occupe une place médiane entre le libre arbitre de Dieu et celui de l’homme, ayant part en quelque façon aux deux extrêmes.

 

 

Réponse aux objections :

 

Le mot « raison » est parfois pris largement dans le sens de toute connaissance immatérielle ; et en ce sens, la raison se trouve en Dieu ; c’est pourquoi Denys met la raison au nombre des noms divins, au septième chapitre des Noms divins. D’une autre façon, ce mot est pris proprement pour désigner la puissance cognitive avec processus discursif ; et en ce sens, la raison ne se trouve ni en Dieu ni dans les anges, mais seulement dans les hommes. L’on peut donc dire que la raison, dans la définition du libre arbitre, est posée avec la première acception. Mais si on la prend dans la seconde acception, alors le libre arbitre est défini avec le mode qu’il a dans les hommes.

 

Le pouvoir d’élire le mal n’entre pas dans la notion de libre arbitre, mais c’est une conséquence du libre arbitre, lorsqu’il existe dans une nature créée ayant la possibilité de faillir.

 

La volonté divine a des actes opposés : non qu’elle veuille une chose et ensuite ne la veuille pas, ce qui s’opposerait à son immuabilité ; ni qu’elle puisse vouloir le bien et le mal, car cela poserait une faillibilité en Dieu ; mais parce qu’elle peut vouloir ceci et ne pas le vouloir.

 

Que l’élection suive le conseil, qui s’effectue avec enquête, s’ajoute à l’élection telle qu’elle se trouve dans la nature raisonnable, qui prend connaissance de la vérité par un processus discursif de la raison ; mais dans la nature intellectuelle, qui a une réception simple de la vérité, l’élection se trouve sans enquête précédente. Et c’est ainsi que l’élection existe en Dieu.

Article 4 : Le libre arbitre est-il ou non une puissance ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le libre arbitre, suivant saint Augustin, est une faculté de la volonté et de la raison. Or le mot « faculté » évoque un pouvoir facile. Puis donc que la facilité de la puissance vient de l’habitus — car, selon saint Augustin, l’habitus est ce qui permet d’agir facilement —, il semble que le libre arbitre soit un habitus.

 

Parmi les opérations, certaines sont morales, d’autres naturelles. Or la faculté qui sert aux opérations morales, est un habitus, non une puissance, comme cela est clair dans le cas des vertus morales. Le libre arbitre, qui implique une facilité pour les opérations naturelles, est donc lui aussi un habitus, non une puissance.

 

Selon le Philosophe au deuxième livre de la Physique, si la nature faisait un navire, elle le ferait comme l’art. La facilité naturelle est donc de même nature que la facilité qui advient par l’art. Or la facilité qui advient par l’art est un certain habitus acquis par des œuvres, comme on le voit clairement avec les vertus morales, si nous disons advenir par l’art tout ce qui est fait selon la raison. La faculté ou facilité naturelle qu’est le libre arbitre sera donc un certain habitus.

 

Selon le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, les habitus nous font agir de telle ou telle façon, et les puissances nous font simplement agir. Or l’expression de libre arbitre désigne non seulement ce par quoi nous agissons, mais ce par quoi nous agissons de telle façon, c’est-à-dire librement. L’expression de libre arbitre désigne donc un habitus.

 

[Le répondant] disait que lorsque l’on dit : « l’habitus nous fait agir de telle ou telle façon », il faut comprendre : « bien ou mal ». En sens contraire : ce qui entre dans la notion d’habitus est commun à tout habitus. Or bien ou mal agir n’est pas commun à tout habitus, car les habitus spéculatifs ne se rapportent pas au bien ou au mal, semble-t-il. Bien ou mal agir n’entre donc pas dans la notion d’habitus.

 

Ce qui est ôté par le péché ne peut être une puissance, mais un habitus. Or le libre arbitre est ôté par le péché car, comme dit saint Augustin, « en usant mal de son libre arbitre, l’homme se perdit et le perdit ». Le libre arbitre est donc un habitus et non une puissance.

 

[Le répondant] disait que la parole de saint Augustin s’entend de la liberté de la grâce, qui existe par un habitus. En sens contraire : selon saint Augustin, personne ne mésuse de l’habitus de la grâce. Le libre arbitre, dont on mésuse, ne peut donc être compris comme la liberté de la grâce.

 

Saint Bernard dit que le libre arbitre est « un habitus de l’esprit qui est libre de soi-même » ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Il est plus facile de passer à l’acte de la connaissance qu’à l’acte de l’opération. Or il a été donné à la puissance cognitive un habitus naturel, l’intelligence des principes, qui est au sommet de la connaissance. À la puissance opérative ou motrice a donc aussi été donné quelque habitus naturel. Puis donc que le libre arbitre semble tenir le plus haut rang parmi les moteurs, il semble qu’il soit un habitus, ou une puissance perfectionnée par un habitus.

 

10° Une puissance n’est restreinte que par un habitus. Or la volonté et la raison sont restreintes dans le libre arbitre : en effet, la volonté porte sur les choses possibles et les impossibles, tandis que le libre arbitre ne porte pas sur les impossibles ; semblablement, la raison porte sur les choses qui sont en nous et sur celles qui ne sont pas en nous, tandis que le libre arbitre porte seulement sur celles qui sont en nous. L’expression de libre arbitre désigne donc un habitus.

 

11° De même que le nom de puissance désigne une chose qui s’ajoute à l’essence, de même le nom de faculté désigne une chose qui s’ajoute à la puissance. Or ce qui s’ajoute à la puissance, c’est l’habitus. Puis donc que le libre arbitre est une faculté, il semble qu’il soit un habitus.

 

12° Saint Augustin dit que le libre arbitre est « un mouvement vital et rationnel de l’âme ». Or le nom de mouvement désigne un acte. Le libre arbitre est donc un acte et non une puissance.

 

13° Le jugement, selon Boèce, est l’acte de celui qui juge. Or l’arbitre est la même chose que le jugement. L’arbitre est donc lui aussi un acte. Or ajouter « libre » ne le fait pas sortir du genre de l’acte, car on appelle libres les actes qui sont au pouvoir de l’agent. Le libre arbitre est donc un acte et non une puissance.

 

14° Selon saint Augustin au livre sur la Trinité, ce qui dépasse son sujet est en lui essentiellement, non accidentellement : par là, il prouve que l’amour et la connaissance sont dans l’esprit essentiellement, car l’esprit aime et connaît non seulement soi-même, mais aussi d’autres choses. Or le libre arbitre s’étend au-delà du sujet, car l’âme agit librement sur les choses qui sont au-dehors d’elle. Le libre arbitre est donc dans l’âme essentiellement ; et ainsi, il n’est pas une puissance, puisque la puissance s’ajoute à l’essence.

 

15° Aucune puissance ne se met elle-même en acte. Or le libre arbitre se met en acte quand il veut. Le libre arbitre n’est donc pas une puissance.

 

En sens contraire :

 

Selon le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, chap. 5, trois choses sont dans l’âme : la puissance, l’habitus et la passion. Or le libre arbitre n’est pas une passion, puisqu’il est dans la partie supérieure de l’âme, tandis que la passion et la qualité passible sont seulement relatives à la partie sensitive ; semblablement, il n’est pas un habitus, puisqu’il est le sujet de la grâce — en effet, il se rapporte à la grâce, suivant saint Augustin, comme le cheval au cavalier — alors qu’un habitus ne peut être le sujet d’un autre habitus. Il reste donc que le libre arbitre est une puissance.

 

Il semble y avoir cette différence entre la puissance et l’habitus, que la puissance qui a des objets opposés est déterminée à un seul objet par l’habitus. Or l’expression de libre arbitre désigne une chose ayant des objets opposés et nullement déterminée à un seul objet. Le libre arbitre est donc une puissance et non un habitus.

 

Saint Bernard dit : « Ôte le libre arbitre, il n’y a plus rien à sauver. » Or ce qui est sauvé est l’âme, ou une puissance de l’âme. Puis donc que le libre arbitre n’est pas l’âme, car il relève seulement de la partie supérieure, il reste qu’il est une puissance.

 

Le Maître dit au deuxième livre des Sentences, dist. 24 : « Cette puissance de l’âme raisonnable, par laquelle elle peut vouloir le bien ou le mal en distinguant l’un de l’autre, est appelée libre arbitre. » Et ainsi, le libre arbitre est une puissance.

 

Anselme dit que le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volonté pour elle-même ». Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Réponse :

 

L’expression de libre arbitre, si l’on envisage son sens, désigne un acte ; mais le langage usuel l’a amenée à signifier ce qui est le principe de l’acte. En effet, lorsque nous disons que l’homme jouit du libre arbitre, non ne voulons pas dire qu’il juge librement en acte, mais qu’il a en lui-même de quoi pouvoir juger librement.

 

Si donc cet acte de juger librement a en soi quelque chose qui excède la force de la puissance, alors l’expression de libre arbitre désignera un habitus, ou une puissance perfectionnée par un habitus ; ainsi, se mettre en colère avec mesure implique une chose qui dépasse la force de l’irascible, car l’irascible ne peut par lui-même réfréner la passion de colère, à moins d’être perfectionné par un habitus, grâce auquel la mesure de la raison est imprimée en lui. Mais si juger librement n’implique pas en soi une chose qui dépasse la force de la puissance, l’expression de libre arbitre désignera simplement la puissance ; ainsi, se mettre en colère ne dépasse pas la force de la puissance irascible, donc son principe propre est la puissance, et non un habitus.

 

Or il est avéré que l’acte de juger, si l’on n’y ajoute rien, ne passe pas la force de la puissance, étant donné que c’est l’acte d’une puissance — la raison — par sa nature propre, sans qu’un habitus surajouté soit requis. Et de même, ajouter « librement » ne dépasse pas non plus la force de la puissance. Car on dit qu’une chose se fait librement lorsqu’elle est au pouvoir de celui qui agit. Or, qu’une chose soit en notre pouvoir, cela est en nous par une puissance — la volonté — et non par un habitus. Voilà pourquoi l’expression de libre arbitre ne désigne pas un habitus, mais la puissance de volonté ou de raison, l’une en relation à l’autre. En effet, l’acte d’élection est produit ainsi, c’est-à-dire de l’une d’elles en relation à l’autre, suivant la parole du Philosophe au sixième livre de l’Éthique, disant que l’élection est l’appétit de l’intellectif, ou l’intelligence de l’appétitif.

 

De ce qui précède ressort aussi le motif pour lequel certains ont prétendu que le libre arbitre était un habitus. En effet, certains ont affirmé cela à cause de ce qui est ajouté par le libre arbitre à la volonté et à la raison, c’est-à-dire la relation de l’une à l’autre. Mais cela ne peut inclure la notion d’habitus, si l’on prend le nom d’habitus au sens propre : car l’habitus est une certaine qualité, par laquelle la puissance est inclinée à l’acte. D’autres ont prétendu que le libre arbitre était une puissance habituelle, au vu de la facilité qui nous fait juger librement. Mais cela, comme on l’a déjà dit, n’excède pas la notion de puissance.

 

 

Réponse aux objections :

 

On dit qu’une chose est facile de deux façons : d’abord à cause de l’éloignement d’un empêchement ; ensuite à cause de l’adjonction d’une aide. Ainsi, la facilité qui accompagne l’habitus résulte de l’adjonction d’une aide, car l’habitus incline la puissance à l’acte. Or l’expression de libre arbitre ne désigne pas cette facilité, étant donné que, autant qu’il est en lui, le libre arbitre n’est pas incliné vers un objet plutôt que vers l’autre ; mais elle désigne la facilité qui résulte de l’éloignement d’un empêchement, parce que le libre arbitre n’est empêché dans son opération propre par aucune contrainte. Voilà pourquoi saint Augustin a proprement désigné le libre arbitre comme une faculté, non comme une facilité : car la faculté semble impliquer qu’une chose est au pouvoir de celui qui a la faculté.

 

& Et il faut répondre de même aux deuxième et troisième arguments, qui portent sur la facilité de l’habitus.

 

Dans l’acte, on peut considérer deux mouvements : l’un qui relève de la notion d’habitus, comme quand on fait bien ou mal quelque chose ; l’autre qui relève de la notion de puissance, comme connaître immatériellement convient à l’intelligence par la nature même de cette puissance. Ainsi, le mode impliqué dans ce que j’appelle « juger librement », ne relève pas d’un habitus ajouté mais de la puissance même de la raison, comme on l’a dit.

 

[La solution au cinquième argument fait défaut.]

 

L’homme, en usant mal du libre arbitre, ne l’a pas perdu totalement, mais à un certain point de vue : car après le péché il ne peut pas être sans péché, comme il pouvait l’être avant le péché.

 

Bien que nul ne puisse mésuser de la grâce, on peut cependant mésuser d’un libre arbitre ayant la liberté de la grâce, au sens où nous mésusons de ce qui est le principe du mauvais usage, tel l’habitus ou la puissance. Mais au sens où nous mésusons d’une chose comme de l’objet de l’usage, il arrive que l’on mésuse des vertus et de la grâce, comme cela est clair pour le cas de ceux qui s’enorgueillissent des vertus.

 

Saint Bernard prend l’habitus improprement, dans le sens d’une quelconque facilité.

 

Une puissance peut avoir besoin d’un habitus pour deux raisons. D’abord, parce que l’opération qui doit être effectuée par la puissance excède la force de la puissance, bien qu’elle n’excède pas la force de toute la nature humaine. Ensuite, parce qu’elle excède la force de toute la nature humaine. Et de cette seconde façon, toutes les puissances de l’âme par lesquelles des actes méritoires sont élicités ont besoin d’habitus, qu’elles soient affectives ou intellectives ; car elles n’ont de pouvoir sur ce genre d’actes que si des habitus de grâce leur sont ajoutés.

 

Mais de la première façon, l’intelligence a besoin d’un habitus, étant donné qu’elle ne peut penser une chose sans lui être assimilée par une espèce intelligible. Il est donc nécessaire que soient ajoutées des espèces par lesquelles l’intelligence passe à l’acte ; or une quelconque ordination des espèces fait un habitus.

 

Et pour la même raison, les puissances appétitives inférieures, c’est-à-dire l’irascible et le concupiscible, ont besoin d’habitus pour être perfectionnées par les vertus morales. En effet, que leurs actes soient réfrénés, cela ne dépasse pas la nature humaine, mais cela dépasse la force des puissances susdites. Il est donc nécessaire que ce qui appartient à la puissance supérieure, c’est-à-dire à la raison, soit imprimé en elles ; et cette empreinte même de la raison dans les puissances inférieures accomplit formellement les vertus morales.

 

Mais la puissance affective supérieure n’a pas ainsi besoin d’un habitus, car elle tend naturellement vers le bien qui lui est connaturel, comme vers son objet propre. Aussi est-il seulement requis, pour qu’elle veuille le bien, que celui-ci lui soit montré par la puissance cognitive. Voilà pourquoi les philosophes n’ont pas posé d’habitus dans la volonté, ni naturel ni acquis ; mais pour diriger dans le domaine opératif, ils ont posé la prudence dans la raison, et la tempérance, la force et les autres vertus morales dans l’irascible et le concupiscible. Selon les théologiens, en revanche, on pose dans la volonté l’habitus de charité pour les actes méritoires.

 

10° Cette restriction de la raison et de la volonté ne se fait pas par un habitus ajouté, mais par la relation d’une puissance à l’autre.

 

11° La faculté qui opère par l’inclination d’un habitus, ajoute à la puissance une chose qui est d’une autre nature, c’est-à-dire l’habitus ; mais la faculté qui opère par éloignement de la contrainte, ajoute à la puissance une raison déterminée, appartenant cependant à la nature même de la puissance ; comme la différence, qui est ajoutée au genre, appartient à la nature de l’espèce.

 

12° Saint Augustin définit le libre arbitre par son acte propre, étant donné que les puissances sont connues par leurs actes ; cette prédication n’est donc pas essentielle mais causale.

 

13° Bien qu’en propriété de termes l’expression de libre arbitre désigne un acte, cependant le langage usuel l’a transférée à signifier le principe de l’acte.

 

14° La connaissance et l’amour peuvent se rapporter à l’esprit de deux façons. D’abord comme à l’aimant et au connaissant ; et dans ce cas, ils ne dépassent pas l’esprit, et ne s’écartent pas de la ressemblance des autres accidents. Ensuite, ils peuvent se rapporter à l’esprit comme à l’aimé et au connu ; et dans ce cas, ils dépassent l’esprit, car l’esprit aime et connaît non seulement soi-même, mais aussi les autres choses ; et ainsi, ils s’écartent de la ressemblance des autres accidents. Car les autres accidents, dans le rapport qu’ils ont au sujet, ne se rapportent pas à quelque chose d’extérieur ; mais c’est en agissant qu’ils se rapportent à l’extérieur, et en inhérant qu’ils se rapportent au sujet. Mais l’amour et la connaissance se rapportent de quelque unique façon au sujet et aux choses extérieures ; quoiqu’il y ait un mode par lequel ils se rapportent seulement au sujet. Ainsi donc, il n’est pas nécessaire que l’amour et la connaissance soient essentiels à l’esprit, sauf lorsque l’esprit est connu et aimé dans son essence.

 

15° [Dans certaines éditions seulement.] Cet argument vaut pour la puissance passive d’exister — telle la matière prime —, qui ne se met pas elle-même en acte ; mais il ne vaut pas pour la puissance opérative — tel le libre arbitre —, qui est amenée à l’acte par l’objet.

Article 5 : Le libre arbitre est-il une puissance unique ou plusieurs puissances ?

 

Objections :

 

Il semble qu’il soit plusieurs puissances.

 

Comme dit saint Augustin, le libre arbitre est une faculté de la volonté et de la raison. Or la raison et la volonté sont des puissances différentes. Le libre arbitre se rattache donc à différentes puissances.

 

Les puissances sont connues par les actes. Or les actes de diverses puissances sont attribués au libre arbitre ; en effet, comme dit saint Jean Damascène au deuxième livre, à propos du libre arbitre, « les deux solutions dépendent de nous : s’ébranler ou non, se remuer ou non, désirer ou non, etc. », toutes choses dont il est certain qu’elles relèvent de plusieurs puissances. Le libre arbitre est donc plusieurs puissances.

 

Boèce dit au livre sur la Consolation : « Le libre arbitre est dans les substances divines » — c’est-à-dire dans les anges — « par ceci qu’il y a en eux un jugement pénétrant et une volonté intègre. » Or la pénétration du jugement relève de la raison. Le libre arbitre inclut donc en soi la volonté et la raison ; et ainsi, le libre arbitre est plusieurs puissances.

 

[Le répondant] disait que c’est une puissance unique ayant la vertu de deux. En sens contraire : de même que l’on trouve dans la partie supérieure de l’âme une puissance cognitive et une puissance affective, de même aussi dans la partie inférieure. Or dans la partie inférieure, il n’y a pas de puissance qui ait en soi la vertu de la cognitive et de l’affective. Donc dans la partie supérieure non plus.

 

Boèce dit au livre sur la Consolation de la philosophie que « la suprême servitude, c’est quand les esprits humains livrés aux vices sont bientôt obscurcis dans le nuage de la science et troublés par des affections dangereuses ». Or la servitude dont il est parlé ici, est contraire au libre arbitre. Le libre arbitre inclut donc en soi la raison et la volonté ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

L’homme est appelé un microcosme, en tant que la ressemblance du macrocosme se trouve en lui. Or, dans le macrocosme, on ne trouve pas deux natures extrêmes sans une intermédiaire. Donc, dans l’homme non plus, on ne trouve pas deux puissances extrêmes sans une intermédiaire. Or il se rencontre en l’homme une puissance qui tend toujours vers le bien : la syndérèse ; et une autre quasiment opposée à celle-ci, et qui incline toujours vers le mal : la sensualité. Il se rencontre donc une puissance qui se rapporte au bien et au mal, et c’est le libre arbitre. Et ainsi, il semble que le libre arbitre soit une puissance unique.

 

 

Réponse :

 

Deux considérations ont poussé certains à poser que le libre arbitre était plusieurs puissances. À l’origine de la première, il y avait le constat que, par le libre arbitre, nous avons un pouvoir sur les actes de toutes les puissances ; c’est pourquoi ils posaient que le libre arbitre était comme un tout universel pour toutes les puissances. Mais cela n’est pas possible, car alors il s’ensuivrait qu’il y a en nous de nombreux libres arbitres, à cause de la multitude des puissances ; en effet, plusieurs hommes sont plusieurs êtres vivants. Et la raison susdite ne nous contraint pas à poser cela ; car tous les actes des diverses puissances ne se rapportent au libre arbitre que moyennant un acte unique, celui d’élire : en effet, nous nous mouvons par le libre arbitre dans la mesure où, par le libre arbitre, nous élisons de nous mouvoir, et de même pour les autres actes. Cela ne montre donc pas que le libre arbitre est plusieurs puissances, mais qu’il est une puissance unique mouvant par sa vertu diverses puissances.

 

Mais une autre considération poussait certains autres à poser la pluralité des puissances dans le libre arbitre. Ils partaient du constat que des choses relevant de diverses puissances se rencontraient dans l’acte du libre arbitre : le jugement, qui appartient à la raison, et l’appétit, qui appartient à la volonté. De là, il prétendirent que le libre arbitre rassemblait en lui-même plusieurs puissances à la façon dont le tout intégral contient ses parties. Mais cela est impossible. En effet, puisque l’acte qui est attribué au libre arbitre est un acte spécial unique, celui d’élire, il ne peut émaner immédiatement de deux puissances ; mais il émane de l’une immédiatement, et de l’autre médiatement, c’est-à-dire en tant que ce qui appartient à la première puissance est laissé dans la seconde. Il reste donc que le libre arbitre est une puissance unique.

 

 

Réponse aux objections :

 

Saint Augustin dit que le libre arbitre est une faculté de la volonté et de la raison, parce l’homme est ordonné à l’acte du libre arbitre par l’une et l’autre puissance, quoique non immédiatement.

 

Le libre arbitre n’est ordonné aux actes des diverses puissances que moyennant son unique acte propre, comme on l’a dit.

 

Boèce attribue au libre arbitre ce qui appartient à diverses puissances, en tant que l’homme est ordonné à l’acte du libre arbitre à travers différentes puissances, comme on l’a dit.

 

Dans la partie irrationnelle et inférieure de l’âme, il y a seulement une simple appréhension par la partie cognitive, et non une autre confrontation ou ordination, comme c’est déjà le cas dans la partie appréhensive rationnelle. Voilà pourquoi, dans la partie sensitive, l’appétit se porte simplement vers l’objet, sans qu’aucun ordre soit laissé par l’appréhensive dans l’appétitive. Aussi n’y a-t-il dans la partie sensitive aucune puissance qui comprenne en soi en quelque façon l’appréhensive et l’appétitive, comme c’est le cas dans la partie rationnelle.

 

Il faut répondre comme au quatrième argument.

Article 6 : Le libre arbitre est-il la volonté, ou une puissance autre que la volonté ?

 

Objections :

 

Il semble qu’il soit une autre puissance.

 

Ce qui est prédiqué d’une chose essentiellement, ne doit pas être posé obliquement dans sa définition, comme « animal » ne doit pas être posé obliquement dans la définition de l’homme. Or la raison et la volonté sont posés obliquement dans la définition du libre arbitre ; en effet, elle est appelée « faculté de la volonté et de la raison ». Le libre arbitre n’est donc pas la raison ou la volonté, mais une puissance autre que ces deux.

 

Les différences des puissances sont connues par les différences des actes. Or élire, qui est l’acte du libre arbitre, diffère de vouloir, qui est l’acte de la volonté, comme le montre clairement le Philosophe au troisième livre de l’Éthique. Le libre arbitre est donc une puissance autre que la volonté.

 

Dans l’expression de libre arbitre, l’arbitre est posé dans l’abstrait, mais la liberté dans le concret. Or l’arbitre appartient à la raison, la liberté à la volonté. Ce qui appartient à la raison convient donc essentiellement au libre arbitre, tandis que ce qui appartient à la volonté lui convient pour ainsi dire dénominativement et actuellement ; et ainsi, le libre arbitre semble être la raison plutôt que la volonté.

 

Selon saint Jean Damascène et saint Grégoire de Nysse, nous sommes doués de libre arbitre dans la mesure où nous sommes raisonnables. Or nous sommes raisonnables dans la mesure où nous avons la raison. Nous sommes donc doués de libre arbitre dans la mesure où nous avons la raison ; et de la sorte, il semble que le libre arbitre soit la raison.

 

L’ordre des puissances dépend de l’ordre des habitus. Or l’acte de la foi, qui est un habitus de la raison, est formé par la charité, qui est un habitus de la volonté. Un acte de la raison est donc formé par la volonté, et non l’inverse. Et de la sorte, si l’acte du libre arbitre appartient aux deux puissances que sont la volonté et la raison, à l’une comme à celle qui élicite, et à l’autre comme celle qui forme, il semble qu’il appartienne à la raison comme à celle qui élicite ; et ainsi, le libre arbitre est essentiellement la raison, et par conséquent il est une autre puissance que la volonté.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascène dit au troisième livre, chap. 14 : « Le libre arbitre n’est rien d’autre que la volonté. »

 

Le Philosophe dit au troisième livre de l’Éthique que l’élection est le désir de ce qui a déjà été délibéré. Or l’élection est l’acte du libre arbitre. Le libre arbitre est donc la puissance appétitive. Or elle n’est pas l’appétit inférieur, qui se divise en irascible et concupiscible, car dans ce cas les bêtes auraient le libre arbitre. Elle est donc l’appétit supérieur ; et celui-ci est la volonté, suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Le libre arbitre est donc la volonté.

 

 

Réponse :

 

Certains prétendent que le libre arbitre est une troisième puissance, autre que la volonté et que la raison, parce qu’il voient que l’acte du libre arbitre — élire — est différent à la fois de l’acte de la simple volonté et de l’acte de la raison. Car l’acte de la raison consiste dans la seule connaissance, la volonté a son acte relativement au bien qui est fin, et le libre arbitre relativement au bien qui est moyen. Donc, de même que le bien qui est moyen résulte de la notion de fin, et que l’appétit du bien résulte de la connaissance, de même ils disent que, d’une certaine façon, par un ordre naturel, la volonté procède de la raison, et que de ces deux procède une troisième puissance qui est le libre arbitre. Mais cela ne peut pas se soutenir convenablement. En effet, l’objet et ce qui est la raison de l’objet relèvent de la même puissance, comme la couleur et la lumière relèvent de la vue. Or toute la raison de l’appétibilité du moyen, en tant que tel, est la fin. Il est donc impossible que rechercher la fin relève d’une autre puissance que rechercher le moyen. Et cette différence entre la fin, qui est recherchée dans l’absolu, et le moyen, qui est recherché en relation à autre chose, ne peut induire une distinction des puissances appétitives. Car l’ordination de l’un à l’autre n’est pas par soi dans l’appétit, mais par autre chose, c’est-à-dire par la raison, à laquelle il appartient d’ordonner et de confronter ; elle ne peut donc être une différence spécifique constituant une espèce de l’appétit.

 

Quant à savoir si élire est un acte de la raison ou de la volonté, le Philosophe semble laisser cela dans le doute au sixième livre de l’Éthique ; supposant toutefois que c’est en quelque façon une vertu des deux, il dit que l’élection est soit l’intelligence de l’appétitif, soit l’appétit de l’intellectif. En revanche, il dit au troisième livre de l’Éthique que c’est un appétit, définissant l’élection comme le désir de ce qui a déjà été délibéré. Or, que cela soit vrai, et l’objet lui-même en fournit la preuve — car de même que le délectable et l’honnête, qui incluent la notion de fin, sont objets de la puissance appétitive, de même aussi le bien utile, qui est proprement élu —, et le nom le fait voir clairement : car le libre arbitre, comme on l’a dit, est la puissance par laquelle l’homme peut juger librement. Or, si une chose est appelée principe de ce qu’un acte est fait d’une certaine façon, il n’est pas nécessaire qu’elle soit purement et simplement le principe de cet acte, mais l’on signifie qu’elle en est le principe d’une certaine façon ; de même, en disant que la grammaire est la science du parler correct, on ne dit pas qu’elle est purement et simplement le principe de la parole, car l’homme peut parler sans la grammaire, mais qu’elle est le principe de la correction dans la parole. Ainsi également, « la puissance qui nous fait juger librement » ne s’entend pas de celle qui nous fait purement et simplement juger, ce qui appartient à la raison, mais de celle qui donne la liberté lorsqu’on juge, ce qui appartient à la volonté. C’est pourquoi le libre arbitre est la volonté elle-même ; et il ne renvoie pas à celle-ci dans l’absolu, mais relativement à un acte d’elle, celui d’élire.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’expression de libre arbitre ne désigne pas la volonté dans l’absolu mais en relation à la raison ; c’est pourquoi, pour signifier cela, la volonté et la raison sont posés obliquement dans la définition du libre arbitre.

 

Bien qu’élire soit un autre acte que vouloir, cependant cette différence ne peut induire une distinction des puissances.

 

Bien que le jugement appartienne à la raison, cependant la liberté dans le jugement appartient immédiatement à la volonté.

 

Nous sommes appelés raisonnables non seulement d’après la puissance de la raison, mais aussi d’après l’âme raisonnable, dont la volonté est une puissance ; et c’est dans la mesure où nous sommes ainsi raisonnables que nous sommes dits doués de libre arbitre. Cependant, si le terme « raisonnables » était pris de la puissance de la raison, la citation en question signifierait que la raison est l’origine première du libre arbitre, mais non le principe immédiat de l’élection.

 

La volonté meut d’une certaine façon la raison en commandant son acte, et la raison meut la volonté en lui proposant son objet, qui est la fin, et de là vient que l’une et l’autre des deux puissances peut en quelque façon être formée par l’autre.

Article 7 : Peut-il exister une créature qui ait un libre arbitre naturellement confirmé dans le bien ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La nature spirituelle est plus noble que la corporelle. Or il convient à quelque nature corporelle, telle la nature de corps céleste, qu’aucun désordre ne puisse exister dans son mouvement. Donc à bien plus forte raison peut-il exister une nature créée spirituelle, capable de libre arbitre, dans les mouvements de laquelle aucun désordre ne puisse exister naturellement ; et cela, c’est être impeccable, ou être confirmé dans le bien.

 

[Le répondant] disait qu’il appartient à la noblesse de la créature spirituelle de pouvoir mériter ; ce qui serait impossible, si elle ne pouvait pas pécher et ne pas pécher. En sens contraire : pouvoir mériter convient à une créature spirituelle en ceci qu’elle a la maîtrise de son acte. Or, si elle ne pouvait faire que de bons actes, la maîtrise de son acte lui demeurerait néanmoins : en effet, elle pourrait faire ou ne pas faire quelque bien sans tomber dans le mal, ou du moins choisir entre le bien et le meilleur. Il n’est donc pas requis, pour mériter, que l’on puisse pécher.

 

Le libre arbitre, par lequel nous méritons avec le secours de la grâce, est une puissance active. Or faillir n’entre pas dans la notion de puissance active. La créature spirituelle peut donc avoir une puissance pour mériter, si elle est naturellement impeccable.

 

Anselme dit que le pouvoir de pécher n’est ni la liberté, ni une partie de la liberté. Or la liberté est la raison pour laquelle l’homme est capable de mérite. Si donc l’on ôte la puissance de pécher, il restera encore à l’homme la puissance de mériter.

 

Selon saint Grégoire de Nysse et saint Jean Damascène, la raison pour laquelle la créature est variable quant au libre arbitre est qu’elle vient du néant. Or, pour la créature, pouvoir tomber dans le néant s’ensuit plus immédiatement de ce qu’elle vient du néant que pouvoir faire le mal. Or on trouve une créature qui est naturellement incorruptible, comme l’âme et les corps célestes. On peut donc à bien plus forte raison trouver une créature spirituelle qui soit naturellement impeccable.

 

Ce que Dieu fait en l’un, il peut le faire en d’autres. Or Dieu donne à la créature spirituelle de tendre si immuablement par sa nature vers quelque bien, à savoir la félicité, qu’elle ne peut nullement tendre vers le contraire. Donc, pour la même raison, il pourrait conférer à une créature le privilège de rechercher naturellement tout bien de telle façon qu’elle ne puisse aucunement être inclinée au mal.

 

Dieu étant le souverain bien, il se communique souverainement ; tout ce dont la créature est capable est donc communiqué à la créature. Or la créature est capable de cette perfection qu’est la confirmation dans le bien, ou l’impeccabilité ; et on le voit clairement, car cela est concédé par grâce à quelques créatures. Quelque créature est donc naturellement impeccable, ou confirmée dans le bien.

 

La substance est le principe de la vertu, et la vertu est le principe de l’opération. Or quelque créature est naturellement immuable quant à la substance. Il peut donc exister quelque créature naturellement immuable quant à l’opération, en sorte qu’elle soit naturellement impeccable.

 

Ce qui convient à la créature en raison du principe par lequel elle existe, lui convient plus essentiellement que ce qui lui convient en raison du principe dont elle provient ; car l’effet reçoit la ressemblance de la cause par laquelle il est, mais il a une opposition à ce dont il provient : les opposés proviennent des opposés, comme le blanc du noir. Or la confirmation dans le bien convient à quelque créature par Dieu, par lequel elle existe. On doit donc dire que la confirmation dans le bien lui est bien plus naturelle que le pouvoir de pécher, qui lui convient en tant qu’elle provient du néant.

 

10° La félicité civile a une immuabilité. Or l’homme peut par ses principes naturels parvenir à la félicité civile. Il peut donc avoir naturellement l’immuabilité dans le bien.

 

11° Ce que l’on a par nature, est immuable. Or l’homme recherche le bien naturellement. Et donc immuablement.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascène dit que si la créature raisonnable peut être infléchie vers le mal dans son élection, c’est parce qu’elle vient du néant. Or il ne peut exister de créature qui ne vienne du néant. Il ne peut donc exister de créature dont le libre arbitre soit naturellement confirmé dans le bien.

 

Une propriété de la nature supérieure ne peut convenir naturellement à la nature inférieure, que si celle-ci se convertit en la nature supérieure ; par exemple, il ne peut se faire que l’eau soit naturellement chaude, que si elle se convertit en la nature du feu ou de l’air. Or, avoir une bonté indéfectible est une propriété de la nature divine. Il est donc impossible que cela convienne naturellement à une autre nature, à moins que celle-ci ne se convertisse en la nature divine, ce qui est impossible.

 

Le libre arbitre ne se trouve en aucune créature autre que l’ange et l’homme. Or tant l’ange que l’homme a péché. Aucune créature n’a donc son libre arbitre naturellement confirmé dans le bien.

 

Aucune créature raisonnable n’est empêchée d’obtenir la béatitude, si ce n’est en raison du péché. Si donc une créature raisonnable était naturellement impeccable, elle pourrait parvenir à la béatitude sans la grâce par ses simples principes naturels ; ce qui ressemble fort à l’hérésie pélagienne.

 

 

Réponse :

 

Il n’existe ni ne peut exister aucune créature dont le libre arbitre soit naturellement confirmé dans le bien en sorte qu’il lui convienne par ses seuls principes naturels de ne pouvoir pécher. Et en voici la raison.

 

Le défaut de l’action est causé par un défaut des principes d’action ; par conséquent, s’il existe un être en lequel les principes d’action ne peuvent ni faillir en eux-mêmes, ni être empêchés par quelque chose d’extérieur, alors il est impossible que l’action de cet être défaille, comme cela est clair pour les mouvements des corps célestes. Mais la défaillance dans les actions est possible pour les êtres en lesquels les principes de l’agir peuvent faillir ou être empêchés, comme on le voit dans le cas des êtres sujets à la génération et à la corruption, qui, en raison de leur transmutabilité, ont un défaut dans leurs principes actifs, et de là proviennent leurs actions déficientes ; et c’est pourquoi le péché se produit fréquemment dans les opérations de la nature, les enfantements monstrueux en sont la preuve. Car le péché n’est rien d’autre — que ce terme soit employé pour les réalités naturelles, artificielles ou volontaires — que le défaut ou le désordre de l’action propre, lorsqu’une chose est faite non comme elle doit l’être, ainsi qu’on le voit clairement au deuxième livre de la Physique.

 

Or, dans l’agir, la nature raisonnable douée de libre arbitre est différente de toute autre nature. En effet, une autre nature est ordonnée à quelque bien particulier, et ses actions sont déterminées relativement à ce bien ; tandis que la nature raisonnable est simplement ordonnée au bien. Car de même que le vrai dans l’absolu est l’objet de l’intelligence, de même aussi le bien dans l’absolu est l’objet de la volonté ; et de là vient que la volonté s’étend au principe universel des biens, auquel nul autre appétit ne peut parvenir. Et c’est pourquoi la créature raisonnable n’a pas des actions déterminées, mais se comporte avec une certaine indifférence envers les actions matérielles.

 

Or, toute action vient de l’agent sous l’aspect d’une certaine ressemblance : ainsi le chaud chauffe-t-il ; si donc il y a un agent qui est ordonné dans son action à quelque bien particulier, il est nécessaire, pour que son action soit naturellement indéfectible, que la notion de ce bien soit en lui naturellement et immuablement ; par exemple, si une chaleur immuable est naturellement dans un corps, il chauffe immuablement. Et c’est pourquoi la nature raisonnable, qui est ordonnée au bien dans l’absolu par des actions variées, ne peut avoir naturellement des actions qui ne s’écartent pas du bien, que si la notion de bien universel et parfait est en elle naturellement et immuablement ; ce qui, assurément, ne peut exister que par la nature divine. Car Dieu seul est l’acte pur ne recevant le mélange d’aucune puissance, et par suite, il est la bonté pure et absolue. Mais une créature quelconque, puisqu’elle a dans sa nature un mélange de puissance, est un bien particulier ; et ce mélange de puissance lui advient parce qu’elle est tirée du néant. D’où il suit que, parmi les natures raisonnables, seul Dieu a un libre arbitre naturellement impeccable et confirmé dans le bien, tandis que cela ne peut exister dans la créature, parce qu’elle vient du néant, comme disent saint Jean Damascène et saint Grégoire de Nysse ; et tel est le bien particulier en lequel se fonde la notion de mal, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins.

 

 

Réponse aux objections :

 

Les créatures corporelles, comme on l’a dit, sont ordonnées à quelque bien particulier par des actions déterminées. Voilà pourquoi, pour que l’erreur et le péché soient naturellement absents de leurs actions, il suffit qu’elles soient par leur nature affermies dans quelque bien particulier ; ce qui ne suffit pas pour des natures spirituelles ordonnées au bien dans l’absolu, comme on l’a dit.

 

Être naturellement impeccable et avoir la maîtrise de son acte ne sont pas opposés, puisque les deux conviennent à Dieu ; mais le premier s’oppose au second dans une nature créée, qui est un bien particulier : en effet, aucune créature ayant des actions déterminées ordonnées à un bien particulier ne peut avoir la maîtrise de son acte.

 

Bien que faillir n’entre pas dans la notion de puissance active, cependant être faillible entre dans la notion de la puissance active qui n’a pas en elle-même pour son action des principes suffisants et immuables.

 

Bien que pouvoir pécher ne soit pas une partie de la liberté de l’arbitre, cependant cela accompagne la liberté dans la nature créée.

 

C’est par autre chose que la créature obtient un être déterminé et particulier. Par conséquent, la créature peut avoir un être stable et immuable, bien que la notion de bien absolu et parfait ne se trouve pas en elle naturellement. En revanche, c’est par ses actions qu’elle est ordonnable au bien dans l’absolu ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

Tout esprit raisonnable recherche naturellement la félicité de façon indéterminée et en général, et à cet égard il ne peut faillir ; mais de façon particulière, il n’y a pas de mouvement déterminé de la volonté de la créature pour chercher la félicité en ceci ou cela. Et ainsi, quelqu’un peut pécher en recherchant la félicité, s’il la cherche là où il ne doit pas la chercher, comme celui qui cherche la félicité dans les plaisirs ; et il en est ainsi à l’égard de tous les biens : car rien n’est recherché que sous l’aspect du bien, comme dit Denys. Et la raison en est, qu’il y a naturellement dans l’esprit l’appétit du bien, mais non de tel ou tel bien ; c’est pourquoi en cela, le péché peut survenir.

 

La créature est capable d’impeccabilité, mais non en sorte qu’elle l’ait naturellement ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

L’opération droite procédant du libre arbitre n’a pas pour principe la seule substance, ni la vertu ou la puissance ; mais elle requiert une application convenable de la volonté à des choses qui sont au-dehors, comme la fin et d’autres choses de ce genre. Voilà pourquoi, alors qu’il n’existe aucun défaut dans la substance de l’âme ou dans la nature du libre arbitre, il peut s’ensuivre un défaut dans son action. L’impeccabilité naturelle ne peut donc pas se déduire de l’immuabilité naturelle de la substance.

 

Dieu est la cause de la créature non seulement quant à ses principes naturels, mais aussi quant à ses perfections ajoutées. Il n’est donc pas nécessaire que tout ce que la créature tient de Dieu lui soit naturel, mais seulement ce que Dieu lui a donné en instituant sa nature ; et la confirmation dans le bien n’est pas de ce genre.

 

10° Puisque la félicité civile n’est pas la félicité au plein sens du terme, elle n’a pas l’immuabilité au plein sens du terme ; mais elle est appelée immuable, parce qu’elle n’est pas facilement renversée. Cependant, si la félicité civile était immuable au plein sens du terme, il ne s’ensuivrait pas que le libre arbitre soit naturellement confirmé dans le bien. Car nous n’appelons pas naturel ce qui peut être acquis par les principes naturels — de cette façon, les vertus politiques peuvent être appelées naturelles — mais ce qui résulte d’une nécessité des principes de la nature.

 

11° Bien que l’homme recherche naturellement le bien en général, cependant il ne le recherche pas naturellement de manière spéciale, comme on l’a dit ; et c’est de ce côté que survient le péché et le défaut.

Article 8 : Le libre arbitre de la créature peut-il être confirmé dans le bien par quelque don de la grâce ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La grâce, en advenant à la nature, ne la détruit pas. Puis donc que le pouvoir d’être infléchi vers le mal se trouve naturellement dans le libre arbitre de la créature, il semble que cela ne puisse pas lui être ôté par la grâce.

 

Il est au pouvoir du libre arbitre d’user ou non de la grâce, car le libre arbitre ne peut pas être contraint par la grâce. Or, si le libre arbitre n’use pas de la grâce versée en lui, il tombe dans le mal. Aucune grâce ne peut donc, en advenant, confirmer le libre arbitre dans le bien.

 

Le libre arbitre a la maîtrise de son acte. Or, user de la grâce est un certain acte du libre arbitre. User ou ne pas user est donc au pouvoir du libre arbitre ; et ainsi, il ne peut pas être confirmé par la grâce.

 

La flexibilité vers le mal est dans le libre arbitre de la créature parce qu’elle vient du néant, comme dit saint Jean Damascène. Or aucune grâce ne peut ôter à la créature le fait de venir du néant. Aucune grâce ne pourra donc confirmer le libre arbitre dans le bien.

 

Saint Bernard dit que le libre arbitre est le plus puissant après Dieu, et qu’il ne reçoit accroissement ni de la justice ni de la grâce, ni, de la faute, amoindrissement. Or la confirmation dans le bien, en advenant au libre arbitre, augmente celui-ci : car, suivant saint Augustin, « dans les grandeurs non matérielles, c’est une même chose d’être plus grand et d’être meilleur ». Le libre arbitre ne peut donc pas être confirmé dans le bien par la grâce.

 

Comme il est dit au livre des Causes, « ce qui est en quelque chose, y existe avec le mode de ce en quoi il est ». Or le libre arbitre, par sa nature, peut se mouvoir vers le bien et le mal. La grâce qui lui advient est donc reçue en lui de telle façon qu’il puisse se mouvoir vers le bien et le mal. Et ainsi, il semble qu’elle ne puisse pas le confirmer dans le bien.

 

Tout ce que Dieu ajoute à la créature, il pourrait, semble-t-il, le lui conférer au premier temps de sa création. Si donc le libre arbitre peut être confirmé par une grâce surajoutée, il pourrait être confirmé par quelque don fait à la créature spirituelle elle-même au moment de la création de sa nature ; et ainsi, elle serait naturellement confirmée dans le bien ; ce qui est impossible, comme on l’a dit. Elle ne peut donc pas être confirmée par grâce.

 

 

En sens contraire :

 

Les saints qui sont dans la patrie sont confirmés dans le bien, en sorte que désormais ils ne peuvent plus pécher ; sinon ils ne seraient pas sûrs de leur béatitude, ni par conséquent bienheureux. Or cette confirmation n’est pas en eux par nature, comme on l’a dit. Elle est donc par grâce. Et ainsi, le libre arbitre peut être confirmé par un don de la grâce.

 

De même que le libre arbitre de l’homme doit à sa nature de pouvoir être infléchi vers le mal, de même le corps humain doit à sa nature d’être corruptible. Or le corps humain, par le don de la grâce, est rendu incorruptible ; 1 Cor. 15, 53 : « Il faut que ce corps corruptible revête l’incorruptibilité. » Le libre arbitre peut donc être confirmé dans le bien par la grâce.

 

 

Réponse :

 

Sur cette question, Origène s’est trompé : il voulait en effet que le libre arbitre de la créature ne fût en aucune manière confirmé dans le bien, pas même chez les bienheureux, sauf dans le Christ, à cause de son union au Verbe. Et cette erreur le contraignait à poser que la béatitude des saints et des anges n’était pas perpétuelle, mais devait finir un jour ; or il s’ensuit qu’elle n’est pas véritable, puisque l’immuabilité et la sécurité entrent dans la notion de la béatitude. Voilà pourquoi, à cause de cet inconvénient qui en résulte, sa position doit être entièrement réprouvée.

 

Il faut donc affirmer sans réserve que le libre arbitre peut être confirmé dans le bien par la grâce. Et cela ressort de la considération suivante. Si le libre arbitre de la créature ne peut pas être naturellement confirmé dans le bien, c’est parce qu’il n’a pas dans sa nature la notion du bien parfait et absolu, mais d’un certain bien particulier ; or, à ce bien parfait et absolu, qui est Dieu, le libre arbitre est uni par la grâce. Par conséquent, si l’union devient parfaite, en sorte que Dieu soit lui-même pour le libre arbitre toute la cause de l’agir, il ne pourra pas être infléchi vers le mal. Et cela se produit assurément en quelques-uns, principalement chez les bienheureux ; et en voici la preuve.

 

La volonté tend naturellement vers le bien comme vers son objet ; et si elle tend parfois vers le mal, cela n’a lieu que parce que le mal lui est présenté sous l’aspect du bien. En effet, le mal est involontaire, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Le péché, c’est-à-dire rechercher le mal, ne peut donc exister dans le mouvement de la volonté que si dans la puissance appréhensive préexiste un défaut à cause duquel le mal lui est proposé comme un bien. Or ce défaut dans la raison peut survenir de deux façons.

 

D’abord par la raison elle-même : en effet, il y a en elle naturellement et immuablement, sans erreur, la connaissance du bien en général — tant du bien qui est fin que du bien qui est moyen — mais non en particulier, et sur ce point elle peut se tromper, en estimant comme une fin ce qui n’en est pas une, ou comme utile pour la fin ce qui n’est pas utile. Et c’est pourquoi la volonté recherche naturellement le bien qui est fin, c’est-à-dire la félicité en général, et semblablement le bien qui est moyen, car chacun recherche naturellement son utilité ; mais c’est en recherchant telle ou telle fin, ou en élisant telle ou telle chose utile, que survient un péché de la volonté.

 

Ensuite, la raison défaille par quelque chose d’extérieur, lorsque, à cause des puissances inférieures qui sont mues intensément vers quelque chose, l’acte de la raison est interrompu, de sorte qu’elle ne propose pas clairement ni fermement à la volonté son jugement sur le bien ; comme lorsque quelqu’un a une estimation droite de la chasteté à garder, mais, par convoitise de ce qui peut délecter, recherche le contraire de la chasteté, à cause de ce que le jugement de la raison est en quelque sorte lié par la convoitise, comme dit le Philosophe au septième livre de l’Éthique.

 

Or, ces défauts seront l’un et l’autre totalement ôtés aux bienheureux par leur union à Dieu. Car, voyant l’essence divine, ils connaîtront que Dieu même est la fin qui doit être souverainement aimée ; ils sauront aussi de façon particulière tout ce qui unit à lui et tout ce qui sépare de lui, connaissant Dieu non seulement en soi, mais aussi en tant qu’il est la raison des autres choses ; et l’esprit sera tellement fortifié par cette clarté de la connaissance, qu’aucun mouvement ne pourra s’élever dans les puissances inférieures sans suivre la règle de la raison. Par conséquent, de même que nous recherchons maintenant de façon immuable le bien en général, de même les esprits des bienheureux recherchent immuablement de façon particulière le bien convenable ; et il y aura en eux, au-dessus de l’inclination naturelle de la volonté, une charité parfaite les attachant totalement à Dieu. En aucune façon le péché ne pourra donc survenir en eux, et ainsi, ils seront confirmés par la grâce.

 

 

Réponse aux objections :

 

C’est à cause de l’imperfection de la nature créée que celle-ci peut être infléchie vers le mal ; et la grâce qui confirme dans le bien ôte cette imperfection en perfectionnant la nature, comme la lumière qui advient à l’air ôte son obscurité, qu’il a naturellement sans la lumière.

 

Il est au pouvoir du libre arbitre de ne pas user d’un habitus ; cependant, ne pas user d’un habitus, cela même peut lui être proposé sous l’aspect du bien ; ce qui, entendu de la grâce, ne peut avoir lieu chez les bienheureux, comme on l’a dit.

 

On voit dès lors clairement la solution au troisième argument.

 

Parce que le libre arbitre vient du néant, il lui convient de n’être pas naturellement confirmé dans le bien ; et il ne peut pas lui être accordé par grâce d’être naturellement confirmé dans le bien par la grâce. Mais il ne convient pas au libre arbitre, en tant qu’il vient du néant, de ne pouvoir aucunement être confirmé dans le bien ; de même qu’il y a dans l’air, par sa nature, non pas de ne pouvoir aucunement être illuminé, mais de ne pas être naturellement lumineux en acte.

 

Saint Bernard parle du libre arbitre quant à la liberté de toute contrainte, qui ne reçoit pas le plus ou le moins en intensité.

 

Ce qui est reçu en quelque chose, on peut en considérer et l’être et la nature. Quant à son être, il existe en ce en quoi il est reçu avec le mode de ce qui le reçoit, mais il attire cependant vers sa nature cela même qui le reçoit ; par exemple, la chaleur reçue dans l’eau a l’existence dans l’eau avec le mode de l’eau, c’est-à-dire en tant qu’elle est dans l’eau comme un accident dans un sujet ; cependant, elle tire l’eau hors de sa disposition naturelle pour qu’elle devienne chaude et fasse acte de chaleur ; et semblablement pour la lumière et l’air, quoique cela ne se fasse pas contre la nature de l’air. De même aussi, la grâce, quant à son être, est dans le libre arbitre avec le mode de celui-ci, comme un accident dans un sujet ; mais cependant, elle attire le libre arbitre vers la nature de son immuabilité, en l’unissant à Dieu.

 

Le bien parfait, qui est Dieu, peut être uni à l’esprit humain par la grâce, mais non par la nature ; voilà pourquoi le libre arbitre peut être confirmé dans le bien par la grâce mais non par la nature.

Article 9 : Le libre arbitre de l’homme dans l’état de voie peut-il être confirmé dans le bien ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le principe, dans le domaine de l’appétit, est la fin, comme dit le Philosophe au septième livre de l’Éthique, de même que, dans le domaine spéculatif, ce sont les axiomes. Or, dans le domaine spéculatif, l’intelligence n’est confirmée dans la vérité, en recevant la certitude de la science, qu’après avoir fait une analyse par les axiomes premiers. Donc le libre arbitre aussi ne peut être confirmé dans le bien qu’après être parvenu à la fin ultime. Or cela n’a pas lieu dans l’état de voie. Le libre arbitre en l’état de voie ne peut donc pas être confirmé dans le bien.

 

La nature humaine n’est pas supérieure à la nature angélique. Or la confirmation du libre arbitre n’a pas été conférée aux anges avant l’état de gloire. Elle ne doit donc pas non plus être conférée aux hommes.

 

Le mouvement ne se repose que dans la fin. Or le libre arbitre ne parvient pas à sa fin, tant qu’il est dans l’état de voie. Sa mobilité n’est donc pas non plus apaisée au point de ne pouvoir se porter vers le bien et le mal.

 

Tant qu’une chose est imparfaite, elle peut faillir. Or l’imperfection n’est point ôtée aux hommes tant qu’ils sont dans l’état de voie : « Nous voyons maintenant comme par un miroir, en énigme », comme il est dit en 1 Cor. 13, 12. Donc, tant que l’homme est dans l’état de voie, il peut faillir par le péché.

 

Tant que quelqu’un est en état de mériter, ce qui augmente le mérite ne doit pas lui être retiré. Or, pouvoir pécher contribue au mérite ; c’est pourquoi il est dit à la louange de l’homme juste en Eccli. 31, 10 : « Il a pu violer la loi et ne l’a point violée ; faire le mal, et il ne l’a pas fait. » Donc, tant que l’homme est dans l’état de voie, où il peut mériter, son libre arbitre ne doit pas être confirmé dans le bien.

 

De même que le défaut du libre arbitre est le péché, de même le défaut du corps est la corruption. Or le corps de l’homme ne devient pas incorruptible dans l’état de voie. Le libre arbitre de l’homme ne peut donc pas non plus, en l’état de voie, être confirmé dans le bien.

 

 

En sens contraire :

 

La bienheureuse Vierge, dans l’état de voie, fut confirmée dans le bien ; car, comme dit saint Augustin, lorsque l’on parle de péchés, il ne doit pas être fait mention d’elle.

 

Les apôtres furent confirmés dans le bien par la venue du Saint-Esprit, comme on le voit dans ce passage du Ps. 74, 4 : « c’est moi qui ai affermi ses colonnes », que la Glose expose en le comprenant des apôtres.

 

 

Réponse :

 

L’on peut être confirmé dans le bien de deux façons. D’abord au plein sens du terme, c’est-à-dire en sorte que l’on ait en soi un principe de fermeté suffisant pour que l’on ne puisse absolument pas pécher. Et les bienheureux sont ainsi confirmés dans le bien, pour la raison déjà exposée. Ensuite, quelques-uns sont dits confirmés dans le bien parce qu’il leur est donné un don de grâce par lequel il sont inclinés vers le bien de telle façon qu’ils ne peuvent pas facilement s’écarter du bien ; par là, cependant, ils ne sont pas retirés du mal au point de ne pas pouvoir du tout pécher, à moins que la divine providence ne les protège. Ainsi est-il dit de l’immortalité d’Adam : on le donne pour immortel, non qu’il ait pu, par quelque principe intérieur, être entièrement protégé de toute atteinte mortelle extérieure, par exemple de la blessure du glaive et autres choses de ce genre ; mais il était gardé de ces atteintes par la divine providence. Et de cette façon, quelques-uns peuvent être confirmés dans le bien en l’état de voie, mais non de la première façon ; et en voici la preuve.

 

L’on ne peut être rendu entièrement impeccable, que si toute origine du péché est ôtée. Or l’origine du péché est soit dans l’erreur de la raison, qui se trompe de façon particulière à propos de la fin du bien et à propos des biens utiles, qu’il recherche naturellement en général ; soit en ce que le jugement de la raison est interrompu à cause d’une passion des puissances inférieures. Or, bien qu’il puisse être accordé à un homme en l’état de voie que la raison ne se trompe aucunement à propos de la fin du bien et à l’égard des biens utiles de façon particulière, grâce aux dons de sagesse et de conseil, cependant, que le jugement de la raison ne puisse être interrompu, cela excède l’état de voie, pour deux raisons. D’abord et principalement parce que, pour la raison, être toujours en acte de droite contemplation dans l’état de voie, en sorte que la raison de toutes les œuvres soit Dieu, est impossible. Ensuite, parce qu’il ne se produit point, dans l’état de voie, que les puissances inférieures soient soumises à la raison au point que l’acte de la raison ne soit nullement empêché à cause d’elles, sauf dans le Seigneur Jésus-Christ, qui fut simultanément dans l’état de voie et dans l’état de saisie.

 

Mais cependant, par la grâce de la voie, l’homme peut être attaché au bien de telle façon qu’il ne puisse que très difficilement pécher : ainsi, en effet, les puissances inférieures sont réfrénées par les vertus infuses, la volonté est inclinée plus fortement vers Dieu, et la raison est rendue parfaite dans la contemplation de la vérité divine, dont la continuation provenant de la ferveur de l’amour retire l’homme du péché. Et tout ce qui manque pour la confirmation est complété par la garde de la divine providence, en ceux que l’on dit confirmés ; c’est-à-dire que chaque fois qu’il s’introduit une occasion de pécher, leur esprit est divinement stimulé pour résister.

 

 

Réponse aux objections :

 

La volonté parvient à la fin non seulement quand elle possède parfaitement la fin, mais aussi, d’une certaine façon, quand elle la désire intensément ; et l’on peut de cette façon être en quelque sorte confirmé dans le bien en l’état de voie.

 

Les dons de la grâce ne suivent pas nécessairement l’ordre de la nature ; voilà pourquoi, bien que la nature humaine ne soit pas plus digne que la nature angélique, cependant une plus grande grâce à été conférée à un homme qu’à un ange, comme par exemple à la bienheureuse Vierge, et au Christ-homme. La confirmation dans le bien convenait à la bienheureuse Vierge, parce qu’elle était la mère de la divine Sagesse, qui « ne peut être susceptible de la moindre impureté », comme il est dit en Sag. 7, 25. Semblablement, elle convenait aux apôtres, parce qu’ils étaient comme le fondement et la base de tout l’édifice ecclésiastique ; c’est pourquoi il fallait qu’ils fussent fermes.

 

Il faut répondre au troisième argument comme au premier.

 

On peut voir par cet argument que quelqu’un, dans l’état de voie, n’est pas complètement confirmé, comme il n’est pas non plus complètement parfait ; mais il peut en quelque façon être dit confirmé, comme il peut aussi être dit parfait.

 

Pouvoir pécher ne contribue pas au mérite, mais à la manifestation du mérite, en tant que cela montre que l’œuvre bonne est volontaire ; et si cela est posé parmi les louanges de l’homme juste, c’est parce que la louange est la manifestation de la vertu.

 

La corruption du corps contribue matériellement au mérite, lorsque quelqu’un en use avec patience ; voilà pourquoi la grâce ne l’ôte pas à l’homme qui est en état de mériter.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

& La solution des objections en sens contraire ressort de ce qu’on a dit.

Article 10 : Le libre arbitre d’une créature peut-il être obstiné dans le mal, ou [y être] immuablement affermi ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le péché, comme dit saint Augustin au onzième livre de la Cité de Dieu, est contre nature. Or rien de ce qui est contre nature n’est perpétuel, suivant le Philosophe au début du Ciel et le Monde. Le péché ne peut donc pas demeurer perpétuellement dans le libre arbitre.

 

La nature spirituelle est plus puissante que la nature corporelle. Or, si l’on fait venir sur la nature corporelle quelque accident préternaturel, elle revient à ce qui convient à sa nature, à moins que cet accident apporté ne soit conservé par une cause agissant continuellement ; par exemple, si de l’eau est chauffée, elle revient au froid naturel, à moins qu’il n’y ait une chose qui conserve perpétuellement la chaleur. Si donc il advient à la nature spirituelle du libre arbitre de tomber dans le péché, elle ne demeurera pas non plus soumise perpétuellement au péché, mais reviendra un jour à l’état de justice, à moins que l’on n’indique une cause qui conserve perpétuellement la méchanceté en lui ; mais on ne peut la déterminer, semble-t-il.

 

[Le répondant] disait qu’il y a une cause, tant intérieure qu’extérieure, qui induit le péché et le conserve : la cause intérieure est la volonté elle-même ; l’extérieure est l’objet même de la volonté, c’est-à-dire ce qui attire vers le péché. En sens contraire : la réalité qui est hors de l’âme est bonne. Or le bien ne peut être cause du mal que par accident. La réalité qui est hors de l’âme n’est donc cause du péché que par accident. Or toute cause par accident se ramène à une cause par soi ; et ainsi, il est nécessaire de poser une chose qui soit une cause par soi du péché ; ce qui ne peut être que la volonté. Or, quand la volonté est inclinée vers quelque chose, il lui reste la faculté de tendre encore vers l’opposé, puisque ce vers quoi elle est inclinée ne lui ôte pas sa nature, par laquelle elle a pouvoir sur les opposés. Ni la volonté ni rien d’autre ne peut donc être une cause faisant que le libre arbitre adhère au péché immuablement et comme nécessairement.

 

Selon le Philosophe au cinquième livre de la Métaphysique, il y a deux nécessaires : l’un ayant sa nécessité par soi, l’autre par autre chose. Or, que le péché soit dans le libre arbitre, ne peut être nécessaire comme ce qui a sa nécessité par soi, car cela est le propre de Dieu seul, comme dit Avicenne ; de même, ce n’est pas non plus nécessaire comme ce qui a sa nécessité par autre chose, car tout nécessaire de ce genre se ramène à ce qui est nécessaire par soi ; or Dieu ne peut être cause du péché. Il ne peut donc en aucune façon être nécessaire que le libre arbitre puisse demeurer dans le péché. Et ainsi, le libre arbitre d’aucune créature n’adhère immuablement au péché.

 

Saint Augustin, au cinquième livre de la Cité de Dieu, semble distinguer deux nécessités : l’une d’elles supprime la liberté, en faisant qu’une chose n’est pas en notre pouvoir, et on l’appelle nécessité de contrainte ; l’autre est celle qui ne supprime pas la liberté, et c’est la nécessité d’inclination naturelle. Or il n’est pas nécessaire que le péché soit dans le libre arbitre par cette dernière nécessité, puisque le péché n’est pas naturel mais plutôt contre nature ; ni de même par la première nécessité, car alors la liberté de l’arbitre serait ôtée. Il n’est donc nullement nécessaire ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Anselme dit que le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volonté pour elle-même ». Si donc il existait un libre arbitre qui ne puisse avoir la droiture de volonté, il perdrait la raison formelle de sa propre nature, ce qui est impossible.

 

 Le libre arbitre ne reçoit pas le plus et le moins. Or le libre arbitre qui n’a pas de pouvoir sur le bien est moindre que celui qui a ce pouvoir. Il n’existe donc pas de libre arbitre qui n’ait pouvoir sur le bien.

 

Le mouvement volontaire est au repos volontaire ce que le mouvement naturel est au repos naturel. Or, suivant le Philosophe, si le mouvement est naturel, le repos aussi est naturel ; et si le mouvement est volontaire, le repos aussi est volontaire. Or le mouvement par lequel le péché est commis, est volontaire. Le repos par lequel on persiste dans le péché commis est donc lui aussi volontaire, donc pas nécessaire.

 

 La volonté est au bien et au mal ce que l’intelligence est au vrai et au faux. Or l’intelligence n’adhère jamais au faux au point de ne pouvoir être ramenée à la connaissance du vrai. La volonté n’adhère donc jamais au mal au point de ne pouvoir être ramenée à l’amour du bien.

 

10° Selon Anselme au livre sur le Libre Arbitre, le pouvoir de pécher n’est ni la liberté, ni une partie de la liberté. L’acte essentiel de la liberté est donc d’avoir un pouvoir sur le bien. Si donc le libre arbitre d’une créature n’a pas de pouvoir sur le bien, il sera inutile, puisque chaque réalité est vaine si elle est privée de son acte propre, car chaque chose existe pour son opération, comme dit le Philosophe au deuxième livre sur le Ciel et le Monde.

 

11° Le libre arbitre n’a de pouvoir que sur le bien ou sur le mal. Si donc le pouvoir de pécher n’est ni la liberté, ni une partie de la liberté, il reste que toute la liberté est de pouvoir faire le bien, et ainsi, la créature qui ne pourra pas faire le bien n’aura rien de la liberté. Et ainsi, le libre arbitre ne peut pas être confirmé dans le mal au point de ne pouvoir aucunement faire le bien.

 

12° Selon Hugues de Saint-Victor, la mutation qui se fait par les principes accidentels ne change rien aux principes essentiels de la réalité. Or, pouvoir faire le bien est essentiel au libre arbitre, comme on l’a prouvé. Puis donc que le péché advient accidentellement au libre arbitre, celui-ci ne pourra pas être changé par le péché au point de perdre son pouvoir sur le bien.

 

13° Les facultés naturelles, comme on dit communément, sont blessées par le péché, mais ne sont pas totalement ôtées. Or, avoir un pouvoir sur le bien est naturel au libre arbitre. Le péché ne le rend donc jamais obstiné dans le mal au point qu’il n’ait pas de pouvoir sur le bien.

 

14° Si le péché cause dans le libre arbitre l’obstination dans le mal, il le fait ou bien en retirant quelque chose des facultés naturelles, ou bien en y ajoutant. Or ce n’est pas en retirant, car dans les démons les dons naturels demeurent intacts, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Ni, de même, en y ajoutant, car, ce qui est ajouté étant un accident, il est nécessaire qu’il soit dans le sujet avec le mode de ce qui le reçoit ; et ainsi, puisque le libre arbitre peut être infléchi vers l’un ou l’autre des opposés, cela ne le fera pas adhérer immuablement au mal. Le libre arbitre ne peut donc en aucune façon être totalement confirmé dans le mal.

 

15° Saint Bernard dit qu’il est impossible que la volonté ne s’obéisse pas à elle-même. Or le péché et l’acte bon sont commis en voulant. Il est donc impossible que le libre arbitre ne puisse pas vouloir le bien, s’il veut. Or, ce que quelqu’un peut s’il veut, ne lui est pas impossible. Faire le bien n’est donc pas impossible à quiconque possède le libre arbitre de sa volonté.

 

16° La charité est plus forte que la cupidité qui attire vers le péché : car la charité aime la loi de Dieu plus que la cupidité n’aime les monceaux d’or et d’argent, comme dit la Glose à propos du Ps. 118, 72 : « Mieux vaut pour moi la loi de ta bouche, etc. » Or les démons ou les hommes sont tombés de la charité dans le péché. À bien plus forte raison peuvent-ils donc revenir à la recherche du bien ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

17° La bonté et la rectitude de l’appétit sont opposés à son obstination. Or les démons et les damnés on un appétit bon et droit, car ils recherchent le bien et le meilleur, c’est-à-dire vivre et penser, comme dit Denys. Ils n’ont donc pas un libre arbitre obstiné dans le mal.

 

18° Anselme, au livre sur le Libre Arbitre, découvre la même notion de libre arbitre en Dieu, en l’ange et en l’homme. Or le libre arbitre de Dieu ne peut être obstiné dans le mal. Donc en l’ange et en l’homme non plus.

 

 

En sens contraire :

 

À la félicité des bienheureux s’oppose le malheur des damnés. Or il appartient à la félicité des bienheureux qu’ils aient un libre arbitre affermi dans le bien au point de ne pouvoir aucunement se détourner vers le mal. Il appartient donc aussi au malheur des damnés qu’ils soient confirmés dans le mal au point de n’avoir aucunement pouvoir sur le bien.

 

Saint Augustin dit expressément la même chose dans le Livre à Pierre sur la foi.

 

Le retour depuis le péché vers le bien n’est ouvert que par la pénitence. Or la pénitence n’a pas lieu pour le mauvais ange. Il est donc immuablement confirmé dans le mal. Preuve de la mineure : la pénitence ne semble pas avoir lieu pour celui qui pèche par méchanceté. Or l’ange a péché par méchanceté ; car, puisqu’il a une intelligence déiforme, lorsqu’il considère une chose, il voit en même temps tout ce qui appartient à cette chose, et ainsi, il ne peut pécher qu’avec une science certaine. La pénitence n’a donc pas lieu pour lui.

 

Selon saint Jean Damascène, « ce que la mort est pour les hommes, la chute l’est pour les anges ». Or les hommes, après la mort, ne sont pas capables de pénitence. Donc les anges non plus, après la chute. Preuve de la mineure : saint Augustin dit au vingt et unième livre de la Cité de Dieu : « parce qu’il n’y aura pas de lieu de conversion après cette vie pour ceux qui meurent sans la grâce, qu’aucune prière ne soit faite pour eux » ; et ainsi, il est clair qu’après la mort les hommes ne sont pas capables de pénitence.

 

 

Réponse :

 

Sur cette question, il se trouve qu’Origène s’est trompé : en effet, il a prétendu qu’après de longs espaces de temps, le retour à la justice serait ouvert tant aux démons qu’aux hommes ; et il était enclin à cette affirmation à cause de la liberté de l’arbitre. Mais cet avis déplut à tous les docteurs catholiques, comme dit saint Augustin au vingt et unième livre de la Cité de Dieu ; non qu’ils enviassent le salut aux démons et aux hommes damnés, mais parce qu’il faudrait dire, pour la même raison, que la justice et la gloire des anges et des hommes bienheureux devrait un jour se terminer — en effet, que la gloire des bons et le malheur des damnés seront perpétuels, cela est montré en même temps en Mt 25, 46, où il est dit : « Ceux-ci s’en iront à l’éternel supplice, et les justes à la vie éternelle. » — ce qu’Origène semblait aussi tenir pour vrai.

 

C’est pourquoi l’on doit accorder sans réserve que le libre arbitre des démons eux-mêmes est si obstiné dans le mal qu’ils ne peuvent revenir à bien vouloir. Et la raison doit en être prise nécessairement du côté où est causée la délivrance du péché, à laquelle concourent deux choses : la grâce divine opérant principalement, et la volonté humaine coopérant à la grâce ; car, suivant saint Augustin, « celui qui t’a créé sans toi, ne te justifiera pas sans toi ». La cause de la confirmation dans le mal doit donc se prendre en partie de Dieu, et en partie du libre arbitre. De Dieu, d’une part, non comme causant ou conservant la méchanceté, mais comme n’accordant pas la grâce ; et c’est même sa justice qui l’exige : en effet, il est juste que ceux qui n’ont pas voulu bien vouloir tandis qu’ils pouvaient, soient conduits à ce malheur de ne pas pouvoir du tout bien vouloir. Du côté du libre arbitre, d’autre part, la cause de la réversibilité ou de l’irréversibilité du péché doit se prendre de ce par quoi l’homme est tombé dans le péché. Or, puisque l’appétit du bien est naturellement en n’importe quelle créature, nul n’est induit à pécher que sous quelque espèce de bien apparent. En effet, bien que le fornicateur sache que la fornication est mauvaise en général, cependant, lorsqu’il consent à la fornication, il estime que la fornication est pour lui, à un moment donné, un bien à faire. Et dans cette estimation, trois choses sont à prendre en compte.

 

La première d’entre elles est l’élan même de la passion, par exemple de la convoitise ou de la colère, par laquelle le jugement de la raison est interrompu, afin qu’elle ne juge pas actuellement de façon particulière ce qu’elle tient habituellement en général, mais suive l’inclination de la passion, et consente à ce vers quoi la passion tend comme vers un bien par soi. La deuxième est l’inclination de l’habitus : celui-ci étant comme une certaine nature pour son possesseur — ainsi le Philosophe dit-il au livre sur la Mémoire et la Réminiscence que l’habitude est une autre nature, et Cicéron, dans ses livres de Rhétorique, que la vertu s’accorde à la raison à la façon d’une nature —, pour la même raison l’habitus du vice incline comme une certaine nature vers ce qui lui convient ; d’où il se produit que, à celui qui a l’habitus de la luxure, ce qui convient à la luxure semble bon, comme connaturel. Et c’est ce que dit le Philosophe au troisième livre de l’Éthique : que le « but à atteindre apparaît à chacun selon sa propre nature ». La troisième est la fausse estimation de la raison dans l’objet d’élection particulier ; et celle-ci provient soit de l’une des deux choses susmentionnées, à savoir l’élan de la passion ou l’inclination de l’habitus, soit encore de l’ignorance générale, comme lorsque quelqu’un est dans cette erreur, que la fornication ne serait pas un péché.

 

Contre la première d’entre elles, donc, le libre arbitre a un remède pour pouvoir délaisser le péché. En effet, celui en qui il y a un élan de passion a une droite estimation de la fin, qui est comme le principe dans le domaine de l’opération, comme dit le Philosophe au sixième livre de l’Éthique. Par conséquent, de même que, par l’estimation vraie qu’il a du principe, l’homme peut repousser de soi les erreurs, s’il en a dans ses conclusions, de même, être droitement disposé à l’égard de la fin lui permet de repousser de soi tout assaut des passions ; c’est pourquoi le Philosophe dit au septième livre de l’Éthique que « l’incontinent, qui pèche à cause d’une passion, est capable de pénitence et de guérison ». Semblablement, il a un remède contre l’inclination de l’habitus. En effet, aucun habitus ne corrompt toutes les puissances de l’âme ; et ainsi, lorsqu’une puissance a été corrompue par un habitus, l’homme, parce qu’il reste de la rectitude dans les autres puissances, est induit à méditer et à faire les choses qui sont contraires à cet habitus ; par exemple, si quelqu’un a un concupiscible corrompu par l’habitus de luxure, il est stimulé par l’irascible lui-même à entreprendre quelque chose de difficile, dont la pratique ôte la mollesse de la luxure ; ainsi, le Philosophe dit-il dans les Catégories que « l’homme vicieux, s’il se conduit de meilleure façon dans sa vie et ses discours, pourra progresser dans le bien ». Contre la troisième aussi, il a un remède : car ce que l’homme reçoit, il le reçoit comme raisonnablement, c’est-à-dire par voie d’enquête et de confrontation. Lors donc que la raison se trompe en quelque chose, quelle que soit l’erreur qui en est la cause, elle peut être ôtée par des raisonnements contraires ; et de là vient que l’homme peut renoncer au péché.

 

Mais en l’ange, le péché ne peut venir d’une passion : car, suivant le Philosophe au septième livre de l’Éthique, la passion n’existe que dans la partie sensible de l’âme, que les anges n’ont pas. Dans le péché de l’ange, deux seules choses concourent donc : l’inclination habituelle vers le péché, et l’estimation fausse de la puissance cognitive sur l’objet d’élection particulier. Mais puisqu’il n’y a point dans les anges une multitude de puissances appétitives comme il y en a dans les hommes, lorsque leur appétit tend vers quelque chose, il est totalement incliné vers cette chose, en sorte qu’il n’a aucune inclination qui l’induise au contraire. Et parce qu’ils n’ont pas une raison mais une intelligence, tout ce qu’ils estiment, ils le reçoivent suivant un mode intelligible. Or ce qui est admis intelligiblement, est admis irréversiblement ; comme quand on admet que le tout est plus grand que sa partie. C’est pourquoi les anges ne peuvent déposer l’estimation qu’ils ont une fois reçue, qu’elle soit vraie ou qu’elle soit fausse.

 

Il ressort donc de ce qui a été dit précédemment, que la cause de la confirmation des démons dans le mal dépend de trois choses, auxquelles se ramènent toutes les raisons données par les docteurs. La première et la principale est la justice divine ; c’est pourquoi l’on indique comme cause de leur obstination que, parce qu’ils ne sont pas tombés par quelqu’un d’autre, ils ne doivent pas non plus se relever par quelqu’un d’autre ; ou toute autre raison comme celle-ci, qui se rattacherait à la convenance de la justice divine. La deuxième est l’indivisibilité de la puissance appétitive ; aussi certains disent-ils que, parce que l’ange est simple, il se tourne totalement vers ce vers quoi il se tourne ; ce qu’il faut comprendre non pas de la simplicité de l’essence, mais de la simplicité qui ôte la division des puissances d’un même genre. La troisième est la connaissance intellective ; et c’est ce que certains disent : que les anges ont péché irrémédiablement, parce qu’ils ont péché contre une intelligence déiforme.

 

 

Réponse aux objections :

 

Il y a deux façons d’appeler quelque chose naturel. On appelle d’abord ainsi ce qui a un principe suffisant, duquel il s’ensuit par nécessité, à moins qu’une chose ne l’empêche ; par exemple, il est naturel à la terre de se mouvoir vers le bas ; et à ce sujet, le Philosophe pense que rien de ce qui est contre nature n’est perpétuel. Ensuite, on dit qu’une chose est naturelle à une autre, parce que celle-ci a vers la première une inclination naturelle, bien qu’elle n’ait pas en elle-même pour cette chose un principe suffisant, duquel elle s’ensuivrait nécessairement ; par exemple, on dit qu’il est naturel à la femme de concevoir un enfant, ce qu’elle ne peut toutefois que si elle reçoit la semence d’un mâle. Or rien n’empêche que ce qui est contre ce naturel-là soit perpétuel ; comme dans le cas où une femme resterait perpétuellement sans postérité. Et de cette façon, il est naturel au libre arbitre de tendre vers le bien, et contre nature de pécher. L’argument n’est donc pas concluant. Ou bien l’on peut dire que bien que, pour l’esprit raisonnable considéré dans son institution, le péché soit contre nature, cependant, en tant qu’il a adhéré au péché, il lui est devenu quasi naturel, comme dit saint Augustin au livre sur la Perfection de la justice. Toutefois, le Philosophe dit au neuvième livre de l’Éthique que, lorsque l’homme passe de la vertu au vice, il devient comme autre, étant donné qu’il passe pour ainsi dire à une autre nature.

 

Il n’en va pas de même pour la nature corporelle et la spirituelle. En effet, la nature corporelle est une nature déterminée d’un genre unique ; voilà pourquoi une chose ne peut lui être rendue naturelle que si sa nature est totalement corrompue ; par exemple, la chaleur ne peut devenir naturelle à l’eau que si l’espèce de l’eau se corrompt en elle ; et de là vient qu’elle retourne à sa nature quand on enlève ce qui l’en empêche. Mais la nature spirituelle, quant à son être second, a été faite indéterminée et capable de tout ; ainsi est-il dit au troisième livre sur l’Âme que l’âme est en quelque sorte toutes choses ; et en adhérant à une chose, elle est rendue une avec elle ; comme l’intelligence devient d’une certaine façon l’intelligible lui-même lorsqu’elle pense, et que la volonté devient l’objet d’appétit lui-même lorsqu’elle aime. Et ainsi, bien que l’inclination de la volonté soit naturellement vers une chose, cependant le contraire peut, par l’amour, lui être rendu naturel au point qu’elle ne revienne pas à l’état antérieur, à moins qu’une cause ne fasse cela. Et de cette façon, le péché est rendu comme naturel à celui qui adhère au péché ; rien n’empêche donc que le libre arbitre reste perpétuellement dans le péché.

