© et traduction par les moines de
l’Abbaye Abbaye sainte Madeleine du Barroux, France. (Complet 21 août 2007)
LES 29 QUESTIONS DISPUTÉES SUR LA VÉRITÉ
EN PRÉSENCE DE MAÎTRE THOMAS D'AQUIN
Docteur de l'Église
(Cette série de questions disputées a été défendue de 1256 à
1259, donc en début de la carrière professorale de saint Thomas)
La traduction sera petit à petit
entièrement effectuée par les moines de l’abbaye sainte Madeleine du Barroux, France.
Première édition édition http://docteurangelique.free.fr, 2005,
2006, 2007.
Les œuvres complètes de saint
Thomas d’Aquin
Il
manque encore les questions 8, 12, 20, 29.
Pour le
moment, ne sont disponibles sur le site http://docteurangelique.free.fr que les questions :
Question 2 : [La science de Dieu] 45
Question 3 : [Les idées en Dieu] 111
Question 5 : [La providence] 165
Question 6 : [La prédestination] 208
Question 7 : [Le livre de vie] 234
Question 9 : [La communication
de la science des anges par des illuminations et des paroles.] 253
Question 10 : [L’esprit (mens),
en lequel il y a l’image de la Trinité]277
Question 11 : [Le maître (De
Magistro)]336
Question 13 : : [Le
ravissement]356
Question 15 : [Raison supérieure et
inférieure]427
Question 16 : : [La
syndérèse]454
Question 17 : [La conscience
morale]466
Question 18 : [La
connaissance du premier homme dans l’état d’innocence] 485
Question 19 : [La
connaissance de l’âme après la mort]521
Question 22 : [L’appétit du
bien et la volonté]556
Question 23 : [La volonté de Dieu] 606
Question 24 : [Le choix
libre]638
Question 25 : [La
sensibilité]701
Question 26 : [Les
passions de l’âme]725
Question 28 : [La justification des
pécheurs]814
Article
1 : Qu’est-ce que la vérité ?
Article
2 : La vérité se trouve-t-elle principalement dans l’intelligence, plutôt que
dans les réalités ?
Article
3 : La vérité est-elle seulement dans l’intelligence qui compose et
divise ?
Article
4 : Y a-t-il une seule vérité par laquelle toutes choses sont vraies ?
Article
5 : Y a-t-il, en plus de la vérité première, une autre vérité éternelle ?
Article
6 : La vérité créée est-elle immuable ?
Article
7 : La vérité se dit-elle en Dieu essentiellement ou personnellement ?
Article
8 : Toute vérité autre vient-elle de la vérité première ?
Article
9 : La vérité est-elle dans le sens ?
Article
10 : Quelque réalité est-elle fausse ?
Article
11 : La fausseté est-elle dans les sens ?
Article
12 : La fausseté est-elle dans l’intelligence ?
Objections :
Il
semble que le vrai soit tout à fait la même chose que l’étant.
1° Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « Le vrai, c’est
ce qui est. » Or ce qui est, n’est rien d’autre que l’étant.
« Vrai » signifie donc tout à fait la même chose que
« étant ».
2° Le répondant disait qu’ils sont une même chose quant aux suppôts, mais qu’ils diffèrent par la notion. En sens contraire : la notion d’une chose, quelle qu’elle soit, est ce qui est signifié par sa définition. Or saint Augustin assigne « ce qui est » comme une définition du vrai, après avoir réprouvé certaines autres définitions. Puis donc que le vrai et l’étant se rejoignent en ce qui est, il semble qu’ils soient une même chose quant à la notion.
3° Les choses qui diffèrent par la notion, quelles
qu’elles soient, se comportent de telle façon que l’une peut être pensée sans
l’autre ; c’est pourquoi Boèce dit au livre des Semaines que l’on peut penser que Dieu existe, si par l’intelligence
on écarte momentanément sa bonté. Or en aucune façon on ne peut penser l’étant
si l’on écarte le vrai, car ce qui permet de le penser, c’est qu’il est vrai.
Le vrai et l’étant ne diffèrent donc pas quant à la notion.
4° Si le vrai n’est pas la même chose que l’étant,
il est nécessaire qu’il soit une disposition de l’étant. Or il ne peut pas être
une disposition de l’étant. En effet, il n’est pas une disposition qui corrompt
totalement, sinon on déduirait : « c’est vrai, donc c’est un non-étant »,
comme on déduit : « c’est un homme mort, donc ce n’est pas un
homme. » Semblablement, le vrai n’est pas une disposition diminuante,
sinon on ne déduirait pas ainsi : « Cela est vrai, donc cela
est », de même qu’on ne peut pas déduire ainsi : « Il est blanc
quant à ses dents, donc il est blanc. » De même, le vrai n’est pas une
disposition contractante ou spécifiante, car alors il ne serait pas convertible
avec l’étant. Le vrai et l’étant sont donc tout à fait la même chose.
5° Les choses dont la disposition est une, sont
les mêmes. Or le vrai et l’étant ont la même disposition. Ils sont donc
identiques. En effet, il est dit au deuxième livre de la Métaphysique : « La disposition d’une chose dans l’être
est comme sa disposition dans la vérité. » Le vrai et l’étant sont donc
tout à fait identiques.
6° Toutes les choses qui ne sont pas identiques
diffèrent en quelque façon. Or le vrai et l’étant ne diffèrent aucunement. En
effet, ils ne diffèrent pas par l’essence, puisque tout étant, par son essence,
est vrai ; ni par des différences, car il serait alors nécessaire qu’ils
se rejoignent en quelque genre commun. Ils sont donc tout à fait identiques.
7° En outre, s’ils ne sont pas tout à fait la même
chose, il est nécessaire que le vrai ajoute quelque chose à l’étant. Or le vrai
n’ajoute rien à l’étant, puisqu’il est même en plus de choses que
l’étant : ce que le Philosophe montre clairement au quatrième livre de la Métaphysique, où il
dit que nous disons le vrai en le définissant, quand nous disons que
ce qui est existe, et que ce qui n’est pas n’existe pas ; et ainsi, le
vrai inclut l’étant et le non-étant. Le vrai n’ajoute donc rien à
l’étant ; et ainsi, il semble que le vrai soit tout à fait la même chose
que l’étant.
En sens contraire :
1° La répétition inutile de la même chose est une
futilité. Si donc le vrai était la même chose que l’étant, il y aurait futilité
quand on dit « vrai étant » ; ce qui est faux. Ils ne sont donc
pas la même chose.
2° L’étant et le bien sont convertibles. Or le
vrai n’est pas convertible avec le bien, car il est une chose vraie qui n’est
pas un bien : par exemple, que quelqu’un fornique. Le vrai n’est donc pas
non plus convertible avec l’étant, et ainsi, ils ne sont pas une même chose.
3° Selon Boèce au livre des Semaines, dans toutes les créatures, « l’être diffère de ce
qui est ». Or le vrai désigne l’être de la réalité. Donc, dans les choses
créées, le vrai est différent de ce qui est. Or ce qui est, est la même chose
que l’étant. Donc le vrai, dans les créatures, est différent de l’étant.
4° Il est nécessaire que toutes les choses qui se
rapportent l’une à l’autre comme antérieur et postérieur soient différentes. Or
le vrai et l’étant se comportent de la façon susdite car, comme il est dit au
livre des Causes, « la première
des réalités créées est l’être » ; et le commentateur dit au même
livre que toutes les autres choses sont dites selon une détermination formelle
de l’étant, et ainsi, elles sont postérieures à l’étant. Le vrai et l’être sont
donc différents.
5° Les choses qui se disent de façon commune de la
cause et des effets, sont plus un dans la cause que dans les effets, et sont
surtout plus un en Dieu que dans les créatures. Or en Dieu, ces quatre
choses : l’étant, l’un, le vrai et le bien, sont appropriées de telle façon
que l’étant concerne l’essence, l’un la Personne du Père, le vrai la Personne
du Fils, le bien la Personne du Saint-Esprit. Et les Personnes divines ne
diffèrent pas seulement par la notion, mais aussi réellement ; c’est
pourquoi elles ne se prédiquent pas l’une de l’autre. Donc dans les créatures,
à bien plus forte raison, les quatre choses susdites doivent différer plus que
par la notion.
Réponse :
De
même que dans l’ordre du démontrable il est nécessaire de se ramener à des
principes que l’intelligence connaît par elle-même, de même aussi quand on
découvre ce qu’est chaque chose ; sinon, dans les deux cas, on irait à
l’infini et ainsi la science et la connaissance des choses se perdraient tout à
fait. Or ce que l’intelligence conçoit en premier comme le plus connu et en
quoi il résout toutes les conceptions, est l’étant, comme dit Avicenne au début
de sa Métaphysique. Par conséquent,
il est nécessaire que toutes les autres conceptions de l’intelligence soient
entendues par addition à l’étant. Or à l’étant ne peuvent s’ajouter des choses
pour ainsi dire étrangères, à la façon dont la différence s’ajoute au genre, ou
l’accident au sujet, car n’importe quelle nature est essentiellement
étant ; c’est pourquoi le Philosophe prouve lui aussi au troisième livre
de la Métaphysique que l’étant ne
peut pas être un genre, mais que, si l’on dit que des choses ajoutent à
l’étant, c’est en tant qu’elles expriment un mode de l’étant lui-même, mode non
exprimé par le nom d’étant.
Or
cela se produit de deux façons. D’abord, en sorte que le mode exprimé soit un
mode spécial de l’étant — il y a, en effet, différents degrés d’entité,
selon lesquels différents modes d’être se conçoivent, et les divers genres de
réalités sont pris selon ces modes — ; car la substance n’ajoute à l’étant
aucune différence qui désignerait une nature ajoutée à l’étant, mais on exprime
par le nom de substance un certain mode spécial d’être, à savoir, l’étant par
soi ; et il en est de même dans les autres genres. Ensuite, en sorte
que le mode exprimé soit un mode général accompagnant tout étant ; et ce
mode peut être entendu de deux façons : d’abord comme accompagnant chaque
étant en soi, ensuite comme accompagnant un étant relativement à un autre.
Si
on l’entend de la première façon, on distingue selon qu’une chose est exprimée
dans l’étant affirmativement ou négativement. Or, on ne trouve rien qui, dit
affirmativement et dans l’absolu, puisse être conçu en tout étant, si ce n’est
son essence, par laquelle on dit qu’il existe ; et c’est ainsi que s’applique
le nom de « réalité » qui, selon Avicenne au début de sa Métaphysique, diffère de
« étant » en ce que « étant » est pris de l’acte d’être,
tandis que le nom de « réalité » exprime la quiddité ou l’essence de
l’étant. Quant à la négation accompagnant tout être dans l’absolu, c’est
l’indivision ; et celle-ci est exprimée par le nom de
« un » ; en effet, « un » ne signifie rien d’autre
qu’un étant non divisé.
Si
l’on entend le mode de l’étant de la seconde façon, c’est-à-dire suivant une
relation d’une chose à l’autre, alors il peut y avoir deux cas. Ce peut être
d’abord suivant une opposition de l’une à l’autre ; et c’est ce qu’exprime
le nom « quelque chose », car il se dit [en latin] aliquid, comme si l’on disait aliud quid [litt. quelque autre chose] ;
donc, de même que l’étant est appelé « un » en tant qu’il est indivis
en soi, de même il est appelé « quelque chose » en tant qu’on le
distingue des autres. Ce peut être ensuite suivant une convenance d’un étant à
un autre ; et cela n’est vraiment possible que si l’on prend une chose qui
soit de nature à s’accorder avec tout étant ; or telle est l’âme, qui
« d’une certaine façon est toute chose », comme il est dit au
troisième livre sur l’Âme ; et
dans l’âme, il y a la puissance cognitive et l’appétitive. La convenance de
l’étant avec l’appétit est donc exprimée par le nom de « bien » —
ainsi est-il dit au début de l’Éthique
que « le bien est ce que toute chose recherche » —, tandis que sa
convenance avec l’intelligence est exprimée par le nom de « vrai ».
Or
toute connaissance s’accomplit par assimilation du connaissant à la réalité
connue, si bien que ladite assimilation est la cause de la connaissance :
ainsi la vue connaît la couleur parce qu’elle est disposée selon l’espèce de la
couleur. La première comparaison entre l’étant et l’intelligence est donc que
l’étant concorde avec l’intelligence ; cet accord est même appelé
« adéquation de l’intelligence et de la réalité » ; et c’est en
cela que la notion de vrai s’accomplit formellement. Voilà donc ce que le vrai
ajoute à l’étant : la conformité ou l’adéquation de la réalité et de
l’intelligence ; et de cette conformité s’ensuit, comme nous l’avons dit,
la connaissance de la réalité. Ainsi donc, l’entité de la réalité précède la
notion de vérité, tandis que la connaissance est un certain effet de la vérité.
Par
conséquent, le vrai ou la vérité se trouve défini de trois façons :
d’abord, d’après ce qui précède la notion de vérité, et en quoi le vrai est
fondé ; et c’est ainsi que saint Augustin donne au livre des Soliloques cette définition :
« Le vrai est ce qui est » ; et Avicenne, dans sa Métaphysique : « La vérité de
chaque réalité est la propriété de son être, qui est établi pour
elle » ; et un certain auteur s’exprime ainsi : « Le vrai
est l’indivision de l’être et de ce qui est. » Ensuite on définit d’après
ce en quoi la notion de vrai s’accomplit formellement ; et en ce sens,
Isaac dit : « La vérité est adéquation de la réalité et de
l’intelligence » ; et Anselme, au livre sur la Vérité : « La vérité est une rectitude que l’esprit seul
peut percevoir » — en effet, cette rectitude a le sens d’une certaine
adéquation —, et le Philosophe dit au quatrième livre de la Métaphysique que nous disons le vrai en
le définissant, quand nous disons que ce qui est existe, ou que ce qui n’est
pas n’existe pas. Enfin le vrai se définit selon l’effet consécutif. Et c’est
en ce sens que saint Hilaire dit : « Le vrai fait clairement voir
l’être, et le manifeste » ; et saint Augustin, au livre sur la Vraie Religion : « C’est la
vérité qui montre ce qui est » ; et au même livre : « C’est
par la vérité que nous jugeons des choses inférieures. »
Réponse aux objections :
1° Cette définition de saint Augustin concerne la
vérité en tant qu’elle a un fondement dans la réalité, et non en tant que la
notion de vrai s’accomplit dans l’adéquation de la réalité et de
l’intelligence. Ou bien il faut répondre que lorsqu’il est dit : le vrai
est ce qui « est », l’expression « est » n’y est pas
employée en tant qu’elle signifie l’acte d’être, mais en tant qu’elle dénote
l’intelligence qui compose, c’est-à-dire en tant qu’elle signifie l’affirmation
de la proposition ; le sens est alors le suivant : le vrai est
« ce qui est », i. e.
quand l’être est affirmé d’une chose qui est ; de sorte que la définition
de saint Augustin se ramènerait à celle du Philosophe mentionnée précédemment.
2° La solution au deuxième argument ressort
clairement de ce qu’on a dit.
3° Penser une chose sans l’autre, cela peut
s’entendre de deux façons. D’abord, en ce sens qu’une chose est pensée sans que
l’autre le soit. Et en ce sens, les choses qui diffèrent par la notion sont
telles que l’une peut être pensée sans l’autre. Ensuite, penser une chose sans
l’autre peut s’entendre en ce sens qu’elle est pensée sans que l’autre
existe ; et dans ce cas, l’étant ne peut être pensé sans le vrai, car
l’étant ne peut être pensé sans qu’il concorde ou soit en adéquation avec
l’intelligence. Il n’est cependant pas nécessaire que quiconque pense la notion
d’étant pense la notion de vrai, de même que quiconque pense l’étant ne pense
pas l’intellect agent ; et pourtant, rien ne peut être pensé sans
l’intellect agent.
4° Le vrai est une disposition de l’étant, non
comme s’il ajoutait quelque nature ou comme s’il exprimait un mode spécial de
l’étant, mais en tant qu’il exprime quelque chose qui se trouve généralement en
tout étant, et qui n’est cependant pas exprimé par le nom d’étant ; par
conséquent, il n’est pas nécessaire qu’il soit une disposition qui soit
corrompe, soit diminue, soit contracte à une partie.
5° La disposition n’est pas entendue ici comme
étant dans le genre qualité, mais comme impliquant un certain ordre ; en
effet, puisque les choses qui sont causes de l’être des autres sont suprêmement
étants et que celles qui sont causes de vérité sont suprêmement vraies, le
Philosophe conclut que l’ordre d’une réalité est le même dans l’être et dans la
vérité, c’est-à-dire que là où l’on trouve ce qui est suprêmement étant, il y a
le suprêmement vrai. Et donc il en est ainsi non pas parce que l’étant et le
vrai seraient identiques par la notion, mais parce qu’une chose est d’autant
plus naturellement en adéquation à l’intelligence qu’elle a plus
d’entité ; et par conséquent, la notion de vrai suit la notion d’être.
6° Le vrai et l’étant diffèrent par la notion,
parce que dans la notion de vrai se trouve quelque chose qui n’est pas dans la
notion d’être, et non en sorte que dans la notion d’être se trouve quelque
chose qui n’est pas dans la notion de vrai ; ils ne diffèrent donc pas par
l’essence, ni ne se distinguent l’un de l’autre par des différences opposées.
7° Le vrai n’est pas en plus de choses que
l’étant, car l’étant se dit du non-étant, en un certain sens, dans la mesure où
le non-étant est appréhendé par l’intelligence ; c’est pourquoi le
Philosophe dit au quatrième livre de la Métaphysique
qu’en un sens on appelle « étant » la négation ou la privation de
l’étant ; c’est aussi la raison pour laquelle Avicenne dit au début de sa Métaphysique que l’énonciation ne peut
être formée qu’au sujet de l’étant, car il est nécessaire que ce à propos de
quoi la proposition est formée soit appréhendé par l’intelligence. D’où il
ressort que tout vrai est en quelque façon un étant.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° S’il n’y a pas
futilité quand on dit « vrai étant », c’est parce que par le nom de
vrai est exprimé quelque chose qui n’est pas exprimé par le nom d’étant, et non
parce qu’ils différeraient réellement.
2° Bien qu’il soit un mal que celui-là fornique, cependant
une chose se conforme d’autant plus naturellement à l’intelligence qu’elle a
davantage d’entité, et la notion de vrai s’y trouve en conséquence ; et
ainsi, il est clair que ni le vrai ne dépasse l’étant, ni il n’est dépassé par
lui.
3° Lorsqu’il est dit : « L’être diffère
de ce qui est », l’acte d’être est distingué de ce à quoi cet acte
convient ; or le nom d’étant est pris de l’acte d’être et non de ce à quoi
celui-ci convient, l’argument n’est donc pas concluant.
4° Si le vrai est postérieur à l’étant, c’est
parce que la notion de vrai diffère de la notion d’étant de la façon susdite.
5° Cet argument a trois défauts. D’abord, bien que
les Personnes divines soient réellement distinctes, cependant les choses qui
leur sont appropriées ne diffèrent pas réellement, mais seulement par la
notion. Ensuite, bien que les Personnes soient réellement distinctes entre
elles, elles ne sont cependant pas réellement distinctes de l’essence ;
c’est pourquoi le vrai, qui est approprié à la Personne du Fils, n’est pas
réellement distinct de l’étant, qui se tient du côté de l’essence. Enfin, bien
que l’étant, l’un, le vrai et le bien soient plus unis en Dieu que dans les
réalités créées, cependant, de ce qu’ils sont distincts en Dieu, il ne découle
pas nécessairement qu’ils soient aussi réellement distincts dans les choses
créées. Cela se produit en effet pour les choses qui ne doivent pas à leur
notion le fait d’être un en réalité : comme la sagesse et la puissance,
qui, alors qu’elles sont réellement un en Dieu, sont réellement distinctes dans
les créatures ; mais l’étant, l’un, le vrai et le bien doivent à leur
notion le fait d’être un en réalité ; donc, partout où on peut les
trouver, ils sont réellement un, quoique l’unité de la réalité qui les unit en
Dieu soit plus parfaite que l’unité de la réalité qui les unit dans les
créatures.
Objections :
Il
semble que non.
1° Comme on l’a dit, le vrai est convertible avec
l’étant. Or l’étant se trouve principalement dans les réalités, plutôt que dans
l’âme. Donc le vrai aussi.
2° Les réalités sont dans l’âme non par essence,
mais par leur espèce, comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Si donc la vérité se trouve
principalement dans l’âme, elle ne sera pas l’essence de la réalité, mais sa
ressemblance et son espèce, et le vrai sera l’espèce de l’étant qui existe hors
de l’âme. Or l’espèce de la réalité, espèce qui existe dans l’âme, ne se
prédique pas de la réalité qui est hors de l’âme, et de même, n’est pas
convertible avec elle : car être convertible, c’est être prédiqué de façon
convertible. Donc le vrai non plus ne sera pas convertible avec l’étant ;
ce qui est faux.
3° Tout ce qui est en quelque chose, suit ce en
quoi il est. Si donc la vérité est principalement dans l’âme, alors le jugement
sur la vérité suivra l’estimation de l’âme ; et ainsi reviendra l’erreur
des anciens philosophes qui disaient que tout ce que l’on opine dans l’intelligence
est vrai, et que deux contradictoires sont vraies ensemble ; ce qui est
absurde.
4° Si la vérité est principalement dans
l’intelligence, il est nécessaire de poser dans la définition de la vérité
quelque chose qui concerne l’intelligence. Or saint Augustin réprouve une
définition de ce genre au livre des Soliloques,
comme aussi la suivante : « Le vrai est ce qui est tel qu’on le
voit », car alors, ce qui ne serait pas vu ne serait pas vrai, ce qui est
manifestement faux pour les minéraux les plus cachés, qui sont dans les
entrailles de la terre ; et semblablement, il réprouve et rejette cette
définition : « Le vrai est ce qui est tel qu’un connaissant le voit,
s’il veut et peut connaître », car alors, quelque chose ne serait vrai que
si un connaissant voulait et pouvait connaître. Le même raisonnement vaudrait
donc aussi pour toute autre définition en laquelle on poserait quelque chose
concernant l’intelligence. La vérité n’est donc pas principalement dans
l’intelligence.
En sens contraire :
1° Le Philosophe dit au sixième livre de la Métaphysique : « Le faux et le
vrai ne sont pas dans les réalités, mais dans l’esprit. »
2° « La vérité est adéquation de la réalité
et de l’intelligence. » Or cette adéquation ne peut exister que dans
l’intelligence. La vérité n’est donc, elle aussi, que dans l’intelligence.
Réponse :
Quand
une chose se dit de plusieurs avec antériorité de l’une sur l’autre, il est
nécessaire que le prédicat commun se dise en premier non pas de celle qui est
comme la cause des autres, mais de celle en laquelle la notion de ce prédicat
commun s’accomplit en premier ; par exemple, « sain » se dit
premièrement de l’animal, en lequel se trouve en premier la parfaite notion de
santé, bien que la médecine soit appelée saine en tant qu’elle a pour effet la
santé. Voilà pourquoi il est nécessaire, puisque le vrai se dit de plusieurs
choses avec antériorité de l’une sur l’autre, que le vrai se dise en premier de
celle où se trouve premièrement la complète notion de vérité.
Or
l’achèvement de n’importe quel mouvement ou opération est dans son terme ;
et le mouvement de la puissance cognitive a pour terme l’âme : en effet,
il est nécessaire que l’objet connu soit dans le sujet connaissant à la façon
du connaissant ; par contre, le mouvement de l’appétitive a pour terme les
réalités ; de là vient que le Philosophe pose au troisième livre sur l’Âme un certain cercle dans les actes de
l’âme, de la façon suivante : la réalité qui est hors de l’âme meut
l’intelligence, une fois pensée elle meut l’appétit, et l’appétit tend à
atteindre la réalité qui était au départ du mouvement. Or, comme on l’a dit, le
bien implique une relation de l’étant à l’appétit, alors que le vrai implique
une relation à l’intelligence ; de là vient ce que le Philosophe dit au
sixième livre de la Métaphysique :
que le bien et le mal sont dans les réalités, tandis que le vrai et le faux
sont dans l’esprit. Et la réalité n’est appelée vraie que dans la mesure où
elle est adéquate à l’intelligence ; par conséquent le vrai se trouve
postérieurement dans les réalités, et premièrement dans l’intelligence.
Mais
il faut savoir qu’une réalité se rapporte à l’intelligence pratique autrement
qu’à l’intelligence spéculative. En effet, l’intelligence pratique cause la
réalité, c’est pourquoi elle est la mesure des réalités qui adviennent par
elle ; tandis que l’intelligence spéculative, parce qu’elle reçoit en
provenance des réalités, est en quelque sorte mue par les réalités elles-mêmes,
et ainsi, les réalités la mesurent. D’où il ressort que les réalités
naturelles, en provenance desquelles notre intelligence reçoit la science,
mesurent notre intelligence, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique, mais elles sont mesurées
par l’intelligence divine, en laquelle sont toutes choses, comme les produits
de l’art sont tous dans l’intelligence de l’artisan. Ainsi donc, l’intelligence
divine mesure et n’est pas mesurée, la réalité naturelle mesure et est mesurée,
et notre intelligence est mesurée, et ne mesure pas les réalités naturelles
mais seulement les artificielles.
La
réalité naturelle, établie entre les deux intelligences, est donc appelée vraie
suivant une adéquation à l’une ou à l’autre ; en effet, elle est appelée
vraie selon une adéquation à l’intelligence divine, en tant qu’elle remplit ce
à quoi elle a été ordonnée par l’intelligence divine, comme le montrent
clairement Anselme au livre sur la Vérité,
saint Augustin au livre sur la Vraie
Religion, et Avicenne dans la définition citée, à savoir : « La
vérité de chaque réalité est la propriété de son être, qui est établi pour
elle » ; et la réalité est appelée vraie selon une adéquation à
l’intelligence humaine, en tant qu’elle est de nature à produire une estimation
vraie d’elle-même ; comme, à l’inverse, on appelle fausses « celles qui
paraissent naturellement ce qu’elles ne sont pas, ou telles qu’elles ne sont
pas », comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique. Et la première notion de vérité est dans la réalité
avant la seconde, car le rapport à l’intelligence divine précède le rapport à
l’intelligence humaine ; c’est pourquoi, même si l’intelligence humaine
n’existait pas, les réalités serait encore appelées vraies relativement à
l’intelligence divine. Mais si l’on considérait le cas impossible où, les
réalités demeurant, les deux intelligences disparaîtraient, alors la notion de
vérité ne demeurerait aucunement.
Réponse aux objections :
1° Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit, le
vrai se dit en premier de l’intelligence vraie, et en dernier de la réalité qui
lui est adéquate ; et de l’une et l’autre façon le vrai est convertible
avec l’étant, mais différemment. En effet, au sens où il se dit des réalités,
le vrai est convertible avec l’étant par prédication, car tout étant est
adéquat à l’intelligence divine et peut se rendre adéquate l’intelligence
humaine, et vice versa. Mais si l’on
entend le vrai au sens où il se dit de l’intelligence, alors il est convertible
avec l’étant qui est hors de l’âme, non par prédication, mais par conséquence,
étant donné qu’à n’importe quelle intelligence vraie doit nécessairement
correspondre un étant, et vice versa.
2° On voit dès lors clairement la solution au
deuxième argument.
3° Ce qui est en quelque chose ne suit ce en quoi
il est que lorsqu’il est causé par ses principes ; ainsi la lumière, qui
est causée dans l’air depuis l’extérieur, c’est-à-dire par le soleil, suit le
mouvement du soleil plutôt que l’air. Semblablement aussi, la vérité qui est
causée dans l’âme depuis les réalités ne suit pas l’estimation de l’âme mais l’existence
des réalités, « puisque le discours est appelé vrai ou faux selon que la
chose est ou n’est pas », et de même aussi l’intelligence.
4° Saint Augustin parle de la vision de
l’intelligence humaine, de laquelle la vérité de la réalité ne dépend pas :
en effet, il est de nombreuses choses qui ne sont pas connues de notre
intelligence. Cependant il n’en est aucune que l’intelligence divine ne
connaisse en acte, et que l’intelligence humaine ne connaisse en puissance,
puisqu’il est dit que l’intellect agent est « ce qui produit tous [les
intelligibles] », et que l’intellect possible est « ce qui devient
tous [les intelligibles] ». On peut donc poser dans la définition de la
chose vraie la vision en acte de l’intelligence divine, mais celle de
l’intelligence humaine seulement en puissance, comme il ressort de ce qui
précède.
Objections :
Il
semble que non.
1° On dit que le vrai dépend du rapport entre
l’étant et l’intelligence. Or le premier rapport de l’intelligence aux réalités
a lieu lorsqu’elle forme les quiddités des réalités, en concevant leurs
définitions. Le vrai se trouve donc principalement et premièrement dans cette
opération de l’intelligence.
2° « Le vrai est adéquation des réalités et
de l’intelligence. » Or, de même que l’intelligence qui compose et divise
peut être adéquate aux réalités, de même aussi l’intelligence qui conçoit les
quiddités des réalités. La vérité n’est donc pas seulement dans l’intelligence
qui compose et divise.
En sens contraire :
1° Il est dit au sixième livre de la Métaphysique : « Le vrai et le
faux ne sont pas dans les réalités, mais dans l’esprit ; et ils ne sont
pas même dans l’esprit pour les [formes] simples et pour la quiddité. »
2° Au troisième livre sur l’Âme : « L’intelligence des indivisibles a lieu dans les
choses où le vrai et le faux n’ont pas de place. »
Réponse :
De
même que le vrai se trouve premièrement dans l’intelligence et ensuite dans les
choses, de même aussi il se trouve premièrement dans l’acte de l’intelligence
qui compose et divise et ensuite dans l’acte de l’intelligence qui forme la
quiddité des réalités.
En
effet, la notion de vrai consiste dans l’adéquation de la réalité et de
l’intelligence ; or le même n’est pas adéquat à soi-même, mais l’égalité
porte sur des choses différentes ; c’est pourquoi la notion de vérité se
trouve dans l’intelligence en premier là où elle commence à avoir en propre une
chose que la réalité extérieure à l’âme n’a pas ; mais cette réalité a
quelque chose qui y correspond, et entre les deux l’adéquation peut se
concevoir. Or l’intelligence qui forme la quiddité des réalités n’a qu’une
ressemblance de la réalité qui existe hors de l’âme, comme c’est le cas du sens
en tant qu’il reçoit l’espèce du sensible ; mais lorsque l’intelligence
commence à juger de la réalité appréhendée, alors son jugement même est pour
elle un certain propre qui ne se trouve pas à l’extérieur dans la réalité. Et
quand il est adéquat à ce qui est à l’extérieur dans la réalité, le jugement
est appelé vrai. Or l’intelligence juge de la réalité appréhendée quand elle
dit qu’une chose est ou n’est pas, ce qui est le fait de l’intelligence qui
compose et divise. C’est pourquoi le Philosophe dit aussi au sixième livre de
la Métaphysique que « la
composition et la division sont dans l’intelligence et non dans les
réalités ». Et de là vient que la vérité se trouve premièrement dans la
composition et la division de l’intelligence.
De
façon secondaire, le vrai se dit ensuite pour l’intelligence qui forme les
quiddités ou les définitions des réalités. La définition est donc appelée vraie
ou fausse en raison d’une composition vraie ou fausse : comme lorsque la
définition est affirmée de ce dont elle n’est pas la définition, par exemple si
l’on assignait au triangle la définition du cercle ; ou encore, lorsque
les parties de la définition ne peuvent pas être composées entre elles, par
exemple si l’on donnait de quelque réalité la définition « animal insensible »,
car la composition qui est impliquée, à savoir « quelque animal est
insensible », est fausse. Et ainsi, la définition n’est appelée vraie ou
fausse que relativement à la composition, comme aussi la réalité est appelée
vraie relativement à l’intelligence.
De
ce qu’on a dit, il ressort donc que le vrai se dit d’abord de la composition ou
de la division de l’intelligence ; il se dit ensuite des définitions des
réalités, dans la mesure où une composition vraie ou fausse est impliquée en
elles ; en troisième lieu, des réalités, dans la mesure où elles sont
adéquates à l’intelligence divine, ou naturellement aptes à être en adéquation
à l’intelligence humaine ; en quatrième lieu il se dit de l’homme, parce
qu’il peut faire choix du vrai, ou que, par les choses qu’il dit ou qu’il fait,
il donne une opinion vraie ou fausse de lui-même ou des autres. Quant aux
formules, elles reçoivent la prédication de vérité comme les pensées qu’elles
signifient.
Réponse aux objections :
1° Bien que la formation de la quiddité soit la
première opération de l’intelligence, cependant elle ne fournit pas à
l’intelligence un propre qui puisse être adéquat à la réalité ; voilà
pourquoi la vérité n’y est pas proprement.
2° On voit dès lors clairement la solution au
second argument.
Objections :
Il
semble que oui.
1° Anselme dit au livre sur la Vérité que la vérité est aux réalités
vraies ce que le temps est aux choses temporelles. Or le temps se rapporte à
toutes les choses temporelles de telle façon qu’il y a un seul temps. La vérité
se rapportera donc à toutes les choses vraies de telle façon qu’il y aura une
seule vérité.
2° [Le répondant] disait que la vérité se dit de deux façons : d’abord en tant qu’elle est identique à l’entité de la réalité, comme saint Augustin la définit au livre des Soliloques : « Le vrai, c’est ce qui est » ; et ainsi, il est nécessaire qu’il y ait plusieurs vérités, puisqu’il y a plusieurs essences des réalités. Ensuite en tant qu’elle s’exprime dans l’intelligence, comme saint Hilaire la définit : « Le vrai fait clairement voir l’être » ; et de cette façon, puisque rien ne peut manifester quelque chose à l’intelligence si ce n’est par la vertu de la vérité première divine, toutes les vérités sont un, d’une certaine façon, lorsqu’elle meuvent l’intelligence, de même que toutes les couleurs sont également un lorsqu’elles meuvent la vue, en tant qu’elles la meuvent, c’est-à-dire en raison de l’unique lumière. En sens contraire : le temps de toutes les choses temporelles est numériquement un. Si donc la vérité est aux réalités vraies ce que le temps est aux choses temporelles, il est nécessaire que toutes les choses vraies aient une vérité numériquement une ; et il ne suffit pas que toutes les vérités soient un lorsqu’elles meuvent, ou qu’elles soient une dans le modèle.
3° Anselme argumente ainsi au livre sur la Vérité : si plusieurs choses vraies
ont plusieurs vérités, il est nécessaire que les vérités varient selon la
variété des choses vraies. Or la variation des réalités vraies ne fait pas
varier les vérités car, une fois détruites les réalités vraies ou droites, il
reste encore la vérité et la rectitude suivant lesquelles elles sont vraies ou
droites. Il y a donc une seule vérité. Il prouve la mineure par ceci que, une
fois détruit le signe, il reste encore la rectitude de la signification, car il
est correct de signifier ce que ce signe signifiait ; et pour la même
raison, une fois détruit n’importe quoi de vrai ou de droit, sa rectitude ou sa
vérité demeure.
4° Dans les choses créées, rien n’est ce dont il
est la vérité ; par exemple, la vérité de l’homme n’est pas l’homme, et la
vérité de la chair n’est pas la chair. Or n’importe quel étant créé est vrai.
Donc aucun étant créé n’est vérité ; toute vérité est donc un incréé, et
ainsi, il y a une seule vérité.
5° Rien n’est plus grand que l’esprit humain, si
ce n’est Dieu, comme dit saint Augustin. Or la vérité, comme il le prouve au
livre des Soliloques, est plus grande
que l’esprit humain, car on ne peut pas dire qu’elle soit plus petite :
dans ce cas, en effet, l’esprit humain aurait à juger de la vérité, ce qui est
faux, car il juge non pas d’elle, mais selon elle, tout comme le juge ne juge
pas de la loi, mais selon elle, ainsi que le même saint Augustin le dit au
livre de la Vraie Religion.
Semblablement, on ne peut pas dire non plus qu’elle lui soit égale, car l’âme
juge toutes choses selon la vérité, mais elle ne juge pas toutes choses selon
elle-même. Il n’y a donc de vérité que Dieu ; et ainsi, il y a une seule
vérité.
6° Voici comment saint Augustin prouve au livre
des 83 Questions que la vérité
n’est pas perçue par un sens du corps : on ne perçoit par un sens que ce
qui est changeant ; or la vérité est immuable ; elle n’est donc pas
perçue par un sens. On peut argumenter semblablement : toute chose créée
est changeante ; or la vérité n’est pas changeante ; elle n’est donc
pas une créature ; elle est donc une réalité incréée ; il y a donc
une seule vérité.
7° Au même endroit, saint Augustin argumente dans
le même sens de cette façon : « Il n’est point d’objet sensible qui
n’offre quelque apparence de fausseté, sans qu’on puisse en faire la
discrimination. En effet, pour ne citer que ce fait, tout ce dont nous avons la
sensation physique, même quand cela ne tombe pas actuellement sous les sens,
nous en éprouvons pourtant les images tout comme si c’était présent, soit dans
le sommeil, soit dans l’hallucination. » Or la vérité n’a aucune apparence
de fausseté. La vérité n’est donc pas perçue par le sens. On peut argumenter
semblablement : tout créé a quelque apparence de fausseté, en tant qu’il a
quelque défaut ; donc rien de créé n’est vérité ; et ainsi, il y a
une seule vérité.
En sens contraire :
1° Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « De même que
la ressemblance est la forme des choses semblables, de même la vérité est la
forme des choses vraies. » Or, plusieurs choses semblables ont plusieurs
ressemblances. Plusieurs choses vraies ont donc plusieurs vérités.
2° De même que toute vérité créée dérive de la
vérité incréée comme d’un modèle et tient d’elle sa vérité, de même toute
lumière intelligible dérive comme d’un modèle de la première lumière incréée et
lui doit sa puissance de manifestation. Cependant nous disons qu’il y a
plusieurs lumières intelligibles, comme le montre clairement Denys. Il semble
donc que, d’une façon semblable, il faille accorder sans réserve qu’il y a
plusieurs vérités.
3° Bien que les couleurs doivent à la puissance de
la lumière de mouvoir la vue, on dit tout bonnement que les couleurs sont
nombreuses et différentes, et ce n’est qu’à un certain point de vue qu’elles
peuvent être dites un. Donc, bien que toutes les vérités créées s’expriment
aussi à l’intelligence par la vertu de la vérité première, on ne pourra
cependant pas en déduire que la vérité est une, si ce n’est à un certain point
de vue.
4° De même que la vérité créée ne peut se
manifester à l’intelligence que par la vertu de la vérité incréée, de même
aucune puissance ne peut agir dans la créature si ce n’est par la vertu de la
puissance incréée. Et nous ne disons nullement que toutes les choses qui ont
une puissance ont une puissance unique. Il ne faut donc pas davantage dire que
toutes les choses vraies ont une vérité unique.
5° Par rapport aux réalités, Dieu est dans une
triple relation de cause, à savoir : efficiente, exemplaire et
finale ; et par une certaine appropriation, l’entité des réalités se
rapporte à Dieu comme à une cause efficiente, la vérité comme à une cause
exemplaire, la bonté comme à une cause finale, bien que chacune puisse aussi
être rapportée à chacune en propriété de termes. Or aucune façon de parler ne
nous permet de dire que tous les biens ont une seule bonté, ou tous les êtres
une seule entité. Nous ne devons donc pas dire non plus que toutes les choses
vraies ont une seule vérité.
6° Bien qu’il y ait une unique vérité incréée,
modèle toutes les vérités créées, cependant celles-ci ne la reproduisent pas de
la même façon ; car, bien qu’elle se rapporte à toutes semblablement,
cependant toutes ne se rapportent pas à elle semblablement, comme il est dit au
livre des Causes ; et c’est
pourquoi la vérité des choses nécessaires et celle des choses contingentes la
reproduisent différemment. Or une façon différente d’imiter le modèle divin
produit une diversité dans les réalités créées ; il y a donc, au plein
sens du terme, plusieurs vérités créées.
7° « La vérité est adéquation de la réalité
et de l’intelligence. » Or il ne peut y avoir une unique adéquation entre
l’intelligence et des réalités qui diffèrent par l’espèce. Puis donc que les
réalités vraies diffèrent par l’espèce, il ne peut y avoir une unique vérité de
toutes les choses vraies.
8° Saint Augustin dit au douzième livre sur la Trinité : « Il faut croire que
la nature de l’esprit humain est tellement liée aux réalités intelligibles que
tout ce qu’il connaît est vu de lui dans une certaine lumière de son genre à
lui. » Or la lumière par laquelle l’âme connaît toutes choses est la
vérité. La vérité est donc du genre de l’âme elle-même, et ainsi, il est
nécessaire que la vérité soit une réalité créée ; il y aura donc, en des
créatures différentes, des vérités différentes.
Réponse :
Ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit, la vérité se trouve proprement dans
l’intelligence humaine ou divine, comme la santé dans l’animal ; et la
vérité se trouve dans les autres réalités par une relation à l’intelligence,
tout comme la santé se dit de certaines autres choses en tant qu’elles produisent
ou conservent la santé de l’animal. La vérité est donc dans l’intelligence
divine premièrement et proprement, dans l’intelligence humaine proprement mais
secondairement, et dans les réalités, improprement et secondairement, car elle
n’y est que par un rapport à l’une des deux vérités.
Il
y a donc une seule vérité de l’intelligence divine, de laquelle dérivent dans
l’intelligence humaine plusieurs vérités, « de même que d’un seul visage
d’homme rejaillissent plusieurs ressemblances dans un miroir », comme dit la
Glose à propos de ce verset :
« Les vérités ont été altérées par les enfants des hommes. » Et les
vérités qui sont dans les réalités sont nombreuses, comme aussi les entités des
réalités. La vérité qui se dit des réalités relativement à l’intelligence humaine
est, d’une certaine façon, accidentelle aux réalités, car, supposé que
l’intelligence humaine n’existe pas ni ne puisse exister, la réalité
demeurerait encore dans son essence. Mais la vérité qui est dite d’elles
relativement à l’intelligence divine leur est inséparablement consécutive,
puisqu’elles ne peuvent subsister que par l’intelligence divine qui les amène à
l’existence. De plus, la vérité est dans la réalité relativement à
l’intelligence divine avant d’y être relativement à l’intelligence humaine,
puisque la réalité se rapporte à l’intelligence divine comme à une cause, mais
à l’humaine, d’une certaine façon, comme à un effet, en tant que l’intelligence
reçoit la science en provenance des réalités. Ainsi donc, c’est principalement
par rapport à la vérité de l’intelligence divine qu’une réalité est dite vraie,
plutôt que par rapport à la vérité de l’intelligence humaine.
Si
donc l’on prend cette vérité proprement dite selon laquelle toutes choses sont
vraies principalement, alors toutes choses sont vraies d’une seule vérité, à
savoir, de la vérité de l’intelligence divine : et c’est en ce sens
qu’Anselme parle de la vérité au livre sur la Vérité. Mais si l’on prend cette vérité proprement dite selon
laquelle les réalités sont appelées vraies secondairement, alors plusieurs
choses vraies ont plusieurs vérités, et même une seule chose vraie a plusieurs
vérités en différentes âmes. Et si l’on prend la vérité improprement dite selon
laquelle toutes choses sont appelées vraies, alors plusieurs choses vraies ont
plusieurs vérités, mais une seule chose vraie a une seule vérité.
Et
les réalités sont nommées vraies d’après la vérité qui est dans l’intelligence
divine ou dans l’intelligence humaine, comme la nourriture est nommée saine
d’après la santé qui est dans l’animal, et non comme d’après une forme
inhérente. En revanche, d’après la vérité qui est dans la réalité elle-même, et
qui n’est rien d’autre que l’entité adéquate à l’intelligence ou se la rendant
adéquate, [la réalité] est nommée [vraie] comme d’après une forme inhérente,
comme la nourriture est nommée saine d’après sa qualité, qui la fait appeler
saine.
Réponse aux objections :
1° Le temps est aux choses temporelles ce que la
mesure est au mesuré ; il est donc clair qu’Anselme parle de cette vérité
qui est la mesure de toutes les réalités vraies, et celle-ci est numériquement
unique, de même que le temps est un, comme conclut le deuxième argument. Mais
la vérité qui est dans l’intelligence humaine, ou dans les réalités mêmes,
n’est pas aux réalités ce que la mesure extrinsèque et commune est aux choses
mesurées, mais ou bien elle est ce que le mesuré est à la mesure, comme c’est
le cas de la vérité de l’intelligence humaine, et ainsi, il est nécessaire
qu’elle varie selon la variété des réalités, ou bien elle est comme une mesure
intrinsèque, comme c’est le cas de la vérité qui est dans les réalités
mêmes ; et il est nécessaire que ces mesures aussi se diversifient selon
la pluralité des choses mesurées, de même que les différents corps ont des
dimensions différentes.
2° Nous l’accordons.
3° La vérité qui demeure après la destruction des
réalités est la vérité de l’intelligence divine, et cette vérité est
numériquement une, au plein sens du terme, tandis que la vérité qui est dans
les réalités ou dans l’âme varie avec la variation des réalités.
4° Quand on dit : « aucune réalité n’est
sa vérité », cela se comprend des réalités qui ont un être achevé dans la
nature, comme quand on dit « aucune réalité n’est son être ». Et
cependant, l’être de la réalité est une certaine réalité créée ; de la
même façon, la vérité de la réalité est quelque chose de créé.
5° La vérité selon laquelle l’âme juge de toutes
choses est la vérité première. En effet, de même que de la vérité de
l’intelligence divine s’écoulent vers l’intelligence angélique les espèces
innées des réalités, par lesquelles les anges connaissent toutes choses, de
même de la vérité de l’intelligence divine, comme d’un modèle, procède en notre
intelligence la vérité des premiers principes, selon laquelle nous jugeons de
toutes choses. Et parce que nous ne pourrions pas juger par elle si elle
n’était une ressemblance de la vérité première, on dit que nous jugeons de
toutes choses selon la vérité première.
6° Cette vérité immuable est la vérité
première ; et ni celle-ci n’est perçue par le sens, ni elle n’est quelque
chose de créé.
7° Même la vérité créée n’a aucune apparence de
fausseté, bien que n’importe quelle créature ait quelque apparence de
fausseté ; car la créature a quelque apparence de fausseté dans la mesure
où elle est imparfaite, alors que la vérité accompagne la réalité créée non pas
du côté où elle est imparfaite, mais pour autant que, conformée à la vérité
première, elle s’éloigne de l’imperfection.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° La ressemblance se trouve proprement dans l’un
et l’autre semblable, tandis que la vérité, étant une certaine convenance de
l’intelligence et de la réalité, se trouve proprement non pas dans l’une et
l’autre, mais dans l’intelligence ; par conséquent, puisqu’il y a une
intelligence unique, la divine, qui par sa conformité rend toutes choses vraies
et les fait appeler vraies, il est nécessaire que toutes les choses soient
vraies d’après une vérité unique, bien qu’en plusieurs choses semblables il y
ait des ressemblances différentes.
2° Bien que la lumière intelligible ait pour
modèle la lumière divine, cependant « lumière » se dit proprement des
lumières intelligibles créées ; mais « vérité » ne se dit pas
proprement des réalités qui ont pour modèle l’intelligence divine ; voilà
pourquoi nous ne disons pas la lumière une, comme nous disons la vérité une.
3° Et il faut répondre semblablement au troisième
argument sur les couleurs, car elles aussi sont proprement appelées visibles,
bien qu’on ne les voie que par la lumière.
4° & 5° Et il faut
répondre semblablement au quatrième argument sur la puissance, et au cinquième
sur l’entité.
6° Bien que les réalités reproduisent diversement
la vérité divine, cela n’exclut cependant pas qu’elles soient vraies par une
vérité unique et non par plusieurs, à proprement parler : car ce qui est
diversement reçu dans les réalités qui reproduisent le modèle n’est pas
proprement appelé vérité, comme il est proprement appelé vérité dans le modèle.
7° Bien que les choses qui diffèrent par l’espèce
ne soient pas, du côté des réalités elles-mêmes, adéquates à l’intelligence
divine par une adéquation unique, cependant l’intelligence divine, à laquelle
toutes choses sont adéquates, est une ; et du côté de celle-ci, il y a une
unique adéquation à toutes les réalités, quoique toutes ne lui soient pas
adéquates de la même façon ; voilà pourquoi la vérité de toutes les
réalités est une, de la façon susdite.
8° Saint Augustin parle de la vérité qui est une
reproduction de l’esprit divin lui-même dans notre esprit, comme la
ressemblance d’un visage rejaillit dans un miroir ; et de telles vérités,
qui rejaillissent de la vérité première dans nos âmes, sont nombreuses, comme
on l’a dit. Ou bien l’on peut répondre que, d’une certaine façon, la vérité
première est du genre de l’âme, en prenant le genre au sens large, comme on dit
que toutes les choses intelligibles ou incorporelles sont d’un seul genre,
ainsi qu’il est dit en Act. 17, 28 : « Car nous sommes les
enfants et la race [litt. le genre] de Dieu. »
Objections :
Il
semble que oui.
1° Anselme, parlant de la vérité des énoncés, dit
dans son Monologion :
« Soit que l’on dise que la vérité a principe et fin, soit que l’on
reconnaisse qu’elle n’en a pas, la vérité ne peut être enclose par aucun
principe ni fin. » Or on reconnaît que toute vérité, ou bien a un principe
et une fin, ou bien n’a pas de principe ni de fin. Aucune vérité n’est donc
enclose par un principe et une fin. Or tout ce qui est tel, est éternel. Toute
vérité est donc éternelle.
2° Tout ce dont l’être est consécutif à la
destruction de son être, est éternel, car, que l’on pose qu’il est ou qu’il
n’est pas, il s’ensuit qu’il est ; et quel que soit le temps où l’on se
place, il est nécessaire de poser pour chaque chose qu’elle est ou n’est pas.
Or il s’ensuit de la destruction de la vérité que la vérité est ; car si
la vérité n’est pas, il est vrai que la vérité n’est pas, et rien ne peut être
vrai que par la vérité. La vérité est donc éternelle.
3° Si la vérité des énoncés n’est pas éternelle,
alors on pourra déterminer en quel temps la vérité des énoncés n’était pas. Or
en ce temps-là cet énoncé était vrai : « Il n’est aucune vérité des
énoncés. » Donc la vérité des énoncés était, ce qui est contraire à ce que
l’on a supposé. On ne peut donc pas dire que la vérité des énoncés n’est pas
éternelle.
4° Au premier livre de la Physique, Le Philosophe
prouve que la matière est éternelle — bien que ce soit faux — par la raison
qu’elle demeure après sa corruption et qu’elle est avant sa génération, étant
donné que, si elle est corrompue, elle se corrompt en quelque chose, et si elle
est générée, elle est générée à partir de quelque chose ; or ce à partir
de quoi une chose est générée et ce en quoi une chose se corrompt, est matière.
Or semblablement, si l’on pose que la vérité est corrompue ou générée, il
s’ensuit qu’elle est avant sa génération et après sa corruption ; car si
elle est générée, elle est changée du non-être à l’être, et si elle est
corrompue, elle est changée de l’être au non-être ; or, quand la vérité
n’est pas, il est vrai que la vérité n’est pas, ce qui, de toute façon, ne peut
avoir lieu sans que la vérité soit. La vérité est donc éternelle.
5° Tout ce dont le non-être ne peut pas être
pensé, est éternel, car tout ce qui peut ne pas être, on peut en penser le
non-être. Or on ne peut pas penser que la vérité des énoncés n’est pas, car
l’intelligence ne peut rien penser sans penser que c’est vrai. La vérité des
énoncés est donc elle aussi éternelle.
6° Ce qui est futur a toujours été futur, et ce
qui est passé sera toujours passé. Or une proposition au futur est vraie parce
que quelque chose est futur, et une proposition au passé est vraie parce que
quelque chose est passé. La vérité d’une proposition au futur a donc toujours
été, et la vérité d’une proposition au passé sera toujours ; et ainsi, non
seulement la vérité première est éternelle, mais de nombreuses autres aussi.
7° Saint Augustin dit au livre sur le Libre Arbitre que « rien n’est plus
éternel que la notion de cercle, et que deux et trois font cinq ». Or la
vérité de ces choses est une vérité créée. Il y a donc une vérité éternelle en
plus de la vérité première.
8° Pour la vérité d’une énonciation, il n’est pas
nécessaire que l’on énonce actuellement quelque chose, mais il suffit qu’il y
ait ce à propos de quoi l’énonciation peut être formée. Or, avant que le monde
fût, il y avait, en plus de Dieu, quelque chose à propos de quoi l’on aurait pu
énoncer. Donc, avant que le monde ne fût fait, il y avait la vérité des
énoncés. Or ce qui fut avant le monde, est éternel. La vérité des énoncés est
donc éternelle. Preuve de la mineure : le monde a été fait de rien,
c’est-à-dire après le néant. Donc, avant que le monde fût, il y avait son
non-être. Or l’énonciation vraie ne se forme pas seulement à propos de ce qui
est, mais aussi à propos de ce qui n’est pas : de même en effet qu’il nous
arrive d’énoncer en vérité que ce qui est, est, de même nous arrive-t-il
d’énoncer en vérité que ce qui n’est pas, n’est pas, comme on le voit
clairement au premier livre du Péri
Hermêneias. Donc, avant que le monde fût, il y eut de quoi pouvoir former
une énonciation vraie.
9° Tout ce qui est su est vrai pendant qu’il est
su. Or Dieu a su de toute éternité tous les énoncés. Il y a donc de toute
éternité une vérité de tous les énoncés ; et ainsi, plusieurs vérités sont
éternelles.
10° [Le répondant] disait qu’il s’ensuit de là que ces choses sont vraies non pas en elles-mêmes, mais dans l’intelligence divine. En sens contraire : dans la mesure où des choses sont sues, il est nécessaire qu’elles soient vraies. Or de toute éternité, toutes choses sont sues de Dieu non seulement en tant qu’elles sont dans son esprit, mais aussi en tant qu’existantes en leur nature propre ; Eccli. 23, 29 : « Du Seigneur Dieu, avant qu’elles fussent créées, toutes les choses étaient connues, de même qu’après leur achèvement il les considère toutes. » Et ainsi, il ne connaît pas les réalités après qu’elles ont été accomplies autrement qu’il ne les a connues de toute éternité. Il y eut donc de toute éternité plusieurs vérités non seulement dans l’intelligence divine, mais aussi en soi.
11° Une chose est dite être, au plein sens du
terme, lorsqu’elle est dans son achèvement. Or la notion de vérité s’accomplit
dans l’intelligence. Si donc plusieurs choses vraies ont été dans
l’intelligence divine de toute éternité, il faut accorder sans réserve qu’il y a plusieurs
vérités éternelles.
12° Sag. 1, 15 : « La justice est
perpétuelle et immortelle. » Or la vérité est une partie de la justice,
comme dit Cicéron dans la Rhétorique.
Elle est donc perpétuelle et immortelle.
13° Les choses universelles sont perpétuelles et
incorruptibles. Or le vrai est suprêmement universel, car il est convertible
avec l’étant. La vérité est donc perpétuelle et incorruptible.
14° [Le répondant] disait que l’universel est corrompu non par soi, mais par accident. En sens contraire : une chose doit être nommée plutôt d’après ce qui lui convient par soi que d’après ce qui lui convient par accident. Si donc la vérité est de soi perpétuelle et incorruptible et n’est corrompue ou générée que par accident, il faut accorder que la vérité dite universellement est éternelle.
15° De toute éternité, Dieu fut antérieur au monde.
La relation d’antériorité est donc en Dieu de toute éternité. Or, lorsque l’un
de deux relatifs est posé, il est nécessaire que le relatif restant soit posé.
Il y eut donc de toute éternité postériorité du monde par rapport à Dieu. Il y
eut donc de toute éternité une autre chose en dehors de Dieu, à laquelle la
vérité convient en quelque façon ; et nous retrouvons ainsi la même
conclusion que ci-dessus.
16° [Le répondant] disait que cette relation d’antériorité et de postériorité est quelque chose non dans la nature mais seulement dans la raison. En sens contraire : comme dit Boèce à la fin du livre sur la Consolation, Dieu est par nature antérieur au monde, même si le monde avait toujours existé. Cette relation d’antériorité est donc une relation de nature et pas seulement de raison.
17° La vérité de la signification est la rectitude
de la signification. Or de toute éternité il a été correct qu’une chose soit
signifiée. La vérité de la signification a donc existé de toute éternité.
18° Il a été vrai de toute éternité que le Père a
engendré le Fils, et que le Saint-Esprit a procédé de l’un et l’autre. Or ce
sont plusieurs choses vraies. Plusieurs choses vraies existent donc de toute
éternité.
19° [Le répondant] disait que ces choses sont vraies par une vérité unique, et qu’il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait plusieurs vérités de toute éternité. En sens contraire : ce par quoi le Père est Père et engendre le Fils diffère de ce par quoi le Fils est Fils et spire le Saint-Esprit. Or ce par quoi le Père est Père rend vraie cette proposition : « Le Père engendre le Fils », ou celle-là : « Le Père est Père » ; et ce par quoi le Fils est Fils rend vraie celle-ci : « Le Fils est engendré par le Père. » De telles propositions ne sont donc pas vraies par une vérité unique.
20° Bien que « homme » et « capable
de rire » soient convertibles, cependant la vérité des deux propositions
suivantes n’est pas toujours la même : « l’homme est homme » et
« l’homme est capable de rire », étant donné que la propriété
prédiquée par le nom d’homme n’est pas la même que celle prédiquée par
l’expression « capable de rire » ; or semblablement, les noms de
Père et de Fils n’impliquent pas la même propriété. Les propositions susdites
n’ont donc pas la même vérité.
21° [Le répondant] disait que ces propositions n’ont pas existé de toute éternité. En sens contraire : chaque fois qu’il y a une intelligence qui peut énoncer, il peut y avoir énonciation. Or il y a eu de toute éternité une intelligence divine qui pense que le Père est Père et que le Fils est Fils, et ainsi, qui énonce ou dit, puisque, suivant Anselme, dire et penser sont une même chose pour l’esprit suprême. Les énonciations susdites ont donc existé de toute éternité.
En sens contraire :
1° Rien de créé n’est éternel. À part la vérité
première, toute vérité est créée. Donc seule la vérité première est éternelle.
2° L’étant et le vrai sont convertibles. Or un
seul étant est éternel. Donc une seule vérité est éternelle.
Réponse :
Comme
on l’a déjà dit, la vérité implique une certaine adéquation et une
commensuration ; une chose est donc nommée vraie à la façon dont elle est
nommée commensurée. Or, le corps est mesuré tant par une mesure intrinsèque,
comme la ligne, la surface ou la profondeur, que par une mesure extrinsèque,
comme l’occupant d’un lieu est mesuré par le lieu, le mouvement par le temps,
et l’étoffe par l’aune. Quelque chose peut donc aussi être nommé vrai de deux
façons : d’abord d’après une vérité inhérente ; ensuite d’après une
vérité extrinsèque, et c’est ainsi que toutes les réalités sont nommées vraies
d’après la vérité première. Et parce que la vérité qui est dans l’intelligence
est mesurée par les réalités elles-mêmes, il s’ensuit que non seulement la
vérité de la réalité mais aussi la vérité de l’intelligence, ou de
l’énonciation, qui signifie la pensée, est nommée d’après la vérité première.
Mais
dans cette adéquation ou commensuration de l’intelligence et de la réalité, il
n’est pas nécessaire que l’un et l’autre des extrêmes soient en acte. Car notre
intelligence peut maintenant être adéquate aux choses qui existeront dans le
futur mais n’existent pas maintenant ; autrement cette proposition ne
serait pas vraie : « L’Antéchrist naîtra » ; cela est donc
nommé vrai seulement d’après la vérité qui est dans l’intelligence, même quand
la réalité elle-même n’existe pas. Semblablement aussi, l’intelligence divine a
pu de toute éternité être adéquate aux choses qui n’ont pas existé de toute
éternité mais ont été faites dans le temps ; et ainsi, les choses qui sont
dans le temps peuvent être nommées vraies de toute éternité d’après la vérité
éternelle. Si donc nous prenons la vérité des choses vraies créées inhérente à
celles-ci, vérité que nous trouvons dans les réalités et dans l’intelligence
créée, alors n’est éternelle ni la vérité des réalités ni celle des énoncés,
puisque les réalités mêmes ou les intelligences auquelles ces vérités inhèrent
n’existent pas de toute éternité. Mais si l’on prend la vérité des choses
vraies créées d’après laquelle toutes choses sont nommées vraies comme par une
mesure extrinsèque, et c’est la vérité première, alors la vérité de toutes les
réalités, de tous les énoncés et de toutes les intelligences est
éternelle ; et l’éternité d’une telle vérité est trouvée par saint
Augustin au livre des Soliloques,
ainsi que par Anselme dans son Monologion ;
c’est pourquoi Anselme dit au livre sur la Vérité :
« Tu peux comprendre comment j’ai prouvé dans mon Monologion, par la vérité d’un propos, que la vérité suréminente
n’a ni principe ni fin. »
Or
cette vérité première ne peut porter sur toutes choses sans être une. Dans
notre intelligence, en effet, la vérité se diversifie de deux façons
seulement : d’abord, à cause de la diversité des choses connues, dont
l’intelligence a différentes connaissances, d’où résultent différentes vérités
dans l’âme ; ensuite, à cause des différentes façons de concevoir :
en effet, la course de Socrate est une réalité unique, mais l’âme qui, en
composant et divisant, pense du même coup le temps, comme il est dit au
troisième livre sur l’Âme, pense
diversement la course de Socrate comme présente, passée et future ; et par
conséquent, elle forme diverses conceptions en lesquelles se trouvent
différentes vérités. Or les deux modes susdits de diversité ne peuvent se
trouver dans la connaissance divine. En effet, Dieu n’a pas différentes
connaissances des différentes réalités, mais il connaît toutes choses par une
connaissance unique, car par une seule chose, c’est-à-dire par son essence, il
connaît toutes choses, « n’appliquant pas sa connaissance à chacune
d’elles », comme dit Denys au livre des Noms divins. Semblablement aussi, sa connaissance ne regarde pas un
temps, puisqu’elle est mesurée par l’éternité qui, contenant tout temps, fait
abstraction de tout temps. Il reste donc qu’il n’y a pas plusieurs vérités de
toute éternité.
Réponse aux objections :
1° Comme Anselme s’explique lui-même au livre sur
la Vérité, il a dit que la vérité des
énonciations n’était pas enclose par un principe et une fin, « non que ce
propos » — c’est-à-dire le propos qu’il envisageait et qui signifiait en
vérité qu’une chose était future — « ait été sans principe, mais parce
qu’on ne peut pas concevoir en quel temps le propos existerait et la vérité lui
ferait défaut ». Cela fait donc apparaître qu’il a voulu établir comme
étant sans principe ni fin non pas la vérité inhérente à la réalité créée, ni
le propos, mais la vérité première, d’après laquelle l’énonciation est appelée
vraie comme d’après une mesure extrinsèque.
2° Hors de l’âme, nous trouvons deux choses, à
savoir : la réalité elle-même, et les négations et privations de la
réalité ; et assurément, ces deux choses ne se rapportent pas de la même
façon à l’intelligence. Car la réalité elle-même, par l’espèce qu’elle possède,
est adéquate à l’intelligence divine comme le produit de l’art est adéquat à
l’art ; et par la vertu de la même espèce, la réalité est de nature à se
rendre adéquate notre intelligence, en tant que, par sa ressemblance reçue dans
l’âme, elle produit une connaissance d’elle-même. Mais le non-étant, considéré
hors de l’âme, n’a ni de quoi être coadéquat à l’intelligence divine, ni de
quoi produire une connaissance de soi dans notre intelligence. Si donc le
non-étant est adéquat à une quelconque intelligence, ce n’est pas en raison de
soi mais en raison de cette intelligence, qui reçoit en elle-même la notion de
non-étant. La réalité qui est positivement quelque chose hors de l’âme a donc
en soi de quoi pouvoir être appelée vraie, alors que dans le cas du non-être de
la réalité, tout ce qu’on lui attribue de vérité est du côté de l’intelligence.
Donc, quand on dit : « Il est vrai que la vérité n’est pas »,
puisque la vérité signifiée ici porte sur un non-étant, elle n’a rien sinon
dans l’intelligence. Par conséquent, de la destruction de la vérité qui est
dans la réalité, il s’ensuit seulement que la vérité qui est dans
l’intelligence existe. Et ainsi, il est clair que l’on peut seulement en
conclure que la vérité qui est dans l’intelligence est éternelle ; et de
toute façon, il est nécessaire qu’elle soit dans une intelligence éternelle, et
telle est la vérité première. Par l’argument susdit, on montre donc seulement
que la vérité première est éternelle.
3° & 4° On voit dès
lors clairement la solution aux troisième et quatrième arguments.
5° On ne peut pas penser, dans l’absolu, que la
vérité n’est pas ; cependant, on peut penser qu’il n’est aucune vérité
créée, comme on peut aussi penser qu’il n’est aucune créature. En effet,
l’intelligence peut penser qu’elle n’est pas et qu’elle ne pense pas, bien
qu’elle ne pense jamais sans qu’elle soit ou qu’elle pense ; car il n’est
pas nécessaire que tout ce que l’intelligence possède par la pensée, elle le
pense lorsqu’elle pense, car elle ne fait pas toujours retour sur
elle-même ; voilà pourquoi il n’y a pas d’inconvénient si elle pense que
la vérité créée, sans laquelle elle ne peut penser, n’existe pas.
6° Ce qui est futur, en tant qu’il est futur,
n’est pas, et de même pour ce qui est passé, en tant que tel. Par conséquent,
on juge pareillement de la vérité du passé et du futur, et de la vérité du
non-étant : d’où l’on ne peut conclure à l’éternité d’aucune vérité, si ce
n’est de la vérité première, comme on l’a déjà dit.
7° La parole de saint Augustin doit être ainsi
comprise : ces choses sont éternelles en tant qu’elles sont dans l’esprit
divin ; ou bien il prend « éternel » au sens de
« perpétuel ».
8° Bien que l’on fasse une énonciation vraie à
propos de l’étant et du non-étant, cependant, l’étant et le non-étant ne se
rapportent pas de la même façon à la vérité, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
déjà dit ; la solution de l’objection est dès lors évidente.
9° Dieu a su de toute éternité de nombreux
énoncés, mais cependant, il a su ces nombreux énoncés par une seule
connaissance. Par conséquent, il n’y a eu de toute éternité qu’une seule vérité
par laquelle fut vraie la connaissance divine des nombreuses réalités devant
avoir lieu dans le temps.
10° Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit,
l’intelligence est adéquate non seulement aux choses qui sont en acte mais
aussi à celles qui ne sont pas en acte, surtout l’intelligence divine, pour
laquelle rien n’est passé ni futur. Par conséquent, bien que les réalités
n’aient pas été de toute éternité dans leur nature propre, cependant
l’intelligence divine fut adéquate aux réalités devant avoir lieu dans le temps
en leur nature propre ; voilà pourquoi elle eut de toute éternité une connaissance
vraie des réalités également dans leur nature propre, quoique les vérités des
réalités n’aient pas été de toute éternité.
11° Bien que la notion de vérité s’accomplisse dans
l’intelligence, cependant la notion de réalité ne s’accomplit pas dans l’intelligence.
Donc, bien que l’on accorde sans réserve que la vérité de toutes les réalités
était de toute éternité parce qu’elle était dans l’intelligence divine, on ne
peut cependant pas accorder sans réserve que les réalités aient été vraies de
toute éternité pour la raison qu’elles étaient dans l’intelligence divine.
12° Cet argument se comprend de la justice divine.
Ou bien, si on le comprend de la justice humaine, alors elle est appelée
perpétuelle comme les réalités naturelles sont elles aussi appelées perpétuelles :
par exemple, nous disons que le feu se meut toujours vers le haut à cause de
son inclination de nature, sauf s’il est empêché. Et parce que la vertu, comme
dit Cicéron, est « un habitus qui suit la raison à la façon d’une nature »,
elle a, autant qu’il dépend de sa nature de vertu, une inclination indéfectible
vers son acte, bien qu’elle soit parfois empêchée ; voilà pourquoi il est
dit également au début du Digeste que
« la justice est une volonté constante et perpétuelle qui fait droit à chacun ».
Et cependant, ce n’est pas la vérité dont nous parlons maintenant qui est une
partie de la justice, mais la vérité qui existe dans les aveux que l’on doit
faire au tribunal.
13° Ce qui est dit, à savoir que l’universel est
perpétuel et incorruptible, Avicenne l’expose de deux façons : d’abord en
sorte qu’il soit appelé perpétuel et incorruptible en raison des particuliers,
qui n’ont jamais commencé et ne cesseront jamais, selon les tenants de
l’éternité du monde — selon les philosophes, en effet, la génération a lieu
afin de sauver dans l’espèce l’être perpétuel, qui ne peut être sauvé dans
l’individu — ; ensuite, l’universel est appelé perpétuel, parce qu’à la
corruption de l’individu il n’est pas corrompu par soi mais par accident.
14° Une chose est attribuée par soi à une autre de
deux façons : d’abord positivement, comme il est attribué au feu de se
porter en haut ; et l’on nomme une chose d’après une telle attribution par
soi plutôt que d’après celle qui est par accident ; en effet, nous disons que
le feu se porte en haut et appartient plutôt aux choses qui se portent en haut
qu’à celles qui se portent vers le bas, bien que par accident le feu se porte
quelquefois vers le bas, comme c’est clairement le cas du fer enflammé. Mais
parfois, une chose est attribuée par soi à une autre par mode de retrait, à
savoir, par le fait que les choses qui sont de nature à induire une disposition
contraire sont éloignées d’elle. Si donc par accident l’une d’entre elles
survient, cette disposition contraire s’énoncera de façon absolue ; par
exemple, l’unité est attribuée par soi à la matière prime, non par position
d’une forme qui unit, mais par retrait des formes qui diversifient. Lors donc
que des formes distinguant la matière surviennent, on dit de façon absolue
qu’il y a plusieurs matières, plutôt qu’une. Et il en est ainsi dans notre
propos : en effet, l’universel n’est pas appelé incorruptible comme s’il
avait quelque forme d’intégrité, mais parce que les dispositions matérielles
qui sont cause de corruption dans les individus ne lui conviennent pas par
soi ; aussi dit-on de façon absolue, de l’universel qui existe dans les
réalités particulières, qu’il se corrompt en ceci et en cela.
15° Alors que les autres genres, en tant que tels,
posent quelque chose dans la nature — car la quantité, par là même qu’elle est
quantité, implique une chose —, seule la relation n’a pas, en tant que telle,
la propriété de poser quelque chose dans la nature, car elle ne prédique pas
quelque chose, mais relativement à quelque chose ; c’est pourquoi l’on
trouve des relations qui ne posent rien dans la nature mais seulement dans la
raison ; et cela se produit en quatre cas, comme on peut le déduire des
paroles du Philosophe et d’Avicenne. D’abord, par exemple, quand une chose est
référée à elle-même, comme quand on dit « le même identique au
même » ; en effet, si cette relation posait dans la nature quelque
chose qui s’ajoute à ce qui est appelé identique, on pourrait aller à l’infini
dans les relations, car la relation même par laquelle une réalité est appelée
identique serait identique à soi par quelque relation, et ainsi à l’infini.
Ensuite, quand la relation est elle-même référée à quelque chose. En effet, on
ne peut pas dire que la paternité soit référée à son sujet par quelque relation
intermédiaire, car cette relation intermédiaire aurait elle aussi besoin d’une
autre relation intermédiaire, et ainsi à l’infini. La relation qui est
signifiée dans le rapport de la paternité au sujet n’est donc pas dans la
nature mais seulement dans la raison. Troisièmement, quand l’un des relatifs
dépend de l’autre, et non l’inverse : par exemple, la science dépend de
l’objet de science, et non l’inverse ; ainsi, la relation de la science à
l’objet est quelque chose dans la nature, mais non celle de l’objet à la
science, qui est seulement dans la raison. Quatrièmement, quand l’étant est
rapporté au non-étant, comme lorsque nous disons que nous sommes antérieurs à
ceux qui doivent venir après nous ; autrement, il s’ensuivrait que les
relations pourraient être en nombre infini dans le même, si la génération
s’étendait à l’infini dans le futur. Ainsi donc, les deux derniers cas font
apparaître à l’évidence que la relation d’antériorité en question ne pose rien
dans la nature, mais seulement dans l’intelligence, car d’une part Dieu ne
dépend pas des créatures, et d’autre part une telle priorité implique un
rapport de l’étant au non-étant. Il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait une vérité
éternelle, si ce n’est dans l’intelligence divine, qui seule est éternelle, et
cette vérité est la vérité première.
16° Bien que Dieu soit « par nature »
antérieur aux réalités créées, il ne s’ensuit cependant pas que cette relation
soit une relation de nature, mais c’est parce qu’on la conçoit en considérant
la nature de ce qui est appelé antérieur et de ce qui est appelé
postérieur ; comme aussi l’objet de science est appelé par nature
antérieur à la science, bien que la relation de l’objet à la science ne soit
rien dans la nature.
17° Lorsqu’il est dit qu’en l’absence de signification
il est correct qu’une chose soit signifiée, cela se comprend selon l’ordonnance
des réalités qui existe dans l’intelligence divine, de même qu’en l’absence de
coffre il est correct qu’un coffre ait un couvercle, selon la disposition de
l’art dans l’artisan. Donc de cela non plus, on ne peut pas conclure qu’il y
ait une autre vérité éternelle que la vérité première.
18° La notion de vrai est fondée sur l’étant. Or,
bien que l’on pose en Dieu plusieurs Personnes et propriétés, on n’y pose cependant
qu’un seul être, parce que l’être, en Dieu, ne se dit qu’essentiellement ;
et tous ces énoncés : « le Père est » ou « Il
engendre », « le Fils est » ou « Il est engendré », et
d’autres semblables, en tant qu’ils sont référés à la réalité, n’ont qu’une
seule vérité, qui est la vérité première et éternelle.
19° Bien que ce par quoi le Père est Père soit
autre que ce par quoi le Fils est Fils, car dans un cas c’est la paternité et
dans l’autre la filiation, cependant c’est par le même que le Père est et que
le Fils est, parce que l’un et l’autre sont par l’essence divine, qui est
unique. Et la notion de vérité n’est pas fondée sur la notion de paternité ni
de filiation en tant que telles, mais sur la notion d’entité ; or la
paternité et la filiation sont une seule essence, et c’est pourquoi les deux
ont une unique vérité.
20° La propriété prédiquée par le nom d’homme et
celle prédiquée par l’expression « capable de rire » ne sont pas
identiques par essence, et n’ont pas un être unique, comme c’est le cas de la
paternité et de la filiation ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.
21° L’intelligence divine ne connaît les choses, si
diverses soient-elles, que par une connaissance unique, même celles qui ont en
elles-mêmes diverses vérités. À bien plus forte raison connaît-elle donc par
une connaissance unique tout ce genre de choses qui sont pensées à propos des
Personnes. Il n’y a donc également pour toutes ces choses qu’une unique vérité.
Objections :
Il
semble que oui.
1° Anselme dit au livre sur la Vérité : « Je vois que cet
argument prouve que la vérité demeure immuable. » Or l’argument précédent
a concerné la vérité de la signification, comme il apparaît par ce qui précède.
La vérité des énoncés est donc immuable, ainsi que, pour la même raison, la
vérité de la réalité qu’elle signifie.
2° Si la vérité de l’énonciation change, elle
change surtout au changement de la réalité. Or, la réalité ayant changé, la
vérité de la proposition demeure. La vérité de l’énonciation est donc immuable.
Preuve de la mineure : la vérité, suivant Anselme, est une certaine
rectitude, en ce sens que quelque chose accomplit ce qu’il a reçu dans l’esprit
divin. Or la proposition « Socrate est assis » a reçu dans l’esprit
divin de signifier la position assise de Socrate, qu’elle signifie même quand
Socrate n’est pas assis. Donc, même lorsque Socrate n’est pas assis, la vérité
demeure en elle ; et ainsi, la vérité de la proposition susdite ne change
pas, même si la réalité change.
3° Si la vérité change, ce ne peut être qu’après
le changement des choses en lesquelles se trouve la vérité, de même qu’on ne
dit que des formes changent que lorsque leurs sujets ont changé. Or la vérité
ne change pas au changement des choses vraies, car une fois les choses vraies
détruites, la vérité demeure encore, comme le prouvent saint Augustin et
Anselme. La vérité est donc tout à fait immuable.
4° La vérité de la réalité est cause de la vérité
de la proposition ; car « le discours est appelé vrai ou faux selon
que la chose est ou n’est pas ». Or la vérité de la réalité est immuable.
Donc la vérité de la proposition aussi. Preuve de la mineure : Anselme, au
livre sur la Vérité, prouve que la
vérité de l’énonciation, par laquelle l’énonciation accomplit ce qu’elle a reçu
dans l’esprit divin, reste immuable. Or semblablement, n’importe quelle réalité
accomplit ce que, dans l’esprit divin, elle a reçu de posséder. La vérité de
n’importe quelle réalité est donc immuable.
5° Ce qui demeure toujours après l’accomplissement
de tout changement, ne change jamais ; en effet, dans l’altération des
couleurs, nous ne disons pas que la surface change, car elle demeure après
n’importe quel changement des couleurs. Or la vérité demeure dans la réalité
après n’importe quel changement de la réalité, car l’étant et le vrai sont
convertibles. La vérité est donc immuable.
6° Là où la cause est la même, l’effet est aussi
le même. Or la cause de la vérité des trois propositions suivantes est la
même : « Socrate est assis », « Il sera assis »,
« Il a été assis », à savoir, la position assise de Socrate ;
leur vérité est donc la même. Or, si l’une des trois propositions susdites est
vraie, il est semblablement nécessaire que l’une des deux autres soit toujours
vraie ; car si « Socrate est assis » est vrai une fois, alors
« Socrate a été assis » ou « Socrate sera assis » a
toujours été et sera toujours vrai. L’unique vérité des trois propositions se
comporte donc toujours d’une façon unique, et ainsi, elle est immuable ;
donc, pour la même raison, n’importe quelle autre vérité aussi.
En sens contraire :
Si
les causes changent, les effets changent. Or les réalités, qui sont causes de
la vérité de la proposition, changent. La vérité des propositions change donc
aussi.
Réponse :
On
dit de deux façons que quelque chose change : d’abord, parce qu’il est le
sujet du changement, comme nous disons que le corps est changeant. Et en ce
sens aucune forme n’est changeante ; ainsi est-il dit que « la forme
se maintient en une essence invariable ». Puis donc que la vérité est
signifiée à la façon d’une forme, la présente question n’est pas de savoir si
la vérité est changeante de cette façon. Ensuite, on dit que quelque chose
change, parce qu’un changement se produit selon lui ; par exemple, nous
disons que la blancheur change, parce que le corps est altéré selon elle ;
et c’est en ce sens que l’on demande, concernant la vérité, si elle est
changeante.
Et
pour le voir clairement, il faut savoir que ce selon quoi il y a changement, on
dit parfois qu’il change, mais parfois aussi qu’il ne change pas. En effet,
quand il est inhérent à la chose qui est mue selon lui, alors on dit que
lui-même change aussi : par exemple, blancheur ou quantité sont dites
changer lorsqu’une chose change selon elles, étant donné qu’elles-mêmes, dans
ce changement, se succèdent l’une à l’autre dans le sujet. Mais lorsque ce
selon quoi il y a changement est extrinsèque, alors il n’est pas mû dans ce
changement, mais demeure immobile. Par exemple, on ne dit pas que le lieu se
meut quand on se meut selon le lieu — et c’est pourquoi il est dit au troisième
livre de la Physique, que « le
lieu est la limite immobile du contenant » — étant donné qu’on ne dit pas
qu’il y a, par le mouvement local, une succession de lieux en un seul occupant,
mais plutôt une succession de nombreux occupants dans un lieu unique. Quant aux
formes inhérentes, dont on dit qu’elles changent au changement du sujet, elles
ont deux modes de changement, car « changer » se dit pour les formes
générales autrement que pour les formes spéciales. En effet, la forme spéciale,
après le changement, ne reste la même ni quant à l’être ni quant à la
notion : par exemple, la blancheur ne demeure nullement après
l’altération ; mais la forme générale, après le changement, reste la même
quant à la notion, non quant à l’être : par exemple, après le changement
du blanc au noir, la couleur reste certes selon la notion commune de couleur,
mais ce n’est pas la même espèce de couleur.
Or
on a dit plus haut qu’une chose est nommée vraie par la vérité première comme
par une mesure extrinsèque, mais par la vérité inhérente comme par une mesure
intrinsèque. Les réalités créées varient donc, certes, dans leur participation
de la vérité première ; cependant la vérité première elle-même, d’après
laquelle elles sont appelées vraies, ne change aucunement ; et c’est ce
que dit saint Augustin au livre sur le Libre
Arbitre : « Nos esprits voient cette vérité tantôt mieux, tantôt
moins ; tandis que celle-ci, demeurant en elle-même, ni ne s’accroît, ni
ne diminue. » Par contre, si nous prenons la vérité inhérente aux
réalités, alors on dit que la vérité change dans la mesure où des choses
changent selon la vérité. Donc, comme on l’a déjà dit, la vérité dans les
créatures se trouve en deux choses : dans les réalités mêmes, et dans
l’intelligence ; en effet, la vérité de l’action est comprise dans la
vérité de la réalité, et la vérité de l’énonciation dans la vérité de la pensée
qu’elle signifie. Or la réalité est appelée vraie et relativement à
l’intelligence divine, et relativement à l’humaine.
Si
donc l’on entend la vérité de la réalité relativement à l’intelligence divine,
alors la vérité de la réalité changeante change assurément, non pas en
fausseté, mais en une autre vérité, car la vérité est une forme suprêmement
générale, puisque le vrai et l’étant sont convertibles ; par conséquent,
de même qu’après n’importe quel changement la réalité reste un étant, quoique
autre, suivant l’autre forme par laquelle elle a l’être, de même elle demeure
toujours vraie, mais par une autre vérité, car quelque forme ou privation
qu’elle acquière par le changement, la réalité est conformée suivant celle-ci à
l’intelligence divine, qui la connaît telle qu’elle est, suivant n’importe
quelle disposition.
Mais
si l’on considère la vérité de la réalité relativement à l’intelligence
humaine, ou l’inverse, alors il se fait un changement tantôt de la vérité en
fausseté, tantôt d’une vérité en une autre. En effet, puisque « la vérité
est adéquation de la réalité et de l’intelligence » et que, si de choses
égales on ôte des parts égales, il reste encore des choses égales, non
toutefois de la même égalité, il est donc nécessaire que lorsque l’intelligence
et la réalité changent semblablement, la vérité demeure, certes, mais
différente : comme si, Socrate étant assis, l’on considère que Socrate est
assis, et qu’ensuite, Socrate n’étant pas assis, on considère qu’il n’est pas
assis. Par contre, si quelque chose est ôté de l’un des égaux et rien de
l’autre, ou si des choses inégales sont ôtées de l’un et de l’autre, il doit
nécessairement en résulter une inégalité, qui est à la fausseté ce que
l’égalité est à la vérité ; de là vient que si, la pensée étant vraie, la
réalité change sans que l’intelligence change, ou bien l’inverse, ou bien si
les deux changent mais non semblablement, alors la fausseté en résultera, et il
y aura ainsi changement de la vérité en fausseté ; par exemple si, alors
que Socrate est blanc, on pense qu’il est blanc, la pensée est vraie ; et
si après cela on pense qu’il est noir alors que Socrate reste blanc, ou si, à
l’inverse, Socrate devenu noir est encore pensé comme blanc ; ou si,
devenu pâle, il est pensé comme rouge, alors la fausseté sera dans
l’intelligence.
Et
ainsi apparaît clairement comment la vérité change, et comment la vérité ne
change pas.
Réponse aux objections :
1° Anselme parle ici de la vérité première en tant
que toutes choses sont appelées vraies d’après elle comme d’après une mesure
extrinsèque.
2° Parce que l’intelligence fait retour sur
elle-même et se pense tout comme elle pense les autres réalités, ainsi qu’il
est dit au troisième livre sur l’Âme,
on peut considérer de deux façons les choses qui relèvent de l’intelligence, en
ce qui concerne la notion de vérité. D’abord, en tant qu’elles sont des
réalités ; et ainsi, la vérité se dit d’elles tout comme elle se dit des
autres réalités, c’est-à-dire que, de même que la réalité est appelée vraie
parce que, lorsqu’elle conserve sa nature, elle accomplit ce qu’elle a reçu dans
l’esprit divin, de même l’énonciation est appelée vraie lorsqu’elle conserve sa
nature, qui lui a été dispensée dans l’esprit divin et ne peut lui être ôtée
tant que l’énonciation elle-même demeure. Ensuite, on peut les considérer dans
leur rapport aux réalités pensées ; et ainsi, l’énonciation est appelée
vraie quand elle est adéquate à la réalité, et une telle vérité change, comme
on l’a dit.
3° La vérité qui demeure après la destruction des
réalités vraies est la vérité première, qui ne change pas, même après un
changement des réalités.
4° Tant que la réalité demeure, un changement ne
peut se faire en elle quant aux choses qui lui sont essentielles : par
exemple, il est essentiel à l’énonciation de signifier ce pour la signification
de quoi elle a été établie ; il ne s’ensuit donc pas que la vérité de la
réalité n’est nullement changeante, mais qu’elle est immuable quant aux choses
essentielles à la réalité, tant que celle-ci demeure ; cependant un
changement survient en elles par la corruption de la réalité. Mais quant aux
choses accidentelles, un changement peut survenir même si la réalité
demeure ; et ainsi, quant aux choses accidentelles, il peut se faire un
changement de la vérité de la réalité.
5° Après tout changement la vérité demeure, mais
non identique, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit.
6° L’identité de la vérité ne dépend pas seulement
de l’identité de la réalité, mais aussi de l’identité de l’intellection, tout
comme l’identité de l’effet dépend de l’identité de l’agent et du patient. Or,
bien que ce soit la même réalité qui est signifiée par ces trois propositions,
leur intellection n’est cependant pas identique, car dans la composition de
l’intelligence s’ajoute le temps ; il y a donc différentes intellections
selon que le temps varie.
Objections :
Il
semble qu’elle se dise personnellement.
1° En Dieu, tout ce qui implique une relation de
principe se dit personnellement. Or c’est le cas de la vérité, comme le montre
saint Augustin au livre sur la Vraie
Religion, où il dit que la vérité divine est « la suprême ressemblance
du principe sans aucune dissemblance, d’où naît la fausseté » ; donc
la vérité, en Dieu, se dit personnellement.
2° De même que rien n’est semblable à soi, rien
non plus n’est égal à soi. Or la ressemblance en Dieu implique la distinction
des Personnes, suivant saint Hilaire, parce que rien n’est semblable à
soi ; donc, pour la même raison, l’égalité aussi l’implique. Or la vérité
est une certaine égalité ; elle implique donc en Dieu une distinction
personnelle.
3° Tout ce qui implique en Dieu une émanation, se
dit personnellement. Or la vérité, comme aussi le verbe, implique une certaine
émanation, car elle signifie la conception de l’intelligence. Donc, de même que
le verbe se dit personnellement, de même aussi la vérité.
En sens contraire :
Des
trois Personnes unique est la vérité, comme dit saint Augustin au huitième
livre sur la Trinité. Elle est donc
quelque chose d’essentiel et non de personnel.
Réponse :
En
Dieu, la vérité peut s’entendre de deux façons : d’abord proprement,
ensuite quasi métaphoriquement.
En
effet, si l’on entend la vérité proprement, alors elle impliquera l’égalité de
l’intelligence divine et de la réalité. Or l’intelligence divine pense
premièrement la réalité qu’est son essence, par laquelle elle pense toutes les
autres choses ; aussi la vérité en Dieu implique-t-elle principalement
l’égalité de l’intelligence divine et de la réalité qu’est son essence, et
conséquemment celle de l’intelligence divine avec les réalités créées.
Or
l’intelligence de Dieu et son essence ne sont pas adéquates entre elles comme
le mesurant et le mesuré, puisque l’une n’est pas le principe de l’autre mais
qu’elles sont tout à fait identiques ; aussi la vérité résultant d’une
telle égalité n’implique-t-elle aucune notion de principe, qu’il soit pris du
côté de l’essence ou du côté de l’intelligence : elle y est une et la
même ; en effet, de même que le pensant et la réalité pensée y sont
identiques, de même la vérité de la réalité et la vérité de l’intelligence y
sont identiques, sans aucune connotation de principe.
En
revanche, si l’on prend la vérité de l’intelligence divine en tant qu’elle est
adéquate aux réalités créées, alors la vérité restera encore la même, comme
c’est par le même que Dieu pense soi-même et les autres choses, mais cependant
s’ajoute dans le concept de vérité la notion de principe relativement aux
créatures, auxquelles l’intelligence divine se rapporte comme une mesure et une
cause.
Or,
en Dieu, tout nom qui n’implique pas la notion de principe ou de principié, ou
encore qui implique la notion de principe relativement aux créatures, se dit
essentiellement. Donc, en Dieu, si l’on prend la vérité proprement, elle se dit
essentiellement ; elle est cependant appropriée à la Personne du Fils,
comme l’art et les autres choses qui concernent l’intelligence.
La
vérité est entendue en Dieu métaphoriquement ou par ressemblance quand nous l’y
considérons suivant la notion avec laquelle on la trouve dans les réalités
créées, en lesquelles on parle de vérité lorsque la réalité créée imite son
principe, qui est l’intelligence divine. D’où en Dieu, semblablement, la vérité
est appelée de cette façon la suprême imitation du Principe, imitation qui
convient au Fils ; et selon cette acception de la vérité, la vérité
convient proprement au Fils, et se dit personnellement ; et c’est ainsi
que s’exprime saint Augustin au livre sur la Vraie Religion.
Réponse aux objections :
1° On voit dès lors clairement la solution au
premier argument.
2° L’égalité implique parfois en Dieu une relation
désignant une distinction personnelle, comme quand nous disons que le Père et
le Fils sont égaux ; et dans ce cas, on conçoit dans le nom d’égalité une
distinction réelle. Parfois, au contraire, on ne conçoit pas dans le nom
d’égalité une distinction réelle, mais seulement une distinction de raison,
comme lorsque nous disons que la sagesse et la bonté divines sont égales. Il
n’est donc pas nécessaire que l’égalité implique une distinction
personnelle ; et telle est l’égalité impliquée par le nom de vérité,
puisque c’est l’égalité de l’intelligence et de l’essence.
3° Bien que la vérité soit conçue par
l’intelligence, cependant la notion de conception n’est pas exprimée par le nom
de vérité, comme elle l’est par le nom de verbe ; il n’en va donc pas de
même.
Objections :
Il
semble que non.
1° Il est vrai qu’un tel fornique ; or cela
ne vient pas de la vérité première ; donc toute vérité ne vient pas de la
vérité première.
2° [Le répondant] disait que la vérité de signe ou d’intellection, selon laquelle cela est appelé vrai, vient de Dieu, mais non pas en tant que cela est référé à la réalité. En sens contraire : en plus de la vérité première, il y a non seulement la vérité de signe ou d’intellection, mais aussi la vérité de la réalité. Si donc ce vrai ne vient pas de Dieu en tant qu’il est référé à la réalité, alors cette vérité de la réalité ne viendra pas de Dieu ; et ainsi, le propos est maintenu que toute vérité autre ne vient pas de Dieu.
3° De « Un tel fornique » on
déduit : « Il est donc vrai qu’un tel fornique », et ce faisant,
on descend de la vérité d’une proposition à la vérité d’un dictum, vérité qui exprime celle de la réalité ; la vérité
susdite consiste donc en ce que cet acte est composé avec ce sujet. Or la
vérité du dictum ne viendrait pas de
la composition d’un tel acte avec le sujet, si l’on ne considérait la composition
de l’acte existant dans sa difformité ; la vérité de la réalité n’existe
donc pas seulement quant à l’essence même de l’acte, mais aussi quant à sa
difformité. Or l’acte considéré dans sa difformité ne vient nullement de Dieu.
Donc toute vérité de la réalité ne vient pas de Dieu.
4° Anselme dit que la réalité est appelée vraie en
tant qu’elle est comme elle doit être ; et parmi les façons dont on peut
dire que la réalité doit être, il en pose une, selon laquelle on dit qu’une
réalité doit être parce qu’elle advient avec la permission de Dieu. Or la
permission de Dieu s’étend aussi à la difformité de l’acte ; la vérité de
la réalité atteint donc aussi cette difformité ; or cette difformité ne
vient nullement de Dieu ; donc toute vérité ne vient pas de Dieu.
5° [Le répondant] disait que, de même que la difformité ou la privation n’est pas appelée « étant » au plein sens du terme mais à un certain point de vue, de même aussi on dit qu’elle a une vérité non pas au plein sens du terme mais à un certain point de vue ; et une telle vérité à un certain point de vue ne vient pas de Dieu. En sens contraire : le vrai ajoute à l’étant une relation à l’intelligence. Or bien que la difformité ou la privation en soi ne soit pas un étant au plein sens du terme, elle est cependant, au plein sens du terme, appréhendée par l’intelligence ; donc, bien qu’elle n’ait pas une entité au plein sens du terme, elle a une vérité au plein sens du terme.
Tout
[ce qui est] à un certain point de vue se ramène à [ce qui est] au plein sens
du terme ; par exemple, qu’un Éthiopien soit blanc quant à sa dent, se
ramène à ceci que la dent de l’Éthiopien est blanche au plein sens du terme. Si
donc quelque vérité à un certain point de vue ne vient pas de Dieu, alors tout
ce qui est vrai au plein sens du terme ne viendra pas de Dieu ; ce qui est
absurde.
6° Ce qui n’est pas cause de la cause n’est pas
cause de l’effet ; par exemple, Dieu n’est pas cause de la difformité du
péché, parce qu’il n’est pas cause du défaut dans le libre arbitre, par où se
produit la difformité du péché. Or, de même que l’être est cause de la vérité
des propositions affirmatives, de même le non-être pour les négatives. Puis
donc que Dieu n’est pas cause de ce qui est non-être, comme dit saint Augustin
au livre des 83 Questions, il
reste que Dieu n’est pas cause des propositions négatives ; et ainsi,
toute vérité ne vient pas de Dieu.
7° Saint Augustin dit au livre des Soliloques que « le vrai est ce qui
est tel qu’on le voit ». Or quelque mal est tel qu’on le voit ; donc
quelque mal est vrai. Or aucun mal ne vient de Dieu ; donc toute chose
vraie ne vient pas de Dieu.
8° [Le répondant] disait que le mal n’est pas vu par l’espèce du mal, mais par l’espèce du bien. En sens contraire : l’espèce du bien ne fait jamais apparaître que le bien ; si donc le mal n’est vu que par l’espèce du bien, le mal n’apparaîtra jamais que comme bon ; ce qui est faux.
En sens contraire :
1° À propos de 1 Cor. 12, 3 :
« Personne ne peut dire, etc. », saint Ambroise dit :
« Tout chose vraie, dite par n’importe qui, vient du Saint-Esprit. »
2° Toute bonté créée vient de la bonté première
incréée, qui est Dieu. Donc, pour la même raison, toute vérité autre vient de
la vérité première, qui est Dieu.
3° La notion de vérité s’accomplit dans
l’intelligence. Or toute intelligence vient de Dieu. Toute vérité vient donc de
Dieu.
4° Saint Augustin dit au livre des Soliloques que « le vrai, c’est ce
qui est ». Or tout être vient de Dieu ; donc toute vérité aussi.
5° De même que le vrai est convertible avec
l’étant, de même aussi l’un, et vice
versa. Or toute unité vient de l’unité première, comme dit saint Augustin
au livre sur la Vraie Religion. Donc
aussi, toute vérité vient de la vérité première.
Réponse :
Dans
les réalités créées, la vérité se trouve dans les réalités et dans
l’intelligence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit : dans
l’intelligence, en tant qu’elle est adéquate aux réalités dont elle a
connaissance ; et dans les réalités, en tant qu’elles imitent l’intelligence
divine, qui est leur mesure, comme l’art est la mesure de tous les produits de
l’art ; et d’une autre façon, en tant qu’elles sont de nature à causer une
appréhension vraie d’elles-mêmes dans l’intelligence humaine, qui est mesurée
par les réalités, comme il est dit au dixième livre de la Métaphysique.
Or
la réalité qui existe hors de l’âme imite par sa forme l’art de l’intelligence
divine ; par cette même forme elle est de nature à causer une appréhension
vraie dans l’intelligence humaine, et c’est aussi par cette forme que chaque
réalité a l’être ; la vérité des réalités existantes inclut donc en sa
notion l’entité de celles-ci, et ajoute une relation d’adéquation à
l’intelligence humaine ou divine. Mais les négations ou les privations qui
existent hors de l’âme n’ont pas de forme soit pour imiter le modèle de l’art
divin, soit pour apporter une connaissance d’elles-mêmes dans l’intelligence
humaine ; et si elles sont adéquates à l’intelligence, cela est dû à
l’intelligence, qui appréhende leurs notions.
Ainsi
donc, on voit clairement que, lorsque la pierre est appelée vraie et que la
cécité est appelée vraie, la vérité ne se rapporte pas à l’une et à l’autre de
la même façon : en effet, la vérité dite de la pierre inclut en sa notion
l’entité de la pierre, et ajoute une relation à l’intelligence, relation causée
aussi du côté de la réalité même, puisqu’elle a quelque chose selon quoi elle
peut être référée ; mais la vérité dite de la cécité n’inclut pas en soi
la privation même qu’est la cécité, mais seulement la relation de la cécité à
l’intelligence, relation qui n’a, du côté de la cécité elle-même, rien en quoi
elle soit fondée, puisque la cécité n’est pas égalée à l’intelligence en vertu
d’une chose qu’elle aurait en soi.
Il
est donc évident que la vérité trouvée dans les réalités créées ne peut rien
comprendre d’autre que l’entité de la réalité et l’adéquation de la réalité à
l’intelligence, ou l’égalité de l’intelligence avec les réalités ou les
privations des réalités ; or tout cela vient de Dieu, car et la forme même
de la réalité, par laquelle celle-ci est adéquate, vient de Dieu, et le vrai
lui-même, en tant que bien de l’intelligence, comme il est dit au sixième livre
de l’Éthique — car le bien de chaque
réalité consiste dans la parfaite opération de cette réalité ; or
l’opération de l’intelligence n’est parfaite que dans la mesure où elle connaît
le vrai ; c’est donc en cela que consiste son bien en tant que tel
— ; par conséquent, puisque tout bien vient de Dieu, ainsi que toute
forme, il est nécessaire de dire dans l’absolu que toute vérité vient de Dieu.
Réponse aux objections :
1° Lorsqu’on argumente ainsi : « Toute
chose vraie vient de Dieu, or il est vrai qu’un tel fornique, donc,
etc. », intervient un sophisme d’accident. En effet, comme ce qu’on a déjà
dit peut le faire apparaître, lorsque nous disons : « il est vrai
qu’un tel fornique », nous ne disons pas cela comme si le défaut même qui
est impliqué dans l’acte de fornication était inclus dans la notion de
vérité ; mais le vrai prédique seulement l’adéquation de ceci à
l’intelligence. On ne doit donc pas conclure qu’il vient de Dieu qu’un tel
fornique, mais que sa vérité vient de Dieu.
2° Les difformités et les autres défauts n’ont pas
une vérité comme les autres réalités, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà
dit ; voilà pourquoi, bien que la vérité des défauts vienne de Dieu, on ne
peut en conclure que la difformité vient de Dieu.
3° Selon le Philosophe au sixième livre de la Métaphysique, la vérité ne consiste pas
dans la composition qui est dans les réalités, mais dans la composition que
fait l’âme ; voilà pourquoi la vérité ne consiste pas en ce que cet acte
avec sa difformité inhère au sujet — car cela concerne la notion de bien ou de
mal — mais en ce que l’acte qui inhère ainsi au sujet est adéquat à
l’appréhension de l’âme.
4° Le bien, le dû et le droit, et toutes choses
semblables, ne se rapportent pas de la même façon à la permission divine et aux
autres signes de volonté. Car dans les autres, on se réfère et à l’objet de
l’acte de volonté, et à l’acte de volonté lui-même : par exemple, quand
Dieu commande d’honorer ses parents, à la fois l’honneur des parents est
lui-même un certain bien, et le commandement est bon aussi. Mais dans la
permission, on se réfère seulement à l’acte de celui qui permet, et non à
l’objet de la permission ; aussi est-il droit que Dieu permette que des
difformités surviennent ; cependant il ne s’ensuit pas que la difformité
elle-même ait une rectitude.
5° La vérité à un certain point de vue, qui
convient aux négations et aux défauts, se ramène à la vérité au plein sens du
terme, qui est dans l’intelligence et vient de Dieu ; voilà pourquoi la
vérité des défauts vient de Dieu, bien que les défauts eux-mêmes ne viennent
pas de Dieu.
6° Le non-être n’est pas cause de la vérité des
propositions négatives comme s’il les produisait dans l’intelligence, mais
c’est l’âme qui fait cela en se conformant au non-étant qui est hors de
l’âme ; le non-être existant hors de l’âme n’est donc pas cause efficiente
de la vérité dans l’âme, mais cause quasi exemplaire. L’objection, elle, valait
pour une cause efficiente.
7° Bien que le mal ne vienne pas de Dieu,
cependant, que le mal soit vu tel qu’il est, cela vient assurément de
Dieu ; donc la vérité par laquelle il est vrai qu’il est mal, vient de
Dieu.
8° Bien que le mal n’agisse sur l’âme que par
l’espèce du bien, cependant, parce qu’il est un bien déficient, l’âme découvre
en soi la notion de défaut, et en cela conçoit la notion de mal ; et c’est
ainsi que le mal paraît mal.
Objections :
Il
semble que non.
1° Anselme dit que « la vérité est une
rectitude que l’esprit seul peut percevoir ». Or le sens n’est pas de la
nature de l’esprit. La vérité n’est donc pas dans le sens.
2° Saint Augustin prouve au livre des 83 Questions que la vérité n’est
pas connue par les sens corporels, et ses arguments ont déjà été donnés. La
vérité n’est donc pas dans le sens.
En sens contraire :
1° Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que « c’est la
vérité qui montre ce qui est ». Or ce qui est se montre non seulement à
l’intelligence mais aussi au sens ; la vérité est donc non seulement dans
l’intelligence mais aussi dans le sens.
Réponse :
La
vérité est dans l’intelligence et dans le sens, mais pas de la même façon.
Elle
est dans l’intelligence comme une conséquence de l’acte de l’intelligence et
comme connue par l’intelligence. En effet, elle s’ensuit de l’opération de
l’intelligence en tant que le jugement de l’intelligence porte sur la réalité
telle qu’elle est ; et elle est connue par l’intelligence en tant que
l’intelligence fait retour sur son acte : non seulement en tant qu’elle
connaît son acte, mais aussi en tant qu’elle connaît la proportion de celui-ci
à la réalité ; or assurément, cette proportion ne peut être connue qu’une
fois connue la nature de l’acte lui-même, et celle-ci ne peut être connue sans
que soit connue la nature du principe actif, qui est l’intelligence elle-même,
dont la nature comporte qu’elle soit conformée aux réalités ; par
conséquent, l’intelligence connaît la vérité dans la mesure où elle fait retour
sur elle-même.
La
vérité est dans le sens comme une conséquence de son acte, c’est-à-dire tant
que le jugement du sens porte sur la réalité telle qu’elle est ; mais
cependant, elle n’est pas dans le sens comme connue par le sens, car bien que
le sens juge sur les réalités en vérité, cependant il ne connaît pas la vérité
par laquelle il juge en vérité ; en effet, bien que le sens connaisse qu’il
sent, cependant il ne connaît pas sa nature, ni par conséquent la nature de son
acte, ni sa proportion à la réalité, ni par suite sa vérité. Et en voici la
raison.
Parmi
les étants, ceux qui sont les plus parfaits, comme les substances
intellectuelles, reviennent à leur essence par un retour complet : car dès
lors qu’ils connaissent une chose qui est placée hors d’eux-mêmes, ils
s’avancent en quelque sorte hors d’eux-mêmes ; mais dans la mesure où ils
connaissent qu’ils connaissent, ils commencent déjà à revenir à soi, parce que
l’acte de connaissance est intermédiaire entre le connaissant et le connu. Mais
ce retour est achevé lorsqu’ils connaissent leurs propres essences : c’est
pourquoi il est dit au livre des Causes
que « tout ce qui connaît sa propre essence revient à elle par un retour
complet ».
Mais
le sens, qui parmi les autres [puissances] est plus proche de la substance
intellectuelle, commence certes à revenir à son essence, car non seulement il
connaît le sensible, mais encore il connaît qu’il sent ; cependant, son
retour n’est pas achevé, car le sens ne connaît pas son essence ; et
Avicenne en détermine ainsi la raison : le sens ne connaît rien si ce
n’est par un organe corporel ; or il n’est pas possible qu’un organe
corporel vienne en intermédiaire entre la puissance sensitive et elle-même.
Quant
aux puissances insensibles, elles ne font aucunement retour sur elles-mêmes,
car elles ne connaissent pas qu’elles agissent, comme le feu ne connaît pas
qu’il chauffe.
Réponse aux objections :
1° & 2° On voit dès
lors clairement la solution aux objections.
Objections :
Il
semble que non.
1° Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « le vrai, c’est
ce qui est ». Le faux est donc ce qui n’est pas. Or ce qui n’est pas,
n’est pas une réalité. Donc aucune réalité n’est fausse.
2° [Le répondant] disait que le vrai est une différence de l’étant ; et ainsi, de même que le vrai est ce qui est, de même aussi le faux. En sens contraire : aucune différence qui divise n’est convertible avec ce dont elle est une différence. Or le vrai est convertible avec l’étant, comme on l’a déjà dit ; le vrai n’est donc pas une différence qui divise l’étant, pour qu’on puisse appeler fausse une réalité.
3° « La vérité est adéquation de la réalité
et de l’intelligence. » Or toute réalité est adéquate à l’intelligence
divine, parce que rien ne peut être en soi autrement que l’intelligence divine
le connaît. Toute réalité est donc vraie ; aucune réalité n’est donc
fausse.
4° Toute réalité a une vérité par sa forme ;
en effet, un homme est appelé vrai parce qu’il a la vraie forme d’homme. Or il
n’est aucune réalité qui n’ait quelque forme, car tout être vient de la forme.
N’importe quelle réalité est donc vraie ; donc aucune réalité n’est
fausse.
5° Le vrai est au faux ce que le bien est au mal.
Or, parce que le mal se trouve dans les réalités, il n’est substantifié que
dans le bien, comme disent Denys et saint Augustin. Si donc la fausseté se
trouve dans les réalités, elle ne sera substantifiée que dans le vrai ; ce
qui ne semble pas possible, car alors, le même serait vrai et faux — ce qui est
impossible —, comme le même est homme et blanc pour la raison que la blancheur
est substantifiée dans l’homme.
6° Saint Augustin, au livre des Soliloques, fait cette objection :
si une réalité est appelée fausse, c’est soit à cause de sa ressemblance, soit
à cause de sa dissemblance. « Si c’est à cause de la dissemblance, il n’y
aura plus rien qui ne puisse être qualifié de faux, car il n’est rien qui ne
soit dissemblable à quelque autre chose. Si c’est à cause de la ressemblance,
toutes choses protestent, elles qui sont vraies justement parce qu’elles sont
semblables. » La fausseté ne peut donc aucunement se trouver dans les
réalités.
En sens contraire :
1° Saint Augustin définit ainsi le faux :
« le faux est ce qui offre de la ressemblance avec une autre chose »
et ne parvient pas à ce dont il porte la ressemblance. Or toute créature porte
la ressemblance de Dieu. Puis donc qu’aucune créature n’atteint Dieu lui-même
par mode d’identité, il semble que toute créature soit fausse.
2° Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « Tout corps
est un vrai corps et une fausse unité. » Or il dit cela parce que le corps
imite l’unité et cependant n’est pas l’unité. Puis donc que n’importe quelle
créature, selon n’importe laquelle de ses perfections, imite la perfection
divine et néanmoins est infiniment distante de Dieu, il semble que toute
créature soit fausse.
3° De même que le vrai est convertible avec
l’étant, de même aussi le bien. Or, que le bien soit convertible avec l’étant,
n’empêche pas qu’une réalité soit trouvée mauvaise ; donc, que le vrai
soit convertible avec l’étant, n’empêche pas non plus qu’une réalité soit
trouvée fausse.
4° Anselme dit au livre sur la Vérité qu’il y a deux vérités pour une
proposition : l’une, parce qu’elle signifie ce qu’elle a reçu de
signifier, par exemple la proposition « Socrate est assis » signifie
que Socrate est assis, que Socrate soit ou non assis ; l’autre, quand elle
signifie ce pour quoi elle est faite — car elle est faite pour signifier
l’être, quand il est — et dans ce cas, l’énonciation est appelée vraie
proprement. Donc, pour la même raison, n’importe quelle réalité sera appelée
vraie lorsqu’elle accomplit ce pour quoi elle est, et fausse lorsqu’elle ne
l’accomplit pas. Or toute réalité qui manque sa fin n’accomplit pas ce pour
quoi elle est. Puis donc que de nombreuses réalités sont telles, il semble que
beaucoup soient fausses.
Réponse :
De
même que la vérité consiste en une adéquation de la réalité et de
l’intelligence, de même la fausseté réside dans leur inégalité.
Or
la réalité est en rapport à l’intelligence divine et à l’humaine, comme on l’a
déjà dit ; elle se rapporte à l’intelligence divine d’abord comme le
mesuré à la mesure, quant aux choses qui se disent ou se trouvent positivement
dans les réalités, car tout ce genre de choses provient de l’art de
l’intelligence divine ; ensuite comme le connu au connaissant, et ainsi, même
les négations et les défauts sont adéquats à l’intelligence divine, car Dieu
connaît toutes les choses de ce genre, quoiqu’il ne les cause pas. On voit donc
clairement que la réalité, de quelque façon qu’elle se comporte, et sous
quelque forme, privation ou défaut qu’elle existe, est adéquate à
l’intelligence divine. Et ainsi, il est évident que n’importe quelle réalité,
relativement à l’intelligence divine, est vraie, et c’est pourquoi Anselme dit
au livre sur la Vérité :
« La vérité est donc dans l’essence de toutes les choses qui sont, car
elles sont ce qu’elles sont dans la vérité suréminente. » Donc,
relativement à l’intelligence divine, aucune réalité ne peut être appelée
fausse.
Mais
quant à son rapport à l’intelligence humaine, on trouve parfois entre la
réalité et l’intelligence une inégalité qui est causée d’une certaine façon par
la réalité elle-même ; en effet, la réalité produit dans l’âme une
connaissance d’elle-même par ce qui apparaît d’elle extérieurement, car notre
connaissance tire son origine du sens, qui a pour objet par soi les qualités
sensibles ; et c’est pourquoi il est dit au premier livre sur l’Âme que « les accidents contribuent
pour une grande part à la connaissance de la quiddité » ; voilà
pourquoi, lorsque dans une réalité apparaissent des qualités sensibles montrant
une nature qui ne gît pas sous ces qualités, on dit que cette réalité est
fausse ; ainsi le philosophe dit-il au cinquième livre de la Métaphysique qu’on appelle fausses
« les choses qui paraissent naturellement ou bien telles qu’elles ne sont
pas, ou bien ce qu’elles ne sont pas » ; par exemple, on appelle faux
un or sur lequel apparaît extérieurement la couleur de l’or et d’autres
accidents de ce genre, alors qu’intérieurement la nature de l’or ne gît pas au-dessous.
Et cependant, la réalité n’est pas cause de fausseté dans l’âme de telle sorte
qu’elle cause nécessairement la fausseté ; car la vérité et la fausseté
existent surtout dans le jugement de l’âme ; or l’âme, en tant qu’elle
juge sur les réalités, ne subit pas les réalités, mais agit plutôt, d’une
certaine façon. Par conséquent, une réalité n’est pas appelée fausse parce
qu’elle produirait toujours une appréhension fausse d’elle-même, mais parce
qu’elle la produit naturellement par ce qui apparaît d’elle.
Or,
comme on l’a dit, le rapport de la réalité à l’intelligence divine lui est
essentiel, et selon ce rapport elle est appelée vraie par soi ; alors que
le rapport à l’intelligence humaine lui est accidentel, et selon ce rapport
elle n’est pas appelée vraie dans l’absolu mais comme à un certain point de vue
et en puissance. Pour cette raison, absolument parlant, toute réalité est vraie
et aucune réalité n’est fausse ; mais à un certain point de vue,
c’est-à-dire relativement à notre intelligence, des réalités sont appelées
fausses ; et ainsi, il est nécessaire de répondre aux arguments de part et
d’autre.
Réponse aux objections :
1° La définition « le vrai, c’est ce qui
est » n’exprime pas parfaitement la notion de vérité, mais ne l’exprime
que matériellement, pour ainsi dire, sauf si l’expression « être »
signifie l’affirmation de la proposition : de la sorte, on dirait que cela
est vrai, que l’on dit ou pense être comme il est dans les réalités, et de même
aussi, on appellerait faux ce qui n’est pas, c’est-à-dire ce qui n’est pas
comme il est dit ou pensé ; et cela peut se trouver dans les réalités.
2° Le vrai, à proprement parler, ne peut être une
différence de l’étant, car l’étant n’a pas de différence, comme cela est prouvé
au troisième livre de la Métaphysique ;
mais en quelque sorte, le vrai se rapporte à l’étant à la façon d’une
différence, comme c’est aussi le cas du bien, à savoir, en tant qu’ils
expriment de l’étant quelque chose qui n’est pas exprimé par le nom
d’étant ; par conséquent le concept d’étant est indéterminé au regard du
concept de vrai, et ainsi, le concept de vrai se rapporte d’une certaine façon
au concept d’étant comme la différence au genre.
3° Cet argument doit être accordé, car il vaut
pour la réalité relativement à l’intelligence divine.
4° Bien que n’importe quelle réalité ait quelque
forme, cependant toute réalité n’a pas la forme dont il apparaît des indices
par les qualités sensibles ; et d’après ces indices, la réalité est
appelée fausse en tant qu’elle est naturellement apte à produire une estimation
fausse d’elle-même.
5° Quelque chose qui existe hors de l’âme est
appelé faux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, parce qu’il est de nature à
produire une estimation fausse de lui-même ; or ce qui n’est rien, ne
produit naturellement aucune estimation de lui-même, car il ne meut pas la
puissance cognitive ; il est donc nécessaire que ce qu’on appelle faux
soit un étant. Puis donc que tout étant, en tant que tel, est vrai, il est
nécessaire que la fausseté qui existe dans les réalités soit fondée sur quelque
vérité ; aussi saint Augustin dit-il au livre des Soliloques que l’acteur tragique qui représente au théâtre des
personnages autres ne serait pas un faux Hector s’il n’était un vrai
acteur ; semblablement, un cheval peint ne serait pas un faux cheval s’il
n’était une pure peinture. Et cependant, il ne s’ensuit pas que des
contradictoires soient vraies, car l’affirmation et la négation par lesquelles
on dit le vrai et le faux ne se réfèrent pas au même.
6° Une réalité est appelée fausse en tant qu’elle
est de nature à tromper, et quand je dis « tromper », je signifie une
certaine action amenant un défaut ; or rien n’est de nature à agir, si ce
n’est en tant qu’il est un étant, tandis que tout défaut est un non-étant. Or
chaque chose, dans la mesure où elle est un étant, a la ressemblance du vrai,
mais dans la mesure où elle n’en est pas un, elle s’éloigne de la ressemblance
du vrai. Et c’est pourquoi ce dont je dis qu’il « trompe », quant à
ce qu’il implique d’action, il tire son origine de la ressemblance, mais quant
à ce qu’il implique de défaut, en quoi la notion de fausseté consiste
formellement, il naît de la dissemblance ; et c’est pourquoi saint
Augustin dit au livre sur la Vraie
Religion que la fausseté naît de la dissemblance.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Ce n’est pas par n’importe quelle ressemblance
que l’âme est de nature à être trompée, mais par une grande ressemblance, en
laquelle on ne peut pas facilement trouver une dissemblance ; aussi l’âme
est-elle trompée par une plus ou moins grande ressemblance, suivant sa plus ou
moins grande perspicacité à trouver la dissemblance. Et cependant, une réalité
doit être énoncée fausse au plein sens du terme non pas dès lors qu’elle induit
n’importe qui en erreur, mais dès lors qu’elle est de nature à tromper beaucoup
d’hommes, et même des sages. Or, bien que les créatures portent en elles-mêmes
quelque ressemblance de Dieu, cependant une très grande dissemblance gît
dessous, si bien que seule une grande sottise peut amener l’esprit à être
trompé par une telle ressemblance. C’est pourquoi les susdites ressemblance et
dissemblance des créatures par rapport à Dieu n’entraînent pas que toutes les
créatures doivent être appelées fausses.
2° Certains ont estimé que Dieu était corps ;
et puisque Dieu est l’unité par laquelle toutes choses sont un, ils estimèrent
en conséquence que le corps était l’unité même, à cause de sa ressemblance à
l’unité. Le corps est donc appelé une fausse unité, dans la mesure où il a induit
ou a pu induire quelques-uns en cette erreur de croire qu’il était l’unité.
3° Il y a deux perfections : la première et
la seconde. La perfection première est la forme de chaque chose, par laquelle
elle a l’être ; aucune réalité n’en est donc privée, tant qu’elle demeure.
La perfection seconde est l’opération, qui est la fin de la réalité, ou ce par
quoi l’on parvient à la fin, et de cette perfection une réalité est parfois
privée. Or, de la première perfection découle dans les réalités la notion de vrai,
car par le fait même que la réalité a une forme, elle imite l’art de
l’intelligence divine et fait naître dans l’âme la connaissance d’elle-même. Et
de la perfection seconde s’ensuit dans la réalité la notion de bonté, qui
provient de la fin. Voilà pourquoi le mal se trouve dans les réalités purement
et simplement, mais non le faux.
4° Selon le Philosophe au sixième livre de l’Éthique, le vrai est lui-même le bien de
l’intelligence ; car l’opération de l’intelligence est parfaite dans la
mesure où sa conception est vraie ; et parce que l’énonciation est le
signe de l’intellection, sa vérité est la fin de celle-ci. Mais ce n’est pas le
cas des autres réalités, et pour cette raison il n’en va pas de même.
Objections :
Il
semble que non.
1° L’intelligence est toujours droite, comme il
est dit au troisième livre sur l’Âme.
Or l’intelligence est dans l’homme la partie supérieure ; les autres
parties suivent donc aussi sa rectitude, tout comme dans le macrocosme les
choses inférieures sont disposées suivant le mouvement des supérieures. Donc le
sens, qui est la partie inférieure de l’âme, sera lui aussi toujours
droit : il n’y aura donc pas en lui de fausseté.
2° Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « Les yeux
mêmes ne nous trompent pas. Ils ne peuvent transmettre à l’âme que leur
impression. Or, si tous les sens corporels transmettent leur impression telle
quelle, je me demande bien ce que nous devrions en attendre de plus. » Il
n’y a donc pas de fausseté dans les sens.
3° Anselme dit au livre sur la Vérité : « Il ne me semble pas
que cette vérité ou cette fausseté soient dans les sens, mais dans
l’opinion. » Et ainsi, le propos est maintenu.
En sens contraire :
1° Anselme dit : « La vérité est bien
dans nos sens, mais pas toujours. Car ils nous trompent parfois. »
2° Selon saint Augustin au livre des Soliloques, « on appelle “faux” ce
qui est fort loin de ressembler au vrai, mais comporte cependant une certaine
imitation du vrai ». Or le sens ressemble parfois à des choses qui ne sont
pas ainsi dans la nature, comme il arrive parfois qu’une chose en paraisse
deux, par exemple lorsqu’un œil est comprimé. Il y a donc fausseté dans le
sens.
3° [Le répondant] disait que le sens ne se trompe pas dans le cas des sensibles propres, mais dans celui des sensibles communs. En sens contraire : chaque fois que l’on appréhende quelque chose d’une réalité autrement qu’elle n’est, l’appréhension est fausse. Or, quand on voit un corps blanc à travers une vitre verte, le sens l’appréhende autrement qu’il n’est, parce qu’il l’appréhende comme vert, et juge ainsi, à moins qu’un jugement supérieur ne soit là pour découvrir la fausseté. Le sens se trompe donc aussi dans le cas des sensibles propres.
Réponse :
Notre
connaissance, qui tire son origine des réalités, progresse dans cet
ordre : elle commence premièrement dans le sens, et s’accomplit en second
lieu dans l’intelligence, si bien que le sens se trouve ainsi en quelque sorte
intermédiaire entre l’intelligence et les réalités, car relativement aux
réalités il est comme une intelligence, et relativement à l’intelligence il est
comme une certaine réalité. Voilà pourquoi l’on dit de deux façons que la
vérité et la fausseté sont dans le sens : d’abord par une relation du sens
à l’intelligence, et ainsi, on dit que le sens est vrai ou faux tout comme les
réalités, à savoir, en tant qu’elles produisent dans l’intelligence une
estimation vraie ou fausse ; ensuite par une relation du sens aux
réalités, et ainsi, on dit que la vérité ou la fausseté sont dans le sens tout
comme dans l’intelligence, c’est-à-dire en tant qu’il juge être ce qui est ou
ce qui n’est pas.
Si
donc nous parlons du sens de la première façon, alors à un certain point de vue
il y a fausseté dans le sens, et à un autre point de vue il n’y a pas
fausseté : car à la fois le sens est une certaine réalité en soi, et il
est indicatif d’une autre réalité. Si donc on le rapporte à l’intelligence en
tant qu’il est une certaine réalité, alors la fausseté n’est aucunement dans le
sens rapporté à l’intelligence : car tel il est disposé, tel il montre sa
disposition à l’intelligence ; c’est pourquoi saint Augustin, dans une
citation précédente, dit que les sens « ne peuvent transmettre à l’âme que
leur impression ». Mais si le sens est rapporté à l’intelligence en tant
qu’il est représentatif d’une autre réalité, alors, puisqu’il la lui représente
parfois autrement qu’elle n’est, le sens est en conséquence appelé faux, en
tant qu’il produit naturellement une estimation fausse dans l’intelligence,
bien qu’il ne le fasse pas nécessairement, comme on l’a dit à propos des
réalités, car l’intelligence juge de la même façon sur les réalités et sur ce
que les sens lui présentent. Ainsi donc, le sens rapporté à l’intelligence
produit toujours dans l’intelligence une estimation vraie de sa disposition
propre, mais pas toujours de la disposition des réalités.
Si
l’on considère le sens dans son rapport aux réalités, alors la fausseté et la
vérité sont dans le sens de la même façon que dans l’intelligence. Or dans
l’intelligence, la vérité et la fausseté se trouvent premièrement et
principalement dans le jugement [de l’intelligence] qui compose et
divise ; mais dans la formation des quiddités, elles ne se trouvent que relativement
au jugement qui s’ensuit de la formation susdite. Voilà pourquoi la vérité et
la fausseté se disent proprement aussi dans le sens lorsqu’il juge sur les
sensibles ; mais lorsqu’il appréhende le sensible, la vérité ou la
fausseté n’y est pas proprement, mais seulement par une relation au jugement, à
savoir, en tant que d’une telle appréhension s’ensuit naturellement tel ou tel
jugement.
Le
jugement du sens sur certaines choses, comme les sensibles propres, est
naturel, mais pour d’autres il a lieu par une certaine comparaison — qui chez
l’homme est produite par la puissance cogitative, puissance de la partie
sensitive remplacée chez les autres animaux par l’estimative — et c’est ainsi
que la faculté sensitive juge sur les sensibles communs et les sensibles par
accident. Or l’action naturelle d’une réalité a toujours lieu d’une façon
unique, sauf si elle est empêchée par accident, à cause d’un défaut intrinsèque
ou bien d’un empêchement extérieur ; le jugement du sens sur les sensibles
propres est donc toujours vrai, à moins qu’il n’y ait un empêchement dans
l’organe ou dans le milieu, mais le jugement du sens sur les sensibles communs
ou par accident se trompe quelquefois. Et ainsi apparaît clairement de quelle
façon la fausseté peut exister dans le jugement du sens.
Concernant
l’appréhension du sens, il faut savoir qu’il y a une certaine faculté
appréhensive qui appréhende l’espèce sensible en présence de la réalité
sensible, tel le sens propre ; alors qu’une autre l’appréhende en
l’absence de la réalité, telle l’imagination ; voilà pourquoi le sens
appréhende toujours la réalité comme elle est, à moins qu’il n’y ait un
empêchement dans l’organe ou dans le milieu, tandis que l’imagination
appréhende le plus souvent la chose comme elle n’est pas, parce qu’elle
l’appréhende comme présente alors qu’elle est absente ; et c’est pourquoi
le Philosophe dit au quatrième livre de la Métaphysique
que ce n’est pas le sens mais l’imagination qui profère la fausseté.
Réponse aux objections :
1° Dans le macrocosme, les choses supérieures ne
reçoivent rien des inférieures, mais c’est l’inverse ; tandis que dans le
cas de l’homme, l’intelligence, qui est supérieure, reçoit quelque chose en
provenance du sens ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.
2° & 3° La solution aux
autres objections se déduit facilement de ce qu’on a dit.
Objections :
Il
semble que non.
1° L’intelligence a deux opérations : l’une
par laquelle elle forme les quiddités, et le faux n’est pas en celle-ci, comme
dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme ;
l’autre par laquelle elle compose et divise, et le faux n’est pas non plus en
celle-là, comme le montre saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, en ces termes : « Nul ne comprend
l’illusion. » La fausseté n’est donc pas dans l’intelligence.
2° Saint Augustin dit au livre des 83 Questions, qu. 32 :
« Quiconque se trompe n’entend point ce en quoi il se trompe. » La
fausseté ne peut donc pas être dans l’intelligence.
3° Algazel dit : « Ou bien nous pensons
une chose comme elle est, ou bien nous ne pensons pas. » Or quiconque
pense une chose comme elle est, pense en vérité ; l’intelligence est donc
toujours vraie ; la fausseté n’est donc pas en elle.
En sens contraire :
1° Le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que « là où il y a composition
de pensées, là est déjà le vrai et le faux » ; la fausseté se trouve
donc dans l’intelligence.
Réponse :
Le
nom « intelligence » est pris de ce que celle-ci connaît les
profondeurs de la réalité : car penser (intelligere)
c’est, pour ainsi dire, lire à l’intérieur (intus
legere) ; en effet, le sens et l’imagination connaissent seulement les
accidents extérieurs, seule l’intelligence parvient à l’intérieur et à
l’essence de la réalité. Mais l’intelligence, au-delà, part des essences des
réalités, qu’elle a appréhendées, pour s’affairer de diverses façons en
raisonnant et en enquêtant. Le nom d’intelligence peut donc s’entendre de deux
façons.
D’abord,
en tant qu’elle se rapporte seulement à ce d’après quoi son nom lui a été
premièrement donné ; et ainsi, l’on dit proprement que nous pensons,
lorsque nous appréhendons la quiddité des réalités, ou lorsque nous pensons les
choses qui sont immédiatement connues par l’intelligence, sitôt connues les
quiddités des réalités : tels sont les premiers principes, que nous
connaissons dès lors que nous en connaissons les termes ; et c’est
pourquoi l’habitus des principes est appelé intelligence. Or la quiddité de la
réalité est l’objet propre de l’intelligence ; donc, de même que la
sensation des sensibles propres est toujours vraie, de même aussi
l’intellection, lorsqu’elle connaît la quiddité, comme il est dit au troisième
livre sur l’Âme. Mais cependant, la
fausseté peut s’y produire par accident, à savoir, en tant que l’intelligence
compose et divise faussement ; et cela advient de deux façons : soit
en tant qu’elle attribue la définition d’une chose à une autre, par exemple si
elle concevait « animal rationnel mortel » comme une définition de
l’âne ; soit en tant qu’elle unit entre elles des parties de définition
qui ne peuvent être unies, par exemple si elle concevait comme une définition
de l’âne « animal irrationnel immortel », car la proposition
« quelque animal irrationnel est immortel » est fausse. Et ainsi, on
voit clairement qu’une définition ne peut être fausse que dans la mesure où
elle implique une affirmation fausse. Et ces deux modes de fausseté sont
signalés au cinquième livre de la Métaphysique.
Semblablement, dans les premiers principes non plus, l’intelligence ne se
trompe aucunement. Il est donc évident que si l’intelligence est entendue selon
l’action d’après laquelle le nom d’intelligence lui est donné, il n’y a pas de
fausseté dans l’intelligence.
Ensuite,
l’intelligence peut être entendue communément, en tant qu’elle s’étend à toutes
ses opérations, et ainsi, elle comprend l’opinion et le raisonnement ; et
ainsi, il y a fausseté dans l’intelligence ; jamais, cependant, si
l’analyse par les principes premiers est faite correctement.
Réponse aux objections :
On
voit dès lors clairement les solutions aux objections.
Article 1 : La
science convient-elle à Dieu ?
Article 2 : Se
connaît-il lui-même ?
Article 3 :
Connaît-il d’autres choses que lui-même ?
Article 4 :
A-t-il des réalités une connaissance certaine et déterminée ?
Article 5 :
Connaît-il les singuliers ?
Article 6 :
L’intelligence humaine connaît-elle les singuliers ?
Article 7 :
Dieu connaît-il l’existence ou la non-existence actuelle des singuliers ?
Article 8 :
Dieu connaît-il les non-étants ?
Article 9 :
Dieu connaît-il les infinis ?
Article 10 :
Dieu peut-il faire des infinis ?
Article 11 : La
science se dit-elle équivoquement de Dieu et de nous ?
Article 12 :
Dieu connaît-il les futurs contingents ?
Article 13 : La
science de Dieu est-elle variable ?
Article 14 : La
science de Dieu est-elle cause des réalités ?
Article 15 :
Dieu connaît-il les maux ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Ce qui se
rapporte à autre chose comme un ajout ne peut se trouver dans une réalité très
simple. Or Dieu est très simple. Puis donc que la science se rapporte à
l’essence comme un ajout, car le vivre ajoute à l’être et le savoir au vivre,
il semble qu’il n’y ait pas de science en Dieu.
2° [Le répondant] disait qu’en Dieu la science n’ajoute pas à l’essence, mais que le nom de science montre en lui une autre perfection que le nom d’essence. En sens contraire : une perfection est le nom d’une réalité. Or science et essence sont en Dieu une réalité absolument une. Une même perfection est donc montrée par les noms de science et d’essence.
3° Aucun nom ne
peut se dire de Dieu qu’il ne signifie toute sa perfection ; car si ce nom
ne la signifie pas tout entière, il n’en signifie rien — puisqu’il ne se trouve
pas de partie en Dieu — et ne peut alors lui être attribué. Or le nom de
science ne représente pas toute la perfection divine, car Dieu « est
au-dessus de tout nom qu’on lui donne », comme il est dit au livre des Causes. La science ne peut donc pas être
attribuée à Dieu.
4° La science est
l’habitus de la conclusion et l’intelligence l’habitus des principes, comme le
Philosophe le montre au sixième livre de l’Éthique.
Or Dieu ne connaît rien par mode de conclusion, car ainsi son intelligence
passerait discursivement des principes aux conclusions, ce que Denys exclut
même des anges, au septième chapitre des Noms
divins. Il n’y a donc pas de science en Dieu.
5° Tout ce qui
est su, est su par le moyen d’une chose mieux connue. Or, pour Dieu, rien n’est
plus connu ni moins connu. Il ne peut donc pas y avoir de science en Dieu.
6° Algazel dit
que la science est l’empreinte du connaissable dans l’intelligence du
connaissant. Or une empreinte est tout à fait exclue s’agissant de Dieu, tant
parce qu’elle implique une réception, que parce qu’elle implique une
composition. On ne peut donc pas attribuer la science à Dieu.
7° Rien de ce qui
dénote une imperfection ne peut être attribué à Dieu. Or la science dénote une
imperfection, car elle est signifiée comme un habitus ou un acte premier,
l’acte de considérer étant signifié comme un acte second, ainsi qu’il est dit
au deuxième livre sur l’Âme. Or
l’acte premier est imparfait par rapport à l’acte second, puisqu’il est en
puissance par rapport à celui-ci. La science ne peut donc pas se trouver en
Dieu.
8° [Le répondant] disait qu’en Dieu la science est seulement en acte. En sens contraire : la science de Dieu est cause des réalités. Or la science, si on l’attribue à Dieu, a été en lui de toute éternité. Si donc la science n’a été en Dieu qu’en acte, il a amené les réalités à l’existence de toute éternité, ce qui est faux.
9° Si quelque
chose, en un être quelconque, se trouve correspondre à ce que nous concevons
dans notre intelligence par le nom de science, alors nous savons de cet être
non seulement qu’il est, mais encore ce qu’il est, parce que la science est
quelque chose. Or nous ne pouvons savoir de Dieu ce qu’il est, mais seulement
qu’il est, comme dit saint Jean Damascène. Donc rien ne correspond en Dieu à la
conception de l’intelligence exprimée par le nom de science. La science n’est
donc pas en lui.
10° Saint Augustin
dit que « Dieu, qui échappe à toute forme, ne peut être accessible à
l’intelligence ». Or la science est une certaine forme que l’intelligence
conçoit. Dieu échappe donc à cette forme. Il n’y a donc pas de science en Dieu.
11° L’intellection
est plus simple que le savoir, et plus digne. Or, comme il est dit au livre des
Causes, quand nous appelons Dieu
intelligent, ou intelligence, nous ne le désignons pas d’un nom propre, mais du
nom de son premier effet. Donc à bien plus forte raison le nom de science ne
peut-il convenir à Dieu.
12° La qualité
implique une composition plus grande que la quantité, car la qualité n’inhère à
la substance qu’au moyen de la quantité. Or, à cause de la simplicité de Dieu,
nous ne lui attribuons rien qui soit dans le genre de la quantité : en
effet, tout quantum a des parties.
Puis donc que la science est dans le genre qualité, elle ne doit nullement lui
être attribuée.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Rom. 11, 33 : « Ô profondeur des trésors de la sagesse et
de la science de Dieu, etc. »
2° Selon saint
Anselme dans son Monologion,
« il faut attribuer à Dieu tout ce dont l’être est, absolument et en tout,
meilleur que le non-être ». Or la science est telle ; il faut donc
l’attribuer à Dieu.
3°
Trois
choses seulement sont requises pour la science : la puissance active du
connaissant, par laquelle il juge sur les réalités, la réalité connue, et
l’union de l’une et de l’autre. Or il y a en Dieu la plus haute puissance
active, et son essence est suprêmement connaissable, et par conséquent il y a
union des deux. Dieu est donc connaissant au plus haut point. Preuve de la
mineure : comme il est dit au livre De
intelligentiis, « la première substance est lumière ». Or la
lumière a au plus haut point une vertu active, ce qui ressort de ce qu’elle se
diffuse et se multiplie elle-même ; elle est, de plus, suprêmement
connaissable, c’est pourquoi elle manifeste aussi les autres choses. Donc la
première substance, qui est Dieu, à la fois possède une puissance active pour
connaître et est connaissable.
Réponse :
Tous les
auteurs attribuent à Dieu la science, quoique de diverses façons.
Certains, en
effet, incapables de transcender par leur intelligence le mode de la science
créée, ont cru que la science était en Dieu comme une disposition ajoutée à son
essence, tout comme elle est en nous, ce qui est entièrement erroné et absurde.
Dans cette hypothèse, en effet, Dieu ne serait pas suprêmement simple, car il y
aurait en lui composition de substance et d’accident. En outre, Dieu ne serait
pas lui-même son être car, comme dit Boèce au livre des Semaines, « ce qui est peut participer à quelque chose, mais
l’être même ne participe nullement à quelque chose » ; si donc Dieu
participait à la science comme à une disposition qui s’ajoute, il ne serait pas
lui-même son être, et ainsi, il tiendrait l’être d’autre chose qui serait pour
lui cause de l’être, de sorte qu’il ne serait pas Dieu.
Voilà pourquoi
d’autres affirmèrent qu’en attribuant à Dieu la science ou quelque autre chose
de ce genre, nous ne posons rien en lui, mais nous signifions qu’il est la
cause de la science dans les réalités créées ; de sorte que si l’on dit
que Dieu a la science, c’est parce qu’il infuse la science aux créatures. Mais
bien que la vérité de la proposition qui consiste à dire que Dieu a la science
trouve quelque explication en ce qu’il cause la science, comme semblent le dire
Origène et saint Augustin, cependant ce ne peut être l’explication totale de
cette vérité. D’abord, parce que tout ce que Dieu cause dans les réalités
pourrait se prédiquer de lui pour la même raison, et ainsi, on pourrait dire
que Dieu se meut, parce qu’il cause le mouvement dans les réalités ; ce
qui pourtant ne se dit pas. Ensuite parce que les choses qui se disent des
effets et des causes, on ne dit pas qu’elles sont dans les causes pour cette
raison, c’est-à-dire en raison des effets ; mais elles sont plutôt dans
les effets parce qu’elles se trouvent dans les causes ; par exemple, c’est
parce que le feu est chaud qu’il infuse de la chaleur dans l’air, et non
l’inverse. Et semblablement, c’est parce que Dieu a une nature
« scientifique » qu’il infuse en nous la science, et non l’inverse.
Et c’est
pourquoi d’autres prétendirent qu’on attribue à Dieu la science et les autres
choses de ce genre par une certaine ressemblance de proportion, comme lui sont
attribuées la colère ou la miséricorde, ou d’autres passions semblables. En
effet, Dieu est dit irrité, en tant qu’il produit un effet semblable à l’homme
irrité — car il punit, ce qui est chez nous l’effet de la colère —,
quoique la passion de colère ne puisse pas être en Dieu. Semblablement ils
disent que, si l’on dit que Dieu a la science, c’est parce qu’il produit un
effet semblable à l’effet de celui qui a la science : en effet, de même
que les œuvres de celui qui sait partent de principes déterminés et vont à des
fins déterminées, de même en va-t-il pour les œuvres de la nature, qui ont Dieu
pour auteur, comme on le voit clairement au deuxième livre de la Physique. Mais selon cette opinion, la
science serait attribuée à Dieu métaphoriquement, tout comme la colère et les
autres choses semblables, ce qui contredit les paroles de Denys et d’autres
saints.
Aussi doit-on
répondre autrement, en disant que la science attribuée à Dieu signifie quelque
chose qui est en Dieu, et de même pour la vie, l’essence, et les autres choses
de ce genre ; et elles ne diffèrent pas quant à la réalité signifiée, mais
seulement du point de vue de notre manière de connaître. En Dieu, en effet,
l’essence, la vie, la science et toutes les choses de ce genre qui se disent de
lui, sont entièrement la même réalité, mais notre intelligence a des
conceptions différentes lorsqu’elle pense en lui la vie, la science, etc.
Et cependant,
ces conceptions ne sont pas fausses, car une conception de notre intelligence
est vraie dans la mesure où elle représente par une certaine assimilation la
réalité pensée ; car autrement elle serait fausse, si rien ne gisait
dessous dans la réalité. Or notre intelligence ne peut représenter Dieu par
assimilation, à la façon dont elle représente les créatures. Car lorsqu’elle
pense une créature, elle conçoit une certaine forme, qui est une ressemblance
de la réalité selon toute la perfection de celle-ci, et ainsi, elle définit les
réalités pensées ; mais parce que Dieu dépasse à l’infini notre
intelligence, la forme conçue par notre intelligence ne peut représenter
complètement l’essence divine, mais elle en contient une faible
imitation ; ainsi voyons-nous également, parmi les réalités qui sont
extérieures à l’âme, que n’importe quelle réalité imite Dieu en quelque façon,
mais imparfaitement ; et c’est pourquoi des réalités diverses imitent Dieu
différemment, et représentent par diverses formes l’unique et simple forme de
Dieu, car dans cette forme est parfaitement uni tout ce qui, en fait de
perfection, se trouve de façon distincte et multiple dans les créatures, de
même que toutes les propriétés des nombres préexistent aussi d’une certaine
façon dans l’unité, et que tous les pouvoirs des ministres, dans un royaume,
sont unis dans le pouvoir du roi.
Mais s’il était
une réalité qui représentât Dieu parfaitement, il y en aurait seulement une,
car elle le représenterait d’une seule façon, et par une forme unique ;
voilà pourquoi il n’y a qu’un seul Fils, qui est la parfaite image du Père.
Semblablement aussi, notre intelligence représente la perfection divine par
diverses conceptions, car chacune d’elles est imparfaite ; en effet, si
l’une d’elles était parfaite, il y en aurait seulement une, comme il y a
seulement un verbe de l’intelligence divine.
Il y a donc
dans notre intelligence plusieurs conceptions représentant l’essence
divine ; par conséquent, l’essence divine correspond à chacune d’elles
comme une réalité correspond à son image imparfaite ; et ainsi, toutes ces
conceptions de l’intelligence sont vraies, bien qu’il y ait plusieurs
conceptions pour une unique réalité. Et parce que les noms ne signifient les
réalités que par l’intermédiaire du concept, comme il est dit au premier livre
du Péri Hermêneias, plusieurs noms
sont donnés à une réalité unique, selon diverses façons de penser, ou selon
diverses raisons formelles, ce qui est la même chose ; et cependant, à
tous ceux-ci correspond quelque chose dans la réalité.
Réponse aux objections :
1° La science ne
se rapporte à l’étant comme un ajout que dans la mesure où l’intelligence
considère distinctement la science d’un étant et son essence, car l’addition
présuppose la distinction. Puis donc qu’en Dieu science et essence ne sont
distingués — ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit — que du point de vue de
notre manière de connaître, la science aussi ne se rapporte en lui à son
essence comme un ajout que du point de vue de notre manière de connaître.
2° On ne peut pas
dire en vérité que la science en Dieu signifie une autre perfection que
l’essence, mais on peut dire qu’elle est signifiée à la façon d’une autre
perfection, dans la mesure où notre intelligence donne les noms susdits d’après
les diverses conceptions qu’il a de Dieu.
3° Puisque les
noms sont les signes des concepts, un nom se rapporte à la totalité d’une réalité
à signifier comme l’intelligence s’y rapporte lorsqu’elle pense. Or notre
intelligence peut penser Dieu tout entier, mais pas totalement : tout
entier, parce qu’il est nécessaire qu’on pense de lui soit le tout, soit rien,
puisqu’il n’y a pas en lui la partie et le tout ; mais je dis non
totalement, parce que l’intelligence ne le connaît pas parfaitement, autant
qu’il est lui-même connaissable dans sa nature. De même, celui qui connaît
cette conclusion : « la diagonale est incommensurable au côté »
de façon probable, c’est-à-dire parce que tout le monde le dit, ne la connaît
pas totalement, car il n’est pas parvenu au mode de connaissance parfait en
lequel elle peut être connue, bien qu’il la connaisse tout entière, n’ignorant
aucune de ses parties. Semblablement aussi, les noms qui sont dits de Dieu le
signifient donc tout entier, mais non totalement.
4° Ce qui est en
Dieu sans aucune imperfection se trouve dans les créatures avec quelque
défaut ; pour cette raison, si nous attribuons à Dieu une chose trouvée
dans les créatures, il est nécessaire que nous retirions tout ce qui relève de
l’imperfection, afin que seul demeure ce qui relève de la perfection, car la
créature n’imite Dieu qu’à ce point de vue. Donc, je dis que la science qui se
trouve en nous a de la perfection et de l’imperfection. Sa certitude relève de
sa perfection, car ce qui est su est connu de façon certaine. Mais à son
imperfection se rattache le processus discursif de l’intelligence allant des
principes aux conclusions sur lesquelles porte la science ; en effet, ce
processus discursif se produit uniquement parce que l’intelligence qui connaît
les principes ne connaît les conclusions qu’en puissance ; car si elle les
connaissait en acte, il n’y aurait pas là de processus discursif, puisque le
mouvement n’est qu’un passage de puissance à acte. La science se dit donc en
Dieu quant à la certitude sur les réalités connues, mais non quant au susdit
processus discursif, qui ne se trouve pas non plus parmi les anges, comme dit
Denys.
5° Bien que rien
ne soit pour Dieu plus connu ou moins connu, si l’on considère le mode du
connaissant, car il voit tout d’un même regard, cependant, si l’on considère le
mode de la réalité connue, Dieu sait que certaines choses sont plus
connaissables en elles-mêmes, et d’autres moins ; par exemple, la plus
connaissable entre toutes est son essence, par laquelle il connaît toutes
choses, et par nul processus discursif, puisqu’en même temps qu’il voit son
essence il voit toutes choses. Donc, même quant à cet ordre que l’on peut
considérer dans la connaissance divine du côté des objets connus, la notion de
science est conservée en Dieu, car il connaît toutes choses principalement par
leur cause.
6° Cette parole
d’Algazel doit s’entendre de notre science, que nous acquérons parce que les
réalités impriment leurs ressemblances dans nos âmes ; mais dans la
connaissance de Dieu, c’est l’inverse, car les formes dérivent de son
intelligence vers toutes les créatures. Donc, de même que la science est en
nous une empreinte des réalités dans nos âmes, de même, à l’inverse, les formes
des réalités ne sont qu’une certaine empreinte de la science divine dans les
réalités.
7° La science que
l’on pose en Dieu n’existe pas à la façon d’un habitus mais plutôt à la façon
d’un acte, car Dieu connaît toujours tout en acte.
8°
L’effet
ne procède de la cause agente que suivant la condition de la cause ; aussi
tout effet qui procède selon une science suit-il la détermination de la
science, qui délimite ses circonstances ; voilà pourquoi les réalités dont
la science de Dieu est la cause ne se produisent qu’au moment déterminé par
Dieu pour qu’elles se produisent ; il n’est pas donc pas nécessaire que
les réalités existent de toute éternité, bien que la science de Dieu ait été en
acte de toute éternité.
9° On dit que
l’intelligence sait d’une chose ce qu’elle est, quand elle la définit,
c’est-à-dire lorsqu’elle conçoit au sujet de cette réalité une forme qui
correspond en tout à cette réalité. Or il ressort de ce qu’on a déjà dit que
tout ce que notre intelligence conçoit au sujet de Dieu est imparfait à le
représenter ; voilà pourquoi ce qu’est Dieu lui-même nous demeure toujours
caché, et la plus haute connaissance que nous puissions avoir de lui dans
l’état de voie est de savoir que Dieu est au-dessus de tout ce que nous pensons
de lui, comme Denys le montre au premier chapitre de la Théologie mystique.
10° Il est dit que
Dieu « échappe à toute forme de notre intelligence », non en sorte
qu’aucune forme de notre intelligence ne le représente en quelque façon, mais
parce qu’aucune ne le représente parfaitement.
11° La notion que
le nom signifie, c’est la définition, comme il est dit au quatrième livre de la
Métaphysique ; voilà pourquoi le
nom qui appartient en propre à la réalité, c’est celui dont le signifié est la
définition [de cette réalité] ; et parce que, comme on l’a dit, aucune
notion signifiée par un nom ne définit Dieu lui-même, aucun nom donné par nous
n’est proprement son nom, mais il est proprement le nom de la créature qui est
définie par la notion signifiée par le nom ; et cependant ces noms, qui
sont des noms de créatures, sont attribués à Dieu, parce que sa ressemblance
est représentée en quelque façon dans les créatures.
12° La science qui
est attribuée à Dieu n’est pas une qualité ; en outre, la qualité qui
vient s’ajouter à la quantité est une qualité corporelle, non une qualité
spirituelle comme la science.
Objections :
Il semble que
non.
1° Celui qui a
une science est, par sa science, en relation à l’objet su. Or, comme dit Boèce
au livre sur la Trinité, « en
Dieu, l’essence contient l’unité, la relation diversifie la trinité », i. e. la trinité des Personnes. Il
est donc nécessaire qu’en Dieu l’objet su soit personnellement distinct de
celui qui a la science. Or la distinction des Personnes en Dieu n’autorise pas
la tournure réflexive : en effet, on ne dit pas que le Père s’est engendré
parce qu’il a engendré le Fils. On ne doit donc pas accorder qu’il y ait en
Dieu la connaissance de soi-même.
2° Il est dit au
livre des Causes : « Tout
ce qui connaît sa propre essence revient à elle par un retour complet. »
Or Dieu ne revient pas à son essence, puisqu’il ne sort jamais de son essence,
et qu’il ne peut y avoir de retour lorsque nul départ n’a précédé. Dieu ne
connaît donc pas son essence, et ainsi, il n’a pas science de lui-même.
3° La science est
l’assimilation de celui qui a la science à la réalité sue. Or rien n’est
semblable à soi-même car, comme dit saint Hilaire, « il n’y a pas de
ressemblance à soi-même ». Dieu ne se connaît donc pas lui-même.
4° La science ne
porte que sur l’universel. Or Dieu n’est pas un universel, car tout universel
est obtenu par abstraction, et rien ne peut être abstrait de Dieu, puisqu’il
est très simple. Dieu ne se connaît donc pas lui-même.
5° Si Dieu avait
science de lui-même, il se penserait, puisque penser est plus simple que savoir
et par conséquent doit être davantage attribué à Dieu. Or Dieu ne se pense pas.
Il n’a donc pas non plus science de lui-même. Preuve de la mineure : saint
Augustin dit au livre des 83 Questions,
qu. 16 : « Tout ce qui se pense soi-même, se comprend. » Or
rien ne peut être compris s’il n’est fini, comme saint Augustin le montre au
même endroit. Dieu ne se pense donc pas.
6° Au même
endroit, saint Augustin argumente ainsi : « Et notre intelligence ne
tient pas à être infinie, même si elle le pouvait, parce qu’elle entend être
connue d’elle-même. » D’où l’on déduit que ce qui veut se connaître ne veut
pas être infini. Or Dieu veut être infini, puisqu’il l’est ; en effet,
s’il était quelque chose qu’il ne voudrait pas être, il ne serait pas
suprêmement heureux. Il ne veut donc pas être connu de lui-même ; il ne se
connaît donc pas.
7° [Le répondant] disait que, bien que Dieu soit et veuille être infini au plein sens du terme, cependant il n’est pas infini pour lui-même, mais fini, et il ne veut pas non plus être infini de la sorte. En sens contraire : comme il est dit au troisième livre de la Physique, on dit qu’une chose est infinie en ce sens qu’elle est infranchissable, et finie dans la mesure où elle est franchissable. Or, comme cela est prouvé au sixième livre de la Physique, l’infini ne peut être franchi ni par le fini ni par l’infini. Dieu ne peut donc, tout en étant infini, être fini pour lui-même.
8° Ce qui est bon
pour Dieu, l’est dans l’absolu. Ce qui est fini pour Dieu, l’est donc aussi
dans l’absolu. Or Dieu n’est pas fini dans l’absolu ; ni, par conséquent,
fini pour lui-même.
9° Dieu ne se
connaît que dans la mesure où il se rapporte à lui-même. Si donc il est fini
pour lui-même, il se connaîtra lui-même de façon finie. Or il n’est pas fini.
Il se connaîtra donc autrement qu’il n’est ; et ainsi, il aura de lui-même
une connaissance fausse.
10° Parmi ceux qui
connaissent Dieu, l’un connaît plus que l’autre pour autant que son mode de
connaissance dépasse le mode de connaissance de l’autre. Or Dieu se connaît
infiniment plus qu’il n’est connu d’aucun autre. Le mode par lequel il se
connaît est donc infini ; il se connaît donc lui-même infiniment, et
ainsi, il n’est pas fini pour lui-même.
11° Voici comment
Saint Augustin prouve au livre des 83 Questions
que nul ne peut penser une réalité plus qu’un autre : « Quiconque
entend une chose autrement qu’elle n’est, se trompe ; et quiconque se
trompe n’entend point ce en quoi il se trompe. Ainsi, quiconque entend une
chose autrement qu’elle n’est, ne la conçoit pas : on ne peut donc
concevoir une chose que telle qu’elle est. » Or, puisque la réalité est
d’une façon unique, elle est pensée par tous d’une façon unique ; voilà
pourquoi « aucune réalité n’est mieux pensée par l’un que par
l’autre ». Si donc Dieu se pensait lui-même, il ne se penserait pas plus
qu’il n’est pensé par d’autres, et ainsi, la créature serait à quelque titre
égale au Créateur, ce qui est absurde.
En sens contraire :
1° Denys dit au
septième chapitre des Noms divins que
« la Sagesse divine, en se connaissant elle-même, connaît toutes les
autres choses ». Dieu se connaît donc surtout lui-même.
Solution :
Dire que
quelque chose se connaît soi-même, c’est dire qu’il est connaissant et connu.
Il est donc nécessaire, pour considérer de quelle façon Dieu peut se connaître
lui-même, de voir quelle nature peut permettre à quelque chose d’être
connaissant et connu.
Il faut donc
savoir qu’une réalité se trouve parfaite de deux façons : d’abord par la
perfection de son être, lequel lui convient en raison de son espèce propre. Or,
parce que l’être spécifique d’une réalité est distinct de l’être spécifique
d’une autre, en n’importe quelle réalité créée la perfection considérée
absolument fait d’autant plus défaut à la perfection susdite en chaque réalité,
qu’il se trouve davantage de perfection dans les autres espèces ; de sorte
que la perfection de toute réalité considérée en soi est imparfaite, étant une
partie de la perfection de l’univers entier, qui résulte des perfections
réunies des réalités singulières. Aussi, pour qu’il y ait un remède à cette
imperfection, il se trouve un autre mode de perfection dans les réalités
créées, en tant que la perfection qui est propre à une réalité se rencontre
dans une autre réalité ; et telle est la perfection du connaissant comme
tel, car quelque chose est connu par le connaissant dans la mesure où le connu
est lui-même en quelque façon dans le connaissant ; voilà pourquoi il est
dit au troisième livre sur l’Âme que
« l’âme est en quelque sorte toutes choses », parce qu’elle est de
nature à connaître toutes choses. Et selon ce mode, il est possible que la
perfection de tout l’univers existe en une seule réalité. Telle est par
conséquent la dernière perfection à laquelle l’âme puisse parvenir, d’après les
philosophes : qu’en elle soit décrite la perfection de tout l’ordre de
l’univers et de ses causes ; et c’est même en cela qu’ils posèrent la fin
ultime de l’homme, elle qui sera selon nous dans la vision de Dieu, car suivant
saint Grégoire, « que ne verraient-ils pas, ceux qui voient Celui qui voit
tout ? »
Or la
perfection d’une réalité ne peut pas être en une autre avec l’être déterminé
qu’elle avait dans la première réalité ; aussi est-il nécessaire, pour que
cette perfection soit de nature à être dans l’autre réalité, qu’elle soit
considérée sans les choses qui sont de nature à la déterminer. Et parce que les
formes et les perfections des réalités sont déterminées par la matière, de là
vient qu’une réalité est connaissable dans la mesure où elle est séparée de la
matière. Il est donc nécessaire que ce en quoi une telle perfection de la
réalité est reçue soit lui aussi immatériel ; car s’il était matériel, la
perfection serait reçue en lui avec un être déterminé ; et ainsi, elle ne
serait pas en lui en tant qu’elle est connaissable, c’est-à-dire à la
façon dont la perfection qui existe en l’une est de nature à être dans l’autre.
Voilà pourquoi les anciens philosophes se sont trompés, eux qui ont affirmé que
le semblable était connu par le semblable, voulant signifier par là que l’âme,
qui connaît toutes choses, était matériellement constituée de toutes choses, en
sorte qu’elle connût la terre par la terre, l’eau par l’eau, et ainsi de suite.
En effet, ils estimèrent que la perfection de la réalité connue devait exister
dans le connaissant à la façon dont son être est déterminé dans sa nature
propre. Or ce n’est pas ainsi que la forme de la réalité connue est reçue dans
le connaissant ; aussi le Commentateur dit-il au troisième livre sur l’Âme que le mode de réception par lequel
les formes sont reçues dans l’intellect possible et dans la matière prime n’est
pas le même, car il est nécessaire qu’une chose soit reçue immatériellement
dans l’intelligence qui connaît.
Et ainsi, nous
voyons que, dans les réalités, la nature de la connaissance se trouve suivre
l’ordre de l’immatérialité : en effet, les plantes et les autres choses
qui leur sont inférieures ne peuvent rien recevoir immatériellement, et c’est
pourquoi elles sont privées de toute connaissance, comme cela est clair au
deuxième livre sur l’Âme. Le sens,
lui, reçoit certes des espèces sans matière, mais néanmoins avec des conditions
matérielles. L’intelligence reçoit des espèces dépouillées même des conditions
matérielles. Semblablement, il y a aussi un ordre dans les choses
connaissables. En effet, les réalités matérielles, comme dit le Commentateur,
ne sont intelligibles que parce que nous les rendons intelligibles, car elles
sont intelligibles en puissance seulement, mais sont rendues intelligibles en
acte par la lumière de l’intellect agent, comme les couleurs sont elles aussi
rendues visibles en acte par la lumière du soleil. En revanche, les réalités
immatérielles sont intelligibles par elles-mêmes ; elles sont donc mieux
connues par nature, bien qu’elles soient moins connues de nous. Ainsi Puis donc
que Dieu, étant entièrement exempt de toute potentialité, est dans une extrême
séparation de la matière, il reste qu’il est au plus haut point apte à
connaître et au plus haut point connaissable ; donc, autant sa nature a
réellement l’être, autant la notion de connaissabilité lui convient. Et parce
que dans la mesure où sa nature lui appartient, Dieu est, il connaît aussi, lui
qui est au plus haut point apte à connaître, dans la mesure où sa nature lui
appartient ; c’est pourquoi Avicenne dit au huitième livre de sa Métaphysique : « Il se pense
et s’appréhende lui-même en ceci que sa quiddité dépouillée » — i. e. dépouillée de la matière —
« appartient à la réalité qu’il est lui-même. »
Réponse aux objections :
1° En Dieu, la
trinité des Personnes est diversifiée par les relations qui sont réellement en
lui, à savoir les relations d’origine ; mais la relation qui est connotée
lorsqu’on dit « Dieu a science de lui-même » est une relation non pas
réelle, mais seulement de raison ; en effet, chaque fois que le même est
référé à soi, une telle relation n’est pas quelque chose dans la réalité, mais
seulement dans la raison, étant donné que la relation réelle exige deux
extrémités.
2° La tournure
employée quand on dit : « Le connaisseur de soi revient à son
essence », est une tournure métaphorique ; en effet, il n’y a pas de
mouvement dans le penser, comme cela est prouvé au septième livre de la Physique. Il n’y a donc pas là non plus,
à proprement parler, de départ ou de retour, mais on dit qu’il y a processus ou
mouvement parce qu’on se rend d’une chose connaissable à une autre ; et en
nous, cela se fait assurément par un certain processus discursif selon lequel
il y a une sortie et un retour dans notre âme au moment où elle se connaît
elle-même. En effet, l’acte qui émane d’elle se termine d’abord à l’objet,
ensuite elle fait retour sur l’acte, et enfin sur la puissance et l’essence,
puisque les actes sont connus au moyen des objets et les puissances au moyen
des actes. Mais dans la connaissance divine, comme on l’a déjà dit, il n’y a
pas de processus discursif comme si Dieu allait à l’inconnu par le connu.
Néanmoins, du côté des choses connaissables on peut trouver un certain circuit
dans sa connaissance, à savoir, lorsque connaissant son essence il regarde les
autres réalités, en lesquelles il voit une ressemblance de son essence, et
qu’ainsi il revient d’une certaine façon à son essence, sans pour autant
connaître son essence à partir d’autres réalités, comme c’était le cas dans
notre âme. Et cependant, il faut savoir qu’au livre des Causes le retour à son essence n’est pas appelé autrement que
« la subsistance de la réalité en elle-même ». En effet, les formes
qui ne subsistent pas en elles-mêmes sont répandues sur autre chose, et
nullement rassemblées en elles-mêmes ; mais les formes qui subsistent en
elles-mêmes sont répandues sur les autres réalités, les perfectionnant ou
influant sur elles, de telle façon qu’elles demeurent par soi en
elles-mêmes ; et c’est de cette façon que Dieu revient parfaitement à son
essence car, pourvoyant à tout, et par suite sortant et procédant pour ainsi
dire vers toutes choses, il demeure fixe en lui-même et non mêlé aux autres
choses.
3° La
ressemblance qui est une relation réelle requiert la distinction des
réalités ; mais pour celle qui n’est qu’une relation de raison, il suffit
d’une distinction de raison entre les termes semblables.
4° L’universel
est intelligible parce qu’il est séparé de la matière ; par conséquent,
les choses qui ne sont pas séparées de la matière par un acte de notre
intelligence mais sont par elles-mêmes libres de toute matière, sont
connaissables au plus haut point ; et ainsi, Dieu est intelligible au plus
haut point, bien qu’il ne soit pas un universel.
5°
Dieu,
à la fois, a science de lui-même, se pense et se comprend, bien que, absolument
parlant, il soit infini. En effet, il n’est pas infini par privation, car la
notion de l’infini par privation se rattache à la quantité : il comporte
en effet une partie après l’autre, à l’infini. Si donc il doit être connu sous
l’aspect de son infinité, c’est-à-dire de telle façon qu’il soit connu partie
après partie, il ne pourra nullement être compris, car on ne pourra jamais
arriver à la fin, puisqu’il n’a pas de fin. Mais Dieu est appelé infini par
négation, c’est-à-dire que son essence n’est pas limitée par quelque chose. En
effet, toute forme reçue en quelque chose a son terme selon le mode de ce qui
reçoit ; puis donc que l’être divin, étant lui-même son être, n’est pas
reçu en quelque chose, en ce sens son être n’est pas fini, et par conséquent son
essence est appelée infinie. Et parce qu’en n’importe quelle intelligence créée
la puissance cognitive, étant reçue en quelque chose, est finie, notre
intelligence ne peut parvenir à connaître Dieu aussi clairement qu’il est
connaissable ; et par conséquent il ne peut le comprendre, car il ne
parvient pas en lui au terme de la connaissance, ce qui est comprendre, comme
on l’a déjà dit. Par contre, de la même façon que l’essence de Dieu est
infinie, sa puissance cognitive est aussi infinie : sa connaissance est donc
aussi efficace que son essence ; voilà pourquoi il parvient à la parfaite
connaissance de soi. Et si l’on dit qu’il se comprend, ce n’est pas que par une
telle compréhension une limite soit fixée au connu lui-même, mais c’est en
raison de la perfection de cette connaissance à laquelle rien ne manque.
6° Puisque par sa
nature notre intelligence est finie, elle ne peut comprendre ou penser
parfaitement un infini ; voilà pourquoi, si l’on suppose que la nature de
l’intelligence est telle, l’argument de saint Augustin est probant ; mais
la nature de l’intelligence divine est autre, et c’est pourquoi la conclusion
ne suit pas.
7° En rigueur de
termes, Dieu n’est à proprement parler fini ni pour les autres ni pour
lui-même ; mais si on le dit fini pour lui-même, c’est parce qu’il est
connu par lui-même tout comme quelque chose de fini est connu par une
intelligence finie. En effet, de même que l’intelligence finie peut parvenir au
terme de la connaissance dans le cas d’une réalité finie, de même l’intelligence
de Dieu parvient au terme de la connaissance de lui-même. Mais la notion
d’infini qui a le sens d’infranchissable est celle de l’infini par privation,
qui est étranger à notre propos.
8°
Pour
tous ces prédicats qui signifient la quantité et regardent la perfection, si
une chose est telle par rapport à Dieu, il s’ensuit qu’elle est telle dans
l’absolu ; par exemple, si une chose est grande par rapport à Dieu, alors
elle est grande dans l’absolu. Mais pour ceux qui regardent l’imperfection,
cela ne s’ensuit pas : en effet, si une chose est petite par rapport à
Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elle soit petite dans l’absolu ; car toutes
choses, comparées à Dieu, ne sont rien, et pourtant elles ne sont pas rien dans
l’absolu. Donc, ce qui est bon par rapport à Dieu, est bon dans l’absolu ;
mais si une chose est finie pour Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elle soit finie
dans l’absolu, car le fini se rattache à une certaine imperfection, mais le
bien, à une perfection ; dans les deux cas, cependant, est tel dans
l’absolu ce qui au jugement de Dieu est trouvé tel.
9° Quand on
dit : « Dieu se connaît lui-même de façon finie », cela peut
s’entendre en deux sens : d’abord en sorte que « façon » se
réfère à la réalité connue ; le sens est alors qu’il connaît qu’il est
fini ; et avec ce sens la proposition est fausse, car dans ce cas sa
connaissance serait fausse. Ensuite, en sorte que « façon » soit
référé au connaissant, et ainsi, on peut encore distinguer : d’abord de
telle sorte que l’expression « de façon finie » ne signifie rien
d’autre que « de façon parfaite » ; on dit alors qu’il connaît
de façon finie, parce qu’il parvient au terme de la connaissance ; et
ainsi, Dieu se connaît lui-même de façon finie. Ensuite de telle sorte que
l’expression « de façon finie » concerne l’efficace de la
connaissance, et en ce sens il se connaît de façon infinie, car sa connaissance
est infiniment efficace. Et qu’il soit fini pour lui-même de la façon
susmentionnée, ne permet de conclure qu’il se connaît de façon finie que dans
le sens où l’on a dit que c’était vrai.
10° Ce
raisonnement vaut dans la mesure où l’expression « de façon finie »
regarde l’efficace de la connaissance ; et dans ce cas, il est clair qu’il
ne se connaît pas de façon finie.
11° Quand nous
disons que l’un pense plus que l’autre, cela peut s’entendre de deux
façons : d’abord en sorte que le mot « plus » concerne le mode
de la réalité connue, et ainsi, aucun parmi les êtres pensants ne pense plus
que l’autre au sujet de la réalité pensée, en tant que telle ; en effet,
quiconque attribue à la réalité pensée plus ou moins que ne comporte la nature
de la réalité, se trompe et ne pense pas. Ensuite, on peut référer cela au mode
du connaissant ; et dans ce cas, l’un pense plus que l’autre dans la
mesure où il pense avec plus de pénétration que l’autre, comme l’ange comparé à
l’homme, et Dieu à l’ange, et ce à cause d’une plus puissante faculté de
pensée. Et la tournure employée dans cette preuve, à savoir :
« penser une réalité autrement qu’elle n’est », est à distinguer semblablement ;
en effet, si le mot « autrement » désigne le mode de la réalité
connue, alors aucun être pensant ne pense la réalité autrement qu’elle n’est,
car ce serait penser que la réalité est autrement qu’elle n’est ; mais si
« autrement » désigne le mode du connaissant, alors n’importe quel
être qui pense une réalité matérielle la pense autrement qu’elle n’est, car la
réalité matérielle, qui a l’être matériellement, est pensée seulement de façon
immatérielle.
Objections :
Il semble que
non.
1° L’objet pensé
est une perfection de celui qui pense. Or rien d’autre que Dieu ne peut être
une perfection de Dieu, car en ce cas il y aurait quelque chose de plus noble
que lui. Donc rien d’autre que lui ne peut être pensé par lui.
2° [Le répondant] disait que la réalité ou la créature, selon qu’elle est connue par Dieu, fait un avec lui. En sens contraire : la créature ne fait un avec Dieu que selon qu’elle est en lui. Si donc Dieu ne connaît la créature que selon qu’elle fait un avec lui, il ne connaîtra la créature que selon qu’elle est en lui ; et ainsi, il ne la connaîtra pas en sa nature propre.
3° Si
l’intelligence divine connaît la créature, elle la connaît soit par son
essence, soit par une autre chose extrinsèque. Si c’était par autre chose, un
médium extrinsèque, alors, puisque tout médium par lequel on connaît est une
perfection du connaissant — car il est la forme de celui-ci en tant qu’il est
connaissant, comme on le voit clairement pour l’espèce de la pierre dans la
pupille —, il s’ensuivrait qu’une chose extérieure à Dieu serait sa perfection,
ce qui est absurde. Et si l’intelligence divine connaît la créature par son
essence, alors, puisque son essence est autre chose que la créature, il
s’ensuivra qu’il connaîtra une chose à partir d’une autre. Or toute
intelligence qui connaît une chose à partir d’une autre est une intelligence
qui procède discursivement et en raisonnant. Il y a donc dans l’intelligence
divine un processus discursif, et ainsi, elle sera imparfaite, ce qui est
absurde.
4° Le médium par
lequel une réalité est connue doit être proportionné à ce qui est connu par
lui. Or l’essence divine n’est pas proportionnée à la créature elle-même,
puisqu’elle la dépasse à l’infini et qu’il n’y a aucune proportion entre
l’infini et le fini. Dieu ne peut donc pas, en connaissant son essence,
connaître la créature.
5° Le Philosophe
prouve au onzième livre de la Métaphysique
que Dieu se connaît seulement lui-même. Or « seulement » a le même
sens que « pas avec autre chose ». Il ne connaît donc pas les choses
autres que lui.
6° S’il connaît
d’autres choses que lui, alors, puisqu’il se connaît lui-même, il connaîtra
lui-même et les autres choses soit par une même raison formelle, soit par des
raisons formelles différentes. Si c’est par la même, alors, puisqu’il se
connaît par son essence, il s’ensuit qu’il connaîtra aussi les autres réalités
par leurs essences, ce qui est impossible. Et si c’est par des raisons
formelles différentes, alors, puisque la connaissance du connaissant dépend de
la raison formelle par laquelle l’objet est connu, il se produira que de la
multiplicité et de la diversité se rencontreront dans la connaissance divine,
ce qui s’oppose à la simplicité divine. Dieu ne connaît donc aucunement la
créature.
7° La créature
est plus distante de Dieu que la Personne du Père n’est distante de la nature
de la déité. Or Dieu ne connaît pas par le même [médium] qu’il est Dieu et
qu’il est Père : car dans la proposition « Il connaît qu’il est
Père », la notion de Père est incluse, mais ne l’est pas dans
celle-ci : « Il connaît qu’il est Dieu. » Donc à bien plus forte
raison, s’il connaît la créature, il connaîtra soi-même et la créature par des
raisons formelles différentes, ce qui est absurde, comme on l’a prouvé.
8° Les principes
de l’être et du connaître sont les mêmes. Or le Père n’est pas Père et Dieu par
le même [principe], comme dit saint Augustin. Le Père ne connaît donc pas par
le même [principe] qu’il est Père et qu’il est Dieu ; et à bien plus forte
raison, s’il connaît la créature, il ne connaîtra pas par le même [principe]
lui-même et la créature.
9° La science est
assimilation de celui qui sait à l’objet su. Or, entre Dieu et la créature,
l’assimilation est minime, puisque la distance y est très grande. Dieu a donc
des créatures une connaissance minime, voire nulle.
10° Tout ce que
Dieu connaît, il le voit. Or Dieu ne voit rien à l’extérieur de lui-même, comme
dit saint Augustin au livre des 83 Questions.
Il ne connaît donc rien non plus en dehors de lui.
11° Le rapport
entre la créature et Dieu est identique à celui entre le point et la
ligne ; c’est pourquoi Trismégiste a dit : « Dieu est une sphère
intelligible dont le centre est partout et la circonférence nulle part »,
entendant par « centre » la créature, comme l’explique Alain. Or rien
ne se perd de la quantité de la ligne, si l’on en retire un point. Rien non
plus, donc, ne se perd de la perfection divine, si la connaissance de la
créature lui est retirée. Or tout ce qui est en lui relève de sa perfection,
puisque rien n’est en lui de façon accidentelle. Il n’a donc pas connaissance
des créatures.
12° Tout ce que
Dieu connaît, il le connaît de toute éternité, étant donné que sa science ne
varie pas. Or tout ce qu’il connaît est étant, car il n’y a de connaissance que
de l’étant. Tout ce que Dieu connaît a donc existé de toute éternité. Or aucune
créature n’a existé de toute éternité. Il ne connaît donc aucune créature.
13° Tout ce qui
est perfectionné par une autre chose, a en soi une puissance passive
relativement cette chose, car la perfection est comme la forme du parfait. Or
Dieu n’a pas en lui-même de puissance passive ; en effet, celle-ci est
principe de transmutation, laquelle est étrangère à Dieu. Il n’est donc pas
perfectionné par autre chose que lui. Or la perfection du connaissant dépend de
la chose connaissable, car la perfection du connaissant est dans ce qu’il
connaît en acte, et qui n’est autre que la chose connaissable. Dieu ne connaît
donc pas autre chose que lui-même.
14° Comme il est
dit au quatrième livre de la Métaphysique,
« le moteur est par nature antérieur à ce qui est mû ». Or, de même
que le sensible meut le sens, comme il est dit au même endroit, de même
l’intelligible meut l’intelligence. Si donc Dieu pensait quelque chose d’autre
que lui, il s’ensuivrait que quelque chose serait antérieur à lui ; ce qui
est absurde.
15°
Tout
ce qui est pensé cause une délectation dans le sujet qui pense ; c’est
pourquoi on lit au premier livre de la Métaphysique :
« Tous les hommes, par nature, désirent savoir ; et la preuve en est
la délectation des sens », suivant la leçon de certains livres. Si donc
Dieu connaissait quelque chose d’autre que lui-même, cette autre chose serait
la cause d’une délectation en lui, ce qui est absurde.
16° Rien n’est
connu que par sa nature d’étant. Or la créature tient plus du non-être que de
l’être, comme on le voit chez saint Ambroise et en de nombreuses paroles de
saints. La créature est donc pour Dieu plus inconnue que connue.
17° Rien n’est
appréhendé que dans la mesure où il est vrai, de même que rien n’est recherché
que dans la mesure où il est bon. Or dans l’Écriture, les créatures visibles
sont comparées à un mensonge, comme on le voit clairement en Eccli. 34,
2 : « Comme celui qui embrasse l’ombre et poursuit la chaleur, tel
est celui qui s’attache à des visions mensongères. » Les créatures sont
donc pour Dieu plus inconnues que connues.
18° [Le répondant] disait que la créature n’est appelée non-étant que par rapport à Dieu. En sens contraire : la créature n’est connue de Dieu qu’en tant qu’elle lui est rapportée. Si donc la créature, en tant qu’elle est rapportée à Dieu, est un mensonge et un non-étant, inconnaissable par conséquent, elle ne pourra aucunement être connue par Dieu.
19° Il n’est rien
dans l’intelligence qui ne soit d’abord dans le sens. Or on ne peut pas poser
en Dieu la connaissance sensitive, car elle est matérielle. Il ne pense donc
pas les réalités créées, puisqu’elles ne sont pas d’abord dans le sens.
20° Les réalités
sont principalement connues par leurs causes, et surtout par les causes qui
portent sur l’être de la réalité. Or, parmi les quatre causes, l’efficiente et
la finale sont les causes du devenir, tandis que la forme et la matière sont
causes de l’être de la réalité, car elles entrent dans sa constitution. Or Dieu
est cause seulement efficiente et finale des réalités. Ce qu’il connaît des
créatures est donc minime.
En sens contraire :
1° Hébr. 4,
13 : « Tout est à nu et à découvert à ses yeux. »
2° Si l’un de
deux relatifs est connu, l’autre est connu. Or le principe et le principié se
disent relativement. Puis donc que Dieu est principe des réalités par son
essence, il connaît les créatures en connaissant son essence.
3° Dieu est omnipotent.
Il doit donc, pour la même raison, être appelé omniscient ; il ne connaît
donc pas seulement les réalités dont on a la fruition, mais aussi celles dont
on use.
4° Anaxagore a
posé que l’intelligence « est sans mélange afin de connaître toutes choses » ;
et il en est loué par le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Or l’intelligence divine est au
plus haut point sans mélange et pure. Elle connaît donc toutes choses au plus
haut point, pas seulement elle-même mais aussi les autres choses.
5° Plus une
substance est simple, plus nombreuses sont les formes qu’elle peut comprendre.
Or Dieu est une substance très simple. Il peut donc comprendre les formes de
toutes les réalités ; il connaît donc toutes les réalités, et pas
seulement lui-même.
6° « Ce par
quoi une chose est telle, l’est soi-même davantage », suivant le
Philosophe. Or Dieu est la cause de la connaissance des créatures pour tous
ceux qui les connaissent : en effet, il est lui-même « la vraie
lumière qui illumine tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9). Il
connaît donc au plus haut point les créatures.
7° Comme saint
Augustin le prouve au livre sur la Trinité,
rien n’est aimé s’il n’est connu. Or Dieu « aime tout ce qui est »
(Sg 11, 25). Il connaît donc aussi toutes choses.
8° Il est dit au
Psaume 93, 9 : « Celui qui a formé l’œil, ne voit-il
pas ? », comme pour dire qu’il en est ainsi. Donc Dieu lui-même, qui
a fait toutes choses, considère et connaît toutes choses.
9° Il est dit
ailleurs dans un psaume : « C’est lui qui a formé un à un leurs
cœurs, et qui connaît toutes leurs œuvres. » Or ici, le façonneur des
cœurs est Dieu. Il connaît donc les œuvres des hommes, et ainsi, d’autres
choses que lui-même.
10° La même chose
se déduit de ce qui est dit ailleurs dans un psaume : « lui qui a
fait les cieux avec intelligence ». Donc lui-même pense les cieux qu’il a
créés.
11° La cause une
fois connue — surtout la formelle —, l’effet est connu. Or Dieu est la cause
formelle exemplaire des créatures. Puis donc qu’il se connaît lui-même, il
connaîtra aussi les créatures.
Réponse :
Sans doute
aucun, il faut accorder non seulement que Dieu se connaît lui-même, mais encore
qu’il connaît toutes les autres choses ; et voici d’abord comment cela
peut se prouver. Tout ce qui tend naturellement vers une autre chose, tient
cela nécessairement de quelque [principe] qui le dirige vers la fin, sinon il y
tendrait par hasard. Or nous trouvons dans les réalités naturelles un appétit
naturel par lequel chaque réalité tend vers sa fin ; il est donc nécessaire
de poser, au-dessus de toutes les réalités naturelles, une intelligence qui ait
ordonné les réalités naturelles à leurs fins, et mis en elles une inclination
ou un appétit naturel. Mais une réalité ne peut pas être ordonnée à une fin si
la réalité elle-même n’est pas connue en même temps que la fin à laquelle elle
doit être ordonnée ; il est donc nécessaire que dans l’intelligence
divine, de laquelle la nature des choses et l’ordre naturel dans les réalités
tirent leur origine, il y ait une connaissance des réalités naturelles ;
et cette preuve est indiquée par le Psaume 93, 9 en ces termes :
« Celui qui a formé l’œil, ne voit-il pas ? », ce qui, comme dit
Maïmonide, équivaut à dire : « Celui qui a façonné un œil ainsi
proportionné à sa fin — qui est son acte, à savoir la vision — est-ce qu’il ne
considère pas la nature de l’œil ? »
Mais nous
devons, au-delà, voir de quelle façon il connaît les créatures. Il faut donc
savoir que, puisque tout agent agit dans la mesure où il est en acte, il est
nécessaire que ce qui est effectué par l’agent soit en quelque façon dans
l’agent ; et de là vient que tout agent opère une chose semblable à lui.
Or tout ce qui est dans autre chose, y est selon le mode de ce qui
reçoit ; si donc un principe actif est matériel, son effet est en lui
quasi matériellement, car il y est comme dans une certaine vertu
matérielle ; mais si le principe actif est immatériel, son effet sera
aussi en lui de façon immatérielle. Or on a déjà dit qu’une chose est connue
par autre chose dans la mesure où elle y est reçue immatériellement ; et
de là vient que les principes actifs matériels ne connaissent pas leurs effets,
car leurs effets ne sont pas en eux tels qu’ils sont connaissables ; par
contre, dans les principes actifs immatériels, les effets sont tels qu’ils sont
connaissables, puisqu’ils y sont immatériellement ; c’est pourquoi tout
principe actif immatériel connaît son effet. De là vient ce qui est dit au
livre des Causes :
« L’intelligence connaît ce qui est sous elle en tant qu’elle en est la
cause. » Puis donc que Dieu est principe actif immatériel des réalités, il
s’ensuit qu’il y a en lui la connaissance de celles-ci.
Réponse aux objections :
1° L’objet pensé
est une perfection de celui qui pense, non à travers la réalité qui est connue
— en effet, cette réalité est hors de celui qui pense —, mais à travers la
ressemblance de celle-ci, par laquelle elle est connue ; car la perfection
est dans le parfait, alors que ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme mais
une ressemblance de la pierre. Mais la ressemblance de la réalité pensée est
dans l’intelligence de deux façons : parfois comme autre chose que celui
même qui pense, et parfois comme l’essence même de celui qui pense. Par
exemple notre intelligence, en se connaissant elle-même, connaît les autres
intelligences dans la mesure où elle est elle-même une ressemblance des autres
intelligences ; mais la ressemblance de la pierre qui existe en elle n’est
pas l’essence même de l’intelligence : au contraire, elle est reçue en
elle comme une forme dans une matière, pour ainsi dire. Or cette forme qui est
autre chose que l’intelligence se rapporte parfois à la réalité dont elle est
une ressemblance comme la cause de cette réalité, comme on le voit bien pour
l’intelligence pratique, dont la forme est cause de la réalité opérée ;
mais parfois elle est l’effet de la réalité, comme on le voit bien pour notre
intelligence spéculative qui reçoit la connaissance depuis les réalités. Donc,
chaque fois que l’intelligence connaît quelque réalité par une ressemblance qui
n’est pas l’essence de celui qui pense, l’intelligence est perfectionnée par
autre chose qu’elle : mais si cette ressemblance est la cause de la
réalité, l’intelligence sera perfectionnée seulement par la ressemblance, et
nullement par la réalité dont c’est la ressemblance, de même que ce n’est pas
la maison qui est une perfection de l’art, mais c’est plutôt l’inverse. Par
contre, si la ressemblance est un effet de la réalité, alors la réalité, elle
aussi, sera d’une certaine façon une perfection de l’intelligence, à savoir
activement, sa ressemblance l’étant formellement. Mais lorsque la ressemblance
de la réalité connue est l’essence même de celui qui pense, l’intelligence
n’est pas perfectionnée par autre chose qu’elle-même, si ce n’est peut-être
activement, par exemple si son essence est causée par autre chose. Or
l’intelligence divine n’a pas une science causée par les réalités, et la
ressemblance de la réalité, par laquelle il connaît les réalités, n’est autre
que son essence, qui n’est pas non plus causée par autre chose ; par
conséquent, de ce qu’il connaît les réalités ne suit nullement que son
intelligence soit perfectionnée par autre chose.
2° Dieu ne
connaît pas les réalités seulement selon qu’elles sont en lui, si l’expression
« selon que » se rapporte à la connaissance du côté de l’objet connu,
car il connaît, dans les réalités, non seulement l’être qu’elles ont en lui
selon qu’elles font un avec lui, mais aussi l’être qu’elles ont hors de lui
selon qu’elles diffèrent de lui. Mais si l’expression « selon que »
détermine la connaissance du côté du connaissant, alors il est vrai que Dieu ne
connaît les réalités que selon qu’elles sont en lui, car il les connaît par une
ressemblance de la réalité, ressemblance qui, existant en lui, lui est
identique.
3° Voici comment
Dieu connaît les créatures : selon qu’elles sont en lui. Or l’effet
existant dans une cause efficiente quelconque n’est pas autre chose qu’elle,
s’il s’agit de ce qui est une cause par soi — par exemple la maison, dans
l’art, n’est pas autre chose que l’art lui-même —, car l’effet est dans le
principe actif parce que le principe actif se l’assimile, et cela vient de ce
même par quoi il agit ; si donc un principe actif agit seulement par sa
forme, son effet est en lui parce qu’il a cette forme, et ne sera pas, en lui,
distinct de sa forme. Semblablement, puisque Dieu agit par son essence, son
effet n’est pas non plus en lui distinct de son essence, mais absolument
un ; voilà pourquoi ce par quoi il connaît l’effet n’est pas autre chose
que son essence. Et cependant il ne s’ensuit pas que, lorsqu’il connaît l’effet
en connaissant son essence, il y ait un processus discursif dans son
intelligence. Car on ne dit que l’intelligence procède discursivement d’une
chose à l’autre que lorsqu’elle appréhende l’une et l’autre au moyen
d’appréhensions différentes ; ainsi, l’intelligence humaine appréhende la
cause et l’effet par des actes différents, et c’est pourquoi l’on dit de celle
qui connaît l’effet par les causes qu’elle procède discursivement de la cause
vers l’effet. Mais lorsque ce n’est pas par des actes différents que la
puissance cognitive se porte vers le médium par lequel elle connaît et vers la
réalité connue, alors il n’y a aucun processus discursif dans la connaissance ;
ainsi, on ne dit pas de la vue qui connaît une pierre au moyen de son espèce
existant en elle, ou qui connaît par un miroir une réalité qui s’y reflète,
qu’elle procède discursivement, car c’est la même chose pour elle de se porter
vers la ressemblance de la réalité et vers la réalité qui est connue au moyen
d’une telle ressemblance. Or voici comment Dieu connaît ses effets par son
essence : comme une réalité est connue au moyen de sa ressemblance ;
voilà pourquoi il connaît d’une connaissance unique lui-même et les autres
choses, comme Denys le dit aussi au septième chapitre des Noms divins en ces termes : « Donc, Dieu n’a pas d’une
part une connaissance propre de lui-même, et d’autre part une connaissance
commune comprenant tous les existants. » Il n’y a donc aucun processus
discursif dans son intelligence.
4° Il y a deux
façons de dire qu’une chose est proportionnée à une autre : d’abord parce
qu’une proportion se remarque entre elles, comme nous disons que 4 est
proportionné à 2 parce que 4 se rapporte à 2 dans la proportion du
double ; ensuite par manière de proportionnalité, comme si nous disions
que 6 et 8 sont proportionnés parce que, de même que 6 est double de 3, de même
8 est double de 4 : en effet, la proportionnalité est la ressemblance des
proportions. Or en toute proportion, on considère entre les choses dites
proportionnées une relation mutuelle au sens d’un dépassement déterminé de
l’une sur l’autre ; aussi est-il impossible qu’un infini soit proportionné
au fini par mode de proportion. Mais entre celles qui sont dites proportionnées
par manière de proportionnalité, on ne considère pas une relation mutuelle,
mais une relation semblable de deux choses à deux autres ; et dans ce cas,
rien n’empêche qu’un infini soit proportionné à un fini : car de même
qu’un certain fini est égal à un autre fini, de même, un infini est égal à un
autre infini. Et c’est de cette manière que le médium doit être proportionné à
ce qui est connu par lui, à savoir : tel le rapport entre le médium et la
démonstration d’une chose, tel aussi doit être le rapport entre ce qui est
connu par ce médium et le fait que la chose soit démontrée ; et ainsi,
rien n’empêche que l’essence divine soit le médium par lequel la créature est
connue.
5° Il y a deux
façons pour une chose d’être pensée : d’abord en elle-même, à savoir
lorsque la puissance du regard est formellement déterminée par cette réalité
pensée ou connue ; ensuite, une chose est vue dans une autre si, lorsque
cette autre est connu, elle aussi est connue. Dieu se connaît donc seulement en
lui-même, et il connaît les autres choses non en elles-mêmes mais en
connaissant son essence ; et c’est en ce sens que le Philosophe a dit que
Dieu se connaît seulement lui-même ; et à cela s’accorde aussi la parole
de Denys au septième chapitre des Noms
divins : « Dieu, dit-il, connaît les existants, non par une
science qui viendrait des existants, mais par une science qui vient de
lui-même. »
6° Si la raison
formelle de la connaissance est prise du côté du connaissant, Dieu connaît par
la même raison formelle lui-même et les autres choses ; car à la fois le
connaissant, l’acte de connaissance, et l’intermédiaire de connaissance sont
identiques. Mais si on la prend du côté de la réalité connue, alors il ne
connaît pas par la même raison formelle lui-même et les autres choses, car il
n’y a pas pour lui-même et pour les autres choses une même relation au médium
par lequel il connaît ; en effet, c’est par essence qu’il est identique à
ce médium, alors que les autres réalités le sont par assimilation ; voilà
pourquoi il se connaît seulement lui-même par essence, tandis qu’il connaît les
autres choses par ressemblance ; cependant, c’est le même [médium] qui est
son essence et qui est une ressemblance des autres choses.
7° Du côté du
connaissant, c’est par une connaissance absolument identique que Dieu connaît
qu’il est Dieu et qu’il est le Père ; mais du côté du connu, ce par quoi
il connaît n’est pas identique ; en effet, il connaît qu’il est Dieu par
la déité, et qu’il est Père par la paternité, qui, du point de vue de notre
manière de connaître, n’est pas identique à la déité, bien que ce soit
réellement une seule chose.
8° Ce qui est
principe de l’être est aussi principe du connaître, du côté de la réalité
connue, car c’est par ses principes qu’une réalité est connaissable ; mais
ce par quoi elle est connue, du côté du connaissant, c’est la ressemblance de
la réalité, ou de ses principes, ressemblance qui n’est pas principe d’être
pour la réalité elle-même, sauf peut-être dans la connaissance pratique.
9° La
ressemblance de deux choses entre elles peut être considérée de deux
façons : d’abord au sens d’une convenance en nature, et une telle
ressemblance n’est pas requise entre le connaissant et le connu ; bien au
contraire, nous voyons parfois que la connaissance est d’autant plus pénétrante
qu’une telle ressemblance est moindre ; par exemple, étant plus éloignée
de la matière, la ressemblance qui est dans l’intelligence ressemble moins à la
pierre que celle qui est dans le sens, et pourtant, l’intelligence connaît avec
plus de pénétration que le sens. Ensuite quant à la représentation, et cette
ressemblance est requise entre le connaissant et le connu. Donc, bien que la
ressemblance entre la créature et Dieu soit minime au sens d’une convenance en
nature, il y a cependant une très grande ressemblance en ce que l’essence
divine représente la créature de façon très expressive ; aussi
l’intelligence divine connaît-elle très bien la réalité.
10° Quand il est
dit que Dieu ne voit rien hors de lui-même, il faut l’entendre de ce en quoi il
voit, non de ce qu’il voit ; car ce en quoi il voit toutes choses est en
lui-même.
11° Bien que rien
ne se perde de la quantité de la ligne si on lui retire un point en acte,
cependant, si on le lui retire en sorte qu’elle ne puisse pas se terminer au
point, la substance de la ligne sera perdue. Et il en est de même également
pour Dieu ; en effet, rien n’est perdu pour Dieu si l’on pose que sa
créature n’est pas ; mais quelque chose est perdu pour la perfection de
Dieu si on lui enlève le pouvoir de produire la créature. Or, il ne connaît pas
les réalités seulement en tant qu’elles sont en acte, mais également en tant
qu’elles sont en sa puissance.
12° Bien qu’il n’y
ait de connaissance que de l’étant, cependant il n’est pas nécessaire que ce
qui est connu soit un étant dans sa nature au moment où il est connu ; en
effet, de même que nous connaissons des choses distantes quant au lieu, de même
nous connaissons des choses distantes quant au temps, comme on le voit
clairement pour les choses passées ; voilà pourquoi il n’est pas aberrant
de poser une connaissance divine éternelle portant sur des réalités non
éternelles.
13° Si le nom de
perfection est pris strictement, il ne peut être posé en Dieu, car rien n’est parfait
que ce qui est fait. Mais en Dieu, le nom de perfection est pris plus
négativement que positivement, de sorte que Dieu est appelé parfait parce
qu’absolument rien ne lui fait défaut, et non parce qu’il y aurait en lui une
chose en puissance à la perfection et qui serait perfectionnée par une autre
chose qui serait son acte ; voilà pourquoi il n’y a pas en lui de
puissance passive.
14° L’intelligible
et le sensible ne meuvent le sens ou l’intelligence que dans la mesure où la
connaissance sensitive ou intellective est prise des réalités ; or tel
n’est pas le cas de la connaissance divine ; l’argument n’est donc pas
concluant.
15° Selon le
Philosophe aux septième et dixième livres de l’Éthique, la délectation de l’intelligence vient d’une opération convenante ;
c’est pourquoi il y est dit que Dieu « jouit par une unique et simple
opération ». Donc, quelque intelligible est pour l’intelligence une cause
de délectation dans la mesure où il est cause de son opération. Or cela vient
de ce qu’il produit en elle sa ressemblance, par laquelle l’opération de
l’intelligence est formellement déterminée. Il est donc clair que la réalité
qui est pensée n’est cause de délectation dans l’intelligence que lorsque la
connaissance de l’intelligence est prise des réalités, ce qui n’est pas le cas
dans l’intelligence divine.
16° L’être, au
plein sens du terme et en soi, s’entend du seul être divin, tout comme le bien,
et c’est la raison pour laquelle il est dit en Mt 19, 17 :
« Personne n’est bon que Dieu seul. » Donc, plus une créature
s’approche de Dieu, plus elle a d’être, mais plus elle s’éloigne de lui, plus
elle a de non-être. Or elle ne s’approche de Dieu que dans la mesure où elle
participe à un être fini, alors que sa distance à Dieu est infinie ; aussi
dit-on qu’elle a plus de non-être que d’être ; et cependant, cet être
qu’elle possède est connu de Dieu, puisqu’il vient de Dieu.
17° Il faut
répondre semblablement que la créature visible n’a de vérité que dans la mesure
où elle s’approche de la vérité première ; mais dans la mesure où elle
s’en éloigne, elle a de la fausseté, comme Avicenne aussi le dit.
18° Une chose se
rapporte à Dieu de deux façons : soit par commensuration, et ainsi, la
créature rapportée à Dieu se trouve comme néant ; soit par conversion à Dieu,
de qui elle reçoit l’être, et c’est seulement de cette façon qu’elle possède un
être par lequel elle se rapporte à Dieu ; et de cette façon aussi, elle
est connaissable par Dieu.
19° Cette parole
doit s’entendre de notre intelligence, qui reçoit la science depuis les
réalités ; en effet, la réalité est graduellement amenée de sa matérialité
à l’immatérialité de l’intelligence, c’est-à-dire moyennant l’immatérialité du
sens ; aussi est-il nécessaire que ce qui est dans notre intelligence ait
d’abord été dans le sens, ce qui n’a pas lieu d’être dans le cas de
l’intelligence divine.
20° Bien que
l’agent naturel, comme dit Avicenne, ne soit cause que du devenir — la preuve
en est qu’une fois cet agent détruit, l’être de la réalité ne cesse pas mais
seulement son devenir —, cependant l’agent divin, qui communique l’être aux
réalités, est cause de l’être pour elles toutes, bien qu’il n’entre pas dans
leur constitution. Il est toutefois une ressemblance des principes essentiels
qui entrent dans la constitution de la réalité ; voilà pourquoi il connaît
non seulement le devenir de la réalité, mais encore son être et ses principes
essentiels.
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
Boèce, « il y a universel quand on pense, singulier quand on sent ».
Or en Dieu, la connaissance n’est pas sensitive mais seulement intellective.
Dieu n’a donc qu’une connaissance universelle des réalités.
2° Si Dieu
connaît les créatures, il les connaît soit par plusieurs [principes], soit par
un seul ; si c’est par plusieurs, sa science se diversifie également du
côté du connaissant, car ce qui est connu est dans le connaissant. Et si c’est
par un seul, puisqu’on ne peut avoir par un seul [principe] une connaissance
distincte et propre de plusieurs choses, il semble que Dieu n’ait pas des
réalités une connaissance propre.
3° De même que
Dieu est cause des réalités parce qu’il leur communique l’être, de même le feu
est cause des corps chauds parce qu’il leur communique la chaleur. Or, si le
feu se connaissait lui-même, en connaissant sa chaleur il ne connaîtrait les
autres choses que dans la mesure où elles sont chaudes. Donc, en connaissant
son essence, Dieu ne connaît les autres choses que dans la mesure où elles sont
des étants. Or ce n’est pas là avoir des réalités une connaissance propre, mais
très universelle. Dieu n’a donc pas des réalités une connaissance propre.
4° On ne peut
avoir d’une réalité une connaissance propre qu’au moyen d’une espèce qui ne
contienne rien de plus ou de moins qu’il n’y a dans la réalité ; en effet,
de même que la couleur verte serait imparfaitement connue au moyen d’une espèce
qui lui serait inférieure, comme celle du noir, de même elle serait
imparfaitement connue par une espèce qui la dépasserait, comme celle du blanc,
en lequel la nature de la couleur se trouve très parfaitement [réalisée] ;
aussi la blancheur est-elle la mesure de toutes les couleurs, comme il est dit
au dixième livre de la Métaphysique.
Or, autant l’essence divine surpasse la créature, autant la créature est
inférieure à Dieu. Puis donc qu’en aucune façon l’essence divine ne peut être
proprement et complètement connue au moyen de la créature, la créature ne peut
pas non plus être connue proprement au moyen de l’essence divine. Or Dieu ne
connaît la créature que par son essence. Il n’a donc pas des créatures une
connaissance propre.
5° Tout médium
qui donne d’une réalité une connaissance propre peut être assumé comme moyen
terme de démonstration pour conclure à cette réalité. Or tel n’est pas le
rapport de l’essence divine à la créature, sinon les créatures existeraient en
tout temps où l’essence divine a existé. En connaissant les créatures par son
essence, Dieu n’a donc pas des réalités une connaissance propre.
6° Si Dieu
connaît la créature, il la connaît soit dans sa nature propre, soit dans une
idée. Si c’est dans sa nature propre, alors la nature propre de la créature est
un médium par lequel Dieu connaît la créature. Or le médium de connaissance est
une perfection du connaissant. La nature de la créature sera donc une
perfection de l’intelligence divine, ce qui est absurde. Si, au contraire, il
connaît la créature dans une idée, alors, puisque l’idée est plus éloignée
d’une réalité que les [principes] essentiels ou accidentels de celle-ci, il
aura une moindre connaissance de la réalité que celle qui s’obtient par ses
[principes] essentiels ou accidentels. Or, toute connaissance propre d’une
réalité est obtenue soit par ses [principes] essentiels, soit par ses
[principes] accidentels, car même « les accidents contribuent pour une
grande part à la connaissance de la quiddité », comme il est dit au
premier livre sur l’Âme. Dieu n’a
donc pas des réalités une connaissance propre.
7° On ne peut pas
avoir d’un particulier une connaissance propre par un médium universel, de même
qu’on ne peut pas avoir de l’homme une connaissance propre par l’animal. Or
l’essence divine est le médium le plus universel, car il se rapporte
communément à la connaissance de toutes choses. Dieu ne peut donc avoir des
créatures une connaissance propre par son essence.
8°
La
disposition de la connaissance dépend du médium de connaissance. L’on n’aura
donc une connaissance propre que par un médium propre. Or l’essence divine ne peut
être un médium propre pour connaître cette créature-ci, car si elle l’était,
elle ne serait plus pour une autre un médium propre de connaissance ; en
effet, ce qui est à celle-ci et à une autre est commun aux deux et non propre à
l’une d’elles. Dieu, qui connaît les créatures par son essence, n’a donc pas de
celles-ci une connaissance propre.
9° Denys dit au
septième chapitre des Noms divins que
Dieu connaît « immatériellement les réalités matérielles, uniment les
choses nombreuses », ou encore : indistinctement les choses
distinctes. Or la façon dont se réalise la connaissance divine, c’est la façon
dont Dieu connaît les réalités. Dieu a donc des réalités une connaissance
indistincte, de sorte qu’il ne connaît pas proprement ceci ou cela.
En sens contraire :
1° Nul ne peut
distinguer entre les choses dont il n’a pas une connaissance propre. Or Dieu
connaît les créatures de telle façon qu’il distingue entre elles ; en
effet, il sait que celle-ci n’est pas celle-là ; sinon, il ne donnerait
pas à chacune selon ses capacités, ni ne rendrait à chacune selon ses œuvres,
en jugeant justement des actions des hommes. Dieu a donc des réalités une
connaissance propre.
2° Rien
d’imparfait ne doit être attribué à Dieu. Or la connaissance qui fait connaître
une chose en général et non en particulier est imparfaite, puisqu’il lui manque
quelque chose. La connaissance que Dieu a des réalités n’a donc pas lieu
seulement en général, mais aussi en particulier.
3° Si Dieu ne
connaissait pas des réalités ce que nous-mêmes en connaissons, alors il se
produirait que « Dieu, qui est le plus heureux, serait le moins
sage », ce que le Philosophe tient lui aussi pour aberrant, au premier
livre sur l’Âme et au troisième livre
de la Métaphysique.
Réponse :
Par le fait
même que Dieu ordonne les réalités à leur fin, on peut prouver que Dieu a une
connaissance propre des réalités ; car une réalité ne peut être ordonnée à
sa fin propre par une connaissance, que si sa nature propre, par laquelle elle
a une relation déterminée à cette fin, est connue. Et si l’on demande comment
cela est possible, la réponse doit être envisagée comme suit.
On ne connaît
l’effet en connaissant la cause, que parce que l’effet est la conséquence de la
cause. Si donc il est une cause universelle dont l’action n’est déterminée à
quelque effet que par le moyen d’une cause particulière, la connaissance de
cette cause commune ne donnera pas une connaissance propre de l’effet, mais
celui-ci sera seulement connu en général ; par exemple, l’action du soleil
est déterminée à la production de cette plante-ci par le moyen de la puissance
germinative qui est dans la terre ou dans la semence ; si donc le soleil
se connaissait lui-même, il n’aurait pas de cette plante une connaissance
propre mais seulement commune, à moins qu’avec cela il n’en connaisse la cause
propre. Donc, pour que soit possédée une connaissance propre et parfaite de
quelque effet, il est nécessaire que toutes les connaissances des causes
communes et propres soient rassemblées dans le connaissant ; et c’est ce
que dit le Philosophe au début de la Physique :
« L’on dit que nous connaissons chaque chose, lorsque nous connaissons les
causes premières et les principes premiers, jusqu’aux éléments », i. e. jusqu’aux causes propres,
comme l’explique le Commentateur.
Or nous posons
une chose dans la connaissance divine parce que Dieu lui-même en est la cause
par son essence ; dans ce cas, en effet, la chose est en lui de telle
façon qu’elle puisse être connue. Puis donc qu’il est lui-même la cause de
toutes les causes propres et communes, il connaît lui-même par son essence
toutes les causes propres et communes, car il n’y a rien dans la réalité qui en
déterminerait la nature commune et dont Dieu ne serait pas la cause ;
voilà pourquoi la même raison qui permet d’affirmer que Dieu connaît la nature
commune des réalités, permettra aussi de poser qu’il connaît la nature propre
de chacune, ainsi que ses causes propres. Et c’est cette raison que Denys
énonce au livre des Noms divins
lorsqu’il dit : « Si Dieu a donné l’être à tous les existants par une
cause unique, alors il saura toutes choses par la même cause » ; et
plus loin : « car la cause même de toutes choses, qui se connaît
elle-même, est inoccupée quelque part, si elle ignore les choses qui existent
par elle et dont elle est la cause. » Il appelle « être
inoccupée » le fait de manquer de causer une chose qui se trouve dans la
réalité ; ce qui s’ensuivrait, si elle ignorait quelqu’une des choses qui
sont dans la réalité.
Et ainsi, il
ressort de ce qu’on a dit que tous les exemples que l’on donne pour manifester
que Dieu connaît par lui-même toutes choses, sont imparfaits ; comme ce
que l’on avance à propos du point qui, dit-on, s’il se connaissait, connaîtrait
les lignes ; et à propos de la lumière qui, en se connaissant, connaîtrait
les couleurs ; en effet, tout ce qui est dans la ligne ne peut être ramené
au point comme à une cause, ni tout ce qui est dans la couleur à la
lumière ; un point qui se connaîtrait lui-même ne connaîtrait donc pas la ligne,
si ce n’est en général, et de même pour la lumière et la couleur ; mais il
en va autrement de la connaissance divine, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dit.
Réponse aux objections :
1° Cette parole
de Boèce doit être entendue de notre intelligence, non de l’intelligence
divine, qui peut connaître les singuliers, comme il sera dit plus loin. Et
cependant, notre intelligence, qui ne connaît pas les singuliers, a des
réalités une connaissance propre, les connaissant par les notions propres de
leur espèce ; par conséquent, même si l’intelligence divine ne connaissait
pas les singuliers, elle pourrait néanmoins avoir des réalités une connaissance
propre.
2° Dieu connaît
toutes choses par un seul [principe], qui est la raison formelle de plusieurs
choses, à savoir son essence, qui est une ressemblance de toutes les
réalités ; et parce que son essence est la raison formelle propre de
chaque réalité, il a de chacune une connaissance propre. Et si l’on demande
comment un seul [principe] peut être la raison formelle propre et commune de
plusieurs choses, la réponse peut être envisagée comme suit. L’essence divine
est la raison formelle de quelque réalité dans la mesure où cette réalité imite
l’essence divine. Or aucune réalité n’imite pleinement l’essence divine, autrement
il ne pourrait y avoir qu’une seule imitation de Dieu, et ainsi, son essence ne
serait la raison propre que d’un seul, comme le Père n’a qu’une seule image qui
l’imite parfaitement : le Fils. Mais parce que la réalité créée imite
imparfaitement l’essence divine, il se produit que diverses réalités l’imitent
de différentes façons ; en aucune d’elles, cependant, il n’est de chose
qui ne provienne de la ressemblance de l’essence divine ; voilà pourquoi
ce qui est propre à chaque réalité a dans l’essence divine quelque chose à
imiter ; et par conséquent, l’essence divine est une ressemblance de la
réalité quant au propre de la réalité elle-même, de sorte qu’elle en est la
raison formelle propre ; et pour la même raison, elle est la raison
formelle propre d’une autre, et de toutes les autres. Elle est donc la raison
commune de toutes choses, puisqu’elle-même est une seule réalité que toutes
imitent ; mais elle est la raison formelle propre de celle-ci ou de
celle-là, dans la mesure où les réalités l’imitent diversement ; et ainsi,
l’essence divine donne une connaissance propre de chaque réalité, en tant
qu’elle est la raison formelle propre de chacune.
3° Le feu n’est
pas la cause des corps chauds quant à tout ce qui se trouve en eux, comme on
l’a dit de l’essence divine ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.
4° La blancheur
surpasse la couleur verte quant à l’une des deux choses qui entrent dans la
nature de la couleur, à savoir la lumière, qui est pour ainsi dire le
[principe] formel dans la composition de la couleur ; et sous cet aspect,
elle est la mesure des autres couleurs. Mais dans les couleurs se trouve
quelque chose d’autre qui est pour ainsi dire le [principe] matériel en elles,
à savoir la limite du diaphane, et sous ce rapport la blancheur n’est pas une
mesure des couleurs ; et ainsi, il est clair qu’il n’y a pas dans l’espèce
de la blancheur tout ce qui se trouve dans les autres couleurs ; voilà
pourquoi l’espèce de la blancheur ne permet pas d’avoir une connaissance propre
de n’importe laquelle des autres couleurs. Mais il en est autrement de
l’essence divine. En outre, les autres réalités sont dans l’essence divine
comme dans une cause, tandis que les autres couleurs ne sont pas dans la
blancheur comme dans une cause ; il n’en va donc pas de même.
5° La
démonstration est une espèce d’argumentation qui s’accomplit par un certain
processus discursif de l’intelligence ; par conséquent l’intelligence
divine, qui est sans processus discursif, ne connaît pas ses effets par son
essence sur le mode de la démonstration, bien qu’elle ait par son essence une
connaissance des réalités plus certaine que celui qui démontre n’en peut avoir
par la démonstration. De plus, quelqu’un comprendrait-il son essence, il
connaîtrait par elle la nature des singuliers plus certainement qu’une
conclusion n’est connue par un médium de démonstration. Et de ce que son
essence est éternelle ne suit cependant pas que les effets de Dieu existent de
toute éternité : car les effets ne sont pas dans son essence en sorte
qu’ils existent toujours en eux-mêmes, mais en sorte qu’ils existent en quelque
temps, c’est-à-dire au temps déterminé par la sagesse divine.
6° Dieu connaît
les réalités dans leur nature propre, si cette détermination se rapporte à la
connaissance du côté de l’objet connu ; mais si nous parlons de la
connaissance du côté du connaissant, alors il connaît les réalités dans une
idée, i. e. par une idée qui est
une ressemblance de toutes les choses qui sont dans la réalité, à la fois des
[principes] accidentels et des [principes] essentiels, bien qu’elle-même ne
soit pas un accident de la réalité ni son essence ; ainsi également dans
notre intelligence, la ressemblance de la réalité n’est pas accidentelle ou
essentielle à la réalité elle-même, mais c’est la ressemblance soit d’une
essence, soit d’un accident.
7° L’essence
divine est médium universel en tant que cause universelle. Or la cause
universelle et la forme universelle ne se comportent pas de la même façon pour
faire connaître les réalités. Car dans la forme universelle, l’effet est en
puissance quasi matérielle, de même que les différences sont dans le genre sous
le même rapport que les formes sont dans la matière, comme dit Porphyre ;
dans la cause, en revanche, les effets sont en puissance active, comme la maison
est en puissance active dans l’esprit de l’artisan. Or chaque chose est connue
dans la mesure où elle est en acte et non dans la mesure où elle est en
puissance ; c’est pourquoi il ne suffit pas que les différences qui
spécifient le genre soient en puissance en celui-ci pour que l’on ait par la
forme du genre une connaissance propre de l’espèce ; mais que les
[conditions] propres d’une réalité soient dans une cause active, cela suffit
pour que l’on ait par cette cause une connaissance de cette réalité ; on ne
connaît donc pas une maison par le bois et par les pierres comme on la connaît
par sa forme, qui est dans l’artisan. Et parce que les conditions propres de
chaque réalité sont en Dieu comme dans une cause active, l’essence divine peut,
bien qu’elle soit un médium universel, procurer une connaissance propre de
chaque réalité.
8° L’essence
divine est un médium à la fois commun et propre, mais non sous le même aspect,
comme on l’a dit.
9° Quand il est
dit : « Dieu sait indistinctement les choses distinctes », si
l’expression « indistinctement » détermine la connaissance du côté du
connaissant, alors la proposition est vraie, et tel est le sens que lui donne
Denys, car Dieu connaît par une connaissance unique toutes les choses
distinctes. Mais si « indistinctement » détermine la connaissance du
côté de l’objet connu, alors la proposition est fausse : Dieu, en effet,
connaît la distinction entre une réalité et une autre, il connaît aussi ce par
quoi l’une se distingue de l’autre ; il a donc de chaque chose une
connaissance propre.
Objections :
Il semble que
non.
1°
Notre
intelligence ne connaît pas les singuliers, parce qu’elle est séparée de la
matière. Or l’intelligence divine est bien plus séparée de la matière que la
nôtre. Elle ne connaît donc pas les singuliers.
2° [Le répondant] disait que ce n’est pas seulement parce qu’elle est immatérielle que notre intelligence ne connaît pas les singuliers, mais c’est aussi parce qu’elle abstrait des réalités sa connaissance. En sens contraire : notre intelligence ne reçoit rien des réalités que par l’intermédiaire du sens ou de l’imagination ; le sens et l’imagination reçoivent donc depuis les réalités avant l’intelligence, et pourtant les singuliers sont connus par le sens et l’imagination. Que l’intelligence reçoive en provenance des réalités n’est donc pas une raison pour qu’elle ne connaisse pas les singuliers.
3° [Le répondant] disait que l’intelligence reçoit des réalités une forme entièrement dépouillée, mais il n’en va pas de même du sens ni de l’imagination. En sens contraire : le processus de dépouillement de la forme reçue dans l’intelligence n’est pas une raison pour que l’intelligence ne connaisse pas les singuliers, du point de vue de son terme de départ ; bien au contraire, de ce point de vue elle devrait les connaître davantage, car elle doit toute son assimilation à ce qu’elle reçoit de la réalité. Il reste donc que le processus de dépouillement de la forme n’empêche la connaissance du singulier que du point de vue du terme d’arrivée, à savoir le dépouillement que la forme a dans l’intelligence. Or ce dépouillement de la forme vient seulement de ce que l’intelligence est exempte de matière. La seule raison pour laquelle notre intelligence ne connaît pas les singuliers est donc qu’elle est séparée de la matière ; et ainsi, le propos est maintenu, que Dieu ne connaît pas les singuliers.
4° Si Dieu
connaît les singuliers, il est nécessaire qu’il les connaisse tous, car la même
raison vaut pour un et pour tous. Or il ne les connaît pas tous. Il n’en
connaît donc aucun. Preuve de la mineure : comme dit saint Augustin dans
l’Enchiridion, « Pour beaucoup
de choses, mieux vaut les ignorer que les savoir », i. e. les choses viles. Or, parmi les singuliers, beaucoup
sont vils. Puis donc qu’il faut poser en Dieu tout ce qui est meilleur, il
semble qu’il ne connaisse pas tous les singuliers.
5° Toute
connaissance se fait par assimilation du connaissant au connu. Or il n’est
aucune assimilation des singuliers à Dieu, car les singuliers sont changeants
et matériels, et ont beaucoup d’autres propriétés de ce genre, dont l’exact
contraire est en Dieu. Dieu ne connaît donc pas les singuliers.
6° Tout ce que
Dieu connaît, il le connaît parfaitement. Or on n’a d’une réalité une
connaissance parfaite que lorsqu’on la connaît à la façon dont elle est. Or
Dieu ne connaît pas le singulier à la façon dont il est, car le singulier
existe matériellement, tandis que Dieu connaît immatériellement. Il semble donc
que Dieu ne puisse pas connaître parfaitement le singulier, et qu’ainsi, il ne
le connaisse aucunement.
7° [Le répondant] disait qu’une connaissance parfaite requiert que le connaissant connaisse la réalité selon son mode d’être, en prenant le mode du côté de l’objet connu, mais non s’il est pris du côté du connaissant. En sens contraire : la connaissance se fait par application du connu au connaissant. Il est donc nécessaire que le mode du connu et celui du connaissant soient le même, et ainsi, la distinction susdite paraît nulle.
8° Selon le
Philosophe, si quelqu’un veut trouver une réalité, il est nécessaire qu’il en
ait déjà quelque notion ; et il ne suffit pas qu’il l’ait par une forme
commune, si cette forme n’est pas contractée par quelque chose. Par exemple, on
ne pourrait pas chercher convenablement un serviteur qu’on a perdu, si l’on
n’avait pas déjà de lui quelque notion, car, quand bien même on le trouverait,
on ne le reconnaîtrait pas ; et savoir qu’il est homme ne suffirait pas,
car ainsi on ne le distinguerait pas des autres, mais il faut avoir de lui
quelque notion au moyen des caractères qui lui sont propres. Si donc Dieu doit
connaître un singulier, il faut que la forme commune par laquelle il connaît, à
savoir son essence, soit contractée par quelque chose. Puis donc qu’il n’y a
rien en lui par quoi elle puisse être contractée, il semble qu’il ne connaisse
pas les singuliers.
9° [Le répondant] disait que l’espèce par laquelle Dieu connaît est commune, en sorte cependant qu’elle est propre à chaque chose. En sens contraire : propre et commun sont opposés l’un à l’autre. Il est donc impossible qu’une même chose soit une forme commune et propre.
10° Ce n’est pas
par la lumière, qui est un médium dans la vision, que la connaissance de la vue
est déterminée à quelque chose de coloré, mais elle est déterminée par l’objet
qu’est la réalité colorée elle-même. Or, dans la connaissance que Dieu a des
réalités, son essence se comporte comme un médium de connaissance, et comme une
certaine lumière par laquelle toutes choses sont connues, comme Denys le dit
aussi au septième chapitre des Noms
divins. Sa connaissance n’est donc aucunement déterminée à quelque
singulier, et ainsi, il ne connaît pas les singuliers.
11° Puisqu’elle
est une qualité, la science est une forme telle que le sujet change lorsqu’elle
varie. Or la science change lorsque les objets sus varient : car si je
sais que tu es assis, dès que tu te lèves j’ai perdu la science. Le sujet de
science change donc lorsque les objets sus varient. Or Dieu ne peut nullement
changer. Les singuliers, qui sont variables, ne peuvent donc être sus de lui.
12° Nul ne peut
avoir la science du singulier sans avoir la science de ce par quoi le singulier
est achevé. Or ce qui achève le singulier en tant que tel, c’est la matière.
Mais Dieu ne connaît pas la matière. Donc les singuliers non plus. Preuve de la
mineure : il est des choses, comme disent Boèce et le Commentateur au
deuxième livre de la Métaphysique,
qui sont pour nous très difficiles à connaître à cause de notre imperfection,
par exemple celles qui sont très manifestes dans leur nature, comme les
substances immatérielles ; mais il en est d’autres que l’on ne connaît pas
à cause de leur imperfection, comme celles qui ont un minimum d’être, tels le
mouvement, le temps, le vide, etc. Or, la matière prime a un minimum d’être.
Dieu ne connaît donc pas la matière, puisqu’en elle-même elle est
inconnaissable.
13° [Le répondant] disait que, bien qu’elle soit inconnaissable pour notre intelligence, elle est cependant connaissable pour l’intelligence divine. En sens contraire : notre intelligence connaît la réalité par une ressemblance reçue de la réalité, mais l’intelligence divine la connaît par une ressemblance qui est cause de la réalité. Or, entre une ressemblance qui est cause de la réalité et la réalité même, une plus grande convenance est requise qu’avec une autre ressemblance. Or, s’il ne peut y avoir dans notre intelligence une ressemblance suffisante pour que la matière soit connue, c’est à cause de l’imperfection de la matière ; à bien plus forte raison cette imperfection fera-t-elle donc qu’il n’y ait pas dans l’intelligence divine une ressemblance de la matière pour que celle-ci soit connue.
14° Selon Algazel,
la raison pour laquelle Dieu se connaît lui-même, est que les trois choses qui
sont requises pour penser — à savoir : une substance intelligente qui soit
séparée de la matière, un intelligible séparé de la matière, et l’union des
deux — se trouvent en Dieu ; d’où l’on déduit que rien n’est pensé que dans
la mesure où il est séparé de la matière. Or le singulier, en tant que tel,
n’est pas séparable de la matière. Le singulier ne peut donc pas être pensé.
15° La
connaissance est intermédiaire entre le connaissant et l’objet ; et plus
la connaissance descend du connaissant, plus elle est imparfaite. Or, chaque
fois que la connaissance se porte vers une chose qui est hors du connaissant,
elle descend vers autre chose. Puis donc que la connaissance divine est très
parfaite, il ne semble pas qu’elle porte sur les singuliers, qui sont hors de
lui.
16° De même que
l’acte de connaissance dépend de façon essentielle de la puissance cognitive,
de même il dépend de façon essentielle de l’objet connaissable. Or, il est
aberrant de poser que l’acte de la connaissance divine, qui est son essence,
dépende essentiellement d’une chose qui lui est extérieure. Il est donc
aberrant de dire que Dieu connaît les singuliers, qui sont hors de lui.
17° Rien n’est
connu si ce n’est avec le mode qu’il a dans le connaissant, comme dit Boèce au
cinquième livre sur la Consolation.
Or les réalités sont en Dieu de façon immatérielle, de sorte qu’elles ne sont
pas agrégées à la matière et à ses conditions. Dieu ne connaît donc pas les
choses qui dépendent de la matière, tels les singuliers.
En sens contraire :
1° Il est dit en
1 Co 13, 12 : « Alors, je connaîtrai aussi bien que je suis
connu. » Or l’Apôtre qui parlait était lui-même un certain singulier. Les
singuliers sont donc connus de Dieu.
2° Les réalités
sont connues par Dieu en tant qu’il en est lui-même la cause, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a déjà dit. Or il est lui-même la cause des singuliers. Il
connaît donc les singuliers.
3° Il est
impossible de connaître la nature de l’instrument si l’on ne connaît pas ce à
quoi l’instrument est ordonné. Or les sens sont des puissances
instrumentalement ordonnées à la connaissance des singuliers. Si donc Dieu ne
connaissait pas les singuliers, il ignorerait aussi la nature du sens, et
aussi, par conséquent, la nature de l’intelligence humaine, qui a pour objet
les formes existant dans l’imagination ; ce qui est absurde.
4° La puissance
de Dieu et sa sagesse sont égales. Tout ce qui est soumis à sa puissance est
donc soumis à sa science. Or sa puissance s’étend à la production des
singuliers. Sa science s’étend donc elle aussi à leur connaissance.
5° Comme on l’a
déjà dit, Dieu a des réalités une connaissance propre et distincte. Or cela
n’aurait pas lieu s’il n’avait pas la science de ce par quoi les réalités se
distinguent entre elles. Il connaît donc, pour n’importe quelle réalité, les
conditions singulières par lesquelles une réalité se distingue d’une
autre ; il connaît donc les singuliers dans leur singularité.
Réponse :
On s’est trompé
de plusieurs façons sur cette question.
Certains, en
effet, comme le Commentateur au onzième livre de la Métaphysique, voulant restreindre la nature de l’intelligence
divine à la mesure de notre intelligence, ont tout bonnement nié que Dieu
connût les singuliers, sauf peut-être en général. Mais cette erreur peut être
détruite par un argument du Philosophe, par lequel celui-ci prend à partie
Empédocle, au premier livre sur l’Âme
et au troisième livre de la Métaphysique :
si, en effet, comme il résultait des propos d’Empédocle, Dieu ignorait la
haine, que les autres connaissent, il s’ensuivrait que Dieu « serait très
insensé, alors qu’il est très heureux » et par conséquent très sage ;
il en irait donc aussi de même si l’on posait que Dieu ignore les singuliers,
que nous connaissons tous.
Voilà pourquoi
d’autres, tels Avicenne et ceux qui l’ont suivi, ont prétendu que Dieu
connaissait chacun des singuliers pour ainsi dire en général, connaissant
toutes les causes universelles par lesquelles le singulier est produit ;
par exemple, si celui qui étudie les astres connaissait tous les mouvements du
ciel et les distances des corps célestes, il connaîtrait chaque éclipse devant
se produire avant cent ans ; toutefois, il ne la connaîtrait pas en tant
qu’elle est un certain singulier, au point de savoir qu’elle est ou n’est pas
maintenant, comme un paysan la connaît pendant qu’il la voit ; et c’est de
cette façon qu’ils posent que Dieu connaît les singuliers : non comme s’il
regardait leur nature singulière, mais par une connaissance des causes
universelles. Mais même cette position ne peut pas être maintenue, car de
causes universelles ne résultent que des formes universelles, s’il n’y a rien
par quoi individuer les formes. Or d’un assemblage de formes universelles, si
nombreuses soient-elles, on ne constitue pas un singulier, car de la collection
de ces formes on peut encore penser qu’elle existe en plusieurs ; voilà
pourquoi, si quelqu’un connaissait une éclipse de la façon susdite, par les
causes universelles, il ne connaîtrait rien de singulier mais seulement de l’universel.
Car à une cause universelle un effet universel est proportionné, et à une cause
particulière un effet particulier, de sorte que l’inconvénient précédent
demeure : Dieu ignorerait les singuliers.
Et c’est
pourquoi il faut accorder sans réserve que Dieu connaît tous les singuliers non
seulement dans les causes universelles, mais aussi chacun selon sa nature
propre et singulière. Et pour le voir clairement, il faut savoir que la science
que Dieu a des réalités est comparable à celle d’un artisan, étant donné
qu’elle est la cause de toutes les réalités, comme l’art est la cause des
produits de l’art. Or l’artisan, par la forme d’art qu’il a en lui, connaît le
produit de l’art dans la mesure où il le produit ; or l’artisan ne produit
que la forme, car c’est la nature qui a préparé la matière pour les choses
artificielles ; voilà pourquoi l’artisan, par son art, ne connaît les
produits de l’art que du point de vue de la forme. Or toute forme est de soi
universelle ; aussi le bâtisseur connaît-il certes par son art la maison
en général, mais non celle-ci ou celle-là, sauf s’il en prend connaissance par
son sens. Mais si une forme d’art pouvait produire la matière tout comme elle
peut produire la forme, alors il connaîtrait par elle le produit de l’art et du
point de vue de la forme, et du point de vue de la matière. Puis donc que le
principe de l’individuation est la matière, il le connaîtrait non seulement
dans sa nature universelle, mais aussi en tant qu’il est un certain singulier.
Et puisque l’art divin peut produire non seulement la forme mais aussi la
matière, il existe donc dans son art non seulement une ressemblance de la
forme, mais aussi de la matière ; et c’est pourquoi il connaît les
réalités et quant à la forme, et quant à la matière ; ainsi, il ne connaît
pas seulement les universels mais aussi les singuliers.
Mais un doute
subsiste alors : puisque tout ce qui est en quelque chose y est selon le
mode de ce en quoi il est, et qu’ainsi, la ressemblance de la réalité est en
Dieu seulement de façon immatérielle, d’où vient que notre intelligence, du
fait même qu’elle reçoit immatériellement les formes des réalités, ne connaisse
pas les singuliers, et que Dieu les connaisse ? Mais la raison de ceci
apparaît manifestement si l’on considère que la ressemblance de la réalité qui
est dans notre intelligence et celle qui est dans l’intelligence divine n’ont
pas la même relation à la réalité. En effet, celle qui est dans notre
intelligence est reçue depuis la réalité en tant que celle-ci agit dans notre intelligence
en agissant d’abord dans le sens ; or la matière, à cause de la faiblesse
de son être, parce qu’elle est seulement un étant en puissance, ne peut être
principe d’action ; voilà pourquoi la réalité qui agit dans notre âme agit
seulement par la forme. La ressemblance de la réalité, qui est imprimée dans
notre sens et qui, dépouillée par certains degrés, arrive jusqu’à
l’intelligence, est donc seulement une ressemblance de la forme. En revanche,
la ressemblance des réalités qui est dans l’intelligence divine, est
productrice de la réalité ; or, qu’elle ait part à un être fort ou faible,
une réalité ne doit cela qu’à Dieu ; et la ressemblance de toute réalité
existe en Dieu dans la mesure où Dieu lui fait participer l’être ; la
ressemblance immatérielle qui est en Dieu n’est donc pas ressemblance que de la
forme, mais aussi de la matière. Or, pour qu’une chose soit connue, il est
nécessaire que sa ressemblance soit dans le connaissant, mais non qu’elle y
soit à la façon dont elle existe dans la réalité ; de là vient que notre
intelligence ne connaît pas les singuliers, dont la connaissance dépend de la
matière, car il n’y a pas en elle de ressemblance de la matière, et cela ne
vient pas de ce que cette ressemblance y serait immatériellement ; mais
l’intelligence divine, qui a, quoique immatériellement, une ressemblance de la
matière, peut connaître les singuliers.
Réponse aux objections :
1° Notre
intelligence, en plus d’être séparée de la matière, a une connaissance reçue
des réalités ; et ainsi, ni elle ne reçoit de façon matérielle, ni elle ne
peut être une ressemblance de la matière ; voilà pourquoi elle ne connaît
pas les singuliers ; mais il en est autrement de l’intelligence divine,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
2° Les sens et
l’imagination sont des puissances liées à des organes corporels ; voilà
pourquoi les ressemblances des réalités sont reçues en eux matériellement, i. e. avec les conditions
matérielles — quoique sans la matière — et c’est pourquoi ils connaissent les
singuliers. Autre est le cas de l’intelligence divine ; l’argument n’est
donc pas concluant.
3° Il provient du
terme du dépouillement que la forme soit reçue immatériellement, ce qui ne
suffit pas pour que le singulier ne soit pas connu ; en revanche, il
provient du principe de cette action que la ressemblance de la matière ne soit
pas reçue dans l’intelligence mais seulement celle de la forme ;
l’argument n’est donc pas concluant.
4° Toute
connaissance est en soi du genre des choses bonnes, mais il se produit par accident
que la connaissance de certaines choses viles soit mauvaise, soit parce qu’elle
est l’occasion de quelque acte honteux, et c’est pourquoi certaines sciences
sont défendues, soit parce que certaines sciences détournent de choses
meilleures, et dans ce cas, ce qui est bon en soi devient mauvais pour
quelqu’un, ce qui ne peut se produire en Dieu.
5° La
connaissance ne requiert pas une ressemblance de conformité en nature, mais
seulement une ressemblance de représentation, comme une statue dorée nous amène
à nous souvenir d’un homme. Or l’objection procède comme si une ressemblance de
conformité en nature était requise pour la connaissance.
6° La perfection
de la connaissance consiste à connaître qu’une réalité est à la façon dont elle
est, non en ce que le mode de la réalité connue soit dans le connaissant, comme
on l’a déjà dit souvent.
7° L’application
du connu au connaissant, application qui fait la connaissance, doit être
entendue non comme une identité mais comme une certaine représentation ;
il n’est donc pas nécessaire que le connaissant et le connu aient un même mode.
8° Cet argument
vaudrait si la ressemblance par laquelle Dieu connaît était commune de telle
façon qu’elle ne fût pas propre à chaque chose ; mais le contraire en a
déjà été montré.
9° Une même chose
ne peut être commune et propre sous le même rapport, mais on a déjà expliqué
comment l’essence divine, par laquelle Dieu connaît toutes choses, peut être
une ressemblance commune à toutes et cependant propre à chacune.
10° Il y a deux médiums
dans la vision corporelle : celui « sous lequel » elle connaît,
qui est la lumière, et par ce médium la vue n’est pas déterminée à un objet
précis ; et il y a un autre médium « par lequel » elle connaît,
à savoir la ressemblance de la réalité connue, et par ce médium la vue est
déterminée à un objet spécial. Or, dans la connaissance que Dieu a des
réalités, l’essence divine tient lieu des deux ; voilà pourquoi elle peut
faire connaître proprement chaque réalité.
11° La science de
Dieu ne varie aucunement lorsque les objets connaissables varient ; car
s’il se produit que notre science varie lorsqu’ils varient, c’est parce qu’elle
connaît les réalités présentes, passées et futures par différentes
conceptions ; et de là vient que, dès que Socrate n’est plus assis, la
connaissance que l’on avait de sa position assise devient fausse. Mais Dieu
voit les réalités d’un même regard comme présentes, passées et futures ;
par conséquent, la même vérité demeure dans son intelligence, quelle que soit
la façon dont la réalité varie.
12° Les choses qui
ont un être imparfait manquent d’intelligibilité pour notre intelligence parce
qu’elles sont inférieures sous le rapport de l’action ; mais il n’en est
pas ainsi de l’intelligence divine, qui ne reçoit pas des réalités la science,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
13° Dans
l’intelligence divine, qui est cause de la matière, il peut exister une
ressemblance de la matière, qui imprime pour ainsi dire en celle-ci ; mais
dans notre intelligence, il ne peut y avoir de ressemblance qui suffise pour la
connaissance de la matière, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
14° Bien que le
singulier, en tant que tel, ne puisse être séparé de la matière, il peut
cependant être connu au moyen d’une ressemblance séparée de la matière, et qui
est une ressemblance de la matière ; car ainsi, bien qu’elle soit séparée
de la matière selon l’être, elle n’est cependant pas séparée selon la
représentation.
15° L’acte de la
connaissance divine n’est pas quelque chose qui diffère de son essence,
puisqu’en Dieu la pensée et l’acte de penser sont une même chose, car son
action est son essence ; donc, qu’il connaisse quelque chose hors de
lui-même ne permet pas de dire que sa connaissance descend ou tombe. En outre,
on ne peut dire d’aucune action d’une puissance cognitive qu’elle descend,
comme les actes des puissances naturelles qui passent de l’agent dans le
patient ; car la connaissance n’implique pas un écoulement depuis le
connaissant vers le connu, comme c’est le cas dans les actions naturelles, mais
plutôt l’existence du connu dans le connaissant.
16° L’acte de la
connaissance divine n’est nullement en dépendance de l’objet connu ; en
effet, la relation impliquée ne comporte pas une dépendance de la connaissance
elle-même au connu mais plutôt, au contraire, du connu lui-même à la
connaissance ; de même, à l’inverse, la relation qui est impliquée dans le
nom de science désigne une dépendance de notre science à l’égard de l’objet de
science. Et l’acte de connaissance ne se rapporte pas de la même façon à
l’objet et à la puissance cognitive ; en effet, il est substantifié dans
son être par la puissance cognitive, mais non par l’objet ; car l’acte est
dans la puissance même, mais non dans l’objet.
17° Une chose est
connue à la façon dont elle est représentée dans le connaissant, et non à la
façon dont elle existe dans le connaissant. En effet, la ressemblance qui
existe dans la faculté cognitive est principe de connaissance de la réalité non
pas selon l’être qu’elle a dans la puissance cognitive, mais selon la relation
qu’elle a avec la réalité connue. Et de là vient que la réalité est connue non
pas à la façon dont la ressemblance de la réalité a l’être dans le connaissant,
mais à la façon dont la ressemblance existant dans l’intelligence est
représentative de la réalité ; voilà pourquoi, bien que la ressemblance de
l’intelligence divine ait un être immatériel, cependant, parce qu’elle est une
ressemblance de la matière, elle est également principe de connaissance des
choses matérielles, et ainsi, des singuliers.
Objections :
Il semble que
oui.
1°
L’intelligence
humaine connaît en abstrayant la forme de la matière. Or l’abstraction de la
forme depuis la matière ne lui ôte pas sa particularité, car même dans les
mathématiques, qui sont abstraites de la matière, on peut considérer des lignes
particulières. Que notre intelligence soit immatérielle ne l’empêche donc pas
de connaître les singuliers.
2° Les singuliers
ne se distinguent pas lorsqu’ils se rejoignent dans une nature commune, car
plusieurs hommes sont un seul homme quant à leur participation à l’espèce. Si
donc notre intelligence ne connaissait que des choses universelles, alors elle
ne connaîtrait pas la distinction entre un singulier et un autre ; et
ainsi, notre intelligence ne dirigerait pas dans les choses à faire, en
lesquelles nous nous dirigeons par l’élection, qui présuppose la distinction
entre une chose et l’autre.
3° [Le répondant] disait que notre intelligence connaît les singuliers parce qu’elle applique une forme universelle à un particulier. En sens contraire : notre intelligence ne peut appliquer une chose à une autre que si elle connaît déjà l’une et l’autre. La connaissance du singulier précède donc l’application de l’universel au singulier ; l’application susdite ne peut donc être la cause de ce que notre intelligence connaît le singulier.
4° Selon Boèce au
cinquième livre sur la Consolation de la
philosophie, « tout ce que peut une puissance inférieure, une
supérieure le peut aussi ». Or, comme il le dit au même endroit,
l’intelligence est au-dessus de l’imagination, et l’imagination au-dessus du
sens. Puis donc que le sens connaît le singulier, notre intelligence pourra,
elle aussi, connaître le singulier.
En sens contraire :
1° Boèce
dit : « Il y a universel quand on pense, singulier quand on
sent. »
Réponse :
Toute action
suit la condition de la forme active qui est le principe de l’action ; par
exemple, le chauffage se mesure d’après le degré de chaleur. Or la ressemblance
de l’objet connu, par laquelle la puissance cognitive est formellement
déterminée, est le principe de la connaissance selon l’acte, comme la chaleur
pour le chauffage ; voilà pourquoi il est nécessaire que toute connaissance
soit selon le mode de la forme qui est dans le connaissant. Par conséquent,
puisque la ressemblance de la réalité qui est dans notre intelligence est reçue
comme séparée de la matière et de toutes les conditions matérielles, qui sont
principes d’individuation, il reste que notre intelligence, à proprement
parler, ne connaît pas les singuliers, mais seulement les universels. En effet,
toute forme en tant que telle est universelle, à moins qu’elle ne soit une
forme subsistante, qui, par là même qu’elle subsiste, est incommunicable.
Mais il advient
par accident que notre intelligence connaît le singulier ; en effet, comme
dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme,
les phantasmes sont à notre intelligence ce que les sensibles sont au sens,
comme les couleurs, qui sont hors de l’âme, par rapport à la vue ; par
conséquent, de même que l’espèce qui est dans le sens est abstraite des
réalités mêmes, et que par elle la connaissance du sens est en prise avec les
réalités sensibles elles-mêmes, de même notre intelligence abstrait des
phantasmes une espèce, et par elle sa connaissance est en prise d’une certaine
façon avec les phantasmes. Seulement, il y a une différence : la
ressemblance qui est dans le sens est abstraite de la réalité comme d’un objet
connaissable, et c’est pourquoi cette ressemblance permet de connaître la
réalité elle-même par soi et directement ; par contre, la ressemblance qui
est dans l’intelligence n’est pas abstraite du phantasme comme d’un objet
connaissable, mais comme d’un médium de connaissance, à la façon dont notre
sens reçoit la ressemblance de la réalité qui est dans un miroir, lorsqu’il se
porte vers elle non comme vers une certaine réalité, mais comme vers une
ressemblance de la réalité. L’espèce que notre intelligence recueille ne la
porte donc pas à connaître directement le phantasme, mais la réalité dont c’est
le phantasme. Mais cependant, elle revient aussi par une sorte de réflexion à
la connaissance du phantasme lui-même, lorsqu’elle considère la nature de son
acte, de l’espèce à travers laquelle elle regarde, et de ce dont elle abstrait
l’espèce, c’est-à-dire du phantasme ; de même, à travers la ressemblance
qui est reçue dans la vue depuis le miroir, celle-ci se porte directement vers
la connaissance de la réalité reflétée, mais par un certain retour elle se
porte par celle-ci vers la ressemblance même qui est dans le miroir. Donc, dans
la mesure où, par la ressemblance qu’elle a reçue du phantasme, notre
intelligence fait retour sur le phantasme même dont elle a abstrait l’espèce,
et qui est une ressemblance particulière, elle a une certaine connaissance du
singulier, au sens d’une certaine prise de l’intelligence sur l’imagination.
Réponse aux objections :
1° La matière
dont on fait abstraction est double : il y a la matière intelligible et la
sensible, comme on le voit clairement au septième livre de la Métaphysique ; et je dis
« intelligible », comme celle que l’on considère dans la nature du
continu, et « sensible », comme l’est la matière naturelle. Or l’une
et l’autre se prend de deux façons, c’est-à-dire comme désignée et comme non
désignée. Et je dis « désignée », en tant qu’on la considère avec la
détermination de ses dimensions, c’est-à-dire de celles-ci ou de
celles-là ; et « non désignée », celle que l’on considère sans
la détermination des dimensions. En conséquence, il faut donc savoir que la
matière désignée est le principe de l’individuation, de laquelle abstrait toute
intelligence, au sens où l’on dit qu’elle abstrait de l’ici et du maintenant.
L’intelligence du physicien, elle, n’abstrait pas de la matière sensible non
désignée, car elle considère l’homme, chair et os, dans la définition duquel
entre la matière sensible non désignée. L’intelligence du mathématicien, par
contre, abstrait totalement de la matière sensible, mais non de la matière
intelligible non désignée. On voit donc clairement que l’abstraction, qui est
commune à toute intelligence, fait que la forme est universelle.
2° Selon le
Philosophe au troisième livre sur l’Âme,
non seulement l’intelligence, chez nous, est motrice mais aussi l’imagination,
par laquelle la conception universelle de l’intelligence est appliquée au
particulier opérable ; l’intelligence est donc comme un moteur éloigné,
alors que la raison particulière et l’imagination sont un moteur prochain.
3° L’homme
connaît déjà les singuliers par l’imagination et le sens, et c’est pourquoi il
peut appliquer au particulier la connaissance universelle qui est dans
l’intelligence ; à proprement parler, en effet, ce n’est pas le sens ou l’intelligence
qui connaît, mais l’homme par l’un et par l’autre, comme on le voit clairement
au premier livre sur l’Âme.
4° Ce que peut
une puissance inférieure, une supérieure le peut également ; non cependant
de la même façon, mais d’une façon plus noble ; c’est pourquoi la même
réalité que le sens connaît, l’intelligence la connaît aussi, mais plus
noblement, car plus immatériellement ; et par conséquent, si le sens
connaît le singulier, il ne s’ensuit pas que l’intelligence le connaisse.
Objections :
Il semble que
non.
1° L’intelligence
divine se tient toujours dans la même disposition. Or le singulier, selon qu’il
existe ou n’existe pas actuellement, a des dispositions différentes.
L’intelligence divine ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence actuelle
du singulier.
2° Parmi les
puissances de l’âme, celles qui se rapportent de la même façon à la réalité
présente et à la réalité absente, comme l’imagination, ne connaissent pas
l’existence ou la non-existence actuelle de la réalité : cela n’est connu
que des puissances, tel le sens, qui ne portent pas de la même façon sur les
réalités absentes et sur les présentes. Or l’intelligence divine se rapporte de
la même façon aux réalités présentes ou absentes. Elle ne connaît donc pas
l’existence ou la non-existence actuelle des réalités, mais elle connaît
simplement leur nature.
3°
Selon
le Philosophe au sixième livre de la Métaphysique,
la composition qui est signifiée lorsqu’on dit qu’une chose existe ou n’existe
pas, n’est pas dans les réalités mais seulement dans notre intelligence. Or il
ne peut y avoir de composition dans l’intelligence divine. Celle-ci ne connaît
donc pas l’existence ou la non-existence de la réalité.
4° Il est dit en
Jn 1, 3 : « Ce qui a été fait, en lui était vie » ; ce
que saint Augustin explique en disant que les réalités créées sont en Dieu
comme le coffre dans l’esprit de l’artisan. Or la ressemblance du coffre que
l’artisan a dans son esprit ne lui permet pas de connaître l’existence ou la
non-existence du coffre. Dieu non plus ne connaît donc pas l’existence ou la
non-existence du singulier.
5° Plus une
connaissance est noble, plus elle est semblable à la connaissance divine. Or la
connaissance de l’intelligence qui comprend les définitions des réalités est
plus noble que la connaissance sensitive, car l’intelligence qui définit
progresse vers l’intérieur de la réalité, tandis que le sens est tourné vers
l’extérieur. Puis donc que l’intelligence qui définit ne connaît pas, au
contraire du sens, l’existence ou la non-existence de la réalité, mais
simplement sa nature, il semble qu’il faille surtout attribuer à Dieu le mode
de connaissance qui fait connaître simplement la nature de la réalité sans que
son existence ou sa non-existence soit connue. Dieu ne connaît donc pas l’existence
ou la non-existence actuelle du singulier.
6° Dieu connaît
chaque réalité par une idée de la réalité, idée qui est en lui. Or cette idée
se rapporte de la même façon à la réalité, qu’elle existe ou non, sinon cette
idée ne lui permettrait pas de connaître les futurs. Dieu ne connaît donc pas
l’existence ou la non-existence de la réalité.
En sens contraire :
1° Plus une
connaissance est parfaite, plus elle comprend de nombreux aspects dans la
réalité connue. Or la connaissance divine est très parfaite. Elle connaît donc
la réalité sous tous ses aspects ; et ainsi, elle connaît son existence ou
sa non-existence.
2° Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, Dieu a des réalités une connaissance propre et
distincte. Or il ne connaîtrait pas les réalités distinctement s’il ne
distinguait pas la réalité qui existe de celle qui n’existe pas. Il sait donc
qu’une réalité existe ou n’existe pas.
Réponse :
Ce que
l’essence universelle d’une espèce est à tous les accidents par soi de cette
espèce, l’essence du singulier l’est à tous les accidents propres de ce
singulier, comme sont tous les accidents qui se trouvent en lui, car, du fait
qu’ils sont individués en lui, ils lui deviennent propres. Or l’intelligence
qui connaît l’essence d’une espèce comprend par elle tous les accidents par soi
de cette espèce : car, selon le Philosophe, la quiddité est le principe de
toute démonstration qui conclut en attribuant des accidents propres au sujet.
Et par conséquent, si l’on connaissait l’essence propre d’un singulier, on
connaîtrait tous les accidents de ce singulier ; ce qui est impossible à
notre intelligence, car la matière désignée, dont notre intelligence abstrait,
est de l’essence du singulier, et serait posée dans la définition du singulier
s’il en avait une. Mais l’intelligence divine, qui appréhende la matière,
comprend non seulement l’essence universelle d’une espèce, mais également
l’essence singulière de chaque individu ; voilà pourquoi elle connaît tous
les accidents, à la fois ceux qui sont communs à l’espèce ou au genre tout
entiers, et ceux qui sont propres à chaque singulier ; or l’un de ces
accidents est le temps, en lequel se trouve tout singulier dans la nature, et
c’est d’après la détermination du temps que l’existence ou la non-existence
actuelle du singulier est affirmée. Aussi l’intelligence divine connaît-elle
l’existence ou la non-existence actuelle de chaque singulier, et elle connaît
tous les autres énoncés que l’on peut former soit à propos des universels, soit
à propos des individus.
Mais cependant,
sur ce point, l’intelligence divine se comporte différemment de notre
intelligence. Car notre intelligence forme diverses conceptions pour connaître
le sujet et l’accident, ainsi que pour connaître les divers accidents ;
voilà pourquoi elle procède discursivement de la connaissance de la substance
vers celle de l’accident ; en outre, pour connaître l’inhérence de l’un en
l’autre, elle compose une espèce avec l’autre, et les unit d’une certaine
façon ; et ainsi, elle forme en elle-même des énoncés. Mais l’intelligence
divine connaît par un seul, à savoir par son essence, toutes les substances et
tous les accidents, et c’est pourquoi ni elle ne procède discursivement de la
substance vers l’accident, ni elle ne compose l’un avec l’autre ; mais là où,
dans notre intelligence, il y a composition des espèces, il y a dans
l’intelligence divine une unité sous tous rapports ; et par conséquent,
elle connaît les complexes d’une façon incomplexe, de même qu’elle connaît
« simplement et uniment les choses nombreuses et immatériellement les
réalités matérielles ».
Réponse aux objections :
1° C’est par une
seule et même chose que l’intelligence divine connaît toutes les dispositions
pouvant varier dans la réalité ; aussi, demeurant toujours dans une
disposition unique, elle connaît toutes les dispositions des réalités, quelle
qu’en soit la variation.
2° La
ressemblance qui est dans l’imagination n’est une ressemblance que de la
réalité même, elle n’est pas une ressemblance pour connaître le temps en lequel
se trouve la réalité ; mais il en est autrement de l’intelligence divine,
il n’en va donc pas de même.
3° Là où, dans
notre intelligence, il y a composition, dans l’intelligence divine il y a
unité ; mais la composition est une certaine imitation de l’unité, et c’est
pourquoi on l’appelle union ; et ainsi, on voit clairement que Dieu, sans
composer, connaît plus véritablement les énoncés que ne fait l’intelligence
même qui compose et divise.
4° Le coffre qui
est dans l’esprit de l’artisan n’est pas une ressemblance de tout ce qui peut
convenir au coffre ; il en va donc différemment de la connaissance de
l’artisan et de la connaissance divine.
5° Celui qui
connaît une définition connaît en puissance les énoncés que l’on démontre par
la définition ; mais dans l’intelligence divine, il n’y a pas de
différence entre être en acte et pouvoir ; donc, dès lors qu’il connaît
les essences des réalités, Dieu comprend immédiatement tous les accidents qui
s’ensuivent.
6° Si l’idée qui
est dans l’esprit divin se rapporte de la même façon à la réalité quelle qu’en
soit la disposition, c’est parce qu’elle est une ressemblance de la réalité
selon toute disposition de celle-ci, et c’est pourquoi elle permet d’avoir une
connaissance de la réalité quelle qu’en soit la disposition.
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
Denys au premier chapitre des Noms
divins, les connaissances ne portent que sur des existants. Or ce qui
n’existe pas ni n’existera ni n’a existé, n’est nullement existant. Il ne peut
donc pas y avoir de connaissance de Dieu à son sujet.