 

La cause par soi du péché est la volonté, et par elle, le péché est conservé : en effet, bien qu’au départ elle se comportât indifféremment envers les deux opposés, cependant, après qu’elle s’est soumise au péché, celui-ci lui est rendu comme naturel ; et dès lors, autant que cela dépend d’elle, elle demeure immuablement en lui.

 

Cette nécessité de demeurer dans le péché se ramène à Dieu comme à une cause, de deux façons : d’abord du côté de la justice elle-même, comme on l’a dit, c’est-à-dire en tant qu’il n’appose point la grâce qui guérit ; ensuite, en tant qu’il a créé une nature telle qu’à la fois elle puisse pécher, et qu’il lui soit nécessaire de demeurer dans le péché par la condition de sa nature, après qu’elle s’est soumise au péché.

 

Puisque le péché est pour l’esprit raisonnable un effet quasi naturel, cette nécessité ne sera pas une nécessité de contrainte, mais d’inclination quasi naturelle.

 

Il y a en tout détenteur du libre arbitre le pouvoir de garder la droiture de volonté lorsqu’il l’a, comme dit Anselme. Mais les démons et les autres damnés ne peuvent pas la garder, puisqu’ils ne l’ont pas.

 

 Le libre arbitre, en tant qu’il est dit libre de contrainte, ne reçoit pas le plus et le moins ; mais si l’on considère sa liberté par rapport au péché et au malheur, on dit qu’il est plus libre dans un état que dans un autre.

 

L’effet de la nature est toujours naturel ; et de là vient que son action et son mouvement ont toujours pour terme le repos naturel. Mais l’action et le mouvement de la volonté peuvent avoir pour terme l’effet et le repos naturel, en tant que la volonté et l’art aident la nature ; par conséquent, il peut y avoir un mouvement volontaire, et l’effet ou le repos conséquent sera naturel et découlant nécessairement ; par exemple, d’un coup volontaire s’ensuit une mort naturelle et nécessaire.

 

 Si l’intelligence de l’ange admet quelque estimation fausse, il ne peut la déposer, pour la raison susmentionnée. Le raisonnement procède donc d’une supposition fausse.

 

10° Bien que quelqu’un soit séparé de sa fin prochaine, il ne s’ensuit pourtant pas qu’il soit entièrement inutile, car il reste encore la relation à la fin ultime ; voilà pourquoi, bien que le libre arbitre soit séparé de son opération bonne, à laquelle il est naturellement ordonné, cependant il n’est pas inutile, car cela même va à la gloire de Dieu, qui est la fin ultime, en tant que par là sa justice est manifestée.

 

11° Le péché n’est commis par le libre arbitre que par l’élection d’un bien apparent ; par conséquent, quelque chose du bien demeure en n’importe quelle action peccamineuse. Et quant à ce bien, la liberté est conservée ; en effet, si l’apparence de bien était enlevée, l’élection, qui est l’acte du libre arbitre, cesserait.

 

12° Pouvoir le bien est essentiel au libre arbitre non comme appartenant à l’être premier, mais à l’être second ; tandis que Hugues parle des choses qui sont essentielles quant à l’être premier de la réalité.

 

13° Cet argument vaut pour le naturel qui entre dans la constitution de la nature, et non pour le naturel auquel la nature est ordonnée ; et c’est de cette façon qu’il est naturel de pouvoir faire le bien.

 

14° Le péché qui advient au libre arbitre ne supprime rien des principes essentiels, car alors l’espèce du libre arbitre ne demeurerait pas ; mais quelque chose est ajouté par le péché, à savoir une certaine réunion du libre arbitre à la fin mauvaise, qui lui est rendue en quelque sorte naturelle. Et dès lors, elle a une nécessité, comme toutes les autres choses qui sont naturelles au libre arbitre.

 

15° La volonté s’obéit toujours à elle-même, d’une certaine façon, c’est-à-dire que l’homme veut en quelque manière ce qu’il veut vouloir. Mais d’une autre façon, elle ne s’obéit pas toujours, c’est-à-dire en tant que l’on ne veut pas parfaitement et efficacement ce qu’on voudrait vouloir parfaitement et efficacement, comme dit saint Augustin. Et si la volonté des démons s’obéit à elle-même, il ne s’ensuit pas pour autant que leur libre arbitre n’est pas confirmé dans le mal, car il est impossible qu’il veuille vouloir efficacement le bien ; donc, même si cette conditionnelle était vraie, il ne s’ensuivrait pas que le conséquent soit possible, puisque l’antécédent est impossible.

 

16° La charité est plus forte que le péché, autant qu’il est en elle, si la comparaison se fait entre l’une et l’autre suivant le même mode de possession, c’est-à-dire en sorte que de part et d’autre on prenne un libre arbitre parvenant au terme, ou encore dans l’état de voie. Mais cependant, ce qui est au terme de la méchanceté se rapporte plus fermement à la méchanceté que ce qui est dans la voie de la charité ne se rapporte à la charité. Or les démons ou bien n’ont jamais eu la charité, selon certains, ou bien, s’ils l’ont eue, ils ne l’ont jamais eue que comme en l’état de voie. Et semblablement, les hommes damnés n’ont pu tomber que de la grâce de l’état de voie.

 

17° Ce raisonnement vaut pour la bonté et la rectitude de la nature elle-même, non du libre arbitre. En effet, l’appétit par lequel les démons recherchent le bien et le meilleur, est une certaine inclination de la nature elle-même, et qui ne vient pas de l’élection du libre arbitre. Voilà pourquoi cette rectitude ne s’oppose pas à l’obstination du libre arbitre.

 

18° Anselme trouve la notion commune du libre arbitre en Dieu, dans les anges et dans les hommes, grâce à une certaine analogie très commune ; c’est pourquoi il n’est pas nécessaire qu’à tous les points de vue spéciaux l’on découvre une ressemblance.

Article 11 : Le libre arbitre de l’homme dans l’état de voie peut-il être obstiné dans le mal ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

 Le châtiment mérité par la nature déchue est en tous avant la réparation de celle-ci. Or le péché de la nature déchue mérite l’obstination, comme dit la Glose en Rom. 9, 18. Donc n’importe quel homme dans l’état de voie, avant la réparation, est obstiné.

 

 Le péché contre le Saint-Esprit, quant à toutes ses espèces, peut se trouver dans l’homme en état de voie. Or l’obstination est une espèce du péché contre le Saint-Esprit, comme on le voit au deuxième livre des Sentences. Quelqu’un dans l’état de voie peut donc être obstiné.

 

 Nul homme en état de péché ne peut revenir au bien, à moins qu’une inclination au bien ne demeure en lui. Or quiconque tombe dans le péché mortel est dépourvu de toute inclination au bien. En effet, l’on pèche mortellement par un amour désordonné. Or l’amour, suivant saint Augustin, est dans les esprits comme le poids est dans les corps ; et le corps pesant est incliné en un sens unique, comme la pierre vers le bas, de telle sorte qu’il ne lui reste aucune inclination vers le haut. Et ainsi, il ne reste pas non plus au pécheur, semble-t-il, d’inclination au bien. Quiconque pèche mortellement est donc obstiné dans le mal.

 

Nul ne revient du mal de faute que par la pénitence. Or celui qui pèche par méchanceté est incapable de pénitence, suivant le Philosophe au septième livre de l’Éthique, car il est corrompu quant au principe des objets d’élection, c’est-à-dire quant à la fin. Puis donc qu’il arrive que quelqu’un pèche par méchanceté dans l’état de voie, il semble qu’il soit possible que quelqu’un dans l’état de voie soit obstiné dans le mal.

 

 [Le répondant] disait que, bien qu’un tel homme soit incapable de pénitence par ses propres forces, cependant il peut être ramené à la pénitence par le don de la grâce divine. En sens contraire : quand une chose est impossible par les causes inférieures bien qu’elle puisse s’accomplir par l’opération divine, nous disons tout bonnement qu’elle est impossible ; comme voir, pour un aveugle, ou ressusciter, pour un mort. Si donc quelqu’un n’est pas capable de pénitence par ses propres forces, l’on doit dire tout bonnement qu’il est obstiné dans le mal, bien qu’il puisse être ramené à la pénitence par la puissance divine.

 

 Toute maladie qui opère contre son traitement, est incurable, d’après les médecins. Or le péché contre le Saint-Esprit opère contre son traitement, qui est la grâce divine, par laquelle on est délivré du péché. Quelqu’un peut donc avoir dans l’état de voie une maladie spirituelle incurable, et ainsi, il peut être obstiné dans le mal.

 

 Dans le même sens, semble-t-il, il est dit en Mt 12, 32 que le péché contre le Saint-Esprit est irrémissible ; et cependant, des hommes dans l’état de voie commettent ce péché.

 

 Saint Augustin, au vingt et unième livre de la Cité de Dieu, et saint Grégoire, dans les Moralia, donnent la cause pour laquelle les saints ne prieront pas pour les damnés au jour du jugement : c’est parce qu’ils ne peuvent pas revenir à l’état de justice. Or il en est, dans l’état de voie, pour lesquels on ne doit pas prier ; 1 Jn 5, 16 : « Il y a un péché qui va à la mort ; et ce n’est pas pour lui que je dis de prier » ; et en Jér. 7, 16 : « Et toi, n’intercède pas en faveur de ce peuple, n’élève pour lui ni plainte ni prière, et n’insiste pas auprès de moi, car je ne t’écouterai pas. » Quelques-uns dans l’état de voie sont donc si obstinés qu’ils ne peuvent revenir à l’état de justice.

 

 De même qu’être confirmé dans le bien appartient à la gloire des saints, de même être confirmé dans le mal appartient au malheur des damnés. Or un homme en l’état de voie peut être confirmé dans le bien, comme on l’a déjà dit. Donc, pour la même raison, il semble qu’un homme dans l’état de voie puisse être obstiné dans le mal.

 

10° Saint Augustin s’exprime ainsi dans le Livre à Pierre sur la foi : « L’ange est doué d’un plus grand pouvoir que l’homme. » Or l’ange, après le péché, n’a pu revenir à la justice. L’homme ne le peut donc pas non plus. Et ainsi, quelqu’un dans l’état de voie est obstiné.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur les Paroles du Seigneur — et on le lit dans la Glose à propos de Rom. 2, 5 — : « Tant que l’homme est dans cette vie, on ne peut prononcer ce jugement contre cette impénitence, ou contre le cœur impénitent. Car on ne doit désespérer de la conversion d’aucun pécheur, tant que la patience de Dieu l’invite à la pénitence. » Et ainsi, il semble que personne dans l’état de voie ne soit obstiné dans le mal.

 

À propos du Ps. 67, 23 : « Je me rendrai au fond de la mer », il est dit [dans la Glose] : c’est-à-dire vers ceux « qui étaient les plus désespérés » ; et ainsi, ceux qui semblent être les plus désespérés en cette vie, se tournent un jour vers Dieu, et Dieu vers eux.

 

 À propos du Ps. 147, 6 : « Il jette ses glaçons par morceaux », la Glose dit : « Il appelle “glaçons” les obstinés, dont il fait parfois aussi des pasteurs, c’est-à-dire qu’il les fait tels qu’ils paissent les autres de la parole de Dieu » ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Une maladie peut être incurable soit à cause de la nature de la maladie, soit à cause de l’impéritie du médecin, soit à cause de la mauvaise disposition du sujet. Or la maladie spirituelle de l’homme dans l’état de voie, c’est-à-dire le péché, n’est pas incurable par la nature de la maladie : en effet, il n’est pas parvenu au terme de la méchanceté ; ni non plus par l’impéritie du médecin, car Dieu à la fois sait et peut soigner ; ni enfin par la mauvaise disposition de l’homme, car de même qu’il est tombé par quelqu’un d’autre, de même il peut se relever par quelqu’un d’autre. L’homme dans l’état de voie ne peut donc en aucune façon être confirmé dans le mal.

 

 

Réponse :

 

L’obstination implique une certaine fermeté dans le péché, qui rende impossible à quelqu’un de revenir du péché. Or, que quelqu’un ne puisse revenir du péché, cela peut se comprendre de deux façons. D’abord, en ce sens que ses forces ne suffisent pas pour qu’il soit totalement délivré du péché ; et ainsi, de n’importe quel homme tombant dans le péché mortel, on dit qu’il ne peut pas revenir à la justice. Mais cette fermeté dans le péché ne permet pas d’appeler proprement quelqu’un obstiné. Dans un autre sens, quelqu’un a une telle fermeté dans le péché, qu’il ne peut même pas coopérer pour se relever du péché. Mais il y a deux cas. Dans le premier, il ne peut aucunement coopérer ; et telle est la parfaite obstination, qui est celle des démons. En effet, leur esprit est si affermi dans le mal, que tout mouvement de leur libre arbitre est désordonné, et péché ; voilà pourquoi ils ne peuvent nullement se préparer à avoir la grâce, par laquelle le péché est remis. Dans le second cas, il ne peut pas facilement coopérer pour sortir du péché ; et telle est l’obstination imparfaite, qui peut être celle de quelqu’un dans l’état de voie, c’est-à-dire quand il a une volonté si affermie dans le péché que ses mouvements vers le bien ne s’élèvent que faiblement. Cependant, parce que quelques-uns s’élèvent, ils offrent une voie pour se préparer à la grâce.

 

La raison pour laquelle un homme dans l’état de voie ne peut être si obstiné dans le mal qu’il ne puisse coopérer à sa délivrance, ressort de ce qui a été dit : car, d’une part, une passion se dénoue ou se réprime, d’autre part, l’habitus ne corrompt pas totalement l’âme, et enfin la raison n’adhère pas au faux avec une pertinacité telle qu’elle ne puisse en être détournée par un argument contraire. Mais après l’état de voie, l’âme séparée ne pensera plus en recevant à partir des sens, ni ne sera en acte des puissances appétitives sensitives. Et ainsi, l’âme séparée est conformée à l’ange à la fois quant à la façon de penser, et quant à l’indivisibilité de l’appétit, qui étaient les causes de l’obstination en l’ange pécheur ; c’est donc pour la même raison qu’il y aura obstination dans l’âme séparée. Et à la résurrection, le corps suivra la condition de l’âme ; voilà pourquoi l’âme ne reviendra pas à l’état qui est maintenant le sien et en lequel il lui est nécessaire de recevoir à partir du corps, alors qu’elle usera pourtant des instruments corporels. Et ainsi, la même raison de l’obstination demeurera.

 

 

Réponse aux objections :

 

Le péché de la nature déchue est dit mériter l’obstination, en tant que ce même péché mérite la damnation éternelle : en effet, par le démérite du premier péché, toute la nature humaine serait soumise à la damnation, si quelques-uns n’en étaient arrachés par la grâce du Rédempteur ; mais non en sorte que l’homme soit obstiné dès sa naissance, ni qu’il soit damné de l’ultime damnation.

 

Cet argument parle de l’obstination imparfaite, par laquelle on n’est pas confirmé dans le mal au plein sens du terme ; c’est en effet une espèce du péché contre l’Esprit Saint.

 

Saint Augustin compare l’amour au poids, parce que l’un et l’autre inclinent. Cependant, il n’est pas nécessaire qu’il y ait ressemblance à tous points de vue. Voilà pourquoi il ne s’ensuit pas que celui qui aime quelque chose n’ait aucune inclination vers le contraire ; sauf peut-être pour l’amour très parfait, comme celui des saints dans la patrie.

 

On dit de celui qui pèche par méchanceté qu’il est incapable de pénitence, non qu’il ne puisse aucunement faire pénitence, mais parce qu’il ne peut le faire facilement. En effet, on ne se repent pas parfaitement avec la seule exhortation de la raison, car l’exhortation procède d’un principe, c’est-à-dire de la fin, à l’égard duquel le méchant est corrompu ; cependant, il peut être amené à faire pénitence en s’habituant peu à peu au contraire. Et s’il peut être amené à cette habitude, c’est d’une part à cause de sa façon d’estimer, car il reçoit raisonnablement et comme par confrontation, et d’autre part parce que toute sa puissance appétitive ne tend pas vers une seule chose. Or l’habitude permet d’acquérir la droite notion du principe, c’est-à-dire de la fin appétible. C’est pourquoi le Philosophe dit au septième livre de l’Éthique que « la raison n’enseigne les principes ni dans le domaine spéculatif, ni dans le domaine de l’opération ; mais c’est la vertu, soit naturelle, soit acquise par l’habitude, qui fait que l’on opine droitement sur le principe ».

 

Quand la nature inférieure peut disposer à quelque chose, ou coopérer d’une manière quelconque, on ne dit pas tout bonnement que c’est impossible, bien que cela ne puisse être accompli que par l’opération divine ; de même, nous ne disons pas tout bonnement qu’il est impossible au fruit du sein maternel d’être animé d’une âme raisonnable. Et semblablement, bien que la délivrance du péché se fasse par l’opération divine, cependant, parce que le libre arbitre y coopère, on ne dit pas tout bonnement que c’est impossible.

 

Bien que celui qui pèche contre le Saint-Esprit opère contre la grâce de l’Esprit Saint par l’inclination du péché, cependant, parce que ce péché ne corrompt pas totalement l’âme, il reste un mouvement, quoique faible, par lequel elle peut en quelque façon coopérer à la grâce : en effet, elle ne résiste pas toujours actuellement à la grâce.

 

Le péché contre le Saint-Esprit est appelé irrémissible, non pas au point de ne pouvoir être remis en cette vie, mais c’est parce qu’il ne peut pas facilement être remis en cette vie. Et la raison de cette difficulté est que le péché en question s’oppose directement à la grâce, par laquelle le péché est remis. Ou bien il est appelé irrémissible parce que, étant commis par méchanceté, il n’a pas en lui-même la cause de la rémission, comme le péché qui est commis par faiblesse ou par ignorance.

 

Il n’est défendu à personne de prier pour les pécheurs en cette vie, quels qu’ils soient. Mais dans les paroles de l’apôtre citées, il est signifié que prier pour ceux qui sont endurcis dans le péché n’est pas l’affaire de n’importe qui, mais de quelque homme parfait. Ou bien l’apôtre parle du péché qui va à la mort, c’est-à-dire qui dure jusqu’à la mort. Et dans les paroles du prophète, il est montré que ce peuple, par un juste jugement de Dieu, était indigne d’obtenir miséricorde, sans qu’ils fussent totalement obstinés dans le mal.

 

La confirmation dans le bien a lieu par le don divin. Voilà pourquoi rien n’empêche que, par un privilège spécial de la grâce, cela ne soit accordé à quelques hommes dans l’état de voie, bien que, de la sorte, ils ne soient pas confirmés dans le bien comme les bienheureux dans la patrie, ainsi qu’on l’a déjà dit. Mais cela ne peut être dit de la confirmation dans le mal.

 

10° Le fait même que l’ange était doué d’un plus grand pouvoir entraîne qu’il se soit obstiné dans le péché juste après la première élection, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et saint Augustin n’entend pas prouver que l’homme est obstiné dans le péché, mais qu’il ne suffit pas à se relever du péché par lui-même.

Article 12 : Le libre arbitre sans la grâce, dans l’état de péché mortel, peut-il éviter le péché mortel ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est dit en Rom. 7, 15 : « car je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais » ; et il parle en la personne d’un homme damné, comme dit une certaine glose à cet endroit. L’homme sans la grâce ne peut donc éviter le péché.

 

Le péché actuel mortel est plus grave que le péché originel. Or un homme avec le péché originel, s’il est adulte, ne peut sans la grâce éviter de pécher mortellement : car dans ce cas il éviterait la condamnation à la peine sensible, qui est due au péché actuel mortel ; et ainsi, puisqu’il n’y a pas pour les adultes de milieu entre cette condamnation et la gloire de la vie éternelle, il s’ensuivrait qu’il peut acquérir la vie éternelle sans la grâce, ce qui est l’hérésie pélagienne. Il est donc bien moins possible à un homme en état de péché mortel d’éviter le péché, sauf s’il reçoit la grâce.

 

À propos de Rom. 7, 19 : « mais je fais ce que je ne veux pas, etc. » la Glose de saint Augustin dit : « Ici est décrit l’état de l’homme sous la loi, avant la grâce. C’est le temps où il est vaincu par ses péchés en cherchant à vivre dans la justice par ses propres forces et sans le secours de la grâce du Libérateur », elle qui délivre le libre arbitre « pour qu’il croie au Libérateur, et ainsi ne pèche pas contre la loi ». Or pécher contre la loi, c’est pécher mortellement. Il semble donc que l’homme sans la grâce ne puisse éviter le péché mortel.

 

Saint Augustin dit au livre sur la Perfection de la justice que la méchanceté est à l’âme ce que la courbure est au tibia, et que l’acte peccamineux est comparable à la claudication. Or la claudication ne peut être évitée par celui qui a un tibia courbe, à moins que le tibia ne soit d’abord guéri. Le péché mortel ne peut donc pas non plus être évité par celui qui est dans le péché, à moins qu’il ne soit d’abord délivré du péché par la grâce.

 

Saint Grégoire dit : « Le péché qui n’est pas détruit par la pénitence, entraîne bientôt par son poids à un autre péché. » Or il n’est détruit que par la grâce. Donc, sans la grâce, l’homme pécheur ne peut éviter le péché.

 

Selon saint Augustin, la crainte et la colère sont des passions et des péchés. Or l’homme ne peut pas éviter les passions par le libre arbitre. Il ne peut donc pas non plus s’abstenir des péchés.

 

 Ce qui est nécessaire ne peut être évité. Or les péchés sont des choses nécessaires, comme on le voit clairement dans ce passage du Psaume 24, 17 : « Délivrez-moi des nécessités où je suis réduit. » L’homme ne peut donc éviter le péché par le libre arbitre.

 

Saint Augustin dit : « Il y a quelque péché, puisque “la chair convoite contre l’esprit”. » Or il n’est pas au pouvoir du libre arbitre que la chair ne convoite pas contre l’esprit. Le pouvoir du libre arbitre ne s’étend donc pas jusqu’à faire que le péché soit évité.

 

 La puissance de mourir s’ensuit de la puissance de pécher ; en effet, l’homme dans l’état d’innocence ne pouvait mourir que parce qu’il pouvait pécher. La nécessité de mourir est donc une conséquence de la nécessité de pécher. Or l’homme dans l’état présent ne peut éviter de mourir. Il ne peut donc pas non plus éviter de pécher.

 

10° Selon saint Augustin, si l’homme pouvait se maintenir dans l’état d’innocence, c’est parce qu’il avait l’intégrité de nature, exempte de toute tache de péché. Or cette intégrité n’existe pas en l’homme pécheur séparé de la grâce. Il ne peut donc pas se maintenir, mais il lui est nécessaire de tomber après le péché.

 

11° Au vainqueur est due la couronne, comme on le voit clairement en Apoc. 2, 10. Or, si quelqu’un évite le péché lorsqu’il est tenté de pécher, il vaincra le péché et le diable ; Jacq. 4, 7 : « Résistez au diable, et il s’enfuira de vous. » Si donc quelqu’un peut, sans la grâce, éviter le péché, il pourra sans la grâce mériter la couronne ; ce qui est hérétique.

 

12° Saint Augustin dit au livre des Révisions : « La volonté ne peut pas résister à la convoitise qui la presse. » Or la convoitise induit au péché. La volonté humaine ne peut donc, sans la grâce, éviter le péché.

 

13° Celui qui a un habitus, agit nécessairement selon cet habitus. Or celui qui est dans le péché a l’habitus du péché. Il semble donc qu’il ne puisse pas éviter de pécher.

 

14° Le libre arbitre, suivant saint Augustin, est « ce par quoi on élit le bien avec l’assistance de la grâce, et le mal quand cesse l’assistance de la grâce ». Il semble donc que celui qui n’a pas la grâce élise toujours le mal par son libre arbitre.

 

15° Quiconque peut ne pas pécher, peut vaincre le monde ; en effet, nul ne vainc le monde autrement qu’en cessant de pécher. Or personne ne peut vaincre le monde que par la grâce ; car, comme il est dit en 1 Jn 5, 4, « la victoire qui vainc le monde, c’est notre foi ». On ne peut donc sans la grâce éviter le péché.

 

16° Le précepte d’aimer Dieu est affirmatif, et ainsi il oblige à ce qu’on l’observe en temps et en lieu, au point que, s’il n’est pas observé, l’homme pèche mortellement. Or, on ne peut observer le précepte de la charité sans la grâce ; car, comme il est dit en Rom. 5, 5, « l’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné ». L’homme ne peut donc, sans la grâce, faire en sorte de ne pas pécher mortellement.

 

17° Selon saint Augustin, le précepte de la miséricorde envers soi-même est inclus dans celui de la miséricorde envers le prochain. Or on pécherait mortellement si l’on ne faisait pas miséricorde au prochain en danger de mort corporelle. Donc à bien plus forte raison pèche-t-on mortellement si, en ne se repentant pas du péché, on ne fait pas miséricorde à soi-même en état de péché ; et ainsi, à moins que le péché ne soit détruit par la pénitence, l’homme ne peut éviter de pécher.

 

18° Le mépris de Dieu est au péché ce que l’amour de Dieu est à la vertu. Or il est nécessaire que tout homme vertueux aime Dieu. Il est donc nécessaire que tout pécheur méprise Dieu, et de la sorte, pèche ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

19° Selon le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, d’habitus semblables procèdent des actes semblables. Si donc quelqu’un est dans le péché, il est nécessaire, semble-t-il, qu’il ait à produire des actes semblables, c’est-à-dire des actes de péché.

 

20° Puisque la forme est le principe de l’opération, ce qui n’a pas une forme n’a pas l’opération propre à cette forme. Or se détourner du mal est l’opération de la justice. Puis donc que celui qui est dans le péché n’a pas la justice, il semble qu’il ne puisse pas se détourner du mal.

 

21° Le Maître dit au deuxième livre des Sentences, dist. 25, que « après le péché et avant la réparation de la grâce, le libre arbitre est pressé par la convoitise et vaincu, et il a la faiblesse dans le mal s’il n’a pas la grâce dans le bien ; voilà pourquoi il peut damnablement pécher » ; et ainsi, l’on ne peut sans la grâce éviter le péché mortel.

 

22° Si [le répondant] dit que ce qui ne peut pas ne pas pécher, au sens de ne pas avoir de péché, peut cependant ne pas pécher, au sens de ne pas user du péché, alors en sens contraire : les pélagiens accordaient cela, et cependant saint Augustin blâme leur opinion sur ce sujet au livre sur la Grâce et le libre Arbitre, en ces termes : « Les pélagiens disent aussi que la grâce de Dieu qui a été donnée par la foi en Jésus-Christ, et qui n’est ni la loi ni la nature, n’a d’autre effet que de remettre les péchés : nous n’en aurions besoin ni pour éviter le péché, ni pour triompher des obstacles au bien. Mais si cela était vrai, après avoir dit dans l’Oraison dominicale : “Pardonnez-nous nos offenses”, nous n’ajouterions pas : “et ne nous laissez pas succomber à la tentation”. Nous formulons la première demande pour que les péchés soient remis ; la seconde, pour qu’ils soient évités ou vaincus ; ce que nous n’aurions aucune raison de demander au Père qui est dans les cieux, si nous en étions capables par la force de la volonté humaine. » Il semble donc que la réponse [du répondant] soit nulle.

 

23° Saint Augustin dit au livre sur la Nature et la Grâce : « La lumière de la vérité abandonne, à juste titre, le prévaricateur de la Loi ; celui-ci, sans elle, est de toute manière aveugle et obligatoirement péchera davantage, se blessera en tombant et, une fois blessé, ne se relèvera pas. » Le pécheur séparé de la grâce est donc, lui aussi, dans la nécessité de pécher.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jérôme dit au pape saint Damase : « Pour notre part, nous disons que les hommes peuvent toujours pécher et ne pas pécher, en sorte que nous affirmons être toujours doués de libre arbitre. » Donc, dire que l’homme dans l’état de péché ne peut éviter le péché, c’est nier la liberté de l’arbitre ; ce qui est hérétique.

 

Si un défaut est dans un agent, et qu’il est en son pouvoir d’en user ou de ne pas en user, il ne lui est pas nécessaire de faillir dans son action ; par exemple, si un tibia courbe pouvait ne pas user de sa courbure en marchant, il pourrait ne pas boiter. Or le libre arbitre soumis au péché peut user ou non du péché, étant donné qu’user du péché est un acte du libre arbitre, qui a la maîtrise de son acte. Donc, si enfoncé qu’il soit dans le péché, il peut ne pas pécher.

 

Il est dit au Ps. 118, 95 : « Les pécheurs m’ont attendu pour me perdre » ; la Glose : « c’est-à-dire mon consentement ». On n’est donc amené à pécher qu’en consentant. Or le consentement est au pouvoir du libre arbitre. On peut donc ne pas pécher par le libre arbitre.

 

Parce que le démon ne peut pas ne pas pécher, on dit qu’il a péché irrémédiablement. Or l’homme a péché non irrémédiablement, comme on dit communément. Il peut donc ne pas pécher.

 

On ne passe d’un extrême à l’autre que par un stade intermédiaire. Or l’homme avant le péché a la puissance de ne pas pécher. Il n’est donc pas, immédiatement après le péché, conduit à l’autre extrême, en sorte qu’il ne puisse pas ne pas pécher.

 

Le libre arbitre du pécheur peut pécher. Or il ne le peut qu’en élisant, puisque élire est l’acte du libre arbitre : de même que la vue aussi n’opère qu’en voyant. Or l’élection, étant le désir de ce qui a déjà été délibéré, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, suit le conseil, qui ne porte que sur les choses qui sont en nous, comme il est dit au même endroit. Éviter le péché, ou le faire, est donc au pouvoir de l’homme en état de péché.

 

 Selon saint Augustin, « nul ne pèche en ce qu’il ne peut éviter », car alors ce serait nécessaire. Si donc quelqu’un en état de péché ne peut éviter le péché, il ne pèche pas en commettant le péché ; ce qui est absurde.

 

Le libre arbitre est également libre de contrainte avant et après le péché. Or la nécessité de pécher semble se rattacher à la contrainte, étant donné que, même si nous ne voulons pas, cette nécessité est en nous. L’homme n’a donc pas, après le péché, la nécessité de pécher.

 

 Toute nécessité est soit de contrainte, soit d’inclination naturelle. Or la nécessité de pécher n’est pas une nécessité d’inclination naturelle, car alors la nature serait mauvaise, car elle inclinerait au mal. Si donc il y avait dans le pécheur la nécessité de pécher, il serait contraint de pécher.

 

10° Ce qui est nécessaire n’est pas volontaire. Si donc celui qui est dans le péché doit nécessairement pécher, le péché n’est pas volontaire ; ce qui est faux.

 

11° Si le pécheur est dans la nécessité de pécher, cette nécessité ne lui convient qu’en raison du péché. Or il peut sortir du péché ; sinon il ne serait pas commandé aux pécheurs, en Is. 52, 11 : « Partez, sortez de là, ne touchez rien d’impur ! » Le pécheur peut donc ne pas pécher.

 

 

Réponse :

 

Sur cette question, des hérésies contraires se sont élevées. Certains, en effet, estimant la nature de l’esprit humain d’après les natures corporelles, ont émis l’opinion que tout ce vers quoi l’esprit humain leur semblait incliné, l’homme l’opérait par nécessité ; et de là, ils sont tombés en des erreurs contraires. Car l’esprit humain a deux inclinations contraires. L’une vers le bien, à l’instigation de la raison ; et en la considérant, Jovinien prétendit que l’homme ne pouvait pas pécher. L’autre inclination est dans l’esprit de l’homme par les puissances inférieures, et surtout en tant qu’elles sont corrompues par le péché originel : par elle, l’esprit est incliné à élire les choses qui sont délectables selon le sens charnel. Et considérant cette inclination, les manichéens dirent que l’homme pèche nécessairement, et qu’il ne peut en aucune façon éviter le péché. Et ainsi, les uns et les autres, quoique par des voies contraires, sont tombés dans le même inconvénient de nier le libre arbitre ; en effet, l’homme ne sera pas doué de libre arbitre s’il est par nécessité poussé au bien ou au mal. Et que cela soit aberrant, est prouvé à la fois par l’expérience, par les enseignements des philosophes et par les divines Écritures, comme on l’a déjà montré dans une certaine mesure. C’est pourquoi Pélage se dressa en réaction à cela : voulant défendre le libre arbitre, il s’opposa à la grâce de Dieu en disant que l’homme pouvait éviter le péché sans la grâce de Dieu. Mais assurément, cette erreur contredit très ouvertement la doctrine évangélique, aussi a-t-elle été condamnée par l’Église.

 

La foi catholique, pour sa part, emprunta une voie médiane, sauvant la liberté de l’arbitre sans exclure pour autant la nécessité de la grâce. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, le libre arbitre étant une certaine puissance établie au-dessous de la raison et au-dessus de la puissance motrice exécutive, on trouve de deux façons qu’une chose est hors du pouvoir du libre arbitre. D’abord, parce qu’elle excède l’efficace de la motrice exécutive, qui opère au commandement du libre arbitre ; par exemple, voler n’est pas soumis au libre arbitre de l’homme, car cela excède la puissance motrice en l’homme. Ensuite, une chose peut être hors du pouvoir du libre arbitre parce qu’elle ne s’étend pas à l’acte même de la raison. En effet, puisque l’acte du libre arbitre est l’élection, qui suit le conseil, c’est-à-dire la délibération de la raison, le libre arbitre ne peut s’étendre à ce qui échappe à la délibération de la raison, comme c’est le cas des choses qui se présentent de façon non préméditée. Donc, de la première façon, commettre le péché ou l’éviteer n’excède pas le pouvoir du libre arbitre, car bien que l’accomplissement du péché au moyen d’un acte extérieur soit mené par l’exécution de la puissance motrice, cependant le péché est accompli dans la volonté même, avant l’exécution de l’œuvre, par le seul consentement. Par conséquent, le défaut de la puissance motrice n’empêche pas le libre arbitre de faire ou d’éviter le péché, quoiqu’il l’empêche parfois de l’exécuter, comme lorsque quelqu’un veut tuer, forniquer ou voler, mais ne le peut pas. Mais de la seconde façon, commettre le péché ou l’éviter peut excéder le pouvoir du libre arbitre, c’est-à-dire lorsqu’un péché se présente soudain et comme inopinément, et échappe ainsi à l’élection du libre arbitre, bien que le libre arbitre puisse le faire ou l’éviter, s’il dirigeait vers cela son attention ou son effort. Or de deux façons une chose se produit en nous comme inopinément.

 

D’abord par l’élan de la passion : en effet, le mouvement de colère ou de convoitise précède parfois la délibération de la raison. Et ce mouvement qui tend à l’illicite à cause de la corruption de la nature, est un péché véniel. Voilà pourquoi, dans l’état de nature corrompue, il n’est pas au pouvoir du libre arbitre d’éviter tous les péchés de ce genre, parce qu’ils échappent à son acte, bien qu’il puisse empêcher l’un de ces mouvements s’il s’efforce contre lui. Mais il n’est pas possible que l’homme s’efforce continuellement d’éviter de tels mouvements, à cause des occupations variées de l’esprit humain, et à cause de son nécessaire repos. Et cela se produit parce que les puissances inférieures ne sont pas totalement soumises à la raison comme elles l’étaient dans l’état d’innocence, quand il était très facile à l’homme d’éviter par le libre arbitre tous les péchés de ce genre et chacun d’eux, car aucun mouvement ne pouvait s’élever dans les puissances inférieures sans suivre le dictamen de la raison. Mais dans l’état présent, l’homme n’est pas ramené à cette rectitude par la grâce, pour parler en général ; mais nous attendons cette rectitude pour l’état de gloire. Voilà pourquoi, dans cet état de misère, après la réparation de la grâce, l’homme ne peut pas éviter tous les péchés véniels, bien que cela ne porte en rien préjudice à la liberté de l’arbitre.

 

Ensuite, une chose arrive en nous comme inopinément par l’inclination d’un habitus ; en effet, comme dit le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, « on fait preuve de plus de courage quand on se montre sans peur et sans trouble devant un péril surgi à l’improviste que devant un péril attendu ». En effet, l’opération vient d’autant plus de l’habitus qu’elle vient moins de la préméditation : car les choses attendues, c’est-à-dire connues d’avance, on les élira par la raison et la réflexion, sans habitus ; mais ce qui surgit à l’improviste est élu par un habitus. Et il ne faut pas comprendre que l’opération par l’habitus de vertu pourrait être tout à fait sans délibération, puisque la vertu est un habitus électif, mais que, pour celui qui a un habitus, la fin est déjà déterminée dans son élection ; par conséquent, chaque fois qu’une chose se présente comme accordée à cette fin, elle est aussitôt élue, à moins qu’elle ne soit empêchée par une délibération plus attentive et plus longue.

 

Or l’homme qui est dans le péché mortel adhère habituellement au péché. En effet, bien qu’il n’ait pas toujours l’habitus du vice, car un habitus n’est pas engendré par un acte unique de luxure, cependant la volonté de celui qui pèche, après avoir abandonné le bien immuable, a adhéré au bien transitoire comme à une fin, et la puissance et l’inclination d’une telle adhésion demeurent en elle jusqu’à ce qu’elle adhère de nouveau au bien immuable comme à une fin. Voilà pourquoi, lorsque se présente à un homme ainsi disposé une chose à faire qui convienne à l’élection précédente, il est soudain porté vers elle par l’élection, à moins qu’il ne se retienne lui-même par une longue délibération. Et cependant, qu’il élise ainsi soudainement cette chose ne l’excuse pas du péché mortel, qui a besoin d’une délibération : car pour le péché mortel, cette délibération suffit par laquelle on considère attentivement que ce qui est élu est péché mortel et contre Dieu. Mais cette délibération ne suffit pas à retirer celui qui est dans le péché mortel. En effet, quelqu’un n’est retiré de faire une chose vers laquelle il est incliné, que dans la mesure où elle lui est proposée comme mauvaise. Or celui qui a déjà répudié le bien immuable pour le bien transitoire, n’estime plus comme mal de se détourner du bien immuable, et en cela la notion de péché mortel est accompli ; il n’est donc pas retiré de pécher par le fait même qu’il remarque qu’une chose est péché mortel, mais il est nécessaire de poursuivre la considération plus avant jusqu’à parvenir à quelque chose qu’il ne puisse pas ne pas estimer mauvais, comme le malheur ou autre chose de ce genre.

 

Donc, avant que se produise en l’homme ainsi disposé une délibération aussi longue qu’il est requis pour qu’il évite le péché mortel, le consentement au péché mortel précède. Voilà pourquoi, si l’on suppose l’adhésion du libre arbitre au péché mortel, ou à une fin indue, il n’est pas en son pouvoir d’éviter tous les péchés mortels, bien qu’il puisse éviter chacun d’eux s’il s’efforce à l’encontre : car même s’il a évité l’un ou l’autre en se mettant à délibérer aussi longtemps qu’il est requis, il ne peut cependant pas faire que le consentement au péché mortel n’ait pas lieu parfois avant une telle délibération, puisqu’il est impossible que l’homme soit toujours, ni longtemps, dans une vigilance aussi grande qu’il est requis pour cela, à cause des nombreuses occupations de l’esprit humain. Or, il n’est éloigné de cette disposition que par la grâce, qui seule fait que l’esprit humain adhère par la charité au bien immuable comme à une fin.

 

Il ressort donc de ce qu’on a dit, que nous n’ôtons ni le libre arbitre, puisque nous disons que le libre arbitre peut éviter ou faire n’importe quel péché en particulier, ni non plus la nécessité de la grâce, puisque nous disons, d’une part, que l’homme ne peut éviter tous les péchés véniels, bien qu’il puisse éviter chacun d’eux — même si l’homme a la grâce, avant que celle-ci ne soit perfectionnée dans l’état de gloire — et ce, à cause du foyer de corruption ; et d’autre part, que l’homme en état de péché mortel, séparé de la grâce, ne peut éviter tous les péchés mortels, à moins que la grâce ne survienne, bien qu’il puisse éviter chacun d’eux, et ce, à cause de l’adhésion habituelle de la volonté à une fin désordonnée ; et saint Augustin compare ces deux choses à la courbure du tibia, d’où s’ensuit la nécessité de boiter.

 

Et ainsi se vérifient les sentences des docteurs, qui semblent différer sur ce sujet. Car certains d’entre eux disent que l’homme sans la grâce habituelle sanctifiante peut éviter le péché mortel, non toutefois sans le secours divin, qui par sa providence gouverne l’homme pour qu’il fasse le bien et évite le mal : cela est vrai, en effet, lorsqu’il voudra s’efforcer contre le péché ; d’où il se produit que chaque péché peut être évité. Mais d’autres disent que l’homme sans la grâce ne peut rester longtemps sans pécher mortellement ; et c’est assurément vrai dans la mesure où un homme habituellement disposé à pécher ne reste pas longtemps sans que s’offre soudain à lui quelque chose à opérer, et à cette occasion il tombe dans le consentement au péché mortel par l’inclination d’un habitus mauvais, puisqu’il n’est pas possible que l’homme soit longtemps vigilant, au point de mettre un soin suffisant à éviter le péché mortel.

 

Donc, comme les deux séries d’arguments concluent vrai en quelque façon et faux d’une autre façon, il faut répondre aux deux.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cette parole de l’Apôtre peut être entendue, suivant les diverses expositions, et du péché mortel, et du mal du péché mortel, dans la mesure où il parle en la personne de l’homme pécheur ; ou du mal du péché véniel quant aux premiers mouvements, dans la mesure où il parle en sa personne ou en celle des autres justes. Et des deux façons, il faut comprendre que, puisque la volonté naturelle tend à éviter de tout mal, l’homme pécheur ne peut faire en sorte, sans la grâce, d’éviter tous les péchés mortels, bien qu’il puisse éviter chacun d’eux ; et ainsi, il ne peut sans la grâce accomplir la volonté naturelle ; et il en est de même du juste relativement aux péchés véniels.

 

Il est impossible qu’un adulte soit dans le seul péché originel sans la grâce : car dès qu’il aura reçu l’usage du libre arbitre, s’il s’est préparé à la grâce, il aura la grâce ; sinon, la négligence elle-même lui sera imputée à péché mortel. L’argument susdit semble aussi supposer l’inconvénient auquel il conduit. En effet, s’il est possible qu’un adulte soit dans le seul péché originel, alors, s’il arrive qu’il meure dans l’instant même, il tiendra le milieu entre les bienheureux et ceux qui sont punis d’une peine sensible ; et c’est à cet inconvénient que conduit l’argument susdit. Cependant, pour ne pas s’arrêter à cela, il faut savoir qu’il y a dans le péché originel une aversion habituelle du bien immuable, puisque celui qui a le péché originel n’a pas le cœur uni à Dieu par la charité ; et ainsi, quant à l’aversion habituelle, il en est de même de celui qui est dans le péché originel et de celui qui est dans le péché mortel, quoique dans ce dernier cas il y ait en plus de cela une conversion habituelle à une fin indue. En outre, si quelqu’un échappe à la damnation par le libre arbitre, il ne s’ensuit pas qu’il puisse pour autant acquérir la gloire par les forces du libre arbitre : cela est plus grand, comme il ressort de ce qui a été dit de l’homme dans l’état d’innocence.

 

L’homme sans la grâce est vaincu par le péché, en sorte qu’il agit contre la loi ; car s’il peut éviter tel ou tel péché par des efforts contraires, il ne peut cependant pas les éviter tous, pour la raison déjà mentionnée.

 

L’exemple de la courbure, donné par saint Augustin, n’est pas analogue, à un certain point de vue : en effet, il n’est pas au pouvoir du tibia d’user de la courbure ou de ne pas en user, aussi est-il nécessaire que tout mouvement du tibia courbe soit une claudication ; tandis que le libre arbitre peut user ou non de sa courbure, et c’est pourquoi il n’est pas nécessaire qu’il pèche en tous ses actes, quels qu’ils soient, mais il peut parfois éviter le péché. En revanche, l’exemple est ressemblant en ce qu’il n’est pas possible de tous les éviter, comme on l’a dit.

 

Bien que le péché non détruit par la pénitence entraîne vers un autre péché par une inclination, cependant il n’est pas nécessaire que le libre arbitre obéisse toujours à cette inclination, mais il peut faire des efforts contre elle dans un acte particulier.

 

La crainte et la colère, en tant que passions, sont des péchés non pas mortels mais véniels, car elles sont des mouvements premiers.

 

 Les péchés sont appelés nécessaires, en tant qu’ils ne peuvent pas tous être évités, bien qu’ils puissent être évités en particulier.

 

Lorsque la chair convoite contre l’esprit, il y a un vice, mais de péché véniel.

 

 La nécessité de pécher soit véniellement soit mortellement accompagne celle de mourir, sauf pour des personnes privilégiées, à savoir, le Christ et la bienheureuse Vierge ; mais non la nécessité de pécher mortellement, comme on le voit bien dans le cas de ceux qui ont la grâce.

 

10° [Dans certaines éditions seulement :] On répond au dixième argument comme au septième. [En d’autres :] Cette intégrité amena l’homme à pouvoir éviter non seulement chaque péché, mais aussi tous les péchés ; mais cela n’est pas possible sans la grâce dans l’état présent.

 

11° La couronne est donnée à celui qui vainc totalement le diable et le péché. Mais celui qui évite un seul péché en persévérant dans un autre, étant esclave, n’est vainqueur qu’à un certain point de vue, il ne mérite donc pas la couronne.

 

12° La convoitise ne peut pas être comprise comme contraignant absolument le libre arbitre, car celui-ci est toujours libre de contrainte ; mais il est dit qu’elle contraint, à cause de la véhémence de l’inclination, à laquelle cependant on peut résister, quoique avec difficulté.

 

13° Le libre arbitre peut user d’un habitus ou ne pas en user. Il n’est donc pas nécessaire que l’on agisse toujours selon l’habitus ; mais on peut parfois agir contre l’habitus, quoique avec difficulté. Cependant, si l’habitus demeure, il ne peut arriver que l’on reste longtemps sans rien faire selon l’habitus.

 

14° Quand la grâce cesse, le libre arbitre peut par lui-même élire le mal ; il n’est cependant pas nécessaire que, sans la grâce sanctifiante, il élise toujours le mal.

 

15° De ce que l’on évite le péché, il ne s’ensuit pas que l’on vainque le monde, à moins d’être tout à fait exempt de péché, comme on l’a dit.

 

16° Un précepte a deux façons d’être observé. D’abord, de telle façon que son observation mérite la gloire ; et dans ce cas, nul ne peut sans la grâce observer le précepte susdit, ni les autres préceptes. Ensuite, de telle façon que son observation fait éviter la peine ; et en ce cas, il peut être observé sans la grâce sanctifiante. Il est observé de la première façon quand la substance de l’acte est accomplie avec le mode convenable, qu’apporte la charité ; et ainsi, le précepte susdit de la charité n’est pas tant un précepte que la fin du précepte et la forme des autres préceptes. Il est observé de la seconde façon quand la seule substance de l’acte est accomplie ; ce qui se produit en général en celui qui n’a pas l’habitus de charité : en effet, l’injuste aussi peut faire des choses justes, suivant le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique.

 

17° Cet argument est étranger à notre propos. En effet, à supposer que quelqu’un commette un nouveau péché lorsqu’en ne se préparant point à la pénitence il ne se fait pas miséricorde, il peut cependant éviter ce péché, puisqu’il peut se préparer. Toutefois, il n’est pas nécessaire que le pécheur commette un nouveau péché chaque fois qu’il omet de se faire miséricorde par la pénitence, mais c’est seulement lorsqu’il y est tenu par quelque cause spéciale.

 

18° L’homme vertueux peut ne pas aimer Dieu actuellement mais faire le contraire, comme cela est clair lorsqu’il pèche.

 

19° Bien que les habitus donnent toujours des actes semblables, cependant celui qui a un habitus peut accomplir un acte contraire à l’habitus, car il ne lui est pas nécessaire de toujours user de l’habitus.

 

20° Celui qui n’a pas la justice peut faire un acte de justice imparfait, qui consiste à faire des choses justes ; et ce, à cause des principes du droit naturel déposés dans la raison ; mais il ne peut pas faire un acte de justice parfait, qui consiste à faire justement des choses justes. Et ainsi, un injuste peut parfois se détourner du mal.

 

21° La parole du Maître ne doit pas être comprise en ce sens qu’il est nécessaire que l’homme en état de péché mortel succombe à n’importe quelle tentation ; mais en ce sens que, à moins d’être délivré du péché par la grâce, il tombera un jour en quelque péché mortel.

 

22° S’il nous est nécessaire de demander dans l’Oraison dominicale non seulement que les péchés passés nous soient remis, mais aussi que nous soyons délivrés des péchés futurs, c’est parce que, à moins que l’homme ne soit délivré par la grâce, il lui est nécessaire de tomber parfois dans le péché, de la façon susdite ; quoiqu’il puisse éviter tel ou tel par des efforts contraires.

 

23° Celui qui est abandonné par la lumière de la grâce doit nécessairement tomber un jour ; cependant, il n’est pas nécessaire qu’il succombe à n’importe quelle tentation.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Si le pécheur ne pouvait éviter le péché par des efforts contraires, cela porterait préjudice à la liberté ; mais il n’y a pas de préjudice à la liberté de l’arbitre, si l’homme ne peut faire en sorte d’être dans un constant souci de résister au péché ; or, si l’homme n’y prend pas garde, l’inclination habituelle l’entraîne vers ce qui convient à l’habitus.

 

Parce qu’il a la maîtrise de son acte, le libre arbitre peut, chaque fois qu’il s’y applique, ne pas user de son défaut propre. Mais parce qu’il lui est impossible de toujours y veiller, il s’ensuit parfois qu’il manque son acte.

 

Le péché ne se fait pas sans le consentement du libre arbitre ; mais le consentement suit l’inclination habituelle, sauf si une longue délibération le précède, comme on l’a dit.

 

On dit que l’homme est tombé non irrémédiablement, parce qu’il peut trouver remède avec l’aide de la grâce, quoique le pouvoir du libre arbitre n’y suffise pas.

 

Ne pas pouvoir pécher, et ne pas pouvoir ne pas pécher, sont contraires ; mais pouvoir pécher et ne pas pécher, est un moyen terme entre eux. L’argument suppose donc le faux.

 

Élire et délibérer ne portent que sur les choses qui sont en nous. Mais, comme il est dit au troisième livre de l’Éthique, les choses que nous faisons par des amis, nous les faisons en quelque sorte par nous-mêmes ; voilà pourquoi le libre arbitre peut exercer son élection et sa délibération non seulement sur les choses pour lesquelles son propre pouvoir suffit, mais aussi sur celles pour lesquelles il a besoin du secours divin.

 

 Un homme en état de péché mortel peut éviter tous les péchés mortels par le secours de la grâce ; il peut aussi éviter chacun d’eux par vertu naturelle, mais non tous ; voilà pourquoi il ne s’ensuit pas qu’il ne pèche pas en commettant le péché.

 

La nécessité de pécher n’implique pas une contrainte du libre arbitre. En effet, bien que l’homme ne puisse se soustraire à cette nécessité par lui-même, il peut cependant résister jusqu’à un certain point à la nécessité en question, en tant qu’il peut éviter chaque péché, mais non tous.

 

 Le péché est rendu quasi naturel au pécheur : en effet, l’habitus opère comme une certaine nature en celui qui l’a ; c’est pourquoi la nécessité qui vient d’un habitus se ramène à l’inclination naturelle.

 

10° Selon saint Augustin, une chose peut être nécessaire et cependant volontaire ; en effet, la volonté a nécessairement de l’aversion pour le malheur ; et ce, à cause de l’inclination naturelle à laquelle est assimilée l’inclination de l’habitus.

 

11° L’homme en état de péché ne peut aucunement se soustraire au péché déjà commis, sinon par le secours de la grâce, car il n’est affranchi du péché, qui s’accomplit dans l’aversion, que si son esprit adhère à Dieu par la charité, qui ne vient pas du libre arbitre mais est répandue dans le cœur des saints par l’Esprit Saint, comme il est dit en Rom. 5, 5.

Article 13 : Un homme en état de grâce peut-il éviter le péché mortel ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Nul n’est dans la nécessité de demander à Dieu ce qu’il peut par lui-même. Or, quelque grâce que l’on possède, on est dans la nécessité de demander à Dieu d’être délivré des péchés futurs ; c’est pourquoi l’Apôtre dit en 2 Cor. 13, 7, en s’adressant aux fidèles et aux saints : « Cependant nous prions Dieu que vous ne fassiez rien de mal. » Ceux qui ont la grâce ne peuvent donc pas éviter le péché.

 

Ceux qui ont la grâce sont dans la nécessité de dire l’Oraison dominicale. Or il est demandé en elle que l’homme persévère sans péché, suivant l’exposition de saint Cyprien, comme le rapporte saint Augustin au livre sur le Don de la persévérance. Celui qui a la grâce ne peut donc par lui-même éviter le péché.

 

La persévérance est un don du Saint-Esprit. Or, avoir les dons du Saint-Esprit n’est pas au pouvoir de celui qui a la grâce. Puis donc que s’abstenir du péché mortel jusqu’à la fin de la vie appartient à la persévérance, il semble que celui qui a la grâce ne puisse pas éviter le péché mortel.

 

Le vice du péché est à l’être de grâce ce que le néant est à l’être de nature. Or la créature qui a obtenu de Dieu l’être de nature, ne peut se conserver elle-même dans l’être de nature de telle sorte qu’elle ne retombe pas dans le néant, si elle n’est conservée par la main du Créateur. Un homme qui a obtenu la grâce ne peut donc par lui-même faire en sorte de ne pas tomber dans le péché mortel.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en 2 Cor. 12, 9 : « Ma grâce te suffit. » Or elle ne suffit pas, si, par elle, le péché mortel ne peut être évité. L’homme peut donc éviter le péché mortel par la grâce.

 

Cela se voit par les paroles du Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 25, où il s’exprime ainsi : « Après la réparation, l’homme, avant d’être confirmé, est pressé par la convoitise, mais il n’est pas vaincu ; et s’il est faible dans le mal, il a cependant la grâce dans le bien ; de sorte qu’il peut pécher, à cause de la liberté et de la faiblesse, et ne pas pécher mortellement, à cause de la liberté et du secours de la grâce. »

 

 

Réponse :

 

Ce n’est pas la même chose de dire que l’on peut s’abstenir du péché, et de dire que l’on peut persévérer jusqu’à la fin de la vie dans l’abstention du péché.

 

En effet, quand on dit que quelqu’un peut s’abstenir du péché, la puissance porte seulement sur une négation, c’est-à-dire qu’il peut ne pas pécher ; et n’importe quel homme en état de grâce le peut, s’agissant du péché mortel, car il n’y a en celui qui a la grâce aucune inclination habituelle vers le péché, il y a bien plutôt en lui une inclination habituelle à éviter le péché. Voilà pourquoi, quand une chose se présente à lui sous l’aspect de péché mortel, il s’en écarte par une inclination habituelle, à moins qu’il ne fasse des efforts contraires, en suivant ses convoitises ; cependant, il n’est pas dans la nécessité de suivre celles-ci, bien qu’il ne puisse éviter qu’un mouvement de concupiscence ne s’élève en précédant totalement l’acte du libre arbitre. Ainsi donc, parce qu’il ne peut pas faire qu’un mouvement de concupiscence ne prévienne pas totalement l’acte du libre arbitre, il ne peut éviter tous les péchés véniels. Mais parce qu’aucun mouvement du libre arbitre ne précède en lui la pleine délibération en l’entraînant au péché comme par l’inclination d’un habitus, pour cette raison il peut éviter tous les péchés mortels.

 

Mais quand on dit : « Celui-ci peut persévérer jusqu’à la fin de la vie dans l’abstention du péché », la puissance porte sur quelque chose d’affirmatif, c’est-à-dire que quelqu’un se pose en un état tel que le péché ne puisse exister en lui ; car l’homme ne pourrait, par un acte du libre arbitre, se rendre persévérant, que s’il se rendait impeccable. Or cela ne rentre pas au pouvoir du libre arbitre, car la vertu motrice exécutive ne s’y étend pas. Voilà pourquoi l’homme ne peut être pour lui-même une cause de persévérance, mais il est dans la nécessité de demander celle-ci à Dieu.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’Apôtre priait pour qu’ils ne fissent rien de mal, parce qu’ils ne pourraient pas suffisamment persévérer dans l’abstinence du mal sans l’aide du secours divin.

 

Il faut répondre de la même façon.

 

La persévérance a deux acceptions. En effet, elle est parfois une vertu spéciale ; et dans ce cas, elle est un certain habitus, dont l’acte consiste à avoir le propos d’opérer fermement. Et ainsi, tout homme qui a la grâce, a la persévérance, quoiqu’il ne persévère pas nécessairement jusqu’à la fin. On prend « persévérance » dans l’autre acception, lorsqu’elle est une certaine circonstance de la vertu, signifiant la permanence de la vertu jusqu’à la fin de la vie. Et dans ce cas, la persévérance n’est pas au pouvoir de celui qui a la grâce.

 

De même que, lorsque nous parlons de nature, nous n’excluons pas ce par quoi la nature est conservée dans l’être, de même, lorsque nous parlons de grâce, nous n’excluons pas l’opération divine conservant la grâce dans l’être ; car sans elle, nul ne peut persister, ni dans l’être de nature, ni dans l’être de grâce.

Article 14 : Le libre arbitre a-t-il un pouvoir sur le bien sans la grâce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Un précepte n’est pas donné pour une chose impossible ; c’est pourquoi saint Jérôme dit : « Maudit soit celui qui dit que Dieu a prescrit à l’homme quelque chose d’impossible. » Or il est prescrit à l’homme de faire le bien. L’homme peut donc faire le bien par le libre arbitre.

 

Nul ne doit être blâmé s’il ne fait pas ce qu’il ne peut pas faire. Or l’homme juste est blâmé s’il omet de faire le bien. L’homme peut donc faire le bien par le libre arbitre.

 

Par le libre arbitre, l’homme peut en quelque façon éviter le péché, au moins pour un acte particulier. Or éviter le péché est un bien. L’homme peut donc faire quelque bien par le libre arbitre.

 

Chaque réalité a plus de pouvoir sur ce qui lui est naturel que sur ce qui, pour elle, est contre nature. Or le libre arbitre est naturellement ordonné au bien, tandis que le péché est pour lui contre nature. Il a donc plus de pouvoir sur le bien que sur le mal. Or il a pouvoir sur le mal par lui-même. Donc à bien plus forte raison sur le bien.

 

La créature détient en soi la ressemblance du Créateur sous le rapport du vestige, et bien plus encore sous le rapport de l’image. Or le Créateur peut faire le bien par lui-même. Donc la créature aussi ; et surtout le libre arbitre, qui est « à l’image ».

 

Selon le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, c’est par les mêmes activités que la vertu est générée et corrompue. Or la vertu peut être corrompue par le libre arbitre, car le péché mortel, que l’homme peut faire par le libre arbitre, corrompt la vertu. L’homme a donc, par le libre arbitre, un pouvoir sur la génération du bien qu’est la vertu.

 

 Il est dit en 1 Jn 5, 3 : « ses commandements ne sont pas pénibles ». Or, ce qui n’est pas pénible, l’homme peut le faire par le libre arbitre. L’homme peut donc accomplir les commandements par le libre arbitre : ce qui est un très grand bien.

 

Selon Anselme au livre sur le Libre Arbitre, le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volonté pour elle-même » ; or on ne garde la droiture de volonté que si l’on agit bien. On peut donc faire le bien par le libre arbitre.

 

 La grâce est plus forte que le péché. Or la grâce ne lie pas le libre arbitre au point que l’homme ne puisse faire de péché. Le péché ne lie donc pas non plus le libre arbitre au point que l’homme en état de péché, sans la grâce, ne puisse faire le bien.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Rom. 7, 18 : « Le vouloir est à ma portée, mais non le pouvoir d’accomplir le bien. » L’homme ne peut donc pas faire le bien par le libre arbitre.

 

L’homme ne peut faire le bien que par un acte soit intérieur soit extérieur. Or le libre arbitre ne suffit pour aucun des deux, car, comme il est dit en Rom. 9, 16, « l’élection ne dépend ni de celui qui veut », c’est-à-dire du vouloir (qui se rattache à l’acte intérieur), « ni de celui qui court », c’est-à-dire de l’agitation (qui se rattache à l’acte extérieur), « mais de Dieu qui fait miséricorde ». Le libre arbitre sans la grâce ne peut donc nullement faire le bien.

 

À propos de ce passage de Rom. 7, 15 : « je fais le mal que je hais », la Glose dit : « Certes, l’homme veut naturellement le bien, mais la volonté est toujours dépourvue d’un tel effet, si elle applique son vouloir sans la grâce de Dieu. » L’homme sans la grâce ne peut donc effectuer le bien.

 

La conception du bien précède l’opération du bien, comme le montre clairement le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique. Or l’homme ne peut concevoir le bien par lui-même, car il est dit en 2 Cor. 3, 5 : « ce n’est pas que nous soyons par nous-même capables de concevoir quelque chose comme venant de nous-même ». L’homme ne peut donc pas opérer le bien par lui-même.

 

 

Réponse :

 

Aucune réalité n’agit au-delà de son espèce ; mais chaque réalité peut agir selon l’exigence de son espèce, puisque aucune réalité n’est privée de son action propre. Or il y a deux biens : un certain bien qui est proportionné à la nature humaine, et un autre qui passe le pouvoir de la nature humaine. Et ces deux biens, si nous parlons d’actes, ne diffèrent pas d’après la substance de l’acte, mais d’après le mode d’agir ; par exemple, l’acte de faire l’aumône est un bien proportionné aux forces humaines, dans la mesure où c’est par une certaine bienfaisance et un certain amour naturels que l’homme y est mû ; mais il passe le pouvoir de la nature humaine pour autant que l’homme y est conduit par la charité, qui unit l’esprit de l’homme à Dieu. Il est donc établi que le libre arbitre, sans la grâce, n’a pas de pouvoir sur le bien qui est au-dessus de la nature humaine ; et parce que l’homme mérite la vie éternelle par un tel bien, il est assuré que l’homme ne peut mériter sans la grâce. Mais le bien qui est proportionné à la nature humaine, l’homme peut l’accomplir par le libre arbitre ; c’est pourquoi saint Augustin dit que l’homme peut, par le libre arbitre, cultiver des champs, bâtir des maisons, et faire bien d’autres bonnes choses sans grâce agissante.

 

Mais, quoique l’homme puisse faire de tels biens sans la grâce sanctifiante, il ne peut cependant pas les faire sans Dieu, puisque aucune réalité ne peut exercer son opération naturelle sinon par la puissance divine, car la cause seconde n’agit que par la vertu de cause première, comme il est dit au livre des Causes. Et cela est vrai tant dans le cas des agents naturels que dans celui des agents volontaires. Cependant, ce n’est pas vrai de la même façon dans les deux cas. Dans les réalités naturelles, en effet, Dieu est cause de l’opération naturelle, en tant qu’il donne et conserve ce qui, dans la réalité, est le principe naturel de l’opération, d’où s’ensuit une opération déterminée par nécessité ; comme lorsqu’il conserve dans la terre la pesanteur, qui est le principe du mouvement vers le bas. La volonté de l’homme, en revanche, n’est pas déterminée à une opération unique, mais elle se rapporte indifféremment à plusieurs ; et ainsi, elle est d’une certaine façon en puissance, à moins d’être mue par quelque principe actif, que celui-ci lui soit représenté extérieurement, comme c’est le cas du bien appréhendé, ou qu’il opère intérieurement en elle, comme c’est le cas de Dieu lui-même, comme dit saint Augustin au livre sur la Grâce et le libre Arbitre, montrant de multiples façons que Dieu opère dans les cœurs des hommes. De plus, tous les mouvements extérieurs sont réglés par la divine providence, puisque Dieu lui-même juge que quelqu’un doit être stimulé au bien par telles ou telles actions. Si donc nous voulons appeler « grâce de Dieu » non pas un don habituel, mais la miséricorde même de Dieu, par laquelle il opère intérieurement le mouvement de l’esprit et ordonne les choses extérieures au salut de l’homme, alors l’homme ne peut pas faire un seul bien sans la grâce de Dieu. Mais dans le langage courant, on emploie le nom de grâce pour désigner un don habituel qui justifie.

 

Et ainsi, l’on voit clairement que les deux séries d’arguments concluent faux en quelque façon ; aussi doit-on répondre aux deux.

 

 

Réponse aux objections :

 

Ce que Dieu prescrit n’est pas, pour l’homme, impossible à garder, car à la fois il peut garder la substance de l’acte par le libre arbitre, et il peut garder par le don de la grâce — mais non par le seul libre arbitre — le mode par lequel cet acte est élevé au-dessus du pouvoir de la nature, c’est-à-dire en tant qu’il est fait par charité.

 

L’homme qui n’accomplit pas les préceptes est justement blâmé, car c’est par sa négligence qu’il n’a pas la grâce par laquelle il peut garder les commandements quant au mode, bien qu’il puisse néanmoins les garder quant à la substance par le libre arbitre.

 

En faisant un acte du genre des actes bons, l’homme évite le péché, quoiqu’il ne mérite pas la récompense ; voilà pourquoi, bien que l’homme puisse, par le libre arbitre, éviter quelque péché, il ne s’ensuit cependant pas qu’il ait pouvoir sur le bien méritoire par le seul libre arbitre.

 

Par le libre arbitre, l’homme a pouvoir sur le bien qui est connaturel à l’homme ; mais le bien méritoire est au-dessus de sa nature, comme on l’a dit.

 

Bien qu’il y ait dans la créature une ressemblance du Créateur, elle n’est cependant pas parfaite ; en effet, cela est propre au seul Fils ; voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que tout ce qui se trouve en Dieu se trouve dans la créature.

 

Le Philosophe parle de la vertu politique, qui s’acquiert par des actes, et non de la vertu infuse, qui seule est le principe de l’acte méritoire.

 

 Comme dit saint Augustin au livre sur la Nature et la Grâce, les préceptes de Dieu sont perçus comme faciles à l’amour, et comme pénibles à la crainte ; il ne s’ensuit donc pas que l’homme puisse les accomplir parfaitement, sinon l’homme qui a la charité ; mais celui qui ne l’a pas, bien qu’il puisse en accomplir un quant à la substance et avec difficulté, il ne peut cependant pas les accomplir tous, comme il ne peut pas non plus éviter tous les péchés.

 

Bien que le libre arbitre puisse garder la droiture qu’il a, cependant, quand il n’a pas la droiture, il ne peut pas la garder.

 

 Le libre arbitre n’a pas besoin de lien pour ne pas avoir de pouvoir sur le bien méritoire, parce que celui-ci dépasse sa nature ; de même que l’homme, même s’il n’est pas lié, ne peut pas voler.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

On voit clairement la solution des arguments en sens contraire, car ou ils valent pour le bien méritoire, ou ils montrent que l’homme ne peut faire aucun bien sans l’opération de Dieu.

Article 15 : L’homme peut-il sans la grâce se préparer à avoir la grâce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

 En vain l’homme est-il incité à ce qu’il ne peut pas faire. Or l’homme est incité à se préparer à la grâce : « Retournez-vous vers moi, et je me retournerai vers vous » (Zach. 1, 3). L’homme sans la grâce peut donc se préparer à la grâce.

 

 Il semble en être ainsi, d’après ce qu’on lit en Apoc. 3, 20 : « Si quelqu’un m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui. » Il semble donc qu’il appartienne à l’homme d’ouvrir son cœur à Dieu, ce qui est se préparer à la grâce.

 

 Selon Anselme, la cause pour laquelle on n’a pas la grâce n’est pas que Dieu ne la donne pas, mais qu’on ne la reçoit pas. Or il n’en serait pas ainsi, si l’homme ne pouvait sans la grâce se préparer à avoir la grâce. L’homme peut donc, par le libre arbitre, se préparer à la grâce.

 

Il est dit en Is. 1, 19 : « Si vous voulez m’écouter, vous serez rassasiés des biens de la terre » ; et ainsi, il est en la volonté de l’homme que celui-ci approche de Dieu et soit rempli de la grâce.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jn 6, 44 : « Personne ne peut venir à moi, si mon Père qui m’a envoyé ne l’attire. »

 

Il est dit au Ps. 42, 3 : « Répandez sur moi votre lumière et votre vérité ; elles me conduiront. »

 

Dans la prière, nous demandons à Dieu qu’il nous tourne vers lui, comme on le voit clairement au Ps. 84, 5 : « Convertissez-nous, ô Dieu notre Sauveur. » Or il ne serait pas nécessaire que l’homme demande cela, s’il pouvait par le libre arbitre se préparer à la grâce. Il semble donc qu’il ne le puisse pas sans la grâce.

 

 

Réponse :

 

Certains disent que l’homme ne peut se préparer à avoir la grâce que par quelque grâce gratuitement donnée.

 

Or, d’une part, il semble que ce ne soit pas vrai, si par « grâce gratuitement donnée » ils entendent quelque don habituel de la grâce, et ce pour deux raisons. D’abord parce que, si l’on affirme que la préparation à la grâce est nécessaire, c’est pour manifester une certaine raison, de notre côté, pour laquelle la grâce sanctifiante est donnée à certains et non à d’autres. Or si la préparation même à la grâce ne peut être sans quelque grâce habituelle, alors ou bien cette grâce est donnée à tous, ou bien non. Si elle est donnée à tous, elle ne semble pas être autre chose qu’un don naturel, car on ne trouve rien de commun à tous les hommes sinon ce qui est naturel ; et les choses naturelles peuvent elles-mêmes être appelées grâces, en tant qu’elles sont données par Dieu à l’homme sans mérites précédents. Et si elle n’est pas donnée à tous, il sera de nouveau nécessaire de revenir à la préparation, et de poser pour la même raison une autre grâce, et ainsi à l’infini ; il est donc meilleur de s’arrêter au premier cas. Ensuite, parce que « se préparer à la grâce » se dit en d’autres termes : « faire ce qui est en soi », comme on dit couramment que si l’homme fait ce qui est en lui, Dieu lui donne la grâce. Or, « être en quelqu’un » se dit de ce qui est en son pouvoir. Si donc l’homme ne peut, par le libre arbitre, se préparer à la grâce, « faire ce qui est en soi » ne sera pas « se préparer à la grâce ».

 

Mais d’autre part, si par « grâce gratuitement donnée » ils entendent la divine providence, par laquelle l’homme est miséricordieusement dirigé vers le bien, alors il est vrai que sans la grâce l’homme ne peut se préparer à avoir la grâce sanctifiante. Et cela se voit clairement par deux raisons. D’abord, parce qu’il est impossible que l’homme commence nouvellement une chose, s’il n’est rien qui le meuve ; ainsi le Philosophe montre-t-il au huitième livre de la Physique que les mouvements des êtres animés, après un repos, doivent être précédés d’autres mouvements par lesquels l’âme est stimulée à agir. Et ainsi, quand l’homme commence à se préparer à la grâce en tournant nouvellement sa volonté vers Dieu, il est nécessaire qu’il y soit amené par des actions extérieures, par exemple un avertissement extérieur, ou une maladie corporelle, ou quelque chose de semblable ; ou bien par quelque impulsion intérieure, selon que Dieu agit dans les esprits des hommes ; ou encore de l’une et l’autre façon. Or toutes ces choses sont procurées à l’homme par la miséricorde divine ; et ainsi, il se produit par la miséricorde divine que l’homme se prépare à la grâce. Ensuite, parce que n’importe quel mouvement de la volonté n’est pas une suffisante préparation à la grâce, de même que n’importe quelle douleur ne suffit pas pour la rémission du péché ; mais il est nécessaire qu’il y ait un mode déterminé. Et assurément, ce mode ne peut pas être connu de l’homme, puisque le don même de la grâce excède la connaissance de l’homme : en effet, le mode de préparation à la forme ne peut être connu sans que soit connue la forme elle-même. Or, chaque fois que, pour faire quelque chose, est requis un mode déterminé d’opération inconnu à l’opérant, l’opérant a besoin d’un gouvernant et d’un dirigeant. Il est donc clair que le libre arbitre ne peut se préparer à la grâce que s’il y est dirigé divinement. Et pour ces deux raisons, on cherche dans les Écritures par deux sortes de discours à fléchir Dieu pour qu’il opère en nous cette préparation à la grâce. D’abord, en demandant qu’il nous convertisse, comme s’il nous détournait de ce en quoi nous errons et nous tournait vers lui ; et ce, à cause de la première raison, comme lorsqu’il est dit : « Convertissez-nous, ô Dieu notre Sauveur. » Ensuite, en demandant qu’il nous dirige, comme lorsqu’il est dit : « Dirigez-moi dans votre vérité » ; et ce, à cause de la seconde raison.

 

 

Réponse aux objections :

 

Il nous semble nous-mêmes nous convertir à Dieu, parce que nous pouvons le faire, mais ce n’est pas sans le secours divin ; et c’est pourquoi nous lui demandons : « Convertissez-nous à vous, Seigneur, et nous nous convertirons » (Lam. 5, 21).

 

Nous pouvons ouvrir notre cœur à Dieu, mais non sans le secours divin ; et c’est pourquoi il est demandé à Dieu en 2 Macc. 1, 4 : « Que le Seigneur ouvre votre cœur à sa loi et à ses préceptes, et qu’il vous donne la paix. »

 

& Et il faut répondre ainsi aux autres arguments : car l’homme ne peut ni se préparer ni vouloir, si Dieu n’opère cela en lui, comme on l’a dit.

Question 25 : [La sensibilité]

 

Introduction

 

Article 1 : La sensualité est-elle une puissance cognitive ou seulement appétitive ?

Article 2 : La sensualité est-elle une seule puissance simple, ou est-elle divisée en plusieurs puissances, à savoir l’irascible et le concupiscible ?

Article 3 : L’irascible et le concupiscible sont-ils seulement dans l’appétit inférieur ou aussi dans le supérieur ?

Article 4 : La sensualité obéit-elle à la raison ?

Article 5 : Le péché peut-il exister dans la sensualité ?

Article 6 : Le concupiscible est-il plus corrompu et infecté que l’irascible ?

Article 7 : La sensualité peut-elle, en cette vie, être guérie de la corruption susdite ?

 

 

Article 1 : La sensualité est-elle une puissance cognitive ou seulement appétitive ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit une puissance cognitive.

 

Comme dit le Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 24, « ce que, dans notre âme, tu trouves de commun avec les bêtes, appartient à la sensualité ». Or les puissances sensitives cognitives nous sont communes avec les bêtes. Elles appartiennent donc à la sensualité.

 

Saint Augustin, au douzième livre sur la Trinité, dit que « le mouvement de l’âme sensitive, mouvement qui est tourné vers les sens corporels, nous est commun avec les animaux, et il est étranger à la raison qui s’adonne à la sagesse » ; ce qu’il expose en ajoutant ceci : « Les sens corporels en effet perçoivent les corps, tandis que la raison spirituelle qui s’applique à la sagesse a l’intelligence des réalités éternelles et immuables. » Or il appartient à la puissance cognitive de sentir les réalités corporelles. La sensualité, dont l’acte est le mouvement sensitif, est donc une puissance cognitive.

 

[Le répondant] disait que saint Augustin ajoute cela pour manifester les objets des sens : en effet, le mouvement de la sensualité est tourné vers les sens corporels en tant qu’il se tourne vers les réalités sensibles. En sens contraire : saint Augustin ajoute cela pour montrer comment la sensualité est étrangère à la raison. Or, vers les corps, que saint Augustin dit être les objets des sens, la raison se tourne aussi, l’inférieure en disposant et la supérieure en jugeant ; et de la sorte, la sensualité n’est pas rendue étrangère à la raison. Le propos de saint Augustin n’est donc pas celui que l’on disait.

 

Dans la progression du péché qui se fait en nous, comme saint Augustin le dit au même endroit, la sensualité tient la place du serpent. Or le serpent, dans la tentation de nos premiers parents, se comporta comme celui qui annonce et propose le péché ; et cela relève de la puissance cognitive et non de l’appétitive, car le propre de celle-ci est de se porter vers le péché. La sensualité est donc une puissance cognitive.

 

Saint Augustin dit au même livre que « la sensualité voisine avec la raison qui s’applique à la science ». Or elle ne voisinerait pas avec elle, si elle était seulement appétitive, puisque la raison qui s’applique à la science est cognitive : car alors, elle appartiendrait à un autre genre de puissances de l’âme. La sensualité est donc cognitive, et pas seulement appétitive.

 

La sensualité, selon saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, se distingue à la fois de la raison supérieure et de l’inférieure, en lesquelles l’appétit supérieur, qui est la volonté, est contenu ; sinon le péché mortel ne pourrait exister en elles. Or l’appétit inférieur ne se distingue pas de l’appétit supérieur comme une autre puissance, comme on le prouvera. la sensualité n’est donc pas l’appétit inférieur. Mais elle est une puissance inférieure de l’âme, comme cela ressort de sa définition. Elle est donc une puissance cognitive inférieure. Preuve de la mineure : une différence des objets par accident n’indique pas une différence des puissances par l’espèce. En effet, voir l’homme et voir l’âne ne divisent pas la vue, car l’homme et l’âne sont accidentels au visible en tant que tel. Or l’objet d’appétit appréhendé par le sens et celui qui l’est par l’intelligence — par là, semble-t-il, on distingue l’appétit supérieur de l’inférieur — sont accidentels à l’objet d’appétit en tant que tel, puisque l’objet d’appétit en tant que tel est le bien, auquel il est accidentel d’être appréhendé par le sens ou par l’intelligence. L’appétit inférieur n’est donc pas une puissance autre que le supérieur.