2° Toute
connaissance a lieu par assimilation du connaissant au connu. Or l’intelligence
divine ne peut être assimilée à un non-étant. Elle ne peut donc pas connaître
un non-étant.
3° La
connaissance de Dieu porte sur les réalités au moyen des idées. Or il n’y a pas
d’idée du non-étant. Dieu ne connaît donc pas le non-étant.
4° Tout ce que
Dieu connaît est dans son Verbe. Or, comme dit saint Anselme dans son Monologion, « de ce qui ne fut pas,
n’est pas ni ne sera, il n’est point de verbe ». Dieu ne connaît donc pas
de telles choses.
5° Dieu ne
connaît que le vrai. Or le vrai et l’étant sont convertibles. Dieu ne connaît
donc pas les choses qui ne sont pas.
En sens contraire :
1° Rom. 4,
17 : « Il appelle les choses qui ne sont pas, comme celles qui
sont. » Or il n’appellerait pas les non-étants s’il ne les connaissait
pas. Il connaît donc les non-étants.
Réponse :
Dieu a
connaissance des réalités créées à la façon dont un artisan connaît les
produits de l’art : par une connaissance qui est la cause des produits de
l’art. Cette connaissance divine et notre connaissance ont donc, relativement
aux réalités connues, des relations opposées : notre connaissance, en
effet, étant reçue des réalités, est naturellement postérieure aux réalités,
tandis que la connaissance que le Créateur a des créatures et celle que
l’artisan a des produits de l’art précèdent naturellement les réalités connues.
Or, si l’on ôte ce qui est antérieur, ce qui est postérieur est ôté, mais
l’inverse n’est pas vrai ; et de là vient que notre science ne peut porter
sur les réalités naturelles que si les réalités elles-mêmes préexistent, alors
que dans l’intelligence divine, ou dans celle de l’artisan, la connaissance de
la réalité a lieu indifféremment, que la réalité existe ou non.
Mais il faut
savoir que l’artisan a deux connaissances de la chose à faire : la
spéculative et la pratique. Il a une connaissance spéculative ou théorique
quand il connaît les raisons formelles de l’œuvre sans les appliquer à
l’opération par l’intention ; en revanche, quand il étend les raisons
formelles de l’œuvre à la fin de l’opération par l’intention, c’est alors qu’il
a une connaissance proprement pratique ; et c’est ainsi que la médecine
est divisée en théorique et pratique, comme le dit Avicenne. D’où il ressort
que la connaissance pratique de l’artisan suit sa connaissance spéculative,
puisque la connaissance pratique est effectuée par une extension de la
spéculative à l’œuvre. Or, si ce qui est postérieur est ôté, ce qui est
antérieur demeure. On voit donc clairement qu’il peut y avoir chez l’artisan la
connaissance d’un produit tantôt qu’il prévoit de faire, tantôt qu’il prévoit
de ne jamais faire, comme lorsqu’il confectionne la forme d’un objet qu’il n’a
pas l’intention de réaliser ; or, cet objet qu’il ne prévoit pas de
réaliser, il ne le regarde pas toujours comme existant en sa puissance — car il
lui arrive d’imaginer tel objet que ses forces ne suffisent pas à réaliser —
mais il le considère dans sa fin, c’est-à-dire qu’il voit que l’on pourrait
arriver à telle fin au moyen de tel objet ; car, suivant le Philosophe aux
sixième et septième livres de l’Éthique, les
fins sont dans le domaine des choses opérables comme les principes dans les
choses spéculatives ; donc, de même que les conclusions sont connues dans
les principes, de même les produits de l’art sont connus dans les fins.
On voit donc
clairement que Dieu peut avoir connaissance de non-étants : il a une
connaissance quasi pratique de certains d’entre eux, à savoir, de ces choses
qui ont existé, ou existent, ou existeront, et qui procèdent de sa science
comme il en a disposé ; mais de certains autres, qui n’ont pas existé ni
n’existent ni n’existeront, c’est-à-dire de ceux qu’il a prévu de ne jamais
réaliser, il a une connaissance quasi spéculative ; et bien que l’on
puisse dire qu’il les regarde dans sa puissance, car il n’est rien qu’il ne
puisse, cependant l’on dit de façon plus adéquate qu’il les regarde dans sa
bonté, laquelle est la fin de toutes les choses faites par lui : il voit,
en effet, qu’il y a de nombreuses façons de communiquer sa propre bonté
autrement qu’elle n’est communiquée aux réalités existantes, passées, présentes
ou futures ; car les réalités créées ne peuvent dans leur ensemble égaler
sa bonté, si grandement semblent-elles y participer.
Réponse aux objections :
1° Les choses qui
n’ont pas existé ni n’existent ni n’existeront, existent en quelque façon dans
la puissance de Dieu comme dans un principe actif, ou dans sa bonté comme dans
une cause finale.
2° La
connaissance qui est reçue des réalités connues consiste en une assimilation
passive, par laquelle le connaissant est assimilé à des réalités connues déjà
existantes ; mais la connaissance qui est cause des réalités connues
consiste en une assimilation active, par laquelle le connaissant s’assimile le
connu ; et parce que Dieu peut s’assimiler ce qui ne lui est pas encore
assimilé, il peut aussi avoir connaissance d’un non-étant.
3° Si l’idée est
la forme de la connaissance pratique, et c’est sa définition la plus courante,
alors l’idée ne porte que sur les choses qui ont existé, ou existent, ou
existeront ; mais si elle est aussi la forme de la connaissance
spéculative, alors rien n’empêche que l’idée porte aussi sur d’autres choses
qui n’ont pas existé ni n’existent ni n’existeront.
4° Le nom de
Verbe désigne « la puissance opérative du Père », à savoir celle par
laquelle il opère toutes choses ; voilà pourquoi le Verbe ne s’étend
qu’aux choses auxquelles s’étend l’opération divine ; et c’est pourquoi il
est dit dans le Psaume : « Il a parlé, et toutes choses ont été
faites » ; car bien que le Verbe connaisse les autres choses, il
n’est cependant pas le verbe des autres choses.
5° Les choses qui
n’ont pas existé ni n’existent ni n’existeront, ont une vérité dans la mesure
où elles ont l’être, c’est-à-dire telles qu’elles existent dans leur principe
actif ou final ; et c’est ainsi que Dieu les connaît elles aussi.
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Augustin au douzième livre de la Cité
de Dieu : « Tout ce qui est su est limité par la compréhension de
celui qui sait. » Or ce qui est infini ne peut être limité. Ce qui est
infini n’est donc pas su de Dieu.
2° [Le répondant] disait que Dieu sait les infinis par la science de simple connaissance et non par la science de vision. En sens contraire : toute science parfaite comprend et par conséquent limite ce qu’elle sait. Or en Dieu, de même que la science de vision est parfaite, de même aussi la science de simple connaissance. Donc, pas plus que la science de vision ne peut porter sur les infinis, la science de simple connaissance ne le peut.
3° Tout ce que
Dieu connaît, il le connaît par son intelligence. Or la connaissance de
l’intelligence est appelée vision. Donc, tout ce que Dieu connaît, il le sait
par science de vision ; si donc il ne sait pas les infinis par science de
vision, il ne les connaît aucunement.
4° Toutes les
choses qui sont connues de Dieu ont en Dieu leurs raisons formelles, qui sont
en lui en acte. Si donc des infinis sont sus de Dieu, alors une infinité de
raisons formelles seront en lui en acte, ce qui semble impossible.
5° Tout ce que
Dieu sait, il le connaît parfaitement. Or rien n’est parfaitement connu si la
connaissance du connaissant ne pénètre jusqu’aux profondeurs de la réalité.
Donc, tout ce que Dieu connaît, il le pénètre, d’une certaine façon. Or
l’infini ne peut en aucune façon être franchi, ni par le fini ni par l’infini.
Dieu ne connaît donc nullement les infinis.
6° Quiconque
regarde une chose, la limite par son regard. Or tout ce que Dieu connaît, il le
regarde. Ce qui est infini ne peut donc pas être connu de lui.
7° Si la science
divine porte sur les infinis, elle-même aussi sera infinie. Or cela est
impossible, puisque tout infini est imparfait, comme il est prouvé au troisième
livre de la Physique. La science de
Dieu ne porte donc nullement sur les infinis.
8° Ce qui
s’oppose à la définition de l’infini ne peut aucunement être attribué à
l’infini. Or être connu s’oppose à la définition de l’infini. En effet,
« est infini ce dont, quelle que soit l’étendue qu’on en perçoive, quelque
chose reste toujours à percevoir au-delà », comme il est dit au troisième
livre de la Physique ; or ce qui
est connu doit nécessairement être perçu par le connaissant, et ce dont quelque
chose est hors du connaissant n’est pas pleinement connu ; et ainsi, on
voit bien qu’être pleinement connu par quelqu’un s’oppose à la définition de
l’infini. Puisque Dieu connaît pleinement tout ce qu’il connaît, il ne connaît
donc pas les infinis.
9° La science de
Dieu est la mesure de la réalité sue. Or l’infini ne peut avoir de mesure.
L’infini ne se tient donc pas sous la science de Dieu.
10° Mesurer n’est
rien d’autre que se rendre certain de la quantité du mesuré ; si donc Dieu
connaissait l’infini, et savait par conséquent sa quantité, il le
mesurerait ; ce qui est impossible car l’infini, en tant que tel, est
immense. Dieu ne connaît donc pas l’infini.
En sens contraire :
1° Comme dit
saint Augustin au douzième livre de la Cité
de Dieu, « bien que les nombres infinis ne puissent être exprimés par
aucun nombre, [l’infinité du nombre] ne saurait être incompréhensible à Celui
dont la science surpasse tout nombre ».
2° Puisque Dieu
ne fait rien d’inconnu, il peut savoir tout ce qu’il peut faire. Or Dieu peut
faire des infinis. Il peut donc savoir les infinis.
3° Pour penser
quelque chose, il faut l’immatérialité du côté de celui qui pense et du côté de
ce qui est pensé, et l’union des deux. Or l’intelligence divine est infiniment
plus immatérielle qu’une intelligence créée. Elle est donc infiniment plus
capable de penser. Or une intelligence créée peut connaître les infinis en
puissance. L’intelligence divine peut donc connaître les infinis en acte.
4° Dieu sait
toutes les choses qui existent, existeront et ont existé. Or, si le monde
durait à l’infini, la génération ne serait jamais finie, et ainsi, il y aurait
une infinité de singuliers. Or cela serait possible à Dieu. Il n’est donc pas
impossible qu’il connaisse les infinis.
5° Comme dit le
Commentateur au onzième livre de la Métaphysique,
« toutes les proportions et les formes qui sont en puissance dans la
matière prime sont en acte dans le premier moteur » ; et dans le même
sens saint Augustin dit que les raisons séminales des réalités sont dans la
matière prime, mais que les raisons causales sont en Dieu. Or il y a dans la
matière prime une infinité de formes en puissance, étant donné que sa puissance
passive est infinie. Il y a donc aussi des infinis en acte dans le premier
moteur, qui est Dieu. Or Dieu connaît tout ce qui, en lui, est en acte. Il
connaît donc les infinis.
6° Saint
Augustin, disputant au quinzième livre de la Cité de Dieu contre les académiciens qui niaient que quelque chose
fût vrai, montre que non seulement il y a une multitude nombreuse de choses
vraies, mais qu’il y en a même une multitude infinie par une certaine
réduplication de l’intelligence sur elle-même, ou encore de l’affirmation sur
elle-même : par exemple, si je dis quelque chose de vrai, il est vrai
que je dis quelque chose de vrai, et il est vrai que je dis que je dis quelque
chose de vrai, et ainsi à l’infini. Or Dieu connaît toutes les choses vraies.
Dieu connaît donc les infinis.
7° Tout ce qui
est en Dieu est Dieu. La science de Dieu est donc Dieu même. Or Dieu est
infini, car il n’est aucunement compris. Sa science est donc, elle aussi,
infinie ; il a donc lui-même la science des infinis.
Réponse :
Comme dit saint
Augustin au douzième livre de la Cité de
Dieu, certains voulurent juger de l’intelligence divine selon le mode de
notre intelligence et prétendirent que Dieu, tout comme nous, ne peut connaître
les infinis ; or ils affirmaient qu’il connaissait les singuliers, et en
outre ils posaient un monde éternel ; il s’ensuivait donc qu’il y aurait
un retour de choses numériquement identiques en des siècles différents, ce qui
est complètement absurde. Par conséquent, il faut affirmer que Dieu connaît les
infinis, comme on peut le montrer à partir de ce qui a déjà été déterminé. En
effet, puisqu’il a lui-même la science non seulement des choses qui ont existé,
existent ou existeront, mais encore de toutes celles qui sont de nature à
participer sa bonté, et que de telles choses sont en nombre infini, étant donné
que sa bonté est infinie, il reste qu’il connaît lui-même les infinis ;
mais il faut considérer comment cela se fait.
Il faut donc
savoir que, selon la puissance du médium de connaissance, la connaissance
s’étend à plus ou moins de choses ; par exemple, la ressemblance qui est
reçue dans la vue est déterminée par les conditions particulières de la
réalité, et c’est pourquoi elle ne peut mener à la connaissance que d’une seule
réalité ; mais la ressemblance de la réalité qui est reçue dans
l’intelligence est dégagée des conditions particulières, et donc, étant plus
élevée, elle peut mener à plus de choses. Et parce qu’une forme universelle
unique est de nature à être participée par un nombre infini de singuliers, de
là vient que l’intelligence connaît d’une certaine façon les infinis. Mais
parce que cette ressemblance qui est dans l’intelligence ne mène pas à la
connaissance du singulier quant aux choses par lesquelles les singuliers se
distinguent les uns des autres, mais seulement quant à leur nature commune, il
en résulte que notre intelligence, par l’espèce qu’elle a en elle, ne peut
connaître les infinis qu’en puissance ; en revanche, le médium par lequel
Dieu connaît, à savoir son essence, est une ressemblance des choses en nombre
infini qui peuvent l’imiter, et pas seulement quant à ce qui leur est commun,
mais aussi quant à ce par quoi elles se distinguent les unes des autres, ainsi
qu’il ressort de ce qui précède; aussi la science divine a-t-elle une efficace
pour connaître les infinis. Mais voici comment considérer la manière dont elle
connaît les infinis en acte.
Rien n’empêche
qu’une chose soit infinie d’une façon et finie d’une autre, comme par exemple
si quelque corps était infini en longueur mais fini en largeur. Et cela est
possible semblablement dans les formes : par exemple, si nous supposons
blanc quelque corps infini, la quantité extensive de la blancheur, selon
laquelle celle-ci est appelée quantum
par accident, sera infinie ; mais sa quantité par soi, c’est-à-dire
intensive, serait néanmoins finie. Et il en est de même de n’importe quelle
autre forme d’un corps infini, car toute forme reçue dans une matière est
limitée selon le mode de ce qui reçoit, et ainsi, elle n’a pas une intensité
infinie.
Or, de même que
l’infini s’oppose à la connaissance, de même aussi il s’oppose au
franchissement : en effet, l’infini ne peut être ni connu ni franchi.
Néanmoins, si quelque chose se meut sur l’infini mais non dans le sens de son
infinité, l’infini pourra être franchi ; par exemple, ce qui est infini en
longueur et fini en largeur peut être franchi en largeur, mais non en longueur.
Ainsi également, si quelque infini est connu dans le sens où il est infini, en
aucune façon il ne peut être parfaitement connu ; en revanche, s’il est
connu, mais non dans le sens où il est infini, alors il pourra être
parfaitement connu : en effet, parce que la notion d’infini convient à la
quantité, suivant le Philosophe au premier livre de la Physique, et que toute quantité a de par sa notion un ordre des
parties, il s’ensuit que l’infini est connu dans le sens où il est infini
lorsqu’il est appréhendé partie après partie. Par conséquent, si notre
intelligence doit connaître ainsi un corps blanc infini, elle ne pourra en
aucune façon le connaître parfaitement, ni sa blancheur ; mais si elle
connaît la nature même de la blancheur ou de la corporéité, qui se trouvent
dans le corps infini, elle connaîtra ainsi l’infini parfaitement quant à toutes
ses parties, mais non toutefois dans le sens où il est infini ; et ainsi,
il est possible que notre intelligence en quelque sorte connaisse parfaitement
l’infini continu, mais nullement les infinis en quantité discrète, étant donné
qu’elle ne peut par une seule espèce connaître de nombreuses choses ; et
de là vient que, si elle doit considérer de nombreuses choses, il lui est
nécessaire de les connaître l’une après l’autre, et ainsi, elle connaît la quantité
discrète dans le sens où elle peut être infinie. Si donc elle connaissait une
multitude infinie en acte, il s’ensuivrait qu’elle connaîtrait l’infini dans le
sens où il est infini, ce qui est impossible.
Mais
l’intelligence divine connaît toutes choses par une espèce unique ; aussi
sa connaissance porte-t-elle sur toutes choses en même temps et d’un seul
regard ; et ainsi, elle ne connaît pas la multitude suivant l’ordre de ses
parties, de sorte qu’elle peut connaître une multitude infinie, mais non dans
le sens de l’infini ; car si elle devait la connaître dans le sens de
l’infini, en prenant une partie de la multitude après l’autre, elle ne
parviendrait jamais à la fin et ne connaîtrait donc pas parfaitement. Par
conséquent, j’accorde sans réserve que Dieu connaît en acte les infinis dans
l’absolu, et que ces infinis n’égalent pas son intelligence comme lui-même
égale son intelligence en se connaissant : car l’essence, dans les infinis
créés, est finie quasi intensivement, comme la blancheur dans un corps infini,
tandis que l’essence de Dieu est infinie sous tous rapports ; et par
conséquent, tous les infinis sont finis pour Dieu et sont compréhensibles par
lui.
Réponse aux objections :
1° Dans la mesure
où l’objet su ne dépasse pas l’intelligence de celui qui sait au point de
rester en partie hors de celle-ci, on dit que l’objet su est limité par celui
qui sait ; dans ce cas, en effet, il se rapporte à elle à la façon d’une
chose limitée ; et il n’y a pas d’inconvénient à ce que cela se produise pour
un infini qui n’est pas su dans le sens où il est infini.
2° La science de
simple connaissance et la science de vision ne diffèrent nullement du côté de
celui qui sait, mais seulement du côté de la réalité sue. En effet, la science
de vision se dit en Dieu par ressemblance avec la vision corporelle, qui
regarde des réalités posées hors d’elle-même ; c’est pourquoi l’on dit que
Dieu sait par science de vision uniquement les choses qui sont hors de lui, et
qui sont soit présentes, soit passées, soit futures. En revanche, la science de
simple connaissance porte, comme on l’a déjà prouvé, sur les choses qui
n’existent pas ni n’existeront ni n’ont existé. Et Dieu ne sait pas celles-ci
d’une façon et celles-là d’une autre ; si donc Dieu ne voit pas les infinis,
cela ne vient pas du côté de la science de vision, mais du côté des objets
visibles eux-mêmes qui n’existent pas ; et à supposer l’existence
d’infinis soit en acte soit successivement, il est hors de doute que Dieu les
connaîtrait par science de vision.
3° La vue est
proprement un certain sens corporel ; par conséquent, si l’on transfère le
nom de vision à la connaissance immatérielle, ce ne sera que métaphoriquement.
Or, en de telles tournures, la notion de vérité diffère suivant les différentes
ressemblances qui se trouvent dans les réalités. Rien n’empêche donc d’appeler
« vision » tantôt toute science divine, tantôt celle-là seule qui
porte sur les choses passées, présentes ou futures.
4° Dieu même est
par son essence la ressemblance de toutes choses, et une ressemblance propre de
chacune ; par conséquent, si l’on dit qu’en Dieu les raisons formelles des
réalités sont plusieurs, c’est uniquement à cause de ses rapports aux diverses
créatures, et ces rapports ne sont, bien entendu, que des relations de raison.
Or il n’est pas aberrant que des relations de raison soient multipliées à
l’infini, comme dit Avicenne dans sa Métaphysique.
5° Le
franchissement implique un mouvement d’une chose à une autre ; or, sans
procéder discursivement mais par un seul regard simple, Dieu connaît toutes les
parties de l’infini, qu’il soit continu ou discret ; aussi connaît-il
parfaitement l’infini, sans pour autant le franchir en le pensant.
6° Il faut
répondre comme au premier argument.
7° Cet argument
vaut pour l’infini dit privativement, qui ne se trouve que dans les
quantités ; en effet, tout ce qui est dit privativement est imparfait. Par
contre, il ne vaut pas pour l’infini dit négativement, au sens où Dieu est dit
infini, car il appartient à la perfection d’une chose de n’être terminée par
rien.
8° Cet argument
prouve que l’infini ne peut être connu dans le sens où il est infini : car
quelque portion de quantité que l’on prenne, quelle qu’en soit la mesure, il en
restera toujours à prendre. Mais Dieu ne connaît pas l’infini de telle façon
qu’il passe d’une partie à une autre.
9° Ce qui est
infini en quantité a un être fini, comme on l’a dit, et par conséquent la
science divine peut être la mesure de l’infini.
10° La notion de
mesure consiste à obtenir une certitude sur la quantité déterminée de quelque
chose ; or Dieu n’a pas telle connaissance de l’infini qu’il en sache une
quantité déterminée, car l’infini n’en a pas ; être su par Dieu ne
s’oppose donc pas à la notion d’infini.
Objections :
Il semble que
oui.
1°
Les
raisons formelles existant dans l’esprit divin sont productrices des réalités,
et l’une n’empêche pas l’action de l’autre. Puis donc que les raisons formelles
sont en nombre infini dans l’esprit divin, il peut en résulter un nombre infini
d’effets, exécutés par la puissance divine.
2° La puissance
du Créateur excède infiniment la puissance de la créature. Or il appartient à
la puissance de la créature de produire des infinis successivement. Dieu peut
donc produire des infinis simultanément.
3° Vaine est la
puissance qui n’est pas amenée à l’acte, surtout si elle ne peut pas y être
amenée. Or la puissance de Dieu porte sur les infinis. Une telle puissance
serait donc vaine, si elle ne pouvait produire des infinis en acte.
En sens contraire :
1° Sénèque
dit : « L’idée est le modèle des réalités qui adviennent
naturellement. » Or les infinis ne peuvent exister naturellement, et
ainsi, il ne peuvent pas non plus être produits, semble-t-il, car ce qui ne
peut pas exister ne peut pas être produit. Il n’y aura donc pas d’idée des
infinis en Dieu. Or Dieu ne peut rien opérer que par une idée ; Dieu ne
peut donc pas opérer des infinis.
2° Quand on dit
que Dieu créé les réalités, on ne pose rien de nouveau du côté de celui qui
crée, mais seulement du côté de la créature ; dire que Dieu crée les
réalités revient donc, semble-t-il, à dire que les réalités viennent à
l’existence par Dieu. Donc, pour la même raison, dire que Dieu peut créer les
réalités revient à dire que les réalités peuvent venir à l’existence par Dieu.
Or les réalités ne peuvent être produites en nombre infini, car il n’y a pas
dans la créature de puissance à un acte infini. Dieu non plus ne peut donc pas
faire des infinis en acte.
Réponse :
On rencontre
deux distinctions de l’infini.
D’abord, il se
distingue en puissance et acte ; et l’on appelle infini en puissance celui
qui consiste toujours en une succession, comme dans la génération, le temps et
la division du continu : en toutes ces choses il y a une puissance à
l’infini, car elles sont toujours prises une partie après l’autre ; mais
il y aurait infini en acte si nous posions, par exemple, une ligne dépourvue
d’extrémités.
Ensuite, on
distingue l’infini par soi et par accident ; et le sens de cette
distinction apparaît clairement de la façon suivante : la notion d’infini,
comme on l’a dit, convient à la quantité ; or la quantité se dit de la
quantité discrète avant de se dire de la quantité continue ; par conséquent,
pour voir comment l’infini est par soi et comment il est par accident, il faut
considérer que tantôt la multitude est requise par soi, tantôt elle est
seulement par accident. La multitude est requise par soi, comme on le voit
bien, dans les séries ordonnées de causes et d’effets dont l’un est en
dépendance essentielle de l’autre ; par exemple, l’âme meut la chaleur
naturelle, qui met en branle les nerfs et les muscles, par lesquels sont mues
les mains, qui meuvent un bâton, par lequel est mue une pierre ; dans
cette série, en effet, n’importe lequel des suivants dépend par soi de
n’importe lequel des précédents. Mais il y a multitude par accident, quand
toutes les choses qui sont contenues dans la multitude tiennent pour ainsi dire
la place d’une seule, et qu’il importe peu qu’il y en ait une ou plusieurs, peu
ou beaucoup ; par exemple, si un bâtisseur fait une maison, et qu’en la
construisant il use successivement plusieurs scies, la multitude des scies
n’est requise que par accident pour construire la maison, parce qu’une seule
scie ne peut durer toujours ; et le nombre de scies, quel qu’il soit, ne
fait aucune différence pour la maison ; il n’y a donc aucune dépendance
entre l’une et l’autre, comme c’était le cas lorsque la multitude était requise
par soi.
Donc, d’après
cela, diverses opinions furent émises concernant l’infini. Certains philosophes
anciens posèrent l’infini en acte non seulement par accident, mais aussi par
soi, voulant que l’infini soit nécessaire à ce qu’ils posaient comme le principe ;
et c’est pourquoi ils posaient aussi un processus infini de causes. Mais le
Philosophe réprouve cette opinion au deuxième livre de la Métaphysique et au troisième livre de la Physique.
D’autres, à la
suite d’Aristote, accordèrent que l’infini par soi ne peut se rencontrer ni en
acte ni en puissance, car il n’est pas possible qu’une chose dépende
essentiellement d’une infinité [de causes], auquel cas, en effet, son être ne
serait jamais accompli. Mais ils posèrent que l’infini par accident existe non
seulement en puissance mais aussi en acte ; c’est pourquoi Algazel, dans
sa Métaphysique, affirme que les âmes
humaines séparées des corps sont en nombre infini, car cela s’ensuit de ce que
le monde, selon lui, est éternel ; et il n’estime pas cela aberrant, car
il n’y a aucune dépendance des âmes entre elles, aussi l’infini ne se
trouve-t-il dans la multitude de ces âmes que par accident.
D’autres, par
contre, ont posé que l’infini en acte ne peut exister ni par soi ni par
accident ; mais que seul peut exister l’infini en puissance, qui consiste
en une succession, comme il est enseigné au troisième livre de la Physique ; et c’est la position du
Commentateur au deuxième livre de la Métaphysique.
Que l’infini ne puisse être en acte, cela peut avoir deux raisons : soit
parce qu’être en acte s’oppose à l’infini par là même qu’il est infini, soit
pour une autre raison, comme par exemple se mouvoir vers le haut s’oppose au
triangle de plomb, non parce qu’il est triangle, mais parce qu’il est en plomb.
Si donc l’infini
peut par nature exister en acte, d’après la seconde opinion, ou même, si autre
chose que la notion même d’infini l’empêche d’exister, alors je dis que Dieu
peut faire que l’infini existe en acte. En revanche, si être en acte s’oppose à
l’infini dans sa notion, alors Dieu ne peut pas faire cela, comme il ne peut
pas faire que l’homme soit un animal irrationnel, car cela reviendrait à ce que
des contradictoires existent en même temps. Mais être en acte est-il ou non
compatible avec l’infini dans sa notion ? Comme c’est une question
soulevée incidemment, qu’elle soit maintenant laissée de côté pour être
discutée ailleurs. Et il faut répondre aux deux séries d’arguments.
Réponse aux objections :
1° Les raisons
formelles qui sont dans l’esprit divin ne se réalisent pas dans la créature
avec le mode qu’elles ont en Dieu, mais avec le mode que permet la notion de
créature ; ainsi, bien que ces raisons formelles soient immatérielles, les
réalités sont cependant produites à partir d’elles en l’être matériel. Si donc
il entre dans la notion d’infini de n’être pas en acte simultanément mais en
une succession, comme dit le Philosophe au troisième livre de la Physique, alors les raisons formelles en
nombre infini qui sont dans l’esprit divin ne peuvent se réaliser toutes
ensemble dans les créatures, mais elles le peuvent successivement ; et
ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il y ait des infinis en acte.
2° On dit de deux
façons qu’une chose est impossible à la puissance de la créature : d’abord
en raison d’un défaut de puissance, et dans ce cas on affirme à bon droit que
ce que la créature ne peut pas, Dieu le peut. Ensuite, parce que ce qui est dit
impossible à la créature contient en soi une certaine incompatibilité ; et
de même que cela est impossible à la créature, ce n’est pas non plus possible à
Dieu, comme par exemple que deux contradictoires existent simultanément ;
et tel sera le cas de l’existence en acte de l’infini, si être en acte s’oppose
à la notion d’infini.
3° Est vain ce
qui ne parvient pas à la fin pour laquelle il existe, comme il est dit au
deuxième livre de la Physique ;
donc, qu’une puissance ne soit pas amenée à l’acte ne la fait appeler vaine que
dans la mesure où son effet, ou son acte même, s’il est différent d’elle, est
la fin de la puissance. Or nul effet de la puissance divine n’est la fin de
celle-ci, et son acte ne diffère pas de Dieu ; l’argument n’est donc pas
concluant.
Réponse aux objections en sens contraire :
1°
Bien
que, par nature, les infinis ne puissent exister simultanément, cependant ils
peuvent devenir ; car l’être de l’infini ne consiste pas à exister
simultanément, mais il est comme les choses qui sont en devenir, comme
« le jour et le combat », ainsi qu’il est dit au troisième livre de
la Physique. Et cependant, il ne s’ensuit
pas que Dieu puisse faire seulement les choses qui arrivent naturellement. En
effet, l’idée, d’après la définition susdite, relève de la connaissance
pratique, c’est-à-dire une connaissance qui est déterminée à l’acte par la
volonté divine ; mais Dieu peut faire par sa volonté beaucoup d’autres
choses que celles qu’il a déterminées pour qu’elles existent, ou aient existé,
ou doivent exister.
2° Bien que, dans
la création, seul soit nouveau ce qui est du côté de la créature, cependant le
nom de création n’implique pas seulement cela, mais encore ce qui est du côté
de Dieu ; en effet, il signifie l’action divine, qui est son essence, et
il connote l’effet dans la créature, qui est de recevoir de Dieu
l’existence ; il ne s’ensuit donc pas que la possibilité pour Dieu de
créer quelque chose soit identique à la possibilité pour une chose d’être créée
par lui ; sinon, avant que la créature ne fût, il n’aurait rien pu créer
sans que la puissance de la créature préexistât, ce qui revient à poser une matière
éternelle. Donc, bien que la puissance de la créature ne permette pas
l’existence d’infinis en acte, cela n’exclut pas que Dieu puisse faire des
infinis en acte.
Objections :
Il semble que
oui.
1°
Partout
où il y a une communauté d’univocité ou d’analogie, il y a quelque
ressemblance. Or il ne peut y avoir aucune ressemblance entre la créature et
Dieu. Rien ne peut donc être commun aux deux par univocité ou par analogie. Si
donc le nom de science se dit de Dieu et de nous, ce sera seulement de façon
équivoque. Preuve de la mineure. Il est dit en Is. 40, 18 : « À
qui donc ferez-vous ressembler Dieu ? », comme pour dire qu’il ne
peut ressembler à personne.
2° Partout où il
y a quelque ressemblance, il y a un rapport. Or, il ne peut y avoir aucun
rapport entre Dieu et la créature, puisque la créature est finie et que Dieu
est infini. Il ne peut donc y avoir aucune ressemblance entre eux ; et
nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
3° Partout où il
y a un rapport, il doit nécessairement y avoir une forme que plusieurs
possèdent plus ou moins, ou également. Or cela ne peut se dire de Dieu et de la
créature, car il y aurait alors quelque chose de plus simple que Dieu. Il n’y a
donc pas de rapport entre lui et la créature ; ni non plus, par
conséquent, de ressemblance ni de communauté, si ce n’est d’équivocité
seulement.
4° Les choses
entre lesquelles il n’y a aucune ressemblance sont plus distantes que celles entre
lesquelles il y a une ressemblance. Or il y a entre Dieu et la créature une
distance infinie, plus grande qu’aucune autre ; il n’y a donc pas de
ressemblance entre eux, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que
ci-dessus.
5° La distance de
la créature à Dieu est plus grande que la distance de l’étant créé au
non-étant, puisque l’étant créé ne dépasse le non-étant que de la quantité de
son entité, qui n’est pas infinie. Or rien ne peut être commun à l’étant et au
non-étant, « si ce n’est par équivocité » seulement, comme il est dit
au quatrième livre de la Métaphysique :
« comme, par exemple, si ce que nous appelons homme, d’autres l’appelaient
non-homme ». Rien non plus ne peut donc être commun à Dieu et à la
créature, si ce n’est par pure équivocation.
6° Dans toutes
les analogies, il en est ainsi : ou bien un terme est posée dans la
définition de l’autre, comme on pose la substance dans la définition de
l’accident et l’acte dans la définition de la puissance, ou bien quelque chose
d’identique est posé dans la définition de l’un et de l’autre, comme la santé
de l’animal est posée dans la définition du sain, qui se dit de l’urine et de
la nourriture, celle-ci conservant et l’autre signifiant la santé. Or la
créature et Dieu ne sont pas ainsi entre eux, car ni l’un n’est posé dans la
définition de l’autre, ni quelque chose d’identique n’est posé dans la
définition des deux, même en supposant que Dieu ait une définition. Il semble
donc que rien ne puisse se dire de Dieu et des créatures par analogie ; et
ainsi, il reste que tout ce qui se dit d’eux communément est dit de façon
purement équivoque.
7° La différence
entre la substance et l’accident est plus grande qu’entre deux espèces de
substance. Or, si un même nom est donné pour signifier deux espèces de
substances selon la notion propre de l’une et de l’autre, il est dit de
celles-ci de façon purement équivoque, comme le nom de chien donné à la
constellation, à l’animal qui aboie et à l’animal marin. Donc à bien plus forte
raison si un nom unique est donné à la substance et à l’accident. Or notre
science est accident, tandis que la science divine est substance. Donc le nom
de science se dit de l’une et de l’autre de façon purement équivoque.
8° Notre science
est seulement une certaine image de la science divine. Or le nom de la réalité
ne convient à l’image que de façon équivoque, et c’est pourquoi
« animal » se dit de façon équivoque du vrai animal et de l’animal
peint, suivant le Philosophe dans les Catégories.
Donc le nom de science se dit lui aussi de façon purement équivoque de la
science de Dieu et de la nôtre.
En sens contraire :
1° Le Philosophe
dit au cinquième livre de la Métaphysique
que ce en quoi se trouvent les perfections de tous les genres est parfait au
plein sens du terme ; et c’est Dieu, comme dit le Commentateur au même
endroit. Or on n’affirmerait pas que les perfections des autres genres se
trouvent en lui, s’il n’y avait pas de ressemblance entre sa perfection et les
perfections des autres genres. Il y a donc quelque ressemblance entre la
créature et lui ; donc la science, ou quoi que ce soit d’autre, ne se dit
pas de façon purement équivoque de la créature et de Dieu.
2° Il est dit en
Gen. 1, 26 : « Faisons l’homme à notre image et à notre
ressemblance. » Il y a donc quelque ressemblance entre la créature et
Dieu, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
Réponse :
Il est
impossible de dire qu’une chose est prédiquée univoquement de la créature et de
Dieu. En effet, dans tous les cas d’univocité, la notion à laquelle renvoie le
nom est commune aux deux termes desquels le nom est prédiqué
univoquement ; et ainsi, quant à la notion à laquelle renvoie ce nom, les
termes univoques sont égaux en quelque chose, bien que l’un puisse être avant
ou après l’autre du point de vue de l’être : par exemple, tous les nombres
sont égaux quant à la notion de nombre, bien que, du point de vue de la nature
de la réalité, l’un soit par nature antérieur à l’autre. Or la créature, si
parfaitement qu’elle imite Dieu, ne peut cependant parvenir à ce qu’une chose
lui convienne pour la même raison qu’elle convient à Dieu ; en effet, les
choses qui sont en divers sujets selon la même notion sont communes à ceux-ci
du point de vue de la notion de substance ou de quiddité, mais sont distinctes
du point de vue de l’être. Or tout ce qui est en Dieu, est son propre
être ; car de même qu’en lui l’essence est identique à l’être, de même en
lui la science est la même chose qu’être connaissant ; puis donc que
l’être qui est propre à une réalité ne peut être communiqué à une autre, il est
impossible que la créature parvienne à avoir quelque chose sous le même rapport
que Dieu, de même qu’il est impossible qu’elle parvienne au même être. Et il en
serait de même pour nous : si, en Socrate, l’homme et l’« être
homme » ne différaient pas, il serait impossible que l’homme se dise
univoquement de lui et de Platon, qui ont un être différent.
Et cependant,
on ne peut pas dire que tout ce qui se dit de Dieu et des créatures soit
prédiqué de façon tout à fait équivoque ; car s’il n’y avait aucune
convenance quant à la réalité entre la créature et Dieu, son essence ne serait
pas une ressemblance des créatures, et ainsi, il ne connaîtrait pas les
créatures en connaissant son essence. Semblablement aussi, nous ne pourrions
pas non plus parvenir à la connaissance de Dieu à partir des réalités
créées ; et parmi les noms qui sont adaptés aux créatures, l’un ne devrait
pas se dire de Dieu plutôt que l’autre ; car dans les cas d’équivocité,
peu importe le nom que l’on donne, dès lors qu’il ne se remarque aucune
convenance de réalité.
Il faut donc
affirmer que le nom de science ne se prédique de la science de Dieu et de la
nôtre ni tout à fait univoquement, ni de façon purement équivoque, mais par
analogie, ce qui ne signifie rien d’autre que « selon une
proportion ». Or il peut y avoir deux convenances selon une proportion, et
l’on envisage la communauté d’analogie selon ces deux convenances. En effet, il
y a une certaine convenance entre les termes qui ont entre eux une proportion,
du fait qu’ils ont une distance déterminée ou une autre relation
mutuelle : par exemple entre deux et un, du fait que deux est le double de
un. Parfois aussi, la convenance est envisagée non pas entre deux termes entre
lesquels il y aurait une proportion, mais plutôt entre deux proportions :
par exemple, six convient avec quatre par la raison que, de même que six est le
double de trois, de même quatre est le double de deux. La première convenance
est donc celle de proportion, et la seconde celle de proportionnalité ; et
par conséquent, nous trouvons selon le mode de la première convenance une chose
dite analogiquement de deux termes dont l’un a une relation avec l’autre, comme
l’étant se dit de la substance et de l’accident en raison de la relation que
l’accident a avec la substance, et comme « sain » se dit de l’urine
et de l’animal parce que l’urine a quelque relation avec la santé de l’animal.
Mais parfois, une chose se dit analogiquement selon le second mode de
convenance, comme le nom de vision se dit de la vision corporelle et de
l’intelligence parce que l’intelligence est dans l’esprit ce que la vue est
dans l’œil. Pour ce qui se dit analogiquement de la première façon, il est donc
nécessaire qu’il y ait une relation déterminée entre les termes auxquels une
chose est commune par analogie, et c’est pourquoi il est impossible qu’une
chose se dise de Dieu et de la créature selon ce mode d’analogie, car aucune
créature n’a avec Dieu une relation telle que la perfection divine puisse être
déterminée par elle. Mais dans l’autre mode d’analogie, on n’envisage aucune
relation déterminée entre les termes auxquels une chose est commune par
analogie ; voilà pourquoi rien n’empêche qu’un nom se dise analogiquement
de Dieu et de la créature selon ce mode.
Cela se produit
toutefois de deux façons : tantôt, en effet, ce nom implique par son
signifié principal une chose en laquelle on ne peut envisager de convenance
entre Dieu et la créature, même selon le mode susdit, et tel est le cas de tout
ce qui est dit symboliquement de Dieu, comme lorsqu’il est appelé lion, ou
soleil, ou autre chose de ce genre, car dans la définition de ces choses entre
la matière, qui ne peut être attribuée à Dieu ; tantôt le nom qui se dit
de Dieu et de la créature n’implique, par son signifié principal, rien qui
empêche d’envisager le mode de convenance susdit entre Dieu et la créature, et
tel est le cas de tous les noms qui n’incluent aucun défaut dans leur
définition, ni ne dépendent de la matière quant à l’être, comme l’étant, le
bien, et autres choses semblables.
Réponse aux objections :
1° Comme dit
Denys au neuvième chapitre des Nom
Divins, en aucune façon Dieu ne doit être dit semblable aux créatures, mais
les créatures peuvent en quelque façon être dites semblables à Dieu. Car ce qui
est fait à l’imitation de quelque chose, s’il l’imite parfaitement, peut dans
l’absolu être dit semblable à lui, mais non l’inverse, car l’homme n’est pas
dit semblable à son image, c’est le contraire qui est vrai ; et s’il
l’imite imparfaitement, alors ce qui imite peut être dit à la fois semblable et
dissemblable à ce à l’imitation de quoi il est fait : semblable, parce
qu’il le représente, mais non semblable, dans la mesure où il manque à la
parfaite représentation. Voilà pourquoi la Sainte Écriture nie à tout point de
vue que Dieu soit semblable aux créatures ; mais que la créature soit
semblable à Dieu, tantôt elle l’accorde, tantôt elle le nie : elle
l’accorde, lorsqu’elle dit que l’homme a été fait à la ressemblance de Dieu ;
mais elle le nie lorsqu’elle dit dans le Psaume : « Ô Dieu, qui sera
semblable à vous ? »
2° Au premier
livre des Topiques, le Philosophe
pose deux modes de ressemblance : l’un, que l’on trouve en des genres
différents, et celui-ci se prend de la proportion ou de la proportionnalité,
comme quand une chose est à une autre ce qu’une troisième est à une quatrième,
comme il le dit au même endroit ; l’autre mode, que l’on trouve dans les
choses qui sont du même genre, comme lorsque le même est en différents sujets.
Or le premier mode de ressemblance ne requiert pas de rapport suivant une
relation déterminée, mais seulement le second mode ; il n’est donc pas
nécessaire d’écarter de Dieu le premier mode de ressemblance relativement à la
créature.
3° Cette
objection vaut manifestement pour la ressemblance du second mode, dont nous
avons accordé qu’elle n’existait pas entre la créature et Dieu.
4° La
ressemblance qui diminue la distance est celle qui se fonde sur ce que deux
termes participent à une seule chose, ou que l’un a avec l’autre une relation
déterminée par laquelle l’intelligence peut comprendre l’un à partir de
l’autre, et non celle qui existe par une convenance de proportions. En effet,
une telle ressemblance se trouve semblablement en des termes très distants ou peu
distants ; car la ressemblance de proportionnalité n’est pas plus grande
entre les rapports de deux à un et de six à trois, qu’entre les rapports de
deux à un et de cent à cinquante. Voilà pourquoi la distance infinie de la
créature à Dieu n’ôte pas la ressemblance susdite.
5° Même à l’étant
et au non-étant quelque chose convient selon l’analogie, car le non-étant
lui-même est analogiquement appelé étant, comme on le voit clairement au
quatrième livre de la Métaphysique ;
et c’est pourquoi la distance qu’il y a entre la créature et Dieu ne peut pas
non plus empêcher la communauté d’analogie.
6° Cet argument
vaut pour la communauté d’analogie qui s’entend selon une relation déterminée
d’un terme à l’autre : alors, en effet, il est nécessaire que l’un soit
posé dans la définition de l’autre, comme la substance dans la définition de
l’accident, ou qu’une chose unique soit posée dans la définition des deux
termes, l’un et l’autre se disant par relation à une seule chose, comme la
substance dans la définition de la quantité et de la qualité.
7° Bien qu’entre
deux espèces de substance il y ait une plus grande convenance qu’entre
l’accident et la substance, cependant il est possible qu’un nom ne soit pas
donné à ces différentes espèces en considération d’une convenance existant
entre elles ; et dans ce cas, le nom sera purement équivoque. Mais un nom
qui convient à la substance et à l’accident peut être donné en considération
d’une convenance existant entre eux, et ainsi, il ne sera pas équivoque mais
analogue.
8° Le nom
d’animal n’est pas donné pour signifier la figure extérieure du point de vue de
laquelle une peinture imite un véritable animal, mais pour signifier la nature
intérieure, du point de vue de laquelle la peinture n’imite pas ; voilà
pourquoi le nom d’animal se dit de façon équivoque du vrai animal et de
l’animal peint ; par contre, le nom de science convient à la créature et
au Créateur du point de vue de ce en quoi la créature imite le Créateur ;
il ne se prédique donc pas de l’un et de l’autre de façon tout à fait
équivoque.
Objections :
Il semble que
non.
1°
Rien
ne peut être su que le vrai, comme il est dit au premier livre des Seconds Analytiques. Or, dans les
contingents singuliers et futurs, il n’y a pas de vérité déterminée, comme il
est dit au premier livre du Péri
Hermêneias. Dieu n’a donc pas la science des futurs singuliers et
contingents.
2° Ce qui a une
conséquence impossible est impossible. Or la proposition « Dieu sait un
singulier contingent et futur » a une conséquence impossible, à savoir que
la science de Dieu se trompe. Il est donc impossible qu’il sache un futur
contingent singulier. Preuve de la mineure : supposons que Dieu sache
quelque futur contingent singulier, par exemple « Socrate est
assis ». Donc, ou bien il est possible que Socrate ne soit pas assis, ou
bien ce n’est pas possible. Si cela n’est pas possible, il est donc impossible
que Socrate ne soit pas assis ; il est donc nécessaire que Socrate soit assis.
Or on avait supposé que cela était contingent. Et s’il est possible qu’il ne
soit pas assis, aucun inconvénient ne doit s’ensuivre si on le pose. Or il
s’ensuit que la science de Dieu se trompe. Il ne sera donc pas impossible que
la science de Dieu se trompe.
3° [Le répondant] disait que le contingent, tel qu’il est en Dieu, est nécessaire. En sens contraire : ce qui en soi est contingent, n’est nécessaire du point de vue de Dieu que dans la mesure où il est en Dieu. Or, dans la mesure où il est en Dieu, il n’est pas distinct de lui. Si donc il n’est su de Dieu que dans la mesure où il est nécessaire, il ne sera pas su de Dieu tel qu’il existe dans sa nature propre, en tant qu’il est distinct de lui.
4° Selon le
Philosophe au premier livre des Premiers
Analytiques, d’une majeure apodictique et d’une mineure assertorique
s’ensuit une conclusion apodictique. Or cette proposition est vraie :
« tout ce qui est su par Dieu existe nécessairement ». En effet, si
ce dont Dieu connaît l’existence n’existait pas, sa science serait fausse. Si
donc Dieu sait qu’une chose existe, il est nécessaire qu’elle existe. Or aucun
contingent n’existe nécessairement. Aucun contingent n’est donc su par Dieu.
5° [Le répondant] disait que lorsqu’on dit : « tout ce qui est su par Dieu existe nécessairement », il n’est pas impliqué de nécessité du côté de la créature, mais seulement du côté de Dieu qui sait. En sens contraire : lorsqu’on dit que « tout ce qui est su par Dieu existe nécessairement », la nécessité est attribuée au sujet du dictum. Or le sujet du dictum est ce qui est su par Dieu, non Dieu même qui sait. Cela n’implique donc une nécessité que du côté de la réalité sue.
6° Pour nous,
plus une connaissance est certaine, moins elle peut porter sur les choses
contingentes ; en effet, la science ne porte que sur les choses
nécessaires, car elle est plus certaine que l’opinion, qui peut porter sur les
contingentes. Or la science de Dieu est très certaine. Elle ne peut donc porter
que sur les choses nécessaires.
7° En toute
conditionnelle vraie, si l’antécédent est nécessaire dans l’absolu, le
conséquent sera lui aussi nécessaire dans l’absolu. Or cette conditionnelle est
vraie : « si une chose a été sue par Dieu, elle existera ». Puis
donc que l’antécédent « cela a été su par Dieu » est nécessaire dans
l’absolu, le conséquent sera lui aussi nécessaire dans l’absolu ; il est
donc absolument nécessaire que tout ce qui est su par Dieu existe. Or voici
comment [l’objectant] prouvait que « cela a été su par Dieu » est
nécessaire dans l’absolu. C’est un certain dictum
au passé. Or tout dictum au passé,
s’il est vrai, est nécessaire, car ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été.
C’est donc nécessaire dans l’absolu. Autre argument : tout ce qui est
éternel est nécessaire ; or tout ce que Dieu a su, il l’a su de toute
éternité ; il est donc absolument nécessaire qu’il l’ait su.
8° Chaque chose
se rapporte au vrai comme elle se rapporte à l’être. Or les futurs contingents
n’ont pas d’être. Ils n’ont donc pas non plus de vérité ; la science ne
peut donc pas porter sur eux.
9° Selon le
Philosophe au quatrième livre de la Métaphysique,
celui qui ne pense pas une chose déterminée ne pense rien. Or le futur
contingent, surtout s’il peut être indifféremment l’un ou l’autre, n’est
aucunement déterminé, ni en lui-même ni dans sa cause. La science ne peut donc
aucunement porter sur lui.
10° Hugues de
Saint-Victor dit dans son De sacramentis
que « Dieu ne connaît rien hors de soi, ayant toutes choses en
lui-même ». Or rien n’est contingent qu’en dehors de lui, car il n’y a pas
de potentialité en lui. Dieu ne connaît donc aucunement le futur contingent.
11°
Rien
de contingent ne peut être connu par un médium nécessaire, car si le médium est
nécessaire, la conclusion l’est aussi. Or Dieu connaît toutes choses par ce
médium qu’est son essence. Puis donc que ce médium est nécessaire, il semble
qu’il ne puisse connaître aucun contingent.
En sens contraire :
1° Il est dit
dans le Psaume : « Lui qui a formé un à un leurs cœurs connaît toutes
leurs œuvres. » Or les œuvres des hommes sont contingentes, puisqu’elles
dépendent du libre arbitre. Dieu connaît donc les futurs contingents.
2° Tout ce qui
est nécessaire est su par Dieu. Or tout contingent est nécessaire en tant qu’il
est référé à la connaissance divine, comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation. Tout contingent est donc su
par Dieu.
3° Saint Augustin
dit au sixième livre sur la Trinité
que Dieu sait de façon immuable les choses changeantes. Or, par là même qu’une
chose est changeante, elle est contingente, puisqu’on appelle contingent ce qui
peut être et ne pas être. Dieu sait donc de façon immuable les choses
contingentes.
4° Dieu connaît
les réalités dans la mesure où il est leur cause. Or Dieu est la cause non
seulement des choses nécessaires, mais aussi des contingentes. Il connaît donc
tant les nécessaires que les contingentes.
5° Dieu connaît
les réalités dans la mesure où existe en lui le modèle de toutes les réalités.
Or le modèle divin des choses contingentes et changeantes peut être immuable,
comme celui des choses matérielles est immatériel, et que celui des composées
est simple. Donc, semble-t-il, de même que Dieu connaît les choses composées et
matérielles tout en étant lui-même immatériel et simple, de même il connaît les
contingents quoique la contingence n’ait pas de place en lui.
6° Savoir, c’est
connaître la cause d’une réalité. Or Dieu sait la cause de tous les
contingents, car il se sait lui-même, lui qui est la cause de toutes choses. Il
sait donc les contingents.
Réponse :
On s’est
diversement trompé sur cette question. Certains, en effet, voulant juger de la
science divine sur le mode de la nôtre, prétendirent que Dieu ne connaissait
pas les futurs contingents. Mais cela est impossible, car alors il n’exercerait
pas sa providence sur les affaires humaines, qui adviennent de façon
contingente. Aussi d’autres affirmèrent-ils que Dieu a la science de tous les
futurs, mais qu’ils adviennent tous par nécessité, autrement la science de Dieu
se tromperait sur eux. Mais cela non plus n’est pas possible, car dans ce cas
le libre arbitre serait perdu et il ne serait pas nécessaire de demander
conseil ; il serait également injuste que des peines et des récompenses
soient accordées aux mérites, dès lors que tout se fait par nécessité.
C’est pourquoi
il faut répondre que Dieu connaît tous les futurs, et cependant cela n’empêche
pas que des choses se produisent de façon contingente. Pour le voir clairement,
il faut savoir qu’il y a en nous certaines puissances et habitus cognitifs en
lesquels la fausseté ne peut jamais exister, tels le sens, la science et
l’intelligence des principes, mais il en est d’autres en lesquelles le faux
peut exister, telles l’imagination, l’opinion et l’estimation. Or, dans la
connaissance, la fausseté vient de ce qu’il n’en est pas dans la réalité comme
celle-ci est appréhendée ; si donc une puissance cognitive est telle que
la fausseté n’est jamais en elle, il est nécessaire que son objet connaissable
ne se détache jamais de ce que le connaissant appréhende de lui. Or une chose
nécessaire ne peut être empêchée d’exister, avant qu’elle ne se produise, étant
donné que ses causes sont immuablement ordonnées à sa production. C’est
pourquoi les choses nécessaires peuvent être connues par ces habitus qui sont
toujours vrais, même quand elles sont futures, comme nous connaissons une
éclipse future ou le lever du soleil par une science vraie. En revanche, le
contingent peut être empêché avant d’être amené à l’existence, car il n’est
alors que dans ses causes, auxquelles peut survenir un empêchement en sorte
qu’elles n’atteignent pas leur effet ; mais une fois que le contingent est
amené à l’existence, il ne peut plus désormais être empêché. Voilà pourquoi la
puissance ou l’habitus en lequel ne se trouve jamais de fausseté peut avoir un
jugement sur un contingent dans la mesure où il est présent, comme le sens juge
que Socrate est assis lorsqu’il est assis. D’où il ressort que le contingent,
en tant que futur, ne peut être connu par aucune connaissance ne pouvant
receler de fausseté ; puis donc que la science divine ne recèle pas et ne
peut receler de fausseté, il serait impossible que Dieu ait la science des
futurs contingents s’il les connaissait en tant que futurs. Or une chose est
connue comme future lorsqu’il y a une relation de passé à futur entre la
connaissance du connaissant et l’avènement de la réalité. Or cette relation ne
peut se trouver entre la connaissance divine et une quelconque réalité
contingente ; mais la relation entre la connaissance divine et une réalité
quelconque est comme la relation de présent à présent. Et l’on peut comprendre
cela de la façon suivante.
Si quelqu’un
voyait de nombreuses personnes passant successivement par une voie, et cela
pendant quelque temps, alors en chaque partie du temps il verrait actuellement
quelques-uns des passants, si bien que dans le temps total de sa vision, il
verrait actuellement tous les passants ; non cependant tous ensemble
actuellement, car le temps de sa vision n’est pas tout simultané. Mais si sa
vision pouvait être toute simultanée, il les verrait tous ensemble
actuellement, bien que tous ne passent pas ensemble actuellement ; puis
donc que la vision de la science divine est mesurée par l’éternité, qui est
toute simultanée et inclut cependant le temps tout entier sans manquer à aucune
partie du temps, il s’ensuit que tout ce qui est fait dans le temps, Dieu le
voit non comme futur, mais comme présent : car ce qui est vu par Dieu est
certes futur pour une autre réalité à laquelle il succède dans le temps ;
mais pour la vision divine elle-même, qui n’est pas dans le temps mais hors du
temps, il n’est pas futur, mais présent. Ainsi donc, nous voyons le futur comme
futur, car il est futur pour notre vision, puisqu’elle est mesurée par le temps ;
mais pour la vision divine, qui est hors du temps, il n’est pas futur ; de
même aussi, une file de passants serait vue autrement par celui qui serait dans
la file et ne verrait que les choses qui sont devant lui, et par celui qui
serait hors de la file des passants et les regarderait tous en même temps.
Donc, de même que notre vue ne se trompe jamais en voyant les choses
contingentes lorsqu’elles sont présentes, et cela n’empêche pourtant pas
qu’elles adviennent de façon contingente, de même Dieu voit infailliblement
toutes les choses contingentes, qu’elles soient pour nous présentes, passées ou
futures, car elles ne sont pas futures pour lui, mais il les voit exister au
moment où elles sont ; cela n’empêche donc pas qu’elles adviennent de
façon contingente.
Mais en cela,
une difficulté se présente, étant donné que nous ne pouvons signifier la
connaissance divine que sur le mode de notre connaissance, en co-signifiant les
différences des temps : en effet, si on la signifiait en tant que science
de Dieu, on devrait dire : « Dieu sait que cela est », plutôt
que : « Dieu sait que cela sera », car il n’y a jamais pour lui
de choses futures, mais toujours des choses présentes ; c’est aussi pour
cette raison, comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation, que sa connaissance des futurs « est plus
proprement appelée “providence” que “prévoyance”, car il voit ces choses “porro”, comme de loin, du point de vue
de l’éternité » ; quoique cette connaissance puisse être aussi
appelée prévoyance, à cause de la relation entre ce qui est su par lui et les
autres choses pour lesquelles cela est futur.
Réponse aux objections :
1° Bien que,
aussi longtemps qu’il est futur, le contingent ne soit pas déterminé,
cependant, dès lors qu’il est produit dans la réalité, il a une vérité
déterminée ; et c’est de cette façon que le regard de la connaissance
divine se porte sur lui.
2° Comme on l’a
dit, le contingent est référé à la connaissance divine comme il est posé
exister dans la réalité ; or, dès lors qu’il existe, il ne peut pas ne pas
exister au moment où il existe, car « ce qui existe, existe nécessairement
quand il existe », comme il est dit au premier livre du Péri Hermêneias ; cependant, il ne
s’ensuit pas qu’il soit absolument nécessaire, ni que la science de Dieu se trompe,
de même que ma vue ne se trompe pas non plus lorsque je vois que Socrate est
assis, bien que cela soit contingent.
3° Si l’on dit
que le contingent est nécessaire, c’est dans la mesure où il est su par Dieu,
car il est su par lui en tant qu’il est déjà présent, mais non en tant qu’il
est futur. De là résulte pour lui quelque nécessité, si bien que l’on peut dire
qu’il est advenu nécessairement : en effet, il n’y a avènement que de ce
qui est futur, car ce qui existe déjà ne peut pas advenir ultérieurement, mais
il est vrai que c’est advenu, et cela est nécessaire.
4° Quand on dit
« tout ce qui est su par Dieu existe nécessairement », cette
proposition a un double sens, car elle peut porter soit sur le dictum, soit sur la réalité. Si elle
porte sur le dictum, alors elle est
composée et vraie, et le sens est que ce dictum :
« tout ce qui est su par Dieu existe » est nécessaire, car il est
impossible que Dieu sache qu’une chose existe, et que celle-ci n’existe pas. Si
elle porte sur la réalité, alors elle est divisée et fausse, et le sens est que
ce qui est su par Dieu existe nécessairement : en effet, les réalités qui
sont sues par Dieu n’adviennent pas pour autant de façon nécessaire, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et si l’on objecte que cette distinction n’a
lieu d’être que pour les formes qui peuvent se succéder l’une à l’autre dans un
sujet, comme la blancheur et la noirceur, tandis qu’il est impossible qu’une
chose soit sue par Dieu et ensuite ne le soit pas, et qu’ainsi la distinction
susdite n’a pas lieu d’être ici, voici ce qu’il faut répondre : bien que
la science de Dieu soit invariable et son mode toujours identique, cependant la
disposition selon laquelle une réalité est référée à la connaissance de Dieu ne
se rapporte pas toujours de la même façon à la réalité elle-même ; en
effet, la réalité est référée à la connaissance de Dieu en tant qu’elle est
dans son actualité, mais son actualité ne convient pas toujours à la
réalité ; la réalité peut donc être prise avec une telle disposition ou
sans elle ; et ainsi, par voie de conséquence, elle peut être prise à la
façon dont elle est référée à la connaissance de Dieu, ou bien d’une autre
façon ; et par conséquent, la distinction susdite est valable.
5° Si la
proposition susdite porte sur la réalité, il est vrai que la nécessité est
affirmée à propos de cela même qui est su par Dieu ; mais si elle porte
sur le dictum, la nécessité n’est pas
affirmée à propos de la réalité elle-même, mais à propos de la relation de la
science à l’objet su.
6° Pas plus que
notre science, la science de Dieu ne peut porter sur des futurs contingents, et
bien moins encore si Dieu les connaissait comme futurs ; mais il les
connaît comme présents pour soi, et futurs pour les autres ; l’argument
n’est donc pas concluant.
7° Sur cette
question, il y a différentes opinions.
Certains, en
effet, ont dit que cet antécédent : « ceci a été su par Dieu »
est contingent, car bien qu’il soit au passé, il implique cependant une
relation au futur, et c’est pourquoi il n’est pas nécessaire ; comme
lorsqu’on dit : « ceci devait se produire », cette affirmation
au passé n’est pas nécessaire, car ce qui devait se produire peut ne pas se
produire, de même qu’il est dit au deuxième livre sur la Génération et la Corruption : « Tel doit marcher, qui ne
marchera pas. » Mais il n’en est rien, car lorsqu’on dit :
« ceci doit se produire » ou « ceci devait se produire »,
on désigne la relation qui existe dans les causes de cette réalité par rapport
à sa production. Or, bien que les causes qui sont ordonnées à quelque effet
puissent être empêchées en sorte que l’effet ne s’ensuive pas, cependant on ne
peut pas empêcher qu’à un moment elles y aient été ordonnées ; donc, bien
que ce qui doit se produire puisse ne pas se produire, cependant il ne peut
jamais ne pas avoir dû se produire.
C’est pourquoi
d’autres disent que cet antécédent est contingent, car il est composé de
nécessaire et de contingent : en effet, la science de Dieu est nécessaire,
mais l’objet su par lui est contingent, et les deux sont inclus dans
l’antécédent susdit ; par exemple, cette affirmation aussi :
« Socrate est un homme blanc » est contingente ; ou bien :
« Socrate est un animal et il court ». Mais de nouveau, il n’en est
rien, car ce n’est pas ce qui est posé matériellement dans la phrase qui fait
varier la vérité de la proposition quant à la nécessité et la contingence, mais
seulement la composition principale en laquelle est fondée la vérité de la
proposition. Il y a donc le même degré de nécessité et de contingence dans ces
deux propositions : « je pense que l’homme est un animal », et
« je pense que Socrate court ». Aussi, puisque l’acte principal
signifié dans cet antécédent : « Dieu sait que Socrate court »
est nécessaire, même si ce qui est posé matériellement est contingent, cela
n’empêche pas que l’antécédent susdit soit nécessaire.
Et c’est
pourquoi d’autres accordent sans réserve qu’il est nécessaire, mais ils disent
que d’un antécédent absolument nécessaire ne doit s’ensuivre un conséquent
absolument nécessaire que lorsque l’antécédent est cause prochaine du
conséquent. En effet, s’il est cause éloignée, la nécessité de l’effet peut
être empêchée par la contingence d’une cause prochaine ; par exemple, bien
que le soleil soit une cause nécessaire, cependant la floraison de l’arbre, qui
est son effet, est contingente, car sa cause prochaine, à savoir la puissance
générative de la plante, est variable. Mais cela non plus ne semble pas
suffisant, car ce n’est pas en raison de la nature de la cause et de l’effet
que d’un antécédent nécessaire s’ensuit un conséquent nécessaire, mais c’est
plutôt en raison de la relation du conséquent à l’antécédent, parce que le
contraire du conséquent n’est nullement compatible avec l’antécédent — ce qui
arriverait si un antécédent nécessaire était suivi d’un conséquent contingent
— ; il est donc nécessaire que ce soit le cas dans n’importe quelle
conditionnelle, si elle est vraie, que l’antécédent soit un effet, une cause
prochaine ou une cause éloignée ; et si cela ne se rencontre pas dans la
conditionnelle, alors elle ne sera aucunement vraie ; aussi cette
conditionnelle est-elle fausse : « si le soleil se meut, l’arbre
fleurira ».
Voilà pourquoi
il faut répondre autrement, et dire que cet antécédent est nécessaire au plein
sens du terme, et que le conséquent est absolument nécessaire à la façon dont
il s’ensuit de l’antécédent. En effet, il n’en va pas de même pour les choses
qui sont attribuées à une réalité selon elle-même, et pour celles qui lui sont
attribuées en tant qu’elle est connue. Car celles qui lui sont attribuées selon
elle-même lui conviennent selon son mode, mais celles qui lui sont attribuées
ou s’ensuivent d’elle en tant qu’elle est connue sont selon le mode du
connaissant. Si donc une chose ayant trait à la connaissance est signifiée dans
l’antécédent, il est nécessaire que le conséquent soit entendu selon le mode du
connaissant, et non selon le mode de la réalité connue ; comme lorsque je
dis : « si je pense quelque chose, cela est immatériel » ;
en effet, il n’est pas nécessaire que ce qui est pensé soit immatériel, si ce
n’est en tant qu’il est pensé ; et semblablement, lorsque je dis :
« si Dieu sait une chose, elle existera », le conséquent est à
entendre non pas selon la disposition de la réalité en elle-même, mais selon le
mode du connaissant. Or, bien que la réalité en elle-même soit future,
cependant elle est présente selon le mode du connaissant ; aussi
vaudrait-il mieux dire : « si Dieu sait une chose, elle existe »
plutôt que : « elle existera » ; le même jugement vaut donc
pour cette proposition : « si Dieu sait une chose, elle
existera » et pour celle-ci : « si je vois Socrate courir,
Socrate court », car l’un et l’autre sont nécessaires au moment où ils
sont.
8° Bien que le
contingent n’ait pas d’être tant qu’il est futur, cependant, dès lors qu’il est
présent, il a un être et une vérité, et c’est ainsi qu’il se tient sous la
vision divine, bien que Dieu connaisse aussi la relation d’une chose à l’autre
et, par conséquent, sache qu’une chose est future pour une autre ; mais
alors, il n’est pas aberrant de poser que Dieu sait devoir se produire une
chose qui ne sera pas, dans la mesure où il sait que des causes sont inclinées
à quelque effet qui ne sera pas produit ; en effet, nous ne parlons pas
maintenant de la connaissance du futur tel qu’il est vu par Dieu dans ses
causes, mais tel qu’il est connu en lui-même : car ainsi, il est connu
comme présent.
9° Tel qu’il est
su par Dieu, le futur est présent, et ainsi, il est déterminé à une partie de
l’alternative, même si, tant qu’il est futur, il est ouvert aux deux.
10° Dieu ne
connaît rien hors de lui, si l’expression « hors de » se réfère à ce
par quoi il connaît ; mais si elle se réfère à ce qu’il connaît, alors il
connaît quelque chose hors de lui ; et il en a déjà été parlé.
11° Il y a deux
médiums de connaissance. L’un est le moyen terme de la démonstration, et
celui-ci doit être nécessairement proportionné à la conclusion, afin que, dès
qu’il est posé, la conclusion soit posée ; et Dieu n’est pas un tel médium
de connaissance relativement aux contingents. Il y a un autre médium de
connaissance, qui est la ressemblance de la réalité connue, et l’essence divine
est un tel médium de connaissance ; il n’est cependant adéquat à aucune
chose, bien qu’il soit propre à chacune, comme on l’a déjà dit.
Objections :
Il semble que
oui.
1° La science est
assimilation de celui qui sait à la réalité sue. Or la science de Dieu est
parfaite. Elle sera donc parfaitement assimilée aux réalités sues. Or ce qui
est su par Dieu est variable. Sa science est donc variable.
2° Toute science
qui peut se tromper est variable. Or la science de Dieu peut se tromper ;
en effet, elle porte sur le contingent, qui peut ne pas être. Et s’il n’est
pas, la science de Dieu se trompe. Elle est donc variable.
3° Notre science,
qui a lieu par réception en provenance des réalités, suit le mode de celui qui
sait. Donc la science de Dieu, qui a lieu en conférant quelque chose aux
réalités, suit le mode de la réalité sue. Or les choses sues par Dieu sont
variables. Sa science est donc variable, elle aussi.
4° Si l’un de
deux relatifs est ôté, l’autre aussi est ôté. Si donc l’un varie, l’autre aussi
varie. Or les choses sues par Dieu sont variables. Sa science l’est donc aussi.
5° Toute science
qui peut s’accroître ou diminuer, peut varier. Or la science de Dieu peut
s’accroître ou diminuer. Elle peut donc varier. Preuve de la mineure :
tout sujet qui sait tantôt plus de choses, tantôt moins, a une science qui
varie. Le sujet qui peut en savoir plus qu’il ne sait, ou moins, a donc une
science variable. Or Dieu peut en savoir plus qu’il ne sait ; en effet, il
sait que des choses existent ou ont existé, ou existeront, celles qu’il fera ;
et il pourrait en faire de plus nombreuses, qu’il ne fera jamais ; et
ainsi, il pourrait savoir plus de choses qu’il ne sait ; et pour la même
raison, il peut en savoir moins qu’il ne sait, car il peut retrancher quelque
chose de celles qu’il fera. Sa science peut donc s’accroître et diminuer.
6° [Le répondant] disait que, bien que des choses plus ou moins nombreuses puissent être soumises à la science divine, cependant, sa science ne varie pas. En sens contraire : de même que les possibles sont soumis à la puissance divine, de même, les réalités connaissables sont soumis à la science divine. Or, si Dieu pouvait faire plus de choses qu’il ne l’a pu, sa puissance s’accroîtrait, et elle diminuerait si elle pouvait faire moins de choses. Donc, pour la même raison, s’il savait plus de choses qu’il n’a su auparavant, sa science s’accroîtrait.
7° À un moment
donné, Dieu a su que le Christ allait naître ; maintenant, il ne sait pas
qu’il va naître, mais qu’il est déjà né. Dieu sait donc quelque chose qu’il n’a
d’abord pas su, et il a su quelque chose que maintenant il ne sait pas ;
et ainsi, sa science varie.
8° De même qu’il
faut à la science une réalité connaissable, de même il lui faut aussi un mode
de connaissance. Or, si le mode de connaissance selon lequel Dieu sait variait,
sa science serait variable. Donc, pour la même raison, puisque les réalités
connaissables par lui varient, sa science sera variable.
9° On dit qu’il y
a en Dieu une science d’approbation selon laquelle il ne connaît que les bons.
Or Dieu peut approuver ceux qu’il n’a pas approuvés. Il peut donc savoir ce
qu’il n’a d’abord pas su ; et ainsi, sa science semble variable.
10° De même que la
science de Dieu est Dieu même, ainsi la puissance de Dieu est également Dieu
même. Or, nous disons que les réalités sont amenées à l’existence par la
puissance de Dieu de façon changeante. Donc, pour la même raison, les réalités
sont connues par la science de Dieu de façon changeante, sans aucun préjudice
pour la perfection divine.
11°
Toute
science qui passe d’une chose à une autre est variable. Or telle est la science
de Dieu, car il connaît les réalités par son essence. Elle est donc variable.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jacq. 1, 17 : « En qui il n’y a ni changement, etc. »
2° Le mouvement
est « l’acte de l’imparfait », comme il est dit au troisième livre
sur l’Âme. Or il n’y a aucune
imperfection dans la science divine. Elle est donc invariable.
3° Toutes les
choses mues se ramènent à un premier [principe] immobile. Or la cause première
de toutes les choses variables est la science divine, comme la cause de tous
les produits de l’art est l’art. La science de Dieu est donc invariable.
Réponse :
Puisque la
science est intermédiaire entre le connaissant et le connu, une variation peut
se produire en elle de deux façons : d’abord du côté du connaissant,
ensuite du côté du connu. Du côté du connaissant, nous pouvons considérer trois
choses dans la science : la science elle-même, son acte et son mode. Et
selon ces trois choses peut se produire une variation dans la science, du côté
de celui qui sait.
Du côté de la
science elle-même, en effet, une variation se produit en elle lorsqu’on
acquiert nouvellement la science d’une chose qui n’était d’abord pas sue, ou
quand on perd la science de ce qui d’abord était su. On remarque alors une
génération ou une corruption, ou bien un accroissement ou une diminution de la
science elle-même. Or une telle variation ne peut se produire dans la science
divine, car la science divine, comme on l’a déjà montré, porte non seulement
sur les étants mais aussi sur les non-étants ; or il ne peut rien y avoir
en plus de l’étant et du non-étant, car rien n’est intermédiaire entre
l’affirmation et la négation. Or quoique, d’une certaine façon, c’est-à-dire en
tant que la science est ordonnée à une œuvre que fait la volonté, la science de
Dieu porte seulement sur les choses existantes dans le présent, le passé ou le
futur, cependant, si selon ce mode de savoir Dieu savait quelque chose qu’il
n’a d’abord pas su, aucune variation n’en résulterait dans sa science, puisque
sa science, autant qu’il est en elle, porte de façon égale sur les étants et
sur les non-étants ; mais s’il en résultait quelque variation en Dieu, ce
serait du côté de la volonté, qui détermine la science à une chose à laquelle
elle ne la déterminait d’abord pas.
Or, dans sa
volonté non plus, aucune variation ne peut en résulter ; en effet,
puisqu’il entre dans la notion de la volonté qu’elle produise librement son
acte, elle peut, pour ce qui regarde sa notion même, se porter indifféremment
vers l’un ou l’autre des opposés, c’est-à-dire vouloir ou ne pas vouloir faire
ou ne pas faire ; cependant, il est impossible qu’en même temps elle
veuille et ne veuille pas ; et dans la volonté divine, qui est immuable,
il ne peut pas non plus se produire que Dieu ait d’abord voulu quelque chose,
et ensuite ne veuille pas cette même chose selon le même temps, car alors sa
volonté serait temporelle et non toute simultanée. Par conséquent, si nous
parlons de la nécessité absolue, il n’est pas nécessaire qu’il veuille ce qu’il
veut ; donc, absolument parlant, il est possible qu’il ne veuille
pas ; mais si nous parlons de la nécessité qui vient d’une supposition,
alors il est nécessaire qu’il veuille, s’il veut ou a voulu ; et ainsi, en
parlant d’après la supposition susdite, c’est-à-dire s’il veut ou a voulu, il
n’est pas possible qu’il ne veuille pas. Or, puisqu’une mutation requiert deux
termes, elle regarde toujours le dernier relativement au premier ; par
conséquent, il ne s’ensuivrait que sa volonté est changeante que s’il lui était
possible de ne pas vouloir ce qu’il veut après l’avoir déjà voulu. Et ainsi,
manifestement, que plus ou moins de choses puissent être sues par lui selon ce
mode de science, n’amène aucune variation dans sa science ou dans sa
volonté ; pour lui, en effet, pouvoir savoir plus de choses, c’est pouvoir
par sa volonté déterminer sa science à faire plus de choses.
Du côté de
l’acte, une variation se produit dans la science de trois façons. D’abord,
parce que le sujet considère actuellement ce qu’il ne considérait pas
auparavant, comme nous disons de celui qui passe de l’habitus à l’acte, qu’il
varie. Or ce mode de variation ne peut exister dans la science de Dieu, car
Dieu n’a pas la science selon un habitus mais seulement en acte, car il n’y a
pas en lui de potentialité comme il y en a dans l’habitus. Ensuite, dans l’acte
de savoir une variation se produit parce que le sujet considère tantôt une
chose, tantôt une autre. Mais cela également est impossible dans la
connaissance divine, car Dieu voit toutes choses par une seule espèce, son
essence, et c’est pourquoi il voit en même temps toutes choses. Enfin, une
variation se produit parce qu’en considérant l’on procède discursivement d’une
chose à l’autre ; et cela non plus ne peut se produire en Dieu car, bien
que le processus discursif requière deux termes pour qu’il puisse avoir lieu
entre eux, on ne peut parler de processus discursif dans la science dès que le
sujet voit deux choses, s’il voit les deux d’un seul regard ; or c’est le
cas dans la science divine, étant donné que Dieu voit toutes choses au moyen
d’une seule espèce.
Du côté du mode
de connaissance, une variation se produit dans la science parce qu’une chose
est plus clairement ou plus parfaitement connue maintenant qu’auparavant ;
ce qui peut avoir lieu pour deux raisons. D’abord en raison de la diversité du
médium par lequel se fait la connaissance, comme c’est le cas, par exemple, de
celui qui a d’abord su quelque chose par un médium probable, et qui sait
ensuite la même chose par un médium nécessaire ; et cela ne peut pas non
plus se produire en Dieu, car son essence, qu’il a pour médium de connaissance,
est invariable. Ensuite, en raison de la puissance intellective, parce qu’un
homme mieux disposé intellectuellement connaît quelque chose avec plus
d’acuité, même si le médium est identique ; et cela non plus ne peut se
produire en Dieu, car la puissance par laquelle il connaît est son essence, qui
est invariable. Il reste donc que la science de Dieu est tout à fait invariable
du côté du connaissant.
Du côté de la
réalité connue, la science varie selon la vérité et la fausseté, car si,
l’estimation demeurant la même, la réalité change, alors l’estimation qui a
d’abord été vraie sera fausse. Mais en Dieu, cela aussi est impossible, car le
regard de la connaissance divine se porte vers la réalité comme elle est dans
son actualité, telle qu’elle est déjà déterminée à une seule chose, et sous ce
rapport elle ne peut varier ultérieurement. En effet, si la réalité elle-même
reçoit une autre disposition, celle-ci sera de nouveau soumise de la même façon
à la vision divine. Et par conséquent, la science de Dieu n’est nullement
variable.
Réponse aux objections :
1° L’assimilation
de la science à l’objet su n’a pas lieu dans une conformité de nature, mais par
représentation ; la science des réalités variables n’est donc pas
nécessairement variable.
2° Bien que,
considéré en soi, l’objet su par Dieu puisse être autrement, cependant il est
soumis à la connaissance divine de telle façon qu’il ne peut se présenter
autrement, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
3° Toute science,
qu’elle ait lieu par réception en provenance des réalités ou par impression sur
les réalités, suit le mode de celui qui sait ; en effet, ces deux sciences
viennent de ce que la ressemblance de la réalité connue est dans le
connaissant, or ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi
il est.
4° Ce à quoi la
science divine se rapporte, en tant qu’il est soumis à la science divine, est
invariable ; par conséquent, la science, elle aussi, est invariable quant
à la vérité, qui peut varier par un changement de la relation susdite.
5° Quand on
dit : « Dieu peut savoir ce qu’il ne sait pas », même si l’on
parle de la science de vision, cela peut être entendu de deux façons :
d’abord en un sens composé, c’est-à-dire en supposant que Dieu n’ait pas su ce
qu’on dit qu’il peut savoir ; et dans ce cas, l’affirmation est fausse,
car ces deux choses ne peuvent être vraies ensemble, à savoir, que Dieu n’ait
pas su quelque chose, et qu’ensuite il le sache. Ensuite, en un sens
divisé ; et dans ce cas, aucune supposition ou condition n’est incluse
dans ce pouvoir ; l’affirmation est donc vraie en ce sens, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit. Mais bien qu’en un certain sens on accorde que Dieu
peut savoir ce qu’il ne savait d’abord pas, on ne peut cependant accorder en
aucun sens l’affirmation « Dieu peut savoir plus de choses qu’il ne
sait » ; car, puisque dire « plus de choses » implique un
rapport à ce qui existe auparavant, l’affirmation est toujours entendue en un
sens composé. Et pour la même raison, on ne doit nullement accorder que la
science de Dieu puisse s’accroître ou diminuer.
6° Nous
l’accordons.
7° Dieu sait les
énoncés sans composer ni diviser, comme on l’a déjà dit, et c’est pourquoi, de
même qu’il connaît les diverses réalités de la même façon lorsqu’elles sont et
lorsqu’elles ne sont pas, de même il connaît les divers énoncés de la même
façon lorsqu’ils sont vrais et lorsqu’ils sont faux, car il sait que chacun est
vrai au temps où il est vrai. En effet, il sait que cet énoncé :
« Socrate court » est vrai quand il est vrai ; et de même
celui-ci : « Socrate courra », et ainsi des autres énoncés.
Voilà pourquoi, bien qu’il ne soit pas vrai, maintenant, que Socrate court,
mais qu’il a couru, cependant Dieu sait les deux, car il regarde simultanément
les deux temps auxquels les deux énoncés sont vrais. Mais s’il savait l’énoncé
en le formant en lui-même, alors il ne saurait un énoncé que lorsqu’il est
vrai, comme c’est le cas pour nous, et ainsi, sa science varierait.
8° Le mode de la
science est dans le sujet même qui sait, mais la réalité sue n’est pas avec sa
nature dans le sujet même qui sait ; voilà pourquoi la science serait
rendue variable par une variation du mode de la science, mais non par une
variation des réalités sues.
9° La réponse
ressort de ce qu’on a dit.
10° L’acte d’une
puissance a son terme hors de l’agent, dans la réalité en sa nature propre, en
laquelle la réalité a un être variable ; voilà pourquoi l’on accorde, du
côté de la réalité produite, que la réalité est amenée à l’existence de façon
changeante. La science, par contre, porte sur les réalités en tant qu’elles
sont en quelque façon dans le connaissant ; puis donc que le connaissant
est invariable, les réalités sont connues par lui de façon invariable.
11° Bien que Dieu
connaisse les autres choses par son essence, il n’y a pas là de passage, car
c’est d’un même regard qu’il voit son essence et les autres choses.
Objections :
Il semble que
non.
1° Dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains,
Origène dit : « Ce n’est pas parce que Dieu sait qu’une chose doit
advenir que cette chose sera ; mais c’est parce qu’elle doit advenir
qu’elle est connue de Dieu avant qu’elle ne se produise. » Il semble donc
que les réalités soient la cause de la science de Dieu, plutôt que l’inverse.
2° Dès que la
cause est posée, l’effet est posé. Or la science de Dieu a existé de toute
éternité. Si donc elle-même est la cause des réalités, il semble que les
réalités aient existé de toute éternité, ce qui est hérétique.
3° D’une cause
nécessaire s’ensuit un effet nécessaire ; les démonstrations qui font
intervenir une cause nécessaire ont donc aussi des conclusions nécessaires. Or
la science de Dieu est nécessaire, puisqu’elle est éternelle. Les réalités qui
sont sues par Dieu seraient donc toutes nécessaires, elles aussi, ce qui est
absurde.
4° Si la science de
Dieu est cause des réalités, alors elle se rapporte aux réalités de la même
façon que les réalités se rapportent à notre science. Or la réalité communique
son mode à notre science, car nous avons une science nécessaire des réalités
nécessaires. Si donc la science de Dieu était la cause des réalités, elle
imposerait son mode de nécessité à toutes les réalités sues, ce qui est faux.
5°
« La
cause première influe sur l’effet plus fortement que la cause seconde. »
Or la science de Dieu, si elle est la cause des réalités, sera cause première.
Puis donc que de causes secondes nécessaires s’ensuit une nécessité dans les
effets, à bien plus forte raison s’ensuivra-t-il de la science de Dieu une
nécessité dans les réalités ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion
que ci-dessus.
6° Une science a
un rapport plus essentiel avec les réalités auxquelles elle se rapporte comme
une cause qu’avec les réalités auxquelles elle se rapporte comme un effet, car
la cause imprime dans l’effet, mais l’inverse n’est pas vrai. Or notre science,
qui se rapporte aux réalités comme leur effet, requiert, pour être elle-même
nécessaire, une nécessité dans les réalités sues. Si donc la science de Dieu
était la cause des réalités, à bien plus forte raison requerrait-elle une
nécessité dans les réalités sues ; et ainsi, elle ne connaîtrait pas les
contingents, ce qui s’oppose à ce qu’on a dit précédemment.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quinzième livre sur la Trinité :
« Toutes ses créatures, spirituelles et corporelles, Dieu ne les connaît
pas parce qu’elles sont, mais elles sont parce qu’il les connaît. » La
science de Dieu est donc cause des réalités.
2° La science de
Dieu est un certain art de créer les réalités ; aussi saint Augustin
dit-il au sixième livre sur la Trinité
que le Verbe est « un art plein des raisons des vivants ». Or l’art
est la cause des produits de l’art. La science de Dieu est donc la cause des
réalités créées.
3° L’opinion
d’Anaxagore, que loue le Philosophe,
semble aller dans le même sens : Anaxagore affirmait que le premier
principe des réalités était une intelligence qui meut et distingue toutes
choses.
Réponse :
L’effet ne peut
être plus simple que la cause ; il est donc nécessaire que partout où se
trouve une nature unique, on puisse se ramener à un unique principe de cette
nature ; par exemple, tous les corps chauds se ramènent à un premier
chaud, le feu, qui est la cause de la chaleur dans les autres chauds, comme il
est dit au deuxième livre de la Métaphysique.
Or toute ressemblance se caractérise par la communauté de quelque forme ;
il est donc nécessaire que toutes les choses qui sont semblables, quelles
qu’elles soient, aient entre elles un rapport tel que ou bien l’une est la
cause de l’autre, ou bien les deux sont causées par une cause unique. Or il y a
en toute science une assimilation de la science à l’objet su ; il est donc
nécessaire, ou que la science soit cause de l’objet su, ou que l’objet soit
cause de la science, ou encore que les deux soient causés par une cause unique.
Or on ne peut pas dire que les réalités sues par Dieu soient causes de science
en lui, car les réalités sont temporelles et la science de Dieu est éternelle,
or le temporel ne peut être cause de l’éternel. Semblablement, on ne peut pas
dire que la science de Dieu et les réalités soient causées par une cause
unique, car rien en Dieu ne peut être causé, puisqu’il est lui-même tout ce
qu’il a. Il reste donc que sa science est cause des réalités. À l’inverse,
notre science est causée par les réalités, dans la mesure où nous la recevons
des réalités. Quant à la science des anges, elle n’est ni cause des réalités ni causée par elles,
mais leur science et les réalités proviennent d’une cause unique ; en
effet, de même que Dieu infuse les formes naturelles dans les réalités afin
qu’elles subsistent, de même il infuse leurs ressemblances dans les esprits des
anges pour qu’ils connaissent les réalités.
Il faut
cependant savoir que la science en tant que telle, tout comme la forme,
n’implique pas une cause active ; en effet, l’action existe lorsqu’une
chose émane de l’agent, alors que la forme, en tant que telle, a l’existence en
perfectionnant ce en quoi elle est, et en se reposant en lui ; aussi la
forme n’est-elle principe d’action que moyennant une puissance ; et certes,
en certaines choses, la forme est elle-même puissance, mais non par sa notion
de forme ; en d’autres, par contre, la puissance est autre chose que la
forme substantielle de la réalité, comme nous le voyons dans les corps, dont
les actions n’émanent que moyennant quelques-unes de leurs qualités.
Semblablement aussi, la science se caractérise par la présence d’une chose dans
le sujet qui sait, et non par sa provenance de celui-ci ; voilà pourquoi
un effet n’émane jamais de la science que moyennant la volonté, qui implique
par définition un certain influx vers les choses voulues ; de même, une
action ne sort jamais de la substance que moyennant une puissance, quoique la
volonté et la science soient parfois identiques, comme en Dieu, mais parfois non,
comme chez les autres êtres. Semblablement aussi, Dieu étant la cause première
de toutes choses, des effets procèdent de lui par l’intermédiaire de causes
secondes ; donc, entre la science de Dieu, qui est cause de la réalité, et
la réalité causée elle-même, se rencontrent deux intermédiaires : l’un du
côté de Dieu, à savoir la volonté divine ; l’autre du côté des réalités
elles-mêmes quant à certains effets, à savoir les causes secondes, par
l’intermédiaire desquelles les réalités proviennent de la science de Dieu. Or
tout effet suit non seulement la condition de la cause première, mais également
celle de la cause intermédiaire ; voilà pourquoi les réalités sues par
Dieu procèdent de sa science selon le mode de sa volonté et selon le mode des
causes secondes, et il n’est pas nécessaire qu’elles suivent en tout le mode de
sa science.
Réponse aux objections :
1° L’intention
d’Origène est de dire que la science de Dieu n’est pas une cause amenant une
nécessité dans l’objet su, au point qu’une chose soit contrainte de se produire
parce que Dieu la connaît. Et ce qu’il dit : « c’est parce qu’elle
doit advenir qu’elle est connue de Dieu », n’implique pas une cause
d’être, mais seulement une cause d’inférence.
2° Parce que les
réalités procèdent de la science moyennant la volonté, il n’est pas nécessaire
qu’elles viennent à l’être toutes les fois qu’il y a science, mais au moment
déterminé par la volonté.
3° L’effet suit
la nécessité de la cause prochaine, qui peut être aussi un moyen terme pour
démontrer l’effet ; mais il n’est pas nécessaire qu’il suive la nécessité
de la cause première, car il peut être empêché par une cause seconde, si
celle-ci est contingente, comme on le voit clairement dans les effets qui sont
produits, chez les êtres sujets à génération et à corruption, par le mouvement
des corps célestes moyennant les puissances inférieures : en effet, à
cause de la possible défaillance des puissances naturelles, ces effets sont
contingents, bien que le mouvement du ciel se comporte toujours de la même
façon.
4° La réalité est
cause prochaine de notre science, et c’est pourquoi elle lui communique son
mode ; mais Dieu est cause première, il n’en va donc pas de même. Ou bien
il faut dire que, si notre science des réalités nécessaires est nécessaire, ce
n’est pas parce que les réalités sues causent la science, mais plutôt à cause
de la vérité qui est requise dans la science et qui est adéquation aux réalités
sues.
5° Bien que la
cause première influe plus fortement que la cause seconde, cependant l’effet
n’est accompli que lorsque survient l’opération de la cause seconde ;
voilà pourquoi, s’il y a dans la cause seconde une possibilité de défaillir, la
même possibilité de défaillir est aussi dans l’effet, bien que la cause
première ne puisse défaillir ; mais si la cause première le pouvait, à
bien plus forte raison l’effet pourrait-il lui aussi défaillir. Par conséquent,
les deux causes étant requises pour l’être de l’effet, le défaut de l’une ou de
l’autre amène un défaut dans l’effet ; si donc l’on pose l’une quelconque
des deux comme contingente, il s’ensuit que l’effet est contingent ; mais
si une seule des deux est posée comme nécessaire, l’effet ne sera pas
nécessaire, les deux causes étant requises pour l’être de l’effet. Or, si la
cause première est contingente, la cause seconde ne peut pas être
nécessaire ; c’est pourquoi la nécessité de la cause seconde entraîne une
nécessité dans l’effet.
6° Il faut
répondre comme au quatrième argument.
Objections :
Il semble que
non.
1°
Toute
science, ou bien est la cause de l’objet su, ou elle est causée par lui, ou du
moins elle procède d’une même cause que lui. Or, ni la science de Dieu n’est la
cause du mal, ni le mal ne la cause, ni rien d’autre n’est la cause de l’un et de
l’autre. La science de Dieu ne porte donc pas sur les maux.
2° Comme il est
dit au deuxième livre de la Métaphysique,
chaque chose se rapporte au vrai comme elle se rapporte à l’être. Or, comme
disent Denys et saint Augustin, le mal n’est pas un étant ; le mal n’est
donc pas vrai. Or rien n’est su que le vrai. Le mal ne peut donc pas être su de
Dieu.
3° Le
Commentateur dit au troisième livre sur l’Âme
que « l’intelligence qui est toujours en acte ne connaît absolument pas la
privation ». Or l’intelligence de Dieu, précisément, est toujours en acte.
Elle ne connaît donc aucune privation. Or « le mal est une privation de
bien », comme dit saint Augustin. Dieu ne connaît donc pas le mal.
4° Tout ce qui
est connu est connu soit au moyen du semblable, soit au moyen du contraire. Or
le mal n’est pas semblable à l’essence de Dieu, par laquelle Dieu connaît
toutes choses, et il ne lui est pas non plus contraire, parce qu’il ne peut lui
nuire, et que l’on appelle « mal » ce qui nuit. Dieu ne connaît donc
pas les maux.
5° Ce qui ne peut
être appris ne peut être su. Or, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre, le mal ne peut être
appris : « par la discipline, en effet, on n’apprend que de bonnes
choses ». Le mal ne peut donc pas être su ; il n’est donc pas connu
par Dieu.
6° Celui qui sait
la grammaire est grammairien. Celui qui sait le mal est donc mauvais. Or Dieu
n’est pas mauvais ; il ne sait donc pas les maux.
En sens contraire :
1° Personne ne
peut venger ce qu’il ignore. Or Dieu est le vengeur des maux. Il les connaît
donc.
2° Aucun bien ne
manque à Dieu. Or la science des maux est bonne, car par elle on les évite.
Dieu a donc connaissance des maux.
Réponse :
Selon le
Philosophe au quatrième livre de la Métaphysique,
celui qui ne pense pas quelque chose d’un ne pense rien. Or une chose est une
en étant indivise en soi et distincte des autres ; donc nécessairement,
quiconque connaît une chose connaît sa distinction d’avec les autres. Or la
première notion de distinction réside dans l’affirmation et la négation ;
il est donc nécessaire que quiconque sait une affirmation connaisse sa
négation ; et parce que la privation n’est rien d’autre qu’une négation
ayant un sujet, comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique, et que « l’un des deux contraires est toujours
une privation », comme il est dit au même livre et au premier livre de la Physique, il en résulte que, par là même
qu’une chose est connue, sa privation et son contraire sont connus. Aussi
est-il nécessaire, puisque Dieu a une connaissance propre de tous ses effets,
connaissant chacun comme distinct dans sa nature, qu’il connaisse toutes les
négations et privations opposées, et toutes les contrariétés qui se rencontrent
dans les réalités ; Puis donc que le mal est la privation du bien, il est
nécessaire, du fait même que Dieu connaît tout bien et la mesure de toute
chose, qu’il connaisse tout mal, quel qu’il soit.
Réponse aux objections :
1° Cette
proposition se vérifie pour la science que l’on a d’une réalité au moyen de sa
ressemblance. Or le mal n’est pas connu de Dieu par sa ressemblance mais par
celle de son opposé ; donc, de ce que Dieu connaît les maux il ne suit pas
que Dieu soit la cause des maux, mais que Dieu est la cause du bien auquel le
mal est opposé.
2° Le non-étant,
par là même qu’il s’oppose à l’étant, est appelé « étant » en un
certain sens, comme on le voit clairement au quatrième livre de la Métaphysique ; et c’est pourquoi le
mal, par là même qu’il s’oppose au bien, est connaissable et vrai.
3° L’opinion du
Commentateur était que Dieu, en connaissant son essence, ne connaîtrait pas de
façon déterminée chacun des effets comme distincts dans leur nature propre,
mais seulement la nature de l’être, qui se trouve en tous. Or le mal ne
s’oppose pas à l’étant universel, mais à un étant particulier ; d’où il
résulte que Dieu ne connaîtrait pas le mal. Mais cette position est fausse,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit ; donc sa conséquence aussi, à
savoir qu’il ne connaîtrait pas la privation ni les maux. En effet, dans
l’intention du Commentateur, l’intelligence ne connaît la privation que par
l’absence en lui d’une forme, absence qui ne peut avoir lieu dans une
intelligence qui est toujours en acte. Mais ce n’est pas nécessaire, car par le
fait même que la réalité est connue, la privation de la réalité est
connue ; aussi les deux sont-elles connues par la présence de la forme
dans l’intelligence.
4° L’opposition
d’une chose à une autre peut être entendue de deux façons : d’abord en
général, comme nous disons que le mal s’oppose au bien, et c’est de cette façon
que le mal s’oppose à Dieu ; ensuite spécialement, comme nous disons que
ce blanc s’oppose à ce noir ; et ainsi, le mal ne s’oppose qu’à ce bien
dont le mal peut priver et auquel il peut nuire ; et en ce sens, le mal
n’est pas opposé à Dieu. C’est pourquoi saint Augustin dit au douzième livre de
la Cité de Dieu que « tandis que
le vice s’oppose à Dieu comme le mal au bien, il s’oppose à la nature qu’il
vicie non seulement comme le mal au bien, mais aussi comme une chose
nuisible ».
5° Le mal, en
tant qu’il est su, est bon, car savoir le mal est un bien ; et ainsi, il
est vrai que tout ce qui peut s’apprendre est bon, non qu’il soit bon en soi,
mais seulement en tant qu’il est su.
6°
La
grammaire est connue lorsqu’on la possède, mais ce n’est pas le cas du
mal ; il n’en va donc pas de même.
Article
1 : Y a-t-il en Dieu des idées ?
Article
2 : Faut-il poser une pluralité d’idées ?
Article
3 : Se rapportent-elles à la connaissance spéculative ?
Article
4 : Le mal a-t-il une idée [en Dieu] ?
Article
5 : La matière prime a-t-elle une idée [en Dieu] ?
Article
6 : Y a-t-il en Dieu une idée des réalités qui ni n’existent, ni
n’existeront, ni n’ont existé ?
Article
7 : Les accidents ont-ils une idée en Dieu ?
Article
8 : Les singuliers ont-ils une idée en Dieu ?
Objections :
Il
semble que non.
1° La science de Dieu est très parfaite. Or la
connaissance que l’on a d’une réalité par son essence est plus parfaite que
celle que l’on a par sa ressemblance. Dieu ne connaît donc pas les réalités par
leurs ressemblances, mais plutôt par leurs essences ; par conséquent, les
ressemblances des réalités, que l’on appelle idées, ne sont pas en Dieu.
2° [Le répondant] disait que Dieu connaît plus parfaitement les réalités en les connaissant au moyen de son essence, qui est une ressemblance des réalités, que s’il les connaissait par leurs essences. En sens contraire : la connaissance est l’assimilation à l’objet connu. Donc, plus le médium de connaissance est semblable et uni à la réalité connue, plus la réalité est parfaitement connue par lui. Or, l’essence des réalités créées est plus unie à celles-ci que l’essence divine. Dieu connaîtrait donc plus parfaitement les réalités s’il les connaissait par leurs essences, qu’en les connaissant au moyen de son essence.
3° [Le répondant] disait que la perfection de la science consiste dans l’union du médium de connaissance non pas avec la réalité connue, mais plutôt avec celui qui connaît. En sens contraire : l’espèce de la réalité, qui est dans l’intelligence, en tant qu’elle possède l’existence en celle-ci, est particulière ; mais dans son rapport à l’objet connu, elle est universelle, parce qu’elle est la ressemblance de la réalité au point de vue de sa nature commune, et non selon des circonstances particulières. Et pourtant, la connaissance qui s’effectue par cette espèce n’est pas singulière mais universelle. La connaissance dépend donc de la relation de l’espèce à la réalité connue, plutôt qu’au sujet qui connaît.
4° Si le Philosophe réprouve l’opinion de Platon
sur les idées, c’est parce que celui-ci a posé que les formes des réalités
matérielles existent sans matière. Or elles sont à bien plus forte raison sans
matière si elles sont dans l’intelligence divine que si elles sont hors d’elle,
car l’intelligence divine est au sommet de l’immatérialité. Il est donc encore
plus aberrant de poser des idées dans l’intelligence divine.
5° Le Philosophe réprouve l’opinion de Platon sur
les idées, en arguant que les idées posées par Platon ne peuvent générer, ni
être générées, et qu’ainsi elles sont inutiles. Or, si on les pose dans
l’esprit divin, les idées ne sont pas générées, parce que tout généré est
composé ; de même, elles ne génèrent pas : en effet, comme les
réalités générées sont composées, et que les générantes sont semblables aux
générées, il est nécessaire que les générantes soient également composées. Il
est donc aberrant de poser des idées dans l’esprit divin.
6° Au septième chapitre des Noms Divins, Denys dit que Dieu connaît les existants à partir des
non-existants, et qu’il ne connaît
pas les réalités selon une idée. Or, on ne pose des idées en Dieu que comme un
moyen de connaître les réalités. Il n’y a donc pas d’idée dans l’esprit de
Dieu.
7° Toute reproduction est proportionnée à son
modèle. Or, il n’y a aucune proportion de la créature à Dieu, comme il n’y en a
pas non plus du fini à l’infini. En Dieu, il ne peut donc pas exister de modèle
des créatures ; les idées étant des formes modèles, il semble donc qu’en
Dieu il n’y a pas d’idée des réalités.
8° L’idée est une règle pour connaître et opérer.
Or ce qui ne peut faillir en connaissant ni en opérant n’a besoin de règle ni
pour l’un ni pour l’autre. Puis donc que Dieu est tel, il ne semble pas
nécessaire de poser des idées en lui.
9° De même que l’un dans la quantité réalise
l’égalité, ainsi dans la qualité l’un réalise la ressemblance, comme il est dit
au cinquième livre de la Métaphysique.
Or, à cause de la différence qu’il y a entre Dieu et la créature, la créature
ne peut en aucune façon être égale à Dieu, ni vice versa ; il n’y a donc pas non plus en Dieu de
ressemblance à la créature. Puis donc que le nom d’idée signifie une
ressemblance à la réalité, il semble qu’il n’y a pas en Dieu d’idée des
réalités.
10° S’il y a des idées en Dieu, ce ne sera que pour
la production des créatures. Or Anselme dit dans son Monologion : « Il est assez manifeste que dans le Verbe,
par lequel tout a été fait, il n’y a pas les ressemblances des réalités, mais
une essence vraie et simple. » Il semble donc que les idées, que l’on
appelle ressemblances des réalités, n’existent pas en Dieu.
11° Dieu connaît de la même façon et lui-même et
les autres réalités ; sinon sa science serait multiple et
divisible. Or Dieu ne se connaît pas lui-même par une idée. Donc les
autres réalités non plus.
En sens contraire :
1° Saint Augustin dit au livre de la Cité de Dieu : « Celui qui nie
qu’il y ait des idées est infidèle, car il nie qu’il y ait un Fils. »
Donc, etc.
2° Tout ce qui agit par son intelligence, a en soi
la notion de son œuvre, à moins qu’il n’ignore ce qu’il fait. Or Dieu agit par
son intelligence, sans ignorer ce qu’il fait. Il y a donc en lui les notions
des réalités, que l’on appelle idées.
3° Comme il est dit au deuxième livre de la Physique, trois causes se ramènent à une
seule, ce sont l’efficiente, la
finale et la formelle. Or Dieu est la cause efficiente et finale des réalités.
Il est donc aussi la cause formelle exemplaire — car il ne peut être cette
forme qui est une partie de la réalité — et nous retrouvons ainsi la même
conclusion que ci-dessus.
4° Une cause universelle ne produit un effet
particulier que si elle est propre ou appropriée. Or, tous les effets
particuliers viennent de Dieu, qui est la cause universelle de tout. Il est
donc nécessaire qu’ils viennent de lui comme de la cause propre ou appropriée
de chacun. Or cela n’est possible qu’au moyen des raisons propres des réalités,
qui existent en lui. Il est donc nécessaire qu’en lui existent les raisons des
réalités, c’est-à-dire les idées.
5° Saint Augustin dit au livre sur l’Ordre : « Je regrette d’avoir
dit qu’il y a deux mondes, le sensible et l’intelligible, non que cela ne soit
vrai, mais parce que je l’ai dit comme venant de moi alors que cela avait été
dit par les philosophes, et parce que cette façon de parler n’est pas
habituelle dans la Sainte Écriture. » Or le monde intelligible n’est pas
autre chose que l’idée du monde. On est donc dans le vrai en posant les idées.
6° Boèce dit au troisième livre sur la Consolation, en s’adressant à
Dieu : « Vous faites venir toutes choses d’un exemple supérieur, vous
gouvernez par votre esprit un monde beau, étant vous-même le Très-beau. »
Le monde, avec tout ce qui est en lui, a donc en Dieu un modèle, et nous
retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
7° Il est dit en Jn 1, 3 :
« Ce qui a été fait, en lui était vie », et ce, comme dit saint
Augustin, parce que toutes les créatures sont dans l’esprit divin comme le
coffre dans l’esprit de l’artisan. Or le coffre est dans l’esprit de l’artisan
par sa ressemblance et son idée. Des idées de toutes les réalités existent donc
en Dieu.
8° Un miroir ne fait connaître des choses que si
leurs ressemblances resplendissent en lui. Or le Verbe incréé est un miroir
faisant connaître toutes les créatures, car par lui le Père se dit lui-même
ainsi que toutes les autres réalités. En lui se trouvent donc les ressemblances
de toutes les réalités.
9° Saint Augustin dit au sixième livre sur la Trinité que le Fils est l’art du Père,
plein de toutes les raisons des vivants. Or ces raisons ne sont pas autre chose
que les idées. Les idées sont donc en Dieu.
10° Selon saint Augustin, il y a deux façons de
connaître les réalités : par leur essence, et par leur ressemblance. Or
Dieu ne connaît pas les réalités par leur essence, car seules les réalités qui
sont dans le connaissant par leur essence sont connues de cette façon. Puis
donc qu’il connaît les réalités, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il
reste qu’il connaît les réalités par leurs ressemblances, et nous retrouvons
ainsi la même conclusion que ci-dessus.
Réponse :
Comme
dit saint Augustin au livre des 83
Questions, nous pouvons en latin, comme par une sorte de traduction, rendre
le nom d’idées par celui de formes, ou d’espèces. On peut parler en trois sens
de la forme d’une réalité. D’abord, il y a celle à partir de laquelle une
réalité est formée : ainsi la formation de l’effet procède de la forme de
l’agent. Mais il n’est pas nécessaire à l’action que les effets parviennent à
réaliser complètement la forme de l’agent, étant souvent imparfaits, surtout
s’il s’agit de causes équivoques. Pour cette raison, la forme dont provient la
formation d’une réalité n’est pas appelée son idée ni sa forme. En deuxième
lieu, on appelle forme d’une réalité celle par laquelle cette réalité est
formée : ainsi l’âme est la forme de l’homme, et la figure de la statue
est la forme du cuivre ; et bien que cette forme qui est une partie du
composé soit appelée en vérité forme de celui-ci, l’on n’a cependant pas
coutume de l’appeler son idée ; parce que le nom d’idée paraît désigner
une forme séparée de ce dont elle est la forme. En troisième lieu, on appelle
forme d’une réalité celle pour laquelle cette réalité est formée ; telle
est la forme exemplaire, pour l’imitation de laquelle une réalité est
constituée ; et tel est le sens usuel du mot idée, en sorte que l’idée est
identique à la forme qu’une réalité imite.
Mais
il faut savoir qu’une réalité peut imiter une forme de deux façons. D’abord par
l’intention de l’agent : ainsi le tableau est réalisé par le peintre afin
qu’il imite quelqu’un dont la figure est représentée. Quelquefois, par contre,
une telle imitation se produit par accident, malgré l’intention, et par
hasard : ainsi les peintres réalisent souvent par hasard l’image d’une
chose qui n’est pas dans leur intention. Or ce qui imite une forme par hasard,
on ne dit pas que cela soit formé pour elle, parce que l’expression
« pour » semble impliquer une relation à la fin ; puis donc que
la forme exemplaire, ou l’idée, est celle pour laquelle une réalité est formée,
il est nécessaire qu’une chose imite par soi, et non par accident, cette forme
exemplaire ou cette idée.
En
outre, nous constatons qu’une chose a deux façons d’être opérée pour une fin.
D’abord, en sorte que l’agent se détermine lui-même la fin, comme il en va de
tous ceux qui agissent par leur intelligence. Parfois, au contraire, la fin est
déterminée à l’agent par un autre agent, l’agent principal ; cela est
clair dans le cas du mouvement de la flèche, qui se meut vers une fin
déterminée, mais cette fin lui est déterminée par le lanceur ; et
semblablement, l’opération de la nature, qui avance vers une fin déterminée,
présuppose une intelligence qui ait déjà fixé une fin à la nature, et qui
ordonne la nature à cette fin, et c’est à ce point de vue que l’on appelle
toute œuvre de la nature une œuvre d’intelligence.
Si
donc une chose est produite pour l’imitation d’une autre par un agent qui ne se
détermine pas à lui-même la fin, alors la forme imitée ne sera pas forme
exemplaire ou idée. Car nous ne disons pas de la forme de l’homme qui engendre
qu’elle est l’idée ou le modèle de l’homme engendré, mais nous le disons
seulement quand ce qui agit pour une fin se détermine à lui-même la fin, que
cette forme soit dans l’agent ou hors de lui. En effet, nous disons de la forme
de l’art dans l’artisan qu’elle est le modèle ou l’idée du produit de
l’art ; et semblablement de la forme qui est hors de l’artisan, pour
l’imitation de laquelle il réalise quelque chose.
Telle
paraît donc être la notion d’idée : l’idée est la forme qu’une chose imite
par l’intention d’un agent qui se prédétermine la fin.
En
conséquence, il est clair que ceux qui affirmaient que tout se produit par
hasard ne pouvaient poser l’idée. Mais cette opinion est réprouvée par les
philosophes, car ce qui arrive par hasard, n’est qu’exceptionnellement
régulier, tandis que nous voyons le cours de la nature procéder toujours de la
même façon, ou la plupart du temps. De même, les idées ne peuvent pas non plus
être posées par ceux qui affirment que tout procède de Dieu par une nécessité
de nature et non par l’arbitre de la volonté : en effet, ce qui agit par
nécessité de nature ne se prédétermine pas à soi-même la fin. Mais cette
position est impossible, car tout ce qui agit pour une fin, s’il ne se
détermine pas à lui-même la fin, c’est un autre [principe] supérieur qui la lui
détermine ; et ainsi, il y aura quelque cause supérieure à lui ; or
cela est impossible, car tous ceux qui parlent de Dieu le considèrent comme la
cause première de tous les étants. Et voilà pourquoi, écartant à la fois
l’opinion d’Épicure qui prétendait que tout advient par hasard, et celle
d’Empédocle et des autres qui posaient que tout advient par nécessité de
nature, Platon affirma l’existence des idées. Et cette raison pour poser les
idées, c’est-à-dire à cause de la prédéfinition des œuvres à faire, est indiquée
par Denys au cinquième chapitre des Noms
Divins, lorsqu’il dit : « Ce que nous appelons modèles, ce sont
toutes ces raisons, productrices d’essence, qui préexistent chacune en Dieu, et
que la théologie nomme prédéfinitions, ou encore décrets bons et divins, parce
qu’ils définissent et produisent toutes réalités, et que c’est en vertu de ces
décrets que le Suressentiel a d’avance défini et produit tous les êtres. »
Mais
la forme exemplaire ou l’idée est d’une certaine façon une fin, et l’artisan reçoit
d’elle la forme par laquelle il agit, si elle est hors de lui. Or il ne
convient pas de poser que Dieu agirait pour une fin autre que lui-même et
recevrait d’ailleurs ce qui lui permet d’agir. Pour cette raison, nous ne
pouvons poser que les idées sont hors de Dieu, mais seulement dans l’esprit
divin.
Réponse aux objections :
1° La perfection de la connaissance peut être
envisagée soit du côté du connaissant, soit du côté de l’objet connu.
L’affirmation selon laquelle la connaissance que permet l’essence est plus
parfaite que celle que permet la ressemblance, est donc à considérer du côté de
l’objet. En effet, ce qui par soi-même est connaissable, est plus connu par soi
que ce qui est connaissable non de soi-même mais seulement en tant qu’il est par
sa ressemblance en celui qui connaît. Et il n’est pas aberrant de poser que les
réalités créées sont moins connaissables que l’essence divine, qui est par
soi-même connaissable.
2° Deux choses sont nécessaires à l’espèce qui est
un médium de connaissance : représenter la réalité connue, ce qui lui
revient par sa proximité avec l’objet à connaître ; et avoir une existence
spirituelle, ou immatérielle, ce qui lui revient parce qu’elle possède l’être
en celui qui connaît. Ainsi une chose est mieux connue au moyen de l’espèce qui
est dans l’intelligence, qu’au moyen de l’espèce qui est dans le sens, parce
qu’elle est plus immatérielle. Et semblablement, une chose est mieux connue par
l’espèce de la réalité qui est dans l’esprit divin, qu’elle ne pourrait l’être
par son essence elle-même — même en supposant que l’essence de la réalité
puisse être un médium de connaissance, nonobstant sa matérialité.
3° Dans la connaissance, il y a deux choses à
considérer : la nature même de la connaissance — et celle-ci
dépend de l’espèce, en fonction du rapport qu’elle entretient avec
l’intelligence en laquelle elle réside —, et la détermination de la
connaissance relativement à l’objet connu — et celle-ci dépend de la
relation de l’espèce à la réalité elle-même. Ainsi, plus l’espèce est semblable
à la réalité connue par mode de représentation, plus la connaissance est
déterminée ; et plus elle accède à l’immatérialité, qui est la nature du
connaissant en tant que tel, plus elle fait connaître puissamment.
4° Il est contre la notion de formes naturelles
que celles-ci soient par elles-mêmes immatérielles ; mais il n’est pas
aberrant qu’elles tiennent l’immatérialité d’un autre [sujet] en lequel elles
sont ; ainsi dans notre intelligence, les formes des réalités naturelles
sont immatérielles. Il est donc aberrant de poser que les idées des réalités
naturelles sont par elles-mêmes subsistantes, mais non de les poser dans
l’esprit divin.
5° Les idées existant dans l’esprit divin ne sont
ni générées, ni générantes, en rigueur de termes ; mais elles sont
créatrices et productrices des réalités ; ainsi saint Augustin, au livre
des 83 Questions, dit :
« Bien qu’elles ne voient le jour ni ne périssent, cependant tout ce qui
peut se former et périr est dit formé par elles. » Et il n’est pas
nécessaire que l’agent premier, dans une composition, soit semblable au
généré ; mais cela est nécessaire pour l’agent prochain. Et précisément
Platon posait que les idées étaient le principe de la génération, c’est-à-dire
le principe prochain ; aussi le raisonnement de l’objection le
contredit-il à bon droit.
6° L’intention de Denys est de dire que Dieu ne
connaît pas par une idée prise des réalités, ni en connaissant séparément les
réalités par l’idée ; c’est pourquoi une autre traduction de ce passage
dit : « Il ne considère pas chaque objet dans sa vision. » Par
conséquent, cela n’exclut pas entièrement l’existence des idées.
7° Bien qu’il ne puisse y avoir aucune proportion
de la créature à Dieu, cependant il peut y avoir une proportionnalité ; et
nous avons exposé fréquemment ce point dans la question précédente.
8° Parce qu’il ne peut pas ne pas être, Dieu n’a
pas besoin d’une essence qui soit autre chose que son existence. De même, parce
qu’il ne peut faillir en connaissant ou en opérant, il n’a pas besoin d’une
règle autre que lui-même. Mais s’il ne peut faillir, c’est parce qu’il est
lui-même sa propre règle ; de même que s’il ne peut pas ne pas être, c’est
parce que son essence est son existence.
9° En Dieu, il n’y a pas de quantité dimensive,
selon laquelle l’égalité pourrait se concevoir ; mais la quantité y est
comme une quantité intensive : en ce sens la blancheur est dite grande, parce qu’elle atteint parfaitement sa
nature. Or l’intensité d’une forme se rapporte au mode de possession de cette
forme. Et bien que ce qui appartient à Dieu s’étende en quelque sorte aux
créatures, cependant on ne peut nullement accorder que la créature ait une
chose comme Dieu la possède ; aussi, quoique nous accordions qu’une
ressemblance existe d’une certaine façon entre Dieu et nous, nous n’accordons
nullement qu’il y ait une égalité.
10° L’intention d’Anselme, comme il ressort d’un
examen attentif de ses paroles, est de dire qu’il n’y a pas dans le Verbe une
ressemblance prise des réalités elles-mêmes, mais que toutes les formes des
réalités sont prises du Verbe ; voilà pourquoi il dit que le Verbe n’est
pas une ressemblance des réalités, mais que les réalités sont des imitations du
Verbe. Ainsi l’idée n’est pas exclue, puisque l’idée est la forme qu’une chose
imite.
11° Dieu connaît de la même façon soi-même et les
autres réalités, si la façon de connaître est prise du côté de celui qui
connaît, mais non si elle est prise du côté de la réalité connue : en
effet, la créature qui est connue par Dieu n’est pas réellement identique au médium par lequel Dieu connaît, mais
celui-ci est réellement identique à Dieu ; c’est pourquoi il n’en résulte
aucune multiplicité dans son essence.
Objections :
Il
semble que non.
1° En Dieu, les attributs essentiels ne sont pas
moins véritablement en lui que les attributs personnels. Or la pluralité des
propriétés personnelles induit la pluralité des Personnes, à cause desquelles
Dieu est appelé trine. Puis donc que les idées, étant communes aux trois
Personnes, sont essentielles, si elles sont plusieurs en Dieu suivant la
pluralité des réalités, il s’ensuit qu’il n’y a pas seulement trois Personnes
en lui, mais une infinité.
2° [Le répondant] disait que les idées ne sont pas essentielles, car elles sont l’essence même. En sens contraire : la bonté, la sagesse et la puissance de Dieu sont son essence, et pourtant elles sont appelées « attributs essentiels ». Donc les idées aussi, bien qu’elles soient l’essence même, peuvent être dites essentielles.
3° Tout ce qui est attribué à Dieu, doit lui être
attribué de la plus noble façon. Or Dieu est le principe des réalités ;
l’on doit donc poser en lui au plus haut point tout ce qui se rapporte à la
noblesse du principe. Or telle est l’unité, car toute puissance unie est plutôt
infinie que multipliée, comme il est dit au livre des Causes. L’unité souveraine est donc en Dieu. En conséquence, il est
un non seulement réellement, mais aussi rationnellement, car ce qui est un de
l’une et l’autre façon, est plus un que ce qui l’est d’une seule façon ;
et par conséquent, il n’y a pas en lui pluralité de raisons ou d’idées.
4° Le Philosophe dit au cinquième livre de la Métaphysique : « Est tout à
fait un, ce qui ne peut être séparé ni quant à l’intelligence, ni quant au
temps, ni quant au lieu, ni quant à la raison ; et cela vaut
particulièrement dans le genre substance. » Si donc Dieu, parce qu’il est
l’étant parfait, est parfaitement un, il ne peut être séparé quant à la raison ;
et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
5° S’il y a plusieurs idées, alors elles sont
inégales, car l’une contiendra seulement l’être, une autre l’être et le vivre,
une autre aura en plus le penser, suivant que la réalité à laquelle appartient
l’idée est diversement assimilée à Dieu. Puis donc qu’il est aberrant de poser
une inégalité en Dieu, il semble qu’il ne puisse y avoir en lui une pluralité
d’idées.
6° Dans les causes matérielles, on s’arrête à une
matière prime unique, et semblablement dans les causes efficientes et finales.
Dans les formelles, on s’arrête donc aussi à une forme unique et première. Or
on aboutit ainsi aux idées, parce que, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, les idées sont les
principales formes ou raisons des réalités. Il n’y a donc en Dieu qu’une seule
idée.
7° [Le répondant] disait que, bien qu’il y ait une seule forme première, cependant on dit qu’il y a plusieurs idées suivant les différents rapports de celle-ci. En sens contraire : on ne peut pas dire que les idées se diversifient à cause du rapport à Dieu en qui elles sont, puisqu’il est un ; ni à cause du rapport aux réalités préconçues en tant qu’elles sont dans la cause première, puisqu’elles sont un en elle, comme le dit Denys ; ni à cause du rapport aux réalités préconçues en tant qu’elles existent dans leur nature propre, puisque ainsi les réalités préconçues sont temporelles alors que les idées sont éternelles. Donc en aucune façon les idées ne peuvent être dites nombreuses par rapport à la forme première.
8° Aucune relation qui est entre Dieu et la
créature n’est en Dieu, mais elle est seulement dans la créature. Or l’idée ou
le modèle implique une relation de Dieu à la créature. Cette relation n’est
donc pas en Dieu mais dans la créature. Puis donc que l’idée est en Dieu, on ne
peut diversifier les idées par des rapports de ce genre.
9° L’intelligence qui pense au moyen de plusieurs
choses est composée, et passe de l’une à l’autre. Or cela est étranger à
l’intelligence divine. Puis donc que les idées sont les raisons des réalités et
que Dieu pense par elles, il semble qu’il n’y ait pas plusieurs idées en Dieu.
En sens contraire :
1° Le même, suivant un même rapport, est de nature
à ne produire que la même chose. Or Dieu fait des réalités nombreuses et
différentes. Il cause donc les réalités non pas suivant la même raison, mais
selon plusieurs. Or les raisons au moyen desquelles les réalités sont produites
par Dieu sont les idées. Il y a donc plusieurs idées en Dieu.
2° Saint Augustin dit au livre des 83 Questions : « Il reste que
tout a été créé au moyen d’une raison ; non pas la même pour l’homme et le
cheval ; car il est absurde de le penser. » Chaque chose a donc été
créée par une raison propre ; il y a donc plusieurs idées.
3° Saint Augustin dit dans sa Lettre à Nebridius que, de même qu’il est aberrant de dire que
l’angle et le carré ont une même raison, il est aberrant de dire qu’en Dieu,
l’homme et cet homme ont une même raison. Il semble donc qu’il y ait plusieurs
raisons idéales en Dieu.
4° « C’est par la foi que nous savons que les
siècles ont été formés par la parole de Dieu, en sorte que les choses que l’on
voit ont été faites de choses invisibles » (He 11, 3). Or il appelle
invisibles, au pluriel, les espèces idéales. Il y en a donc plusieurs.
5° Ainsi qu’il ressort des autorités déjà citées,
les saints désignent les idées par les noms d’art et de monde. Or l’art
implique une certaine pluralité, car c’est l’ensemble des préceptes qui tendent
à une seule fin ; et le monde aussi, semblablement, puisqu’il implique
l’ensemble de toutes les créatures. Il est donc nécessaire de poser plusieurs
idées en Dieu.
Réponse :
Certains,
ayant posé que Dieu agit par son intelligence et non par nécessité de nature,
ont prétendu qu’il n’a qu’une seule intention, celle de la création en général,
tandis que la distinction des créatures aurait été réalisée par les causes
secondes. Ils disent, en effet, que Dieu a d’abord créé une intelligence, qui a
produit trois choses : l’âme, le monde
et une autre intelligence ; et qu’ainsi, progressivement, une
pluralité de réalités procéda d’un principe premier unique. Et suivant cette
opinion, il y aurait certes en Dieu une idée, mais une seule et commune à toute
la création, alors que les idées propres de chaque réalité seraient dans les
causes secondes ; dans le même sens, Denys rapporte au cinquième chapitre
des Noms Divins qu’un certain
philosophe Clément posa que les principaux étants étaient les modèles des
inférieurs.
Mais
cela ne peut être soutenu, car si l’intention de quelque agent se portait vers
une seule chose, tout ce qui viendrait s’ajouter à ce dont il a eu
principalement l’intention serait malgré cette intention, et comme
fortuit ; par exemple, si quelqu’un avait l’intention de faire un triangle,
il dépasserait son intention qu’il soit grand ou petit. Or le particulier vient
s’ajouter au général qui le contient ; par conséquent, si l’intention de
l’agent va seulement vers quelque chose de général, ce sera malgré son
intention qu’il sera déterminé d’une quelconque façon par quelque chose de
particulier ; par exemple, si la nature avait l’intention de générer
seulement un animal, il dépasserait son intention que l’être généré soit homme
ou cheval. Si donc l’intention de Dieu qui opère ne regardait que la créature
en général, alors toute la distinction de la création adviendrait par hasard.
Or il est aberrant de dire qu’elle est par accident par rapport à la cause
première, et par soi par rapport aux causes secondes : car ce qui est par
soi est avant ce qui est par accident ; or le rapport d’une chose à la
cause première est avant son rapport à la cause seconde, comme cela est prouvé
au livre des Causes ; il est
donc impossible qu’elle soit par accident relativement à la cause première et
par soi relativement à la cause seconde. Mais l’inverse peut se produire :
ainsi nous constatons que les réalités qui arrivent par hasard de notre point
de vue, sont déjà connues de Dieu et ordonnées par lui. Par conséquent, il est
nécessaire de dire que toute la distinction des réalités est prédéfinie par
lui. Et voilà pourquoi il est nécessaire de poser en Dieu la raison propre de
chaque réalité, et par suite, de poser en lui plusieurs idées.
Or
le mode de cette pluralité peut être envisagé comme suit. Une forme peut être
de deux façons dans l’intelligence. D’abord en sorte qu’elle soit le principe
de l’acte de penser, comme la forme possédée par celui qui pense en tant qu’il
pense ; et celle-ci est la ressemblance en lui de l’objet pensé. Ensuite
de telle sorte qu’elle soit le terme de l’acte de penser, comme l’artisan, en
pensant, imagine la forme de la maison ; et puisque cette forme est
imaginée au moyen de l’acte de penser, et comme effectuée par cet acte, elle ne
peut être le principe de l’acte de penser au point d’être le principe premier
par quoi l’on pense ; mais elle joue plutôt le rôle d’objet pensé par
lequel le sujet qui pense opère quelque chose. Néanmoins la forme susdite est
le principe second par quoi l’on pense, car par la forme imaginée l’artisan pense
ce qui est à opérer ; ainsi également dans l’intelligence spéculative,
nous constatons que l’espèce par laquelle l’intelligence est déterminée
formellement pour penser en acte, est le principe premier par quoi l’on
pense ; et, dès lors qu’elle a été mise en acte, l’intelligence peut
opérer par une telle forme en formant les quiddités des réalités, et en
composant et divisant ; par conséquent cette quiddité formée dans
l’intelligence — et aussi la composition et la division — est une certaine
œuvre qu’elle possède, par laquelle cependant l’intelligence vient à connaître
la réalité extérieure ; et ainsi, cette quiddité est pour ainsi dire le
principe second par quoi l’on pense.
Or,
si l’intelligence de l’artisan réalisait quelque produit de l’art à la ressemblance
d’elle-même, alors l’intelligence même de l’artisan serait une idée, non pas,
certes, en tant qu’intelligence, mais en tant qu’objet pensé. Et parmi les
réalités qui sont produites à l’imitation d’une autre chose, tantôt ce qui
imite l’autre chose l’imite parfaitement, et dans ce cas l’intelligence
opérative préconcevant la forme de la chose opérée a comme idée la forme même
de la réalité imitée telle que cette réalité la possède ; tantôt, au
contraire, ce qui est à l’imitation de l’autre chose ne l’imite pas
parfaitement, et dans ce cas, ce n’est pas absolument que l’intelligence
opérative prendrait la forme de la réalité imitée comme idée ou modèle de la
réalité à opérer, mais avec une proportion déterminée, suivant laquelle la
reproduction trahirait ou imiterait le modèle principal. Donc, je dis que Dieu,
qui opère tout par son intelligence, produit tout à la ressemblance de son
essence ; ainsi son essence est l’idée des réalités, non pas, certes, en
tant qu’elle est essence, mais en tant qu’elle est pensée. Les réalités créées,
quant à elles, n’imitent pas parfaitement l’essence divine ; par
conséquent, l’essence est prise par l’intelligence divine comme l’idée des
réalités non pas absolument, mais avec la proportion de la créature devant
exister à l’essence divine elle-même, suivant qu’elle la trahit ou bien
l’imite.
Or,
les différentes réalités l’imitent diversement, et chacune avec son propre
mode, puisque chacune a un être distinct de l’autre ; et voilà pourquoi
l’essence divine elle-même, comprise avec les divers rapports des réalités à
elle, est l’idée de chaque réalité. Puis donc que les rapports des réalités
sont différents, il est nécessaire qu’il y ait une pluralité d’idées ; et
certes, il y a une idée unique de toutes les réalités du côté de
l’essence ; mais la pluralité se rencontre du côté des divers rapports des
créatures à elle.
Réponse aux objections :
1° Si les propriétés personnelles induisent une
distinction des Personnes en Dieu, c’est parce qu’elles s’opposent entre elles
d’une opposition de relation ; ainsi les propriétés non opposées, telles
la spiration commune et la paternité, ne distinguent pas les Personnes. Or ni
les idées ni les autres attributs essentiels n’ont d’opposition entre
eux ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.
2° Il n’en va pas de même pour les idées et pour
les attributs essentiels. En effet, la signification principale des attributs essentiels ne comporte rien de plus que
l’essence du Créateur ; aussi ne sont-ils pas diversifiés, bien que Dieu
se rapporte aux créatures sous leurs aspects, en tant qu’il fait les bons selon
la bonté, les sages selon la sagesse. Mais la signification principale de
l’idée comporte quelque chose d’autre, en plus de l’essence, c’est le rapport
même de la créature à l’essence, rapport qui complète formellement la notion
d’idée, et en raison duquel on dit qu’il y a plusieurs idées. Néanmoins, pour autant qu’elles se
rapportent à l’essence, rien n’empêche les idées d’être appelées essentielles.
3° La pluralité de raisons revient parfois à une
différence de réalité : ainsi Socrate et Socrate assis diffèrent de raison, et cela revient à la différence entre
substance et accident ; et semblablement, homme et animal diffèrent de
raison, et cette différence revient à la différence entre forme et matière, car
le genre se prend de la matière tandis que la différence spécifique se prend de
la forme ; aussi une telle différence selon la raison s’oppose-t-elle tout
à fait à l’unité et à la simplicité. Mais parfois, la différence de raison ne
revient pas à une diversité de réalité, mais à la vérité de la réalité, qui est
diversement intelligible ; et c’est en ce sens que nous posons une
pluralité de raisons en Dieu ; ceci ne s’oppose donc pas à la suprême
unité ou simplicité.
4° Dans ce passage, le Philosophe nomme raison la
définition ; mais en Dieu, on ne doit pas entendre les diverses raisons
comme des définitions, car aucune de ces raisons ne comprend l’essence divine.
Cela est donc étranger à notre propos.
5° La forme qui est dans l’intelligence a un
double rapport : d’une part à la réalité dont elle est la forme, d’autre
part à ce en quoi elle est. Le premier rapport ne lui donne pas une qualité,
mais une relation : car les choses matérielles n’ont pas une forme
matérielle, ni les choses sensibles une forme sensible. Mais l’autre rapport la
qualifie, car elle suit le mode d’être de ce en quoi elle est. Par conséquent,
de ce que certaines des réalités préconçues imitent plus parfaitement que
d’autres l’essence divine, il suit que les idées sont non pas inégales, mais de
choses inégales.
6° La forme première et unique à laquelle tout
revient, est l’essence divine elle-même considérée en soi ; et c’est en la
considérant que l’intelligence divine invente, pour ainsi dire, différents
modes d’imitation de l’essence, en lesquels consiste la pluralité des idées.
7° Les idées sont diversifiées par les divers
rapports aux réalités qui existent dans leur nature propre ; et si ces
réalités sont temporelles, il n’est cependant pas nécessaire que ces rapports
soient temporels, car l’action de l’intelligence, même humaine, porte sur une
chose même quand elle n’existe pas, comme lorsque nous considérons les choses
passées. Or la relation suit l’action, comme il est dit au cinquième livre de
la Métaphysique ; aussi les
rapports aux réalités temporelles, dans l’intelligence divine, sont-ils
éternels.
8° La relation qui existe entre Dieu et la
créature n’est pas en Dieu réellement ; cependant, elle est en Dieu du
point de vue de notre intelligence. Et semblablement, elle peut être en lui du
point de vue de son intelligence, en tant qu’il considère le rapport des
réalités à son essence ; et ainsi, ces rapports sont en Dieu en tant que
pensés par lui.
9° L’idée n’est pas le principe premier par quoi
une chose est pensée, mais elle est l’objet pensé existant dans l’intelligence.
Or l’uniformité de l’intelligence dépend de l’unité du principe premier par
quoi une chose est pensée, comme l’unité de l’action dépend de l’unité de la
forme de l’agent, qui est le principe de l’action. Par conséquent, bien que les
rapports pensés par Dieu soient nombreux — en eux consiste la pluralité des
idées —, cependant, parce qu’il les pense tous au moyen de son unique essence,
son intelligence n’est pas multiple, mais une.
Objections :
Il
semble que ce soit seulement à la connaissance pratique.
1° Comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, les idées sont les formes
principales des réalités, par lesquelles est formé tout ce qui naît ou périt.
Or rien n’est formé par la connaissance spéculative. La connaissance
spéculative n’a donc pas d’idée.
2° [Le répondant] disait que les idées ne se rapportent pas seulement à ce qui naît ou périt, mais encore à ce qui peut naître ou périr, comme saint Augustin le dit dans le même passage ; et par conséquent, l’idée se rapporte aux choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé, mais qui pourtant peuvent exister, et dont Dieu a une connaissance spéculative. En sens contraire : on appelle pratique la science par laquelle on sait la façon d’opérer, même si l’on n’a jamais l’intention d’opérer ; et ainsi une partie de la médecine est dite pratique. Or Dieu sait la façon d’opérer les choses qu’il peut faire, quoiqu’il ne se propose pas de les faire ; il en a donc aussi une connaissance pratique ; et par conséquent, de l’une et l’autre façon l’idée se rapporte à la connaissance pratique.
3° L’idée n’est autre que la forme modèle. Or on
ne peut parler de forme modèle que dans la connaissance pratique, car le modèle
est ce pour l’imitation de quoi une autre chose est faite. Les idées regardent
donc seulement la connaissance pratique.
4° Selon le Philosophe, l’intelligence pratique
porte sur les réalités dont les principes sont en nous. Or les idées qui
existent dans l’intelligence divine sont les principes des réalités préconçues.
Elles se rapportent donc à l’intelligence pratique.
5° Toutes les formes de l’intelligence ou bien
proviennent des réalités, ou bien leur sont destinées : celles qui leur
sont destinées appartiennent à l’intelligence pratique, et celles qui en
proviennent appartiennent à la spéculative. Or, aucune forme de l’intelligence
divine ne provient des réalités, puisque celle-ci n’en reçoit rien. Elles sont
donc destinées aux réalités ; et par conséquent, elles se rapportent à
l’intelligence pratique.
6° Si en Dieu, l’idée de l’intelligence pratique
diffère de celle de l’intelligence spéculative, alors cette diversité ne peut
dépendre de quelque chose d’absolu, car tout attribut de ce genre est unique en
Dieu ; ni d’un rapport d’identité, comme lorsque nous disons le même
identique au même, parce qu’un tel rapport n’induit aucune pluralité ; ni
par un rapport de diversité, car la cause n’est pas diversifiée, quoique les
effets le soient. On ne peut donc en aucune façon distinguer l’idée de la
connaissance spéculative de celle de la connaissance pratique.
7° [Le répondant] disait que les deux idées se distinguent en ceci, que l’idée pratique est principe d’être, tandis que la spéculative est principe de connaissance. En sens contraire : les principes de l’être et de la connaissance sont les mêmes. L’idée spéculative n’est donc pas distinguée par là de l’idée pratique.
8° La connaissance spéculative ne semble pas être
autre chose en Dieu que la simple connaissance de lui-même. Or la simple
connaissance ne peut rien comporter d’autre en plus de la connaissance. Puis
donc que l’idée ajoute un rapport aux réalités, il semble qu’elle ne se
rapporte pas à la connaissance spéculative, mais seulement à la pratique.
9° La fin de l’intelligence pratique est le bien.
Or, le rapport de l’idée ne peut avoir pour terme que le bien, car les maux se
produisent malgré l’intention. L’idée regarde donc la seule intelligence
pratique.
En sens contraire :
1° La connaissance pratique ne s’étend qu’aux
choses à faire. Or Dieu connaît au moyen des idées non seulement les
choses à faire, mais encore les choses présentes et faites. Les idées ne
s’étendent donc pas seulement à la connaissance pratique.
2° Dieu connaît plus parfaitement les créatures
qu’un artisan ne connaît les produits de l’art. Or l’artisan créé possède, au
moyen des formes par lesquelles il opère, la connaissance spéculative des
œuvres ; donc Dieu aussi, à bien plus forte raison.
3° La connaissance spéculative est celle qui
considère les principes et les causes des réalités, ainsi que leurs passions.
Or Dieu connaît au moyen des idées tout ce qui peut être connu parmi les
réalités. Donc en Dieu, les idées ne se rapportent pas seulement à la
connaissance pratique, mais aussi à la spéculative.
Réponse :
Comme
il est dit au troisième livre sur l’Âme,
l’intelligence pratique diffère de la spéculative par la fin ; or la fin
de la spéculative est la vérité prise absolument, tandis que celle de
l’intelligence pratique est l’opération, comme il est dit au deuxième livre de
la Métaphysique. Donc, une
connaissance est dite pratique relativement à une œuvre, ce qui se produit de
deux façons. Parfois, elle est actuellement ordonnée à une œuvre : ainsi
l’artisan, ayant préconçu une forme, se propose de l’introduire dans une
matière ; et dans ce cas, la connaissance et la forme de la connaissance
sont actuellement pratiques. Parfois, au contraire, la connaissance est certes
ordonnable à l’acte, mais elle n’est pas actuellement ordonnée ; comme par
exemple lorsque l’artisan imagine la
forme d’un ouvrage, qu’il sait la façon d’opérer, et n’a cependant pas
l’intention d’opérer. Alors, la connaissance est pratique habituellement ou
virtuellement, non actuellement. Mais lorsque la connaissance n’est aucunement
ordonnable à l’acte, alors elle est purement spéculative ; et cela se
produit aussi de deux façons. D’abord, quand la connaissance porte sur ces
réalités qui ne peuvent par nature être produites au moyen de la science de
celui qui connaît, comme lorsque nous connaissons les réalités naturelles.
Parfois, au contraire, la réalité connue est certes opérable au moyen de la
science, cependant elle n’est pas considérée telle qu’elle est opérable ;
car par l’opération, la réalité est produite à l’existence. Il est en effet des
choses qui peuvent être séparées par l’intelligence sans être séparables du
point de vue de l’être. Quand donc on considère une réalité opérable par
l’intelligence en distinguant l’une de l’autre les choses qui ne peuvent être
distinguées du point de vue de l’être, la connaissance n’est pratique ni
actuellement ni habituellement, mais elle est seulement spéculative :
ainsi, par exemple, un artisan considère une maison en en recherchant les
dispositions passives, le genre, les différences et autres choses semblables
que l’on rencontre indistinctement du point de vue de l’être dans la réalité
même. Mais on considère la réalité telle qu’elle est opérable quand on
considère en elle tout ce qui est simultanément requis pour son être.
Et
de ces quatre façons la connaissance de Dieu entretient un rapport avec les
réalités. En effet, sa science est cause des réalités. Il en connaît donc
certaines en les ordonnant au propos de sa volonté afin qu’elles existent en un
temps, quel qu’il soit, et il en a une connaissance actuellement pratique.
Il
en connaît d’autres, au contraire, qu’il n’a l’intention de faire en aucun
temps, car il connaît les choses qui ni n’ont existé ni n’existent ni
n’existeront, comme on l’a dit dans la question précédente ; et il en a
certes une connaissance en acte, mais elle n’est pratique que virtuellement, et non
actuellement. Quant aux réalités qu’il fait ou qu’il peut faire, il les
considère non seulement en tant qu’elles sont dans leur être propre, mais
encore suivant tous les concepts que l’intelligence humaine peut analytiquement
appréhender en elles ; les réalités par lui opérables sont donc aussi connues
de lui telles qu’elles ne sont pas opérables. Il connaît en outre certaines
réalités dont sa science ne peut pas être la cause, tels les maux. Par
conséquent, c’est en toute vérité que nous posons en Dieu et la connaissance
pratique, et la connaissance spéculative.
Maintenant
donc, il nous faut voir de laquelle de ces façons l’idée peut être posée dans
la connaissance divine. Comme dit saint Augustin, l’idée est appelée forme en
propriété de terme ; mais si nous envisageons la réalité, l’idée est la
raison ou la ressemblance de la réalité. Or, en certaines formes, nous trouvons
un double rapport : d’abord à ce qui est formé par elles, comme la science
se rapporte à celui qui sait ; ensuite à ce qui est à l’extérieur, comme
la science se rapporte à l’objet de science ; cependant ce rapport n’est
pas commun à toute forme, comme le premier. Par conséquent, le nom de forme
implique seulement le premier rapport ; et c’est pourquoi la forme connote
toujours un rapport de cause. Car la forme est en quelque sorte la cause de ce
qui est formé par elle, qu’une telle formation se produise par mode
d’inhérence, comme dans les formes intrinsèques, ou bien par mode d’imitation,
comme dans les formes exemplaires. Mais la ressemblance et la raison possèdent
aussi le second rapport, par lequel ne leur convient pas la relation de cause.
Si donc nous parlons de l’idée selon la raison formelle signifiée par son nom,
alors elle ne s’étend qu’à cette science par laquelle une chose peut être
formée ; et c’est la connaissance qui est actuellement pratique, ou celle
qui ne l’est que virtuellement, et qui, d’une certaine façon, est aussi
spéculative. Mais si nous donnons à l’idée le sens commun de ressemblance ou de
raison, alors l’idée peut se rapporter purement à la connaissance spéculative.
Ou bien, en termes plus propres, disons que l’idée regarde la connaissance
actuellement ou virtuellement pratique, tandis que la ressemblance et la raison
regardent aussi bien la pratique que la spéculative.
Réponse aux objections :
1° Saint Augustin rapporte la formation de l’idée
non seulement aux choses qui ont lieu, mais aussi à celles qui peuvent avoir
lieu, et sur lesquelles, si elles n’ont jamais lieu, porte une connaissance en
quelque sorte spéculative, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
2° Cet argument est probant pour la connaissance
qui est pratique virtuellement et non actuellement ; et rien n’empêche de
la dire spéculative en quelque sorte, parce qu’elle s’éloigne de l’opération du
point de vue de l’acte.
3° Le modèle, bien qu’il implique un rapport à ce
qui est à l’extérieur, a cependant relativement à cet extérieur un rapport de
cause ; et voilà pourquoi, au sens propre, il se rapporte à la
connaissance qui est habituellement ou virtuellement pratique, et pas seulement
à celle qui l’est actuellement : car une chose peut être appelée modèle
dès qu’une réalité peut être faite pour l’imiter, même si cela ne se produit
jamais ; et c’est aussi le cas pour les idées.
4° L’intelligence pratique porte sur les choses
dont les principes sont en nous, non pas n’importe comment, mais en tant
qu’elles sont opérables par nous. Nous pouvons donc avoir aussi une
connaissance spéculative de réalités dont les causes sont en nous, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit.
5° On ne distingue pas l’intelligence spéculative
de l’intelligence pratique par la possession de formes provenant des réalités
ou destinées à elles, car même en nous l’intelligence pratique a parfois des
formes prises des réalités : par exemple lorsqu’un artisan, à la vue de
quelque ouvrage, conçoit la forme par laquelle il a l’intention d’opérer. Par
conséquent, il n’est donc pas non plus nécessaire que toutes les formes qui
appartiennent à l’intelligence spéculative soient reçues des réalités.
6° On ne distingue pas en Dieu l’idée pratique de
l’idée spéculative comme si elles étaient deux idées, mais parce que, du point
de vue de notre manière de connaître, le pratique ajoute au spéculatif une
relation à l’acte ; de même, homme ajoute le rationnel à l’animal, et pourtant
l’homme et l’animal ne sont pas deux réalités.
7° Les principes de l’être et de la connaissance
sont dits identiques, dans la mesure où tous les principes de l’être, quels
qu’ils soient, sont également principes de connaissance ; mais non
l’inverse, puisque les effets sont parfois principes de la connaissance des
causes. Rien n’empêche donc que les formes de l’intelligence spéculative soient
seulement principes de connaissance, alors que les formes de l’intelligence
pratique sont en même temps principes d’être et de connaissance.
8° La connaissance est appelée simple non pour
exclure le rapport de la science à l’objet de science, rapport qui accompagne
inséparablement toute science, mais pour exclure l’ajout de ce qui est hors du
genre de la connaissance, comme l’existence des réalités, qu’ajoute la science
de vision, ou la relation de la volonté à la production des réalités connues,
qu’ajoute la science d’approbation ; de même aussi, on appelle le feu
corps simple, pour exclure non pas ses parties essentielles, mais le mélange
d’un corps étranger.
9° Le vrai et le bien sont en mutuelle
circumincession, car à la fois le vrai est un certain bien, et tout bien est
vrai. Aussi le bien peut-il être considéré par la connaissance spéculative, en
tant que l’on considère seulement sa vérité, comme lorsque nous définissons le
bien et que nous montrons sa nature. Il peut également être considéré
pratiquement, s’il est considéré comme bien ; et c’est le
cas si on le considère en tant qu’il est la fin du mouvement ou de l’opération.
Et ainsi il est clair que, de ce que le rapport a pour terme le bien, il ne
s’ensuit pas que les idées, les ressemblances ou les raisons de l’intelligence
divine se rapportent seulement à la connaissance pratique.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° En Dieu, les temps ne s’écoulent pas ni ne
défilent, car lui-même, par son éternité qui est tout entière simultanée,
inclut le temps en son entier ; et par conséquent, il connaît de la même
façon les choses présentes, passées et futures ; et c’est ce qui est dit
au livre de l’Ecclésiastique : « Avant d’être créées, toutes choses
sont connues du Seigneur, elles le sont encore toutes après leur
achèvement » (Eccli. 23, 29). Et ainsi, de ce que même les réalités
passées sont connues au moyen de l’idée, il ne suit pas nécessairement qu’elle
excède, en son acception propre, les limites de la connaissance pratique.
2° Si l’artisan créé connaît son ouvrage tel qu’il
peut être amené à l’existence, quoiqu’il n’ait pas l’intention d’opérer, alors
la connaissance qu’il en a au moyen des formes opératives n’est pas tout à fait
une connaissance spéculative, mais une connaissance habituellement
pratique ; par contre, la connaissance par laquelle un artisan connaît les
produits de l’art, mais non tels qu’ils peuvent être amenés par lui à
l’existence, cette connaissance qui est purement spéculative n’a pas d’idée
correspondante, mais peut-être des raisons ou des ressemblances.
3° Il est commun à la science pratique et à la
spéculative de procéder par des principes et des causes ; par conséquent,
on ne peut prouver par cet argument ni qu’une science est spéculative, ni
qu’elle est pratique.
Objections :
Il
semble que oui.
1° Dieu connaît les maux d’une science de simple
connaissance. Or l’idée, prise au sens large de ressemblance ou de raison,
correspond d’une certaine façon à la science de simple connaissance. Le mal a
donc une idée en Dieu.
2° Rien n’empêche le mal d’être dans un bien qui
ne lui est pas opposé. Or la ressemblance du mal n’est pas opposée au bien, —
comme la ressemblance du noir n’est pas non plus opposée au blanc — car les
espèces des contraires ne sont pas contraires dans l’âme. Rien n’empêche donc
de poser en Dieu, quoiqu’il soit le souverain bien, l’idée ou la ressemblance
du mal.
3° Partout où il y a communauté, il y a
ressemblance. Or si une chose est une privation d’étant, par là même elle se
voit attribuer l’étant ; aussi au quatrième livre de la Métaphysique est-il dit que les négations
et les privations sont appelées étants. Donc, par le fait même que le mal est
une privation de bien, il a une ressemblance en Dieu, qui est le souverain
bien.
4° Tout ce qui est connu par lui-même, a une idée
en Dieu. Or le faux est connu par lui-même, comme le vrai ; car de même
que les premiers principes sont connus par eux-mêmes dans leur vérité, ainsi
leurs opposés sont connus par eux-mêmes dans leur fausseté. Le faux a donc une
idée en Dieu. Or le faux est un certain mal, de même que le vrai est le bien de
l’intelligence, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique. Le mal a donc une idée en Dieu.
5° Tout ce qui a une nature, a une idée en Dieu.
Or le vice, étant contraire à la vertu, pose une nature dans le genre qualité.
Il a donc une idée en Dieu. Or, par le fait même qu’il est vice, il est
mauvais. Un mal a donc une idée en Dieu.
6° Si le mal n’a pas d’idée, c’est uniquement
parce que le mal n’est pas un étant. Or les formes cognitives peuvent concerner
les non-étants, car rien n’empêche d’imaginer des montagnes d’or, ou une
chimère. Rien non plus n’empêche donc l’idée du mal d’être en Dieu.
7° Parmi des réalités désignées, ne pas avoir de
signe c’est être désigné, comme cela est clair pour les brebis que l’on marque.
Or l’idée est un certain signe de la réalité préconçue. Donc, par le fait même
que le mal n’a pas d’idée en Dieu alors que les réalités bonnes en ont une,
l’on doit dire que le mal est lui-même préconçu ou formé.
8° Tout ce qui provient de Dieu, a une idée en
lui. Or le mal provient par Dieu, entendons le mal de peine. Il a donc une idée
en Dieu.
En sens contraire :
1° Toute réalité préconçue a un être déterminé par
une idée. Or le mal n’a pas un être déterminé, puisqu’il n’a pas l’être, mais
qu’il est une privation d’étant. Le mal n’a donc pas d’idée en Dieu.
2° Selon Denys, l’idée, ou modèle, est une
prédéfinition de la volonté divine. Or la volonté de Dieu n’est relative qu’à
des biens. Le mal n’a donc pas d’idée en Dieu.
3° Le mal est la privation d’espèce, de mode et
d’ordre, selon saint Augustin. Or Platon a appelé espèces les idées
elles-mêmes. Le mal ne peut donc pas avoir d’idée.
Réponse :
Ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit, l’idée implique suivant sa définition propre
une forme qui est le principe de la formation d’une réalité. Puis donc que rien
de ce qui est en Dieu ne peut être le principe du mal, le mal ne peut pas avoir
d’idée en Dieu, si l’on prend l’idée au sens propre.
Mais
il en est de même si on la prend communément comme une raison ou une ressemblance ;
car, selon saint Augustin, le mal est appelé ainsi par le fait même qu’il n’a
pas de forme. Puis donc que la ressemblance se prend de la forme participée en
quelque façon, et qu’une chose est dite mauvaise par le fait même qu’elle s’éloigne de la participation de la
divinité, il est impossible que le mal ait une ressemblance en Dieu.
Réponse aux objections :
1° La science de simple connaissance ne concerne
pas seulement les maux, mais encore certains biens qui ni n’existent, ni
n’existeront, ni n’ont existé, et c’est par rapport à eux que l’on pose l’idée
dans la science de simple connaissance, mais non par rapport aux maux.
2° Si l’on nie que le mal a une idée en Dieu, ce
n’est pas seulement parce qu’il lui est opposé ; mais parce qu’il n’a pas une
nature lui permettant en quelque sorte de participer à une chose qui serait en
Dieu, de telle sorte que sa ressemblance puisse être reçue.
3° La communauté par laquelle une chose est
attribuée communément à l’étant et au non-étant est seulement de raison, car
les négations et les privations ne sont que des étants de raison ; or une
telle communauté ne suffit pas pour la ressemblance dont il est question ici.
4° Que le principe suivant : « Aucun
tout n’est plus grand que sa partie » soit faux, est quelque chose de
vrai ; donc, connaître que c’est faux, c’est connaître quelque chose de
vrai. Cependant la fausseté de ce principe n’est connue que par sa privation de
vérité, comme la cécité est connue par la privation de la vue.
5° Les actions mauvaises, pour autant qu’elles ont
de l’être, sont bonnes et proviennent de Dieu, et il en va de même pour les
habitus qui en sont les principes ou les effets ; ils ne posent donc
aucune nature par la raison qu’ils sont des maux, mais seulement une privation.
6° Une chose a deux façons d’être appelée un
non-étant : soit parce que le non-être intervient dans sa
définition : ainsi la cécité est appelée non-étant ; et d’un tel
non-étant aucune forme ne peut être conçue ni dans l’intelligence ni dans l’imagination,
et un non-étant de cette sorte est un mal. Soit parce qu’il ne se rencontre pas
dans la réalité, quoique la privation d’être ne soit pas elle-même comprise
dans sa définition ; et dans ce cas, rien n’empêche d’imaginer des
non-étants, ni de concevoir leurs formes.
7° Du fait même qu’il n’a pas d’idée en Dieu, le
mal est connu de Dieu au moyen de l’idée du bien opposé ; et de cette
façon, il entretient avec la connaissance le même rapport que s’il avait une
idée ; non pas toutefois que la privation d’idée lui tienne lieu d’idée,
car en Dieu, il ne peut y avoir de privation.
8° Le mal de peine vient de Dieu sous l’aspect de
l’ordre de la justice, et ainsi, il est bon, et il a une idée en Dieu.
Objections :
Il
semble que non.
1° L’idée, selon saint Augustin, est une forme. Or
la matière prime n’a aucune forme. Aucune idée ne lui correspond donc en Dieu.
2° La matière n’est un étant qu’en puissance. Si
donc l’idée doit correspondre à la réalité préconçue, alors il est nécessaire,
si la matière prime a une idée, que son idée ne soit qu’en puissance. Or en
Dieu, la potentialité est absente. La
matière prime n’a donc pas d’idée en lui.
3° En Dieu, les idées portent sur des choses qui
existent, ou peuvent exister. Or, la matière prime n’a pas ni ne peut avoir par
elle-même une existence séparée. Elle n’a donc pas d’idée en Dieu.
4° L’idée existe pour qu’une chose soit formée par
elle. Or la matière prime ne peut jamais être formée en sorte que la forme fasse
partie de son essence. Si donc elle avait une idée, cette idée serait
inutilement en Dieu, ce qui est absurde.
En sens contraire :
1° Tout ce qui vient à l’existence par Dieu, a une
idée en lui. Or telle est la matière. Elle a donc une idée en Dieu.
2° Toute essence dérive de l’essence divine. Tout
ce qui a une essence, a donc une idée en Dieu. Or telle est la matière prime.
Donc, etc.
Réponse :
Platon,
qui se trouve être le premier à avoir parlé des idées, n’a posé aucune idée
pour la matière prime, car il posait les idées comme les causes des réalités
préconçues ; et la matière prime n’était pas un effet de l’idée, mais
était pour elle une « concause ». Il posait en effet deux principes
du côté de la matière, le grand et le petit, mais un seul du côté de la
forme : l’idée.
Pour
notre part, nous affirmons que la matière est causée par Dieu ; aussi
est-il nécessaire de poser que son idée est d’une certaine façon en Dieu,
puisque tout ce qui est causé par lui renferme d’une façon ou d’une autre une ressemblance
de lui.
Mais
cependant, si nous parlons de l’idée au sens propre, on ne peut poser que la
matière prime ait par elle-même en Dieu une idée distincte de l’idée de la
forme ou du composé : car l’idée proprement dite regarde la réalité telle
qu’elle peut être amenée à l’existence ; or la matière ne peut venir à
l’existence sans une forme, et vice versa.
Donc, à proprement parler, l’idée ne correspond pas à la seule matière, ni à la
seule forme ; mais au composé entier correspond une idée unique, qui est
productrice du tout, et quant à la forme, et quant à la matière.
En
revanche, si nous prenons l’idée au sens large de ressemblance ou de raison,
alors les choses qui peuvent être considérées distinctement peuvent avoir par
elles-mêmes une idée distincte, quoiqu’elles ne puissent exister
séparément ; et dans ce cas, rien n’empêche que la matière prime ait une
idée, même par soi.
Réponse aux objections :
1° Bien que la matière prime soit informe,
cependant il y a en elle une imitation de la forme première : car même si
son être est infirme, il est cependant une imitation du premier étant ; et
c’est pourquoi il peut avoir une ressemblance en Dieu.
2° Il n’est pas nécessaire que l’idée et la
réalité préconçue soient semblables par conformité de nature, mais seulement
par représentation ; aussi les réalités composées ont-elles une idée
simple ; et semblablement, une chose existant en puissance a une
ressemblance idéale en acte.
3° Bien que la matière ne puisse pas exister de
soi, elle peut cependant être considérée en elle-même, et peut ainsi avoir une
ressemblance par elle-même.
4° Cet argument est probant pour l’idée
actuellement ou virtuellement pratique, qui porte sur une réalité en tant
qu’elle peut être amenée à l’existence ; et une telle idée ne convient pas
à la matière prime.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° La matière ne vient à l’existence par Dieu que
dans un composé ; et dans ce cas, une idée au sens propre lui correspond.
2° Il faut répondre de même : la matière, à
proprement parler, n’a pas d’essence, mais elle est une partie de l’essence du
tout.
Objections :
Il
semble que non.
1° Seul ce qui a un être déterminé a une idée. Or
ce qui n’a pas existé, n’existe pas et n’existera pas, n’a aucunement un être
déterminé. Ni donc une idée.
2° [Le répondant] disait que, bien que cela n’ait pas un être déterminé en soi, cela a cependant un être déterminé en Dieu. En sens contraire : une chose est déterminée par sa distinction d’une autre. Or toutes choses, telles qu’elles sont en Dieu, sont un, et indistinctes l’une de l’autre. Donc en Dieu non plus cela n’a pas un être déterminé.
3° Denys dit que les modèles sont les volontés
divines et bonnes qui sont prédéterminatives et effectives des réalités. Or ce
qui ni n’a existé, ni n’existe, ni n’existera, n’a jamais été prédéterminé par
la volonté divine. Cela n’a donc pas d’idée ou de modèle en Dieu.
4° L’idée est ordonnée à la production de la
réalité. Si donc il y a une idée de ce qui n’est jamais amené à l’existence, il
semble qu’elle soit inutile, ce qui est absurde. Donc, etc.
En sens contraire :
1° Dieu connaît les réalités au moyen des idées.
Or lui-même connaît les réalités qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont
existé, comme on l’a dit précédemment, dans la question sur la science de Dieu.
Il y a donc aussi en lui une idée des choses qui ni n’existent, ni
n’existeront, ni n’ont existé.
2° La cause ne dépend pas de l’effet. Or l’idée
est la cause de l’existence de la réalité. L’idée ne dépend donc nullement de
l’existence de la réalité ; elle peut donc également concerner les choses
qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé.
Réponse :
L’idée
proprement dite regarde la connaissance pratique non seulement en acte, mais
aussi en habitus. Or Dieu a une connaissance virtuellement pratique des choses
qu’il peut faire, bien qu’elles n’aient jamais eu lieu et ne doivent jamais
avoir lieu ; il reste donc que l’idée peut porter sur les choses qui ni
n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé ; non cependant de la même
façon qu’elle porte sur les choses qui existent, existeront ou ont
existé ; car pour produire celles-ci elle est déterminée par un propos de
la volonté divine, mais non pour les choses qui ni n’existent, ni n’existeront,
ni n’ont existé ; et ainsi, ce genre de choses a en quelque sorte des
idées indéterminées.
Réponse aux objections :
1° Bien que ce qui ni n’existe, ni n’a existé, ni
n’existera, n’ait pas un être déterminé en soi, il est cependant de façon
déterminée dans la connaissance de Dieu.
2° Être en Dieu et être dans la connaissance de
Dieu sont deux choses différentes : en effet, le mal n’est pas en Dieu,
mais il est dans la science de Dieu. Car une réalité est dite être dans la
science de Dieu pour autant qu’elle est connue de Dieu ; et parce que Dieu
connaît tout distinctement, comme on l’a dit dans la question précédente, les
réalités sont distinctes dans sa science, bien qu’elles soient un en lui.
3° Bien que Dieu n’ait jamais voulu amener à
l’existence de telles réalités, dont il a des idées, il veut cependant pouvoir
les produire, et avoir la science de leur production ; et c’est pourquoi
Denys ne dit pas que pour la raison formelle de modèle soit exigée une volonté prédéfinissante et
efficiente, mais une volonté définitive et effective.
4° La connaissance divine ordonne ces idées non
pas afin qu’une chose ait lieu par elles, mais afin qu’une chose puisse avoir
lieu par elles.
Objections :
Il
semble que non.
1° Il n’y a d’idée que pour connaître et causer
les réalités. Or l’accident est connu au moyen de la substance, et causé par
les principes de celle-ci. Il n’est donc pas nécessaire qu’il ait une idée en
Dieu.
2° [Le répondant] disait que l’accident est connu au moyen de la substance, mais que cette connaissance est celle de l’existence et non de l’essence. En sens contraire : l’essence est signifiée par la définition de la réalité, et surtout du point de vue du genre. Or la substance est posée dans la définition des accidents, comme il est dit au septième livre de la Métaphysique, de sorte que le sujet est posé à la place du genre, comme dit le Commentateur dans le même passage, comme lorsqu’on dit : « Le camus est un nez courbe. » Donc, même quant à la connaissance de l’essence, l’accident est connu au moyen de la substance.
3° Tout ce qui a une idée entre en sa
participation. Or les accidents ne participent à rien, puisque participer n’est
le fait que des substances, qui peuvent recevoir quelque chose ; ils n’ont
donc pas d’idée.
4° Dans les choses qui se disent avec antériorité
de l’une sur l’autre, il n’y a pas
lieu d’admettre une idée commune : ainsi dans les nombres et les figures,
selon l’opinion de Platon, comme cela est clair au troisième livre de la Métaphysique et au premier de l’Éthique ; et la raison en est que
le premier est comme l’idée du second. Or l’étant se dit de la substance et de
l’accident avec antériorité de l’une sur l’autre. L’accident n’a donc pas
d’idée, mais la substance lui tient lieu d’idée.
En sens contraire :
1° Tout ce qui est causé par Dieu a une idée en
lui. Or Dieu est cause non seulement des substances mais aussi des accidents.
Les accidents ont donc une idée en Dieu.
2° Tout ce qui est dans un genre doit se rattacher
au premier de ce genre, comme tout corps chaud à la chaleur du feu. Or les
idées sont les formes principales, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Puis donc que les
accidents sont des formes, il semble qu’elles aient des idées en Dieu.
Réponse :
Platon,
qui introduisit le premier les idées, n’en posa point pour les accidents, mais
seulement pour les substances, comme il est clairement montré par le Philosophe
au premier livre de la Métaphysique.
Et en voici la raison : Platon posa que les idées étaient les causes
prochaines des réalités ; aussi, lorsqu’il trouvait pour une chose une
cause prochaine en dehors de l’idée, il ne posait pas que cette chose avait une
idée ; et c’est pourquoi il disait que, dans les choses qui se disent avec
antériorité de l’une sur l’autre, il n’y a pas d’idée commune, mais que le
premier est l’idée du second. Et Denys évoque aussi cette opinion au livre des Noms Divins, chap. 5, en l’attribuant à
un certain philosophe Clément, qui disait que, parmi les étants, les supérieurs
étaient les modèles des inférieurs ; et voilà pourquoi, l’accident étant
causé immédiatement par la substance, Platon n’a pas posé les idées des accidents.
Mais
pour notre part, nous posons Dieu comme cause immédiate de chaque réalité,
parce qu’il opère en toutes les causes secondes, et que tous les effets seconds
proviennent de sa prédéfinition ; aussi posons-nous en lui des idées non
seulement des premiers étants mais aussi des seconds, et par conséquent des
substances et des accidents ; mais de façon différente pour les divers
accidents.
Certains
sont en effet des accidents propres causés par les principes du sujet, et qui,
au point de vue de l’existence, ne sont jamais séparés de leurs sujets. Et de
tels accidents sont amenés à l’existence avec leur sujet en une opération
unique. Puis donc que l’idée est au sens propre la forme de la réalité opérable
en tant que telle, il n’y aura pas
pour de tels accidents une idée distincte, mais il y aura une idée unique du
sujet avec tous ses accidents ; ainsi le bâtisseur possède-t-il une forme
unique pour la maison comme telle avec toutes les accidents qui s’y ajoutent,
forme par laquelle il amène simultanément à l’existence la maison et tous les
accidents en question, comme sa forme carrée et d’autres de ce genre.
D’autres,
par contre, sont des accidents qui ne suivent pas inséparablement leur sujet,
ni ne dépendent de ses principes. Et de tels accidents sont amenés à
l’existence par une autre opération, en plus de celle par laquelle le sujet est
produit ; par exemple, ce qui fait qu’un homme est homme n’entraîne pas
qu’il soit grammairien, mais cela vient par une autre opération. Et pour de
tels accidents il y a en Dieu une idée distincte de l’idée du sujet : de
même aussi l’artisan conçoit la forme de la peinture de la maison en plus de la
forme de la maison.
Mais
si nous prenons l’idée au sens large de ressemblance ou de raison, alors l’un
et l’autre accident a une idée distincte en Dieu, car ils peuvent être
considérés par eux-mêmes distinctement ; et c’est pourquoi le Philosophe
dit au premier livre de la Métaphysique
qu’au point de vue de la connaissance, les
accidents doivent avoir une idée comme les substances ; mais que du point
de vue des autres raisons pour lesquelles Platon posait les idées, c’est-à-dire
pour qu’elles soient les causes de la génération et de l’existence, il semble
que les idées ne portent que sur les substances.
Réponse aux objections :
1° Comme on l’a dit, il y a en Dieu une idée non
seulement des premiers effets, mais aussi des seconds ; donc, bien que les
accidents aient l’existence par la substance, il n’est pas exclu qu’ils aient
des idées.
2° L’accident peut être entendu de deux façons :
d’abord dans l’abstrait, et dans ce cas il est considéré dans sa raison
formelle propre, car c’est ainsi que nous définissons pour les accidents le
genre et l’espèce ; et de cette façon, le sujet n’est pas posé comme genre
dans la définition de l’accident, mais comme différence, comme quand on
dit : « La camusité est la courbure du nez. » Ensuite les
accidents peuvent être entendus concrètement, et dans ce cas ils sont pris
comme faisant un par accident avec le sujet ; c’est pourquoi on ne leur
définit dans ce cas ni genre ni espèce, et ainsi, il est vrai que le sujet est
posé comme un genre dans la définition de l’accident.
3° Bien que l’accident ne soit pas participant ,
il est cependant la participation elle-même ; et ainsi, il est clair qu’à
lui aussi correspond une idée en Dieu, ou une ressemblance.
4° La réponse ressort de ce qu’on a dit.
Objections :
Il
semble que non.
1° Les singuliers sont infiniment nombreux en
puissance. Or en Dieu, il y a une idée non seulement de ce qui est, mais aussi
de ce qui peut être. Si donc il y avait en Dieu une idée des singuliers, il y
aurait en lui une infinité d’idées, ce qui semble absurde, puisqu’elle ne
peuvent être infiniment nombreuses en acte.
2° Si les singuliers ont une idée en Dieu, alors
ou bien il y a une même idée pour le singulier et pour l’espèce, ou bien il y a
différentes idées. S’il y a différentes idées, alors il y a en Dieu plusieurs
idées d’une seule réalité, car l’idée
de l’espèce est aussi une idée du singulier. Et s’il y a une seule et même
idée, alors, puisque tous les singuliers qui sont de même espèce ont en commun
l’idée de l’espèce, il n’y aura pour tous les singuliers qu’une seule
idée ; et ainsi, les singuliers n’auront pas une idée distincte en Dieu.
3° Beaucoup parmi les singuliers se produisent par
hasard. Or ce qui se produit ainsi n’est pas prédéfini. Puis donc que l’idée
requiert une prédéfinition, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il semble
que tous les singuliers n’aient pas une idée en Dieu.
4° Certains singuliers résultent de la fusion de
deux espèces, comme le mulet résulte de la fusion de l’âne et du cheval. Si
donc de telles choses ont une idée, il semble qu’à chacune d’elles
correspondent deux idées ; et cela semble absurde, puisqu’il est aberrant
de poser la pluralité dans la cause et l’unité dans l’effet.
En sens contraire :
1° Les idées sont en Dieu pour connaître et
opérer. Or Dieu connaît et opère les singuliers. Leurs idées sont donc en lui.
2° Les idées sont ordonnées à l’existence des
réalités. Or les singuliers existent plus vraiment que les universels, puisque
ceux-ci ne subsistent que dans les singuliers. Les singuliers doivent donc,
plus que les universels, avoir des idées.
Réponse :
Platon
n’a pas posé les idées des singuliers, mais seulement celles des espèces ;
et la raison en est double. D’abord, parce que selon lui, les idées ne sont pas
productrices de la matière mais seulement de la forme, dans notre monde
inférieur. Or le principe de la singularité est la matière, tandis que par la
forme chaque singulier est placé dans une espèce ; voilà pourquoi l’idée
ne correspond pas au singulier en tant qu’il est singulier, mais seulement du
point de vue de l’espèce. Une autre raison a pu être que l’idée ne porte que
sur des choses qui sont par elles-mêmes objets d’intention, ainsi qu’il ressort
de ce qu’on a dit. Or l’intention de la nature va principalement à la
conservation de l’espèce ; donc, bien que la génération ait pour terme cet
homme, cependant l’intention de la nature est d’engendrer un homme. Et pour
cette raison le Philosophe dit aussi au dix-neuvième livre sur les Animaux qu’il faut déterminer des causes
finales pour les accidents des espèces et non pour ceux des singuliers, mais
pour ceux-ci des causes efficientes et matérielles seulement ; et c’est
pourquoi l’idée ne correspond pas au singulier, mais à l’espèce. Et pour la
même raison Platon ne posait pas les idées des genres, car l’intention de la
nature n’a pas pour terme la production de la forme du genre, mais seulement de
la forme de l’espèce.
Pour
notre part, nous posons que Dieu est la cause du singulier et quant à la forme,
et quant à la matière. Nous affirmons aussi que tous les singuliers sont
prédéfinis par la providence divine ; et c’est pourquoi il est nécessaire
que nous posions aussi les idées des singuliers.
Réponse aux objections :
1° Les idées ne se diversifient que par les
différents rapports aux réalités ; or il n’est pas aberrant pour des
relations de raison de se diversifier à l’infini, comme dit Avicenne.
2° Si nous parlons de l’idée au sens propre, en
tant qu’elle porte sur la réalité à la façon dont celle-ci peut être amenée à
l’existence, alors une idée unique correspond au singulier, à l’espèce et au
genre, individués dans le singulier lui-même, puisque Socrate, l’homme et
l’animal ne sont pas distincts du point de vue de l’existence. Mais si nous
entendons l’idée au sens commun de ressemblance ou de raison, alors, puisque
les considérations de Socrate comme Socrate, comme homme et comme animal sont
différentes, plusieurs idées leur correspondront en conséquence.
3° Bien que telle chose soit fortuite par rapport
à l’agent prochain, rien cependant n’est fortuit par rapport à l’agent qui
connaît déjà tout.
4° Le mulet a une espèce intermédiaire entre l’âne
et le cheval ; il n’est donc pas en deux espèces mais en une seule, qui
est produite par l’union des semences : dans ce cas, en effet, la vertu
active du mâle n’a pas pu conduire la matière de la femelle aux termes de sa
propre espèce parfaite à cause du caractère étranger de la matière, mais il l’a
amenée à quelque chose de proche de son espèce ; et c’est pourquoi une
idée est attribuée au mulet comme au cheval.
Article 1 : Le
nom de verbe se dit-il en Dieu au sens propre ?
Article 2 : Le
nom de verbe, en Dieu, se dit-il essentiellement ou ne se dit-il que
personnellement ?
Article 3 : Le
nom de verbe convient-il au Saint-Esprit ?
Article 4 : Le
Père dit-il la créature par le Verbe par lequel il se dit ?
Article 5 : Le
nom de Verbe implique-t-il une relation à la créature ?
Article 6 : Les
réalités existent-elles plus véritablement dans le Verbe ou en
elles-mêmes ?
Article 7 : Le
Verbe se rapporte-t-il aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont
existé ?
Article 8 :
Tout ce qui a été fait est-il vie dans le Verbe ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il y a deux
verbes, à savoir : l’intérieur et l’extérieur. L’extérieur ne peut pas se
dire de Dieu au sens propre, puisqu’il est corporel et transitoire ; ni,
de même, le verbe intérieur, que saint Jean Damascène définit au deuxième livre
en disant : « Le discours intérieur est un mouvement de l’âme
survenant dans sa puissance de réflexion, sans élocution. » Or on ne peut
poser en Dieu ni mouvement ni réflexion, celle-ci s’accomplissant par un
certain processus discursif. Il semble donc qu’en aucune façon le verbe ne se
dise en Dieu au sens propre.
2° Saint Augustin
prouve au quinzième livre sur la Trinité
qu’un certain verbe appartient à l’esprit lui-même, puisqu’il est dit qu’il a
une bouche, lui aussi, comme on le voit clairement en Mt 15, 11 :
« c’est ce qui sort de la bouche de l’homme qui le souille », et la
suite montre qu’il faut entendre cela de la bouche du cœur : « Mais
ce qui sort de la bouche part du cœur. » Or la bouche ne se dit que de
façon métaphorique dans les réalités spirituelles. Donc le verbe aussi.
3° Ce qui est dit
en Jn 1, 3 : « Toutes choses ont été faites par lui »,
montre que le Verbe est intermédiaire entre le Créateur et les créatures ;
et par là même, saint Augustin prouve que le Verbe n’est pas une créature. Le
même raisonnement permet donc de prouver que le Verbe n’est pas le
Créateur ; le nom de Verbe ne désigne donc rien qui soit en Dieu.
4° Le médium est
à égale distance des extrêmes. Si donc le Verbe est intermédiaire entre le Père
qui dit et la créature qui est dite, il est nécessaire que le Verbe se
distingue essentiellement du Père, puisqu’il se distingue essentiellement des
créatures. Or rien en Dieu n’est distinct par essence. On ne parle donc pas de
Verbe en Dieu au sens propre.
5° Ce qui ne
convient au Fils qu’en tant qu’il est incarné, comme être homme, ou marcher, ou
autre chose de ce genre, ne se dit jamais en Dieu au sens propre. Or la notion
de verbe ne convient au Fils qu’en tant qu’il est incarné, car la notion de
verbe vient de ce qu’il manifeste celui qui dit ; or le Fils ne manifeste
le Père qu’en tant qu’il est incarné, de même que notre verbe ne manifeste
notre intelligence qu’en tant qu’il est uni à la voix. Ce n’est donc pas au
sens propre que le Verbe se dit en Dieu.
6° S’il y avait
en Dieu un verbe au sens propre, le Verbe qui a été de toute éternité auprès du
Père et celui qui s’est incarné dans le temps seraient le même, comme nous
disons que c’est le même Fils. Or, semble-t-il, on ne peut pas dire cela, car
le Verbe incarné est comparable au verbe de la voix, tandis que le Verbe qui
existe auprès du Père est comparable au verbe de l’esprit, comme saint Augustin
le montre clairement au quinzième livre sur la Trinité ; or le verbe proféré avec la voix et le verbe qui
existe dans le cœur ne sont pas le même. Il ne semble donc pas que le Verbe que
l’on dit avoir été auprès du Père de toute éternité concerne proprement la
nature divine.
7° Plus
l’effet est postérieur, plus il inclut la notion de signe ; ainsi le vin
est la cause finale du tonneau, et au-delà celle de l’anneau qui est accroché
pour marquer le tonneau ; aussi est-ce surtout l’anneau qui est un signe.
Or le verbe qui est dans la voix est le dernier effet qui procède de
l’intelligence. La notion de signe convient donc plus à ce verbe qu’au concept
de l’esprit ; et semblablement aussi la notion de « verbe », mot
qui signifie à l’origine une manifestation. Or ce qui est dans les réalités
corporelles avant d’être dans les spirituelles ne se dit jamais de Dieu au sens
propre. Le verbe ne se dit donc pas de lui au sens propre.
8° Chaque nom
signifie surtout ce dont il provient. Or le nom de verbe provient soit de verberatio aeris [action de frapper
l’air], soit de boatus [cri], puisque le verbe n’est rien d’autre
qu’un verum boans [criant le vrai].
C’est donc surtout cela qui est signifié par le nom de verbe. Or cela ne
convient nullement à Dieu, sauf de façon métaphorique. Le verbe ne se dit donc
pas en Dieu au sens propre.
9° Le verbe
de quelqu’un qui dit semble être la ressemblance en lui de la réalité dite. Or
le Père, en se pensant, ne se pense pas par une ressemblance, mais par son
essence. Il semble donc qu’il n’engendre aucun verbe de lui-même du fait qu’il
se regarde. Or, comme dit Anselme, « pour l’esprit suprême, dire n’est
rien d’autre que regarder en pensant ». Le verbe ne se dit donc pas en
Dieu au sens propre.
10° Ce qui se dit
de Dieu par ressemblance avec la créature ne se dit jamais de lui au sens
propre, mais de façon métaphorique. Or le verbe se dit en Dieu par ressemblance
avec le verbe qui est en nous, comme dit saint Augustin. Il semble donc qu’il
se dise en Dieu de façon métaphorique, et non au sens propre.
11° Saint Basile
dit que Dieu est appelé Verbe en tant que toutes choses sont proférées par
lui ; Sagesse, car par lui toutes choses sont connues ; Lumière, car
par lui toutes choses sont manifestées. Or « proférer » ne se dit pas
en Dieu au sens propre, car l’action de proférer regarde la voix. Le verbe ne
se dit donc pas en Dieu au sens propre.
12° Le verbe de
l’esprit est au Verbe éternel ce que le verbe de la voix est au Verbe incarné,
comme le montre clairement saint Augustin. Or le verbe de la voix ne se dit du
Verbe incarné que de façon métaphorique. Donc le verbe intérieur ne se dit
aussi du Verbe éternel que de façon métaphorique.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au neuvième livre sur la Trinité :
« Ce verbe, que nous cherchons à expliquer, est la connaissance unie à
l’amour. » Or la connaissance et l’amour se disent en Dieu au sens propre.
Donc le verbe aussi.
2° Saint Augustin
dit au quinzième livre sur la Trinité :
« Le verbe qui sonne au-dehors est donc le signe du verbe qui luit
au-dedans, et qui, avant tout autre, mérite ce nom de verbe. Ce que nous
proférons de bouche n’est que l’expression vocale du verbe : et si, cette
expression, nous l’appelons verbe, c’est que le verbe l’assume pour apparaître
au-dehors. » D’où il ressort que le nom de verbe se dit plus proprement du
verbe spirituel que du corporel. Or tout ce qui se trouve plus proprement dans
les réalités spirituelles que dans les corporelles convient à Dieu de façon
très propre. C’est donc d’une façon très propre que le verbe se dit en Dieu.
3° Richard de
Saint-Victor dit que le verbe manifeste l’intelligence du sage. Or le Fils
manifeste très véritablement l’intelligence du Père. Le nom de verbe se dit
donc en Dieu de façon très propre.
4° Selon saint
Augustin au quinzième livre sur la Trinité,
le verbe n’est rien d’autre que la pensée formée. Or la pensée divine n’est
jamais formable mais toujours formée, car elle est toujours dans son acte. Le
verbe se dit donc en Dieu de façon très propre.
5° Parmi les
modes de l’un, celui qui est le plus simple est appelé un en premier et de
façon tout à fait propre. Donc semblablement aussi pour le verbe, celui qui est
tout à fait simple est très proprement appelé verbe. Or le Verbe qui est en
Dieu est très simple. Il est donc très proprement appelé verbe.
6° Selon les
grammairiens, si cette partie du discours qui s’appelle verbe s’approprie un
nom commun, c’est parce qu’elle est la perfection de tout le discours, étant
pour ainsi dire sa partie principale, et que le verbe manifeste les autres
parties du discours, puisque le verbe fait comprendre le nom. Or le Verbe divin
est la plus parfaite de toutes les réalités et, de plus, il les manifeste. Il
est donc très proprement appelé verbe.
Réponse :
Notre façon de
nommer dépend de la manière dont nous prenons connaissance des réalités. Or
parce que, la plupart du temps, les choses qui sont postérieures dans la nature
nous sont connues en premier, il suit fréquemment qu’un nom, quant à son
attribution, se trouve d’abord dans une première chose, alors que la réalité
signifiée par le nom existe d’abord dans une seconde, comme on le voit
clairement pour les noms qui se disent de Dieu et des créatures, tels l’étant,
le bien, etc., qui ont d’abord été donnés aux créatures, et de celles-ci ont
été transférés à la prédication de Dieu, bien que l’être et le bien se trouvent
d’abord en Dieu.
Or, puisque le
verbe extérieur est sensible, il nous est plus connu que le verbe intérieur
quant à l’attribution du nom. Aussi le verbe vocal est-il appelé verbe avant le
verbe intérieur, bien que le verbe intérieur soit naturellement avant,
puisqu’il est la cause à la fois efficiente et finale du verbe extérieur. Cause
finale, car nous exprimons le verbe vocal pour manifester le verbe
intérieur ; il est donc nécessaire que le verbe intérieur soit ce qui est
signifié par le verbe extérieur. Or le verbe qui est proféré extérieurement
signifie ce qui est pensé, non l’acte même de penser, ni cette intelligence qui
est un habitus ou une puissance, si ce n’est en tant qu’ils sont pensés eux
aussi ; le verbe intérieur est donc cela même qui est pensé
intérieurement. Cause efficiente car, puisque le verbe proféré extérieurement signifie
de façon arbitraire, son principe est la volonté, tout comme pour les autres
produits de l’art ; voilà pourquoi, de même que, pour les autres produits
de l’art, préexiste dans l’esprit de l’artisan une certaine image du produit
extérieur, de même préexiste, dans l’esprit de celui qui profère le verbe
extérieur, un certain modèle de celui-ci.
Donc, de même
que, dans le cas de l’artisan, nous considérons trois choses, à savoir la fin
du produit, son modèle et le produit lui-même déjà réalisé, de même aussi en
celui qui parle se trouvent trois verbes : ce qui est conçu par
l’intelligence est « le verbe du cœur proféré sans la voix », et le
verbe extérieur est proféré pour le signifier ; puis viennent le modèle du
verbe extérieur, appelé « le verbe intérieur qui a l’image de la
voix », et le verbe exprimé extérieurement, qui est appelé « le verbe
de la voix ». Et de même que, chez l’artisan, l’intention de la fin
précède, puis vient l’élaboration de la forme du produit de l’art, et enfin
celui-ci est amené à l’existence, de même, en celui qui parle, le verbe du cœur
est antérieur au verbe qui a l’image de la voix, et en dernier vient le verbe
de la voix.
Donc le verbe
de la voix, étant accompli corporellement, ne peut se dire de Dieu que de façon
métaphorique, c’est-à-dire à la façon dont les créatures qui sont produites par
Dieu, ou leurs mouvements, sont elles-mêmes appelées son verbe, en tant
qu’elles signifient l’intelligence divine comme l’effet signifie la cause.
Donc, pour la même raison, le verbe qui a l’image de la voix ne pourra pas non
plus se dire de Dieu au sens propre, mais seulement de façon
métaphorique ; et c’est ainsi que les idées des réalités à produire sont
appelées verbe de Dieu. Mais le verbe du cœur, qui n’est rien d’autre que ce qui
est actuellement considéré par l’intelligence, se dit proprement de Dieu, car
il est entièrement éloigné de la matérialité, de la corporéité et de tout
défaut ; et de telles choses se disent proprement de Dieu, comme la
science et l’objet su, l’acte de penser et l’objet pensé.
Réponse aux objections :
1° Puisque le
verbe intérieur est ce qui est pensé, et que cela n’est en nous que lorsque
nous pensons en acte, le verbe intérieur requiert toujours une intelligence
dans son acte, qui est celui de penser. Or l’acte même de l’intelligence est
appelé mouvement, non celui de l’imparfait, tel qu’il est décrit au troisième
livre de la Physique, mais le
mouvement du parfait, qui est une opération, comme il est dit au troisième
livre sur l’Âme ; voilà pourquoi
saint Jean Damascène a dit que le verbe intérieur est un mouvement de l’esprit,
quoiqu’il faille entendre par « mouvement » le terme du mouvement,
c’est-à-dire par « opération » ce qui est opéré, comme on entend par
« penser » ce qui est pensé. Et il n’est pas requis, pour la notion
de verbe, que l’acte de l’intelligence qui a pour terme le verbe intérieur se
fasse avec un processus discursif, que la réflexion semble impliquer : il
suffit que, d’une façon quelconque, une chose soit pensée en acte. Pour nous,
cependant, c’est le plus souvent par un processus discursif que nous disons
quelque chose intérieurement ; c’est pourquoi saint Jean Damascène et
Anselme, en définissant le verbe, emploient le mot « réflexion » à la
place de « considération ».
2° L’argument de
saint Augustin ne procède pas du semblable, mais du moindre ; en effet, il
semble que, dans le cœur, l’on doive moins parler de bouche que de verbe ;
l’argument n’est donc pas concluant.
3°
L’intermédiaire peut être envisagé de deux façons. D’abord entre les deux
extrémités du mouvement, comme le gris est intermédiaire entre le blanc et le
noir dans le mouvement de noircissement ou de blanchissement. Ensuite entre
l’agent et le patient, comme l’instrument de l’artisan est intermédiaire entre
celui-ci et le produit de l’art, et semblablement comme tout ce par quoi
l’artisan agit ; et c’est de cette façon que le Fils est un intermédiaire
entre le Père qui crée et la créature faite par le Verbe ; mais non entre
Dieu qui crée et la créature, car le Verbe lui-même est aussi le Dieu qui
crée ; donc, de même que le Verbe n’est pas une créature, de même il n’est
pas le Père. Et cependant, indépendamment de cela, la conclusion ne
s’ensuivrait pas non plus. En effet, nous disons que Dieu crée par sa sagesse
dite essentiellement, si bien que sa sagesse peut ainsi être dite intermédiaire
entre Dieu et la créature ; et pourtant, la sagesse elle-même est Dieu.
Saint Augustin, quant à lui, prouve que le Verbe n’est pas une créature non pas
parce qu’il est intermédiaire, mais parce qu’il est cause universelle de la
création. En n’importe quel mouvement, en effet, on se ramène à quelque
[principe] premier qui n’est pas mû selon ce mouvement, comme tout ce qui peut
être altéré se ramène à un premier altérant non altéré ; et de même, ce à
quoi se ramènent toutes les choses créées est nécessairement non créé.
4°
L’intermédiaire que l’on considère entre les termes du mouvement est tantôt
pris à égale distance des termes, tantôt non. Mais l’intermédiaire qui est
entre l’agent et le patient, s’il est certes intermédiaire en tant
qu’instrument, il est tantôt plus proche de l’agent premier, tantôt plus proche
du dernier patient ; et parfois, il se tient à égale distance de l’un et
de l’autre : on le voit clairement dans le cas de l’agent dont l’action
parvient au patient par plusieurs instruments. Mais l’intermédiaire qu’est la
forme par laquelle l’agent opère est toujours plus proche de l’agent, car elle
est en lui véritablement, tandis qu’elle n’est dans le patient que par sa ressemblance.
Et c’est de cette façon que l’on dit que le Verbe est intermédiaire entre le
Père et la créature. Il n’est donc pas nécessaire qu’il soit à égale distance
du Père et de la créature.
5° Bien que,
parmi nous, la manifestation qui s’adresse à autrui ne se fasse qu’au moyen du
verbe vocal, cependant une manifestation à soi-même se fait aussi par le verbe
du cœur, et cette manifestation précède l’autre ; aussi le verbe intérieur
est-il appelé verbe en premier. Semblablement aussi, le Père a été manifesté à
tous par le Verbe incarné, mais le Verbe engendré de toute éternité l’a
manifesté à lui-même ; voilà pourquoi le nom de Verbe ne lui convient pas
seulement en tant qu’il s’est incarné.
6° Le Verbe
incarné a quelque ressemblance et quelque dissemblance avec le verbe de la
voix. Il y a de semblable entre les deux — et cela les rend comparables — que,
de même que le verbe intérieur est manifesté par la voix, de même le Verbe
éternel a été manifesté par la chair. Mais il y a dissemblance en ceci que la
chair assumée par le Verbe éternel n’est pas elle-même appelée verbe, alors que
l’expression vocale qui est assumée pour manifester le verbe intérieur est
elle-même appelée verbe ; voilà pourquoi le verbe de la voix est autre que
le verbe du cœur ; mais le Verbe incarné est identique au Verbe éternel,
tout comme le verbe signifié par la voix est identique au verbe du cœur.
7° La notion de
signe convient à l’effet avant de convenir à la cause lorsque la cause est pour
l’effet une cause de l’être et non du signifier, comme c’est le cas dans
l’exemple proposé. Mais lorsque l’effet doit à la cause non seulement d’être
mais aussi de signifier, alors, de même que la cause est antérieure à l’effet
quant à l’être, de même elle l’est quant au signifier ; et si le verbe
intérieur inclut la notion de signification et de manifestation avant le verbe
extérieur, c’est parce que le verbe extérieur n’est établi comme signe que par
le verbe intérieur.
8° Il y a deux
façons de dire la provenance d’un nom : soit du côté de celui qui donne le
nom, soit du côté de la réalité à laquelle il est donné. Du côté de la réalité,
ce dont le nom provient est, dit-on, ce qui complète la notion de la réalité
signifiée par le nom, autrement dit la différence spécifique de cette réalité ;
et c’est ce qui est principalement signifié par le nom. Mais parce que les
différences essentielles nous sont inconnues, nous employons parfois à leur
place les accidents ou les effets, comme il est dit au huitième livre de la Métaphysique, et nous nommons la réalité
en conséquence ; et dans ce cas, ce qui remplace la différence essentielle
est ce dont provient le nom du côté de celui qui le donne, comme [le nom latin
de] la pierre provient de son effet, qui est de blesser le pied. Et ce n’est
pas celui-ci, mais ce qu’il remplace, qui doit être principalement signifié par
le nom. Semblablement, je dis que le nom de verbe provient de verberatio ou de boatus du côté de celui qui donne le nom, non du côté de la
réalité.
9°
En
ce qui concerne la notion de verbe, peu importe qu’une chose soit pensée par
ressemblance ou par essence. En effet, il est avéré que le verbe intérieur
signifie tout ce qui peut être pensé, qu’il le soit par essence ou par
ressemblance ; voilà pourquoi toute pensée, qu’elle soit pensée par
essence ou par ressemblance, peut être appelée verbe.
10° Parmi les noms
qui se disent de Dieu et des créatures, certains signifient des réalités qui se
trouvent d’abord en Dieu et ensuite dans les créatures, quoique les noms aient
d’abord été donnés à des créatures ; et de tels noms se disent proprement
de Dieu, comme la bonté, la sagesse, etc. D’autres, par contre, signifient des
réalités qui ne conviennent pas à Dieu, mais il lui convient quelque chose de
semblable à ces réalités ; et de tels noms se disent de Dieu de façon
métaphorique, comme nous disons de Dieu qu’il est un lion ou qu’il marche.
Donc, je dis que le verbe se dit en Dieu par ressemblance avec notre verbe du
point de vue de l’attribution du nom, non à cause d’une relation de la réalité ;
il n’est donc pas nécessaire qu’il se dise de façon métaphorique.
11° L’action de
proférer relève de la notion de verbe quant à ce dont provient le nom du côté
de celui qui le donne, et non du côté de la réalité. Voilà pourquoi, bien que
l’action de proférer se dise en Dieu de façon métaphorique, il ne s’ensuit pas
que « verbe » se dise de façon métaphorique ; de même aussi,
saint Jean Damascène dit que le nom de Dieu provient de ethin, qui signifie brûler ; et cependant, bien que
« brûler » se dise de Dieu de façon métaphorique, ce n’est pourtant
pas le cas du nom « Dieu ».
12° Le Verbe
incarné se rapporte au verbe de la voix seulement à cause d’une certaine
ressemblance, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; voilà pourquoi le
Verbe incarné ne peut être appelé verbe de la voix que de façon métaphorique.
Mais le Verbe éternel se rapporte au verbe du cœur selon la vraie notion de
verbe intérieur ; voilà pourquoi le verbe se dit pour l’un et pour l’autre
au sens propre.
Objections :
Il semble qu’on
puisse aussi le dire essentiellement.
1° Le nom de
verbe signifie à l’origine une manifestation, comme on l’a dit. Or l’essence
divine peut se manifester par elle-même. Le verbe lui convient donc par soi, et
ainsi, le verbe se dira essentiellement.
2° Ce qui est
signifié par le nom, c’est la définition elle-même, comme il est dit au
quatrième livre de la Métaphysique.
Or, suivant saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité, le verbe est « la connaissance unie à
l’amour » ; et selon Anselme dans son Monologion, « pour l’esprit suprême, dire n’est rien d’autre
que regarder en pensant ». Et dans l’une et l’autre définition, il n’est
rien qui ne soit dit essentiellement. Le verbe se dit donc essentiellement.
3° Tout ce qui
est dit est verbe. Or le Père ne dit pas seulement lui-même, mais aussi le Fils
et le Saint-Esprit, comme dit Anselme au livre déjà cité. Le verbe est donc
commun aux trois Personnes ; il se dit donc essentiellement.
4° Celui qui dit,
quel qu’il soit, a un verbe qu’il dit, suivant saint Augustin au septième livre
sur la Trinité. Or, comme dit Anselme
dans son Monologion, de même que le
Père pense, le Fils pense et le Saint-Esprit pense, et cependant ce ne sont pas
trois qui pensent mais un seul qui pense, de même le Père dit, le Fils dit et
le Saint-Esprit dit, et cependant ce ne sont pas trois qui disent mais un seul
qui dit. Un verbe correspond donc à l’un quelconque d’entre eux. Or rien n’est
commun aux trois sinon l’essence. Le verbe se dit donc en Dieu essentiellement.
5° Dans notre
intelligence, dire et penser ne diffèrent pas. Or en Dieu, le verbe se prend
par ressemblance avec le verbe qui est dans l’intelligence. Donc en Dieu, dire n’est
rien d’autre que penser ; donc le verbe, lui aussi, n’est rien d’autre que
ce qui est pensé. Or ce qui est pensé, en Dieu, se dit essentiellement. Donc le
verbe aussi.
6° Comme dit
saint Augustin, le verbe divin est la puissance opérative du Père. Or la
puissance opérative se dit en Dieu essentiellement. Donc le verbe aussi se dit
essentiellement.
7° De même que
l’amour implique une émanation de la volonté, de même le verbe implique une
émanation de l’intelligence. Or l’amour se dit en Dieu essentiellement. Donc le
verbe aussi.
8° Ce qui, en
Dieu, peut être pensé sans considérer la distinction des Personnes, ne se dit
pas personnellement. Or le verbe est tel, car même ceux qui nient la
distinction des Personnes affirment que Dieu se dit lui-même. Le verbe ne se
dit donc pas personnellement en Dieu.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au sixième livre sur la Trinité
que seul le Fils est appelé verbe, et non le Père et le Fils ensemble. Or tout
ce qui se dit essentiellement convient communément à l’un et à l’autre. Le
verbe ne se dit donc pas essentiellement.
2° Il est dit en
Jn 1, 1 : « Le Verbe était auprès de Dieu. » Or
l’expression « auprès de », étant une préposition transitive,
implique une distinction. Le Verbe est donc distinct de Dieu. Or rien qui soit
dit essentiellement n’est distinct en Dieu. Le Verbe ne se dit donc pas
essentiellement.
3° Tout ce qui,
en Dieu, implique une relation de Personne à Personne, se dit personnellement,
non essentiellement. Or le verbe est tel. Donc, etc.
4° On peut citer
aussi dans le même sens Richard de Saint-Victor, qui montre en son livre sur la
Trinité que seul le Fils est appelé
verbe.
Réponse :
Le verbe, tel
qu’il se dit en Dieu de façon métaphorique, au sens où la création est
elle-même appelée « verbe manifestant Dieu », appartient sans aucun
doute à la Trinité tout entière ; mais pour l’heure, nous enquêtons sur le
verbe tel qu’il se dit en Dieu au sens propre. Et cette question paraît très
facile, à première vue, car le verbe implique une certaine origine, par
laquelle on distingue en Dieu les Personnes. Mais si on l’examine plus à fond,
on la trouve assez difficile, étant donné que nous rencontrons en Dieu
certaines choses qui impliquent une origine non quant à la réalité, mais
seulement quant à la notion ; comme par exemple le nom d’opération, qui
implique sans aucun doute une chose qui procède de celui qui opère, et
cependant ce processus n’existe que du point de vue de la notion seulement, et
c’est pourquoi l’opération ne se dit pas en Dieu personnellement mais
essentiellement : car en Dieu, l’essence, la puissance et l’opération ne
diffèrent pas. On ne voit donc pas avec une évidence immédiate si le nom de
verbe implique un processus réel, comme le nom de Fils, ou seulement de raison,
comme le nom d’opération, et par conséquent, s’il se dit personnellement ou
essentiellement.
Pour connaître
cela, il faut donc savoir que le verbe de notre intelligence, dont la
ressemblance nous permet de parler du verbe divin, est le terme de l’opération
de notre intelligence, cela même qui est pensé ; on l’appelle aussi la
conception de l’intelligence, conception signifiable soit par une expression
vocale incomplexe, comme c’est le cas lorsque l’intelligence forme les
quiddités des réalités, soit par une expression complexe, ce qui se produit
lorsque l’intelligence compose et divise. Or, en nous, tout objet pensé est une
chose qui émane réellement d’autre chose : soit comme les conceptions des
conclusions émanent des principes, soit comme les conceptions des quiddités des
réalités postérieures émanent des quiddités des antérieures, soit, du moins,
comme la conception actuelle émane de la connaissance habituelle. Et cela est
universellement vrai de tout ce qui est pensé par nous, que ce soit par essence
ou par ressemblance. En effet, la conception est elle-même l’effet de l’acte de
penser ; donc, même lorsque l’esprit se pense lui-même, sa conception
n’est pas l’esprit lui-même, mais une chose exprimée par la connaissance de
l’esprit. Ainsi donc, en nous, le verbe de l’intelligence inclut deux
composantes, de par sa nature : être pensé, et être exprimé par autre
chose.
Si donc le
verbe se dit en Dieu par similitude avec ces deux composantes, alors le nom de
verbe n’impliquera pas seulement un processus de raison, mais aussi un
processus réel. Mais s’il se dit par similitude avec l’une d’elles seulement, à
savoir, être pensé, alors le nom de verbe n’impliquera pas en Dieu un processus
réel, mais seulement de raison, tout comme le nom de pensée. Mais ce ne sera pas
selon l’acception propre de « verbe », car si l’on ôte à un mot l’un
des composants de sa notion, l’acception ne sera plus propre. Si donc le verbe
est entendu en Dieu au sens propre, il ne se dit que personnellement, mais si
on l’entend au sens commun, il pourra aussi se dire essentiellement. Cependant,
parce qu’il faut, d’après le Philosophe, « user des noms comme la plupart
le font », on doit imiter l’usage surtout dans les significations des
noms ; et parce que tous les saints emploient communément le nom de verbe
comme attribut d’une Personne, il faut plutôt affirmer qu’il se dit
personnellement.
Réponse aux objections :
1° Le verbe, de
par sa notion, n’inclut pas seulement une manifestation, mais aussi un
processus réel d’une chose à partir d’une autre. Et parce que l’essence,
quoiqu’elle se manifeste elle-même, n’émane pas réellement d’elle-même, elle ne
peut pas être appelée verbe qu’en raison de l’identité entre essence et
Personne, comme l’essence est aussi appelée Père ou Fils.
2° La connaissance
qui entre dans la définition du verbe est à entendre comme la connaissance
exprimée par autre chose, et qui est en nous la connaissance actuelle. Or, bien
que la sagesse ou la connaissance se dise en Dieu essentiellement, cependant la
sagesse engendrée ne se dit que personnellement. Semblablement aussi, ce que
dit Anselme — « dire, c’est regarder en pensant » — doit, si l’on
prend « dire » au sens propre, se comprendre du regard de la pensée,
en ce sens que par ce regard quelque chose émane, à savoir, cela même qui est
pensé.
3° La conception
de l’intelligence est intermédiaire entre l’intelligence et la réalité pensée,
car c’est par son intermédiaire que l’opération de l’intelligence atteint la
réalité. Voilà pourquoi la conception de l’intelligence est non seulement ce
qui est pensé, mais aussi ce par quoi la réalité est pensée ; de sorte que
« ce qui est pensé » peut désigner à la fois la réalité même et la
conception de l’intelligence ; et semblablement, « ce qui est dit »
peut désigner à la fois la réalité qui est dite par le verbe et le verbe
lui-même, comme on le voit clairement aussi dans le cas du verbe extérieur, car
à la fois le nom lui-même est dit, et la réalité signifiée par le nom est dite
par ce nom. Donc je dis que le Père est dit, non comme verbe, mais comme
réalité dite au moyen d’un verbe ; et de même pour le Saint-Esprit, car le
Fils manifeste toute la Trinité ; par conséquent, le Père dit toutes les
trois Personnes par son unique Verbe.
4° En cela,
Anselme paraît se contredire. En effet, il dit que le verbe ne se dit que
personnellement et convient au seul Fils, mais que « dire » convient
aux trois Personnes ; pourtant, dire n’est rien d’autre qu’émettre un
verbe à partir de soi. De même aussi, à la parole d’Anselme s’oppose celle de
saint Augustin affirmant au septième livre sur la Trinité que ce n’est pas un seul qui dit, au sein de la Trinité,
mais c’est le Père par son Verbe ; donc, de même que le verbe au sens
propre ne se dit en Dieu que personnellement et convient au seul Fils, de même
« dire » convient aussi au seul Père. Mais Anselme prend
« dire » au sens commun de penser, et « verbe » au sens
propre ; et il aurait pu faire l’inverse si cela lui avait plu.
5° En nous, dire
signifie non seulement penser, mais penser et en même temps exprimer à partir
de soi une conception ; et nous ne pouvons pas penser autrement qu’en
exprimant une telle conception ; voilà pourquoi, en nous, tout acte de
penser est à proprement parler un acte de dire. Mais Dieu peut penser sans que
rien procède réellement de lui-même car, en lui, celui qui pense est identique
à ce qui est pensé et à l’acte de penser, ce qui n’est pas notre cas ; et
c’est pourquoi, en Dieu, tout acte de penser n’est pas appelé
« dire » à proprement parler.
6° De même que le
Verbe n’est appelé « connaissance du Père » que comme une
connaissance engendrée par le Père, de même aussi il est également appelé
« puissance opérative du Père » parce qu’il est puissance procédant
d’une puissance, le Père. Or une puissance qui procède se dit personnellement.
Et il en sera de même de la puissance opérative qui procède du Père.
7° Une chose peut
procéder d’une autre de deux façons : d’abord comme l’action procède de
l’agent, ou l’opération de celui qui opère ; ensuite, comme ce qui est
opéré procède de celui qui opère. Donc, le processus de l’opération à partir de
celui qui opère ne pose pas de distinction entre une réalité existant par soi
et une autre réalité existant par soi, mais il pose une distinction entre la
perfection et ce qui est perfectionné, car l’opération est la perfection de
celui qui opère. Mais le processus de ce qui est opéré pose une distinction
entre une réalité et une autre. Or en Dieu, il ne peut pas y avoir réellement
de distinction entre perfection et perfectible. Cependant on trouve en Dieu des
réalités distinctes entre elles, à savoir les trois Personnes ; voilà
pourquoi le processus qui est signifié en Dieu comme celui d’une opération à
partir de celui qui opère n’est que de raison, tandis que celui qui est signifié
comme un processus d’une réalité à partir d’un principe peut se rencontrer
réellement en Dieu. Or voici la différence entre l’intelligence et la
volonté : l’opération de la volonté a pour terme les réalités, en
lesquelles il y a le bien et le mal, alors que l’opération de l’intelligence a
son terme dans l’esprit, en lequel se trouvent le vrai et le faux, comme il est
dit au sixième livre de la Métaphysique.
Voilà pourquoi la volonté n’a rien qui émane d’elle-même et qui soit en elle,
si ce n’est à la façon d’une opération, tandis que l’intelligence a en
elle-même quelque chose qui émane d’elle, non seulement à la façon d’une
opération, mais aussi à la façon d’une réalité opérée. Aussi le verbe est-il
signifié comme une réalité qui procède, mais l’amour comme une opération qui
procède ; l’amour n’est donc pas tel qu’il se dise personnellement, comme
le verbe.
8° Si l’on ne
considère pas la distinction des Personnes, Dieu ne se dira pas lui-même au
sens propre, et ce n’est pas au sens propre que certains, qui ne posent pas en
Dieu la distinction des Personnes, comprennent cela.
Réponse aux objections en sens contraire :
On pourrait
facilement répondre à ce qui est objecté en sens contraire, si quelqu’un
voulait soutenir la position contraire.
1° À ce que [l’opposant]
objecte à partir des paroles de saint Augustin, on pourrait répondre que saint
Augustin prend le verbe au sens où il implique une origine réelle.
2° On pourrait
répondre que, bien que la préposition « auprès de » implique une
distinction, cependant cette distinction n’est pas impliquée dans le nom de
verbe ; donc, de ce que le Verbe est dit être auprès du Père, on ne peut
pas conclure que le Verbe soit dit personnellement, car on dit aussi
« Dieu de Dieu » et « Dieu auprès de Dieu ».
3° On pourrait
répondre que cette relation est seulement de raison.
4° Comme pour la
première objection.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Comme dit
saint Basile dans son troisième sermon
Sur l’Esprit Saint, « L’Esprit se rapporte au Fils de la même façon
que le Fils se rapporte au Père ; et c’est pourquoi, tandis que le Fils
est le verbe de Dieu, l’Esprit est le verbe du Fils. » Le Saint-Esprit est
donc appelé verbe.
2° En
Hébr. 1, 3, il est dit du Fils : « Comme il est la splendeur de
sa gloire et le caractère de sa substance, et qu’il soutient tout par la
puissance de son verbe… » Le Fils a donc un verbe qui procède de lui, et
par lequel tout est soutenu. Or en Dieu, seul le Saint-Esprit procède du Fils.
Le Saint-Esprit est donc appelé verbe.
3° Comme dit
saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité,
le verbe est « la connaissance unie à l’amour ». Or, de même que la
connaissance est appropriée au Fils, de même l’amour l’est au Saint-Esprit.
Donc, de même que le nom de verbe convient au Fils, de même il convient aussi à
l’Esprit Saint.
4° À propos de
Hébr. 1, 3 : « il soutient tout par la puissance de son
verbe », la Glose dit que
« verbe » désigne ici le commandement. Or le commandement est au nombre
des signes de la volonté. Puis donc que le Saint-Esprit procède par mode de
volonté, il semble qu’on puisse l’appeler verbe.
5° Le verbe, de
par sa notion, implique une manifestation. Or, de même que le Fils manifeste le
Père, de même le Saint-Esprit manifeste le Père et le Fils ; c’est
pourquoi il est dit en Jn 16, 13 que le Saint-Esprit « enseigne toute
vérité ». Le Saint-Esprit doit donc être appelé verbe.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au sixième livre sur la Trinité
que « le Fils est appelé Verbe pour la même raison qu’il est appelé
Fils ». Or le Fils est appelé Fils parce qu’il est engendré ; il est donc
aussi appelé Verbe parce qu’il est engendré. Or le Saint-Esprit n’est pas
engendré. Il n’est donc pas Verbe.
Réponse :
L’usage des
noms de verbe et d’image n’est pas le même chez nos saints et nous que chez les
anciens docteurs des Grecs. Ceux-ci, en effet, ont employé les noms de verbe et
d’image pour désigner tout ce qui procède en Dieu ; aussi appelaient-ils
verbe et image indifféremment le Saint-Esprit et le Fils. Mais nos saints et
nous, dans l’usage de ces noms, imitons la coutume de l’Écriture canonique, qui
n’emploie quasiment jamais le terme de verbe ou d’image si ce n’est pour le
Fils. Il n’appartient pas à la présente question de traiter de l’image ;
mais pour ce qui est du verbe, notre usage semble assez raisonnable.
En effet, le
verbe implique une certaine manifestation ; or on ne rencontre de
manifestation par soi que dans l’intelligence. Car, si une chose qui est hors
de l’intelligence est dite manifester, c’est seulement dans la mesure où elle
laisse dans l’intelligence quelque chose qui est ensuite principe manifestatif
en celle-ci. Le manifestant prochain est donc dans l’intelligence, mais un
manifestant lointain peut aussi exister hors d’elle. Aussi le nom de verbe se
dit-il au sens propre de ce qui procède de l’intelligence ; mais ce qui ne
procède pas de l’intelligence ne peut être appelé verbe que de façon
métaphorique, c’est-à-dire en tant qu’il manifeste en quelque façon.
Donc je dis
qu’en Dieu, seul le Fils procède par voie d’intelligence, car il procède d’un
seul : en effet, le Saint-Esprit, qui procède des deux, procède par voie
de volonté ; voilà pourquoi le Saint-Esprit ne peut être appelé verbe que
de façon métaphorique, au sens où l’on appelle « verbe » tout ce qui
manifeste. Et c’est de cette façon qu’il faut expliquer la citation de saint
Basile.
Réponse aux objections :
1° On voit dès
lors clairement la réponse au premier argument.
2° Le verbe, d’après
saint Basile, désigne ici le Saint-Esprit, et par conséquent il faut répondre
comme au premier argument. Ou bien l’on peut dire, avec la Glose, qu’il désigne le commandement du Fils, qui est appelé verbe
de façon métaphorique car nous avons l’habitude de commander verbalement.
3° La
connaissance entre dans la notion de verbe comme impliquant l’essence du verbe,
tandis que l’amour entre dans la notion de verbe non comme regardant son
essence, mais comme accompagnant le verbe, comme le montre la citation
invoquée ; voilà pourquoi on peut conclure non pas que le Saint-Esprit
soit le Verbe, mais qu’il procède du Verbe.
4° Le verbe
manifeste non seulement ce qui est dans l’intelligence mais aussi ce qui est
dans la volonté, dans la mesure où la volonté aussi est elle-même pensée ;
voilà pourquoi le commandement, bien qu’il soit un signe de la volonté, peut
cependant être appelé verbe, et regarde l’intelligence.
5° La solution au
cinquième argument ressort de ce qu’on a dit.
Objections :
Il semble que
non.
1° Là où nous
disons : « Le Père se dit », se trouvent seulement signifiés
celui qui dit et ce qui est dit, et des deux côtés c’est le Père seulement qui
est signifié. Puis donc que le Père ne produit de lui-même un verbe que dans la
mesure où il se dit, il semble que la créature ne soit pas dite par le verbe
qui procède du Père.
2° Le verbe par
lequel chaque chose est dite est une ressemblance de celle-ci. Or le Verbe ne
peut être appelé « ressemblance de la créature », comme Anselme le
prouve dans son Monologion, car ou
bien le Verbe s’accorderait parfaitement avec les créatures, et ainsi, il
serait changeant comme elles, et la suprême immuabilité ne se trouverait plus
en lui, ou bien il n’y aurait pas le suprême accord, et dans ce cas, il n’y
aura pas en lui la vérité suprême, car une ressemblance est d’autant plus vraie
qu’elle s’accorde davantage avec ce dont elle est la ressemblance. Le Fils
n’est donc pas le verbe par lequel serait dite la créature.
3° On parle du
verbe des créatures en Dieu de la même façon que l’on parle du verbe des
produits de l’art chez l’artisan. Or le verbe des produits de l’art chez
l’artisan n’est qu’une disposition concernant ces produits. Le verbe des
créatures en Dieu n’est donc qu’une disposition concernant les créatures. Or la
disposition concernant les créatures en Dieu se dit essentiellement et non
personnellement. Le verbe par lequel les créatures sont dites n’est donc pas le
Verbe qui se dit personnellement.
4° Tout verbe a,
touchant ce qui est dit par lui, une relation de modèle ou d’image. De modèle,
lorsque le verbe est la cause de la réalité, comme cela se produit dans
l’intelligence pratique ; d’image, lorsqu’il est causé par la réalité,
comme cela se produit dans notre intelligence spéculative. Or il ne peut y
avoir en Dieu un verbe de la créature qui soit une image de la créature. Il est
donc nécessaire que le verbe de la créature en Dieu soit le modèle de la
créature. Or le modèle de la créature en Dieu est une idée. Le verbe de la
créature en Dieu n’est donc rien d’autre qu’une idée. Or une idée ne se dit pas
en Dieu personnellement, mais essentiellement. Le Verbe qui est dit
personnellement en Dieu, et par lequel le Père se dit lui-même, n’est donc pas
le verbe par lequel sont dites les créatures.
5° La créature
est à une plus grande distance de Dieu que d’aucune créature. Or, pour les
diverses créatures, il y a plusieurs idées en Dieu. Ce n’est donc pas non plus
par le même verbe que le Père se dit lui-même et qu’il dit les créatures.
6° Selon saint
Augustin, on parle de Verbe comme on parle d’Image. Or le Fils n’est pas
l’image de la créature, mais du seul Père ; le Fils n’est donc pas le
verbe de la créature.
7° Tout verbe
procède de ce dont il est le verbe. Or le Fils ne procède pas de la créature.
Il n’est donc pas un verbe par lequel la créature serait dite.
En sens contraire :
1° Anselme dit
que le Père, en se disant, a dit toute créature. Or le verbe par lequel il
s’est dit, est le Fils. Par le Verbe, qui est le Fils, il dit donc toute
créature.
2° Saint Augustin
explique la phrase « Il a dit, et cela fut fait » de la façon
suivante : il a engendré le Verbe, en lequel le Fiat était contenu. Par le Verbe, qui est le Fils, il a donc dit
toute créature.
3° L’artisan se
tourne du même coup vers l’art et vers le produit de l’art. Or Dieu lui-même
est l’art éternel, qui réalise les créatures comme des œuvres d’art. Le Père se
tourne donc du même coup vers lui-même et vers toutes les créatures ; et
ainsi, en se disant, il dit toutes les créatures.
4° Tout ce qui,
en quelque genre, est postérieur, se ramène comme à une cause à ce qui est
premier. Or les créatures sont dites par Dieu. Elles se ramènent donc au
premier qui soit dit par Dieu. Or Dieu se dit lui-même en premier. Donc, par le
fait même qu’il se dit, il dit toutes les créatures.
Réponse :
Le Fils procède
du Père à la fois par mode de nature, en tant qu’il procède comme Fils, et par
mode d’intelligence, en tant qu’il procède comme Verbe. Et les deux modes de
procession se rencontrent en nous, quoique ce ne soit pas quant à la même
chose : en effet, il n’est rien, en nous, qui procède d’autre chose par
mode d’intelligence et de nature, car penser et être ne sont pas en nous la
même chose, comme ils le sont en Dieu.
Or les deux
modes de procession ont une semblable différence selon qu’on les trouve en Dieu
ou en nous. En effet, le fils d’un homme, qui procède d’un homme, son père, par
voie de nature, n’a pas en soi toute la substance du père, mais il reçoit une
partie de sa substance. En revanche, le Fils de Dieu, en tant qu’il procède du
Père par voie de nature, reçoit en lui toute la nature du Père, au point que le
Fils et le Père sont numériquement d’une seule nature. Et une semblable
différence se trouve dans le processus qui a lieu par voie d’intelligence. En
effet, le verbe qui, en nous, est exprimé par une considération actuelle,
naissant pour ainsi dire de quelque considération de choses antérieures ou au
moins d’une connaissance habituelle, ne reçoit pas en lui tout ce qui existe en
ce dont il naît : car ce n’est pas le tout de ce que nous tenons par une
connaissance habituelle qui est exprimé par l’intelligence dans la conception
d’un seul verbe, mais quelque chose de ce tout. Semblablement, dans la
considération d’une seule conclusion n’est pas exprimé tout ce qui était
virtuellement contenu dans les principes. Mais en Dieu, pour que son Verbe soit
parfait, il est nécessaire que celui-ci exprime tout ce qui est contenu en
celui dont il naît, et ce, d’autant plus que Dieu voit tout d’un seul regard,
non séparément.
Ainsi donc, il
est nécessaire que tout ce qui est contenu dans la science du Père, tout cela
soit exprimé par un seul Verbe de lui, et à la façon dont cela est contenu dans
sa science, en sorte que ce soit un véritable verbe correspondant à son
principe. Or le Père se connaît par sa science, et en se connaissant il connaît
toutes les autres choses, et c’est pourquoi son verbe exprime principalement le
Père lui-même, et conséquemment toutes les autres choses que le Père connaît en
se connaissant lui-même. Et ainsi, par le fait même qu’il est un verbe
exprimant parfaitement le Père, le Fils exprime toute créature. Et cet ordre
est montré dans les paroles d’Anselme, qui dit que [le Père], en se disant, a
dit toute créature.
Réponse aux objections :
1° Lorsqu’on
dit : « le Père se dit », dans cette diction est aussi incluse
toute créature, en tant que le Père, étant le modèle de toute la création,
contient par sa science toute créature.
2° Anselme prend
le nom de ressemblance au sens strict, tout comme Denys au neuvième chapitre
des Noms divins, où il dit que
« pour les choses qui ont entre elles une relation d’égalité, nous
admettons la réciprocité de la ressemblance », de sorte que l’une soit
dite semblable à l’autre et vice versa.
Mais dans celles qui sont entre elles comme la cause et l’effet, on ne trouve
pas, à proprement parler, une réciprocité de la ressemblance : en effet,
nous disons que l’image d’Hercule ressemble à Hercule, mais non l’inverse. Or
le Verbe divin n’est pas fait à l’imitation de la créature comme notre verbe,
mais c’est plutôt l’inverse ; aussi Anselme veut-il que le Verbe ne soit
pas une ressemblance de la créature, mais que ce soit l’inverse. Si, en
revanche, nous prenons la ressemblance au sens large, alors nous pouvons dire
que le Verbe est une ressemblance de la créature, non comme son image, mais
comme modèle, comme aussi saint Augustin dit que les idées sont les
ressemblances des réalités. Et cependant, de ce qu’il est immuable alors que
les créatures sont changeantes, il ne suit pas qu’il n’y ait pas dans le Verbe
la plus haute vérité : pour la vérité d’un verbe, en effet, la
ressemblance qui est exigée avec la réalité qui est dite par le verbe n’est pas
une ressemblance par conformité de nature mais par représentation, comme on l’a
dit dans la question sur la science de Dieu.
3° La disposition
des créatures n’est appelée verbe, à proprement parler, que dans la mesure où
elle émane d’autre chose : c’est une disposition engendrée, et elle se dit
personnellement, tout comme la sagesse engendrée, bien que la disposition prise
dans l’absolu se dise essentiellement.
4° Le verbe
diffère de l’idée : en effet, le nom d’idée désigne la forme exemplaire
dans l’absolu, tandis que « verbe de la créature » désigne en Dieu
une forme exemplaire émanée d’autre chose ; voilà pourquoi l’idée, en
Dieu, relève de l’essence, mais le verbe, de la Personne.
5° Bien que Dieu,
si l’on considère sa nature en ce qu’elle a de propre, soit à très grande
distance de la créature, cependant il est le modèle de la créature, et ce n’est
pas une créature qui est le modèle d’une autre ; voilà pourquoi le Verbe
qui exprime Dieu exprime toute créature, alors que l’idée qui exprime une
créature n’exprime pas une autre créature. D’où apparaît aussi une autre
différence entre le Verbe et l’idée : l’idée regarde directement la
créature, et c’est pourquoi il y a plusieurs idées pour plusieurs créatures,
tandis que le Verbe regarde directement Dieu, qu’il exprime en premier, et
regarde les créatures par voie de conséquence. Et parce que les créatures, en
tant qu’elles sont en Dieu, sont une seule chose, il y a un unique Verbe pour
toutes les créatures.
6° Lorsque saint
Augustin dit qu’on parle de Verbe comme on parle d’Image, il entend cela quant
à la propriété personnelle du Fils, qui est la même réellement, que l’on parle
selon elle de Fils, de Verbe ou d’Image. Mais quant à la façon de signifier, il
n’en va pas de même pour les trois noms susdits : en effet, la notion de
verbe implique non seulement celle d’origine et celle d’imitation, mais aussi
celle de manifestation ; et ainsi, le Verbe est en quelque façon celui de
la créature, en tant que la créature est manifestée par lui.
7° Le verbe a
plusieurs façons d’être verbe de quelque chose : d’abord, en tant qu’il
est verbe de celui qui dit, et ainsi, il procède de celui dont il est le
verbe ; ensuite, en tant qu’il est verbe de ce qu’il manifeste, et en ce
sens, il n’est pas nécessaire qu’il procède de ce dont il est le verbe, si ce
n’est lorsque la science dont procède le verbe est causée par les réalités, ce
qui n’est pas le cas pour Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant.
Objections :
Il semble que
non.
1° Tout nom qui
implique une relation à la créature se dit de Dieu avec référence au temps,
comme « Créateur » et « Seigneur ». Or le nom de Verbe se
dit de Dieu de toute éternité. Il n’implique donc pas de relation à la
créature.
2° Tout nom
relatif est relatif soit quant à l’être, soit quant à l’appellation. Or le nom
de Verbe ne se réfère pas à la créature quant à l’être, car alors le Verbe
dépendrait de celle-ci ; ni non plus quant à l’appellation, car il serait
nécessaire qu’il se réfère à la créature au moyen d’un cas [latin], ce qui ne
se trouve pas ; en effet, il semblerait surtout se référer à la créature
par un génitif, et l’on dirait alors : « il est le Verbe creaturæ [litt. de la créature] »,
ce qu’Anselme nie dans son Monologion.
Le nom de Verbe n’implique donc pas de relation à la créature.
3° On ne peut
jamais penser un nom impliquant une relation à la créature sans considérer
qu’une créature existe actuellement ou potentiellement ; car il est
nécessaire que celui qui pense l’un des relatifs pense aussi l’autre. Or, si
l’on ne considère pas qu’une créature existe ou existera, on pense encore le
Verbe en Dieu, en tant que le Père se dit lui-même. Le nom de Verbe n’implique
donc aucune relation à la créature.
4° La relation de
Dieu à la créature ne peut être que comme celle de la cause à l’effet. Or,
comme on le déduit des paroles de Denys au deuxième chapitre des Noms divins, tout nom connotant un effet
dans la créature est commun à toute la Trinité. Or le nom de Verbe n’est pas
tel. Il n’implique donc aucune relation à la créature.
5° Que Dieu se
rapporte à la créature n’est concevable que moyennant sa sagesse, sa puissance
et sa bonté. Or toutes ces choses ne se disent du Verbe que par appropriation.
Puis donc que le nom de Verbe n’est pas approprié mais propre, il semble qu’il
n’implique pas de relation à la créature.
6° Bien que
l’homme dispose les réalités, cependant il n’est pas impliqué dans le nom
d’homme de relation aux réalités disposées. Donc, bien que toutes choses soient
disposées par le Verbe, cependant le nom de Verbe n’impliquera pas de relation
aux créatures disposées.
7° Le nom de
Verbe se dit relativement, tout comme celui de Fils. Or toute la relation de
Fils a pour terme le Père : en effet, il n’est de Fils que du Père. Donc
de même pour toute la relation de Verbe ; le nom de Verbe n’implique donc
pas de relation à la créature.
8° Selon le
Philosophe au cinquième livre de la Métaphysique,
tout relatif ne se dit en référence qu’à un seul, sinon le relatif aurait deux
êtres, puisque l’être du relatif est de se rapporter à autre chose. Or le Verbe
se dit en référence au Père. Il ne se dit donc pas en référence aux créatures.
9° Si un nom
unique est donné à des choses spécifiquement différentes, il leur conviendra de
façon équivoque, comme le nom de chien convient à l’animal qui aboie et à
l’animal marin. Or l’infériorité et la supériorité sont différentes espèces de
relation. Si donc un nom unique implique l’une et l’autre relation, il sera
nécessaire que ce nom soit équivoque. Or la relation du Verbe à la créature
n’est que de superiorité, tandis que celle du Verbe au Père est quasiment
d’infériorité, non à cause d’une inégalité de dignité, mais à cause du prestige
du principe. Le nom de Verbe, qui implique une relation au Père, n’implique
donc pas de relation à la créature, à moins d’être pris de façon équivoque.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
s’exprime ainsi au livre des 83 Questions :
« “Dans le principe, il y avait le Verbe.” Le mot grec logos signifie à la fois “raison” et
“verbe” en latin. Mais dans ce passage nous traduisons plutôt par “verbe”, pour
marquer non seulement le rapport avec le Père, mais aussi le rapport aux choses
qui ont été faites au moyen du Verbe par la puissance opérative. » D’où
résulte clairement notre propos.
2° À propos de ce
passage d’un psaume : « Dieu a parlé une fois », la Glose dit : « une fois,
c’est-à-dire qu’il a engendré éternellement le Verbe, en lequel il a disposé toutes
choses ». Or la disposition implique une relation aux choses disposées. Le
nom de Verbe se dit donc en référence aux créatures.
3° Tout verbe
implique une relation à ce qui est dit au moyen de lui. Or, comme dit Anselme,
Dieu, en se disant, a dit toute créature. Le Verbe implique donc une relation
non seulement au Père mais aussi à la créature.
4° Le Fils, parce
qu’il est Fils, représente parfaitement le Père en ce qu’il a d’intérieur. Or
le Verbe, par son nom, ajoute une manifestation ; et il ne peut y avoir
d’autre manifestation que celle du Père par les créatures, ce qui est comme une
manifestation à l’extérieur. Le nom de Verbe implique donc une relation à la
créature.
5° Denys dit au
septième chapitre des Noms divins que
« Dieu est appelé raison » ou verbe, « parce qu’il distribue la
raison et la sagesse » ; et ainsi, l’on voit clairement que le verbe
dit de Dieu implique la notion de cause. Or la cause se dit en référence à
l’effet. Le nom de Verbe implique donc une relation aux créatures.
6° L’intelligence
pratique se réfère aux choses qui sont opérées par elle. Or le Verbe divin est
le verbe d’une intelligence pratique, car il est un verbe opératif, comme dit
saint Jean Damascène. Le nom de Verbe implique donc une relation à la créature.
Réponse :
Chaque fois que
deux choses ont entre elles un rapport tel que l’une dépend de l’autre mais non
l’inverse, il y a une relation réelle en celle qui dépend de l’autre, mais en
celle dont elle dépend existe seulement une relation de raison ; sachant,
en effet, qu’on ne peut penser qu’une chose se rapporte à l’autre sans penser
en même temps une relation opposée du côté de l’autre, comme on le voit
clairement dans le cas de la science, qui dépend de l’objet connaissable et non
l’inverse. Puis donc que toutes les créatures dépendent de Dieu mais non
l’inverse, il y a dans les créatures des relations réelles par lesquelles elles
se rapportent à Dieu, mais les relations opposées existent en Dieu seulement
quant à la notion. Et parce que les noms sont les signes des concepts, de là
vient que de Dieu se disent des noms qui impliquent une relation à la créature,
bien que cette relation soit seulement de raison, comme on l’a dit. En effet,
les relations réelles en Dieu sont seulement celles par lesquelles les Personnes
se distinguent entre elles.
Or nous
trouvons, parmi les noms relatifs, que certains sont donnés pour signifier les
relations elles-mêmes, comme le nom de ressemblance, tandis que d’autres sont
donnés pour signifier ce dont provient la relation, comme le nom de science
l’est pour signifier une certaine qualité de laquelle s’ensuit une certaine
relation. Et nous trouvons cette différence dans les noms relatifs qui se
disent de Dieu, qu’ils se disent de lui de toute éternité ou avec référence au
temps. En effet, le nom de Père, qui se dit de Dieu de toute éternité, et
semblablement le nom de Seigneur, qui se dit de lui avec référence au temps,
sont donnés pour signifier les relations elles-mêmes. Mais le nom de Créateur,
qui se dit de Dieu avec référence au temps, est donné pour signifier une action
divine de laquelle s’ensuit une certaine relation ; de même aussi, le nom
de Verbe est donné pour signifier quelque chose d’absolu avec ajout d’une
relation ; car, comme dit saint Augustin, « Verbe » équivaut à
« Sagesse engendrée ». Et cela n’empêche pas que « Verbe »
se dise personnellement, car, de même que « Père » se dit
personnellement, de même aussi « Dieu qui engendre », ou « Dieu
engendré ».
Or il arrive
qu’une réalité absolue puisse avoir une relation à plusieurs choses. Et de là
vient que le nom qui est donné pour signifier quelque chose d’absolu dont
provient quelque relation peut se dire en référence à plusieurs choses :
par exemple la science, en tant que telle, se dit en référence à l’objet connaissable,
mais en tant qu’elle est un certain accident ou une certaine forme, elle se
rapporte au sujet qui sait. Ainsi également, le nom de verbe a une relation à
la fois à celui qui dit et à ce qui est dit au moyen du verbe, et à cela il
peut être dit relatif de deux façons. D’abord quant à la convertibilité du nom,
auquel cas le verbe est dit relatif à ce qui est dit. Ensuite, relatif à la
réalité à laquelle convient la notion de ce qui est dit. Or le Père se dit
principalement lui-même en engendrant son Verbe, et dit les créatures par voie
de conséquence ; c’est donc principalement et comme par soi que le Verbe
se rapporte au Père, mais par voie de conséquence et comme par accident qu’il
se rapporte à la créature ; il est en effet accidentel au Verbe que la
créature soit dite au moyen de lui.
Réponse aux objections :
1° Cet argument
vaut pour les noms qui impliquent une relation actuelle à la créature, non pour
ceux qui impliquent une relation habituelle ; et l’on appelle relation
habituelle celle qui ne requiert pas que la créature existe en acte au même
moment ; et telles sont toutes les relations qui proviennent des actes de
l’âme, car la volonté et l’intelligence peuvent aussi porter sur ce qui
n’existe pas actuellement. Or le Verbe implique une procession de
l’intelligence ; l’argument n’est donc pas concluant.
2° Le nom de
Verbe se dit en référence à la créature non quant à la réalité, comme si la
relation à la créature existait réellement en Dieu, mais quant à l’appellation.
Et il n’est pas exclu de dire cela au moyen d’un cas [latin] ; en effet,
je peux dire qu’il est le Verbe creaturæ
[litt. de la créature], i. e.
concernant la créature, non provenant de la créature ; et c’est en ce
dernier sens qu’Anselme le nie. En outre, s’il n’était pas référé par un cas,
il suffirait qu’il le soit d’une façon quelconque, comme par exemple s’il
l’était par une préposition ajoutée au cas : on dirait alors que le Verbe
est ad creaturam, i. e. pour instituer [la créature].
3° Cet argument
vaut pour les noms qui impliquent par eux-mêmes une relation à la créature. Or
ce nom [de Verbe] n’est pas tel, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ;
l’argument n’est donc pas concluant.
4° Du côté où le
nom de Verbe implique quelque chose d’absolu, il a une relation de causalité
touchant la créature ; mais par la relation d’origine réelle qu’il
implique, il est rendu personnel, et par là il n’a pas de relation à la
créature.
5° On voit dès
lors clairement la réponse au cinquième argument.
6° Le Verbe n’est
pas seulement ce par quoi se fait la disposition, mais il est la disposition
même du Père concernant la création des réalités ; voilà pourquoi il se
rapporte en quelque façon à la créature.
7° Le nom de fils
implique seulement la relation de quelqu’un au principe dont il naît ;
mais celui de verbe implique une relation à la fois au principe par lequel il
est dit, et à ce qui est comme son terme, à savoir ce qui est manifesté au
moyen du verbe ; et cela, c’est principalement le Père, mais c’est par
voie de conséquence la créature, qui ne peut nullement être le principe d’une
Personne divine ; voilà pourquoi le nom de Fils n’implique aucunement de
relation à la créature, au contraire de celui de Verbe.
8° Cet argument
vaut pour les noms qui sont donnés pour signifier les relations elles-mêmes. En
effet, il est impossible qu’une relation unique ait pour terme de nombreuses
choses, sauf dans la mesure où ces nombreuses choses sont unies en quelque
façon.
9° Il faut
répondre semblablement.
Réponse aux objections en sens contraire :
Les arguments
qui sont en sens opposé concluent que le nom de Verbe se réfère en quelque
façon à la créature, mais non qu’il implique cette relation par soi et quasi
principalement ; et en ce sens ils doivent être accordés.
Objections :
Il semble
qu’elles n’existent pas plus véritablement dans le Verbe.
1° Une chose est
plus véritablement là où elle est par son essence que là où elle est seulement
par sa ressemblance. Or les réalités ne sont dans le Verbe que par leur
ressemblance, tandis qu’elles sont en elles-mêmes par leur essence. Elles sont
donc en elles-mêmes plus véritablement que dans le Verbe.
2° [Le répondant] disait que, si elles sont plus noblement dans le Verbe, c’est parce qu’elles y ont un être plus noble. En sens contraire : la réalité matérielle a un être plus noble dans notre âme qu’en elle-même, comme saint Augustin aussi le dit au livre sur la Trinité, et cependant elle est plus véritablement en elle-même que dans notre âme. Donc, pour la même raison, elle est en elle-même plus véritablement qu’elle n’est dans le Verbe.
3° Ce qui est en
acte est plus véritablement que ce qui est en puissance. Or la réalité en
elle-même est en acte, tandis que dans le Verbe elle est seulement en
puissance, comme le produit de l’art dans l’artisan. La réalité est donc en
elle-même plus véritablement que dans le Verbe.
4° L’ultime
perfection de la réalité est son opération. Or les réalités existant en elles-mêmes
ont des opérations propres, qu’elles n’ont pas telles qu’elles sont dans le
Verbe. Elles sont donc en elles-mêmes plus véritablement que dans le Verbe.
5° Seules sont
comparables les choses qui sont du même ordre. Or l’être de la réalité en elle-même
n’est pas du même ordre que l’être qu’elle a dans le Verbe. Donc, pour le
moins, on ne peut pas dire qu’elle est dans le Verbe plus véritablement qu’en
elle-même.
En sens contraire :
1° « La
créature, dans le Créateur, est l’essence créatrice », comme dit Anselme.
Or l’être incréé est plus véritablement que l’être créé. La réalité a donc
l’être dans le Verbe plus véritablement qu’en elle-même.
2° De même que
Platon prétendait que les idées des réalités existaient hors de l’esprit divin,
de même nous les posons, nous, dans l’esprit divin. Or, suivant Platon, l’homme
séparé était plus véritablement homme que l’homme matériel, et c’est pourquoi
il appelait l’homme séparé « homme par soi ». Donc, selon la position
de la foi, les réalités sont aussi dans le Verbe plus véritablement qu’elles ne
sont en elles-mêmes.
3° En chaque
genre, ce qui est le plus vrai est la mesure de tout le genre. Or les
ressemblances que les réalités ont dans le Verbe sont des mesures de la vérité
qui est en toutes les réalités, car une réalité est appelée vraie dans la
mesure où elle imite son modèle, qui est dans le Verbe. Les réalités sont donc
dans le Verbe plus véritablement qu’en elles-mêmes.
Réponse :
Comme dit Denys
au deuxième chapitre des Noms divins,
les effets imitent imparfaitement leurs causes, qui les surpassent. Et à cause
de cette distance entre la cause et l’effet, une chose qui ne se prédique pas
de la cause se prédique en vérité de l’effet : il est clair, par exemple,
qu’on ne dit pas au sens propre que les plaisirs jouissent, bien qu’ils soient
pour nous des causes de jouissance ; et cela n’a lieu que parce que le
mode d’être des causes est plus élevé que les choses qui se prédiquent des
effets. Et nous trouvons cela dans toutes les causes agissant de façon
équivoque ; par exemple, le soleil ne peut pas être appelé chaud, bien que
les autres choses soient chauffées par lui, et la raison en est la suréminence
du soleil lui-même relativement aux choses qui sont appelées chaudes.
Donc, lorsqu’on
recherche si les réalités sont en elles-mêmes plus véritablement que dans le
Verbe, il faut distinguer : car l’expression « plus
véritablement » peut désigner soit la vérité de la réalité, soit la vérité
de la prédication. Si elle désigne la vérité de la réalité, alors sans aucun
doute la vérité des réalités est plus grande dans le Verbe qu’en elles-mêmes.
Mais si elle désigne la vérité de la prédication, c’est l’inverse : en
effet, l’homme est plus véritablement prédiqué de la réalité qui est dans sa
nature propre que de cette réalité en tant qu’elle est dans le Verbe. Et ce
n’est pas à cause d’un défaut du Verbe, mais à cause de sa suréminence, comme
on l’a dit.
Réponse aux objections :
1° Si l’on entend
cela de la vérité de la prédication, il est vrai au plein sens du terme qu’une
chose est plus véritablement là où elle est par essence que là où elle est par
ressemblance. Mais si on l’entend de la vérité de la réalité, alors elle est
plus véritablement là où elle est par une ressemblance qui est cause de la
réalité, et moins véritablement là où elle est par une ressemblance causée par
la réalité.
2° La
ressemblance que la réalité a dans notre âme n’est pas cause de la réalité,
contrairement à la ressemblance des réalités dans le Verbe ; il n’en va
donc pas de même.
3° La puissance
active est plus parfaite que l’acte, qui est son effet ; et c’est de cette
façon que l’on dit que les créatures sont en puissance dans le Verbe.
4° Bien que les
créatures, dans le Verbe, n’aient pas d’opérations propres, elles ont cependant
de plus nobles opérations, en tant qu’elles sont productrices des réalités et
des opérations de celles-ci.
5° Bien que
l’être des créatures dans le Verbe et leur être en elles-mêmes ne soient pas du
même ordre selon une considération univoque, cependant ils le sont en quelque
façon selon une considération analogique.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Cet argument
vaut pour la vérité de la réalité, mais non pour la vérité de la prédication.
2° Platon est
critiqué pour avoir affirmé que les formes naturelles existaient quant à leur
raison formelle propre en dehors de la matière, comme si la matière se
rapportait accidentellement aux espèces naturelles ; et selon cette
opinion, les réalités naturelles pourraient être prédiquées en vérité de ces
formes qui sont sans matière. Mais nous ne posons pas cela ; il n’en va
donc pas de même.
3° Il faut
répondre comme à la première objection.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Le nom de
Verbe implique une chose émanant de l’intelligence. Or l’intelligence divine se
rapporte aussi aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existé,
comme on l’a dit dans la question sur la science de Dieu. Le Verbe peut donc
aussi se rapporter à ces choses.
2° Selon saint
Augustin au sixième livre sur la Trinité,
« le Fils est l’art du Père, plein des raisons des vivants ». Or,
comme dit saint Augustin au livre des 83
Questions, « la raison, même non appliquée à l’action, est à bon droit
appelée raison ». Le Verbe se rapporte donc aussi aux choses qui ni ne
seront faites ni n’ont été faites.
3° Le Verbe ne
serait pas parfait s’il ne contenait en soi toutes les choses qui sont dans la
science de celui qui dit. Or, dans la science du Père qui dit, il y a des
choses qui ne seront jamais ni n’ont été faites. Ces choses seront donc aussi
dans le Verbe.
En sens contraire :
1° Anselme dit
dans son Monologion : « De
ce qui ne fut pas, n’est ni ne sera, il ne peut y avoir de verbe. »
2° Il appartient
à la puissance de celui qui dit, que tout ce qu’il dit soit fait. Or Dieu est
très puissant. Son Verbe ne se rapporte donc à rien qui ne soit fait un jour.
Réponse :
Il y a deux
façons pour une chose d’être dans le Verbe.
D’abord comme
ce que le Verbe connaît, ou ce qui peut être connu dans le Verbe, et ainsi se
trouve également dans le Verbe ce qui n’est pas ni ne sera ni n’a été fait, car
cela est connu du Verbe comme du Père, et cela peut aussi être connu dans le
Verbe, tout comme dans le Père.
On dit d’une
autre façon qu’une chose est dans le Verbe, comme ce qui est dit par le Verbe.
Or tout ce qui est dit par un verbe est ordonné d’une certaine façon à
l’exécution, car c’est verbalement que nous incitons les autres à agir, et que
nous destinons quelques-uns à l’exécution de ce que nous avons conçu dans notre
esprit ; et c’est pourquoi dire, pour Dieu, c’est disposer, comme le
montre la Glose à propos de ce
passage d’un psaume : « Dieu a parlé une fois, etc. » Donc, de
même que Dieu ne dispose que les choses qui existent, ou existeront, ou ont
existé, de même il ne dit qu’elles ; par conséquent, le Verbe se rapporte
seulement à ces choses, en tant que dites par lui. En revanche, la science,
l’art et l’idée, ou la raison, n’impliquent pas de relation à une exécution, il
n’en va donc pas de même pour eux et pour le Verbe.
Réponse aux objections :
On voit dès
lors clairement la réponse aux objections.
Objections :
Il semble que
non.
1° Le Verbe est
cause des réalités conformément à ce qu’elles sont en lui. Si donc les réalités
sont vie dans le Verbe, le Verbe cause les réalités par mode de vie. Or, de ce
qu’il cause les réalités par mode de bonté, il s’ensuit que toutes choses sont
bonnes. Donc, de ce qu’il cause les réalités par mode de vie, il s’ensuivra
qu’elles sont toutes vivantes, ce qui est faux. Donc le point de départ aussi.
2° Les réalités
sont dans le Verbe comme les produits de l’art dans l’artisan. Or les produits
de l’art dans l’artisan ne sont pas vie : en effet, ils ne sont ni la vie
de l’artisan lui-même, qui vivait déjà avant que les produits de l’art ne
fussent en lui, ni la vie de ces produits, qui n’ont pas de vie. Donc les
créatures non plus ne sont pas vie dans le Verbe.
3° Dans
l’Écriture, la production de la vie est appropriée au Saint-Esprit plutôt qu’au
Verbe, comme cela est clair en Jn 6, 64 : « C’est l’Esprit qui
vivifie », et en plusieurs autres endroits. Or « Verbe » ne se
dit pas de l’Esprit Saint, mais seulement du Fils, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit. Il ne convient donc pas non plus de dire que la réalité est vie
dans le Verbe.
4° La lumière
intellectuelle est principe de vie. Or les réalités ne sont pas lumière dans le
Verbe. Il semble donc qu’elles ne soient pas vie en lui.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jn 1, 3 : « Ce qui a été fait était vie en lui. »
2° Selon le
Philosophe au huitième livre de la Physique,
le mouvement du ciel est appelé « une certaine vie pour tout ce qui existe
dans la nature ». Or le Verbe influe plus sur les créatures que le
mouvement du ciel n’influe sur la nature. Les réalités, en tant qu’elles sont
dans le Verbe, doivent donc être appelées vie.
Réponse :
Les réalités,
en tant qu’elles sont dans le Verbe, peuvent être considérées de deux
façons : d’abord par rapport au Verbe, ensuite par rapport aux réalités
existant dans leur nature propre ; et de deux façons la ressemblance de la
créature dans le Verbe est vie.
En effet, nous
disons que vit, au sens propre, ce qui a en soi le principe du mouvement ou
d’une quelconque opération. Car « vivre » s’est dit en premier de
quelques êtres parce qu’on les a vus avoir en eux-mêmes quelque chose qui les
meut selon un quelconque mouvement. Et de là le nom de vie s’est étendu à
toutes les réalités qui ont en elles-mêmes le principe d’une opération
propre ; aussi, parce que quelques-unes pensent ou sentent ou veulent, on
dit qu’elles vivent, et pas seulement parce qu’elles se meuvent selon le lieu
ou selon l’accroissement. Cet être que la réalité possède en tant qu’elle se
meut elle-même vers quelque opération est donc appelé au sens propre la vie de
la réalité, car « vivre est, pour un vivant, son être même », comme
il est dit au second livre sur l’Âme.
Or en nous,
aucune des opérations vers lesquelles nous nous mouvons n’est notre être ;
c’est pourquoi notre acte de penser n’est pas notre vie, à proprement parler,
sauf si « vivre » est pris pour désigner l’œuvre, qui est signe de
vie ; et semblablement, la ressemblance pensée en nous n’est pas non plus
notre vie. Mais l’acte de penser du Verbe est son être, et de même pour sa
ressemblance ; la ressemblance de la créature dans le Verbe est donc sa
vie. Semblablement aussi, la ressemblance de la créature est d’une certaine
façon la créature elle-même, comme on dit que « l’âme, d’une certaine
façon, est toute chose ». Donc, parce que la ressemblance de la créature
dans le Verbe est productrice et motrice de la créature existant dans sa nature
propre, il se produit, d’une certaine façon, que la créature se meut elle-même
et se conduit à l’être, à savoir en tant qu’elle est conduite à l’être et
qu’elle est mue par sa ressemblance existant dans le Verbe. Et ainsi, la
ressemblance de la créature dans le Verbe est d’une certaine façon la vie de la
créature.
Réponse aux objections :
1° Que la
créature existant dans le Verbe soit appelée vie, ne concerne pas la raison
formelle propre de la créature, mais la façon dont elle est dans le Verbe. Puis
donc qu’elle n’est pas en elle-même de la même façon, il ne s’ensuit pas
qu’elle vive en elle-même, bien qu’elle soit vie dans le Verbe, de même qu’elle
n’est pas immatérielle en elle-même, bien qu’elle soit immatérielle dans le
Verbe. Mais la bonté, l’entité et les choses de ce genre concernent la raison
formelle propre de la créature ; voilà pourquoi, de même que les créatures
sont bonnes en tant qu’elles sont dans le Verbe, de même elles le sont aussi en
tant qu’elles sont dans leur nature propre.
2° Les
ressemblances des réalités dans l’artisan ne peuvent être appelées vie au sens
propre, car elles ne sont pas l’être même de l’artisan vivant, ni non plus son
opération elle-même, comme cela se produit en Dieu ; et cependant saint
Augustin dit que le coffre vit dans l’esprit de l’artisan, mais c’est en ce
sens que le coffre a dans l’esprit de l’artisan un être intelligible, qui
appartient au genre de la vie.
3° La vie est
attribuée au Saint-Esprit en ce sens que Dieu est appelé la vie des réalités,
étant lui-même en toutes les réalités comme leur moteur, si bien que toutes les
réalités semblent en quelque sorte mues par un principe intérieur ; par
contre, la vie est appropriée au Verbe en tant que les réalités sont en Dieu,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
4° De même que
les ressemblances des réalités dans le Verbe sont pour les réalités une cause
d’existence, de même elles sont pour les réalités une cause de connaissance, en
tant qu’elles sont imprimées dans les esprits de telle façon qu’ils puissent
connaître les réalités ; voilà pourquoi, de même qu’elles sont appelées
vie en tant qu’elles sont principes d’existence, de même elles sont appelées
lumière en tant qu’elles sont principes de connaissance.
Article 1 :
Auquel des attributs la providence se ramène-t-elle ?
Article 2 : Le
monde est-il gouverné par la providence ?
Article 3 : La
divine providence s’étend-elle aux réalités corruptibles ?
Article 4 :
Tous les mouvements et les actions des corps inférieurs de ce monde sont-ils
soumis à la divine providence ?
Article 5 : Les
actes humains sont-ils gouvernés par la providence ?
Article 6 : Les
bêtes et leurs actes sont-ils soumis à la divine providence ?
Article 7 : Les
pécheurs sont-ils gouvernés par la divine providence ?
Article 8 : La
création corporelle est-elle tout entière gouvernée par la divine providence au
moyen de la création angélique ?
Article 9 : La
divine providence dispose-t-elle les corps inférieurs par les corps
célestes ?
Article 10 : La
divine providence gouverne-t-elle les actes humains au moyen des corps
célestes ?
Objections :
Il semble que
ce soit seulement à la science.
1° Comme dit
Boèce au quatrième livre sur la Consolation
de la philosophie, « il est manifeste que la forme immobile et simple
des choses à faire est la providence ». Or en Dieu, la forme des choses à
faire est l’idée, qui appartient à la science. La providence appartient donc
aussi à la connaissance.
2° [Le répondant] disait que la providence appartient aussi à la volonté, en tant qu’elle est la cause des réalités. En sens contraire : en nous, la science pratique est la cause des réalités connues. Or la science pratique est seulement dans la connaissance. Donc la providence aussi.
3° Boèce dit au
livre déjà cité : « La façon de faire les choses, quand elle est
considérée dans la pureté même de l’intelligence divine, est appelée
providence. » Or la pureté de l’intelligence semble appartenir à la
connaissance spéculative. La providence appartient donc à la connaissance
spéculative.
4° Boèce dit, au
cinquième livre sur la Consolation de la
philosophie, que la providence doit son nom « à ce que, placée loin
des réalités inférieures, elle voit toutes choses de loin, depuis le suprême
sommet des réalités ». Or la vision de loin appartient à la connaissance,
et surtout à la spéculative. La providence semble donc surtout appartenir à la
connaissance spéculative.