 

 [Le répondant] disait que les deux appétits susmentionnés se distinguent d’après le bien dans l’absolu et le bien à un moment donné. En sens contraire : l’appétit est au bien ce que l’intelligence est au vrai. Or le vrai dans l’absolu et le vrai à un moment donné, qui est contingent, ne divisent pas l’intelligence en deux puissances. On ne peut donc pas non plus diviser l’appétit en deux puissances d’après le bien dans l’absolu et le bien à un moment donné.

 

Le bien à un moment donné est le bien apparent, semble-t-il, tandis que le bien dans l’absolu est le vrai bien. Or l’appétit supérieur consent parfois au bien apparent, et l’appétit inférieur recherche parfois un vrai bien, comme les choses qui sont nécessaires au corps. Le bien à un moment donné et le bien dans l’absolu ne distinguent donc pas les appétits supérieur et inférieur ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 La puissance sensitive s’oppose à l’appétitive, comme le montre clairement le Philosophe au premier livre sur l’Âme, où il distingue cinq genres d’actions de l’âme, à savoir : nourrir, sentir, rechercher, se mouvoir selon le lieu et penser. Or la sensualité est contenue dans la puissance sensitive, comme son nom même le montre. La sensualité est donc une puissance non pas appétitive mais cognitive.

 

10° Lorsque la définition est commune, le défini est commun. Or la définition de la sensualité, que le Maître donne au deuxième livre des Sentences, dist. 24, convient à la raison inférieure, qui se tourne parfois vers les sens du corps et vers les choses qui appartiennent au corps. La raison inférieure et la sensualité sont donc une même chose. Or la raison est une puissance cognitive ; donc la sensualité aussi.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit dans la définition de la sensualité qu’elle est « un appétit des choses qui appartiennent au corps ».

 

Il y a péché lorsqu’on recherche, et non lorsqu’on ne fait que connaître. Or, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, il y a dans la sensualité quelque péché très léger. La sensualité est donc une puissance appétitive.

 

 

Réponse :

 

La sensualité ne semble pas être autre chose que la puissance appétitive de la partie sensitive : et l’on parle de « sensualité » comme d’une chose découlant du sens. En effet, le mouvement de la partie appétitive naît en quelque sorte de l’appréhension, car toute opération du principe passif a son origine dans le principe actif. Or l’appétit est une puissance passive, car il est mû par l’objet d’appétit, qui est un moteur non mû, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Et l’objet d’appétit ne meut l’appétit qu’une fois appréhendé. Donc, en tant que la puissance appétitive inférieure est mue par l’objet d’appétit appréhendé par le sens, son mouvement est appelé « sensuel », et la puissance elle-même est nommée « sensualité ».

 

Or cet appétit sensitif tient le milieu entre l’appétit naturel et l’appétit supérieur rationnel, que l’on nomme volonté. Et l’on peut le constater de la façon suivante. En n’importe quel objet d’appétit, deux choses peuvent être considérées : la chose même qui est recherchée, et la raison de l’appétibilité, comme le plaisir, l’utilité, ou quelque chose de ce genre.

 

L’appétit naturel tend donc vers la chose appétible elle-même, sans aucune appréhension de la raison de l’appétibilité : en effet, l’appétit naturel n’est rien d’autre qu’une certaine inclination de la réalité et une relation à une chose qui lui convient, comme une pierre se porte vers un lieu inférieur. Mais parce que la réalité naturelle est déterminée dans son être naturel, et que son inclination vers une chose déterminée est unique, aucune appréhension n’est exigée, qui distinguerait la chose appétible de la non appétible d’après la raison de l’appétibilité. Mais cette appréhension est présupposée en celui qui, en instituant la nature, a donné à chaque nature l’inclination propre qui lui convient.

 

L’appétit supérieur, en revanche, c’est-à-dire la volonté, tend directement vers la raison de l’appétibilité, dans l’absolu ; ainsi, la volonté recherche premièrement et principalement la bonté elle-même, ou l’utilité, ou quelque chose de ce genre ; et c’est secondairement qu’elle recherche telle ou telle chose, en tant que celle-ci participe à la raison susdite ; et ce, parce que la nature raisonnable a une capacité telle, qu’une inclination vers une seule chose déterminée ne lui suffirait pas, mais qu’elle a besoin de choses nombreuses et diverses ; voilà pourquoi son inclination va vers quelque chose de commun qui se trouve en plusieurs, et ainsi, elle tend par l’appréhension de cette chose commune vers la chose appétible en laquelle elle sait qu’une telle raison doit être recherchée.

 

Quant à l’appétit inférieur de la partie sensitive, qui est appelé sensualité, il tend vers la chose appétible elle-même, en tant que s’y trouve ce qui est la raison de l’appétibilité : en effet, il ne tend pas vers la raison même de l’appétibilité, car l’appétit inférieur ne recherche pas la bonté même, ni l’utilité ou le plaisir, mais cette chose utile ou cette chose délectable ; et en cela, l’appétit sensible est au-dessous de l’appétit rationnel ; mais parce qu’il ne tend pas seulement vers telle ou telle chose, mais vers tout ce qui lui est utile ou délectable, il est au-dessus de l’appétit naturel ; et c’est pourquoi il a besoin d’une appréhension qui distingue le délectable du non délectable. Et la preuve évidente de cette distinction est que l’appétit naturel a une nécessité à l’égard de la chose même vers laquelle il tend, comme le pesant recherche naturellement le lieu inférieur, tandis que l’appétit sensitif n’a pas de nécessité pour une chose avant qu’elle soit appréhendée sous l’aspect du délectable ou de l’utile, mais une fois appréhendé ce qui est délectable, il s’y porte par nécessité : en effet, la bête qui aperçoit une chose délectable ne peut pas ne pas la rechercher. La volonté, quant à elle, a une nécessité à l’égard de la bonté et de l’utilité elles-mêmes — c’est en effet par nécessité que l’homme veut le bien — mais elle n’a pas de nécessité à l’égard de telle ou telle chose, quelque bonne et utile qu’on l’appréhende ; et il en est ainsi, parce que chaque puissance a une certaine relation nécessaire avec son objet propre. Cela nous donne à entendre que l’objet de l’appétit naturel est cette chose en tant qu’elle est telle chose, tandis que celui de l’appétit sensitif est cette chose en tant qu’elle convient ou qu’elle est délectable, comme l’eau en tant qu’elle convient au goût, et non en tant qu’elle est eau ; et l’objet propre de la volonté est le bien lui-même dans l’absolu.

 

Et par conséquent, l’appréhension du sens et celle de l’intelligence diffèrent, car il appartient au sens d’appréhender ce coloré, alors qu’il appartient à l’intelligence d’appréhender la nature même de la couleur. Ainsi donc, on voit clairement que la volonté et la sensualité sont des appétits qui diffèrent par l’espèce, de même que cette chose bonne et la bonté même sont recherchées sous des rapports différents : car la bonté est recherchée pour elle-même, tandis que cette chose est recherchée en raison de quelque participation. Voilà pourquoi, de même que les choses participantes se disent par participation, comme cette chose est dite bonne d’après la bonté, de même l’appétit supérieur gouverne l’appétit inférieur, et de la même façon l’intelligence juge des choses que le sens appréhende.

 

Ainsi donc, l’objet propre de la sensualité est la chose bonne ou convenante pour celui qui sent ; et cela se réalise de deux façons. D’abord, parce que cette chose convient à l’être même de celui qui sent, comme la nourriture et la boisson, et les autres choses de ce genre ; ensuite, parce qu’elle convient au sens pour qu’il sente, comme la belle couleur convient à la vue pour qu’elle voie, et le son modéré convient à l’ouïe pour qu’elle entende, etc. Et le Maître caractérise complètement la sensualité, de la façon suivante : lorsqu’il dit qu’elle est « une certaine puissance inférieure de l’âme », sa distinction de l’appétit supérieur est signifiée ; et par ces mots : « de laquelle vient un mouvement qui est tourné vers les sens du corps », est montrée sa relation aux choses qui conviennent au sens pour qu’il sente ; et par ceux-ci : « et un appétit des choses qui appartiennent au corps », est montrée sa relation aux choses qui conviennent pour conserver l’être de celui qui sent.

 

 

Réponse aux objections :

 

De trois façons une chose appartient à la sensualité. D’abord comme ce qui est de l’essence de la sensualité ; et ainsi, seules les puissances appétitives appartiennent à la sensualité. Ensuite, comme ce qui est présupposé à la sensualité ; et ainsi, les puissances sensitives appréhensives appartiennent à la sensualité. Enfin, comme ce qui satisfait à la sensualité ; et ainsi, les puissances motrices exécutantes appartiennent à la sensualité. Et par conséquent, il est vrai que toutes les choses qui nous sont communes avec les bêtes relèvent en quelque façon de la sensualité, bien que toutes ne soient pas de l’essence de la sensualité.

 

Saint Augustin ajoute ces paroles pour expliquer quels sont les actes des sens extérieurs, vers lesquels est tourné le mouvement de la sensualité ; il ne dit pas que l’acte même de sentir les réalités corporelles soit le mouvement de sensualité.

 

La raison inférieure a un mouvement vers les sens du corps, mais non point à la façon dont les sens perçoivent leurs objets : car les sens perçoivent leurs objets particulièrement, tandis que la raison inférieure exerce son acte sur les réalités sensibles d’après une intention universelle. Mais la sensualité tend vers les objets des sens comme les sens eux-mêmes, c’est-à-dire particulièrement.

 

Dans la tentation de nos premiers parents, le serpent non seulement proposa quelque chose comme digne d’être recherché, mais encore il trompa en suggérant cela. Or l’homme n’aurait pas été trompé par la proposition d’un sensible délectable, si le jugement de la raison n’avait été lié par la passion de la partie appétitive ; et ainsi, la sensualité est une puissance appétitive.

 

Il est dit que la sensualité voisine avec la raison qui s’applique à la science, non quant au genre de puissance, mais quant aux objets : car l’une et l’autre se tournent vers les choses temporelles, quoique de façon différente, comme on l’a dit.

 

La diversité des appréhensions serait accidentelle aux puissances appétitives, si à la diversité des appréhensions n’était liée la diversité des choses appréhendées. Car le sens, qui ne porte que sur des particuliers, n’appréhende pas la bonté absolue, mais tel bien, tandis que l’intelligence, parce qu’elle porte sur des universels, appréhende la bonté absolue ; et c’est pourquoi l’appétit inférieur se différencie du supérieur, comme on l’a dit.

 

Le bien vers lequel se porte l’appétit sensible est le bien particulier, qui est considéré en un lieu et à un moment donnés, qu’il soit nécessaire ou contingent ; car voir le soleil, cela aussi est délectable à la vue, comme on le lit en Eccl. 11, 7, que ce soit un vrai bien ou un bien apparent.

 

On voit dès lors clairement la réponse au huitième argument.

 

La partie sensitive se prend de deux façons. Parfois, en tant qu’elle s’oppose à l’appétitive ; et dans ce cas, elle contient seulement les puissances appréhensives. Et de cette façon, la sensualité n’appartient à la partie sensitive que comme à ce qui est son origine, pour ainsi dire ; aussi peut-elle être nommée d’après elle. Mais parfois, on la prend en tant qu’elle comprend en soi et l’appétitive et la motrice, au sens où l’âme sensitive s’oppose à la rationnelle et à la végétative ; et dans ce cas, la sensualité est incluse dans la partie sensitive de l’âme.

 

10° La raison inférieure ne se tourne pas de la même façon que la sensualité vers les sens du corps ni vers les choses qui appartiennent au corps, comme on l’a déjà dit ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.

Article 2 : La sensualité est-elle une seule puissance simple, ou est-elle divisée en plusieurs puissances, à savoir l’irascible et le concupiscible ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle soit une seule puissance simple, non divisée en plusieurs puissances.

 

Dans la définition de la sensualité, il est dit qu’elle est « une certaine puissance inférieure de l’âme » ; or on ne dirait pas cela, si elle contenait en soi plusieurs puissances. Il semble donc qu’elle ne soit pas divisée en plusieurs puissances.

 

Une même puissance de l’âme « porte sur une seule contrariété, comme la vue porte sur le blanc et le noir », comme il est dit au deuxième livre sur l’Âme. Or le convenable et le nuisible sont contraires. La même puissance de l’âme se rapporte donc aux deux. Or le concupiscible se rapporte au convenable, tandis que l’irascible se rapporte au nuisible. La même puissance est donc irascible et concupiscible ; et ainsi, la sensualité n’est pas divisée en plusieurs puissances.

 

C’est par la même puissance que l’on s’éloigne d’un extrême et que l’on s’approche de l’autre, comme c’est en raison de la pesanteur que la pierre s’éloigne du lieu le plus élevé et s’approche du lieu le plus bas. Or, par la puissance irascible, l’âme s’éloigne du nuisible en le fuyant, tandis que par la puissance concupiscible elle s’approche du convenable en le convoitant. La même puissance de l’âme est donc irascible et concupiscible ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

L’objet propre de la joie est le convenable. Or la joie n’existe que dans le concupiscible. L’objet propre du concupiscible est donc le convenable. Or le convenable est l’objet de toute la sensualité, comme le montre bien la définition de la sensualité déjà exposée : car les choses qui appartiennent au corps sont les choses convenables pour le corps. Toute la sensualité n’est donc rien d’autre que le concupiscible. Donc, ou bien l’irascible et le concupiscible sont identiques, ou bien l’irascible n’appartient pas à la sensualité ; et en tout état de cause, on a ce qu’on cherchait, à savoir que la sensualité est une seule puissance simple.

 

[Le répondant] disait que l’objet de la sensualité est aussi le nuisible, ou le disconvenant, auquel s’étend l’irascible. En sens contraire : de même que le convenable est l’objet de la joie, de même le nuisible ou le disconvenant est l’objet de la tristesse. Or tant la joie que la tristesse sont dans le concupiscible. Donc, tant le convenable que le nuisible sont objets du concupiscible ; et ainsi, tout ce qui est objet de la sensualité est objet du concupiscible ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

L’appétit sensitif présuppose l’appréhension. Or c’est par la même puissance appréhensive que sont appréhendés le convenable et le nuisible. La même puissance appétitive se rapporte donc aux deux ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Selon saint Augustin, la haine est une colère invétérée. Or la haine est dans le concupiscible, comme il est prouvé au deuxième livre des Topiques, parce que l’amour est en celui-ci tandis que la colère est dans l’irascible. L’irascible et le concupiscible sont donc la même puissance : car sinon, la colère ne pourrait être dans les deux.

 

Ce qui, en l’âme, appartient à n’importe quelle puissance, ne requiert pas une puissance déterminée distincte des autres. Or convoiter appartient à n’importe quelle puissance de l’âme : cela ressort clairement de ce que n’importe quelle puissance de l’âme se délecte dans son objet, et le convoite. À la convoitise ne doit donc pas être ordonnée une puissance distincte des autres ; et ainsi, le concupiscible n’est pas une puissance autre que l’irascible.

 

Les puissances se distinguent par les actes. Or en n’importe quel acte de l’irascible est inclus un acte du concupiscible ; car la colère a la convoitise de la vengeance, et ainsi de suite. Le concupiscible n’est donc pas une puissance autre que l’irascible.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascène distingue l’appétit sensitif en irascible et concupiscible, et de même saint Grégoire de Nysse dans le livre qu’il écrit sur l’âme et ses puissances. Or l’appétit inférieur est la sensualité. La sensualité contient donc en soi plusieurs puissances.

 

Dans le livre sur l’Esprit et l’Âme, on distingue ces trois puissances motrices : la rationnelle, la concupiscible et l’irascible. Or la rationnelle est une puissance autre que l’irascible. L’irascible diffère donc aussi de la concupiscible.

 

Le Philosophe, au troisième livre sur l’Âme, pose dans l’appétit sensitif le désir et l’impulsion, c’est-à-dire l’irascible et le concupiscible, qui sont différents l’un de l’autre.

 

 

Réponse :

 

L’appétit appelé « sensualité » contient ces deux puissances, à savoir l’irascible et le concupiscible, qui sont des puissances différentes l’une de l’autre ; et cela peut se voir de la façon suivante. Car l’appétit sensitif a un certain rapport de convenance avec l’appétit naturel, en tant que l’un et l’autre tendent vers une chose qui convient au sujet.

 

Or il se trouve que l’appétit naturel tend vers deux choses, suivant les deux opérations de la réalité naturelle. L’une d’elles est celle par laquelle la réalité naturelle s’efforce d’acquérir ce qui conserve sa nature ; comme le lourd se meut vers le bas, afin d’y être conservé. L’autre est celle par laquelle la réalité naturelle détruit ses contraires par une qualité active ; et cela est assurément nécessaire au corruptible, car s’il n’avait pas une puissance par laquelle vaincre son contraire, il serait corrompu par lui. Ainsi donc, l’appétit naturel tend vers deux choses, à savoir : à obtenir ce qui convient à la nature et lui est ami, et à remporter une certaine victoire sur ce qui lui est adverse ; et la première s’effectue pour ainsi dire par mode de réception, tandis que la seconde s’effectue par mode d’action ; par conséquent, elles se ramènent à des principes différents, car recevoir et agir ne proviennent pas du même principe : le feu, par exemple, qui est porté vers le haut par sa légèreté, corrompt les contraires par sa chaleur.

 

De même, ces deux choses se rencontrent dans l’appétit sensitif : car l’animal, par la puissance appétitive, recherche ce qui lui convient et lui est ami, et ce par la puissance concupiscible, dont l’objet propre est ce qui est délectable selon le sens ; il cherche aussi à remporter une suprématie et une victoire sur les choses qui lui sont contraires, et ce par la puissance irascible ; et c’est pourquoi l’on dit que son objet est quelque chose d’ardu. Et ainsi, il est clair que l’irascible est une puissance autre que le concupiscible. Car une chose tient de ce qu’elle est délectable et de ce qu’elle est ardue des raisons d’appétibilité différentes, puisque ce qui est ardu sépare quelquefois de la délectation, et mêle à des choses qui attristent ; comme lorsque l’animal, laissant le plaisir auquel il s’adonnait, engage une lutte et n’en est pas retiré par les douleurs qu’il endure. De plus, l’un d’eux, le concupiscible, semble ordonné à la réception : en effet, celui-ci cherche à ce que son objet délectable lui soit uni ; mais l’autre, l’irascible, est ordonné à l’action, car c’est par une action qu’il surmonte ce qui lui est contraire ou nuisible, se plaçant au-dessus de cela à une certaine hauteur victorieuse. Or on trouve communément dans les puissances de l’âme que la réception et l’action relèvent de puissances différentes, comme on le voit bien dans le cas de l’intellect agent et de l’intellect possible. Et de là vient que, selon Avicenne, la force et la faiblesse du cœur appartiennent à l’irascible, comme à une puissance ordonnée à l’action, tandis que la dilatation et le serrement du cœur appartiennent au concupiscible, comme à une puissance ordonnée à la réception.

 

Il ressort donc de ce qu’on a dit, que l’irascible est en quelque sorte ordonné au concupiscible, comme son défenseur. En effet, s’il a été nécessaire à l’animal d’obtenir par l’irascible la victoire sur les adversités, c’était pour que le concupiscible s’emparât de son objet délectable sans en être empêché : la preuve en est que la lutte intervient entre les animaux pour les choses délectables que sont l’accouplement et la nutrition, comme il est dit au huitième livre sur les Animaux. Et de là vient que toutes les passions de l’irascible ont leur principe et leur fin dans le concupiscible : en effet, la colère commence par une tristesse infligée, qui est dans le concupiscible, et se termine, une fois la vengeance acquise, à la joie, qui est de nouveau dans le concupiscible ; et semblablement, l’espoir commence par le désir ou l’amour, et se termine dans la délectation.

 

Mais il faut savoir que, tant du côté des puissances appréhensives que du côté des appétitives de la partie sensitive, autre est ce qui convient à l’âme sensitive suivant sa nature propre, et autre ce qui lui convient en tant qu’elle a quelque petite participation à la raison, atteignant en son sommet le plus bas degré de celle-ci ; comme Denys, au septième chapitre des Noms divins, dit que la sagesse divine « allie l’extrémité inférieure d’un rang plus élevé et l’extrémité supérieure d’un rang subalterne ». De même, la puissance imaginative convient à l’âme sensitive suivant sa notion propre, car c’est en elle que sont mises de côté les formes reçues par le sens ; mais la puissance estimative, par laquelle l’animal appréhende les intentions non reçues par le sens, comme l’amitié ou l’inimitié, est dans l’âme sensitive en tant qu’elle participe quelque peu à la raison ; et c’est pourquoi l’on dit, au vu de cette estimation, que les animaux ont une certaine prudence, comme cela est clair au début de la Métaphysique ; ainsi le mouton fuit-il le loup, dont il n’a jamais senti l’inimitié. Et il en va de même du côté de la partie appétitive. Car, que l’animal recherche ce qui est délectable selon le sens — ce qui relève du concupiscible —, est conforme à la notion propre de l’âme sensitive ; mais que, ayant abandonné l’objet délectable, il recherche la victoire, qu’il obtient avec douleur — ce qui relève de l’irascible —, lui convient en tant qu’il atteint en quelque façon l’appétit supérieur ; aussi l’irascible est-il plus proche de la raison et de la volonté que le concupiscible. Et c’est pourquoi celui qui ne contient pas sa colère est moins honteux que celui qui ne contient pas sa convoitise, comme étant moins privé de raison, comme dit le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique.

 

On voit donc clairement, après ce qui a été dit, que l’irascible et le concupiscible sont des puissances différentes, et ce qu’est l’objet de l’un et de l’autre ; on voit aussi comment l’irascible aide le concupiscible, comment il est supérieur à celui-ci et plus digne que lui, comme c’est aussi le cas de l’estimative parmi les autres puissances appréhensives de la partie sensitive.

 

 

Réponse aux objections :

 

La sensualité est appelée puissance au singulier, car elle est une quant au genre, quoiqu’elle soit divisée en parties.

 

Tant le convenant, objet de délectation, que le nuisible, objet de tristesse, concernent le concupiscible, en tant que l’un est à fuir et l’autre à obtenir ; mais avoir une certaine hauteur au-dessus de l’un et de l’autre, en sorte que le nuisible puisse être surmonté et le délectable possédé avec une certaine sécurité, cela revient à l’irascible.

 

S’éloigner du nuisible et s’approcher du délectable, l’un et l’autre relèvent du concupiscible ; mais attaquer et vaincre ce qui peut être nuisible, c’est le propre de l’irascible.

 

& La réponse aux quatrième et cinquième argument est dès lors évidente : car le convenant est objet du concupiscible en tant qu’il est délectable, mais objet de toute la sensualité en tant qu’il est d’une quelconque façon expédient pour l’animal, soit par la voie de l’ardu, soit par la voie du délectable.

 

La même puissance appétitive concupiscible poursuit ce qui convient et fuit ce qui ne convient pas ; l’irascible et le concupiscible ne se distinguent donc pas d’après le convenant et le nuisible, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Lorsqu’il est dit que la haine est une colère invétérée, c’est une prédication par la cause et non par l’essence ; car les passions de l’irascible se terminent aux passions du concupiscible, comme on l’a dit.

 

Convoiter par un appétit animal, cela relève du seul concupiscible ; mais convoiter par un appétit naturel, relève de n’importe quelle puissance : car n’importe quelle puissance de l’âme est une certaine nature, et elle est naturellement inclinée vers quelque chose. Et il faut distinguer de la même façon à propos de l’amour et de la délectation, et des autres choses de ce genre.

 

Dans la définition des passions de l’irascible est posé un acte commun de la puissance appétitive, celui de rechercher ; mais aucun relevant du concupiscible, à moins qu’il ne soit principe ou terme, comme si l’on disait que la colère est un appétit de vengeance à cause d’un attristement précédent.

Article 3 : L’irascible et le concupiscible sont-ils seulement dans l’appétit inférieur ou aussi dans le supérieur ?

 

Objections :

 

Il semble qu’ils soient aussi dans le supérieur.

 

L’appétit supérieur s’étend à plus de choses que l’appétit inférieur, puisqu’il porte à la fois sur les réalités corporelles et sur les spirituelles. Si donc l’appétit inférieur est divisé en deux puissances, l’irascible et le concupiscible, à bien plus forte raison le supérieur doit-il lui aussi être divisé.

 

Toutes les puissances qui appartiennent à l’âme en elle-même, concernent la partie supérieure, car les puissances inférieures sont communes à l’âme et au corps. Or l’irascible et le concupiscible appartiennent à l’âme en elle-même : c’est pourquoi il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme : « L’âme possède ces puissances avant d’être mêlée au corps, car elles lui sont naturelles, et ne sont pas autre chose qu’elle-même. En effet, toute la substance de l’âme, pleine et parfaite, consiste dans ces trois choses que sont la rationnalité, la concupiscibilité et l’irascibilité. » L’irascible et le concupiscible appartiennent donc à l’appétit supérieur.

 

Selon le Philosophe, au livre sur l’Âme ainsi qu’au onzième livre de la Métaphysique, seule la partie rationnelle de l’âme est séparable du corps. Or l’irascible et le concupiscible demeurent dans l’âme séparée du corps, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme. L’irascible et le concupiscible appartiennent donc à la partie rationnelle.

 

L’image de la Trinité doit être cherchée dans la partie supérieure de l’âme. Or, selon certains, l’image est reconnue dans le rationnel, l’irascible et le concupiscible. L’irascible et le concupiscible appartiennent donc à la partie supérieure.

 

On dit que la charité est dans le concupiscible, tandis que l’espérance est dans l’irascible. Or la charité et l’espérance ne sont pas dans l’appétit sensitif, qui ne peut s’étendre aux réalités immatérielles. L’irascible et le concupiscible ne sont donc pas seulement dans l’appétit inférieur, mais aussi dans le supérieur.

 

On appelle « puissances humaines » celles que l’homme a de plus que les autres animaux, et qui appartiennent à la partie supérieure de l’âme. Or, deux irascibles sont distingués par des maîtres : l’humain et le non humain ; et de même pour le concupiscible. Les puissances susdites ne sont donc pas seulement dans l’appétit inférieur, mais aussi dans le supérieur.

 

Les opérations des puissances sensitives tant appréhensives qu’appétitives ne demeurent pas dans l’âme séparée, car elles s’exercent au moyen d’organes corporels ; sinon l’âme sensitive, chez les bêtes, serait incorruptible, puisqu’elle serait capable d’avoir son opération par elle-même. Or, dans l’âme séparée, la joie et la tristesse demeurent, ainsi que l’amour et la crainte, et d’autres choses de ce genre qui sont attribuées à l’irascible et au concupiscible. L’irascible et le concupiscible ne sont donc pas seulement dans la partie sensitive, mais aussi dans l’intellective.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascène, saint Grégoire de Nysse et le Philosophe affirment qu’ils sont seulement dans l’appétit sensitif.

 

 

Réponse :

 

Puisque l’acte des parties appétitives présuppose l’acte des appréhensives, la distinction des appétitives entre elles est aussi, en quelque façon, semblable à la distinction des appréhensives. Or, parmi les puissances appréhensives, nous trouvons que l’appréhensive supérieure demeure une et indivise vis-à-vis des choses par rapport auxquelles les appréhensives inférieures se distinguent ; en effet, c’est par une seule puissance intellective que nous connaissons tous les sensibles quant à leurs natures, par rapport auxquelles les puissances sensitives se distinguent. C’est pourquoi, suivant saint Augustin, extérieurement, ce qui voit et ce qui entend sont différents ; mais intérieurement, dans l’intelligence, c’est le même. Et il en va de même pour les appétitives : l’appétitive supérieure est unique pour tous les objets d’appétit, bien que les appétitives inférieures se distinguent par rapport aux différents objets d’appétit.

 

Et des deux côtés, la raison en est que la puissance supérieure a un objet universel, tandis que les puissances inférieures ont des objets particuliers. Or de nombreuses choses conviennent par soi aux réalités particulières, mais se rapportent par accident à l’universel. Aussi, puisque ce n’est pas la différence accidentelle qui diversifie l’espèce mais seulement celle qui est par soi, les puissances inférieures sont-elles trouvées distinctes selon l’espèce, tandis que la puissance supérieure demeure indivise ; par exemple, on voit clairement que l’objet de l’intelligence est la quiddité, donc la même puissance d’intelligence s’étend à tout ce qui a une quiddité, et elle n’est pas diversifiée par des différences qui ne diversifient pas la notion de quiddité. Mais parce que l’objet du sens est le corps, qui est de nature à mouvoir un organe du sens, il est nécessaire que les puissances se diversifient d’après les diverses raisons formelles de mouvement ; ainsi la puissance de vision est-elle autre que celle d’audition, car la couleur et le son meuvent le sens sous des rapports différents. Et il en va de même du côté des appétitives : car l’objet de l’appétit supérieur, comme on l’a dit, est le bien dans l’absolu, tandis que l’objet de l’appétit inférieur est la réalité profitable en quelque façon à l’animal. Or l’ardu et le délectable ne sont pas convenables pour l’animal suivant la même notion, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit. Par là, donc, se diversifie essentiellement l’objet de l’appétit inférieur, mais non l’objet de l’appétit supérieur, qui tend vers le bien dans l’absolu, quel qu’en soit le mode.

 

Il faut cependant savoir que, de même que l’intelligence a une opération touchant les mêmes choses que le sens, mais d’une façon plus élevée, puisqu’elle connaît universellement et immatériellement ce que le sens connaît matériellement et particulièrement, de même l’appétit supérieur a une opération concernant les mêmes choses que les appétits inférieurs, quoique d’une façon plus élevée. Car les appétits inférieurs tendent vers leurs objets matériellement et avec quelque passion corporelle — et les noms d’irascible et de concupiscible sont donnés d’après ces passions —, tandis que l’appétit supérieur a des actes semblables à l’appétit inférieur, mais sans aucune passion. Et ainsi, les opérations de l’appétit supérieur reçoivent parfois le nom des passions : par exemple, la volonté de vengeance est appelée colère, et le repos de la volonté sur un objet de dilection est appelé amour. Et pour la même raison, la volonté elle-même, qui produit ces actes, est parfois appelée irascible et concupiscible, non toutefois proprement, mais par une certaine ressemblance ; ni de telle sorte qu’il y ait, dans la volonté, des puissances différentes semblables à l’irascible et au concupiscible.

 

 

Réponse aux objections :

 

Bien que l’appétit supérieur s’étende à plus de choses que l’inférieur, cependant, parce qu’il a pour objet propre le bien universel, il n’est pas divisé en plusieurs puissances.

 

Ce livre n’est pas de saint Augustin, et il n’est pas nécessaire de le recevoir comme une autorité ; cependant, on peut dire qu’il raisonne sur l’irascible et le concupiscible dits par mode de ressemblance ; ou bien il envisage l’origine des puissances : car toutes les puissances sensitives découlent de l’essence de l’âme.

 

Sur les puissances sensitives de l’âme, il y a deux opinions. En effet, certains disent qu’elles demeurent quant à leur essence dans l’âme séparée ; d’autres, qu’elles demeurent dans l’essence de l’âme comme dans une racine. Et de quelque façon que l’on s’exprime, l’irascible et le concupiscible ne demeurent pas autrement que les autres puissances sensitives ; c’est pourquoi, dans le livre susmentionné, il est dit aussi que l’âme, en s’éloignant du corps, entraîne avec soi le sens et l’imagination.

 

Saint Augustin, au livre sur la Trinité, découvre de nombreux modes de la Trinité dans notre âme, en lesquels il y a quelque ressemblance de la Trinité incréée, bien que la vraie notion de l’image soit seulement dans l’esprit ; et en raison de la ressemblance susdite, quelques-uns posent l’image dans le rationnel, l’irascible et le concupiscible, bien que ce ne soit pas au sens propre.

 

La charité et l’espérance ne sont pas dans l’irascible et le concupiscible, à proprement parler, puisque la dilection de la charité et l’attente de l’espérance sont sans passion. Mais la charité est dite être dans le concupiscible, en tant qu’elle est dans la volonté, et que celle-ci a des actes semblables au concupiscible ; et pour une semblable raison, on dit que l’espérance est dans l’irascible.

 

L’irascible et le concupiscible sont appelés humains ou rationnels, non par essence, comme s’ils appartenaient à la partie supérieure, mais par participation, en tant qu’ils obéissent à la raison et participent à son gouvernement, comme dit saint Jean Damascène.

 

La joie et la crainte, qui sont des passions, ne demeurent pas dans l’âme séparée, puisqu’elles s’accomplissent avec un changement corporel ; mais les actes de la volonté semblables à ces passions demeurent.

Article 4 : La sensualité obéit-elle à la raison ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est dit en Rom. 7, 15 : « Car je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais. » Or cela est dit, comme l’expose une certaine glose, à cause du mouvement de la sensualité. La sensualité n’obéit donc pas à la volonté ni à la raison.

 

Il est dit au même endroit (7, 23) : « Je sens dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit. » Or cette loi est la concupiscence. Elle combat donc contre la loi de l’esprit, c’est-à-dire contre la raison ; et ainsi, elle ne lui obéit pas.

 

Les puissances appétitives sont ordonnées entre elles comme le sont les appréhensives. Or l’intelligence n’a pas en son pouvoir les actes des sens extérieurs : en effet, l’intelligence ne décide pas tout ce que nous voyons ou entendons. Les mouvements de la sensualité ne sont donc pas non plus au pouvoir de l’appétit rationnel.

 

En nous, les principes naturels ne sont pas soumis à la raison. Or la sensualité tend par un élan naturel vers son objet d’appétit. Le mouvement de la sensualité n’est donc pas soumis à la raison.

 

Les mouvements de la sensualité sont les passions de l’âme, pour lesquelles sont requises des dispositions corporelles déterminées, comme le note Avicenne : pour la colère, par exemple, un sang chaud et subtil ; pour la joie, un sang tempéré. Or la disposition corporelle n’est pas soumise à la raison. Donc le mouvement de la sensualité non plus.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascène dit que l’irascible et le concupiscible, qui sont les parties de la sensualité, participent en quelque façon à la raison. Le mouvement de la sensualité est donc, lui aussi, au pouvoir de la raison. Cette même conclusion se trouve dans les paroles du Philosophe au premier livre de l’Éthique, et dans saint Grégoire de Nysse.

 

 

Réponse :

 

Dans la série des mobiles et des moteurs, il faut parvenir à un premier qui se meut lui-même, et par lequel est mû ce qui n’est pas mû par soi ; car tout ce qui est par autre chose se ramène à ce qui est par soi, comme on le lit au huitième livre de la Physique. Par conséquent, puisque la volonté se meut elle-même étant donné qu’elle est maîtresse de son acte, il est nécessaire que les autres puissances, qui ne se meuvent pas elles-mêmes, soient mues par elle en quelque façon. Or, chacune des autres puissances a d’autant plus de part au mouvement de la volonté qu’elle s’en approche davantage. Les puissances appétitives inférieures elles-mêmes, étant très proches de la volonté, lui obéissent donc quant à leurs actes principaux, tandis que les autres puissances plus éloignées, comme la nutritive et la générative, sont mues par la volonté quant à quelques-uns de leurs actes extérieurs. Or les appétitives inférieures, qui sont l’irascible et le concupiscible, sont soumises à la raison de trois façons.

 

D’abord du côté de la raison elle-même ; en effet, puisque la même réalité, considérée sous divers aspects, peut être rendue délectable ou redoutable, la raison oppose à la sensualité par le moyen de l’imagination quelque réalité sous l’aspect du délectable ou de l’attristant, comme bon lui semble ; et ainsi, la sensualité est mue à la joie ou à la tristesse. Et c’est pourquoi le Philosophe dit au premier livre de l’Éthique que « la raison pousse aux meilleures actions ».

 

Ensuite du côté de la volonté ; en effet, il en est ainsi, dans les puissances ordonnées et reliées entre elles, que le mouvement qui anime l’une d’elles, surtout si c’est la supérieure, rejaillit sur l’autre. C’est pourquoi, lorsque le mouvement de la volonté se porte sur une chose par l’élection, l’irascible et le concupiscible suivent le mouvement de la volonté. Aussi est-il dit au troisième livre sur l’Âme que l’appétit meut l’appétit, c’est-à-dire le supérieur l’inférieur, comme une sphère meut une autre sphère parmi les corps célestes.

 

Enfin, du côté de la puissance motrice exécutive ; en effet, de même que dans une armée la marche au combat dépend du commandement du général, de même en nous la puissance motrice ne meut les membres qu’au commandement de ce qui domine en nous, c’est-à-dire de la raison, quel que soit le mouvement qui a lieu dans les puissances inférieures. Ainsi la raison réprime-t-elle l’irascible et le concupiscible, afin qu’ils ne passent pas à l’acte extérieur ; et c’est pourquoi il est dit en Gen. 4, 7 : « Ta concupiscence sera sous toi. »

 

Et ainsi, l’on voit clairement que le concupiscible et l’irascible sont soumis à la raison ; et de même pour la sensualité, bien que le nom de sensualité concerne ces puissances non en tant qu’elles ont part à la raison, mais d’après la nature de la partie sensitive. Par conséquent, la soumission à la raison ne se dit pas aussi proprement de la sensualité que de l’irascible et du concupiscible.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cette parole de l’Apôtre signifie qu’il n’est pas en notre pouvoir d’empêcher universellement tous les mouvements désordonnés de la sensualité ; bien que nous puissions empêcher chacun d’eux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

La sensualité, autant qu’il est en elle, combat contre la raison ; cependant la raison peut la réprimer, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Les puissances appréhensives inférieures obéissent à la supérieure, comme cela est clair dans le cas de l’imagination et des autres sens intérieurs ; mais si le sens extérieur n’obéit pas à l’intelligence, cela vient de ce qu’il a besoin, pour sentir, de la réalité sensible, sans laquelle il ne peut passer à l’acte.

 

L’appétitive inférieure ne tend naturellement vers une autre réalité qu’après que celle-ci lui est proposée sous l’aspect de son objet propre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Puis donc qu’il est au pouvoir de la raison de proposer une seule et même chose sous divers aspects, par exemple une nourriture comme délectable et comme mortelle, la raison peut mouvoir la sensualité vers différents actes.

 

La disposition corporelle relative au tempérament du corps n’est pas soumise à la raison ; mais cela n’est pas requis pour que les passions susdites existent en acte, par contre il est nécessaire que l’homme soit enclin à celles-ci. Quant à la transmutation actuelle du corps — comme la montée du sang vers le cœur, ou autre chose de ce genre, qui accompagne actuellement de telles passions —, elle suit l’imagination, et par conséquent est soumise à la raison.

Article 5 : Le péché peut-il exister dans la sensualité ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Selon saint Augustin, « on ne pèche jamais que par la volonté ». Or la sensualité est distincte de la volonté. Le péché n’existe donc pas dans la sensualité.

 

Dans l’âme séparée, les péchés demeurent. Or la sensualité ne demeure pas dans l’âme séparée, puisqu’elle est une puissance du composé. Donc, etc.

 

Son acte s’exerce au moyen du corps. Or le sujet de la puissance est aussi le sujet de l’acte, suivant le Philosophe au livre sur le Sommeil et la Veille. Le péché n’existe donc pas dans la sensualité.

 

Selon saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu, il est une chose qui agit et n’est pas agi, tel Dieu, et le péché n’existe pas en lui ; il y en a une qui agit et est agie, la volonté, en laquelle il est avéré que le péché existe ; et il y a quelque chose qui est agi et n’agit pas, telle la sensualité. Le péché n’existe donc pas non plus en elle.

 

[Le répondant] disait que le péché peut exister dans la sensualité par le fait même que la raison peut empêcher son mouvement. En sens contraire : dans le fait que la raison puisse empêcher et n’empêche pas, est représenté le consentement interprétatif de la raison ; et assurément, celui-ci ne suffit pas pour le péché, puisqu’il ne suffit pas pour le mérite sans consentement exprès : car Dieu est plus enclin à faire miséricorde qu’à punir, comme dit une certaine glose au début du livre de Jérémie. Donc cet argument non plus ne permet pas de dire que le péché est dans la sensualité.

 

« Nul ne pèche en ce qu’il ne peut éviter. » Or nous ne pouvons pas éviter que les mouvements de la sensualité soient désordonnés : en effet, comme dit saint Augustin, parce que l’homme « n’a pas voulu éviter le mal quand il l’aurait pu », il lui fut infligé « d’en perdre le pouvoir quand il le voudrait ». Le péché n’existe donc pas dans la sensualité.

 

 Quand le mouvement de la sensualité va vers quelque chose de licite, il n’y a pas de péché ; comme lorsque l’époux est mû vers son épouse. Or la sensualité ne discerne pas entre le licite et l’illicite. Il n’y aura donc pas non plus de péché quand elle est mue vers l’illicite.

 

La vertu et le vice sont contraires. Or la vertu ne peut exister dans la sensualité. Donc le vice non plus.

 

 Le péché est en ce à quoi il est imputé. Or le péché n’est pas imputé à la sensualité, puisqu’elle n’est pas maîtresse de son acte, mais à la volonté. Le péché n’existe donc pas dans la sensualité.

 

10° Ce qui est matériel dans le péché mortel peut exister dans la sensualité ; et cependant, nous ne disons pas que le péché mortel y existe, car ce qui est formel dans le péché mortel n’existe pas en elle. Or ce qui est formel dans le péché véniel, c’est-à-dire la privation de l’ordre dû, n’existe pas dans la sensualité, mais dans la raison, à laquelle il revient d’ordonner. Le péché véniel n’existe donc pas dans la sensualité.

 

11° Si l’aveugle qui est conduit par un voyant tombe dans une fosse, ce n’est pas le péché de l’aveugle, mais du voyant. Puis donc que la sensualité est quasiment aveugle à l’égard des réalités divines, si elle tombe dans l’illicite, ce ne sera pas son péché, mais celui de la raison, qui doit la gouverner.

 

12° De même que la sensualité est en quelque sorte gouvernée par la raison, de même aussi les membres extérieurs ; et pourtant, nous ne disons pas que le péché existe en ceux-ci. Donc dans la sensualité non plus.

 

13° La disposition et la forme sont dans le même sujet, car les actes des principes actifs sont dans le patient bien disposé. Or le péché véniel est une disposition au mortel. Puis donc que le péché mortel ne peut exister dans la sensualité, le véniel non plus.

 

14° L’acte de fornication est plus proche de la sensualité que de la raison. Si donc le péché pouvait exister dans la sensualité, ce serait le péché mortel, celui de fornication ; et puisque cela est faux, il semble que le péché ne puisse exister en elle.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit : « Le péché existe, puisque “la chair convoite contre l’esprit”. » Or cette convoitise de la chair appartient à la sensualité. Le péché peut donc exister en elle.

 

Le Maître dit, au deuxième livre des Sentences, dist. 24, qu’il y a un péché véniel dans la sensualité.

 

 

Réponse :

 

Le péché n’est rien d’autre qu’un acte manquant à l’ordre droit, qui devait exister ; et telle est l’acception de « péché » dans le domaine de la nature et dans celui de l’art, comme dit le Philosophe au deuxième livre de la Physique. Mais quand l’acte défaillant est moral, c’est alors que le péché est mortel. Or un acte est moral parce qu’il est en quelque sorte en nous : alors, en effet, lui est due la louange ou le blâme ; voilà pourquoi l’acte qui est parfaitement en notre pouvoir, est parfaitement moral ; et en lui peut se trouver la notion de péché mortel, comme c’est le cas des actes que la volonté élicite ou commande.

 

Or l’acte de sensualité n’est pas parfaitement en notre pouvoir, étant donné qu’il prévient le jugement de la raison ; cependant, il est en quelque façon en notre pouvoir, en tant que la sensualité est soumise à la raison, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Voilà pourquoi son acte atteint le genre des actes moraux, mais imparfaitement. Dans la sensualité, par conséquent, ne peut exister le péché mortel, qui est le péché parfait, mais seulement le véniel, en lequel se trouve la notion imparfaite de péché mortel.

 

 

Réponse aux objections :

 

Il y a deux sujets pour une chose : le premier, et le secondaire ; par exemple, la surface est le sujet premier de la couleur, et le corps le sujet secondaire, en tant qu’il est placé sous la surface. Semblablement, on dit que le sujet premier du péché est la volonté ; la sensualité, quant à elle, est le sujet du péché en tant qu’elle participe en quelque façon à la volonté.

 

Les notes des péchés demeurent dans la conscience, quelle que soit la puissance qui les a commis ; donc supposé, comme cela a été dit, que la sensualité ne demeure aucunement, le péché de la sensualité peut demeurer. Quant à cette question, à savoir si la sensualité demeure, elle doit être traitée ailleurs.

 

L’acte de la sensualité est en nous en quelque façon, non à cause de la nature de la sensualité, mais en tant que les puissances de la sensualité sont rationnelles par participation.

 

Bien qu’agir n’appartienne pas à la sensualité considérée en elle-même, cependant cela lui appartient en tant qu’elle participe en quelque façon à la raison.

 

On ne dit pas que le péché existe dans la sensualité à cause du consentement interprétatif de la raison : en effet, quand le mouvement de la sensualité prévient le jugement de la raison, il n’y a de consentement ni interprétatif ni exprès ; mais par le fait même que la sensualité peut être soumise à la raison, son acte, bien qu’il prévienne la raison, est un péché. Il faut cependant savoir que, bien que le consentement interprétatif suffise parfois pour le péché, il n’est cependant pas nécessaire qu’il suffise pour le mérite : en effet, plus de conditions sont requises pour le bien que pour le mal, puisque le mal résulte de défauts particuliers, tandis que le bien procède d’une cause entière et totale, comme dit Denys au quatrième livre des Noms divins.

 

Nous pouvons certes éviter chacun des péchés de sensualité, mais pas tous, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit dans une autre question.

 

 Lorsque quelqu’un approche de son épouse par concupiscence, pourvu qu’il n’excède pas les limites du mariage, il y a péché véniel ; on voit donc clairement que, dans l’époux, le mouvement même de la concupiscence prévenant le jugement de la raison est péché véniel. Mais si la raison détermine ce qu’il est licite de convoiter, même si la sensualité se porte vers cela, il n’y aura aucun péché.

 

La vertu morale existe dans les puissances de la sensualité, c’est-à-dire dans l’irascible et le concupiscible, comme le montre le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, où il dit que la tempérance et la force appartiennent aux parties irrationnelles. Mais parce que le nom de sensualité désigne ces puissances quant à l’inclination naturelle au sens, qui va au contraire de la raison, et non en tant qu’elles ont part à la raison, on dit plus proprement que le vice est dans la sensualité, et la vertu dans l’irascible et le concupiscible. Cependant, le péché qui est dans la sensualité ne s’oppose pas à la vertu ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 Tout péché est imputé à l’homme en tant qu’il a une volonté ; et cependant, on dit que le péché est en quelque sorte dans la puissance dont l’acte vient à être difforme.

 

10° Le matériel, dans le péché mortel, peut avoir trois acceptions. D’abord, comme l’objet est la matière de l’acte ; et ainsi, la matière du péché mortel est parfois dans la sensualité, comme lorsque quelqu’un consent à la délectation de la sensualité. Ensuite, comme l’acte extérieur est matériel par rapport à l’acte intérieur qui est le formel dans le péché mortel, puisque les actes extérieur et intérieur sont un seul péché ; et de cette façon aussi, l’acte de la sensualité peut jouer le rôle de matière dans le péché mortel. Enfin, le matériel dans le péché mortel est la conversion au bien transitoire comme à une fin, tandis que le formel est l’aversion du bien immuable ; et dans ce cas, ce qui est matériel dans le péché mortel ne peut exister dans la sensualité. Et si le péché mortel ne peut y exister, il ne s’ensuit pas que le véniel n’y soit pas, pour la raison déjà mentionnée.

 

11° On dit que le péché est dans la sensualité, non qu’il lui soit imputé, mais parce qu’il est commis par son acte. C’est à l’homme qu’il est imputé, en tant que cet acte est établi en son pouvoir.

 

12° Les membres extérieurs sont seulement mus, tandis que les puissances appétitives inférieures sont motrices à la ressemblance de la volonté ; donc, en tant qu’elles participent en quelque façon à la volonté, elles peuvent être le sujet du péché.

 

13° Il y a deux dispositions. L’une par laquelle le patient est disposé à recevoir la forme, et une telle disposition est dans le même sujet que la forme ; l’autre par laquelle l’agent est disposé à agir, et de celle-là il n’est pas vrai qu’elle soit dans le même sujet que la forme à laquelle elle dispose. Or le péché véniel, qui est dans la sensualité, est une disposition de ce genre au péché mortel, qui est dans la raison : car la sensualité est comme un agent, dans le péché mortel, en tant qu’elle incline la raison à pécher.

 

14° Bien que l’acte de fornication soit plus proche du concupiscible que de la raison quant à la notion d’objet, il est cependant plus proche de la raison quant à la notion de commandement : car les membres extérieurs ne sont appliqués à l’acte que par le commandement de la raison ; par conséquent, le péché mortel peut exister en eux, mais non dans l’acte de la sensualité, qui prévient le jugement de la raison.

Article 6 : Le concupiscible est-il plus corrompu et infecté que l’irascible ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La corruption et l’infection de la nature humaine proviennent du péché originel. Or le péché originel est dans l’essence de l’âme comme en un sujet, comme certains le disent, car l’âme le contracte par son union au corps auquel elle est unie par son essence. Puis donc que toutes les puissances sont également proches de l’essence de l’âme, étant enracinées en elle, il semble que l’infection et la corruption ne soient pas plus dans le concupiscible que dans l’irascible et les autres puissances.

 

Par la corruption de la nature, il y a en nous une certaine inclination au péché. Or les péchés de l’irascible sont plus graves que ceux du concupiscible car, selon saint Grégoire, les péchés spirituels sont plus fautifs que les charnels. L’irascible est donc plus corrompu que le concupiscible.

 

Par la corruption de la nature se produisent en nous de subits mouvements de l’âme. Or les mouvements de l’irascible semblent être plus subits que ceux du concupiscible : en effet, l’irascible est mû avec une certaine force d’âme, le concupiscible avec une certaine mollesse d’âme. L’irascible est donc plus corrompu que le concupiscible.

 

Une telle corruption et infection, dont nous parlons, est une corruption de la nature, et transmise par la génération. Or les péchés de l’irascible sont plus naturels et sont mieux transmis des parents aux enfants que les péchés du concupiscible, comme dit le Philosophe au septième livre de l’Éthique. L’irascible est donc plus corrompu que le concupiscible.

 

La corruption, en nous, vient du péché de notre premier père. Or le péché de notre premier père fut l’orgueil ou l’a superbe, qui est dans l’irascible. Donc, en nous aussi, l’irascible est plus corrompu que le concupiscible.

 

 

En sens contraire :

 

Là où la honte est plus grande, la corruption et l’infection sont aussi plus grandes. Or, suivant le Philosophe au huitième livre de l’Éthique, celui qui ne contient pas sa concupiscence est plus honteux que celui qui ne contient pas sa colère. Le concupiscible est donc plus corrompu et infecté que l’irascible.

 

Nous sommes davantage corrompus là où nous résistons plus difficilement. Or il est plus difficile de combattre contre la volupté, qui regarde la concupiscence, que contre la colère, comme le montre le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique. Nous sommes donc plus corrompus dans le concupiscible que dans l’irascible.

 

 

Réponse :

 

La corruption et l’infection du péché originel ont entre elles cette différence, que l’infection regarde la faute, mais la corruption la peine.

 

Or on dit de deux façons que la faute originelle est dans une puissance de l’âme : essentiellement, ou causalement. Essentiellement, elle est soit dans l’essence même de l’âme, soit dans la partie intellective, où était la justice originelle, qui est ôtée par le péché originel. Causalement, la faute originelle est dans les autres puissances qui atteignent l’acte de l’engendrement de l’homme, par laquelle le péché originel est transmis ; et en effet, la puissance générative l’atteint comme son exécutante, la puissance concupiscible comme celle qui le commande en raison de la délectation, le sens du toucher comme percevant la délectation. Voilà pourquoi cette infection est attribuée, parmi les sens, au toucher, parmi les appétitives, au concupiscible, et entre toutes les puissances de l’âme, à la générative, que l’on dit être infectée et corrompue.

 

La corruption de l’âme dont nous parlons doit être considérée à la manière de la corruption corporelle. Et celle-ci vient de ce que, le contenant s’étant retiré, chacune des parties contraires tend vers ce qui lui convient selon la nature, et ainsi se produit la dissolution du corps. Semblablement, après le retrait de la justice originelle, par laquelle la raison dans l’état d’innocence tenait les puissances inférieures entièrement soumises à elle, chacune des puissances inférieures tend vers ce qui lui est propre : le concupiscible vers la délectation, l’irascible vers la colère, etc. ; c’est pourquoi le Philosophe, au premier livre de l’Éthique, compare de telles parties de l’âme aux parties dissoutes du corps. Or, de même que l’on ne dit pas que la corruption corporelle est dans l’âme, au retrait de laquelle le corps se dissout, mais dans le corps dissous, de même une telle corruption est dans les puissances sensitives en tant que, privées du frein de la raison, elles se portent vers divers objets, mais non dans la raison elle-même, si ce n’est en tant qu’elle aussi est privée de sa perfection propre, étant séparée de Dieu. Voilà pourquoi plus l’une des puissances inférieures s’éloigne de la raison, plus elle est corrompue ; puis donc que l’irascible est plus proche de la raison, ayant dans son mouvement quelque part à la raison, suivant le Philosophe au septième livre de l’Éthique, l’irascible sera moins corrompu que le concupiscible.

 

 

Réponse aux objections :

 

Bien que toutes les puissances soient enracinées dans l’essence de l’âme, cependant certaines découlent de l’essence de l’âme avant les autres, et ont une relation différente à la cause de [l’infection] originelle ; et ainsi, la corruption et l’infection du péché originel ne sont pas en toutes de la même façon.

 

Par le fait même que le mouvement de la raison est davantage participé dans l’irascible, les péchés de l’irascible sont plus graves ; mais les péchés du concupiscible sont plus honteux. En effet, le discernement même de la raison augmente la faute, de même que l’ignorance allège la faute ; mais s’éloigner de la raison, en laquelle consiste toute la dignité humaine, tend à la honte ; cela montre donc bien que le concupiscible est davantage corrompu, dans la mesure où il s’écarte davantage de la raison.

 

Le mouvement de l’irascible et du concupiscible peut être considéré de deux façons : dans l’appétit et dans l’exécution. Dans l’appétit, le mouvement du concupiscible est plus subit que celui de l’irascible, car l’irascible se meut comme en délibérant, et en confrontant la vengeance projetée à l’injure reçue, ainsi qu’il est dit au septième livre de l’Éthique ; tandis que le concupiscible, à la seule appréhension de l’objet délectable, se meut vers la jouissance de celui-ci, comme il est dit au même endroit. Par contre, dans l’exécution, le mouvement de l’irascible est plus subit que celui du concupiscible ; car l’irascible agit avec une certaine assurance et une certaine force, alors que le concupiscible tend insidieusement, avec une certaine mollesse, vers l’acquisition de l’objet proposé. C’est pourquoi le Philosophe dit au septième livre de l’Éthique que « l’homme irascible n’emploie pas la ruse, mais agit au grand jour ; tandis que la convoitise emploie la ruse » ; et il cite le vers d’Homère : « Aphrodite ourdit ses ruses, et sa ceinture est brodée », signifiant la tromperie dont use Vénus pour dérober l’intelligence même à l’homme très sage.

 

On dit de deux façons qu’une chose est naturelle : soit quant à la nature de l’espèce, soit quant à la nature de l’individu. Quant à la nature de l’espèce, les péchés du concupiscible sont plus naturels que les péchés de l’irascible ; c’est pourquoi le Philosophe dit au deuxième livre de l’Éthique que « le sentiment du plaisir nous est transmis à tous depuis notre enfance et nous accompagne pour ainsi dire toute la vie » ; mais quant à la nature de l’individu, les péchés de l’irascible sont plus naturels. Et la raison en est que, si l’on considère le mouvement de l’appétit sensitif du côté de l’âme, le concupiscible tend plus naturellement vers son objet, étant en lui-même plus naturel et commun : il porte en effet sur la nourriture et la boisson, et les autres choses de ce genre par lesquelles la nature est conservée ; mais si l’on considère un tel mouvement du côté du corps, il se fait une plus grande transmutation et une plus grande commotion du tempérament corporel par le mouvement de la colère que par celui de la convoitise, pour parler communément et toutes proportions gardées. Voilà pourquoi le tempérament corporel, en lequel les enfants ressemblent le plus souvent à leurs parents, contribue davantage à la domination de la colère qu’à celle de la convoitise. Et pour cette raison, les enfants imitent plus leurs parents dans les péchés de colère que dans ceux de convoitise ; en effet, ce qui se tient du côté de l’âme se rapporte à l’espèce, mais ce qui vient d’un tempérament corporel déterminé se rapporte davantage à l’individu. Or le péché originel est le péché de toute la nature humaine. Il est donc clair que l’argument n’est pas concluant.

 

La corruption se produit en nous dans un ordre inverse de celui d’Adam, car en Adam l’âme a corrompu le corps, et la personne la nature, tandis que pour nous c’est l’inverse. Donc, bien que le péché d’Adam ait d’abord concerné l’irascible, en nous cependant la corruption regarde davantage le concupiscible.

Article 7 : La sensualité, en cette vie, peut-elle être guérie de la corruption susdite ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La corruption en question est appelée « foyer ». Or il est dit de la bienheureuse Vierge qu’elle fut en cette vie totalement délivrée du foyer, surtout après la conception du Fils de Dieu. La sensualité est donc guérissable en cette vie.

 

Tout ce qui obéit à la raison peut recevoir la rectitude de la raison. Or les puissances de la sensualité, que sont l’irascible et le concupiscible, obéissent à la raison, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. La sensualité peut donc recevoir la rectitude de la raison, et ainsi elle peut être guérie de la corruption contraire.

 

La vertu est opposée au péché. Or la vertu peut exister dans la sensualité : car, comme dit le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, « la tempérance et la force appartiennent aux parties irrationnelles ». La sensualité peut donc en cette vie être guérie de la corruption du péché.

 

Il appartient à la corruption de la sensualité que de celle-ci procèdent des mouvements désordonnés, qui sont de mauvaises convoitises. Or l’homme tempérant n’a pas de telles convoitises, et en cela il diffère du continent, qui les a, mais ne les suit pas, comme on le voit clairement au septième livre de l’Éthique. La sensualité, en cette vie, peut donc être totalement guérie.

 

Si cette corruption est incurable, alors la raison en est soit du côté de celui qui soigne, soit du côté de la médecine, soit du côté de la maladie, soit du côté de la nature à soigner. Or ce n’est pas du côté de celui qui soigne, c’est-à-dire de Dieu, car il est tout-puissant ; ni du côté de la médecine car, comme il est dit en Rom. 5, 15, le don du Christ est plus fort que le péché d’Adam, par lequel une telle corruption a été amenée ; ni du côté de la maladie, car elle est contre nature, puisqu’elle n’a pas été établie dans la nature ; ni du côté de la nature : en effet, il serait utile que cette maladie se résorbe, puisqu’elle rend l’homme enclin au mal et lent à faire le bien. La sensualité, en cette vie, est donc guérissable.

 

 

En sens contraire :

 

La nécessité de mourir a pour conséquence la nécessité de pécher au moins véniellement. Or, en cette vie, la nécessité de mourir n’est pas ôtée. Donc la nécessité de pécher véniellement non plus ; ni, par conséquent, la corruption de la sensualité, dont provient la nécessité susdite.

 

Si la sensualité était guérissable en cette vie, elle serait surtout guérie par les sacrements de l’Église, qui sont des remèdes spirituels. Or elle demeure encore après la réception des sacrements, comme l’expérience le fait clairement voir. La sensualité n’est donc pas guérissable en cette vie.

 

 

Réponse :

 

La sensualité, en cette vie, ne peut être guérie que par un miracle. Et la raison en est, que ce qui est naturel ne peut être modifié que par une force surnaturelle. Or une telle corruption, dont on dit qu’elle corrompt les parties de l’âme, suit en quelque sorte l’inclination de la nature. En effet, s’il fut accordé à l’homme dans son premier état que la raison contînt totalement les puissances inférieures, et l’âme le corps, ce ne fut point par la vertu des principes naturels, mais par celle de la justice originelle ajoutée par la libéralité divine. Or, quand cette justice eut été abolie par le péché, l’homme revint à l’état qui lui convenait d’après ses principes naturels ; c’est pourquoi Denys dit, au troisième chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique, que la nature humaine, par le péché, « a été justement conduite à une fin qui rappelât son principe ». Donc, de même que l’homme meurt naturellement et ne peut être ramené à l’immortalité que miraculeusement, de même le concupiscible tend naturellement vers l’objet délectable — et l’irascible vers l’objet ardu — en dehors des bornes de la raison. Que cette corruption se résorbe, ne peut donc avoir lieu que miraculeusement, par l’action d’une force surnaturelle.

 

 

Réponse aux objections :

 

C’est miraculeusement que la bienheureuse Vierge fut délivrée du foyer.

 

L’irascible et le concupiscible obéissent à la raison, en tant que leurs mouvements sont ou ordonnés ou réprimés par la raison ; non cependant de telle façon que leur inclination soit totalement ôtée.

 

La vertu existant dans l’irascible et le concupiscible ne s’oppose pas à la corruption en question, et c’est pourquoi elle ne l’ôte pas totalement ; mais elle s’oppose à la prédominance de l’inclination des puissances susdites vers leurs objets, et cela est ôté par la vertu.

 

L’homme tempérant, suivant le Philosophe, est entièrement exempt non pas des convoitises, mais des convoitises véhémentes, telles qu’elles peuvent exister chez le continent.

 

De toutes ces quatre choses il résulte que la sensualité n’est pas guérie en cette vie. En effet, bien que Dieu soit lui-même capable de guérir, il a cependant disposé selon l’ordre de sa sagesse que l’on ne serait pas guéri en cette vie. Semblablement, bien que le don de la grâce qui nous est conférée par le Christ soit plus efficace que le péché du premier homme, il n’est cependant pas ordonné à écarter la corruption susdite, qui appartient à la nature, mais à écarter la faute de la personne. De même aussi, bien qu’une telle corruption soit contre l’état de la nature dans son institution première, elle est cependant une conséquence de la nature abandonnée à elle-même. Il est également utile à l’homme, pour éviter le vice de la superbe, que l’infirmité de la sensualité demeure ; 2 Cor. 12, 7 : « De crainte que l’excellence de ces révélations ne vînt à m’enfler d’orgueil, il m’a été mis une écharde dans ma chair » ; voilà pourquoi cette infirmité demeure en l’homme après le baptême, de même qu’un sage médecin laisse non guérie une maladie qui ne pourrait être guérie sans le risque d’une maladie plus grave.

Question 26 : [Les passions de l’âme]

 

Introduction

 

Article 1 : Comment l’âme séparée du corps souffre-t-elle ?

Article 2 : Comment l’âme unie au corps subit-elle ?

Article 3 : La passion est-elle seulement dans la puissance appétitive sensitive ?

Article 4 : La contrariété et la diversité, parmi les passions de l’âme, d’où se prennent-elles ?

Article 5 : L’espoir, la crainte, la joie et la tristesse sont-elles les quatre passions principales ?

Article 6 : Méritons-nous par les passions ?

Article 7 : La passion accompagnant le mérite diminue-t-elle celui-ci ?

Article 8 : Y eut-il de telles passions dans le Christ ?

Article 9 : La passion de douleur fut-elle dans l’âme du Christ quant à la raison supérieure ?

Article 10 : La douleur de la Passion, qui était dans la raison supérieure du Christ, empêchait-elle la joie de la fruition, et vice versa ?

 

 

Article 1 : Comment l’âme séparée du corps souffre-t-elle ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle ne subisse pas un feu corporel.

 

Saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : « ce qui agit l’emporte sur ce qui subit ». Or l’âme l’emporte sur n’importe quel corps. Elle ne peut donc pas subir un feu corporel.

 

[Le répondant] disait que le feu agit sur l’âme en tant qu’il est l’instrument de la divine justice vengeresse. En sens contraire : l’instrument n’accomplit l’action instrumentale qu’en exerçant une action naturelle, de même que l’eau du baptême sanctifie l’âme en lavant le corps, et que la scie fait un banc en coupant le bois. Or le feu ne peut avoir aucune action naturelle à l’égard de l’âme comme instrument de la divine justice. Donc, etc.

 

[Le répondant] disait que l’action naturelle du feu est de brûler, et ainsi, qu’il agit naturellement sur l’âme en tant qu’elle porte avec soi des choses qui peuvent être brûlées. En sens contraire : les choses qui peuvent être brûlées, dont on dit que l’âme les porte avec soi, ce sont les péchés, auxquels ne s’oppose pas le feu corporel. Puis donc que toute action naturelle existe en raison d’une contrariété, il semble que l’âme ne puisse pas subir un feu corporel en tant qu’elle porte avec soi des choses qui peuvent être brûlées.

 

Saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral : « Ce qui affecte les âmes en bien ou en mal, au sortir du corps, n’est pas chose corporelle, mais seulement semblable aux choses corporelles. » Le feu par lequel l’âme séparée est punie n’est donc pas corporel.

 

Saint Jean Damascène dit à la fin du quatrième livre : « Le diable, ses démons et son homme à lui, l’Antéchrist, avec les impies et les pécheurs, seront livrés au feu éternel, non pas un feu matériel comme le nôtre, mais celui que Dieu connaît. » Or tout feu corporel est matériel. Le feu que subit l’âme séparée n’est donc pas corporel.

 

[Le répondant] disait que ce feu corporel afflige l’âme en tant qu’il est vu par elle, comme dit saint Grégoire au quatrième livre des Dialogues : « elle souffre du feu parce qu’elle le voit » ; et ainsi, ce qui afflige immédiatement l’âme n’est pas un corps mais la ressemblance du corps appréhendée. En sens contraire : la vision, parce qu’elle est vue, est la perfection de celui qui voit. Donc, parce qu’elle est vue, elle n’amène pas l’affliction de celui qui voit, mais plutôt sa délectation. Si donc une chose vue afflige, ce sera en tant qu’elle est nocive pour autrui. Or le feu ne peut pas affliger l’âme en agissant sur elle, comme on l’a montré. L’âme ne souffre donc pas non plus du feu parce qu’elle le voit.

 

 Il y a une proportion entre l’agent et le patient. Or il n’y a aucune proportion entre l’incorporel et le corps. Puis donc que l’âme est incorporelle, ne peut pas subir un feu corporel.

 

Si le feu corporel n’agit pas naturellement sur l’âme, il est nécessaire que cela ait lieu par quelque vertu surajoutée. Cette vertu est donc soit corporelle, soit spirituelle. Elle ne peut pas être spirituelle, car la réalité corporelle ne reçoit pas la vertu spirituelle. Et si elle est corporelle, puisque l’âme l’emporte sur toute vertu corporelle, le feu ne pourra pas agir sur elle par cette vertu. L’âme ne peut donc subir ni naturellement ni surnaturellement.

 

 [Le répondant] disait que l’âme, par le péché, est rendue moins noble que la créature corporelle. En sens contraire : saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que « la substance vivante est plus digne que n’importe quelle substance non vivante ». Or l’âme rationnelle, après le péché, reste encore vivante d’une vie naturelle. Elle n’est donc pas rendue moins digne que le feu corporel, qui est une substance non vivante.

 

10° Si ce feu corporel afflige l’âme, ce n’est qu’en tant qu’il est appréhendé ou senti comme nuisible. Or une chose nuit parce qu’elle ôte quelque chose ; c’est pourquoi saint Augustin dit que « si le mal nuit, c’est parce qu’il enlève un bien ». Or le feu corporel ne peut rien enlever à l’âme. Il ne peut donc pas l’affliger.

 

11° [Le répondant] disait qu’il ôte la gloire de la vision de Dieu. En sens contraire : les enfants qui sont damnés pour le seul péché originel, n’ont pas la vision de Dieu. Si donc le feu corporel n’enlève rien d’autre aux damnés, la peine de ceux qui sont punis en enfer pour des péchés actuels ne sera pas plus grande que celle des enfants qui sont punis dans les limbes ; ce qui va contre saint Augustin.

 

12° Tout ce qui agit sur une autre chose, imprime en elle la ressemblance de sa forme, par laquelle il agit. Or le feu agit par la chaleur. Puis donc que l’âme ne peut être chauffée, il semble qu’elle ne puisse pas subir le feu.

 

13° Dieu est plus enclin à faire miséricorde qu’à punir. Or celui qui n’est pas volontaire et qui résiste, surtout s’il est adulte, n’est pas aidé par les instruments de la divine miséricorde que sont les sacrements. L’âme ne recevra donc pas de peine malgré elle par l’instrument de la divine justice qu’est le feu corporel. Or il est avéré qu’elle ne la reçoit pas volontairement. L’âme n’est donc en aucune façon punie par le feu corporel.

 

14° Tout ce qui subit quelque chose, est en quelque sorte mû par lui. Or le feu corporel ne peut mouvoir l’âme selon aucune espèce de mouvement, comme on le voit clairement par induction. L’âme ne peut donc pas subir un feu corporel.

 

15° Tout ce qui subit quelque chose, a une matière en commun avec lui, comme le montre Boèce au livre sur les deux natures et l’unique Personne du Christ. Or l’âme et le feu corporel n’ont pas de matière commune. L’âme ne peut donc pas subir un feu corporel.

 

 

En sens contraire :

 

En Lc 16, 24, le riche placé en enfer seulement quant à son âme dit : « Je suis torturé dans cette flamme. »

 

Saint Grégoire s’exprime ainsi au quinzième livre des Moralia : « Le feu de l’enfer étant corporel, brûle les corps des réprouvés qui y sont envoyés, sans qu’on prenne soin ni de l’allumer, ni de lui fournir aucune matière pour son aliment ; mais créé une fois pour toutes, il dure sans jamais s’éteindre : il n’a besoin ni qu’on l’allume ni qu’on ranime son ardeur. »

 

Cassiodore dit au livre sur l’Âme que l’âme séparée du corps entend et voit par ses sens plus efficacement que lorsqu’elle est dans le corps. Or, lorsqu’elle est dans le corps, elle est affligée par quelque corps parce qu’elle le sent. Donc à bien plus forte raison quand elle est séparée du corps.

 

De même que l’âme est incorporelle, de même aussi les démons. Or les démons subissent un feu corporel, comme on le voit clairement en Mt 25, 41 : « Maudits, allez au feu éternel. » Donc l’âme séparée aussi.

 

La justification de l’âme est une plus grande chose que sa punition. Or, des réalités corporelles agissent sur l’âme pour sa justification, en tant qu’elles sont des instruments de la divine miséricorde, comme c’est manifestement le cas des sacrements de l’Église. Des réalités corporelles peuvent donc agir sur l’âme pour sa punition, en tant qu’elles sont des instruments de la divine justice.

 

Le moins noble peut subir le plus noble. Or le feu corporel est plus noble que l’âme du damné. Les âmes des damnés peuvent donc subir un feu corporel. Preuve de la mineure : tout étant est plus noble qu’un non-étant. Or le non-être est plus noble que l’être de l’âme des damnés, comme on le voit clairement en Mt 26, 24 : « Mieux vaudrait pour lui que cet homme-là ne fût pas né. » Tout étant est plus noble que l’âme damnée, et donc le feu corporel aussi.

 

 

Réponse :

 

Pour voir clairement la réponse à cette question et aux suivantes, il est nécessaire de savoir ce qu’est proprement la passion. Ainsi, il faut savoir que le nom de passion se prend de deux façons : communément, et proprement. Communément, le nom de passion désigne la réception de quelque chose d’une quelconque façon ; et en cela, on suit la signification du vocable, car « passion » vient du grec « patin », qui signifie recevoir. Mais l’on parle proprement de passion, en tant que l’action et la passion consistent en un mouvement, c’est-à-dire en tant qu’une chose est reçue dans le patient par voie de mouvement. Et parce que tout mouvement s’établit entre des contraires, il est nécessaire que ce qui est reçu dans le patient soit contraire à une chose qui est abandonnée par le patient. Or, du point de vue de ce qui est reçu dans le patient, le patient est assimilé à l’agent ; et de là vient que, si l’on prend la passion au sens propre, l’agent s’oppose au patient, et « toute passion [en devenant plus intense] défait la substance » [livre des Topiques]. Or une telle passion est seulement selon le mouvement d’altération. Car dans le mouvement local, ce n’est pas une chose immobile qui est reçue, mais le mobile lui-même qui est reçu en un lieu. Dans le mouvement d’augmentation et de diminution, ce n’est pas la forme qui est reçue ou abandonnée, mais quelque chose de substantiel, par exemple l’aliment, dont l’addition ou la soustraction a pour conséquence la grandeur ou la petitesse de la quantité. Dans la génération et la corruption, il n’y a de mouvement et de contrariété qu’en raison d’une altération précédente. Et ainsi, c’est seulement selon l’altération qu’il y a proprement une passion, selon laquelle une forme contraire est reçue et l’autre est chassée. Donc, parce que l’action proprement dite s’accompagne d’un certain rejet, le patient étant transmué d’une qualité antérieure vers une contraire, le nom de passion prend un sens plus large dans le langage usuel, de sorte que l’on parle de passion pour celui qui est d’une façon quelconque empêché d’avoir ce qui lui revenait ; comme si nous disions que le lourd « subit » un empêchement de se mouvoir vers le bas, et que l’homme « subit » si on l’empêche de faire sa volonté.

 

Ainsi, la passion dans sa première acception se trouve dans l’âme et en n’importe quelle créature, étant donné que toute créature est mêlée de potentialité, et que pour cette raison toute créature subsistante est réceptive de quelque chose. Mais la passion dans sa seconde acception ne se rencontre que là où il y a mouvement et contrariété. Or le mouvement ne se trouve que dans les corps, et la contrariété des formes ou des qualités dans les seules réalités soumises à la génération et à la corruption. Par conséquent, seules de telles choses peuvent proprement subir de cette façon. C’est pourquoi l’âme, étant incorporelle, ne peut subir de cette façon ; et même si elle reçoit quelque chose, cela ne se fait cependant point par transmutation d’un contraire à l’autre, mais par simple influx de l’agent, comme l’air est éclairé par le soleil. Enfin, de la troisième façon, en laquelle le nom de passion est pris métaphoriquement, l’âme peut subir dans la mesure où son opération peut être empêchée.

 

Certains, donc, remarquant que la passion ne peut exister proprement dans l’âme, prétendirent que tout ce qui est dit dans les Écritures sur les peines corporelles des damnés doit s’entendre métaphoriquement : ainsi, au moyen de telles peines corporelles connues parmi nous seraient signifiées les afflictions spirituelles dont les esprits damnés sont punis ; comme, à l’inverse, au moyen des délectations corporelles promises dans les Écritures nous comprenons les délectations spirituelles des bienheureux. Et une telle opinion semble avoir été celle d’Origène et d’Algazel. Mais parce qu’en croyant à la résurrection nous ne croyons pas seulement qu’il y aura plus tard une peine des esprits mais aussi des corps, et que les corps ne peuvent être punis que d’une peine corporelle, la même peine est due aux hommes après la résurrection et aux esprits, comme on le voit clairement en Mt 25, 41, où il est dit : « Maudits, allez au feu éternel, etc. » Voilà pourquoi il est nécessaire de dire, comme le prouve saint Augustin au vingt et unième livre de la Cité de Dieu, que les esprits eux-mêmes sont affectés en quelque façon de peines corporelles. Et il n’en va pas de la gloire des bienheureux comme de la peine des damnés : car les bienheureux sont élevés à ce qui dépasse leur nature, et c’est pourquoi ils sont béatifiés par la jouissance de la divinité, tandis que les damnés sont abaissés vers ce qui est au-dessous d’eux, et c’est pourquoi ils sont punis de tourments corporels.

 

Aussi d’autres affirmèrent-ils que l’âme séparée sera assurément affectée de quelques peines, non corporelles toutefois, mais semblables aux corporelles ; à ces peines ressemblent celles qui affligent ceux qui dorment. Et tel semble avoir été le sentiment de saint Augustin, au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, et d’Avicenne. Mais il ne peut en être ainsi. En effet, de telles ressemblances de corps ne peuvent être des ressemblances intelligibles, car celles-ci sont universelles, et leur considération apporterait à l’âme non pas une affliction, mais plutôt la joie qui se trouve dans la considération de la vérité. Il est donc nécessaire de comprendre cela des ressemblances imaginatives, qui évidemment ne peuvent exister que dans un organe corporel, comme le Philosophe le prouve. Mais cela fait bien sûr défaut et à l’âme séparée et aux esprits des démons.

 

C’est pourquoi d’autres disent que l’âme séparée est soumise aux corps eux-mêmes. Mais comment cela est possible, les différents auteurs l’indiquent de diverses façons.