5° Comme dit
Boèce au quatrième livre sur la Consolation,
le destin est à la providence ce que
le raisonnement est à l’intelligence. Or tant l’intelligence que le
raisonnement appartiennent aux deux connaissances spéculative et pratique. Donc
la providence aussi.
6° Saint Augustin
dit au livre des 83 Questions :
« La loi immuable règle toutes choses par un gouvernement
admirable. » Or gouverner et régler appartiennent à la providence. La loi
immuable est donc la providence elle-même. Or la loi appartient à la
connaissance. Donc la providence aussi.
7° La loi
naturelle est causée en nous par la divine providence. Or la cause agit pour
produire un effet par voie de ressemblance ; ainsi disons-nous que la
bonté de Dieu est cause de la bonté dans les réalités, l’essence, de l’être, et
la vie, du vivre. La providence divine est donc une loi ; et nous
retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
8° Boèce dit au
quatrième livre sur la Consolation
que « la providence est cette divine raison établie au principe suprême de
tout ». Or la raison de la réalité en Dieu est l’idée, comme dit saint
Augustin au livres des 83 Questions.
La providence est donc l’idée. Or l’idée appartient à la connaissance. Donc la
providence aussi.
9° La
science pratique est ordonnée soit à amener les réalités à l’existence, soit à
ordonner les réalités déjà produites. Or, produire les réalités n’appartient
pas à la providence, car la providence présuppose les réalités pourvues ;
de même, ordonner les réalités produites ne lui appartient pas non plus, car
cela se rapporte à la disposition. La providence n’appartient donc pas à la
connaissance pratique, mais seulement à la spéculative.
En sens contraire :
1° Il semble
qu’elle appartienne à la volonté, car, comme dit saint Jean Damascène au
deuxième livre, « la providence est la volonté de Dieu, en raison de
laquelle tout ce qui existe reçoit une conduite convenable. »
2° Ceux qui
savent ce qu’il faut faire et ne veulent cependant pas le faire, nous ne les
appelons pas pourvoyeurs. La providence regarde donc plus la volonté que la
connaissance.
3° Comme dit
Boèce au quatrième livre sur la Consolation,
Dieu gouverne le monde par sa bonté. Or la bonté se rapporte à la volonté. Donc
la providence également, à laquelle il appartient de gouverner.
4° Disposer
n’appartient pas à la science, mais à la volonté. Or, selon Boèce au quatrième
livre sur la Consolation, la
providence est la raison par laquelle Dieu dispose tout. La providence
appartient donc à la volonté, non à la connaissance.
5° Ce qui
est pourvu, comme tel, n’est pas sage ou connu, mais il est bon. Donc le
pourvoyeur non plus, comme tel, n’est pas sage mais bon ; et de la sorte,
la providence n’appartient pas à la sagesse mais à la bonté ou à la volonté.
6° Mais par
ailleurs il semble qu’elle appartienne à la puissance, car Boèce dit au
troisième livre sur la Consolation :
« La providence a mis dans les choses qu’elle a créées une plus ou moins
grande cause de permanence, si bien qu’elles désirent naturellement demeurer,
autant que possible. » La providence est donc le principe de la création.
Or la création est appropriée à la puissance. La providence appartient donc à
la puissance.
7° Le
gouvernement est l’effet de la providence, comme il est dit au livre de la
Sagesse : « Mais, ô Père, c’est votre providence qui gouverne
tout » (Sag. 14, 3). Or, comme dit Hugues de Saint-Victor dans son De sacramentis, la volonté est comme ce
qui commande, la sagesse est comme ce qui dirige, la puissance comme ce qui
exécute ; aussi la puissance est-elle plus proche du gouvernement que la
science ou la volonté. La providence appartient donc plutôt à la puissance qu’à
la science ou à la volonté.
Réponse :
Ce qui se
conçoit de Dieu, nous ne pouvons le connaître qu’à partir de ce qui est en
nous, à cause de la faiblesse de notre intelligence. Aussi, pour savoir comment
la providence se dit en Dieu, il nous
faut voir comment la providence est en nous.
Il faut donc
savoir que Cicéron pose la providence comme une partie de la prudence, au
deuxième livre de l’Ancienne Rhétorique,
et elle en est comme le complément. Car les deux autres parties, que sont la
mémoire et l’intelligence, ne sont que des préparations à l’acte de prudence.
Or la prudence, suivant le Philosophe au sixième livre de l’Éthique, est la droite raison de l’agir
humain. Et l’agir humain diffère des
choses réalisables en ce que celles-ci passent de l’agent à une matière
extérieure, comme le banc et la maison, et la droite raison en est l’art ;
tandis que l’on appelle agir humain les actions qui ne sortent pas de l’agent,
mais sont des actes qui le perfectionnent, comme vivre chastement, se comporter
avec patience, et autres semblables ; et la droite raison en est la
prudence.
Or, dans cet
agir humain, deux choses se présentent à notre considération : la fin, et
le moyen.La prudence dirige donc surtout dans les moyens ; en effet,
quelqu’un est dit prudent lorsqu’il donne de bons conseils, comme il est dit au
sixième livre de l’Éthique. Or le
conseil ne porte pas sur la fin mais sur les moyens, comme il est dit au
troisième livre de l’Éthique. Mais la
fin de l’agir humain préexiste en nous de deux façons : d’abord par la
connaissance naturelle de la fin de l’homme ; cette connaissance
naturelle, selon le Philosophe au sixième livre de l’Éthique, appartient à l’intelligence, qui porte sur les principes
des choses à faire comme sur ceux des objets de spéculation ; et les
principes des choses à faire sont les fins, comme il est dit au même livre.
D’une autre façon, quant à la disposition ; et ainsi, les fins de l’agir humain
sont en nous par les vertus morales, par lesquelles l’homme est disposé à vivre
justement, ou courageusement, ou avec tempérance, ce qui est comme la fin
prochaine de l’agir humain. Et semblablement, nous sommes perfectionnés à l’égard des moyens, et quant à la connaissance par le conseil, et quant à l’appétit
par l’élection ; et en ces choses nous sommes dirigés par la prudence.
Il est donc
clair qu’il appartient à la prudence de disposer de façon ordonnée certaines
choses relativement à la fin. Or, cette disposition des moyens vers la fin par
la prudence a lieu à la façon d’un certain raisonnement dont les principes sont
les fins — car c’est d’elles qu’est tirée toute l’ordonnance susdite dans
toutes les choses à faire, comme cela apparaît clairement pour les produits de
l’art ; aussi, pour être prudent, il est requis d’être en bon rapport avec
les fins elles-mêmes. Car il ne peut y avoir de droite raison sans que les
principes de la raison soient conservés. Et c’est pourquoi la prudence requiert
à la fois l’intelligence des fins et les vertus morales par lesquelles
l’intention est droitement placée dans la fin ; et pour cette raison, il
est nécessaire que tout prudent soit vertueux, comme il est dit au sixième
livre de l’Éthique. Or, en toutes les
puissances et les actes ordonnés de l’âme, il y a ceci de commun, que la
puissance du premier est conservée en tous ceux qui suivent ; voilà
pourquoi dans la prudence sont d’une certaine façon incluses et la volonté qui
porte sur la fin, et la connaissance de la fin.
Ce qui a été
dit fait donc voir comment la providence se rapporte aux autres attributs de
Dieu. La science se rapporte à la connaissance à la fois de la fin et des
moyens : par la science, en effet, Dieu connaît soi-même et les créatures.
Mais la providence se rapporte seulement à la connaissance des moyens pour
autant qu’ils sont ordonnés à la fin ; et c’est pourquoi la providence, en
Dieu, inclut à la fois la science et la volonté ; mais cependant, elle
demeure essentiellement dans la connaissance, non certes spéculative, mais
pratique. La puissance, quant à elle, est exécutrice de la providence ;
par conséquent, l’acte de la puissance présuppose l’acte de la providence qui
la dirige ; la puissance n’est donc pas incluse dans la providence comme
l’est la volonté.
Réponse aux objections :
1° Dans la
réalité créée, on peut considérer deux choses : son espèce en elle-même,
et sa relation à la fin. Et de ces deux choses, une forme a précédé en Dieu. La
forme exemplaire de la réalité selon son espèce pure et simple est donc
l’idée ; mais la forme de la réalité pour autant qu’elle est ordonnée à la
fin, c’est la providence. Or l’ordre que la divine providence a mis dans les
réalités est appelé destin, selon Boèce. La providence est donc au destin ce
que l’idée est à l’espèce de la réalité ; et cependant, bien que l’idée
puisse appartenir en quelque façon à la connaissance spéculative, la providence
se rapporte pourtant à la seule connaissance pratique ; elle implique en
effet une relation à la fin, et ainsi à l’œuvre au moyen de laquelle on
parvient à la fin.
2° La providence
relève plus de la volonté que la science pratique pure et simple : en
effet, la science pratique pure et simple se rapporte communément à la
connaissance de la fin et des moyens ; elle ne présuppose donc pas la
volonté de la fin, sinon la volonté serait en quelque sorte incluse dans la
science, comme on l’a dit de la providence.
3° La pureté de
l’intelligence est mentionnée pour exclure de la providence non pas la volonté,
mais le changement et la variété.
4° Dans ce
passage, Boèce ne pose pas la définition complète de la providence, mais il
donne la raison de son nom ; par conséquent, bien que la vision puisse se
rapporter à la connaissance spéculative, il ne s’ensuit pas que la providence
s’y rapporte. En outre, Boèce explique que la providence soit une vision de
loin par la raison que Dieu lui-même, du plus haut sommet des réalités, veille
sur toutes choses. Or il est au plus haut sommet des réalités parce qu’il cause
et ordonne tout ; et de la sorte, on peut aussi relever dans les paroles
de Boèce quelque chose qui se rapporte à la connaissance pratique.
5° Cette
comparaison de Boèce s’entend de la ressemblance des rapports du simple au
composé et du stable au mobile : en effet, de même que l’intelligence est
simple et sans processus discursif tandis
que la raison va çà et là en discourant sur différentes choses, de même aussi
la providence est simple et immobile alors que le destin est multiple et
variable ; par conséquent, l’argument n’est pas probant.
6° Le nom de
providence ne désigne pas proprement en Dieu la loi éternelle, mais quelque
chose qui s’ensuit de la loi éternelle. En effet, on doit considérer en Dieu la
loi éternelle comme sont envisagés en nous les principes naturellement connus
des choses à faire, desquels nous partons pour tenir conseil et pour
choisir ; et cela appartient à la prudence, ou à la providence. La loi de
notre intelligence est donc à la prudence ce que le principe indémontrable est
à la démonstration. Et semblablement aussi, la loi éternelle n’est pas en Dieu
la providence même, mais comme le principe de la providence ; et c’est
pourquoi l’acte de providence est attribué à la loi éternelle de façon
appropriée, de même que tout l’effet de la démonstration est attribué aux
principes indémontrables.
7° Dans les
attributs divins, nous trouvons deux raisons formelles de causalité :
l’une par voie d’exemplarité, comme nous disons que du premier vivant vient
tout ce qui vit ; et cette raison formelle de causalité est commune à tous
les attributs. L’autre raison formelle suit la relation à l’objet de
l’attribut, comme nous disons que la puissance est la cause des possibles, et
la science celle des objets de science ; et suivant cette sorte de
causalité, il n’est pas nécessaire que l’effet porte la ressemblance de la
cause : en effet, les choses qui sont faites au moyen de la science ne
sont pas nécessairement science, mais objets de science. Et c’est de cette
façon que l’on pose la providence de Dieu comme la cause de tout ; par
conséquent, bien que la loi de notre intelligence existe par la providence, il
ne s’ensuit pas que la providence divine soit la loi éternelle.
8° Cette raison
établie dans le principe suprême n’est appelée providence que si l’on ajoute la
relation à la fin, à laquelle est présupposée la volonté de la fin ; donc,
bien qu’elle appartienne essentiellement à la connaissance, elle inclut
cependant en quelque façon la volonté.
9°
Deux
relations peuvent être considérées dans les réalités : l’une en tant
qu’elles émanent du principe ; l’autre en tant qu’elles sont ordonnées à
la fin. La disposition concerne donc l’ordre avec lequel les réalités émanent
du principe ; en effet, on dit que des choses sont disposées parce
qu’elles sont placées par Dieu à différents degrés, comme l’artisan place
diversement les parties de son ouvrage ; la disposition semble donc
appartenir à l’art. Mais la providence implique la relation à la fin. Et ainsi,
la providence diffère de l’art divin et de la disposition, car l’art divin se
dit par rapport à la production des réalités, et la disposition par rapport à
l’ordre des choses produites, tandis que le nom de providence signifie une
relation à la fin. Or, de la fin du produit de l’art se déduit tout ce qui est
en lui, et la relation à la fin est plus proche de la fin que l’ordre des
parties entre elles, qu’elle cause en quelque sorte ; voilà pourquoi la
providence est en quelque sorte la cause de la disposition, et pour cette
raison l’acte de disposition est fréquemment attribué à la providence. Donc,
bien que la providence ne soit ni l’art, qui regarde la production des
réalités, ni la disposition, qui regarde l’ordre des réalités entre elles, il
ne s’ensuit pourtant pas qu’elle n’appartienne pas à la connaissance pratique.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Saint Jean
Damascène dit que la providence est une volonté en ce sens qu’elle inclut et
présuppose une volonté, comme nous l’avons dit.
2° Selon le
Philosophe au sixième livre de l’Éthique,
personne ne peut être prudent sans avoir les vertus morales, par lesquelles on
est droitement disposé relativement aux fins ; comme nul ne peut bien
démontrer sans être éclairé sur les principes de la démonstration. Et voilà
aussi pourquoi nul n’est appelé pourvoyeur s’il n’a une volonté droite, et ce
n’est pas parce que la providence serait dans la volonté.
3° L’on dit que
Dieu gouverne par la bonté, non pas en ce sens que la bonté serait la
providence même, mais parce qu’elle est le principe de la providence,
puisqu’elle est une fin ; et aussi parce que la bonté divine est pour Dieu
ce que la vertu morale est pour nous.
4° Bien que cela
présuppose la volonté, disposer n’est pas un acte de la volonté : car
ordonner — et cela est compris dans la disposition — appartient au
sage, comme dit le Philosophe ; voilà pourquoi la disposition et la
providence appartiennent essentiellement à la connaissance.
5° La providence
se rapporte à son objet comme la science à l’objet de science, et non comme la
science à celui qui connaît ; il n’est donc pas nécessaire que ce qui est
pourvu, comme tel, soit sage, mais qu’il soit connu.
6° & 7° Nous accordons
ces objections.
Objections :
Il semble que
non.
1° Qui agit par
nécessité de nature, n’agit pas par providence. Or c’est par nécessité de
nature que Dieu agit sur les réalités créées, car, comme dit Denys au quatrième
chapitre des Noms Divins, « la
divine bonté se répand sur tous les êtres comme, sans choix ni savoir
préalables, notre soleil envoie ses rayons sur tous les corps ». Dieu ne
gouverne donc pas le monde par la providence.
2° Le principe
multiforme vient après le principe uniforme. Or la volonté est un principe
multiforme, car elle a des objets opposés ; donc la providence aussi, qui
présuppose la volonté. Mais la nature est un principe uniforme, car elle est
déterminée à une seule chose. La nature précède donc la providence. Les
réalités naturelles ne sont donc pas gouvernées par la providence.
3° [Le répondant] disait que le principe uniforme précède le multiforme dans le même, non en plusieurs. En sens contraire : plus un principe a de puissance causale, plus il est antérieur. Or plus il est uniforme, plus il a une grande puissance causale, car, comme il est dit au livre des Causes, toute puissance unie est plutôt infinie que multipliée. Donc, qu’ils soient envisagés dans le même ou en plusieurs, le principe uniforme précédera le multiforme.
4° Selon Boèce
dans son Arithmétique, toute
inégalité se ramène à l’égalité, et toute multitude à l’unité. Donc toute
action de la volonté, qui a une multiplicité d’objets, doit se ramener aussi à
l’action de la nature, qui est simple et égale ; et de la sorte, il est
nécessaire que l’agent premier agisse par son essence et sa nature, et non par
providence ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
5° Ce qui est de
soi déterminé à une seule chose, n’a pas besoin de gouvernant, car le
gouvernement est appliqué à un être pour qu’il n’aille pas dans un sens contraire.
Or les réalités naturelles sont par leur propre nature déterminées à une seule
chose. Elles n’ont donc pas besoin de providence qui les gouverne.
6° [Le répondant] disait qu’elles ont besoin du gouvernement de la providence pour être conservées dans l’existence. En sens contraire : là où il n’y a pas de puissance à la corruption, il n’est point besoin de conservateur extérieur. Or, en certaines réalités, il n’y a pas de puissance à la corruption, car il n’y en a pas non plus à la génération, comme cela est clair dans le cas des corps célestes et des substances spirituelles, qui sont les parties principales du monde. Donc de telles choses n’ont pas besoin d’une providence qui les conserve dans l’existence.
7° Il est des
choses, dans la réalité, que pas même Dieu ne peut changer, comme le principe
que rien ne peut être affirmé et nié de la même chose, et que ce qui a été ne
peut pas ne pas avoir été, comme dit saint Augustin au livre Contre Faustus. Donc au moins de telles
choses n’ont pas besoin d’une providence qui les gouverne et les conserve.
8° Comme dit
saint Jean Damascène au deuxième livre, il est aberrant de dire que l’auteur
des réalités n’est pas leur providence. Or les réalités corporelles n’ont pas
été faites par Dieu, puisque Dieu est esprit ; car il ne semble pas qu’un
esprit puisse produire un corps, de même qu’un corps ne peut pas non plus
produire un esprit. De telles réalités corporelles ne sont donc pas gouvernées
par la providence divine.
9° Le
gouvernement des réalités regarde la distinction même des réalités. Or celle-ci
ne semble pas provenir de Dieu, car il est dans un rapport uniforme à toutes
choses, comme il est dit au livre des Causes.
Les réalités ne sont donc pas gouvernées par la providence divine.
10° Les choses qui
sont ordonnées en elles-mêmes n’ont pas besoin d’être ordonnées par autre
chose. Or les réalités naturelles sont ainsi, car, comme il est dit au deuxième
livre sur l’Âme, « en toutes les
choses qui sont selon la nature, il y a, pour la grandeur et l’augmentation, un
terme et une raison déterminés ». Les réalités naturelles ne sont donc pas
ordonnées par la providence divine.
11° Si les
réalités sont gouvernées par la divine providence, alors nous pourrons examiner
celle-ci à partir de l’ordre des réalités. Or, comme dit saint Jean Damascène
au deuxième livre, « il faut admirer tout, louer tout et admettre sans
plus examiner toutes les œuvres de la providence ». Le monde n’est donc
pas gouverné par la providence.
En sens contraire :
1° Boèce
dit : « Ô toi qui gouvernes le monde par une raison
perpétuelle ! »
2° Tout ce qui a
un ordre certain est nécessairement gouverné par quelque providence. Or les
réalités naturelles ont un ordre certain dans leurs mouvements. Elles sont donc
gouvernées par la providence.
3° Les choses qui
sont différentes ne sont maintenues conjointes que par une providence qui les
gouverne ; et c’est pourquoi certains philosophes furent amenés à poser
que l’âme était une harmonie, à cause de la conservation des contraires dans le
corps de l’animal. Or dans le monde nous voyons des choses contraires et
différentes demeurer liées l’une à l’autre. Le monde est donc gouverné par une
providence.
4° Comme dit
Boèce au quatrième livre sur la Consolation,
« le destin met en mouvement toutes choses, réparties selon les lieux, les
formes et les temps ; et cette explication de l’ordre temporel, unifiée
par le regard de l’esprit divin, c’est la providence ». Puis donc que nous
voyons que les réalités sont distinctes selon les formes, les lieux et les temps,
il est nécessaire de poser le destin, et ainsi la providence.
5° Tout ce qui ne
peut être conservé par soi-même dans l’existence a besoin de quelque gouvernant
par lequel il soit conservé. Or, les réalités créées ne peuvent être conservées
par elles-mêmes dans l’existence, car les choses qui ont été faites de rien
tendent par elles-mêmes au néant, comme dit saint Jean Damascène. Il est donc
nécessaire qu’il y ait une providence gouvernant les réalités.
Réponse :
La providence
regarde la relation à la fin ; voilà pourquoi tous ceux qui nient la cause
finale doivent par une conséquence nécessaire nier la providence, comme dit le
Commentateur au deuxième livre de la Physique.
Or il y eut dans l’Antiquité deux sortes de négateurs de la cause finale. En effet,
certains philosophes très anciens posèrent seulement la cause matérielle ;
aussi, puisqu’ils ne posaient pas la cause agente, ils ne pouvaient pas non
plus poser la fin, qui n’est cause que parce qu’elle meut l’agent. Mais
d’autres vinrent ensuite qui posaient la cause agente, sans rien dire de la
cause finale. Et selon les deux écoles, tout arrivait par la nécessité des
causes précédentes, soit de la matière, soit de l’agent.
Mais voici
comment cette position est réprouvée par les philosophes. Les causes matérielle
et agente, comme telles, sont pour l’effet une cause d’existence ; mais
elles ne suffisent pas à causer dans l’effet une bonté qui le rende convenable
à la fois en lui-même, pour qu’il puisse demeurer, et à l’égard des autres,
pour qu’il les aide. Par exemple, la chaleur a par définition, autant qu’il est
en elle, la propriété de dissoudre ; mais la dissolution n’est convenable
et bonne que dans une certaine limite et suivant un mode déterminé ; si
donc nous ne posions dans la nature aucune autre cause en plus de la chaleur et
des agents de cette sorte, nous ne pourrions déterminer de cause pour laquelle
les réalités se produisent convenablement et bien. Or tout ce qui n’a pas de
cause déterminée, arrive par hasard. Voilà pourquoi, selon la position susdite,
il serait nécessaire que toutes les convenances et utilités qui se trouvent
dans les réalités soient fortuites ; et c’est aussi ce qu’Empédocle a
posé, disant qu’il se produit par hasard que les parties des animaux, par
amitié, se rassemblent de telle sorte que l’animal puisse être conservé, et que
cela se produit souvent. Mais il ne peut en être ainsi, car les choses qui se
produisent par hasard sont plutôt rares ; or nous voyons que de telles
convenances et utilités se produisent dans les œuvres de la nature soit
toujours, soit la plupart du temps ; il est donc impossible qu’elles
arrivent par hasard ; et ainsi, il est nécessaire qu’elles viennent de
l’intention d’une fin.
Mais ce qui n’a
pas d’intelligence ou de connaissance ne peut tendre directement à une fin que
si, par quelque connaissance, une fin lui est attribuée, et qu’il est dirigé
vers elle ; il est donc nécessaire, puisque les réalités naturelles n’ont
pas de connaissance, que préexiste une intelligence qui ordonne les réalités
naturelles à une fin, comme l’archer donne à la flèche un mouvement défini pour
qu’elle tende à une fin déterminée ; par conséquent, de même que la
percussion qui se fait au moyen d’une flèche est appelée œuvre non seulement de
la flèche mais aussi du lanceur, de même aussi toute œuvre de la nature est
appelée par les philosophes œuvre d’intelligence.
Et ainsi, il
est nécessaire que le monde soit gouverné par la providence de cette
intelligence qui a mis dans la nature l’ordre susdit. Et cette providence par
laquelle Dieu gouverne le monde ressemble à la providence économique par
laquelle on gouverne une famille, ou à la providence politique par laquelle on
gouverne une cité ou un royaume, et par laquelle on ordonne à une fin les actes
des autres ; car il ne peut y avoir en Dieu de providence relativement à
lui-même, puisque tout ce qui est en lui est fin et non orienté vers une fin.
Réponse aux objections :
1° La
ressemblance envisagée par Denys se comprend ainsi : de même que le
soleil, autant qu’il est en lui, n’exclut aucun corps de la communication de sa
lumière, de même aussi la divine bonté n’exclut aucune créature de la
participation de soi ; mais il ne s’agit pas qu’elle opère sans
connaissance ni choix.
2° Un principe
peut être appelé multiforme de deux façons.
D’abord quant à l’essence même du principe, c’est-à-dire en tant qu’il est
composé : et ainsi, le principe multiforme est nécessairement postérieur à
l’uniforme. Ensuite, par rapport à l’effet, et l’on appelle ainsi multiforme le
principe qui s’étend à plusieurs objets : le multiforme est alors
antérieur à l’uniforme, car plus un principe est simple, plus il s’étend à de
nombreux objets ; et c’est en ce sens que la volonté est dite principe
multiforme tandis que la nature est dite principe uniforme.
3° Cet argument
est probant pour l’uniformité du principe suivant son essence.
4° Dieu est par
son essence la cause des réalités ; et de la sorte, toute pluralité des
réalités se ramène à un principe simple. Mais son essence n’est la cause des
réalités que parce qu’elle est connue, et donc parce que Dieu la veut
communiquer à la créature par voie d’assimilation ; les réalités procèdent
donc de l’essence divine par une relation de science et de volonté, et ainsi,
par providence.
5° La réalité
naturelle ne se donne pas sa propre détermination à une seule chose, mais elle
la tient d’un autre [principe] ; voilà pourquoi la détermination
appropriée à l’effet démontre la providence, comme on l’a dit.
6° La corruption
et la génération peuvent s’entendre de deux façons. D’abord en ce sens que la
génération et la corruption vont d’un étant à un étant contraire ; et de
la sorte, un sujet possède une puissance à la génération et à la corruption
parce que sa matière est en puissance à des formes contraires ; et ainsi,
les corps célestes et les substances spirituelles ne sont en puissance ni à la
génération ni à la corruption. Ensuite, génération et corruption se disent
communément pour n’importe quelle venue des réalités à l’existence, et pour
n’importe quel passage au non-être ; de sorte que même la création, par
laquelle quelque chose est amené du non-être à l’existence, est appelée
génération, et l’annihilation d’une réalité est elle-même appelée corruption.
En ce sens, une chose est dite en puissance à la génération, parce qu’il y a
dans l’agent une puissance à la production de cette chose ; et
semblablement, une chose est dite en puissance à la corruption, parce qu’il y a
dans l’agent une puissance d’amener cette chose au non-être ; et de ce
point de vue, toute créature est en puissance à la corruption, car tout ce que
Dieu a amené à l’existence, il peut aussi le ramener au non-être. Or, pour que
les créatures subsistent, il est nécessaire que Dieu opère toujours en elles
l’existence, comme dit saint Augustin au livre sur la Genèse au sens littéral ; non pas comme la maison est produite
par l’artisan, celle-ci demeurant encore lorsque son action cesse, mais comme
l’illumination de l’air vient du soleil ; ainsi, par le simple fait que
Dieu ne fournirait pas à la créature l’existence qu’il a décidée dans sa
volonté, la créature serait réduite à néant.
7° La nécessité
des principes invoqués est la conséquence de la providence et de la disposition
de Dieu. Car, par le fait même que les réalités ont été produites en telle
nature, en laquelle elles ont un être déterminé, elles ont été distinguées de
leurs négations ; et de cette distinction, il s’ensuit que l’affirmation
et la négation ne sont pas vraies ensemble ; et de là vient la nécessité
dans tous les autres principes, comme il est dit au quatrième livre de la Métaphysique.
8° L’effet ne
peut pas être plus éminent que la cause, mais il peut se trouver plus imparfait
que la cause ; et parce que le corps est naturellement inférieur à
l’esprit, le corps ne peut pas produire l’esprit, mais l’inverse est vrai.
9° Dieu est dit
indifférent aux réalités, parce qu’il n’y a en lui aucune diversité ; et
cependant, il est lui-même la cause de la diversité des réalités, parce qu’il
contient en soi par sa science les raisons des différentes réalités.
10° L’ordre qui
est dans la nature, celle-ci ne se le donne pas, mais elle le tient d’un autre
[principe] ; aussi la nature a-t-elle besoin d’une providence pour qu’un
tel ordre soit établi en elle.
11° Les créatures
sont impuissantes à représenter le Créateur. Voilà pourquoi en aucune façon
nous ne pouvons arriver par les créatures à connaître parfaitement le
Créateur ; et c’est aussi à cause de la faiblesse de notre intelligence,
qui ne peut recevoir des créatures au sujet de Dieu tout ce qu’elles
manifestent de lui. Et s’il nous est défendu de sonder les choses qui sont en Dieu, c’est de peur que nous ne voulions
parvenir à la fin de l’investigation, que suggère le mot « sonder » :
car dans ce cas, nous ne croirions sur Dieu que ce que notre intelligence peut
renfermer. Mais il ne nous est pas
interdit de scruter avec une modestie qui nous fasse nous reconnaître
impuissants à comprendre parfaitement ; et c’est
pourquoi saint Hilaire dit que « celui qui poursuit avec piété les
réalités infinies, bien qu’il ne parvienne jamais, tirera toujours profit de sa
progression ».
Objections :
Il semble que
non.
1° La cause et
l’effet sont coordonnés ensemble. Or les créatures corruptibles sont causes de
faute, comme cela est clair : la beauté de la femme est un aliment et une
cause de la luxure ; et il est dit au livre de la Sagesse :
« Les créatures de Dieu sont devenues un piège pour les pas des
insensés » (Sag. 14, 11). Puis donc que la faute est hors de l’ordre
de la providence divine, il semble que les réalités corruptibles ne soient pas
soumises à l’ordre de la providence.
2° Rien de ce qui
est pourvu par le sage n’est corrupteur de son effet, car dans ce cas, le sage
serait contraire à soi, édifiant et détruisant les mêmes choses. Or parmi les
réalités corruptibles, l’une se trouve contraire à l’autre et la corrompt.
Elles ne sont donc pas pourvues par Dieu.
3° Comme dit
saint Jean Damascène au deuxième livre, « il est nécessaire que tout ce
qui arrive par la providence se produise selon une raison droite, très bonne et
très digne de Dieu, et comme il ne peut se faire de mieux ». Or les
réalités corruptibles pourraient devenir meilleures parce qu’incorruptibles. La
providence divine ne s’étend donc pas aux réalités corruptibles.
4° Toutes les
réalités corruptibles ont la propriété naturelle de se corrompre ; sinon
il ne serait pas nécessaire que toutes les réalités corruptibles se corrompent.
Or la corruption, étant une imperfection, n’est pas pourvue par Dieu, qui ne
peut être la cause d’un défaut. Les natures corruptibles ne sont donc pas
pourvues par Dieu.
5° Comme dit
Denys au quatrième chapitre des Noms
Divins, il n’appartient pas à la providence de perdre mais de conserver la
nature. Il appartient donc à la providence du Dieu tout-puissant de conserver
perpétuellement les réalités. Or les réalités corruptibles ne sont pas
perpétuellement conservées. Elles ne sont donc pas soumises à la divine providence.
En sens contraire :
1° Il est dit au
livre de la Sagesse : « Mais, ô Père, c’est votre providence qui
gouverne tout » (Sag. 14,
3).
2° En
Sag. 12, 13, il est dit que c’est Dieu « qui prend soin de toutes
choses ». Donc tant les réalités corruptibles que les incorruptibles sont
soumises à sa providence.
3° Comme dit
saint Jean Damascène au deuxième livre, il est aberrant de dire que l’auteur
des réalités n’est pas leur providence. Or Dieu est la cause efficiente de
toutes les réalités corruptibles. Il en est donc aussi la providence.
Réponse :
La divine
providence, par laquelle Dieu gouverne les réalités, est semblable, comme on
l’a dit, à la providence par laquelle un père de famille gouverne la maison, ou
un roi la cité ou le royaume : et dans ces gouvernements il y a ceci de
commun, que le bien commun est plus éminent que le bien particulier ;
ainsi le bien de la nation est plus divin que celui de la cité, de la famille
ou de la personne, comme on le lit au début de l’Éthique. Par conséquent toute providence, si elle gouverne
sagement, considère ce qui satisfait la communauté plutôt que ce qui ne
convient qu’à un seul.
Donc,
négligeant cela, certains ont envisagé parmi les réalités corruptibles
quelques-unes qui, considérées en elles-mêmes, pourraient être meilleures, et,
ne remarquant point l’ordre universel selon lequel chaque chose est placée au
mieux dans son ordre, ils prétendirent que les réalités corruptibles de ce
monde ne sont pas gouvernées par Dieu, mais seulement les incorruptibles ;
et c’est en leur personne que s’exprime l’Écriture en
Job 22, 14 : « Il » — c’est-à-dire
Dieu — « est environné d’un nuage ; il ne considère point
ce qui se passe parmi nous, et il se promène dans le ciel d’un pôle à
l’autre. » Et ces réalités corruptibles, ils posèrent ou bien qu’elles
étaient entraînées à l’aventure sans aucun gouvernement, ou bien qu’elles
étaient gouvernées par un principe contraire.
Mais le
Philosophe réprouve cette opinion au onzième livre de la Métaphysique par la comparaison de l’armée, en laquelle nous
rencontrons deux ordres : l’un par lequel les parties de l’armée sont
ordonnées entre elles, l’autre par lequel elles sont ordonnées à un bien
extérieur, le bien du chef ; et l’ordre par lequel les parties de l’armée
sont ordonnées entre elles est en vue de l’ordre par lequel toute l’armée est
ordonnée au chef ; par conséquent, sans la relation au chef, il n’y aurait
pas d’ordre des parties de l’armée entre elles. Donc, quelle que soit la
multitude que nous rencontrons ordonnée en elle-même, il est nécessaire qu’elle
soit ordonnée à un principe extérieur. Or les parties de l’univers,
corruptibles et incorruptibles, sont ordonnées entre elles non par accident
mais par soi : nous constatons en effet que les corps célestes rendent
service aux corps corruptibles soit toujours, soit la plupart du temps, suivant
le même mode ; il est donc nécessaire que toutes choses, corruptibles et
incorruptibles, soient dans un unique ordre de providence d’un principe
extérieur qui est hors de l’univers. D’où le Philosophe conclut qu’il est
nécessaire de poser dans l’univers une souveraineté unique, et non plusieurs.
Il faut
cependant savoir qu’il y a deux façons de pourvoir une chose : soit pour
elle-même, soit pour autre chose. Ainsi, dans une maison, ce en quoi le bien de
la maison consiste essentiellement, comme les enfants, les possessions et
autres choses semblables, est pourvu pour soi ; mais les autres choses
sont pourvues pour l’utilité de ces derniers : ainsi les instruments, les
animaux, etc. Et semblablement dans l’univers, les choses en lesquelles la
perfection de l’univers consiste essentiellement sont pourvues pour
elles-mêmes ; et celles-ci sont perpétuelles, tout comme l’univers. Mais
celles qui ne le sont pas ne sont pourvues que pour autre chose. Voilà pourquoi
les substances spirituelles et les corps célestes, qui sont perpétuels à la
fois quant à l’espèce et quant à l’individu, sont pourvus pour eux-mêmes en
espèce et en individu. Mais les réalités corruptibles ne peuvent avoir de perpétuité
qu’en espèce ; aussi ces espèces sont-elles pourvues pour elles-mêmes,
mais leurs individus ne sont pourvus que pour conserver l’existence perpétuelle
de l’espèce. Et de ce point de vue, l’opinion est sauve de ceux qui affirment
que la providence divine ne s’étend aux réalités de notre monde corruptible que
dans la mesure de leur participation à la nature de l’espèce : car cela
est vrai si on l’entend de la providence par laquelle des choses sont pourvues
pour elles-mêmes.
Réponse aux objections :
1° Les créatures
corruptibles ne sont pas par elles-mêmes causes de faute, mais seulement
occasions, et causes par accident ; or la cause par accident et l’effet ne
sont pas nécessairement coordonnés ensemble.
2° Une sage
providence n’envisage pas seulement les besoins de l’un de ceux qui lui sont
soumis, mais plutôt ce qui est utile à tous. Donc, bien que la corruption d’une
réalité dans l’univers soit défavorable à cette réalité, cependant elle est
utile à la perfection de l’univers : car par la continuelle génération et
corruption des individus l’existence perpétuelle est conservée dans les
espèces, en lesquelles consiste par elle-même la perfection de l’univers.
3° Certes, la
réalité corruptible serait meilleure si elle avait l’incorruptibilité ;
cependant l’univers qui est fait de réalités
corruptibles et incorruptibles est meilleur que celui qui ne contiendrait que
des réalités incorruptibles, car l’une et l’autre nature est bonne, la
corruptible et l’incorruptible ; or il est meilleur que deux biens
existent plutôt qu’un seul. Et la multiplication des individus dans une nature
unique ne pourrait pas équivaloir à la diversité des natures, puisque le bien
de la nature, qui est communicable, surpasse le bien de l’individu, qui est
singulier.
4° De même que
les ténèbres proviennent du soleil, non que celui-ci fasse quelque chose, mais
parce qu’il n’envoie pas la lumière, de même la corruption provient de Dieu,
non comme agissant, mais comme ne donnant pas la permanence.
5° Les choses qui
sont pourvues par Dieu pour elles-mêmes demeurent perpétuellement. Cela n’est
pas nécessaire pour celles qui ne sont pas pourvues pour elles-mêmes ;
mais il leur faut demeurer autant qu’il est nécessaire à celles pour lesquelles
elles sont pourvues ; et c’est pourquoi certaines choses particulières,
parce qu’elles ne sont pas pourvues pour elles-mêmes, se corrompent, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit.
Objections :
Il semble que
non.
1° En effet, Dieu
n’est pas providence de ce dont il n’est pas l’auteur, car il est aberrant de
dire que la providence des réalités n’est pas leur auteur, comme dit saint Jean
Damascène au deuxième livre. Or Dieu n’est pas l’auteur du mal, puisque toutes
choses, pour autant qu’elles proviennent de lui, sont bonnes. Puis donc que de
nombreux maux se produisent dans les mouvements et les actions des réalités
inférieures de ce monde, il semble que leurs mouvements ne soient pas tous
soumis à la divine providence.
2° Les mouvements
contraires ne semblent pas appartenir à un même ordre. Or dans les réalités
inférieures de ce monde, on rencontre des mouvements et des actions contraires.
Il est donc impossible qu’ils ne soient pas tous soumis à l’ordre de la divine providence.
3° Une chose
n’est soumise à la providence que parce qu’elle est ordonnée à une fin. Or le
mal n’est pas ordonné à une fin : bien au contraire, le mal est privation
d’ordre. Le mal n’est donc pas soumis à la providence. Or, parmi les réalités
inférieures de ce monde, de nombreux maux se produisent. Donc, etc.
4° Il n’est pas
prudent, celui qui tolère qu’un mal arrive parmi ceux dont les actes sont
soumis à sa providence, alors qu’il peut l’empêcher. Or Dieu est très prudent
et très puissant. Puis donc que de nombreux maux surviennent parmi les réalités
inférieures de ce monde, il semble que leurs actes particuliers ne soient pas
soumis à la divine providence.
5° [Le répondant] disait que si Dieu permet que des maux surviennent, c’est parce qu’il peut en retirer des biens. En sens contraire : le bien est plus puissant que le mal. Le bien peut donc mieux être retiré d’un bien que d’un mal ; il n’est donc pas nécessaire que Dieu permette à des maux de se produire pour en retirer des biens.
6° De même que
Dieu a tout créé par sa bonté, de même aussi il gouverne toutes choses par sa
bonté, comme dit Boèce au quatrième livre sur la Consolation. Or la divine bonté ne permet pas qu’une chose mauvaise
provienne de lui. La divine bonté ne permettra donc pas non plus qu’une chose
mauvaise soit soumise à sa providence.
7° Rien de pourvu
n’est fortuit. Si donc tous les mouvements des réalités inférieures de ce monde
étaient pourvus, rien ne se produirait par hasard, et dans ce cas, toutes
choses se produiraient par nécessité, ce qui est impossible.
8° Si tout se
produisait par une nécessité de la matière dans les réalités inférieures de ce
monde, celles-ci ne seraient pas dirigées par la providence, comme dit le Commentateur
au deuxième livre de la Physique. Or,
beaucoup d’entre elles se produisent par une nécessité de la matière. Donc
celles-là, du moins, ne sont pas soumises à la providence.
9° Personne de
prudent ne permet le bien pour que vienne un mal. Donc, pour la même raison,
personne de prudent ne permet le mal pour que vienne un bien. Or Dieu est
prudent. Il ne permet donc pas que des maux se produisent afin que des biens se
produisent ; et de la sorte, il semble que les maux qui surviennent parmi
les réalités inférieures de ce monde ne sont pas non plus soumis à la
providence de concession.
10° Ce qui est
répréhensible en l’homme ne doit nullement être attribué à Dieu. Or il est
répréhensible en l’homme de faire le mal pour obtenir un bien, comme cela est clair
dans l’épître aux Romains : « Et pourquoi ne ferions-nous pas le mal
afin qu’il en arrive du bien, comme la calomnie nous en accuse, et comme
quelques-uns prétendent que nous l’enseignons ? » (Rom. 3, 8).
Il ne convient donc pas à Dieu que des maux soient soumis à sa providence pour
que des biens en soient retirés.
11° Si les actes
des corps inférieurs étaient soumis à la divine providence, ils agiraient d’une
façon qui s’accorderait à la divine justice. Or les éléments inférieurs ne se
trouvent pas agir ainsi, car le feu brûle la maison de l’homme juste comme
celle de l’homme injuste. Les actes des corps inférieurs ne sont donc pas
soumis à la divine providence.
En sens contraire :
1° Il est dit en
saint Matthieu : « Deux passereaux ne se vendent-ils pas un as ?
Et il n’en tombe pas un sur la terre sans la permission de votre Père »
(Mt 10, 29) ; à quoi la Glose
ajoute : « Grande est la providence de Dieu, pour laquelle même les
petites choses ne sont point cachées. » Donc même les plus petits mouvements
des réalités inférieures de ce monde sont soumis à la providence.
2° Saint Augustin
dit au huitième livre sur la Genèse au
sens littéral : « Nous voyons plus haut les réalités célestes
être ordonnées selon la divine providence, et plus bas, les luminaires
terrestres et les étoiles resplendir, le jour et la nuit se succéder ;
nous voyons que la terre fondée sur les eaux en est baignée et entourée, que
l’air répandu plus haut déborde, que les arbustes et les animaux sont conçus et
naissent, qu’ils croissent et vieillissent, qu’ils finissent, et que toutes les
autres réalités sont agitées d’un mouvement naturel et intérieur. » Tous
les mouvements des corps inférieurs sont donc soumis à la divine providence.
Réponse :
Puisque le même
est à la fois premier principe et fin ultime des réalités, c’est de la même
façon que des choses émanent du premier principe et qu’elles sont ordonnées à
la fin ultime. Or nous trouvons, dans l’émanation des réalités depuis le
principe, que les choses qui sont proches du principe ont un être sans
déficience, tandis que celles qui en sont distantes ont un être corruptible,
comme il est dit au deuxième livre de la Génération ;
par conséquent, dans la relation des réalités à la fin, celles qui sont le plus
proches de la fin ultime maintiennent sans écart la relation à la fin, alors
que celles qui en sont éloignées s’écartent parfois de cette relation. Or les
mêmes choses sont proches ou éloignées relativement au principe ou à la
fin ; donc, de même que les réalités incorruptibles ont un être sans
déficience, de même elles ne s’écartent jamais, dans leurs actes, de la
relation à la fin : tels sont les corps célestes, dont les mouvements ne
dévient jamais de leur cours naturel. Mais dans les corps corruptibles, de
nombreux mouvements se produisent hors de l’ordre droit par une imperfection de
la nature ; c’est pourquoi le Philosophe dit au onzième livre de la Métaphysique que dans l’ordre de
l’univers les substances incorruptibles sont semblables aux enfants dans une
maison, qui œuvrent toujours pour le bien de la maison, tandis que les corps
corruptibles sont comparables aux esclaves et aux animaux domestiques, dont les
actions sortent fréquemment de l’ordre de celui qui gouverne la maison. Et pour
cette raison également, Avicenne dit que le mal n’existe pas au-delà du disque
de la lune, mais seulement dans les réalités inférieures de ce monde.
Et cependant,
parmi les réalités inférieures, ces actes qui dérogent à l’ordre droit ne sont
pas tout à fait en dehors de l’ordre de la providence. Car une chose peut être
soumise à la providence de deux façons : d’abord comme ce à quoi autre
chose est ordonné ; ensuite, comme ce qui est ordonné à autre chose. Or
dans l’ordre des moyens, tous les
intermédiaires sont des fins et des moyens,
comme il est dit au deuxième livre de la Physique et au cinquième de la Métaphysique ;
et voilà pourquoi tout ce qui est dans l’ordre droit de la providence est
soumis à la providence non seulement comme ordonné à autre chose, mais aussi
comme ce à quoi autre chose est ordonné. Mais ce qui sort de l’ordre droit est
soumis à la providence seulement en tant qu’il est ordonné à autre chose, et
non en tant qu’autre chose lui est ordonné. Par exemple, l’acte de la puissance
générative, par laquelle l’homme engendre un homme parfait en nature, a été
ordonné par Dieu à une chose, qui est la forme humaine, et à cet acte est
ordonné autre chose, à savoir, la puissance générative ; mais l’acte
imparfait par lequel des monstres sont parfois engendrés dans la nature, est certes
ordonné par Dieu à quelque utilité, mais rien d’autre n’est ordonné à cet
acte ; car il arrive par l’imperfection de quelque cause. Et dans le
premier cas, il y a providence d’approbation, tandis que dans le second, il y a
providence de concession, deux modes de la providence posés par saint Jean
Damascène au deuxième livre.
Il faut
cependant savoir que certains ont référé le mode providentiel susdit seulement
à l’espèce des réalités naturelles, et non aux singuliers, si ce n’est en tant
qu’ils participent à la nature commune, car ils ne posaient pas en Dieu la
connaissance des singuliers : ils disaient en effet que Dieu a ordonné la
nature d’une espèce de telle façon que, de la puissance résultant de l’espèce,
telle action dût s’ensuivre, et que s’il advenait qu’elle fît défaut, cela
était ordonné à telle utilité, comme la corruption de l’un est ordonné à la
génération de l’autre ; mais qu’il n’avait pas ordonné telle puissance
particulière à tel acte particulier, ni telle imperfection particulière à telle
utilité particulière. Pour notre part, nous disons que Dieu connaît
parfaitement toutes les réalités particulières ; voilà pourquoi nous
posons l’ordre providentiel susdit dans les singuliers, même en tant qu’ils
sont singuliers.
Réponse aux objections :
1° Cet argument
vaut pour la providence d’approbation ; car dans ce cas, rien n’est pourvu
par Dieu que ce qui est fait par lui en quelque façon ; donc le mal, qui
ne provient pas de Dieu, n’est pas soumis à la providence d’approbation, mais
seulement à celle de concession.
2° Bien que les
mouvements contraires n’appartiennent pas à un même ordre spécial, ils
appartiennent cependant à un même ordre général, comme par exemple les
différents ordres des différents métiers qui sont ordonnés dans le même ordre
d’une même cité.
3° Bien que le
mal, en tant qu’il vient d’un agent propre, soit désordonné et soit défini par
suite comme une privation d’ordre, rien n’empêche cependant qu’il soit ordonné
par un agent supérieur ; et ainsi, il est soumis à la providence.
4° Qui est
prudent supporte un petit mal pour qu’un grand bien ne soit pas empêché ;
et n’importe quel bien particulier est petit par rapport au bien d’une nature
universelle. Or le mal provenant de certaines réalités ne pourrait être empêché
sans que soit détruite leur nature, qui est telle qu’elle peut ou non faire
défaut, et qui porte préjudice à une réalité particulière tout en ajoutant
cependant une certaine beauté dans l’univers. Voilà pourquoi Dieu, étant très
prudent, n’empêche pas les maux par sa providence, mais permet que chaque chose
agisse selon l’exigence de sa nature ; car, comme dit Denys au livre des Noms Divins, il n’appartient pas à la
providence de perdre la nature, mais de la conserver.
5° Il est un bien
qui ne pourrait sortir que d’un mal, comme le bien de la patience ne sort que
du mal de la persécution, et le bien de la pénitence que du mal de la
faute ; et cela n’empêche pas la faiblesse du mal par rapport au bien, car
de tels biens ne sont pas retirés du mal comme d’une cause par soi, mais comme
par accident et matériellement.
6° Ce qui est
produit doit nécessairement avoir quant à son être la forme de ce qui produit,
car la production d’une réalité a son terme dans l’être de la réalité ; ce
qu’a produit un bon acteur ne peut donc être mal. Mais la providence ordonne la
réalité à une fin. Or la relation à la fin résulte de l’être de la
réalité ; voilà pourquoi il n’est pas impossible qu’un bon ordonne un mal
au bien, mais il est impossible qu’un bon ordonne une chose au mal ; car
de même que la bonté de celui qui produit amène la forme de bonté dans les
choses produites, de même la bonté du pourvoyeur amène une relation au bien
dans les choses pourvues.
7° On peut
considérer de deux façons les effets qui se produisent parmi les réalités
inférieures de ce monde : d’abord dans une relation aux causes prochaines,
et ainsi de nombreuses choses adviennent par hasard ; ensuite dans une
relation à la cause première, et ainsi rien n’advient par hasard dans le monde.
Et cependant il ne s’ensuit pas que toutes choses adviennent nécessairement,
car les effets ne suivent pas en nécessité et contingence les causes premières,
mais les causes prochaines.
8° Les choses qui
surviennent par une nécessité de la matière résultent de natures ordonnées à
une fin, et en conséquence, ces choses peuvent elles aussi se tenir sous la
providence, ce qui ne serait pas le cas si tout se produisait par une nécessité
de la matière.
9° Le mal est
contraire au bien. Or aucun contraire n’amène par lui-même à son contraire,
mais tout contraire amène son contraire à son semblable ; ainsi le corps
chaud n’amène rien à la fraîcheur, sinon par accident, mais c’est plutôt le
corps froid qui est ramené à la chaleur par le corps chaud. Semblablement,
aucun bien n’ordonne une chose au mal, mais il l’ordonne plutôt au bien.
10° Faire le mal,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, ne convient nullement aux bons ;
par conséquent, faire le mal en vue d’un bien est répréhensible en l’homme, et
ne peut être attribué à Dieu. Mais ordonner un mal au bien, cela n’est pas
contraire à la bonté de quelqu’un ; voilà pourquoi l’on attribue à Dieu de
permettre le mal en vue d’en retirer un bien.
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Jean Damascène au deuxième livre, « les choses qui sont en nous ne
sont pas de la providence, mais de notre libre arbitre ». Or les actes qui
sont en nous sont ceux qu’on appelle humains. Ceux-ci ne sont donc pas soumis à
la divine providence.
2° Quelques-unes
des choses qui sont soumises à la providence sont d’autant plus parfaitement
pourvues qu’elles sont plus nobles. Or l’homme est plus noble que les créatures
insensibles, qui maintiennent toujours leur cours et ne s’écartent que rarement
de l’ordre droit ; mais les actes de l’homme s’écartent fréquemment de
l’ordre droit. Les actes humains ne sont donc pas gouvernés par la providence.
3° Le mal de
faute est pour Dieu souverainement haïssable. Or nul pourvoyeur ne permet en
vue d’une autre chose ce qui lui déplaît souverainement, car alors, l’absence
de cette autre chose lui déplairait davantage. Puis donc que Dieu permet que le
mal de faute se produise dans les actes humains, il semble que ceux-ci ne
soient pas gouvernés par sa providence.
4° Ce qui est
abandonné à soi n’est pas gouverné par la providence. Or Dieu « a laissé
l’homme dans la main de son propre conseil », comme il est dit au livre de
l’Ecclésiastique
(Eccli. 15, 14). Les actes humains ne sont donc pas gouvernés par la
providence.
5° Il est dit au
livre de l’Ecclésiaste :
« J’ai vu que la course n’est pas pour les prompts, ni la guerre pour les
vaillants, mais que le temps et le hasard font toutes choses »
(Eccl. 9, 11) ; et il parle des actes humains. Il semble donc que les
actes humains soient le jouet du hasard, et
ne soient pas gouvernés par la providence.
6° Chez les êtres
gouvernés par la providence, des choses différentes arrivent aux différents
individus. Or, dans les réalités humaines, les mêmes choses adviennent aux bons
et aux méchants : « Tout advient également au juste et à l’impie, au
bon et au méchant » (Eccl. 9, 2). Les réalités humaines ne sont
donc pas gouvernées par la providence.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Saint Matthieu : « Vos cheveux mêmes sont tous comptés »
(Mt 10, 30). Donc même les plus petites choses, dans les actes humains,
sont ordonnées par la divine providence.
2° Punir,
récompenser et donner des commandements sont des actes de la providence, car
c’est par de tels actes que n’importe quelle providence gouverne ceux qui lui
sont soumis. Or Dieu fait toutes ces choses à l’endroit des actes humains. Tous
les actes humains sont donc soumis à la divine providence.
Réponse :
Comme on l’a
déjà dit, plus une chose est proche du premier principe, plus noble est sa
place sous l’ordre de la providence. Or parmi
toutes les autres choses, les
substances spirituelles s’approchent davantage du premier principe, et de là
vient qu’on les dit marquées de son image ; et voilà pourquoi elles
obtiennent de la divine providence non seulement d’être pourvues, mais aussi de
pourvoir. Telle est la raison pour laquelle les substances en question ont le
choix de leurs actes, mais non les autres créatures qui sont seulement
pourvues, et non pourvoyeuses.
Or, puisque la
providence regarde la relation à la fin, il est nécessaire qu’elle s’exerce
suivant la règle de la fin ; et parce que le premier pourvoyeur est
lui-même comme la fin de la providence, la règle de la providence lui est
unie ; il est donc impossible qu’une imperfection vienne de sa part dans
les choses pourvues par lui, de sorte qu’il n’y a d’imperfection en elles que
de leur côté. Or les créatures auxquelles la providence est communiquée ne sont
pas les fins de leur providence, mais sont ordonnées à une autre fin, qui est
Dieu ; il est donc nécessaire qu’elles reçoivent de la règle divine la
rectitude de leur providence. Et c’est pourquoi une imperfection peut se
produire dans leur providence non seulement du côté des choses pourvues, mais
encore du côté des pourvoyeuses. Toutefois, plus une créature s’attache à la
règle du premier pourvoyeur, plus l’ordre de la providence de cette créature
possède une constante rectitude.
Donc, parce que
de telles créatures peuvent faillir dans leurs actes, et qu’elles sont les
causes de leurs actes, il en résulte que leurs imperfections ont la raison
formelle de faute, ce qui n’était pas le cas des imperfections des autres
créatures. Mais parce que de telles créatures spirituelles sont incorruptibles
même quant aux individus, même leurs individus sont pourvus pour soi ; et
c’est pourquoi les imperfections qui se produisent en eux sont ordonnées à la
peine ou à la récompense suivant ce qui leur convient, et pas seulement en tant
qu’ils sont ordonnés à d’autres choses.
Et au nombre de
ces créatures est l’homme, car sa forme, c’est-à-dire son âme, est la créature
spirituelle qui est à la racine des actes humains, et qui donne au corps humain
lui aussi une relation à l’immortalité. Voilà pourquoi les actes humains sont
soumis à la divine providence à la façon dont les hommes sont eux-mêmes les
providences de leurs actes, et leurs imperfections sont ordonnées suivant ce
qui leur convient, et pas seulement suivant ce qui convient à d’autres choses. Ainsi,
le péché de l’homme est ordonné par Dieu à son bien, comme lorsque, se relevant
après le péché, il est rendu plus humble ; ou du moins, ordonné au bien
qui est réalisé en lui par la divine justice, lorsqu’il est puni pour un
péché ; tandis que les imperfections se produisant dans les créatures
sensibles sont ordonnées seulement à ce qui convient à d’autres choses, comme
la corruption de ce feu est ordonnée à la génération de cet air. Aussi est-il
dit au livre de la Sagesse, pour désigner ce mode spécial de la providence par
lequel Dieu gouverne les actes humains : « C’est avec une grande
considération que vous nous gouvernez » (Sag. 12, 18).
Réponse aux objections :
1° La parole de
saint Jean Damascène ne doit pas être entendue en ce sens que les choses qui
sont en nous, c’est-à-dire en notre choix, seraient entièrement exclues de la
divine providence ; mais en ce sens qu’elles ne sont pas déterminées à un
seul objet par la divine providence, comme celles qui n’ont pas la liberté de
l’arbitre.
2° Les réalités
naturelles insensibles ne sont pourvues que par Dieu ; voilà pourquoi il
ne peut s’y produire d’imperfection du côté du pourvoyeur, mais seulement du
côté des choses pourvues. Mais les actes humains peuvent avoir une imperfection
du côté de la providence humaine ; et c’est pourquoi l’on trouve plus
d’imperfections et de désordres dans les actes humains que dans les actes
naturels. Et cependant, que l’homme ait la providence de ses actes, appartient
à sa noblesse ; la multiplicité des imperfections n’empêche donc pas que
l’homme détienne sous la divine providence un rang plus noble.
3° Dieu aime
davantage ce qui est meilleur, aussi préfère-t-il la présence d’une chose
meilleure à l’absence d’un plus petit mal, l’absence de mal étant aussi un
certain bien ; et c’est pourquoi, afin d’en faire sortir des biens
plus grands, il permet que quelques-uns tombent même en des maux de
faute, qui sont d’un genre souverainement haïssable, quoique l’un d’eux
lui soit plus haïssable qu’un autre ; pour guérir l’un d’eux, il permet donc parfois que l’on tombe
dans un autre.
4° Dieu a laissé
l’homme dans la main de son propre conseil, parce qu’il l’a établi providence
de ses propres actes ; mais cependant, la providence de l’homme sur ses
actes n’exclut pas la divine providence sur ces mêmes actes, de même que les
puissances actives des créatures n’excluent pas non plus la puissance active de
Dieu.
5° Quoique de
nombreux actes humains se produisent par hasard si l’on considère les causes
inférieures, rien cependant n’arrive par hasard si l’on considère la divine
providence, qui les dépasse toutes. Que tant de choses parmi les actes humains
se produisent alors que le contraire devrait arriver, comme on le constate si
l’on considère les causes inférieures, montre aussi que les actes humains sont
gouvernés par la divine providence ; et par elle il se produit fréquemment
que de plus puissants succombent : ce qui montre, en effet, que l’on est
vainqueur par la divine providence plus que par la puissance humaine ; et
il en est de même en d’autres cas.
6° Certes, parce
que nous ne savons pas pour quelle raison la providence divine dispense chaque
chose, il nous semble que tout advient pareillement aux bons et aux
méchants ; cependant il n’est pas douteux qu’en tous les biens et les maux
qui adviennent soit aux bons soit aux méchants il y ait une raison droite
suivant laquelle la divine providence ordonne toutes choses. Et parce que nous
ignorons cette raison, il nous semble qu’elles adviennent de façon désordonnée
et déraisonnable. Par exemple, à qui entrerait dans l’atelier d’un forgeron, il
semblerait que les instruments de forge ont été inutilement multipliés, s’il ne
connaît pas le mode d’emploi de chacun d’eux ; et pourtant, à qui
considère la puissance de l’art, il apparaît que cette multiplication a une
cause raisonnable.
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est dit
dans la première Épître aux Corinthiens que « Dieu ne se met pas en
peine des bœufs » (1Co 9, 9). Donc des autres bêtes non plus, pour la
même raison.
2° Il est dit au
livre d’Habacuc : « Vous traiteriez donc les hommes comme les
poissons de la mer ? » (Ha 1, 14). Et ce sont les paroles du
prophète qui se plaint d’un bouleversement de l’ordre qui semble se produire
dans les actes humains. Il semble donc que les actes des créatures
irrationnelles ne soient pas gouvernés par la divine providence.
3° Si l’homme
innocent était puni, et que sa peine ne tournât point à son profit, il semblerait
que les réalités humaines ne soient pas gouvernées par la providence. Or il n’y
a pas de faute chez les bêtes ; et si elles sont parfois mises à mort,
cela n’est pas ordonné à leur bien, parce qu’il n’y a aucune récompense pour
elles après la mort. Leur vie n’est donc pas gouvernée par la providence.
4° Un être n’est
gouverné par la divine providence que s’il est ordonné à la fin voulue par
celle-ci, et qui n’est autre que Dieu lui-même. Or les bêtes ne peuvent
parvenir à la participation de Dieu, puisqu’elles ne sont pas capables de
béatitude. Il semble donc qu’elles ne soient pas gouvernées par la divine
providence.
En sens contraire :
1° Il est dit en
saint Matthieu (10, 29), que pas un seul des passereaux ne tombe sur la terre
sans la permission du Père céleste.
2° Les bêtes sont
plus parfaites que les créatures insensibles. Or les autres créatures sont
soumis à la divine providence, et aussi tous leurs actes. Donc les bêtes aussi,
à bien plus forte raison.
Réponse :
Il y a eu deux
erreurs sur cette question. Certains en effet ont prétendu que les bêtes
n’étaient gouvernées par la providence qu’en tant qu’elles participent à la
nature de l’espèce, qui est pourvue et ordonnée par Dieu ; et ils
rapportent à ce mode de providence tout ce qui, dans la Sainte Écriture, semble
impliquer une providence de Dieu à l’égard des animaux, comme ce passage :
« Qui donne aux bêtes leur nourriture, et aux petits, etc. »
(Ps. 146, 9) ; et encore : « Les petits des lions rugiront,
etc. » (Ps. 103, 21) ; et de nombreux passages de ce genre. Mais
cette erreur attribue à Dieu une très grande imperfection : car il est
impossible qu’il connaisse les actes singuliers des bêtes et ne les ordonne
pas, puisqu’il est suprêmement bon et qu’il répand par conséquent sa bonté sur
toutes choses. L’erreur susdite porte donc atteinte soit à la science divine,
en lui retirant la connaissance des particuliers, soit à la divine bonté, en
lui retirant l’ordination des particuliers en tant que tels.
C’est pourquoi
d’autres ont prétendu que les actes des bêtes sont aussi soumis à la divine
providence, et de la même façon que les actes des créatures raisonnables, de
sorte qu’elle ne souffre pas qu’un mal arrive en elles sans l’ordonner à leur
bien. Mais cela aussi s’écarte de la raison, car la récompense ou la peine
n’est due qu’à celui qui possède le libre arbitre.
Voilà pourquoi
il faut répondre que les bêtes et tous leurs actes, même dans leur singularité,
sont soumis à la divine providence, mais pas de la même façon que les hommes et
leurs actes : car il y a une providence des hommes pour eux-mêmes, même
dans leur singularité, alors que chacune des bêtes n’est pourvue que pour autre
chose, comme on l’a dit des autres créatures corruptibles. Et c’est pourquoi le
mal qui arrive chez une bête n’est pas ordonné à son bien, mais au bien d’autre
chose, comme la mort de l’âne est ordonnée au bien du lion ou du loup. Mais le
meurtre de l’homme qui est tué par un lion est ordonné non seulement à cela
mais aussi, et principalement, à sa peine, ou à l’augmentation du mérite, qui
croît par la patience.
Réponse aux objections :
1° Le propos de
l’Apôtre n’est pas d’écarter universellement les bêtes du soin divin, mais de
dire que Dieu n’en prend pas soin au point de donner à l’homme une loi en leur
faveur, c’est-à-dire pour qu’il leur fasse du bien, ou qu’il s’abstienne de les
tuer : car les bêtes sont faites pour l’usage des hommes ; elles ne
sont donc pas pourvues pour elles-mêmes, mais pour l’homme.
2° Chez les
poissons et les bêtes, Dieu a ordonné que les plus puissants soumettent les
plus faibles sans considération d’un mérite ou d’un démérite, mais seulement
pour la conservation du bien de la nature ; voilà pourquoi le Prophète
serait surpris si les réalités humaines étaient aussi gouvernées de cette
façon, ce qui est aberrant.
3° Dans les
réalités humaines est requis un autre ordre providentiel que chez les
bêtes ; si donc l’ordre par lequel les bêtes sont ordonnées régnait seul
dans les réalités humaines, celles-ci sembleraient non pourvues ;
cependant cet ordre suffit pour la providence des bêtes.
4° Dieu lui-même
est la fin de toutes les créatures, mais de différentes façons : il est
appelé la fin de certaines créatures, parce qu’elles ont une part à la
ressemblance de Dieu ; et ceci est commun à toutes les créatures. Mais de
certaines d’entre elles il est la fin de telle façon que celles-ci atteignent
Dieu même par leur opération ; et cela n’appartient qu’aux créatures
raisonnables, qui peuvent connaître et aimer Dieu, en qui réside leur
béatitude.
Objections :
Il semble que
non.
1° En effet, ce
qui est abandonné à soi n’est pas gouverné. Or les méchants sont abandonnés à
eux-mêmes : « Je les ai abandonnés aux désirs de leurs cœurs ;
ils iront, etc. » (Ps. 80, 13). Les méchants ne sont donc pas
gouvernés par la providence.
2° Il appartient
à la providence par laquelle Dieu gouverne les hommes d’employer les anges à
les garder. Or les hommes sont parfois abandonnés des anges qui les gardent, et
la voix de ceux-ci est rapportée au livre de Jérémie : « Nous avons
soigné Babylone, et elle n’a pas guéri ; abandonnons-la ! »
(Jér. 51, 9). Les méchants ne sont donc pas gouvernés par la divine
providence.
3° Ce qui est
donné aux bons en récompense ne convient pas aux méchants. Or il est promis aux
bons en récompense qu’ils seraient gouvernés par Dieu : « Les yeux du
Seigneur sont sur les justes, etc. » (Ps. 33, 16). Donc, etc.
En sens contraire :
Personne ne
punit justement ceux qui ne sont pas sous son gouvernement. Or Dieu punit
justement les méchants pour ce en quoi ils pèchent. Ils sont donc soumis à son
gouvernement lui-même.
Réponse :
La providence
divine s’étend aux hommes de deux façons : d’abord en tant qu’ils sont
eux-mêmes pourvus ; ensuite en tant qu’ils sont faits pourvoyeurs. Or,
selon qu’en pourvoyant ils défaillent ou gardent la rectitude, ils sont appelés
bons ou méchants ; et en tant qu’ils sont pourvus, des biens ou des maux
leur sont donnés par Dieu.
Et suivant
qu’ils se comportent eux-mêmes de différentes façons en pourvoyant, il est
diversement pourvu à leur endroit : car si, en pourvoyant, ils gardent
l’ordre droit, alors la providence garde aussi pour eux un ordre qui convient à
la dignité humaine, à savoir que rien ne leur advient qui ne tourne à leur
bien, et que tout ce qui leur arrive les incite au bien, selon ce passage de
l’Épitre aux Romains : « Pour ceux qui aiment Dieu, tout coopère au
bien » (Rom. 8, 28). Mais si, en pourvoyant, ils ne gardent pas
l’ordre qui convient à la créature raisonnable, mais qu’ils pourvoient suivant
le mode des bêtes, alors la divine providence ordonnera aussi pour eux suivant
l’ordre qui revient aux bêtes : de sorte que les choses qui en eux sont
bonnes ou mauvaises ne soient pas ordonnées à leur bien propre, mais au bien
des autres, selon ce passage du Psaume : « L’homme, lorsqu’il était
en honneur, ne l’a pas compris : il a été comparé, etc. »
(Ps. 48, 13).
Il est donc
clair que la divine providence gouverne d’une façon plus élevée les bons que
les méchants : car lorsqu’ils sortent d’un ordre de la providence, qui
consiste à faire la volonté de Dieu, les méchants tombent dans un autre ordre,
qui consiste en ce que la volonté divine s’accomplisse à leur sujet ;
tandis que les bons sont quant à l’un et l’autre dans l’ordre droit de la
providence.
Réponse aux objections :
1° Il est dit de
Dieu qu’il abandonne les méchants, non pas en ce sens qu’ils seraient tout à
fait étrangers à sa providence, mais en ce sens qu’il n’ordonne pas leurs actes
à leur avancement ; et cela surtout quant aux réprouvés.
2° Les anges qui
sont députés à la garde des hommes ne délaissent jamais totalement
l’homme ; mais il est dit qu’ils le délaissent parce que, par un juste
jugement de Dieu, ils lui permettent de tomber dans la faute ou dans la peine.
3° Un mode
spécial de la providence est promis aux bons en récompense ; et il ne
revient pas aux méchants, comme on l’a dit.
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est dit au
livre de Job : « Qui d’autre a-t-il mis sur la terre, ou qui a-t-il
établi sur l’univers qu’il a créé ? » (Job 34, 13), ce que saint
Grégoire commente ainsi : « Car il gouverne le monde par lui-même,
celui qui l’a créé par lui-même. » Dieu ne gouverne donc pas la création
corporelle au moyen de la spirituelle.
2° Saint Jean
Damascène dit au deuxième livre qu’il est aberrant de dire que l’auteur des
réalités n’est pas leur providence. Or Dieu seul est l’auteur immédiat des
créatures corporelles. Il gouverne donc aussi les créatures corporelles sans
intermédiaire.
3° Hugues de
Saint-Victor dit, dans son De
sacramentis, que la divine providence est sa prédestination, qui est la
souveraine sagesse et la souveraine bonté. Or le bien souverain, ou la
souveraine sagesse, n’est communiqué à aucune créature. Donc la providence non
plus ; il ne pourvoit donc pas aux besoins des créatures corporelles par
l’intermédiaire des spirituelles.
4° Les créatures
corporelles sont gouvernées par la providence en tant qu’elles sont ordonnées à
une fin. Or les corps sont ordonnés à une fin par leurs opérations naturelles,
qui résultent de leurs natures déterminées. Puis donc que les natures
déterminées des corps naturels ne proviennent pas des créatures spirituelles,
mais immédiatement de Dieu, il semble qu’ils ne soient pas gouvernés au moyen
des substances spirituelles.
5° Saint
Augustin, au huitième livre sur la Genèse
au sens littéral, distingue deux opérations de la providence : l’une
naturelle, l’autre volontaire ; et il dit que la naturelle est celle qui
donne l’accroissement aux arbres et aux plantes, tandis que la volontaire se
réalise par les œuvres des anges et des hommes ; et de la sorte, il est
clair que toutes les réalités corporelles sont gouvernées par l’opération
naturelle de la providence. Elles ne sont donc pas gouvernées au moyen des
anges, car alors l’opération serait volontaire.
6° Ce qui est
attribué à quelqu’un en raison de sa dignité ne convient pas à celui qui n’a
pas une semblable dignité. Or, comme dit saint Jérôme, « grande est la
dignité des âmes, pour qu’elles aient chacune un ange député à sa garde ».
Or cette dignité ne se rencontre pas dans les créatures corporelles. Elles ne
sont donc pas confiées à la providence et au gouvernement des anges.
7° Les effets et
le cours attendu des réalités corporelles de ce monde sont fréquemment
empêchés. Or ce ne serait pas le cas si elles étaient gouvernées au moyen des
anges : car, ou bien ces défauts se produiraient par leur volonté, ce qui
est impossible puisqu’ils ont été établis au contraire pour gouverner la nature
dans son ordre exact ; ou bien cela arriverait contre leur gré, ce qui est
encore impossible, car ils ne seraient pas bienheureux si quelque chose
arrivait contre leur gré. Les créatures corporelles ne sont donc pas gouvernées
au moyen des spirituelles.
8° Plus une cause
est excellente et puissante, plus son effet est parfait. Or les causes
inférieures produisent des effets qui peuvent être conservés dans l’existence,
même en l’absence de l’opération de la cause qui les produit, comme le couteau
en l’absence de l’opération du forgeron. Donc à bien plus forte raison les effets
divins pourront-ils subsister par eux-mêmes sans le gouvernement d’aucune cause
pourvoyeuse ; et voilà pourquoi ils n’ont pas besoin d’être gouvernés par
les anges.
9° La divine
bonté a créé l’univers entier pour se manifester, suivant ce passage du livre
des Proverbes : « Le Seigneur a tout opéré pour lui-même »
(Prov. 16, 4). Or la divine bonté, comme dit aussi saint Augustin, se
manifeste plus dans la diversité des natures que dans la multitude des choses
de même nature ; c’est pourquoi elle n’a pas fait toutes les créatures
raisonnables ou existantes par soi, mais certaines irrationnelles, et certaines
existantes en autre chose, comme les accidents. Il semble donc que, pour une
plus grande manifestation de soi, elle ait fait non seulement des créatures qui
ont besoin d’un gouvernement étranger, mais aussi quelques autres qui n’ont
besoin d’aucun gouvernement ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion
que ci-dessus.
10° L’acte de la
créature se divise en premier et second. L’acte premier est la forme, et
l’existence que donne la forme. La forme est appelée acte premièrement premier,
et l’existence, acte secondement premier. L’acte second est l’opération. Or les
réalités corporelles proviennent immédiatement de Dieu quant à l’acte premier.
Les actes seconds sont donc eux aussi causés immédiatement par Dieu. Or nul ne
gouverne quelqu’un sans être en quelque façon la cause de son opération. De
telles réalités corporelles ne sont donc pas gouvernées au moyen des
spirituelles.
11° Il y a deux
façons de gouverner : d’abord par influx de lumière ou de connaissance,
comme le maître gouverne les écoles, et le recteur la cité ; ensuite par
influx de mouvement, comme le pilote gouverne le navire. Or les créatures spirituelles ne gouvernent pas les corporelles
par influx de connaissance ou de lumière, car les réalités corporelles de ce
monde ne reçoivent pas la connaissance. Ni davantage par influx de mouvement,
car le moteur doit nécessairement être uni au mobile, comme cela est prouvé au
septième livre de la Physique ;
or les substances spirituelles ne sont pas unies aux corps inférieurs de ce
monde. Donc en aucune façon les substances corporelles ne sont gouvernées au
moyen des spirituelles.
12° Selon l’avis
de saint Augustin, Dieu a créé en un même instant un monde parfait en toutes
ses parties, afin qu’en cela sa puissance soit davantage manifestée. Or,
semblablement aussi, sa providence serait davantage signalée si elle gouvernait toutes choses
immédiatement. Elle ne gouverne donc pas les créatures corporelles au moyen des
spirituelles.
13° Boèce dit au
troisième livre sur la Consolation :
« Dieu dispose toutes choses par soi seul. » Les réalités corporelles
ne sont donc pas disposées au moyen des spirituelles.
En sens contraire :
1° Saint Grégoire
dit au quatrième livre des Dialogues :
« Dans ce monde visible, rien ne peut être agencé que par une créature
invisible. »
2° Saint Augustin
dit au troisième livre De la Trinité :
« Toutes les réalités corporelles sont gouvernées en un certain ordre par
l’esprit de vie. »
3° Saint Augustin
dit au livre des 83 Questions :
« Dieu fait certaines choses par lui-même, comme illuminer les âmes et les
rendre bienheureuses, tandis qu’il fait les autres par la créature ordonnée à
son service selon ses mérites par des lois irréprochables : car la
providence divine s’étend jusqu’à l’administration des passereaux, et jusqu’à
la beauté de l’herbe des champs, et même jusqu’au nombre de nos cheveux. »
Or la créature ordonnée au service de Dieu par des lois irréprochables est la créature
angélique. Dieu gouverne donc par elle les réalités corporelles.
4° Commentant ce
passage du livre des Nombres : « Balaam se leva le matin, et ayant
préparé, etc. » (Nb 22, 21), Origène dit dans la Glose : « Le monde a besoin
des anges, qui sont au-dessus des bêtes et président à la naissance des
animaux, des jeunes pousses, des plantations, et aux accroissements des autres
êtres. »
5° Hugues de
Saint-Victor dit que par le ministère des anges non seulement la vie humaine
est gouvernée, mais aussi les choses qui sont ordonnées à la vie des hommes. Or
toutes les réalités corporelles sont ordonnées à l’homme. Toutes sont donc
gouvernées au moyen des anges.
6° En toutes les
choses qui sont coordonnées entre elles, les premières agissent sur les suivantes,
et non l’inverse. Or les substances spirituelles sont antérieures aux
substances corporelles, comme plus proches du premier être. Les substances
corporelles sont donc gouvernées par l’actions des spirituelles, et non
l’inverse.
7° L’homme est
appelé un microcosme, parce que l’âme gouverne le corps humain à la façon dont
Dieu gouverne tout l’univers ; et en cela, l’âme est dite plus à l’image
de Dieu que les anges. Or notre âme gouverne le corps au moyen de certains
esprits qui sont certes spirituels par rapport au corps, mais corporels par
rapport à l’âme. Dieu gouvernera donc lui aussi la créature corporelle au moyen
des créatures spirituelles.
8° Notre âme
exerce certaines opérations de façon immédiate, ainsi le penser et le
vouloir ; mais d’autres au moyen d’instruments corporels, ainsi les
opérations de l’âme sensitive et végétative. Or Dieu exerce certaines
opérations de façon immédiate, comme béatifier les âmes, et d’autres qu’il
opère dans les plus hautes substances. Des opérations divines auront donc lieu
aussi dans les substances les plus basses, par l’intermédiaire des substances
les plus hautes.
9° La cause
première n’enlève pas son opération à la cause seconde, mais elle la fortifie,
comme cela est clairement montré au livre des Causes. Or, si Dieu gouvernait
toutes choses immédiatement, alors les causes secondes ne pourraient avoir
aucune opération. Dieu gouverne donc les réalités inférieures par les
supérieures.
10° Dans
l’univers, il y a quelque chose de gouverné et non gouvernant, comme les
derniers des corps ; et quelque chose de gouvernant et non gouverné, comme
Dieu. Il y aura donc quelque chose de gouvernant et gouverné, ce qui est entre
les deux. Dieu gouverne donc les créatures inférieures au moyen des
supérieures.
Réponse :
La cause de la
production des réalités est la divine bonté, comme disent Denys et saint
Augustin. Dieu voulut, en effet, autant que possible, communiquer la perfection
de sa bonté à une créature autre que lui. Or la divine bonté a une double
perfection : d’abord par soi, c’est-à-dire en tant qu’elle contient
suréminemment en soi toute perfection. Ensuite, en tant qu’elle influe sur les
réalités, c’est-à-dire en tant qu’elle est la cause des réalités. Il convenait
donc à la divine bonté que l’une et l’autre perfection fussent communiquées à
la créature, c’est-à-dire que la réalité créée non seulement tînt de la divine
bonté l’existence et la bonté, mais aussi qu’elle donnât à autre chose
l’existence et la bonté ; ainsi également le soleil, par la diffusion de ses
rayons, rend les corps non seulement illuminés, mais aussi illuminants, l’ordre
étant toutefois conservé selon lequel les choses qui sont plus conformes au
soleil reçoivent davantage de sa lumière, et par là même non seulement ce qui
leur suffit, mais encore de quoi en répandre l’influx sur d’autres.
Voilà pourquoi,
dans l’ordre de l’univers, les créatures supérieures tiennent de l’influence de
la divine bonté non seulement d’être bonnes en elles-mêmes, mais aussi d’être
la cause de la bonté d’autres créatures qui ont le dernier mode de
participation à la divine bonté, c’est-à-dire seulement pour être, et non pour
causer d’autres choses. Et c’est pourquoi l’agent est toujours plus noble que
le patient, comme disent saint Augustin et le Philosophe. Or, parmi les
créatures supérieures, les plus proches de Dieu sont les créatures
raisonnables, qui sont à la ressemblance de Dieu, vivent et pensent ;
aussi leur est-il conféré par la divine bonté non seulement d’influer sur
d’autres créatures, mais encore de détenir le mode d’influence de Dieu, à
savoir par volonté et non par nécessité de nature. Dieu gouverne donc les
créatures inférieures à la fois par les créatures spirituelles et par les plus
dignes des créatures corporelles ; mais il pourvoit par les créatures
corporelles de façon à ne point les faire pourvoyeuses mais seulement agentes,
tandis que par les créatures spirituelles il pourvoit de façon à les faire
pourvoyeuses.
Mais un ordre
se rencontre aussi chez les créatures raisonnables. Parmi elles, en effet, les
âmes raisonnables tiennent le dernier rang, et leur lumière est voilée par rapport à la lumière qui est dans
les anges ; voilà pourquoi elles ont une connaissance plus particulière,
comme dit Denys ; aussi leur providence est-elle restreinte à peu de
chose : aux réalités humaines et à celles qui peuvent servir à la vie
humaine. Mais la providence des anges est universelle et s’étend sur toute la
création corporelle ; et c’est pourquoi tant les saints que les
philosophes disent que toutes les réalités corporelles sont gouvernées par la
divine providence au moyen des anges.
Cependant, il
nous est nécessaire de nous séparer des philosophes en ceci. Certains d’entre
eux posent que les réalités corporelles non seulement sont administrées mais
encore ont été créées par la providence des anges ; or cela est étranger à
la foi. Il est donc nécessaire de poser, suivant les avis des saints, que les
réalités corporelles de ce monde ne sont administrées au moyen des anges que
par voie de mouvement, c’est-à-dire en tant qu’ils meuvent les corps
supérieurs, par les mouvements desquels sont causés les mouvements des corps
inférieurs.
Réponse aux objections :
1° La formule
exclusive exclut de l’opération non pas l’instrument, mais un autre agent
principal. Par exemple, si l’on dit : « seul Socrate fait un
couteau », ce n’est pas l’opération du marteau qui est exclue, mais celle
d’un autre forgeron. De même aussi ce qui est dit — que Dieu gouverne le
monde par lui-même — exclut non pas l’opération des causes inférieures,
par lesquelles Dieu agit comme par des instruments intermédiaires, mais la
direction d’un autre [agent] qui gouvernerait principalement.
2° Le
gouvernement de la réalité concerne sa relation à la fin. Or la relation de la
réalité à la fin présuppose son existence ; mais l’existence ne présuppose
rien d’autre ; voilà pourquoi la création, par laquelle les réalités
furent amenées à l’existence, appartient seulement à la cause qui n’en
présuppose aucune autre qui la soutienne ; mais le gouvernement peut
appartenir aux causes qui en présupposent d’autres ; par conséquent, il
n’est pas nécessaire que Dieu ait créé au moyen des causes au moyen desquelles
il gouverne.
3° Les choses que
les créatures reçoivent de Dieu ne peuvent être en celles-ci comme elles sont
en Dieu ; voilà pourquoi entre les noms qui sont dits de Dieu apparaît la
différence suivante : ceux qui expriment simplement une perfection sont
communicables aux créatures, mais ceux qui expriment en plus d’une perfection
la façon dont ils se trouvent en Dieu, ne peuvent être communiqués aux
créatures ; ainsi la toute-puissance, la souveraine sagesse, et la
souveraine bonté. Donc, à l’évidence, quoique le souverain bien ne soit pas
communiqué à la créature, la providence peut cependant être communiquée.
4° Bien que
l’établissement de la nature, par lequel les réalités corporelles sont
inclinées vers la fin, provienne immédiatement de Dieu, cependant leur
mouvement et leur action peuvent se produire par l’intermédiaire des
anges ; de même aussi dans la nature inférieure les raisons séminales ne
proviennent que de Dieu, mais la providence de l’agriculteur les aide à passer
à l’acte ; donc, de même que l’agriculteur gouverne la croissance du
champ, de même toute opération de la création corporelle est administrée par
les anges.
5° Saint Augustin
distingue entre l’opération naturelle de la providence et l’opération
volontaire d’après la considération des principes prochains de l’opération, car
le principe prochain de quelque opération soumise à la providence est la
nature, et celui de quelque autre la volonté ; mais le principe éloigné de
toutes est la volonté, au moins la volonté divine ; l’argument n’est donc
pas probant.
6° Toutes les
réalités corporelles sont soumises à la divine providence, et pourtant l’on dit
qu’elle n’a souci que des hommes, en raison de son mode spécial ; ainsi
également, bien que toutes les réalités corporelles soient soumises au
gouvernement des anges, cependant, parce qu’ils sont plus spécialement députés
à la garde des hommes, cela est attribué à la dignité des âmes.
7° La volonté du
Dieu qui gouverne n’est pas opposée aux imperfections qui se produisent dans
les réalités, mais elle les accorde ou les permet ; il en est absolument
de même aussi pour les volontés des anges, qui se conforment parfaitement à la
volonté divine.
8° Comme dit
Avicenne dans sa Métaphysique, aucun
effet ne peut demeurer si l’on ôte ce qui était sa cause, en tant que telle. Or
parmi les causes inférieures, certaines sont causes du devenir, d’autres sont
causes de l’existence. Et l’on appelle cause du devenir ce qui tire une forme
de la puissance de la matière par un mouvement, comme le forgeron est la cause
efficiente du couteau ; tandis que la cause de l’existence d’une réalité
est ce dont l’existence d’une réalité dépend par soi, comme l’existence de la
lumière dans l’air dépend du soleil. Donc, une fois ôté le forgeron, le devenir
du couteau cesse, mais non son existence ; par contre, le soleil étant
absent, l’existence de la lumière dans l’air cesse ; et semblablement,
l’action divine cessant, l’existence de la créature cesserait tout à fait,
puisque Dieu est pour les réalités la cause non seulement du devenir, mais
aussi de l’existence.
9° La condition
consistant à posséder l’existence sans que rien la conserve, n’est pas possible
pour la créature : car cela répugne à la définition de la créature, qui,
en tant que telle, a un être causé, et par là même dépendant d’autrui.
10° Plus de choses
sont requises pour l’acte second que pour l’acte premier : voilà pourquoi
il n’est pas aberrant qu’une chose soit la cause d’une autre quant au mouvement
et à l’opération, et ne soit pas sa cause quant à l’être.
11° La création
spirituelle gouverne la corporelle par influx de mouvement ; et il n’en
résulte pas nécessairement que [les créatures spirituelles] soient unies à tous
les corps, mais seulement à ceux qu’elles meuvent immédiatement, les premiers
corps ; et elles ne leur sont pas unies comme des formes, comme certains
l’ont posé, mais seulement comme des moteurs.
12° La grandeur de
la providence et de la bonté divines est plus manifestée en ce que Dieu
gouverne les réalités inférieures par les supérieures, que s’il gouvernait
toutes choses immédiatement : car de la sorte, la perfection de la divine
bonté est communiquée aux créatures sous de plus nombreux rapports, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit.
13° Quand on dit
qu’une chose se produit par une autre, la préposition « par »
implique la cause de l’opération. Or, puisque l’opération est intermédiaire
entre l’opérateur et l’opéré, cette préposition peut impliquer la cause de
l’opération soit parce que celle-ci se termine à l’opéré, et l’on dit ainsi que
par un instrument une chose parvient à l’existence ; soit parce qu’elle
émane de l’opérateur, et l’on dit ainsi que par la forme de l’agent une chose
parvient à l’existence ; en effet, ce n’est pas l’instrument qui est la
cause de l’agent pour qu’il agisse, mais seulement la forme de l’agent, ou un
agent supérieur, tandis que l’instrument est cause pour l’opéré de ce qu’il
reçoit l’action de l’agent. Lors donc qu’il est dit que Dieu dispose toutes
choses par soi seul, l’expression « par » désigne la cause de la
disposition divine en tant qu’elle émane de Dieu qui dispose ; et de la
sorte, il est dit qu’il dispose par soi seul parce qu’il n’est pas mû par un
autre supérieur qui disposerait, et qu’il ne dispose pas non plus par une forme
étrangère, mais par sa propre bonté.
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Jean Damascène au deuxième livre : « Nous disons, nous, que
ceux-ci » — c’est-à-dire les corps supérieurs — « ne sont
la cause ni de ce qui advient, ni de la corruption de ce qui est corruptible. »
Puis donc que les réalités inférieures de ce monde sont générables et
corruptibles, elles ne sont pas disposées par les corps supérieurs.
2° [Le répondant] disait : il est dit qu’ils n’en sont pas la cause parce qu’ils n’induisent pas de nécessité dans les réalités inférieures de ce monde. En sens contraire : Si l’effet du corps céleste dans les réalités inférieures de ce monde est empêché, ce ne peut être qu’en raison d’une disposition qui se rencontre en elles. Or, si elles sont gouvernées par les réalités supérieures, il est nécessaire de rapporter aussi cette disposition empêchante à quelque puissance d’un corps céleste. L’empêchement ne peut donc exister parmi les réalités inférieures de ce monde que suivant l’exigence des supérieures ; et de la sorte, si les supérieures ont une nécessité dans leurs mouvements, elles amèneront aussi une nécessité dans les inférieures, si elles sont gouvernées par les supérieures.
3° Pour qu’une
action s’accomplisse, il suffit d’un agent et d’un patient. Or, dans les
réalités inférieures de ce monde, on rencontre des puissances actives
naturelles, et aussi des puissances passives. La puissance d’un corps céleste
n’est donc pas exigée pour leurs actions ; elles ne sont donc pas
gouvernées au moyen des corps célestes.
4° Saint Augustin
dit que l’on rencontre dans la réalité un agi non agent, tels les corps, un
agent non agi, tel Dieu, et un agent agi, telles les substances spirituelles.
Or les corps célestes sont des réalités purement corporelles. Ils n’ont donc
pas la puissance d’agir sur les réalités inférieures de ce monde ; et par
conséquent, celles-ci ne sont pas disposées au moyen d’eux.
5° Si le corps
céleste a une action dans les réalités inférieures de ce monde, alors ou bien
il agit comme corps, c’est-à-dire par une forme corporelle, ou bien il agit par
quelque chose d’autre. Or ce n’est pas comme corps, car dans ce cas, l’agir
conviendrait à n’importe quel corps ; or il ne semble pas en être ainsi,
suivant saint Augustin. Si donc [les corps célestes] agissent, ils le font par
quelque chose d’autre ; et par conséquent, l’action doit être attribuée à
cette puissance incorporelle et non aux corps célestes eux-mêmes ; et nous
retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
6° Ce qui ne
convient pas au premier, ne convient pas non plus au suivant. Or, comme dit le
Commentateur au livre sur la Substance du
monde, les formes corporelles présupposent des dimensions indéterminées
dans la matière ; or les dimensions n’agissent pas, car la quantité n’est
le principe d’aucune action. Les formes corporelles ne sont donc pas non plus
les principes des actions ; et par conséquent, un corps n’a d’action que
par une puissance incorporelle existant en lui ; et nous retrouvons ainsi
la même conclusion que ci-dessus.
7° Au deuxième
livre des Causes, sur la proposition
suivante : « Toute âme noble a trois opérations, etc. », le commentateur dit que l’âme agit sur
la nature avec la puissance divine qui est en elle. Or l’âme est bien plus
noble que le corps. Le corps ne peut donc lui aussi avoir une action sur l’âme
que par une puissance divine existant en lui ; et nous retrouvons ainsi la
même conclusion que ci-dessus.
8° Ce qui
est plus simple n’est pas mû par ce qui est moins simple. Or, les raisons
séminales qui sont dans la matière des corps inférieurs sont plus simples que
la puissance corporelle du ciel lui-même, car cette puissance est étendue dans
la matière, ce qui ne peut se dire des raisons séminales. Les raisons séminales
des corps inférieurs ne peuvent donc être mues par la puissance du corps
céleste ; et ainsi, les réalités inférieures de ce monde ne sont pas
gouvernées dans leurs mouvements par les corps célestes.
9° Saint
Augustin, au cinquième livre de la Cité
de Dieu, dit : « Est-il rien qui appartienne au corps autant que
le sexe même du corps ? et cependant, des jumeaux de sexes différents ont
pu être conçus sous les mêmes positions astrales. » Donc, même sur les
réalités corporelles, les corps supérieurs n’ont pas d’influx ; et nous
retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
10° La cause
première influe plus sur l’effet de la cause seconde que la cause seconde
elle-même, comme il est dit au début du livre des Causes. Or, si les corps inférieurs sont disposés par les corps
supérieurs, alors les puissances des corps supérieurs seront comme des causes
premières par rapport aux puissances des inférieurs, qui seront comme des
causes secondes. Les effets se produisant dans les corps inférieurs de ce monde
suivront donc plus la disposition des corps célestes que la puissance des corps
inférieurs. Or dans les corps célestes se trouve une nécessité, parce qu’ils
sont réguliers. Les effets inférieurs seront donc eux aussi nécessaires. Mais
cela est faux. Donc le point de départ aussi, à savoir, que les corps inférieurs
seraient disposés par les supérieurs.
11° Le mouvement
du ciel est naturel, comme il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde ; et par
conséquent, il semble qu’il ne soit pas volontaire ou capable de choix ;
et ainsi, les choses qui sont causées par lui ne sont pas causées par un
choix ; elles ne sont donc pas soumises à la providence. Or il est
aberrant de dire que les corps inférieurs ne sont pas gouvernés par la
providence. Il est donc aberrant de dire que le mouvement des corps supérieurs
est la cause des inférieurs.
12° Dès que la
cause est posée, l’effet est posé. L’existence de la cause précède donc celle
de l’effet. Or si l’antécédent est nécessaire, le conséquent l’est aussi. Si
donc la cause est nécessaire, l’effet l’est aussi. Or les effets qui se
produisent dans les corps inférieurs ne sont pas nécessaires mais contingents.
Ils ne sont donc pas causés par le mouvement du ciel, qui est nécessaire
puisqu’il est naturel ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que
ci-dessus.
13° Ce pour quoi
autre chose est fait, est plus noble que lui. Or tout a été fait pour l’homme,
même les corps célestes, comme il est dit au livre du Deutéronome :
« De peur que, les yeux levés au ciel, tu ne voies le soleil, la lune et
tous les astres du ciel, et que, séduit par l’erreur, tu ne les adores, et tu
n’offres un culte à des choses que le Seigneur ton Dieu a créées pour servir à
toutes les nations qui sont sous le ciel » (Dt 4, 19). L’homme
est donc plus digne que les créatures célestes. Or le plus vil n’influe pas sur
le plus noble. Les corps célestes n’influent donc pas sur le corps
humain ; ni, pour la même raison, sur les autres corps qui sont antérieurs
au corps humain, tels les éléments.
14° [Le répondant] disait que l’homme est plus noble que les corps célestes quant à l’âme, mais non quant au corps. En sens contraire : la perfection d’un perfectible plus noble est plus noble. Or le corps de l’homme a une forme plus noble que le corps céleste, car la forme du ciel est purement corporelle, et l’âme raisonnable est bien plus noble qu’elle. Le corps humain est donc lui aussi plus noble que le corps céleste.
15° Un
contraire n’est pas la cause de son contraire. Or la puissance du corps céleste
est parfois contraire aux effets qui doivent être amenés dans les réalités
inférieures de ce monde ; par exemple, un corps céleste meut parfois à
l’humidité, tandis que le médecin veut digérer la matière par dessiccation afin
d’amener la santé, qu’il procure parfois alors même que le corps céleste est
dans la disposition contraire. Les corps célestes ne sont donc pas la cause des
effets corporels dans les réalités inférieures de ce monde.
16° Puisque toute
action a lieu par contact, ce qui ne touche pas n’agit pas. Or les corps
célestes ne touchent pas les réalités inférieures de ce monde. Ils n’agissent
donc pas sur elles ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que
ci-dessus.
17° [Le répondant] disait que les corps célestes touchent celles-ci par un médium. En sens contraire : chaque fois qu’il y a contact et action par un médium, il est nécessaire que celui-ci reçoive l’effet de l’agent avant l’extrême ; ainsi, le feu chauffe d’abord l’air et nous ensuite. Or les effets des étoiles et du soleil ne peuvent pas être reçus dans les orbes inférieurs, qui sont de la nature de la quinte essence et de la sorte ne peuvent recevoir la chaleur ou le froid, ou les autres dispositions que l’on trouve dans les réalités inférieures de ce monde. Une action ne peut donc se propager des corps suprêmes à celles-ci par leur intermédiaire.
18° La providence
se communique à ce qui est son médium. Or la providence ne peut pas être
communiquée aux corps célestes, puisqu’ils n’ont pas la raison. Ils ne peuvent
donc être un médium dans l’action de pourvoir les réalités.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au troisième livre sur la Trinité :
« Les corps plus épais et plus faibles sont dirigés dans un certain ordre
par les plus subtils et les plus puissants. » Or les corps célestes sont
plus subtils et puissants que les inférieurs. Les corps inférieurs de ce monde
sont donc dirigés par eux.
2° Au quatrième
chapitre des Noms Divins, Denys dit
que le rayon solaire concourt à l’engendrement des corps visibles, il les meut
de façon à leur donner la vie, les nourrit et les accroît. Or, dans les
réalités inférieures de ce monde, ces effets sont les plus nobles. Tous les
autres effets corporels sont donc, eux aussi, produits par la divine providence
au moyen des corps célestes.
3° Selon le
Philosophe au deuxième livre de la Métaphysique,
ce qui est premier en un genre est la cause des choses viennent après dans ce
genre. Or les corps célestes sont premiers dans le genre des corps, et leurs
mouvements sont premiers parmi les autres mouvements corporels ; ils sont
donc la cause des réalités corporelles qui sont mues ici-bas ; et nous
retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
4° Le
Philosophe dit au deuxième livre sur la Génération
que la translation du soleil le long de l’Écliptique est la cause de la génération et de la corruption parmi les
réalités inférieures de ce monde ; les générations et les corruptions sont
donc aussi mesurées par le mouvement susdit. Il dit aussi au livre sur les Animaux que toutes les différences qui
sont dans les êtres conçus viennent des corps célestes. Les réalités
inférieures de ce monde sont donc disposées au moyen de ceux-ci.
5° Rabbi Moïse
dit que le ciel est dans le monde comme le cœur dans l’animal. Or c’est au
moyen du cœur que l’âme gouverne tous les autres membres. Tous les autres corps
sont donc gouvernés par Dieu au moyen du ciel.
Réponse :
Une intention
commune à tous les philosophes fut de ramener la multitude à l’unité, et la
variété à l’uniformité, autant que possible. Aussi les anciens, considérant la
diversité des actions dans les réalités inférieures de ce monde, tentèrent de
les ramener à quelques principes moins nombreux et plus simples, c’est-à-dire à
des éléments, nombreux, ou à un seul, et à des qualités élémentaires. Mais
cette position n’est pas raisonnable. Il se trouve en effet que les qualités
élémentaires se comportent dans les actions des réalités naturelles comme des
principes instrumentaux. La preuve en est qu’elles n’ont pas la même façon
d’agir dans tous les cas, et que leurs actions ne parviennent pas au même
terme ; car autre est leur effet dans l’or et dans le bois, et dans la
chair de l’animal ; ce qui ne serait pas si elles n’agissaient sous la
régulation d’un autre [agent]. Or l’action de l’agent principal ne se rapporte
pas à l’action de l’instrument comme à un principe, mais c’est plutôt
l’inverse ; par exemple, l’effet de l’art ne doit pas être attribué à la
scie, mais à l’artisan ; les effets naturels ne peuvent donc être
rapportés aux qualités élémentaires comme à des principes premiers.
C’est pourquoi
d’autres, les Platoniciens, les ont ramenés à des formes simples et séparées
comme à des principes premiers : car c’est d’elles, comme ils disaient,
que proviennent l’existence et la génération dans les réalités inférieures de
ce monde, ainsi que toute propriété naturelle. Mais cela non plus ne peut se
soutenir. Car d’une cause régulière provient un effet régulier ; or ces
formes étaient posées comme étant immobiles ; il serait donc nécessaire
que la génération soit toujours causée par elles de façon uniforme dans les
réalités inférieures de ce monde ; mais nous avons l’évidence sensible du
contraire. Aussi est-il nécessaire de poser que les principes de la génération,
de la corruption et des autres mouvements qui s’ensuivent dans les réalités inférieures
de ce monde sont des principes qui ne se sont pas réguliers ; il faut
cependant qu’ils demeurent constamment comme les principes premiers de la
génération, afin que la génération puisse être continuelle : et voilà
pourquoi il est nécessaire qu’ils soient invariables selon la substance, mais
soient mus selon le lieu : de sorte que par leurs allées et venues ils
produisent des mouvements contraires et variés dans les réalités inférieures de
ce monde ; et tels sont les corps célestes ; et c’est pourquoi il est
nécessaire de rapporter à ceux-ci tous les effets corporels comme à des causes.
Mais en cela
même, il y eut deux erreurs. Certains, en effet, rapportèrent les réalités
inférieures de ce monde aux corps célestes comme à des causes absolument
premières, parce qu’ils ne reconnaissaient aucune substance incorporelle ;
ils prétendirent donc que les premiers parmi les corps étaient les premiers
entre les étants. Mais il apparaît clairement que cela est faux. Car tout ce
qui est mû doit nécessairement se rapporter à un principe immuable, puisque
rien n’est mû par soi-même, et qu’on ne peut pas remonter à l’infini. Or le
corps céleste, bien qu’il ne varie pas selon la génération et la corruption, ou
selon quelque mouvement qui modifierait une chose qui serait dans sa substance,
est pourtant mû selon le lieu ; il est donc nécessaire de faire retour à
quelque principe antérieur, de telle sorte que les choses qui sont altérées
sont par un certain ordre ramenées à un altérant non altéré mais mû selon le
lieu, et ensuite à ce qui n’est mû en aucune façon.
Mais d’autres
ont posé que les corps célestes étaient les causes des réalités inférieures de
ce monde non seulement quant au mouvement, mais aussi quant à leur premier
établissement ; ainsi Avicenne dit-il dans sa Métaphysique que ce qui est commun à tous les corps célestes,
c’est-à-dire la nature du mouvement circulaire, cause dans les réalités
inférieures de ce monde ce qui leur est commun, c’est-à-dire la matière
prime ; et que ce en quoi les corps célestes diffèrent les uns des autres
cause la diversité des formes dans les réalités inférieures de ce monde :
de telle sorte que les corps célestes soient intermédiaires entre Dieu et
celles-ci, même dans la voie de
création, d’une certaine façon. Mais cela est étranger à la foi, qui pose que
toute nature est créée immédiatement par Dieu dans son établissement premier,
et qu’une créature est mue par une autre, étant présupposées les puissances
naturelles attribuées à l’une et l’autre créature par l’œuvre de Dieu. Voilà pourquoi
nous posons que les corps célestes ne sont causes des inférieurs que par voie
de mouvement, et qu’ainsi, ils sont des médiums dans l’œuvre de gouvernement,
mais non dans l’œuvre de création.
Réponse aux objections :
1° Saint Jean
Damascène veut exclure des corps célestes par rapport aux réalités inférieures
de ce monde la causalité première, ou même celle qui induit une nécessité. Car
bien que les corps célestes agissent toujours de la même façon, cependant leur
effet est reçu dans les réalités inférieures selon le mode des corps
inférieurs, qui se trouvent fréquemment dans des dispositions contraires ;
les puissances célestes n’induisent donc pas toujours leurs effets dans les
réalités inférieures de ce monde, à cause de l’empêchement d’une disposition
contraire. Et c’est ce que le Philosophe dit au livre sur le Sommeil et la Veille : il se
produit fréquemment des signes de pluies et de vents, intempéries qui,
cependant, ne se produisent pas, à cause de dispositions contraires plus
fortes.
2° Ces
dispositions qui s’opposent à la puissance céleste ne sont pas causées dans
leur premier établissement par le corps céleste, mais par l’opération divine,
par laquelle le feu est rendu chaud, et l’eau froide, et ainsi de suite ;
et de la sorte, il n’est pas nécessaire de ramener aux causes célestes tous les
empêchements de cette sorte.
3° Les puissances
actives dans les réalités inférieures de ce monde sont seulement
instrumentales ; donc, de même que l’instrument ne meut qu’en étant mû par
l’agent principal, de même les puissances actives inférieures ne peuvent non
plus agir sans être mues par les corps célestes.
4° Cette
objection évoque une certaine opinion figurant au livre La Source de Vie, et qui pose qu’aucun corps n’agit par une
puissance corporelle, mais que la quantité qui est dans la matière empêche la
forme d’agir ; et que toute action qui est attribuée à un corps appartient
à une puissance spirituelle opérant dans ce corps. Et Rabbi Moïse dit que cette
opinion est celle des docteurs de la loi des Maures : ils disent en effet
que le feu ne chauffe pas, mais que c’est Dieu qui chauffe dans le feu. Mais
cette position est stupide, puisqu’elle enlève à toutes les réalités les
opérations naturelles ; et elle est contraire aux paroles des philosophes et
des saints. C’est pourquoi nous disons que les corps agissent par une puissance
corporelle, mais que Dieu opère néanmoins en toutes les réalités comme la cause
première opère dans la cause seconde. Ce qui est affirmé, à savoir que les
corps ne sont qu’agis et n’agissent pas, doit donc être entendu au sens où
« agir » se dit de ce qui a la domination sur son action ; et
c’est en s’exprimant ainsi que saint Jean Damascène dit que les bêtes
n’agissent pas, mais sont agies. Par là, il n’est cependant pas exclu qu’elles
agissent au sens où « agir » signifie exercer une action.
5° L’agent est
toujours différent du patient ou contraire à lui, comme il est dit au premier
livre sur la Génération ; et
c’est pourquoi il ne revient pas au corps d’agir sur un autre corps suivant ce
qu’il a de commun avec lui, mais suivant ce en quoi il est distinct de lui.
Voilà pourquoi le corps n’agit pas comme corps, mais comme tel corps ; de
même aussi, l’animal ne raisonne pas en tant qu’animal, mais en tant
qu’homme ; et semblablement, le feu ne chauffe pas en tant qu’il est feu,
mais en tant qu’il est chaud ; et de même aussi pour le corps céleste.
6° Dans la
matière, les dimensions sont présupposées aux formes naturelles, non en acte
achevé mais en acte incomplet ; voilà pourquoi elles sont premières dans
la voie de la matière et de la génération, tandis que la forme est première
dans la voie de l’accomplissement. Or une chose agit dans la mesure où elle est
complète et qu’elle est un étant en acte, non dans la mesure où elle est en
puissance ; car de ce point de vue, elle subit ; et donc, si la
matière ou les dimensions préexistant en elle n’agissent pas, il ne s’ensuit
pas que la forme n’agisse pas ; mais c’est l’inverse. Par contre, si elles
ne subissaient pas, il s’ensuivrait que la forme ne subit pas ; et
pourtant la forme du corps céleste n’est pas en lui au moyen de telles
dimensions, comme dit le Commentateur au même endroit.
7° L’ordre des
effets doit correspondre à l’ordre des causes. Or dans les causes, selon
l’auteur de ce livre, on rencontre un ordre tel qu’il y a d’abord la cause
première, Dieu, vient ensuite l’intelligence, et troisièmement l’âme. Par
conséquent, le premier effet, qui est l’être, est attribué proprement à la
cause première ; le deuxième, qui est le connaître, est attribué à
l’intelligence ; et le troisième, qui est le mouvoir, est attribué à
l’âme. Mais cependant, la cause seconde agit toujours en vertu de la cause
première, et ainsi, elle a quelque chose de son opération ; de même aussi,
les orbes inférieurs ont quelque
chose du mouvement du premier orbe ; et donc l’intelligence, selon lui,
non seulement pense, mais encore elle donne l’être ; et l’âme, qui selon
lui est produite par l’intelligence, non seulement meut, ce qui est l’action de
l’animal, mais encore pense, ce qui est une action intellectuelle, et donne
l’être, ce qui est une action divine ; et je dis ceci de l’âme noble, que
cet auteur conçoit comme l’âme d’un corps céleste ou n’importe quelle autre âme
raisonnable. Ainsi donc, il n’est pas nécessaire que la puissance divine meuve
seule immédiatement, mais les causes inférieures le peuvent aussi par des
puissances propres, en tant qu’elles participent à la puissance des causes
supérieures.
8° Selon saint
Augustin, on appelle raisons séminales toutes les puissances actives et
passives conférées par Dieu aux créatures, et au moyen desquelles il amène à
l’existence les effets naturels ; aussi dit-il lui-même au troisième livre
sur la Trinité que, de même que les
mères sont enceintes, de même le monde est lourd des causes de ce qui naît,
exposant ce qu’il avait dit plus haut à propos des raisons séminales, qu’il
avait aussi appelées des puissances et des facultés distribuées aux réalités.
Donc, au nombre de ces raisons séminales sont aussi les puissances actives des
corps célestes, qui sont plus nobles que les puissances actives des corps
inférieurs, et peuvent ainsi les mouvoir ; et elles sont appelées raisons
séminales parce que tous les effets sont originairement dans les causes actives
comme en des semences. Cependant, si l’on entend par raisons séminales les
commencements des formes qui sont dans la matière prime en tant qu’elle est en
puissance à toutes les formes, comme certains le veulent, alors, bien que cela
ne s’accorde guère aux paroles de saint Augustin, l’on peut dire cependant que
leur simplicité est due à leur
imperfection, comme la matière prime aussi est simple ; voilà pourquoi,
comme pour la matière prime, il n’en résulte pas qu’elles ne soient pas mues.
9° Il est
nécessaire de rapporter la différence des sexes à des causes célestes. En
effet, tout agent tend à s’assimiler le patient, autant que possible ; la
puissance active qui est dans la semence du mâle tend donc toujours à amener ce
qui est conçu au sexe masculin, qui est plus parfait ; aussi le sexe
féminin survient-il hors de l’intention de la nature particulière de l’agent.
Si donc il n’y avait pas quelque puissance pour tendre au sexe féminin, la
génération féminine serait tout à fait fortuite, comme pour les monstres ;
voilà pourquoi il est dit que, bien qu’elle soit hors de l’intention de la
nature particulière, en raison de quoi la femelle est appelée un mâle mutilé,
cependant elle est de l’intention de la nature universelle, qui est la
puissance du corps céleste, comme dit Avicenne. Mais il peut y avoir du côté de
la matière un empêchement faisant que ni la puissance céleste ni la puissance
particulière n’obtient son effet, qui est la production du sexe masculin ;
aussi une femelle est-elle parfois engendrée alors même qu’existe dans le corps
céleste une disposition au contraire, à cause d’une mauvaise disposition de la
matière ; ou bien à l’inverse, le sexe masculin sera engendré contre la
disposition du corps céleste, à cause de la victoire de la puissance particulière
sur la matière. Donc il se produit que dans la conception des jumeaux la
matière est séparée par l’opération de la nature, une partie obéissant plus que
l’autre à la puissance de l’agent, à cause de l’indigence de l’autre ; et
c’est pourquoi d’un côté un sexe féminin est engendré, et de l’autre un
masculin, que le corps céleste dispose à l’un ou à l’autre ; cependant,
cela peut mieux se produire lorsque le corps céleste dispose au sexe féminin.
10° On dit que la
cause première influe plus que la seconde, parce que son effet dans le causé
est plus intime et permanent que l’effet de la cause seconde ; cependant,
l’effet est davantage semblable à la cause seconde, car c’est par elle que
l’action de la cause première est déterminée en quelque sorte à cet effet.
11° Bien que le
mouvement céleste, en tant qu’il est l’acte d’un corps mobile, ne soit pas un
mouvement volontaire, cependant, en tant qu’il est l’acte du moteur, il est
volontaire, c’est-à-dire causé par quelque volonté ; et de ce point de
vue, les choses qui sont causées par ce mouvement peuvent se tenir sous la
providence.
12° L’effet ne
résulte de la cause première qu’une fois posée la cause seconde ; aussi la
nécessité de la cause première n’amène-t-elle une nécessité dans l’effet qu’une
fois posée la nécessité dans la cause seconde.
13° Le corps
céleste n’est pas fait pour l’homme comme pour une fin principale, mais sa fin
principale est la bonté divine. En outre, que l’homme soit plus noble que le
corps céleste, ne vient pas de la nature du corps, mais de la nature de l’âme
raisonnable. Enfin, supposé que le corps de l’homme soit plus noble dans
l’absolu que le corps céleste, rien n’empêcherait le corps céleste d’être plus
noble que le corps humain sous quelque aspect, c’est-à-dire en tant qu’il a une
puissance active au lieu que l’autre a une puissance passive, et ainsi il
pourra agir sur lui ; ainsi également le feu, en tant qu’il est chaud en
acte, agit sur le corps humain en tant que celui-ci est chaud en puissance.
14° L’âme
raisonnable est à la fois une certaine substance et l’acte du corps. Donc, en
tant qu’elle est une substance, elle est plus noble que la forme céleste, mais
non en tant qu’elle est l’acte du corps. On peut aussi répondre que l’âme est
la perfection du corps humain à la fois comme forme et comme moteur ; or
le corps céleste, parce qu’il est parfait, ne requiert pas une substance
spirituelle pour le perfectionner comme une forme, mais seulement celle qui le
perfectionne comme un moteur ; et cette perfection selon la nature est
plus noble que l’âme humaine. Quoique certains aussi aient posé que les moteurs
unis aux orbes célestes étaient leurs
formes ; mais cela est laissé dans le doute par saint Augustin dans son
commentaire sur la Genèse au sens
littéral. Saint Jérôme aussi, commentant Eccl. 1, 6 :
« tournoyant de toutes parts, etc. », semble l’affirmer ; la Glose dit : « Il a nommé le
soleil esprit, comme s’il avait âme, souffle et vigueur. » Cependant,
saint Jean Damascène dit le contraire au deuxième livre : « Que nul
n’estime les cieux ou les luminaires comme animés : car ils sont inanimés
et insensibles. »
15° Même l’action
d’un contraire qui s’oppose à la puissance active d’un corps céleste a une
cause dans le ciel : en effet, les philosophes posent que les réalités inférieures
sont conservées dans leurs actions par le mouvement premier ; et ainsi, ce
contraire qui agit en empêchant l’effet d’un corps céleste, par exemple le
chaud qui empêche l’humidification venant de la lune, a lui aussi une cause
céleste ; et de la sorte, même la santé qui s’ensuit ne s’oppose pas tout
à fait à l’action du corps céleste, mais y a quelque racine.
16° Les corps
célestes touchent les réalités inférieures, mais ne sont pas touchées par
elles, comme il est dit au premier livre sur la Génération ; et l’un quelconque d’entre eux ne touche pas
l’une quelconque de celles-ci immédiatement, mais par un médium, comme on l’a
dit.
17° L’action de
l’agent est reçue dans le médium en fonction du mode de celui-ci ; et
voilà pourquoi elle est parfois reçue autrement dans le médium que dans
l’extrême ; ainsi la puissance de l’aimant qui attire est portée vers le
fer par le moyen de l’air, qui n’est pas attiré ; et la puissance du
poisson qui engourdit la main est portée vers la main par le moyen du filet
qu’elle n’engourdit pas, comme dit le Commentateur au huitième livre de la Physique. Quant aux corps célestes, ils
ont assurément toutes les qualités qui existent dans les inférieurs, suivant
leur mode, c’est-à-dire originairement et non comme elles sont en ces
derniers ; et c’est pourquoi les actions des corps suprêmes ne sont pas
reçues dans les orbes intermédiaires en sorte que ceux-ci soient altérés, comme
le sont les réalités inférieures de ce monde.
18° La providence
gouverne les réalités inférieures de ce monde par les corps supérieurs ;
non pas en sorte que la providence divine soit communiquée à ces corps, mais
parce qu’ils sont faits instruments de la divine providence ; comme l’art
n’est pas communiqué au marteau qui en est l’instrument.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Saint
Jean Damascène dit que les corps célestes établissent en nous des tempéraments,
des habitus et des dispositions. Or, les habitus et les dispositions
appartiennent à l’intelligence et à la volonté, qui sont les principes des
actes humains. Dieu dispose donc les actes humains au moyen des corps célestes.
2° Il est
dit au livre des Six Principes que
l’âme unie au corps imite le tempérament du corps. Or les corps célestes
impriment dans le tempérament humain. Donc aussi dans l’âme elle-même ; et
de la sorte, ils peuvent être la cause des actes humains.
3° Tout ce
qui agit dans le premier, agit dans le suivant. Or l’essence de l’âme est
antérieure à ses puissances, que sont la volonté et l’intelligence,
puisqu’elles sont issues de l’essence de l’âme. Puis donc que les corps
célestes impriment dans l’essence même de l’âme raisonnable (car ils impriment
en elle en tant qu’elle est l’acte du corps, ce qui lui revient par son
essence), il semble que les corps célestes impriment dans l’intelligence et la
volonté ; et par conséquent, ils sont les principes des actes humains.
4° L’instrument
agit non seulement par sa propre vertu, mais encore par la vertu de l’agent
principal. Or le corps céleste étant un moteur mû, il est l’instrument de la
substance spirituelle motrice ; et son mouvement est non seulement l’acte
du corps mû, mais l’acte de l’esprit moteur. Son mouvement agit donc non
seulement par la vertu du corps mû, mais aussi par la vertu de l’esprit moteur.
Or, de même que ce corps céleste surpasse le corps humain, de même cet esprit
surpasse l’esprit humain. Donc, de même que ce mouvement imprime dans le corps
humain, de même il imprime dans l’âme humaine, et de la sorte, il semble que
[les corps célestes] soient les principes des actes humains.
5° L’expérience
montre que des hommes sont disposés depuis leur naissance à l’apprentissage ou
à l’exercice de métiers : certains sont disposés pour être forgerons,
d’autres pour être médecins, et ainsi de suite ; et cela ne peut être
rapporté aux principes prochains de la génération comme à une cause, car
parfois, les enfants se trouvent disposés à des choses auxquelles les parents
n’étaient pas inclinés. Il est donc nécessaire que cette diversité de
dispositions se rapporte aux corps célestes comme à une cause. Or on ne peut
pas affirmer que de telles dispositions sont dans les âmes au moyen des corps,
car les qualités corporelles n’opèrent nullement pour ces inclinations comme
elles opèrent pour la colère, la joie, et les autres passions de l’âme comme
celles-ci. Les corps célestes impriment donc immédiatement et directement dans
les âmes humaines ; et de la sorte, les actes humains sont disposés au
moyen des corps célestes eux-mêmes.
6° Certains
parmi les actes humains semblent surpasser les autres : ce sont régner,
diriger les guerres, et autres semblables. Or, comme dit Isaac au premier livre
sur les Définitions, « Dieu a
fait régner un orbe sur les royaumes et sur les guerres. » Donc, à bien
plus forte raison les autres actes humains sont-ils disposés au moyen des corps
célestes.
7° Il est
plus facile de changer la partie que le tout. Or parfois, par la vertu des
corps célestes tout le peuple d’une même province est excité à faire la guerre,
comme disent les philosophes. Donc, à bien plus forte raison un homme
particulier est-il excité par la vertu des corps célestes.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascène dit au deuxième livre : « Ils ne sont absolument pas la
cause de nos actes » — il s’agit des corps célestes — « car mis par
le Créateur en possession d’un libre arbitre, nous sommes maîtres de nos
actes. »
2° Vont dans le
même sens ce que saint Augustin détermine au cinquième livre de la Cité de Dieu et à la fin du livre sur la
Genèse au sens littéral, et ce que
saint Grégoire détermine dans l’homélie sur l’Épiphanie.
Réponse :
Pour voir
clairement dans cette question, il faut savoir quels actes sont appelés
humains. Les actes proprement appelés humains sont ceux dont l’homme est
lui-même le maître ; or l’homme est maître de ses actes par la volonté ou
par le libre arbitre ; cette question tourne donc autour des actes de la
volonté et du libre arbitre. En effet, les autres actes qui sont dans l’homme
sans être soumis au commandement de la volonté, comme les actes des puissances
nutritive et générative, sont soumis aux puissances célestes comme les autres
actes corporels.
Or il y a eu plusieurs erreurs concernant
les actes humains dont nous parlons. Certains, en effet, ont posé que les actes
humains ne relevaient pas de la divine providence et ne se rapportaient pas à
une cause, si ce n’est à notre providence. Et Cicéron semble avoir été de cet
avis, comme dit saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu. Mais il ne peut en être ainsi. Car la volonté est un
moteur mû, comme cela est prouvé au troisième livre sur l’Âme ; il est donc nécessaire de rapporter son acte à quelque
principe premier, qui est un moteur non mû.
Aussi d’autres
ont-ils rapporté tous les actes de la volonté aux corps célestes, posant que le
sens et l’intelligence sont en nous une même chose, et que, par conséquent,
toutes les vertus de l’âme sont corporelles, et ainsi, sont soumises aux
actions des corps célestes. Mais le Philosophe détruit cette position au
troisième livre sur l’Âme, montrant
que l’intelligence est une puissance immatérielle, et que son action n’est pas
corporelle ; et, comme il est dit au seizième livre sur les Animaux, « ce dont les principes
agissent sans le corps a nécessairement des principes incorporels » ; il est donc impossible que les actions
de l’intelligence et de la volonté se
ramènent au sens propre à des principes corporels.
Et c’est
pourquoi Avicenne a posé dans sa Métaphysique
que, de même que l’homme est composé d’âme et de corps, de même aussi le corps
céleste ; et de même que les actions et les mouvements du corps humain se
rapportent aux corps célestes, de même toutes les actions de l’âme se
rapportent aux âmes célestes comme à des principes, de sorte que toute volonté
qui est en nous est causée par la volonté d’une âme céleste. Et cela peut
assurément s’accorder à l’opinion qu’il a de la fin de l’homme, qui est selon
lui dans l’union de l’âme humaine à l’âme céleste, ou à l’Intelligence. En
effet, puisque la perfection de la volonté est la fin et le bien, qui est son
objet, comme le visible est l’objet de la vue, il est nécessaire que ce qui
agit sur la volonté inclue aussi la notion de fin, car l’efficient n’agit que dans la mesure où il imprime sa forme
dans ce qui peut la recevoir. Mais
d’après l’enseignement de la foi, Dieu lui-même est immédiatement la fin de la
vie humaine ; en effet, c’est en jouissant de sa vision que nous serons
béatifiés ; voilà pourquoi lui seul peut imprimer dans notre volonté.
Mais il est
nécessaire que l’ordre des mobiles corresponde à l’ordre des moteurs. Or dans
la relation à la fin, que la providence regarde, on rencontre d’abord en nous
la volonté, à laquelle se rapporte en premier la raison formelle de bien et de fin, et elle se sert de tout ce
qui est en nous comme d’instruments pour obtenir la fin ; quoique, sous un
autre aspect, l’intelligence précède
la volonté. Plus près de la volonté, il y a l’intelligence, et plus éloignées sont
les puissances corporelles. Voilà pourquoi Dieu lui-même, qui est pourvoyeur
absolument premier, imprime seul dans notre volonté. L’ange, qui le suit dans
l’ordre des causes, imprime dans notre intelligence, étant donné que nous
sommes éclairés, purifiés et perfectionnés par les anges, comme dit Denys. Et les corps, qui sont des agents
inférieurs, peuvent imprimer dans les puissances sensibles et en d’autres
puissances attachées à des organes. Mais étant donné que le mouvement d’une
puissance de l’âme rejaillit sur l’autre, il se produit que l’impression du
corps céleste rejaillit sur l’intelligence comme par accident, et ensuite sur
la volonté ; et semblablement, l’impression de l’ange sur l’intelligence
rejaillit sur la volonté par accident.
Mais cependant,
de ce point de vue, la disposition de l’intelligence relativement aux
puissances sensitives est autre que celle de la volonté ; en effet, notre
intelligence est naturellement mue par la puissance sensitive appréhensive à la
façon dont l’objet meut la puissance, car le phantasme est à l’intellect
possible ce que la couleur est à la vue, comme il est dit au troisième livre
sur l’Âme ; et c’est pourquoi,
une fois perturbée la puissance sensitive intérieure, l’intelligence est
nécessairement perturbée ; ainsi voyons-nous que lorsque l’organe de
l’imagination est blessé, l’action de l’intelligence est empêchée. Et de cette
façon, l’action ou l’impression du corps céleste peut rejaillir sur
l’intelligence comme par voie de nécessité ; par accident toutefois, comme
c’était par soi sur les corps. Et je dis : nécessité, à moins qu’il n’y
ait une disposition contraire du côté du mobile. Mais l’appétit sensitif n’est
pas naturellement moteur de la volonté, c’est l’inverse, car l’appétit
supérieur meut l’appétit inférieur comme la sphère meut la sphère, comme il est
dit au troisième livre sur l’Âme. Et,
si fortement que l’appétit inférieur soit perturbé par une passion comme la
colère ou la concupiscence, il n’est pas nécessaire que la volonté soit
perturbée ; bien au contraire, elle a la puissance de repousser une telle
perturbation, comme il est dit au livre de la Genèse : « Ta
concupiscence sera sous toi » (Gen. 4, 7). Et c’est pourquoi, dans
les actes humains, aucune nécessité n’est induite par les corps célestes ni du
côté des récepteurs ni du côté des agents, mais seulement une inclination, que
la volonté peut aussi repousser par une vertu acquise ou infuse.
Réponse aux objections :
1° Saint Jean
Damascène envisage les dispositions et habitus corporels.
2° Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, l’âme, quant à l’acte de volonté, ne suit pas
nécessairement la disposition du corps, mais du tempérament du corps provient
seulement une inclination aux choses sur lesquelles porte la volonté.
3° Cet argument
serait probant si le corps céleste pouvait imprimer par lui-même dans l’essence
de l’âme ; mais l’impression du corps céleste ne parvient à l’essence de
l’âme que par accident, c’est-à-dire par la mutation du corps dont celle-ci est
l’acte. Or la volonté n’est pas issue de l’essence de l’âme en raison de son
union au corps ; l’argument n’est donc pas concluant.
4° L’instrument
de l’agent spirituel ne déploie une puissance spirituelle qu’en agissant par
une puissance corporelle. Or le corps céleste ne peut agir par une puissance
corporelle que sur un corps ; voilà pourquoi même l’action qui déploie une
puissance spirituelle ne peut parvenir à l’âme que par accident, c’est-à-dire
au moyen du corps. Mais son action peut se produire dans le corps de deux façons :
c’est en effet par une puissance corporelle qu’elle meut les qualités
élémentaires que sont le chaud et le froid, et d’autres semblables ; mais
c’est par une puissance spirituelle qu’elle amène à l’espèce et aux effets
résultant de l’espèce entière, qui ne peuvent être ramenés aux qualités
élémentaires.
5° Il est un
effet des corps célestes dans les corps inférieurs de ce monde qui n’est pas
causé au moyen du chaud et du froid : par exemple, l’aimant attire le
fer ; et de cette façon, le corps céleste laisse dans le corps humain une
disposition par laquelle il se produit que l’âme unie à lui est inclinée à tel
ou tel métier.
6° La parole
d’Isaac, si elle doit être conservée, doit s’entendre uniquement de
l’inclination, comme on l’a dit.
7° La multitude
suit dans la plupart des cas les inclinations naturelles, parce que les hommes
de la multitude acquiescent aux passions ; mais les sages, par la raison,
vainquent les passions et les inclinations susdites. Voilà pourquoi il est plus
probable pour une multitude qu’elle opère ce à quoi incline le corps céleste,
que pour un homme singulier, qui vainc peut-être par la raison l’inclination
susdite. Il en serait de même si l’on imaginait une multitude d’hommes
bilieux : il ne se produirait pas facilement qu’elle ne fût point mue à la
colère, quoique cela puisse mieux se produire pour un seul.
Article 1 : La
prédestination appartient-elle à la science ou à la volonté ?
Article 2 : La
prescience des mérites est-elle la cause et la raison de la
prédestination ?
Article 3 : La
prédestination est-elle certaine ?
Article 4 : Le
nombre des prédestinés est-il certain ?
Article 5 : Les
prédestinés ont-il la certitude de leur prédestination ?
Article 6 : La
prédestination peut-elle être aidée par les prières des saints ?
Objections :
Il semble
qu’elle appartienne [seulement] à la volonté, comme à un genre.
1° Comme dit
saint Augustin au livre sur la Prédestination
des saints, la prédestination est un propos de faire miséricorde. Or le
propos appartient à la volonté. Donc la prédestination aussi.
2° La
prédestination semble être identique à l’élection éternelle, dont il est dit en
Éph. 1, 4 : « il nous a élus en lui avant la création du
monde », car les mêmes sont appelés élus et prédestinés. Or l’élection,
selon le Philosophe aux sixième et dixième livres de l’Éthique, appartient à l’appétit plutôt qu’à l’intelligence. La
prédestination appartient donc aussi à la volonté plutôt qu’à la science.
3° [Le répondant] disait que l’élection précède la prédestination, et ne lui est pas identique. En sens contraire : la volonté suit la science, et ne la précède pas. Or l’élection appartient à la volonté. Si donc l’élection précède la prédestination, celle-ci ne peut appartenir à la science.
4° Si la
prédestination appartenait à la science, il semblerait que la prédestination
soit identique à la prescience ; et dans ce cas, quiconque saurait
d’avance le salut de quelqu’un le prédestinerait. Or cela est faux. En effet,
les prophètes ont su d’avance le salut des nations et ne les ont pas
prédestinées. Donc, etc.
5° La
prédestination implique une causalité. Or la causalité n’entre pas dans la
notion de science, mais plutôt dans celle de volonté. La prédestination
appartient donc à la volonté plutôt qu’à la science.
6° La volonté
diffère de la puissance en ceci, que la puissance regarde les effets seulement
dans le futur (car il n’y a pas de puissance par rapport aux choses qui
existent ou ont existé), tandis que la volonté regarde indifféremment l’effet
présent et futur. Or la prédestination a un effet dans le présent et dans le
futur ; et c’est pourquoi saint Augustin dit que la prédestination est une
préparation de la grâce dans le présent et de la gloire dans le futur. La
prédestination appartient donc à la volonté.
7° La
science ne regarde pas les réalités comme faites ou à faire, mais plutôt comme
connues ou à connaître ; la prédestination, elle, regarde ce qui est à
faire. La prédestination n’appartient donc pas à la science.
8° L’effet reçoit
son nom de la cause prochaine plutôt que de la cause éloignée, comme l’homme
engendré, de l’homme qui engendre plutôt que du soleil. Or la préparation
provient de la science et de la volonté ; mais la science est une cause
antérieure et plus éloignée que la volonté. La préparation appartient donc à la
volonté plutôt qu’à la science. Or la prédestination est la préparation de
quelqu’un à la gloire, comme dit saint Augustin. La prédestination appartiendra
donc, elle aussi, à la volonté plutôt qu’à la science.
9° Lorsque
plusieurs mouvements sont ordonnés à un seul terme, l’ensemble des mouvements
coordonnés reçoit le nom du dernier d’entre eux ; ainsi, pour faire sortir
la forme substantielle de la puissance de la matière, on ordonne d’abord une
altération, puis une génération, et le tout est appelé génération. Or pour
préparer quelque chose, on ordonne d’abord un mouvement de science et ensuite
un mouvement de volonté. Le tout doit donc être attribué à la volonté ; et
ainsi la prédestination semble être surtout dans la volonté.
10° Si l’un
de deux contraires est approprié à quelque chose, l’autre est tout à fait
éloigné de cette même chose. Or les maux sont surtout appropriés à la divine
prescience : nous disons en effet des méchants qu’ils sont connus
d’avance ; la prescience ne regarde donc pas les biens. Or la
prédestination concerne seulement les biens du salut. Elle n’appartient donc
pas à la prescience.
11° Ce qui est
dit au sens propre n’a pas besoin de l’ajout d’une glose. Or dans la Sainte
Écriture, lorsque la connaissance est mentionnée en rapport au bien, elle est
glosée comme approbation, comme cela est clair en
I Cor. 8, 3 : « Si quelqu’un aime Dieu, celui-là est
connu de lui » « c’est-à-dire approuvé » ; et en II
Tim. 2, 19 : « Le Seigneur connaît ceux qui sont à
lui » « c’est-à-dire approuve ». La connaissance ne porte donc
pas proprement sur les bons. Donc, etc.
12° Préparer
appartient à la puissance motrice, car cela concerne l’œuvre. Or la
prédestination est une préparation, comme on l’a dit. La prédestination
appartient donc à la puissance motrice, donc à la volonté et non à la science.
13° La raison
reproduite suit la raison modèle. Or dans la raison humaine, qui est reproduite
à partir de la divine, nous voyons que la préparation appartient à la volonté
et non à la science. Il en sera donc de même dans la préparation divine ;
et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
14° Tous les
attributs divins sont réellement la même chose, mais leur différence se montre
par la diversité des effets. Une chose que l’on dit de Dieu doit donc être
rapportée à l’attribut divin auquel son effet est approprié. Or la grâce et la
gloire sont les effets de la prédestination, et sont appropriées à la volonté
ou à la bonté. La prédestination appartient donc aussi à la volonté, non à la
science.
En sens contraire :
1° « Ceux
qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés » (Rom. 8, 29). À
propos de ce passage, la Glose
dit : « La prédestination est la prescience et la préparation des
bienfaits de Dieu », etc.
2° Tout
prédestiné est connu, mais la réciproque est fausse. Le prédestiné est donc
dans le genre du connu. La prédestination est donc aussi dans le genre de la
science.
3° Chaque chose
est à mettre plutôt dans le genre de ce qui lui convient toujours que dans le
genre de ce qui ne lui convient pas toujours. Or ce qui est du côté de la
science convient toujours à la prédestination : en effet, la prescience
accompagne toujours la prédestination, alors que l’apposition de la grâce, qui
se fait par la volonté, ne l’accompagne pas toujours, car la prédestination est
éternelle tandis que l’apposition de la grâce est temporelle. La prédestination
doit donc être mise dans le genre de la science plutôt que de la volonté.
4° Le Philosophe
compte les habitus cognitifs et opératifs au nombre des vertus intellectuelles,
qui appartiennent à la raison plutôt qu’à l’appétit, comme cela est clair pour
la prudence et l’art au sixième livre de l’Éthique.
Or la prédestination implique un principe cognitif et opératif, car elle est à
la fois prescience et préparation, comme on le voit par la définition déjà
citée. La prédestination appartient donc à la connaissance plutôt qu’à la
volonté.
5° Les
contraires sont dans le même genre. Or la réprobation est contraire à la
prédestination. Puis donc que la réprobation est dans le genre de la science,
car Dieu connaît d’avance la méchanceté des réprouvés et ne la fait pas, il
semble que la prédestination soit aussi dans le genre de la science.
Réponse :
La destinatio, d’où vient le nom de
prédestination, implique l’envoi de quelqu’un vers une fin : ainsi, on dit
qu’il « destine un messager », celui qui l’envoie faire quelque chose.
Et parce que ce que nous nous proposons de faire, nous le dirigeons vers
l’exécution comme vers une fin, l’on dit que nous « destinons » ce
que nous nous proposons de faire, comme ce qui est dit d’Éléazar en
II Macc. 6, 20 : « il résolut [litt. : il destina] »
dans son cœur « de ne rien faire contre la loi par amour de la vie ».
Mais le préfixe « pré- », qui est accolé, ajoute une relation au
futur ; par conséquent, tandis que l’on ne peut « destiner » que
ce qui existe, l’on peut prédestiner aussi ce qui n’existe pas. Et sous ces
deux aspects, la prédestination se place sous la providence comme une partie de
celle-ci. En effet, on a dit dans la question précédente que la direction vers
la fin appartenait à la providence ; la providence est aussi posée par
Cicéron relativement au futur ; et certains définissent que la providence
est « une connaissance présente maniant un événement futur ».
Mais cependant,
la prédestination diffère de la providence sur deux points. La providence, en
effet, implique une ordination à la fin en général, et s’étend par conséquent à
tout ce que Dieu ordonne à quelque fin, soit les êtres raisonnables soit les
irrationnels, soit les biens soit les maux, alors que la prédestination regarde
seulement la fin qui est possible pour une créature raisonnable, c’est-à-dire
la gloire ; voilà pourquoi il n’y a de prédestination que des hommes, et
relativement aux choses du salut. Il y a aussi une autre différence. En effet,
deux choses sont à considérer en toute ordination à la fin : l’ordre
lui-même, et l’issue ou le résultat de l’ordre ; car ce n’est pas tout ce
qui est ordonné à la fin qui obtient la fin. La providence regarde donc
seulement l’ordre relatif à la fin, de sorte que tous les hommes sont ordonnés
à la béatitude par la providence de Dieu. Mais la prédestination regarde aussi
l’issue ou le résultat de l’ordre, de sorte qu’elle ne concerne que ceux qui
obtiendront la gloire. La prédestination est donc à l’issue ou au résultat de
l’ordre ce que la providence est à l’application de l’ordre ; car, que
quelques-uns obtiennent cette fin qu’est la gloire, ne vient pas principalement
de leurs propres forces, mais du secours de la grâce divinement conféré.
Donc, nous
avons dit au sujet de la providence qu’elle consiste dans un acte de la raison,
comme la prudence dont elle est une partie, étant donné qu’il appartient à la
seule raison de diriger ou d’ordonner ; de même aussi la prédestination
consiste dans un acte de la raison qui dirige ou ordonne vers la fin. Mais la
direction vers la fin présuppose la volonté de la fin : car nul n’ordonne
quelque chose vers une fin qu’il ne veut pas ; et par conséquent,
l’élection parfaite de la prudence ne peut exister qu’en celui qui a la vertu
morale, selon le Philosophe au sixième livre de l’Éthique : car c’est par la vertu morale que l’intention de
quelqu’un est stabilisée dans la fin, à laquelle la prudence ordonne. Or la fin
vers laquelle la prédestination dirige n’est pas considérée en général, mais
dans son rapport à celui qui obtient cette fin, et qui doit être distinct, pour
le dirigeant, de ceux qui n’obtiendront pas cette fin ; voilà pourquoi la
prédestination présuppose l’amour, par lequel Dieu veut le salut de quelqu’un.
Donc, de même que le prudent n’ordonne à la fin qu’en tant qu’il est tempérant
ou juste, de même Dieu ne prédestine qu’en tant qu’il est aimant. L’élection
aussi est présupposée, par laquelle celui qui est infailliblement dirigé vers
la fin est séparé des autres qui ne sont pas ainsi ordonnés à la fin. Or cette
séparation n’est pas due à une différence rencontrée en ceux qui sont séparés,
et qui pourrait inciter à l’amour : car « avant même que les enfants
fussent nés, et qu’ils eussent rien fait, ni bien ni mal, il fut dit :
“J’ai aimé Jacob, et j’ai haï Ésaü”», comme il est dit en Rom. 9, 11-13.
Aussi la prédestination présuppose-t-elle l’élection et l’amour, et l’élection
présuppose l’amour.
Mais deux
choses s’ensuivent de la prédestination : l’obtention de la fin,
c’est-à-dire la glorification, et la collation du secours pour l’obtention de
la fin, c’est-à-dire l’apposition de la grâce, apposition qui se rattache à la
vocation ; et ainsi, deux effets sont associés à la prédestination :
la grâce et la gloire.
Réponse aux objections :
1° Il en est
ainsi, dans les actes de l’âme, que l’acte précédent est inclus en quelque
sorte virtuellement dans le suivant ; et parce que la prédestination
présuppose l’amour, qui est un acte de la volonté, quelque chose appartenant à
la volonté est inclus dans la notion de prédestination, et pour cela le propos
et d’autres choses appartenant à la volonté sont parfois posés dans la
définition de la prédestination.
2° La
prédestination n’est pas identique à l’élection, mais la présuppose, comme on
l’a dit ; et c’est pourquoi les mêmes sont prédestinés et élus.
3° Puisque
l’élection appartient à la volonté et la direction à la raison, la direction
précède toujours l’élection, si on les rapporte au même ; mais si on les
rapporte à des choses diverses, alors il n’est pas aberrant que l’élection précède
la prédestination, qui implique la notion de direction : car l’élection,
comme elle est entendue ici, concerne celui qui est dirigé vers la fin ;
or il faut concevoir en premier celui qui est dirigé vers la fin, et ensuite le
fait même de diriger vers la fin ; voilà pourquoi l’élection précède la
prédestination dans le cas présent.
4° Bien qu’elle
soit mise dans le genre de la science, la prédestination ajoute cependant
quelque chose à la science et à la prescience : la direction ou
l’ordination vers la fin, comme la prudence ajoute à la connaissance ;
donc, de même que celui qui sait ce qu’il faut faire n’est pas toujours
prudent, de même tout prescient n’est pas prédestinant.
5° Bien que la
causalité n’entre pas dans la notion de science en tant que telle, elle entre
cependant dans la notion de science en tant que celle-ci dirige et ordonne vers
la fin, ce qui n’appartient pas à la volonté mais seulement à la raison ;
ainsi également la pensée entre dans la notion d’animal raisonnable non en tant
qu’animal mais en tant que raisonnable.
6° De même que la
volonté regarde l’effet présent et futur, de même aussi la science ; donc,
de ce point de vue, on ne peut prouver que la prédestination appartient à l’un
d’eux plutôt qu’à l’autre. Mais cependant la prédestination, au sens propre, ne
regarde que le futur, qui est désigné par le préfixe, qui implique une relation
au futur ; et l’on ne dit pas identiquement « avoir un effet dans le
présent » et « avoir un effet présent », car « être dans le
présent » se dit de tout ce qui appartient à l’état de cette vie, qu’il
soit présent, passé ou futur.
7° Bien que la
science en tant que science ne regarde pas les choses à faire, cependant la
science pratique regarde les choses à faire ; et c’est à une telle science
que la prédestination se rapporte.
8° La préparation
implique au sens propre la disposition de la puissance à l’acte. Or il y a deux
puissances : active et passive ; et c’est pourquoi il y a deux
préparations : l’une du patient, et l’on dit ainsi que la matière est
préparée à la forme ; l’autre de l’agent, et l’on dit ainsi que quelqu’un
se prépare à faire quelque chose ; et c’est une telle préparation
qu’implique la prédestination, qui ne peut rien poser d’autre en Dieu que
l’ordination même de quelqu’un vers la fin. Or le principe prochain de
l’ordination est la raison, mais le principe éloigné est la volonté, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit ; voilà pourquoi, selon l’argument
invoqué, la prédestination est attribuée principalement à la raison, plutôt
qu’à la volonté.
9° Il faut
répondre de la même façon.
10° Les maux sont
appropriés à la prescience, non que la prescience porte plus proprement sur les
maux que sur les biens, mais parce que les biens ont autre chose de
correspondant en Dieu que la prescience, tandis que les maux ne l’ont
pas ; comme aussi le convertible qui n’indique pas la substance
s’approprie le nom de propre — qui convient aussi proprement à la
définition — parce que la définition ajoute quelque excellence.
11° L’ajout d’une
glose ne signifie pas toujours l’impropriété, mais il est parfois nécessaire
pour spécifier ce qui est dit en général ; et c’est ainsi que la
connaissance est glosée par l’approbation.
12° Préparer ou
ordonner appartient seulement à la puissance motrice ; mais la volonté
n’est pas seule motrice, la raison pratique l’est aussi, comme cela est clair
au troisième livre sur l’Âme.
13° Même dans la
raison humaine il en est ainsi, que la préparation, en tant qu’elle implique
une ordination ou une direction vers la fin, est un acte propre de la raison et
non de la volonté.
14° Dans
l’attribut divin, il faut considérer non seulement l’effet, mais aussi son
rapport à l’effet : car l’effet de la science, de la puissance et de la
volonté est le même, mais ces trois noms n’impliquent pas le même rapport à cet
effet. Or le rapport impliqué par la prédestination à son effet s’accorde plus
avec le rapport de la science en tant que dirigeante, qu’avec le rapport de la
puissance et de la volonté ; voilà pourquoi la prédestination se rapporte
à la science.
Réponse aux objections en sens contraire :
Nous accordons
les autres arguments.
2° Quoique l’on
aurait pu répondre au deuxième que tout ce qui a une extension plus grande
n’est pas un genre, car cela peut être prédiqué accidentellement.
3° On aurait pu
aussi répondre au troisième que bien que donner la grâce n’accompagne pas
toujours la prédestination, cependant vouloir la donner l’accompagne toujours.
5° On aurait pu
aussi répondre au cinquième que la réprobation s’oppose directement non pas à
la prédestination mais à l’élection, car celui qui choisit prend l’un et
rejette l’autre, et cela s’appelle réprouver ; donc la réprobation aussi,
quant à la raison formelle signifiée par son nom, appartient plutôt à la volonté :
car réprouver est comme refuser ; à moins peut-être que l’on identifie
« réprouver » à « juger indigne d’être admis ». Mais si
l’on dit que la réprobation appartient en Dieu à la prescience, c’est parce que
rien n’est positivement en Dieu du côté de la volonté par rapport au mal de
faute ; car il ne veut pas la faute comme il veut la grâce. Et cependant,
la réprobation est également appelée préparation quant à la peine, que Dieu
veut aussi d’une volonté conséquente mais non antécédente.
Objections :
Il semble que
oui.
1° À propos de
Rom. 9, 15 : « je ferai miséricorde à qui je fais
miséricorde », la Glose de saint
Ambroise dit : « Je ferai miséricorde à celui dont je sais d’avance
qu’il reviendra de tout cœur à moi après son erreur. Voilà ce qu’est donner à
qui il faut donner et ne pas donner à qui il ne faut pas ; de la sorte, il
appelle celui dont il sait qu’il obéit, et n’appelle pas celui dont il sait qu’il
n’obéit pas. » Or obéir et revenir de tout cœur au Seigneur, cela
appartient au mérite, et les choses contraires, au démérite. La prescience du
mérite et du démérite est donc la cause de ce que Dieu se propose de faire
miséricorde à quelqu’un ou d’exclure quelqu’un de la miséricorde ; et
cela, c’est prédestiner ou réprouver.
2° La
prédestination inclut en soi la volonté divine du salut de l’homme ; et
l’on ne peut dire qu’elle inclue la seule volonté antécédente, car par cette
volonté Dieu veut que tous soient sauvés, comme il est dit en
1 Tim. 2, 4, et dans ce cas, il s’ensuivrait que tous les hommes
seraient prédestinés ; il reste donc qu’elle inclut la volonté
conséquente. Or la volonté conséquente, comme dit saint Jean Damascène, a sa
cause en nous, en tant que nous nous comportons diversement de façon à mériter
le salut ou la damnation. Nos mérites connus d’avance par Dieu sont donc la
cause de la prédestination.
3° On appelle
prédestination principalement un propos divin de sauver l’homme. Or la cause du
salut de l’homme est le mérite de l’homme ; la science aussi est la cause
et la raison de la volonté, car l’appétible connu meut la volonté. La
prescience des mérites est donc la cause de la prédestination, puisque les deux
choses que contient la prescience sont la cause des deux choses contenues dans
la prédestination.
4° La réprobation
et la prédestination signifient l’essence divine, et connotent un effet ;
or dans l’essence divine, il n’y a aucune diversité. Toute la différence entre
la prédestination et la réprobation vient donc des effets. Or les effets sont
considérés de notre côté. C’est donc de notre côté que se trouve la cause de la
séparation entre prédestinés et réprouvés, séparation qui se fait par la
prédestination. Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.
5° De même que le
soleil, pour ce qui dépend de lui, a le même rapport avec tous les corps qu’il
peut illuminer, bien que tous ne puissent également participer à sa lumière,
ainsi Dieu a le même rapport avec toutes choses bien que toutes ne soient pas
également à même de participer à sa bonté, comme le disent communément les
saints et les philosophes. Or, par suite de cette relation semblable du soleil
à tous les corps, ce n’est pas le soleil qui est la cause de la diversité suivant
laquelle une chose est obscure et l’autre lumineuse, mais ce sont les
différentes dispositions des corps à recevoir sa lumière. Et donc
semblablement, la cause de la diversité par laquelle certains parviennent au
salut et d’autres sont damnés, ou certains sont prédestinés et d’autres
réprouvés, n’est pas du côté de Dieu mais du nôtre ; et nous retrouvons
ainsi la même conclusion que ci-dessus.
6° Le bien est
communicatif de lui-même. Il appartient donc au souverain bien de se
communiquer lui-même souverainement, suivant la capacité de chacun. Si donc il
ne se communique pas à un être, c’est parce que celui-ci n’est pas capable de
lui. Or quelqu’un est capable ou incapable du salut, auquel la prédestination
ordonne, à cause de la qualité de ses mérites. Les mérites connus d’avance sont
donc la cause de ce que certains sont prédestinés et d’autres non.
7° À propos
de Nombr. 3, 12 : « j’ai pris les lévites, etc. », la Glose d’Origène dit : « Par
une décision divine, Jacob le puîné est devenu le premier-né. En effet, en
vertu du propos du cœur qui n’échappait pas à Dieu, “avant même qu’ils fussent
nés dans ce monde et qu’ils eussent fait le bien ou le mal” le Seigneur déclare
à leur sujet : “J’ai aimé Jacob, mais Ésaü, je l’ai pris en haine.” »
Or cela concerne la prédestination de Jacob, comme les saints l’exposent
communément. La prescience du propos que Jacob aurait dans son cœur fut donc la
raison de sa prédestination ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion
que ci-dessus.
8° La
prédestination ne peut pas être injuste, puisque toutes les voies du Seigneur
sont miséricorde et vérité ; et l’on ne peut envisager dans ce cas une
justice autre que distributive entre Dieu et les hommes : en effet, il ne
peut être question ici de la justice commutative, puisque Dieu, qui n’a pas
besoin de nos biens, ne reçoit rien de nous. Or la justice distributive ne
donne inégalement qu’à des sujets inégaux ; et l’inégalité ne peut être
considérée entre les hommes que selon la différence des mérites. Que Dieu prédestine
l’un et pas l’autre, cela vient donc de la prescience de mérites différents.
9° La
prédestination présuppose l’élection, comme on l’a déjà dit. Or l’élection ne
peut être raisonnable que s’il existe une raison pour laquelle l’un est
distingué de l’autre ; et dans l’élection dont nous parlons, on ne peut
définir de raison de cette distinction qu’à partir des mérites. Puis donc que
l’élection de Dieu ne peut être irrationnelle, elle procède de la prévision des
mérites, et par conséquent la prédestination aussi.
10° Exposant
Mal. 1, 2 : « J’ai aimé Jacob, mais Ésaü, je l’ai pris en
haine », saint Augustin dit que « cette volonté de Dieu » par
laquelle il a élu l’un et réprouvé l’autre « ne peut être injuste :
en effet, elle vient de mérites très cachés ». Or ces mérites très cachés
ne peuvent être entendus dans le cas présent qu’en ce sens qu’ils sont dans la
prescience. La prédestination vient donc de la prescience des mérites.
11° Le bon
usage de la grâce est au dernier effet de la prédestination ce que l’abus de la
grâce est à l’effet de réprobation. Or l’abus de la grâce fut pour Judas la
raison de sa réprobation ; car il est devenu réprouvé parce qu’il est mort
sans la grâce. Et ce n’est pas parce que Dieu n’a pas voulu lui donner la grâce
qu’il ne l’a pas eue, mais parce que lui-même n’a pas voulu la recevoir, comme
disent Anselme et Denys. Le bon usage de la grâce, pour saint Pierre ou pour
n’importe quel autre, est donc la cause de ce qu’il a été élu ou prédestiné.
12° L’on peut
mériter pour un autre la première grâce ; et pour la même raison, il
semble que l’on puisse lui mériter la continuation de la grâce jusqu’à la fin.
Or la conséquence de la grâce finale est que l’on est prédestiné. La
prédestination peut donc provenir des mérites.
13° « Est
antérieur ce qui est impliqué sans réciprocité », selon le
Philosophe ; or la prescience entretient avec la prédestination un tel
rapport, car Dieu connaît d’avance tout ce qu’il prédestine, mais il connaît
d’avance les maux, qu’il ne prédestine pas. La prescience est donc antérieure à
la prédestination. Or en tout ordre, le premier est la cause du suivant. La
prescience est donc la cause de la prédestination.
14° Le nom de
prédestination vient de destinatio ou
envoi. Or la connaissance précède l’envoi ou la destinatio : car on n’envoie que ce que l’on connaît. La
connaissance est donc antérieure à la prédestination, et ainsi, elle semble en
être la cause ; et nous retrouvons la même conclusion que ci-dessus.
En sens contraire :
1° À propos de
Rom. 9, 11 : « non en vertu des œuvres, mais par le choix de
celui qui appelle, il fut dit », la Glose
dit : « Il montre que cela — “J’ai aimé Jacob, etc.” — ne
fut pas dit à cause de mérites antérieurs, ni, de même, à cause de mérites
futurs. » Et plus bas, à propos de « Y a-t-il de l’injustice en
Dieu ? » (Rom. 9, 14) : « Que personne ne dise
que Dieu a choisi l’un et réprouvé l’autre parce qu’il prévoyait leurs œuvres
futures. » Et nous retrouvons un cas semblable.
2° La grâce est
l’effet de la prédestination, mais le principe du mérite. Il est donc
impossible que la prescience des mérites soit la cause de la prédestination.
3° L’Apôtre dit à
Tite, 3, 5 : « non à cause des œuvres de justice que nous
faisions, mais selon sa miséricorde, etc. » La prédestination du salut de
l’homme ne provient donc pas de la prescience des mérites.
4° Si la
prescience des mérites était la cause de la prédestination, nul ne serait
prédestiné qui ne doive avoir des mérites. Or quelques-uns sont tels, comme
cela est clair dans le cas des enfants. La prescience des mérites n’est donc
pas la cause de la prédestination.
Réponse :
Il y a cette
différence entre la cause et l’effet, que tout ce qui est cause de la cause
doit nécessairement être cause de l’effet ; mais ce qui est cause de l’effet
n’est pas nécessairement cause de la cause ; par exemple, il est clair que
la cause première produit son effet au moyen de la cause seconde, et par
conséquent la cause seconde cause en quelque sorte l’effet de la cause
première, dont elle n’est cependant pas la cause.
Or, dans la
prédestination, il faut envisager deux choses : la prédestination
éternelle elle-même, et son double effet temporel, c’est-à-dire la grâce et la
gloire. L’une de celles-ci, la gloire, a pour cause méritoire l’acte
humain ; mais l’acte humain ne peut être cause de la grâce par mode de
mérite, il peut l’être comme une certaine disposition matérielle, en tant que
nous sommes préparés par des actes à recevoir la grâce. Mais il ne s’ensuit pas
que nos actes, qu’ils précèdent la grâce ou la suivent, soient la cause de la
prédestination elle-même. Pour trouver la cause de la prédestination, il est
nécessaire de considérer ce qu’on a déjà dit, que la prédestination est une
certaine direction vers la fin, œuvre de la raison mue par la volonté ;
une chose peut donc être cause de la prédestination dans la mesure où elle peut
mouvoir la volonté.
À ce sujet, il
faut savoir qu’il y a deux façons pour une chose de mouvoir la volonté :
d’abord à la façon d’une dette, ensuite sans l’idée de dette. Or une chose peut
mouvoir la volonté à la façon d’une dette de deux façons : d’abord dans
l’absolu, ensuite en supposant autre chose. Dans l’absolu, c’est la fin ultime
elle-même, qui est l’objet de la volonté : et elle meut la volonté de telle
façon qu’elle ne peut s’en détourner ; c’est pourquoi aucun homme ne peut
ne pas vouloir être heureux, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre. Mais en supposant autre
chose, ce sans quoi la fin ne peut être possédée meut selon une dette. Et ce sans
quoi la fin peut être possédée, mais qui contribue au bien-être de la fin
elle-même, ne meut pas la volonté selon une dette, mais l’inclination de la
volonté vers lui est libre. Mais cependant, dès lors que la volonté est
librement inclinée vers lui, elle est inclinée à la façon d’une dette vers tout
ce sans quoi il ne peut être possédé, en supposant toutefois ce que l’on posait
comme voulu en premier : par exemple, le roi dans sa libéralité fait
quelqu’un soldat, mais parce qu’il ne peut être soldat sans avoir un cheval, il
devient dû et nécessaire qu’il lui donne un cheval, en supposant la libéralité
susdite. Or la fin de la volonté divine est sa bonté même, qui ne dépend
d’aucune autre chose ; elle n’a donc besoin de rien d’autre pour être
possédée par Dieu ; voilà pourquoi sa volonté est inclinée à faire en
premier quelque chose non pas à la façon d’une dette, mais seulement
libéralement, parce que sa bonté est manifestée dans son œuvre. Mais dès que
l’on suppose que Dieu veut faire quelque chose, alors il s’ensuit à la façon
d’une certaine dette, en supposant sa libéralité, qu’il fasse ce sans quoi
cette réalité voulue ne peut exister ; par exemple, s’il veut faire un
homme, qu’il lui donne la raison.
Or partout où
se rencontre une chose sans laquelle une autre voulue de Dieu pourrait exister,
la première ne vient pas de lui selon l’idée d’une dette, mais de sa pure
libéralité. Or la perfection de la grâce et celle de la gloire sont des biens
tels que sans eux la nature peut exister, car ils dépassent les limites de la
puissance naturelle ; donc, que Dieu veuille donner à quelqu’un la grâce
et la gloire, cela vient de sa pure libéralité. Or dans le cas des choses qui
viennent de sa pure libéralité, la cause du vouloir est la surabondante
affection pour la fin de celui qui veut, et en cette fin l’on reconnaît la
perfection de la bonté même. Aussi la cause de la prédestination n’est-elle
rien d’autre que la bonté de Dieu.
Et l’on peut
aussi résoudre de la façon susdite une certaine controverse qui avait lieu
entre plusieurs, certains prétendant que tout procédait de Dieu par simple
volonté, d’autres affirmant que tout procédait de Dieu selon une dette. Or ces
deux opinions sont fausses : car la première détruit l’ordre nécessaire
qui existe entre les effets divins, et la seconde pose que tout procède de Dieu
par nécessité de nature. Il faut choisir une voie moyenne consistant à poser
que les choses qui sont voulues par Dieu en premier viennent de lui par simple
volonté, tandis que celles qui sont requises pour cela procèdent selon une
dette, avec cependant la supposition suivante : que la dette ne rende pas
Dieu débiteur envers les choses, mais envers sa volonté, pour l’accomplissement
de laquelle est dû ce que l’on dit procéder de Dieu selon une dette.
Réponse aux objections :
1° L’usage
convenable de la grâce est une certaine chose à laquelle la divine providence
ordonne la grâce conférée ; par conséquent, il est impossible que le droit
usage de la grâce connu d’avance soit lui-même cause motrice du don de la
grâce. Ce que saint Ambroise dit : « Je donnerai la grâce à celui dont je
sais qu’il reviendra de tout cœur à moi », doit donc être entendu non pas
comme si le retour parfait du cœur inclinait la volonté à donner la grâce, mais
en ce sens qu’il ordonne la grâce donnée à ce que, par la grâce reçue, l’on se
tourne parfaitement vers Dieu.
2° La
prédestination inclut la volonté conséquente, qui regarde d’ue certaine façon
ce qui est de notre côté, non certes comme une chose qui inclinerait la volonté
divine à vouloir, mais comme une chose à la production de laquelle la volonté
divine ordonne la grâce ; ou même comme une chose qui dispose d’une
certaine façon à la grâce, et mérite la gloire.
3° La science est
motrice de la volonté, mais pas n’importe quelle science : la science de
la fin, qui est l’objet moteur de la volonté ; voilà pourquoi l’amour que
Dieu a pour sa bonté procède de la connaissance de sa bonté ; et de là
vient sa volonté de la répandre sur d’autres ; mais il n’en résulte pas
que la science des mérites soit la cause de la volonté, telle qu’elle est
incluse dans la prédestination.
4° Bien que l’on
distingue les différents contenus des attributs divins par leurs divers effets,
il n’en résulte cependant pas que les effets soit les causes des attributs
divins : car on ne distingue pas les contenus des attributs par les choses
qui sont en nous comme par des causes, mais plutôt comme par certains signes
des causes ; voilà pourquoi il n’en résulte pas que les choses qui sont de
notre côté soient la cause de ce que l’un soit réprouvé et l’autre prédestiné.
5° Nous pouvons
considérer de deux façons la relation de Dieu aux réalités. D’abord quant à la
première disposition des réalités, qui dépend de la sagesse divine établissant
les divers degrés dans les réalités ; et dans ce cas, Dieu n’est pas dans
le même rapport à toutes choses. Ensuite en tant qu’il pourvoit les réalités
déjà disposées ; et dans ce cas, il est dans le même rapport avec toutes
choses, en tant qu’il donne également à toutes selon leur mesure. Or à la
première disposition des réalités appartiennent toutes les choses que l’on a
dit procéder de Dieu suivant la simple volonté, et parmi lesquelles on compte
aussi la préparation à la grâce.
6° Il appartient
à la divine bonté en tant qu’elle est infinie de distribuer à chaque chose,
autant qu’elle en est capable, les perfections que chacune requiert selon sa
nature ; mais cela ne concerne pas nécessairement les perfections
surajoutées, parmi lesquelles figurent la gloire et la grâce ; l’argument
n’est donc pas concluant.
7° Le propos du
cœur de Jacob connu d’avance par Dieu ne fut pas la cause de ce qu’il voulut
lui donner la grâce, mais fut un certain bien auquel Dieu ordonna la grâce qui
devait lui être donnée. Et s’il est dit qu’en vertu du propos du cœur qui ne
lui échappait pas, il l’a aimé, c’est parce qu’il l’a aimé pour qu’il ait un
tel propos dans son cœur, ou bien parce qu’il prévit que le propos de son cœur
serait une disposition à recevoir la grâce.
8° Dans le cas de
choses qui doivent être distribuées entre plusieurs selon ce qui est dû à
chacun, il serait contre l’idée de justice distributive que des choses inégales
soient données à des égaux ; mais dans le cas de choses qui sont données
par libéralité, cela ne contredit en rien la justice ; car je peux donner
à l’un et ne pas donner à l’autre, au gré de ma volonté. Or telle est la
grâce ; et voilà pourquoi il ne va pas contre l’idée de justice
distributive que Dieu se propose de donner la grâce à l’un et non à l’autre,
sans considération d’aucune inégalité de mérites.
9°
L’élection
par laquelle Dieu réprouve l’un et choisit l’autre est raisonnable ;
cependant il n’est pas nécessaire que la raison de l’élection soit le
mérite ; mais la raison de l’élection est la divine bonté. Quant à la
raison de la réprobation, elle est pour les hommes le péché originel, comme dit
saint Augustin, ou bien le fait même qu’il n’y avait pas [en Dieu] de dette
pour que la grâce leur fût conférée. Car je peux raisonnablement vouloir
refuser à quelqu’un une chose qui ne lui est pas due.
10°
Le
Maître, au livre I, dist. 41, dit que cette citation a été rétractée
par saint Augustin dans une [œuvre] semblable. Ou si l’on doit la maintenir, il
faut la rapporter à l’effet de la réprobation et de la prédestination, qui a
une cause soit méritoire soit dispositive.
11°
La
prescience de l’abus de la grâce ne fut pas pour Judas la cause de sa
réprobation, si ce n’est peut-être du côté de l’effet, bien que Dieu ne refuse
la grâce à personne s’il veut la recevoir ; mais le fait même de vouloir
recevoir la grâce nous vient de la prédestination divine ; ce ne peut donc
être la cause de la prédestination.
12°
Bien
que le mérite puisse être la cause de l’effet de la prédestination, il ne peut
cependant pas être la cause de la prédestination.
13°
Bien
que ce qui est impliqué sans réciprocité soit antérieur d’une certaine façon,
il ne s’ensuit cependant pas qu’il soit toujours antérieur au sens où la cause
est dite antérieure, car dans ce cas, le coloré serait la cause de
l’homme ; et pour cette raison, il ne s’ensuit pas que la prescience soit
la cause de la prédestination.
14°
On
voit dès lors clairement la solution au
dernier argument.
Objections :
Il semble que
non.
1° Une cause dont
l’effet peut varier n’est jamais certaine au regard de son effet. Or l’effet de
la prédestination peut varier, car celui qui est prédestiné peut ne pas obtenir
l’effet de la prédestination ; cela ressort clairement de ce que dit saint
Augustin, qui expose ce passage de l’Apocalypse : « tiens ferme ce
que tu as, afin que personne ne ravisse, etc. » (Apoc. 3, 11) en
disant : « Si un autre ne doit recevoir que si celui-ci a perdu,
alors le nombre des élus est certain. » Par là, il semble que l’un
pourrait perdre et un autre recevoir la couronne, qui est l’effet de la
prédestination.
2° De même que
les réalités naturelles sont soumises à la divine providence, de même aussi les
réalités humaines. Or seuls émanent de leurs causes avec certitude suivant
l’ordre de la divine providence les effets naturels que leurs causes produisent
nécessairement. Puis donc que l’effet de la prédestination, qui est le salut de
l’homme, ne vient pas des causes prochaines nécessairement mais de façon contingente,
il semble que l’ordre de la prédestination ne soit pas certain.
3° Si une cause a
une relation certaine à un effet, cet effet adviendra nécessairement, sauf si
quelque chose peut résister à la puissance de la cause agente ; ainsi, les
dispositions qui se rencontrent dans les corps inférieurs résistent parfois à
l’action des corps célestes, de sorte qu’ils ne produisent pas leurs propres
effets, qu’ils produiraient nécessairement s’il n’y avait pas quelque chose qui
résiste. Or rien ne peut résister à la prédestination divine : « Car
qui peut s’opposer à sa volonté ? » comme il est dit en
Rom. 9, 19. Si donc elle a une relation certaine à son effet, son
effet sera produit nécessairement.
4° [Le répondant] disait que la certitude de la prédestination relativement à son effet s’accompagne de la présupposition de la cause seconde. En sens contraire : toute certitude qui s’accompagne de la supposition d’autre chose, n’est pas une certitude absolue mais conditionnelle ; ainsi, il n’est pas certain que le soleil cause un fruit dans la plante, si ce n’est avec la condition suivante : « si la puissance générative dans la plante est bien disposée », puisque la certitude du soleil relativement à l’effet susdit présuppose la puissance de la plante comme une cause seconde. Si donc la certitude de la prédestination divine s’accompagne de la présupposition d’une cause seconde, la certitude ne sera pas absolue mais seulement conditionnelle ; ainsi, il y a en moi la certitude que Socrate se meut s’il court, et que celui-ci sera sauvé s’il se prépare ; et de la sorte, il n’y aura dans la prédestination divine aucune autre certitude sur ceux qui doivent être sauvés que celle que j’ai ; ce qui est absurde.
5° Il est dit en
Job 34, 24 : « Il en exterminera une multitude innombrable,
et il en établira d’autres en leur place. » Ce que saint Grégoire expose
en disant : « Certains étant tombés, d’autres recevront en partage le
lieu de la vie. » Or le lieu de la vie est celui auquel la prédestination
ordonne. Un prédestiné peut donc manquer l’effet de la prédestination ; et
ainsi, la prédestination n’est pas certaine.
6° Selon Anselme,
la vérité de la prédestination est la même que celle de la proposition au
futur. Or la proposition au futur n’a pas de vérité certaine et déterminée,
mais peut varier, comme cela est clairement montré par le Philosophe au livre
du Péri Hermêneias, et au deuxième
livre sur la Génération, où il est
dit : « Tel doit marcher, qui ne marchera pas. » La vérité de la
prédestination n’est donc pas non plus certaine.
7° Parfois,
un prédestiné est dans le péché mortel, comme cela est clair dans le cas de
saint Paul, lorsqu’il persécutait l’Église. Or il peut persévérer dans le péché
mortel jusqu’à la mort, ou bien être tué immédiatement ; et dans les deux
cas, la prédestination ne sera pas suivie de son effet. Il est donc possible
que la prédestination ne soit pas suivie de son effet.
8° [Le répondant] disait que lorsque l’on dit que le prédestiné peut mourir dans le péché mortel, si l’on prend le sujet tel qu’il se tient sous la forme de la prédestination, alors l’assertion est composée et fausse ; mais si on le considère sans une telle forme, alors elle est divisée et vraie. En sens contraire : dans le cas des formes qui ne peuvent être ôtées du sujet, il est indifférent qu’une chose soit attribuée au sujet considéré sous la forme ou sans elle ; des deux façons, en effet, l’assertion suivante est fausse : « Le corbeau noir peut être blanc. » Or la prédestination est une telle forme, qui ne peut être ôtée du prédestiné. La distinction susdite n’est donc pas pertinente dans ce cas.
9° Si
l’éternel est uni au temporel et au contingent, le tout sera temporel et
contingent : comme cela est clair dans le cas de la création, qui est
temporelle, bien qu’elle renferme dans sa notion l’essence éternelle de Dieu et
l’effet temporel ; et semblablement la mission, qui implique la procession
éternelle et un effet temporel. Or la prédestination, bien qu’elle implique
quelque chose d’éternel, implique cependant aussi avec cela un effet temporel.
Le tout qu’est la prédestination est donc temporel et contingent, et par
conséquent, ne semble pas être certain.
10° Ce qui
peut exister et ne pas exister n’est aucunement certain. Or la prédestination
divine du salut de quelqu’un peut exister et ne pas exister ; car de même
que Dieu a pu de toute éternité prédestiner et ne pas prédestiner, de même
aussi il peut maintenant avoir prédestiné et ne pas avoir prédestiné, puisque
le présent, le passé et le futur ne diffèrent pas dans l’éternité. La
prédestination n’est donc pas certaine.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Rom. 8, 29 : « Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi
prédestinés, etc. » La Glose :
« La prédestination est la prescience et la préparation des bienfaits de
Dieu, par quoi tous ceux qui sont délivrés le sont très certainement. »
2° Ce dont la
vérité est immuable doit nécessairement être certain. Or la vérité de la
prédestination est immuable, comme dit saint Augustin au livre sur la Prédestination des saints. La
prédestination est donc certaine.
3° Celui à qui
convient la prédestination, quel qu’il soit, elle lui convient de toute
éternité. Or ce qui est de toute éternité est invariable. La prédestination est
donc invariable, et par conséquent certaine.
4° La prédestination
inclut la prescience, comme cela est clair dans la glose citée ; or la
prescience est certaine, comme le prouve Boèce au cinquième livre sur la Consolation. Donc la prédestination
aussi.
Réponse :
Il y a deux
certitudes : celle de connaissance et celle de relation. Il y a certitude
de connaissance lorsque la connaissance ne s’écarte en rien de ce qui se
rencontre dans la réalité, mais qu’elle estime celle-ci comme elle est ;
et parce qu’une estimation certaine sur la réalité s’obtient surtout par la
cause de la réalité, le nom de certitude a été amené à désigner la relation de
la cause à l’effet, en sorte que la relation de la cause à l’effet est dite
certaine lorsque la cause produit infailliblement l’effet. Donc, parce que la
prescience de Dieu n’implique pas en général la relation de cause par rapport à
tous ses objets, on ne considère en elle que la certitude de
connaissance ; mais parce que la prédestination inclut la prescience et
ajoute une relation de cause aux objets de celle-ci, en tant qu’elle est une
certaine direction ou préparation, pour cette raison l’on peut considérer en
elle, outre la certitude de connaissance, la certitude de relation ; et
pour le moment, nous ne cherchons que ce qui concerne cette certitude de prédestination :
car ce qui concerne la certitude de connaissance que l’on trouve en elle peut
clairement ressortir de ce qu’on a dit dans la question sur la science de Dieu.
Or il faut
savoir que, la prédestination étant une certaine partie de la providence, de
même qu’elle ajoute à celle-ci quant à sa raison formelle, de même aussi sa
certitude ajoute à la certitude de la providence. En effet, l’ordre de la
providence est trouvé certain de deux façons. D’abord en particulier,
c’est-à-dire lorsque les réalités qui sont ordonnées vers une fin par la divine
providence parviennent sans faute à cette fin particulière ; comme cela
est clair dans le cas des mouvements célestes et de tout ce qui est mû
nécessairement dans la nature. Ensuite en général et non en particulier, comme
nous le constatons dans les réalités sujettes à la génération et à la
corruption, dont les puissances manquent parfois leurs effets propres, auxquels
elles sont ordonnées comme à des fins propres : ainsi, la puissance
formatrice manque parfois le parfait achèvement des membres ; mais
cependant, le défaut est lui-même divinement ordonné à une fin, comme il
ressort de ce qui a été dit lorsqu’on a traité de la providence ; et de la
sorte, rien ne peut manquer la fin générale de la providence, bien qu’il arrive
qu’une chose manque une fin particulière. Mais l’ordre de la prédestination est
certain non seulement par rapport à la fin universelle, mais aussi par rapport
à la fin particulière et déterminée, car celui qui a été ordonné au salut par
la prédestination ne manque jamais d’obtenir le salut. Et pourtant, ce n’est
pas de la même façon que l’ordre de la prédestination est certain par rapport à
la fin particulière et que l’ordre de la providence l’était, car dans la
providence, l’ordre n’était certain au regard de la fin particulière que
lorsque la cause prochaine produisait nécessairement son effet ; tandis
que dans la prédestination, la certitude se rencontre au regard de la fin
singulière, et cependant, la cause prochaine, qui est le libre arbitre, ne produit
cet effet que de façon contingente. Aussi, il semble difficile d’accorder
l’infaillibilité de la prédestination avec la liberté de l’arbitre. Car on ne
peut pas dire que la prédestination n’ajoute rien d’autre à la certitude de la
providence que la certitude de la prescience ; de la sorte, on dirait que
Dieu ordonne le prédestiné au salut, comme n’importe quel autre ; mais
avec cela, il sait du prédestiné qu’il ne manquera pas le salut. Dans ce cas,
en effet, on ne dirait pas que le prédestiné diffère du non-prédestiné du côté
de l’ordre, mais seulement du côté du résultat de la prescience ; et
ainsi, la prescience serait la cause de la prédestination, et la prédestination
ne serait pas due à l’élection de celui qui prédestine ; ce qui va contre
l’autorité de l’Écriture et les paroles des saints.
Donc, outre la
certitude de la prescience, l’ordre même de la prédestination est aussi
infailliblement certain ; et cependant, la cause prochaine du salut, le
libre arbitre, ne lui est pas ordonnée nécessairement, mais de façon
contingente. Et voici comment l’on peut envisager cela. Nous trouvons en effet
qu’un ordre infaillible existe par rapport à quelque chose de deux façons.
D’abord lorsqu’une cause unique et singulière amène nécessairement son effet
par l’ordre de la divine providence ; ensuite, lorsque par le concours de
nombreuses causes contingentes et faillibles, l’on parvient à un effet
unique ; et Dieu ordonne chacune d’elles à l’obtention de l’effet à la
place de celle qui a défailli, ou afin qu’une autre ne défaille pas ;
ainsi constatons-nous que tous les singuliers d’une espèce sont corruptibles,
et cependant la perpétuité de l’espèce peut être conservée en eux suivant la
nature par la succession de l’un à l’autre, la divine providence gouvernant de
telle sorte que tous ne défaillent pas lorsque l’un défaille : et il en
est ainsi dans la prédestination. En effet, le libre arbitre peut manquer le
salut ; cependant, en celui que Dieu prédestine, Dieu prépare tant
d’autres secours que, ou bien il ne tombe pas, ou bien, s’il tombe, il se
relève : tels les exhortations, les suffrages des prières, le don de la
grâce et toutes les choses de ce genre, par lesquelles Dieu assiste l’homme
pour le salut. Si donc nous considérons le salut par rapport à la cause
prochaine qu’est le libre arbitre, il n’est pas certain mais contingent ;
mais par rapport à la cause première qu’est la prédestination, il est certain.
Réponse aux objections :
1° Cette parole
de l’Apocalypse peut s’entendre soit de la couronne de la justice présente,
soit de la couronne de gloire. Qu’on l’entende de l’une ou l’autre façon, on
dit que l’un reçoit la couronne de l’autre à sa chute, en ce sens que les biens
de l’un servent à l’autre soit en venant en aide à son mérite, soit même en augmentant
sa gloire à cause de la connexion de la charité, qui fait que tous les biens
des membres de l’Église sont communs ; et ainsi, il arrive que l’un
reçoive la couronne de l’autre lorsque, celui-ci tombant par le péché et par
conséquent n’obtenant pas la récompense de ses mérites, un autre perçoit le
fruit des mérites que le premier a eus, comme il les aurait aussi perçus si
l’autre avait persisté. Et il ne s’ensuit pas que la prédestination soit jamais
anéantie. Ou bien, l’on peut dire que l’un reçoit la couronne de l’autre, non
que celui-ci perde la couronne qui lui a été prédestinée, mais c’est parce que
parfois quelqu’un perd la couronne qui lui est due suivant la justice présente,
et un autre est mis à sa place pour parfaire le nombre des élus, comme les
hommes ont été mis à la place des anges tombés.
2° L’effet
naturel qui se produit infailliblement par la divine providence résulte d’une
cause prochaine ordonnée nécessairement à son effet ; or l’ordre de la
prédestination n’est pas certain de cette façon, mais d’une autre, comme on l’a
dit.
3° Le corps
céleste agit comme en amenant sur les réalités inférieures de ce monde une
nécessité, autant qu’il est en lui ; voilà pourquoi son effet survient
nécessairement, à moins qu’il n’y ait quelque chose qui résiste. Mais Dieu
n’agit pas dans la volonté par mode de nécessité, car il ne contraint pas la
volonté mais la meut sans lui ôter son mode, qui consiste dans une liberté
ouverte indifféremment sur l’un ou l’autre ; et c’est pourquoi, bien que
rien ne résiste à la divine volonté, cependant la volonté, comme n’importe
quelle réalité, exécute la divine volonté suivant son mode, car la divine
volonté a aussi donné aux réalités le mode lui-même, afin qu’ainsi sa volonté
soit accomplie ; voilà pourquoi certaines choses accomplissent la divine
volonté nécessairement, d’autres de façon contingente, bien que ce que Dieu
veut se fasse toujours.
4° La cause
seconde, qu’il est nécessaire de supposer pour amener l’effet de la
prédestination, est aussi soumise à l’ordre de la prédestination ; mais il
n’en va pas de même dans les puissances inférieures relativement à une
puissance de l’agent supérieur. Voilà pourquoi l’ordre de la prédestination
divine, bien qu’il s’accompagne de la supposition de la volonté humaine, est
néanmoins absolument certain, même si le contraire apparaît dans l’exemple
cité.
5° Ces paroles de
Job et de saint Grégoire doivent être rapportées à l’état de la justice
présente, duquel quelques-uns tombent parfois tandis que d’autres prennent leur
place ; ceci ne permet donc pas de conclure à une incertitude concernant
la prédestination, car ceux qui finalement manquent à la grâce n’ont jamais été
prédestinés.
6° Le
rapprochement que fait Anselme est valable sous l’aspect suivant : de même
que la vérité de la proposition au futur n’enlève pas au futur la contingence,
de même la vérité de la prédestination non plus ; mais le cas diffère sous
cet autre aspect : la proposition au futur regarde le futur comme tel, et
ainsi ne peut être certaine, tandis que la vérité de la prescience et de la
prédestination regarde le futur comme présent, comme on l’a dit dans la
question sur la science de Dieu, et c’est pourquoi elle est certaine.
7°
L’on
peut dire de deux façons qu’une chose peut. D’abord en considérant la puissance
qui est en elle, comme on dit que la pierre peut se mouvoir vers le bas.
Ensuite, en considérant ce qui est du côté d’autre chose, comme si je disais
que la pierre peut se mouvoir vers le haut, non par une puissance qui serait en
elle, mais par la puissance du lanceur. Lors donc que l’on dit : « Ce
prédestiné peut mourir dans le péché », si l’on considère sa puissance,
cela est vrai ; mais si nous parlons du prédestiné suivant la relation
qu’il a à autre chose, c’est-à-dire à Dieu qui prédestine, dans ce cas cette
relation est incompatible avec ce résultat, bien qu’elle soit compatible avec
cette puissance. Voilà pourquoi la considération du sujet peut être distinguée
suivant la distinction précédente, c’est-à-dire avec ou sans forme.
8° La noirceur et
la blancheur sont des formes existant dans le sujet qui est dit blanc ou
noir ; et c’est pourquoi, tant que la forme susdite demeure dans le sujet,
une chose qui serait incompatible avec elle ne pourrait être attribuée au sujet
ni en puissance, ni en acte. Au contraire, la prédestination n’est pas une
forme existant dans le prédestiné, mais dans celui qui prédestine, de même que
l’objet su doit aussi son nom à la science qui est en celui qui sait ;
voilà pourquoi même s’il se tient immobile sous l’ordre de la science, une
chose peut cependant lui être attribuée en considération de sa nature, même si
cela n’est pas compatible avec l’ordre de la prédestination. En effet, la
prédestination est quelque chose qui vient en plus de l’homme qui est dit prédestiné,
comme la noirceur est quelque chose en plus de l’essence du corbeau, bien que
ce ne soit pas quelque chose d’extérieur au corbeau ; or, en considération
de la seule essence du corbeau, une chose qui est incompatible à sa noirceur
peut lui être attribuée ; et c’est ainsi que Porphyre dit que l’on peut
concevoir un corbeau blanc. Et de même aussi dans le cas présent, à l’homme
prédestiné lui-même considéré en soi peut être attribuée une chose qui ne lui
est pas attribuée lorsqu’on considère qu’il se tient sous la prédestination.
9°
La
création et la mission, et autres choses semblables, impliquent la production
d’un effet temporel, et c’est pourquoi elles posent l’existence d’un effet
temporel ; et pour cela il est nécessaire qu’elles soient temporelles,
bien qu’elles renferment quelque chose d’éternel en elles-mêmes. Mais la
prédestination n’implique pas suivant son nom la production d’un effet
temporel, mais seulement une relation à quelque chose de temporel, comme la
volonté, la puissance et toutes les choses de ce genre ; et ainsi, parce
que l’effet temporel, qui est aussi contingent, n’est pas posé comme existant
en acte, il n’est pas nécessaire que la prédestination soit temporelle et
contingente : car une chose peut être ordonnée de toute éternité et
immuablement à quelque chose de temporel et de contingent.
10°
Absolument
parlant, Dieu peut prédestiner chacun, ou ne pas le prédestiner, ou bien
l’avoir prédestiné ou ne pas l’avoir prédestiné : car l’acte de
prédestination, étant mesuré par l’éternité, n’entre jamais dans le passé, de
même qu’il n’est jamais futur ; aussi est-il toujours considéré comme
sortant de la volonté par mode de liberté. Cependant, avec une supposition,
cela devient impossible : en effet, il ne peut pas ne pas prédestiner avec
la supposition qu’il a prédestiné, et vice
versa, car il ne peut être changeant ; et par conséquent, il ne
s’ensuit pas que la prédestination puisse varier.
Objections :
Il semble que
non.
1° Aucun nombre
auquel on peut ajouter n’est certain. Or une addition peut se faire au nombre
des prédestinés, c’est ce que Moïse demande en Deut. 1, 11 :
« Que le Seigneur, le Dieu de vos pères, ajoute encore à ce nombre
plusieurs milliers. » La Glose :
« défini en Dieu, qui connaît ceux qui sont à lui ». Or il
demanderait en vain, si cela ne pouvait se faire. Le nombre des prédestinés
n’est donc pas certain.
2° De même que la
disposition des biens naturels est une préparation à la grâce, de même nous
sommes par la grâce préparés à la gloire. Or si pour quelqu’un, quel qu’il
soit, les biens naturels constituent une préparation suffisante, la grâce doit
se trouver en lui. Donc en celui, quel qu’il soit, en qui doit se trouver la
grâce, la gloire aussi devra se trouver. Or parfois, un non-prédestiné a la
grâce. Il aura donc la gloire ; il sera donc prédestiné. Un non-prédestiné
peut donc devenir prédestiné, et par conséquent le nombre des prédestinés peut
être augmenté ; et ainsi, il ne sera pas certain.
3° Si quelqu’un,
ayant la grâce, ne doit pas avoir la gloire, ce sera soit à cause d’un manque
de la grâce, soit à cause d’un manque de celui qui donne la gloire. Or ce n’est
pas par un manque de la grâce, qui, autant qu’il est en elle, dispose
suffisamment à la gloire ; ni par un manque de celui qui donne la gloire,
car, autant qu’il est en lui, il est prêt à donner à tous. Quiconque a la grâce
aura donc nécessairement la gloire ; et ainsi, un homme connu d’avance
aura la gloire, et il sera prédestiné, et nous retrouvons ainsi la même
conclusion que ci-dessus.
4° Quiconque se
prépare suffisamment à la grâce, a la grâce. Or un homme connu d’avance peut se
préparer à la grâce. Il peut donc avoir la grâce. Or quiconque a la grâce peut
persévérer en elle. L’homme connu d’avance peut donc persévérer jusqu’à la mort
dans la grâce, et ainsi devenir prédestiné, semble-t-il ; et nous
retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
5° [Le répondant] disait qu’il est nécessaire de nécessité conditionnée, quoique non absolue, que l’homme connu d’avance meure sans la grâce. En sens contraire : toute nécessité dépourvue de principe et de fin et continue en son milieu, est simple et absolue, et non conditionnée. Or telle est la nécessité de la prescience, puisqu’elle est éternelle. Elle est donc simple, et non conditionnée.
6° Un nombre fini
quelconque peut être dépassé. Or le nombre des prédestinés est fini. Il peut
donc exister un nombre plus grand que lui ; il n’est donc pas certain.
7° Puisque
le bien est communicatif de soi, l’infinie bonté ne peut mettre de terme à sa
communication. Or la divine bonté se communique surtout aux prédestinés. Il ne
lui appartient donc pas de fixer un nombre certain de prédestinés.
8° De même que la
création des réalités vient de la volonté divine, de même aussi la
prédestination des hommes. Or Dieu peut faire plus de choses qu’il n’en a
faites : « car le pouvoir est avec lui quand il le veut » comme
il est dit en Sag. 12, 18. Donc semblablement, il n’en prédestine pas
tant qu’il ne puisse en prédestiner davantage ; et nous retrouvons ainsi
la même conclusion que ci-dessus.
9° Tout ce
que Dieu a pu, il le peut encore. Or Dieu a pu de toute éternité prédestiner
celui qu’il n’a pas prédestiné. Il peut donc aussi le prédestiner maintenant,
et de la sorte, il peut se faire une addition au nombre des prédestinés.
10° Dans
toutes les puissances qui ne sont pas déterminées à une seule chose, ce qui
peut exister peut ne pas exister. Or la puissance de celui qui prédestine au
prédestiné, et la puissance du prédestiné à l’obtention de l’effet de la
prédestination sont ainsi, car à la fois celui qui prédestine prédestine par la
volonté, et le prédestiné obtient l’effet de la prédestination par la volonté.
Le prédestiné peut donc être non prédestiné, et le non prédestiné peut être
prédestiné ; nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus
11° Sur ce
passage de Lc 5, 6 : « leur filet se rompait », la Glose dit : « Dans l’Église de la
circoncision le filet se rompt, car il n’entre pas autant de Juifs qu’il en
était préordonnés en Dieu à la vie. » Le nombre de prédestinés peut donc
être diminué, et par conséquent, il n’est pas certain.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au livre sur la Correction et la
Grâce : « Le nombre des prédestinés est certain, lui qui ne peut
être ni augmenté ni diminué. »
2° Saint Augustin
dit dans l’Enchiridion :
« La Jérusalem d’en haut, notre mère, la Cité de Dieu, ne subira pas de
dommage dans le nombre de ses habitants, ou peut-être même une plus grande
abondance y régnera. » Or les habitants de cette Cité sont les
prédestinés. Le nombre des prédestinés ne peut donc être augmenté ni diminué,
et ainsi, il est certain.
3° Quiconque est
prédestiné, l’est de toute éternité. Or ce qui est de toute éternité est immuable ;
et ce qui n’a pas été de toute éternité ne peut jamais être éternel. Celui qui
n’est pas prédestiné ne peut donc être prédestiné, ni l’inverse.
4° Tous les
prédestinés seront après la résurrection avec leurs corps dans le ciel Empyrée.
Or ce lieu est fini, puisque tout corps est fini ; deux corps, même
glorifiés, comme on dit communément, ne peuvent être en même temps. Il est donc
nécessaire que le nombre des prédestinés soit déterminé.
Réponse :
Voici comment,
à propos de cette question, certains ont distingué : ils ont affirmé que
le nombre des prédestinés est certain si nous parlons du nombre nombrant, ou du
nombre envisagé de façon formelle ; mais il n’est pas certain si nous
parlons du nombre nombré, ou envisagé matériellement ; ainsi dirait-on par
exemple qu’il est certain qu’il y a cent prédestinés, mais qui sont ces cent,
cela n’est pas certain. Et cet avis semble s’appuyer sur une parole de saint
Augustin déjà citée, où il paraît indiquer que l’un peut perdre et l’autre
recevoir la couronne prédestinée, sans aucun changement cependant du nombre des
prédestinés.
Or si cette
opinion parle de la certitude par rapport à la cause première, qui est Dieu
prédestinant, elle apparaît tout à fait absurde, car Dieu lui-même a une
connaissance certaine du nombre et formel et matériel des prédestinés : il
sait en effet combien et qui sont ceux qui doivent être sauvés, et il ordonne
infailliblement l’un et l’autre, de sorte qu’ainsi, du côté de Dieu, se trouve
relativement aux deux nombres une certitude non seulement de connaissance mais
aussi de relation. Mais si nous parlons de la certitude du nombre des
prédestinés par rapport à la cause prochaine du salut de l’homme, à laquelle la
prédestination est ordonnée, le jugement ne sera pas le même sur le nombre
formel et sur le nombre matériel. En effet, le nombre matériel est soumis en
quelque sorte à la volonté humaine, qui est changeante, parce que le salut de
chacun est placé sous la liberté de l’arbitre comme sous une cause
prochaine ; et ainsi, le nombre matériel est en quelque sorte dépourvu de
certitude. Mais le nombre formel ne se tient aucunement sous la volonté
humaine, étant donné qu’aucune volonté ne s’étend à la façon d’une causalité à
la totalité du nombre des prédestinés ; voilà pourquoi le nombre formel
demeure en tous points certain. Et de la sorte, la distinction susdite peut se
soutenir, si l’on accorde cependant dans l’absolu que les deux nombres sont
certains du côté de Dieu.
Il faut
néanmoins savoir que le nombre des prédestinés est appelé certain en ce sens
qu’il ne subit pas d’addition ni de diminution. Or il subirait une addition si
un homme connu d’avance pouvait devenir prédestiné, ce qui serait opposé à la
certitude de la prescience ou de la réprobation ; et il subirait une diminution
si un prédestiné pouvait devenir non prédestiné, ce qui est opposé à la
certitude de la prédestination. Et ainsi, il est clair que la certitude du
nombre des prédestinés résulte d’une double certitude : de celle de la
prédestination, et de celle de la prescience ou de la réprobation. Mais ces
deux certitudes diffèrent, car la certitude de la prédestination est une
certitude de connaissance et de relation, comme on l’a dit, tandis que la
certitude de la prescience est seulement une certitude de connaissance. En
effet, Dieu ne préordonne pas les hommes réprouvés à pécher, comme il ordonne
les prédestinés à mériter.
Réponse aux objections :
1° Cette citation
doit s’entendre non pas du nombre des prédestinés, mais du nombre de ceux qui
sont dans l’état de la justice présente ; et cela ressort de l’Interlinéaire, qui dit en cet
endroit : « par le nombre et le mérite ». Or ce nombre est à la
fois augmenté et diminué, quoique la prédéfinition de Dieu, par laquelle il
prédéfinit aussi ce nombre, ne se trompe jamais. En effet, elle définit qu’en
un temps ils sont plus nombreux et en un autre moins ; ou encore elle
définit par mode de sentence un nombre certain qui s’accorde à des raisons
inférieures, et cette définition peut être changée ; mais il en prédéfinit
un autre par mode de conseil selon des raisons supérieures, et cette
prédéfinition est invariable, car comme dit saint Grégoire : « Dieu
change la sentence, mais non le conseil. »
2° Une
préparation ne dispose à avoir une perfection qu’en son temps ; ainsi, le
tempérament naturel dispose l’enfant à être fort ou sage, non certes au temps
de l’enfance, mais au temps de l’âge parfait. Or le temps de la possession de
la grâce est aussi celui de la préparation de la nature ; aucun
empêchement ne peut donc intervenir entre les deux ; et par conséquent,
quel que soit le sujet où se trouve la préparation de la nature, la grâce s’y
trouve aussi. Mais le temps de la possession de la gloire n’est pas celui de la
grâce ; un empêchement intermédiaire peut donc intervenir entre les
deux ; et pour cette raison, il n’est pas nécessaire que l’homme connu
d’avance qui a la grâce, doive aussi avoir la gloire.
3° Ce n’est ni
par un manque de la grâce, ni par un manque de celui qui donne la gloire que
celui qui a la grâce est privé de la gloire, mais par un manque de celui qui
reçoit, et en qui un empêchement est intervenu.
4° Par le fait
même que l’on pose qu’un homme est connu d’avance, on pose qu’il ne doit pas
avoir la grâce finale, puisque la connaissance de Dieu se porte vers les
réalités futures comme vers les présentes, comme on l’a dit ailleurs ;
voilà pourquoi, de même qu’être destiné à avoir la grâce finale est
incompatible, pour une personne donnée, avec ne pas être destiné à avoir la
grâce finale, quoique ce soit possible en soi, de même cela est incompatible
avec être connu d’avance, quoique cela soit possible en soi.
5° Que ce qui est
connu de Dieu ne soit pas absolument nécessaire, ce défaut ne vient pas de la
science divine, mais de la cause prochaine. Quant à la nécessité susdite, elle
tient son éternité de la science divine, qui est éternelle — de sorte
qu’elle est sans principe ni fin et qu’elle dure en son milieu — non de la
cause prochaine, qui est temporelle et changeante.
6° Bien qu’il
n’entre pas dans la notion de nombre fini de ne pouvoir être dépassé,
cependant, cela peut venir d’autre chose, c’est-à-dire de l’immuabilité de la
divine prescience, comme cela apparaît dans le cas présent ; de même, que
l’on ne puisse pas trouver une quantité plus grande qu’une autre quantité prise
dans les réalités naturelles, cela ne vient pas de la notion de quantité, mais
de la condition de la réalité naturelle.
7° La bonté
divine ne se communique elle-même que suivant l’ordre de la sagesse ; tel
est en effet le meilleur mode de communication. Or l’ordre de la divine sagesse
requiert que tout soit fait en nombre, poids et mesure, comme il est dit en
Sag. 11, 21 ; voilà pourquoi il convient à la divine bonté que
le nombre des prédestinés soit certain.
8° Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, bien que l’on puisse absolument concéder que Dieu
peut prédestiner quiconque ou ne pas le prédestiner, cependant, une fois
supposé qu’il a prédestiné, il ne peut pas ne pas prédestiner, ou vice versa, car il ne peut être
changeant. Voilà pourquoi l’on dit communément que cette affirmation :
« Dieu peut prédestiner un non prédestiné, ou ne pas prédestiner un
prédestiné » est fausse en sens composé mais vraie en sens divisé. Et pour
cette raison, toutes les assertions qui impliquent un sens composé sont fausses
au plein sens du terme. Il ne faut donc pas accorder qu’il puisse être fait une
addition ou une soustraction au nombre des prédestinés, car l’addition
présuppose ce à quoi l’on ajoute, et la soustraction ce de quoi l’on soustrait ;
et pour la même raison, on ne peut accorder que Dieu puisse en prédestiner plus
qu’il ne fait, ou moins. Et le cas de la création, que l’on avance, n’est pas
le même, car la création est un certain acte qui a son terme dans l’effet
extérieur ; et c’est pourquoi, que Dieu crée premièrement quelque chose et
ensuite ne le crée pas, ne manifeste pas un changement en lui, mais seulement
dans l’effet. Au contraire, la prédestination et la prescience, et les choses
de ce genre, sont des actes intérieurs, en lesquels il ne pourrait y avoir de
variation sans variation de Dieu ; voilà pourquoi l’on ne doit rien
accorder qui se rattache à la variation de ces actes.
9°
&
10° La réponse à ces arguments ressort clairement
de ce qui a été dit, car ils valent pour la puissance absolue, sans aucune
présupposition de prédestination faite ou non faite.
11° Cette glose
doit s’entendre de la façon suivante : il n’entre pas autant de Juifs
qu’il y a au total de préordonnés à la vie, car les Juifs ne sont pas seuls
prédestinés. Ou bien l’on peut dire qu’elle ne parle pas de la préordination de
la prédestination, mais de la préparation, par laquelle ils étaient disposés à
la vie par la loi. Ou bien l’on peut dire aussi qu’il n’entrèrent pas aussi
nombreux dans la primitive Église, car « quand la multitude des nations
sera entrée, alors tout Israël sera sauvé » dans l’Église finale.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Comme il est
dit en I Jn 2, 27 : « l’onction nous enseigne sur
toutes choses » et cela s’entend de tout ce qui regarde le salut. Or la
prédestination regarde au plus haut point le salut, car elle en est la cause.
L’onction reçue rend donc tous les hommes certains au sujet de leur prédestination.
2° Il convient à
la divine bonté, à laquelle il appartient de tout faire de la meilleure façon,
de conduire les hommes à la récompense de la meilleure façon. Or la meilleure
façon semble être que chacun soit certain de sa récompense. Chacun de ceux qui
doivent parvenir à la récompense est donc rendu certain qu’il y
parviendra ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
3° Tous ceux que
le chef d’armée inscrit pour le mérite du combat, il les inscrit aussi pour la
récompense ; de la sorte, de même qu’ils sont certains du mérite, ainsi
sont-ils certains de la récompense. Or les hommes sont certains d’être dans
l’état de mériter. Ils sont donc également certains qu’ils parviendront à la
récompense. Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Eccl. 9, 1 : « Personne ne sait s’il est digne d’amour ou
de haine. »
Réponse :
Il n’est pas
aberrant que la prédestination de quelqu’un lui soit révélée ; mais
suivant la loi commune, il ne convient pas qu’elle soit révélée à tous, pour
deux raisons. La première d’entre elles peut se prendre du côté de ceux qui ne
sont pas prédestinés. En effet, si à tous les prédestinés leur prédestination
était ainsi connue, alors il serait certain pour tous les non prédestinés
qu’ils ne sont pas prédestinés, du fait même qu’ils ne se sauraient pas
prédestinés ; et cela les amènerait d’une certaine façon au désespoir. La
deuxième raison peut se prendre du côté des prédestinés eux-mêmes. En effet, la
sécurité engendre la négligence. Or, s’ils étaient certains de leur
prédestination, ils seraient sûrs de leur salut ; et ainsi, ils ne
mettraient pas tant d’application à éviter les maux. Et pour cette raison, la
divine providence a salutairement ordonné que les hommes ignorent leur
prédestination ou leur réprobation.
Réponse aux objections :
1° Lorsqu’il est
dit que l’onction enseigne sur tout ce qui regarde le salut, il faut entendre
cela des choses dont la connaissance regarde le salut, non de toutes celles qui
en elles-mêmes regardent le salut. Or la connaissance de la prédestination
n’est pas nécessaire au salut, même si la prédestination elle-même est
nécessaire.
2° Ce ne serait
pas une façon convenable de donner la récompense que d’assurer d’une certitude
absolue la possession de la récompense ; mais la façon convenable est qu’à
celui pour qui l’on prépare la récompense, l’on donne une certitude
conditionnée, c’est-à-dire qu’il y parviendra sauf s’il la manque. Et une telle
certitude est infusée à tout prédestiné par la vertu d’espérance.
3° L’on ne peut
même pas savoir avec certitude si l’on est en état de mériter, quoique l’on
puisse l’estimer avec probabilité à partir de conjectures. En effet, les
habitus ne peuvent jamais être connus que par les actes. Or les actes des
vertus gratuites ont la plus grande ressemblance avec les actes des vertus
acquises, de sorte que l’on ne peut facilement avoir la certitude de la grâce
par ce genre d’actes, à moins peut-être qu’une révélation nous en donne la
certitude par un privilège spécial. En outre, dans le combat temporel, celui
qui est inscrit pour le combat par le chef d’armée n’est assuré de la
récompense que sous condition, car « il n’obtient la couronne que s’il a
lutté selon les règles ».
Objections :
Il semble que
non.
1° Il appartient
au même d’être aidé et d’être empêché. Or la prédestination ne peut être
empêchée. Elle ne peut donc pas non plus être aidée par quelqu’un.
2° Si, une fois
posée ou enlevée une chose, une autre a néanmoins son effet, c’est que la
première ne l’aide pas. Or il est nécessaire que la prédestination ait son
effet, puisqu’elle ne peut faillir, et ce, qu’une prière soit faite ou non. La
prédestination n’est donc pas aidée par les prières.
3° Rien d’éternel
n’est précédé par quelque chose de temporel. Or la prière est temporelle,
tandis que la prédestination est éternelle. La prière ne peut donc pas précéder
la prédestination, et ainsi, elle ne peut pas non plus l’aider.
4° Les membres du
Corps mystique portent en eux la ressemblance du corps naturel, comme cela est
clair en I Cor. 12, 12 ss. Or un membre, dans le corps naturel,
n’acquiert pas sa perfection par un autre. Donc dans le Corps mystique non plus.
Or les membres du Corps mystique sont surtout rendus parfaits par l’effet de la
prédestination. Un homme n’est donc pas aidé à obtenir les effets de la
prédestination par les prières d’un autre.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Gen. 25, 21 : « Isaac pria le Seigneur pour son épouse
Rébecca, parce qu’elle était stérile ; et le Seigneur l’exauça, donnant à
Rébecca la vertu de concevoir. » Et de cette conception naquit Jacob, qui
avait été prédestiné de toute éternité ; et jamais la prédestination n’eût
été accomplie, s’il n’avait pas vu le jour. Or cela fut obtenu par la prière
d’Isaac ; la prédestination est donc aidée par les prières des saints.
2° On lit dans un
sermon sur la conversion de saint Paul, comme venant du Seigneur qui s’adresse
à saint Paul : « J’avais disposé dans mon esprit de te perdre si mon
serviteur Étienne n’avait pas prié pour toi. » La prière de saint Étienne
a donc délivré saint Paul de la réprobation ; c’est donc aussi par elle
qu’il a été prédestiné ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que
ci-dessus.
3° Quelqu’un peut
mériter pour un autre la première grâce. Donc, pour la même raison, la grâce
finale aussi. Or quiconque a la grâce finale est prédestiné. On peut donc être
aidé par les prières d’un autre pour être prédestiné.
4° Saint Grégoire
a prié pour Trajan, et l’a délivré de l’enfer, comme le raconte saint Jean
Damascène dans un sermon sur les morts ; et ainsi, il semble qu’il ait été
délivré de la société des réprouvés par les prières de saint Grégoire ;
nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.
5° Les
membres du Corps mystique sont semblables aux membres du corps naturel. Or un
membre est aidé par un autre dans le corps naturel. Donc dans le Corps mystique
également ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
Réponse :
Que la
prédestination soit aidée par les prières des saints, cela peut se comprendre
de deux façons. D’abord, en ce sens que les prières des saints aident à ce que
quelqu’un soit prédestiné ; et cela ne peut être vrai ni des prières
telles qu’elles existent dans leur nature propre, car elles sont temporelles
tandis que la prédestination est éternelle ; ni non plus en tant qu’elles
existent dans la prescience de Dieu, car la prescience des mérites, les siens propres
ou ceux d’autrui, n’est pas cause de prédestination, comme on l’a dit. Ensuite,
que la prédestination soit aidée par les prières des saints, cela peut se
comprendre en ce sens que la prière aide à obtenir l’effet de la
prédestination, comme quelqu’un est aidé par un instrument par lequel il
parfait son œuvre ; et c’est en ces termes que tous ceux qui ont posé une
providence de Dieu sur les réalités humaines ont cherché à résoudre cette
question. Mais ils ont déterminé diversement leurs positions.
Certains, en
effet, considérant l’immuabilité de l’ordination divine, posèrent que la prière
et le sacrifice, ou des choses de ce genre, ne peuvent nullement être utiles.
Et ce fut, dit-on, l’opinion des épicuriens, qui prétendaient que tout arrivait
immuablement par la disposition des corps supérieurs, qu’ils appelaient des
dieux. D’autres ont affirmé que les sacrifices et les prières sont efficaces
dans la mesure où par de telles choses la préordination de ceux à qui il
revient de disposer des actes humains est changée. Et ce fut, dit-on, l’opinion
des stoïciens, qui posaient que toutes les réalités étaient gouvernées par
certains esprits, qu’ils appelaient des dieux ; et lorsque ceux-ci avaient
prédéfini quelque chose, l’on pouvait obtenir par des prières et des sacrifices
qu’une telle définition soit changée, une fois apaisés les esprits des dieux,
comme ils disaient. Et c’est à cet avis que semble presque se ranger Avicenne à
la fin de sa Métaphysique : en
effet, il pose que tout ce qui est opéré dans les réalités humaines, dont le
principe est la volonté humaine, se ramène aux volontés des âmes célestes. Car
il pose que les corps célestes sont animés ; et que, de même que le corps
céleste a une influence sur le corps humain, de même les âmes célestes, selon
lui, ont une influence sur les âmes humaines, et que de leur imagination
s’ensuit ce qui se produit dans les réalités inférieures de ce monde. Et ainsi,
selon lui, les sacrifices et les prières sont efficaces pour que de telles âmes
conçoivent ce que nous voulons qu’il advienne. Mais de telles positions sont
étrangères à la foi ; car la première position détruit la liberté de
l’arbitre, tandis que la seconde détruit la certitude de la prédestination.
Voilà pourquoi
il faut répondre autrement, en disant que la prédestination n’est jamais
changée ; mais cependant, les prières et les autres bonnes œuvres sont
efficaces pour obtenir l’effet de la prédestination. Car en n’importe quel
ordre de causes, il faut envisager non seulement la relation de la cause première
à l’effet, mais aussi la relation de la cause seconde à l’effet, et la relation
de la cause première à la seconde, car la cause seconde n’est ordonnée à
l’effet que par l’ordination de la cause première. En effet, la cause première
donne à la seconde d’influer sur son effet, comme cela est clair au livre des Causes. Je dis, par conséquent, que
l’effet de la prédestination est le salut de l’homme, qui procède d’elle comme
de la cause première ; mais il peut avoir de nombreuses autres causes
prochaines quasi instrumentales, qui sont ordonnées par la divine
prédestination au salut de l’homme, comme les instruments sont appliqués par
l’ouvrier à la réalisation de l’effet de l’art. Donc, de même que la
prédestination a pour effet que tel homme soit sauvé, de même aussi elle a pour
effet qu’il soit sauvé par les prières d’un tel ou par tels mérites. Et c’est
ce que saint Grégoire dit au premier livre des Dialogues : les choses que réalisent les saints en priant sont
prédestinées de telles sorte qu’elles soient obtenues par des prières ;
pour cette raison, comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation : « les prières,
quand elles sont droites, ne peuvent être inefficaces ».
Réponse aux objections :
1° Il n’est rien
qui puisse anéantir l’ordre de la prédestination, et c’est pourquoi il ne peut
être empêché ; mais nombreuses sont les choses qui sont soumises à l’ordre
de la prédestination comme des causes intermédiaires ; et l’on dit
qu’elles aident la prédestination, de la façon susdite.
2° Dès lors qu’il
est prédestiné que tel homme soit sauvé par telles prières, les prières ne
peuvent être enlevées sans enlever la prédestination ; et de même pour le
salut de l’homme, qui est l’effet de la prédestination.
3° Cet argument
procède de ce que la prière n’aide pas la prédestination comme une cause ;
et il faut accorder ce point.
4° Les effets de
la prédestination, qui sont la grâce et la gloire, ne se comportent pas à la
façon d’une perfection première, mais d’une perfection seconde. Or les membres
du corps naturel, bien qu’ils ne s’aident pas entre eux à obtenir les
perfections premières, s’aident cependant quant aux perfections secondes ;
et il est même dans le corps un membre qui, formé en premier, aide à la
formation des autres membres, et c’est le cœur ; l’argument raisonne donc
à partir du faux.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Nous
l’accordons.
2° Saint Paul ne
fut jamais réprouvé suivant la disposition du conseil divin, qui est immuable,
mais seulement suivant la disposition de la sentence divine, qui dépend des
causes inférieures, lesquelles sont parfois changées. Il ne s’ensuit donc pas
que la prière fut la cause de la prédestination, mais seulement qu’elle aida à
l’effet de la prédestination.
3° Bien que la
prédestination et la grâce finale soient convertibles, il n’est cependant pas
nécessaire que tout ce qui est cause de la grâce finale, de quelque façon que
ce soit, soit également cause de la prédestination, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit précédemment.
4° Bien que
Trajan fût dans le lieu des réprouvés, cependant il n’était pas réprouvé au
plein sens du terme ; car il était prédestiné qu’il serait sauvé par les
prières de saint Grégoire.
5° Nous
l’accordons.
Article 1 : Le
livre de vie est-il quelque chose de créé ?
Article 2 : Le
livre se dit-il essentiellement ou personnellement en Dieu ?
Article 3 : Le
livre de vie est-il approprié au Fils ?
Article 4 : Le
livre de vie est-il la même chose que la prédestination ?
Article 5 : Le livre
de vie se dit-il de la vie incréée ?
Article 6 : Le
livre de vie se dit-il de la vie naturelle dans les créatures ?
Article 7 : Le
livre de vie, au sens absolu, se dit-il de la vie de la grâce ?
Article 8 :
Peut-on parler de livre de mort comme on parle du livre de vie ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Sur ce passage
du livre de l’Apocalypse : « on en ouvrit un autre, qui était le
livre de vie » (Apoc. 20, 12), la Glose dit : « c’est-à-dire le Christ, qui apparaîtra
alors dans sa puissance, et donnera la vie aux siens ». Or le Christ
apparaîtra lors du jugement sous la forme humaine, qui n’est pas quelque chose
d’incréé. Le livre de vie n’évoque donc rien d’incréé.
2° Saint Grégoire
dit dans les Moralia que le juge même
qui doit venir est appelé livre de vie ; car quiconque le verra se
rappellera aussitôt tout ce qu’il a fait. Or le jugement a été donné au Christ
selon la nature humaine, comme cela est clair en Jn 5, 27 :
« Il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu’il est le Fils de
l’homme. » Le Christ est donc le livre de vie selon la nature
humaine ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
3° Le nom de
livre se dit de ce qui est réceptif de l’écriture. Or une chose est dite
réceptive en raison d’une puissance matérielle, qui ne peut exister en Dieu. Le
livre de vie n’évoque donc pas quelque chose d’incréé.
4° Le nom de
livre, puisqu’il implique une certaine collection, désigne une distinction et
une différence. Or dans la nature incréée, qui est très simple, ne se rencontre
aucune diversité. Le nom de livre ne peut donc y être prédiqué.
5° En quelque
livre que ce soit, l’écriture du livre diffère du livre lui-même. Or l’écriture
du livre, ce sont des figures par lesquelles on connaît ce qu’on lit dans le
livre. Et les idées par lesquelles Dieu connaît les réalités ne sont pas autre
chose que l’essence divine. La nature incréée ne peut donc elle-même être
appelée un livre.
6° [Le répondant] disait que bien qu’il n’y ait pas de différence réelle dans la nature divine, il y a cependant une différence de raison. En sens contraire : ce qui est seulement de raison est seulement dans notre intelligence. Si donc la différence que requiert le livre est seulement de raison, il est nécessaire que le livre de vie soit seulement dans notre intelligence ; et par conséquent, il ne sera pas quelque chose d’incréé.
7° Le livre
de vie semble être la connaissance que Dieu a de ceux qui doivent être sauvés.
Or la connaissance de ceux qui doivent être sauvés est contenue sous la science
de vision ; puis donc que l’âme du Christ voit dans le Verbe tout ce que
Dieu connaît par la science de vision, il semble qu’elle connaisse même le
nombre des élus ainsi que tous les élus. L’âme du Christ peut donc être appelée
livre de vie ; et ainsi, celui-ci évoque quelque chose de créé.
8° Il est dit en
Eccli. 24, 32 : « Tout ceci est le livre de vie. » La Glose : « c’est-à-dire le Nouveau
et l’Ancien Testament ». Or le Nouveau et l’Ancien Testament sont quelque
chose de créé. Le livre de vie évoque donc quelque chose de créé.
9° Le nom de
livre semble se dire de ce qui a en soi quelque chose d’écrit. Or l’écriture
requiert quelque absence d’uniformité ; et c’est pourquoi notre
intelligence à son début est comparée, à cause de sa pureté, à une table sur
laquelle rien n’est écrit. Or la nature divine est bien plus pure et plus
simple que notre intelligence. Elle ne peut donc être appelée livre.
10° Le livre
est destiné à ce qu’on lise dedans. Or on ne peut pas dire que la nature divine
serait un livre parce que Dieu lirait en soi-même, comme le montre saint
Augustin, qui dit que Dieu n’est pas appelé livre de vie parce qu’il lirait en
soi-même afin de connaître en soi ce qu’il ne savait pas auparavant. Et
semblablement, il ne peut pas être appelé livre parce qu’un autre lirait en
lui, car on ne peut lire quelque chose que là où se rencontre une absence
d’uniformité : ainsi ne lit-on rien sur une feuille de papier non écrite,
à cause de son uniformité. La nature divine incréée ne peut donc être appelée
livre.
11° La
connaissance sur les réalités n’est pas reçue du livre comme d’une cause des
réalités, mais comme d’un signe. Or en Dieu, la connaissance sur les réalités
n’est pas reçue comme d’un signe mais comme d’une cause. La connaissance divine
ne peut donc être appelée livre de vie.
12° Rien
n’est signe de soi-même. Or le livre est le signe de la vérité. Puis donc que
Dieu est la vérité même, il ne peut pas lui-même être appelé livre.
13° Le livre
est principe de science autrement que le maître. Or toute sagesse, dit-on,
vient de Dieu comme d’un maître. Non comme d’un livre, par conséquent.
14° Les
réalités sont représentées dans un miroir autrement que dans un livre. Or Dieu
est appelé miroir en Sag. 7, 26, pour la raison que toutes les
réalités sont représentées en lui. Il ne peut donc ni ne doit être appelé
livre.
15° Le nom de
livre se donne aussi à ceux qui sont transcrits à partir d’un livre original.
Or les esprits des hommes et des anges sont en quelque sorte transcrits à
partir de l’esprit divin, lorsqu’ils reçoivent de lui la connaissance sur les
réalités. Si donc l’esprit divin est appelé livre de vie, les esprits créés
doivent aussi être appelés livres ; et par conséquent, le livre de vie
n’évoque pas toujours quelque chose d’incréé.
16° Le livre
de vie semble impliquer la représentation de la vie, et une certaine causalité
sur la vie. Or tout cela convient au Christ en tant qu’homme, car en lui comme
en un modèle est représentée toute la vie de la grâce et de la gloire, comme il
est dit à Moïse en Ex. 25, 4 : « Va, et fais tout selon le
modèle qui t’a été montré sur la montagne. » Semblablement, il nous a
lui-même mérité la vie. Le Christ en tant qu’homme peut donc lui-même être
appelé livre de vie.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au vingtième livre de la Cité de Dieu :
« Il faut admettre une certaine force divine sous l’action de laquelle
seront évoquées à la mémoire de chacun toutes ses œuvres, et les bonnes et les
mauvaises. C’est évidemment cette force divine qui a reçu le nom de
livre. » Or la force divine est quelque chose d’incréé. Le livre de vie
évoque donc quelque chose d’incréé.
2° Saint Augustin
dit au même livre que le livre de vie est la prescience divine, qui ne peut se
tromper. Or la prescience est quelque chose d’incréé. Donc le livre de vie
aussi.
Réponse :
Le livre, en
Dieu, ne peut se dire que métaphoriquement, de sorte que c’est la
représentation même de la vie qui est appelée livre de vie. Et de ce point de
vue, il faut savoir que la vie peut être représentée de deux façons :
d’abord la vie elle-même en soi ; ensuite en tant qu’elle peut être
participée par d’autres. Or la vie en soi peut être représentée de deux façons.
D’abord à la façon d’un enseignement : et cette représentation se rattache
surtout à l’ouïe, qui est au plus haut point le sens de l’apprentissage, comme
il est dit au début du livre sur la
Sensation et les Sensibles ; et de cette façon, on appelle livre de vie ce
en quoi est contenu l’enseignement sur l’obtention de la vie ; et ainsi,
le Nouveau et l’Ancien Testament sont appelés livre de vie. Ensuite, à la façon
d’un modèle : et cette représentation se rattache à la vue ; et
ainsi, le Christ lui-même est appelé livre de vie, car en lui comme en un
modèle nous pouvons regarder comment il faut vivre pour parvenir à la vie
éternelle.
Or maintenant,
nous traitons du livre de vie non pas ainsi, mais en tant qu’il est la
représentation de ceux qui parviendront à la vie, et que l’on dit inscrits dans
le livre de vie par une certaine ressemblance avec les réalités humaines. En
effet, en n’importe quelle multitude régie par la providence d’un gouverneur,
nul n’est admis que suivant l’ordination du gouverneur ; voilà pourquoi
ceux qui doivent être admis dans le collège de la multitude sont inscrits comme
membres de cette multitude ; et par cette inscription, le chef de la
multitude est dirigé dans l’admission ou l’exclusion des membres de la
multitude qui lui est soumise. Or la multitude qui est gouvernée par la divine
providence de la plus excellente façon, c’est le collège de l’Église
triomphante, qui est aussi appelée Cité de Dieu dans les Écritures ; et
c’est pourquoi l’inscription ou la représentation de ceux qui doivent être
admis dans cette société est appelée livre de vie : et cela ressort de la
façon de s’exprimer des Écritures. En effet, il est dit en
Lc 10, 20 : « réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits
dans le livre de vie, dans les cieux », et en Is. 4, 3 :
« seront appelés saints tous ceux qui sont inscrits pour la vie dans
Jérusalem » ; et en Hébr. 12, 22 : « Vous vous
êtes approchés de la cité du Dieu vivant qui est la Jérusalem céleste, des
myriades qui forment le chœur des anges, de l’assemblée des premiers-nés
inscrits dans les cieux. » Il est donc nécessaire, pour reprendre la
comparaison, que celui qui préside à une telle multitude soit dirigé par cette
inscription dans le don de la vie ; ce qui convient à Dieu seul. Or Dieu
n’est pas dirigé par une chose créée, puisqu’il est la règle que rien
d’extérieur ne dirige. Par conséquent, le livre de vie, au sens où nous en
parlons maintenant, évoque quelque chose d’incréé.
Réponse aux objections :
1° & 2°
La
réponse aux deux premiers arguments ressort de ce qui a été dit. En effet, la Glose et la citation de saint Grégoire
parlent du livre de vie suivant une autre acception, selon laquelle il est
appelé le modèle de la vie : car à sa vue n’importe qui pourra savoir en
quoi il se sera accordé avec le modèle et en quoi il s’en sera écarté.
3° Pour les
termes qui sont dits de Dieu métaphoriquement, il faut observer de façon
générale qu’ils sont employés à la prédication de Dieu dans un sens dépourvu
d’imperfection ; voilà pourquoi il faut leur ôter tout ce qui se rattache
à la matérialité, la privation ou la temporalité. Or, que le livre soit
réceptif d’une impression extérieure convient au livre en tant qu’il est
temporel et nouvellement écrit ; et ce n’est pas en ce sens qu’il entre
dans la prédication de Dieu.
4° Il est de la raison
formelle de livre d’impliquer la différence des choses qui sont connues par le
livre, car par un seul livre est transmise la connaissance de plusieurs choses.
Mais que, pour transmettre la connaissance de plusieurs choses, il soit
nécessaire qu’il y ait une diversité dans le livre lui-même, cela vient de
l’imperfection du livre : car le livre serait bien plus parfait s’il
pouvait faire connaître par quelque chose d’unique tout ce qu’il expose par
beaucoup. Puis donc que la souveraine perfection est en Dieu, il est lui-même
un livre tel qu’il montre de nombreuses choses par ce qui est souverainement
un.
5° C’est par
l’imperfection du livre matériel que les lettres écrites en lui diffèrent de la
feuille de papier sur laquelle elles sont écrites : car cela relève de sa
composition, par laquelle il se trouve que ce qui contient n’est pas ce qui est
contenu ; voilà pourquoi, en Dieu, de telles notions [prises] des réalités
diffèrent de son essence non pas réellement, mais seulement de raison.
6° Bien que la
différence entre l’écriture et ce sur quoi elle est écrite soit seulement dans
la raison, cependant la représentation, qui achève la raison formelle de livre,
n’est pas seulement dans notre raison, mais en Dieu ; et c’est pourquoi le
livre de vie est réellement en Dieu.
7° Le livre de
vie, comme on l’a dit, a le rôle de diriger Dieu, qui donne la vie, vers le don
la vie. Or, bien que l’âme du Christ ait en soi la connaissance de tous ceux
qui doivent être sauvés, cependant ce n’est pas par cette connaissance que Dieu
est dirigé, mais par la connaissance incréée qu’il est lui-même. Aussi la
science de l’âme du Christ ne peut-elle être appelée livre de vie au sens où
nous en parlons maintenant.
8° La réponse
ressort clairement de ce qui a été dit.
9° Bien qu’il n’y
ait en Dieu aucune diversité mais la souveraine pureté, cependant il est
comparé au livre écrit, et non à la table non écrite, comme notre intelligence.
En effet, notre intelligence est comparée à la table rase parce qu’elle est en
puissance à toutes les formes intelligibles, et n’en possède aucune en
acte ; mais dans l’intelligence divine, toutes les formes des réalités
sont en acte, et toutes sont un en elle ; voilà pourquoi la raison
formelle d’écriture y est accompagnée de l’uniformité.
10° Dans le livre
de vie, à la fois Dieu lit, et d’autres peuvent lire pour autant que cela leur
est donné. Et saint Augustin ne veut pas écarter l’idée que Dieu lise dans le
livre de vie, mais il veut dire qu’il ne lit pas pour connaître ce qu’il ne
savait pas auparavant. D’autres aussi peuvent lire en lui, bien qu’il soit
uniforme dans son ensemble, parce qu’il est par un seul et même principe la
raison de choses diverses.
11° Il y a deux
sortes de ressemblances de la réalité : l’une, qui est exemplaire, est la
cause de la réalité ; l’autre, qui est reproduite, est l’effet et le signe
de la réalité. Or chez nous, le livre est conformé à notre science, qui est
causée à partir des réalités ; voilà pourquoi la connaissance sur les
réalités est reçue de lui non comme d’une cause, mais comme d’un signe. Mais la
science de Dieu est la cause des réalités, contenant les ressemblances
exemplaires des réalités ; et c’est pourquoi la science est reçue du livre
de vie comme d’une cause et non comme d’un signe.
12° Le livre de
vie est à la fois la vérité même incréée, et la ressemblance de la vérité
créée, comme le livre créé est le signe de la vérité.
13° En Dieu, la
cause exemplaire et l’efficiente reviennent au même ; voilà pourquoi,
étant cause exemplaire, il peut être appelé livre ; et étant cause
efficiente de la sagesse, il peut être appelé maître.
14° La
représentation du miroir diffère de celle du livre en ceci que la première se
rapporte immédiatement à la réalité, tandis que le livre s’y rapporte au moyen
de la connaissance. En effet, dans le livre sont contenues des figures, qui
sont les signes des mots, qui sont les signes des concepts, qui sont les
ressemblances des réalités ; tandis que dans le miroir, les formes mêmes
des réalités se reflètent. Or en Dieu se reflètent des deux façons les espèces
des réalités, puisque lui-même connaît les réalités, et qu’il sait qu’il les
connaît ; voilà pourquoi s’y trouvent les raisons formelles de miroir et
de livre.
15° Même les
esprits des saints peuvent être appelés livres, comme cela est clair en
Apoc. 20, 12 : « Des livres furent ouverts », ce que
saint Augustin expose comme s’agissant des cœurs des justes ; cependant,
ils ne peuvent être appelés livres de vie à la façon décrite plus haut, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit.
16° Bien que le
Christ, en tant qu’homme, soit en quelque sorte modèle et cause de la vie,
cependant il n’est pas en tant qu’homme la cause de la vie de la gloire par son
autorité, ni le modèle dirigeant Dieu pour donner la vie ; il ne peut donc,
en tant qu’homme, être appelé livre de vie.
Objections :
Il semble que
ce soit personnellement.
1° Il est dit au
Psaume 39, verset 8 : « en tête du livre il est écrit de moi » ;
la Glose : « auprès du
Père, qui est ma tête ». Or rien n’a de tête, en Dieu, sinon ce qui a un
principe ; or ce qui a un principe se dit personnellement en Dieu. Le
livre de vie se dit donc personnellement.
2° De même que le
verbe évoque une connaissance procédant d’autre chose, de même aussi le livre,
car l’écriture du livre procède de l’écrivain. Or le verbe, pour la raison
susdite, se dit personnellement en Dieu. Donc le livre de vie aussi.
3° [Le répondant] disait que le verbe implique une procession réelle, mais le livre une procession de raison seulement. En sens contraire : nous ne pouvons nommer Dieu que d’après les choses qui sont en nous. Or de même qu’en nous le verbe procède d’un énonciateur réellement distinct de lui, de même aussi pour le livre et l’écrivain. Donc, pour la même raison, l’un et l’autre impliqueront en Dieu une distinction réelle.
4° Le verbe de la
voix est plus distant de l’énonciateur que le verbe du cœur ; et plus
encore le verbe de l’écriture, qui signifie le verbe de la voix. Si donc le
verbe divin, qui se conçoit à la ressemblance du verbe du cœur, comme dit saint
Augustin, se distingue réellement de l’énonciateur, à bien plus forte raison le
livre, qui implique une écriture.
5° Ce qui est
attribué à quelque chose doit nécessairement lui convenir par tout ce qui entre
dans sa notion. Or il est dans la notion de livre non seulement de représenter
quelque chose, mais aussi d’être écrit par quelqu’un. Donc en Dieu, le nom de
livre est considéré en tant qu’il provient d’un autre ; et ainsi, il se
dit personnellement.
6° De même qu’il
entre dans la notion du livre d’être lu, de même aussi d’être écrit. Or en tant
qu’il est écrit, il provient d’un autre ; mais en tant qu’il est lu, il
est pour un autre. Il entre donc dans la notion du livre de provenir d’un autre
et d’être pour un autre ; le livre de vie se dit donc personnellement.
7° Le livre
de vie évoque une connaissance exprimée par un autre. Or ce qui est exprimé par
un autre sort de lui. Le livre de vie implique donc une relation d’origine, et
ainsi, il se dit personnellement.
En sens contraire :
1° Le livre de
vie est la prédestination divine elle-même, comme dit saint Augustin au livre
de la Cité de Dieu, et comme on le
trouve dans la Glose à propos de
Apoc. 20, 12. Or la prédestination se dit essentiellement et jamais
personnellement. Donc le livre de vie aussi.
Réponse :
Certains ont
prétendu que le livre de vie se disait tantôt personnellement, tantôt
essentiellement : lorsqu’on le transfère à Dieu sous le rapport de
l’écriture, il se dit personnellement, car il implique ainsi une origine d’un
autre (en effet, un livre n’est écrit que par un autre) ; et lorsqu’il
implique la représentation de ce qui est écrit dans le livre, alors il se dit
essentiellement.
Mais cette
distinction ne semble pas raisonnable, car un nom qui est dit de Dieu ne se dit
personnellement que s’il implique dans sa notion une relation d’origine, au
sens où il est employé dans la prédication de Dieu. Or pour les termes qui sont
dits de Dieu métaphoriquement, la métaphore ne se prend pas suivant n’importe
quelle ressemblance, mais suivant une communauté fondée sur ce qui appartient
proprement à la réalité dont le nom est transféré ; par exemple, le nom de
lion n’est pas transféré à Dieu à cause d’une communauté fondée sur la
sensibilité, mais à cause d’une communauté fondée sur quelque propriété du
lion. Le livre de vie n’est donc pas non plus transféré à Dieu suivant ce qui
est commun à tout produit de l’art, mais suivant ce qui est propre au livre en
tant que tel. Or procéder d’un écrivain convient au livre non en tant que tel,
mais en tant qu’il est un produit de l’art ; car de la sorte également, la
maison provient du bâtisseur et le couteau du forgeron. Mais la représentation
de ce qui est écrit dans le livre appartient proprement au livre en tant que
tel ; aussi, tant qu’une telle représentation demeure, même s’il n’est pas
écrit par un autre, il sera assurément un livre, mais il ne sera pas un produit
de l’art. Il est donc clair que le livre n’est pas transféré à Dieu parce qu’il
est écrit par un autre, mais parce qu’il représente ce qui est écrit dans le
livre. Et par conséquent, la représentation étant commune à toute la Trinité,
le livre ne se dit pas en Dieu personnellement mais seulement essentiellement.
Réponse aux objections :
1° Ce qui se dit
en Dieu essentiellement renvoie parfois aux personnes ; ainsi le nom de
Dieu renvoie parfois à la personne du Père et parfois à la personne du Fils,
comme quand on dit « Dieu qui engendre » ou « Dieu
engendré » ; et de même aussi le livre, bien qu’il se dise
essentiellement, peut cependant renvoyer à la personne du Fils ; et en ce
sens, on dit qu’il a une tête ou un principe en Dieu.
2° Le verbe,
suivant sa définition employée dans la prédication de Dieu, implique une
origine d’autre chose, comme on l’a dit dans la question sur le verbe,
art. 1 et 2 ; mais le livre n’implique pas d’origine par sa
définition, suivant laquelle on le transfère à Dieu ; voilà pourquoi il n’en
va pas de même.
3° Bien que le
livre, chez nous, procède réellement de l’écrivain comme le verbe procède de
l’énonciateur, cependant cette procession n’est pas impliquée dans le nom de
livre comme elle l’est dans le nom de verbe ; en effet, la procession à
partir de l’écrivain n’est pas plus impliquée dans le nom de livre que la
procession à partir du bâtisseur ne l’est dans le nom de maison.
4° Cet argument
serait probant s’il y avait dans la notion de livre la notion de verbe
écrit ; mais ce n’est pas vrai ; l’argument n’est donc pas concluant.
5° Cet argument
tient dans le cas de choses dites au sens propre ; quant à ce qui se dit
métaphoriquement, comme le livre, il n’est pas nécessaire qu’il convienne au
sujet de la prédication par tout ce qui lui convient proprement ; sinon il
serait nécessaire que Dieu, qui est appelé lion métaphoriquement, ait des
griffes et des poils.
6° & 7° La réponse au
sixième argument ressort de ce qu’on a dit, et de même pour le septième.
Objections :
Il semble que
non.
1° Le livre de
vie concerne la vie ; or la vie est attribuée au Saint-Esprit dans les
Écritures ; Jn 6, 64 : « C’est l’Esprit qui
vivifie. » Le livre de vie doit donc aussi être approprié au Saint-Esprit,
et non au Fils.
2° En toute
chose, le principe est le plus important. Or le Père est appelé tête ou
principe du livre, comme cela est clair au psaume 39, verset 9 :
« en tête du livre il est écrit de moi ». C’est donc au Père que le
nom de livre doit être approprié.
3° Ce sur quoi
une chose est écrite est proprement un livre. Or on dit que quelque chose est
écrit dans la mémoire. La mémoire est donc un livre. Or la mémoire est
appropriée au Père, comme l’intelligence au Fils, et la volonté au
Saint-Esprit. Le livre de vie doit donc être approprié au Père.
4° La tête du
livre est le Père. Or en tête du livre, comme on le trouve dans le psaume, il
est écrit au sujet du Fils. Le Père est donc le livre du Fils, et ainsi le
livre doit être approprié au Père.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit que le livre de vie est la prescience de Dieu. Or la science est appropriée
au Fils ; 1 Cor. 1, 24 : « Le Christ est la force
de Dieu et la sagesse de Dieu. » Le livre de vie est donc aussi approprié
au Fils.
2° Le livre implique
une représentation, comme aussi le miroir, l’image, la figure et le caractère.
Or toutes ces choses sont attribuées au Fils. Le livre de vie doit donc aussi
être approprié au Fils.
Réponse :
Approprier, ce
n’est rien d’autre qu’attirer le commun vers le propre. Or ce qui est commun à
toute la Trinité peut être attiré au propre d’une personne non parce que cela
conviendrait plus à une personne qu’à l’autre — en effet, cela
s’opposerait à l’égalité des personnes — mais parce que ce qui est commun
a une plus grande ressemblance avec le propre d’une personne qu’avec le propre
d’une autre ; par exemple, la bonté a une certaine convenance avec le
propre du Saint-Esprit, qui procède comme amour (la bonté est en effet l’objet
de l’amour), et c’est pourquoi elle est appropriée au Saint-Esprit ; et
semblablement la puissance au Père, car la puissance en tant que telle est un
certain principe, et il est propre au Père d’être le principe de toute la
divinité ; et pour la même raison la sagesse est appropriée au Fils, car
elle a une convenance avec ce qui lui est propre : en effet, le Fils
procède du Père comme verbe, ce qui désigne la procession de l’intelligence.
Puis donc que le livre de vie concerne la connaissance, il doit être approprié
au Fils.
Réponse aux objections :
1° Bien que la
vie soit appropriée au Saint-Esprit, la connaissance de la vie est appropriée
au Fils ; et c’est elle que le livre de vie implique.
2° Le Père est
appelé tête du livre, non que la notion de livre lui convienne plus qu’au Fils,
mais parce que le Fils, à qui on approprie le livre de vie, naît du Père.
3° Il n’est pas
absurde qu’une chose soit appropriée à différentes personnes sous divers
rapports, comme le don de sagesse est approprié au Saint-Esprit en tant qu’il
est un don, car le principe de tout don est l’amour, mais il est approprié au
Fils en tant qu’il est sagesse. Semblablement aussi, la mémoire est appropriée
au Père en tant qu’elle est un principe pour l’intelligence, mais en tant
qu’elle est une certaine puissance cognitive elle est appropriée au Fils. Et
c’est de cette façon que l’on dit que quelque chose est écrit dans la
mémoire ; et ainsi, la mémoire peut être un livre. Aussi le livre est-il
plus approprié au Fils qu’au Père.
4° Bien que le
livre soit approprié au Fils, cependant il convient aussi au Père, puisqu’il
est commun et non propre ; voilà pourquoi il n’est pas absurde de dire que
quelque chose est écrit dans le Père.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Saint Augustin
dit que le livre de vie est la prédestination de ceux auxquels est due la vie
éternelle.
2° Nous
connaissons les attributs divins par leurs effets. Or l’effet de la
prédestination et celui du livre de vie sont identiques : ce sont la grâce
finale et la gloire. La prédestination est donc identique au livre de vie.
3° Tout ce qui se
dit métaphoriquement en Dieu doit nécessairement se ramener à quelque chose qui
se dit proprement. Or le livre de vie se dit métaphoriquement en Dieu, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il est donc nécessaire de le ramener à quelque
chose qui se dit proprement. Or on ne peut le ramener à autre chose qu’à la
prédestination. Le livre de vie est donc identique à la prédestination.
En sens contraire :
1° Le livre se
dit de ce en quoi quelque chose est écrit. Or la notion d’écriture ne concerne
pas la prédestination. La prédestination n’est donc pas identique au livre de
vie.
2° Le livre, par
définition, n’implique aucune causalité sur les choses auxquelles il se
rapporte, tandis que la prédestination en implique une. La prédestination n’est
donc pas identique au livre de vie.
Réponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, le livre de vie se dit en Dieu à la ressemblance de
l’écriture par laquelle le prince d’une cité est dirigé dans l’admission ou
l’exclusion des membres de sa cité. Or cette écriture se trouve au milieu de
deux opérations. En effet, elle suit la détermination de ce prince, qui
distingue ceux qu’il veut admettre de ceux qu’il exclut, et elle précède
l’admission ou l’exclusion elle-même ; car l’écriture susdite n’est qu’une
certaine représentation de sa prédestination. De même aussi, le livre de vie ne
semble être rien d’autre qu’une certaine inscription de la prédestination
divine dans l’esprit de Dieu : car en prédestinant, Dieu prédétermine ceux
qui doivent être admis à la vie glorieuse. Or la connaissance de cette
prédestination demeure toujours en lui ; et [dire] qu’il sait en avoir
prédestiné certains, c’est [dire] que sa prédestination est écrite en lui comme
dans un livre de vie. Donc le livre de vie et la prédestination, à parler
formellement, ne sont pas identiques ; mais matériellement, le livre de
vie est la prédestination elle-même ; comme nous disons, en parlant
matériellement, que ce livre est la doctrine de l’Apôtre, parce que la doctrine
de l’Apôtre y est inscrite et contenue. Et c’est de cette façon que s’exprime
saint Augustin lorsqu’il dit que le livre de vie est la prédestination.
Réponse aux objections :
1° On voit dès
lors clairement la réponse au premier argument.
2° Bien que le
livre de vie et la prédestination se rapportent au même effet, la façon de s’y
rapporter diffère : la prédestination regarde cet effet immédiatement,
mais le livre de vie s’y rapporte au moyen de la prédestination ; de même
aussi, il y a dans l’âme immédiatement les ressemblances des réalités, mais
dans le livre sont inscrits les signes des mots, qui sont les notes des
passions de l’âme ; et ainsi, le livre est médiatement le signe de la
réalité.
3° Le livre de
vie se ramène à quelque chose qui se dit proprement en Dieu ; mais ce
n’est pas la prédestination, c’est la connaissance de la prédestination, par
laquelle Dieu sait qu’il en a prédestiné certains.
Réponse aux objections en sens contraire :
Aux arguments
avancés en sens contraire, il ne serait pas difficile de répondre.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Comme dit
saint Augustin, le livre de vie est la connaissance de Dieu. Or de même que
Dieu connaît la vie d’autrui, de même il connaît la sienne. Le livre de vie
regarde donc aussi la vie incréée.
2° Le livre de
vie est représentatif de la vie. Mais non de la vie créée : car le premier
ne représente pas le second, mais c’est l’inverse. Le livre de vie est donc
représentatif de la vie incréée.
3° Ce qui se dit
de plusieurs avec antériorité de l’un sur l’autre, se comprend, au sens obvie,
de ce qui est dit en premier. Or la vie se dit de Dieu avant de se dire des
créatures, car sa vie est l’origine de toute vie, comme le montre Denys au
livre des Noms divins. Puis donc que,
dans le livre de vie, la vie est nommée au sens obvie, elle doit se comprendre
de la vie incréée.
4° De même que le
livre implique une représentation, de même aussi la figure implique une
représentation, d’autant plus que le livre représente au moyen de certaines
figures. Or le Fils est appelé la figure du Père, comme cela est clair en
Hébr. 1, 3. Le Fils peut donc être aussi appelé livre relativement à
la vie du Père.
5° Le livre se
rapporte à ce qui est écrit dans le livre. Or dans le livre, il est écrit au
sujet du Fils, suivant ce passage du Psaume 39, verset 8 : « en
tête du livre il est écrit de moi ». Or la vie du Fils est incréée. Le
livre de vie peut donc regarder la vie incréée.
6° Le livre ne
peut être identique à ce dont il est le livre, par rapport au même. Or la
création est un livre par rapport à Dieu. Dieu ne peut donc pas être appelé
livre par rapport à la vie créée ; il reste donc que le livre de vie se
dit de la vie incréée.
7° Comme le livre
se rapporte à la connaissance, de même aussi le verbe. Or le verbe appartient à
l’essence divine elle-même avant d’appartenir à la création : car le Père,
en se disant, dit toute la création. Le livre de vie regarde donc lui aussi la
vie incréée avant la vie créée.
En sens contraire :
1° Selon saint
Augustin, le livre de vie est la prédestination. Or la prédestination regarde
seulement les créatures. Donc le livre de vie aussi.
2° Le livre ne
représente quelque chose que par des figures et des ressemblances. Or Dieu ne
se connaît pas lui-même par des ressemblances, mais par son essence. Il n’est
donc pas un livre par rapport à lui-même.
Réponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, le livre de vie est une certaine inscription par
laquelle celui qui donne la vie est dirigé dans ce don, suivant ce qui était
préordonné pour un sujet ; voilà pourquoi la vie dont il s’agit dans le
livre de vie a deux propriétés. D’abord, d’être acquise en étant conférée par
quelqu’un ; ensuite, de résulter de l’inscription susdite qui dirige vers
elle. Or l’une et l’autre de ces propriétés font défaut à la vie incréée, car
la vie glorieuse n’existe pas en Dieu par acquisition, mais par nature ;
et aucune connaissance ne précède sa vie, mais la vie de Dieu précède même sa
connaissance, selon notre façon de comprendre. Le livre de vie ne peut donc se
dire de la vie incréée.
Réponse aux objections :
1° Ce n’est pas
n’importe quelle connaissance de Dieu qui est appelée livre de vie, mais celle
qui porte sur la vie que doivent posséder les prédestinés, comme on peut le
déduire des paroles qui suivent.
2° Représenter
quelque chose, c’est contenir sa ressemblance. Or il y a deux sortes de
ressemblances de la réalité. L’une est productrice de la réalité, comme celle
qui est dans l’intelligence pratique ; et à la façon de cette
ressemblance, le premier peut représenter le second. L’autre est la
ressemblance reçue de la réalité dont elle est la ressemblance ; et de
cette façon, le suivant représente le premier, et non l’inverse. Or le livre de
vie représente la vie non pas de cette façon, mais de la première.
3°
Une
chose dite au sens obvie se comprend parfois de ce qui se dit en second, et ce,
en raison de quelque ajout ; par exemple, l’expression « un étant
dans un autre » signifie l’accident ; et semblablement la vie, en
raison de ce qui est ajouté, à savoir le livre, se comprend de la vie créée,
qui est appelée vie en second.
4° La figure
représente ce dont elle est la figure comme un principe en quelque sorte, étant
donné que la figure et l’image se déduisent du modèle comme d’un
principe ; mais le livre de vie représente la vie comme dépendante du
principe qu’il est lui-même. Or il convient à Dieu d’être le principe du Fils,
qui est la figure du Père, mais il ne convient pas à sa vie que quelque chose
en soit le principe ; voilà pourquoi il n’en va pas de même de la vie et
de la figure.
5° Ce passage du
Psaume se comprend du Fils selon la nature humaine.
6° À la fois la
cause représente l’effet, et l’effet la cause, ainsi qu’il ressort de ce qu’on
a dit ; et pour cette raison, Dieu peut être dit le livre de la créature,
et vice versa.
7° Le verbe n’est
pas signifié comme principe de ce qui est dit par le verbe, comme le livre de
vie, tel qu’il est envisagé ici ; il n’en va donc pas de même.
Objections :
Il semble que
oui.
1° De même que la
vie glorieuse est représentée dans la connaissance de Dieu, de même aussi la
vie naturelle. Or la connaissance de Dieu est appelée livre de vie par rapport
à la vie glorieuse. Elle doit donc aussi être appelée livre par rapport à la
vie naturelle.
2° La
connaissance divine contient tout à la façon de la vie ; car, comme il est
dit en Jn 1, 3 « ce qui a été fait était vie en lui ». Le
livre de vie doit donc se dire de toutes choses, et surtout des vivants.
3° De même que
par la providence l’on est préordonné à la vie glorieuse, de même aussi à la
vie naturelle. Or la connaissance de la préordination à la vie glorieuse est
appelée livre de vie, comme on l’a déjà dit. La connaissance de la
préordination à la vie naturelle est donc aussi appelée livre de vie.
4° Sur ce passage
de Apoc. 3, 5 : « je n’effacerai point leurs noms du livre
de vie », la Glose dit :
« Le livre de vie est la connaissance divine en laquelle tout
subsiste. » Le livre de vie se rapporte donc à toutes choses ; et par
conséquent, à la vie naturelle aussi.
5° Le livre de
vie est une certaine connaissance de la vie glorieuse. Or la vie glorieuse ne
peut être connue si l’on ne connaît la vie naturelle. Le livre de vie regarde
donc semblablement la vie naturelle.
6° Le nom de vie
a été transféré de la vie naturelle à la vie glorieuse. Or une chose se dit
plus vraiment de ce qui est dit proprement que de ce qui pris métaphoriquement.
Le livre de vie regarde donc plus la vie naturelle que la vie glorieuse.
7° Ce qui est
plus permanent et plus commun est plus noble. Or la vie naturelle est plus
permanente que la vie de la gloire ou de la grâce ; et semblablement, elle
est plus commune, car la vie naturelle accompagne la vie de la grâce et de la
gloire, mais ce n’est pas réciproque. La vie naturelle est donc plus noble que
la vie de la grâce et de la gloire ; le livre de vie regarde donc plus la
vie naturelle que celle de la grâce ou de la gloire.
En sens contraire :
1° Le livre de
vie est en quelque sorte la prédestination, comme le montre saint Augustin. Or
la prédestination ne porte pas sur la vie naturelle. Donc le livre de vie non
plus.
2° Le livre de
vie concerne cette vie qui est donnée immédiatement par Dieu. Or la vie
naturelle est donnée par Dieu au moyen des causes naturelles. Le livre de vie
ne concerne donc pas la vie naturelle.
Réponse :
Le livre de vie
est une certaine connaissance qui dirige dans le don de la vie celui qui la
donne, comme on l’a dit. Or, lorsque nous donnons quelque chose, nous n’avons
besoin de direction que parce qu’il est nécessaire de distinguer ceux auxquels
il faut donner de ceux auxquels il ne faut pas donner. Aussi le livre de vie se
rapporte-t-il seulement à cette vie qui est donnée avec élection. Or la vie
naturelle, comme les autres biens naturels, est fournie communément à tous, selon
la capacité de chacun ; voilà pourquoi le livre de vie ne se rapporte pas
à la vie naturelle, mais seulement à cette vie qui, suivant le propos de Dieu
qui élit, est donnée à certains et non à d’autres.
Réponse aux objections :
1° Bien que la
vie naturelle soit représentée dans la connaissance de Dieu, comme aussi la vie
glorieuse, cependant la connaissance de la vie naturelle n’est pas un livre de
vie, comme la connaissance de la vie glorieuse, pour la raison susdite.
2° Le livre de
vie n’est pas un livre qui vit ; mais un livre qui concerne la vie à
laquelle certains, qui sont inscrits dans le livre, sont préordonnés par
élection.
3° La providence
de Dieu octroie à quelques-uns la vie comme un dû de leur nature ; mais
elle n’octroie la vie glorieuse que par le bon plaisir de sa volonté ;
voilà pourquoi elle donne la vie naturelle à tous ceux qui peuvent la recevoir,
mais non la vie glorieuse. Et pour cette raison, il n’est pas de livre de la
vie naturelle, comme de la vie glorieuse.
4° Cette glose ne
doit pas se comprendre comme si tout subsistait, c’est-à-dire était contenu
dans le livre de vie ; mais en ce sens que tout ce qui est écrit en lui,
subsiste, c’est-à-dire est stable.
5° Le livre de
vie n’implique pas seulement une connaissance de la vie glorieuse, mais aussi
une certaine élection ; et non une connaissance de la vie naturelle, comme
on l’a dit.
6° La vie
glorieuse nous est moins connue que la vie naturelle ; voilà pourquoi nous
passons de la connaissance de la vie naturelle à celle de la vie
glorieuse ; et semblablement, nous nommons la vie glorieuse d’après la vie
naturelle, bien que la vie soit davantage dans la vie glorieuse ; de même
aussi, nous nommons Dieu d’après ce qui est en nous. Il n’est donc pas
nécessaire que le nom de vie soit compris de la vie naturelle, quand il est dit
au plein sens du terme.
7° La vie
glorieuse est en soi est plus permanente que la vie naturelle, car la vie
naturelle est stabilisée par la vie glorieuse ; mais par accident, la vie
naturelle est plus permanente que la vie glorieuse ; c’est-à-dire en tant
qu’elle est plus proche du vivant, auquel est due selon son essence la vie
naturelle et non la vie glorieuse. D’autre part, la vie naturelle est plus
commune d’une certaine façon, et d’une autre moins. En effet, une chose est
appelée commune de deux façons. D’abord par consécution ou prédication ;
c’est-à-dire lorsqu’une chose unique se rencontre en plusieurs sous un même
aspect ; et dans ce cas, ce qui est plus commun n’est pas plus noble mais
plus imparfait, comme l’animal par rapport à l’homme ; et c’est de cette
façon que la vie naturelle est plus commune que la vie glorieuse. Ensuite, par
façon de cause, comme la cause qui, demeurant numériquement une, s’étend à
plusieurs effets ; et dans ce cas, ce qui est plus commun est plus noble,
comme la conservation de la cité par rapport à la conservation de la famille.