 

Certains disent que l’âme séparée use de ses sens ; ainsi, en sentant le feu corporel, elle est punie par le feu. Et c’est ce que saint Grégoire paraît dire au quatrième livre des Dialogues : que l’âme « souffre du feu parce qu’elle le voit ». Mais cela ne semble pas vrai. D’abord, parce que les actes des puissances sensitives ne peuvent exister que moyennant des organes corporels ; sinon les âmes sensitives des bêtes seraient incorruptibles, capables qu’elles seraient d’avoir des opérations par elles-mêmes. Ensuite parce que, supposé que les âmes séparées sentent, elles ne pourraient cependant pas être affligées par les réalités sensibles : car le sensible est la perfection de celui qui sent en tant que tel, comme l’intelligible pour celui qui pense. Une chose sentie ou pensée n’apporte donc pas de douleur ou de tristesse en tant que telle, mais en tant qu’elle est nuisible ou qu’elle est appréhendée comme nuisible. Il est donc nécessaire de trouver la façon dont le feu pourrait être nuisible à l’âme séparée. Et ce ne peut être ce que certains disent : que, bien que ce feu corporel ne puisse être nuisible à l’esprit, il peut cependant être appréhendé comme nuisible, ce qui semble en accord avec ce que dit saint Grégoire au quatrième livre des Dialogues : « parce que le diable se voit brûler, il brûle ». En effet, il n’est pas probable que les démons, qui ont une excellente pénétration d’esprit, ne connaissent pas leur nature et celle du feu corporel bien mieux que nous, mais croient faussement que le feu corporel peut leur nuire. C’est pourquoi il faut dire que c’est vraiment, et pas seulement selon l’apparence, qu’ils sont affligés par un feu corporel ; et c’est ce que dit saint Grégoire au quatrième livre des Dialogues : « De l’Évangile nous pouvons tirer que l’âme subit son incendie non seulement en voyant, mais par une expérience. »

 

Et quelques-uns en déterminent ainsi le mode : ils disent que le feu corporel, en tant qu’instrument de la divine justice, peut agir sur l’âme, bien qu’il ne le puisse pas selon sa nature. Il est en effet de nombreuses choses qui ne suffisent pas à exercer un effet par leur propre nature, mais qui le peuvent en tant qu’instruments d’un autre agent ; par exemple, le feu élémentaire ne suffit à générer la chair que comme instrument de la puissance nutritive. Mais cela ne semble pas suffisant : car l’instrument n’effectue cette action qui dépasse sa nature propre, qu’en exerçant quelque action connaturelle, comme on l’a dit dans une objection. Il est donc nécessaire de trouver une façon dont l’âme subit en quelque sorte naturellement un feu corporel.

 

Et voici comment cela peut être compris. Il arrive de deux façons que la substance corporelle soit unie à un corps : d’abord comme forme, en tant qu’elle vivifie le corps, ensuite comme le moteur est uni au mobile, ou comme l’occupant d’un lieu est uni à celui-ci, par quelque opération ou par quelque relation. Mais parce que la forme et ce dont elle est la forme ont un être unique, l’union de la substance spirituelle à la corporelle à la façon d’une forme est une union quant à l’être. Or l’être d’aucune réalité n’est soumis à son pouvoir ; voilà pourquoi il n’est pas au pouvoir de la substance spirituelle d’être unie au corps ou d’en être séparé à la façon d’une forme : cela est réalisé par la loi de la nature ou par la vertu divine. Mais parce que l’opération de la réalité est au pouvoir de celui qui opère volontairement, il est au pouvoir de la nature spirituelle d’être unie au corps à la façon d’un moteur ou de l’occupant d’un lieu, et d’en être séparé, suivant l’ordre de la nature ; mais que la substance spirituelle unie de cette façon à la corporelle soit retenue et empêchée par celle-ci, et lui soit quasiment liée, est au-dessus de la nature. Ce feu corporel agissant comme instrument de la divine justice fait donc quelque chose qui dépasse la force de la nature, à savoir, retenir l’âme, ou la lier ; mais l’union elle-même selon le mode susdit est naturelle.

 

Et ainsi, l’âme subit un feu corporel de la troisième façon susmentionnée, comme tout ce qui est empêché d’avoir son action propre ou autre chose qui lui revient, nous disons qu’il « subit » ; et saint Augustin mentionne cette façon de subir au vingt et unième livre de la Cité de Dieu, en ces termes : « Pourquoi ne dirions-nous pas que les esprits incorporels puissent être affligés de la peine d’un feu corporel, en des modes réels, quoique merveilleux, si les esprits des hommes, incorporels assurément eux aussi, ont pu à présent être enfermés dans des membres corporels et pourront alors être rivés à leurs propres corps par des chaînes indissolubles. […] Ils adhéreront donc, ces esprits incorporels des démons, à des feux corporels pour en être torturés ; non que ces feux auxquels ils adhéreront reçoivent un souffle de vie par cette jointure et en deviennent des êtres animés […], mais dans cette étreinte d’un genre merveilleux et inexprimable, ils recevront du feu leur châtiment sans donner la vie au feu. » Saint Grégoire la mentionne au quatrième livre des Dialogues en disant : « Si la Vérité dépeint le riche pécheur damné dans les flammes, quel sage pourrait nier que les âmes des réprouvés soient prisonnières des flammes ? »

 

 

Réponse aux objections :

 

Il est nécessaire que l’agent l’emporte sur le patient non pas dans l’absolu, mais en tant qu’il est agent ; et ainsi le feu, en tant qu’il agit sur l’âme comme l’instrument de la divine justice, l’emporte sur l’âme, mais non dans l’absolu.

 

Dans cette passion et cette action, il y a quelque chose de naturel, comme on l’a dit.

 

Cette objection s’appuie sur le second sens de « passion », celle qui est par contrariété de formes ; et ce ne peut être ici le cas.

 

Sur ce point, saint Augustin ne détermine rien expressément au douzième livre sur la Genèse au sens littéral ; mais il parle sur le mode du doute, en enquêtant. C’est pourquoi il ne dit pas absolument que ce qui affecte les âmes séparées « n’est pas chose corporelle mais seulement semblable aux choses corporelles », mais il parle sous condition, à savoir que si cette chose était telle, les âmes pourraient cependant être affectées par elle soit de joie soit de tristesse. Et semblablement, ce qu’il dit, à savoir que « l’âme n’est emportée en quelque lieu corporel qu’avec une sorte de corps », il le dit avec disjonction, ajoutant : « ou n’y est pas emportée selon un mouvement local », c’est-à-dire par commensuration au lieu.

 

Dans la peine de l’âme séparée, on doit considérer deux choses : l’affligeant premier et l’affligeant prochain. L’affligeant premier est le feu corporel lui-même, qui retient l’âme de la façon susdite ; mais cela n’apporterait pas de tristesse à l’âme s’il n’était appréhendé par elle. Aussi l’affligeant prochain est-il ce feu retenant appréhendé ; et ce feu n’est pas matériel mais spirituel ; et la parole de saint Jean Damascène peut ainsi se vérifier. Ou bien l’on peut dire qu’il le dit non matériel, en tant qu’il ne punit pas l’âme en agissant matériellement, comme il punit les corps.

 

Ce feu est appréhendé comme nuisible, en tant qu’il est retenant ou liant ; et ainsi, sa vision peut être afflictive.

 

Entre le spirituel et le corporel il n’y a certes pas de proportion, si l’on prend « proportion » au sens propre, suivant une relation déterminée entre des quantités dimensives ou des quantités virtuelles, comme deux corps sont proportionnés entre eux en dimension et en vertu : en effet, la vertu de la substance spirituelle n’est pas du même genre que la vertu corporelle. Cependant, si l’on prend « proportion » au sens large d’une relation quelconque, alors il y a une proportion entre le spirituel et le corporel, grâce à laquelle le spirituel peut agir naturellement sur le corporel, quoique l’inverse ne soit possible que par la force divine.

 

L’instrument a une action instrumentale, en tant qu’il est mû par l’agent principal, et par ce mouvement il a part en quelque sorte à la vertu de l’agent principal, mais non en sorte que cette vertu soit dans l’instrument selon son être parfait, car le mouvement est un acte imparfait. Or l’objection procède comme si une vertu parfaite était requise dans l’instrument pour qu’il ait une action instrumentale.

 

L’âme pécheresse est, dans l’absolu, plus noble par sa nature que n’importe quelle vertu corporelle ; mais par la faute, elle est rendue moins noble que le feu corporel, non pas dans l’absolu, mais en tant qu’il est l’instrument de la divine justice.

 

10° Ce feu nuit à l’âme, non en sorte qu’il lui enlève quelque forme absolument inhérente, mais en tant qu’il empêche l’action de sa substance, comme on l’a dit, en la retenant.

 

11° Pour les enfants, à cause d’un manque de grâce, il y a seulement l’absence de la vision de Dieu, sans rien de contraire qui l’empêche activement ; mais les damnés en enfer sont non seulement privés de la vision de Dieu à cause du manque de grâce, mais encore en sont empêchés comme par son contraire, étant accaparés par des peines corporelles.

 

12° L’âme ne subit pas le feu comme si elle était altérée par lui, mais de la façon qu’on a déjà dite.

 

13° Le volontaire entre dans la notion de justice, et non dans la notion de peine, mais plutôt s’oppose à celle-ci ; voilà pourquoi les instruments de la divine miséricorde, qui sont faits pour justifier, n’agissent pas dans l’âme qui résiste, tandis que les instruments de la divine justice, qui sont faits pour punir, agissent dans l’âme qui résiste.

 

14° Cette objection vaut pour la passion proprement dite, qui consiste en un mouvement, et dont nous ne parlons pas maintenant.

 

15° Il est nécessaire, pour qu’il y ait passion à proprement parler, qu’une chose ait une nature soumise à la contrariété, comme on l’a dit ; et pour qu’il y ait passion mutuelle, il est nécessaire qu’il y ait une matière commune. Cependant, une chose peut subir une autre chose avec laquelle elle n’a pas de matière commune, comme les corps inférieurs subissent le soleil ; et une chose peut subir en quelque façon sans avoir aucunement de matière, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Parce que les objections qui sont en sens contraire ont quelque vérité dans la conclusion mais non dans le raisonnement, il faut y répondre par ordre.

 

Saint Augustin montre que cette preuve est invalide, au vingt et unième livre de la Cité de Dieu : « Je dirais à la vérité que ces esprits, dénués de tout corps, brûleront de la manière dont brûlait aux enfers ce riche quand il disait : “Je suis torturé dans cette flamme” ; si je ne remarquais qu’on pourrait répliquer à juste titre que cette flamme était de même nature que les yeux qu’il leva et qui lui firent voir Lazare, de même que sa langue pour laquelle il désira qu’on lui versât un peu de liquide, telle enfin que le doigt de Lazare auquel il demanda de lui rendre ce service : là, cependant, les âmes étaient sans corps. Ainsi donc peut-on comprendre aussi comme incorporelle cette flamme qui le brûle. » Et ainsi, on voit clairement que cette citation n’est pas efficace pour prouver ce que l’on se proposait, à moins d’ajouter autre chose.

 

Le feu de l’enfer brûle les substances incorporelles corporellement du côté de l’agent, et non du côté du patient ; mais de cette façon-ci, il brûlera corporellement les corps des damnés.

 

La parole de Cassiodore ne semble pas être vraie, si l’on parle des sens extérieurs ; cependant, pour qu’elle se vérifie, il est nécessaire de la comprendre des sens intérieurs spirituels.

 

À cette citation de l’Évangile on pourrait répondre que c’est un feu spirituel, si ce n’est que les corps des damnés ne pourraient pas être punis par lui ; cet argument prouve donc suffisamment ce que l’on se proposait.

 

Et de même l’argument suivant, qui procède par comparaison.

 

L’âme damnée, en tant qu’elle est une certaine nature, est meilleure que le non-étant ; mais dans la mesure où elle est soumise au malheur et à la faute, on comprend la parole du Seigneur disant « il vaudrait mieux pour lui n’être pas né ».

Article 2 : Comment l’âme unie au corps subit-elle ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle ne subisse pas par accident.

 

Comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, « à cause de l’amitié entre le corps et l’âme, l’âme unie au corps ne peut pas être libre, et ne peut pas mourir ; elle peut cependant craindre la mort ». Or craindre, c’est en quelque sorte subir. L’âme unie au corps subit donc en elle-même, car c’est en elle-même qu’il lui revient de ne pouvoir mourir.

 

Tout ce qui donne à une perfection à une autre chose, l’emporte sur elle. Or le corps donne une perfection à l’âme, car l’âme est unie au corps pour y être perfectionnée. Le corps l’emporte donc sur l’âme ; et ainsi, l’âme peut subir par elle-même le corps auquel elle est unie.

 

L’âme se meut selon le lieu par accident, car c’est par accident qu’elle est dans le lieu où le corps est par soi ; mais la forme ou la qualité qui est dans le corps par elle-même, ne semble pas être dans l’âme par accident. Puis donc que la passion dépend de la forme ou de la qualité — car elle dépend du mouvement d’altération —, il semble que l’âme dans le corps ne puisse subir par accident.

 

Le mouvement par accident s’oppose au mouvement quant à la partie, comme on le voit clairement au cinquième livre de la Physique. Or l’âme est une partie du composé, qui se meut par soi, comme il ressort du premier livre sur l’Âme. On ne doit donc pas dire qu’elle se meut par accident mais comme une partie, au mouvement du tout.

 

Ce qui est par soi est antérieur à ce qui est par accident. Or, dans les passions de l’âme, ce qui est du côté de l’âme est antérieur à ce qui est du côté du corps ; car c’est par l’appréhension et l’appétit de l’âme que le corps est transmué, comme on le voit clairement dans le cas de la colère, de la crainte et des autres passions semblables. On ne doit donc pas dire que dans ces passions l’âme subit par accident et le corps par soi.

 

Pour chaque chose, ce qui en elle est formel est principal par rapport à ce qui en elle est matériel. Or, dans les passions de l’âme, ce qui est du côté de l’âme est formel, tandis que ce qui est du côté du corps est matériel ; voici en effet la définition formelle de la colère : « la colère est le désir de vengeance », et en voici la définition matérielle : « la colère est l’ébullition du sang autour du cœur ». En de telles passions, ce qui est du côté de l’âme est donc principal par rapport à ce qui est du côté du corps ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

La joie, la tristesse et les autres passions de l’âme ne sont pas dans l’âme sans le corps, et de même pour l’acte de sentir. Or on ne dit pas que l’âme sent par accident. On ne doit donc pas dire non plus que l’âme subit par accident.

 

 

En sens contraire :

 

La passion est un certain mouvement selon l’altération, comme on l’a dit, en prenant « passion » au sens propre. Or l’âme n’est altérée que par accident. Elle ne subit donc que par accident.

 

Les puissances de l’âme ne sont pas plus parfaites que la substance même de l’âme. Or, suivant le Philosophe au premier livre sur l’Âme, les puissances ne vieillissent pas par elles-mêmes mais par le défaut du corps. L’âme ne subit donc pas non plus par elle-même mais seulement par accident.

 

Tout ce qui se meut par soi, est divisible, comme cela est prouvé au huitième livre de la Physique. Or l’âme est indivisible. Elle ne se meut donc pas par elle-même ; et ainsi, elle ne subit pas non plus par elle-même.

 

 

Réponse :

 

Si nous prenons la passion au sens propre, il est impossible à un être incorporel de subir [litt. pâtir], comme on l’a déjà dit. Donc, ce qui subit par soi une passion propre, c’est le corps. Si donc la passion proprement dite appartient à l’âme en quelque façon, ce n’est que dans la mesure où l’âme est unie au corps, et ainsi, elle appartient à l’âme par accident. Or celle-ci est unie au corps de deux façons : d’abord comme forme, en tant qu’elle donne l’être au corps en le vivifiant ; ensuite comme moteur, en tant qu’elle exerce ses opérations par le corps. Et des deux façons l’âme subit par accident, mais diversement. Car ce qui est composé de matière et de forme, agit en raison de la forme, et de même il subit en raison de la matière ; voilà pourquoi la passion commence par la matière, et d’une certaine façon, par accident, concerne la forme ; mais la passion du patient découle de l’agent, étant donné que la passion est l’effet de l’action.

 

De deux façons la passion du corps est donc attribuée à l’âme par accident. D’abord, de telle sorte que la passion commence au corps et a pour terme l’âme, en tant qu’elle est unie au corps comme sa forme ; et cette passion-ci est une certaine passion corporelle ; comme lorsque le corps est blessé, l’union du corps et de l’âme est affaiblie, et ainsi, l’âme elle-même subit par accident, elle qui est unie au corps par son être. Ensuite, de telle sorte que la passion commence à l’âme en tant qu’elle est le moteur du corps, et a pour terme le corps ; et cette passion-là est appelée passion animale ; comme on le voit clairement dans le cas de la colère, de la crainte et des autres passions semblables, car celles-ci s’accomplissent par l’appréhension et l’appétit de l’âme, qui sont suivis d’une transmutation du corps ; de même que la transmutation du mobile s’ensuit de l’opération du moteur selon tout mode disposant le mobile à obéir à la motion du moteur. Et dans ce cas, le corps étant transmué par quelque altération, on dit que l’âme elle-même subit par accident.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’âme ne craint pas la mort, c’est-à-dire qu’elle ne craint pas de mourir elle-même ; mais elle craint la mort du composé par séparation d’elle-même et du corps. Et si elle craint sa mort à elle, c’est seulement dans la mesure où elle se demande si, à la corruption du corps, l’âme ne se corromprait pas par accident. Donc, ni la mort ne peut convenir à l’âme par soi, ni la passion de crainte ne lui convient sans l’union au corps.

 

Bien que l’âme soit perfectionnée dans le corps, cependant elle n’est pas perfectionnée par le corps, comme le prouve saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral ; mais elle est perfectionnée par Dieu, ou se perfectionne elle-même avec l’aide du corps qui lui est soumis ; comme l’intellect possible est perfectionné par la vertu de l’intellect agent, avec l’aide des phantasmes qui, grâce à celui-ci, deviennent actuellement intelligibles.

 

Bien que la qualité du corps ne convienne aucunement à l’âme, cependant l’être du composé est commun à l’âme et au corps, et semblablement l’opération du composé ; c’est pourquoi la passion du corps rejaillit sur l’âme par accident.

 

Une passion n’advient au composé de corps et d’âme qu’en raison du corps ; aussi la passion n’advient-elle à l’âme que par accident. Or l’argument procède comme si la passion convenait au tout en raison du tout, et non en raison de l’une des parties.

 

La colère — et de même n’importe quelle passion de l’âme — peut être considérée de deux façons : d’abord suivant la notion propre de colère, et dans ce cas elle est dans l’âme avant d’être dans le corps ; ensuite en tant que passion, et dans ce cas elle est d’abord dans le corps, car c’est là qu’elle reçoit en premier la notion de passion. Voilà pourquoi nous ne disons pas que l’âme se met en colère par accident, mais nous disons qu’elle subit par accident.

 

On voit dès lors clairement la solution au sixième argument.

 

On ne dit pas « l’âme se réjouit par accident », ni « l’âme sent par accident », pour la même raison, quoique l’on dise que l’âme subit par accident.

Article 3 : La passion est-elle seulement dans la puissance appétitive sensitive ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le Christ souffrait en toute son âme, comme le montre clairement le Psaume 87, 4 : « mon âme est remplie de maux », ce que la Glose comprend de ses souffrances. Or la totalité de l’âme, cela se réfère aux puissances. En n’importe quelle puissance de l’âme il peut donc y avoir passion, et ainsi, pas seulement dans l’appétitive sensitive.

 

Tout mouvement ou opération convenant à l’âme en elle-même, en plus du corps, appartient à la partie intellective, non à la sensitive. Or, comme dit saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu, « ce n’est pas sous la seule influence de la chair que l’âme éprouve le désir, la crainte, le plaisir, le chagrin ; c’est aussi par elle-même qu’elle peut être agitée de ces mouvements ». De telles passions ne sont donc pas seulement dans la partie appétitive sensitive.

 

La volonté appartient à la partie intellective, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Or, comme dit saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu, « la volonté est en tous ces mouvements » — que sont la crainte, la joie, etc. — « ou plutôt tous ces mouvements ne sont rien d’autre que des volontés. Qu’est le désir ou la joie, en effet, sinon la volonté qui consent à ce que nous voulons ? Qu’est la crainte ou la tristesse, sinon la volonté qui nous détourne de ce que nous refusons ? » De telles passions sont donc dans la partie intellective.

 

Agir et subir n’appartiennent pas à la même puissance. Or le sens semble être une puissance active : on dit en effet que le basilic tue par son regard, et la femme en période de menstruation infecte un miroir en y portant les yeux, comme on le voit clairement au livre sur le Sommeil et la Veille. La passion de l’âme n’est donc pas située dans la partie sensitive.

 

La puissance active est plus noble que la puissance passive. Or les puissances végétatives sont actives, et moins nobles que les puissances sensitives. Les sensitives sont donc actives ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Les puissances rationnelles ont des objets opposés, suivant le Philosophe. Or la tristesse s’oppose à la délectation. Puis donc que la délectation réside proprement dans la partie intellective, comme on le voit clairement aux septième et dixième livres de l’Éthique, il semble que la tristesse y soit ; et ainsi, les passions peuvent être dans la partie intellective.

 

 [Le répondant] disait que la parole du Philosophe s’entend des actes opposés. En sens contraire : la science et l’ignorance, qui sont opposées, sont dans la partie intellective, et ne sont cependant pas des actes. La parole du Philosophe ne doit donc pas seulement se comprendre des actes.

 

Selon le Philosophe au deuxième livre de la Physique, le même est cause de choses contraires par son absence et sa présence, comme le pilote est la cause du salut ou de la submersion du navire. Or l’intelligible présent cause une délectation dans la partie intellective. L’intelligible absent cause donc une tristesse en celle-ci ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 Saint Jean Damascène dit au deuxième livre que « la douleur n’est pas la passion ; ce n’en est que le sentiment ». La douleur est donc dans la puissance sensitive, et non dans l’appétitive ; et il en va de même, pour la même raison, de la délectation et des autres choses appelées « passions de l’âme ».

 

10° Selon saint Jean Damascène au deuxième livre, ainsi que le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, la passion est ce qui est suivi par la joie et la tristesse. Les passions de l’âme précèdent donc la joie et la tristesse. Or la joie et la tristesse sont dans la partie appétitive. Les passions de l’âme sont donc dans la partie qui précède l’appétitive ; elles sont donc dans l’appréhensive, qui précède l’appétitive.

 

11° De même que dans les opérations de la partie appétitive sensitive le corps est transmué, de même aussi dans les opérations de la sensitive appréhensive. La passion n’est donc pas seulement dans l’appétitive, mais aussi dans l’appréhensive.

 

12° La passion, à proprement parler, s’effectue par le rejet d’une chose et la réception de son contraire. Or cela se produit dans la partie intellective : car la faute est rejetée et la grâce est reçue, l’habitus de luxure est rejeté et l’habitus de chasteté est introduit. Il y a donc proprement passion dans la partie supérieure de l’âme.

 

13° Le mouvement de l’appétitive sensitive suit l’appréhension du sens. Or parfois, telles passions de l’âme sont éveillées en nous par des objets qui ne peuvent être appréhendés par le sens : par exemple, la vergogne d’un acte honteux, la crainte de voler. De telles choses ne peuvent donc être dans la partie appétitive sensitive ; et par conséquent, il reste qu’elles sont dans la partie appétitive rationnelle, c’est-à-dire dans la volonté.

 

14° L’espoir est mis au nombre des passions de l’âme. Or l’espoir est dans la partie intellective de l’âme : en effet, les saints Pères qui étaient dans les limbes avaient un espoir, et pourtant le mouvement de la partie sensitive ne demeure pas dans l’âme séparée. Les passions sont donc dans la partie intellective de l’âme.

 

15° L’image est dans la partie intellective. Or, par les puissances qui entrent dans l’image, l’âme subit, car celles-ci, qui sont maintenant perfectionnées par la grâce, seront perfectionnées dans l’état de gloire par la gloire de la fruition. La passion n’est donc pas seulement dans la partie appétitive sensitive de l’âme.

 

16° Selon saint Jean Damascène, la passion est un mouvement d’une chose à l’autre. Or l’intelligence est mue d’une chose à l’autre, lorsqu’elle passe des principes aux conclusions. Il y a donc passion dans l’intelligence ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

17° Le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que penser, c’est en quelque sorte subir. Or c’est dans l’intelligence que l’on pense. Il y a donc une passion dans l’intelligence.

 

18° Denys dit de Hiérothée, au deuxième chapitre des Noms divins : « Il a appris les choses divines en les subissant. » Or il ne pouvait subir les choses divines dans la partie sensitive, qui n’est pas capable des choses divines. La passion n’est donc pas seulement dans la partie sensitive ; et ainsi, elle n’est pas seulement dans l’appétit sensitif.

 

19° [Dans certaines éditions seulement.] À ce qui est dans l’âme par accident, aucune puissance déterminée de l’âme ne doit être ordonnée ; en effet, ni une science ni une puissance déterminée ne porte sur des choses qui sont par accident. Or l’âme ne subit que par accident ; la passion n’est donc pas en quelque puissance déterminée de l’âme, et ainsi, elle n’est pas seulement dans l’appétit sensitif.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascène dit au deuxième livre : « La passion est le mouvement de la puissance appétitive à la représentation du bien ou du mal » ; et aussi : « La passion est le mouvement irraisonné de l’âme percevant le bien ou le mal. » La passion est donc seulement dans la partie appétitive irrationnelle.

 

La passion, à proprement parler, dépend d’un mouvement d’altération, comme on l’a dit. Or l’altération n’est que dans la partie sensitive de l’âme, comme il est prouvé au septième livre de la Physique. La passion n’est donc que dans la partie sensitive.

 

Réponse :

 

La passion, à proprement parler, n’est que dans l’appétitive sensitive, comme il ressort des deux définitions de la passion que donnent saint Jean Damascène et saint Grégoire de Nysse ; et en voici la preuve. La passion se dit de trois façons, comme on l’a dit.

 

D’abord communément, au sens où toute réception est une passion ; et ainsi, la passion est en n’importe quelle partie de l’âme, et pas seulement dans l’appétitive sensitive ; en effet, prenant la passion en ce sens, le Commentateur dit au livre sur l’Âme que les puissances de l’âme végétative sont toutes actives, que les puissances de l’âme sensitive sont toutes passives, et que celles de l’âme rationnelle sont en partie actives à cause de l’intellect agent, et en partie passives à cause de l’intellect possible. Or, bien que ce mode de passion convienne aux puissances appréhensives et appétitives, il convient cependant davantage aux appétitives ; en effet, l’opération de l’appréhensive porte sur la réalité appréhendée comme elle existe en celui qui appréhende, tandis que l’opération de l’appétitive porte sur la réalité comme elle existe en elle-même ; ce qui est reçu dans l’appétitive a donc plus la nature de la réalité appétible que ce qui est reçu dans l’appréhensive n’a de propre à la réalité appréhendée ; c’est pourquoi le vrai, qui perfectionne l’intelligence, est dans l’esprit, tandis que le bien, qui perfectionne l’appétitive, est dans les réalités, comme il est dit au sixième livre de la Métaphysique.

 

Ensuite, on appelle « passion » au sens propre, celle qui consiste dans le rejet d’un contraire et la réception de l’autre par voie de transmutation ; et ce mode de passion ne peut convenir à l’âme qu’en raison du corps ; et ce, de deux façons. D’abord en tant qu’elle est unie au corps comme sa forme ; et dans ce cas, elle compatit au corps qui subit une passion corporelle. Ensuite, en tant qu’elle lui est unie comme moteur ; et dans ce cas se produit par l’opération de l’âme une transmutation dans le corps, passion qui est appelée animale, comme on l’a dit. La susdite passion corporelle atteint donc les puissances dans la mesure où elles sont enracinées dans l’essence de l’âme, étant donné que l’âme est forme du corps par son essence, et ainsi, cette passion regarde en premier lieu l’essence de l’âme ; elle peut cependant être attribuée à une puissance, de trois façons.

 

Premièrement, en tant que celle-ci est enracinée dans l’essence de l’âme ; et ainsi, puisque toutes les puissances sont enracinées dans l’essence de l’âme, la passion en question appartient à toutes les puissances.

 

Deuxièmement, en tant que les actes des puissances sont empêchés par une blessure du corps ; et ainsi, la passion susmentionnée appartient à toutes les puissances qui utilisent des organes corporels — car les actes de toutes celles-ci sont empêchés par une blessure des organes —, mais indirectement. Et de cette façon, elle appartient aussi aux puissances n’utilisant pas d’organes corporels, c’est-à-dire les intellectives, en tant qu’elles reçoivent de puissances usant d’organes ; ainsi se produit-il qu’après une blessure de l’organe de la puissance imaginative l’opération de l’intelligence est empêchée, parce que l’intelligence a besoin de phantasmes dans son opération.

 

Troisièmement, cette passion appartient à quelque puissance en tant qu’elle l’appréhende ; et dans ce cas, elle appartient proprement au sens du toucher ; car le toucher est le sens des choses dont est composé l’animal, et semblablement, des choses par lesquelles l’animal est corrompu. Mais puisque au cours de la passion animale le corps est transmué par l’opération de l’âme, la passion animale doit être dans la puissance qui est adjointe à un organe corporel et à laquelle il appartient de transmuer le corps. Voilà pourquoi une telle passion n’est pas dans la partie intellective, qui n’est l’acte d’aucun organe corporel ; ni non plus dans l’appréhensive sensitive, car un mouvement ne s’ensuit de l’appréhension du sens que moyennant l’appétitive, qui est le moteur immédiat. L’organe corporel, c’est-à-dire le cœur, où réside le principe du mouvement, est donc aussitôt disposé selon le mode d’opération de cette passion, en une disposition telle qu’elle convienne à l’exécution de ce vers quoi l’appétit sensitif est incliné. C’est pourquoi il entre en effervescence dans la colère, et dans la crainte se refroidit et se resserre d’une certaine façon. Et ainsi, la passion animale se rencontre proprement dans la seule appétitive sensitive. Il est en effet établi que les puissances de l’âme végétative, bien qu’elles utilisent un organe, ne sont pas passives mais actives. Et la passion convient plus proprement à la puissance appétitive qu’à l’appréhensive, comme on l’a dit au début ; et c’est une raison pour laquelle l’appétitive sensitive est plus proprement le sujet de la passion que la sensitive appréhensive ; comme aussi l’affective supérieure elle-même s’approche plus de la notion propre de passion que l’intellective.

 

Enfin, la passion se disait métaphoriquement, en tant qu’une chose est en quelque sorte empêchée d’avoir ce qui lui convient. De cette façon, les puissances de l’âme subissent pour autant qu’elles sont empêchées d’exercer leurs actes propres. Et cela se produit en quelque façon dans toutes les puissances de l’âme, comme on l’a dit.

 

Mais maintenant, nous parlons de la passion animale proprement dite, qui, comme on l’a montré, se trouve dans la seule appétitive sensitive.

 

 

Réponse aux objections :

 

Toute l’âme du Christ subissait une passion corporelle ; et ainsi, cette passion appartenait à toutes les puissances, au moins dans la mesure où elles sont enracinées dans l’essence de l’âme ; mais non en sorte qu’une passion animale ait été en n’importe quelle puissance de l’âme comme dans son sujet propre.

 

Saint Augustin parle contre certains platoniciens qui disaient que le principe de toutes ces passions était dans la chair. Or saint Augustin montre que si la chair n’était aucunement corrompue, le principe de toutes ces passions pourrait être dans l’âme. Voilà pourquoi il ne dit pas que de telles passions s’accomplissent sans la chair, mais que ce n’est pas seulement à cause de la chair que l’âme est affectée de ces passions.

 

Ou bien saint Augustin prend le nom de volonté au sens large pour désigner n’importe quel appétit, ou bien il prend la crainte, la joie et les autres passions de ce genre pour désigner les actes de volonté semblables aux passions qui sont dans l’appétit sensitif. En effet, comme on l’a dit dans la question sur la sensualité, il y a aussi dans la volonté elle-même, d’une certaine façon, la joie, la tristesse et les autres passions de ce genre ; mais non en sorte qu’elles soient des passions à proprement parler. Ou bien l’on peut répondre que saint Augustin appelle ces passions « volontés », en tant que l’homme est amené à ces passions par un acte de la volonté, puisque l’appétit inférieur suit l’inclination de l’appétit supérieur, comme on l’a dit dans la question sur la sensualité. C’est pourquoi saint Augustin ajoute lui-même ensuite : « Comme la volonté de l’homme est attirée ou rebutée, ainsi elle se change et se transforme en ces différentes affections. »

 

Le sens n’est pas une puissance active, mais passive. En effet, on n’appelle pas « active » la puissance ayant un acte qui est une opération, car alors toute puissance de l’âme serait active ; mais on appelle « active » une puissance qui se rapporte à son objet comme l’agent au patient. Or le sens se rapporte au sensible comme le patient à l’agent, étant donné que le sensible transmue le sens. Que si le sensible est parfois transmué par le sens, c’est par accident, en tant que l’organe du sens a lui-même une qualité qui le rend naturellement apte à changer quelque corps. Cette infection que la femme en période de menstruation communique au miroir, ou celle qui permet au basilic de tuer un homme en le regardant, n’apportent donc rien à la vision ; mais la vision est accomplie en ce que l’espèce visible est reçue dans la vue, ce qui est en quelque sorte subir. Ainsi, le sens est une puissance passive. De plus, supposé que le sens fasse activement quelque chose, il ne s’ensuivrait pas que nulle passion ne puisse exister dans le sens ; rien n’empêche en effet que le même soit actif et passif relativement à des choses différentes. Supposé, en outre, que le sens, dont le nom désigne une puissance appréhensive, ne soit capable d’aucune passion, il ne serait pas pour cela exclu qu’une passion puisse exister dans l’appétitive sensitive.

 

Bien que l’actif soit, dans l’absolu, plus noble que le passif relativement au même, rien n’empêche cependant un passif d’être plus noble qu’un actif, dans la mesure où le passif subit une passion plus noble que l’action par laquelle l’actif agit, comme par exemple la passion à laquelle l’intellect possible doit son nom de puissance passive. Et le sens aussi, en recevant quelque chose immatériellement, est plus noble que l’action par laquelle la puissance végétative agit matériellement, c’est-à-dire au moyen des qualités élémentaires.

 

La délectation qui est dans la partie intellective par union à l’intelligible convenable n’a pas de contraire, car il faudrait que l’intelligible convenable ait un contraire qui soit la cause du contraire [de la délectation]. Or cela est impossible, étant donné que rien n’est contraire à l’espèce intelligible ; en effet, les espèces des contraires ne sont pas contraires dans l’âme, comme il est dit au septième livre de la Métaphysique ; c’est pourquoi l’homme éprouve une délectation non seulement par la pensée de bonnes choses, mais aussi par la pensée de mauvaises choses, en tant qu’il pense. Car la pensée de mauvaises choses est elle-même un bien pour l’intelligence ; et ainsi, la délectation intellectuelle n’a pas de contraire. Cependant, on dit que la tristesse ou la douleur existe dans la partie intellective de l’âme, pour parler communément, en tant que l’intelligence pense quelque chose de nuisible à l’homme, et auquel la volonté s’oppose. Mais parce que cette chose nuisible n’est pas nuisible à l’intelligence en tant qu’elle est pensante, cette tristesse ou cette douleur ne s’oppose pas à la délectation de l’intelligence, qui dépend de ce qui est convenable à l’intelligence en tant qu’elle pense.

 

 La puissance rationnelle a des objets contraires d’une certaine façon qui lui est propre, et d’une autre façon qui est commune à elle et à toutes les autres [puissances]. En effet, que la puissance rationnelle soit le sujet d’accidents contraires, cela lui est commun avec les autres [puissances], car tous les contraires ont le même sujet ; mais qu’elle ait des actions contraires, cela lui est propre, car les puissances naturelles sont déterminées à une seule chose. Et c’est pourquoi le Philosophe dit que les puissances rationnelles ont des objets opposés.

 

L’absence du pilote n’est la cause de la submersion du navire que par accident, c’est-à-dire en tant qu’elle ôte la providence du pilote, par laquelle la submersion du navire était empêchée ; et semblablement, l’enlèvement ou l’absence de l’intelligible n’est pas la cause de la tristesse, mais de la non-délectation. Car les effets sont à proportion des causes : c’est pourquoi penser et ne pas penser, qui s’opposent contradictoirement, sont la cause de la délectation et de la non-délectation, qui sont aussi contradictoires, mais non de la délectation et de l’abattement, qui sont contraires. Et si l’on prend ce qui est contraire à la pensée de la vérité, c’est-à-dire l’erreur, celle-ci ne peut être cause de tristesse : car ou bien l’erreur est estimée comme vérité, et dans ce cas l’erreur délecte comme le fait la vérité ; ou bien elle est connue comme erreur, ce qui n’est possible qu’en connaissant la vérité, et dans ce cas, l’erreur cause de nouveau une délectation lorsqu’on la pense.

 

 La tristesse et la douleur diffèrent de la façon suivante : la tristesse est une certaine passion animale, c’est-à-dire qu’elle commence dans l’appréhension du nuisible, et a pour terme l’opération de l’appétit et, au-delà, la transmutation du corps ; tandis que la douleur dépend de la passion corporelle. C’est pourquoi saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu que « “douleur” s’emploie ordinairement à propos du corps » ; voilà pourquoi la douleur commence par la blessure du corps et a pour terme l’appréhension du sens du toucher, et c’est pourquoi elle est dans le sens du toucher comme en ce qui l’appréhende, comme on l’a dit.

 

10° Que la joie et la tristesse s’ensuivent de la passion, c’est ce que disent à la fois saint Jean Damascène et le Philosophe, mais en des sens différents. En effet, saint Jean Damascène et saint Grégoire de Nysse, en des termes identiques, parlent de la passion corporelle, dont l’appréhension cause la joie ou la tristesse, et dont l’expérience par le sens cause la douleur. Mais le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique parle sans aucun doute des passions animales, voulant que toutes les passions de l’âme soient suivies par la joie et la tristesse. Et la raison en est, qu’entre toutes les passions de la puissance concupiscible, la joie et la tristesse, qui sont causées par l’obtention de l’objet convenant ou nuisible, tiennent la dernière place ; or toutes les passions de l’irascible ont pour terme les passions du concupiscible, comme on l’a dit dans la question sur la sensualité. Il reste donc que toutes les passions de l’âme ont pour terme la joie et la tristesse. Mais il ne s’ensuit selon aucun des deux points de vue que les passions soient dans l’appréhensive, car la passion corporelle est dans la nature même du corps, et les autres passions animales sont dans la même partie appétitive que la joie et la tristesse, mais quant aux premiers de ses actes. Et s’il n’y avait pas d’ordre dans les actes de l’appétitive, il suivrait des paroles du Philosophe que les passions animales ne seraient pas dans l’appétitive, où sont la joie et la tristesse, mais dans l’appréhensive.

 

11° Ni le sens ni une autre puissance appréhensive ne meut immédiatement, mais seulement au moyen de l’appétitive ; voilà pourquoi le corps, lors de l’opération de la puissance sensitive appréhensive, n’est changé quant à ses dispositions matérielles que s’il survient un mouvement de l’appétitive, aussitôt suivi par la transmutation du corps qui se dispose à obéir. Donc, bien que la puissance appréhensive sensitive soit changée en même temps que l’organe corporel, il n’y a cependant pas là de passion à proprement parler : car dans l’opération du sens, l’organe corporel n’est pas transmué, à proprement parler, si ce n’est par un changement spirituel, en tant que les espèces des sensibles sont reçues sans matière dans les organes des sens, comme il est dit au deuxième livre sur l’Âme.

 

12° Bien que, dans la partie intellective, une chose soit rejetée et une autre reçue, cela ne se fait cependant pas par voie de transmutation — la réception et le rejet se feraient alors d’une manière continue —, mais par un simple influx des habitus infus : car en un instant la grâce est infusée, par laquelle la faute est subitement chassée. Quant à l’altération qui va du vice à la vertu, ou de l’ignorance à la science, elle atteint la partie intellective par accident, alors que dans la partie sensitive la transmutation est par soi, comme on le voit clairement au septième livre de l’Éthique. Car, de ce qu’il se produit une transmutation dans la partie sensitive, quelque perfection rejaillit soudain dans la partie intellective, de telle sorte que ce qui se fait dans la partie intellective est le terme de la transmutation existant dans la partie sensitive : comme l’illumination est le terme d’un mouvement local, et comme la génération est simplement le terme d’une altération. Et il faut comprendre cela des habitus acquis.

 

13° De l’appréhension d’une chose par l’intelligence peut suivre une passion dans l’appétit inférieur, de deux façons. D’abord en tant que ce qui est pensé de façon universelle par l’intelligence est formé de façon particulière dans l’imagination, et ainsi l’appétit inférieur est mû : comme lorsque l’intelligence du croyant admet intelligiblement les peines futures, et forme leurs phantasmes en imaginant le feu qui brûle, le ver qui ronge et autres choses semblables, d’où suit la passion de crainte dans l’appétit sensitif. Ensuite en tant que, par suite de l’appréhension de l’intelligence, est mû l’appétit supérieur, dont un certain rejaillissement ou un certain commandement remue l’appétit inférieur.

 

14° L’espoir qui demeure dans l’âme séparée n’est pas une passion, mais il est soit un habitus, soit un acte de volonté, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit.

 

15° De la béatification ou du perfectionnement de l’image, on peut seulement déduire qu’il y a une passion dans la partie intellective, au sens où toute réception est appellée passion.

 

16° On dit que la passion est le mouvement d’un état reçu à un autre état reçu, mais non d’un objet opéré à un autre objet opéré ; or c’est ainsi qu’il y a dans l’intelligence un mouvement d’une chose à l’autre.

 

17° On dit que penser, c’est subir, en prenant ce terme communément, en tant que toute réception est une passion.

 

18° Cette passion dont parle Denys n’est rien d’autre que l’affection pour les choses divines, qui est plutôt une passion qu’une simple appréhension, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit. En effet, de l’affection même pour les choses divines provient leur manifestation, suivant ce passage de Jn 14, 21 : « Celui qui m’aime sera aimé de mon Père, et je l’aimerai aussi, et je me manifesterai moi-même à lui. »

Article 4 : La contrariété et la diversité, parmi les passions de l’âme, d’où se prennent-elles ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elles ne se prennent pas du bien et du mal.

 

L’audace est opposée à la crainte. Or l’une et l’autre passion est relative au mal, car ce que la crainte fuit, l’audace l’entreprend. La contrariété des passions de l’âme ne dépend donc pas du bien et du mal.

 

L’espoir est opposé au désespoir. Or l’un et l’autre sont relatifs au bien, que l’espoir attend d’obtenir, tandis que le désespoir croit ne pas l’obtenir. La contrariété des passions de l’âme ne dépend donc pas du bien et du mal.

 

Saint Jean Damascène, au deuxième livre, ainsi que saint Grégoire de Nysse, distinguent les passions de l’âme suivant le présent et le futur, et suivant le bien et le mal : ainsi, l’espoir et le désir portent sur le bien futur, la volupté et la délectation, ou la joie, sur le bien présent, la crainte sur le mal futur, la tristesse sur le mal présent. Or le présent et le futur se rapportent au bien et au mal par accident. La différence des passions de l’âme ne se prend donc pas par soi du bien et du mal.

 

Saint Augustin, au quatorzième livre de la Cité de Dieu, distingue ainsi entre la tristesse et la douleur : la tristesse appartient à l’âme, la douleur au corps ; or cela ne concerne pas les notions de bien et de mal. Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

L’exultation, la joie, l’allégresse, la délectation, l’enjouement et l’hilarité ont une certaine différence, sinon deux d’entre eux seraient inutilement réunis, comme cela apparaît en Is. 35, 10 : « la joie et l’allégresse les envahiront ». Puis donc que toutes ces choses se disent relativement au bien, il semble que le bien et le mal ne diversifient pas les passions de l’âme.

 

Saint Jean Damascène distingue au deuxième livre quatre espèces de tristesse, qui sont : l’abattement, le chagrin, l’envie et la pitié, auxquels s’ajoute la pénitence ; et toutes ces choses se disent relativement au mal. Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

Il distingue lui-même six espèces de crainte : la pusillanimité, la pudeur, la honte, l’étonnement, la frayeur et l’angoisse, qui ne concernent pas la différence susdite. Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.

 

Denys, au quatrième chapitre des Noms divins, ajoute la jalousie à l’amour, l’une et l’autre étant des passions relatives au bien ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

Les actes se distinguent par les objets. Or les passions de l’âme sont des actes de la puissance appétitive, dont l’objet est le bien et le mal. Elles se distinguent donc suivant le bien et le mal.

 

Selon le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, les passions de l’âme sont ce qui est suivi par la joie et la tristesse. Or la joie et la tristesse se distinguent suivant le bien et le mal. Le bien et le mal distinguent donc les passions de l’âme.

 

 

Réponse :

 

Trois distinctions se rencontrent dans les passions de l’âme.

 

Suivant la première, elles diffèrent quasiment par le genre, car elles concernent diverses puissances de l’âme ; ainsi distingue-t-on les passions du concupiscible de celles de l’irascible. La raison de cette distinction des passions se prend de la raison même qui fait distinguer les puissances. En effet, il a été dit plus haut, dans la question sur la sensualité, que l’objet du concupiscible est le délectable selon le sens, tandis que celui de l’irascible est une chose ardue ou serrée ; par conséquent, les passions relevant du concupiscible sont celles en lesquelles est impliquée une relation à l’objet simplement délectable au sens, ou à son contraire, tandis que celles qui relèvent de l’irascible sont celles qui sont ordonnées à quelque chose d’ardu autour d’un tel objet. Et ainsi apparaît la différence entre le désir et l’espoir : car on parle de désir lorsque l’appétit est mû vers une chose délectable, tandis que l’espoir implique une certaine élévation de l’appétit vers un bien qui est estimé ardu ou difficile. Et il en va de même pour les autres [passions].

 

Suivant la deuxième distinction des passions de l’âme, on distingue, pour ainsi dire, des espèces existant dans la même puissance.

 

Dans les passions du concupiscible, cette distinction se prend de deux considérations. D’abord, de la contrariété des objets ; ainsi distingue-t-on la joie, qui est relative au bien, de la tristesse, qui est relative au mal. Ensuite, de ce que la puissance concupiscible est ordonnée au même objet suivant divers degrés considérés dans le progrès du mouvement appétitif. En effet, l’objet délectable lui-même est d’abord uni en quelque façon à celui qui le recherche, en tant qu’il est appréhendé comme semblable ou convenant ; et de là suit la passion d’amour, qui n’est rien d’autre qu’une certaine détermination formelle de l’appétit par l’appétible lui-même ; c’est pourquoi l’on dit que l’amour est une certaine union de l’aimant et de l’aimé. Or ce qui est ainsi uni en quelque façon, on cherche en outre à ce qu’il soit réellement uni, c’est-à-dire de telle sorte que l’aimant jouisse de l’aimé ; et ainsi naît la passion de désir ; et lorsque celui-ci est obtenu dans la réalité, il engendre la joie. Ainsi donc, le premier degré qui est dans la mouvement du concupiscible est l’amour, le deuxième le désir, et le dernier la joie. Et à l’inverse de ces passions, il faut prendre celles qui sont ordonnées au mal, ainsi la haine contre l’amour, la fuite contre le désir, la tristesse contre la joie.

 

Les passions de l’irascible, comme on l’a dit dans une autre question, naissent des passions du concupiscible, et se terminent à elles. Voilà pourquoi l’on trouve en elles une distinction semblable à celle du concupiscible ; et de plus, il y a en elles une distinction propre d’après la notion de l’objet propre. Du côté du concupiscible, il y a la distinction selon laquelle les passions se distinguent suivant le bien et le mal, ou d’après le délectable et son contraire ; et en outre selon que l’objet est réellement possédé ou non. Mais la distinction propre de l’irascible lui-même est que ses passions se distinguent d’après ce qui excède ou n’excède pas la capacité du sujet, et ce, selon une estimation ; en effet, ces considérations semblent distinguer l’ardu comme des différences par soi. La passion, dans l’irascible, peut donc être soit relative au bien, soit relative au mal. Si elle est relative au bien, celui-ci est possédé ou ne l’est pas. Relativement au bien possédé, aucune passion ne peut être dans l’irascible, car le bien, dès lors qu’on le possède déjà, ne procure aucune difficulté à celui qui possède, donc la notion d’ardu n’y est pas conservée. Relativement au bien non encore possédé — en lequel la notion d’ardu peut être satisfaite à cause de la difficulté d’obtention —, si ce bien est estimé comme passant la capacité, il cause le désespoir, mais s’il est estimé comme ne la dépassant pas, il cause l’espoir. Que si l’on considère le mouvement de l’irascible vers le mal, il y aura deux cas : vers le mal non encore possédé — et qui est estimé comme ardu en tant qu’il est difficile à éviter —, ou comme déjà possédé ou conjoint — et il est lui aussi ardu en tant qu’il est estimé difficile à repousser. Si c’est relativement au mal non encore présent, alors si ce mal est estimé comme passant la capacité, il cause en ce cas la passion de crainte, et s’il est estimé comme ne la dépassant pas, il cause alors la passion d’audace. Mais si le mal est présent, alors il est estimé soit comme ne dépassant pas la capacité, et dans ce cas il cause la passion de colère, soit comme la dépassant, et ainsi il ne cause aucune passion dans l’irascible, mais la passion de tristesse demeure dans le seul concupiscible. Cette distinction, qui se conçoit selon les divers degrés pris dans le mouvement appétitif, n’est donc la cause d’aucune contrariété, car de telles passions diffèrent suivant le parfait et l’imparfait, comme on le voit clairement dans le cas du désir et de la joie ; mais la distinction qui dépend de la contrariété de l’objet cause proprement la contrariété dans les passions. Par conséquent, les passions de l’âme se conçoivent dans le concupiscible suivant le bien et le mal : ainsi la joie et la tristesse, l’amour et la haine ; tandis que dans l’irascible, on peut concevoir deux contrariétés. L’une suivant la distinction de l’objet propre, c’est-à-dire selon qu’il passe ou non la capacité, et ainsi sont contraires l’espoir et le désespoir, l’audace et la crainte, et cette contrariété est davantage propre ; l’autre suivant la différence de l’objet du concupiscible, c’est-à-dire selon le bien et le mal, et de cette façon, l’espoir et la crainte semblent être en contrariété. Quant à la colère, elle ne peut avoir de passion contraire ni d’une façon ni de l’autre : ni d’après la contrariété du bien et du mal, car relativement au bien présent il n’y a pas de passion dans l’irascible ; ni de même d’après la contrariété de ce qui passe ou non la capacité, car le mal qui dépasse la capacité ne cause aucune passion dans l’irascible, comme on l’a dit. C’est pourquoi la colère, parmi les autres passions, a ceci de propre que rien ne lui est contraire.

 

La troisième différence des passions de l’âme est quasi accidentelle, et elle se produit de deux façons. D’abord suivant le plus ou le moins d’intensité : ainsi, la jalousie implique une intensité d’amour, et la fureur une intensité de colère. Ensuite, suivant des différences matérielles entre le bien et le mal, comme diffèrent la pitié et l’envie, qui sont des espèces de tristesse : car l’envie est la tristesse de la prospérité d’autrui en tant qu’elle est estimée comme notre propre mal, tandis que la pitié est la tristesse de l’adversité d’autrui, en tant qu’elle est estimée comme notre propre mal. Et l’on doit faire une semblable considération pour certaines autres passions.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’objet de l’irascible est le bien et le mal non dans l’absolu, mais avec la circonstance d’« ardu » ; il y a donc contrariété dans les passions non seulement suivant le bien et le mal, mais aussi d’après les différences qui distinguent l’ardu tant dans le bien que dans le mal.

 

On voit dès lors clairement la solution au deuxième argument.

 

Le présent et le futur sont pris comme des différences pour distinguer les puissances de l’âme, en tant que le futur n’est pas encore conjoint réellement, tandis que le présent l’est déjà ; or le mouvement de l’appétit est plus parfait vers ce qui est réellement conjoint que vers ce qui est réellement distant ; par conséquent, bien que le futur et le présent causent quelque distinction des passions, ils ne causent cependant aucune contrariété, tout comme le parfait et de l’imparfait.

 

La douleur, si on la prend au sens propre, ne doit pas être comptée au nombre des passions de l’âme, car elle n’a rien du côté de l’âme, que la seule appréhension. En effet, la douleur est le sens de la blessure, et cette blessure est évidemment du côté du corps. Voilà pourquoi saint Augustin ajoute au même endroit qu’en traitant des passions de l’âme, il a préféré se servir du nom de tristesse plutôt que de celui de douleur ; car la tristesse s’accomplit dans l’appétitive elle-même, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit.

 

La délectation et la joie diffèrent de la même façon que la tristesse et la douleur : car la délectation sensitive implique, du côté du corps, l’union de ce qui convient, et du côté de l’âme, le sens de cette convenance ; et semblablement, la délectation spirituelle implique une certaine union rationnelle de convenant à convenant, et la perception de cette union. C’est pourquoi Platon, définissant la délectation sensitive, dit que « la délectation est la génération sensitive dans la nature » ; Aristote, lui, définissant généralement la délectation, dit que « la délectation est l’opération naturelle de l’habitus sans empêchement ». En effet, l’opération convenante est elle-même ce conjoint convenant qui cause la délectation, surtout la spirituelle ; et ainsi, la délectation commence des deux côtés par l’union réelle, et s’accomplit dans son appréhension. La joie, par contre, commence dans l’appréhension et a son terme dans la volonté ; c’est pourquoi la délectation est parfois cause de joie, comme la douleur est cause de tristesse. La joie diffère de l’allégresse et des autres passions accidentellement, suivant le plus ou le moins d’intensité. Car les autres impliquent une certaine intensité de joie ; cette intensité se prend soit de la disposition intérieure, et c’est le cas de l’allégresse, qui implique une dilatation intérieure du cœur : en effet, « allégresse » sonne [en latin] comme « largeur » ; soit de ce que l’intensité de la joie intérieure éclate en certains signes extérieurs, et telle est l’exultation : en effet, le terme « exultation » vient de ce que la joie intérieure saute en quelque sorte à l’extérieur ; et ce saut se remarque soit au changement du visage — en lequel apparaissent en premier les signes de l’affectivité, à cause de sa proximité avec la puissance imaginative —, et c’est l’hilarité ; soit à ce que les paroles aussi bien que les gestes sont disposés suivant l’intensité de la joie intérieure, et c’est l’enjouement.

 

Les espèces de tristesse que pose saint Jean Damascène sont des modes de la tristesse qui ajoutent à celle-ci certaines différences accidentelles : soit à cause de l’intensité du mouvement, et ainsi, dans la mesure où cette intensité consiste en une disposition intérieure, on parle de l’abattement, qui est « une tristesse qui accable », entendons : le cœur, au point qu’il ne lui plaise pas de faire quelque chose ; soit en tant qu’elle se manifeste par une disposition extérieure, et c’est alors le chagrin, qui est « une tristesse qui ôte la voix ». Et du côté de l’objet, en tant que ce qui est en autrui est réputé comme notre propre mal : d’une part, si le bien d’autrui est réputé comme notre propre mal, il y aura envie ; d’autre part, si le mal d’autrui est réputé comme notre propre mal, il y aura pitié. La pénitence, quant à elle, n’ajoute à la tristesse générale aucune notion spéciale, puisqu’elle porte simplement sur notre propre mal ; voilà pourquoi saint Jean Damascène la passe sous silence. On peut cependant déterminer de nombreux modes de tristesse, si l’on considère tout ce qui se rapporte accidentellement au mal qui cause la tristesse.

 

Puisque la crainte est une certaine passion venant d’un objet nuisible appréhendé comme dépassant la capacité, les modes de la crainte se diversifieront suivant la différence entre de tels objets nuisibles ; et cela peut se rapporter de trois façons au sujet. D’abord, relativement à sa propre opération ; et dans ce cas, en tant que l’on craint sa propre opération comme laborieuse, il y a pusillanimité ; en tant qu’on la craint comme laide, il y a la honte, qui est « une crainte dans l’acte laid ». Ensuite, relativement à la connaissance, en tant qu’un objet connaissable est appréhendé comme dépassant totalement la connaissance, et ainsi, sa considération est appréhendée comme inutile et comme nuisible. Or, qu’il dépasse la connaissance, cela peut se produire soit à cause de sa grandeur, il y a alors l’étonnement, qui est « une crainte venant d’une grande imagination » ; soit à cause de son caractère insolite, et alors c’est la frayeur, qui est « une crainte venant d’une imagination inaccoutumée », suivant saint Jean Damascène. Enfin, relativement à la passion qui vient par autre chose ; et l’on peut craindre cette passion soit en raison de la laideur, et telle est la pudeur, qui est « une crainte dans l’attente d’un reproche » ; soit en raison d’une blessure, et c’est alors l’angoisse, par laquelle l’homme craint de tomber en quelque infortune.

 

La jalousie ajoute à l’amour une certaine intensité ; c’est en effet un amour véhément qui ne souffre pas le partage en l’aimé.

Article 5 : L’espoir, la crainte, la joie et la tristesse sont-elles les quatre passions principales ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Saint Augustin, énumérant au quatorzième livre de la Cité de Dieu les quatre passions principales, pose la convoitise à la place de l’espoir ; et il semble que cela soit pris des paroles de Virgile qui, désignant les passions principales, a dit : « De là leurs craintes, leurs convoitises, leurs tristesses et leurs joies, etc. »

 

Plus une chose est parfaite, plus elle semble être principale. Or le mouvement d’audace est plus parfait que le mouvement d’espoir, dans la mesure où il tend vers son objet avec une plus grande intensité. L’audace est donc plus que l’espoir une passion principale.

 

Chaque chose est nommée d’après ce qui est principal. Or la puissance irascible est nommée d’après l’ire. La colère doit donc être comptée au nombre des passions principales.

 

De même qu’il y a dans l’irascible une passion relative au futur, de même aussi dans le concupiscible. Or la passion qui est dans le concupiscible relativement au futur, c’est-à-dire le désir, n’est pas posée comme une passion principale. Donc la crainte et l’espoir non plus, qui sont pareillement relatives au futur dans l’irascible.

 

On appelle principal ce qui est premier parmi les autres choses : car être principe, selon saint Grégoire, c’est être premier parmi les autres. Or, parmi les autres passions, l’amour est premier : de l’amour, en effet, naissent toutes les autres passions. L’amour devrait donc être posé comme une passion principale.

 

Les passions principales semblent être celles dont dépendent les autres. Or de la joie et de la tristesse semblent dépendre toutes les autres passions, car la passion de l’âme est ce qui est suivi par la joie et la tristesse, suivant le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique. Les passions principales sont donc seulement les deux suivantes : la joie et la tristesse.

 

[Le répondant] disait que la joie et la tristesse sont principales dans le concupiscible, tandis que l’espoir et la crainte sont principales dans l’irascible. En sens contraire, il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, au quatrième chapitre : « Du concupiscible naissent la joie et l’espoir, de l’irascible la douleur et la crainte. »

 

Suivant le propre de la puissance irascible, l’espoir est opposé au désespoir, et la crainte à l’audace. Or on pose du côté du concupiscible deux passions principales contraires suivant le propre du concupiscible : ce sont la joie et la tristesse. On devrait donc poser comme principales, du côté de l’irascible, soit l’espoir et le désespoir, soit la crainte et l’audace.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, au quatrième chapitre : « L’affection est manifestement partagée en quatre, puisque nous nous réjouissons déjà de ce que nous aimons, ou nous espérons nous en réjouir, et que nous souffrons déjà de ce que nous haïssons, ou nous craignons d’en souffrir. » Les quatre passions principales sont donc celles-ci : la joie, la douleur ou la tristesse, l’espoir et la crainte.

 

Énumérant les passions principales, Boèce dit au livre sur la Consolation : « Chasse les joies, chasse la crainte, mets l’espoir en fuite, et que la douleur ne soit pas ici. » Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

Réponse :

 

Les principales passions de l’âme sont au nombre de quatre : ce sont la tristesse, la joie, l’espoir et la crainte. Et la raison en est la suivante.

 

On appelle passions principales celles qui sont avant les autres, et en sont l’origine. Or, puisque les passions de l’âme sont dans la partie appétitive, les premières passions seront celles qui naissent immédiatement de l’objet de l’appétitive, et cet objet est évidemment le bien et le mal ; mais celles qui s’élèvent au moyen des autres seront quasi secondaires. Or, pour qu’une passion naisse immédiatement du bien ou du mal, deux choses sont requises. La première est qu’elle naisse par soi du bien et du mal, car ce qui est par accident n’est pas premier ; la seconde, qu’elle s’élève sans rien de présupposé ; si bien qu’une passion est appelée principale à deux conditions : qu’elle ne provienne ni par accident ni postérieurement de l’objet qui remplit le rôle de principe actif.

 

Or la passion qui provient par soi du bien est celle qui procède du bien en tant que tel, tandis que celle qui provient du bien en tant qu’il est un mal, en provient par accident ; et la considération inverse doit être faite pour le mal. Or le bien, en tant qu’il est un bien, attire et entraîne vers soi ; si donc une passion appartient à un appétit tendant vers le bien, ce sera une passion qui s’ensuit du bien par soi. Mais repousser l’appétit est le propre du mal en tant que tel ; si donc une passion est relative au bien, et que par elle le bien est évité, cette passion ne viendra pas du bien par soi, mais en tant qu’il est appréhendé en quelque sorte comme un mal. Et à l’inverse il faut considérer, pour le mal, que la passion qui consiste dans la fuite du mal provient du mal par soi, tandis que celle qui consiste en un accès au mal en provient par accident. On voit donc clairement comment une passion naît par soi du bien ou du mal.

 

Mais parce que plus une chose est dernière dans l’obtention de la fin, plus elle est première dans l’intention et l’appétit, les passions qui consistent dans l’exécution de la fin naissent du bien ou du mal sans en présupposer d’autres, et elles sont présupposées à la naissance des autres. Or la joie et la tristesse proviennent de l’obtention même du bien et du mal, et par soi, car la joie provient du bien en tant que tel, et la tristesse, du mal en tant que tel. Et semblablement, toutes les autres passions du concupiscible proviennent par soi du bien ou du mal ; et cela vient de ce que l’objet du concupiscible est le bien ou le mal dans sa notion absolue. Toutefois les autres passions du concupiscible présupposent la joie et la tristesse à la façon d’une cause : car si le bien concupiscible devient aimé et désiré, c’est parce qu’il est appréhendé comme délectable ; tandis que le mal devient odieux et doit être évité, en tant qu’il est appréhendé comme objet de tristesse. Et ainsi, dans l’ordre de l’appétit, la joie et la tristesse sont premières, quoiqu’elles soient dernières dans l’ordre de l’exécution.

 

Dans l’irascible, par contre, toutes les passions ne s’ensuivent pas par soi du bien ou du mal, mais certaines par soi et d’autres par accident ; et cela vient de ce que le bien ou le mal ne sont pas objets de l’irascible dans leur notion absolue, mais en tant que s’y ajoute une condition, celle d’être d’ardu, qui nous fait à la fois repousser le bien comme dépassant notre capacité, et tendre vers le mal dans la mesure où il peut être écarté ou soumis. Mais il ne peut y avoir dans l’irascible aucune passion qui s’ensuive du bien ou du mal sans qu’une autre soit présupposée. En effet, le bien, après être possédé, ne cause aucune passion dans l’irascible, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit ; et le mal présent cause certes une passion dans l’irascible, mais c’est par accident, non par soi, c’est-à-dire en tant que l’on tend vers le mal présent comme une chose à écarter et à soumettre, comme c’est manifestement le cas de la colère.

 

Ainsi donc, il ressort de ce qu’on a dit, qu’il y a des passions qui naissent du bien et du mal en premier et par soi, telles la joie et la tristesse ; d’autres qui naissent par soi mais non premièrement, comme toutes les autres passions du concupiscible et ces deux de l’irascible que sont la crainte et l’espoir, et dont l’une implique la fuite du mal, l’autre l’accès au bien ; d’autres, ni par soi ni en premier, comme les autres qui sont dans l’irascible, par exemple le désespoir, l’audace et la colère, qui impliquent un accès au mal ou un retrait du bien.

 

Ainsi donc, les passions principales entre toutes sont la joie et la tristesse. La crainte et l’espoir, elles, sont principales dans leur genre, car elles ne présupposent pas de passion dans la puissance où elles sont, c’est-à-dire dans l’irascible. Quant aux autres passions du concupiscible, comme l’amour, le désir, la haine et la fuite, bien qu’elles viennent par soi du bien ou du mal, elles ne sont cependant pas premières en leur genre, puisqu’elles en présupposent d’autres qui existent dans la même puissance ; et ainsi, elles ne peuvent être appelées principales ni au plein sens du terme ni dans un genre. Et ainsi, il reste que les passions principales ne sont que quatre : la joie et la tristesse, l’espoir et la crainte.

 

 

Réponse aux objections :

 

Une autre passion dans la même puissance précède la convoitise ou le désir, à savoir la joie, qui est la raison du désir ; celui-ci ne peut donc pas être une passion principale. Quant à l’espoir, bien qu’il présuppose une autre passion, celle-ci n’est cependant pas dans la même puissance, mais dans le concupiscible : en effet, toutes les passions de l’irascible naissent des passions du concupiscible, comme on l’a dit dans une autre question ; aussi l’espoir peut-il être une passion principale. Saint Augustin, pour sa part, pose le désir ou la convoitise à la place de l’espoir, à cause d’une certaine ressemblance qui existe entre eux : car l’une et l’autre passion est relative au bien non encore possédé.

 

L’audace ne peut être une passion principale, car elle naît du mal par accident, puisqu’elle est relative au mal par voie d’entreprise. En effet, l’audace entreprend le mal, en tant qu’elle estime que la victoire sur le mal et son rejet est un certain bien, et de l’espoir d’un tel bien naît l’audace. Et ainsi, une fine observation fait trouver l’espoir antérieur à l’audace, car l’espoir de la victoire, ou du moins celui d’échapper au mal, cause l’audace.

 

La colère naît du mal par accident, c’est-à-dire en tant que l’homme irrité estime que la vengeance du mal qui lui est infligé est un bien, et tend vers elle ; l’espoir de tirer vengeance est donc la cause de la colère : c’est pourquoi, lorsque quelqu’un est lésé par quelqu’un à qui il ne pense pas pouvoir infliger de vengeance, il ne s’irrite pas, mais s’attriste seulement, ou il craint, comme dit Avicenne, comme par exemple si un paysan est lésé par son roi. Voilà pourquoi la colère ne peut être une passion principale ; elle présuppose en effet non seulement la tristesse, qui est dans le concupiscible, mais aussi l’espoir, qui est dans l’irascible. Et l’irascible est nommé d’après l’ire, parce que c’est la dernière des passions qui sont dans l’irascible.

 

Les passions qui sont dans le concupiscible relativement au futur, naissent en quelque sorte des passions existant dans la même puissance relativement au présent ; mais les passions qui sont relatives au futur dans l’irascible, ne naissent pas de passions relatives au présent dans la même puissance, mais dans une autre puissance, à savoir la joie et la tristesse ; il n’en va donc pas de même.

 

Dans la voie d’exécution ou d’obtention, l’amour est la première passion ; mais dans la voie d’intention, la joie est avant l’amour, et elle est la raison d’aimer ; étant donné, surtout, que l’amour est une passion du concupiscible.

 

La joie et la tristesse sont principales entre toutes les autres, comme on l’a dit. Néanmoins, l’espoir et la crainte sont principales dans leur genre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Ce livre n’étant pas de saint Augustin, il ne nous met pas dans la nécessité de recevoir son autorité ; et particulièrement ici, où il semble contenir une fausseté expresse. En effet, l’espoir n’est pas dans le concupiscible mais dans l’irascible, et la tristesse n’est pas dans l’irascible mais dans le concupiscible. Cependant, s’il fallait défendre cette citation, l’on pourrait dire que l’on parle des puissances d’après les définitions des noms : en effet, la convoitise porte sur le bien, et pour cette raison toutes les passions ordonnées au bien sont attribuées au concupiscible. La colère, de son côté, vient de quelque mal infligé, et c’est pourquoi toutes les passions qui sont relatives au mal peuvent être attribuées à l’irascible. Et dans cette mesure, on attribue la tristesse à l’irascible et l’espoir au concupiscible.

 

La contrariété qui est propre aux passions de l’irascible, c’est-à-dire ce qui passe ou non la capacité, fait naître par accident du bien ou du mal l’une des passions ; en effet, ce qui dépasse la capacité induit au retrait, tandis que ce qui ne la dépasse pas induit à l’accès. Voilà pourquoi, si l’on considère ces différences dans le bien, la passion qui s’ensuit de ce qui dépasse la capacité proviendra du bien par accident ; et si c’est à l’égard du mal, la passion qui sera par accident sera celle qui s’ensuit de ce qui n’excède pas la capacité. Il ne peut donc y avoir dans l’irascible deux passions principales qui soient directement contraires, comme l’espoir et le désespoir, ou l’audace et la crainte, comme l’étaient la joie et la tristesse dans le concupiscible.

Article 6 : Méritons-nous par les passions ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

En accomplissant les préceptes, nous méritons. Or nous sommes amenés par les préceptes divins à nous réjouir, à craindre, à souffrir, et à d’autres passions semblables, comme dit saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu. Nous méritons donc par les passions.

 

Selon saint Augustin au même livre, de telles passions ne sont pas sans volonté ; bien au contraire, elles ne sont rien d’autre que des volontés. Or, par les actes de la volonté, nous pouvons mériter non seulement matériellement mais aussi formellement. Donc par de telles passions aussi.

 

Les passions animales sont plus près de la notion de volontaire que les corporelles. Or les passions animales sont en quelque sorte en nous, en tant que le concupiscible et l’irascible obéissent à la raison ; mais pas les passions corporelles. Or celles-ci sont méritoires, comme on le voit bien pour les martyrs, qui ont mérité l’auréole du martyre par des souffrances corporelles. Donc à bien plus forte raison les passions animales sont-elles méritoires.

 

[Le répondant] disait que les passions corporelles sont méritoires en tant qu’elles sont voulues. En sens contraire : la volonté de souffrir pour le Christ peut exister aussi en un homme qui ne souffrira jamais, et pourtant il n’aura jamais l’auréole. La souffrance corporelle mérite donc l’auréole non seulement en tant qu’elle est voulue, mais aussi en tant qu’elle est actuellement expérimentée.

 

Ce dont l’intensité a pour conséquence l’intensité de la récompense, est méritoire par soi et pas seulement matériellement. Or l’intensité de la souffrance corporelle a pour conséquence l’intensité de la récompense, car plus on souffre, plus glorieuse sera la couronne, dit-on. On mérite donc par les passions en elles-mêmes, et pas seulement matériellement.

 

Hugues de Saint-Victor dit que « après la volonté vient l’œuvre, afin que la volonté croisse dans son œuvre » ; et ainsi, l’œuvre extérieure contribue au mérite. Or semblablement, la volonté peut croître dans la passion. La passion contribue donc au mérite ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 Puisque le mérite réside dans la volonté, ce en quoi la volonté a son terme quant à la forme et à l’achèvement, doit nécessairement regarder le mérite quant à la forme et à l’achèvement. Or la passion, en tant qu’elle est voulue, est objet de la volonté, et ainsi elle détermine la volonté quasi formellement. La passion elle-même regarde donc formellement le mérite.

 

Certains confesseurs supportent de plus pénibles choses que des martyrs, et c’est pourquoi l’on dit d’eux qu’ils ont enduré un long martyre, alors que la passion de certains martyrs a pris fin en un bref espace de temps ; et cependant, l’auréole n’est pas due aux confesseurs. Et ainsi, il semble que la passion corporelle du martyre mérite elle-même en soi l’auréole.

 

 À propos de ce passage de Jacq. 1, 2 : « Ne voyez qu’un sujet de joie, mes frères », la Glose dit : « la tribulation dans le présent et la justice dans le futur augmentent la couronne ». Or elles ne l’augmentent qu’en méritant. Puis donc que la tribulation est une passion, la passion est méritoire.

 

10° La même chose semble ressortir de ce qui est dit au Psaume 115, 15 : « C’est une chose précieuse devant les yeux du Seigneur que la mort de ses saints. » Or, dire « précieuse » équivaut à dire « digne de prix ». Or le prix du labeur est la récompense, que nous méritons par nos labeurs. Nous pouvons donc mériter par les passions.

 

11° [Le répondant] disait que nous méritons par les passions en tant qu’elles sont voulues. En sens contraire, sainte Lucie a dit : « Si, malgré moi, vous ordonner de me faire violer, cela ne fera qu’augmenter ma chasteté pour la couronne. » La passion même de corruption, qu’elle aurait endurée dans sa vie, lui aurait donc été méritoire de la couronne. Et ainsi, la passion ne mérite pas seulement parce qu’elle est volontaire.

 

12° La difficulté est nécessaire pour le mérite ; on le voit clairement en considérant ce que dit le Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 24, à savoir, que l’homme dans l’état d’innocence ne méritait pas, car rien ne le poussait au mal ni ne le retirait du bien. Puis donc que les passions procurent de la difficulté, il semble qu’elles contribuent par elles-mêmes au mérite.

 

13° La crainte est une certaine passion. Or nous pouvons mériter formellement par elle, puisqu’elle est dans la partie intellective, comme c’est évidemment le cas lorsque nous craignons les choses que nous ne connaissons que par l’intelligence, comme les peines éternelles. Nous pouvons donc mériter par les passions.

 

14° La récompense correspond au mérite. Or la récompense glorieuse ne sera pas seulement dans l’âme, mais aussi dans le corps. Le mérite ne réside donc pas seulement dans l’action de l’âme, mais aussi dans la passion du corps.

 

15° Là où la difficulté est plus grande, le degré de mérite est aussi plus grand. Or la difficulté est plus grande du côté des passions que du côté des opérations de la volonté. Les passions sont donc plus méritoires que les actes de la volonté, qui sont cependant formellement méritoires.

 

16° Par les vertus, nous méritons formellement. Or certaines passions sont posées par les saints comme des vertus, ainsi la miséricorde et la pénitence ; d’autres sont posées par les philosophes comme des milieux louables entre des vices extrêmes, comme la honte et la juste indignation sont mentionnées par le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique, et tout cela se ramène à la vertu. Nous méritons donc formellement par les passions.

 

17° Le mérite et le démérite étant contraires, ils sont dans le même genre. Or le démérite se trouve dans le même genre que les passions : car les premiers mouvements qui sont des péchés, sont des passions ; la colère aussi et l’acédie sont des passions, et elles sont cependant posées comme des vices capitaux ; et l’Apôtre, en Rom. 1, 26, appelle « passions d’ignominie » les péchés contre nature. Nous méritons donc par les passions.

 

 

En sens contraire :

 

Rien ne peut être méritoire que ce qui est en nous, car suivant saint Augustin, « c’est la volonté qui nous rend pécheurs et qui nous fait vivre selon la justice ». Or les passions ne sont pas en nous, car, comme dit saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu, « nous cédons aux passions malgré nous ». Nous ne méritons donc pas par les passions.

 

Ce qui précède la volonté ne peut être méritoire, puisque le mérite dépend de la volonté. Or les passions de l’âme précèdent l’acte de la volonté, puisqu’elles sont dans la partie sensitive, tandis que l’acte de la volonté est dans la partie intellective, et que l’intellective reçoit en provenance de la sensitive. Les passions de l’âme ne peuvent donc pas être méritoires.

 

Tout mérite est louable. Or, « nos passions ne nous attirent ni louanges ni blâmes », suivant le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique. Nous ne méritons donc pas par les passions.

 

Il y eut dans le Christ une plus grande efficacité de mérite qu’en nous. Or le Christ n’a pas mérité par sa Passion. Donc nous non plus, nous ne méritons pas par les passions. Preuve de la mineure : mériter, c’est faire nôtre ce qui ne l’est pas, ou faire davantage nôtre ce qui l’était moins. Or le Christ n’a pas pu faire sien ce qui ne l’était pas, ni faire davantage sien ce qui l’était moins, car depuis le premier instant de sa conception lui était parfaitement dû tout ce qui est objet de mérite. Le Christ n’a donc rien mérité par la Passion.

 

[Le répondant] disait qu’il a mérité en rendant sien à plusieurs titres ce qui était sien à un seul. En sens contraire : un double lien cause une plus grande obligation. Donc semblablement, une double raison de devoir fait aussi devoir davantage. Si donc le Christ n’a pas pu faire qu’une chose lui soit davantage due, il n’a pas pu faire non plus qu’une chose lui soit due à plusieurs titres.

 

La difficulté diminue le volontaire. Puis donc que le mérite doit être volontaire, il semble que la difficulté diminue le mérite. Or les passions causent de la difficulté. Elles diminuent donc le mérite plutôt qu’elles n’y contribuent.

 

 

Réponse :

 

Les passions ne nous font pas mériter par soi mais comme par accident, si l’on prend « mériter » au sens propre. Or, puisque le terme « mériter » fait référence à [un mot latin signifiant] « récompense », mériter signifie proprement « obtenir pour soi un avantage en récompense » ; et assurément, cela ne se produit que lorsque nous donnons une chose qui est digne de ce que nous sommes censés mériter. Or nous ne pouvons donner que ce qui nous appartient, dont nous sommes maîtres. Et nous sommes maîtres de nos actes par la volonté ; non seulement de ceux qui sont immédiatement élicités par la volonté, comme aimer et vouloir, mais encore de ceux qui, commandés par la volonté, sont élicités par d’autres puissances, comme marcher, parler, etc. Or ces actes ne sont dignes d’être comme un prix en regard de la vie éternelle que dans la mesure où ils sont informés par la grâce et la charité. Pour qu’un acte soit méritoire par soi, il est donc nécessaire qu’il soit un acte de la volonté qui commande ou qui élicite, et en outre, qu’il soit informé par la charité. Mais parce que le principe de l’acte est l’habitus et la puissance, et aussi l’objet lui-même, on dit en quelque sorte secondairement que nous méritons tant par les habitus que par les puissances et par les objets. Mais ce qui est méritoire premièrement et par soi, c’est l’acte volontaire informé par la grâce.

 

Or les passions n’appartiennent à la volonté ni en tant qu’elle commande, ni en tant qu’elle élicite : en effet, le principe des passions, en tant que tel, n’est pas en nous ; mais c’est parce que des choses sont en nous qu’elles sont appelées volontaires ; par conséquent, les passions préviennent parfois l’acte de la volonté. Voilà pourquoi les passions ne nous font pas mériter par soi ; cependant, dans la mesure où elles accompagnent en quelque façon la volonté, elles se rapportent en quelque façon au mérite, si bien que l’on peut dire qu’elles sont méritoires comme par accident.

 

Or la passion se rapporte à la volonté de trois façons. D’abord comme objet de la volonté ; et ainsi, on dit que les passions sont méritoires, en tant qu’elles sont voulues ou aimées. Dans ce cas, en effet, ce qui nous fait mériter par soi sera non pas la passion elle-même, mais la volonté de la passion. Ensuite, en tant qu’une passion stimule la volonté, ou l’intensifie ; et cela peut se produire de deux façons : par soi, ou par accident. Par soi, lorsque la passion excite la volonté vers ce qui lui est semblable, comme lorsque, par convoitise, la volonté est inclinée à consentir à l’objet concupiscible, et par colère, à vouloir la vengeance. Par accident, lorsque la passion, en certaines occasions, excite la volonté à l’acte contraire ; comme en l’homme chaste, lorsque s’élève une passion de concupiscence, la volonté résiste par un plus grand effort ; car en face des choses difficiles, nous nous efforçons davantage. Et ainsi, on dit que les passions sont méritoires, en tant que la volonté stimulée par la passion est méritoire. D’une troisième façon lorsque, à l’inverse, la passion est excitée par la volonté, le mouvement de l’appétit supérieur rejaillissant sur l’inférieur : ainsi lorsque, par volonté, on déteste la laideur du péché, par là même l’appétit inférieur est disposé à la honte ; et ainsi, on dit que la honte est louable ou méritoire, en raison de la volonté qui la cause.

 

Dans le premier cas, la passion se rapporte donc à la volonté comme son objet ; dans le deuxième, comme son principe ; dans le troisième, comme son effet. Par conséquent, le premier cas est plus éloigné du mérite ; en effet, l’or ou l’argent pourrait pour la même raison être appelé méritoire ou déméritoire, puisqu’en voulant une telle chose nous méritons ou déméritons. Le dernier cas est plus proche du mérite, puisque c’est l’effet qui reçoit de la cause, et non l’inverse. Et ainsi, en prenant le mérite au sens propre, les passions ne nous font mériter que par accident.

 

Mais le mérite peut être pris au sens large : en ce sens, on dit de n’importe quelle disposition faisant convenir à quelque chose, qu’elle le mérite ; comme si nous disions qu’une femme mérite d’épouser le roi en raison de sa beauté. Et ainsi, l’on dit que nous méritons par les passions corporelles, en tant que ces passions nous rendent en quelque sorte aptes à recueillir quelque gloire.

 

 

Réponse aux objections :

 

Par les préceptes de Dieu, nous sommes avertis d’avoir à nous réjouir et à craindre, au sens où la joie, la crainte et ce genre de choses consistent dans un acte de la volonté et ne sont pas des passions, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit ; ou bien en tant que de telles passions s’ensuivent de la volonté.

 

Saint Augustin dit que ces passions sont des volontés, en tant qu’elles s’ensuivent en nous de la volonté ; c’est pourquoi il ajoute : « Bref, la volonté de l’homme est attirée ou rebutée selon la diversité des objets qu’elle recherche ou qu’elle fuit, et ainsi elle se change et se transforme en ces différentes affections. » Ou bien il parle d’elles en tant qu’elles donnent leur nom à certains actes de la volonté, comme on l’a dit.

 

La passion corporelle du martyr ne contribue au mérite de la récompense essentielle que dans la mesure où elle est voulue ; quant à la récompense accidentelle, qui est l’auréole, le martyre y est ordonné par mode de mérite en tant qu’il cause une certaine convenance relativement à l’auréole : il est en effet convenable que celui qui est conformé au Christ dans sa Passion lui soit conformé dans la gloire ; Rom 8, 17 : « si toutefois nous souffrons avec lui, pour être glorifiés avec lui ». Il faut cependant savoir que la volonté ne peut se rapporter de la même façon aux passions corporelles lorsque l’homme ne les endure pas et lorsqu’il les endure, à cause de leur âpreté. C’est pourquoi, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, en de telles circonstances il suffit au courageux de ne pas s’attrister. Voilà pourquoi la passion corporelle actuellement supportée est à la fois la preuve d’une volonté ferme et constante, et en est une stimulation, puisqu’en face des difficultés l’homme fait des efforts. Et ainsi, l’auréole n’est pas due au confesseur, bien qu’elle soit due au martyr.

 

On voit dès lors clairement la solution au quatrième argument.

 

L’intensité de la souffrance a pour conséquence l’intensité des récompenses, soit en raison d’une certaine convenance, soit en raison de la volonté qui est plus intense.

 

Bien que la volonté croisse dans la passion et dans l’acte extérieur, cependant les deux cas ne sont pas semblables : car l’acte est commandé par la volonté, mais pas la passion. Leur rapport au mérite n’est donc pas semblable.

 

 L’objet détermine la volonté quant à l’espèce de l’acte ; or le mérite, à proprement parler, ne réside pas dans l’acte quant à l’espèce de l’acte, mais quant à la racine, qui est la charité. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que nous méritions formellement par la passion, bien qu’elle se comporte comme un objet.

 

Toute la peine que supporte un confesseur sur une longue durée ne peut équivaloir à la mort que le martyr endure en un moment, quant au genre de l’œuvre. Car la mort le prive de ce qui est aimable au plus haut point, à savoir, vivre et exister ; aussi est-ce le plus redoutable des objets de crainte, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique ; et la vertu de force s’exerce surtout à son égard. Et cela se voit clairement si l’on remarque que des hommes fatigués par de longues afflictions redoutent la mort, comme s’ils aimaient mieux endurer d’autres afflictions plutôt que la mort. Voilà pourquoi le Philosophe dit au neuvième livre de l’Éthique que le vertueux s’expose à la mort, préférant une seule bonne et grande action à de nombreuses petites ; comme si l’acte de courage que l’on fait en acceptant la mort surpassait de nombreuses autres opérations vertueuses. Aussi le plus petit martyr mérite-t-il plus, quant au genre de l’œuvre, que n’importe quel confesseur. Cependant, quant à la racine de l’œuvre, un confesseur peut mériter davantage, en tant qu’il opère par une plus grande charité : car la récompense essentielle correspond à la racine de la charité, tandis que l’accidentelle correspond au genre de l’acte. De là vient qu’un confesseur peut surpasser un martyr quant à la récompense essentielle, mais être surpassé par lui quant à la récompense accidentelle.

 

 Cette glose parle de la tribulation en tant qu’elle est voulue, ou qu’elle stimule la volonté.

 

10° Il faut répondre de la même façon.

 

11° Pour la vierge qui serait corrompue à cause du Christ, la corruption elle-même serait méritoire, comme les autres souffrances des martyrs ; non pas que la corruption elle-même serait volontaire, mais parce que son antécédent serait volontaire, à savoir, la permanence de la vierge dans la confession du Christ, chose qui entraîne sa corruption ; et ainsi, cette corruption serait volontaire, non d’une volonté absolue mais d’une volonté quasi conditionnée, en tant qu’elle aime mieux endurer cet opprobre que renier le Christ.

 

12° Il y a deux difficultés. L’une qui vient de la grandeur de l’action et de sa bonté, et cette difficulté est requise pour la vertu ; l’autre qui est du côté de l’agent, en tant qu’il est imparfait ou embarrassé quant aux opérations droites, et cette difficulté ôte ou diminue la vertu ; et c’est ainsi que les passions causent une difficulté. Donc la première difficulté, qui est du côté de l’acte, contribue par soi au mérite, comme la bonté de l’acte ; tandis que la seconde, qui vient de la faiblesse de celui qui opère, ne contribue pas au mérite, sauf peut-être occasionnellement, en tant qu’elle est l’occasion d’un plus grand effort. Mais il n’est pas vrai qu’Adam, s’il eut la grâce en son premier état, n’ait pas pu mériter, bien que rien ne le poussât au mal : car s’il eût persisté, il fût un jour parvenu à la gloire, et il est certain que ce n’aurait pas été sans mérite. Et le Maître ne dit pas qu’il n’aurait pas pu mériter en son premier état : il dit qu’il pouvait éviter le péché sans la grâce, puisque rien ne le poussait au mal. Mais sans la grâce, rien ne peut être méritoire.

 

13° Cette crainte des peines éternelles, qui est méritoire par soi, est dans la volonté, et n’est pas une passion à proprement parler, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit. Cependant les peines éternelles peuvent exciter dans l’appétit inférieur la passion de crainte, soit par rejaillissement de l’appétit supérieur sur l’inférieur, soit parce que la conception des peines éternelles par l’intelligence se forme dans l’imagination, et ainsi l’appétit inférieur est mû par la passion de crainte. Mais cette crainte ne se rapporte au mérite que par accident, comme on l’a dit.

 

14° [Dans certaines éditions seulement :] La récompense correspond au mérite quant à la commensuration, car la quantité de la récompense dépend de la quantité du mérite ; mais elle ne lui correspond pas toujours précisément quant au suppôt : en effet, quelqu’un peut mériter à autrui la première grâce. Et ainsi, dans le cas envisagé, le corps sera récompensé non parce que le corps lui-même aura mérité, mais parce que l’âme aura mérité par la volonté quelque gloire pour le corps. [En d’autres :] De même que la récompense, par accident et comme par un certain rejaillissement, passe de l’âme au corps, de même aussi le mérite vient principalement de la volonté, et passe par les opérations corporelles comme par accident, en tant qu’elles sont commandées par la volonté.

 

15° Si nous parlons de la difficulté de notre côté, alors les passions ont plus de difficulté que les actes de la volonté ; mais dans ce cas, la difficulté ne contribue au mérite que par accident, comme on l’a dit ; et de même pour les passions. Mais si nous parlons de la difficulté qui vient de l’excellence ou de la bonté de la réalité qui contribue par soi au mérite, alors la difficulté est plus grande du côté des actes de la volonté.

 

16° Les passions sont méritoires en tant qu’elles sont des effets et des signes de la bonne volonté ; comme cela est clair pour la honte, qui indique que la volonté de l’homme s’oppose à la laideur du péché, et pour la miséricorde, qui est un signe d’amour. Voilà pourquoi les saints prennent parfois les noms de ces passions pour désigner les habitus par lesquels est attirée la volonté, qui est le principe de ces passions.

 

17° Les premiers mouvements n’ont pas la nature complète de péché ou de démérite, mais sont comme des dispositions au démérite, comme le péché véniel est une disposition au péché mortel ; il n’est donc pas nécessaire que les mouvements de sensualité soient eux-mêmes en soi des mérites, car le mérite ne peut être qu’un acte volontaire, comme on l’a dit. Quant aux passions mentionnées, elles sont parfois appelées vices, en tant que l’on désigne par les noms des passions soit des actes de la volonté, soit des habitus. Les vices contre nature sont aussi appelés passions — bien qu’ils soient des actes volontaires —, en tant que par de tels vices la nature est dérangée de son ordre.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Nous cédons malgré nous aux passions, non quant au consentement, puisque nous n’y consentons que par la volonté, mais quant à quelque transmutation corporelle, telle que le rire, les pleurs, et autres choses semblables. Elles sont donc méritoires ou déméritoires en tant que nous y consentons ou que nous nous en écartons volontairement.

 

Bien que les passions de l’appétit inférieur préviennent parfois l’acte de la volonté, ce n’est cependant pas toujours le cas. En effet, les puissances appétitives ne sont pas ordonnées de la même façon que les appréhensives. Car notre intelligence reçoit en provenance du sens, et c’est pourquoi l’opération de l’intelligence ne peut avoir lieu s’il ne préexiste une autre opération du sens ; tandis que la volonté ne reçoit pas en provenance de l’appétit inférieur, mais elle le meut plutôt . Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que la passion de l’appétit inférieur précède l’acte de la volonté.

 

Bien que les passions ne soient pas louables en elles-mêmes, elles peuvent cependant être louables par accident, comme on l’a dit.

 

Le Christ, par sa Passion, a mérité pour lui-même et pour nous : pour lui-même, d’une part, la gloire du corps ; et bien qu’il ait mérité celle-ci par d’autres mérites précédents, cependant, par une certaine convenance, la gloire de la résurrection est proprement la récompense de la Passion, car l’exaltation est la récompense propre de l’humilité. D’autre part, il a mérité pour nous, en tant que dans sa Passion il a satisfait pour le péché de tout le genre humain ; et ce ne fut pas par des œuvres précédentes, quoique par elles il ait mérité pour nous : en effet, le caractère pénible est requis pour la satisfaction, comme pour compenser d’une certaine façon la délectation du péché.

 

Le Christ, par sa Passion, n’a pas fait passer la gloire de son corps de non due à due, ni de moins due à davantage due ; cependant il a fait qu’elle soit due d’une autre façon qui n’était pas la sienne auparavant. Et pourtant, il ne s’ensuit pas qu’elle soit devenue davantage due : cela s’ensuivrait, en effet, si la cause de la dette était ou augmentée ou multipliée, comme c’est le cas lorsqu’une obligation est augmentée par une double promesse ; ce qui n’eut pas lieu pour le mérite du Christ, car sa grâce ne fut pas augmentée.

 

La difficulté empêche par elle-même le volontaire, mais elle l’augmente par accident, dans la mesure où l’on fait des efforts à l’encontre d’une difficulté. Cependant, la difficulté elle-même contribue à la satisfaction en raison de son caractère pénible.

Article 7 : La passion accompagnant le mérite diminue-t-elle celui-ci ? Autrement dit, qui mérite davantage : celui qui fait du bien à un pauvre avec une certaine compassion de pitié, ou celui qui le fait sans aucune passion, par le seul jugement de la raison ?

 

Objections :

 

Celui qui agit par le seul jugement de la raison semble mériter davantage.

 

Le mérite est opposé au péché. Or, celui qui fait un péché par la seule élection, pèche plus que celui qui pèche poussé par une passion : en effet, on dit que le premier pèche par une méchanceté avérée, et le second par faiblesse. Celui donc qui fait le bien par le seul jugement de la raison mérite plus que celui qui le fait avec quelque passion de pitié.

 

[Le répondant] disait que, pour qu’une chose soit méritoire ou soit un acte de vertu, est non seulement requis le bien qui est fait, mais aussi la bonne façon de le faire, ce qui ne peut se trouver sans l’affection de la pitié. En sens contraire : pour qu’un acte soit bien fait, trois choses sont requises, suivant le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique : la volonté qui élit l’acte, la raison qui établit le milieu dans l’acte, la relation de l’habitus à la fin convenable. Or ces trois choses peuvent exister sans la passion de pitié en celui qui fait l’aumône. Donc non seulement ce qui est fait, mais aussi la bonne façon de faire peut exister sans elle. Preuve de la mineure : les trois choses susdites se font toutes par un acte de la volonté et de la raison. Or l’acte de la volonté et de la raison ne dépend pas de la passion : car la raison et la volonté meuvent les puissances inférieures en lesquelles sont les passions ; or la motion du moteur ne dépend pas du mouvement du mobile. Les trois choses susmentionnées peuvent donc exister sans passion.

 

L’acte de vertu exige le discernement de la raison ; c’est pourquoi saint Grégoire dit dans les Moralia que « si les autres vertus ne font pas avec prudence ce qu’elles désirent, elles ne peuvent être de vraies vertus ». Or toutes les passions empêchent le jugement ou le discernement de la raison ; c’est pourquoi Salluste dit dans le Catilinaire : « Tout homme qui délibère sur un cas douteux doit être exempt de haine, d’amitié, de colère et de pitié : car l’esprit distingue malaisément le vrai à travers de pareils sentiments. » Ainsi, de telles passions diminuent la qualité de la vertu, et donc le mérite.

 

Le concupiscible n’empêche pas moins que l’irascible le jugement de la raison. Or la passion de l’irascible liée à l’acte de vertu trouble le jugement de la raison ; c’est pourquoi saint Grégoire dit que « la colère qui vient du zèle trouble les yeux de l’âme ». Donc, etc.

 

La vertu est « la disposition du parfait au meilleur », comme il est dit au septième livre de la Physique. Ce par quoi nous approchons davantage des êtres parfaits est donc en nous plus vertueux. Or ceux qui opèrent par le jugement de la raison sans passion sont davantage semblables à Dieu et aux anges : en effet, Dieu punit sans colère, et relève la misère sans la passion de pitié. Il est donc plus vertueux de faire le bien sans ces passions.

 

Les vertus de l’âme purifiée sont plus dignes que les autres. Or, comme dit Macrobe dans le Songe de Scipion, « les vertus de l’âme purifiées font complètement oublier les passions ». L’acte de vertu accompli sans passion est donc plus louable et plus méritoire.

 

En nous, plus l’amour de charité est purifié de l’amour charnel, plus il est louable : en effet, l’amour entre nous ne doit pas être charnel mais spirituel, comme dit saint Augustin dans sa Règle. Or la passion d’amour s’accompagne d’un certain caractère charnel. L’acte de charité sans la passion d’amour est donc plus louable ; et le même raisonnement vaut pour les autres passions.

 

Cicéron dit au livre des Devoirs : « Jugeons de ces bonnes dispositions non d’après une certaine ardeur de l’affection, mais d’après leur solidité. » Or l’ardeur appartient à la passion. La passion diminue donc la qualité de l’acte de vertu.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu : « Tant que nous portons, en effet, l’infirmité de cette vie, nous ne vivrions pas selon la justice si nous n’éprouvions absolument aucune de ces passions. Ainsi l’Apôtre blâmait et exécrait certains hommes qu’il accusait d’être dépourvus d’affection. De même le psalmiste incrimine ceux dont il dit : “J’ai attendu quelqu’un qui partageât ma tristesse et il n’y a eu personne.” » Et ainsi, il semble que nous ne puissions pas vivre selon la justice sans les passions.

 

Saint Augustin dit au neuvième livre de la Cité de Dieu : « S’irriter contre un pécheur pour le corriger, s’attrister avec un affligé pour le consoler, s’effrayer à la vue d’un homme en péril pour l’empêcher de périr, je ne vois pas, à le considérer sainement, qu’on trouve là matière à critique. Les stoïciens, il est vrai, blâment habituellement la miséricorde. […] Bien plus belle, bien plus humaine, bien plus conforme aux sentiments d’une âme pieuse, fut la louange adressée par Cicéron à César : « De tes vertus, aucune n’est plus admirable ni plus agréable que ta miséricorde. » Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 

Réponse :

 

Les passions de l’âme peuvent avoir deux relations à la volonté : soit qu’elles la précèdent, soit qu’elles la suivent. Les passions la précèdent, en tant qu’elles poussent la volonté à vouloir quelque chose ; elles la suivent, dans la mesure où la véhémence même de la volonté, par un certain rejaillissement, ébranle l’appétit inférieur selon ces passions, ou bien aussi en tant que la volonté elle-même suscite spontanément ces passions et les stimule.

 

Lors donc qu’elles précèdent la volonté, elles diminuent sa qualité, car l’acte de volonté est louable en tant qu’il est ordonné au bien par la raison avec la mesure et le mode convenables. Et assurément, cette mesure et ce mode ne sont conservés que lorsque l’action s’accomplit avec discernement ; et quand l’homme est provoqué par l’élan de la passion à vouloir une chose, même bonne, ce discernement n’est pas conservé, mais le mode de l’action variera selon que l’élan de la passion est grand ou petit, et ainsi il n’adviendra pas que la mesure convenable soit gardée, sinon par hasard.

 

Lorsqu’elles suivent la volonté, elles ne diminuent pas la qualité ou la bonté de l’acte, car elles seront réglées suivant le jugement de la raison, duquel s’ensuit la volonté. Mais elles ajoutent plutôt à la bonté de l’acte, à deux points de vue.

 

D’abord à la façon d’un signe : car la passion même qui s’ensuit dans l’appétit inférieur est le signe que le mouvement de la volonté est intense. Il n’est pas possible, en effet, dans la nature passible, que la volonté se meuve fortement vers quelque chose sans qu’une passion s’ensuive dans la partie inférieure. C’est pourquoi saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu : « Tant que nous portons l’infirmité de cette vie, nous ne vivrions pas selon la justice si nous n’éprouvions absolument aucune de ces passions. » Et peu après, il ajoute la cause en disant : « N’éprouver en effet aucune douleur, tant que nous sommes en ce séjour de misère, cela s’obtient, très chèrement, au prix de la cruauté de l’âme et de l’insensibilité du corps. »

 

Ensuite à la façon d’une aide : car lorsque la volonté élit quelque chose par le jugement de la raison, elle le fait plus promptement et plus facilement si, en plus de cela, une passion est excitée dans la partie inférieure, l’appétitive inférieure étant proche du mouvement du corps. Aussi saint Augustin dit-il au neuvième livre de la Cité de Dieu : « Or ce mouvement de miséricorde sert la raison quand la miséricorde se manifeste sans compromettre la justice. » Et c’est ce que le Philosophe dit au troisième livre de l’Éthique, citant le vers d’Homère : « éveille ta force et ton irritation » ; en effet, lorsqu’on est vertueux quant à la vertu de force, la passion de colère qui suit l’élection de la vertu contribue à la plus grande promptitude de l’acte ; mais si elle la précédait, elle perturberait le mode de la vertu.

 

 

Réponse aux objections :

 

La notion parfaite de qualité ou de vice réside dans le volontaire ; c’est pourquoi ce qui diminue le degré de volontaire, diminue le degré de qualité dans le bien, et de vice dans le mal. Or la passion qui précède l’élection diminue le degré de volontaire, et c’est pourquoi elle diminue la qualité de l’acte bon et le vice de l’acte mauvais. Mais la passion qui suit est le signe de la grandeur de la volonté, comme on l’a dit ; par conséquent, de même qu’elle ajoute à la qualité dans le bien, elle ajoute au vice dans le mal. Or on dit qu’il pèche par passion, celui que la passion pousse à choisir le péché ; mais celui qui, pour avoir choisi le péché, tombe dans la passion, on ne dit pas qu’il pèche par passion, mais avec passion. Il est donc vrai qu’agir par passion diminue et la qualité, et le vice ; mais agir avec passion peut augmenter l’un et l’autre.

 

Le mouvement de la vertu, qui consiste dans la volonté parfaite, ne peut exister sans passion ; non que la volonté dépende de la passion, mais parce que, dans la nature passible, de la volonté parfaite s’ensuit nécessairement la passion.

 

Dans l’œuvre de la vertu, et l’élection et l’exécution sont nécessaires. Pour l’élection est requis le discernement, et pour l’exécution de ce qui est déjà déterminé est requise la promptitude. Il n’est pas très nécessaire à l’homme en train d’exécuter actuellement une œuvre de beaucoup réfléchir sur l’œuvre : cela, en effet, comme dit Avicenne dans sa Métaphysique, le gênerait plutôt qu’il ne le servirait ; comme on le voit bien dans le cas du cithariste, qui serait fortement gêné s’il joignait une pensée à chaque toucher de corde ; et semblablement pour le copiste, s’il réfléchissait chaque fois qu’il forme une lettre. Et de là vient que la passion qui prévient l’élection empêche l’acte de la vertu, en tant qu’elle empêche le jugement de la raison, qui est nécessaire lors de l’élection ; mais une fois que, par un pur jugement de la raison, l’élection est accomplie, la passion qui suit est plus utile que nuisible ; car si elle trouble en quelque façon le jugement de la raison, elle contribue cependant à la promptitude de l’exécution.

 

On voit dès lors clairement la solution au quatrième argument.

 

Dieu et l’ange ne sont pas capables de recevoir la passion, et c’est pourquoi aucune passion ne s’ensuit en eux de leur volonté parfaite ; mais ce serait le cas s’ils étaient capables de passion. Ainsi, le langage humain a coutume d’employer [les noms des passions] pour les anges à cause d’une certaine ressemblance des œuvres, non à cause de l’infirmité des affections.

 

Ceux qui ont les vertus d’une âme purifiée, sont en quelque façon exempts des passions qui inclinent vers le contraire de ce que la vertu élit, ainsi que des passions qui poussent la volonté ; mais non de celles qui suivent la volonté.

 

Si la passion d’amour précède la dilection de la volonté, cela concerne le caractère charnel de l’amour, mais non si elle la suit ; en effet, cela se rapporte alors à la ferveur de la charité, qui consiste en ce que la dilection qui se trouve dans la partie supérieure rejaillit par sa véhémence sur la partie inférieure jusqu’à la modifier.

 

On voit dès lors clairement la solution au huitième argument.

Article 8 : Y eut-il de telles passions dans le Christ ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Selon saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, tout ce qui agit l’emporte sur ce qui subit. Or rien de créé ne l’emporte sur l’âme du Christ. Il ne put donc pas y avoir de passion dans l’âme du Christ.

 

Selon Macrobe, « il appartient à la force de l’âme purifiée d’ignorer les passions, non de les vaincre ». Or le Christ eut au plus haut point les vertus de l’âme purifiée. Il n’y eut donc pas en lui de telles passions.

 

Selon saint Jean Damascène, « la passion est le mouvement de l’âme appétitive soupçonnant le bien ou le mal ». Or il n’y eut pas de soupçon dans le Christ, car cela se rattache à l’ignorance. Il n’y eut donc en lui aucune passion de l’âme.

 

Selon saint Augustin, « la passion est un mouvement de l’âme contraire à la raison ». Or dans le Christ, aucun mouvement ne fut contre la raison. Il n’y eut donc en lui aucune passion de l’âme.

 

Le Christ ne fut pas inférieur aux anges quant à son âme, mais seulement quant à l’infirmité de la chair. Or il n’y a pas de passion dans les anges, comme dit saint Augustin au neuvième livre de la Cité de Dieu. Il n’y en eut donc pas non plus dans l’âme du Christ.

 

Le Christ fut plus parfait en son âme que l’homme dans son premier état. Or l’homme dans son premier état n’était pas soumis à ces passions : car, comme dit saint Augustin au neuvième livre de la Cité de Dieu, « il faut rapporter à l’infirmité de la vie présente les affections de ce genre que nous éprouvons au cours de toutes nos bonnes actions » ; or il n’y avait pas d’infirmité dans le premier état. Il n’y avait donc pas non plus de telles passions dans le Christ.

 

Selon saint Augustin, « la douleur est le sentiment de la division ou de la corruption ». Or il n’y eut dans le Christ aucun sentiment de corruption ni de division, car, comme dit saint Hilaire, « il eut la violence de la souffrance sans le sentiment de la douleur » ; et il n’y eut pas en lui de division ou de corruption, car aucune déperdition ne put affecter le souverain bien. Il n’y eut donc pas de douleur dans le Christ.

 

Là où la cause est la même, l’effet est aussi le même. Or il n’y aura aucune passion dans les corps des saints, pour la raison qu’ils seront purifiés du foyer et unis aux âmes glorieuses. Puis donc que le corps du Christ fut dans ce cas, il semble que la douleur d’une passion corporelle n’ait pas pu exister en lui.

 

On ne souffre ou ne s’attriste que si l’on a perdu son bien : car si le mal est attristant, c’est parce qu’il enlève un bien. Or le bien de l’homme est la vertu ; par cela seul, en effet, l’homme est rendu bon. Puis donc que ce bien ne fut pas enlevé au Christ, il n’y eut pas en lui de tristesse ni de douleur.

 

10° Selon saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu, « quand elle porte sur ce que nous subissons malgré nous, cette forme de volonté est la tristesse ». Or rien n’arriva au Christ sans qu’il l’ait voulu. Il n’y eut donc pas en lui de passion de tristesse ni de douleur.

 

11°On ne s’attriste ou ne souffre raisonnablement qu’en raison d’une blessure. Or, comme le prouve saint Chrysostome, « nul n’est blessé que par soi-même » ; ce qui n’a pas lieu pour le sage. Puis donc que le Christ fut très sage, il n’y eut pas de tristesse en lui.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Mc 14, 33 : « Jésus commença à sentir de la frayeur, de l’abattement et de l’angoisse. »

 

Saint Augustin dit que « si la volonté est droite, ces mouvements sont irréprochables, et même dignes de louange ». Or, dans le Christ, la volonté fut droite. Ces mouvements furent donc en lui.

 

Les défauts de cette vie qui ne s’opposent pas à la perfection de la grâce existèrent dans le Christ. Or de telles passions ne s’opposent pas à la perfection de la grâce, mais sont plutôt causées par la grâce, comme le montre saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu : « ces sentiments proviennent de l’amour du bien et de la sainte charité ». Il y eut donc de telles passions dans le Christ.

 

 

Réponse :

 

Ces passions existent différemment dans les pécheurs, dans les justes, parfaits et imparfaits, dans le Christ homme, dans le premier homme et les bienheureux ; car elles n’existent absolument pas dans les anges et en Dieu, puisque il n’y a pas en eux la puissance appétitive sensitive dont de telles passions sont les mouvements. Or, pour voir clairement ce qui précède, il faut savoir que de telles passions de l’âme peuvent se distinguer au moyen de quatre différences, et selon cette distinction, elles sont plus ou moins proprement des passions.

 

Premièrement, selon qu’une passion de l’âme nous affecte par ce qui est contraire ou nuisible, ou par ce qui est convenable et avantageux. Et la notion de passion est mieux conservée lorsque l’affection s’ensuit d’une chose nuisible que si elle s’ensuit d’une chose avantageuse, parce que la passion implique une certaine transmutation du patient de sa disposition naturelle vers une disposition contraire. Et de là vient que la douleur, la tristesse, la crainte et les autres passions de ce genre, qui sont relatives au mal, sont plus des passions que la joie, l’amour et les autres semblables, qui sont relatives au bien ; quoiqu’en celles-ci la notion de passion soit conservée, en tant que le cœur se dilate ou s’échauffe par elles, ou se dispose en quelque sorte autrement qu’il n’est disposé en général ; et c’est pourquoi il arrive que l’on meure de ce genre d’affections.

 

En deuxième lieu, selon que la passion vient totalement du dehors, ou qu’elle vient de quelque principe intérieur ; cependant, la notion de passion est mieux conservée lorsqu’elle vient du dehors que lorsqu’elle vient de l’intérieur. La passion vient du dehors lorsqu’elle est excitée à l’improviste par l’arrivée d’une chose convenable ou nuisible ; et elle vient de l’intérieur quand ces passions sont causées par la volonté elle-même, de la façon déjà mentionnée ; et dans ce cas, elles ne sont pas imprévues, puisqu’elles suivent le jugement de la raison.

 

Troisièmement, selon qu’une chose est totalement ou non totalement transmuée. Car ce qui est altéré en quelque façon et n’est pas totalement transmué, nous ne disons pas qu’il « subit » aussi proprement que ce qui est totalement transmué vers le contraire : en effet, nous disons plus proprement que l’homme subit une infirmité si tout son corps est infirme, que si la maladie survient en quelque partie de celui-ci. Or l’homme est totalement transmué par de telles affections lorsqu’elles ne s’arrêtent pas à l’appétit inférieur, mais attirent aussi à elles le supérieur. Quand elles sont dans le seul appétit inférieur, l’homme est changé par elles en partie, pour ainsi dire ; c’est pourquoi on les appelle alors « propassions », mais « passions » dans le premier cas.

 

En quatrième lieu, selon que la transmutation a plus ou moins d’intensité. Celles qui en ont moins sont moins proprement appelées passions ; c’est pourquoi saint Jean Damascène dit au deuxième livre : « Tout ce qui est passible n’est pas appelé passion pour autant, mais seulement quand la passion est assez intense pour atteindre le seuil de cette sensibilité ; les motions mineures et imperceptibles ne sont pas encore des passions. »

 

Il faut donc savoir que dans les hommes en l’état de voie, s’ils sont pécheurs, il y a des passions relatives au bien et relatives au mal, non seulement prévues, mais aussi imprévues, et intenses, et fréquentes, et consommées ; c’est pourquoi ils sont dits « à la remorque de leurs passions », au premier livre de l’Éthique. Mais dans les justes, elles ne sont jamais consommées, car en eux, la raison n’est jamais menée par les passions ; elles sont cependant véhémentes chez les imparfaits, mais faibles chez les parfaits, les puissances inférieures étant domptées par l’habitus des vertus morales. Ils ont toutefois des passions non seulement prévues, mais aussi imprévues, et relatives non seulement au bien, mais aussi au mal. Chez les bienheureux, en revanche, et dans l’homme en son premier état, ainsi que dans le Christ en son état d’infirmité, de telles passions ne sont jamais imprévues, étant donné que, à cause de la parfaite obéissance en eux des puissances inférieures aux supérieures, aucun mouvement ne s’élève dans l’appétit inférieur sans suivre le dictamen de la raison ; c’est pourquoi saint Jean Damascène dit : « Les passions naturelles, dans le Seigneur, ne précédaient pas sa volonté ; […] c’est le voulant qu’il eut faim, le voulant qu’il eut crainte. » Et il faut considérer semblablement le cas des bienheureux après la résurrection, et celui des hommes dans le premier état. Mais avec cette différence, qu’il y eut dans le Christ des passions non seulement relatives au bien, mais aussi relatives au mal : en effet, il avait un corps passible, aussi les passions de crainte, de tristesse et autres pouvaient-elles naturellement provenir en lui de l’imagination du nuisible ; tandis que dans le premier état et chez les bienheureux, il ne peut y avoir appréhension d’une chose comme nuisible ; voilà pourquoi il n’y a en eux de passion que relativement au bien, comme l’amour, la joie, etc., mais non la tristesse ou la colère, ni rien de semblable.

 

Ainsi donc, nous accordons qu’il y eut dans le Christ de vraies passions ; c’est pourquoi saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu : « Conformément à un dessein déterminé, le Christ a voulu éprouver ces sentiments dans son âme humaine, comme il a voulu se faire homme. »

 

 

Réponse aux objections :

 

Il n’est pas nécessaire que ce qui agit l’emporte dans l’absolu sur ce qui subit, mais à un certain point de vue, c’est-à-dire en tant qu’il agit : et ainsi, rien n’empêche que l’objet de l’âme du Christ l’emporte sur elle, en tant qu’il est actif et que l’âme du Christ a quelque puissance passive.

 

Selon saint Augustin au neuvième livre de la Cité de Dieu, il y eut sur ce point un débat entre les stoïciens et les péripatéticiens, mais qui semblait être plus une question de mots que de réalités. Car les stoïciens disaient que de telles passions ne pouvaient en aucune façon exister dans l’âme du sage. Or ils appelaient sage celui qui est parfait dans les vertus, ayant pour ainsi dire la vertu de l’âme purifiée. Les péripatéticiens, de leur côté, disent que ces passions de l’âme existent dans le sage, mais réglées et soumises à la raison. Or saint Augustin prouve par l’aveu d’un certain stoïcien que les stoïciens voulaient que de tels sentiments imprévus existent dans l’âme du sage, sans toutefois qu’ils soient approuvés ou qu’il y soit consenti ; et ils ne les appelaient pas des passions, mais des quasi-visions ou des imaginations. D’où il ressort qu’en réalité les stoïciens ne disaient pas autre chose que les péripatéticiens, mais il y avait seulement un désaccord sur les mots ; car ce que les péripatéticiens nommaient « passions », les stoïciens l’appelaient autrement. Ainsi donc, suivant l’avis des stoïciens, Macrobe et Plotin disent que les passions ne coexistent pas avec la vertu de l’âme purifiée : non qu’il n’y ait pas des mouvements imprévus des passions dans les hommes d’une telle vertu, mais parce que ces mouvements n’entraînent pas la raison, et ne sont pas véhéments au point de beaucoup troubler la paix ; et dans le même sens, le Philosophe dit au septième livre de l’Éthique que les convoitises, chez les tempérants, ne sont pas fortes comme elles le sont chez les continents, quoique ni dans les uns ni dans les autres la raison ne soit entraînée au consentement. Ou bien l’on peut dire, et c’est mieux, que puisque de telles passions naissent du bien et du mal, on doit les distinguer d’après la différence des biens et des maux. En effet, certains biens et maux sont naturels, comme la nourriture, la boisson, la santé ou la maladie du corps, etc., alors que d’autres ne sont pas naturels, comme les richesses, les honneurs et autres choses de ce genre, dont s’occupe la vie civile. Or Plotin et Macrobe distinguent les vertus de l’âme purifiée par opposition aux vertus politiques. Cela montre clairement que les vertus de l’âme purifiée se rencontrent en ceux qui sont totalement éloignés du mode de vie civil, et vaquent à la seule contemplation de la sagesse. Voilà pourquoi aucune passion ne s’ensuit en eux des biens ou des maux civils ; ils ne sont toutefois pas exempts des passions qui s’ensuivent des biens ou des maux naturels.

 

Tout ce qui est causé par une cause faible peut être causé par une cause plus forte. Or l’estimation certaine est une cause plus forte pour exciter les passions que le soupçon ; c’est pourquoi saint Jean Damascène a posé celui-ci comme le minimum pouvant causer une passion, donnant ainsi à entendre qu’elle est causée plus forte par une cause plus forte.

 

Selon saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu, l’impassibilité se dit en deux sens : d’abord en tant qu’elle prive des affections qui se produisent contre la raison et troublent l’esprit ; ensuite en tant qu’elle exclut tout sentiment. Dans la citation susdite, la passion est donc prise dans le sens où elle s’oppose à la première impassibilité, mais non dans le sens où elle s’oppose à la seconde. Et c’est seulement ainsi qu’elle fut dans le Christ.

 

Le Christ fut supérieur aux anges en son âme intellective ; cependant il eut un appétit sensitif grâce auquel les passions pouvaient exister en lui, et que les anges n’ont pas.

 

Il y eut dans le premier homme quelques passions comme la joie et l’amour, qui sont relatifs au bien, mais non la douleur ou la crainte, qui sont relatives au mal ; et celles-ci se rapportent à l’infirmité présente, qu’Adam n’a pas eue, mais que le Christ a volontairement assumée.

 

Il y eut dans le Christ une vraie blessure du corps, et un vrai sentiment de blessure ; c’est, en effet, quant à sa divinité qu’il est le souverain bien auquel rien ne peut être enlevé, mais non quant à son corps. Et la parole de saint Hilaire, à ce que disent certains, a été ensuite rétractée par lui. Ou bien l’on peut dire que, s’il a dit que le Christ n’a pas eu le sentiment de la douleur, ce n’est pas qu’il n’ait pas senti la douleur, mais c’est parce que cette sensation n’est pas allée jusqu’à modifier sa raison.

 

Suivant le cours ordinaire des choses, par le fait même que l’âme est glorifiée, le corps qui lui est uni est rendu glorieux, et impassible à l’égard de la blessure ; c’est pourquoi saint Augustin dit dans sa Lettre à Dioscore : « Dieu a créé l’âme avec une nature si puissante que, de la plénitude du bonheur dont elle jouira à la fin des temps et qui a été promise par Dieu à ses saints, rejaillira sur notre nature inférieure, c’est-à-dire le corps, non la béatitude qui est le propre de l’intelligence comprenant le bien dont elle jouit, mais la plénitude de la santé, c’est-à-dire la vigueur de l’incorruptibilité. » Or le Christ, ayant en son pouvoir son âme et son corps, avait, à cause de la puissance de la divinité et par une certaine disposition, à la fois la béatitude dans son âme et la passibilité dans son corps, le Verbe permettant au corps ce qui lui est propre, comme dit saint Jean Damascène ; il y eut donc dans le Christ ceci de singulier, que la gloire ne rejaillit pas sur le corps depuis la plénitude de béatitude de l’âme.

 

Les stoïciens n’appelaient « bien de l’homme » que ce qui méritait aux hommes le qualificatif de bon, c’est-à-dire les vertus de l’âme. Les autres choses, comme les biens corporels et ce qui relève de la fortune extérieure, ils ne les appelaient pas des biens mais des aises ; cependant les péripatéticiens les appelaient des biens, mais du dernier rang, tandis que les vertus étaient pour eux de très grands biens. Or cette différence n’était que verbale. De même en effet que, selon les péripatéticiens, les biens du dernier rang font naître des mouvements dans l’âme du sage, quoique la raison n’en soit pas troublée, de même aussi les stoïciens disaient cela des aises. Et ainsi, il n’est pas vrai que dans l’âme du sage la tristesse ne puisse naître que du défaut de vertu.

 

10° Bien que, dans le Christ, le corps ne fût pas blessé sans que la raison le voulût, cependant la blessure était opposée à l’appétit de sensualité ; et ainsi, il y eut là de la tristesse.

 

11° Saint Jean Chrysostome parle de la blessure qui rend quelqu’un misérable, c’est-à-dire qui le prive du bien de la vertu ; mais la tristesse ne naît pas seulement d’une telle blessure, chez le sage, comme on l’a dit. L’argument n’est donc pas concluant.

Article 9 : La passion de douleur fut-elle dans l’âme du Christ quant à la raison supérieure ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Quand l’émotion de la passion atteint la raison, on dit alors que l’homme est perturbé et mené par la passion. Or il n’appartient pas au sage d’être perturbé et mené par la passion. Puis donc que le Christ fut très sage, il semble qu’en lui la douleur ne parvint pas jusqu’à la raison supérieure.

 

Chaque puissance se délecte, dit-on, par la convenance de l’objet propre. La douleur aussi ne doit donc être attribuée à une puissance qu’à cause de la nuisance qui survient du côté de l’objet. Or le Christ ne souffrait d’aucun défaut ni empêchement relativement aux réalités éternelles, qui sont les objets de la raison supérieure. La passion de douleur ne fut donc pas dans la raison supérieure du Christ.

 

Selon saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu, la douleur appartient aux passions corporelles. Or la douleur ne concerne l’âme que dans la mesure où elle est unie au corps. Or l’âme n’est pas unie au corps par la raison supérieure, puisque, suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, l’intelligence n’est l’acte d’aucun corps. La douleur ne peut donc pas exister dans la raison supérieure.

 

[Le répondant] disait que la raison supérieure n’est pas unie au corps par son opération, mais lui est cependant unie comme une forme. En sens contraire : selon le Philosophe au livre sur le Sommeil et la Veille, la puissance et l’action appartiennent au même. Si donc l’acte de l’intelligence appartient à l’âme sans être commun au corps, la puissance intellective n’appartiendra pas non plus à l’âme en tant qu’elle est unie au corps, et ainsi, la raison supérieure ne sera pas unie au corps comme une forme.

 

Selon saint Jean Damascène, la passion est un mouvement de la partie irrationnelle et appétitive. Or la douleur, la tristesse et les autres choses de ce genre sont des passions. Elles ne furent donc pas, chez le Christ, dans la partie de la raison supérieure.

 

Selon saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu, la douleur ou la tristesse est une des choses « qui nous arrivent contre notre gré ». Or le Christ, par sa raison supérieure, voulait sa passion corporelle, et rien n’e se produisit contre sa volonté, qui était très parfaitement conforme à la volonté divine. Il n’y eut donc pas de tristesse ou de douleur dans la raison supérieure du Christ.

 

[Le répondant] disait que la raison supérieure, comme raison, voulait la passion du corps, mais non comme nature. En sens contraire : la raison est la même puissance, considérée comme raison et considérée comme nature : en effet, une considération différente ne fait pas varier la substance de la réalité. Si donc la raison supérieure voulait une chose comme raison et ne la voulait pas comme nature, la même puissance, au même instant, voulait tout ensemble une chose et ne la voulait pas ; ce qui est impossible.

 

Selon le Philosophe, aucune tristesse n’est opposée ou contraire à la délectation qui est dans la considération. Or la délectation de la raison supérieure a lieu lorsqu’elle contemple les réalités éternelles. Il ne peut donc y avoir en elle aucune douleur ou tristesse. En effet, cette tristesse ou cette douleur s’opposerait à la délectation contemplative. Et ainsi, il n’y eut pas de passion de douleur ni de tristesse dans l’âme du Christ quant à la raison supérieure.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au Psaume 87, 4 : « mon âme est remplie de maux » ; la Glose : « non de vices, mais de douleurs ». La douleur fut donc en n’importe quelle partie de l’âme du Christ ; et ainsi, elle fut dans la raison supérieure.

 

La satisfaction correspond à la faute. Or le Christ, dans sa Passion, a satisfait pour la faute du premier homme. Puis donc que cette faute parvint jusqu’à la raison supérieure, la Passion du Christ dut atteindre, elle aussi, la raison supérieure.

 

Comme dit la Glose à propos de « mon âme est remplie de maux », l’âme, en souffrant, compatit au corps auquel elle est unie. Or la raison comme raison implique un rapport au corps : la preuve en est que pour les anges, qui n’ont pas de corps qui leur soit naturellement uni, nous ne disons pas « raison », mais « intelligence », tandis que pour les âmes unies aux corps, nous disons « raison ». C’est donc dans la raison supérieure en tant que raison qu’il y eut la douleur de la Passion du Christ.

 

Toute l’âme, suivant saint Augustin, est dans tout le corps. N’importe laquelle de ses parties est donc unie au corps. Or la raison supérieure, comme raison, est une certaine partie de l’âme. Elle est donc unie au corps ; et ainsi, par la douleur, elle compatit au corps souffrant.

 

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit, il y a deux passions qui font subir l’âme par accident : l’une corporelle, qui commence par le corps et a son terme dans l’âme en tant qu’elle est unie au corps ; l’autre est la passion animale, qui a pour cause que l’âme appréhende une chose par laquelle est mû l’appétit, dont le mouvement est suivi d’une certaine transmutation corporelle.

 

Si donc nous parlons de la première passion, à laquelle se rattache la douleur, il faut dire, suivant saint Augustin, que la douleur de la Passion du Christ fut d’une certaine façon dans sa raison supérieure, et d’une autre façon non. En effet, il y a deux choses dans la douleur : la blessure, et la perception expérimentale de la blessure. La blessure est principalement dans le corps, mais conséquemment dans l’âme en tant qu’elle est unie au corps. Or l’âme est unie au corps par son essence ; et dans l’essence de l’âme toutes les puissances sont enracinées ; par conséquent, dans le Christ, cette blessure concernait l’âme et toutes ses parties, la raison supérieure aussi, en tant qu’elle est fondée dans l’essence de l’âme ; par contre, la perception expérimentale de la blessure concerne le seul sens du toucher, comme on l’a déjà dit.

 

Si nous parlons de la passion animale, la tristesse, qui est proprement une passion animale, ne peut exister que dans la partie de l’âme par l’objet de laquelle la tristesse se produit, et elle se produit par l’appréhension et l’appétit de cet objet. Or aucune forme de tristesse ne pouvait survenir dans l’âme du Christ par l’objet de la raison supérieure, c’est-à-dire du côté des réalités éternelles dont elles jouissait très parfaitement ; voilà pourquoi la tristesse animale ne put exister dans la raison supérieure de l’âme du Christ.

 

Dans le Christ, donc, en tant qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme, la raison supérieure souffrait de la douleur corporelle ; mais elle ne souffrait pas de la tristesse animale, puisque par son acte propre elle se rapportait à la contemplation des réalités éternelles.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’homme est perturbé et mené par la passion, lorsque la raison, dans son opération propre, suit les inclinations de la passion en consentant et en élisant ; or la douleur corporelle n’atteignit pas la raison supérieure de l’âme du Christ en transmuant sa propre raison, mais seulement en tant qu’elle est enracinée dans l’essence, comme on l’a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Bien que la douleur ne fût pas dans la raison supérieure de l’âme du Christ si on la rapporte à son objet propre, elle fut cependant en elle si on la rapporte à sa racine propre, qui est l’essence de l’âme.

 

La puissance peut être l’acte du corps de deux façons. D’abord en tant qu’elle est une certaine puissance ; et dans ce cas on dit qu’elle est l’acte du corps, en tant qu’elle détermine formellement un organe corporel pour qu’il exécute son acte propre, comme la puissance visuelle perfectionne l’œil pour qu’il accomplisse l’acte de la vision ; et ce n’est pas ainsi que l’intelligence est l’acte du corps. Ensuite, du point de vue de l’essence en laquelle elle est fondée ; et dans ce cas, tant l’intelligence que les autres puissances sont unies au corps comme une forme, en tant qu’elles sont dans l’âme, qui est par son essence la forme du corps.

 

Cette objection est probante du point de vue de la puissance, mais non en tant que celle-ci est enracinée dans l’essence de l’âme.

 

Saint Jean Damascène parle de la passion animale ; et cette passion est dans l’appétitive sensitive comme en son sujet propre, mais elle est dans l’appréhensive quasi causalement, en tant que c’est par l’objet appréhendé que le mouvement de passion s’élève dans l’appétitive. Or il y a aussi dans l’appétit supérieur des opérations semblables aux passions de l’appétit inférieur, et cette ressemblance explique pourquoi les noms des passions sont parfois attribués aux anges et à Dieu, comme dit saint Augustin au neuvième livre de la Cité de Dieu. Et de cette façon, on dit parfois que la tristesse est dans la raison supérieure, quant à l’appréhensive et à l’appétitive. Cependant, ce n’est pas ainsi que nous disons que la douleur fut dans la raison supérieure de l’âme du Christ, mais en tant qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme, comme on l’a dit.

 

Cette objection prouve qu’il n’y eut pas de douleur dans la raison supérieure, si on la rapporte à son objet par son opération propre ; ainsi, en effet, rien ne se produisit sans qu’elle le voulût.

 

La distinction entre la raison comme raison et la raison comme nature peut être comprise de deux façons.

 

De la première façon, la raison « comme nature » est appelée raison en tant qu’elle appartient à la nature de la créature rationnelle, c’est-à-dire que, étant fondée dans l’essence de l’âme, elle donne au corps l’être naturel ; mais on parle de la raison « comme raison » d’après ce qui est le propre de la raison en tant qu’elle est raison, et c’est son acte, car les puissances se définissent par les actes. Ainsi, parce que la douleur n’est pas dans la raison supérieure en tant qu’elle se rapporte à son objet par son acte propre mais en tant qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme, on dit que la raison supérieure subissait la douleur comme nature, et non comme raison. Et il en va de même pour la vue, qui est fondée sur le toucher en tant que l’organe de la vue est un organe du toucher ; la vue peut donc subir une blessure de deux façons : d’abord par son acte propre, comme lorsque la vue est émoussée par une lumière très forte, et c’est la souffrance de la vue comme vue ; ensuite en tant qu’elle est fondée dans le toucher, comme lorsque l’œil est piqué ou qu’il est dissous par quelque chaleur ; et cela n’est pas la souffrance de la vue comme vue, mais en tant qu’elle est un certain toucher.

 

La distinction susdite peut être comprise autrement : nous disons alors que la raison est comprise comme nature, en tant que la raison se rapporte aux choses qu’elle connaît ou recherche naturellement ; mais nous disons qu’elle est comprise comme raison, en tant qu’elle est ordonnée à connaître ou rechercher quelque chose par une certaine confrontation, étant donné que le propre de la raison est de confronter. Or il est des choses qui, considérées en elles-mêmes, sont à éviter, mais sont recherchées en relation à autre chose : par exemple, la faim et la soif, considérées en elles-mêmes, sont à éviter, mais, si on les considère comme utiles au salut de l’âme ou du corps, alors on les recherche. Et ainsi, la raison comme raison se réjouit à leur sujet, tandis que la raison comme nature s’attriste à cause d’elles. Ainsi également, la passion corporelle du Christ considérée en soi était à éviter : c’est pourquoi la raison comme nature s’en attristait et ne la voulait pas ; mais en tant qu’elle était ordonnée au salut du genre humain, alors elle était bonne et objet d’appétit ; et ainsi, la raison comme raison la voulait et en retirait une joie.

 

Cependant on ne peut rapporter cela à la raison supérieure, mais seulement à l’inférieure, qui tend vers les choses qui appartiennent au corps comme vers un objet propre, et c’est pourquoi elle peut se porter vers les passions du corps et dans l’absolu, et avec confrontation. Mais la raison supérieure ne tend pas vers les choses qui appartiennent au corps comme vers des objets : en effet, elle ne tend ainsi que vers les réalités éternelles ; elle regarde vers les réalités corporelles en jugeant d’elles par les raisons éternelles, vers lesquelles elle tend non seulement pour les voir mais aussi pour les consulter. Et ainsi la raison supérieure, dans le Christ, ne regardait vers la passion du corps qu’en relation aux raisons éternelles, qui le faisaient se réjouir de sa Passion en tant qu’elle était agréable à Dieu. Par conséquent, en aucune façon la tristesse ou la douleur n’avait de place dans la raison supérieure du point de vue de son opération propre.

 

Et il n’est pas aberrant que la même puissance veuille en relation à autre chose cela même qu’elle ne veut pas en soi : car il peut se faire que ce qui n’est pas bon en soi reçoive une certaine bonté de sa relation à autre chose ; quoique cela n’ait pas lieu chez le Christ dans la raison supérieure relativement à la passion du corps, à laquelle elle n’est ordonnée que comme à un objet voulu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

La considération peut causer de la délectation de deux façons. D’abord du côté de l’opération qu’est la considération ; et ainsi, aucune tristesse n’est opposée ou contraire à la délectation qui est dans la considération, car cette considération qui est cause de délectation n’a pas de considération contraire qui serait cause de tristesse : en effet, toute considération est délectable. Mais il n’en va pas de même du côté du sens, car et la tristesse et la douleur surviennent par les opérations des sens ; ainsi, nous nous délectons du toucher de ce qui convient, mais nous souffrons du toucher de ce qui est nuisible. Ensuite, la considération cause de la délectation du côté de l’objet considéré, c’est-à-dire en tant qu’une chose est considérée comme bonne ou comme mauvaise. Et ainsi, de la considération peuvent survenir la délectation et la tristesse contraire ; car dans ce cas, le fait même de ne pas penser cause aussi de la tristesse, en tant qu’il est considéré comme un certain mal, alors qu’en soi il ne cause que la négation de la délectation. Cependant, ce n’est pas de cette façon que nous disons que la douleur est dans la raison supérieure de l’âme du Christ, mais en tant qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

La Glose ne dit pas que l’âme du Christ soit remplie de tristesse, mais qu’elle est remplie de douleurs, en tant qu’elle compatit au corps. Et ainsi, il n’est pas nécessaire que la passion de douleur concerne la raison supérieure, si ce n’est en tant qu’elle est dans l’essence de l’âme ; car ainsi, elle est unie au corps.

 

La Passion du Christ n’était satisfactoire que dans la mesure où elle fut reçue volontairement et par charité ; et ainsi, il n’est pas nécessaire que la douleur soit dans la partie supérieure de la raison du Christ du point de vue de son opération propre, comme la faute fut en Adam par l’opération de sa raison supérieure : car le mouvement même de charité de celui qui souffre, mouvement qui est dans la partie supérieure de sa raison, correspond, dans la satisfaction, à ce qui dans la faute dépendit de la raison supérieure.

 

Deux choses sont comprises dans la raison, à savoir : une certaine participation à la puissance intellectuelle, et en outre un obscurcissement ou une imperfection. L’imperfection de la puissance intellectuelle accompagne donc l’âme parce qu’elle peut être unie au corps, tandis que la puissance intellectuelle est en elle parce qu’elle n’est pas abaissée sous le corps comme les formes matérielles. Aussi, puisque l’opération de la raison est dans l’âme en tant qu’elle participe à la puissance intellectuelle, une telle opération n’est pas exercée par l’intermédiaire du corps.

 

La raison comme raison ne désigne pas une puissance distincte de la raison comme nature, mais désigne un certaine façon de considérer la puissance elle-même. Or, bien que quelque puissance de l’âme, suivant une certaine façon de la considérer, ne soit pas concernée par la passion, il n’est cependant pas exclu que toute l’âme souffre.

Article 10 : La douleur de la Passion, qui était dans la raison supérieure du Christ, empêchait-elle la joie de la fruition, et vice versa ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La béatitude est plus proprement dans l’âme que dans le corps. Or le corps ne peut être appelé bienheureux ou glorieux en même temps qu’il souffre, car l’impassibilité appartient à la gloire du corps. Il ne put donc y avoir non plus, dans la raison supérieure du Christ, en même temps la passion de douleur et la joie de la fruition.

 

Le Philosophe dit au septième livre de l’Éthique que n’importe quelle délectation chasse la tristesse contraire, et que si elle est véhémente, elle chasse toute tristesse. Or la délectation dont la raison supérieure de l’âme du Christ jouissait par la divinité, fut très véhémente. Elle a donc chassé du Christ toute tristesse et toute douleur.

 

La raison supérieure contemple plus clairement que saint Paul dans son ravissement. Or l’âme de saint Paul, par la contemplation du vrai, fut abstraite du corps non seulement quant à l’opération de la raison, mais aussi quant aux opérations sensitives. Le Christ n’a donc pas non plus éprouvé de douleur, ni quant à la raison ni quant au sens.

 

D’une cause forte s’ensuit un effet fort. Or l’opération de l’âme est cause de changement corporel : par exemple, il est évident que l’imagination des choses effrayantes ou délectables dispose le corps au froid ou à la chaleur. Puis donc qu’il y eut dans l’âme, quant à la raison supérieure, une joie très véhémente, il semble que le corps fut transmué par cette joie. Et ainsi, la douleur ne put exister ni dans le corps, ni dans la raison supérieure en tant qu’elle est unie au corps.

 

La vision de Dieu dans son essence est plus efficace que la vision de Dieu dans une créature assujettie. Or la vision en laquelle Moïse vit Dieu dans une créature assujettie, fit qu’il ne fut pas affligé par la faim quand il jeûna quarante jours. Donc à bien plus forte raison la vision de Dieu dans son essence, qui convenait au Christ quant à la raison supérieure, a-t-elle éloigné toute affliction corporelle ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Ce qui est en un sommet, d’où il peut néanmoins se retirer, ne subit aucun mélange du contraire ; ainsi la chaleur du feu, qui est en un sommet, ne subit aucun mélange de froid, encore que cette chaleur soit transmuable. Or la joie de la fruition fut dans la raison supérieure en un sommet et immuablement. Il n’y eut donc là aucun mélange de douleur.

 

 L’homme est béatifié et en son âme, et en son corps. Or il a perdu les deux béatitudes par le péché. Mais dans le Christ, la nature humaine a été rendue à la béatitude de l’âme, qui consiste en ce que la raison supérieure jouissait de la divinité. Donc à bien plus forte raison a-t-elle été rendue à la béatitude du corps, qui est moindre. Et ainsi, il n’y eut pas non plus de douleur en lui quant au corps ; ni, par conséquent, dans la raison supérieure en tant qu’elle est unie au corps.

 

De même que l’âme du Christ est unie au Verbe, de même aussi sa chair. Or, si sa chair avait été glorifiée par l’union au Verbe, aucune douleur n’aurait pu exister en elle. Puis donc que la raison supérieure fut béatifiée par l’union au Verbe, aucune douleur ne pouvait exister en elle.

 

 Selon saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, la joie et la douleur sont dans l’âme par leur essence. Or la joie et la douleur sont contraires. Puis donc que des contraires ne peuvent être dans le même quant à l’essence, il semble qu’il n’ait pu y avoir dans la partie supérieure de la raison en même temps la joie de la fruition et la douleur de la Passion.

 

10° La douleur s’ensuit de l’appréhension du nuisible, la joie, de l’appréhension du convenant. Or il n’est pas possible d’appréhender en même temps le nuisible et le convenant, car on ne peut penser que ce qui est un, suivant le Philosophe. Il ne put donc y avoir dans la raison supérieure en même temps la douleur et la joie.

 

11° La raison a un plus grand pouvoir sur la sensualité dans la nature intègre que la sensualité n’en a sur la raison dans la nature corrompue. Or, dans la nature corrompue, la sensualité entraîne après soi la raison. Donc à bien plus forte raison dans le Christ, en qui la nature humaine fut intègre, la raison entraînait-elle après soi la sensualité. Or toute la sensualité participait à la joie de la fruition, qui était dans la raison : d’où il ressort que l’âme du Christ était totalement dépourvue de douleur.

 

12° L’infirmité contractée est plus grande que l’infirmité assumée ; et semblablement, l’union dans la Personne est supérieure à l’union par la grâce. Or, dans les trois enfants, qui avaient l’infirmité contractée, l’union à Dieu par la grâce garda leurs corps impassibles à l’égard de la blessure du feu. Donc à bien plus forte raison dans le Christ, qui n’eut que l’infirmité assumée, l’union dans la Personne du Verbe de Dieu et la fruition de celui-ci conservèrent-elles la raison exempte de la douleur de la Passion.

 

13° La joie de la fruition, dans la raison supérieure, vient de ce que celle-ci est tournée vers Dieu, tandis que la douleur de la Passion vient de ce qu’elle est tournée vers le corps. Or la raison, étant simple, ne peut en même temps se tourner vers Dieu et vers le corps, car ce qui est simple est entièrement tourné vers ce vers quoi il est tourné. Il ne put donc y avoir dans la raison supérieure du Christ en même temps la joie de la fruition et la douleur de la Passion.

 

14° [Le répondant] disait qu’il y eut deux états dans le Christ : l’état de voie et l’état de saisie ; et suivant ces deux états, il put y avoir ainsi en lui la joie de la fruition et la douleur de la Passion. En sens contraire : le double état du Christ n’ôte pas la contrariété qui existe entre la joie et la douleur, et ne diversifie pas le sujet de la joie et de la douleur. Or des contraires ne peuvent pas exister dans le même sujet. Le double état du Christ ne fait donc pas qu’il puisse y avoir en lui, quant à la raison supérieure, en même temps la douleur et la joie.

 

15° Les états de voie et de saisie, ou bien sont contraires, ou bien ne le sont pas. S’ils sont contraires, alors ils ne peuvent être en même temps dans le Christ. Et s’ils ne sont pas contraires, alors, puisque les contraires ont des causes contraires, il semble que le double état ne puisse pas être une cause pour qu’il y ait dans le Christ en même temps la joie et la douleur, qui sont contraires.

 

16° Lorsqu’une puissance est tendue vers son acte, l’autre puissance est retirée du sien. Donc à bien plus forte raison, lorsqu’une puissance est tendue vers un acte, elle-même se retire d’un autre acte. Or il y eut dans la raison supérieure une joie intense. Elle était donc par là entièrement retirée de la douleur.

 

17° [Le répondant] disait que la douleur était matérielle relativement à la joie ; par conséquent, la joie n’était pas empêchée par la douleur. En sens contraire : la douleur provenait de la passion du corps, la joie provenait de la vision de Dieu. La douleur de la Passion n’était donc pas matérielle relativement à la joie de la fruition ; et ainsi, la douleur et la joie ne purent coexister dans la raison supérieure du Christ.

 

 

En sens contraire :

 

Les effets sont à proportion des causes. Or l’union de l’âme du Christ au corps était cause de douleur, tandis que son union à la divinité était cause de joie. Mais ces deux unions ne s’empêchent pas ; il y eut donc dans le Christ en même temps la douleur de la Passion et la joie de la fruition.

 

Le Christ fut dans le même instant véritablement dans l’état de voie et véritablement dans l’état de saisie. Il eut donc ce qui relève de l’état de voie et de l’état de saisie. Or il appartient à l’état de saisie de se réjouir intensément de la fruition divine, et à l’état de voie de sentir les douleurs corporelles. Il y eut donc dans le Christ en même temps la douleur de la Passion et la joie de la fruition.

 

 

Réponse :

 

Dans le Christ, les deux choses en question, à savoir la joie de la fruition et la douleur de la passion corporelle, ne se sont nullement empêchées.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que, dans l’ordre de la nature, à cause de la liaison des puissances de l’âme dans l’unique essence, et de l’âme et du corps dans l’être unique du composé, les puissances supérieures et inférieures, et aussi le corps, font dériver les uns sur les autres ce qui surabonde en l’un d’eux ; et de là vient que le corps est transmué selon le chaud et le froid par l’appréhension de l’âme, et parfois jusqu’à la santé et la maladie, et jusqu’à la mort : il arrive en effet que l’on encoure la mort à cause de la joie, de la tristesse ou de l’amour. Et de là vient qu’il se fait un rejaillissement de la gloire même de l’âme sur le corps qui doit être glorifié, comme le montre clairement une précédente citation de saint Augustin. Et semblablement, à l’inverse, la transmutation du corps rejaillit sur l’âme ; en effet, l’âme unie au corps imite ses tempéraments quant à la folie, la docilité et les autres choses de ce genre, comme il est dit au livre des Six Principes. De même, il se fait un rejaillissement des puissances supérieures sur les inférieures, puisqu’un mouvement intense de la volonté est suivi d’une passion dans l’appétit sensitif, et que par une contemplation intense les puissances animales sont retirées de leurs actes ou empêchées de les exercer. Et à l’inverse, il se fait un rejaillissement des puissances inférieures sur les supérieures, comme lorsque, par la véhémence des passions qui existent dans l’appétit sensitif, la raison est enténébrée au point de juger comme bon au plein sens du terme ce à quoi l’homme est affecté par la passion.

 

Mais il en va autrement dans le Christ. Car, à cause de la puissance divine du Verbe, l’ordre de la nature était soumis à sa volonté ; il pouvait donc advenir que le rejaillissement susdit — soit de l’âme sur le corps et vice versa, soit des puissances supérieures sur les inférieures et vice versa — ne se produise pas, la puissance du Verbe faisant cela afin que la vérité de la nature humaine fût attestée quant à chacune de ses parties, et que le mystère de notre réparation s’accomplît convenablement en tout point. C’est pourquoi saint Jean Damascène dit au troisième livre : « Il était poussé selon sa nature par le Verbe qui, dans son économie, voulait et permettait qu’il souffrît et fît tout ce qui lui est propre, pour qu’on ait foi en la vérité par toutes les œuvres de sa nature. »

 

Ainsi donc, on voit clairement que, puisqu’il y avait une joie souveraine dans la raison supérieure en tant que l’âme jouissait de Dieu par son opération, cette joie demeurait elle-même dans la raison supérieure et ne découlait pas sur les puissances inférieures de l’âme, ni sur le corps, sinon aucune douleur ni passion n’eût pu exister en lui. Et ainsi, l’effet de la fruition ne parvint pas à l’essence de l’âme en tant qu’elle est la forme du corps, ni en tant qu’elle est la racine des puissances inférieures ; car dans ce cas, cet effet serait parvenu aussi au corps et aux puissances inférieures, comme cela se produit chez les bienheureux après la résurrection. De même, à l’inverse, parce que la douleur venait de la blessure du corps dans le corps lui-même et dans l’essence de l’âme en tant qu’elle est la forme du corps, ainsi que dans les puissances inférieures, elle ne pouvait pas atteindre la raison supérieure en tant qu’elle se tourne vers Dieu par son acte, ce qui aurait en quelque sorte empêché cette conversion.

 

Il reste donc que la douleur elle-même atteignait la raison supérieure en tant qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme ; et la joie souveraine était en elle en tant qu’elle jouissait de Dieu par son acte. Et ainsi, cette joie convenait par soi à la raison supérieure, car c’était par l’acte propre de celle-ci ; tandis que la douleur lui convenait comme par accident, car c’était à cause de l’essence de l’âme, en laquelle elle est fondée.

 

 

Réponse aux objections :

 

De même que Dieu est le bien et la vie de l’âme, de même l’âme est le bien et la vie du corps ; mais il n’est pas vrai, à l’inverse, que le corps soit le bien de l’âme. Or la passibilité est un certain empêchement ou une nuisance touchant l’union de l’âme et du corps. Voilà pourquoi le corps ne peut être bienheureux à sa façon en étant passible, c’est-à-dire en ayant un empêchement concernant la participation de son bien ; c’est pourquoi l’impassibilité appartient à la gloire du corps. Mais la béatitude de l’âme consiste tout entière dans la fruition de son bien, qui est Dieu ; par conséquent, l’âme qui jouit de Dieu est parfaitement bienheureuse, même s’il advenait qu’elle fût passible du côté où elle est unie au corps, comme ce fut le cas pour le Christ.

 

Qu’une joie véhémente chasse toute tristesse même non contraire, se produit par un rejaillissement des puissances l’une sur l’autre, rejaillissement qui n’exista pas dans le Christ, comme on l’a dit ; et c’est pour cette raison que les puissances inférieures de saint Paul lui-même, par la véhémence de la contemplation, furent abstraites de leurs actes.

 

On voit dès lors clairement la solution au troisième argument.

 

Et c’est aussi pour cette raison qu’il se produit un changement dans le corps par l’opération de l’âme ; d’où apparaît clairement la solution au quatrième argument.

 

De là vient que Moïse, grâce à la contemplation, n’était aucunement ou était moins affligé par la faim et la soif, bien qu’il vît Dieu dans une créature assujettie ; et ainsi, la solution au cinquième argument est évidente.

 

Dans le Christ, aucun mélange ne se fit entre la joie et la douleur. Car la joie fut dans la raison supérieure du côté par lequel elle est le principe de son acte : c’est ainsi en effet qu’elle jouissait de Dieu ; tandis que la douleur était en elle seulement parce que la blessure du corps l’atteignait en tant qu’acte du corps, par l’intermédiaire de l’essence en laquelle elle était enracinée, en sorte que cependant l’acte de la raison supérieure n’était nullement empêché ; et par conséquent, il y avait à la fois une pure joie et une pure douleur, et ainsi l’une et l’autre en un sommet.

 

 Par une certaine économie, il advint que la gloire de l’âme, mais non celle du corps, fut conférée au Christ au premier temps de sa conception, afin que par la gloire de l’âme il communiquât avec Dieu, et que par la passibilité du corps il nous fût semblable ; et qu’ainsi il fût un médiateur convenable entre Dieu et les hommes, nous conduisant à la gloire et offrant sa Passion à Dieu de notre part, suivant ce passage de Hébr. 2, 10 : « Il était bien digne de celui qui voulait conduire à la gloire un grand nombre de fils, qu’il fût rendu parfait par la souffrance. »

 

L’âme du Christ fut unie au Verbe de deux façons : d’abord par l’acte de fruition, et cette union la rendit bienheureuse ; ensuite par l’union [dans la Personne], et par celle-ci elle n’eut pas la béatitude mais elle eut d’être l’âme de Dieu. Or, dans le cas où l’âme aurait été assumée dans l’unité de la Personne sans la fruition, elle n’aurait pas été bienheureuse à proprement parler : car Dieu lui-même n’est bienheureux que parce qu’il jouit de lui-même. Si donc le corps du Christ est glorieux, ce n’est pas par le fait même qu’il a été assumé par le Fils de Dieu dans l’unité de la Personne, mais seulement parce que la gloire est descendue de l’âme en lui ; et assurément, il n’était pas glorieux avant la Passion.

 

 Que des contraires soient par soi dans le même, est impossible ; cependant, il arrive que des mouvements contraires soient dans le même, en sorte que l’un des mouvements lui convienne par soi, et l’autre par accident ; comme lorsque quelqu’un, marchant sur un navire, se porte au contraire de ce vers quoi le navire se meut. Ainsi, la joie était par soi dans la raison supérieure de l’âme du Christ, car c’était par un acte propre, tandis que la douleur y était par accident, car c’était par la souffrance du corps. Ou bien l’on peut dire que cette joie et cette douleur n’étaient pas contraires, puisqu’elles ne portaient pas sur la même chose.

 

10° L’intelligence ne peut penser en même temps au moyen de différentes espèces ; mais elle peut, par une seule espèce, penser en même temps plusieurs choses, ou penser en quelque autre façon plusieurs choses comme une. Et ainsi, l’intelligence de l’âme du Christ et celle de n’importe quel bienheureux pensent de nombreuses choses en même temps, en tant que, voyant l’essence divine, elles connaissent les autres choses. Cependant, supposé que l’âme du Christ ne puisse penser qu’une seule chose à la fois, cela n’empêche pas qu’il puisse en même temps penser une chose et en sentir une autre par un sens corporel. Et de ces deux objets appréhendés s’ensuivait dans l’âme du Christ la joie de la fruition par la vision de Dieu, et la douleur de la Passion par la sensation de ce qui nuit. Supposé en outre qu’il ne puisse pas en même temps penser une chose et en sentir ou en imaginer une autre, les appétits supérieur et inférieur pourraient cependant être affectés de façons différentes par cette chose pensée, en sorte que le supérieur se réjouirait et l’inférieur craindrait ou souffrirait ; comme cela se passe en celui qui espère obtenir la santé par quelque médication effrayante : car la médication elle-même, considérée comme salutaire par la raison, produit la joie dans la volonté, mais amène la crainte dans l’appétit inférieur en raison de son caractère effrayant.

 

11° Cet argument vaut pour le cours ordinaire des choses. Mais il était particulier au Christ qu’il n’y eût pas de rejaillissement d’une puissance sur l’autre.

 

12° Le corps des enfants ne fut pas rendu impassible dans la fournaise, mais par la puissance divine il advint miraculeusement que des corps qui étaient passibles ne soient pas blessés par le feu, comme il aurait pu se faire par la puissance divine que ni l’âme du Christ ni le corps ne subissent rien. Mais on a dit pourquoi cela ne se fit pas.

 

13° La conversion d’une puissance vers une chose a lieu par un acte de cette puissance ; et ainsi, la joie fut dans la raison supérieure par une conversion à Dieu, vers lequel elle était totalement tournée ; tandis que la douleur fut dans la raison supérieure par l’inhésion de celle-ci ou son adhérence à l’essence de l’âme comme à sa racine.

 

14° L’état de voie est un état d’imperfection, alors que l’état de saisie est un état de perfection. Le Christ fut donc dans l’état de voie dans la mesure où il portait un corps passible, et de même pour l’âme ; mais il était dans l’état de saisie, dans la mesure où il jouissait parfaitement de Dieu par l’acte de la raison supérieure. Et assurément, cela pouvait exister dans le Christ, parce que le rejaillissement mutuel était empêché par la puissance divine, comme on l’a dit ; et c’est aussi pour cette raison que la joie et la tristesse pouvaient coexister en lui. Et si l’on dit que ces deux choses étaient en lui suivant les deux états, c’est parce qu’avoir les deux états et subir en même temps la douleur et la joie procédaient de la même cause.

 

15° Bien que l’état de voie et celui de saisie soient quasiment contraires, cependant ils pouvaient coexister dans le Christ, non sous le même aspect, mais à divers points de vue. Car l’état de saisie était en lui en tant qu’il adhérait à Dieu par la fruition quant à la raison supérieure, tandis que l’état de voie était en lui en tant que, par une union naturelle, l’âme était unie au corps passible et la raison supérieure à l’âme elle-même : de sorte que l’état de saisie relevait de l’acte de la raison supérieure, tandis que l’état de voie relevait du corps passible et de ce qui s’ensuit.

 

16° Il y eut ceci de particulier dans le Christ, pour la raison déjà énoncée, que, si fort qu’une puissance tendît vers son acte, l’autre n’était pas retirée de son acte, et jusqu’à un certain point n’était pas empêchée. Et ainsi, la joie de la raison supérieure n’était empêchée ni par la douleur qui était dans le sens par l’acte du sens, ni par la douleur en tant qu’elle était dans la raison supérieure : car cette douleur n’était pas en elle par son acte, mais l’atteignait en quelque façon en tant qu’elle était fondée dans l’essence de l’âme.

 

17° De même que la connaissance bienheureuse porte principalement sur l’essence divine, et secondairement sur les choses qui sont connues dans l’essence divine, de même l’amour et la joie des bienheureux portent principalement sur Dieu, et secondairement sur les choses dont ils se réjouissent à cause de Dieu. Et ainsi, d’une certaine façon, la douleur de la Passion pouvait être matérielle relativement à la joie de la fruition : en effet, cette joie portait principalement sur Dieu, secondairement sur les choses qui étaient agréables à Dieu ; et ainsi, elle portait sur la douleur, en tant qu’elle était acceptée par Dieu, étant ordonnée au salut du genre humain.

Question 27 : [La grâce]

 

Introduction

 

Article 1 : La grâce est-elle une chose positivement créée dans l’âme ?

Article 2 : La grâce sanctifiante est-elle la même chose que la charité ?

Article 3 : Une créature peut-elle être cause de grâce ?

Article 4 : Les sacrements de la loi nouvelle sont-ils causes de grâce ?

Article 5 : N’y a-t-il dans un homme qu’une seule grâce sanctifiante ?

Article 6 : La grâce est-elle dans l’essence de l’âme comme en un sujet ?

Article 7 : La grâce est-elle dans les sacrements ?

 

 

Article 1 : La grâce est-elle une chose positivement créée dans l’âme ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Selon saint Augustin, de même que l’âme est la vie du corps, de même Dieu est la vie de l’âme. Or l’âme est la vie du corps sans la médiation d’aucune autre forme. Il en va donc de même pour Dieu et l’âme ; et ainsi, la vie donnée par grâce ne l’est pas par une forme créée existant dans l’âme.

 

La grâce sanctifiante, dont nous parlons, ne semble pas être autre chose que ce par quoi l’homme est agréable à Dieu. Or on dit que l’homme est agréable à Dieu en ce sens qu’il est agréé par Dieu. Or « agréé » se dit de quelqu’un d’après l’agrément de Dieu, agrément qui est assurément en Dieu ; tout comme quelqu’un est dit agréable à l’homme, non d’après quelque chose qui serait dans l’agréé, mais d’après l’agrément qui est dans celui qui agrée. La grâce ne pose donc rien dans l’homme, mais seulement en Dieu.

 

Nous approchons plus de Dieu par l’être spirituel de la grâce que par l’être naturel. Or Dieu a fait en nous l’être naturel sans la médiation d’aucune autre cause, car il nous a créés immédiatement. Il fait donc aussi en nous l’être spirituel sans la médiation de rien d’autre ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

La grâce est une certaine santé de l’âme. Or la santé ne semble rien poser d’autre, en l’homme sain, que les humeurs égales elles-mêmes. La grâce non plus ne pose donc pas de forme dans l’âme, mais présuppose des puissances de l’âme rendues égales par l’égalité de la justice.

 

La grâce ne semble pas être autre chose qu’une certaine libéralité : donner gratuitement semble en effet être la même chose que donner libéralement. Or la libéralité n’est pas en celui qui reçoit, mais en celui qui donne. La grâce est donc, elle aussi, en Dieu qui nous donne ses biens, non en nous.

 

Aucune créature n’est plus noble que l’âme du Christ. Or la grâce est plus noble, car par elle l’âme du Christ est ennoblie. La grâce n’est donc pas quelque chose de créé dans l’âme.

 

 La grâce est à la volonté ce que la vérité est à l’intelligence. Or il y a une seule vérité que toutes les intelligences saisissent, selon Anselme. Il y a donc une seule grâce par laquelle toutes les volontés sont perfectionnées. Or nulle chose créée unique ne peut être en plusieurs. La grâce n’est donc pas quelque chose de créé.

 

Rien n’est dans un genre s’il n’est composé. Or la grâce n’est pas composée, mais elle est une forme simple. Elle n’est donc pas dans un genre. Or toute chose créée est en quelque genre. La grâce n’est donc pas quelque chose de créé.