Mais de cette façon, la vie naturelle n’est pas plus commune que la vie
glorieuse.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Ce qui est
dans l’effet se trouve plus noblement dans la cause, comme le montre Denys au
livre des Noms divins. Or la gloire
est l’effet de la grâce. La vie de la grâce est donc plus noble que la vie
glorieuse ; le livre de vie regarde donc principalement la vie de la
grâce, plutôt que la vie glorieuse.
2° Le livre de
vie est une certaine inscription de la prédestination, comme on l’a déjà dit
aux articles 1 et 5 de cette question. Or la prédestination est en
même temps la préparation de la grâce et de la gloire. Le livre de vie regarde
donc lui aussi en même temps l’une et l’autre vie.
3° Par le livre
de vie, certains sont désignés comme citoyens de cette cité en laquelle est la
vie. Or de même que par la vie glorieuse certains sont faits citoyens de la
Jérusalem céleste, de même par la vie de la grâce l’on est fait citoyen de
l’Église militante. Le livre de vie regarde donc la vie de la grâce comme la
vie glorieuse.
4° Ce qui se dit
de plusieurs désigne, si on le dit au sens obvie, ce dont il se dit en premier.
Or la vie de la grâce est antérieure à la vie glorieuse. Donc, quand on dit
« livre de vie », on le comprend de la vie de la grâce.
En sens contraire :
1° Celui qui
possède la justice présente a de façon absolue la vie de la grâce. Or on ne dit
pas de façon absolue qu’il est écrit dans le livre de vie, mais on le dit
relativement, à savoir, suivant la justice présente. Le livre de vie ne regarde
donc pas la vie de la grâce au sens absolu.
2° La fin est
plus noble que les moyens. Or la vie glorieuse est la fin de la grâce. Elle est
donc plus noble. La vie, au plein sens du terme, se comprend donc de la vie
glorieuse, et par conséquent le livre de vie ne regarde au sens absolu que la
vie glorieuse.
Réponse :
Le livre de vie
signifie une inscription de quelqu’un pour qu’il obtienne la vie comme une
certaine récompense, et comme une possession, car pour de telles choses les
hommes ont coutume d’être inscrits. Or « avoir en possession » se dit
proprement pour une chose dont on dispose à volonté ; et en cela on ne
souffre aucune imperfection. Ainsi le Philosophe dit-il au début de la Métaphysique que la science qui porte
sur Dieu n’est pas une possession de l’homme mais de Dieu, car Dieu seul se
connaît parfaitement, tandis que l’homme se trouve imparfait à le connaître.
Voilà pourquoi l’on aura la vie comme une possession lorsque toute imperfection
opposée à la vie sera exclue par la vie. Or c’est ce que fait la vie glorieuse,
en laquelle toute mort, et la corporelle et la spirituelle, sera complètement
absorbée, au point que même la puissance de mourir ne demeurera point ;
mais la vie de la grâce n’a pas cet effet. Et ainsi, le livre de vie regarde au
sens absolu non pas la vie de la grâce, mais seulement la vie glorieuse.
Réponse aux objections :
1° Certaines
causes sont plus nobles que les choses dont elles sont causes, ainsi
l’efficiente, la forme et la fin ; voilà pourquoi ce qui est en de telles
causes est en elles plus noblement qu’en ce dont elles sont causes. Mais la
matière est plus imparfaite que ce dont elle est cause ; et c’est pourquoi
une chose est moins noblement dans la matière que dans l’objet matériel ;
en effet, elle est dans la matière incomplètement et en puissance, et en acte
dans l’objet matériel. Or toute disposition qui prépare le sujet à recevoir
quelque perfection se ramène à la cause matérielle ; et c’est de cette
façon que la grâce est la cause de la gloire ; voilà pourquoi la vie est
plus noblement dans la gloire que dans la grâce.
2° La
prédestination ne regarde la grâce que dans la mesure où elle est ordonnée à la
gloire ; aussi être prédestiné ne convient-il qu’à ceux qui ont la grâce
finale, que suit la gloire.
3° Bien que ceux
qui ont la vie de la grâce soient des citoyens de l’Église militante, cependant
l’état de l’Église militante n’est pas un état en lequel on ait pleinement la
vie, puisque l’on reste en puissance à mourir ; voilà pourquoi le livre de
vie ne s’y rapporte pas.
4° Bien que la
vie de la grâce soit antérieure à la vie glorieuse dans la voie de génération,
cependant la vie glorieuse est antérieure suivant la voie de perfection, comme
la fin est antérieure aux moyens.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Sur ce passage
de Lc 10, 20 : « réjouissez-vous de ce que vos
noms etc. », la Glose
dit : « Si quelqu’un a fait des actions soit célestes soit
terrestres, par elles il est éternellement fixé dans la mémoire de Dieu comme
s’il était noté par des lettres. » Or de même que par les œuvres célestes,
qui sont les œuvres de la justice, l’on est ordonné à la vie, de même par les
œuvres terrestres, qui sont les œuvres du péché, l’on est ordonné à la mort.
Donc, comme il y a en Dieu une inscription ordonnée à la vie, ainsi y a-t-il
une inscription ordonnée à la mort ; donc, de même qu’en Dieu l’on parle
de livre de vie, ainsi doit-on parler en lui de livre de mort.
2° Si l’on pose
le livre de vie, c’est parce que Dieu possède en lui l’inscription de ceux
qu’il a préparés pour les récompenses éternelles, à la ressemblance de
l’inscription que le prince terrestre possède de ceux qu’il a déterminés pour
des dignités. Or de même que le prince de la cité possède l’inscription des dignités
et des récompenses, de même aussi celle des peines et des supplices. Donc
semblablement, l’on doit aussi poser en Dieu un livre de mort.
3° De même que
Dieu connaît sa prédestination, par laquelle il en a préparé certains pour la
vie, de même il connaît sa réprobation, par laquelle il en prépare pour la
mort. Or la connaissance même que Dieu a de sa prédestination est appelée livre
de vie, comme on l’a dit à l’article 4 de cette question. La connaissance de la
réprobation doit donc aussi être appelée livre de mort.
En sens contraire :
1° Selon Denys au
début du livre des Noms divins, on ne
doit oser dire quelque chose sur Dieu qu’en s’appuyant sur l’autorité de la
Sainte Écriture. Or le livre de mort ne se trouve pas mentionné dans l’Écriture
comme le livre de vie. Nous ne devons donc pas poser un livre de mort.
Réponse :
De ce qui est
mis par écrit dans un livre, l’on a une connaissance privilégiée par rapport
aux autres choses ; et c’est pourquoi le livre doit se rapporter aux
choses dont Dieu a une connaissance plus spéciale, parmi les autres qu’il
connaît. Or il y a en Dieu une double connaissance : celle de simple
notion et celle d’approbation. La science de simple notion est commune à toutes
choses, biens et maux ; mais la science d’approbation porte seulement sur
les biens : voilà pourquoi les biens ont en Dieu une connaissance
privilégiée par rapport aux autres choses, et pour cette raison on les dit
inscrits dans un livre ; mais ce n’est pas le cas des maux. Aussi ne
parle-t-on pas de livre de mort comme on parle de livre de vie.
Réponse aux objections :
1° Certains
exposent les œuvres célestes comme s’agissant des œuvres de la vie
contemplative, tandis que les œuvres terrestres seraient les œuvres de la vie
active. Or par les unes et les autres on est inscrit pour la vie, non pour la
mort ; et ainsi, l’une et l’autre inscription appartient au livre de vie,
et aucune des deux au livre de mort. D’autres, par contre, entendent par les
œuvres terrestres les œuvres du péché, par lesquelles, bien que de soi elles
nous ordonnent à la mort, l’on est cependant ordonné à la vie par accident, en
tant qu’après le péché on se relève plus circonspect et plus humble. Ou bien
l’on peut répondre, et c’est mieux, que lorsque l’on dit qu’une chose est connue
par un autre, cela peut s’entendre de deux façons. D’abord de telle sorte que
la préposition désigne la cause de la connaissance du côté de celui qui
connaît, et l’on ne peut comprendre ainsi dans le cas présent, car les œuvres
que quelqu’un fait, bonnes ou mauvaises, ne sont la cause ni de la divine
prescience ou de la prédestination, ni de la réprobation éternelle. Ensuite de
telle sorte qu’elle désigne la cause du côté de l’objet connu, et c’est ainsi
que l’on comprend dans le cas présent. En effet, l’on dit que quelqu’un est
noté dans la mémoire de Dieu par les œuvres qu’il a faites, non que de telles
œuvres soient la cause pour laquelle Dieu connaîtrait, mais parce que Dieu sait
qu’en raison de telles œuvres l’on est destiné à avoir la mort ou la vie. Il
est donc clair que cette glose ne parle pas de l’inscription qui appartient au
livre de vie, et qui est du côté de Dieu.
2° On inscrit des
choses dans un livre afin qu’elles demeurent perpétuellement dans la
connaissance. Or ceux qui sont punis sont bannis de la connaissance des hommes
par les peines elles-mêmes ; voilà pourquoi ils ne sont pas inscrits, si
ce n’est peut-être pour un temps, jusqu’à ce que la peine leur soit infligée.
Mais ceux qui sont assignés aux dignités et aux récompenses sont inscrits au
plein sens du terme, afin qu’ils soient gardés en perpétuelle mémoire.
3° Dieu n’a pas
une connaissance privilégiée des réprouvés, comme des prédestinés ; il
n’en va donc pas de même.
Article
1 : Un ange en éclaire-t-il un autre ?
Article
2 : Un ange inférieur est-il toujours éclairé par un supérieur ?
Article
3 : Un ange, lorsqu’il en éclaire un autre, le purifie-t-il ?
Article
4 : Un ange parle-t-il à un autre ange ?
Article
5 : Les anges inférieurs parlent-ils aux supérieurs ?
Article
6 : Une distance locale déterminée est-elle requise pour qu’un ange parle à un
autre ange ?
Article
7 : Un ange peut-il parler à un autre ange de telle façon que les autres ne
perçoivent pas ce qu’il dit ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Augustin, Dieu seul peut former l’esprit. Or l’illumination de l’ange est
une certaine formation de l’esprit éclairé, donc Dieu seul peut éclairer
l’ange.
2° Parmi les
anges, il n’y a d’autre lumière que celle de la grâce et celle de la nature. Or
un ange n’en éclaire pas un autre par la lumière de la nature, car chacun tient
immédiatement de Dieu ses principes naturels ; ni, de même, par la lumière
de la grâce, qui provient immédiatement de Dieu seul. Un ange ne peut donc pas
en éclairer un autre.
3° L’esprit est à
la lumière spirituelle ce que le corps est à la lumière corporelle. Or le corps
éclairé par une lumière surabondante n’est pas éclairé en même temps par une
moindre lumière ; ainsi l’air éclairé par la lumière du soleil ne l’est
pas en même temps par la lune. Puis donc que la lumière spirituelle de Dieu
dépasse n’importe quelle lumière créée plus que la lumière du soleil ne dépasse
celle d’une bougie ou d’une étoile, il semble que, tous les anges étant
éclairés par Dieu, l’un ne soit pas éclairé par l’autre.
4° Si un ange en
éclaire un autre, cela se fait soit par un médium, soit sans médium. Or ce
n’est pas sans médium, car alors il serait nécessaire qu’un ange soit uni par
lui-même à l’autre ange éclairé, ce qui est impossible puisque Dieu seul
pénètre les esprits. Ni, de même, par un médium : en effet, ce n’est pas
par un médium corporel, puisqu’il ne peut recevoir la lumière
spirituelle ; ni par un spirituel, car on ne peut poser d’autre médium
spirituel que l’ange, et alors, ou bien il y aurait une infinité de médiums,
auquel cas aucune illumination ne pourrait s’ensuivre, puisqu’il est impossible
de franchir une infinité ; ou bien l’on arriverait à ce qu’un ange en
éclaire un autre immédiatement, mais on en a montré l’impossibilité. Il est
donc impossible qu’un ange en éclaire un autre.
5° Si un ange en
éclaire un autre, cela vient soit de ce qu’il lui transmet sa propre lumière,
soit de ce qu’il lui donne quelque autre lumière. Or ce n’est pas de la
première façon, car ainsi une seule et même lumière serait dans les différents
anges éclairés. Ni de la seconde, car il serait alors nécessaire que cette lumière
soit faite par l’ange supérieur, avec cette conséquence que l’ange serait le
créateur de cette lumière, puisque cette lumière n’est pas faite de matière. Il
semble donc qu’un ange n’en éclaire pas un autre.
6° Si un ange est
éclairé par un autre, il est nécessaire que l’ange éclairé soit amené de la
puissance à l’acte, car être éclairé est un certain devenir. Or chaque fois
qu’une chose est amenée de la puissance à l’acte, il est nécessaire que quelque
chose en elle soit corrompu. Puis donc que rien ne se corrompt parmi les anges,
il semble que l’un ne soit pas éclairé par l’autre.
7° Si l’un
est éclairé par l’autre, la lumière que l’un transmet à l’autre est soit une
substance, soit un accident. Or elle ne peut être une substance, car la forme
substantielle surajoutée fait changer l’espèce, comme l’unité l’espèce du
nombre, ainsi qu’il est dit au huitième livre de la Métaphysique ; et dans ce cas il s’ensuivrait que l’ange, par
l’illumination, changerait d’espèce. Semblablement, elle ne peut être un accident,
car l’accident ne s’étend pas au-delà du sujet. Un ange n’en éclaire donc pas
un autre.
8° Si notre
vision tant corporelle que spirituelle a besoin de lumière, c’est afin que par
celle-ci son objet, qui est intelligible et visible en puissance, devienne
intelligible et visible en acte. Or l’objet de la connaissance angélique est
l’intelligible en acte, qui est l’essence divine elle-même, ou les espèces
concréées. Ils n’ont donc pas besoin de lumière intelligible pour connaître.
9° Si l’un
éclaire l’autre, c’est soit relativement à la connaissance naturelle, soit
relativement à la connaissance de la grâce. Or ce n’est pas relativement à la
connaissance naturelle, car tant pour les êtres supérieurs que pour les
inférieurs, la connaissance naturelle est accomplie par des formes innées. Ni,
de même, quant à la connaissance de la grâce par laquelle ils connaissent les
réalités dans le Verbe, car tous les anges voient le Verbe immédiatement. L’un
n’éclaire donc pas l’autre.
10° Pour la
connaissance intellectuelle ne sont requises que la forme intelligible et la
lumière intelligible. Or un ange ne transmet à l’autre ni les formes
intelligibles, qui sont concréées, ni la lumière intelligible, puisque chacun
est éclairé par Dieu, suivant Job 25, 3 : « Peut-on compter
le nombre de ses soldats ? Et sur qui sa lumière ne se lève-t-elle
point ? » L’un n’éclaire donc pas l’autre.
11° L’illumination
est ordonnée à l’expulsion des ténèbres. Or il n’y a point de ténèbres ou
d’obscurité dans la connaissance des anges ; c’est pourquoi à propos de
2 Cor. 12, la Glose dit que
« dans la région des intelligibles » qui est manifestement la région
des anges, « sans aucune imagination du corps, l’esprit voit la vérité
transparente, que n’obscurcissent point les nuées des opinions fausses ».
Un ange n’est donc pas éclairé par un autre.
12° L’intelligence
angélique est plus noble que l’intellect agent de notre âme. Or l’intellect
agent de notre âme n’est jamais éclairé, mais il éclaire seulement. Donc les
anges non plus ne sont pas éclairés.
13° En
Apoc. 21, 23, il est dit que « la cité (des bienheureux) n’a pas
besoin du soleil ni de la lune, car c’est la lumière de Dieu qui
l’éclairera » ; ce que la Glose
expose ainsi : « le soleil et la lune, les docteurs grands et
petits ». Puis donc que l’ange est déjà citoyen de cette cité, il n’est
éclairé que par Dieu seul.
14° Si un
ange en éclaire un autre, cela se fait par une abondance de lumière soit
naturelle, soit gratuite. Or ce n’est pas par une abondance de lumière
naturelle, car, l’ange qui tomba étant parmi les plus élevés, il eut les plus
excellents dons naturels, qui demeurent entiers en lui, comme dit Denys au
quatrième chapitre des Noms divins,
et de la sorte le démon éclairerait l’ange, ce qui est absurde. Ni, de même, par
une abondance de lumière de grâce, car un homme dans l’état de voie a plus de
grâce que les anges inférieurs, puisque par la puissance de la grâce certains
hommes sont transférés à l’ordre des anges supérieurs ; et dans ce cas,
l’homme vivant dans l’état de voie éclairerait l’ange, ce qui est absurde. Un
ange n’en éclaire pas donc un autre.
15° Denys dit
au septième chapitre de la Hiérarchie
céleste que « l’illumination est une assomption de la science
divine ». Or seule peut être appelée divine la science qui porte sur Dieu
ou concerne les réalités divines. Et de l’une et l’autre façon, l’ange n’assume
la science divine qu’en provenance de Dieu. Un ange n’en n’éclaire donc pas un
autre.
16° Puisque
la puissance de l’intelligence angélique est entièrement déterminée par les
formes innées, celles-ci suffisent pour connaître tout ce que l’ange peut
connaître. Il n’est donc pas nécessaire pour qu’il connaisse quelque chose
qu’il soit éclairé par un ange supérieur.
17° Tous les
anges diffèrent entre eux par l’espèce ; ou du moins ceux qui sont
d’ordres différents. Or rien n’est éclairé par une lumière d’une autre
espèce ; ainsi la réalité corporelle n’est pas éclairée par la lumière
spirituelle. Un ange n’est donc pas éclairé par un autre.
18° La
lumière de l’intelligence angélique est plus parfaite que la lumière de notre
intellect agent. Or la lumière de notre intellect agent suffit pour toutes les
espèces que nous recevons des sens. La lumière de l’intelligence angélique
suffit donc aussi pour toutes les espèces innées ; et de la sorte, il
n’est pas nécessaire de surajouter une autre lumière.
En sens contraire :
1° Denys dit au
troisième chapitre de la Hiérarchie
céleste que l’ordre de la hiérarchie est que ceux-ci soient éclairés et que
ceux-là éclairent ; donc, etc.
2° De même qu’il
y a un ordre parmi les hommes, de même il y a un ordre parmi les anges, comme
le montre clairement Denys. Or parmi les hommes, les supérieurs éclairent les
inférieurs, comme il est dit en Éph. 3, 8-9 : « J’ai donc
reçu, moi qui suis le plus petit d’entre tous les saints, cette grâce […]
d’éclairer tous les hommes, etc. » Donc les anges supérieurs éclairent les
inférieurs.
3° La lumière
spirituelle est plus efficace que la lumière corporelle. Or les corps
supérieurs éclairent les inférieurs. Les anges supérieurs éclairent donc aussi
les inférieurs.
Réponse :
Il nous est
nécessaire de parler de la lumière intellectuelle à la ressemblance de la
lumière corporelle. Or la lumière corporelle est le médium par lequel nous
voyons ; et elle sert à nos yeux de deux façons : d’abord en ce que
par elle devient pour nous actuellement visible ce qui était visible en
puissance ; ensuite en ce que, par la nature de la lumière, les yeux sont
eux-mêmes renforcés pour voir ; voilà pourquoi il est nécessaire qu’il y
ait de la lumière dans la composition de l’organe.
Et par
conséquent, la lumière intellectuelle peut être appelée la vigueur même de
l’intelligence pour penser, ou encore ce par quoi une chose nous devient
connue. Ainsi, quelqu’un peut être éclairé par un autre sous deux
aspects : en ce que son intelligence est renforcée pour connaître des
choses, et en ce que l’intelligence est guidée d’une connaissance vers une
autre. Et ces deux aspects sont unis dans l’intelligence, comme cela est clair
lorsque l’intelligence de quelqu’un, par un médium qu’il conçoit en esprit, est
renforcée pour voir d’autres choses qu’elle ne pouvait pas voir auparavant.
Donc, on dit qu’une intelligence est éclairée par une autre lorsque lui est
transmis un médium de connaissance, par lequel l’intelligence renforcée a
pouvoir sur des objets de connaissance sur lesquels elle n’avait pas de pouvoir
auparavant.
Et parmi nous,
cela se produit de deux façons. D’abord par le discours ; comme lorsque
l’enseignant transmet au disciple par sa parole quelque médium par lequel son
intelligence est renforcée pour comprendre des choses qu’il ne pouvait pas
comprendre auparavant. Et dans ce cas, l’on dit que le maître éclaire le
disciple. Ensuite, lorsque l’on propose à quelqu’un un signe sensible par
lequel il peut être guidé vers la connaissance de quelque intelligible. Et
ainsi, l’on dit que le prêtre éclaire le peuple, selon Denys, pour autant qu’il
livre et montre au peuple les sacrements, qui sont des guides dans les intelligibles
divins.
Mais les anges
n’arrivent point à la connaissance des choses divines par des signes sensibles,
et ils ne reçoivent pas les médiums intelligibles avec variété et processus
discursif, comme nous les recevons, mais immatériellement. Et c’est ce que dit
Denys au septième chapitre de la Hiérarchie
céleste, montrant comment les anges supérieurs peuvent être éclairés :
« Les premières essences angéliques sont contemplatives, non qu’elles
perçoivent les choses intellectuelles au moyen de symboles sensibles, ni que le
spectacle de diverses et pieuses images les élève à Dieu ; mais elles sont
inondées d’une lumière qui surpasse toute connaissance spirituelle. » Donc
l’illumination de l’ange par l’ange n’est autre que le renforcement de
l’intelligence de l’ange inférieur par une chose vue dans le supérieur, pour en
connaître d’autres. Et voici comment cela peut se faire. De même que, parmi les
corps, les supérieurs sont comme des actes relativement aux inférieurs, tel le
feu relativement à l’air, de même aussi les esprits supérieurs sont comme des
actes relativement aux inférieurs. Or toute puissance est renforcée et
perfectionnée par l’union à son acte ; et ainsi, les corps inférieurs sont
conservés dans les supérieurs, qui sont leur lieu ; voilà pourquoi les
anges inférieurs sont eux aussi renforcés par leur union aux supérieurs, union
qui se fait par le regard de l’intelligence ; et c’est pourquoi l’on dit
qu’ils sont éclairés par eux.
Réponse aux objections :
1°
Saint
Augustin parle de la formation ultime, dans laquelle l’esprit est formé par la
grâce, qui provient immédiatement de Dieu.
2°
L’ange
qui éclaire ne produit pas une nouvelle lumière de la grâce ou de la nature,
sinon comme participée. En effet, puisque tout ce qui est pensé est connu par
la puissance de la lumière intellectuelle, l’objet même qui est connu inclut
comme tel en soi la lumière intellectuelle comme participée, et c’est par la
puissance de celle-ci qu’il lui revient de renforcer l’intelligence, comme on
le voit clairement lorsque le maître transmet au disciple le médium de quelque
démonstration, en lequel la lumière de l’intellect agent est participée comme
dans un instrument. Car les premiers principes sont comme des instruments de
l’intellect agent, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme ; et semblablement aussi, tous
les principes seconds qui contiennent les médiums propres des démonstrations.
Ainsi, parce que l’ange supérieur manifeste l’objet connu de lui à un autre
ange, l’intelligence de ce dernier est renforcée pour connaître des choses
qu’il ne connaissait pas auparavant ; et de la sorte, il ne se produit pas
en l’ange éclairé une nouvelle lumière de la nature ou de la grâce, mais la
lumière qui était déjà en lui est renforcée par la lumière contenue dans
l’objet perçu par l’ange supérieur.
3° Il n’en va pas
de même de la lumière corporelle et de la spirituelle. En effet, n’importe quel
corps peut indifféremment être éclairé par n’importe quelle lumière
corporelle ; et la raison en est que toute lumière corporelle est
indifférente aux formes visibles. Mais n’importe quel esprit ne peut
indifféremment être éclairé par n’importe quelle lumière, car toute lumière ne
contient pas indifféremment toutes les formes intelligibles ; en effet, la
lumière suprême contient les formes intelligibles les plus universelles. Voilà
pourquoi, puisque l’intelligence inférieure est proportionnée pour recevoir la
connaissance par des formes plus particulières, il ne lui suffit pas d’être
éclairée par une lumière supérieure, mais il est nécessaire qu’elle soit
éclairée par une lumière inférieure pour être amenée à la connaissance des
réalités, comme cela est clair parmi nous. En effet, le philosophe premier a
connaissance de toutes les réalités dans les principes universels. Le médecin,
lui, considère les réalités surtout dans le particulier : c’est pourquoi
il reçoit immédiatement les principes non du philosophe premier, mais du
physicien, qui a des principes plus contractés que le philosophe premier. Mais
le physicien, dont la considération est plus universelle que celle du médecin,
peut recevoir immédiatement du philosophe premier les principes de sa
considération. Ainsi, puisque dans la lumière de l’intelligence divine les
raisons des réalités sont suprêmement unies comme en un principe unique tout à
fait universel, les anges inférieurs ne sont pas proportionnés à recevoir la
connaissance par cette seule lumière, à moins que ne lui soit adjointe la
lumière des anges supérieurs, en qui les formes intelligibles sont contractées.
4° Un ange en
éclaire un autre parfois par un médium, et parfois sans médium. Par un médium
(spirituel, cependant), comme lorsque l’ange supérieur éclaire un ange
intermédiaire et que celui-ci éclaire un ange plus bas par la puissance de la
lumière de l’ange supérieur. Sans médium, comme lorsque l’ange supérieur
éclaire l’ange existant immédiatement au-dessous de lui. Et il n’est pas
nécessaire que l’éclairant soit uni à l’éclairé comme s’il pénétrait dans son
esprit, mais ils sont comme unis entre eux par ceci que l’un regarde l’autre.
5° Le même
médium, numériquement unique, qui est connu par l’ange supérieur, est connu par
l’inférieur ; mais la connaissance qu’en a l’ange supérieur est autre que
celle de l’ange inférieur : et ainsi, la lumière est en quelque sorte
identique, et en quelque sorte différente. Et de ce qu’elle est différente il
ne s’ensuit pas qu’elle soit créée par l’ange supérieur : car les réalités
non subsistantes par elles-mêmes ne deviennent pas à proprement parler, de même
qu’elles ne sont pas par soi ; ainsi, ce n’est pas la couleur qui devient,
mais le coloré, comme il est dit au septième livre de la Métaphysique. Ce n’est donc pas la lumière même de l’ange qui
devient, mais c’est l’objet éclairé lui-même qui, de potentiellement éclairé,
devient actuellement éclairé.
6° De même que
dans l’illumination corporelle aucune forme n’est ôtée, mais seulement la
privation de lumière que sont les ténèbres, de même aussi dans l’illumination
spirituelle : il n’est donc pas nécessaire qu’il y ait là une corruption,
mais seulement l’enlèvement d’une négation.
7° Cette lumière
de l’ange par laquelle on le dit éclairé, n’est pas la perfection essentielle
de l’ange lui-même, mais une perfection seconde qui se ramène à un genre
accidentel : et il ne s’ensuit pas que l’accident s’étende au-delà du
sujet, car la connaissance par laquelle l’ange supérieur est éclairé n’est pas
numériquement identique dans l’ange inférieur ; mais elle l’est en espèce
et en nature, en tant qu’elle appartient au même, comme aussi une lumière
identique en espèce, non numériquement, est dans l’air éclairé et le soleil
éclairant.
8° Une chose qui
était auparavant intelligible en puissance devient, par la lumière,
intelligible actuellement ; mais cela est possible de deux façons. D’abord
en sorte que ce qui est en soi intelligible en puissance devienne intelligible
actuellement, comme cela se produit parmi nous. Et dans ce cas, l’intelligence
angélique n’a pas besoin de lumière, puisqu’elle n’abstrait pas l’espèce des
phantasmes. Ensuite de telle sorte que ce qui est intelligible en puissance
pour quelque être intelligent devienne pour lui intelligible actuellement,
comme les substances supérieures deviennent pour nous intelligibles en acte
grâce aux médiums par lesquels nous arrivons à les connaître. Et de cette façon
l’intelligence de l’ange a besoin de lumière pour être guidée vers la
connaissance actuelle des choses qu’elle est en puissance de connaître.
9° L’illumination
par laquelle un ange en éclaire un autre ne concerne pas les choses qui
appartiennent à la connaissance naturelle des anges, car tous ont ainsi dès le
début de leur création une connaissance naturelle parfaite ; à moins
peut-être que nous posions que les anges supérieurs sont la cause des
inférieurs, ce qui est contre la foi. Mais cette connaissance concerne les
choses qui sont révélées aux anges et dépassent leur connaissance
naturelle ; comme les mystères divins ayant trait à l’Église supérieure ou
inférieure. Voilà pourquoi Denys pose une action hiérarchique. Et bien que tous
voient le Verbe, il ne s’ensuit pas que tout ce que les anges supérieurs voient
dans le Verbe, les inférieurs le voient aussi.
10° Lorsqu’un ange
est éclairé par un autre, de nouvelles espèces ne lui sont pas infusées, mais,
à partir des mêmes espèces qu’il avait auparavant, son intelligence renforcée
par la lumière supérieure devient, de la façon déjà mentionnée, apte à
connaître plus de choses : comme notre intelligence renforcée par la
lumière divine ou angélique peut, à partir des mêmes phantasmes, parvenir à la
connaissance de plus de choses qu’elle ne le pourrait par elle-même.
11° Bien qu’il n’y
ait dans les anges aucune obscurité source d’erreur, il y a cependant en eux la
nescience de certaines choses qui dépassent leur connaissance naturelle ;
et c’est pourquoi ils ont besoin d’être éclairés.
12° Aucune
réalité, si matérielle soit-elle, ne reçoit quelque chose par ce qui en elle
est formel, mais seulement par ce qui en elle est matériel ; ainsi, notre
âme ne reçoit pas l’illumination quant à son intellect agent, mais quant à son
intellect possible — comme aussi les réalités corporelles ne reçoivent pas
d’impression du côté de la forme, mais du côté de la matière — et
cependant, notre intellect possible est plus simple qu’une forme matérielle.
Ainsi également, l’intelligence de l’ange est éclairée quant à ce qu’elle a de
potentialité, bien qu’elle soit elle-même plus noble que notre intellect agent,
qui n’est pas éclairé.
13° Cette citation
doit être entendue des choses qui appartiennent à la connaissance de la
béatitude, pour lesquelles tous les anges sont immédiatement éclairés par Dieu.
14° Cette
illumination dont nous parlons se fait par la lumière de la grâce qui
perfectionne la lumière de la nature. Et il ne s’ensuit pas que l’homme dans
l’état de voie puisse éclairer l’ange : en effet, il n’a pas une grâce
plus grande en acte, mais seulement virtuellement ; car il a la grâce par
laquelle il peut mériter un état plus parfait ; comme aussi le poulain qui
vient de naître est virtuellement plus grand que l’âne, mais moins grand en
quantité actuelle.
15° Lorsque l’on
dit que l’illumination est une assomption de science divine, la science est
appelée divine parce qu’elle tire son origine de l’illumination divine.
16° Les formes
innées suffisent pour connaître toutes les choses qui sont connues de l’ange
par la connaissance naturelle ; mais pour celles qui sont au-dessus de la
connaissance naturelle, ils ont besoin d’une lumière plus haute.
17° Parmi les
anges d’espèces différentes, il n’est pas nécessaire qu’il y ait une lumière
intelligible qui diffère par l’espèce ; de même aussi, dans les corps
différant par l’espèce, la couleur est spécifiquement identique. Et cela est
surtout vrai de la lumière de la grâce, qui est aussi spécifiquement la même
parmi les hommes et parmi les anges.
18° La lumière de
l’intellect agent suffit en nous pour les choses qui appartiennent à la
connaissance naturelle ; mais pour les autres choses, une lumière plus
haute est requise, comme celle de la foi ou de la prophétie.
Objections :
Il semble que
ce soit immédiatement par Dieu.
1° L’ange
inférieur est en puissance à la grâce par sa volonté et à l’illumination par
son intelligence. Or il reçoit de Dieu autant de grâce qu’il en est capable. Il
reçoit donc de Dieu autant d’illumination qu’il en est capable ; et ainsi,
il est éclairé immédiatement par Dieu, non par un ange intermédiaire.
2° De même que
les supérieurs sont des médiums entre Dieu et les anges inférieurs, de même les
inférieurs sont des médiums entre les anges supérieurs et nous. Or les anges
supérieurs nous éclairent parfois immédiatement, comme le séraphin éclaira
Isaïe, cela est montré en Is. 6, 6. Donc parfois aussi, les anges
inférieurs sont éclairés immédiatement par Dieu.
3° De même qu’il
y a un certain ordre déterminé parmi les substances spirituelles, de même aussi
parmi les substances corporelles. Or la puissance divine opère parfois dans les
réalités corporelles en laissant de côté les causes intermédiaires ; par
exemple, lorsqu’elle ressuscite un mort sans la coopération du corps céleste.
Donc parfois aussi, elle éclaire les anges inférieurs sans le ministère des supérieurs.
4° « Tout ce
que peut une puissance inférieure, une supérieure le peut aussi. » Si donc
l’ange supérieur peut éclairer l’ange inférieur, à bien plus forte raison Dieu
peut-il l’éclairer immédiatement ; et ainsi, il n’est pas nécessaire que les
illuminations divines soient toujours apportées aux inférieurs par les
supérieurs.
En sens contraire :
1° Denys dit que
c’est une loi immuablement établie par la divinité, que les êtres inférieurs
soient ramenés vers Dieu par le moyen des supérieurs. Les inférieurs ne sont
donc jamais éclairés immédiatement par Dieu.
2° De même que
les anges sont par nature supérieurs aux corps, de même les anges supérieurs
dépassent les inférieurs. Or rien n’est fait par Dieu dans les réalités
corporelles sans le ministère des anges, pour ce qui concerne leur
gouvernement ; cela est clairement montré par saint Augustin au troisième
livre sur la Trinité. Dieu ne fait
donc rien non plus parmi les anges inférieurs sinon par l’intermédiaire des
supérieurs.
3° Les corps inférieurs
ne sont mus par les corps supérieurs que grâce à des intermédiaires ;
ainsi la terre est-elle mue par le ciel au moyen de l’air. Or un ordre
semblable règne parmi les corps et les esprits. Donc l’esprit suprême, lui
aussi, n’éclaire les inférieurs que par des intermédiaires.
Réponse :
C’est un effet
de la bonté de Dieu qu’il communique de sa perfection aux créatures suivant
leur mesure ; et c’est pourquoi il leur communique de sa bonté non
seulement de façon qu’elles soient en elles-mêmes des choses bonnes et
parfaites, mais aussi de façon qu’elles donnent à d’autres la perfection, en
coopérant à Dieu d’une certaine façon. Et telle est la plus noble façon
d’imiter Dieu ; voilà pourquoi Denys dit au troisième chapitre de la Hiérarchie céleste que « se rendre les
coopérateurs de Dieu est plus sublime que tout » ; et de là vient cet
ordre qui règne parmi les anges, suivant lequel certains en éclairent d’autres.
Mais les avis
sont diversement partagés sur cet ordre. Certains en effet, estiment que cet ordre
est si fermement établi que rien ne survient jamais en dehors de lui, mais
qu’il est conservé toujours et en tout. D’autres, par contre, pensent que cet
ordre est établi de telle sorte que, selon cet ordre, il se produit
fréquemment, mais parfois par des causes nécessaires, qu’il soit mis de
côté ; de même aussi le cours de la nature est parfois changé par la
providence divine lorsque surgit quelque nouvelle cause, comme cela est clair
dans le cas des miracles. Mais la première opinion semble plus raisonnable,
pour trois motifs. D’abord, puisqu’il appartient à la dignité des anges
supérieurs que les inférieurs soient éclairés par eux, ce serait une dérogation
à leur dignité s’ils étaient quelquefois éclairés en dehors d’eux. Ensuite,
plus des choses sont proches de Dieu, qui est souverainement immuable, plus
elles doivent être immuables ; c’est pourquoi les corps inférieurs, qui
sont très éloignés de Dieu, dévient parfois du cours naturel, tandis que les
corps célestes gardent toujours le mouvement naturel. Il ne semble donc pas
raisonnable que l’ordre des esprits célestes, qui sont très proches de Dieu,
soit parfois changé. Enfin, parmi les réalités qui appartiennent à l’état de
nature, il ne se fait de changement, par la puissance divine, que pour quelque
chose de meilleur, c’est-à-dire pour quelque chose qui regarde la grâce ou la
gloire. Or il n’est pas d’état plus élevé que l’état de gloire, en lequel on
repère les ordres des anges. Il ne semble donc pas raisonnable que les choses
qui regardent les ordres des anges soient quelquefois changées.
Réponse aux objections :
1° Dieu donne aux
anges aussi bien la grâce que l’illumination suivant leur capacité, avec
cependant cette différence que la grâce, qui regarde la volonté, est donnée
immédiatement à tous par Dieu, étant donné qu’il n’y a pas d’ordre parmi leurs
volontés pour que l’un puisse imprimer en l’autre ; tandis que
l’illumination descend de Dieu vers les derniers par les premiers et les
intermédiaires.
2° Au treizième
chapitre de la Hiérarchie céleste,
Denys résout le problème de deux façons. D’abord, en disant que cet ange qui
fut envoyé pour purifier les lèvres du prophète, bien qu’il fût parmi les
inférieurs, fut cependant appelé équivoquement « séraphin » parce
qu’il purifia en brûlant, au moyen du charbon en feu qu’il avait pris de
l’autel avec des pinces ; en effet, « séraphin » signifie ardent
ou brûlant. Voici l’autre solution : il dit que cet ange d’un ordre
inférieur, qui purifia les lèvres du prophète, ne voulait pas le ramener à lui-même,
mais à Dieu et à l’ange supérieur, car il agissait par leur puissance à tous
les deux : c’est pourquoi il lui montra Dieu et l’ange supérieur ; de
même aussi, l’on dit que l’évêque absout quelqu’un lorsque le prêtre absout par
son autorité. Et ainsi, il n’est pas nécessaire que le séraphin soit nommé
équivoquement, ni que le séraphin ait éclairé le prophète immédiatement.
3° Le cours
naturel est surpassé par quelque état plus noble, à cause duquel il est digne
qu’il soit parfois changé ; mais rien n’est plus noble que l’état de
gloire ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.
4° Ce n’est pas à
cause de l’impuissance de Dieu ou des anges supérieurs que les inférieurs sont
éclairés par Dieu et les premiers anges au moyen d’intermédiaires ; mais
c’est pour que soient conservées la dignité et la perfection de tous ; et
c’est le cas lorsque plusieurs coopèrent avec Dieu à la même chose.
Objections :
Il semble que
non.
1° La purification
s’entend de l’impureté. Or il n’y a pas d’impureté dans les anges. L’un ne peut
donc pas purifier l’autre.
2° [Le répondant] disait que cette purification ne s’entend pas du péché mais de l’ignorance ou de la nescience. En sens contraire : puisque cette ignorance ne peut, dans les anges bienheureux, provenir du péché, car aucun péché ne fut en eux, elle ne proviendra que de la nature. Or les choses qui sont naturelles ne sont pas enlevées tant que la nature demeure. L’ange ne peut donc être purifié de l’ignorance.
3° L’illumination
chasse les ténèbres. Or l’on ne peut concevoir dans les anges d’autres ténèbres
que celles de l’ignorance ou de la nescience. Si donc la nescience est ôtée par
la purification, alors la purification et l’illumination seront identiques et
ne doivent pas être distinguées.
4° [Le répondant] disait que l’illumination regarde le terme d’arrivée tandis que la purification regarde le terme de départ. En sens contraire : en aucun médium l’on ne doit trouver un troisième terme en plus du terme de départ et du terme d’arrivée. Si donc ces deux actions hiérarchiques que sont la purification et l’illumination se distinguent en fonction des termes de départ et d’arrivée, on ne devra point poser une troisième action ; ce qui s’oppose à Denys, qui pose en troisième lieu le perfectionnement.
5° Aussi
longtemps qu’une chose est en état de progression, elle n’est pas encore
parfaite. Or la connaissance des anges croît en quelque sorte jusqu’au jour du
jugement, comme dit le Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 11. Donc maintenant, l’un ne peut
perfectionner l’autre.
6° De même que
l’illumination est la cause de la purification, de même elle est la cause du
perfectionnement. Or la cause est antérieure à l’effet. Donc, de même que l’illumination
précède le perfectionnement, de même elle précède la purification, s’il s’agit
d’une purification de la nescience.
En sens contraire :
1° Voici comment
Denys distingue et ordonne de telles actions au troisième chapitre de la Hiérarchie céleste : « L’ordre
hiérarchique est que les uns soient purifiés et que les autres purifient ;
que les uns soient éclairés et que les autres éclairent ; que les uns
soient perfectionnés et que les autres perfectionnent. »
Réponse :
Ces trois
actions opérées parmi les anges ne concernent que la réception de la
connaissance ; aussi Denys dit-il au septième chapitre de la Hiérarchie céleste que la purification,
l’illumination et le perfectionnement sont une assomption de la science divine.
Mais voici comment doit être envisagée leur distinction.
En n’importe
quelle génération ou mutation, l’on doit trouver deux termes : le terme de
départ et le terme d’arrivée. Or l’un et l’autre se trouvent différemment en
divers sujets. En certains, en effet, le terme de départ est quelque chose de
contraire à la perfection à acquérir ; comme la noirceur est contraire à
la blancheur, qui est acquise par le blanchissement. Quelquefois, par contre,
la perfection à acquérir n’a pas directement de contraire, mais il y a déjà dans
le sujet des dispositions qui sont contraires aux dispositions qui ordonnent à
l’introduction de la perfection, comme cela est clair pour l’animation du
corps. Parfois enfin, rien n’est présupposé si ce n’est la privation ou la
négation de la forme qui doit être introduite ; comme dans l’illumination
de l’air les ténèbres viennent avant, et sont éloignées par la présence de la
lumière. De même aussi le terme d’arrivée est parfois unique, comme dans le
blanchissement le terme d’arrivée est la blancheur ; et parfois il y a
deux termes d’arrivée, dont l’un est ordonné à l’autre, comme on le voit bien
dans l’altération des éléments, dont un terme est une disposition qui est la
nécessité, et l’autre la forme substantielle elle-même.
Donc, dans la
réception de la connaissance, la diversité susmentionnée se rencontre quant au
terme de départ : car parfois, en celui qui reçoit la science, préexiste
une erreur contraire à l’acquisition de la science ; quelquefois, en
revanche, des dispositions contraires, comme l’impureté de l’âme, ou
l’attachement immodéré aux réalités sensibles, ou quelque chose d’autre ;
parfois enfin préexiste seulement la privation ou la négation de la
connaissance, comme lorsque nous progressons de jour en jour dans la
connaissance ; et c’est seulement ainsi que l’on doit envisager le terme
de départ dans les anges. Du côté du terme d’arrivée, il doit se trouver deux
termes dans la réception de la connaissance. Le premier est ce par quoi
l’intelligence est perfectionnée pour connaître quelque chose ; que ce
soit la forme intelligible, ou la lumière intelligible, ou un quelconque médium
de connaissance. Le second terme est la connaissance elle-même qui en découle,
et qui est le dernier terme dans la réception de la connaissance.
Ainsi donc, la
purification s’opère parmi les anges par un retrait de la nescience ;
c’est pourquoi Denys dit au septième chapitre de la Hiérarchie céleste que « l’assomption de la science divine purifie
de l’ignorance ». L’illumination, quant à elle correspond au premier terme
d’arrivée : c’est pourquoi il dit au même endroit que les anges sont
éclairés en tant qu’une chose leur est manifestée « par une illumination
plus haute ». Et le perfectionnement concerne le dernier terme
lui-même : c’est pourquoi il dit qu’ils sont perfectionnés « dans
cette même lumière, par la science des plus magnifiques instructions ». De
cette façon, l’on comprend que l’illumination et la perfection diffèrent comme
la détermination formelle de la vue par l’espèce du visible et la connaissance
du visible lui-même.
Et c’est
pourquoi Denys dit au cinquième chapitre la Hiérarchie
ecclésiastique que l’ordre des diacres fut institué pour purifier, celui
des prêtres pour éclairer, celui des évêques pour perfectionner ; car les
diacres avaient une fonction concernant les catéchumènes et les énergumènes, en
qui se trouvent des dispositions contraires à l’illumination, dispositions qui
sont enlevées par leur ministère ; la fonction des prêtres est de
communiquer et de montrer au peuple les sacrements, qui sont comme des
intermédiaires par lesquels nous sommes conduits vers les réalités
divines ; la fonction des évêques, quant à elle, était d’ouvrir au peuple
les réalités spirituelles, qui étaient voilées dans la signification des
sacrements.
Réponse aux objections :
1° Comme dit
Denys au sixième chapitre de la Hiérarchie
ecclésiastique, la purification, dans le cas des anges, ne doit s’entendre
d’aucune impureté, mais seulement de la nescience.
2° On dit de deux
façons qu’une négation ou un défaut provient de la nature. D’abord, comme s’il
était dû à la nature d’avoir une telle négation, comme par exemple il est
naturel à l’âne de ne pas avoir de raison ; et ce genre d’imperfection
naturelle n’est jamais enlevé tant qu’une telle nature demeure. Ensuite, on dit
qu’une négation provient de la nature parce qu’il n’est pas dû à la nature
d’avoir une telle perfection, et particulièrement quand les ressources de la
nature ne suffisent pas pour acquérir une telle perfection ; et une telle
imperfection naturelle est enlevée, comme cela est clair pour l’ignorance
qu’ont les enfants, et pour le défaut de gloire qui nous est ôté par la
collation de la gloire. Et de même aussi, la nescience est ôtée des anges.
3° L’illumination
et la purification, dans l’acquisition de la science angélique, sont entre eux
comme la génération et la corruption dans l’acquisition de la forme
naturelle ; et celles-ci sont un par le sujet, mais diffèrent de raison.
4° La réponse
ressort de ce qui a été dit.
5° Le
perfectionnement, dans le cas présent, n’est pas considéré relativement à toute
la connaissance angélique, mais relativement à une seule connaissance, qui est
perfectionnée lorsqu’on est conduit à la connaissance de quelque réalité.
6° De même que la
forme est en quelque façon la cause de la matière en tant qu’elle lui donne
actuellement l’existence, tandis que la matière est d’une autre façon la cause
de la forme en tant qu’elle sustente celle-ci, de même aussi les choses qui
sont du côté de la forme sont en quelque sorte antérieures à celles qui sont du
côté de la matière, et d’une autre façon c’est l’inverse. Et parce que la
privation se tient du côté de la matière, le retrait de la privation est
antérieur naturellement à l’introduction de la forme, suivant l’ordre par
lequel la matière est antérieure à la forme, et que l’on appelle l’ordre de la
génération ; mais l’introduction de la forme est antérieure suivant
l’ordre par lequel la forme est antérieure à la matière, et qui est l’ordre de
la perfection. Et la même considération vaut pour l’ordre de l’illumination et
du perfectionnement.
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Grégoire, à propos de Job 28, 17 : « On ne lui
égalera ni l’or ni le verre », au dix-huitième livre des Moralia : « Alors chacun sera
aussi visible à autrui qu’il est maintenant caché à lui-même. » Or
maintenant, il n’est pas nécessaire que quelqu’un se parle pour qu’il connaisse
ce qu’il conçoit. Donc, dans la patrie, il ne sera pas non plus nécessaire que
l’un parle à l’autre pour montrer ce qu’il conçoit ; parmi les anges, qui
sont bienheureux, la parole n’est donc pas non plus nécessaire.
2° Saint Grégoire
dit au même endroit : « Lorsqu’on regarde le visage de chacun, l’on
pénètre en même temps sa conscience. » Là, par conséquent, la parole n’est
point requise pour que l’un sache ce que l’autre a conçu.
3° Maxime, dans
son Commentaire sur la Hiérarchie
ecclésiastique, au chapitre 2, s’exprime ainsi en parlant des anges :
« établis dans l’incorporéité, s’approchant l’un de l’autre puis se
retirant, contemplant les intelligences les uns des autres plus expressément
que tout discours, communicant les uns avec les autres par le silence de la
parole. » Or le silence s’oppose à la parole. Les anges connaissent donc
mutuellement leurs intelligences sans parole.
4° Toute parole
se fait par quelque signe. Or il n’y a de signe que dans les réalités
sensibles, car « le signe est ce qui, en plus de l’espèce qu’il introduit
dans les sens, fait venir autre chose dans la connaissance », comme il est
dit au quatrième livre des Sentences,
dist. 1. Puis donc que les anges ne reçoivent pas la science des realités
sensibles, il ne recevront pas la connaissance par des signes ; ni, par
conséquent, par la parole.
5° Le signe
semble être ce qui est plus connu quant à nous, mais moins connu par
nature ; et c’est pourquoi le Commentateur distingue, au début du livre de
la Physique, la démonstration du
signe et la démonstration simple, qui est la démonstration pour telle raison.
Or l’ange ne reçoit pas la connaissance par les choses qui sont postérieures
dans la nature. Ni donc par un signe ; ni, par conséquent, par la parole.
6° Dans toute
parole, il est nécessaire qu’il y ait quelque chose pour exciter l’auditeur à
prêter attention aux mots de celui qui parle, et cette chose est parmi nous la
voix même de celui qui parle. Or cela ne peut être posé en l’ange. Ni donc la
parole.
7° Comme dit
Platon, le discours nous a été donné pour que nous connaissions les indications
de la volonté. Or un ange connaît les indications de la volonté d’un autre ange
par lui-même, car elles sont spirituelles ; et l’ange connaît toutes les
choses spirituelles par la même connaissance. Puis donc que l’ange connaît par
lui-même la nature spirituelle de l’autre ange, il connaîtra par lui-même la
volonté de celui-ci ; et ainsi, il n’a besoin d’aucune parole.
8° Les formes de
l’intelligence angélique sont ordonnées à la connaissance des réalités, comme
les raisons des réalités en Dieu sont ordonnées à leur production, puisqu’elles
leur sont semblables. Or la réalité, avec tout ce qui est en elle, soit
au-dedans soit au-dehors, est produite au moyen des raisons idéales. Donc
l’ange aussi, par la forme de son intelligence, connaît l’ange et tout ce qui
est intérieur à l’ange ; et ainsi, il connaît ce que celui-ci
conçoit ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
9° Il y a en
nous deux paroles : l’intérieure et l’extérieure. Or on ne pose point
l’extérieure dans les anges, sinon il serait nécessaire qu’ils forment des
expressions vocales lorsque l’un parle à l’autre ; et la parole intérieure
n’est que la pensée, comme cela est clairement montré par Anselme et saint
Augustin. On ne peut donc poser de parole dans les anges en plus de la pensée.
10° Avicenne
dit que la cause de la parole est, parmi nous, la multitude des désirs, qui
provient de nombreux manques, on le voit bien, car le désir porte sur une
réalité que l’on n’a pas, comme dit saint Augustin. Puis donc que l’on ne doit
pas poser dans les anges une multitude de manques, on ne devra pas poser en eux
la parole.
11° Un ange
ne peut connaître la pensée de l’autre par l’essence de la pensée elle-même,
puisqu’elle n’est pas présente à son intelligence par son essence. Il est donc nécessaire
qu’il la connaisse par quelque espèce. Or l’ange suffit par lui-même à
connaître tout ce qui existe naturellement dans un autre ange par des espèces
innées. Donc, pour la même raison, il connaîtra par ces espèces tout ce qui se
fait par volonté en l’autre ange. Et ainsi, il ne semble pas qu’il faille poser
la parole parmi les anges pour que la conception de l’un vienne à la
connaissance de l’autre.
12° Les
mouvements et les signes ne sont pas faits pour l’ouïe mais pour la vue ;
mais la parole est faite pour l’ouïe. Or les anges s’indiquent mutuellement
leurs conceptions par des mouvements et des signes, comme il est dit dans la Glose, sur ce passage de
1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des
hommes, etc. » L’ange ne communique donc pas par la parole.
13° La parole
est un certain mouvement de la puissance cognitive. Or le mouvement de la
cognitive a pour terme l’âme, et non ce qui est à l’extérieur. Un ange ne
s’ordonne donc pas à un autre ange par la parole afin de lui montrer ce qu’il
conçoit.
14° Dans
toute parole, il est nécessaire que quelque chose d’inconnu soit manifesté par
le connu, comme nous manifestons nos conceptions par des sons sensibles. Or
cela ne peut être posé parmi les anges, car la nature de l’ange, qui est connue
naturellement par l’autre ange, est sans figure, comme dit Denys ; et
ainsi, rien ne peut advenir en elle par quoi serait montré ce qui en elle est
inconnu. La parole ne peut donc exister parmi les anges.
15° Les anges
sont des lumières spirituelles. Or la lumière, par le fait même qu’elle est
vue, se manifeste totalement. Donc, par le fait même que l’ange est vu, tout ce
qui est en lui est totalement connu ; et ainsi, la parole n’a pas lieu
d’être parmi eux.
En sens contraire :
1° Il est dit en
1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des
hommes et des anges, etc. » Or la langue serait inutile s’il n’y avait la
parole. Donc les anges parlent.
2° Ce que peut la
puissance inférieure, la supérieure le peut aussi, suivant Boèce. Or l’homme
peut révéler à un autre homme ce qu’il a conçu. Donc, de même aussi, l’ange le
peut. Or cela revient à ce qu’il parle. La parole existe donc parmi eux.
3° Saint Jean
Damascène dit que « les anges en prononçant un discours sans voix se
transmettent mutuellement tant leurs pensées que leurs décisions ». Or le
discours ne se fait que par la parole. La parole existe donc parmi les anges.
Réponse :
Il est
nécessaire de poser parmi les anges une sorte de parole. En effet, puisque
l’ange ne connaît pas les secrets du cœur de façon spéciale et directe, comme
on l’a établi dans la question précédente sur la connaissance des anges, il est
nécessaire que l’un manifeste à l’autre ce qu’il a conçu ; et c’est cela,
la parole des anges. Chez nous, en effet, on appelle parole la manifestation
même du verbe intérieur que nous concevons en esprit.
Mais comment
les anges manifestent aux autres leurs conceptions, il faut l’envisager à
partir de la ressemblance des réalités naturelles, étant donné que les formes
naturelles sont comme les images des immatérielles, comme dit Boèce. Or nous
trouvons trois façons pour une forme d’exister dans la matière. D’abord
imparfaitement, c’est-à-dire de façon intermédiaire entre la puissance et
l’acte, comme les formes qui sont en devenir. Ensuite, en acte parfait, de
cette perfection, dis-je, par laquelle ce qui a une forme est perfectionné en
soi-même. Enfin, en acte parfait, en tant que ce qui a une forme peut aussi
communiquer à autre chose la perfection ; car il est telle chose lumineuse
en soi, qui ne peut éclairer les autres.
De même aussi,
la forme intelligible existe de trois façons dans l’intelligence : d’abord
comme moyennement entre la puissance et l’acte, c’est-à-dire quand elle est
comme en habitus ; ensuite, comme en acte parfait quant au sujet
intelligent lui-même, et c’est le cas lorsque le sujet pense en acte suivant la
forme qu’il a en lui ; enfin, relativement à l’autre : et le passage
d’une façon à l’autre se fait, comme de la puissance à l’acte, par la volonté.
En effet, la
volonté même de l’ange fait qu’il se tourne actuellement vers les formes qu’il
avait en habitus ; et semblablement, la volonté de l’ange fait que
l’intelligence de l’ange devienne encore plus parfaitement en acte de la forme
existant en lui : en sorte qu’il est perfectionné par une telle forme non
seulement en lui-même, mais relativement à un autre. Et quand il en est ainsi,
l’autre ange perçoit sa connaissance ; et c’est en ce sens que l’on dit
qu’il parle à un autre ange.
Et il en serait
de même parmi nous si notre intelligence pouvait se porter immédiatement vers
les intelligibles ; mais parce que notre intelligence reçoit naturellement
à partir des réalités sensibles, il est nécessaire que certains signes
sensibles soient adaptés à l’expression des conceptions intérieures, afin que
les pensées des cœurs nous soient manifestées.
Réponse aux objections :
1° La parole de
saint Grégoire peut s’entendre à la fois de la vision corporelle et de la
spirituelle. Dans la patrie, en effet, une fois glorifiés les corps des saints,
l’un pourra voir de l’œil du corps l’intérieur du corps de l’autre, qu’il ne
peut pas même voir en soi maintenant ; car les corps glorieux seront pour
ainsi dire traversables ; c’est pourquoi au même endroit saint Grégoire
les compare au verre. De même aussi, chacun verra de l’œil de l’esprit si un
autre a la charité, et la mesure de sa charité, ce que l’on ne peut savoir
maintenant à son propre sujet. Il n’est cependant pas nécessaire que l’un
connaisse en l’autre les pensées actuelles dépendantes de la volonté.
2° Il est dit que
la conscience de l’autre est pénétrée quant à l’habitus, et non quant aux
pensées actuelles.
3° Là, le silence
prive de la parole vocale telle qu’elle existe parmi nous, non de la
spirituelle telle qu’elle existe parmi les anges.
4° On ne peut
appeler signe, à proprement parler, qu’une chose de laquelle on passe à la
connaissance d’autre chose comme discursivement ; et en ce sens, il n’y a
pas de signe parmi les anges, puisque leur science n’est pas discursive, comme
on l’a établi dans la question précédente. Et si parmi nous les signes sont
sensibles, c’est parce que notre connaissance, qui est discursive, naît des
réalités sensibles. Mais nous pouvons communément appeler signe n’importe quel
objet connu en lequel quelque autre chose est connue ; et pour cette
raison, la forme intelligible peut être appelée signe de la réalité qui est
connue par son intermédiaire. Et de la sorte, les anges connaissent les
réalités par des signes ; et ainsi, un ange parle à l’autre par un signe,
c’est-à-dire par une espèce en acte de laquelle son intelligence est
parfaitement effectuée, relativement à l’autre.
5° Bien que dans
les réalités naturelles, dont les effets nous sont plus connus que les causes,
le signe soit ce qui est postérieur en nature, cependant il n’est pas dans la
définition du signe au sens propre qu’il soit antérieur ou postérieur en
nature, mais seulement qu’il nous soit déjà connu ; c’est pourquoi tantôt
nous prenons les effets comme les signes des causes, comme le pouls est le
signe de la santé, et tantôt les causes comme les signes des effets, comme les
dispositions des corps célestes sont les signes des orages et des pluies.
6° Les anges se
tournent vers d’autres anges lorsqu’ils se mettent en acte de certaines formes
en relation à eux, et par là même ils les excitent en quelque sorte à leur
prêter attention.
7° C’est par
le même genre de connaissance que l’ange connaît toutes les réalités
spirituelles, c’est-à-dire intellectuellement ; mais connaître par soi ou
par autre chose ne regarde pas l’espèce de connaissance, mais plutôt le mode de
réception de la connaissance. Il n’est donc pas nécessaire, si un ange connaît
la nature de l’autre par lui-même, qu’il connaisse aussi la parole de l’autre
par lui-même : car la pensée de l’ange n’est pas aussi connaissable pour
un autre ange que sa nature.
8° Cet argument
serait probant si les formes de l’intelligence angélique étaient aussi
efficaces pour connaître que le sont les raisons des réalités en Dieu pour
produire ; mais cela n’est pas vrai, puisqu’il n’y a aucune égalité entre
la créature et le Créateur.
9° Bien
qu’il n’y ait point parmi les anges de parole extérieure comme chez nous,
c’est-à-dire par des signes sensibles, il y en a cependant d’une autre
façon : c’est l’ordination même de la pensée à l’autre que l’on appelle
parole extérieure parmi les anges.
10° Il est
dit que la multitude des désirs est la cause de la parole, parce que de la
multitude des désirs s’ensuit la multitude des concepts, qui ne pourraient être
exprimés que par des signes extrêmement variés. Mais les bêtes ont peu de
concepts, qu’ils expriment en peu de signes naturels. Puis donc qu’il y a de
nombreux concepts parmi les anges, la parole y est également requise. Et la
multitude des concepts ne requiert pas dans les anges d’autres désirs que celui
de communiquer à l’autre ce que l’un a conçu en esprit, désir qui ne pose pas
d’imperfection dans les anges.
11° Un ange
connaît la pensée de l’autre par l’espèce innée par laquelle il connaît l’autre
ange, car c’est par la même qu’il connaît tout ce qu’il connaît dans l’autre
ange. Aussi, dès que l’ange s’ordonne à l’autre ange par l’acte de quelque
forme, cet ange connaît sa pensée ; et certes, cela dépend de la volonté
de l’ange. Mais le caractère connaissable de la nature angélique ne dépend pas
de la volonté de l’ange ; voilà pourquoi la parole n’est pas requise dans
les anges pour connaître la nature, mais seulement pour connaître la pensée.
12° Selon
saint Augustin, la vue et l’ouïe diffèrent seulement à l’extérieur, mais sont
identiques à l’intérieur, dans l’esprit ; car entendre et voir ne sont pas
différents dans l’esprit, mais seulement dans le sens extérieur. Par
conséquent, en l’ange, qui ne se sert que de l’esprit, il n’y a pas de différence
entre voir et entendre ; mais cependant, la parole se dit dans le cas
anges à la ressemblance de celle qui a lieu parmi nous : en effet, c’est
par l’audition que nous acquérons des autres la science. Quant aux mouvements
et aux signes, on peut les distinguer dans les anges de la façon
suivante : on appelle signe l’espèce elle-même, et mouvement l’ordination
à l’autre. Et le pouvoir de faire cela est appelé langue.
13° La parole
est un mouvement de la puissance cognitive, non qu’elle soit la connaissance
elle-même, mais la manifestation de la connaissance ; voilà pourquoi il
est nécessaire qu’elle soit dirigée vers autrui ; ainsi également le
Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme
que « la langue est faite pour signifier à autrui ».
14° L’essence
de l’ange n’est pas figurable par une figure corporelle ; mais son
intelligence est comme figurée par une forme intelligible.
15° La
lumière corporelle se manifeste elle-même par nécessité de nature ; c’est
pourquoi elle se manifeste indifféremment quant à tout ce qui est en elle. Mais
dans le cas des anges, il y a la volonté, dont les conceptions ne peuvent être
manifestes que suivant le commandement de la volonté ; voilà pourquoi la
parole est nécessaire.
Objections :
Il semble que
non.
1° À propos de
1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des
hommes, etc. », la Glose
s’exprime ainsi : « C’est par les langues que les anges supérieurs
signifient aux inférieurs ce que les premiers comprennent de la volonté de
Dieu. » La parole, qui est l’acte de la langue, appartient donc aux seuls
anges supérieurs.
2°
Celui
qui parle, quel qu’il soit, fait quelque chose dans celui qui entend. Or les
anges inférieurs ne peuvent rien effectuer sur les supérieurs, car les
supérieurs ne sont pas en puissance relativement aux inférieurs, mais c’est
plutôt l’inverse, puisque les supérieurs ont davantage d’acte et moins de
puissance. Les anges inférieurs ne peuvent donc parler aux supérieurs.
3° La parole
ajoute à la pensée l’infusion de la science. Or les anges inférieurs ne peuvent
infuser quoi que ce soit aux supérieurs, car dans ce cas ils agiraient sur eux,
ce qui est impossible. Ils ne leur parlent donc pas.
4° L’illumination
n’est rien d’autre que la manifestation de quelque chose d’inconnu. Or la
parole existe parmi les anges pour la manifestation de quelque chose d’inconnu.
La parole est donc pour les anges une certaine illumination. Puis donc que les
anges inférieurs n’éclairent pas les supérieurs, il semble que les inférieurs
ne parlent pas aux supérieurs.
5° L’ange à qui
s’adresse la parole connaît en puissance ce qui est exprimé par la
parole ; et par la parole, il est rendu actuellement connaissant. L’ange
qui parle amène donc de la puissance à l’acte celui à qui il parle. Or cela
n’est pas possible aux anges inférieurs à l’égard des supérieurs, car alors ils
seraient plus nobles qu’eux. Les inférieurs ne parlent donc pas aux supérieurs.
6° Quiconque
parle à un autre d’une chose que celui-ci ignore, l’enseigne. Si donc les anges
inférieurs parlent aux supérieurs de leurs propres conceptions que ceux-ci
ignorent, il semble qu’ils les enseignent ; et dans ce cas, ils les
perfectionnent, puisque perfectionner, c’est enseigner, selon Denys ; et
cela va contre l’ordre de la hiérarchie, suivant lequel les inférieurs sont
perfectionnés par les supérieurs.
En sens contraire :
1° Saint Grégoire
dit au deuxième livre des Moralia que
Dieu parle aux anges et que les anges parlent à Dieu. Donc, pour la même
raison, les anges supérieurs parlent aussi aux inférieurs et vice versa.
Réponse :
Pour voir
clairement la réponse à cette question, il est nécessaire de savoir comment
l’illumination et la parole diffèrent parmi les anges ; et voici comment
l’on peut envisager cela. Il y a deux raisons pour lesquelles une intelligence
manque à connaître un objet connaissable. D’abord, à cause de l’absence de
celui-ci ; ainsi, nous ne connaissons pas les actions des temps passés ou
d’autres lieux éloignés, qui ne sont pas parvenues jusqu’à nous. Ensuite, à
cause de l’imperfection de l’intelligence, qui n’est pas assez forte pour
pouvoir atteindre les objets connaissables qui sont en elle : ainsi,
l’intelligence a en elle toutes les conclusions dans les premiers principes
connus naturellement, et cependant elle ne les connaît que si elle est
renforcée par l’exercice ou l’enseignement. La parole est donc au sens propre
ce qui conduit quelqu’un à la connaissance de l’inconnu, en lui rendant
présente une chose qui sans cela était pour lui absente ; comme on le voit
clairement parmi nous lorsque l’un rapporte à l’autre des choses que celui-ci
n’a pas vues, et ainsi les lui rend en quelque sorte présentes par le langage.
Mais il y a illumination quand l’intelligence est renforcée pour connaître
quelque chose au-dessus de ce qu’elle connaissait, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit.
Cependant il
faut savoir que la parole peut exister parmi les anges et parmi nous sans
illumination ; car il arrive parfois que des choses nous soient
manifestées par la parole, sans que l’intelligence en soit davantage renforcée
pour comprendre ; par exemple, lorsque des histoires me sont racontées, ou
quand un ange montre à un autre ce qu’il a conçu ; en effet, de telles
choses peuvent indifféremment être connues ou ignorées par celui qui a une
intelligence faible ou forte. Mais, tant parmi les anges que parmi nous,
l’illumination s’accompagne toujours d’une parole. Car nous éclairons un autre
en tant que nous lui transmettons quelque médium par lequel son intelligence
est renforcée pour connaître quelque chose ; et cela se fait par la
parole. De même aussi, il est nécessaire que cela se fasse dans les anges par
une parole. En effet, l’ange supérieur a connaissance des réalités par des formes
plus universelles ; l’ange inférieur n’est donc pas proportionné à
recevoir la connaissance de l’ange supérieur, à moins que l’ange supérieur ne
divise et distingue en quelque sorte sa connaissance, en concevant en soi ce
sur quoi il veut éclairer, de telle façon que cela soit compréhensible pour
l’ange inférieur, et en manifestant ainsi sa conception à l’autre ange quand il
l’éclaire ; et c’est pourquoi Denys dit au quinzième chapitre de la Hiérarchie céleste : « Chaque
essence intellectuelle, par une sage providence, décompose la notion simple
qu’elle a reçue d’une essence plus divine, et la multiplie pour élever
l’essence inférieure. » Et il en est de même du maître, qui voit que le
disciple ne peut saisir les choses que lui-même connaît, à la façon dont il
connaît ; et c’est pourquoi il s’applique à distinguer et à multiplier par
des exemples, pour qu’ainsi le disciple puisse comprendre.
Il faut donc
répondre que cette parole qui accompagne l’illumination est employée seulement
par les supérieurs à l’adresse des inférieurs ; mais quant à l’autre
parole, elle est dite indifféremment par les supérieurs aux inférieurs et
vice versa.
Réponse aux objections :
1° Cette glose
concerne la parole qui accompagne l’illumination.
2° L’ange qui
parle ne fait rien dans l’ange à qui il parle ; mais quelque chose se fait
dans l’ange même qui parle, et dès lors il est connu de l’autre, de la façon
déjà indiquée ; et c’est pourquoi il n’est pas nécessaire que celui qui
parle infuse quelque chose à celui à qui il parle.
3° On voit dès
lors clairement la solution au troisième argument.
4° La réponse
ressort de ce qui a été dit.
5° L’ange à qui
l’on parle devient actuellement connaissant, de potentiellement connaissant
qu’il était : non qu’il soit lui-même amené de la puissance à l’acte, mais
parce que l’ange qui parle s’amène lui-même de la puissance à l’acte, lorsqu’il
se met en acte parfait de quelque forme relativement à l’autre ange.
6° L’enseignement
porte proprement sur les choses par lesquelles l’intelligence est
perfectionnée. Mais qu’un ange connaisse la pensée de l’autre n’appartient pas
à la perfection de son intelligence ; de même qu’il n’appartient pas à la
perfection de mon intelligence que je connaisse des réalités absentes qui ne me
concernent pas.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Partout où
sont requis une approche et un éloignement, une distance déterminée est
nécessaire. Or les anges « qui s’approchent l’un de l’autre puis se
retirent, contemplent les intelligences les uns des autres », comme dit
Maxime à propos du deuxième chapitre de la Hiérarchie
céleste. Donc, etc.
2° Selon saint
Jean Damascène, l’ange est là où il opère. Si donc un ange parle à un autre
ange, il est nécessaire qu’il soit là où se trouve celui à qui il parle, et
ainsi une distance déterminée est requise.
3° Il est dit en
Is. 6, 3 : « Ils se criaient l’un à l’autre. » Or la
parole criée n’a lieu d’être qu’en raison de la distance de celui à qui nous
parlons. Il semble donc que la distance empêche la parole de l’ange.
4° Il est
nécessaire que la parole soit transportée de celui qui parle à celui qui
entend ; or cela est impossible s’il y a une distance locale entre l’ange
qui parle et celui qui entend, car la parole spirituelle n’est pas transportée
par un médium corporel. La distance locale empêche donc la parole de l’ange.
5° Si l’âme de
saint Pierre était ici, elle connaîtrait ce qui se fait ici ; mais
puisqu’elle est dans le ciel, elle ne le connaît pas ; c’est pourquoi à
propos de Is. 63, 16 : « Abraham ne nous connaît
point », la Glose de saint
Augustin dit : « Les morts, mêmes saints, ne savent pas ce que font
les vivants, même leurs fils. » La distance locale empêche donc la
connaissance de l’âme bienheureuse ; et pour la même raison celle de
l’ange, et aussi sa parole.
En sens contraire :
1° La plus grande
distance existe entre le paradis et l’enfer. Or ceux-ci se regardent
mutuellement, surtout avant le jour du Jugement, comme cela est clairement
montré en Lc 16, 23 à propos de Lazare et du riche. Aucune distance
locale n’empêche donc la connaissance de l’âme séparée, ni de même celle de
l’ange ; ni sa parole, pour la même raison.
Réponse :
L’action dépend
du mode de l’agent ; voilà pourquoi les choses qui sont corporelles et
locales agissent de façon corporelle et locale, tandis que celles qui sont
spirituelles n’agissent que spirituellement. Puis donc que l’ange, en tant
qu’il est intelligent, n’est nullement local, l’action de son intelligence n’a
aucunement de proportion au lieu. Et donc, puisque la parole est l’opération de
l’intelligence elle-même, la proximité ou la distance du lieu ne la concerne en
rien ; de sorte que l’ange perçoit la parole de l’ange indifféremment d’un
lieu proche ou lointain, au sens où nous disons que les anges sont dans un
lieu.
Réponse aux objections :
1° Cette approche
et cet éloignement ne doivent pas être entendus au sens d’un lieu, mais au sens
d’une conversion de l’un à l’autre.
2° Lorsqu’il est
dit que l’ange est là où il opère, il faut comprendre cela de l’opération par
laquelle il agit sur un corps ; et cette opération locale est du côté de
ce qui est son terme. Mais la parole de l’ange n’est pas une telle
opération ; l’argument n’est donc pas concluant.
3° Le cri que les
séraphins, est-il dit, ont poussé, désigne la grandeur des choses qu’ils
proféraient, c’est-à-dire l’unité de l’essence et la trinité des Personnes,
disant : « Saint, saint, etc. »
4° L’ange à qui
la parole est adressée, comme on l’a dit, ne reçoit rien de celui qui
parle ; mais par l’espèce qu’il a en lui, il connaît à la fois l’autre
ange et sa parole. Il n’est donc pas nécessaire de poser un médium par lequel
une chose serait transportée de l’un vers l’autre.
5° Saint Augustin
parle de la connaissance naturelle des âmes, par laquelle même les saints ne
peuvent savoir ce qui se fait ici-bas ; mais ils le connaissent par la
puissance de la gloire, comme le dit expressément saint Grégoire au livre des Moralia, en exposant ce verset :
« Que ses enfants soient honorés, il n’en sait rien ; qu’ils soient
dans l’abaissement, il l’ignore » (Job 14, 21). Mais les anges
ont une connaissance naturelle plus élevée que celle de l’âme ; il n’en va
donc pas de même pour l’ange et pour l’âme.
Objections :
Il semble que
non.
1° Rien d’autre
n’est requis pour la parole que l’espèce intelligible et la conversion à l’autre.
Or cette espèce et cette conversion sont connues de la même façon par tel ange
et par tel autre. La parole d’un ange est donc perçue indifféremment par tous
les anges.
2° Un ange parle
à tous les anges avec les mêmes mouvements. Si donc un ange connaît la parole
que lui adresse un autre, il connaîtra pour la même raison la parole que le
même ange adresse aux autres.
3° Quiconque
regarde un ange, perçoit son espèce, par laquelle il comprend et parle. Or les
anges se regardent toujours les uns les autres. Un ange connaît donc toujours
la parole de l’autre, qu’il parle à lui ou à un autre.
4° Si un homme
parle, il est entendu indifféremment par tous ceux qui sont également proches
de lui, à moins qu’il n’y ait un défaut du côté de l’auditeur, par exemple s’il
a une ouïe déficiente. Or parfois un autre ange est plus près de l’ange qui
parle que celui à qui il parle, suivant l’ordre de la nature ou même suivant le
lieu. Il n’est donc pas entendu par celui-là seul à qui il parle.
En sens contraire :
1° Il semble
aberrant de dire que nous pouvons faire quelque chose que les anges ne peuvent
pas faire. Or l’homme peut faire connaître à un autre ce qu’il a conçu dans son
cœur, de telle façon que cela reste caché à un troisième. L’ange peut donc lui
aussi parler à un autre sans que cela soit perçu par un troisième.
Réponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, la pensée d’un ange vient à la connaissance d’un
autre à la façon d’une parole spirituelle, par le fait même que l’ange se met
en acte d’une espèce non seulement en lui-même, mais encore relativement à un
autre ; et cela se fait par la propre volonté de l’ange qui parle. Or il
n’est pas nécessaire que les choses qui appartiennent à la volonté soient
indifférentes à tous, mais elles dépendent du mode fixé par la volonté ;
voilà pourquoi la parole susdite ne sera pas indifférente à tous les anges,
mais suivra ce que la volonté de l’ange qui parle aura déterminé. Si donc
l’ange, en son intelligence, est mis par sa propre volonté en acte d’une espèce
relativement à un seul ange, sa parole sera perçue seulement par
celui-ci ; mais si c’est relativement à plusieurs, elle sera perçue par
plusieurs.
Réponse aux objections :
1° Dans la
parole, la conversion ou la direction n’est pas requise comme connue, mais
comme faisant connaître. Donc, du fait même qu’un ange se tourne vers un autre,
cette conversion fait connaître à celui-ci la pensée de l’autre ange.
2° D’un point de
vue général, il y a un seul mouvement par lequel un ange parle à tous ;
mais d’un point de vue particulier, il y a autant de mouvements qu’il y a de
conversions à différents anges ; chacun connaît donc suivant le mouvement
opéré vers lui.
3° Bien qu’un
ange regarde l’autre, il n’est cependant pas nécessaire qu’il voie l’espèce en
tant que moyen de sa pensée actuelle, à moins que cet ange ne se tourne vers
lui.
4° La parole
humaine met en mouvement le sens de l’ouïe par une action qui procède par
nécessité de nature, puisque c’est par un ébranlement de l’air jusqu’à
l’oreille ; mais il n’en va pas de même dans la parole de l’ange, comme on
l’a dit aux articles 5 et 6 : tout dépend de la volonté de
l’ange qui parle.
Article
1 : L’esprit, en tant qu’on y pose l’image de la Trinité, est-il l’essence de
l’âme ?
Article
2 : La mémoire est-elle dans l’esprit ?
Article
3 : La mémoire se distingue-t-elle de l’intelligence comme une puissance se
distingue d’une autre ?
Article
4 : L’esprit connaît-il les réalités matérielles ?
Article
5 : Notre esprit peut-il connaître les choses matérielles singulièrement ?
Article
6 : L’esprit humain reçoit-il une connaissance provenant des choses
sensibles ?
Article
7 : L’image de la Trinité est-elle dans l’esprit en tant qu’il connaît les
choses matérielles ?
Article
8 : L’esprit se connaît-il lui-même par son essence ou par une espèce ?
Article
9 : Est-ce par leur essence que notre esprit connaît les habitus existant dans
l’âme ?
Article
10 : Quelqu’un peut-il savoir qu’il a la charité ?
Article
11 : L’esprit dans l’état de voie peut-il voir Dieu dans son essence ?
Article
12 : L’existence de Dieu est-elle évidente par soi pour l’esprit humain ?
Article
13 : La trinité des Personnes peut-elle être connue par la raison naturelle ?
Objections :
Il semble qu’il
soit l’essence même de l’âme.
1° Saint Augustin
dit au neuvième livre sur la Trinité
que « mens et spiritus ne se disent pas relativement,
mais désignent l’essence », qui n’est autre que l’essence de l’âme.
L’esprit est donc l’essence même de l’âme.
2° Les divers
genres de puissances de l’âme ne s’unissent que dans l’essence. Or l’appétitif
et l’intellectif sont divers genres de puissances de l’âme : en effet, à
la fin du premier livre sur l’Âme
sont posés les cinq genres les plus communs de puissances de l’âme, à savoir le
végétatif, le sensitif, l’appétitif, le locomoteur et l’intellectif. Puis donc
que l’esprit inclut en soi l’intellectif et l’appétitif — car saint Augustin
pose l’intelligence et la volonté dans l’esprit —, il semble que l’esprit ne
soit pas une puissance mais l’essence même de l’âme.
3° Saint Augustin
dit au onzième livre de la Cité de Dieu
que nous sommes à l’image de Dieu en tant que « nous sommes, nous savons
que nous sommes, et nous aimons l’un et l’autre » ; et au neuvième
livre sur la Trinité, il désigne
ainsi l’image de Dieu en nous : esprit, connaissance et amour. Puis donc
que aimer est l’acte de l’amour, et connaître, l’acte de la connaissance, il
semble qu’être soit l’acte de l’esprit. Or être est l’acte de l’essence.
L’esprit est donc l’essence même de l’âme.
4° L’esprit se
trouve en l’ange et en nous pour la même raison. Or l’essence même de l’ange
est son esprit. C’est pourquoi Denys appelle fréquemment les anges
« esprits intellectuels » ou « divins ». Notre esprit est
donc aussi l’essence même de l’âme.
5° Saint Augustin
dit au dixième livre sur la Trinité
que « la mémoire, l’intelligence et la volonté sont un seul esprit, une
seule essence, une seule vie ». Donc, de même que la vie appartient à
l’essence, de même aussi l’esprit.
6° Un accident ne
peut pas être le principe d’une distinction substantielle. Or l’homme se
distingue substantiellement des bêtes en ce qu’il a un esprit. L’esprit n’est
donc pas un accident. Or la puissance de l’âme est une propriété de l’âme,
suivant Avicenne, et ainsi, elle est du genre de l’accident. L’esprit n’est
donc pas une puissance mais il est l’essence même de l’âme.
7° Des actes
spécifiquement différents n’émanent pas d’une puissance unique. Or de l’esprit
émanent des actes spécifiquement différents, à savoir, se souvenir, penser et
vouloir, comme le montre saint Augustin. L’esprit n’est donc pas une puissance
de l’âme mais son essence même.
8° Une puissance
n’est pas le sujet d’une autre puissance. Or l’esprit est le sujet de l’image
qui consiste en trois puissances. L’esprit n’est donc pas une puissance mais
l’essence même de l’âme.
9° Aucune
puissance n’inclut en soi plusieurs puissances. Or l’esprit inclut
l’intelligence et la volonté. Il n’est donc pas une puissance mais l’essence.
En sens contraire :
1° L’âme n’a pas
d’autres parties que ses puissances. Or l’esprit est une certaine partie
supérieure de l’âme, comme dit saint Augustin au livre sur la Trinité. L’esprit est donc une puissance
de l’âme.
2° L’essence de
l’âme est commune à toutes les puissances, car toutes s’enracinent en elle. Or
l’esprit n’est pas commun à toutes les puissances, car une division l’oppose au
sens. L’esprit n’est donc pas l’essence même de l’âme.
3° Dans l’essence
de l’âme, il n’y a pas lieu d’admettre un plus haut et un plus bas. Or il y a
dans l’esprit un plus haut et un plus bas : en effet, saint Augustin
divise l’esprit en raison supérieure et raison inférieure. L’esprit est donc
une puissance de l’âme, non l’essence.
4° L’essence de
l’âme est principe de vie. Or l’esprit n’est pas principe de vie, mais de
pensée. L’esprit n’est donc pas l’essence même de l’âme mais une puissance de
celle-ci.
5° Le sujet ne se
prédique pas de l’accident. Or l’esprit se prédique de la mémoire, de
l’intelligence et de la volonté, qui sont dans l’essence de l’âme comme en un
sujet. L’esprit n’est donc pas l’essence de l’âme.
6° Selon saint
Augustin au deuxième livre sur la Trinité,
l’âme n’est pas à l’image par tout elle-même, mais par quelque chose
d’elle-même. Or elle est à l’image par l’esprit. Le nom d’esprit ne désigne
donc pas toute l’âme mais quelque chose de l’âme.
7° Le nom de mens semble être pris de meminit [litt. il se souvient]. Or le
nom de mémoire désigne une puissance de l’âme. Mens désigne donc aussi une puissance de l’âme, et non l’essence.
Réponse :
Le nom de mens est pris de mensurare [litt. mesurer]. Or les réalités de chaque genre sont
mesurées par ce qui est le plus petit et le principe premier dans leur genre,
comme on le voit clairement au dixième livre de la Métaphysique ; voilà pourquoi le nom de mens se dit de cette façon, dans l’âme, tout comme le nom
d’intelligence. En effet, seule l’intelligence reçoit une connaissance en
provenance des réalités en les mesurant pour ainsi dire à ses principes.
Or le nom
d’intelligence, puisqu’il se dit relativement à un acte, désigne une puissance
de l’âme ; en effet, la vertu ou la puissance est intermédiaire entre
l’essence et l’opération, comme le montre Denys au onzième chapitre de la Hiérarchie céleste. Mais parce que les
essences des réalités nous sont inconnues tandis que leurs puissances se
manifestent à nous par des actes, nous employons souvent les noms des vertus ou
des puissances pour signifier les essences. Et parce que rien ne devient connu
que par ce qui lui est propre, il est nécessaire, lorsqu’une essence est
désignée par sa puissance, qu’elle le soit par une puissance qui lui est
propre. Or il se trouve en général, dans les puissances, que ce qui peut le
plus peut le moins, mais non l’inverse ; par exemple, « celui qui
peut porter mille livres peut en porter cent », comme il est dit au
premier livre sur le Ciel et le Monde.
Voilà pourquoi, si quelque réalité doit être désignée par sa puissance, il est
nécessaire qu’elle le soit par le dernier degré de sa puissance. Or l’âme qui
est dans les plantes n’a que le plus bas degré parmi les puissances de
l’âme ; c’est pourquoi elle est nommée d’après cette puissance lorsqu’elle
est appelée nutritive ou végétative. L’âme des bêtes, quant à elle, atteint un
degré plus élevé, à savoir celui du sens ; c’est pourquoi cette âme est
appelée sensitive, ou même parfois « sens ». Mais l’âme humaine
atteint le plus haut degré parmi les puissances de l’âme, et elle est nommée
d’après cela ; c’est pourquoi on l’appelle « intellective », et
parfois aussi « intelligence », et de même « esprit », en
tant qu’une telle puissance émane d’elle naturellement, car elle lui est plus
propre qu’aux autres âmes.
On voit donc
clairement que le nom d’esprit désigne dans notre âme ce qu’il y a de plus haut
dans sa puissance. Puis donc que l’image divine se trouve en nous dans ce qu’il
y a en nous de plus élevé, l’image n’appartiendra à l’essence de l’âme que par
l’esprit, en tant que « esprit » désigne la plus haute puissance de
l’âme. Et ainsi, en tant que l’image est dans l’esprit, « esprit »
désigne la puissance de l’âme et non l’essence ; ou s’il désigne
l’essence, ce n’est qu’en tant qu’une telle puissance émane d’elle.
Réponse aux objections :
1° Il est dit que
mens signifie l’essence, non en tant
que l’essence s’oppose à la puissance, mais en tant que l’essence absolue
s’oppose à ce qui se dit relativement. Et ainsi, l’esprit s’oppose à la
connaissance de soi, dans la mesure où l’esprit se rapporte à lui-même par la
connaissance alors que l’esprit lui-même se dit de façon absolue. Ou bien l’on
peut dire que mens est pris par saint
Augustin comme signifiant l’essence de l’âme en même temps qu’une telle
puissance.
2° Les genres de
puissances de l’âme se distinguent de deux façons : d’abord du côté de
l’objet, ensuite du côté du sujet, ou du mode d’action, ce qui revient au même.
Si donc on les distingue du côté de l’objet, alors on trouve les cinq genres de
puissances de l’âme énumérés ci-dessus. Mais si on les distingue du côté du
sujet ou du mode d’action, alors il y a trois genres de puissances de l’âme, à
savoir le végétatif, le sensitif et l’intellectif. En effet, l’opération de
l’âme peut se rapporter à la matière de trois façons. D’abord en sorte qu’elle
s’exerce à la façon d’une action matérielle, et le principe de telles actions
est la puissance nutritive, dont les actes sont exercés par les qualités
actives et passives, tout comme les autres actions matérielles. Ensuite, en
sorte que l’opération de l’âme n’atteigne pas la matière elle-même mais
seulement les circonstances de la matière, comme c’est le cas des actes de la
puissance sensitive : dans le sens, en effet, l’espèce est reçue sans la
matière, mais cependant avec les circonstances de la matière. Enfin, en sorte
que l’opération de l’âme dépasse et la matière, et les circonstances de la matière ;
et c’est le cas de la partie intellective de l’âme.
Donc, suivant
ces différentes partitions des puissances de l’âme, deux puissances de l’âme
comparées entre elles se trouvent ramenées au même genre ou à des genres
différents. En effet, si l’appétit sensitif et l’appétit intellectuel, qui est
la volonté, sont considérés en relation à l’objet, alors ils se ramènent à un
genre unique, car l’objet de l’un et de l’autre est le bien. Mais si on les
considère quant au mode d’action, alors ils se ramènent à des genres
différents, car l’appétit inférieur se ramènera au genre sensitif, tandis que
l’appétit supérieur se ramènera au genre intellectif. En effet, de même que le
sens appréhende son objet sous des circonstances matérielles, c’est-à-dire en
tant qu’il est ici et maintenant, de même aussi l’appétit sensitif se porte
vers son objet, qui est le bien particulier. En revanche, l’appétit supérieur
tend vers son objet à la façon dont l’intelligence l’appréhende ; et
ainsi, quant au mode d’action, la volonté se ramène au genre intellectif. Or le
mode d’action provient de la disposition de l’agent : car plus l’agent
sera parfait, plus son action sera parfaite. Voilà pourquoi, si l’on considère
de telles puissances en tant qu’elles émanent de l’essence de l’âme, qui est
pour ainsi dire leur sujet, la volonté se trouve coordonnée à
l’intelligence ; mais ce n’est pas le cas de l’appétit inférieur qui se
divise en irascible et en concupiscible. Et c’est pourquoi l’esprit peut, sans
être l’essence de l’âme, inclure la volonté et l’intelligence, en tant qu’il
désigne un certain genre de puissances de l’âme, en sorte que toutes les
puissances qui, dans leurs actes, sont entièrement détachées de la matière et
des circonstances de la matière sont comprises comme étant incluses dans
l’esprit.
3° L’image de la
Trinité dans l’homme est désignée de multiples façons par saint Augustin et les
autres saints ; et il n’est pas nécessaire que l’une de ces désignations
corresponde à l’autre ; par exemple, il est clair que saint Augustin
désigne ainsi l’image de la Trinité : esprit, connaissance et amour ;
et plus loin : mémoire, intelligence et volonté. Et bien que la volonté et
l’amour se correspondent mutuellement, ainsi que la connaissance et
l’intelligence, cependant il n’est pas nécessaire que l’esprit corresponde à la
mémoire, puisque l’esprit contient toutes les trois choses que comporte l’autre
désignation. De même, la désignation de saint Augustin signalée par l’objection
est encore différente des deux précédentes. Il n’est donc pas nécessaire, si
aimer correspond à l’amour, et connaître à la connaissance, que être
corresponde à l’esprit comme son acte propre, en tant qu’il est esprit.
4° Les anges sont
appelés esprits, non que l’esprit même de l’ange ou son intelligence, en tant
que ces noms désignent la puissance, soient son essence, mais parce qu’ils
n’ont rien d’autre, parmi les puissances de l’âme, que ce qui est compris sous
le nom d’esprit : aussi sont-ils totalement esprit. À notre âme, par
contre, parce qu’elle est l’acte du corps, sont adjointes d’autres puissances
qui ne sont pas comprises sous le nom d’esprit, à savoir les puissances
sensitive et nutritive ; c’est pourquoi on ne peut pas dire que l’âme est
esprit comme on le dit de l’ange.
5° Vivre ajoute
quelque chose à être, et penser à vivre. Or, pour que l’image de Dieu se trouve
en quelque être, il est nécessaire qu’il atteigne le dernier genre de
perfection auquel la créature peut tendre ; si donc il a seulement l’être,
comme les pierres, ou l’être et le vivre, comme les plantes et les bêtes, la
notion d’image n’est pas conservée en eux ; mais il est nécessaire, pour
la parfaite notion d’image, que la créature existe, vive et pense. En cela, en
effet, elle se conforme très parfaitement dans son genre aux attributs
essentiels. Or, dans la désignation de l’image, l’esprit tient la place de
l’essence divine, tandis que les trois choses que sont la mémoire,
l’intelligence et la volonté tiennent la place des trois Personnes ; voilà
pourquoi saint Augustin met au compte de l’esprit les choses qui sont requises
pour l’image dans la créature, lorsqu’il dit que « la mémoire,
l’intelligence et la volonté sont une seule vie, un seul esprit, une seule
essence ». Et cependant, il n’est pas nécessaire que l’esprit et la vie se
disent dans l’âme pour la même raison que l’essence, car en nous, être, vivre
et penser ne sont pas la même chose, comme c’est le cas en Dieu ;
cependant les trois choses ci-dessus sont appelées une seule essence en tant
qu’elles procèdent de l’unique essence de l’âme, une seule vie en tant qu’elles
regardent un unique genre de vie, un seul esprit en tant que qu’elles sont
comprises dans un seul esprit comme des parties dans un tout, comme la vue et
l’ouïe sont comprises dans la partie sensitive de l’âme.
6° Selon le
Philosophe au huitième livre de la Métaphysique,
parce que les différences substantielles des réalités nous sont inconnues, on
emploie parfois à leur place dans les définitions les différences
accidentelles, dans la mesure où les accidents eux-mêmes désignent ou font
connaître l’essence, comme les effets propres font connaître la cause ;
c’est pourquoi le sensible, en tant qu’il est la différence constitutive de
l’animal, n’est pas pris du nom de sens comme désignant une puissance, mais comme
désignant l’essence même de l’âme, de laquelle découle une telle puissance. Et
il en est de même du rationnel, ou de la propriété « doué d’esprit ».
7° De même que la
partie sensitive de l’âme n’est pas conçue comme étant une certaine puissance
en plus de toutes les puissances particulières qui sont comprises en elles,
mais comme un certain tout potentiel comprenant toutes ces puissances comme des
parties, de même aussi l’esprit n’est pas une certaine puissance en plus de la
mémoire, de l’intelligence et de la volonté, mais il est un certain tout
potentiel comprenant ces trois-là ; comme nous voyons aussi que dans la
puissance de construire une maison est comprise la puissance de tailler les
pierres, d’élever les murs, etc.
8° L’esprit ne se
rapporte pas à l’intelligence et à la volonté comme leur sujet, mais plutôt
comme un tout se rapporte à ses parties, pour autant que « esprit »
désigne la puissance elle-même. Mais si l’on prend « esprit » pour
désigner l’essence de l’âme en tant qu’une telle puissance émane naturellement
d’elle, alors il désignera le sujet des puissances.
9°
Une
puissance particulière unique ne comprend pas en elle-même plusieurs
puissances ; mais rien n’empêche que plusieurs puissances soient comprises
comme des parties dans une puissance générale, comme plusieurs parties
organiques sont comprises dans une partie du corps, tels les doigts dans la
main.
Objections :
Il semble que
non.
1° Selon saint
Augustin au douzième livre sur la Trinité,
ce qui nous est commun avec les bêtes n’appartient pas à l’esprit. Or la
mémoire nous est commune avec les bêtes, comme le montre saint Augustin au
dixième livre des Confessions. La
mémoire n’est donc pas dans l’esprit.
2° Le Philosophe
dit au livre sur la Mémoire et la
Réminiscence que la mémoire n’appartient pas à l’intelligence mais à la
faculté sensible première. Puis donc que l’esprit est la même chose que
l’intelligence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il semble que la mémoire
ne soit pas dans l’esprit.
3° L’intelligence
et tout ce qui relève de l’intelligence font abstraction de l’ici et du
maintenant, tandis que la mémoire n’en fait pas abstraction ; en effet,
elle regarde un temps déterminé, qui est le passé, car la mémoire porte sur des
choses passées, comme dit Cicéron. La mémoire n’appartient donc pas à l’esprit
ou à l’intelligence.
4° Puisque dans
la mémoire sont conservées des choses qui ne sont pas appréhendées
actuellement, il est nécessaire que, partout où l’on pose la mémoire, appréhender
diffère de retenir. Or ils ne diffèrent pas dans l’intelligence mais seulement
dans le sens. En effet, s’ils peuvent différer dans le sens, c’est parce que le
sens use d’un organe corporel, et que tout ce qui est gardé dans le corps n’est
pas appréhendé. L’intelligence, par contre, n’use pas d’un organe
corporel ; c’est pourquoi rien n’est retenu en elle sinon
intelligiblement, et ainsi, il est nécessaire que ce soit pensé actuellement.
La mémoire n’est donc pas dans l’intelligence ou dans l’esprit.
5° Avant que
l’âme retienne en elle quelque chose, elle ne se remémore pas. Or, avant de
recevoir des sens, d’où toute notre connaissance est issue, des espèces qu’elle
puisse retenir, elle est à l’image. Puis donc que l’esprit [litt. la mémoire]
est une partie de l’image, il ne semble pas que la mémoire puisse être dans
l’esprit.
6° L’esprit, en
tant qu’il est à l’image de Dieu, se porte vers Dieu. Or la mémoire ne se porte
pas vers Dieu ; en effet, la mémoire porte sur les choses qui sont
concernées par le temps, alors que Dieu est tout à fait au-dessus du temps. La
mémoire n’est donc pas dans l’esprit.
7° Si la mémoire
était une partie de l’esprit, les espèces intelligibles seraient conservées
dans l’esprit lui-même comme elles le sont dans l’esprit de l’ange. Or l’ange,
en se tournant vers les espèces qu’il a en lui, peut penser. Donc notre esprit
aussi, en se tournant vers les espèces retenues ; et ainsi, il pourrait
penser sans se tourner vers des phantasmes, ce qui apparaît manifestement faux.
En effet, si quelqu’un a une science en habitus, si grande soit-elle, et que
cependant l’organe de la puissance imaginative ou remémorative est blessé, il
ne peut passer à l’acte ; ce qui ne serait pas le cas si l’esprit pouvait
penser en acte sans se tourner vers les puissances qui se servent d’organes. La
mémoire n’est donc pas dans l’esprit.
En sens contraire :
1° Le Philosophe
dit au troisième livre sur l’Âme que
« l’âme est le lieu des espèces, étant entendu que ce n’est pas toute
l’âme, mais l’âme intellectuelle ». Or il appartient au lieu de conserver
ce qui est contenu en lui. Puis donc qu’il appartient à la mémoire de conserver
les espèces, il semble qu’elle soit dans l’intelligence.
2° Ce qui se
rapporte indifféremment à tout temps ne regarde pas un temps particulier. Or la
mémoire, même au sens propre, se rapporte indifféremment à tout temps, comme
dit saint Augustin au quatorzième livre sur la Trinité, et il le prouve par les paroles de Virgile, qui a employé
au sens propre les noms de mémoire et d’oubli. La mémoire ne regarde donc pas
un temps particulier, mais tous. Elle appartient donc à l’intelligence.
3° La mémoire,
prise au sens propre, porte sur des choses passées. Or l’intelligence ne porte
pas seulement sur des choses présentes mais aussi sur des choses passées. En
effet, l’intelligence forme une composition relative à n’importe quel temps
lorsqu’elle pense que l’homme a existé, existera et existe, comme cela est
clair au troisième livre sur l’Âme.
La mémoire, à proprement parler, peut donc appartenir à l’intelligence.
4° De même que la
mémoire porte sur des choses passées, de même la providence porte sur des
choses futures, suivant Cicéron. Or la providence, prise au sens propre, est
dans la partie intellective. Donc la mémoire aussi, pour la même raison.
Réponse :
La mémoire,
dans le langage usuel, s’entend de la connaissance des choses passées. Or il
appartient au même de connaître le passé comme tel et le maintenant comme
tel : les deux relèvent du sens. En effet, de même que l’intelligence ne
connaît pas le singulier en tant qu’il est ceci mais par une notion commune,
par exemple en tant qu’il est homme, ou blanc, ou encore particulier, mais non
en tant qu’il est cet homme ou ce particulier, de même aussi l’intelligence
connaît le présent et le passé non en tant qu’ils sont ce maintenant et ce
passé. Puis donc que la mémoire, dans son acception propre, regarde ce qui est
passé par rapport à ce maintenant, il est assuré que la mémoire, à proprement
parler, n’est pas dans la partie intellective mais dans la sensitive seulement,
comme le prouve le Philosophe.
Mais parce que
l’intelligence pense non seulement l’intelligible mais aussi le fait qu’elle
pense tel intelligible, le nom de mémoire peut s’étendre à la connaissance par
laquelle, bien qu’on ne connaisse pas l’objet de la façon susdite comme passé,
cependant on connaît un objet dont on a déjà eu connaissance, dans la mesure où
l’on sait avoir déjà eu cette connaissance ; et ainsi, toute connaissance
non nouvellement reçue peut être appelée mémoire. Mais cela se produit de deux
façons. D’abord, lorsque la considération découlant de la connaissance possédée
n’est pas interrompue mais continue ; ensuite, lorsqu’elle est
interrompue, et ainsi, elle est davantage passée, aussi réalise-t-elle plus
proprement la notion de mémoire ; de la sorte, on dit que nous avons la
mémoire de ce que nous connaissions déjà habituellement et non en acte. Et dans
ce cas, la mémoire est dans la partie intellective de notre âme ; et saint
Augustin semble prendre le nom de mémoire en ce sens quand il la pose comme une
partie de l’image, car il veut que tout ce qui est tenu habituellement dans
l’esprit en sorte qu’il ne passe pas à l’acte appartienne à la mémoire. Mais
les divers auteurs ont des positions différentes sur la façon dont cela peut se
produire.
En effet,
Avicenne affirme au sixième livre De
naturalibus que cela ne se produit pas (i. e.
que l’âme détienne habituellement une connaissance d’une réalité qu’elle ne
considère pas actuellement) par une conservation actuelle des espèces dans la
partie intellective, mais il veut que les espèces actuellement non considérées
ne puissent être conservées que dans la partie sensitive, soit par
l’imagination, qui est le trésor des formes reçues des sens, soit par la
mémoire, quant aux intentions particulières non reçues des sens. Dans
l’intelligence, l’espèce ne demeure pas si elle n’est pas considérée
actuellement, mais elle cesse d’être en elle après la considération ;
donc, lorsqu’elle veut de nouveau considérer quelque chose actuellement, il est
nécessaire que des espèces intelligibles découlent de nouveau dans l’intellect
possible depuis l’intelligence agente. Et cependant, il ne s’ensuit pas, selon
lui, que chaque fois que quelqu’un doit de nouveau considérer ce qu’il a déjà
connu, il lui soit nécessaire de l’apprendre à nouveau ou de le découvrir comme
au début, car une certaine aptitude est laissée en lui par laquelle il se
tourne plus facilement qu’auparavant vers l’intellect agent pour recevoir de
lui les espèces qui en découlent ; et cette aptitude est en nous l’habitus
de science. Et selon cette opinion, la mémoire serait dans l’esprit sous la
forme non pas d’une rétention des espèces, mais d’une aptitude à en recevoir de
nouveau. Mais cette opinion ne semble pas raisonnable. D’abord parce que,
l’intellect possible étant d’une nature plus stable que le sens, il est
nécessaire que l’espèce reçue en lui le soit d’une façon plus stable ;
aussi les espèces peuvent-elles être mieux conservées en lui que dans la partie
sensitive. Ensuite, parce que l’intelligence agente se comporte de façon égale
dans l’infusion des espèces qui conviennent à toutes les sciences. Si donc dans
l’intellect possible n’étaient pas conservées des espèces mais la seule
aptitude à se tourner vers l’intellect agent, l’homme resterait également apte
à n’importe quel intelligible, et ainsi, un homme qui aurait appris une science
ne saurait pas pour autant celle-ci plus que les autres. En outre, cela semble
expressément contraire à la sentence du Philosophe au troisième livre sur l’Âme, qui loue les anciens d’avoir
affirmé que l’âme est le lieu des espèces quant à sa partie intellective.
Voilà pourquoi
d’autres disent que les espèces intelligibles restent dans l’intellect possible
après la considération actuelle, et que leur ordonnance est l’habitus de
science ; et par conséquent, la puissance par laquelle notre esprit peut
retenir de telles espèces intelligibles après la considération actuelle sera
appelée mémoire ; et cela s’approche davantage de la signification propre
du nom de mémoire.
Réponse aux objections :
1° La mémoire qui
nous est commune avec les bêtes est celle où sont conservées les intentions
particulières ; et ce n’est pas celle-ci qui est dans l’esprit, mais
seulement celle où sont conservées les espèces intelligibles.
2° Le Philosophe
parle de la mémoire qui porte sur le passé comme relatif à ce maintenant en
tant qu’il est celui-ci ; et par conséquent, elle n’est pas dans l’esprit.
3° On voit dès
lors clairement la réponse au troisième argument.
4° Si appréhender
en acte et retenir diffèrent dans l’intellect possible, ce n’est pas parce que
l’espèce serait en lui en quelque sorte corporellement, mais elle y est
seulement de façon intelligible. Et cependant, il ne s’ensuit pas que l’on
pense sans arrêt par cette espèce, mais on le fait seulement lorsque
l’intellect possible devient parfaitement en acte de cette espèce. Parfois, au
contraire, il est imparfaitement en acte de celle-ci, c’est-à-dire avec un
certain mode intermédiaire entre la pure puissance et l’acte pur. Et cela,
c’est connaître habituellement, et c’est la volonté qui fait passer de ce mode
de connaissance à l’acte parfait, elle qui, suivant Anselme, est le moteur de
toutes les puissances.
5° L’esprit est à
l’image surtout dans la mesure où il se porte vers Dieu et vers lui-même. Or il
est présent à lui-même, et de même Dieu lui est présent, avant que des espèces
soient reçues en provenance des réalités sensibles ; en outre, si l’on dit
que l’esprit a une puissance remémorative, ce n’est pas parce qu’il détient
quelque chose en acte, mais parce qu’il est capable de le faire.
6° La réponse
ressort de ce qu’on a dit.
7° Nulle
puissance ne peut connaître quelque chose sans se tourner vers son objet, comme
la vue ne connaît rien si elle ne se tourne vers la couleur. Puis donc que le
phantasme est à l’intellect possible ce que les réalités sensibles sont au
sens, comme le montre le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, quelque espèce intelligible que
l’intelligence ait en elle, ce n’est cependant jamais qu’en se tournant vers le
phantasme qu’elle considère actuellement quelque chose par cette espèce. Voilà
pourquoi, de même que notre intelligence dans l’état de voie a besoin des
phantasmes pour considérer actuellement avant de recevoir un habitus, de même
aussi après qu’elle l’a reçu. Mais il en va autrement pour les anges, qui n’ont
pas le phantasme comme objet de leur intelligence.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° On ne peut
déduire de cette citation que la mémoire soit dans l’esprit, sinon de la façon
susdite et non au sens propre.
2° La parole de
saint Augustin est à entendre en ce sens que la mémoire peut porter sur des
objets présents ; cependant on ne peut jamais parler de mémoire sans que
quelque chose de passé entre en considération, au moins du côté de la
connaissance elle-même. Et en ce sens également, on dit que quelqu’un se
souvient de soi ou s’oublie, en tant que, tout en étant présent à soi, il
conserve ou ne conserve pas une connaissance passée de lui-même.
3° En tant que
l’intelligence connaît les différences des temps par des notions communes, elle
peut ainsi former des compositions selon n’importe quelle différence de temps.
4° La providence
n’est dans l’intelligence que selon les notions générales du futur, mais elle
est appliquée aux réalités particulières au moyen de la raison particulière,
qui doit nécesssairement intervenir entre la raison universelle motrice et le
mouvement qui s’ensuit dans les réalités particulières, comme le montre le
Philosophe au troisième livre sur l’Âme.
Objections :
Il semble que
non.
1° Des puissances
différentes ont des actes différents. Or l’intellect possible et la mémoire,
telle qu’elle est posée dans l’esprit, ont le même acte, qui est de retenir les
espèces ; cela, en effet, saint Augustin l’attribue à la mémoire et le
Philosophe à l’intellect possible. La mémoire ne se distingue donc pas de
l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre.
2° Il est propre
à l’intelligence, qui fait abstraction de l’ici et du maintenant, de recevoir
quelque chose sans regarder aucune différence de temps. Or la mémoire ne
regarde aucune différence de temps car, suivant saint Augustin au quatorzième
livre sur la Trinité, la mémoire
porte à la fois sur les choses passées, présentes et futures. La mémoire ne se
distingue donc pas de l’intelligence.
3° Selon saint
Augustin au quatorzième livre sur la Trinité,
l’intelligence s’entend de deux façons. D’abord, comme on dit que nous pensons
[litt. intelligeons] ce que nous considérons en acte ; ensuite, comme on
dit que nous pensons ce que nous ne considérons pas en acte. Or l’intelligence
selon laquelle on dit que nous pensons cela seul que nous considérons en acte,
est la pensée en acte, et ce n’est pas une puissance mais l’opération d’une
puissance ; et ainsi, l’intelligence ne se distingue pas de la mémoire
comme une puissance se distingue d’une autre. Et prise dans le sens où nous
pensons les choses que nous ne considérons pas en acte, l’intelligence ne se
distingue nullement de la mémoire mais lui appartient ; c’est ce que
montre saint Augustin au quatorzième livre sur la Trinité, où il s’exprime ainsi : « Si nous nous reportons
à la mémoire intérieure par laquelle l’esprit se souvient de lui-même, à
l’intelligence intérieure par laquelle il se comprend, à la volonté intérieure
par laquelle il s’aime, là où elles trois sont toujours ensemble, qu’elles
soient ou non considérées, il semble bien que l’image de la Trinité appartienne
à la seule mémoire. » L’intelligence ne se distingue donc nullement de la
mémoire comme une puissance se distingue d’une autre.
4° Si [le
répondant] dit que l’intelligence est une certaine puissance par laquelle l’âme
est capable de considérer en acte, et qu’ainsi, l’intelligence selon laquelle
on dit que nous pensons seulement en considérant se distingue aussi de la
mémoire comme une puissance se distingue d’une autre, alors en sens
contraire : il appartient à la même puissance d’avoir un habitus et d’user
de l’habitus. Or penser sans considérer, c’est penser en habitus ; et
penser en considérant, c’est user de l’habitus. Il appartient donc à la même
puissance de penser sans considérer et de penser en considérant ; cela ne
permet donc pas de différencier l’intelligence de la mémoire comme on
différencie une puissance d’une autre puissance.
5° On ne trouve
dans la partie intellective de l’âme aucune autre puissance que la cognitive et
la motrice ou affective. Or la volonté est l’affective, ou motrice, tandis que
l’intelligence est la cognitive. La mémoire n’est donc pas une puissance autre
que l’intelligence.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quatorzième livre sur la Trinité
que « l’âme a été faite à l’image de Dieu en ce sens qu’elle peut se
servir de la raison et de l’intelligence pour comprendre et voir Dieu ».
Or c’est par sa puissance que l’âme peut voir. L’image est donc envisagée dans
l’âme quant aux puissances. Or l’image est envisagée dans l’âme en tant que ces
trois choses s’y trouvent : mémoire, intelligence et volonté. Ces trois
choses sont donc trois puissances distinctes.
2° Si ces trois
choses ne sont pas trois puissances, il est nécessaire que l’une d’elles soit
un acte ou une opération. Or l’acte n’est pas toujours dans l’âme ; en
effet, ce n’est pas toujours actuellement qu’elle pense ou qu’elle veut. Ces
trois choses ne seront donc pas toujours dans l’âme, et ainsi, l’âme ne sera
pas toujours à l’image de Dieu, ce qui contredit saint Augustin.
3° Entre ces
trois termes se trouve une égalité par laquelle est représentée l’égalité des
Personnes divines. Or il ne se trouve pas d’égalité entre l’acte et l’habitus
ou la puissance, car la puissance s’étend à plus de choses que l’habitus, et
l’habitus que l’acte ; car une puissance unique a plusieurs habitus, et
par un seul habitus sont élicités plusieurs actes. Il est donc impossible que
l’un d’eux soit un habitus et l’autre un acte.
Réponse :
L’image de la
Trinité dans l’âme peut être déterminée de deux façons : d’abord, dans le
sens d’une imitation parfaite de la Trinité ; ensuite, dans le sens d’une
imitation imparfaite.
L’âme imite
parfaitement la Trinité en tant qu’elle se souvient, pense actuellement et veut
actuellement. Et la raison en est que, dans cette Trinité incréée, la Personne
intermédiaire de la Trinité est le Verbe. Or il ne peut y avoir de verbe sans
une connaissance actuelle. C’est pourquoi, selon ce mode de l’imitation parfaite,
saint Augustin désigne l’image par ces trois termes : mémoire,
intelligence et volonté, où « mémoire » implique une connaissance
habituelle, « intelligence » une considération actuelle émanant de
cette connaissance, et « volonté » un mouvement actuel de la volonté
procédant de la considération. Et cela ressort expressément de ce qu’il dit au
quatorzième livre sur la Trinité, en
ces termes : « Comme ici » — c’est-à-dire dans l’esprit —
« il ne peut y avoir de verbe sans considération (car tout ce que nous disons
par ce verbe intérieur qui n’appartient à aucune langue, est le fruit de la
considération), nous reconnaissons que cette image se trouve plutôt dans ces
trois facultés : mémoire, intelligence, volonté. Ce que j’appelle
maintenant intelligence, c’est ce par quoi nous comprenons en
considérant ; et ce que j’appelle volonté, c’est ce qui unit le terme
engendré et le terme engendrant. »
L’image a le
caractère d’une imitation imparfaite lorsqu’on la désigne par les habitus et
les puissances ; et c’est ainsi qu’au neuvième livre sur la Trinité l’image de la Trinité dans l’âme
est déterminée au moyen des trois termes : esprit, connaissance et amour,
où « esprit » est le nom d’une puissance, et
« connaissance » et « amour » sont les noms d’habitus
existant en elle. Et tout comme il a posé la connaissance, il aurait pu poser
l’intelligence habituelle : en effet, l’une et l’autre peut être entendue
comme habituelle, ainsi qu’il ressort de ce qui est dit au quatorzième livre
sur la Trinité :
« Serait-il juste de dire : ce musicien sans doute connaît la
musique, mais pour l’instant il ne la comprend pas, parce qu’il n’y pense
pas ; par contre il comprend pour l’instant la géométrie, car c’est à elle
que, pour l’instant, il pense ? Phrase absurde, ce semble. » Et ainsi,
selon cette désignation, les deux termes que sont la connaissance et l’amour,
entendus comme habituels, appartiennent seulement à la mémoire, comme le montre
une citation du même saint Augustin produite par l’objectant.
Mais parce que
les actes sont dans les puissances de façon radicale, comme les effets dans les
causes, l’imitation parfaite — que l’on désigne par : mémoire,
intelligence actuelle et volonté actuelle — peut se trouver originairement dans
les puissances par lesquelles l’âme peut se souvenir, penser actuellement et
vouloir, ainsi qu’il ressort des paroles de saint Augustin qui ont été citées.
Et ainsi, l’image sera envisagée quant aux puissances ; mais non de telle
façon que la mémoire puisse être, dans l’esprit, une autre puissance en plus de
l’intelligence. Et en voici la preuve.
Une différence
des objets ne diversifie les puissances que si la différence des objets
provient de ce qui survient par soi aux objets en tant qu’ils sont les objets
de telles puissances ; ainsi, le chaud et le froid, qui sont accidentels
au coloré en tant que tel, ne diversifient pas la puissance visuelle : en
effet, il appartient à la même puissance visuelle de voir le coloré chaud et
froid, doux et amer. Or, bien que l’esprit ou l’intelligence puisse en quelque
façon connaître le passé, cependant, puisqu’il se comporte indifféremment dans
la connaissance des choses présentes, passées et futures, la différence entre
le présent et le passé est accidentelle à l’intelligible en tant que tel. Donc,
bien que la mémoire puisse être en quelque façon dans l’esprit, cependant elle
ne peut pas être comme une certaine puissance distincte des autres par
elle-même, au sens où les philosophes parlent de la distinction des
puissances ; mais ce n’est que dans la partie sensitive de l’âme, qui se
porte vers le présent en tant que tel, que la mémoire peut se trouver de cette
façon ; si donc elle doit se porter vers le passé, une puissance plus
haute que le sens lui-même est requise.
Néanmoins, bien
que la mémoire ne soit pas une puissance distincte de l’intelligence, celle-ci
étant prise comme une puissance, cependant on trouve aussi la Trinité dans
l’âme en considérant les puissances elles-mêmes, dans la mesure où une
puissance unique, qui est l’intelligence, a une relation à différentes choses,
à savoir, à la détention habituelle de la connaissance de quelque chose, et à
sa considération actuelle, tout comme saint Augustin distingue la raison
inférieure de la raison supérieure par une relation à différentes choses.
Réponse aux objections :
1° Bien que la
mémoire, telle qu’elle est dans l’esprit, ne soit pas une autre puissance
distincte de l’intellect possible, cependant entre l’intellect possible et la
mémoire se trouve une distinction due à une relation à différentes choses, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit.
2°,
3°, 4° & 5° Et il faut
répondre semblablement aux quatre objections suivantes.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Saint Augustin
parle ici de l’image trouvée dans l’âme, mais non dans le sens d’une imitation
parfaite, qui a lieu lorsqu’elle imite actuellement la Trinité en la pensant.
2° Il y a
toujours dans l’âme une image de la Trinité en quelque façon, mais non dans le
sens d’une imitation parfaite.
3° Entre la
puissance, l’acte et l’habitus, il peut y avoir une égalité, en tant qu’ils se
rapportent à un objet unique ; et c’est ainsi que l’image de la Trinité se
trouve dans l’âme en tant qu’elle se porte vers Dieu. Et cependant, même si
l’on parle de façon générale de la puissance, de l’habitus et de l’acte, une
égalité se trouve en eux, non certes quant à la propriété de leur nature, car
l’opération, l’habitus et la puissance n’ont pas l’être de la même façon, mais
quant à leur rapport à l’acte, d’après lequel on considère la quantité de ces
trois choses ; et il n’est pas nécessaire de prendre numériquement un seul
acte ou un seul habitus, mais l’habitus et l’acte en général.
Objections :
Il semble que
non.
1° L’esprit ne
connaît quelque chose que par une connaissance intellectuelle. Or, comme on le
lit dans la Glose à propos de
2 Cor 12, 2, « la vision intellectuelle est celle qui embrasse
ces réalités qui n’ont pas d’images semblables à elles, d’images qui ne sont
pas ce qu’elles sont elles-mêmes ». Puis donc que les réalités matérielles
ne peuvent pas être dans l’âme par elles-mêmes mais seulement par « des
images semblables à elles, et qui ne sont pas ce qu’elles sont
elles-mêmes », il semble que l’esprit ne connaisse pas les choses matérielles.
2° Saint Augustin
dit au douzième livre sur la Genèse au
sens littéral : « Par l’esprit sont saisies des visions qui ne
sont ni corps ni ressemblances de corps. » Or les réalités matérielles
sont des corps et ont des ressemblances de corps. Elles ne sont donc pas
connues par l’esprit.
3° L’esprit, ou
l’intelligence, a la propriété de connaître les quiddités des réalités, car
l’objet de l’intelligence est la quiddité, comme il est dit au troisième livre
sur l’Âme. Or la quiddité des
réalités matérielles n’est pas la corporéité elle-même, sinon il serait
nécessaire que tout ce qui a une quiddité soit corporel. L’esprit ne connaît
donc pas les choses matérielles.
4° La
connaissance de l’esprit s’ensuit de la forme, qui est le principe du connaître.
Or les formes intelligibles qui sont dans l’esprit sont tout à fait
immatérielles. L’esprit ne peut donc connaître par elles les réalités
matérielles.
5° Toute
connaissance a lieu par assimilation. Or il ne peut y avoir d’assimilation
entre l’esprit et les choses matérielles, car c’est l’unité de la qualité qui
fait la ressemblance ; or les qualités des réalités matérielles sont des
accidents corporels, qui ne peuvent exister dans l’esprit. L’esprit ne peut
donc pas connaître les choses matérielles.
6° L’esprit ne
connaît rien sinon en faisant abstraction de la matière et des circonstances de
la matière. Or les réalités matérielles, qui sont des réalités naturelles, ne
peuvent, même par l’intelligence, être séparées de la matière, car celle-ci
entre dans leurs définitions. Les choses matérielles ne peuvent donc pas être
connues par l’esprit.
En sens contraire :
1° Les choses qui
appartiennent à la science naturelle sont connues par l’esprit. Or la science
naturelle porte sur des réalités matérielles. L’esprit connaît donc les
réalités matérielles.
2° « Chacun
juge bien de ce qu’il sait, et là, il est bon juge », comme il est dit au
premier livre de l’Éthique. Or, comme
dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse
au sens littéral, « les choses inférieures de ce monde sont jugées par
l’esprit ». Ces choses inférieures et matérielles sont donc pensées par
l’esprit.
3° Par le sens,
nous ne connaissons que des choses matérielles. Or la connaissance de l’esprit
provient du sens. L’esprit connaît donc, lui aussi, les réalités matérielles.
Réponse :
Toute
connaissance a lieu par quelque forme, qui est le principe de la connaissance
dans le connaissant. Or une telle forme peut être considérée de deux
façons : d’abord quant à l’être qu’elle a dans le connaissant, ensuite
quant au rapport qu’elle a avec la réalité dont elle est une ressemblance.
Selon le premier rapport, elle fait que le connaissant connaisse
actuellement ; mais selon le second rapport, elle détermine la
connaissance à porter sur tel objet connaissable. Aussi le mode de connaissance
d’une réalité dépend-elle de la condition du connaissant, en qui la forme est
reçue selon son mode d’être. En revanche, il n’est pas nécessaire que la
réalité connue suive le mode d’être du connaissant, ou le mode avec lequel la
forme, qui est le principe de la connaissance, a l’être dans le
connaissant ; rien n’empêche donc que des réalités matérielles soient
connues au moyen de formes qui existent immatériellement dans l’esprit. Or cela
ne se produit pas de la même façon dans l’esprit humain, qui reçoit les formes
en provenance des réalités, et dans l’esprit divin ou l’esprit angélique, qui
ne reçoivent rien des réalités.
En effet, dans
l’esprit qui reçoit la science en provenance des réalités, les formes existent
par une certaine action des réalités sur l’âme ; or toute action a lieu
par une forme ; les formes qui sont dans notre esprit regardent donc les
réalités existant hors de l’âme en premier et principalement quant à leurs
formes. Or celles-ci ont deux modes : il en est qui ne se déterminent
aucune matière, telles la ligne, la surface, et autres formes semblables ;
d’autres, par contre, se déterminent une matière spéciale, comme c’est le cas
de toutes les formes naturelles. De la connaissance des formes qui ne se
déterminent aucune matière ne résulte donc aucune connaissance de la
matière ; mais par la connaissance des formes qui se déterminent une
matière, la matière elle-même aussi est connue en quelque façon, à savoir, par
la relation qu’elle a avec la forme ; et pour cette raison, le Philosophe
dit au premier livre de la Physique
que la matière prime « est connaissable par analogie ». Et ainsi, par
la ressemblance de la forme, la réalité matérielle elle-même est connue, comme
quelqu’un connaîtrait le nez camus par le fait même qu’il connaît la camusité.
Mais les formes
des réalités existent dans l’esprit divin, et d’elles découle l’être des
réalités, qui est conjointement celui de la forme et de la matière ; aussi
ces formes regardent-elles immédiatement la matière et la forme, non l’une par
l’autre ; et de même pour les formes de l’intelligence angélique, qui sont
semblables aux formes de l’esprit divin, bien qu’elles ne soient pas causes des
réalités.
Et ainsi, notre
esprit a une connaissance immatérielle des réalités matérielles, tandis que
l’esprit divin et l’esprit angélique connaissent les choses matérielles plus
immatériellement, et cependant plus parfaitement.
Réponse aux objections :
1° Cette citation
peut être exposée de deux façons.
D’abord comme
relative à la vision intellectuelle quant à tout ce qui est compris sous
elle ; et ainsi, on appelle intellectuelle la vision des seules réalités
« qui n’ont pas d’images semblables à elles, d’images qui ne sont pas ce
qu’elles sont elles-mêmes » ; non que cela s’entende des images qui
permettent de voir les réalités par une vision intellectuelle, et qui sont pour
ainsi dire un médium de connaissance, mais parce que ces objets connus par
vision intellectuelle sont les réalités elles-mêmes et non les images des
réalités ; ce qui n’est pas le cas dans la vision corporelle, i. e. sensitive, ni dans la
spirituelle, i. e. imaginaire.
En effet, les objets de l’imagination et du sens sont des accidents au moyen
desquels une certaine figure ou image de la réalité est établie, alors que
l’objet de l’intelligence est l’essence même de la réalité — certes, elle
connaît l’essence de la réalité par sa ressemblance, mais c’est comme par un
médium de connaissance, non comme par un objet vers lequel se porterait d’abord
sa vision.