 

 Si la grâce est quelque chose dans l’âme, elle ne semble être qu’un habitus. En effet, trois choses sont dans l’âme, suivant le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique : la puissance, l’habitus et la passion. Or la grâce n’est pas une puissance, car alors elle serait naturelle ; elle n’est pas non plus une passion, car alors elle regarderait principalement la partie irrationnelle ; mais en outre elle n’est pas un habitus, car l’habitus est une qualité difficilement mobile, suivant le Philosophe dans les Catégories, tandis que la grâce s’éloigne très facilement, puisque par un seul acte de péché mortel. La grâce n’est donc pas quelque chose dans l’âme.

 

10° Selon saint Augustin, rien de créé ne vient en intermédiaire entre notre âme et Dieu. Or la grâce vient en intermédiaire entre notre âme et Dieu, car notre âme est unie à Dieu par la grâce. La grâce n’est donc rien de créé.

 

11° L’homme est plus noble et plus parfait que les autres créatures. Or rien n’est ajouté aux autres créatures, en plus de leurs principes naturels, pour qu’elles soient agréées par Dieu, et cependant elles sont approuvées par Dieu, suivant ce passage de Gen. 1, 31 : « Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient très bonnes. » Donc aux principes naturels de l’homme non plus, rien n’est ajouté qui le fasse dire agréable à Dieu ; et ainsi, la grâce n’est pas positivement quelque chose dans l’âme.

 

 

En sens contraire :

 

À propos de ce passage du Psaume 103, 15 : « Vous lui donnez l’huile pour qu’elle répande la joie sur son visage », la Glose dit : « La grâce est un certain éclat de l’âme, qui attire un saint amour. » Or l’éclat est positivement quelque chose dans l’âme, et quelque chose de créé. Donc la grâce aussi.

 

On dit que Dieu, par la grâce, est dans les saints d’une certaine façon spéciale au-dessus des autres créatures. Or on ne dit que Dieu est d’une nouvelle façon en quelqu’un, qu’en raison d’un effet. La grâce est donc un effet de Dieu dans l’âme.

 

Saint Jean Damascène dit que la grâce est une délectation de l’âme. Or la délectation est quelque chose de créé dans l’âme. Donc la grâce aussi.

 

Toute action a lieu par quelque forme. Or l’action méritoire a lieu par la grâce. La grâce est donc une forme dans l’âme.

 

 

Réponse :

 

Le nom de « grâce » a deux acceptions usuelles. D’abord, il désigne une chose qui est donnée gratuitement, comme nous avons coutume de dire : « Je te fais cette grâce. » Ensuite, il désigne l’agrément par lequel quelqu’un est agréé d’autrui, comme nous disons : « Celui-ci a la grâce du roi », parce qu’il est agréable au roi. Et ces deux significations ont une relation mutuelle : en effet, une chose n’est donnée gratuitement que parce que celui à qui elle est donnée est agréable en quelque façon. Ainsi, dans les choses de Dieu également, nous parlons de deux grâces : l’une est appelée grâce gratuitement donnée, tels les dons de prophétie, de sagesse et autres, et ce n’est pas sur elle que porte la présente question, car il est avéré qu’une telle grâce est quelque chose de créé dans l’âme ; l’autre est appelée grâce sanctifiante [litt. qui rend agréable], elle signifie que l’homme est agréable à Dieu, et c’est d’elle que nous parlons maintenant.

 

Et il est manifeste que cette grâce pose quelque chose en Dieu : elle pose en effet l’acte de la volonté divine agréant tel homme ; mais avec cela, cette grâce pose-t-elle quelque chose dans l’homme même qui est agréé ? Cela fut douteux pour certains : certains affirmaient qu’une telle grâce n’était rien de créé dans l’âme mais seulement en Dieu. Mais cela ne peut se soutenir : car agréer quelqu’un, ou l’aimer, ce qui est la même chose, n’est pour Dieu rien d’autre que lui vouloir quelque bien. Or Dieu veut pour toutes les créatures le bien de la nature, et c’est pourquoi l’on dit qu’il aime toutes choses : « Vous aimez tout ce qui est » (Sag. 11, 25) ; et qu’il approuve toutes choses : « Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites » (Gen. 1, 31). Cependant ce n’est pas en raison d’un tel agrément que nous disons habituellement de quelqu’un qu’il a la grâce de Dieu, mais en tant que Dieu veut pour lui un bien surnaturel, qui est la vie éternelle ; ainsi en Is. 64, 4 : « L’œil n’a point vu, hors vous seul, mon Dieu, ce que vous avez préparé à ceux qui vous aiment. » C’est pourquoi il est dit en Rom. 6, 23 : « le don gratuit de Dieu, c’est la vie éternelle ». Mais Dieu ne veut pas ce bien pour quelqu’un d’indigne. Or l’homme, par sa nature, n’est pas digne d’un si grand bien, puisqu’il est surnaturel. Voilà pourquoi, par le fait même de poser quelqu’un comme agréable à Dieu relativement à ce bien, on pose qu’il est digne d’un tel bien dépassant ses principes naturels ; mais, bien sûr, cela ne meut pas la volonté divine à ordonner l’homme à ce bien, c’est plutôt l’inverse : du fait même que Dieu, par sa volonté, ordonne quelqu’un à la vie éternelle, il lui octroie quelque chose qui le rende digne de la vie éternelle. Et c’est ce qui est dit en Col. 1, 12 : « [Dieu] qui, en nous éclairant de sa lumière, nous a rendus dignes d’avoir part au sort et à l’héritage des saints. » Et la raison en est que, de même que la science de Dieu est cause des réalités, et n’est pas causée par elles comme notre science, de même sa volonté est réalisatrice du bien, et n’est pas causée par lui comme notre volonté.

 

Ainsi donc, on dit que l’homme a la grâce de Dieu, non seulement parce qu’il est aimé de Dieu pour la vie éternelle, mais aussi parce qu’il lui est donné un don par lequel il est digne de la vie éternelle, et ce don s’appelle la grâce sanctifiante. Autrement, en effet, on pourrait dire de celui qui est dans le péché mortel qu’il est dans la grâce, si la grâce impliquait seulement l’agrément divin, puisqu’il arrive qu’un pécheur soit prédestiné à avoir la vie éternelle. Ainsi donc, la grâce sanctifiante peut être dite « gratuitement donnée », mais l’inverse n’est pas vrai ; car tout don gratuitement donné ne nous rend pas dignes de la vie éternelle.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’âme est la cause formelle de la vie corporelle ; aussi vivifie-t-elle le corps sans la médiation d’aucune forme. Dieu, lui, vivifie l’âme non pas comme une cause formelle mais comme une cause efficiente, et c’est pourquoi il y a une forme intermédiaire ; ainsi par exemple, le peintre rend le mur blanc de manière efficiente, par l’intermédiaire de la blancheur, tandis que la blancheur le rend blanc sans l’intermédiaire d’aucune forme, parce qu’elle rend blanc formellement.

 

L’agrément qui est dans la volonté divine relativement au bien éternel, produit elle-même dans l’homme agréé une chose qui le rende digne d’obtenir ce bien ; ce qui n’a pas lieu dans l’agrément humain. Et par conséquent, la grâce sanctifiante est quelque chose de créé dans l’âme.

 

Par la création, Dieu fait en nous l’être naturel sans l’intermédiaire d’aucune cause agente, mais néanmoins par l’intermédiaire de quelque cause formelle : en effet, la forme naturelle est le principe de l’être naturel. Et semblablement, Dieu fait en nous l’être spirituel gratuit sans la médiation d’aucun agent, mais néanmoins par la médiation d’une forme créée, qui est la grâce.

 

La santé est une certaine qualité corporelle causée par des humeurs égales : en effet, elle est posée dans la première espèce de qualité ; et par conséquent, l’argument raisonne à partir du faux.

 

Il s’ensuit de la libéralité même de Dieu, par laquelle il veut pour nous le bien éternel, qu’il y a en nous une chose donnée par lui et par laquelle nous sommes rendus dignes de ce bien.

 

Dans l’absolu, aucune créature n’est plus noble que l’âme du Christ ; mais d’un certain point de vue, tout accident de l’âme est plus noble que celle-ci, en tant qu’il se rapporte à elle comme sa forme. Ou bien l’on peut dire que la grâce n’est pas plus noble que l’âme du Christ en tant que chose créée, mais en tant qu’elle est une certaine ressemblance de la divine bonté, plus expresse que la ressemblance naturelle qui est dans l’âme du Christ.

 

Une est la vérité première incréée, par laquelle cependant de nombreuses vérités, comme des ressemblances de la vérité première, sont causées dans les esprits créés, comme dit la Glose à propos de ce passage du Psaume 11, 2 : « Les vérités ont été altérées, etc. » Semblablement, une est la bonté incréée, qui, par la participation de la grâce, a de nombreuses ressemblances dans les esprits créés. Il faut cependant savoir que la grâce ne se rapporte pas à la volonté de la même façon que la vérité se rapporte à l’intelligence : car la vérité se rapporte à l’intelligence comme un objet, tandis que la grâce se rapporte à la volonté comme une forme qui la détermine formellement. Or il arrive qu’il y ait un même objet pour différentes puissances, mais pas une même forme.

 

Tout ce qui est dans le genre substance est composé par composition réelle, étant donné que ce qui est dans le prédicament substance est subsistant dans son être, et qu’il est nécessaire que son être soit autre que lui-même : sinon il ne pourrait pas différer, quant à l’être, des choses avec lesquelles il a en commun la notion de sa quiddité ; et cela est requis pour toutes les choses qui sont directement dans le prédicament ; voilà pourquoi tout ce qui est directement dans le prédicament substance est au moins composé d’être et de quiddité. Il y a cependant dans le prédicament substance, par réduction, certaines choses, comme les principes de la substance subsistante, en lesquelles la composition susdite ne se rencontre pas ; en effet, elles ne subsistent pas, aussi n’ont-elles pas d’être propre. Semblablement les accidents, parce qu’ils ne subsistent pas, n’ont pas proprement un être ; mais le sujet est tel par eux, et c’est pourquoi on les appelle proprement « appartenant à l’étant » plutôt que « étants ». Pour qu’une chose soit dans un prédicament d’accident, il est donc requis non pas qu’elle soit composée par composition réelle, mais seulement par composition de raison, en genre et différence ; et c’est une telle composition qui se trouve dans la grâce.

 

Bien que la grâce soit perdue par un seul acte de péché mortel, cependant elle n’est pas facilement perdue ; car pour celui qui a la grâce, il n’est pas facile d’exercer cet acte, à cause de l’inclination qu’il a vers le contraire ; ainsi le Philosophe dit-il au cinquième livre de l’Éthique qu’il est difficile pour le juste de commettre des injustices.

 

10° Rien ne vient en intermédiaire entre notre esprit et Dieu, ni à la façon d’un efficient, car il est immédiatement créé et justifié par Dieu, ni à la façon d’un d’objet béatifiant, car l’âme devient bienheureuse par la fruition même de Dieu. Cependant quelque chose peut être un médium formel qui assimile l’âme à Dieu.

 

11° Les créatures irrationnelles ne sont agréées par Dieu que relativement aux biens naturels ; c’est pourquoi l’agrément divin n’ajoute rien en eux à la condition naturelle par laquelle ils sont proportionnés à ce genre de biens. L’homme, en revanche, est agréé par Dieu relativement au bien surnaturel ; voilà pourquoi est requise une chose surajoutée aux principes naturels, et par laquelle il soit proportionné à ce bien.

Article 2 : La grâce sanctifiante est-elle la même chose que la charité ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La grâce sanctifiante est en nous ce don de Dieu grâce auquel nous lui sommes agréables. Or cela se réalise par la charité ; Prov. 8, 17 : « J’aime ceux qui m’aiment. » La grâce sanctifiante est donc la même chose que la charité.

 

Saint Augustin dit que ce bienfait de Dieu qui devance et prépare la volonté de l’homme, est la foi ; non cependant la foi informe, mais formée, celle qui se réalise par la charité. Puis donc que ce bienfait est la grâce sanctifiante, il semble que la charité soit la grâce elle-même.

 

Si le Saint-Esprit est envoyé invisiblement vers quelqu’un, c’est pour l’habiter. C’est donc suivant le même don qu’il est envoyé et qu’il habite. Or on dit qu’il est envoyé suivant le don de charité, comme le Fils l’est suivant le don de sagesse, à cause de la ressemblance de ces dons avec les Personnes ; on dit aussi que l’Esprit Saint habite l’âme par la grâce ; la grâce est donc la même chose que la charité.

 

La grâce est ce don par lequel nous sommes rendus dignes d’avoir la vie éternelle. Or c’est par la charité que l’on est rendu digne de la vie éternelle, comme on le voit clairement en Jn 14, 21 : « Celui qui m’aime sera aimé de mon Père, et je l’aimerai aussi, et je me manifesterai moi-même à lui » ; et la vie éternelle consiste dans cette manifestation. La charité est donc la même chose que la grâce.

 

On peut considérer que deux choses entrent dans la notion de charité : que l’homme, par elle, soit cher à Dieu, et que l’homme, par elle, regarde Dieu comme cher. Or, que l’homme soit cher à Dieu, entre en premier dans la notion de charité, et qu’il regarde Dieu comme cher, vient en second, comme cela est clair en 1 Jn 4, 10 : « Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés le premier. » Or la notion de grâce consiste en ce que l’on soit, par elle, habituellement agréable à Dieu. Puis donc qu’être cher à Dieu est la même chose qu’être agréable à Dieu, il semble que la grâce soit la même chose que la charité.

 

Saint Augustin dit que « la charité est le seul don qui distingue les fils du royaume des fils de la perdition » ; car les autres dons sont communs aux bons et aux mauvais. Or la grâce sanctifiante distingue les fils de la perdition des fils du royaume, et elle n’existe que dans les bons. Elle est donc la même chose que la charité.

 

La grâce sanctifiante, étant un certain accident, ne peut être que dans le genre qualité, et seulement dans la première espèce, qui est l’habitus ou la disposition ; et puisqu’elle n’est pas une science, elle ne semble pas être autre chose qu’une vertu ; et aucune vertu ne peut être appelée grâce, que la charité, qui est la forme des vertus. La grâce est donc la charité.

 

 

En sens contraire :

 

Rien ne se devance soi-même. Or la grâce devance la charité, comme dit saint Augustin au deuxième livre sur la Prédestination des saints. La grâce n’est donc pas la même chose que la charité.

 

Rom. 5, 5 : « La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. » Le don du Saint-Esprit précède donc la charité comme la cause précède l’effet. Or l’Esprit Saint est donné suivant l’un de ses dons. Il y a donc en nous un don qui précède la charité ; et ce ne semble pas être autre chose que la grâce. La grâce est donc autre chose que la charité.

 

La grâce est toujours en son acte, car elle rend toujours l’homme agréable ; tandis que la charité n’est pas toujours en son acte, car celui qui a la charité n’aime pas toujours actuellement. La charité n’est donc pas la grâce.

 

La charité est un certain amour. Or c’est par l’amour que nous sommes aimants. C’est donc proprement par la charité que nous sommes aimants. Or nous ne sommes pas agréables à Dieu parce que nous sommes aimants, mais c’est plutôt le contraire ; car nos actes ne sont pas la cause de la grâce, mais c’est l’inverse. La grâce, par laquelle nous sommes agréables à Dieu, est donc autre chose que la charité.

 

Ce qui est commun à plusieurs, n’est pas en l’un d’eux à cause d’une chose qui lui soit propre. Or produire un acte méritoire est commun à toute vertu. Cela ne convient donc à aucune en ce qu’elle a de propre ; à la charité non plus, par conséquent. Cela lui convient donc sous un rapport commun à elle et aux autres vertus. Or l’acte méritoire a lieu par la grâce. La grâce implique donc quelque chose de commun à la charité et aux autres vertus. Mais pas commun par prédication, semble-t-il, car dans ce cas, il y aurait autant de grâces qu’il y a de vertus. Cette chose est donc commune à la façon d’une cause ; et ainsi, la grâce est, par essence, autre que la charité.

 

La charité perfectionne l’âme relativement à l’objet aimable. Or la grâce n’implique pas de rapport à un objet — puisqu’elle n’implique pas non plus de rapport à un acte — mais à un certain être, à savoir, être agréable à Dieu. La grâce n’est donc pas la charité.

 

 

Réponse :

 

Certains disent que la grâce, par essence, est identique à la vertu quant à la réalité, mais qu’elle en diffère quant à la notion, si bien que l’on parle de vertu en ce sens qu’elle perfectionne l’acte, mais de grâce en ce sens qu’elle rend l’homme et son acte agréables à Dieu ; et parmi les vertus, la charité surtout est grâce, selon eux. D’autres disent au contraire que la charité et la grâce diffèrent par essence, et qu’aucune vertu n’est grâce par essence ; et cette opinion semble plus raisonnable.

 

En effet, les fins des diverses natures étant différentes, trois choses sont présupposées pour obtenir quelque fin dans les réalités naturelles : une nature proportionnée à cette fin, une inclination vers cette fin, qui est la fin de l’appétit naturel, et un mouvement vers la fin ; ainsi par exemple, il est clair qu’il y a dans la terre une certaine nature par laquelle il lui convient d’être au centre ; et de cette nature s’ensuit une inclination vers le lieu central, qui lui fait rechercher naturellement un tel lieu, puisque c’est par violence qu’elle est tenue éloignée de ce lieu ; et c’est pourquoi, en l’absence d’empêchement, elle se meut toujours vers le bas. Quant à l’homme, par sa nature, il est proportionné à une certaine fin, dont il a un appétit naturel ; et il peut agir par ses puissances naturelles pour obtenir cette fin ; cette fin est une contemplation des réalités divines telle qu’elle est possible à l’homme suivant le pouvoir de la nature, et c’est en elle que les philosophes ont placé la félicité dernière de l’homme.

 

Mais il est une fin à laquelle l’homme est préparé par Dieu et qui dépasse la proportion de la nature humaine, à savoir la vie éternelle, qui consiste dans la vision de Dieu dans son essence, vision qui excède la proportion de n’importe quelle nature créée, étant connaturelle à Dieu seul. Il est donc nécessaire que quelque chose soit donné à l’homme, non seulement par quoi il opère en vue de la fin, ou par quoi son appétit soit incliné vers cette fin, mais aussi par quoi la nature même de l’homme soit élevée à une certaine dignité en vertu de laquelle une telle fin lui soit appropriée : et c’est pour cela que la grâce est donnée ; alors que, pour incliner la volonté vers cette fin, c’est la charité qui est donnée, et pour exécuter les œuvres par lesquelles on acquiert la fin susdite, les autres vertus sont données.

 

Voilà pourquoi, de même que, dans les réalités naturelles, la nature elle-même est autre chose que l’inclination de la nature et que son mouvement ou son opération, de même aussi dans les réalités gratuites la grâce est autre chose que la charité et que les autres vertus. Et que cette comparaison soit correctement conçue, c’est ce que montre clairement Denys au deuxième chapitre de la Hiérarchie céleste, où il dit que l’on ne peut avoir une opération spirituelle que si l’on reçoit d’abord l’être spirituel, de même que l’on ne peut pas non plus avoir l’opération d’une nature sans avoir d’abord l’être dans cette nature.

 

 

Réponse aux objections :

 

Dieu aime ceux qui l’aiment, non cependant en sorte que l’amour de ceux qui l’aiment soit la raison pour laquelle il aime lui-même, mais c’est plutôt l’inverse.

 

Il est dit que la foi est une grâce prévenante, en tant que dans le mouvement de la foi apparaît en premier l’effet de la grâce prévenante.

 

Toute la Trinité habite en nous par la grâce, mais l’inhabitation peut être appropriée spécialement à une Personne suivant un autre don spécial qui a une ressemblance avec la Personne elle-même, et en raison duquel on dit que la Personne est envoyée.

 

La charité ne suffirait pas pour mériter le bien éternel, si l’on ne présupposait l’idonéité de celui qui mérite, et qui a lieu par la grâce ; autrement, en effet, notre amour ne serait pas vraiment digne d’une telle récompense.

 

Il n’est pas aberrant qu’une chose soit première quant à la réalité, et cependant seconde dans la notion de quelque nom ; ainsi, la cause de la santé est dans le sujet de la santé avant la santé elle-même, et cependant le terme de « sain » signifie celui qui a la santé avant de signifier la cause de la santé. Semblablement, bien que l’amour dont Dieu nous aime soit antérieur à l’amour dont nous l’aimons, cependant il entre d’abord dans la notion de la charité qu’elle nous rende Dieu cher, et ensuite qu’elle nous rende chers à Dieu ; en effet, le premier appartient à l’amour en tant qu’amour, mais non le second.

 

Que seule la charité distingue les fils de la perdition des fils du royaume, cela lui convient parce qu’elle ne peut pas être informe, comme les autres vertus ; cela n’exclut donc pas la grâce, par laquelle la charité elle-même est formée.

 

La grâce est dans la première espèce de qualité, bien qu’elle ne puisse pas être appelée proprement habitus, car elle n’est pas immédiatement ordonnée à l’acte mais à un certain être spirituel qu’elle produit dans l’âme, et elle est comme une disposition qui est relative à la gloire, qui est la grâce consommée. Cependant, on ne trouve rien de semblable à la grâce dans les accidents de l’âme que les philosophes ont connus, car les philosophes n’ont connu que les accidents de l’âme qui sont ordonnés aux actes proportionnés à la nature humaine.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Nous accordons les autres arguments, bien que certains d’entre eux ne concluent pas rigoureusement.

Article 3 : Une créature peut-elle être cause de grâce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

En Jn 20, 23, le Seigneur dit à ses disciples : « Les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez. » Cela montre clairement que les hommes peuvent remettre les péchés. Or les péchés ne sont remis que par grâce. Les hommes peuvent donc conférer la grâce.

 

Denys dit au treizième chapitre de la Hiérarchie céleste que, de même que les corps plus proches du soleil reçoivent de lui la lumière et la diffusent sur les autres corps, de même les substances qui approchent Dieu reçoivent plus pleinement sa lumière et la transmettent aux autres. Or la lumière divine est la grâce. Certaines créatures qui reçoivent plus pleinement la grâce peuvent donc la transmettre aux autres.

 

Le bien, selon Denys, est diffusif de soi. Ce qui a plus de bien a donc plus de diffusion. Or les formes spirituelles ont plus de bien que les corporelles, étant plus proches du souverain bien. Puis donc que les formes corporelles qui sont dans des créatures sont le principe de leur propre communication dans la ressemblance de l’espèce, à bien plus forte raison celui qui a la grâce pourra-t-il causer la grâce en autrui.

 

De même que la volonté est perfectionnée par la lumière divine de la grâce, de même l’intelligence est perfectionnée par la lumière de la vérité. Or une créature peut procurer à une autre la lumière de l’intelligence : cela ressort de ce que, suivant Denys, les anges supérieurs illuminent les inférieurs ; et cette illumination est même, selon lui, « une assomption de la science divine ». La créature rationnelle peut donc procurer la grâce aux autres.

 

Le Christ est notre tête, dans sa nature humaine. Or il appartient à la tête de diffuser vers les membres les sens et les mouvements. Le Christ, dans sa nature humaine, répand donc les sens et les mouvements spirituels — par lesquels il faut entendre les grâces, suivant saint Augustin — vers les membres du Corps mystique.

 

[Le répondant] disait que le Christ, dans sa nature humaine, répand la grâce sur les hommes par ministère. En sens contraire : le Christ, au-dessus de tous les autres, est lui seul la tête de l’Église. Or il convient aux autres ministres de l’Église d’agir par mode de ministère pour la collation de la grâce. Il ne suffit donc pas, pour accomplir la notion de tête, qu’il répande la grâce par mode de ministère.

 

 La mort et la Résurrection du Christ lui conviennent dans sa nature humaine. Or, comme dit la Glose à propos de ce passage du Psaume 29, 6 : « les pleurs se répandront le soir », la Résurrection du Christ est la cause de la résurrection de l’âme dans le présent et du corps dans le futur ; et la résurrection de l’âme dans le présent a lieu par la grâce ; le Christ est donc cause de la grâce dans sa nature humaine.

 

La forme substantielle, qui donne l’être et la vie, est plus noble que n’importe quelle forme accidentelle. Or quelque agent créé a pouvoir sur la forme substantielle qui donne l’être et la vie, à savoir la forme végétative et sensitive. Donc à bien plus forte raison a-t-il pouvoir sur la forme accidentelle, qui est la grâce.

 

 [Le répondant] disait que, si la créature ne peut causer la grâce, c’est parce que, n’étant pas tirée de la puissance de la matière, la grâce n’advient que par création ; or créér est propre à la puissance infinie, à cause de la distance infinie entre l’étant et le néant ; et ainsi, cela ne peut convenir à aucune créature. En sens contraire : il est impossible de franchir les infinis. Or il advient que soit franchie la distance qui est entre l’étant et le néant, car la créature tomberait par elle-même dans le néant, si elle n’était tenue par la main du Créateur, suivant saint Grégoire. Il n’y a donc pas une distance infinie entre l’étant et le néant.

 

10° Pouvoir créér la grâce implique une puissance infinie non pas au plein sens du terme, mais seulement d’un certain point de vue ; cela ressort clairement de ce que, si nous disions que Dieu ne peut rien faire d’autre que la grâce, nous ne dirions pas qu’il a une puissance infinie au plein sens du terme. Or il n’est pas aberrant que soit conférée à une créature une puissance infinie d’un certain point de vue, car la grâce elle-même a d’une certaine façon une puissance infinie, en tant qu’elle unit au bien infini. Rien n’empêche donc que la créature ait la puissance de causer la grâce.

 

11° Il appartient à la gloire d’un roi qu’il ait à son service des soldats puissants et valeureux. Il appartient donc à la gloire de Dieu que ceux qui lui sont soumis soient d’un grand pouvoir. La supposition qu’un saint puisse conférer la grâce n’est donc en rien préjudiciable à la gloire divine.

 

12° Il est dit en Rom. 3, 22 : « justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ ». Or, comme il est dit en Rom. 10, 17, « la foi vient de ce qu’on entend, et l’on entend parce que la parole du Christ a été prêchée ». Puis donc que la parole du Christ vient du prédicateur, il semble que la grâce, ou la justice, vienne du prédicateur de la foi.

 

13° Chacun peut donner à autrui ce qui est sien. Or la grâce, ou le Saint-Esprit, appartient à quelque homme, car elle lui est donnée. Quelqu’un peut donc donner la grâce ou le Saint-Esprit à autrui.

 

14° Personne ne doit rendre compte de ce qui n’est pas en son pouvoir. Or les prélats de l’Église doivent rendre compte des âmes de leurs subordonnés ; Hébr. 13, 7 : « Ce sont eux qui veillent pour le bien de vos âmes comme devant en rendre compte. » Les âmes des subordonnés sont donc au pouvoir des prélats, en sorte qu’ils peuvent les justifier par la grâce.

 

15° Les ministres de Dieu sont plus agréables à Dieu que les ministres d’un roi temporel ne sont agréables à ce roi. Or les ministres du roi peuvent procurer à quelqu’un la grâce du roi. Les ministres de Dieu peuvent donc procurer la grâce.

 

16° Tout ce qui est cause de la cause, est cause de l’effet. Or le prêtre est cause de l’imposition des mains, qui est cause de ce que le Saint-Esprit soit donné ; Act. 8, 17 : « Ils leur imposaient les mains, et ils recevaient le Saint-Esprit. » Le prêtre est donc cause de la grâce, en laquelle le Saint-Esprit est donné.

 

17° Toute puissance communicable à la créature lui a été communiquée, car si Dieu a pu et n’a pas voulu communiquer, c’est qu’il était jaloux ; ainsi saint Augustin argumente-t-il pour prouver l’égalité du Fils. Or le pouvoir de conférer la grâce fut communicable à la créature, comme dit le Maître au quatrième livre, dist. 5. Le pouvoir de conférer la grâce a donc été communiqué à quelque créature.

 

18° Selon Denys, la loi de la divinité est que, par les êtres de rang moyen, les derniers soit ramenés à Dieu. Or le retour de la créature rationnelle vers Dieu a lieu surtout par la grâce. C’est donc par les créatures rationnelles supérieures que les inférieures obtiennent la grâce.

 

19° Chasser le principal est plus que chasser l’accessoire. Or aux hommes a été donné le pouvoir d’expulser les démons, qui sont pour nous la cause de la méchanceté, comme cela est clair en Lc 10, 17 et en Mt 10, 8. Aux hommes a donc été donné le pouvoir de chasser les péchés, et ainsi, de conférer la grâce.

 

20° [Le répondant] disait qu’il fait cela par ministère. En sens contraire : Le prêtre du nouveau Testament est supérieur au prêtre de la loi ancienne. Or le prêtre de la loi ancienne agit par mode de ministère. Le prêtre du nouveau Testament a donc quelque chose de plus que le ministère.

 

21° L’âme vit de la vie de nature et de la vie de la grâce. Or elle communique la vie de nature à autre chose : le corps. Elle peut donc aussi communiquer à autrui la vie de la grâce.

 

22° La faute et la grâce sont contraires. Or l’âme peut être pour elle-même cause de faute. Elle peut donc être pour elle-même cause de grâce.

 

23° L’homme est appelé microcosme, en tant qu’il porte en soi une ressemblance du macrocosme. Or, dans le macrocosme, quelque effet spirituel, à savoir l’âme sensitive et végétative, vient d’une créature. Donc dans le microcosme aussi, c’est-à-dire dans l’homme, l’effet spirituel qu’est la grâce vient d’une créature.

 

24° Selon le Philosophe au quatrième livre de la Métaphysique, chaque chose est parfaite lorsqu’elle peut faire une autre chose semblable à elle ; et il parle de la perfection de la nature. Or la perfection de la grâce est plus grande que celle de la nature. Un homme ayant la perfection de la grâce peut donc établir autrui en la grâce.

 

25° L’action de la forme est attribuée à ce qui a la forme ; par exemple chauffer, qui est l’acte de la chaleur, est attribué au feu. Or justifier est l’acte de la justice. On doit donc l’attribuer au juste. Or la justification n’a lieu que par la grâce. Le juste peut donc, lui aussi, donner la grâce.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quinzième livre sur la Trinité que les hommes saints ne peuvent pas donner le Saint-Esprit. Or dans le don de la grâce, l’Esprit Saint est donné. L’homme saint ne peut donc pas donner la grâce.

 

Si l’homme ayant la grâce peut donner la grâce à autrui, ce n’est pas en la créant en lui à partir de rien, car créer n’appartient qu’à Dieu ; ni non plus en donnant généreusement quelque chose de la grâce qu’il a lui-même, car alors sa grâce diminuerait, et il serait moins agréable à Dieu parce qu’il fait une œuvre agréable à Dieu, ce qui est aberrant. L’homme ne peut donc en aucune façon donner la grâce à autrui.

 

Anselme prouve en son livre Pourquoi un Dieu-homme que la réparation du genre humain ne pouvait se faire par un ange, car alors l’homme serait débiteur de son salut à un ange, et ne pourrait aucunement parvenir à l’égalité avec l’ange. Or le salut de l’homme se réalise par la grâce. Le même inconvénient s’ensuivrait donc, si l’ange donnait la grâce à l’homme. Et bien moins encore l’homme donne-t-il la grâce à l’homme. Aucune créature ne peut donc donner la grâce.

 

Selon saint Augustin, il est plus grand de justifier un impie que de créer le ciel et la terre. Or c’est par la grâce que l’impie est justifié. Puis donc qu’aucune créature ne peut créer le ciel et la terre, aucune ne pourra non plus conférer la grâce.

 

Toute action a lieu par une union entre l’agent et le patient. Or aucune créature ne pénètre dans l’esprit, en lequel est la grâce. Aucune créature ne peut donc conférer la grâce.

 

 

Réponse :

 

Il faut accorder sans réserve qu’aucune créature ne peut créer la grâce par mode d’efficience, bien qu’une créature puisse exercer un ministère ordonné à la réception de la grâce. Et il y a trois raisons à cela.

 

La première se prend de la condition de la grâce elle-même. En effet, comme on l’a dit, la grâce est une certaine perfection qui élève l’âme à un certain être surnaturel ; or aucun effet surnaturel ne peut venir d’une créature, pour deux raisons. D’abord, parce que promouvoir une réalité au-delà de son état de nature n’appartient qu’à celui qui a le privilège de fixer et de limiter les degrés de la nature ; or il est assuré que cela est le propre de Dieu seul. Ensuite, parce qu’une vertu créée n’agit que si l’on présuppose la puissance de la matière, ou de quelque chose qui en tienne lieu. Or la puissance naturelle de la créature ne s’étend pas au-delà des perfections naturelles ; par conséquent, une créature ne peut effectuer aucune opération surnaturelle. Et de là vient que les miracles ne se produisent que par l’action de la puissance divine, bien qu’une créature coopère à l’accomplissement du miracle, que ce soit en priant ou bien en exerçant un ministère en quelque autre façon. Et pour cette raison, aucune créature ne peut causer la grâce par mode d’efficience.

 

La deuxième raison se prend de l’opération de la grâce. Car par la grâce, la volonté de l’homme est changée : en effet, c’est elle qui prépare la volonté de l’homme à vouloir le bien, suivant saint Augustin. Or changer la volonté est propre à Dieu seul, bien que l’on puisse en quelque façon changer l’intelligence d’autrui. Et la raison en est la suivante : puisque les principes d’un acte sont la puissance et l’objet, l’acte d’une puissance peut être changé de deux façons. D’abord du côté de la puissance, lorsque quelqu’un opère dans la puissance elle-même ; ce qui n’appartient qu’à Dieu pour les puissances qui ne sont pas liées à des organes, c’est-à-dire l’intelligence et la volonté ; car dans les autres puissances, un autre peut agir en quelque façon par accident, en tant qu’il a une action sur les organes. Ensuite du côté de l’objet, c’est-à-dire en employant un objet qui meuve la puissance. Or l’objet ne meut pas la volonté par nécessité, sauf ce qui est naturellement voulu, comme la béatitude ou quelque chose de ce genre, qui est proposé à la volonté par Dieu seul. Quant aux autres objets, ils ne meuvent pas la volonté par nécessité. Mais les premiers principes connus naturellement meuvent l’intelligence par nécessité, et non seulement eux mais aussi les conclusions qui ne sont pas connues naturellement, à cause de leur relation nécessaire aux principes ; à savoir que cette relation nécessaire ne se trouve pas entre la volonté des autres biens et le bien désiré naturellement, puisque l’on peut parvenir de multiples façons, du moins le croit-on, à ce bien désiré naturellement. Une créature peut donc suffisamment mouvoir l’intelligence du côté de l’objet, mais non la volonté. Et du côté de la puissance, ni l’intelligence ni la volonté. Donc, parce que nulle créature ne peut changer la volonté, aucune créature ne pourra non plus conférer la grâce, par laquelle la volonté est changée.

 

La troisième raison se prend de la fin de la grâce elle-même. En effet, la fin est proportionnée au principe agent, étant donné que la fin et le principe de tout l’univers sont une seule chose. Voilà pourquoi, de même que la première action par laquelle les réalités sont produites à l’existence, c’est-à-dire la création, vient de Dieu seul, qui est le principe premier et la fin ultime des créatures, de même la collation de la grâce, par laquelle l’esprit rationnel est immédiatement uni à la fin ultime, vient de Dieu seul.

 

 

Réponse aux objections :

 

Seul Dieu remet les péchés activement, comme on le voit clairement en Is. 43, 25 : « C’est moi-même qui efface vos iniquités pour l’amour de moi » ; quant aux hommes, on dit qu’ils les remettent par ministère.

 

Denys parle de la diffusion de la lumière divine par mode d’enseignement ; de la sorte, en effet, les anges inférieurs sont éclairés par les supérieurs, et c’est ce qu’il veut dire ici.

 

Ce n’est pas parce que la grâce manque de bonté que celui qui l’a ne peut pas la répandre sur autrui, mais c’est à cause de son excellence et en même temps à cause de l’imperfection de celui qui l’a : car elle-même transcende l’état de la nature créée, et celui qui l’a n’y participe pas de manière assez parfaite pour pouvoir la communiquer.

 

Il n’en va pas de même de la volonté et de l’intelligence, pour la raison susmentionnée.

 

Le Christ, en tant que Dieu, infuse la grâce par mode d’efficience ; en tant qu’homme, par ministère ; c’est pourquoi il est dit en Rom. 15, 8 : « J’affirme, en effet, que le Christ a été ministre des circoncis, pour montrer la fidélité de Dieu et accomplir les promesses faites à leurs pères. »

 

Le Christ, dans sa nature humaine, est appelé tête de l’Église au regard des autres ministres, parce qu’il a eu un plus haut ministère que tous les autres, en tant que c’est par la foi en lui que nous sommes sanctifiés, par l’invocation de son nom que nous sommes imprégnés des sacrements, et par la vertu de sa Passion que toute la nature humaine est purifiée du péché de notre premier père ; et il y a de nombreuses autres choses de ce genre qui conviennent au Christ en particulier.

 

 Comme dit saint Jean Damascène au troisième livre, l’humanité du Christ fut elle-même comme un certain instrument de la divinité ; voilà pourquoi ce qui appartient à l’humanité, comme la Résurrection, la Passion, etc., se rapporte de façon quasi instrumentale à l’effet de la divinité. Ainsi donc, la Résurrection du Christ ne cause pas en nous la résurrection spirituelle comme une cause agissant principalement, mais comme une cause instrumentale. Ou bien l’on peut dire qu’elle est la cause de notre résurrection spirituelle en tant que nous sommes béatifiés par la foi en lui. Ou bien encore, qu’elle est la cause exemplaire de la résurrection spirituelle, en tant qu’il y a dans la Résurrection du Christ elle-même une certaine ressemblance de notre résurrection spirituelle.

 

L’âme sensitive et l’âme végétative, comme aussi les autres formes naturelles, n’excèdent pas l’état de nature créée ; voilà pourquoi l’agent naturel, si l’on présuppose la puissance qui est dans la nature relativement à de telles formes, a en quelque façon pouvoir sur leur production ; mais il n’en va pas de même pour la grâce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 L’argumentation [du répondant] n’est pas tout à fait suffisante. Car être créé appartient proprement à la réalité subsistante, à laquelle appartiennent proprement l’être et le devenir ; mais les formes non subsistantes, soit substantielles soit accidentelles, ne sont pas proprement créées, mais concréées, de même qu’elles n’ont pas l’être par soi, mais dans autre chose ; et bien qu’elles n’aient pas de matière ex qua, qui soit une partie d’elles, elles ont cependant une matière in qua, dont elles dépendent, et par la mutation de laquelle elles sont produites en l’être ; en sorte que leur devenir est proprement la transmutation de leurs sujets ; par conséquent, à cause de la matière in qua, elles ne sont pas proprement créées. Mais il en va autrement de l’âme rationnelle, qui est une forme subsistante ; aussi être créée lui convient-il proprement.

 

Cependant, si l’on suppose cette argumentation, il faut résoudre l’objection en disant qu’elle conclut faux et faussement. En effet, il faut lui opposer que la distance entre deux choses peut se comporter de trois façons. D’abord, elle peut être infinie des deux côtés ; par exemple, si l’une avait une blancheur infinie, et l’autre une noirceur infinie. Et c’est de cette façon qu’il y a une infinie distance entre l’être divin et le non-être absolu. Ensuite, elle peut être finie des deux côtés ; comme si l’une a une blancheur finie et l’autre une noirceur finie. Et c’est ainsi que l’être créé est distant du non-être relatif. Enfin, elle peut être finie d’un côté et infinie de l’autre ; comme si l’une avait une blancheur finie et l’autre une noirceur infinie. Et telle est la distance entre l’être créé et le non-être absolu ; car l’être créé est fini, mais le non-être absolu est infini, en tant qu’il excède tout manque imaginable. Cette distance peut donc être franchie du côté où elle est finie, en tant que l’être fini lui-même est soit acquis soit perdu ; mais non du côté où elle est infinie.

 

10° Pouvoir causer la grâce relève d’une puissance infinie au pein sens du terme, en tant que c’est le propre de la puissance qui institue la nature, et cette puissance est infinie ; aussi ces deux choses sont-elles incompatibles : pouvoir donner la grâce et ne pas pouvoir faire d’autres choses.

 

11° Il appartient à la gloire du roi que ses soldats aient une puissance de telle nature et de telle grandeur qu’elle ne les soustraie pas à la soumission au roi, et non une puissance qui les retirerait de sa sujétion. Or, par la puissance de conférer la grâce, la créature serait égalée à Dieu, puisqu’elle aurait une puissance infinie. Ce serait donc une dérogation à la gloire divine, si une créature avait une telle puissance.

 

12° Ce qu’on entend n’est pas la cause suffisante de la foi ; et la preuve en est que beaucoup entendent et ne croient pas. Mais la cause de la foi est Celui qui fait assentir le croyant aux choses qui sont dites. Or il n’est pas poussé à assentir par quelque nécessité de la raison, mais par la volonté ; voilà pourquoi l’homme qui annonce extérieurement ne cause pas la foi, mais c’est Dieu qui la cause, lui qui seul peut changer la volonté. Et il cause la foi chez le croyant en inclinant la volonté et en éclairant l’intelligence par la lumière de foi, afin qu’il ne s’oppose pas aux choses qui sont proposées par le prédicateur. Le prédicateur, lui, se comporte comme quelqu’un qui dispose extérieurement à la foi.

 

13° Ce qui est mien comme ma possession, je peux le donner à autrui, mais non ce qui est mien comme une forme inhérente : en effet, je ne peux pas donner à autrui ma couleur ou ma quantité. Or c’est ainsi que la grâce appartient à l’homme, et non de la première façon.

 

14° Bien que le prélat ne puisse pas donner la grâce à un subordonné, il peut cependant, en avertissant ou en corrigeant, coopérer à ce que la grâce soit donnée à quelqu’un, ou à ce que, une fois donnée, elle ne soit pas perdue ; et c’est sous ce rapport qu’il est tenu de rendre compte des âmes de ses subordonnés.

 

15° Les ministres du roi temporel ne procurent à quelqu’un la grâce du roi que par mode d’intercession. Et par conséquent, les ministres de Dieu peuvent procurer à un pécheur la grâce divine en l’obtenant par des prières, mais non en la causant de manière efficiente.

 

16° L’imposition de la main ne cause pas la venue de l’Esprit Saint, mais celui-ci survient en même temps que l’imposition de la main. C’est pourquoi, dans le texte, il n’est pas dit que les apôtres en imposant les mains donnaient le Saint-Esprit, mais qu’ils imposaient les mains et que les fidèles recevaient le Saint-Esprit. Cependant, si l’on dit que l’imposition des mains est en quelque façon la cause de la réception de l’Esprit Saint, comme les sacrements sont la cause de la grâce, ainsi qu’on le dira plus loin, alors l’imposition de la main n’aura pas cet effet en tant qu’elle vient de l’homme, mais par institution divine.

 

17° L’opinion du Maître, ici, à savoir que le pouvoir de créer et de justifier puisse être conféré à la créature, n’est pas soutenue communément ; encore que le Maître ne dise pas qu’à la créature puisse être conféré le pouvoir de justifier par autorité, mais seulement par ministère. Et cependant, s’il est communicable à la créature, il ne s’ensuit pas qu’il soit communiqué. En effet, quand on dit que tout ce qui est communicable à la créature lui est communiqué, il faut l’entendre des choses que la nature requiert, mais non de celles qui peuvent être ajoutées aux principes naturels par la seule libéralité divine ; à leur sujet, en effet, aucune jalousie n’apparaît si elles ne sont pas conférées. Aussi le cas n’est-il pas semblable pour le Fils, car il entre dans la notion de filiation que le fils ait la nature de celui qui engendre. Si donc Dieu le Père ne communiquait pas la plénitude de sa nature au Fils, il semblerait que cela se ramène soit à de l’impuissance, soit à de la jalousie ; et surtout du point de vue de ceux qui disaient que le Père engendre le Fils par nécessité de nature.

 

18° La parole de Denys ne doit pas s’entendre en ce sens que les êtres inférieurs seraient unis à la fin ultime par la puissance des causes intermédiaires, mais en ce sens que les causes intermédiaires disposent à cette union, soit par illumination, soit par un quelconque autre ministère.

 

19° Ce pouvoir fut donné aux apôtres pour expulser les démons des corps, et il est certain que cela est moindre que chasser le péché de l’âme. En outre, il ne leur fut pas donné d’expulser les démons par leur propre puissance, mais par l’invocation du nom du Christ, en obtenant cela par la prière ; ce qui est dit en Mc 16, 14 le montre clairement : « en mon nom, ils chasseront les démons ».

 

20° Le prêtre de la loi ancienne n’agit pas même par mode de ministère pour la collation de la grâce, si ce n’est de façon éloignée, par l’exhortation et l’enseignement. En effet, les sacrements de la loi ancienne, dont il était le ministre, ne conféraient pas la grâce, comme la confèrent les sacrements de la loi nouvelle, dont le prêtre du nouveau Testament est le ministre ; par conséquent, le sacerdoce nouveau est plus digne que l’ancien, comme le prouve l’Apôtre dans l’Épître aux Hébreux.

 

21° L’âme ne se rapporte pas de la même façon à la vie naturelle et à la vie de la grâce. En effet, elle se rapporte à la vie de la grâce comme ce qui vit par autre chose, mais à la vie de nature comme ce par quoi autre chose vit. Voilà pourquoi elle ne peut pas communiquer la vie de la grâce, mais elle reçoit cette vie communiquée ; en revanche, elle communique la vie de la nature, et cependant ne la communique qu’en tant qu’elle est formellement unie au corps. Or il n’est pas possible que l’âme soit formellement unie à une autre âme qui peut vivre de la vie de la grâce ; il n’en va donc pas de même.

 

22° Il n’est pas impossible qu’un agent agisse selon son espèce ou au-dessous ; mais rien ne peut agir au-dessus de son espèce. Or la grâce est au-dessus de la nature de l’âme ; mais la faute est soit au niveau de la nature, relativement à la partie animale, soit au-dessous de la nature, relativement à la raison ; il n’en va donc pas de même pour la faute et pour la grâce.

 

23° Dans le microcosme qu’est l’homme, un accident spirituel n’excédant pas la nature est causé en quelque façon par une puissance créée, à savoir, la science dans le disciple par le docteur ; mais non la grâce, car elle dépasse la nature. L’âme sensitive et végétative, elle, est contenue sous l’ordre naturel.

 

24° La perfection de la grâce est supérieure à la perfection de la nature du côté de la forme qui perfectionne, mais non du côté du perfectible. Car, d’une certaine façon, ce qui est naturel est possédé plus parfaitement que ce qui est au-dessus de la nature, en tant qu’il est proportionné à la puissance active naturelle, dont le don surnaturel excède la proportion ; voilà pourquoi elle ne peut pas transmettre un don surnaturel par sa propre puissance, bien qu’elle puisse faire une chose semblable à elle dans la nature. Et cependant, cela n’est pas universellement vrai ; car les créatures plus parfaites ne peuvent pas faire une chose semblable à elles, comme le soleil ne peut pas produire un autre soleil, ni l’ange un autre ange ; mais cela est vrai seulement pour les créatures corruptibles, auxquelles une puissance générative a été procurée par Dieu, afin que l’être, qui ne peut être continué selon l’individu, soit continué selon l’espèce.

 

25° Il y a deux actes de la forme. L’un qui est l’opération, par exemple chauffer, et c’est un acte second ; et un tel acte de la forme est attribué au suppôt. L’autre acte de la forme est la détermination formelle de la matière, et c’est un acte premier, comme vivifier le corps est l’acte de l’âme ; et un tel acte n’est pas attribué au suppôt de la forme. Or c’est ainsi que justifier est l’acte de la justice ou de la grâce.

Article 4 : Les sacrements de la loi nouvelle sont-ils causes de grâce ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Bernard au sermon sur la Cène du Seigneur, « de même que le chanoine est revêtu de sa charge par le livre, l’abbé par la crosse et l’évêque par l’anneau, de même les grâces, dans leur diversité, sont transmises par des sacrements divers ». Or le livre n’est pas la cause du canonicat, ni la crosse celle de la dignité d’abbé, ni l’anneau celle de l’épiscopat ; les sacrements ne sont donc pas non plus causes de grâce.

 

Si le sacrement est cause de grâce, cette cause est soit principale, soit instrumentale. Or elle n’est pas principale, car Dieu seul est ainsi cause de grâce, comme on l’a dit. Ni non plus instrumentale, car tout instrument a une action naturelle selon laquelle il opère de façon instrumentale ; tandis que le sacrement, étant quelque chose de corporel, ne peut avoir aucune action naturelle à l’égard de l’âme, qui est réceptrice de la grâce ; et ainsi, il ne peut pas être cause instrumentale de la grâce.

 

Toute cause active est soit perfective, soit dispositive, comme on peut le déduire des paroles d’Avicenne. Or le sacrement n’est pas cause perfective de la grâce, car alors il serait cause principale de la grâce ; ni non plus dispositive, car la disposition à la grâce est dans le même sujet que la grâce, c’est-à-dire dans l’âme, que la réalité corporelle n’atteint pas. Le sacrement n’est donc nullement cause de grâce.

 

S’il est cause de grâce, c’est soit par vertu propre, soit par quelque vertu ajoutée. Non par vertu propre, car alors n’importe quelle eau sanctifierait comme l’eau du baptême. Ni, de même, par une vertu ajoutée, car tout ce qui est reçu en autre chose, est reçu en lui suivant le mode d’être de ce qui reçoit ; et ainsi, puisque le sacrement est un élément matériel, comme dit Hugues de Saint-Victor, il ne recevra qu’une vertu matérielle, qui ne suffit pas pour produire la forme spirituelle. Le sacrement n’est donc nullement cause de grâce.

 

Cette vertu reçue dans l’élément matériel sera soit corporelle, soit incorporelle. Si elle est incorporelle, alors, puisqu’elle est un certain accident et que son sujet est un corps, l’accident sera plus digne que le sujet : car l’incorporel est plus noble que le corps. Et si c’est une vertu corporelle, et qu’elle cause la grâce, qui est une forme spirituelle et incorporelle, il s’ensuit que l’effet serait plus noble que la cause, ce qui est de nouveau impossible. Il est donc impossible que le sacrement cause la grâce.

 

Si [le répondant] disait qu’une telle vertu ajoutée n’est pas quelque chose de complet dans une espèce, mais une certaine chose incomplète, alors en sens contraire : l’incomplet ne peut pas être la cause du complet. Or la grâce est une certaine chose complète. Une telle vertu incomplète ne peut donc pas être cause de grâce.

 

 L’agent parfait doit avoir un instrument parfait. Or les sacrements agissent comme des instruments de Dieu, qui est un agent très parfait. Ils doivent donc être parfaits, et avoir une vertu parfaite.

 

Selon Denys au cinquième chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique, la loi de la divinité est que les êtres de rang moyen soient ramenés par les premiers, et les derniers par ceux de rang moyen. Il est donc contre la loi de la divinité que, par les derniers, ceux de rang moyen ou les premiers soient ramenés à Dieu. Or, dans l’ordre des créatures, les corporelles sont les dernières, et les substances spirituelles sont les premières. Il ne convient donc pas que la grâce, par laquelle l’esprit humain est ramené à Dieu, soit conférée à cet esprit par des éléments corporels.

 

 Saint Augustin, au livre des 83 Questions, distingue deux actions de Dieu : l’une qu’il opère par une créature assujettie, et l’autre qu’il fait immédiatement par lui-même, et éclairer les âmes est de cette dernière sorte. Or, conférer la grâce à l’âme, c’est l’éclairer. Dieu ne se sert donc pas d’un sacrement comme d’un instrument intermédiaire pour conférer la grâce.

 

10° Si à l’élément matériel est conférée une vertu par laquelle il puisse causer la grâce, alors ou bien cette vertu demeure après que le sacrement est accompli, ou bien elle ne demeure pas. Si oui, alors, une fois l’eau du baptême sanctifiée par la parole de vie, si quelqu’un y est baptisé après le baptême de quelqu’un d’autre, il sera baptisé en l’absence de paroles proférées ; ce qui est faux. Et si elle ne demeure pas, alors, puisqu’on ne peut rien assigner de contraire qui la corrompe, c’est par elle-même qu’elle cesse ; et il semble aberrant — puisqu’elle est un certain être spirituel, et parmi les plus grands biens, étant cause de la grâce — qu’elle s’évanouisse si subitement.

 

11° L’agent l’emporte sur le patient ; ainsi saint Augustin prouve-t-il au douzième livre sur la Genèse au sens littéral que le corps n’imprime pas dans l’âme les images par lesquelles il connaît. Or un corps non uni à l’âme est plus éloigné de causer la forme surnaturelle de la grâce, que le corps uni de causer en elle un effet naturel. Il ne semble donc aucunement possible que de tels éléments corporels, qui sont dans les sacrements, soient causes de grâce.

 

12° L’âme se dispose plus efficacement à avoir la grâce qu’elle n’est disposée par les sacrements, car la disposition qu’elle fait d’elle-même conduit à la grâce sans le sacrement, mais l’inverse n’est pas vrai. Or, bien que l’âme se dispose à la grâce, elle ne se montre pas comme une cause de grâce. Donc, bien que les sacrements disposent en quelque façon à la grâce, on ne doit pas les appeler des causes de grâce.

 

13° Un artisan expert n’use d’un instrument que comme il convient à l’instrument ; ainsi un menuisier ne se sert pas d’un marteau pour couper. Or Dieu est un artisan très expert. Il n’use donc pas d’un instrument corporel pour produire un effet spirituel, qui ne convient pas à la nature corporelle.

 

14° Un sage médecin emploie de plus forts remèdes pour les maladies plus fortes. Or la maladie du péché est très forte. Donc, pour la guérir par la collation de la grâce, Dieu a dû appliquer des remèdes plus forts, et non des éléments corporels.

 

15° La recréation de l’âme doit correspondre à sa création par une ressemblance. Or Dieu a créé l’âme sans l’intermédiaire d’aucune créature. Donc semblablement, il doit la recréer par la grâce sans l’intermédiaire d’un sacrement.

 

16° Avoir des aides est, pour un agent, un signe d’impuissance. Or les instruments aident à obtenir l’effet de l’agent principal. Il ne convient donc pas à Dieu, qui est un agent très puissant, de conférer la grâce par des sacrements comme par des instruments.

 

17° En tout instrument, une action naturelle de celui-ci est requise, qui contribue en quelque façon à l’effet voulu par l’agent principal. Or l’action naturelle de l’élément matériel ne semble rien faire pour l’effet de la grâce, que Dieu veut réaliser dans l’âme : dans le baptême, en effet, l’ablution ne regarde pas l’âme de plus près que l’eau elle-même. De tels sacrements n’agissent donc pas à la façon d’un d’instrument pour produire la grâce.

 

18° Les sacrements ne sont pas conférés sans ministre. Si donc les sacrements sont en quelque sorte des causes de grâce, l’homme sera aussi en quelque façon une cause de grâce ; ce qui s’oppose à la parole de saint Augustin disant que « le pouvoir de justifier n’a pas été conféré à l’homme, afin que l’on ne mette pas son espoir en l’homme ».

 

19° Dans la grâce, le Saint-Esprit est donné. Si donc les sacrements sont des causes de grâce, il seront la cause du don du Saint-Esprit ; ce qui s’oppose à saint Augustin qui dit qu’aucune créature « ne peut donner l’Esprit Saint ». Les sacrements ne sont donc aucunement causes de grâce.

 

 

En sens contraire :

 

Le Maître, au quatrième livre des Sentences, dist. 1, définissant le sacrement de la loi nouvelle, s’exprime ainsi : « Le sacrement est la forme visible de la grâce invisible, de sorte qu’il en porte l’image et en est la cause.

 

Saint Ambroise dit que la grâce est plus forte que la faute ; et l’Apôtre le montre clairement en Rom. 5, 15. Or la faute est causée dans l’âme par l’infection du corps. La grâce peut donc être causée dans l’âme par la sanctification d’un élément corporel.

 

Par l’institution des sacrements, ou quelque chose est ajouté aux éléments naturels, ou rien n’est ajouté. Si rien n’est ajouté, alors rien n’est conféré au monde par l’institution des sacrements, ce qui est aberrant. Mais si une chose est ajoutée, alors, puisque ce n’est pas en vain, cette chose pourra effectuer ce qu’elle ne pouvait pas effectuer auparavant. Or ce ne peut être que la grâce, puisque les sacrements ont été institués pour cela. Les sacrements peuvent donc avoir la grâce pour effet.

 

[Le répondant] disait que seul est ajouté un certain ordre relatif à la grâce. En sens contraire : l’ordre est une certaine relation. Or la relation est toujours fondée sur quelque chose d’absolu, et c’est pourquoi le mouvement est par accident dans le genre relation. Si donc un ordre est ajouté, il est nécessaire que quelque chose d’absolu soit ajouté.

 

L’absolu n’est pas causé par le relatif, car le relatif a un être très faible. Si donc l’institution n’ajoute aux sacrements qu’une relation, ils ne pourront pas sanctifier par institution ; ce qui va contre Hugues de Saint-Victor.

 

[Le répondant] disait que ce n’est pas cette relation qui est cause de sanctification, mais la puissance divine présente aux sacrements. En sens contraire : ou bien la puissance divine, qui est Dieu lui-même, est présente aux sacrements après l’institution autrement qu’avant l’institution, ou bien elle n’est pas présente autrement. Dans ce dernier cas, ils n’auront pas d’autre effet après l’institution qu’avant. Mais si elle est présente autrement, alors, puisque l’on ne dit de Dieu qu’il est d’une façon nouvelle dans une créature que parce qu’il fait en elle un nouvel effet, il sera nécessaire que quelque chose soit nouvellement ajouté aux sacrements eux-mêmes ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

En certains sacrements est requise une matière sanctifiée, comme dans l’extrême-onction et la confirmation. Or cette sanctification n’est pas faite inutilement. Une vertu spirituelle est donc conférée par elle aux sacrements, et cette vertu leur permettra d’être en quelque façon des causes de grâce, puisqu’elle est ordonnée à cela.

 

 

Réponse :

 

Il est nécessaire d’affirmer que les sacrements de la loi nouvelle sont en quelque façon causes de grâce. En effet, on disait de la loi qu’elle tuait et qu’elle augmentait la transgression, parce qu’elle donnait la connaissance du péché mais ne conférait pas la grâce qui vient en aide contre le péché. Si donc la loi nouvelle ne conférait pas la grâce, on dirait de même qu’elle tue et qu’elle augmente la transgression ; or l’Apôtre enseigne le contraire. Et elle ne confère pas la grâce par la seule instruction — car la loi ancienne avait cela — mais aussi par ses sacrements, en causant en quelque façon la grâce ; c’est pourquoi l’Église ne se contente pas du catéchisme par lequel elle instruit celui qui se présente, mais elle lui ajoute des sacrements pour que soit possédée la grâce, que les sacrements de la loi ancienne ne conféraient pas mais signifiaient seulement. Or les signes se rattachent à l’instruction. Ainsi donc, parce que la loi ancienne instruisait seulement, ses sacrements étaient seulement des signes de la grâce ; mais parce que la loi nouvelle à la fois instruit et justifie, ses sacrements sont à la fois signes et causes de la grâce. Mais comment ils sont causes, tous ne l’enseignent pas de la même façon.

 

Certains disent en effet qu’ils sont causes de grâce non parce qu’ils opèrent quelque chose, par une vertu mise en eux, pour que soit possédée la grâce, mais parce que la grâce est donnée, à leur réception, par Dieu qui est présent aux sacrements, de sorte qu’on les appelle causes de grâce à la façon d’une cause sine qua non ; et il donnent l’exemple suivant : le porteur d’un denier de plomb reçoit cent livres, non point parce que le denier de plomb serait une cause agissant pour que l’on reçoive cent livres, mais parce que celui qui peut donner a décrété que tout porteur d’un tel denier recevrait une telle somme. Semblablement, Dieu a décrété que quiconque reçoit le sacrement sans feinte, reçevrait la grâce, non pas en provenance des sacrements, mais de Dieu même ; et ils disent que tel était le sentiment du Maître au quatrième livre des Sentences, dist. 1, lorsqu’il disait que celui qui reçoit le sacrement « cherche le salut en des choses inférieures à soi, non toutefois en provenance d’elles ». Mais cette opinion ne semble pas conserver suffisamment la dignité des sacrements de la loi nouvelle. En effet, à bien considérer l’exemple qu’ils proposent, et d’autres semblables, on ne trouve pas que ce qu’ils appellent une cause sine qua non se rapporte à l’effet autrement que comme un signe. En effet, le denier de plomb n’est qu’un signe de la réception de la somme, et la crosse n’est qu’un signe du pouvoir qui est conféré à l’abbé. Par conséquent, si les sacrements de la loi nouvelle se rapportent ainsi à la grâce, il s’ensuit qu’il ne sont que des signes de la grâce, et ainsi, ils n’auront rien de plus que les sacrements de la loi ancienne. À moins peut-être que l’on ne dise que les sacrements de la loi nouvelle sont des signes de la grâce donnée en même temps qu’eux, tandis que ceux de la loi ancienne sont des signes de la grâce promise. Mais cela regarde plus la circonstance de temps que la dignité des sacrements : car en ce temps-là, la grâce était promise, alors que c’est maintenant le temps de la plénitude de la grâce, parce que la réparation de la nature humaine est déjà faite ; donc, de ce point de vue, si nos sacrements avaient eu lieu alors avec tout ce qu’ils ont maintenant, ils n’auraient rien fait de plus que ceux-là, et ceux-là ne feraient maintenant pas moins que les nôtres, sans que rien leur soit ajouté. Voilà pourquoi il faut répondre autrement, et dire que les sacrements de la loi nouvelle opèrent quelque chose pour que soit possédée la grâce.

 

Or une chose a deux façons d’agir pour produire un effet. D’abord comme un agent par soi ; et « agir par soi » se dit de ce qui agit par une forme qui inhère à lui à la façon d’une nature complète, qu’il tienne cette forme de lui-même ou d’autre chose, soit naturellement, soit violemment ; et c’est de cette façon que l’on dit que le soleil et la lune éclairent, et que le feu chauffe, ainsi que le fer enflammé et l’eau chaude. Ensuite, une chose agit de façon instrumentale pour produire un effet ; et ce n’est pas par une forme qui inhère à elle qu’elle agit pour produire l’effet, mais elle agit seulement en tant qu’elle est mue par un agent par soi. En effet, la notion d’instrument en tant qu’instrument consiste à mouvoir en étant mû ; ainsi, ce que la forme complète est à l’agent par soi, le mouvement par lequel l’agent principal meut l’instrument l’est à celui-ci, comme la scie agit pour produire le banc. En effet, bien que la scie ait une action qui lui convient par sa forme propre, par exemple diviser, cependant elle a un effet qui ne lui convient qu’en tant qu’elle est mue par l’artisan, à savoir, faire une incision droite et qui convienne à la forme de l’art. Et ainsi, l’instrument a deux opérations : l’une qui lui convient par sa forme propre, l’autre qui lui convient en tant qu’il est mû par l’agent par soi, et celle-ci dépasse la puissance de la forme propre.

 

Il faut donc répondre que ni le sacrement ni aucune créature ne peuvent donner la grâce à la façon d’un agent par soi, car cela n’appartient qu’à la puissance divine, ainsi qu’il ressort de l’article précédent ; mais les sacrements agissent de façon instrumentale pour produire la grâce ; et en voici la preuve. Saint Jean Damascène dit, au troisième livre, que la nature humaine était dans le Christ comme un certain organe de la divinité ; voilà pourquoi la nature humaine avait quelque part dans l’opération de la puissance divine : par exemple, c’est par un toucher que le Christ purifia le lépreux ; ainsi, en effet, le toucher du Christ causait de façon instrumentale la santé du lépreux. Or, de même que la nature humaine était, dans le Christ, associée de façon instrumentale aux effets de la puissance divine quant aux effets corporels, de même quant aux spirituels ; c’est pourquoi le sang du Christ versé pour nous eut la puissance de laver les péchés ; Apoc. 1, 5 : « il nous a lavés de nos péchés dans son sang » ; et Rom. 3, 24 : « justifiés […] en son sang ». Et ainsi, l’humanité du Christ est cause instrumentale de justification ; et cette cause nous est appliquée spirituellement par la foi et corporellement par les sacrements — car l’humanité du Christ est à la fois esprit et corps — afin que nous percevions en nous l’effet de la sanctification qui a lieu par le Christ. Aussi le plus parfait sacrement est-il celui en lequel le corps du Christ est réellement contenu, à savoir l’Eucharistie, et il est la consommation de tous les autres, comme dit Denys dans la Hiérarchie ecclésiastique. Les autres sacrements, eux, participent en quelque façon à la vertu par laquelle l’humanité du Christ agit de façon instrumentale pour produire la justification, et c’est pourquoi l’Apôtre dit de celui qui est sanctifié par le baptême qu’il est « sanctifié par le sang du Christ » (Hébr. 10, 10). Il est donc affirmé que la Passion du Christ opère dans les sacrements de la loi nouvelle. Et par conséquent, les sacrements de la loi nouvelle sont causes de grâce, comme agissant de façon instrumentale pour produire la grâce.

 

 

Réponse aux objections :

 

Saint Bernard évoque insuffisamment la notion des sacrements de la loi nouvelle, lorsqu’il parle d’eux en tant qu’ils sont des signes et non en tant qu’ils sont des causes.

 

Les sacrements de la loi nouvelle ne sont pas causes principales de grâce, comme des agents par soi, mais causes instrumentales. Et à l’instar des autres instruments, ils ont deux actions : l’une qui excède la forme propre et a lieu par la vertu de la forme de l’agent principal, qui est Dieu, et tel est l’acte de justifier ; l’autre qu’ils exercent par leur forme propre, par exemple laver ou oindre ; et cette action atteint corporellement l’homme même qui est justifié, quant au corps par soi, et par accident quant à l’âme, qui sent une telle action corporelle ; spirituellement, elle atteint l’âme elle-même, en tant que celle-ci la perçoit dans son intelligence comme un certain signe de la purification spirituelle.

 

Parce que la fin ultime correspond à l’agent premier comme le principal au principal, ce n’est pas la fin ultime qui est attribuée à ce qui agit non principalement, mais la disposition à la fin ultime. Et ainsi, on dit que les sacrements sont causes de grâce à la façon d’instruments qui disposent.

 

Pour produire la grâce, les sacrements n’agissent pas par la vertu de leur forme propre, car dans ce cas ils opéreraient comme des agents par soi ; mais ils agissent par la vertu de l’agent principal qui est Dieu, vertu qui existe en eux. Or cette vertu n’a pas un être complet dans la nature, mais elle est, dans un genre de l’étant, quelque chose d’incomplet. Et cela se voit clairement ainsi : l’instrument meut en tant qu’il est mû ; or le mouvement est un acte imparfait, suivant le Philosophe ; par conséquent, de même que les choses qui meuvent en tant qu’elles sont déjà assimilées à l’agent comme si elles étaient au terme du mouvement, meuvent par une forme parfaite, de même celles qui meuvent en tant qu’elles sont dans l’« être mû » lui-même, meuvent par une vertu incomplète. Et pour que l’air meuve la vue, une telle vertu est en lui dans la mesure où la couleur du mur le transmue comme en devenir et non comme en acte accompli ; aussi l’espèce de la couleur existe-t-elle dans l’air par mode d’intention, et non par mode d’étant complet comme elle existe sur le mur. Semblablement, les sacrements agissent pour produire la grâce parce que Dieu les meut pour ainsi dire vers cet effet. Et ce mouvement englobe l’institution, la sanctification et l’application à celui qui approche des sacrements ; c’est pourquoi ils ont une vertu non par mode d’étant complet, mais comme incomplètement. Et ainsi, il n’est pas aberrant que la vertu spirituelle soit dans une réalité matérielle, comme les espèces des couleurs sont spirituellement dans l’air.

 

À proprement parler, cette vertu ne peut être appelée ni corporelle, ni incorporelle : en effet, corporel et incorporel sont des différences de l’étant complet. Mais on dit proprement que la vertu est relative à l’incorporel, comme le mouvement est plutôt appelé « relatif à l’étant » que « étant ». Or l’objection procède comme si cette vertu était une certaine forme complète.

 

L’incomplet ne peut être la cause du complet comme un agent par soi ; cependant l’incomplet peut être ordonné en quelque façon au complet à la façon d’une cause instrumentale, comme nous disons que le mouvement de l’instrument est la cause de la forme induite par l’agent principal.

 

 Il est de la perfection de l’instrument non pas qu’il agisse par une vertu complète, mais qu’il agisse en tant qu’il est mû, et par conséquent, par une vertu incomplète ; il ne s’ensuit donc pas que les sacrements soient des instruments imparfaits, bien que leur vertu ne soit pas un étant complet.

 

L’instrument se rapporte à l’action comme une chose par laquelle on agit, plutôt que comme une chose qui agit : en effet, il appartient à l’agent principal qu’il agisse par un instrument. Et de la sorte, bien que les derniers ne ramènent pas vers Dieu les premiers ou ceux de rang moyen, ils peuvent cependant se comporter comme des êtres par lesquels se fait le retour à Dieu des premiers et de ceux de rang moyen. C’est pourquoi Denys dit qu’il nous est naturel d’être conduits vers Dieu par les sensibles comme par la main. C’est aussi la cause qu’il donne de la nécessité de sacrements visibles, au premier chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique.

 

 Il convient à Dieu d’éclairer l’âme sans l’intermédiaire d’une créature qui agisse pour produire l’illumination de l’âme comme un agent principal et par soi ; cependant il peut y avoir un médium agissant de façon instrumentale et dispositive.

 

10° Il est des sacrements pour lesquels une matière sanctifiée est requise, comme dans l’extrême-onction et la confirmation ; il en est d’autres pour lesquels elle n’est pas requise par une nécessité du sacrement. Il est donc vrai pour tous que la vertu du sacrement ne consiste pas seulement dans la matière, mais dans la matière et la forme en même temps, ces deux choses étant un seul sacrement ; par conséquent, la matière du sacrement peut bien être appliquée à un homme, sans la forme convenable des paroles et les autres choses qui sont requises pour cela, l’effet du sacrement ne s’ensuit pas. Mais dans les sacrements qui ont besoin d’une matière sanctifiée, la vertu du sacrement, après l’usage du sacrement, reste dans la matière partiellement et non complètement. Et dans les sacrements qui n’ont pas besoin de matière sanctifiée, rien ne reste après l’usage du sacrement ; aussi l’eau en laquelle un baptême a été célébré n’a-t-elle rien de plus qu’une autre eau, sauf peut-être à cause du mélange de chrême, qui n’est cependant pas de nécessité pour le sacrement. Et il n’est pas aberrant que cette vertu cesse, car cette vertu se comporte comme existant en devenir et dans l’« être mû », comme on l’a dit ; et une telle vertu cesse lorsque cesse la motion du moteur : en effet, aussitôt que le moteur cesse de mouvoir, le mobile cesse aussi d’être mû.

 

11° Bien que l’élément corporel soit moins noble que l’âme et pour cette raison ne puisse rien effectuer dans l’âme par la vertu de sa nature propre, cependant il peut effectuer quelque chose dans l’âme en tant qu’instrument agissant dans la puissance divine.

 

12° L’âme agit en disposant à la grâce en vertu de sa nature propre, tandis que le sacrement le fait par la puissance divine comme instrument de celle-ci ; il n’en va donc pas de même.

 

13° Par sa forme propre, le sacrement signifie ou est de nature à signifier l’effet auquel il est divinement ordonné ; et par conséquent, il est un instrument convenable, car les sacrements causent en signifiant.

 

14° Les sacrements de la loi nouvelle ne sont pas des remèdes faibles, mais forts, en tant que la Passion du Christ opère en eux. Par contre, les sacrements de la loi ancienne, qui ont précédé la Passion du Christ, sont appelés faibles, comme on le voit clairement en Gal. 4, 9 : « Comment retournez-vous à ces pauvres et faibles rudiments ? »

 

15° La création ne présuppose rien qui puisse recevoir l’action d’un agent instrumental ; mais la recréation le présuppose ; il n’en va donc pas de même.

 

16° Ce n’est pas parce qu’il en a besoin que Dieu se sert d’instruments ou de causes intermédiaires dans son action, mais pour une convenance des effets. En effet, il est convenable que les remèdes divins nous soient procurés suivant notre mode, c’est-à-dire par les réalités sensibles, comme dit Denys au premier chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique.

 

17° L’action naturelle de l’instrument matériel aide à obtenir l’effet du sacrement, en tant que par elle le sacrement est appliqué au receveur, et en tant que la signification du sacrement est accomplie par l’action susdite, comme la signification du baptême est accomplie par l’ablution.

 

18° Il est des sacrements pour lesquels un ministre déterminé n’est pas requis, comme on le voit dans le cas du baptême ; et pour ceux-ci, la vertu du sacrement ne réside nullement dans le ministre. Mais il en est d’autres pour lesquels un ministre déterminé est requis, et la vertu de ceux-là réside partiellement dans le ministre, comme aussi dans la matière et la forme. Toutefois, on dit du ministre qu’il ne justifie que par mode de ministère, en tant qu’il agit pour produire la justification en conférant le sacrement.

 

19° Le Saint-Esprit n’est donné que par celui qui cause la grâce comme un agent principal, ce qui n’appartient qu’à Dieu ; voilà pourquoi Dieu seul donne le Saint-Esprit.

Article 5 : N’y a-t-il dans un homme qu’une seule grâce sanctifiante ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Rien n’est divisé contre soi-même ; or la grâce se subdivise en opérante et coopérante. Il y a donc différentes grâces : l’opérante et la coopérante ; et ainsi, il n’y a pas qu’une grâce sanctifiante dans un homme.

 

[Le répondant] disait qu’il y a, quant à l’habitus, une seule grâce opérante et coopérante, mais que la division se prend des différents actes. En sens contraire : les habitus se distinguent par les actes. Si donc les actes sont différents, il ne pourra y avoir un seul habitus pour l’une et l’autre grâce.

 

Nul n’a besoin de demander ce qu’il a déjà. Or celui qui a la grâce prévenante trouve nécessaire de demander la subséquente, suivant saint Augustin. Il n’y a donc pas une unique grâce prévenante et subséquente.

 

[Le répondant] disait que celui qui a la grâce prévenante ne demande pas la grâce subséquente comme une autre grâce, mais comme la conservation de la même grâce. En sens contraire : la grâce est plus puissante que la nature. Or l’homme dans l’état de nature intègre a pu se maintenir par lui-même en ce qu’il avait reçu, comme il est dit au deuxième livre des Sentences, dist. 24. Celui qui a reçu la grâce prévenante peut donc se maintenir en elle ; et ainsi, il n’a pas besoin de demander cela.

 

La forme se diversifie d’après la diversité des perfectibles. Or la grâce est la forme des vertus. Puis donc que les vertus sont nombreuses, la grâce ne pourra être unique.

 

La grâce prévenante concerne la voie, tandis que la grâce subséquente concerne la gloire ; c’est pourquoi saint Augustin dit : « Elle nous devance pour que nous vivions selon la piété, elle nous suit pour que nous vivions à jamais avec Dieu ; elle nous devance pour que nous soyons appelés, elle nous suit pour que nous soyons glorifiés. » Or la grâce de la voie n’est pas la même que la grâce de la patrie, puisqu’il n’y a pas une même perfection pour la nature créée et pour la nature glorifiée, comme dit le Maître au deuxième livre, dist. 3. La grâce prévenante et la grâce subséquente ne sont donc pas la même chose.

 

La grâce opérante concerne l’acte intérieur, mais la grâce coopérante, l’acte extérieur ; c’est pourquoi saint Augustin dit qu’elle « prévient pour que l’on veuille, et suit pour que l’on ne veuille pas en vain ». Or ce n’est pas la même chose qui est au principe de l’acte intérieur et de l’acte extérieur ; par exemple dans le cas des vertus, on voit clairement que la charité est donnée pour l’acte intérieur, mais que la force, la justice et autres vertus semblables sont données pour les actes extérieurs. Ce n’est donc pas la même grâce qui est opérante et coopérante, ou prévenante et subséquente.

 

De même que la faute est dans l’âme un défaut du côté de la volonté, de même l’ignorance est un défaut du côté de l’intelligence. Or aucun habitus unique ne chasse toute ignorance de l’intelligence. Il ne peut donc pas non plus y avoir un habitus unique qui chasse toute faute de la volonté. Or la grâce chasse toute faute. La grâce n’est donc pas un habitus unique.

 

La grâce et la faute sont contraires. Or une faute unique n’infecte pas toutes les puissances de l’âme. Une grâce unique ne peut donc pas non plus les perfectionner toutes.

 

10° À propos de ce passage de Ex. 33, 13 : « Si j’ai trouvé grâce », la Glose dit : « Pour les saints, une seule grâce ne suffit pas. Il en est une qui précède, afin qu’ils connaissent et aiment Dieu ; l’autre est celle qui suit, afin qu’ils se gardent purs, inviolés, et qu’ils progressent. » Et ainsi, il n’y a pas qu’une grâce dans un homme.

 

11° Un mode différent comportant une difficulté spéciale requiert un habitus différent ; ainsi, pour conférer de grands dons, qui par leur grandeur font difficulté, une vertu spéciale — la magnificence — est requise en plus de la libéralité, qui se limite aux dons communs. Or, bien vouloir avec persévérance ajoute à bien vouloir simplement une difficulté spéciale ; par ailleurs, bien vouloir simplement est le propre de la grâce prévenante, tandis que bien vouloir avec persévérance est le propre de la grâce subséquente ; c’est pourquoi saint Augustin dit que la grâce prévient pour que l’homme veuille, et qu’elle suit pour qu’il accomplisse ou persiste. La grâce subséquente est donc un autre habitus que la grâce prévenante.

 

12° Les sacrements de la loi nouvelle sont causes de grâce, comme on l’a dit. Or les différents sacrements ne sont pas ordonnés au même effet. Il y a donc en l’homme diverses grâces, qui sont conférées par les différents sacrements.

 

13° [Le répondant] disait que les sacrements suivants ne sont pas conférés pour amener une autre grâce, mais pour augmenter celle que l’on possède. En sens contraire : l’augmentation de la grâce ne fait pas varier l’espèce de la grâce. Si donc les causes sont à proportion des effets, il s’ensuivrait de la réponse susmentionnée que les sacrements ne différeraient pas par l’espèce.

 

14° [Le répondant] disait que les sacrements diffèrent par l’espèce selon les différentes grâces gratuitement données qui sont conférées dans les divers sacrements, et qui sont les effets propres des sacrements. En sens contraire : la grâce gratuitement donnée ne s’oppose pas à la faute. Puis donc que les sacrements sont surtout ordonnés contre la faute, il semble que les effets propres des sacrements, d’après lesquels les sacrements se distinguent, ne sont pas des grâces gratuitement données.

 

15° Diverses blessures sont infligées à l’âme par les différents péchés, et toutes sont assurément guéries par la grâce. Puis donc qu’aux diverses blessures correspondent différents remèdes — car, selon la parole de saint Jérôme, « ce qui guérit le talon ne guérit pas l’œil » —, il semble qu’il y ait différentes grâces.

 

16° Le même ne peut pas simultanément être possédé et non possédé par le même. Or quelques-uns, comme les petits enfants baptisés, ont la grâce opérante sans avoir la grâce coopérante. Ce n’est donc pas la même grâce qui est opérante et coopérante.

 

17° La grâce est proportionnée à la nature comme la perfection est proportionnée au perfectible. Or ainsi en est-il dans la nature humaine, que l’être et l’opération ne viennent pas immédiatement du même principe : car l’âme est principe d’être par son essence, mais principe d’opération par sa puissance. Puis donc que, dans les réalités gratuites, la grâce opérante ou prévenante est le principe d’où provient l’être spirituel, alors que la grâce coopérante est le principe de l’opération spirituelle, il semble que ce ne soit pas la même grâce qui est opérante et coopérante.

 

18° Un habitus unique ne peut produire deux actes tout ensemble et au même instant. Or l’acte de la grâce opérante, qui est de justifier ou de guérir l’âme, et l’acte de la grâce coopérante ou subséquente, qui est d’agir avec justice, sont simultanés dans l’âme. Ce n’est donc pas la même grâce qui est opérante et coopérante ; et ainsi, il n’y a pas une seule grâce dans l’homme.

 

 

En sens contraire :

 

Là où une seule chose suffit, il est superflu d’en poser plusieurs. Or une seule grâce suffit à l’homme pour le salut, car il est dit en 2 Cor. 12, 9 : « Ma grâce te suffit. » Il n’y a donc qu’une seule grâce dans l’homme.

 

La relation ne diversifie pas l’essence de la réalité. Or la grâce coopérante n’ajoute à la grâce opérante qu’une relation. C’est donc essentiellement la même grâce qui est opérante et coopérante.

 

 

Réponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, on appelle « grâce » soit celle qui est gratuitement donnée, soit celle qui est sanctifiante.

 

Or il est manifeste qu’il y a diverses grâces gratuitement données. Il existe en effet diverses choses qui sont conférées à l’homme divinement et gratuitement, au-dessus du mérite et du pouvoir de la nature humaine, telles la prophétie, l’opération des miracles et autres choses semblables, dont l’Apôtre dit en 1 Cor. 12, 4 : « Il y a diversité de grâces. » Mais la présente recherche ne porte pas sur celles-ci.

 

La grâce sanctifiante, elle, comme on peut le voir d’après ce qui a été dit, se prend de deux façons : d’abord au sens de l’agrément divin, qui est la volonté gratuite de Dieu ; ensuite au sens d’un certain don créé qui perfectionne l’homme formellement et le rend digne de la vie éternelle.

 

Si donc l’on prend la grâce de cette seconde façon, il est impossible qu’il y ait plusieurs grâces en un seul homme. Et la raison en est la suivante : le terme de « grâce » signifie que, par elle, l’homme est suffisamment ordonné à la vie éternelle ; en effet, gratus [i. e. agréable] est une façon de dire « agréé par Dieu pour qu’il ait la vie éternelle ». Or, si l’on affirme qu’une chose ordonne suffisamment à quelque terme unique, cette chose doit nécessairement être unique ; car s’il y en avait plusieurs, aucune d’elles ne suffirait, ou bien l’une d’elles serait superflue. Mais il en découle nécessairement que la grâce aussi est une unique chose simple. En effet, il serait possible que rien qui soit un ne rende suffisamment digne de la vie éternelle, mais pour cela l’homme serait rendu digne par plusieurs choses, par exemple par plusieurs vertus ; que si l’en était ainsi, aucune de ces nombreuses choses ne pourrait être appelée grâce, mais toutes en même temps seraient appelées une grâce unique, car de toutes celles-ci ne résulterait dans l’homme qu’une seule dignité relativement à la vie éternelle. Or ce n’est pas ainsi que la grâce est une, mais elle l’est comme l’est un seul habitus simple : et ce, parce que l’habitus se diversifie dans l’âme relativement aux divers actes ; or les actes eux-mêmes ne sont pas la raison de l’agrément divin, mais c’est d’abord l’homme qui est agréé par Dieu, ensuite ses actes, comme on le lit en Gen. 4, 4 : « Le Seigneur regarda favorablement Abel et ses présents. » Par conséquent, ce don que Dieu accorde à ceux qu’il agrée dans son royaume et dans sa gloire, est présupposé aux perfections ou aux habitus par lesquels les actes humains sont perfectionnés pour être dignes d’être agréés par Dieu. Et ainsi, il est nécessaire que l’habitus de la grâce demeure indivis, étant antérieur aux choses par lesquelles se fait la distinction des habitus dans l’âme.

 

Mais si l’on prend la grâce sanctifiante de la première façon, c’est-à-dire au sens de la volonté gratuite de Dieu, alors il est avéré qu’il n’y a, du côté de Dieu même agréant, qu’une seule grâce de Dieu, non seulement pour un homme mais aussi pour tous : car rien de ce qui est en lui ne peut être divers ; en revanche, elle peut être multiple du côté des effets divins : ainsi disons-nous que tout effet que Dieu produit en nous par sa volonté gratuite, par laquelle il nous agrée dans son royaume, relève de la grâce sanctifiante, comme celui de nous envoyer de bonnes pensées et de saintes affections. Ainsi donc la grâce, en tant qu’elle est un certain don habituel en nous, est unique ; mais en tant qu’elle implique quelque effet divin en nous ordonné à notre salut, on peut parler de multiples grâces en nous.

 

 

Réponse aux objections :

 

La grâce opérante peut être distinguée de la grâce coopérante tant du côté de la volonté gratuite de Dieu que du côté du don qui nous est conféré. En effet, la grâce est appelée opérante relativement à l’effet qu’elle seule produit, et coopérante relativement à l’effet qu’elle ne cause pas seule, mais avec la coopération du libre arbitre. Donc, du côté de la volonté gratuite de Dieu, on appellera grâce opérante la justification même de l’impie, qui se fait par l’infusion du don gratuit lui-même. En effet, seule la volonté gratuite de Dieu cause en nous ce don, et le libre arbitre n’en est aucunement la cause, si ce n’est à la façon d’une disposition suffisante. Du côté de cette même volonté, la grâce sera appelée coopérante en ce sens qu’elle opère dans le libre arbitre en causant son mouvement, en libérant l’exécution de l’acte extérieur et en facilitant la persévérance, toutes choses en lesquelles le libre arbitre a une part d’action. Et de la sorte, il est certain que la grâce opérante diffère de la grâce coopérante. Mais du côté du don gratuit, c’est essentiellement la même grâce qui sera appelée opérante et coopérante : opérante, en tant qu’elle détermine formellement l’âme, si bien que « opérant » se comprend formellement à la façon dont on dit que la blancheur fait le mur blanc, car cela n’est aucunement l’acte du libre arbitre ; et on l’appellera coopérante en tant qu’elle incline à l’acte intérieur et extérieur, et en tant qu’elle donne la faculté de persévérer jusqu’à la fin.

 

Les divers effets qui sont attribués à la grâce opérante et coopérante ne peuvent diversifier l’habitus ; car les effets qui sont attribués à la grâce opérante sont causes de ceux qui sont attribués à la grâce coopérante : en effet, de ce que la volonté est formellement déterminée par quelque habitus, il suit qu’elle passe à l’acte de vouloir, et par l’acte même de vouloir est causé l’acte extérieur. En outre, c’est par la fermeté de l’habitus qu’est causée la résistance que nous opposons au péché. Et ainsi, c’est un même et unique habitus de grâce qui détermine formellement l’âme, élicite l’acte intérieur et extérieur, et en quelque sorte fait persévérer, en tant qu’il résiste aux tentations.

 

Si fort que soit son habitus de grâce, l’homme a cependant toujours besoin de l’opération divine, par laquelle Dieu opère en nous selon les modes susmentionnés ; et ce, à cause de l’infirmité de notre nature et de la multitude des empêchements, qui n’existaient assurément pas dans l’état de nature créée ; c’est pourquoi l’homme, alors, pouvait plus se tenir debout par lui-même que ne le peuvent maintenant ceux qui ont la grâce, non certes à cause d’une imperfection de la grâce, mais à cause de l’infirmité de la nature ; quoique, même alors, ils aient eu besoin de la providence divine qui les dirige et les aide. Voilà pourquoi celui qui a la grâce a besoin de demander le secours divin, qui relève de la grâce coopérante.

 

On voit dès lors clairement la solution au quatrième argument.

 

La grâce n’est pas appelée forme des vertus comme si elle était une partie essentielle des vertus : alors, en effet, il serait nécessaire que la multiplication des vertus multipliât la grâce ; mais elle est appelée forme des vertus en tant qu’elle complète formellement l’acte de vertu. Or de trois façons l’acte de vertu est formellement déterminé. D’abord en tant que la substance de l’acte est environnée par les circonstances requises, par la limitation desquelles il est établi dans le milieu de la vertu. Et l’acte de vertu tient cela de la prudence ; car le milieu de la vertu se prend de la raison droite, comme il est dit au deuxième livre de l’Éthique. Et ainsi, la prudence est appelée la forme de toutes les vertus morales. Or l’acte de vertu ainsi établi dans le milieu est quasi matériel au regard de la relation à la fin ultime, relation qui est ajoutée à l’acte de vertu par le commandement de la charité ; et ainsi, on dit que la charité est la forme de toutes les autres vertus. Mais de surcroît, la grâce ajoute l’efficace du mérite : en effet, la valeur d’aucune de nos œuvres n’est estimée digne de la gloire éternelle, si l’on ne présuppose l’agrément divin ; et ainsi, on dit que la grâce est la forme et de la charité, et des autres vertus.

 

La grâce est appelée prévenante et subséquente d’après l’ordre des choses qui se trouvent dans l’être gratuit ; et la première de ces choses est la détermination formelle du sujet, ou la justification de l’impie, ce qui est la même chose ; la deuxième est l’acte de la volonté ; la troisième est l’acte extérieur ; la quatrième est le progrès spirituel et la persévérance dans le bien ; la cinquième est l’obtention de la récompense. Ainsi l’on distingue d’une première façon la grâce prévenante de la subséquente en appelant grâce prévenante celle par laquelle l’impie est justifié, et la subséquente celle par laquelle le justifié agit. D’une deuxième façon, en appelant prévenante celle par laquelle quelqu’un veut droitement, et subséquente celle par laquelle il exécute la volonté droite en une œuvre extérieure. D’une troisième façon, en sorte que la grâce prévenante soit référée à toutes ces choses, mais la subséquente, à la persévérance dans les mêmes choses. D’une quatrième, en sorte que la grâce prévenante soit référée à tout l’état de mérite, et la subséquente, à la récompense.

 

Or dans les trois premières distinctions, on voit clairement à partir de ce qu’on a dit de la grâce opérante et de la coopérante comment la grâce prévenante et la subséquente sont identiques ou différentes, car de ces trois façons la grâce prévenante et subséquente semble être la même chose que la grâce opérante et coopérante. Mais selon la quatrième distinction, si l’on considère en lui-même le don gratuit qui est appelé grâce, on trouve que la grâce prévenante est la même chose que la subséquente. En effet, de même que la charité de la voie n’est pas ôtée mais demeure dans la patrie avec augmentation, pour la raison qu’elle n’implique aucun défaut dans sa notion, de même la grâce, puisqu’elle n’implique aucun défaut dans sa notion, devient gloire par son augmentation : et si l’on dit que la perfection de la nature, quant à la grâce, est différente dans l’état de voie et dans celui de la patrie, c’est à cause d’une diversité non pas dans la forme qui perfectionne, mais dans la mesure de la perfection. Mais si nous prenons la grâce avec toutes les vertus qu’elle informe, alors la grâce et la gloire ne sont pas la même chose, car certaines vertus comme la foi et l’espérance sont abolies dans la patrie.

 

Bien que les actes extérieur et intérieur soient des perfectibles différents, ils sont cependant ordonnés entre eux, car l’un est la cause de l’autre, comme on l’a dit.

 

Il faut considérer deux choses dans le péché : la conversion et l’aversion. Quant à la conversion, les péchés se distinguent les uns des autres, mais dans l’aversion ils sont connexes, en tant que l’homme se détourne du bien immuable par n’importe quel péché mortel. Les vertus s’opposent donc aux péchés du côté de la conversion ; et ainsi, des péchés différents sont chassés par des vertus différentes, de même que des ignorances différentes le sont par des sciences différentes. Mais du côté de l’aversion, tous sont remis par une seule chose, qui est la grâce. Quant aux ignorances, elles n’ont pas entre elles en une unique connexion ; il n’en va donc pas de même.

 

Il ne se trouve pas qu’une faute unique perfectionne formellement toutes les fautes, comme un unique habitus de vertu ou de grâce perfectionne toutes les vertus ; et pour cette raison, une faute unique n’infecte pas toutes les puissances comme une grâce unique les perfectionne — non qu’elle soit en toutes comme en un sujet, mais en tant qu’elle détermine formellement les actes de toutes les puissances.

 

10° Cette grâce qui suit se comprend soit comme un autre effet de la volonté gratuite de Dieu, soit comme le même habitus de grâce référé à un autre effet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit.

 

11° Avoir fermement, immuablement un habitus et le mettre en œuvre, est une condition qui est requise pour toute vertu, comme le montre clairement le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique : voilà pourquoi ce mode ne requiert pas d’habitus spécial.

 

12° De même que les diverses vertus et les divers dons du Saint-Esprit sont ordonnés à différents actes, de même les divers effets des sacrements sont comme différents remèdes du péché, des participations à la vertu de la Passion du Seigneur qui dépendent de la grâce sanctifiante comme les vertus et les dons. Mais les vertus et les dons ont un nom spécial, parce que les actes auxquels ils sont ordonnés sont manifestes : aussi les distingue-t-on de la grâce par leur nom. Par contre, les défauts du péché, contre lesquels les sacrements sont institués, sont cachés ; c’est pourquoi les effets des sacrements n’ont pas de nom propre, mais sont appelés du nom de grâce : on les appelle « grâces sacramentelles », et c’est par elles comme par des effets propres que les sacrements se distinguent. Or ces effets relèvent de la grâce sanctifiante, qui est jointe à ces effets ; et ainsi, avec leurs effets propres, les sacrements ont un effet commun, la grâce sanctifiante ; et celle-ci, par le sacrement, est à la fois donnée à qui ne l’a pas, et augmentée pour qui l’a.

 

13° & 14° On voit dès lors clairement la solution aux treizième et quatorzième arguments.

 

15° Tous les péchés infligent une unique blessure du côté de l’aversion, comme on l’a dit, et ainsi, ils sont guéris par un unique don de grâce ; mais du côté de la conversion, ils infligent diverses blessures, qui sont guéries par les différentes vertus, et par les différents effets des sacrements.

 

16° Chez les petits enfants, bien que la grâce ne soit pas coopérante en acte, elle l’est cependant en puissance : en effet, la grâce opérante qu’ils ont reçue sera suffisante pour coopérer au libre arbitre lorsqu’ils pourront avoir l’usage de celui-ci.

 

17° De même que l’essence de l’âme est immédiatement principe d’être tandis qu’elle est principe d’opération par l’intermédiaire des puissances, de même l’effet immédiat de la grâce est de conférer l’être spirituel, ce qui relève de la détermination formelle du sujet, en l’occurrence de la justification de l’impie, laquelle est l’effet de la grâce opérante, tandis que l’effet de la grâce par l’intermédiaire des vertus et des dons est d’éliciter les actes méritoires, ce qui relève de la grâce coopérante.

 

18° Un habitus unique ne peut causer au même instant deux actes qui seraient des opérations distinctes et non ordonnées entre elles ; mais un habitus unique peut causer deux actes dont l’un est une opération et l’autre la détermination formelle d’un sujet, ou bien deux opérations dont l’une soit la cause de l’autre, comme l’acte intérieur est la cause de l’acte extérieur, et tel est le rapport des actes de la grâce opérante et coopérante, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

Article 6 : La grâce est-elle dans l’essence de l’âme comme en un sujet ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’habitus ou la perfection qui est dans l’essence doit être à l’effet de l’essence ce que l’habitus qui est dans la puissance est à l’effet de la puissance. Or l’habitus qui est dans une puissance perfectionne la puissance relativement à son acte, comme la charité perfectionne la volonté relativement au vouloir ; et l’effet propre de l’essence de l’âme est l’être, que l’âme confère au corps, car l’âme est dans son essence la forme du corps. Puis donc que la grâce ne perfectionne pas relativement à l’être naturel, que l’âme confère au corps, elle ne sera pas dans l’essence de l’âme comme en un sujet.

 

Les opposés sont de nature à affecter le même sujet. Or la grâce et la faute sont opposés. Puis donc que la faute n’est pas dans l’essence de l’âme — cela ressort de ce que rien n’est ôté de l’essence de l’âme, alors que pourtant le péché ou la faute, suivant saint Augustin, est une privation du mode, de l’espèce et de l’ordre —, il semble que la grâce ne soit pas dans l’essence de l’âme comme en un sujet.

 

Les choses gratuites présupposent les naturelles. Or les puissances sont des propriétés naturelles de l’âme, suivant Avicenne. La grâce n’est donc pas dans l’essence de l’âme si l’on ne présuppose la puissance ; et ainsi, elle est immédiatement dans la puissance comme en un sujet.

 

Un habitus ou une forme quelconque se trouve là ou se trouve son effet. Or n’importe quel effet de la grâce, tant opérante que coopérante, se trouve dans les puissances, comme on le voit par induction sur chaque effet. La grâce est donc dans les puissances de l’âme comme en un sujet.

 

L’image de la recréation correspond à l’image de la création ; et ces deux images sont distinguées dans la Glose à propos de ce passage du Psaume 4, 7 : « La lumière de votre visage, Seigneur, a été imprimée sur nous comme un signe. » Or l’image de la création se prend des puissances, à savoir, de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté, qui sont trois puissances de l’âme, comme dit la Maître au premier livre des Sentences, dist. 3. La grâce regarde donc les puissances de l’âme.

 

Les habitus acquis s’opposent aux habitus infus. Or tous les habitus acquis sont dans les puissances de l’âme. Donc la grâce aussi, qui est un don habituel infus.

 

 Selon saint Augustin, la bonne volonté de l’homme est préparée par la grâce. Or cela signifie seulement que la volonté est perfectionnée par la grâce. La grâce est donc une perfection de la volonté ; et ainsi, elle est dans la volonté comme en un sujet, et non dans l’essence de l’âme.

 

 

En sens contraire :

 

La grâce est dans l’âme en tant que celle-ci est ordonnée à Dieu. Or toute l’âme est ordonnée à Dieu, en tant qu’elle se trouve en puissance à en recevoir quelque chose. L’âme est donc réceptive de la grâce dans sa totalité. Or le tout, dans l’âme, est la substance même de l’âme, tandis que les parties en sont les puissances. L’âme est donc le sujet de la grâce par sa substance.

 

Le premier don de Dieu se trouve en ce qui est premier en nous, et plus proche de Dieu. Or la grâce est le premier don de Dieu en nous : en effet, elle précède et la foi et la charité, ainsi que les autres vertus semblables, comme le montre clairement saint Augustin au deuxième livre sur la Prédestination des saints. Or ce qui est premier en nous, et plus proche de Dieu, c’est l’essence de l’âme, de laquelle dérivent les puissances. La grâce est donc dans l’essence de l’âme comme en un sujet.

 

Le même être créé ne peut être en divers sujets. Or la grâce est quelque chose de créé. Elle ne peut donc être en diverses puissances. Or, puisque la grâce s’étend aux actes de toutes les puissances en tant qu’ils peuvent être méritoires, elle est soit dans l’essence de l’âme, soit dans toutes les puissances. Or elle n’est pas en toutes ; elle est donc dans l’essence de l’âme comme en un sujet.

 

La cause secondaire reçoit l’influence de la cause première avant que ne la reçoivent les effets de la cause secondaire. Or l’essence de l’âme est le principe des puissances ; et ainsi, elle est leur cause secondaire, Dieu étant leur cause première. L’essence de l’âme reçoit donc l’influence de la grâce avant que les puissances ne la reçoivent.

 

 

Réponse :

 

Comme on l’a déjà dit, il y a deux opinions sur la grâce. L’une affirme que la grâce et la vertu sont essentiellement une même chose ; et selon elle, il est nécessaire de dire que la grâce est véritablement dans la puissance de l’âme comme en un sujet, étant donné que la vertu qui perfectionne relativement à l’opération ne peut être que dans la puissance, qui est le principe de l’opération : mais on peut dire par une certaine appropriation, selon cette opinion, que la grâce regarde l’essence et la vertu la puissance, parce que la grâce et la vertu, encore qu’elles ne diffèrent pas par l’essence, diffèrent du moins par la notion ; car le don de la grâce concerne l’âme elle-même avant de concerner son acte, puisque l’âme n’est pas agréée de Dieu à cause de son acte, mais c’est l’inverse, comme on l’a dit.

 

L’autre opinion, que nous soutenons, est que la grâce et la vertu ne sont pas identiques dans leur essence. Et par conséquent, il est nécessaire de dire que la grâce est dans l’essence de l’âme comme en un sujet, et non dans les puissances ; car puisque la puissance, en tant que telle, est ordonnée à l’opération, il est nécessaire que la perfection de la puissance soit ordonnée à l’opération selon sa notion propre. Or ce qui fait la notion de vertu, c’est d’être cause prochaine de perfection pour agir droitement ; il serait donc nécessaire, si la grâce était dans la puissance de l’âme, qu’elle soit identique à quelqu’une des vertus. Si donc l’on ne soutient pas cela, il est nécessaire de dire que la grâce est dans l’essence de l’âme, perfectionnant celle-ci en tant qu’elle lui donne un certain être spirituel et la rend, par une certaine assimilation, participante de la nature divine, comme on le lit en 2 Pet. 1, 4 ; de même que les vertus perfectionnent les puissances pour qu’elles opèrent droitement.

 

 

Réponse aux objections :

 

Bien que la grâce ne soit pas le principe de l’être naturel, elle perfectionne cependant l’être naturel, en tant qu’elle ajoute l’être spirituel.

 

La faute actuelle ne peut être que dans la puissance, qui est le principe de l’acte. Mais la faute originelle est en l’âme dans son essence, par laquelle elle est unie à la chair comme sa forme, l’infection originelle étant contractée dans l’âme depuis la chair. Et bien qu’aucun des principes essentiels ne soit ôté à l’âme, l’ordre de l’essence même de l’âme est cependant empêché par une sorte d’éloignement, comme des dispositions contraires éloignent de l’acte de la forme la puissance de la matière.

 

Les choses gratuites présupposent les naturelles, si les unes et les autres sont prises proportionnellement ; ainsi donc, la vertu, qui est le principe gratuit de l’opération, présuppose la puissance, qui est le principe naturel de la même opération ; et la grâce, qui est le principe de l’être spirituel, présuppose l’essence de l’âme, qui est le principe de l’être naturel.

 

C’est dans l’essence de l’âme que se trouve l’effet premier et immédiat de la grâce, c’est-à-dire la forme selon l’être spirituel.

 

L’image de la création réside et dans l’essence, et dans les puissances, en tant que par l’essence de l’âme est représentée l’unité de l’essence divine, et que par la distinction des puissances est représentée la distinction des Personnes : et semblablement, l’image de la recréation consiste dans la grâce et les vertus.

 

Les habitus acquis sont causés par nos actes, aussi n’appartiennent-ils à l’âme que par l’intermédiaire des puissances auxquelles appartiennent les actes. La grâce, en revanche, est causée par l’influence divine ; il n’en va donc pas de même.

 

 La grâce prépare la volonté par l’intermédiaire de la charité, dont la grâce est la forme.

Article 7 : La grâce est-elle dans les sacrements ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La faute s’oppose à la grâce. Or la faute n’est pas dans une chose corporelle. La grâce n’est donc pas non plus dans les sacrements, qui sont des éléments matériels, suivant Hugues de Saint-Victor.

 

La grâce ordonne à la gloire. Or seule la nature rationnelle est capable de gloire. C’est donc en elle seule que la grâce peut exister ; et ainsi, elle n’est pas dans les sacrements.

 

On met la grâce au nombre des plus grands biens. Or les plus grands biens sont dans des biens moyens comme en des sujets. Puis donc que l’âme et ses puissances sont des biens moyens, il semble que la grâce ne puisse pas être dans un autre sujet ; et ainsi, elle n’est pas dans les sacrements.

 

Le sujet spirituel est à l’accident spirituel ce que le sujet corporel est à l’accident corporel. Donc par commutation, le sujet spirituel est à l’accident corporel ce que le sujet corporel est à l’accident spirituel. Or l’accident corporel ne peut exister en aucun sujet spirituel. L’accident spirituel, qui est la grâce, ne peut donc pas non plus exister dans les éléments corporels que sont les sacrements.

 

 

En sens contraire :

 

Hugues de Saint-Victor dit que « les sacrements, par leur sanctification, contiennent la grâce invisible ».

 

En Gal. 4, 9, l’Apôtre dit que les sacrements de la loi ancienne sont « de pauvres et faibles rudiments » ; parce qu’ils ne contiennent pas la grâce, comme dit la Glose. Si donc il n’y avait pas la grâce dans les sacrements de la loi nouvelle, ils seraient eux-mêmes de pauvres et faibles rudiments, ce qui est absurde.

 

À propos de ce passage du Psaume 17, 12 : « Il fit des ténèbres, etc. », la Glose dit que la rémission des péchés a été placée dans le baptême. Or la rémission des péchés a lieu par la grâce. La grâce est donc dans le sacrement de baptême, et dans les autres pour une raison semblable.

 

 

Réponse :

 

La grâce est dans les sacrements, non comme un accident dans un sujet, mais comme l’effet dans la cause, à la façon dont les sacrements peuvent être causes de grâce. Or il y a deux façons de dire que l’effet est dans la cause.

 

D’abord en tant que la cause a une maîtrise sur l’effet, comme on dit que nos actes sont en nous ; et nul effet n’est ainsi dans la cause instrumentale, qui ne meut qu’en étant mue ; ce n’est donc pas ainsi que la grâce est dans les sacrements.

 

Ensuite, par sa ressemblance, en tant que la cause produit un effet qui lui est semblable ; et cela advient de quatre façons. Premièrement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause quant à l’être naturel, et suivant la même notion, comme c’est le cas pour les effets univoques ; et c’est ainsi que l’on peut dire que la chaleur de l’air est dans le feu qui le chauffe. Deuxièmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause quant à l’être naturel, mais pas suivant la même notion, comme on le voit clairement dans les effets équivoques, et c’est de cette façon que la chaleur de l’air est dans le soleil. Troisièmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause quant à l’être non pas naturel mais spirituel, au repos cependant, comme les ressemblances des produits de l’art sont dans l’esprit de l’artisan : en effet, la forme de la maison dans le bâtisseur n’est pas une certaine nature, comme la vertu caléfactive dans le soleil ou la chaleur dans le feu, mais elle est une certaine intention intelligible reposant dans l’âme. Quatrièmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause ni suivant la même notion, ni comme une certaine nature, ni comme en un repos, mais à la façon d’un certain écoulement : comme les ressemblances des effets sont dans les instruments par l’intermédiaire desquels s’écoulent les formes depuis les causes principales vers les effets. Et c’est de cette façon que la grâce est dans les sacrements ; et elle y est d’autant moins que les sacrements atteignent directement et immédiatement non pas la grâce elle-même dont nous parlons maintenant, mais les effets propres, qui sont appelés grâces sacramentelles, d’où s’ensuit l’infusion de la grâce sanctifiante, ou son augmentation.

 

 

Réponse aux objections :

 

Une faute existe dans quelque chose de purement corporel comme dans une cause, à savoir, le péché originel dans la semence.

 

& Les deuxième et troisième arguments concluent que la grâce n’est pas dans les sacrements comme en des sujets.

 

Le spirituel ne peut pas être instrument d’une réalité corporelle, ni inversement ; voilà pourquoi la commutation de la proportion ne tient pas dans le raisonnement.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

Nous accordons les autres arguments qui sont en sens contraire ; de telle façon, cependant, que l’on comprenne que la grâce est dans les sacrements comme en des causes instrumentales et des dispositions ; et ce, en raison de la vertu par laquelle ils agissent pour produire la grâce.

Question 28 : [La justification des pécheurs]

 

Introduction

 

Article 1 : La justification de l’impie est-elle la rémission des péchés ?

Article 2 : La rémission des péchés peut-elle avoir lieu sans la grâce ?

Article 3 : Pour la justification de l’impie, le libre arbitre est-il requis ?

Article 4 : Quel mouvement du libre arbitre est requis pour la justification : est-ce un mouvement vers Dieu ?

Article 5 : Dans la justification de l’impie, est-il requis un mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché ?

Article 6 : L’infusion de la grâce et la rémission de la faute sont-elle une même chose ?

Article 7 : La rémission de la faute précède-t-elle naturellement l’infusion de la grâce ?

Article 8 : Dans la justification de l’impie, le mouvement du libre arbitre précède-t-il naturellement l’infusion de la grâce ?

Article 9 : La justification de l’impie se fait-elle en un instant ?

 

 

Article 1 : La justification de l’impie est-elle la rémission des péchés ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le terme de « justification » vient de la justice, qui est une seule vertu. Or la rémission des péchés ne se fait pas par une vertu seulement, car les péchés ne s’opposent pas à une vertu seulement, mais à toutes. La justification n’est donc pas la rémission des péchés.

 

[Le répondant] disait que la rémission des péchés se fait par la justice générale. En sens contraire : la justice générale, suivant le Philosophe au cinquième livre de l’Éthique, est la même chose que toute vertu. Or la rémission des péchés n’est pas un effet de la vertu, mais de la grâce. La rémission des péchés ne doit donc pas être appelée « justification », mais plutôt « don de la grâce ».

 

Si la rémission des péchés se fait par quelque vertu, elle doit se faire surtout par celle qui ne peut coexister avec le péché. Or telle est la charité, qui n’est jamais informe. La rémission des péchés ne doit donc pas être attribuée à la justice, mais plutôt à la charité.

 

La même conclusion semble ressortir de ce passage de Prov. 10, 12 : « La charité couvre toutes les fautes. »

 

Le péché est la mort spirituelle de l’âme. Or la mort s’oppose à la vie. Puis donc que la vie spirituelle, dans l’Écriture, est surtout attribuée à la foi, comme on le voit en Hab. 2, 4 et Rom. 1, 17 : « Le juste vit de la foi », il semble que la rémission des péchés doive être attribuée à la foi et non à la justice.

 

La même conclusion semble ressortir de ce passage de Act. 15, 9 : « ayant purifié leurs cœurs par la foi ».

 

 La justification précède la grâce comme le mouvement précède le terme d’arrivée. Or la rémission des péchés suit la grâce comme l’effet suit la cause. La justification est donc antérieure à la rémission des péchés ; et ainsi, elles ne sont pas une même chose.

 

L’acte de la justice consiste à rendre le dû. Or au pécheur n’est pas dû le pardon mais plutôt la peine. La rémission des péchés ne doit donc pas être attribuée à la justice.

 

 La justice regarde le mérite, tandis que la miséricorde regarde la misère, comme dit saint Bernard. Or aucun mérite n’appartient au pécheur, mais il est plutôt dans un état de misère : « le péché rend les peuples misérables », comme on le lit en Prov. 14, 34. La rémission des péchés ne doit donc pas être attribuée à la justice, mais plutôt à la miséricorde.

 

10° [Le répondant] disait que, bien qu’il n’y ait pas de mérite en justice dans le pécheur, il y a cependant en lui un mérite par convenance. En sens contraire : la justice regarde l’égalité. Or le mérite par convenance n’est pas égal à la récompense. Le mérite par convenance ne suffit donc pas pour réaliser la notion de justice.

 

11° La rémission des péchés est l’une des quatre choses qui sont requises pour la justification de l’impie. La justification de l’impie n’est donc pas la rémission des péchés.

 

12° Quiconque devient juste est justifié. Or quelqu’un a été fait juste sans que des péchés lui aient été remis : le Christ, et le premier homme dans l’état d’innocence, s’il eut la grâce. La justification n’est donc pas la rémission des péchés.

 

 

En sens contraire :

 

À propos de ce passage de Rom. 8, 30 : « ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés », il est dit dans la Glose : « par la rémission des péchés ». La rémission des péchés est donc la justification.

 

 

Réponse :

 

Il y a une différence entre le mouvement et la mutation. Car c’est par un seul mouvement qu’une chose affirmativement signifiée est abandonnée et qu’une autre affirmativement signifiée est acquise : en effet, c’est un mouvement de sujet à sujet, comme il est dit au cinquième livre de la Physique. Et l’on entend par sujet cette chose montrée affirmativement, comme le blanc et le noir. Par conséquent, c’est par un seul mouvement d’altération que le blanc est abandonné et que le noir est acquis. Mais dans les mutations, qui sont la génération et la corruption, il en va autrement ; car la génération est une mutation d’un non-sujet vers un sujet, comme de non blanc à blanc ; et la corruption est une mutation d’un sujet vers un non-sujet, comme de blanc à non blanc. Voilà pourquoi, dans l’abandon d’une chose affirmée et dans l’acquisition de l’autre, il est nécessaire de comprendre deux mutations, dont l’une soit une génération et l’autre une corruption, soit au plein sens du terme, soit à un certain point de vue. Si, par conséquent, dans le passage qui se fait de la blancheur à la noirceur, on considère le mouvement lui-même, le même mouvement est représenté par l’enlèvement de l’une et l’introduction de l’autre ; par contre, cela ne signifie pas une même mutation, mais différentes mutations, qui cependant s’accompagnent mutuellement, car la génération de l’une n’est pas sans la corruption de l’autre.

 

Or la justification signifie le mouvement vers la justice, comme le blanchissement signifie le mouvement vers la blancheur ; quoique la justification puisse signifier l’effet formel de la justice, car la justice justifie comme la blancheur rend blanc. Si donc l’on prend la justification comme un certain mouvement, alors, puisqu’il est nécessaire de concevoir un même mouvement par lequel le péché est ôté et la justice est amenée, la justification sera la même chose que la rémission des péchés, différant seulement par la notion, en tant que les deux désignent le même mouvement, mais l’une par rapport au terme de départ, l’autre par rapport au terme d’arrivée. Mais si l’on prend la justification selon la voie de la mutation, alors la justification signifie une mutation — la génération de la justice —, et la rémission des péchés une autre mutation — la corruption de la faute. Et de la sorte, la justification et la rémission des péchés ne seront la même chose que par concomitance. Mais que l’on prenne la justification d’une façon ou de l’autre, il est nécessaire de la nommer d’après une justice qui soit opposée à n’importe quel péché ; car le mouvement a lieu d’un contraire à un contraire, et la génération et la corruption s’accompagnant l’une l’autre portent aussi sur des contraires.

 

Or il y a trois façons de parler de justice. D’abord en tant qu’elle est une certaine vertu spéciale opposée aux autres vertus cardinales : en ce sens, on appelle justice ce qui dirige l’homme dans ce qui est relatif aux échanges de la vie, tels les divers contrats. Or cette vertu n’est pas contraire à tout péché, mais seulement à ceux qui se font autour de tels échanges, comme le vol, la rapine, etc. On ne peut donc pas prendre ici la justice en ce sens.

 

Ensuite, on appelle justice légale celle qui, suivant le Philosophe, est toute vertu, ne différant de la vertu que par la notion. En effet, la vertu, en tant qu’elle ordonne son acte au bien commun, auquel tend aussi le législateur, est appelée justice légale, car elle garde la loi ; comme le courageux, lorsqu’il combat vaillamment dans l’armée pour le salut de la chose publique. Ainsi donc il est clair que, bien que la justice légale soit d’une certaine façon toute vertu, cependant n’importe quel acte de vertu n’est pas un acte de justice légale, mais seulement celui qui est ordonné au bien commun, ce qui peut être le cas de l’acte de n’importe quelle vertu ; et ainsi, par conséquent, tout acte de péché n’est pas non plus opposé à la justice légale. La justification, qui est la rémission des péchés, ne peut donc pas non plus être nommée d’après la justice légale.

 

Enfin, « justice » désigne un certain état propre, suivant lequel l’homme se comporte dans l’ordre dû relativement à Dieu, au prochain et à lui-même, de sorte qu’en lui les puissances inférieures sont soumises à la supérieure ; et le Philosophe, au cinquième livre de l’Éthique, appelle cela « justice dite métaphoriquement », parce qu’on la considère entre diverses puissances de la même personne, alors que la justice proprement dite est toujours entre des personnes différentes. Et à cette justice s’oppose tout péché, puisque par n’importe quel péché est corrompu quelque chose de l’ordre susdit. Voilà pourquoi la justification est nommée d’après cette justice, soit comme le mouvement d’après le terme, soit comme l’effet formel d’après la forme.

 

 

Réponse aux objections :

 

Cette objection vaut pour la justice spéciale.

 

Le terme de « justification » ne vient pas de la justice légale, qui est toute vertu, mais de la justice qui implique une droiture générale dans l’âme, et d’après laquelle la justification est nommée, plutôt que d’après la grâce : car tout péché s’oppose à cette justice directement et immédiatement, puisqu’il atteint toutes les puissances de l’âme, tandis que la grâce est dans l’essence de l’âme.

 

La charité est appelée cause de la rémission des péchés, en tant que l’homme, par elle, est uni à Dieu, duquel il était détourné par le péché. Cependant, tout péché s’oppose directement et immédiatement non pas à la charité, mais à la justice susmentionnée.

 

On voit dès lors clairement la solution au quatrième argument.

 

La vie spirituelle est attribuée à la foi, parce que c’est dans l’acte de foi que la vie spirituelle se manifeste en premier ; de même, il est dit au deuxième livre sur l’Âme que le vivre est dans les vivants par l’âme végétative, parce que c’est dans son acte que la vie se manifeste en premier ; cependant, tout acte de la vie naturelle n’a pas lieu par l’âme végétative. Et semblablement, tout acte de la vie spirituelle n’appartient pas à la foi, mais aux autres vertus. Par conséquent, tout péché ne s’oppose pas directement et immédiatement à la foi.

 

La purification des cœurs est attribuée à la foi, parce que le mouvement de la foi apparaît en premier dans la purification susdite : « pour s’approcher de Dieu, il faut croire premièrement qu’il y a un Dieu », comme on le lit en Hébr. 11, 6.

 

De même que la justification peut être prise comme le mouvement vers la justice, et comme l’effet formel de la justice, de même aussi pour la rémission de la faute : car de même que la justice justifie formellement, de même aussi elle rejette formellement la faute, comme la blancheur rejette formellement la noirceur. Ainsi donc la rémission de la faute, en tant qu’elle est l’effet formel de la justice ou de la grâce, suit la grâce ; et de même pour la justification. Mais en tant qu’elle est signifiée comme un certain mouvement, elle est conçue comme antérieure à la grâce, tout comme la justification.

 

Une opération peut être nommée de deux façons : d’après le principe, et d’après la fin ; ainsi, l’action que le médecin exerce sur le malade est appelée médication du côté du principe, car elle est l’effet de la médecine, mais du côté de la fin elle est appelée guérison, parce qu’elle est une voie vers la santé. Ainsi donc, la rémission des péchés est appelée justification du côté du terme ou de la fin ; elle est aussi appelée miséricorde du côté du principe, en tant qu’elle est l’œuvre de la divine miséricorde ; quoique dans la rémission des péchés quelque justice aussi soit observée, en tant que « toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité », et surtout du côté de Dieu, parce qu’en remettant les péchés il fait ce qui convient à Dieu, comme dit Anselme dans le Proslogion : « Quand vous épargnez les méchants, c’est juste parce que digne de vous. » Et c’est ce qui est dit au Psaume 30, 2 : « délivrez-moi selon votre justice ». En quelque façon aussi, mais non suffisamment, la justice apparaît du côté de celui à qui le péché est remis, en tant qu’en lui se trouve quelque disposition à la grâce, quoique insuffisante.

 

& 10° On voit dès lors clairement la réponse aux neuvième et dixième arguments.

 

11° La rémission des péchés, en quelque façon, se distingue de la justification soit réellement soit par la notion ; et ainsi, elle est opposée à l’infusion de la grâce, et on la pose comme une des quatre choses qui sont requises pour la justification de l’impie.

 

12° La collation de la justice appartient à la justification en tant que telle ; mais en tant qu’elle est justification de l’impie, la rémission des péchés lui appartient ; et de cette façon, elle ne convient pas au Christ, ni non plus à l’homme dans l’état d’innocence.

Article 2 : La rémission des péchés peut-elle avoir lieu sans la grâce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Il est plus facile de détruire que de construire. Or l’homme suffit par lui-même à construire le péché. Il suffit donc par lui-même à le détruire ; et ainsi, la rémission des péchés peut se faire sans la grâce.

 

Des péchés contraires ne peuvent coexister dans le même sujet. Or quelqu’un qui a été dans un péché peut par lui-même passer à un péché contraire : par exemple, celui qui a été avare peut par lui-même devenir prodigue. Quelqu’un peut donc par lui-même sortir du péché en lequel il a été ; et ainsi, semble-t-il, la grâce n’est pas requise pour la rémission des péchés.

 

[Le répondant] disait que les péchés sont contraires comme des actes contraires, et non comme des formes contraires. En sens contraire : le péché demeure encore, une fois passé quant à l’acte, comme dit saint Augustin au livre sur le Mariage et la Concupiscence ; et il ne suffit pas pour la rémission des péchés que l’acte du péché soit passé. Il reste donc du péché quelque chose qui a besoin de rémission. Or les effets de choses contraires sont contraires. Les choses qui restent de péchés contraires sont donc contraires ; et ainsi, elles ne peuvent coexister ; et ainsi, la même chose s’ensuivra que précédemment.

 

Si deux contraires sont médiats, l’un peut être ôté sans que l’autre soit introduit ; par exemple, la noirceur peut être chassée sans l’introduction de la blancheur. Or entre l’état de faute et l’état de grâce, il y a quelque état moyen, à savoir, l’état de nature créée, en lequel, suivant certains, l’homme n’eut ni la grâce ni la faute. Il n’est donc pas nécessaire, pour la rémission de la faute, que l’on reçoive la grâce.

 

Dieu peut plus réparer que l’homme ne peut corrompre. Or l’homme a pu, de l’état de nature en lequel il n’avait pas la grâce, tomber dans l’état de faute. Dieu peut donc, sans la grâce, ramener l’homme de l’état de faute à celui de nature.

 

Il est dit que le péché, une fois passé quant à l’acte, demeure quant à l’obligation à la peine, suivant saint Augustin au livre sur le Mariage et la Concupiscence, en tant que l’acte du péché passé est imputé à châtiment. Donc à l’inverse, on dit qu’il est remis en tant qu’il n’est pas imputé à châtiment, suivant ce passage du Psaume 31, 2 : « Heureux l’homme à qui le Seigneur n’a imputé aucun péché. » Or, imputer ou ne pas imputer pose quelque chose en Dieu seulement. Donc, pour la rémission du péché, la grâce n’est pas requise en celui à qui le péché est remis.

 

 Quiconque est totalement cause d’une chose, a totalement pouvoir sur elle pour la détruire et la construire, car si l’opération de la cause cesse, l’effet cesse. Or l’homme est totalement cause du péché. Il a donc totalement pouvoir sur le péché pour le détruire ou le construire ; et ainsi, semble-t-il, l’homme n’a pas besoin de la grâce pour la rémission du péché.

 

Puisque le péché est dans l’âme, la rémission des péchés ne peut être faite que par ce qui pénètre dans l’âme. Or Dieu seul pénètre dans l’âme, suivant saint Augustin. Dieu seul remet donc le péché par lui-même sans la grâce.

 

 Si la grâce ôte la faute, alors c’est soit une grâce qui est, soit une grâce qui n’est pas. Or ce n’est pas une grâce qui n’est pas, car ce qui n’est pas ne fait rien ; ni de même une grâce qui est, car, puisqu’elle est un accident, son être est d’inhérer ; et lorsque la grâce inhère, la faute n’est plus là, et ainsi ne peut pas être chassée. La grâce n’est donc pas requise pour la rémission de la faute.

 

10° La grâce et la faute ne peuvent pas coexister dans l’âme. Si donc la grâce est infusée pour remettre la faute, il est nécessaire que la faute ait d’abord été dans l’âme, lorsque la grâce n’y était pas. Lors donc que la faute aura cessé d’être, on pourra concevoir un dernier instant en lequel la faute était là ; et semblablement, puisque la grâce commence à être, il est nécessaire de concevoir un premier instant où la grâce inhère ; et il est nécessaire que ces instants soient deux, car la grâce et la faute n’inhèrent pas en même temps. Or entre deux instants quelconques se trouve un temps intermédiaire, comme il est prouvé au sixième livre de la Physique. Il y aura donc un temps en lequel l’homme n’a ni la faute ni la grâce ; et ainsi, semble-t-il, la grâce n’est pas nécessaire pour la rémission de la faute.

 

11° Saint Augustin dit que c’est parce que Dieu nous aime qu’il nous donne ses dons, et non l’inverse. Le don de la grâce présuppose donc l’amour divin. Or cet amour divin par lequel Dieu le Père aime son Fils unique et les membres de celui-ci, ne s’applique pas à l’homme en état de faute. La rémission de la faute précède donc la grâce dans l’ordre de la nature ; et ainsi, la grâce n’est pas requise pour la rémission des péchés.

 

12° Dans la loi ancienne, comme Bède le montre clairement, le péché originel était remis par la circoncision. Or la circoncision ne conférait pas la grâce, car, puisque la plus petite grâce suffit pour résister à n’importe quelle tentation, l’homme sous la loi ancienne aurait eu de quoi pouvoir vaincre la concupiscence ; et ainsi, la loi ancienne n’eût pas tué occasionnellement, comme il est dit en Rom. 7, 8 & 11, et ainsi, la mort du Christ n’eût pas été nécessaire : « car si la justice s’acquiert par la loi, Jésus-Christ sera donc mort en vain », comme il est dit en Gal. 2, 21. Or cela est aberrant. Il semble donc aberrant que la circoncision ait conféré la grâce ; la rémission des péchés peut donc se faire sans la grâce.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au Psaume 77, 39 : « Il se souvenait qu’ils n’étaient que chair, un souffle qui s’en va et ne revient plus. » La Glose : « allant au péché par lui-même, et ne revenant pas du péché par lui-même ; aussi Dieu rappelle-t-il les hommes par la grâce, car ils ne peuvent revenir par eux-mêmes ».

 

Il est dit en Rom. 3, 24 : « justifiés gratuitement par sa grâce ».

 

 

Réponse :

 

La rémission des péchés ne peut nullement avoir lieu sans la grâce sanctifiante. Et pour le voir clairement, il faut savoir ceci. Il y a deux choses dans le péché : l’aversion et la conversion ; or la rémission et la retenue du péché ne regardent pas la conversion, mais plutôt l’aversion et la conséquence de l’aversion ; voilà pourquoi, lorsque quelqu’un cesse d’avoir la volonté de pécher, le péché ne lui est pas remis de ce seul fait, même s’il passe à la volonté contraire. C’est pourquoi saint Augustin dit au livre sur le Mariage et la Concupiscence : « Si cesser de pécher était la même chose que d’être sans péché, l’Écriture se contenterait de nous dire : “Mon fils, avez-vous péché ? Ne péchez plus.” Mais comme cela n’est pas suffisant, elle ajoute : “Et pour ce qui est des péchés passés, priez Dieu qu’il vous les pardonne.” » Or on dit que le péché est remis, dans la mesure où l’aversion et les choses qui la suivent en raison du péché passé sont guéries. Or il y a du côté de l’aversion trois choses qui s’accompagnent mutuellement, et en raison desquelles la rémission des péchés ne peut se faire sans la grâce : l’aversion, l’offense et l’obligation à la peine.

 

L’aversion s’entend par rapport au bien immuable, que l’on pouvait avoir, et relativement auquel on se fait impuissant ; sinon l’aversion ne serait pas coupable. L’aversion susdite ne peut donc être ôtée que s’il se fait une union au bien immuable, dont on s’est séparé par le péché. Or cette union n’a lieu que par la grâce, par laquelle Dieu habite dans les esprits et l’esprit inhère à Dieu lui-même par l’amour de charité. Pour guérir l’aversion susdite, l’infusion de la grâce et de la charité est donc requise, de même que pour la guérison de la cécité est requise la restitution de la puissance visuelle.

 

L’offense qui s’ensuit du péché ne peut non plus être abolie sans la grâce, que l’offense soit prise du côté de l’homme, en tant que l’homme offense Dieu en péchant, ou du côté de Dieu, en tant qu’il est hostile au pécheur, suivant ce passage du Ps. 5, 7 : « Vous haïssez tous ceux qui commettent l’iniquité. » En effet, quiconque place une réalité digne après une indigne, lui fait injure, et d’autant plus que la réalité est digne. Or quiconque se constitue une fin dans la réalité temporelle — ce que fait tout homme qui pèche mortellement —, met par là même, quant à son effet, la créature avant le Créateur, aimant plus la créature que le Créateur ; car la fin est ce qui est aimé au plus haut point. Puis donc que Dieu dépasse à l’infini la créature, celui qui pèche mortellement commettra contre Dieu une offense infinie du côté de la dignité de celui auquel, d’une certaine façon, une injure est faite par le péché, lorsque Dieu lui-même est méprisé ainsi que son précepte. C’est pourquoi les forces humaines ne suffisent pas pour abolir cette offense, mais le don de la grâce divine est requis. On dit aussi que Dieu lui-même est hostile au pécheur, ou qu’il le hait, non d’une haine qui s’oppose à l’amour par lequel il aime toutes choses — car ainsi, il ne hait rien de ce qu’il a fait, comme il est dit en Sag. 11, 25 —, mais qui s’oppose à l’amour par lequel il aime les saints en leur préparant des biens éternels. Or l’effet de cet amour est le don de la grâce sanctifiante, comme on l’a dit dans la question sur la grâce. Par conséquent, l’offense qui rend Dieu hostile à l’homme ne peut être ôtée que par le don de la grâce.

 

Enfin, l’obligation à la peine venant du péché n’est pas seulement une obligation à la peine sensible, mais surtout à la peine du dam, qui est la privation de gloire. L’obligation à la peine n’est donc pas ôtée, tant que n’est pas donné à l’homme ce par quoi il peut parvenir à la gloire. Or cela, c’est la grâce : voilà pourquoi la rémission des péchés ne peut se faire sans la grâce.

 

 

Réponse aux objections :

 

Le péché est lui-même une certaine destruction de la grâce, alors que sa rémission en est une construction. C’est pourquoi il est plus facile de tomber dans le péché que d’en sortir.

 

Les péchés ont une contrariété du côté de la conversion, et ce n’est pas de là que se prend la rémission des péchés, comme on l’a dit. Du côté de l’aversion et de ce qui suit l’aversion, ils sont en convenance. Rien n’empêche donc que l’obligation à la peine venant des actes contraires précédents demeure dans l’âme ; en effet, celui qui passe de l’avarice à la prodigalité ne cesse pas d’avoir l’obligation à la peine venant de l’avarice, mais seulement l’acte ou l’habitus de celle-ci.

 

Bien que les péchés soient contraires du côté de la conversion, il n’est cependant pas nécessaire que les aversions ou les peines restantes soient contraires, car elles sont par accident les effets de contraires, puisqu’elles surviennent en dehors de l’intention de l’agent. Or de la contrariété des causes s’ensuit une contrariété dans les effets qui sont par soi, et non dans ceux qui sont par accident. Et c’est pourquoi les actes contraires sont suivis d’habitus et de dispositions contraires ; car de telles choses sont les effets des actes de péché selon leur espèce.

 

Supposée vraie l’opinion selon laquelle il fut un temps où Adam n’eut ni la grâce ni la faute — quoique certains ne l’accordent pas —, il faut répondre que rien n’empêche que des contraires soient médiats par rapport à un sujet pris simplement, et immédiats quant à un temps déterminé ; par exemple, « aveugle » et « voyant » sont médiats chez le chien, mais pas après le neuvième jour. De même aussi pour l’homme, la grâce et la faute, par rapport à l’état de nature créée, sont entre elles comme des contraires médiats. Mais après le temps où Adam eut reçu ou pu recevoir la grâce en sorte qu’elle passât à tous ses descendants, l’absence de grâce est toujours due à une faute actuelle ou originelle.

 

Bien que, selon certains auteurs, Adam n’ait pas eu la grâce dans l’état de sa création, les mêmes auteurs affirment qu’il a acquis la grâce avant la chute. Il est donc tombé de l’état de grâce et pas seulement de l’état de nature. Cependant, s’il était tombé du seul état de nature, le don de la grâce divine eût été néanmoins requis pour expier l’offense infinie.

 

De même que l’amour dont Dieu nous aime laisse en conséquence quelque effet en nous, à savoir la grâce, par laquelle nous sommes rendus dignes de la vie éternelle vers laquelle elle nous dirige, ainsi le fait même que Dieu ne nous impute pas nos crimes laisse en nous par voie de conséquence une chose qui nous rend dignes d’être absous de la peine susdite, et cette chose est la grâce.

 

 Le pécheur est cause par soi du péché quant à la conversion ; mais quant à l’aversion et aux choses qui la suivent, il est cause par accident, puisqu’elles ne sont pas dans son intention. En effet, ces choses ne peuvent pas avoir de cause par soi, puisque c’est d’elles que vient la notion de mal dans le péché ; car le mal n’a pas de cause, suivant Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Ou bien il faut répondre, et c’est mieux, que le pécheur est la cause du péché quant au devenir, mais il n’est pas la cause de la permanence des choses qui sont laissées par le péché ; au contraire, la cause de ces choses est en partie la justice divine — par laquelle il a justement été ordonné que celui qui n’a pas voulu se tenir en la grâce lorsqu’il le pouvait, ne le puisse plus même s’il le veut —, et en partie l’imperfection des puissances de la nature, qui ne suffisent pas pour l’expiation, pour les raisons déjà données. Par exemple, l’homme qui se précipite dans une fosse est la cause de la chute elle-même, mais le repos qui s’ensuit vient de la nature. Il ne peut donc pas sortir de la fosse comme il a pu s’y jeter. Et il en est de même dans notre propos.

 

Il y a deux façons de comprendre l’opération de rémission de la faute : de manière efficiente, et formellement ; par exemple, rendre blanc de manière efficiente convient au peintre, rendre blanc formellement convient à la blancheur. Ainsi la grâce est un médium dans la rémission de la faute, non comme une chose qui agit par mode d’efficience, mais comme une chose qui n’agit que formellement. Or, lorsqu’on dit que Dieu seul pénètre dans l’âme, on n’exclut pas les qualités de l’âme soit naturelles soit gratuites — en effet, l’âme est formellement déterminée par elles —, mais on exclut les autres substances subsistantes, qui ne peuvent être au-dedans de l’âme comme y est Dieu, qui est plus intimement dans l’âme que les formes susdites, étant donné que Dieu est dans l’être même de l’âme comme le causant et le conservant, tandis que les formes ou les qualités susdites n’atteignent pas cela, mais se tiennent pour ainsi dire autour de l’essence de l’âme.

 

 La grâce qui est et inhère, chasse la faute, non la faute qui est, mais celle qui n’est pas et qui était auparavant. En effet, elle ne chasse pas la faute à la façon d’une cause efficiente — car il faudrait alors qu’elle agisse sur la faute existante pour la chasser, comme le feu agit sur l’air existant pour le corrompre —, mais elle chasse la faute formellement. Car du fait même qu’elle détermine formellement le sujet, il s’ensuit que la faute n’est pas dans le sujet, comme on le voit clairement dans le cas de la santé et de la maladie.

 

10° Il y a plusieurs réponses courantes à cette objection et à d’autres semblables. La première est que, bien que l’instant soit réellement un, il est cependant nombreux quant à la notion, en tant qu’il est le commencement du futur et la fin du passé. Et ainsi, rien n’empêche qu’il y ait dans l’âme tout ensemble et au même instant la faute et la grâce ; de sorte, cependant, que la faute soit dans cet instant en tant qu’il est la fin du passé, et la grâce en tant qu’il est le commencement du futur. Mais cela ne peut se maintenir, car être le commencement du futur et la fin du passé, cela implique divers aspects de l’instant, par lesquels sa substance n’est pas multipliée, mais reste une ; et ainsi, réellement, il s’ensuit que la faute et la grâce sont dans l’âme en un même [quantum] indivisible de temps — car le nom d’instant désigne le [quantum] indivisible de temps — or cela, c’est être en même temps, et ainsi, il s’ensuit que des contraires inhèrent en même temps. En outre, suivant le Philosophe au huitième livre de la Physique, « lorsque quelque chose en se mouvant se sert d’un point comme s’il était deux, il est nécessaire qu’un repos intervienne au milieu » ; et par cette raison, il prouve que les mouvements qui reviennent en arrière ne sont pas continus. Si donc quelqu’un se sert d’un instant comme s’il était deux, il est nécessaire qu’il conçoive quelque instant intermédiaire : et ainsi, l’âme sera à un moment sans grâce ni faute, ce qui est aberrant.

 

Voilà pourquoi d’autres disent que, de même qu’entre deux points d’une ligne vient une ligne intermédiaire, mais non entre deux points de deux lignes qui se touchent, de même il n’est pas nécessaire qu’entre l’instant qui est le dernier du temps où la faute inhérait, et l’instant qui est le premier du temps où la grâce inhère, il y ait un temps intermédaire, puisque ce sont des instants de divers temps. Mais cela ne peut pas non plus se soutenir. Car la ligne, étant une mesure intérieure, se divise selon une distinction des réalités. Mais le temps est une mesure extérieure, et il est un relativement à tout ce qui est dans le temps : en effet, ce n’est pas par des temps différents que sont mesurés l’être de la faute et l’être de la grâce, à moins d’entendre par « temps différent » une autre partie du même temps continu. Il est donc nécessaire qu’entre deux instants quelconques, désignés relativement à n’importe quelles réalités, il y ait un temps intermédiaire. En outre, deux points de deux lignes qui se touchent et inscrites en des corps localisés, sont unies par un point unique inscrit dans une ligne extérieure du corps localisant, car les choses dont les extrémités sont ensemble sont contiguës. Supposé donc que différentes choses aient des temps différents, non continus mais quasi contigus, il sera néanmoins nécessaire que dans le temps mesurant extérieurement corresponde à leurs termes un seul instant indivisible ; et ainsi reviendra l’inconvénient susmentionné, à savoir que la faute et la grâce sont en même temps.

 

Aussi d’autres disent-ils que de telles mutations spirituelles ne sont pas mesurées par le temps qui est le nombre du mouvement du ciel — étant donné que l’âme, comme n’importe quelle substance spirituelle, est au-dessus du temps —, mais qu’elles ont un temps propre, en tant qu’il se trouve en elles un avant et un après. Et cependant, un tel temps n’est pas continu, puisque la continuité du temps, suivant le Philosophe au quatrième livre de la Physique, s’ensuit de la continuité du mouvement ; or les affections de l’âme ne sont pas continues. Mais cela aussi est hors de notre propos. Car on mesure par le temps non seulement les choses qui sont par elles-mêmes dans le temps, comme le mouvement du ciel, mais aussi celles qui ont par accident une relation au mouvement du ciel, en tant qu’elles résultent d’autres choses qui ont par elles-mêmes une relation au temps susdit. Ainsi en est-il également dans la justification de l’impie, qui résulte de pensées, de paroles et d’autres mouvements semblables, qui sont par eux-mêmes mesurés par le temps du mouvement du ciel.

 

Voilà pourquoi il faut répondre autrement, et dire que l’on ne peut concevoir de dernier instant en lequel le pécheur a la faute, mais qu’on peut concevoir un dernier temps. Par ailleurs, on conçoit de fait un premier instant en lequel il a eu la grâce : cet instant est le terme de ce temps en lequel il a eu la faute. Or aucun intermédiaire ne vient entre un temps et le terme d’un temps. Il n’est donc pas nécessaire de concevoir un temps ou un instant en lequel quelqu’un n’a ni la faute ni la grâce. Et voici comment le montrer. Puisque l’infusion de la grâce a lieu en un instant, elle est le terme d’un certain continu, par exemple l’acte de la méditation par laquelle la volonté se dispose à recevoir la grâce ; et le terme de ce mouvement est la rémission de la faute, car la faute est remise par le fait même que la grâce est infusée. À cet instant, il y a donc pour la première fois le terme de la rémission de la faute, c’est-à-dire ne pas avoir de faute, et celui de l’infusion de la grâce, c’est-à-dire avoir la grâce. Donc, dans tout le temps précédent qui se termine à cet instant, et par lequel était mesuré le mouvement de la méditation susdite, le pécheur avait la faute et n’avait pas la grâce, sauf au dernier instant seulement, comme on l’a dit. Mais avant le dernier instant de ce temps, il n’y a pas lieu d’en concevoir un autre immédiatement prochain, car quelque instant que l’on conçoive autre que le dernier, il y aura entre lui et le dernier une infinité d’instants intermédiaires. Et ainsi, il est clair qu’il n’y a pas lieu de concevoir de dernier instant en lequel le justifié a la faute et n’a pas la grâce ; mais l’on peut concevoir le premier instant où il a la grâce et n’a pas la faute. Et cette solution peut se déduire des paroles du Philosophe au huitième livre de la Physique.

 

11° De même que Dieu cause en nous par son amour le don de la grâce, de même aussi il cause par son amour la rémission de la faute ; il n’est donc pas nécessaire que la rémission de la faute précède la grâce. Mais ce serait le cas si la rémission de la faute précédait l’amour de Dieu et n’en était pas la conséquence.

 

12° Les sacrements causent en signifiant ; en effet, ils causent ce qu’ils figurent. Et parce que la circoncision a sa signification dans l’acte d’ôter, son efficace était directement ordonnée à l’enlèvement de la faute originelle, et à la grâce par voie de conséquence : soit que la grâce fût donnée en vertu de la circoncision à la façon dont elle est donnée en vertu du baptême, comme certains le disent, soit qu’elle fût donnée par Dieu en concomitance avec la circoncision. Et ainsi, la rémission de la faute ne se faisait pas sans la grâce ; cependant, cette grâce-là ne réprimait pas aussi parfaitement la concupiscence que la grâce baptismale. Il était donc plus difficile de résister à la concupiscence pour le circoncis que ce n’est le cas pour le baptisé ; et il est dit que la loi ancienne, prenant occasion de cela, tuait occasionnellement, bien que la circoncision ne fût pas contenue parmi les sacrements de la loi mosaïque, étant donnée qu’elle ne vient pas de Moïse, mais des pères, comme il est dit en Jn 7, 22. Et par conséquent, si quelque grâce était donnée dans la circoncision, cela ne contredit pas le fait que la loi ancienne ne justifiait pas.

Article 3 : Pour la justification de l’impie, le libre arbitre est-il requis ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Ce qui peut convenir à ceux qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ne requiert pas l’usage du libre arbitre. Or la justification convient aux enfants qui n’ont pas encore l’usage du libre arbitre et qui sont justifiés par le baptême. La justification de l’impie ne requiert donc pas l’usage du libre arbitre.

 

[Le répondant] disait que cela est spécial aux enfants qui sont seulement tenus par un péché qui leur vient d’ailleurs ; et cela n’a pas lieu chez les adultes, qui sont tenus par leurs propres péchés. En sens contraire : saint Augustin dit au quatrième livre des Confessions qu’un certain ami à lui, « travaillé par la fièvre, resta longtemps couché sans connaissance, dans la sueur des moribonds, et comme il n’y avait plus d’espoir, il fut baptisé dans l’inconscience ; moi, je ne me faisais pas de souci, et je présumais que son âme garderait plutôt ce qu’elle avait reçu de moi, et non pas ce qui s’opérait sur le corps d’un inconscient. Or il en était bien autrement, car il revint à la vie. » Or le retour à la vie se fait par la grâce justifiante. La grâce justifiante est donc parfois conférée à l’adulte sans mouvement de son libre arbitre.

 

[Le répondant] disait que cela a lieu seulement lorsque l’homme est justifié par un sacrement. En sens contraire : Dieu n’a pas lié sa puissance aux sacrements. Puis donc que la justification est une œuvre de Dieu, dépendante de sa puissance, il semble que même sans les sacrements un adulte puisse être justifié indépendamment du mouvement du libre arbitre.

 

L’homme peut être dans un état où il serait adulte et n’aurait pas de péché actuel, mais seulement le péché originel. En effet, au premier instant où l’on est adulte, si l’on n’est pas baptisé, on est encore soumis au péché originel, et cependant l’on n’a pas encore de péché actuel, car on n’a encore commis aucune transgression qui nous fasse tenir pour coupable de péché. De plus, on n’est pas encore coupable d’omission, car les préceptes affirmatifs n’obligent pas à tout moment ; il n’est donc pas nécessaire que l’homme, au premier instant où il est adulte, observe aussitôt les préceptes affirmatifs. Ainsi donc, l’adulte peut avoir le péché originel sans aucun péché actuel, semble-t-il. Si donc cela est cause que l’enfant peut être justifié sans mouvement du libre arbitre, il semble que la même raison existe chez l’adulte.

 

Chaque fois qu’une chose est communément en plusieurs autres, il est nécessaire qu’elle leur convienne en raison d’une cause commune. Or être justifié convient aux enfants et aux adultes ; puis donc que seule la grâce est la cause de la justification chez les enfants, il semble que, même sans l’usage du libre arbitre, elle suffise pour la justification chez les adultes.

 

De même que la justice est un don de Dieu, de même aussi la sagesse. Or Salomon a reçu la sagesse en dormant, comme on le lit en 1 Reg. 3, 5. Pour la même raison, l’homme peut donc recevoir la grâce justifiante en dormant et sans l’usage du libre arbitre.

 

 [Le répondant] disait que c’est à cause d’un mérite précédent que Salomon a reçu la sagesse en dormant. En sens contraire : de même que chez les bons la volonté est requise, de même aussi chez les méchants, car il n’est de péché que volontaire. Or la volonté qui précède le sommeil ne fait pas que ce qui est opéré pendant le sommeil soit un péché. Rien non plus ne contribue donc à ce qu’un don divin soit reçu pendant le sommeil.

 

De même que chez le dormeur l’usage du libre arbitre est lié, de même aussi chez le malade. Or le malade est justifié sans l’usage du libre arbitre, comme le montre la citation précédente de saint Augustin. Donc le dormeur aussi ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

 Dieu est plus puissant que tout agent créé. Or le soleil matériel répand sa lumière dans l’air sans aucune préparation précédente dans l’air lui-même. Donc à bien plus forte raison Dieu infuse-t-il la lumière de la grâce dans l’âme sans aucune préparation ayant lieu par l’acte du libre arbitre.

 

10° Puisque, selon Denys, le bien est communicatif de soi, Dieu, qui est le souverain bien, se communique souverainement lui-même. Or cela ne serait pas, s’il ne se communiquait et à celui qui se prépare, et à celui qui ne se prépare pas. L’usage du libre arbitre n’est donc pas requis dans la justification de l’impie comme une préparation du côté de l’homme.

 

11° Saint Augustin dit au huitième livre sur la Genèse au sens littéral que Dieu fait en l’homme la justice comme le soleil fait dans l’air la lumière, qui cesse lorsque cesse l’influx du soleil, et non comme l’artisan qui fabrique un coffre et n’opère plus rien en lui une fois qu’il est fait. Or le soleil opère dans l’air de la même façon au premier instant où l’air est éclairé et lorsque la lumière persiste en lui. Dieu opère donc la justice dans l’homme de la même façon au premier instant où il est justifié et lorsque la justice est conservée en lui. Or la justice est conservée en l’homme quand cesse l’usage du libre arbitre, comme on le voit bien dans le cas du dormeur. L’homme peut donc être justifié dès le début sans aucun mouvement du libre arbitre.

 

12° La disposition qui est requise par nécessité pour l’introduction d’une forme se comporte de telle sorte que la forme ne peut pas demeurer sans elle ; comme c’est clairement le cas de la chaleur et de la forme du feu. Or la justice peut demeurer sans l’usage du libre arbitre, comme chez le dormeur. L’usage du libre arbitre n’est donc pas une disposition qui est requise par nécessité pour l’infusion de la grâce.

 

13° Une chose qui est naturellement antérieure et peut exister ou ne pas exister sans une chose postérieure, ne requiert pas celle-ci pour que l’on dise qu’elle inhère, comme cela se voit clairement dans le cas de la pesanteur et de la descente, sans laquelle la pesanteur peut exister, par exemple lorsqu’un corps lourd est empêché dans son mouvement. Or la grâce est naturellement antérieure à l’usage du libre arbitre, sans lequel elle peut exister ou ne pas exister ; en effet, elle est son principe formel, comme la pesanteur est celui du mouvement naturel. La grâce peut donc être infusée sans l’usage du libre arbitre.

 

14° Notre faible corps introduit dans l’âme la faute originelle sans nul usage du libre arbitre. Donc à bien plus forte raison, Dieu, qui est très puissant, ne requiert pas l’usage du libre arbitre pour infuser la grâce.

 

15° Dieu est plus enclin à faire miséricorde qu’à condamner, comme dit la Glose au début de Jérémie. Or Dieu punit les enfants qui meurent sans baptême sans qu’ils aient eu aucun usage du libre arbitre. À bien plus forte raison fera-t-il donc miséricorde en infusant la grâce.

 

16° La disposition à la forme, qui est exigée en celui qui reçoit la forme, ne vient pas du receveur lui-même, mais d’autre chose ; par exemple, la chaleur qui précède dans le bois comme disposition à la forme du feu, ne vient pas du bois lui-même. Or l’usage du libre arbitre vient de l’homme qui doit être justifié. Il n’est donc pas requis comme une disposition pour avoir la grâce.

 

17° La justification a lieu par l’infusion de la grâce et des vertus. Or, suivant saint Augustin, Dieu seul, sans nous, opère en nous la vertu. Notre opération, qui a lieu par l’usage du libre arbitre, n’est donc pas requise pour la justification.

 

18° Selon l’Apôtre en Rom. 4, 4, « la récompense qui se donne à quelqu’un pour ses œuvres ne lui est pas imputée comme une grâce, mais comme une dette ». Or l’usage du libre arbitre est une certaine opération. Si donc l’usage du libre arbitre est requis pour la justification, la justification n’aura pas lieu par grâce, mais comme un dû ; ce qui est hérétique.

 

19° Celui qui opère contre la grâce est plus éloigné d’elle que celui qui n’opère pas du tout. Or Dieu donne parfois la grâce à un homme qui, par son libre arbitre, agit contre elle, comme cela est clair dans le cas de saint Paul, à qui il est dit en Act. 9, 5 : « Il t’est dur de regimber contre l’aiguillon. » Donc à bien plus forte raison la grâce est-elle parfois infusée à un homme sans l’usage du libre arbitre.

 

20° Un agent d’une puissance infinie ne requiert aucune disposition dans le patient : en effet, plus l’agent est puissant, moindre est la disposition préexistante avec laquelle il accomplit son effet. Or Dieu est un agent d’une puissance infinie, si bien qu’il ne requiert pas de matière préexistante mais opère à partir de rien. Bien moins encore requiert-il donc une disposition ; et ainsi, dans la justification de l’impie, qui est une œuvre divine, il ne requiert pas l’usage du libre arbitre comme une disposition du côté de l’homme.

 

En sens contraire :

 

À propos de 1 Reg. 3, 5 : « Demande-moi ce que tu veux que je te donne », la Glose dit : « La grâce de Dieu requiert le libre arbitre. » Or la justification se fait par la grâce de Dieu, comme on le lit en Rom. 3, 24. L’usage du libre arbitre est donc requis pour la justification.

 

Saint Bernard dit que la justification ne peut avoir lieu ni sans le consentement de celui qui la reçoit, ni sans la grâce de celui qui la donne. Or le consentement de celui qui la reçoit est l’acte du libre arbitre. L’homme ne peut donc pas être justifié sans l’usage du libre arbitre.

 

Pour recevoir une forme, une disposition est requise dans le receveur : en effet, ce n’est pas n’importe quelle forme qui est reçue en n’importe quel sujet. Or l’acte du libre arbitre se comporte comme une disposition à la grâce. L’usage du libre arbitre est donc requis pour la réception de la grâce justifiante.

 

Dans la justification de l’impie, un certain mariage spirituel est contracté entre l’homme et Dieu ; Os. 2, 19 : « Je te fiancerai à moi dans la justice. » Or, dans le mariage charnel, un consentement mutuel est requis. Donc à bien plus forte raison dans la justification de l’impie. Et ainsi y est requis l’usage du libre arbitre.

 

La justification de l’impie ne se fait pas sans la charité, car, comme il est dit en Prov. 10, 12, « la charité couvre toutes les fautes ». Or, puisque la charité est une certaine amitié, elle s’accompagne d’un amour en retour, comme le montre clairement le Philosophe au huitième livre de l’Éthique. Or l’amour mutuel requiert des deux côtés l’usage du libre arbitre. La justification ne peut donc avoir lieu sans l’usage du libre arbitre.

 

 

Réponse :

 

Personne, ayant l’usage du libre arbitre, ne peut être justifié sans un usage du libre arbitre qui ait lieu à l’instant même de sa justification. Mais en ceux qui ne sont pas en possession de leur volonté, comme les enfants, cela n’est pas requis pour la justification. Et de cela, trois raisons peuvent être données.

 

La première se prend de la relation mutuelle de l’agent et du patient. Dans les réalités corporelles, en effet, il est clair que l’action n’est pas accomplie sans un contact par lequel ou bien l’agent seul touche le patient, quand le patient n’est pas de nature à toucher l’agent, comme lorsque les corps supérieurs agissent sur les réalités inférieures de ce monde en les touchant et sans être touchés par elles ; ou bien l’agent et le patient se touchent mutuellement, quand l’un et l’autre sont de nature à toucher et à être touchés, comme lorsque le feu agit sur l’eau et vice versa. Ainsi également, dans les réalités spirituelles, quand le contact mutuel a lieu naturellement, l’action ne s’accomplit pas sans contact mutuel ; sinon, il suffit que l’agent touche le patient. Or Dieu lui-même, qui justifie l’impie, touche l’âme en causant la grâce en elle ; c’est pourquoi, à propos du Psaume 143, 5 : « Touchez les montagnes », la Glose dit : « de votre grâce ». Et l’esprit humain touche Dieu en quelque façon, en le connaissant ou en l’aimant ; et c’est pourquoi, chez les adultes, qui peuvent connaître et aimer Dieu, il est requis un usage du libre arbitre par lequel ils connaissent et aiment Dieu ; et c’est la conversion à Dieu dont il est dit en Zach. 1, 3 : « Retournez-vous vers moi, et je me retournerai vers vous. » Quant aux enfants qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ils ne peuvent pas connaître et aimer Dieu ; il suffit donc pour leur justification que Dieu les touche par l’infusion de la grâce.

 

La deuxième raison se prend de la notion même de justification. En effet, suivant Anselme au livre sur la Vérité, la justice est « la droiture de la volonté gardée pour elle-même » ; la justification est donc un certain changement de la volonté. Or on prend le nom de « volonté » tant pour désigner la puissance elle-même que pour désigner l’acte de la puissance. L’acte de la puissance de volonté ne peut être changé qu’avec la coopération de celle-ci : car s’il ne venait pas d’elle, il ne serait pas son acte. Mais quant à la puissance de volonté, de même qu’elle a été faite sans sa coopération, de même elle peut être changée sans sa coopération. Or, pour la justification des adultes est requis un changement de l’acte de la volonté ; en effet, c’est par l’acte de la volonté qu’ils se sont tournés vers une chose de façon désordonnée, et cette conversion ne peut être changée que par un acte contraire de la volonté ; voilà pourquoi l’acte du libre arbitre est requis pour la justification des adultes. Mais les enfants, qui n’ont pas la volonté tournée vers quelque chose par un acte de leur propre volonté, mais ont seulement une puissance de volonté coupablement déchue de la justice originelle, peuvent être justifiés sans mouvement de leur propre volonté.

 

La troisième raison se prend de la ressemblance de l’opération divine dans les réalités corporelles. En effet, si Dieu produit quelque effet que la nature peut à nouveau produire, il le produit suivant la même disposition que la nature. Par exemple, si Dieu guérit quelqu’un miraculeusement, il causera la santé en lui avec une certaine égalité des humeurs, et c’est aussi en produisant une telle égalité que la nature guérit parfois quelqu’un, suivant la parole du Philosophe disant au deuxième livre de la Physique que si la nature faisait une œuvre d’art, elle la ferait de la même façon que l’art, et vice versa. Or, par ses principes naturels, l’homme peut avoir la justice de deux façons : d’abord comme naturelle ou innée, en ce sens que certains sont enclins par leur nature même aux œuvres de la justice ; ensuite comme acquise. Ainsi, la justice infuse par laquelle les adultes sont justifiés est semblable à la justice acquise par les œuvres ; par conséquent, de même que dans la justice politique acquise est requis un acte de volonté par lequel on aime la justice, de même aussi la justification ne s’accomplit pas chez les adultes sans l’usage du libre arbitre. Mais la justice infuse par laquelle les petits enfants sont justifiés est semblable à l’aptitude naturelle à la justice, qui se trouve aussi chez les enfants ; et l’usage du libre arbitre n’est requis ni pour l’une, ni pour l’autre.

 

 

Réponse aux objections :

 

Parce que les enfants n’ont pas de quoi pouvoir se tourner vers la cause justifiante, celle-ci, c’est-à-dire la Passion du Christ, leur est appliquée par le sacrement de baptême, et par là ils sont justifiés.

 

Concernant l’adulte qui n’est pas en possession de son esprit, il faut distinguer : s’il n’a jamais eu l’usage de sa raison, le même jugement vaut pour lui et pour les petits enfants ; mais s’il a eu un jour le jugement de sa raison, alors, s’il a désiré le baptême au temps où il a eu l’usage de la raison, et qu’au temps de sa folie il est baptisé sans connaissance ou à son corps défendant, il obtient l’effet du baptême à cause de la volonté précédente ; surtout si, après le baptême, il récupère l’usage du libre arbitre et que ce qui a été fait lui plaît ; et c’est le cas dans ce passage de saint Augustin ; car les efforts qu’il fait à l’encontre ne lui sont pas imputés, puisqu’il n’agit pas par volonté mais par imagination. Mais si, lorsqu’il était en possession de son esprit, il n’a pas désiré le baptême, il ne faut pas le lui procurer s’il est sans connaissance ou qu’il résiste, en quelque danger de mort qu’il soit : en effet, il sera jugé d’après le dernier instant où il fut en possession de son esprit. Et s’il lui est procuré, il ne reçoit ni le sacrement, ni la réalité du sacrement ; quoiqu’une disposition puisse être miraculeusement laissée en lui par l’invocation même de la Trinité et la sanctification de l’eau, de sorte que, lorsqu’il aura récupéré l’usage du libre arbitre, il sera plus facilement changé pour le bien.

 

Même sans sacrement, Dieu infuse la grâce à de petits enfants, comme c’est manifestement le cas de ceux qui sont sanctifiés dans le sein maternel. Semblablement, il pourrait conférer la grâce sans sacrement à un adulte qui ne serait pas en possession de son esprit, de la même façon qu’il la confère avec le sacrement.

 

Qu’un adulte ait le péché originel sans péché actuel, cette supposition est estimée impossible par certains auteurs. En effet, lorsqu’il commence à être adulte, s’il fait ce qui est en lui, la grâce lui sera donnée, par laquelle il sera exempt du péché originel ; que s’il ne le fait pas, il sera coupable d’un péché d’omission. Car, puisque n’importe qui est tenu d’éviter le péché, et que cela ne peut se faire que si l’on se donne une fin convenable, n’importe qui est tenu, dès qu’il est en possession de son esprit, de se tourner vers Dieu, et d’établir en lui sa fin ; et par là, il est disposé à la grâce. En outre, saint Augustin dit que « la concupiscence du péché originel rend le petit enfant enclin à la convoitise, mais quant à l’adulte, elle le fait convoiter en acte ». En effet, il ne peut pas arriver facilement que quelqu’un, infecté du péché originel, ne se soumette pas à la convoitise du péché par le consentement au péché.

 

La justification est dans le petit enfant et dans l’adulte en raison d’une cause unique et commune, c’est-à-dire en raison de la grâce ; cependant, celle-ci est diversement reçue en l’un et en l’autre, selon la condition différente de l’un et de l’autre. En effet, tout ce qui est reçu en quelque chose, est en lui suivant le mode d’être du receveur. Et de là vient que, chez l’adulte, la grâce est reçue avec l’usage du libre arbitre, mais non chez le petit enfant.

 

Il y a trois façons possibles de répondre à cela. D’abord en disant que ce sommeil durant lequel la sagesse fut infusée à Salomon ne fut pas un sommeil naturel, mais le sommeil de la prophétie, dont on lit en Nombr. 12, 6 : « S’il se trouve parmi vous un prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en vision, ou je lui parlerai en songe. » Or, dans ce sommeil, l’usage du libre arbitre n’est pas lié.

 

Ensuite on peut dire que, de même qu’il est requis, pour l’infusion de la justice, que la volonté, qui est son sujet, se tourne vers Dieu, de même il est requis, dans l’infusion de la sagesse, que l’intelligence se tourne vers Dieu. Or, pendant le sommeil, l’intelligence peut se tourner vers Dieu, mais non le libre arbitre ou la volonté. Et en voici la raison. Deux choses appartiennent à l’intelligence : percevoir, et juger des choses perçues. Or l’intelligence, lorsqu’on dort, n’est pas empêchée de percevoir quelque chose, soit en provenance de choses qu’elle a déjà considérées — et c’est pourquoi l’homme fait parfois des syllogismes en dormant —, soit par l’illumination de quelque substance supérieure, que l’intelligence du dormeur est plus apte à percevoir, à cause du repos où elle se trouve du côté des actes des sens, et surtout lorsque les phantasmes sont apaisés ; c’est pourquoi il est dit en Job, 33, 15-16 : « Pendant les songes, dans les visions de la nuit, lorsque les hommes sont accablés de sommeil et qu’ils dorment dans leur lit, c’est alors que Dieu leur ouvre l’oreille et les instruit de ce qu’ils doivent savoir. » Et telle est la cause principale de ce que des futurs sont vus à l’avance dans le sommeil. Mais le parfait jugement de l’intelligence ne peut avoir lieu pendant le sommeil, étant donné que le sens est alors lié, lui qui est le premier principe de notre connaissance. En effet, le jugement se fait au moyen d’une analyse par les principes ; par conséquent, il est nécessaire que nous jugions de toutes choses d’après ce que nous recevons par le sens, comme il est dit au troisième livre sur le Ciel et le Monde. Or l’usage du libre arbitre suit le jugement de la raison ; voilà pourquoi l’usage du libre arbitre, par lequel la volonté se tourne vers Dieu, ne peut pas être suffisant lorsqu’on dort : car bien qu’il soit un mouvement de la volonté, il suit l’imagination plutôt que le complet jugement de la raison ; et ainsi, l’homme peut percevoir la sagesse en dormant, mais non la justice.

 

Enfin, on peut dire que l’intelligence est contrainte par l’intelligible, alors que la volonté ne peut pas être contrainte par l’objet d’appétit. La sagesse, qui est la droiture de l’intelligence, peut donc être infusée sans l’usage du libre arbitre, mais non la justice, qui est la droiture de la volonté.

 

 Le mouvement du libre arbitre qui précède dans l’état de veille ne peut faire que l’acte du dormeur soit méritoire ou déméritoire, considéré en lui-même ; cependant, il peut faire qu’il ait quelque degré de bonté ou de méchanceté, en tant que la vertu de l’acte du veilleur est laissée dans l’activité du dormeur, comme la vertu de la cause est laissée dans l’effet. Et de là vient que les vertueux font en dormant de meilleurs songes que d’autres non vertueux, comme il est dit au premier livre de l’Éthique ; c’est aussi pour cela que la pollution nocturne est parfois considérée comme coupable. Ainsi également, Salomon put en veillant se disposer à la sagesse qu’il devait recevoir en dormant.

 

Le sacrement de baptême ne doit pas être procuré à un malade lorsqu’il n’est pas en possession de son esprit, même s’il a eu auparavant le désir du baptême, sauf si l’on craint pour sa vie, ce qui n’est assurément pas le cas du dormeur ; les deux cas ne sont donc pas semblables sur ce point, mais ils le sont pour le reste.

 

 L’air, par la nature de son espèce, est dans l’ultime disposition pour recevoir la lumière, en raison de sa diaphanéité ; voilà pourquoi il est éclairé dès que se présente l’astre éclairant ; et aucune autre préparation n’est requise, sauf peut-être l’éloignement d’un obstacle. Mais l’âme intellectuelle n’est pas dans l’ultime disposition pour recevoir la justice, sauf lorsqu’elle veut en acte, car la puissance s’accomplit par l’acte, par lequel elle est déterminée à l’un des opposés, alors qu’elle est de soi en puissance aux deux ; comme une matière qui est en puissance à plusieurs formes est adaptée, par des dispositions, à une forme plutôt qu’à une autre.

 

10° Dieu, dans son infinie bonté, se communique lui-même aux créatures par quelque ressemblance de sa bonté, qu’il leur donne généreusement par le fait même qu’il communique sa bonté de la meilleure façon ; et cette meilleure façon suppose qu’il prodigue ses dons avec ordre, suivant sa sagesse, c’est-à-dire à chacun selon sa condition ; et de là vient qu’une disposition ou une préparation est requise du côté de ceux auxquels Dieu prodigue ses dons. Ou bien l’on peut répondre que cette objection vaut pour la préparation qui précède temporellement l’infusion de la grâce, et sans laquelle Dieu accorde parfois la grâce, opérant subitement chez quelqu’un le mouvement de contrition et infusant la grâce ; car, comme il est dit en Eccli. 11, 23 : « Il est aisé à Dieu d’enrichir tout d’un coup celui qui est pauvre. » Mais cela n’exclut pas l’usage du libre arbitre qui a lieu à l’instant même où la grâce est infusée. Car il se manifeste une plus parfaite communication de la bonté divine en ce que Dieu opère dans l’homme simultanément l’habitus et l’acte de justice, que s’il y opérait seulement l’habitus.

 

11° De même que le soleil est la cause de la lumière non seulement quant à l’être, mais aussi quant au devenir, de même aussi Dieu est la cause de la grâce et quant à l’être, et quant au devenir. Or, pour le devenir d’une réalité, qui implique un certain changement, est requise une chose qui n’est pas requise pour l’être de cette réalité ; par exemple il est requis, lorsque la lumière arrive dans l’air, que l’air se rapporte au soleil d’une autre façon qu’auparavant ; ce qui se fait par le mouvement du soleil, mouvement sans lequel il pourrait y avoir conservation de la lumière dans l’air, si le soleil est toujours présent. Et semblablement, il est requis pour le devenir de la grâce elle-même que la volonté se comporte envers Dieu autrement qu’avant ; et pour cela est exigé un changement de la volonté, qui n’a pas lieu chez les adultes sans l’usage du libre arbitre, comme on l’a dit.

 

12° Telle disposition est requise pour le devenir d’une réalité, qui ne l’est pas pour l’être de cette réalité, comme on le voit surtout dans la génération des animaux et des plantes ; par conséquent, rien n’empêche, si de telles dispositions cessent une fois que la réalité est advenue, que celle-ci soit néanmoins conservée dans son être. Et ainsi, lorsque cesse le mouvement du libre arbitre qui était nécessaire à la justification, la justice peut demeurer habituellement.

 

13° Rien n’empêche qu’une chose naturellement antérieure et ne pouvant advenir sans une chose postérieure, puisse néanmoins exister sans celle-ci ; par exemple, l’âme étant la cause formelle, efficiente et finale du corps, comme il est dit au deuxième livre sur l’Âme, elle est naturellement antérieure au corps et peut exister sans le corps, et pourtant, selon l’ordre de la nature, elle ne peut advenir que dans le corps. Et il en va de même pour la grâce et l’usage du libre arbitre.

 

14° Le corps infecte l’âme par le péché originel du fait même qu’il lui est uni. Or ce péché ne regarde pas la volonté de celui qui est infecté, mais sa nature ; voilà pourquoi il n’est pas étonnant que l’usage du libre arbitre ne soit pas requis pour une telle infection. Semblablement, l’âme de l’enfant obtient la grâce par le fait même qu’il est uni au Christ par le sacrement de baptême sans l’usage du libre arbitre. Mais chez les adultes, l’usage du libre arbitre est requis, pour la raison susmentionnée.

 

15° En disant que Dieu est plus enclin à faire miséricorde qu’à punir, on n’exclut pas que de plus nombreuses conditions soient requises pour le bien que Dieu opère en nous en faisant miséricorde, que pour le mal que Dieu punit en nous, car, suivant Denys, le bien procède d’une cause entière et totale, tandis que le mal résulte de défauts particuliers. Mais par là, il est montré que Dieu fait miséricorde suivant ce qui vient de lui, alors qu’il punit suivant ce qui vient de nous, et qui est tel qu’il ne peut y être ordonné que par la peine ; par conséquent, il fait miséricorde par son intention principale, mais il punit pour ainsi dire en dehors de l’intention de la volonté antécédente, selon la volonté conséquente. Et cependant, on peut répondre à l’objection proposée en disant qu’à l’infection du péché originel, par laquelle l’âme est infectée avant qu’elle ait l’usage du libre arbitre, correspond par une certaine ressemblance la justification des enfants avant qu’ils aient l’usage du libre arbitre.

 

16° Les réalités naturelles peuvent être disposées à la forme par une certaine violence, en sorte que le principe de la disposition soit au-dehors, sans que le patient contribue en rien ; en elles, par conséquent, la disposition à la forme ne vient pas d’un principe intérieur, mais du dehors. Mais la volonté ne peut pas subir de violence ; voilà pourquoi le cas n’est pas semblable.

 

17° Dieu produit en nous des vertus sans que nous les causions, mais non toutefois sans que nous y consentions.

 

18° L’acte du libre arbitre qui a lieu dans la justification de l’impie ne se rapporte pas de la même façon à l’habitus de la justice générale, dont il a été question, et à son exécution et son accroissement. À l’habitus, d’une part, il ne peut pas se rapporter comme un mérite, étant donné qu’à l’instant même est infusée la justice, qui est le principe du mérite : il s’y rapporte seulement comme une disposition. Mais d’autre part, il se rapporte à l’exécution de la justice et à son accroissement sous l’aspect du mérite, car l’homme, par le premier acte informé par la grâce, mérite le secours divin dans les choses susdites. Ainsi donc, la justice n’est pas accordée aux œuvres humaines comme une récompense, mais l’accroissement et la continuation de la justice est en quelque sorte une récompense par rapport aux actes méritoires précédents.

 

19° Bien que saint Paul, avant qu’il eût été justifié, attaquât directement la grâce de la foi, cependant, à l’instant même de sa justification, il consentit par son libre arbitre ébranlé par la grâce. En effet, Dieu peut en un instant envoyer à quelqu’un le mouvement de volonté gratuite sans lequel il n’y a pas de justification ; mais celle-ci peut avoir lieu sans préparation précédente.

 

20° Cette disposition n’est pas requise à cause de l’impuissance de l’agent, mais à cause de la condition du receveur, c’est-à-dire de la volonté, qui ne peut pas être changée par violence, mais qui l’est par son propre mouvement. Or ce mouvement du libre arbitre ne se rapporte pas seulement à la grâce comme une disposition, mais aussi comme un achèvement : en effet, les opérations sont des accomplissements des habitus ; par conséquent, que l’habitus soit introduit en même temps que son opération, prouve la perfection de l’agent, car la perfection de l’effet montre la perfection de la cause.

Article 4 : Quel mouvement du libre arbitre est requis pour la justification : est-ce un mouvement vers Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Ce qui suit la justification n’est pas requis pour la justification. Or, puisque le mouvement vers Dieu vient de la grâce, il suit la grâce ; c’est pourquoi il est dit en Lam. 5, 21 : « Convertissez-nous à vous, Seigneur, et nous nous convertirons. » Le mouvement du libre arbitre vers Dieu n’est donc pas parmi les choses qui sont requises pour la justification.

 

Le mouvement du libre arbitre est requis pour la justification comme une certaine disposition du côté du libre arbitre. Or ce à quoi l’homme a besoin d’être attiré, ne regarde pas le libre arbitre. Puis donc que l’homme, pour qu’il se convertisse à Dieu, a besoin d’être attiré, suivant ce passage de Jn 6, 44 : « Personne ne peut venir à moi, si mon Père qui m’a envoyé ne l’attire », il semble que le mouvement du libre arbitre vers Dieu ne soit pas parmi les choses qui sont requises pour la justification de l’impie.

 

L’homme parvient à la justice par la voie de la crainte : « car celui qui est sans crainte ne pourra devenir juste », comme il est dit en Eccli. 1, 28. Or l’homme, par la crainte, n’est pas mû vers Dieu mais plutôt vers les peines. Le mouvement du libre arbitre qui est requis pour la justification de l’impie n’est donc pas un mouvement vers Dieu.

 

[Le répondant] disait que cela est vrai pour la crainte servile, mais non pour la crainte filiale. En sens contraire : Toute crainte inclut dans sa notion une fuite. Or, par la fuite, on s’écarte de ce que l’on fuit, et l’on ne s’en approche pas. Donc, en ce qu’il craint Dieu, l’homme n’est pas mû vers Dieu, mais s’écarte plutôt de lui.

 

Si un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification, celui-là surtout devrait être requis, par lequel l’homme est mû vers Dieu de la façon la plus achevée. Or l’homme est mû vers Dieu de façon plus achevée par la charité que par la foi. Si donc un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification, on ne devrait pas attribuer la justification à la foi mais plutôt à la charité ; or c’est le contraire qui apparaît en Rom. 5, 1 : « Étant justifiés par la foi, ayons la paix avec Dieu. »

 

Le mouvement du libre arbitre qui est requis dans la justification est comme l’ultime disposition à la grâce, avec laquelle la grâce est infusée. Or la disposition à la forme avec laquelle la forme est introduite, est telle qu’elle ne peut pas exister sans la forme, puisqu’il y a une nécessité à l’égard de la forme. Puis donc que le mouvement de foi peut exister sans la grâce, il semble que la justification ne doive pas être attribuée au mouvement de foi.

 

L’homme peut connaître Dieu par la raison naturelle. Or la foi n’est requise pour la justification que pour autant qu’elle fasse connaître Dieu. Il semble donc que l’homme puisse être justifié sans mouvement de foi.

 

De même que par le mouvement de foi l’homme connaît Dieu, de même aussi par l’acte de sagesse. La justification ne doit donc pas être mise au compte de la foi plutôt que de la sagesse.

 

Dans la foi sont contenus de nombreux articles. Si donc un mouvement de foi est requis pour la justification, il semble qu’il soit nécessaire de penser à tous les articles de foi, ce qui ne peut se faire subitement.

 

10° Il est dit en Jacq. 4, 6 que « Dieu donne sa grâce aux humbles » ; et ainsi, pour la justification de l’impie est requis un mouvement d’humilité, qui n’est pas un mouvement vers Dieu, sinon l’humilité aurait Dieu pour objet et pour fin, et serait une vertu théologale. Le mouvement qui est requis pour la justification de l’impie n’est donc pas un mouvement du libre arbitre vers Dieu.

 

11° Dans la justification de l’impie, la volonté de l’homme se tourne vers la justice. Le mouvement du libre arbitre doit donc être un acte de justice, qui n’est pas un mouvement vers Dieu.

 

12° Le rôle de l’homme dans la justification de l’impie consiste à ôter un empêchement, comme on dit de celui qui ouvre la fenêtre qu’il cause l’éclairement de la maison. Or l’empêchement à la grâce est le péché. Du côté du justifié n’est donc pas requis un mouvement du libre arbitre vers Dieu, mais seulement contre le péché.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jacq. 4, 8 : « Approchez-vous de Dieu, et il s’approchera de vous. » Or Dieu s’approche de nous par l’infusion de la grâce. Donc, pour que nous soyons justifiés par la grâce, il est nécessaire que nous nous approchions de Dieu par un mouvement du libre arbitre vers lui.

 

La justification de l’impie est une certaine illumination de l’homme. Or il est dit au Psaume 33, 6 : « Approchez-vous de lui, afin que vous en soyez éclairés. » Puis donc que l’homme ne s’approche pas de Dieu par une démarche du corps mais par des mouvements de l’esprit, comme dit saint Augustin, il semble qu’un mouvement du libre arbitre soit requis pour la justification de l’impie.

 

Il est dit en Rom. 4, 5 : « Lorsqu’un homme croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputée à justice. » Donc, pour que l’impie soit justifié, un mouvement de foi vers Dieu est requis.

 

 

Réponse :

 

Comme on l’a déjà dit, le mouvement du libre arbitre qui a lieu dans la justification est requis afin que l’homme touche la cause justifiante par un acte propre. Or la cause justifiante est Dieu, qui a opéré notre justification par le mystère de son Incarnation, par laquelle il s’est fait le médiateur de Dieu et des hommes. Voilà pourquoi un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification de l’impie.

 

Mais puisque le libre arbitre peut se mouvoir vers Dieu de multiples façons, le mouvement requis par nécessité pour la justification semble être celui qui est antérieur aux autres et inclus dans tous les autres, et c’est le mouvement de foi : « Il faut que celui qui s’approche de Dieu croie d’abord qu’il existe », comme on le lit en Hébr. 11, 6. Personne ne peut se mouvoir vers Dieu par un autre mouvement, quel qu’il soit, s’il ne se meut en même temps que cela par le mouvement de foi, car tous les autres mouvements de l’esprit vers Dieu qui justifie regardent la volonté, seul le mouvement de foi regarde l’intelligence. Or la volonté n’est mue vers son objet qu’en tant que celui-ci est appréhendé ; en effet, le bien appréhendé meut la volonté, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Un mouvement de la partie appréhensive est donc requis pour le mouvement de l’affective, comme la motion du moteur pour l’« être mû » du mobile. Et de cette façon, un mouvement de foi est inclus dans le mouvement de charité, et en n’importe quel autre mouvement par lequel l’esprit se meut vers Dieu.

 

Mais parce que la justice réside de manière achevée dans la volonté, pour cette raison, si l’homme se convertissait à Dieu seulement par l’intelligence, il ne toucherait pas Dieu par ce qui reçoit la justice, c’est-à-dire par la volonté, et ainsi, il ne pourrait pas être justifié. Il est donc requis non seulement que l’intelligence se convertisse à Dieu, mais aussi la volonté. Or le premier mouvement de la volonté vers quelque chose est le mouvement d’amour, comme on l’a dit dans la question sur les passions de l’âme ; et ce mouvement est inclus dans le désir comme la cause dans l’effet ; en effet, on désire une chose comme un objet aimé. L’espoir, quant à lui, implique un certain désir avec un certain sursaut de l’âme, comme si elle tendait vers quelque chose d’ardu. Donc, de même qu’un mouvement de connaissance a lieu en même temps que le mouvement d’amour, de même le mouvement d’amour a lieu avec un mouvement d’espoir ou de désir ; car de même que l’objet appréhendé meut l’amour, de même l’amour meut le désir ou l’espoir. Ainsi donc, dans la justification de l’impie, le libre arbitre se meut vers Dieu par un mouvement de foi, d’espérance et de charité : en effet, il est nécessaire que le justifié se convertisse à Dieu en l’aimant avec l’espoir du pardon. Et ces trois choses sont comptées pour un seul mouvement complet, en tant que l’un est inclus dans l’autre ; cependant, ce mouvement est nommé d’après la foi, étant donné que celle-ci contient virtuellement en elle-même les autres mouvements, et qu’elle est incluse en eux.

 

 

Réponse aux objections :

 

Se mouvoir vers Dieu par le libre arbitre, suit d’une certaine façon l’infusion de la grâce, dans l’ordre de la nature, mais non temporellement, comme on le verra clairement plus loin. Or l’infusion de la grâce est l’une des choses qui sont requises pour la justification ; cela n’entraîne donc pas que le mouvement du libre arbitre vers Dieu suive la justification.

 

Cette attirance n’implique pas une violence, mais une opération divine par laquelle Dieu opère dans le libre arbitre en le tournant où il veut ; et ainsi, ce à quoi l’homme est attiré regarde en quelque sorte le libre arbitre.

 

La crainte servile, qui n’a de regard que pour la peine, est requise pour la justification comme une disposition précédente, mais non comme entrant dans la substance de la justification : car elle ne peut coexister avec la charité, mais à la venue de la charité la crainte s’en va ; d’où 1 Jn 4, 18 : « Il n’y a point de crainte dans l’amour. » Mais la crainte filiale, qui craint la séparation, est incluse virtuellement dans le mouvement d’amour : en effet, désirer l’union à l’aimé et craindre la séparation relèvent de la même notion.

 

La crainte filiale inclut quelque fuite ; non toutefois la fuite de Dieu, mais la fuite de la séparation de Dieu, ou de l’égalité avec Dieu, étant donné que la crainte implique une certaine révérence par laquelle l’homme n’ose pas se comparer à la divine majesté, mais se soumet à elle.

 

Un mouvement de charité vers Dieu est requis, mais dans ce mouvement est cependant inclus un mouvement de foi, comme on l’a dit.

 

Bien que croire à Dieu ou croire Dieu puisse se faire sans la justice, cependant croire en Dieu, ce qui est l’acte de foi formée, ne peut pas se faire sans la grâce ou la justice. Et un tel acte de croire est requis pour la justification, comme on le voit clairement en Rom. 4, 5 : « Lorsqu’un homme croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputée à justice. »

 

Après la chute de la nature humaine, l’homme ne peut être réparé que par le médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ ; et ce mystère, celui de la médiation du Christ, est tenu par la seule foi. C’est pourquoi la connaissance naturelle ne suffit pas pour la justification de l’impie, mais il est requis d’avoir la foi en Jésus-Christ, soit explicitement soit implicitement, selon les divers temps et les diverses personnes. Et c’est ce qui est dit en Rom. 3, 22 : « justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ ».

 

Ce que l’intelligence des principes naturellement connus est à la sagesse ou à la science acquise par la raison, c’est-à-dire un principe, la foi l’est relativement à la sagesse infuse ; par conséquent, le premier mouvement vers Dieu de connaissance gratuite n’appartient pas à la sagesse ni à la science infuse, mais à la foi.

 

Bien que les articles de foi soient nombreux, il n’est cependant pas nécessaire de penser actuellement à eux tous à l’instant même de la justification, mais seulement de considérer Dieu à travers l’article affirmant qu’il justifie et remet les péchés ; en effet, les articles sur l’Incarnation et la Passion du Christ y sont implicitement inclus, ainsi que les autres choses qui sont requises pour notre justification.

 

10° Un mouvement d’humilité s’ensuit du mouvement de foi dans la mesure où, ayant considéré la hauteur de la divine majesté, on se soumet soi-même à elle ; et ainsi, le mouvement d’humilité n’est pas le premier qui est requis dans la justification.

 

11° Dans la justice générale, dont nous parlons maintenant, est incluse l’ordination convenable de l’homme à Dieu, comme on l’a déjà dit ; et ainsi, tant la foi que l’espérance et que la charité est contenue dans une telle justice.

 

12° Le péché empêche la grâce surtout en raison de l’aversion ; voilà pourquoi, afin d’ôter cet empêchement, il est requis une conversion du libre arbitre à Dieu.

Article 5 : Dans la justification de l’impie, est-il requis un mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Un mouvement de charité suffit pour la rémission ; Lc 7, 47 : « Beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé. » Or le mouvement de charité se porte directement vers Dieu. Donc, pour la justification de l’impie, un mouvement vers Dieu suffit, et il n’est pas requis de mouvement dirigé vers le péché.

 

Le bien immuable est plus efficace que le bien transitoire. Or la conversion au bien transitoire suffit pour que l’homme tombe dans le péché. La conversion au bien immuable suffit donc pour que l’homme soit justifié.

 

L’homme ne peut avoir un mouvement dirigé vers le péché que s’il pense au péché. Or personne ne peut penser à ce que la mémoire ne possède pas ; or il arrive que l’on ait oublié le péché commis. Si donc un mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché est requis pour la justification de l’impie, il semble que tel homme qui a oublié ses péchés ne puisse jamais être justifié.

 

Il arrive qu’un homme se soit laissé entraîner à nombreux crimes. Si donc un mouvement du libre arbitre est requis dans la justification, il semble, pour la même raison, qu’il lui faille en cet instant penser à chacun de ses péchés ; ce qui est impossible, car il n’a pas de raison de penser à l’un plutôt qu’à l’autre.

 

Quiconque se tourne vers une chose comme vers une fin ultime, se détourne par là même d’une autre fin ultime, car il est impossible qu’un seul ait plusieurs fins ultimes. Or lorsque l’homme, par la foi formée, se meut vers Dieu, il se meut vers lui comme vers une fin ultime. Il se détourne donc par là même du péché ; et ainsi, il ne semble pas qu’un mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché soit nécessaire.

 

Le mouvement qui part du péché et le mouvement dirigé vers lui ne sont pas identiques, de même que le mouvement qui part du blanc n’est pas le même que le mouvement dirigé vers le blanc. Or la justification est un mouvement qui part du péché. Ce n’est donc pas un mouvement dirigé vers le péché.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au Psaume 31, 5 : « Je confesserai contre moi-même mon injustice au Seigneur, et vous m’avez remis l’impiété de mon péché. » Or l’homme ne peut dire cela qu’en pensant au péché. Un mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché est donc requis pour la justification.

 

Pour la justification de l’impie est requise la contrition, qui est la première partie de la pénitence, par laquelle les péchés sont ôtés. Or la contrition est la douleur au sujet du péché. Un mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché est donc requis dans la justification de l’impie.

 

 

Réponse :

 

La justification de l’impie ajoute quelque chose à la justification pure et simple. Car la justification pure et simple implique seulement l’infusion de la justice, mais la justification de l’impie y ajoute la rémission de la faute ; et cette rémission ne vient pas uniquement de ce que l’homme s’abstient du péché, mais quelque chose de plus est requis. C’est pourquoi saint Augustin dit au livre sur le Mariage et la Concupiscence : « Si cesser de pécher était la même chose que d’être sans péché, l’Écriture se contenterait de nous dire : “Mon fils, avez-vous péché ? Ne péchez plus.” Mais comme cela n’est pas suffisant, elle ajoute : “Et pour ce qui est des péchés passés, priez Dieu qu’il vous les pardonne.” » Ainsi donc, pour la justification pure et simple est requise une conversion de l’homme, par le libre arbitre, à la cause justifiante, conversion qui est un mouvement du libre arbitre vers Dieu. Mais dans la justification de l’impie, il est requis en plus de cela que l’on se convertisse à la destruction du péché passé. Or de même qu’il se fait une conversion à Dieu dès lors que l’homme connaît Dieu par la foi et l’aime, et qu’il désire ou espère la grâce, de même il est nécessaire qu’une conversion du libre arbitre dirigée vers le péché ait lieu dès lors que l’homme se reconnaît pécheur, ce qui relève de l’humilité, et qu’il déteste le péché passé, en sorte qu’il soit mécontent de l’avoir fait et ne veuille pas recommencer.

 

 

Réponse aux objections :

 

L’amour divin ne peut exister sans une détestation de ce qui sépare de Dieu ; voilà pourquoi, en plus du mouvement d’amour vers Dieu, il est requis dans la justification une détestation du péché. Et c’est pourquoi sainte Madeleine, à qui il fut dit : « beaucoup de péchés lui sont remis », avait versé des larmes pour ses péchés.

 

La conversion au bien immuable suffit pour la justification pure et simple ; mais pour la justification de l’impie est aussi requis un mouvement dirigé vers le péché, comme on l’a dit, car, pour que l’homme soit justifié du péché passé, il ne suffit pas seulement qu’il veuille la justice et ne pèche pas, mais il faut encore qu’il agisse contre l’iniquité passée en la détestant. Et il n’est pas requis, chez celui qui pèche, de détestation de Dieu ou de la justice, sinon par voie de conséquence : car ce qui est bon, personne ne l’a en haine, si ce n’est en tant qu’il est incompatible avec un autre bien que l’on aime ; le pécheur ne hait donc la justice et Dieu que par accident, c’est-à-dire du fait même qu’il aime immodérément un bien transitoire.

 

Il n’est pas nécessaire qu’au moment même de la justification l’on pense à tel ou tel péché de façon déterminée, mais seulement que l’on soit affligé de s’être détourné de Dieu par sa propre faute : soit absolument, soit sous la condition que l’on se soit détourné, c’est-à-dire lorsqu’on ignore si l’on s’est jamais détourné de Dieu par le péché mortel ; et par un mouvement de ce genre, celui qui a oublié peut être contrit du péché.

 

Tous les péchés ont en commun l’aversion de Dieu, en raison de laquelle ils empêchent la grâce ; il n’est donc pas requis, pour la justification, qu’au moment même de la justification l’on pense à chaque péché : il suffit de penser que l’on s’est détourné de Dieu par sa faute. Mais le ressouvenir de chaque péché doit ou précéder, ou au moins suivre la justification.

 

De ce que l’on s’est donné Dieu comme fin, il suit que l’on ne place pas sa fin dans le péché, et ainsi, que l’on se détourne du propos de pécher. Mais cela ne suffit pas pour la destruction du péché passé, comme on l’a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Le mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché pour le poursuivre ou l’embrasser, est opposé à la justification, mais non le mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché pour le fuir : en effet, ce mouvement s’accorde avec la justification, qui est un mouvement qui part du péché, car la fuite d’une chose est un mouvement qui part de cette chose.

Article 6 : L’infusion de la grâce et la rémission de la faute sont-elle une même chose ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Proposer une affirmation et en écarter la négation sont une même chose. Or la faute ne semble pas être autre chose que le défaut de grâce. Il semble donc que le retrait de la faute soit la même chose que l’infusion de la grâce.

 

La grâce et la faute s’opposent comme les ténèbres et la lumière. Or le retrait des ténèbres et l’introduction de la lumière sont une même chose. La rémission de la faute et l’infusion de la grâce sont donc une même chose.

 

Le retrait de la faute s’entend surtout de la destruction de la souillure. Or la souillure ne semble rien être de positif dans l’âme, car alors elle viendrait en quelque façon de Dieu ; et ainsi, il semble qu’elle soit seulement une privation ; or elle n’est privation que de ce avec quoi elle ne peut pas exister, et c’est la grâce. Le retrait de la faute n’est donc rien d’autre que l’infusion de la grâce.

 

[Le répondant] disait que la souillure ne pose pas seulement l’absence de la grâce, mais aussi une aptitude et une dette relativement à la grâce qu’il faut avoir. En sens contraire : toute privation pose une aptitude dans le sujet, puisque le retrait de la privation et l’introduction de l’habitus sont une même chose. Cela n’empêche donc pas que le retrait de la faute et l’infusion de la grâce soient une même chose.

 

Selon le Philosophe, la génération d’une chose est la corruption d’une autre. Puis donc que le retrait de la faute en est une certaine corruption, et que l’infusion de la grâce est une certaine génération de celle-ci, l’infusion de la grâce est la même chose que le retrait de la faute.

 

 

En sens contraire :

 

Parmi les quatre choses qui sont requises pour la justification de l’impie, figurent ces deux que sont l’infusion de la grâce et la rémission de la faute.

 

Si deux choses quelconques sont telles que l’une peut exister sans l’autre, elles ne sont pas identiques. Or l’infusion de la grâce peut exister sans la rémission d’aucune faute, comme pour les anges bienheureux, pour le premier homme avant la chute, ainsi que pour le Christ. La rémission de la faute et l’infusion de la grâce ne sont donc pas identiques.

 

 

Réponse :

 

La rémission de la faute et l’infusion de la grâce ne sont pas une même chose, et en voici la preuve. Les mutations se distinguent par les termes. Le terme de l’infusion de la grâce est que la grâce inhère, et le terme de la rémission de la faute est que la faute n’existe pas. Or il faut remarquer entre les opposés une certaine différence, de la façon suivante.

 

Certains opposés sont tels que l’un et l’autre posent une nature, comme le blanc et le noir ; et en de tels opposés, la négation de l’un ou de l’autre est une négation réelle, c’est-à-dire d’une réalité. Voilà pourquoi, puisque l’affirmation n’est pas une négation — car être blanc n’est pas la même chose que ne pas être noir —, mais qu’elles diffèrent réellement, la corruption du noir, dont le terme est que le noir n’existe pas, et la génération du blanc, dont le terme est que le blanc existe, sont réellement des mutations différentes, bien qu’il y ait un seul mouvement, comme on l’a déjà dit.

 

D’autres opposés sont tels que l’un seulement est une certaine nature, tandis que l’autre n’est que le retrait ou la négation de celle-ci, comme cela est clair pour ceux qui s’opposent selon l’affirmation et la négation, ou selon la privation et la possession ; et pour de tels opposés, la négation de l’opposé qui pose une nature, est réelle, car elle porte sur quelque réalité, tandis que la négation de l’autre opposé n’est pas réelle, car elle ne porte pas sur une réalité : en effet, c’est une négation de négation ; voilà pourquoi cette négation de négation, qu’est la négation de l’autre opposé, ne diffère en rien, quant à la réalité, de la position de l’autre ; aussi la génération du blanc est-elle la même chose, quant à la réalité, que la corruption du non blanc. Mais parce que la négation, bien qu’elle ne soit pas une réalité de la nature, est cependant une réalité de la raison, la négation de la négation, quant à la notion, ou du point de vue de notre manière de connaître, est autre chose que la position de l’affirmation ; et ainsi, la corruption du non blanc, du point de vue de notre manière de connaître, est autre chose que la génération du blanc.

 

Il est donc clair que, si la faute n’est absolument rien de positif, l’infusion de la grâce et la rémission de la faute sont identiques quant à la réalité, mais non identiques quant à la notion. Mais si la faute pose quelque chose non quant à la notion mais réellement, alors la rémission de la faute est autre chose que l’infusion de la grâce, si on les considère comme des mutations, bien que du point de vue du mouvement elles soient un, comme on l’a déjà dit. Or la faute pose quelque chose, et pas seulement l’absence de grâce. En effet, l’absence de grâce, considérée en elle-même, est seulement une peine, et n’est une faute que dans la mesure où elle est laissée par un acte volontaire précédent ; comme les ténèbres ne sont de l’ombre que dans la mesure où elles sont laissées par l’interposition d’un corps opaque. Donc, de même que l’enlèvement de l’ombre implique non seulement le retrait des ténèbres mais aussi celui du corps qui fait obstacle, de même la rémission de la faute implique non seulement l’enlèvement de l’absence de grâce mais aussi l’enlèvement de l’empêchement de la grâce, qui venait du précédent acte de péché ; non pas en sorte que cet acte n’ait pas été, car cela est impossible, mais en sorte que l’influx de la grâce ne soit pas empêché à cause de lui. Ainsi donc, il est clair que la rémission de la faute et l’infusion de la grâce ne sont pas une même chose quant à la réalité.

 

 

Réponse aux objections :

 

1°, 2°, & On voit dès lors clairement la solution aux quatre premiers arguments.

 

Le Philosophe dit que la génération d’une chose est la corruption d’une autre, par concomitance — car elles sont nécessairement simultanées —, ou bien à cause de l’unité du mouvement qui a pour terme ces deux mutations.

Article 7 : La rémission de la faute précède-t-elle naturellement l’infusion de la grâce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

À propos de ce passage du Psaume 62, 3 : « je me suis présenté devant vous comme dans votre sanctuaire », la Glose dit : « Si l’on n’abandonne pas d’abord le mal, on ne parviendra jamais au bien. » Or la rémission de la faute fait abandonner le mal, et l’infusion de la grâce fait parvenir au bien. La rémission de la faute est donc naturellement antérieure à l’infusion de la grâce.

 

Dans l’ordre de la nature, le receveur se conçoit avant la réception elle-même. Or la forme n’est reçue que dans une matière propre. Il faut donc concevoir la matière propre avant la réception de la forme. Or, pour que la matière soit propre à une forme, il est nécessaire qu’elle soit dépouillée de la forme contraire. La matière est donc naturellement dépouillée d’une forme avant de recevoir une autre forme ; et ainsi, la rémission de la faute est naturellement antérieure à l’infusion de la grâce.

 

[Le répondant] disait que la grâce, en tant qu’elle se rapporte à Dieu qui infuse la grâce, est naturellement antérieure à la rémission de la faute ; mais en tant qu’elle a une relation au sujet, elle est postérieure à la rémission de la faute. En sens contraire : dans l’infusion de la grâce est inclus le rapport de la grâce à son sujet, auquel elle est infusée. Si donc elle est postérieure par ce rapport au sujet, il semble que l’infusion de la grâce, dans l’absolu, vienne naturellement après la rémission de la faute.

 

[Le répondant] disait que la grâce a deux rapports au sujet : l’un, en tant qu’elle détermine formellement le sujet, et de ce point de vue, elle est postérieure à la rémission de la faute ; l’autre, par lequel elle chasse du sujet la faute, et ainsi, l’infusion de la grâce précède naturellement la rémission de la faute. En sens contraire : la grâce chasse la faute en raison de son opposition à elle. Or les opposés se chassent mutuellement, puisqu’ils ne se tolèrent pas dans le même sujet. Donc, du fait même que la grâce détermine formellement le sujet, elle chasse la faute. Et ainsi, il n’est pas possible que la grâce, par son rapport au sujet qu’elle détermine formellement, soit postérieure, et par son rapport à la faute qu’elle chasse, soit antérieure.

 

L’être d’une réalité est naturellement antérieur à son agir. Or, puisque la grâce est un accident, son être est d’inhérer. Le rapport de la grâce au sujet qu’elle détermine formellement est donc naturellement antérieur à son rapport au contraire qu’elle chasse. Et ainsi, la réponse susmentionnée ne semble pas pouvoir tenir.

 

La fuite du mal est naturellement antérieure à la pratique du bien. Or la rémission de la faute regarde la fuite du mal, tandis que l’infusion de la grâce est ordonnée à la pratique du bien. La rémission de la faute est donc naturellement antérieure à l’infusion de la grâce.

 

L’ordre des causes suit l’ordre des effets. Or l’effet de la rémission de la faute est d’être pur, tandis que l’effet de l’infusion de la grâce est d’être agréable. Être pur est naturellement antérieur à être agréable, car tout ce qui est agréable est pur, mais l’inverse n’est pas vrai ; et, suivant le Philosophe, « est antérieur ce qui est impliqué sans réciprocité ». La rémission de la faute est donc naturellement antérieure à l’infusion de la grâce.

 

La faute et la grâce sont entre elles comme des formes contraires dans la nature. Or, dans les réalités naturelles, l’expulsion d’une forme est naturellement antérieure à l’introduction d’une autre, étant donné qu’il ne se produit pas que des formes contraires coexistent dans une matière ; il est donc nécessaire de concevoir la forme qui existait auparavant comme chassée avant que la nouvelle forme soit introduite. La rémission de la faute est donc naturellement antérieure à l’infusion de la grâce.

 

S’éloigner du terme de départ est naturellement antérieur à parvenir au terme d’arrivée. Or, dans la justification de l’impie, la faute se comporte comme le terme dont on s’éloigne par la rémission de la faute, tandis que le terme d’arrivée est la grâce elle-même, à laquelle on parvient par son infusion. La rémission de la faute est donc naturellement antérieure à l’infusion de la grâce.

 

10° [Le répondant] disait que l’infusion de la grâce est postérieure, en tant que la grâce est le terme de la justification ; mais en tant qu’elle est le principe qui dispose en ôtant le contraire, elle est antérieure. En sens contraire : un agent d’une puissance infinie n’exige pas de disposition dans la matière sur laquelle il opère. Or l’infusion de la grâce vient d’un agent d’une puissance infinie, à savoir, de Dieu. Aucune disposition n’est donc exigée.

 

11° Nulle forme venant totalement de l’extérieur n’exige une disposition dans la matière. Or la grâce est de ce genre. Donc, etc.

 

12° La rémission de la faute et l’infusion de la grâce se comportent comme une purification et une illumination. Or, suivant Denys, la purification se place avant l’illumination. La rémission de la faute précède donc naturellement l’infusion de la grâce.

 

13° Si, dans la justification de l’impie, Dieu opérait successivement, il ôterait d’abord la faute et ensuite infuserait la grâce ; comme la nature, dans le blanchissement, ôte la noirceur avant d’amener la blancheur. Or, que Dieu opère subitement la justification, ôte l’ordre du temps, non celui de la nature. La rémission de la faute est donc naturellement antérieure à l’infusion de la grâce.

 

 

En sens contraire :

 

La cause précède naturellement l’effet. Or la grâce n’est cause de la rémission de la faute que dans la mesure où elle est infusée. L’infusion de la grâce précède donc naturellement la rémission de la faute.

 

L’agent naturel ne chasse de la matière la forme contraire qu’en amenant dans la matière la ressemblance de sa forme. Donc Dieu, pour la même raison, n’ôte lui aussi la faute de l’âme qu’en amenant en elle la ressemblance de sa bonté, c’est-à-dire la grâce ; et ainsi, l’infusion de la grâce précède naturellement la rémission de la faute.

 

De même que la faute est parfois remise par la grâce, de même la grâce est parfois chassée par la faute. Or la grâce est chassée par une faute qui précède l’expulsion de la grâce. Donc semblablement, la faute est remise par une grâce qui précède la rémission de la faute.

 

C’est en la créant que Dieu infuse la grâce, et en l’infusant qu’il la crée. Or la création de la grâce est naturellement antérieure à la rémission de la faute. L’infusion de la grâce est donc naturellement antérieure à la rémission de la faute.

 

L’agent est naturellement antérieur au patient. Or, dans la justification de l’impie, la grâce est du côté de l’agent, et la faute du côté du patient ou du receveur. L’infusion de la grâce est donc naturellement antérieure à la rémission de la faute.

 

 

Réponse :

 

En n’importe quel genre de cause, la cause est naturellement antérieure à l’effet. Or il arrive que le même soit cause et effet relativement au même, suivant des genres de causes différents ; comme la purification est cause de la santé dans le genre de la cause efficiente, tandis que la santé est cause de purification suivant le genre de la cause finale ; semblablement, la matière est cause de la forme, en quelque façon, en tant qu’elle supporte la forme, et la forme est d’une autre façon la cause de la matière, en tant qu’elle donne à celle-ci d’exister actuellement. Voilà pourquoi rien n’empêche qu’une chose soit avant et après une autre, suivant des genres de causes différents. Mais cependant, il faut appeler purement et simplement antérieur dans l’ordre de la nature ce qui est antérieur suivant le genre de cette cause qui est antérieure sous l’aspect de la causalité, telle la fin, qui est appelée cause des causes, parce que c’est à la cause finale que toutes les autres causes doivent d’être causes : car l’efficient n’agit que pour la fin, et c’est par l’action de l’efficient que la forme perfectionne la matière et que la matière supporte la forme.

 

Il faut donc dire que chaque fois qu’une forme est chassée d’une matière et qu’une autre forme est amenée, l’expulsion de la forme précédente est naturellement antérieure sous l’aspect de la cause matérielle : en effet, toute disposition à la forme se ramène à la cause matérielle ; et, pour la matière, être dépouillée de la forme contraire est une certaine disposition à la réception de la forme. De plus, le sujet, c’est-à-dire la matière, comme il est dit au premier livre de la Physique, est nombrable : en effet, il est nombré quant à la notion, en tant qu’en lui, en plus de la substance du sujet, se trouve la privation, qui se tient du côté de la matière et du sujet. Mais sous l’aspect de la cause formelle, est naturellement antérieure l’introduction de la forme, qui perfectionne formellement le sujet et chasse le contraire. De plus, la forme et la fin reviennent numériquement au même, tandis que la forme et l’efficient reviennent au même spécifiquement, en tant que la forme est la ressemblance de l’agent ; aussi l’introduction de la forme est-elle naturellement antérieure suivant l’ordre de la cause efficiente et finale ; et cela montre clairement, d’après ce qui a été dit, qu’elle est purement et simplement antérieure dans l’ordre de la nature.

 

Ainsi donc, on voit clairement que, absolument parlant, selon l’ordre de la nature, l’infusion de la grâce est antérieure à la rémission de la faute ; mais suivant l’ordre de la cause matérielle, c’est l’inverse.

 

 

Réponse aux objections :

 

Le point de vue où se place cette glose est celui de l’évitement de l’œuvre mauvaise et de la pratique de l’œuvre bonne : en effet, rejeter le mal est une moindre chose que de faire le bien, et par conséquent, c’est une chose naturellement antérieure ; mais son point de vue n’est pas celui des habitus qui sont infusés ou chassés.

 

Cet argument raisonne suivant l’ordre de la cause matérielle, selon lequel, du point de vue du sujet, l’infusion de la grâce est postérieure.

 

On voit dès lors clairement la solution au troisième argument.

 

Cette objection raisonne suivant l’ordre de la cause formelle : c’est en effet formellement que la grâce, en inhérant, chasse la faute.

 

La grâce ne chasse pas la faute de manière efficiente, mais formellement ; elle n’existe donc pas avant qu’elle chasse la faute, mais en même temps.

 

Cette objection, comme la première, raisonne du point de vue des opérations et non des habitus.

 

Être pur n’est pas l’effet propre de la rémission de la faute, car cela est possible sans l’idée de rémission de faute, comme en l’homme dans l’état d’innocence ; mais l’effet propre de la rémission de la faute est de devenir pur, et cela n’est pas plus commun que d’être agréable, car nul ne peut devenir pur si ce n’est par la grâce. Il faut cependant savoir que par cet argument ne serait prouvée la priorité naturelle que dans l’ordre de la cause matérielle, car les genres se rapportent aux espèces à la façon d’une matière.

 

Il faut faire la même distinction pour les formes naturelles que pour le sujet qui nous occupe.

 

S’éloigner du terme de départ est antérieur dans la voie de la génération et du mouvement, puisque cette voie se ramène à l’ordre de la matière, car le mouvement est l’acte de ce qui existe en puissance ; mais accéder au terme d’arrivée est antérieur suivant l’ordre de la cause finale.

 

10° Dans les œuvres de Dieu, il n’est pas requis de disposition à cause de l’impuissance de l’agent, mais à cause de la condition de l’effet ; et une telle disposition, à savoir le retrait du contraire, est particulièrement nécessaire, car des contraires ne peuvent coexister.

 

11° La forme qui vient totalement de l’extérieur requiert une disposition convenable dans le sujet, soit préexistante, comme la lumière requiert la diaphanéité dans l’air, soit imprimée en même temps par le même agent, comme la chaleur parfaite est introduite en même temps que la forme du feu. Et semblablement, la faute est chassée par Dieu en même temps que la grâce est infusée.

 

12° Dans l’ordre de la purification et de l’illumination, il faut employer une distinction semblable à celle du cas présent.

 

13° Si Dieu opérait successivement la justification, l’expulsion de la faute serait antérieure quant au temps, mais postérieure quant à la nature : en effet, l’ordre du temps suit l’ordre du mouvement et de la matière. Et en ce sens, le Philosophe dit que, dans un même sujet, l’acte est postérieur à la puissance quant au temps, mais antérieur quant à la nature ; car c’est d’après ce qui est antérieur dans l’ordre de la cause finale qu’une chose est dite purement et simplement antérieure quant à la nature, comme on l’a dit.

Article 8 : Dans la justification de l’impie, le mouvement du libre arbitre précède-t-il naturellement l’infusion de la grâce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La cause précède naturellement l’effet. Or la contrition est cause de la rémission de la faute. Elle la précède donc naturellement ; et par conséquent, elle précède l’infusion de la grâce, car elles vont ensemble.

 

[Le répondant] disait que la contrition n’est cause de la rémission de la faute qu’à la façon d’une disposition matérielle. En sens contraire : la contrition est cause sacramentelle de la rémission de la faute et de l’infusion de la grâce. En effet, puisque la pénitence est un sacrement de la loi nouvelle, elle cause la grâce, et ainsi, elle cause la rémission de la faute ; et elle ne fait pas cela en raison de ses autres parties que sont la confession et la satisfaction, qui présupposent la grâce et la rémission de la faute ; et ainsi, il reste que la contrition elle-même est cause sacramentelle de la rémission de la faute et de l’infusion de la grâce. Or la cause sacramentelle est une cause instrumentale, comme il ressort de la question précédente. Puis donc que l’instrument se ramène au genre de la cause efficiente, la contrition ne sera pas cause de la rémission de la faute comme une disposition matérielle, mais plutôt dans le genre de la cause efficiente.

 

L’attrition précède l’infusion de la grâce et la rémission de la faute. Or la contrition ne diffère de l’attrition que par l’intensité de la douleur, qui ne modifie pas l’espèce. La contrition précède donc au moins naturellement l’infusion de la grâce et la rémission de la faute.

 

Il est dit au Psaume 88, 15 : « La justice et l’équité sont la préparation de votre trône. » Or l’âme devient le trône de Dieu par l’infusion de la grâce et la rémission de la faute. Puis donc que l’homme pratique la justice et l’équité en étant contrit de son péché, il semble que la contrition soit une préparation pour l’infusion de la grâce ; et ainsi, elle est naturellement antérieure.

 

Le mouvement vers un terme précède naturellement le terme. Or la contrition est un certain mouvement qui tend vers la destruction du péché. Elle précède donc naturellement la rémission de la faute.

 

Saint Augustin dit : « Celui qui t’a créé sans toi, ne te justifiera pas sans toi » ; et ainsi, le mouvement du libre arbitre, qui vient de notre côté, est requis pour la justification, et la précède naturellement. Or la justification a pour terme la rémission de la faute. Le mouvement du libre arbitre précède donc naturellement la rémission de la faute.

 

Dans le mariage charnel, le consentement mutuel précède l’union. Or par l’infusion de la grâce est contracté un certain mariage spirituel de l’âme avec Dieu, suivant ce passage d’Osée, 2, 19 : « Je te fiancerai à moi dans la justice. » Le mouvement du libre arbitre, par lequel a lieu le consentement de l’âme à Dieu, précède donc naturellement l’infusion de la grâce.

 

Dans les choses qui sont mues par elles-mêmes, la motion du moteur extérieur se rapporte à l’« être mû » du mobile comme dans celles qui sont mues par autre chose. Or la motion qui est celle de l’agent extérieur, qu’il meuve comme agent principal ou comme auxiliaire, précède naturellement l’« être mû » du mobile. Puis donc que, dans la justification de l’impie, l’âme n’est pas totalement mue mais se meut elle-même d’une certaine façon, comme auxiliaire, suivant ce passage de 1 Cor. 3, 9 : « Nous sommes les coopérateurs de Dieu », il semble que l’opération même de l’âme, c’est-à-dire le mouvement du libre arbitre, précède naturellement la rémission de la faute, par laquelle l’âme est mue du vice à la vertu.

 

 

En sens contraire :

 

La contrition est un acte méritoire. Or l’acte méritoire n’a lieu que par la grâce. La grâce est donc la cause de la contrition. Or la cause précède naturellement l’effet. L’infusion de la grâce précède donc naturellement la contrition.

 

À propos de ce passage de Rom. 5, 1 : « étant justifiés par la foi etc. », la Glose dit : « Aucun mérite humain ne précède la grâce de Dieu. » Or la contrition est un certain mérite humain. Elle ne précède donc pas l’infusion de la grâce.

 

[Le répondant] disait qu’elle précède comme une certaine disposition. En sens contraire : la disposition est moins parfaite que la forme à laquelle elle dispose. Or la contrition désigne quelque chose de plus parfait que la grâce. La contrition n’est donc pas une disposition à la grâce. Preuve de la mineure : l’acte second est d’une plus grande perfection que l’acte premier, puisqu’il se comporte à la façon d’un habitus. Or la contrition est un acte second, puisqu’il est l’opération de la grâce, de même que considérer est l’opération de la science. Donc, de même que la considération existe plus parfaitement que la science, de même la contrition existe plus parfaitement que la grâce.

 

L’effet de la cause efficiente n’est jamais une disposition à celle-ci car, dans la voie du mouvement, il suit l’efficient, alors que, dans la même voie, la disposition précède ce à quoi elle dispose. Or la contrition se rapporte à la grâce comme l’effet de la cause efficiente se rapporte à sa cause efficiente. La contrition n’est donc pas une disposition à la grâce ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus. Preuve de la mineure : l’habitus et la puissance se ramènent au même genre de cause, puisque l’habitus supplée à ce qui manque à la puissance. Or la puissance est cause de l’acte dans le genre de la cause efficiente. Donc l’habitus aussi. Or la grâce se rapporte à la contrition comme l’habitus à l’acte. La contrition se rapporte donc à la grâce comme l’effet à la cause efficiente.

 

Ce qui ne contribue en rien à l’introduction de la forme, n’est pas une disposition à la forme. Or la contrition ne contribue en rien à l’infusion de la grâce, car sans la contrition il peut y avoir infusion de la grâce, comme c’est clairement le cas du Christ, des anges, et du premier homme dans l’état d’innocence. La contrition n’est donc pas une disposition à la grâce ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

Saint Bernard dit que deux choses sont requises pour l’œuvre de notre salut, à savoir, Dieu qui donne, et le libre arbitre qui reçoit. Or le don est naturellement antérieur à la réception. La grâce, qui, dans notre justification, est du côté de Dieu qui donne, précède donc naturellement la contrition, qui est du côté du libre arbitre qui reçoit.

 

La contrition ne peut coexister avec le péché. La rémission du péché précède donc naturellement la contrition.

 

 

Réponse :

 

Sur ce sujet, il y a trois opinions. Certains prétendent que le mouvement du libre arbitre, dans l’absolu, précède naturellement l’infusion de la grâce. Ils disent en effet que ce mouvement du libre arbitre n’est pas la contrition mais l’attrition, qui n’est pas un acte de foi formée, mais de foi informe. Mais cela ne semble pas pertinent, car toute douleur du péché, en celui qui a la grâce, est contrition ; et semblablement, tout acte de foi uni à la grâce est un acte de foi formée. L’acte de foi informe et l’attrition, dont ceux-ci parlent, précèdent donc temporellement l’infusion de la grâce. Et nous ne parlons pas à présent de tels mouvements du libre arbitre, mais de ceux qui coexistent avec l’infusion de la grâce, et sans lesquels la justification ne peut avoir lieu chez les adultes ; car elle le peut sans les mouvements précédents, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Voilà pourquoi d’autres disent que ces mouvements sont méritoires et informés par la grâce, aussi suivent-ils naturellement la grâce ; et ils précèdent naturellement la rémission de la faute, car la grâce opère par ces actes la rémission de la faute. Mais il ne peut en être ainsi. Car ce qui cause une chose par opération, cause à la façon d’une cause efficiente. Si donc la grâce cause la rémission de la faute par un acte de contrition et de foi formée, elle la causera à la façon d’une cause efficiente ; ce qui n’est pas possible. Car la cause qui détruit quelque chose par mode d’efficience est posée dans l’être avant que ce qu’elle détruit soit dans le non-être ; car elle n’agirait pas pour la destruction de ce qui n’existe plus. Il s’ensuivrait donc que la grâce serait dans l’âme avant que la faute soit remise ; ce qui est impossible. Il est donc clair que la grâce n’est pas la cause de la rémission de la faute par quelque opération, mais par la détermination formelle du sujet, détermination qui est impliquée dans l’infusion de la grâce ; voilà pourquoi rien d’intermédiaire ne vient entre l’infusion de la grâce et la rémission de la faute.

 

Il est donc nécessaire d’affirmer, suivant une autre opinion, que les mouvements susdits se rapportent l’un à l’autre dans le même ordre, de sorte que, dans l’ordre de la nature, d’une certaine façon ils précèdent, et d’une autre façon ils suivent. Car si l’on considère l’ordre de la nature suivant la notion de cause matérielle, alors le mouvement du libre arbitre précède naturellement l’infusion de la grâce comme la disposition matérielle précède la forme. Mais si on le considère suivant la notion de cause formelle, c’est l’inverse. Et dans les réalités naturelles, semblable est le cas de la disposition qui est une nécessité pour la forme : elle précède la forme substantielle d’une certaine façon, c’est-à-dire suivant la notion de cause matérielle ; en effet, la disposition matérielle se tient du côté de la matière. Mais d’une autre façon, c’est-à-dire du côté de la cause formelle, la forme substantielle est antérieure, en tant qu’elle perfectionne et la matière, et les accidents matériels.

 

 

Réponse aux objections :

 

La contrition est cause de la rémission de la faute, en tant qu’elle est une disposition à la grâce.

 

Le sacrement de pénitence a le privilège de conférer la grâce par le pouvoir des clefs, auxquelles le pénitent se soumet. Si donc l’on considère la contrition en elle-même, elle ne se rapporte à la grâce qu’à la façon d’une disposition ; mais si on la considère en tant qu’elle a le pouvoir des clefs dans son vœu, alors elle opère sacramentellement en vertu du sacrement de pénitence, de même qu’elle opère en vertu du baptême, comme c’est clairement le cas pour l’adulte qui a le sacrement du baptême seulement dans son vœu. Il n’en résulte donc pas que la contrition soit cause efficiente de la rémission de la faute, à proprement parler, mais c’est le pouvoir des clefs, ou le baptême, qui est cause efficiente. Ou bien l’on peut dire que la contrition se rapporte à la rémission de la faute à la façon d’une cause efficiente quant à l’obligation à la peine temporelle, mais quant à la souillure et à l’obligation à la peine éternelle elle s’y rapporte seulement à la façon d’une disposition.

 

La contrition ne diffère pas de l’attrition précédente seulement par l’intensité de la douleur, mais par la détermination formelle de la grâce ; et ainsi, la contrition a relativement à la grâce une relation de postériorité que l’attrition n’a pas.

 

Cette préparation a lieu à la façon d’une disposition matérielle.

 

La contrition est un mouvement vers la rémission de la faute non comme distante d’elle, mais comme unie à elle ; aussi la considère-t-on comme étant en mouvement achevé plutôt qu’en « être mû » ; et cependant, le mouvement précède le terme dans l’ordre de la cause matérielle, car le mouvement est l’acte de ce qui existe en puissance.

 

« Il ne te justifiera pas sans toi » doit s’entendre ainsi : sans que tu te disposes à la grâce en quelque façon ; et de la sorte, il n’est pas nécessaire que le mouvement du libre arbitre précède, si ce n’est à la façon d’une disposition.

 

Le consentement est la cause efficiente du mariage charnel, mais le mouvement du libre arbitre n’est pas la cause efficiente de l’infusion de la grâce ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.

 

Dans la justification de l’impie, l’homme est le coopérateur de Dieu non pas comme s’il effectuait la grâce en même temps que lui, mais seulement comme celui qui se prépare à la grâce.

 

 

Réponse aux objections en sens contraire :

 

La contrition a lieu par la grâce comme par ce qui la détermine formellement ; et de la sorte, il s’ensuit que la grâce est antérieure sous l’aspect de la cause formelle.

 

Le mérite humain ne précède pas la grâce sous le rapport du mérite, c’est-à-dire en sorte que la grâce soit objet de mérite ; l’acte humain peut cependant précéder la grâce comme une disposition matérielle.

 

La contrition a lieu par le libre arbitre et par la grâce. En tant qu’elle procède du libre arbitre, elle est une disposition à la grâce, disposition qui coexiste avec la grâce, comme la disposition qui est une nécessité coexiste avec la forme. Mais en tant qu’elle a lieu par la grâce, elle se rapporte à la grâce comme un acte second.

 

De même que l’habitus perfectionne formellement la puissance, de même ce qui est laissé dans l’acte par l’habitus est formel au regard de la substance de l’acte, que la puissance fournit ; et ainsi, l’habitus est le principe formel de l’acte formé, bien qu’il inclue la notion de cause efficiente au regard de la formation.

 

La disposition ne contribue pas à la forme par mode d’efficience, mais seulement matériellement, en tant que, par la disposition, la matière est rendue adéquate à la réception de la forme. Et c’est ainsi que la contrition contribue à l’infusion de la grâce en celui qui a une faute, bien qu’elle ne soit pas requise chez l’innocent. En effet, plus de choses sont requises dispositivement pour le retrait de la forme contraire avec introduction simultanée de la forme, que pour la seule introduction de la forme.

 

Ce qui est du côté de celui qui donne, est antérieur formellement ; mais ce qui est du côté du receveur, est antérieur matériellement.

 

Cet argument n’entraîne pas que le retrait de la faute précède la contrition, car d’une certaine façon la faute est remise par la contrition elle-même, de même que la forme de l’eau est chassée par une chaleur extrême ; et ainsi, elles n’existent pas ensemble ; et semblablement, la faute et la contrition non plus.

Article 9 : La justification de l’impie se fait-elle en un instant ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est impossible qu’une même puissance ait plusieurs mouvements tout ensemble et au même instant ; comme une unique matière n’est pas non plus tout ensemble et au même instant sous diverses formes disparates. Or deux mouvements du libre arbitre sont requis dans la justification de l’impie, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. La justification de l’impie ne peut donc pas avoir lieu en un instant.

 

[Le répondant] disait que ces deux mouvements appartiennent à des puissances différentes : car le mouvement du libre arbitre vers Dieu appartient au concupiscible, tandis que le mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché, étant une certaine détestation du péché, est dans l’irascible. En sens contraire : détester est la même chose que haïr. Or la haine est dans le concupiscible, tout comme l’amour, suivant le Philosophe au deuxième livre des Topiques. Détester n’est donc pas dans l’irascible.

 

L’irascible et le concupiscible, suivant saint Jean Damascène, sont les parties de l’appétit sensitif. Or l’appétit sensitif ne s’étend qu’au bien qui lui convient, ou à son contraire ; mais Dieu lui-même, et le péché sous son aspect de péché, en tant qu’il est détestable, ne sont pas tels. Ces mouvements ne relèvent donc pas du concupiscible ni de l’irascible, mais de la volonté ; et par conséquent, ils appartiennent à une puissance unique.

 

[Le répondant] disait que le mouvement du libre arbitre vers Dieu est un mouvement de foi, qui relève de l’intelligence, tandis que la contrition relève de la volonté, à laquelle il revient de souffrir du péché ; et ainsi, ils n’appartiennent pas à une puissance unique. En sens contraire : selon saint Augustin, « on ne peut croire sans le vouloir ». Donc, bien qu’un acte de l’intelligence soit requis dans la croyance, un acte de la volonté n’y est pas moins requis ; et ainsi, il reste que deux mouvements de la même puissance sont requis pour la justification de l’impie.

 

Il appartient au même de se mouvoir depuis un terme et vers un terme. Or détester le péché, c’est se mouvoir depuis un terme, et se mouvoir vers Dieu, c’est se mouvoir vers un terme. La contrition, qui est une détestation du péché, appartient donc à la même puissance à laquelle appartient le mouvement vers Dieu ; et ainsi, ils ne peuvent pas coexister.

 

Rien ne se meut en même temps vers des termes différents et contraires. Or Dieu et le péché sont des termes différents et contraires. L’âme ne peut donc pas se mouvoir en même temps vers Dieu et vers le péché ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.

 

La grâce n’est donnée qu’à celui qui est digne. Or tant que l’on est soumis à la faute, on n’est pas digne de la grâce. Il est donc nécessaire que la faute soit chassée avant que la grâce soit infusée. Et ainsi la justification, qui inclut ces deux choses, n’a pas lieu en un instant.

 

Une forme qui reçoit le plus et le moins doit, semble-t-il, advenir successivement en un sujet, de même que la forme qui ne reçoit pas le plus et le moins est reçue subitement en un sujet, comme on le voit clairement pour les formes substantielles. Or la grâce a une intensité dans un sujet. Il semble donc qu’elle soit introduite successivement ; et ainsi, l’infusion de la grâce n’a pas lieu en un instant ; et par conséquent, la justification de l’impie non plus.

 

 Comme en n’importe quelle mutation, il est nécessaire de poser deux termes dans la justification de l’impie : le terme de départ et le terme d’arrivée. Or les deux termes de n’importe quelle mutation sont incontingents, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent coexister. Deux choses dont l’une est antérieure à l’autre sont donc incluses dans la justification de l’impie. Et ainsi, la justification de l’impie est successive, et non en un instant.

 

10° Rien de ce qui est en devenir avant d’être en acte accompli, ne se fait en un instant. Or la grâce est en devenir avant d’être en acte accompli. L’infusion de la grâce n’a donc pas lieu en un instant ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus. Preuve de la mineure : dans les réalités permanentes, ce qui devient n’existe pas ; mais lorsqu’il est fait, il existe désormais. Or la grâce est au nombre des réalités permanentes. Si donc elle devient en même temps qu’elle est faite, en même temps elle existe et n’existe pas ; ce qui est impossible.

 

11° Tout mouvement est dans la durée. Or dans la justification de l’impie est requis un certain mouvement du libre arbitre. La justification de l’impie se fait donc dans la durée ; et ainsi, pas en un instant.

 

12° Pour la justification de l’impie, la contrition des péchés est requise. Or, lorsque quelqu’un a commis de nombreux péchés, il ne peut en un même instant ni être contrit de tous ses péchés ni réfléchir sur eux tous. La justification de l’impie ne peut donc avoir lieu en un instant.

 

13° Chaque fois qu’entre les extrêmes d’une mutation existe quelque médium, la mutation est successive, non instantanée. Or quelque médium existe entre la faute et la grâce, à savoir, l’état de nature créée. La justification de l’impie est donc une mutation successive.

 

14° La faute et la grâce ne coexistent pas dans l’âme. Le dernier instant où la faute est en elle est donc autre que le premier instant où la grâce est en elle. Or entre deux instants quelconques vient un temps intermédiaire. Entre l’expulsion de la faute et l’infusion de la grâce vient donc un temps intermédiaire. Or la justification inclut l’une et l’autre. La justification a donc lieu dans la durée, et non en un instant.

 

 

En sens contraire :

 

La justification de l’impie est une certaine illumination spirituelle. Or l’illumination corporelle a lieu en un instant, non dans la durée. Puis donc que les réalités spirituelles sont plus simples que les corporelles et moins soumises au temps, il semble que la justification de l’impie ait lieu en un instant.

 

Plus un agent est puissant, moindre est le temps qu’il met à produire son effet. Or l’acteur de la justification est Dieu, qui est d’une puissance infinie. La justification a donc lieu en un instant.

 

Il est dit au livre des Causes que la substance et l’action d’une substance spirituelle, par exemple l’âme, a lieu en un instant d’éternité, et non dans le temps.

 

À l’instant même où il y a dans la matière une disposition achevée, il y a aussi la forme. Or le mouvement du libre arbitre qui est requis dans la justification est une complète disposition à la grâce. Donc, à l’instant même où ont lieu ces mouvements, il y a la grâce.

 

 

Réponse :

 

La justification de l’impie a lieu en un instant. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, quand on dit qu’une mutation a lieu en un instant, il ne faut pas comprendre que ses deux termes sont dans un instant ; en effet, cela est impossible, puisque toute mutation a lieu entre des termes opposés, à proprement parler ; mais il faut comprendre que le passage d’un terme à l’autre a lieu en un instant ; et cela se produit avec quelques opposés, et non avec d’autres.

 

En effet, lorsqu’il faut admettre quelque médium entre les termes du mouvement, il est nécessaire que le passage d’un terme à l’autre soit successif, car le médium est ce vers quoi est d’abord muté ce qui est mû continûment, avant d’être muté vers le terme ultime, comme le Philosophe le montre clairement au cinquième livre de la Physique ; et j’entends « médium » selon n’importe quelle distance des extrêmes, que ce soit une distance en position, comme dans le mouvement local, ou bien une distance quant à la notion de quantité, comme dans le mouvement d’accroissement et de diminution, ou encore quant à la notion de forme, comme dans l’altération ; et ce, que ce médium soit d’une autre espèce, comme le gris entre le blanc et le noir, ou bien de la même espèce, comme le moins chaud entre le plus chaud et le froid.

 

Mais lorsque entre les deux termes de la mutation ou du mouvement ne peut exister un médium de l’une des façons susdites, alors le passage d’un terme à l’autre n’est pas dans la durée, mais en un instant. Et cela a lieu quand les deux termes du mouvement sont une affirmation et une négation, ou bien une privation et une forme. Car entre l’affirmation et la négation, il n’y a aucunement de médium ; ni entre la privation et la forme, dans le receveur propre ; et j’envisage ici le cas où une chose d’une autre espèce est intermédiaire entre les extrêmes. Mais dans le cas où il y a quelque médium selon le plus ou le moins d’intensité, bien qu’il ne puisse y avoir de médium par soi, il peut cependant y avoir un médium par accident. Car la négation ou la privation, à proprement parler, n’a pas plus ou moins d’intensité ; mais par accident, quant à sa cause, on peut en considérer quelque intensité plus ou moins grande : de la sorte, celui qui a l’œil arraché est dit plus aveugle que celui qui a un bandeau sur l’œil, étant donné que la cause de la cécité est plus radicale. Ainsi donc, si l’on prend de telles mutations par leurs termes propres, à proprement parler il est nécessaire qu’elles soient instantanées, et non dans la durée ; ainsi en est-il de l’illumination, de la génération et de la corruption, et d’autres choses semblables. Mais si on les prend quant aux causes de leurs termes, on peut considérer en elles une succession ; comme c’est manifestement le cas de l’illumination : car bien que l’air passe subitement des ténèbres à la lumière, cependant la cause de l’obscurité est ôtée successivement, à savoir l’absence du soleil, qui devient successivement présent par un mouvement local ; et ainsi, l’illumination est le terme du mouvement local, et elle est indivisible, comme n’importe quel terme du continu.

 

Ainsi donc, je dis que les extrêmes de la justification sont la grâce et la privation de la grâce, entre lesquelles il ne vient pas de médium dans le receveur propre ; il est donc nécessaire que le passage de l’une à l’autre ait lieu en un instant — bien que la cause de cette privation soit ôtée successivement, soit dans la mesure où l’homme, en pensant, se dispose à la grâce, soit du moins dans la mesure où un temps se passe après que Dieu a préordonné qu’il donnerait la grâce —, et ainsi, l’infusion de la grâce se fait en un instant. Et parce que l’expulsion de la faute est l’effet formel de la grâce infusée, de là vient que toute la justification de l’impie a lieu en un instant. Car la forme, la disposition à la forme achevée et l’abandon de l’autre forme, tout a lieu en un instant.

 

 

Réponse aux objections :

 

Quand il y a deux mouvements tout à fait disparates, ils ne peuvent coexister dans la même puissance que si l’un est la raison de l’autre. Alors, en effet, ils peuvent exister ensemble, car ils sont d’une certaine façon un unique mouvement ; ainsi, quand on recherche quelque chose pour une fin, on recherche en même temps la fin et le moyen ; et semblablement, quand on fuit ce qui s’oppose à la fin, on recherche la fin en même temps que l’on fuit le contraire. Et semblablement, la volonté se meut vers Dieu en même temps qu’elle hait le péché, car il est contre Dieu.

 

De tels mouvements du libre arbitre regardent la volonté, non l’irascible et le concupiscible ; et ce, parce que leur objet est quelque chose d’intelligible, non quelque chose de sensible. Cependant, on les trouve parfois attribués à l’irascible et au concupiscible, parce que la volonté elle-même est appelée irascible et concupiscible, à cause de la ressemblance de l’acte. Et dans ce cas, la contrition peut être attribuée à la fois au concupiscible, en tant que l’homme hait le péché, et à l’irascible, en tant qu’il s’irrite contre le péché, se proposant d’en tirer vengeance.

 

,& On voit dès lors clairement la solution aux troisième, quatrième et cinquième arguments.

 

La volonté ne se meut pas en même temps à la poursuite de choses contraires ; mais elle peut se mouvoir en même temps à la fuite de l’un et à la poursuite de l’autre, surtout si la poursuite de l’un est la raison de la fuite de l’autre.

 

La grâce est donnée à celui qui est digne, non en sorte que l’on soit suffisamment digne avant d’avoir la grâce, mais parce que, du fait même qu’elle est donnée, elle rend l’homme digne ; il est donc digne de la grâce en même temps qu’il a la grâce.

 

Pour qu’une forme soit reçue successivement en un sujet, ce n’est pas son plus ou moins d’intensité dans le sujet qui fait quelque chose, mais le plus ou moins d’intensité de la forme contraire ou du terme opposé. Or la privation de la grâce ne reçoit le plus ou le moins que par accident, en raison de sa cause, comme on l’a déjà dit ; voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que la grâce soit reçue successivement dans le sujet. Si elle diminuait en intensité dans le sujet, cela pourrait contribuer à ce que la grâce soit abandonnée successivement ; mais la grâce ne diminue pas en intensité dans le même sujet ; voilà pourquoi elle n’est ni abandonnée successivement, étant donné qu’elle-même ne diminue pas en intensité, ni introduite successivement, étant donné que sa privation ne diminue pas en intensité.

 

 La solution ressort de ce qui précède : car on ne dit pas que la mutation est en un instant pour signifier que ses deux termes existeraient au même instant, comme on l’a dit.

 

10° Le devenir d’une réalité permanente peut se prendre de deux façons. D’abord proprement ; et dans ce cas, on dit qu’une réalité devient, tant que dure le mouvement dont le terme est la génération de la réalité ; et ainsi, dans les réalités permanentes, ce qui devient n’existe pas, mais le devenir de la réalité existe à travers la succession, suivant ce que dit le Philosophe au sixième livre de la Physique : « ce qui devient, devenait et deviendra ». Ensuite, le devenir se dit improprement : de la sorte, on dit d’une chose qu’elle devient, au premier instant où elle est faite ; et ce, parce que cet instant, en tant qu’il est le terme du temps antérieur où elle devenait, s’approprie ce qui est dû au temps antérieur. Et dans ce cas, il n’est pas vrai que ce qui devient n’est pas, mais il est vrai qu’il existe maintenant pour la première fois, et avant cela, n’existait pas ; et c’est ainsi qu’il faut comprendre que, pour les choses qui adviennent subitement, le devenir et l’être accompli sont en même temps.

 

11° Le mouvement n’est pas pris ici en tant qu’il est un passage de la puissance à l’acte, car dans ce cas il est mesuré par le temps ; mais « mouvement du libre arbitre » désigne son opération même, qui est l’acte du parfait, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; et ainsi, il peut avoir lieu en un instant, de même que l’être parfait est en un instant.

 

12° À l’instant où l’homme est justifié, il est nécessaire qu’il ait une contrition non pas de chaque péché en particulier, mais de tous en général, la contrition spéciale de chaque péché ayant lieu avant ou après.

 

13° Après que l’homme est tombé dans la faute, il ne peut y avoir de médium entre la grâce et la faute, car la faute n’est ôtée que par la grâce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit ; et la grâce n’est perdue que par la faute ; bien qu’avant la faute il y ait eu un état intermédiaire entre la grâce et la faute, suivant l’opinion de certains.

 

14° Il ne faut pas admettre de dernier instant en lequel la faute a existé, mais un dernier temps, comme on l’a déjà dit.