Ou bien il faut
répondre que ce qui est dit dans la citation regarde la vision intellectuelle
en tant qu’elle dépasse la vision imaginaire et la sensitive ; c’est
ainsi, en effet, que saint Augustin, dont la Glose emprunte les paroles, veut déterminer la différence des trois
visions, attribuant à la vision supérieure ce en quoi elle dépasse
l’inférieure ; ainsi, il dit que la vision spirituelle a lieu lorsque nous
considérons des choses absentes par certaines ressemblances, et cependant la
vision spirituelle ou imaginaire porte aussi sur les choses qui sont vues
actuellement ; mais puisque l’imagination voit aussi les choses absentes,
elle transcende le sens ; voilà pourquoi cela lui est pour ainsi dire
attribué en propre. Semblablement aussi, la vision intellectuelle transcende
l’imagination et le sens parce qu’elle s’étend aux choses qui sont
intelligibles par leur essence ; et c’est pourquoi saint Augustin lui
attribue cela comme lui étant propre, bien qu’elle puisse aussi connaître les choses
matérielles, qui sont connaissables par leurs ressemblances. C’est pourquoi
saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse
au sens littéral que « par l’esprit sont jugées ces connaissances
inférieures et sont vues les réalités qui ne sont ni corps ni choses ayant la
moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles ».
2° On voit dès
lors clairement la solution au deuxième argument.
3° Si la
corporéité est prise du corps en tant qu’il est dans le genre quantité, alors
la corporéité n’est pas la quiddité de la réalité naturelle, mais son accident,
c’est-à-dire la triple dimension. Mais si elle est prise du corps en tant qu’il
est dans le genre substance, alors le nom de corporéité désigne l’essence de la
réalité naturelle. Et cependant, il ne s’ensuivra pas que toute quiddité soit
corporéité, à moins de dire qu’il convient à la quiddité en tant que telle
d’être corporéité.
4° Bien que les
formes, dans l’esprit, soient seulement immatérielles, cependant elles peuvent
être des ressemblances de réalités matérielles. En effet, il n’est pas
nécessaire que la ressemblance et ce dont elle est la ressemblance aient la
même sorte d’être, mais il faut seulement qu’ils se rejoignent dans une même
notion ; comme la forme d’homme dans une statue dorée n’a pas la même
sorte d’être que la forme de l’homme en chair et en os.
5° Bien que les
qualités corporelles ne puissent pas exister dans l’esprit, cependant il peut y
avoir en lui des ressemblances de qualités corporelles, et par elles l’esprit
est assimilé aux réalités corporelles.
6° L’intelligence
connaît en faisant abstraction de la matière particulière et de ses
circonstances, par exemple de cette chair et de ces os ; cependant il
n’est pas nécessaire qu’elle fasse abstraction de la matière universelle ;
elle peut donc considérer la forme naturelle dans la chair et les os, non
toutefois en ceux-ci.
Objections :
Il semble que
oui.
1° De même que le
singulier a l’être en raison de la matière, de même aussi on appelle naturelles
les réalités qui ont la matière dans leur définition. Or l’esprit, tout
immatériel qu’il est, peut connaître les réalités naturelles. Il peut donc pour
la même raison connaître les réalités singulières.
2° Nul ne juge
droitement ni ne dispose des choses sans les connaître. Or le sage, par
l’esprit, juge et dispose droitement des singuliers, comme par exemple de sa
famille et de ses biens. Nous connaissons donc par l’esprit les singuliers.
3° Nul ne connaît
une composition sans connaître les termes extrêmes de la composition. Or c’est
l’esprit qui forme la composition suivante : « Socrate est
homme » ; en effet, une puissance sensitive, qui n’appréhende pas
l’homme universellement, ne pourrait pas la former. L’esprit connaît donc les
singuliers.
4° Nul ne peut
commander un acte sans en connaître l’objet. Or l’esprit, ou la raison,
commande l’acte du concupiscible et de l’irascible, comme on le voit clairement
au premier livre de l’Éthique. Puis donc
que les objets de ces puissances sont singuliers, l’esprit connaîtra les
singuliers.
5° Selon Boèce,
« tout ce que peut une puissance inférieure, une supérieure le peut
aussi ». Or les puissances sensitives, qui sont inférieures à l’esprit,
connaissent les singuliers. L’esprit peut donc bien davantage connaître les
singuliers.
6° Plus un esprit
est élevé, plus sa connaissance est universelle, comme le montre clairement
Denys au douzième chapitre de la Hiérarchie
céleste. Or l’esprit de l’ange est plus élevé que l’esprit de l’homme, et
cependant l’ange connaît les singuliers. C’est donc bien davantage le cas de
l’esprit humain.
En sens contraire :
1° Comme dit
Boèce : « Il y a universel quand on pense, singulier quand on
sent. »
Réponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, c’est de façon différente que l’esprit humain et
l’esprit angélique connaissent les choses matérielles.
En effet, la
connaissance humaine se porte vers les réalités matérielles d’abord quant à la
forme, et secondairement vers la matière en tant qu’elle a une relation à la
forme. Or, de même que toute forme est en elle-même universelle, de même la
relation à la forme ne fait connaître la matière que d’une connaissance
universelle. Or ce n’est pas la matière considérée ainsi qui est principe
d’individuation, mais celle qui est considérée singulièrement, et qui est la
matière désignée existant sous des dimensions déterminées : c’est par
celle-ci, en effet, que la forme est individuée. Aussi le Philosophe dit-il au
septième livre de la Métaphysique que
« les parties de l’homme sont la forme et la matière prises
universellement, tandis que celles de Socrate sont cette forme-ci et cette
matière-ci ».
On voit donc
clairement que notre esprit ne peut pas connaître directement le singulier ;
mais le singulier est directement connu de nous par les puissances sensitives,
qui reçoivent les formes en provenance des réalités dans un organe
corporel ; et ainsi, elles les reçoivent sous des dimensions déterminées
et de telle façon qu’elles mènent à la connaissance de la matière singulière.
En effet, de même que la forme universelle conduit à la connaissance de la
matière universelle, de même la forme individuelle mène à la connaissance de la
matière désignée, qui est principe d’individuation. Cependant l’esprit se mêle
par accident aux singuliers, en tant qu’il est en liaison avec les puissances
sensitives, qui sont tournées vers les choses particulières. Et cette liaison a
lieu de deux façons.
D’abord, en
tant que le mouvement de la partie sensitive a pour terme l’esprit, comme c’est
le cas du mouvement qui va des réalités vers l’âme. Et dans ce cas, l’esprit
connaît le singulier par une certaine réflexion, c’est-à-dire en tant que
l’esprit, en connaissant son objet, qui est une nature universelle, revient à
la connaissance de son acte, et ultérieurement à l’espèce qui est le principe
de son acte, et ultérieurement au phantasme duquel l’espèce a été
abstraite ; et ainsi, il reçoit quelque connaissance du singulier.
Ensuite, en
tant que le mouvement qui va de l’âme vers les réalités commence à l’esprit et
s’avance vers la partie sensitive, pour autant que l’esprit gouverne les
puissances inférieures. Et ainsi, il se mêle aux singuliers moyennant la raison
particulière, qui est une certaine puissance de la partie sensitive qui compose
et divise les intentions individuelles, puissance appelée aussi du nom de
cogitative, et qui a un organe déterminé dans le corps, à savoir la cellule
médiane de la tête. En effet, le jugement universel qu’a l’esprit sur les
choses à faire ne peut être appliqué à un acte particulier que par une
puissance intermédiaire qui appréhende le singulier, en sorte qu’il se produit
un certain syllogisme dont la majeure est universelle — c’est le jugement de
l’esprit —, la mineure est singulière — c’est l’appréhension de la raison
particulière —, et la conclusion est l’élection de l’œuvre singulière, comme on
le voit clairement au troisième livre sur l’Âme.
Mais l’esprit
de l’ange, parce qu’il connaît les réalités matérielles par des formes qui
regardent immédiatement la matière aussi bien que la forme, connaît la matière
par un regard direct non seulement universellement, mais aussi
singulièrement ; et l’esprit divin aussi, semblablement.
Réponse aux objections :
1° La connaissance
qui envisage la matière selon son analogie avec la forme suffit pour faire
connaître la réalité naturelle mais non pour faire connaître le singulier,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
2° La disposition
que fait le sage des singuliers n’est l’œuvre de l’esprit que moyennant la
puissance cogitative, à laquelle il appartient de connaître les intentions
particulières, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
3° Si
l’intelligence peut composer une proposition à partir d’un universel et d’un
singulier, c’est parce qu’elle connaît le singulier par une certaine réflexion,
comme on l’a dit.
4° L’intelligence
ou la raison connaît universellement la fin à laquelle elle ordonne l’acte du
concupiscible et l’acte de l’irascible en les commandant. Mais elle applique
cette connaissance universelle aux singuliers par le moyen de la puissance
cogitative, comme on l’a dit.
5° Ce que peut
une puissance inférieure, une supérieure le peut aussi, mais pas toujours de la
même façon : parfois d’une autre façon plus élevée. Et ainsi,
l’intelligence peut connaître les choses que connaît le sens, mais d’une façon
plus élevée que le sens : en effet, le sens les connaît quant aux
dispositions matérielles et aux accidents extérieurs, tandis que l’intelligence
pénètre jusqu’à la nature profonde de l’espèce qui est dans les individus
eux-mêmes.
6° La
connaissance de l’esprit angélique est plus universelle que la connaissance de
l’esprit humain, car elle s’étend à plus de choses en usant de moins
d’intermédiaires ; cependant elle est plus efficace que l’esprit humain
pour connaître les singuliers, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
Objections :
Il semble que
non.
1° Les choses qui
n’ont pas de matière en commun ne peuvent avoir d’action ni de passion, comme
le montrent Boèce au livre sur les Deux
Natures et le Philosophe au livre sur la Génération. Or notre esprit n’a pas de matière en commun avec les
réalités sensibles. Les choses sensibles ne peuvent donc pas agir sur notre
esprit pour y imprimer une connaissance.
2° L’objet de
l’intelligence est la quiddité, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Or la quiddité de la réalité n’est
perçue par aucun sens. La connaissance de l’esprit n’est donc pas reçue en
provenance du sens.
3° Parlant de la
connaissance des intelligibles, saint Augustin dit au dixième livre des Confessions comment elle est acquise par
nous : « Ils s’y trouvaient donc », dit-il, c’est-à-dire les
intelligibles dans notre esprit, « même avant que je les apprisse ;
mais ils ne se trouvaient pas encore dans ma mémoire. » Il semble donc que
les espèces intelligibles ne soient pas reçues dans l’esprit depuis les sens.
4° Comme le
prouve saint Augustin au dixième livre sur la Trinité, l’âme ne peut aimer que des choses connues. Or, avant
d’apprendre une science, on l’aime : cela ressort de ce qu’on la recherche
avec une grande application. Donc, avant d’apprendre cette science, on l’a dans
sa connaissance ; il semble donc que l’esprit ne reçoive pas la
connaissance depuis les réalités sensibles.
5° Saint Augustin
dit au douzième livre sur la Genèse au
sens littéral : « Ce n’est pas le corps qui forme cette image du
corps dans l’esprit, mais l’esprit lui-même qui la forme en soi avec une
merveilleuse rapidité, qui contraste singulièrement avec la lenteur du
corps. » Il semble donc que l’esprit ne reçoive pas les espèces
intelligibles depuis les sens, mais qu’il les forme lui-même en soi.
6° Saint Augustin
dit au douzième livre sur la Trinité
que notre esprit « juge des réalités corporelles selon les raisons
incorporelles et éternelles ». Or les raisons reçues des sens ne sont pas
telles ; il semble donc que l’esprit humain ne reçoive pas de connaissance
depuis les choses sensibles.
7° Si l’esprit
reçoit une connaissance depuis les choses sensibles, ce ne peut être que dans
la mesure où une espèce qui est reçue depuis les choses sensibles meut
l’intellect possible. Or une telle espèce ne peut pas mouvoir l’intellect
possible. En effet, elle ne le meut pas tant qu’elle est encore dans
l’imagination car, lorsqu’elle y est, elle n’est pas encore intelligible en
acte mais seulement en puissance ; or l’intelligence n’est mue que par
l’intelligible en acte, tout comme la vue n’est mue que par le visible en
acte ; semblablement, elle ne meut pas l’intellect possible en existant
dans l’intellect agent, qui ne peut recevoir aucune espèce, sinon il ne
différerait pas de l’intellect possible ; ni, de même, lorsqu’elle existe
dans l’intellect possible lui-même, car la forme déjà inhérente au sujet ne
meut pas le sujet, mais se repose en quelque sorte en lui ; ni non plus en
existant par soi, puisque les espèces intelligibles ne sont pas des substances
mais sont du genre accident, comme dit Avicenne dans sa Métaphysique. Il n’est donc aucunement possible que notre esprit
reçoive la science depuis les choses sensibles.
8° L’agent est
plus noble que le patient, comme le montrent saint Augustin au douzième livre
sur la Genèse au sens littéral et le
Philosophe au troisième livre sur l’Âme.
Or ce qui reçoit est à la chose de laquelle il reçoit ce que le patient est à
l’agent. Puis donc que l’esprit est bien plus noble que les choses sensibles et
que les sens eux-mêmes, il ne pourra pas recevoir d’eux une connaissance.
9° Le Philosophe
dit au septième livre de la Physique
que « l’âme, en s’apaisant, devient savante et prudente ». Or l’âme
ne pourrait pas recevoir la science depuis les choses sensibles sans être mue
en quelque façon par elles. L’âme ne reçoit donc pas la science depuis les
choses sensibles.
En sens contraire :
1° Comme dit le
Philosophe, et l’expérience le prouve, celui qui manque d’un sens manque d’une
science, comme il manque aux aveugles la science des couleurs. Or cela n’aurait
pas lieu si l’âme recevait la science d’ailleurs que des sens. Elle reçoit donc
la connaissance depuis les choses sensibles par les sens.
2° Toute notre
connaissance consiste originairement dans la connaissance des premiers
principes indémontrables. Or la connaissance de ceux-ci provient du sens, comme
on le voit clairement à la fin des Seconds
Analytiques. Notre science provient donc du sens.
3° « La
nature ne fait rien en vain, et ne néglige rien de ce qui est
nécessaire. » Or les sens auraient été donnés en vain à l’âme si elle ne
recevait par eux une connaissance des réalités. Notre esprit reçoit donc une
connaissance depuis les choses sensibles.
Réponse :
Sur cette
question les anciens eurent de multiples opinions. Certains affirmèrent que
l’origine de notre science se trouve totalement dans une cause extérieure qui
est séparée de la matière ; et cette opinion se divise en deux écoles.
Certains, comme
les platoniciens, posèrent que les formes des réalités sensibles étaient
séparées de la matière, et ainsi, étaient intelligibles en acte, et que c’est
par la participation de la matière sensible à ces formes que les individus
étaient produits dans la nature, et par une participation à ces formes que les
esprits humains avaient la science. Et ainsi, ils prétendaient que les formes
susdites étaient le principe de la génération et de la science, comme le
rapporte le Philosophe au premier livre de la Métaphysique. Mais cette position a été suffisamment réprouvée par
le Philosophe ; celui-ci montre en effet qu’il n’y a lieu de poser les
formes des réalités sensibles que dans la matière sensible, puisqu’on ne peut
pas même penser universellement les formes naturelles sans la matière sensible,
comme le camus sans le nez.
C’est pourquoi
d’autres n’attribuèrent pas des formes séparées aux choses sensibles mais
posèrent seulement les intelligences, que nous appelons anges, et affirmèrent
que l’origine de notre science se trouvait totalement en de telles substances
séparées. Aussi Avicenne voulut-il que, de même que les formes sensibles ne
sont acquises dans la matière sensible que par l’influence de l’intelligence
agente, de même les formes intelligibles ne soient imprimées dans les esprits
humains que par l’intelligence agente, qui n’est pas une partie de l’âme mais
une substance séparée, comme lui-même le prétendait. Cependant l’âme a besoin
des sens, comme ce qui l’excite et la dispose à la science, de même que les
agents inférieurs préparent la matière à recevoir la forme en provenance de
l’intelligence agente. Mais cette opinion ne semble pas non plus
raisonnable : car selon elle il n’y aurait pas de dépendance nécessaire
entre la connaissance de l’esprit humain et les puissances sensitives ; or
c’est le contraire qui apparaît manifestement : d’une part, en effet, si
un sens vient à manquer, la science des sensibles correspondants manque aussi,
et d’autre part notre esprit ne peut considérer actuellement aussi les choses
sues habituellement s’il ne forme des phantasmes, et c’est pourquoi la
considération est empêchée lorsque l’organe de l’imagination est blessé. En
outre, la position susdite ôte les principes prochains des réalités si toutes
les choses inférieures obtiennent leurs formes, tant intelligibles que
sensibles, immédiatement d’une substance séparée.
Une autre
opinion consista à poser que l’origine de notre science se trouvait totalement
dans une cause intérieure ; et celle-là aussi se divise en deux écoles.
Certains, en
effet, affirmèrent que les âmes humaines contenaient en elles-mêmes la connaissance
de toutes les réalités, mais que la connaissance susdite était obscurcie par
l’union au corps. Aussi prétendaient-ils que nous avons besoin des sens et de
l’application pour que les empêchements à la science soient enlevés ; ils
disaient qu’apprendre n’est rien d’autre que se remémorer : par exemple,
il apparaît de façon manifeste que les choses que nous entendons ou que nous
voyons nous font nous remémorer celles que nous savions déjà. Mais cette
position ne semble pas non plus raisonnable. En effet, si l’union de l’âme au
corps est naturelle, il est impossible que la science naturelle soit totalement
empêchée par elle ; et ainsi, si cette opinion était vraie, nous ne
souffririons pas de la complète ignorance des choses pour lesquelles nous n’avons
pas de sens. Et cette opinion serait en accord avec celle qui affirme que les
âmes ont été créées avant les corps, et ensuite unies aux corps ; car
alors la composition du corps et de l’âme ne serait pas naturelle, mais
surviendrait accidentellement à l’âme elle-même. Or, tant selon la foi que
selon les sentences des philosophes, cette opinion est jugée répréhensible.
D’autres
prétendirent que l’âme était à elle-même cause de science : en effet, elle
ne reçoit pas la science depuis les choses sensibles comme si les ressemblances
des réalités parvenaient à l’âme en quelque sorte par une action des choses
sensibles, mais c’est l’âme elle-même qui, à la présence des choses sensibles,
forme en soi les ressemblances de celles-ci. Mais cette position ne semble pas
totalement raisonnable. En effet, aucun agent n’agit si ce n’est dans la mesure
où il est en acte ; si donc l’âme forme en soi les ressemblances de toutes
les réalités, il est nécessaire qu’elle-même ait actuellement en soi ces
ressemblances des réalités ; et ainsi, cette position reviendra à
l’opinion susdite, qui affirme que la science de toutes les réalités est
naturellement déposée dans l’âme humaine.
Voilà pourquoi,
comparée aux positions susmentionnées, la sentence du Philosophe est plus
raisonnable : elle pose que la science de notre esprit vient en partie de
l’intérieur et en partie de l’extérieur ; non seulement de réalités
séparées de la matière, mais aussi des choses sensibles elles-mêmes. En effet,
lorsque notre esprit est comparé aux réalités sensibles qui sont hors de l’âme,
on trouve qu’il entretient avec elles deux relations. D’abord comme acte
relativement à une puissance : c’est-à-dire en tant que les réalités qui
sont hors de l’âme sont intelligibles en puissance, tandis que l’esprit lui-même
est intelligible en acte ; et selon cette relation, on pose dans l’âme un
intellect agent qui rende intelligibles en acte les intelligibles en puissance.
Ensuite comme puissance relativement à un acte : c’est-à-dire en tant que,
dans notre esprit, les formes déterminées des réalités sont seulement en
puissance, elles qui sont en acte dans les réalités hors de l’âme ; et
selon cette relation, on pose dans notre âme l’intellect possible, auquel il
appartient de recevoir les formes qui ont été abstraites des réalités sensibles
et rendues intelligibles en acte par la lumière de l’intellect agent.
Et assurément,
cette lumière de l’intellect agent dans l’âme provient, comme de son origine
première, des substances séparées et surtout de Dieu. Il est donc vrai que
notre esprit reçoit la science depuis les choses sensibles ; néanmoins
l’âme elle-même forme en soi les ressemblances des réalités, en tant que les
formes qui sont abstraites des choses sensibles sont rendues intelligibles en
acte par la lumière de l’intellect agent, afin qu’elles puissent être reçues
dans l’intellect possible. Et ainsi également, dans la lumière de l’intellect
agent nous est donnée en quelque sorte originairement toute science, par
l’intermédiaire des conceptions universelles qui sont immédiatement connues à
la lumière de l’intellect agent et par lesquelles, comme par des principes
universels, nous jugeons des autres choses et les préconnaissons en
ceux-ci ; si bien que dans cette mesure aussi se vérifie l’opinion selon
laquelle les choses que nous apprenons étaient déjà présentes dans notre
connaissance.
Réponse aux objections :
1° Les formes
sensibles, ou abstraites des choses sensibles, ne peuvent agir sur notre esprit
que dans la mesure où elles sont rendues immatérielles par la lumière de
l’intellect agent, et ainsi, elles sont en quelque sorte rendues homogènes à
l’intellect possible sur lequel elles agissent.
2° La puissance
supérieure et la puissance inférieure n’agissent pas envers le même de façon
semblable, mais la supérieure agit plus excellemment ; et c’est pourquoi
la forme qui est reçue depuis les réalités ne permet pas au sens de connaître
la réalité aussi efficacement que l’intelligence, mais le sens est conduit par
elle comme par la main à la connaissance des accidents extérieurs, tandis que
l’intelligence parvient à la quiddité dépouillée en la séparant de toutes les
dispositions matérielles. C’est pourquoi, si l’on dit que la connaissance de
l’esprit a son origine dans le sens, ce n’est pas que le sens appréhende tout
ce que l’esprit connaît, mais c’est parce que, à partir des choses que le sens
appréhende, l’esprit est conduit comme par la main à des choses ultérieures,
tout comme les sensibles, une fois pensés, mènent aux intelligibles des
réalités divines.
3° La parole de
saint Augustin doit être référée à la préconnaissance par laquelle les
particuliers sont déjà connus dans les principes universels ; de cette
façon, en effet, il est vrai que les choses que nous apprenons étaient déjà
dans notre âme.
4° On peut aimer
une science avant de l’acquérir, dans la mesure où on la connaît d’une certaine
connaissance universelle, en connaissant l’utilité de cette science, ou bien
par la vue, ou de quelque autre façon.
5° Que l’âme se
détermine formellement elle-même, cela doit s’entendre en ce sens que les
formes rendues intelligibles par l’action de l’intellect agent déterminent
formellement l’intellect possible, comme on l’a dit ; et aussi en ce sens
que la puissance imaginative peut former les formes des différents sensibles ;
ce qui apparaît surtout lorsque nous imaginons des choses que nous n’avons
jamais perçues par le sens.
6° Les premiers
principes, dont la connaissance nous est innée, sont des ressemblances de la
vérité incréée ; donc, dans la mesure où nous jugeons par eux sur d’autres
choses, on dit que nous jugeons sur les réalités par les raisons immuables ou
par la vérité incréée. Cependant, ce que saint Augustin dit ici doit être
référé à la raison supérieure, qui adhère à la contemplation des réalités éternelles ;
et bien qu’elle soit première en dignité, néanmoins son opération est
temporellement postérieure, car « les perfections invisibles de Dieu sont
rendues visibles à l’intelligence par le moyen de ses œuvres »
(Rom. 1, 20).
7° Lorsque
l’intellect possible reçoit les espèces des réalités à partir des phantasmes,
ceux-ci se comportent comme un agent instrumental ou secondaire, tandis que
l’intellect agent se comporte comme un agent principal ou premier. Voilà
pourquoi l’effet de l’action est laissé dans l’intellect possible suivant la
condition de l’un et de l’autre, et non suivant celle de l’un des deux
seulement ; aussi l’intellect possible reçoit-il les formes comme
intelligibles en acte grâce à la vertu de l’intellect agent, mais comme des
ressemblances de réalités déterminées grâce à la connaissance des phantasmes.
Et ainsi, les formes intelligibles ne sont en acte ni en existant par soi, ni
dans l’imagination, ni dans l’intellect agent, mais seulement dans l’intellect
possible.
8° Bien que
l’intellect possible soit, dans l’absolu, plus noble que le phantasme,
cependant rien n’empêche que le phantasme soit plus noble à un certain point de
vue, c’est-à-dire en tant que le phantasme est actuellement la ressemblance de
telle réalité, ce qui ne convient à l’intellect possible qu’en puissance. Et
ainsi, le phantasme peut agir d’une certaine façon sur l’intellect possible en
vertu de la lumière de l’intellect agent, tout comme la couleur peut agir sur
la vue en vertu de la lumière corporelle.
9° Le repos en lequel
la science s’accomplit exclut le mouvement des passions matérielles, mais non
le mouvement et la passion pris communément, au sens où subir et être mû se
disent de n’importe quel acte de recevoir ; ainsi, en effet, le Philosophe
dit au troisième livre sur l’Âme que
« penser, c’est subir une certaine passion ».
Objections :
Il semble que
ce ne soit pas seulement en tant qu’il connaît les éternelles.
1° Comme dit
saint Augustin au douzième livre sur la Trinité,
« quand nous cherchons dans l’âme une trinité, nous la cherchons dans
l’âme tout entière : nous ne séparons pas la raison qui agit sur le temporel
de celle qui contemple l’éternel ». Or l’esprit n’est à l’image que dans
la mesure où une trinité se trouve en lui. L’esprit est donc à l’image non
seulement en tant qu’il adhère à la contemplation des choses éternelles, mais
aussi en tant qu’il adhère à l’action des choses temporelles.
2° L’image de la
Trinité est envisagée dans l’âme en tant que sont représentées en celle-ci
l’égalité des Personnes et leur origine. Or l’égalité des Personnes est plus
représentée dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses temporelles qu’en
tant qu’il connaît les éternelles, puisque les éternelles dépassent infiniment
l’esprit, tandis que l’esprit ne dépasse pas infiniment les temporelles.
L’origine des Personnes est aussi représentée dans la connaissance des choses
temporelles, tout comme dans celle des éternelles, car dans l’un et l’autre cas
une connaissance procède de l’esprit, et de la connaissance procède un amour.
L’image de la Trinité est donc dans l’esprit non seulement en tant qu’il
connaît les choses éternelles, mais aussi en tant qu’il connaît les
temporelles.
3° La
ressemblance réside dans la puissance d’aimer, tandis que l’image réside dans
la puissance de connaître, comme on le trouve au deuxième livre des Sentences, dist. 16. Or notre
esprit connaît d’abord les choses matérielles et ensuite les éternelles,
puisque c’est en partant des matérielles qu’il parvient aux éternelles ;
et il les connaît aussi plus parfaitement, puisqu’il comprend les matérielles
mais non les éternelles. L’image est donc plus dans l’esprit en tant qu’il se
rapporte aux choses temporelles qu’en tant qu’il se rapporte aux éternelles.
4° L’image de la
Trinité se trouve dans l’âme d’une certaine façon selon les puissances, comme
on l’a déjà dit. Or les puissances se rapportent indifféremment à tous les
objets relativement auxquels elles sont déterminées. L’image de Dieu se trouve
donc dans l’esprit relativement à n’importe quels objets.
5° Ce qui est vu
en soi-même est vu plus parfaitement que ce qui est vu dans sa ressemblance. Or
l’âme se voit en elle-même, mais ne voit Dieu que dans une ressemblance, dans
l’état de voie. Elle se connaît donc plus parfaitement qu’elle ne connaît
Dieu ; et ainsi, l’image de la Trinité doit être envisagée dans l’âme en
tant qu’elle se connaît elle-même plutôt qu’en tant qu’elle connaît Dieu,
puisque l’image de la Trinité se trouve en nous quant à ce que nous avons de
plus parfait dans notre nature, comme dit saint Augustin.
6° L’égalité des
Personnes est représentée dans notre esprit en tant que toute la mémoire, toute
l’intelligence et toute la volonté se saisissent mutuellement, comme le montre
saint Augustin au dixième livre sur la Trinité.
Or cette compréhension mutuelle ne manifesterait pas leur égalité si elles ne
se comprenaient pas quant à tous leurs objets. L’image de la Trinité se trouve
donc dans les puissances de l’esprit relativement à tous les objets.
7° De même que
l’image est dans la puissance de connaître, de même la charité est dans la
puissance d’aimer. Or la charité ne regarde pas seulement Dieu mais aussi le
prochain, et c’est pourquoi l’on attribue deux actes à la charité, à savoir
l’amour de Dieu et celui du prochain. Donc l’image, elle aussi, est dans
l’esprit non seulement en tant qu’il connaît Dieu, mais aussi en tant qu’il
connaît les créatures.
8° Les puissances
de l’esprit en lesquelles consiste l’image sont perfectionnées par des habitus,
par lesquels, dit-on, l’image déformée est restaurée et perfectionnée. Or les
puissances de l’esprit n’ont pas besoin d’habitus dans la mesure où elles se
rapportent aux choses éternelles, mais seulement dans la mesure où elles se
rapportent aux temporelles : en effet, les habitus existent pour que les
puissances soient réglées par eux, or l’erreur ne peut survenir dans les choses
éternelles au point qu’il y ait besoin d’une règle, mais c’est le cas seulement
pour les choses temporelles. L’image réside donc dans l’esprit en tant qu’il
connaît les choses temporelles plutôt qu’en tant qu’il connaît les éternelles.
9° La Trinité
incréée est représentée dans l’image de notre esprit, surtout quant à la
consubstantialité et l’égalité mutuelle. Or ces deux choses se rencontrent
aussi dans la puissance sensitive, car le sensible et le sens en acte
deviennent un, et l’espèce sensible n’est reçue dans le sens que suivant sa
capacité. L’image de la Trinité se trouve donc aussi dans la puissance
sensitive, et donc à bien plus forte raison dans l’esprit, en tant qu’il
connaît les choses temporelles.
10° Les tournures
métaphoriques se prennent selon des ressemblances car, suivant le Philosophe,
« toutes les fois qu’on se sert de la métaphore on le fait toujours en vue
de quelque ressemblance ». Or le transfert aux réalités divines par
tournure métaphorique se fait plus à partir de certaines créatures qu’à partir
de l’esprit lui-même, comme on le voit clairement pour le rayon solaire, comme
dit Denys au quatrième chapitre des Noms
divins. Des créatures sensibles peuvent donc être mieux appelées « à
l’image » que l’esprit lui-même. Et ainsi, rien ne semble empêcher
l’esprit d’être à l’image en tant qu’il connaît les choses temporelles.
11° Boèce dit au
livre sur la Trinité que les formes
qui sont dans la matière sont les images des réalités qui sont sans matière. Or
les formes qui existent dans la matière sont les formes sensibles. Les formes
sensibles sont donc les images de Dieu même ; et ainsi, l’esprit semble
être à l’image de Dieu en tant qu’il les connaît.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quinzième livre sur la Trinité
que la trinité que l’on trouve dans la science inférieure, « bien qu’elle
appartienne déjà à l’homme intérieur, il ne faut cependant pas encore dire ni
penser qu’elle est image de Dieu ». Or la science inférieure est celle par
laquelle l’esprit contemple les choses temporelles ; en cela, en effet,
elle se distingue de la sagesse des choses éternelles. L’image de la Trinité ne
se prend donc pas dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses temporelles.
2° Les parties de
l’image doivent correspondre, dans l’ordre, aux trois Personnes. Or l’ordre des
Personnes ne se trouve pas dans l’esprit en tant qu’il connaît les choses
temporelles. Dans la connaissance des choses temporelles, en effet,
l’intelligence ne procède pas de la mémoire, comme le Verbe du Père, mais c’est
plutôt la mémoire qui procède de l’intelligence, car nous nous remémorons les
choses que nous avons déjà pensées. L’image ne réside donc pas dans l’esprit en
tant qu’il connaît les choses temporelles.
3° Saint Augustin
dit au douzième livre sur la Trinité :
« Une fois distribuées les fonctions de l’esprit », c’est-à-dire
l’ayant divisé en contemplation de l’éternel et action sur le temporel,
« c’est seulement en ce qui regarde la contemplation des réalités
éternelles que nous trouvons non seulement une trinité, mais l’image de
Dieu ; quant à ce qui regarde l’action sur le temporel, on peut sans doute
y découvrir une trinité, mais non l’image de Dieu » ; et nous
retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
4° L’image de la
Trinité existe toujours dans l’âme, mais non la connaissance des réalités
temporelles, puisque celle-ci est obtenue par acquisition. L’image de la
Trinité ne se trouve donc pas dans l’âme en tant qu’elle connaît les choses
temporelles.
Réponse :
La ressemblance
accomplit la notion d’image. Il ne suffit cependant pas d’une ressemblance
quelconque pour obtenir la notion d’image, mais il faut la ressemblance très
expresse par laquelle une chose est représentée quant à la raison formelle de
son espèce ; et c’est pourquoi, dans les choses corporelles, les images
des réalités se prennent plus suivant les figures, qui sont les signes propres
des espèces, que suivant les couleurs et les autres accidents. Or on trouve
dans notre âme une ressemblance de la Trinité incréée en n’importe quelle connaissance
de soi, non seulement en celle de l’esprit mais aussi en celle du sens, comme
le montre saint Augustin au onzième livre sur la Trinité ; mais l’image de Dieu se découvre seulement dans
cette connaissance de l’esprit suivant laquelle se rencontre une plus expresse
ressemblance de Dieu dans notre esprit.
Si donc nous
distinguons par les objets la connaissance de l’esprit, trois connaissances se
trouvent dans notre esprit, à savoir : la connaissance par laquelle
l’esprit connaît Dieu, celle par laquelle il se connaît lui-même, et celle par
laquelle il connaît les choses temporelles.
Donc, dans cette connaissance par laquelle l’esprit connaît les choses
temporelles, on ne trouve de ressemblance expresse de la Trinité incréée ni par
conformation — car les réalités matérielles sont plus dissemblables à Dieu que
l’esprit lui-même, donc la détermination formelle de l’esprit par la science de
ces réalités ne rend pas celui-ci très conforme à Dieu — ni, de même, par
analogie, étant donné que la réalité temporelle, qui génère dans l’âme sa
connaissance ou son intelligence actuelle, ne fait pas une même substance avec
l’esprit lui-même, mais elle est une chose étrangère à sa nature ; et par
conséquent, la consubstantialité de la Trinité incréée ne peut pas être
représentée par cela. En revanche, dans la connaissance par laquelle notre
esprit se connaît lui-même se trouve par analogie une représentation de la
Trinité incréée, en tant que l’esprit qui se connaît ainsi engendre un verbe de
soi, et que des deux procède un amour, comme le Père qui se dit lui-même
engendre son Verbe de toute éternité, et que des deux procède le Saint-Esprit.
Enfin, dans la connaissance par laquelle l’esprit connaît Dieu même, l’esprit
est lui-même conformé à Dieu, de même que tout connaissant, en tant que tel,
est assimilé au connu.
Or la
ressemblance qui a lieu par conformité, comme la ressemblance de la vue et de
la couleur, est plus grande que celle qui a lieu par analogie, comme celle de
la vue et de l’intelligence, qui sont à l’égard de leurs objets dans un rapport
semblable. Par conséquent, une plus expresse ressemblance de la Trinité se
trouve dans l’esprit en tant qu’il connaît Dieu qu’en tant qu’il se connaît
lui-même. Voilà pourquoi l’image de la Trinité au sens propre est dans l’esprit
d’abord et principalement en tant qu’il connaît Dieu ; mais d’une certaine
façon et secondairement, elle y est aussi en tant qu’il se connaît lui-même, et
surtout lorsqu’il se considère lui-même tel qu’il est image de Dieu, de sorte
que sa considération ne s’arrête pas à soi mais s’avance jusqu’à Dieu. Par
contre, dans la considération des réalités temporelles ne se trouve pas l’image
mais une certaine ressemblance de la Trinité, qui peut relever davantage du
vestige, tout comme la ressemblance que saint Augustin découvre dans les
puissances sensitives.
Réponse aux objections :
1° Certes,
quelque trinité se trouve dans l’esprit en tant qu’il s’étend à l’action sur
les choses temporelles ; cependant on ne dit pas que cette trinité est une
image de la Trinité incréée, ainsi qu’il ressort de ce que saint Augustin
ajoute au même endroit.
2° L’égalité des
Personnes divines est plus représentée dans la connaissance des choses
éternelles que dans celle des temporelles. En effet, l’égalité ne doit pas être
considérée entre l’objet et la puissance, mais entre une puissance et une
autre. Or, bien qu’il y ait une plus grande inégalité entre notre esprit et
Dieu qu’entre notre esprit et la réalité temporelle, cependant une plus grande
égalité se trouve entre la mémoire que notre esprit a de Dieu et l’intelligence
et l’amour actuels qu’il a de lui, qu’entre la mémoire qu’il a des réalités
temporelles et l’intelligence et l’amour qu’il a d’elles. En effet, Dieu
lui-même est connaissable et aimable par soi, et ainsi, il est autant pensé et
aimé par l’esprit de chacun qu’il est présent à l’esprit, lui dont la présence
dans l’esprit est la mémoire de lui dans l’esprit ; et ainsi, la mémoire
que l’on a de lui est égalée par l’intelligence, et celle-ci l’est par la volonté
ou l’amour. Par contre, les réalités matérielles ne sont pas intelligibles ni
aimables par soi. Voilà pourquoi une telle égalité ne se trouve pas dans
l’esprit relativement à elles, ni non plus la même relation d’origine,
puisqu’elles sont présentes à notre mémoire parce qu’elles ont été pensées par
nous, et ainsi, la mémoire provient de l’intelligence plutôt que
l’inverse ; mais relativement à Dieu lui-même, c’est le contraire qui se
produit dans l’esprit créé, car c’est la présence de Dieu qui fait participer
l’esprit à la lumière intellectuelle, en sorte qu’il puisse penser.
3° Bien que la
connaissance que nous avons des réalités temporelles soit temporellement
antérieure à la connaissance que nous avons de Dieu, cependant celle-ci est
première en dignité. Et que les choses matérielles nous soient plus
parfaitement connues que Dieu n’est pas un empêchement, car la plus petite
connaissance que l’on peut détenir au sujet de Dieu dépasse toute la
connaissance que l’on a au sujet de la créature. En effet, la noblesse d’une
science dépend de la noblesse de l’objet su, comme on le voit clairement au
début du premier livre sur l’Âme ;
et c’est pourquoi le Philosophe, au onzième livre sur les Animaux, préfère la science limitée que nous avons des réalités célestes
à toute celle que nous avons des réalités inférieures.
4° Bien que les
puissances s’étendent à tous leurs objets, cependant leur capacité est estimée
d’après le dernier degré de leur pouvoir, comme on le voit clairement au
premier livre sur le Ciel et le Monde.
Voilà pourquoi ce qui relève de la plus grande perfection des puissances de
l’esprit, à savoir, être à l’image de Dieu, leur est attribué au regard de leur
plus noble objet, qui est Dieu.
5° Bien que
l’esprit se connaisse plus parfaitement qu’il ne connaît Dieu, cependant la
connaissance qu’il a de Dieu est plus noble, et il est par elle davantage
conformé à Dieu, comme on l’a dit ; voilà pourquoi il est par elle
davantage à l’image de Dieu.
6° Bien que
l’égalité appartienne à l’image qui se trouve dans notre esprit, il n’est
cependant pas nécessaire que l’image soit envisagée relativement à toutes les
choses au regard desquelles une égalité se rencontre en lui, étant donné que
plusieurs autres choses sont requises pour que l’image y soit ; l’argument
n’est donc pas concluant.
7° Bien que la
charité, qui accomplit l’image, regarde le prochain, cependant elle ne le
regarde pas comme objet principal, puisque son objet principal est Dieu
seul ; dans le prochain, en effet, la charité n’aime rien d’autre que
Dieu.
8° Même en tant
qu’elles se rapportent à Dieu, les puissances de l’image sont perfectionnées
par des habitus comme la foi, l’espérance et la charité, la sagesse, et
d’autres du même genre. En effet, bien que dans les réalités éternelles
elles-mêmes il ne se trouve pas d’erreur de leur côté, cependant l’erreur peut
advenir à notre intelligence dans leur connaissance, car la difficulté,
lorsqu’on les connaît, ne vient pas d’elles mais de notre côté, comme il est
dit au deuxième livre de la Métaphysique.
9° Il ne se
trouve pas de consubstantialité entre le sensible et le sens, étant donné que
le sensible lui-même est étranger à l’essence du sens ; ni non plus
d’égalité, puisque le visible n’est pas toujours vu autant qu’il est visible.
10° Des créatures
irrationnelles peuvent, par une certaine ressemblance, être plus assimilées à
Dieu que même des rationnelles, quant à l’efficace de la causalité, comme on le
voit bien pour le rayon solaire, par lequel toutes choses parmi les inférieures
sont causées et rénovées, ce qui le fait ressembler à la divine bonté, qui
cause tout, comme dit Denys. Cependant, quant aux propriétés qui lui sont
inhérentes, la créature rationnelle est plus semblable à Dieu que n’importe
quelle créature irrationnelle. Toutefois des tournures métaphoriques sont assez
souvent transférées des créatures irrationnelles à Dieu, et cela se produit en
raison de leur dissemblance car, comme dit Denys au deuxième chapitre de la Hiérarchie céleste, si les choses qui
sont dans les créatures plus viles sont plus fréquemment transférées aux choses
divines, c’est afin d’ôter toute occasion d’erreur : en effet, un
transfert fait à partir de créatures plus nobles pourrait induire à estimer que
les choses qui étaient dites métaphoriquement seraient à entendre en propriété
de termes ; ce que nul ne peut conjecturer s’agissant de ces créatures
plus viles.
11° Boèce pose que
les formes matérielles sont les images non de Dieu mais de formes
immatérielles, c’est-à-dire de raisons idéales existant dans l’esprit divin,
desquelles elles proviennent selon une ressemblance parfaite.
Objections :
Il semble que
ce soit par une espèce.
1° Comme dit le
Philosophe au troisième livre sur l’Âme,
« notre intelligence ne pense rien sans phantasme ». Or aucun
phantasme de l’essence même de l’âme ne peut être reçu. Il est donc nécessaire
que notre esprit se pense lui-même par quelque autre espèce abstraite des
phantasmes.
2° Les choses que
l’on voit par leur essence sont connues en toute certitude et sans erreur. Or
beaucoup se sont trompés au sujet de l’esprit humain, puisque certains disaient
qu’il était air, d’autres qu’il était feu, et qu’ils affirmaient à son sujet
beaucoup d’autres inepties. L’esprit ne se voit donc pas lui-même par son
essence.
3° [Le répondant] disait que l’esprit voit par son essence qu’il existe ; cependant il peut se tromper en recherchant ce qu’il est. En sens contraire : savoir une chose par son essence, c’est savoir d’elle ce qu’elle est, puisque l’essence de la réalité est identique à sa quiddité. Si donc l’âme se voyait elle-même par son essence, n’importe qui saurait sans erreur, au sujet de son âme, ce qu’elle est ; et l’on voit manifestement que c’est faux.
4° Notre âme est
une forme unie à la matière. Or toute forme de cette sorte est connue par
abstraction de l’espèce depuis la matière et les circonstances matérielles.
L’âme est donc connue par une espèce abstraite.
5° Penser n’est
pas seulement l’acte de l’âme, mais celui du composé, comme il est dit au
premier livre sur l’Âme. Or tout acte
de ce genre est commun à l’âme et au corps. Il est donc nécessaire que,
lorsqu’on pense, il y ait toujours quelque chose du côté du corps. Or cela
n’aurait pas lieu si l’esprit se voyait lui-même par son essence, sans aucune
espèce abstraite depuis les sens corporels. L’esprit ne se voit donc pas
lui-même par son essence.
6° Le Philosophe
dit au troisième livre sur l’Âme que
l’intelligence se pense comme elle pense les autres choses. Or elle ne pense
pas les autres choses par leur essence mais par des espèces. Donc l’esprit non
plus ne se pense pas lui-même par son essence.
7° On connaît les
puissances par leurs actes, et les actes par leurs objets. Or l’essence de
l’âme ne peut être connue que si ses puissances sont connues, puisque la
puissance d’une réalité fait connaître la réalité elle-même. Il est donc
nécessaire qu’elle connaisse son essence par ses actes et par les espèces de
ses objets.
8° L’intelligible
est à l’intelligence ce que le sensible est au sens. Or une certaine distance
est requise entre le sens et le sensible, et de là vient que l’œil ne puisse se
voir lui-même. Une certaine distance est donc requise aussi dans la
connaissance intellectuelle, si bien que l’intelligence ne peut jamais se
penser par son essence.
9° Selon le
Philosophe au premier livre des Seconds
Analytiques, la démonstration circulaire est impossible, car il
s’ensuivrait que quelque chose serait manifesté par soi-même, et ainsi il
s’ensuivrait que quelque chose serait antérieur à soi et plus connu que soi, ce
qui est impossible. Or, si l’esprit se voit lui-même par son essence, ce qui
est connu sera identique à ce par quoi l’on connaît. Le même inconvénient
s’ensuit donc, c’est-à-dire que quelque chose serait antérieur à soi et plus
connu que soi.
10° Denys dit au
septième chapitre des Noms divins que
l’âme connaît la vérité des existants par un certain cercle. Or le mouvement
circulaire va du même au même. Il semble donc que l’âme, sortant d’elle-même
lorsqu’elle pense, revienne par les réalités extérieures à la connaissance de
soi-même ; et ainsi, elle ne se pensera pas par son essence.
11° Tant que
demeure la cause, son effet demeure. Si donc l’esprit se voyait par son essence
à cause de la présence de celle-ci, il la verrait toujours, puisqu’elle lui est
toujours présente. Puis donc qu’il est impossible de penser plusieurs choses en
même temps, il ne penserait jamais rien d’autre.
12° Les choses
postérieures sont plus composées que les antérieures. Or penser est postérieur
à être. On rencontre donc dans l’intelligence de l’âme une plus grande
composition que dans son être. Or, dans l’âme, ce qui est n’est pas identique à
ce par quoi il est. Ce qui est pensé n’est donc pas non plus en elle identique
à ce par quoi il est pensé ; et ainsi, l’esprit ne se voit pas lui-même
par son essence.
13° Le même ne
peut pas être la forme d’une chose et formellement déterminé par cette chose.
Or l’intelligence, puisqu’elle est une certaine puissance de l’âme, est comme
une certaine forme de son essence. Il est donc impossible que l’essence de
l’âme soit la forme de l’intelligence ; or ce par quoi une chose est
pensée est la forme de l’intelligence ; l’esprit ne se voit donc pas
lui-même par son essence.
14° L’âme est une
certaine substance qui subsiste par soi, tandis que les formes intelligibles ne
sont pas subsistantes par soi, sinon la science qui consiste en de telles
formes intelligibles ne serait pas du genre accident. L’essence de l’âme ne
peut donc pas être comme la forme intelligible par laquelle l’esprit se verrait
lui-même.
15° Puisqu’on
distingue les actes et les mouvements par leurs termes, les intelligibles qui
sont d’une même espèce sont pensés de la même façon du point de vue de
l’espèce. Or l’âme de Pierre est de la même espèce que celle de Paul. L’âme de
Pierre se pense donc elle-même comme elle pense l’âme de Paul. Or elle ne pense
pas l’âme de Paul par son essence, puisqu’elle en est absente. Elle ne se pense
donc pas non plus elle-même par son essence.
16° La forme est
plus simple que ce qui est formellement déterminé par elle. Or l’esprit n’est
pas plus simple que lui-même. Il n’est donc pas formellement déterminé par
lui-même ; puis donc qu’il est formellement déterminé par ce par quoi il
connaît, il ne se connaîtra pas par lui-même.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au neuvième livre sur la Trinité :
« L’esprit se connaît lui-même par lui-même, étant incorporel. Car s’il ne
se connaît, il ne s’aime pas. »
2° À propos de
2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme, etc. », la Glose dit : « Par cette vision
que l’on appelle intellectuelle sont vues les réalités qui ne sont ni corps ni
choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles. Tels
sont l’esprit lui-même et toute sainte affection de l’âme. » Or, comme il
est dit dans la même glose, « la vision intellectuelle embrasse ces
réalités qui n’ont pas d’images semblables à elles, d’images qui ne sont pas ce
qu’elles sont elles-mêmes ». L’esprit ne se connaît donc pas lui-même par
une chose qui ne lui serait pas identique.
3° Comme il est
dit au troisième livre sur l’Âme,
« dans les choses immatérielles, il y a identité entre le pensé et ce par
quoi il est pensé ». Or l’esprit est une certaine réalité immatérielle. Il
est donc pensé par son essence.
4° Tout ce qui
est présent à l’intelligence comme intelligible est pensé par l’intelligence.
Or l’essence même de l’âme est présente à l’intelligence à la façon d’un
intelligible : en effet, elle lui est présente par sa vérité, et la vérité
est la raison de l’acte de penser comme la bonté est la raison de l’acte
d’aimer ; l’esprit se pense donc lui-même par son essence.
5° L’espèce par
laquelle une chose est pensée est plus simple que la chose qui est pensée par
son intermédiaire. Or l’âme n’a pas d’espèce plus simple qu’elle, et qui puisse
être abstraite d’elle. L’âme ne se pense donc pas par une espèce mais par son
essence.
6° Toute science
a lieu par assimilation de celui qui sait à ce qui est su. Or rien d’autre
n’est plus semblable à l’âme que son essence. Elle ne se pense donc par rien
d’autre que par son essence.
7° Ce qui est
cause de ce que d’autres soient connaissables, n’est pas connu par autre chose
que par soi-même. Or l’âme est cause de ce que les autres réalités matérielles
soient connaissables : en effet, elles sont intelligibles dans la mesure
où nous les rendons intelligibles, comme dit le Commentateur au deuxième livre
de la Métaphysique. L’âme se pense
donc seulement par elle-même.
8° La science qui
concerne l’âme est très certaine, suivant le Philosophe au premier livre sur l’Âme. Or le plus certain n’est pas connu
au moyen du moins certain. On n’a donc pas la science de l’âme par un autre
moyen qu’elle-même.
9° Toute espèce par
laquelle notre âme pense est abstraite depuis les choses sensibles. Or il n’est
aucun sensible duquel l’âme puisse abstraire sa quiddité. L’âme ne se connaît
donc pas elle-même par une ressemblance.
10° De même que la
lumière corporelle fait que toutes choses soient visibles en acte, de même
l’âme fait par sa lumière que toutes les choses matérielles soient actuellement
intelligibles, comme on le voit clairement au troisième livre sur l’Âme. Or la lumière corporelle est vue
par elle-même, non par une ressemblance d’elle-même. Donc l’âme, elle aussi,
est pensée par son essence, non par une ressemblance.
11° Comme dit le
Philosophe au troisième livre sur l’Âme,
« l’intellect agent n’est pas tantôt pensant et tantôt non », mais il
pense toujours. Or il ne pense toujours que lui-même, et il ne pourrait même
pas cela s’il se pensait par une espèce abstraite depuis les sens, car alors il
ne se penserait pas avant l’abstraction. Notre esprit se pense donc par son
essence.
Réponse :
Lorsqu’on se
demande si l’on connaît une chose par son essence, cette question peut
s’entendre de deux façons. D’abord, en sorte que l’expression « par son
essence » se réfère à la réalité connue elle-même ; on comprend alors
comme connu par son essence ce dont on connaît l’essence, et non ce dont on ne
connaît pas l’essence mais certains de ses accidents. Ensuite, en sorte que
cette expression se réfère à ce par quoi une chose est connue ; on
comprend alors qu’une chose est connue par son essence parce que l’essence même
est ce par quoi l’on connaît. Et c’est de cette façon que l’on se demande
présentement si l’âme se pense elle-même par son essence.
Et pour voir
clairement cette question, il faut savoir que chacun peut avoir sur l’âme deux
connaissances, comme dit saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité : l’une par laquelle l’âme
de chacun se connaît seulement quant à ce qui lui est propre, l’autre par
laquelle l’âme est connue quant à ce qui est commun à toutes les âmes. Cette
connaissance que l’on a de toute âme en général est donc celle par laquelle on
connaît la nature de l’âme, tandis que la connaissance que l’on a de l’âme
quant à ce qui lui est propre est la connaissance de l’âme en tant qu’elle a
l’être en tel individu. C’est pourquoi cette dernière connaissance fait
connaître si l’âme existe, comme lorsqu’on perçoit que l’on a une âme ; et
l’autre fait savoir ce qu’est l’âme et quels sont ses accidents par soi.
Donc, en ce qui
concerne la première connaissance, il faut distinguer, car connaître une chose
se réalise en habitus ou en acte. Ainsi, quant à la connaissance actuelle par
laquelle on considère en acte que l’on a une âme, je dis ceci : on connaît
l’âme par ses actes. En effet, on perçoit que l’on a une âme, que l’on vit et
que l’on est, parce qu’on perçoit que l’on sent, que l’on pense et que l’on
exerce d’autres œuvres de la vie comme celles-ci ; et c’est pourquoi le
Philosophe dit au neuvième livre de l’Éthique :
« Nous sentons que nous sentons, et pensons que nous pensons ; or,
nous apercevoir que nous sentons ou pensons, c’est nous apercevoir que nous
sommes. » Or nul ne perçoit qu’il pense, si ce n’est parce qu’il pense
quelque chose : car penser quelque chose est antérieur à penser que l’on
pense ; voilà pourquoi l’âme parvient à percevoir actuellement qu’elle
est, par ce qu’elle pense ou sent. Mais quant à la connaissance habituelle, je
dis ceci : l’âme se voit par son essence, c’est-à-dire que, du fait même
que son essence lui est présente, elle est capable de passer à l’acte de
connaissance d’elle-même ; de même, dès lors qu’on a l’habitus d’une
science, par la présence même de l’habitus on est capable de percevoir les
choses qui se trouvent sous cet habitus. Mais pour que l’âme perçoive qu’elle
existe, et qu’elle soit attentive à ce qui se passe en elle, aucun habitus
n’est requis, mais il suffit pour cela de la seule essence de l’âme, qui est
présente à l’esprit : c’est d’elle, en effet, qu’émanent les actes en
lesquels elle est actuellement perçue.
Mais si nous
parlons de la connaissance de l’âme qui a lieu lorsque l’esprit humain est
défini par une connaissance spéciale ou générale, alors il semble qu’il faille
à nouveau distinguer. Pour la connaissance, en effet, il est nécessaire que
deux choses concourent : l’appréhension, et le jugement sur la réalité
appréhendée ; aussi la connaissance par laquelle on connaît la nature de
l’âme peut-elle être considérée et quant à l’appréhension, et quant au
jugement.
Si donc on la
considère quant à l’appréhension, je dis ceci : nous connaissons la nature
de l’âme par les espèces que nous abstrayons depuis les sens. En effet, notre
âme tient la dernière place dans le genre des substances intellectuelles, comme
la matière prime dans le genre des substances sensibles, ainsi que le
Commentateur le montre au troisième livre sur l’Âme. En effet, de même que la matière prime est en puissance à
toutes les formes sensibles, de même aussi notre intellect possible est en
puissance à toutes les formes intelligibles ; c’est pourquoi il est comme
une pure puissance dans l’ordre des intelligibles, comme la matière dans
l’ordre des sensibles. Voilà pourquoi, de même que la matière n’est sensible
que par une forme qui lui survient, de même l’intellect possible n’est
intelligible que par une espèce surajoutée. Donc notre esprit ne peut se penser
de telle façon qu’il s’appréhende lui-même immédiatement, mais parce qu’il
appréhende les autres choses il arrive à se connaître, tout comme la nature de
la matière prime est connue par le fait même qu’elle est réceptrice de telles
formes. On en a l’évidence lorsqu’on regarde la façon dont les philosophes ont
recherché la nature de l’âme. En effet, observant que l’âme humaine connaît les
natures universelles des réalités, ils perçurent que l’espèce par laquelle nous
pensons est immatérielle, sinon elle serait individuée, et ainsi, elle ne
mènerait pas à la connaissance de l’universel. Et de ce que l’espèce
intelligible est immatérielle, ils déduisirent que l’intelligence est une
certaine réalité qui ne dépend pas de la matière, et de là, ils s’avancèrent
dans la connaissance des autres propriétés de l’âme intellective. Et c’est ce
que dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme : « l’intelligence est intelligible comme les autres
intelligibles » ; ce que le Commentateur expose en disant que « l’intelligence
est pensée au moyen d’une intention qui est en elle comme les autres
intelligibles » ; et cette intention n’est rien d’autre que l’espèce
intelligible. Mais cette intention est dans l’intelligence comme intelligible
en acte, alors que dans les autres réalités elle est comme intelligible en
puissance.
Mais si l’on
considère la connaissance que nous avons de la nature de l’âme quant au
jugement qui nous fait déclarer qu’il en est comme nous l’avions appréhendé par
la déduction susmentionnée, alors nous avons connaissance de l’âme en tant que
« nous avons une intuition de l’inviolable vérité, d’après laquelle nous
définissons de façon parfaite, du mieux que nous pouvons, non ce qu’est l’âme
de tel ou tel homme, mais ce qu’elle doit être d’après les raisons
éternelles », comme dit saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité ; or nous avons l’intuition
de cette inviolable vérité dans sa ressemblance, qui est imprimée dans notre
esprit en tant que nous connaissons naturellement certaines choses comme
évidentes par soi, et d’après lesquelles nous examinons toutes les autres,
jugeant de tout selon elles.
Ainsi donc, il
est clair que notre esprit se connaît lui-même d’une certaine façon par son
essence, comme dit saint Augustin ; d’une autre façon par une intention ou
par une espèce, comme disent le Philosophe et le Commentateur ; d’une
autre encore par intuition de la vérité inviolable, comme dit aussi saint
Augustin. Il faut donc répondre en outre aux deux séries d’arguments, de la
façon suivante.
Réponse aux objections :
1° Notre
intelligence ne peut rien penser actuellement avant d’abstraire à partir des
phantasmes ; et elle ne peut pas non plus avoir une connaissance
habituelle de choses autres qu’elle, c’est-à-dire qui ne sont pas en elle,
avant l’abstraction susdite, étant donné que les espèces des autres
intelligibles ne lui sont pas innées. Mais son essence lui est innée, de sorte
qu’il ne lui est pas nécessaire de l’acquérir à partir des phantasmes ; de
même, l’agent naturel non plus ne fournit pas à la matière son essence, mais
seulement sa forme, qui est à la matière naturelle ce que la forme intelligible
est à la matière sensible, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme. Voilà pourquoi l’esprit, avant
d’abstraire à partir des phantasmes, a une connaissance habituelle de soi, par
laquelle il peut percevoir qu’il existe.
2° Nul jamais ne
se trompe parce qu’il ne percevrait pas qu’il vit : cela relève en effet
de la connaissance par laquelle quelqu’un connaît de façon singulière ce qui se
passe dans son âme ; et quant à cette connaissance, on a dit que l’âme est
connue par son essence de façon habituelle. Mais il arrive à beaucoup d’errer
dans la connaissance de la nature même de l’âme en son espèce ; et de ce point
de vue, cette partie des objections conclut vrai.
3° On voit dès
lors clairement la solution au troisième argument.
4° Bien que l’âme
soit unie à la matière comme sa forme, cependant elle n’est pas soumise à la
matière au point d’être rendue matérielle et donc non intelligible en acte mais
seulement en puissance par abstraction depuis la matière.
5° Cette
objection vaut pour la connaissance actuelle, par laquelle l’âme ne se perçoit
exister qu’en percevant son acte et son objet, comme on l’a dit.
6° Cette parole
du Philosophe doit être entendue en ce sens que l’intelligence pense
d’elle-même ce qu’elle est, et non en ce sens qu’elle a habituellement
connaissance de son existence.
7° Et il faut
répondre semblablement au septième argument.
8° L’opération
sensitive s’accomplit par l’action du sensible sur le sens, qui est une action
locale, et c’est pourquoi elle requiert une distance déterminée ; par
contre, l’opération de l’intelligence n’est pas déterminée à un lieu, il n’en
va donc pas de même.
9° On dit de deux
façons que l’on connaît une chose par une autre. D’abord comme lorsqu’on passe
de la connaissance de cette autre à la connaissance de la première, et l’on dit
en ce sens que l’on connaît les conclusions par les principes ; et de
cette façon, on ne peut pas connaître une chose par elle-même. Ensuite, on dit
que l’on connaît une chose par une autre comme par ce en quoi la première est
connue, et dans ce cas il n’est pas nécessaire que ce par quoi l’on connaît
soit connu d’une autre connaissance que ce qui, par cela, est connu. Rien
n’empêche donc que quelque chose soit connu par soi-même, comme Dieu se connaît
lui-même par soi ; et ainsi également, l’âme se connaît elle-même d’une
certaine façon par son essence.
10° On remarque un
certain cercle dans la connaissance de l’âme dans la mesure où elle recherche
en raisonnant la vérité des existants ; donc Denys dit cela pour montrer
en quoi la connaissance de l’âme est inférieure à celle de l’ange. Or voici en
quoi se fonde cette circularité : la raison, partant des principes,
parvient aux conclusions par la voie d’invention, et par la voie de jugement
elle examine les conclusions trouvées en les analysant par les principes. Cela
est donc étranger à notre propos.
11° De même qu’il
n’est pas nécessaire que soit toujours pensé en acte ce dont la connaissance
est possédée habituellement par des espèces existant dans l’intelligence, de
même aussi il n’est pas nécessaire que soit toujours pensé actuellement
l’esprit lui-même, dont la connaissance est habituellement en nous parce que
son essence même est présente à notre intelligence.
12° Ce qui est
pensé et ce par quoi il est pensé n’ont pas entre eux le même rapport que ce
qui est et ce par quoi il est. En effet, être est l’acte de l’étant, tandis que
penser n’est pas l’acte de ce qui est pensé mais de celui qui pense ; ce
par quoi une chose est pensée se rapporte donc à celui qui pense comme ce par
quoi une chose est se rapporte à ce qu’elle est. Voilà pourquoi, de même que,
dans l’âme, ce par quoi elle est diffère de ce qu’elle est, de même ce par quoi
elle pense, c’est-à-dire la puissance intellective, qui est le principe de
l’acte de penser, diffère de son essence. Et il n’en découle pas nécessairement
que l’espèce par laquelle elle est pensée diffère de ce qui est pensé.
13° La puissance
intellective est la forme de l’âme elle-même quant à l’acte d’être, étant donné
qu’elle a l’être dans l’âme comme une propriété a l’être dans un sujet ;
mais quant à l’acte de penser, rien n’empêche que ce soit l’inverse.
14° La
connaissance par laquelle l’âme se connaît elle-même est dans le genre accident
non quant à ce par quoi elle est connue de façon habituelle, mais seulement
quant à l’acte de connaissance, qui est un certain accident ; c’est
pourquoi saint Augustin dit aussi, au neuvième livre sur la Trinité, que la connaissance est
substantiellement dans l’esprit en tant que l’esprit se connaît lui-même.
15° Cette
objection vaut pour la connaissance de l’âme telle qu’on la connaît quant à la
nature de l’espèce, qui est commune à toutes les âmes.
16° Lorsque
l’esprit se pense lui-même, il n’est pas lui-même la forme de l’esprit, car
rien n’est la forme de soi-même ; mais il se comporte à la façon d’une
forme, en tant que son action, par laquelle il se connaît, a pour terme
lui-même. Il n’est donc pas nécessaire qu’il soit plus simple que lui-même,
sauf peut-être du point de vue de notre manière de connaître, en tant que ce
qui est pensé est considéré comme plus simple que l’intelligence elle-même qui
pense, étant considéré comme sa perfection.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° La parole de
saint Augustin est à entendre en ce sens que l’esprit se connaît lui-même par
soi, parce qu’il vient de l’esprit lui-même qu’il puisse passer à l’acte pour
se connaître actuellement en percevant son existence, tout comme il vient de
l’espèce détenue habituellement dans l’esprit que celui-ci puisse considérer
actuellement telle réalité. Mais quelle est sa nature même d’esprit, l’esprit
ne peut le percevoir que par une considération de son objet, comme on l’a dit.
2° La parole de
la Glose selon laquelle « la
vision intellectuelle embrasse ces réalités, etc. » doit être référée à
l’objet de la connaissance plutôt qu’à ce par quoi il est pensé ; et cela
est évident lorsqu’on considère ce qui est dit des autres visions. En effet, il
est dit dans la même glose que par la vision corporelle sont vus les corps, par
la vision spirituelle, i. e.
imaginaire, les ressemblances de corps, et par la vision intellectuelle, les
choses « qui ne sont ni corps ni ressemblances de corps ». En effet,
si l’on référait cela à ce par quoi l’on pense, alors, de ce point de vue, il
n’y aurait aucune différence entre la vision corporelle et la spirituelle ou
imaginaire, car même la vision corporelle se fait par une ressemblance de
corps ; en effet, ce n’est pas la pierre qui est dans l’œil, mais une
ressemblance de la pierre. Mais la différence entre les visions susmentionnées
consiste en ce que la vision corporelle a pour terme le corps lui-même, tandis que
la vision imaginaire a comme terme et comme objet une image du corps ; de
même aussi, lorsqu’il est dit que « la vision intellectuelle embrasse ces
réalités qui n’ont pas d’images semblables à elles, d’images qui ne sont pas ce
qu’elles sont elles-mêmes », il n’est pas signifié que la vision
intellectuelle ne se fait pas par des espèces qui ne sont pas identiques aux
réalités pensées, mais que la vision intellectuelle n’a pas pour terme une
ressemblance de la réalité mais l’essence même de la réalité. En effet, de même
que par la vision corporelle on regarde le corps lui-même et non une
ressemblance de corps, bien que l’on regarde par une ressemblance de corps, de
même dans la vision intellectuelle on regarde l’essence même de la réalité sans
regarder une ressemblance de cette réalité, bien que l’on regarde parfois cette
essence par une ressemblance ; et l’expérience en fournit aussi la preuve.
En effet, lorsque nous pensons l’âme, nous ne nous fabriquons pas un simulacre
d’âme que nous regarderions, comme cela se produisait dans la vision
imaginaire, mais nous considérons l’essence même de l’âme. Cela n’exclut
cependant pas que cette vision ait lieu par une espèce.
3° La parole du
Philosophe est à entendre de l’intelligence qui est entièrement séparée de la
matière, comme l’explique le Commentateur au même endroit, telles les
intelligences des anges ; mais il ne faut pas l’entendre de l’intelligence
humaine, sinon il s’ensuivrait que la science spéculative serait identique à la
réalité sue, ce qui est impossible, comme le déduit aussi le Commentateur au
même endroit.
4° L’âme est
présente à elle-même comme intelligible, c’est-à-dire de façon à pouvoir être
pensée ; non toutefois en sorte qu’elle soit pensée par elle-même, mais à
partir de son objet, comme on l’a dit.
5° L’âme n’est
pas connue au moyen d’une autre espèce abstraite à partir d’elle, mais au moyen
de l’espèce de son objet, qui devient aussi sa forme en tant qu’elle pense en
acte ; l’argument n’est donc pas concluant.
6° Bien que notre
âme soit très semblable à elle-même, cependant elle ne peut pas être le
principe de la connaissance de soi-même en tant qu’espèce intelligible, de même
que la matière prime ne le peut pas non plus, étant donné que notre
intelligence se tient dans l’ordre des intelligibles comme la matière prime
dans l’ordre des sensibles, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme.
7° L’âme est
cause de ce que d’autres soient connaissables, non comme médium de connaissance
mais en tant que c’est par l’acte de l’âme que les réalités matérielles sont
rendues intelligibles.
8° La science qui
concerne l’âme est très certaine, dans la mesure où chacun expérimente en
soi-même qu’il a une âme et que les actes de l’âme sont en lui ; mais
connaître ce qu’est l’âme est très difficile ; c’est pourquoi le
Philosophe ajoute au même endroit que « c’est une chose des plus
difficiles que d’acquérir une connaissance assurée à son sujet ».
9° L’âme n’est
pas connue par une espèce abstraite depuis les choses sensibles au sens où
cette espèce serait comprise comme une ressemblance de l’âme, mais parce qu’en
considérant la nature de l’espèce qui est abstraite depuis les choses
sensibles, on trouve la nature de l’âme en laquelle une telle espèce est reçue,
comme on connaît la matière à partir de la forme.
10° On ne voit la
lumière corporelle par elle-même que dans la mesure où elle est la raison
formelle de la visibilité des choses visibles et une certaine forme qui leur
donne un être actuellement visible. Mais nous ne voyons la lumière même qui est
dans le soleil que par sa ressemblance existant dans nos yeux. En effet, de
même que ce n’est pas l’espèce de la pierre qui est dans l’œil, mais sa
ressemblance, de même il est impossible que la forme de la lumière qui est dans
le soleil soit elle-même identique dans l’œil. Et semblablement aussi, nous
pensons par elle-même la lumière de l’intellect agent dans la mesure où elle
est la raison formelle des espèces intelligibles, les rendant intelligibles en
acte.
11° Cette parole
du Philosophe peut être exposée de deux façons, suivant les deux opinions sur
l’intellect agent. En effet, certains ont prétendu que l’intellect agent était
une substance séparée, une parmi les autres intelligences, et que par
conséquent elle pense toujours en acte, comme les autres intelligences.
D’autres, au contraire, affirment que l’intellect agent est une puissance de
l’âme ; et suivant cette opinion, on dit que l’intellect agent n’est pas
tantôt pensant et tantôt non, car la cause pour laquelle on est tantôt pensant
et tantôt non, n’est pas de son côté mais du côté de l’intellect possible. En
effet, en tout acte par lequel l’homme pense, l’opération de l’intellect agent
concourt avec celle de l’intellect possible. Or ce n’est pas l’intellect agent
qui reçoit quelque chose de l’extérieur, mais seulement l’intellect possible.
Donc, pour que nous pensions toujours, il n’y a pas de manque quant à ce que
notre considération nécessite du côté de l’intellect agent, mais quant à ce
qu’elle nécessite du côté de l’intellect possible, qui n’est complété que par
les espèces intelligibles abstraites depuis les sens.
Objections :
Il semble que
ce soit par leur essence.
1° À propos de
2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme, etc. », la Glose dit : « La dilection, on
ne la voit pas autrement présente, en cette forme qui fait qu’elle est ce
qu’elle est, et autrement absente, en quelque image qui lui serait
semblable ; mais, dans la mesure où elle peut être vue par l’esprit, l’un
la voit davantage, l’autre moins. » C’est donc par son essence et non par
une ressemblance d’elle que l’esprit voit la dilection ; et, pour la même
raison, n’importe quel autre habitus.
2° Saint Augustin
dit au dixième livre sur la Trinité :
« Qu’y a-t-il en effet d’aussi présent à la connaissance que ce qui est
présent à l’âme ? » Or les habitus de l’âme sont présents à l’esprit
par leur essence. L’esprit les connaît donc par leur essence.
3° « Ce par
quoi une chose est telle, l’est soi-même davantage. » Or les habitus de
l’esprit sont la cause de ce que d’autres choses, qui se trouvent sous les
habitus, soient connues. L’esprit connaît donc surtout les habitus eux-mêmes
par leur essence.
4° Tout ce qui
est connu de l’esprit par sa ressemblance a été dans le sens avant de survenir
dans l’esprit. Par contre, jamais un habitus de l’esprit n’arrive dans le sens.
L’esprit ne connaît donc pas les habitus par une ressemblance.
5° Plus une chose
est proche de l’esprit, plus l’esprit la connaît. Or l’habitus est plus proche
de la puissance intellective de l’esprit que l’acte, et l’acte que l’objet.
L’esprit connaît donc plus l’habitus qu’il ne connaît l’acte ou l’objet ;
et ainsi, il connaît l’habitus par son essence et non par les actes ou par les
objets.
6° Saint Augustin
dit au douzième livre sur la Genèse au
sens littéral que l’esprit et l’art sont connus par le même genre de
vision. Or l’esprit est connu de lui-même par son essence. L’art est donc, lui
aussi, connu par son essence, et semblablement les autres habitus de l’esprit.
7° Le vrai est à
l’intelligence ce que le bien est à la volonté. Or le bien n’est pas dans la
volonté par sa ressemblance. Le vrai n’est donc pas non plus connu de l’intelligence
par sa ressemblance ; donc, tout ce que l’intelligence connaît, elle le
connaît par l’essence et non par une ressemblance.
8° Saint Augustin
dit au treizième livre sur la Trinité :
« Ce n’est pas ainsi qu’est vue la foi dans le cœur où elle est, par celui
en qui elle est », c’est-à-dire comme on voit l’âme d’un autre homme par
les mouvements de son corps ; « mais on la possède de science
certaine, la conscience le crie ». Par conséquent, la science de l’esprit
possède la foi dans la mesure où la conscience crie. Or la conscience crie la
foi pour autant qu’elle est actuellement en elle. La foi est donc sue par
l’esprit en tant qu’elle est actuellement dans l’esprit par son essence.
9° La forme est
tout à fait proportionnée à ce dont elle est la forme. Or les habitus existant
dans l’esprit sont des formes de l’esprit. Ils sont donc tout à fait
proportionnés à l’esprit ; notre esprit les connaît donc immédiatement par
l’essence.
10° L’intelligence
connaît l’espèce intelligible qui est en elle, et elle ne la connaît pas par
une autre espèce mais par son essence, car sinon il faudrait aller à l’infini.
Or ceci n’a lieu que parce que les espèces elles-mêmes déterminent formellement
l’intelligence. Puis donc que l’intelligence est de même formellement déterminée
par les habitus, il semble que l’esprit les connaisse par l’essence.
11° L’esprit ne
connaît les habitus que par vision intellectuelle. Or la vision intellectuelle
porte sur les choses que l’on voit par leur essence. L’esprit voit donc les
habitus par leur essence.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au dixième livre des Confessions :
« Voyez ce qu’il y a dans ma mémoire : des champs, des antres, des
cavernes innombrables, tout cela rempli à l’infini de toute espèce de choses,
innombrables aussi. Les unes y figurent en images, c’est le cas de tous les
corps ; les autres, comme les arts, y sont réellement présentes ;
d’autres encore y sont sous la forme de je ne sais quelles notions : ce
sont les états affectifs de l’âme, que la mémoire conserve alors que l’âme ne
les ressent plus. » Il semble donc que les affections de l’âme soient
connues non par leur essence mais par des notions d’elles ; et c’est
aussi, pour la même raison, le cas des habitus des vertus, qui règlent de
telles affections.
2° Saint Augustin
dit au onzième livre de la Cité de Dieu :
« Un autre sens, en effet, celui de l’homme intérieur, bien supérieur à
l’autre » — i. e. au sens
corporel — « nous permet de sentir le juste et l’injuste : le juste
par une espèce intelligible, l’injuste par la privation de cette espèce. »
Or ce sont les habitus des vertus et des vices qu’il appelle « le juste et
l’injuste ». Les habitus de l’âme sont donc connus par une espèce et non
par leur essence.
3° Rien n’est
connu de l’intelligence par l’essence sinon ce qui est actuellement en elle. Or
les habitus des vertus ne sont pas actuellement dans l’intelligence mais dans
la volonté. L’intelligence ne les connaît donc pas par leur essence.
4° La vision
intellectuelle l’emporte sur la corporelle. Elle s’accompagne donc d’un
meilleur discernement. Or, dans la vision corporelle, l’espèce par laquelle une
chose est vue diffère toujours de la réalité qui est vue par son intermédiaire.
Les habitus qui sont vus par vision intellectuelle ne sont donc pas vus de
l’esprit par l’essence mais par d’autres espèces.
5° Rien n’est
recherché s’il n’est connu, comme le prouve saint Augustin au livre sur la Trinité. Or les habitus de l’âme sont
recherchés par des hommes qui ne les ont pas. Ces habitus sont donc connus
d’eux, mais non par leur essence, puisqu’ils ne les ont pas. Donc par leur
espèce.
6° Hugues de
Saint-Victor distingue trois yeux en l’homme : celui de la raison, celui
de l’intelligence et celui de la chair. L’œil de l’intelligence est celui par
lequel on voit Dieu, et il dit que celui-ci a été arraché après le péché. L’œil
de la chair est celui par lequel on voit les choses corporelles de ce monde, et
celui-là est demeuré intact après le péché. L’œil de la raison est celui par
lequel on connaît les intelligibles créés, et celui-là est devenu chassieux
après le péché, car nous connaissons les intelligibles en partie, non
totalement. Or ce qui est vu seulement en partie n’est jamais connu par
l’essence. Puis donc que les habitus de l’esprit sont intelligibles, il semble
que l’esprit ne les voie pas par l’essence.
7° Par son
essence, Dieu est bien plus présent à notre esprit que les habitus, puisqu’il
est lui-même intime à n’importe quelle réalité. Or la présence de Dieu dans
l’esprit ne fait pas que notre esprit voie Dieu par l’essence. L’esprit ne voit
donc pas non plus les habitus par l’essence, bien qu’ils soient présents en
lui.
8°
L’intelligence, qui est pensante en puissance, nécessite, pour penser en acte,
d’être amenée à l’acte par une chose, qui est ce par quoi l’intelligence pense
actuellement. Or l’essence de l’habitus, en tant qu’elle est présente à
l’esprit, n’amène pas l’intelligence de la puissance à l’acte, car sinon il
serait nécessaire que les habitus soient pensés actuellement aussi longtemps
qu’ils sont présents dans l’âme. L’essence des habitus n’est donc pas ce par
quoi ils sont pensés.
Réponse :
Comme c’était
le cas pour l’âme, il y a aussi deux connaissances de l’habitus : l’une
par laquelle on sait si l’on possède un habitus, l’autre par laquelle on sait
ce qu’est l’habitus. Cependant ces deux connaissances ne s’ordonnent pas
relativement à l’habitus comme relativement à l’âme. En effet, la connaissance
par laquelle on sait que l’on a un habitus présuppose celle par laquelle on sait
ce qu’est cet habitus : car je ne peux pas savoir que j’ai la chasteté si
je ne sais pas ce qu’est la chasteté. Mais du côté de l’âme il n’en va pas
ainsi. En effet, beaucoup savent qu’ils ont une âme sans savoir ce qu’est
l’âme. Et la raison de cette diversité est que, tant pour l’habitus que pour
l’âme, nous ne percevons qu’ils sont en nous qu’en percevant les actes dont ils
sont les principes. Or l’habitus est par son essence le principe de tel
acte ; si donc l’on connaît l’habitus comme principe de tel acte, on sait
de lui ce qu’il est : par exemple, si je sais que la chasteté est ce par
quoi l’on se retient des plaisirs illicites existant dans la sexualité, je sais
de la chasteté ce qu’elle est. L’âme, par contre, n’est pas principe d’actes par
son essence mais par ses puissances ; donc, ayant perçu les actes de
l’âme, on perçoit que le principe de tels actes est en elle, comme dans le cas
du mouvement et du sens, mais cela ne fait pas connaître la nature de l’âme.
Si donc nous
parlons des habitus en tant que nous savons d’eux ce qu’ils sont, deux choses
sont à envisager dans leur connaissance, à savoir : l’appréhension, et le
jugement.
Quant à
l’appréhension, il est nécessaire que leur connaissance soit saisie par les
objets et les actes, et ils ne peuvent eux-mêmes être appréhendés par leur
essence. La raison en est que la vertu de n’importe quelle puissance de l’âme
est déterminée à son objet, et c’est pourquoi son action tend d’abord et
principalement vers l’objet. Mais sur les choses par lesquelles elle se dirige
vers l’objet, elle n’a de pouvoir que par un certain retour ; par exemple,
nous voyons que la vue se dirige d’abord vers la couleur, mais elle ne se
dirige vers l’acte de sa vision que par un certain retour, lorsqu’en voyant la
couleur elle voit qu’elle voit. Ce retour a lieu dans le sens de façon
incomplète, mais de façon complète dans l’intelligence, qui revient à la
connaissance de son essence par un retour complet. Or notre intelligence, dans
l’état de voie, est aux phantasmes ce que la vue est aux couleurs, comme il est
dit au troisième livre sur l’Âme :
non pas, certes, qu’elle connaisse les phantasmes eux-mêmes comme la vue
connaît les couleurs, mais en sorte qu’elle connaisse les choses dont ce sont
les phantasmes. Par conséquent, l’action de notre intelligence tend d’abord
vers les choses qui sont appréhendées au moyen des phantasmes, et ensuite elle
revient à la connaissance de son acte ; et ultérieurement vers les
espèces, les habitus et les puissances, et l’essence de l’esprit lui-même. En
effet, ils ne se rapportent pas à l’intelligence comme des objets premiers,
mais comme ce qui lui permet de se porter vers l’objet.
Le jugement sur
chaque chose se fonde sur ce qui est la mesure de cette chose. Or n’importe
quel habitus est mesuré d’une certaine façon par ce à quoi il est
ordonné ; et cela entre en rapport avec notre connaissance de trois
façons. Parfois, en effet, cela est reçu depuis le sens, soit la vue soit
l’ouïe, comme lorsque nous voyons l’utilité de la grammaire ou de la médecine
ou que d’autres nous l’apprennent, et la connaissance de cette utilité nous
fait savoir ce qu’est la grammaire ou la médecine. Parfois aussi, cela est
donné à la connaissance naturelle ; et on le voit surtout pour les habitus
des vertus, dont la raison naturelle dicte les fins. Mais d’autres fois, cela
est infusé par Dieu, comme on le voit clairement pour la foi, l’espérance et
les autres habitus infus de ce genre. Et parce que la connaissance naturelle,
en nous, provient elle aussi de l’illumination divine, la vérité incréée est
consultée dans ces deux derniers cas. Par conséquent, le jugement en lequel
s’accomplit la connaissance de la nature de l’habitus dépend soit de ce que
nous recevons des sens, soit de notre consultation de la vérité incréée.
Quant à la
connaissance par laquelle nous savons si nous possédons des habitus, il faut
considérer deux choses : la connaissance habituelle, et la connaissance
actuelle.
Nous percevons
actuellement que nous avons des habitus, par les actes des habitus que nous
sentons en nous ; c’est pourquoi le Philosophe dit aussi au deuxième livre
de l’Éthique que « l’on doit
tenir pour indice des habitus le plaisir qui s’ajoute à l’œuvre ».
Mais quant à la
connaissance habituelle, on dit que les habitus de l’esprit sont connus par
eux-mêmes. En effet, ce qui fait connaître habituellement quelque chose, c’est
ce qui permet à quelqu’un de pouvoir progresser dans l’acte de connaissance de
la réalité que l’on dit être habituellement connue. Or, du fait même que les habitus
sont dans l’esprit par leur essence, l’esprit peut progresser jusqu’à percevoir
actuellement qu’il possède des habitus, dans la mesure où il peut, par ceux
qu’il a, passer aux actes en lesquels ils sont perçus actuellement. Mais à ce
sujet, il existe une différence entre les habitus de la partie cognitive et
ceux de l’affective : l’habitus de la partie cognitive est le principe à
la fois de l’acte même grâce auquel l’habitus est perçu, et aussi de la
connaissance par laquelle il est perçu, car la connaissance actuelle procède
elle-même de l’habitus cognitif ; tandis que l’habitus de la partie
affective est certes le principe de l’acte grâce auquel l’habitus peut être
perçu, mais pas de la connaissance par laquelle il est perçu. Et ainsi, on voit
clairement que l’habitus de la partie cognitive, du fait même qu’il est dans
l’esprit par son essence, est le principe prochain de la connaissance qu’on a
de lui, alors que l’habitus de la partie affective est un principe pour ainsi
dire éloigné, en tant qu’il n’est pas la cause de la connaissance mais de
l’origine de sa réception ; voilà pourquoi saint Augustin dit au dixième
livre des Confessions que les arts
sont connus par leur présence, mais les affections de l’âme par certaines
notions.
Réponse aux objections :
1° Cette parole
de la Glose doit être référée à
l’objet de la connaissance et non au médium de connaissance : en effet,
lorsque nous connaissons la dilection, nous considérons l’essence même de la
dilection, non une ressemblance de celle-ci, comme cela se produit dans la
vision imaginaire.
2° Il est dit que
l’esprit ne connaît rien mieux que ce qui est en lui parce que, pour les choses
qui sont hors de lui, il n’est pas nécessaire qu’il ait en lui de quoi pouvoir
en atteindre la connaissance. En revanche, quant aux choses qui sont en lui, il
peut en atteindre la connaissance actuelle par celles qu’il a auprès de lui,
bien qu’elles soient aussi connues par d’autres moyens.
3° L’habitus
n’est pas la cause de la connaissance des autres choses comme ce qui, sitôt
connu, fait connaître les autres, à la façon dont les principes sont la cause
de la connaissance des conclusions ; mais il l’est en ce sens que l’âme
est perfectionnée par l’habitus pour connaître quelque chose. Et ainsi, il
n’est pas pour les choses connues une cause quasi univoque, comme lorsqu’un
premier connu est cause de la connaissance d’un second, mais une cause quasi
équivoque, qui ne reçoit pas la même dénomination ; comme la blancheur
fait le blanc, bien qu’elle-même ne soit pas blanche : elle est ce par
quoi une chose est blanche. Semblablement aussi, l’habitus n’est pas en tant
que tel la cause de la connaissance comme ce qui est connu, mais comme ce par
quoi une chose est connue ; voilà pourquoi il n’est pas nécessaire qu’il
soit plus connu que les choses qui sont connues par son intermédiaire.
4° L’âme ne
connaît pas l’habitus par une espèce de lui abstraite depuis le sens, mais par
les espèces des choses qui sont connues au moyen de l’habitus : par le
fait même que d’autres choses sont connues, l’habitus aussi est connu comme
principe de leur connaissance.
5° Bien que
l’habitus soit plus proche de la puissance que l’acte, cependant l’acte est
plus proche de l’objet, qui est le connu, tandis que la puissance est le
principe de connaissance ; voilà pourquoi l’acte est connu avant
l’habitus, mais l’habitus est davantage principe de connaissance.
6° L’art est un
habitus de la partie intellective et, quant à la connaissance habituelle, il
est perçu par son possesseur de la même façon que l’esprit, c’est-à-dire par sa
présence.
7° Le mouvement
ou l’opération de la partie cognitive s’accomplit dans l’esprit lui-même ;
voilà pourquoi il est nécessaire, pour qu’une chose soit connue, qu’il y ait
d’elle quelque ressemblance dans l’esprit ; surtout si, par son essence,
elle n’est pas unie à l’esprit comme objet de connaissance. Mais le mouvement
ou l’opération de la partie affective commence à l’âme et a pour terme les
réalités, et c’est pourquoi aucune ressemblance de la réalité n’est requise dans
la volonté pour la déterminer formellement, comme c’était le cas dans
l’intelligence.
8° La foi est un
habitus de la partie intellective ; donc, du fait même qu’elle est dans
l’esprit, elle incline celui-ci à l’acte d’intelligence dans lequel la foi elle-même
est vue ; mais il en va autrement pour d’autres habitus qui sont dans la
partie affective.
9° Les habitus de
l’esprit lui sont tout à fait proportionnés, comme la forme est proportionnée
au sujet, et la perfection au perfectible, mais non comme l’objet à la
puissance.
10° L’intelligence
connaît l’espèce intelligible non par son essence, ni par une espèce de
l’espèce, mais en connaissant l’objet dont c’est l’espèce, par une certaine
réflexion, comme on l’a dit.
11° La réponse
ressort de ce qui a été dit dans la question précédente.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Dans cette
citation, saint Augustin distingue trois modes de connaissance. L’un d’eux
porte sur les choses qui sont hors de l’âme et dont nous ne pouvons avoir
connaissance par celles qui sont en nous, mais il est nécessaire pour les
connaître que leurs images ou leurs ressemblances arrivent en nous. Un autre
mode porte sur les choses qui sont dans la partie intellective ; et il dit
qu’elles sont connues par leur présence, car c’est par elles que nous passons à
l’acte de penser, et en cet acte sont connues les choses qui sont des principes
de la pensée ; et c’est pourquoi il dit que les arts sont connus par leur
présence. Le troisième mode porte sur les choses qui concernent la partie
affective, et la raison formelle de leur connaissance n’est pas dans
l’intelligence mais dans la volonté ; voilà pourquoi ce n’est pas par leur
présence, qui est dans la volonté, mais par sa notion ou sa définition, qui est
dans l’intelligence, qu’elles sont connues comme par un principe
immédiat ; toutefois les habitus de la partie affective sont aussi par
leur présence un certain principe éloigné de connaissance, en tant qu’ils
élicitent des actes en lesquels l’intelligence les connaît ; de sorte que
l’on peut dire aussi que, d’une certaine façon, ils sont connus par leur
présence.
2° L’espèce par
laquelle on connaît la justice n’est rien d’autre que la notion même de
justice, et sa privation fait connaître l’injustice. Or cette espèce ou notion
n’est pas une chose abstraite à partir de la justice, mais c’est ce qui est
l’achèvement de son être, comme une différence spécifique.
3° Penser, à
proprement parler, n’est pas le fait de l’intelligence, mais de l’âme par
l’intelligence ; de même que chauffer n’est pas non plus le fait de la
chaleur, mais du feu par la chaleur. Et ces deux parties que sont
l’intelligence et la volonté ne doivent pas être conçues dans l’âme comme
localement distinctes, telles la vue et l’ouïe, qui sont les actes d’organes ;
aussi ce qui est dans la volonté est-il également présent à l’âme qui pense.
L’âme revient donc, par l’intelligence, à la connaissance non seulement de
l’acte de l’intelligence mais aussi de l’acte de la volonté ; tout comme
elle revient par la volonté à la recherche et à l’amour non seulement de l’acte
de la volonté mais aussi de l’acte de l’intelligence.
4° Le
discernement qui appartient à la perfection de la connaissance n’est pas celui
qui fait distinguer ce qui est pensé de ce par quoi l’on pense — car alors la
connaissance par laquelle Dieu se connaît serait très imparfaite — mais celui
qui fait distinguer entre ce qui est connu et toutes les autres choses.
5° Les habitus de
l’esprit sont connus par ceux qui ne les ont pas, non certes de cette connaissance
qui fait percevoir qu’on les possède, mais de celle qui fait savoir ce qu’ils
sont, ou qui fait percevoir que d’autres les possèdent ; ce qui n’a pas
lieu par présence mais d’une autre façon, comme on l’a dit.
6° Il est dit que
l’œil de la raison est chassieux à l’égard des intelligibles créés, parce qu’il
ne pense rien en acte sinon en recevant depuis les choses sensibles, que les
intelligibles dépassent en excellence ; voilà pourquoi il est trouvé
imparfait à connaître les intelligibles. Cependant rien n’interdit que les
choses qui sont dans la raison inclinent immédiatement par leur essence aux
actes en lesquels elles sont connues, comme on l’a dit.
7° Bien que Dieu
soit plus présent à notre esprit que ne le sont les habitus, cependant les objets
que nous connaissons naturellement ne nous permettent pas de voir aussi
parfaitement l’essence divine que celle des habitus, car les habitus sont
proportionnés aux objets eux-mêmes et aux actes, et sont leurs principes
prochains, ce qui ne peut se dire de Dieu.
8° Bien que la
présence d’un habitus dans l’esprit ne lui fasse pas connaître actuellement
l’habitus lui-même, cependant elle le perfectionne actuellement par un habitus
pouvant éliciter un acte par où l’habitus soit connu.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Ce qui est vu
par l’essence est perçu en toute certitude. Or celui qui a la charité la voit
par l’essence, comme dit saint Augustin. La charité est donc perçue par celui
qui l’a.
2° La charité
cause un plaisir, surtout dans ses actes. Or les habitus des vertus morales
sont perçus grâce au plaisir qu’ils causent dans les actes des vertus, comme le
montre le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique.
La charité est donc, elle aussi, perçue par celui qui l’a.
3° Saint Augustin
dit au huitième livre sur la Trinité :
« On connaît mieux l’amour dont on aime que le frère que l’on aime. »
Or, le frère que l’on aime, on sait en toute certitude qu’il existe. On sait
donc aussi en toute certitude que l’amour dont on aime est en soi.
4° L’inclination
de la charité est plus forte que celle de n’importe quelle autre vertu. Or on
sait de façon certaine que d’autres vertus sont en soi, parce qu’on est incliné
vers leurs actes : en effet, pour celui qui a l’habitus de justice, il est
difficile de commettre l’injustice mais facile de pratiquer la justice, comme
il est dit au cinquième livre de l’Éthique,
et n’importe qui peut percevoir en soi cette facilité. Nimporte qui peut donc
percevoir aussi qu’il a la charité.
5° Le Philosophe
dit au deuxième livre des Seconds
Analytiques qu’il est impossible que nous ayons des habitus très nobles et
qu’ils nous soient cachés. Or la charité est un habitus très noble. Il est donc
aberrant de dire que celui qui a la charité ne sait pas qu’il l’a.
6° La grâce est
une lumière spirituelle. Or ceux qui sont baignés de lumière perçoivent cela
même en toute certitude. Ceux qui ont la grâce savent donc en toute certitude
qu’ils ont la grâce ; et il en est de même pour la charité, sans laquelle
on ne possède pas la grâce.
7° Selon saint
Augustin au livre sur la Trinité, nul
ne peut aimer ce qui est inconnu. Or on aime en soi la charité. On sait donc
que la charité est en soi.
8° « L’onction
enseigne toutes choses » nécessaires au salut. Or avoir la charité est
nécessaire au salut. Celui qui a la charité sait donc qu’il l’a.
9° Le
Philosophe dit au deuxième livre de l’Éthique
que la vertu est plus certaine que tout art. Or celui qui possède un art sait
qu’il l’a. Il sait donc aussi quand il a la vertu ; et par conséquent, il
sait quand il a la charité, qui est la plus grande des vertus.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Eccl. 9, 1 : « Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de
haine. » Or celui qui a la charité est digne de l’amour divin ;
Prov. 8, 17 : « J’aime ceux qui m’aiment. » Donc personne
ne sait qu’il a la charité.
2° Nul ne peut
savoir de façon certaine quand Dieu doit venir habiter en lui ;
Job 9, 11 : « S’il vient à moi, je ne le verrai point. » Or
Dieu habite en l’homme par la charité ; 1 Jn 4, 16 :
« Quiconque demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en
lui. » Nul ne peut donc savoir de façon certaine qu’il a la charité.
Réponse :
Quelqu’un qui a
la charité peut, à partir de quelques indices probables, conjecturer qu’il a la
charité ; par exemple, lorsqu’il se voit prêt aux œuvres spirituelles, et
à détester efficacement les choses mauvaises, et par les autres choses de ce
genre que la charité opère en l’homme. Mais nul ne peut savoir en toute
certitude qu’il a la charité, à moins que cela ne lui soit divinement révélé.
Et la raison en
est que, comme la question précédente l’a fait apparaître, la connaissance par
laquelle on sait que l’on a un habitus présuppose la connaissance par laquelle
on sait de cet habitus ce qu’il est. Or on ne peut savoir ce qu’est un habitus
que si l’on porte sur lui un jugement fondé sur ce à quoi cet habitus est
ordonné, et qui est la mesure de cet habitus. Or ce à quoi la charité est
ordonnée est incompréhensible, car son objet immédiat et sa fin, c’est Dieu, la
souveraine bonté, à laquelle la charité nous unit ; on ne peut donc pas
savoir, à partir de l’acte d’amour que l’on perçoit en soi-même, s’il parvient
à unir à Dieu de la façon requise pour réaliser la notion de charité.
Réponse aux objections :
1° La charité est
vue par l’essence, en tant qu’elle-même est par son essence le principe de
l’acte d’amour en lequel l’un et l’autre sont connus ; et ainsi, elle est
aussi par son essence le principe, quoique éloigné, de la connaissance que l’on
a d’elle. Cependant il n’est pas nécessaire qu’elle soit perçue de façon
certaine, car cet acte d’amour, que nous percevons en nous quant à ce qui en
est perceptible, n’est pas une preuve suffisante de la charité, à cause de la
ressemblance entre l’amour naturel et l’amour gratuit.
2° Le plaisir qui
est laissé dans l’acte par la charité peut aussi être causé par un habitus
acquis ; voilà pourquoi il n’est pas une preuve suffisante pour démontrer
la charité, car les signes communs ne font pas percevoir quelque chose avec
certitude.
3° Bien que
l’esprit connaisse en toute certitude l’amour, en tant que tel, dont il aime un
frère, cependant il ne sait pas en toute certitude que c’est de la charité.
4° Bien que
l’inclination par laquelle la charité incline à agir soit un certain principe
pour appréhender la charité, cependant elle ne suffit pas pour percevoir
parfaitement la charité. En effet, nul ne peut percevoir qu’il a un habitus à
moins de savoir parfaitement ce à quoi l’habitus est ordonné, ce qui permet de
juger de l’habitus ; et cela ne peut être su dans le cas de la charité.
5° Le Philosophe
parle des habitus de la partie intellective, qui, s’ils sont parfaits, ne
peuvent être cachés à ceux qui les possèdent, étant donné que la certitude fait
partie de leur perfection ; par conséquent, quiconque sait, sait qu’il
sait, puisque savoir c’est « connaître la cause de la réalité, et que
c’est la cause de cette réalité-là, et qu’il est impossible qu’il en soit
autrement » ; et semblablement, celui qui a l’habitus de
l’intelligence des principes sait qu’il a cet habitus. Par contre, la
perfection de la charité ne consiste pas dans la certitude de la connaissance
mais dans la force de l’amour ; il n’en va donc pas de même.
6° Dans les
choses qui se disent métaphoriquement, il n’est pas nécessaire de constater une
ressemblance à tous points de vue. Et ainsi, la grâce est comparable à la
lumière non pas comme si elle s’imposait manifestement aux regards de l’esprit
de même que la lumière corporelle s’impose à ceux du corps, mais dans la mesure
où la grâce est le principe de la vie spirituelle comme la lumière des corps
célestes est en quelque sorte le commencement de la vie corporelle pour les
choses inférieures de ce monde, comme dit Denys ; et aussi quant à
quelques autres ressemblances.
7° « Avoir
soi-même la charité » peut s’entendre de deux façons. D’abord pris dans le
discours, ensuite pris comme un nom. D’une part, pris dans le discours, comme
lorsqu’on dit : « Il est vrai que quelqu’un a la charité. »
D’autre part il est pris comme un nom lorsque nous affirmons quelque chose de
ce dictum : « avoir la
charité », ou de ce qu’il signifie. Or il n’appartient pas à la volonté de
composer ni de diviser, mais seulement de se porter vers les réalités
elles-mêmes, dont les aspects sont le bien et le mal ; et c’est pourquoi,
lorsqu’on dit : « J’aime ou je veux avoir moi-même la
charité », l’expression « avoir moi-même la charité » est
considérée comme un certain nom, comme si l’on disait : « Je veux ce
qui est “avoir moi-même la charité” » ; et cela, rien ne l’empêche
d’être connu de moi : en effet, je sais ce qu’est « avoir moi-même la
charité », même si je ne l’ai pas. Par conséquent, même celui qui n’a pas
la charité en recherche la possession ; il ne s’ensuit cependant pas qu’il
sache avoir soi-même la charité en tant que cela est pris dans le discours,
c’est-à-dire en ce sens qu’il aurait la charité.
8° Bien qu’avoir
la charité soit nécessaire au salut, cependant il n’est pas nécessaire de
savoir qu’on a la charité ; bien au contraire, il est plus expédient en
général de ne pas le savoir, car cela permet de conserver davantage de
sollicitude et d’humilité. Quant à l’affirmation que « l’onction enseigne
toutes choses » nécessaires au salut, elle s’entend de toutes les choses
dont la connaissance est nécessaire au salut.
9° Il est
dit que la vertu est plus certaine que tout art, par une certitude
d’inclination vers une seule chose, et non par une certitude de connaissance.
Car la vertu, comme dit Cicéron, incline vers une seule chose à la façon d’une
certaine nature ; or la nature atteint une unique fin plus certainement et
plus directement que l’art ; et c’est en ce sens également qu’il est dit
que « la vertu est plus certaine que l’art », non que l’on perçoive
plus certainement en soi la présence de la vertu que celle de l’art.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Le
Seigneur dit de Moïse en Nombr. 12, 8 : « Je lui parle bouche à
bouche, et il voit Dieu clairement et non sous des énigmes. » Or cela,
c’est-à-dire voir sans énigme, c’est voir Dieu dans son essence ; puis
donc que Moïse était encore dans l’état de voie, il semble que quelqu’un dans
l’état de voie puisse voir Dieu dans son essence.
2° À propos
de Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Grégoire dit :
« Il y en a qui dans une chair corruptible s’élèvent à une si haute
perfection de vertu, qu’ils peuvent voir la clarté du Dieu éternel par l’acuité
de leur contemplation. » Or la clarté de Dieu est son essence, comme il
est dit dans la même glose. On peut donc, en vivant dans cette chair mortelle,
voir Dieu dans son essence.
3° Le Christ
eut une intelligence de même nature que celle que nous avons. Or l’état de voie
n’empêchait pas son intelligence de voir Dieu dans son essence. Nous pouvons
donc, nous aussi, dans l’état de voie, voir Dieu dans son essence.
4° Dieu est connu
par vision intellectuelle dans l’état de voie ; d’où Rom. 1,
20 : « Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles à
l’intelligence par le moyen de ses œuvres. » Or la vision intellectuelle
est celle par laquelle les réalités sont vues en elles-mêmes, comme dit saint
Augustin au douzième livre sur la Genèse
au sens littéral. Notre esprit dans l’état de voie peut donc voir Dieu dans
son essence.
5° Le
Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme
que notre âme est en quelque sorte toutes choses, car le sens est tous les
sensibles et l’intelligence tous les intelligibles. Or l’essence divine est au
plus haut point un intelligible. Donc même dans l’état de voie, auquel se
réfère le Philosophe, notre intelligence peut voir Dieu dans son essence, tout
comme notre sens peut sentir tous les sensibles.
6° En Dieu, de
même qu’il y a une immense bonté, de même aussi il y a une immense vérité. Or,
bien que la divine bonté soit immense, elle peut être immédiatement aimée de
nous dans l’état de voie. La vérité de son essence peut donc être vue immédiatement
dans l’état de voie.
7° Notre
intelligence a été faite pour voir Dieu. Si donc elle ne peut pas voir dans
l’état de voie, c’est seulement à cause de quelque voile ; et même, il y
en a deux : celui de la faute et celui de la créature. Le voile de la
faute n’existait pas dans l’état d’innocence, et maintenant aussi il est enlevé
aux saints ; 2 Cor. 3, 18 : « Pour nous tous, le
visage découvert, réfléchissant comme dans un miroir la gloire du Seigneur,
etc. » ; quant au voile de la créature, il ne peut pas empêcher la
vision de l’essence divine, semble-t-il, car Dieu est plus intime à notre
esprit qu’aucune créature. Donc notre esprit, dans l’état de voie, voit Dieu
dans son essence.
8° Tout ce
qui est dans une autre chose, y est selon le mode de ce qui reçoit. Or Dieu,
dans son essence, est en notre esprit. Puis donc que le mode de notre esprit
est l’intellectualité elle-même, il semble que l’essence divine soit dans notre
esprit en tant qu’intelligible ; et ainsi, notre esprit dans l’état de voie
pense Dieu dans son essence.
9° Cassiodore
dit : « La santé de l’esprit humain pense cette clarté
inaccessible. » Or notre esprit est guéri par la grâce. Celui qui a la
grâce peut donc voir dans l’état de voie l’essence divine, qui est la clarté
inaccessible.
10° De même que
l’étant qui se prédique de toutes choses est premier en généralité, de même
l’étant par lequel toutes choses sont causées est premier en causalité, et
c’est Dieu. Or l’étant qui est premier en généralité est la première conception
de notre intelligence, même dans l’état de voie. Nous pouvons donc aussi dans
l’état de voie connaître immédiatement dans son essence l’étant qui est premier
en causalité.
11° Pour
qu’il y ait vision, il faut un voyant, un objet vu et une intention. Or ces
trois choses se rencontrent dans notre esprit relativement à l’essence
divine : en effet, notre esprit lui-même peut naturellement voir l’essence
divine, étant fait pour cela ; l’essence divine est aussi actuellement
présente à notre esprit ; l’intention ne manque pas non plus, car chaque
fois que notre esprit se tourne vers la créature, il se tourne aussi vers Dieu,
puisqu’il y a une ressemblance de Dieu dans la créature. Notre esprit dans
l’état de voie peut donc voir Dieu dans son essence.
12° Saint
Augustin dit au douzième livre des Confessions :
« Lorsque nous voyons tous deux que tes paroles sont vraies, lorsque nous
voyons tous deux que mes paroles sont vraies, où le voyons-nous, je t’en
prie ? Évidemment ce n’est pas en toi que je le vois et ce n’est pas en
moi que tu le vois. Nous le voyons l’un et l’autre dans l’immuable vérité, qui
est au-dessus de nos esprits. » Or l’immuable vérité est l’essence divine,
en laquelle rien ne peut être vu sans qu’elle-même soit vue. Donc, dans l’état
de voie, nous voyons l’essence divine et nous regardons en elle toute vérité.
13° La
vérité, en tant que telle, est connaissable. La vérité suprême est donc
suprêmement connaissable. Or c’est l’essence divine. Nous pouvons donc, même
dans l’état de voie, connaître l’essence divine en tant que suprêmement
connaissable.
14° Il est dit en
Gen. 32,30 : « J’ai vu le Seigneur face à face. » Or, comme
on le lit dans une certaine glose, « la face est cette forme divine, dans
laquelle il n’a point vu d’usurpation à s’égaler à Dieu ». Or cette forme
est l’essence divine. Donc Jacob, dans l’état de voie, a vu Dieu dans son
essence.
En sens contraire :
1°
1 Tim. 6, 16 : « … qui habite une lumière inaccessible, que
nul homme n’a vu ni ne peut voir. »
2° Ex. 33,
20 : « L’homme ne peut me voir et vivre. » La Glose de saint Grégoire :
« Dieu a bien pu être vu de quelques-uns durant cette vie corruptible par
des images bornées, mais non dans la lumière même de son éternité, qui n’est
renfermée dans aucunes bornes. » Or cette lumière est l’essence divine.
Nul ne peut donc durant cette vie corruptible voir Dieu dans son essence.
3° Saint
Bernard dit que, bien que Dieu puisse être aimé tout entier dans l’état de
voie, cependant il ne peut pas être pensé tout entier ; or, si on le
voyait dans son essence, on le penserait tout entier ; donc, dans l’état
de voie, on ne le voit pas dans son essence.
4° Notre
intelligence pense avec le continu et le temps, comme dit le Philosophe au
troisième livre sur l’Âme. Or
l’essence divine dépasse tout continu et tout temps. Donc, dans l’état de voie,
notre intelligence ne peut pas voir Dieu dans son essence.
5° L’essence
divine est plus distante du don de Dieu que l’acte premier n’est distant de
l’acte second. Or parfois, à cause d’une vision de Dieu dans la contemplation
grâce au don d’intelligence ou de sagesse, l’âme est séparée du corps quant aux
opérations des sens, qui sont des actes seconds. Si donc elle voit Dieu dans
son essence, il est nécessaire qu’elle soit séparée du corps, même en temps qu’elle
est son acte premier. Or cela n’a pas lieu tant que l’homme est dans l’état de
voie. Donc, dans l’état de voie, nul ne peut voir Dieu dans son essence.
Réponse :
Une action peut
convenir à quelqu’un de deux façons. D’abord, en sorte que le principe de cette
opération soit en celui qui opère, comme nous le constatons dans toutes les
actions naturelles. Ensuite, en sorte que le principe de cette opération ou de
ce mouvement émane d’un principe extérieur, comme c’est le cas des mouvements
violents, et comme c’est le cas des œuvres miraculeuses, qui n’adviennent que
par la puissance divine, comme l’illumination d’un aveugle, la résurrection
d’un mort, et autres choses semblables.
La vision de
Dieu dans son essence ne peut donc convenir à notre esprit dans l’état de voie
selon le premier mode. Dans la connaissance naturelle, en effet, notre esprit
regarde les phantasmes comme des objets desquels il reçoit les espèces
intelligibles, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ; par conséquent, tout ce qu’il pense selon l’état de
voie, il le pense par de telles espèces abstraites depuis les phantasmes. Or
aucune espèce de cette sorte ne suffit à représenter l’essence divine, ou même
celle de n’importe quelle autre essence séparée, puisque les quiddités des réalités
sensibles, dont les espèces intelligibles abstraites depuis les phantasmes sont
des ressemblances, sont d’une autre nature que les essences des substances
immatérielles mêmes créées, et que l’essence divine bien plus encore. Donc
notre esprit, par la connaissance naturelle dont nous faisons l’expérience dans
l’état de voie, ne peut voir dans leur essence ni Dieu ni les anges. Cependant
les anges peuvent être vus dans leur essence par des espèces intelligibles
différentes de leurs essences, mais non l’essence divine, qui dépasse tout
genre et est hors de tout genre, de sorte qu’aucune espèce créée ne peut être
trouvée adéquate à la représenter.
Il est donc
nécessaire, si Dieu doit être vu dans son essence, qu’il ne soit vu par aucune
espèce créée, mais que son essence elle-même devienne la forme intelligible de
l’intelligence qui le voit, ce qui ne peut se faire sans que l’intelligence
créée soit disposée à cela par la lumière de gloire. Et ainsi, lorsqu’il voit
Dieu dans son essence par la disposition de la lumière infuse, l’esprit atteint
le terme de la voie, qui est la gloire ; et ainsi, il n’est plus dans la
voie. Or, de même que les corps sont soumis à la toute-puissance divine, de
même aussi les esprits. Donc, de même que celle-ci peut amener des corps à des
effets dont la disposition ne se trouve pas dans les corps en question, comme
elle fit marcher Pierre sur les eaux sans lui donner la dot d’agilité, de même
elle peut amener l’esprit à être uni à l’essence divine dans l’état de voie à
la façon dont il lui est uni dans la patrie, sans qu’il soit baigné de la
lumière de gloire. Et lorsque cela se produit, il est nécessaire que l’esprit
abandonne le mode de connaissance par lequel il abstrait depuis les phantasmes,
tout comme le corps corruptible, lorsque l’acte d’agilité lui est
miraculeusement conféré, n’est pas en même temps en acte de pesanteur. Voilà
pourquoi ceux à qui il est ainsi donné de voir Dieu dans son essence sont
entièrement abstraits des actes des sens, afin que toute l’âme soit recueillie
pour regarder l’essence divine. Et c’est pourquoi on dit qu’ils sont ravis,
comme si, par la force d’une nature supérieure, ils étaient abstraits de ce qui
leur convenait par nature.
Ainsi donc,
suivant le cours ordinaire des choses, personne dans l’état de voie ne voit
Dieu dans son essence. Et s’il est miraculeusement accordé à quelques-uns de
voir Dieu dans son essence sans que leur âme soit encore totalement séparée de
la chair mortelle, ils ne sont cependant pas totalement dans l’état de voie,
étant donné qu’ils n’ont pas les actes des sens, dont nous nous servons dans
l’état de voie sujet à la mort.
Réponse aux objections :
1° Selon saint
Augustin au douzième livre sur la Genèse
au sens littéral et dans sa Lettre à
Pauline sur la vision de Dieu, ces paroles montrent que Moïse a vu Dieu
dans son essence en un certain ravissement, comme il est dit aussi de saint
Paul en 2 Cor. 12, 2, si bien que le législateur des Juifs et le
Docteur des nations sont égaux en cela.
2° Saint Grégoire
parle de ceux qui, par l’acuité de la contemplation, s’élèvent jusqu’à voir
l’essence divine en un ravissement ; et c’est pourquoi il ajoute :
« Quiconque voit la sagesse que Dieu est, meurt totalement à cette
vie. »
3° Il y eut ceci
de singulier dans le Christ, qu’il était en même temps dans l’état de voie et
dans l’état de saisie. Et cela lui convenait parce qu’il était Dieu et
homme ; c’est pourquoi tout ce qui regardait la nature humaine était en
son pouvoir, en sorte que chaque puissance de l’âme et du corps était disposée
comme lui-même en disposait. Par conséquent, ni la douleur du corps n’empêchait
la contemplation de l’esprit, ni la fruition de l’esprit ne diminuait la
douleur du corps ; et ainsi, son intelligence éclairée par la lumière de
gloire voyait Dieu dans son essence, en sorte cependant que la gloire ne
s’étendait pas aux parties inférieures. Et ainsi, il était en même temps dans
l’état de voie et dans l’état de saisie, ce qui ne peut se dire des autres
hommes, en lesquels rejaillit nécessairement quelque chose des puissances
supérieures sur les inférieures, tandis que les supérieures sont entraînées par
les passions fortes des inférieures.
4° Dieu est connu
par vision intellectuelle dans l’état de voie, non en sorte que l’on sache de
Dieu ce qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas. Et sous cet aspect nous
connaissons son essence, comprenant qu’elle est placée au-dessus de tout, bien
qu’une telle connaissance se fasse au moyen de ressemblances. Quant à la parole
de saint Augustin, elle doit être référée à ce qui est connu, non à ce par quoi
l’on connaît, ainsi qu’il ressort des précédentes questions.
5° Notre
intelligence, même dans l’état de voie, peut connaître en quelque sorte
l’essence divine, non pas de façon à savoir d’elle ce qu’elle est, mais
seulement ce qu’elle n’est pas.
6°
Nous
pouvons aimer Dieu immédiatement, sans aimer autre chose avant, bien que ce
soit parfois par l’amour d’autres réalités visibles que nous sommes ravis vers
les réalités invisibles ; mais nous ne pouvons pas connaître Dieu
immédiatement dans l’état de voie sans connaître autre chose avant. Et la
raison en est que, puisque la volonté suit l’intelligence, l’opération de la
volonté commence là où l’opération de l’intelligence a son terme. Or
l’intelligence, par un processus des effets aux causes, parvient enfin à
quelque connaissance de Dieu même, en connaissant de lui ce qu’il n’est
pas ; et ainsi, la volonté se porte vers ce qui lui est présenté par
l’intelligence, sans qu’il lui soit nécessaire de repasser par tous les
intermédiaires par lesquels l’intelligence est passée.
7° Notre
intelligence, bien qu’elle ait été faite pour voir Dieu, ne l’a cependant pas
été pour qu’elle puisse voir Dieu par sa puissance naturelle, mais par la
lumière de gloire à elle infusée. Voilà pourquoi, une fois que tout voile est
ôté, il n’est pas encore nécessaire que l’intelligence voie Dieu dans son
essence, si elle n’est pas éclairée par la lumière de gloire. En effet,
l’absence même de la gloire sera pour elle un empêchement à la vision de Dieu.
8° Avec
l’intellectualité, qu’il a comme un certain propre, notre esprit possède aussi
l’être, en commun avec les autres choses ; donc, bien que Dieu soit en
lui, il n’est cependant pas nécessaire qu’il soit toujours en lui comme une
forme intelligible, mais comme celui qui donne l’être, comme il l’est dans les
autres créatures. Or, bien qu’il donne l’être de façon générale à toutes les
créatures, il donne cependant à n’importe quelle créature un mode d’être
propre ; et ainsi, même dans la mesure où il est en toutes choses par son
essence, sa présence et sa puissance, Dieu se trouve être de façon différente
dans les divers êtres, et en chacun selon son propre mode d’être.
9° Il y a deux
santés de l’esprit : l’une qui le guérit de la faute par la grâce de la
foi, et cette santé fait voir cette clarté inaccessible comme par un miroir et
en énigme. L’autre est exempte de toute faute, peine et misère : c’est
celle qui aura lieu par la gloire, et cette santé fera voir Dieu face à face.
Ces deux visions sont distinguées en 1 Cor. 13, 12 : « Nous
voyons maintenant comme par un miroir… face. »
10° L’étant qui
est premier par généralité ne dépasse la proportion d’aucune chose, puisqu’il
est identique par essence à n’importe quelle réalité ; voilà pourquoi
lui-même est connu dans la connaissance de n’importe quelle réalité. Mais
l’étant qui est premier par causalité dépasse toutes les autres réalités hors
de toute proportion ; il ne peut donc être connu adéquatement dans la
connaissance d’aucune autre chose. Et c’est pourquoi, dans l’état de voie, où
nous pensons par des espèces abstraites depuis les réalités, nous connaissons
adéquatement l’étant commun, mais non l’étant incréé.
11° Bien que
l’essence divine soit présente à notre intelligence, cependant, tant qu’elle
n’est pas perfectionnée par la lumière de gloire, elle ne lui est pas unie
comme une forme intelligible qu’elle puisse penser. En effet, l’esprit lui-même
n’a pas la faculté de voir Dieu dans son essence avant d’être éclairé par la
lumière susdite. Et ainsi, il manque et la faculté du voyant, et la présence de
l’objet vu. L’intention non plus n’est pas toujours là ; en effet, bien
qu’il se trouve dans la créature une certaine ressemblance du Créateur,
cependant ce n’est pas chaque fois que nous nous tournons vers la créature que
nous nous tournons vers elle en tant qu’elle est une ressemblance du Créateur.
Il n’est donc pas nécessaire que notre intention se porte toujours vers Dieu.
12° La Glose dit, à propos de ce passage du
Psaume 11, 1 : « Les vérités ont été altérées, etc. », qu’à
partir d’une seule vérité incréée « plusieurs vérités sont imprimées dans
les esprits humains, de même que d’un seul visage rejaillissent plusieurs
ressemblances en différents miroirs » ou en un unique miroir brisé. Par
conséquent, on dit que nous voyons quelque chose dans la vérité incréée lorsque
par sa ressemblance qui rejaillit dans notre esprit nous jugeons d’une chose,
comme quand nous portons un jugement sur des conclusions au moyen de principes
évidents par soi. Il n’est donc pas nécessaire que la vérité incréée elle-même
soit vue de nous dans son essence.
13° La vérité
suprême, autant qu’il est en elle, est suprêmement connaissable ; mais de
notre côté, il se produit qu’elle est moins connaissable pour nous, comme le
montre le Philosophe au deuxième livre de la Métaphysique.
14° Cette citation
est expliquée de deux façons dans la Glose.
D’abord en sorte qu’on l’entende de la vision imaginaire ; c’est pourquoi
la Glose interlinéaire dit :
« “J’ai vu le Seigneur face à face” : non que Dieu puisse être vu,
mais il a vu la forme en laquelle Dieu lui a parlé. » D’une autre façon,
la Glose de saint Grégoire entend
cela de la vision intellectuelle, par laquelle les saints regardent la vérité
divine dans la contemplation ; non certes en sachant d’elle ce qu’elle
est, mais plutôt ce qu’elle n’est pas ; aussi saint Grégoire dit-il au
même endroit : « Par l’impression qu’elle ressent, l’âme comprend
qu’elle ne voit pas la vérité aussi grande qu’elle est. Aussi, plus elle en
approche, et plus elle s’en croit éloignée, car si elle ne la voyait pas en
quelque façon, elle ne sentirait pas qu’elle ne peut pas la voir. » Et peu
après il ajoute : « Cette vision que nous avons de Dieu par le moyen
de la contemplation, vision qui n’est ni pleine ni permanente mais qui est
comme une certaine imitation de vision, est appelée le visage de Dieu. Car
comme nous reconnaissons quelqu’un à son visage, nous appellons ici “visage” la
connaissance de Dieu. »
Objections :
Il semble que
oui.
1° Les choses
dont la connaissance a naturellement été mise en nous sont pour nous évidentes
par soi. Or « chacun a, par nature, semée en lui, la connaissance qu’il y
a un Dieu », comme dit saint Jean Damascène. L’existence de Dieu est donc
évidente par soi.
2° Dieu est
« ce dont rien de plus grand ne peut être pensé », comme dit Anselme.
Or ce dont on ne peut pas penser le non-être est plus grand que ce dont on peut
penser le non-être. On ne peut donc pas penser le non-être de Dieu.
3° Dieu est la
vérité même. Or nul ne peut penser le non-être de la vérité, car si l’on pose
qu’elle n’existe pas, il s’ensuit qu’elle existe : en effet, si la vérité
n’existe pas, il est vrai que la vérité n’existe pas. On ne peut donc pas
penser le non-être de Dieu.
4° Dieu est
lui-même son être. Or on ne peut penser que le même ne se prédique pas du même,
comme par exemple que l’homme ne soit pas homme. On ne peut donc pas penser le
non-être de Dieu.
5° Toutes choses
désirent le souverain bien, comme dit Boèce. Or le souverain bien est Dieu
seul. Toutes choses désirent donc Dieu. Or ce qui n’est pas connu ne peut pas
être désiré. La commune conception de tous est donc que Dieu existe ; on
ne peut donc pas penser son non-être.
6° La vérité
première surpasse toute vérité créée. Or quelque vérité créée est si évidente
qu’on ne peut pas penser son non-être, comme par exemple la vérité de cette
proposition : « L’affirmation et la négation ne sont pas vraies en
même temps. » Il est donc bien moins possible de penser le non-être de la
vérité incréée, qui est Dieu.
7° L’être
est possédé par Dieu plus véritablement que par l’âme humaine. Or l’âme ne peut
pas penser son non-être. Elle peut donc bien moins encore penser le non-être de
Dieu.
8° Tout ce qui
est, il a d’abord été vrai que c’était à venir. Or la vérité est. Il a donc
d’abord été vrai qu’elle était à venir, et ce, en vertu seulement de la vérité.
On ne peut donc pas penser que la vérité n’a pas toujours été. Or Dieu est la
vérité. On ne peut donc pas penser que Dieu n’est pas ou n’a pas toujours été.
9° [Le répondant] disait qu’il y a dans le cours de cet argument un sophisme, celui du relatif et de l’absolu ; car en disant qu’une vérité était à venir avant qu’elle fût, on n’exprime pas quelque chose de vrai absolument, mais seulement relativement ; et ainsi, on ne peut pas conclure absolument que la vérité existait. En sens contraire : tout vrai relatif se ramène à quelque vrai absolu, comme tout imparfait se ramène à quelque parfait. Si donc il était vrai relativement qu’une vérité était à venir, il était nécessaire que quelque chose fût vrai absolument ; et ainsi, il était absolument vrai de dire que la vérité existait.
10° Le nom propre
de Dieu est « Celui qui est », comme on le voit clairement en
Ex. 3, 14. Or on ne peut pas penser le non-être de l’étant. On ne peut
donc pas non plus penser le non-être de Dieu.
En sens contraire :
1° Il est dit au
Psaume 13, 1 : « L’insensé a dit dans son cœur : Il n’y a point
de Dieu. »
2° [Le répondant] disait que l’existence de Dieu est évidente par soi dans un habitus de l’esprit, mais que son non-être peut être pensé actuellement. En sens contraire : on ne peut pas estimer par la raison intérieure le contraire de ce qui est connu par un habitus naturel, comme les premiers principes de la démonstration. Si donc l’on peut estimer en acte le contraire de l’existence de Dieu, elle ne sera pas évidente par soi dans un habitus.
3° Les choses qui
sont évidentes par soi sont connues sans aucune déduction des effets aux
causes ; en effet, elles sont connues dès que les termes le sont, comme il
est dit au premier livre des Seconds
Analytiques. Or nous ne connaissons l’existence de Dieu qu’en regardant son
effet ; Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu…
par le moyen de ses œuvres » ; l’existence de Dieu n’est donc pas
évidente par soi.
4° On ne peut
connaître l’existence de quelqu’un sans savoir ce qu’il est. Or, dans l’état
présent, nous ne pouvons pas savoir de Dieu ce qu’il est. Son existence n’est
donc pas connue de nous ; encore moins est-elle évidente.
5° L’existence de
Dieu est un article de foi. Or l’article est ce que la foi suggère et que la
raison contredit. Or les choses que la raison contredit ne sont pas évidentes
par soi. L’existence de Dieu n’est donc pas évidente par soi.
6° Rien n’est
plus certain pour l’homme que sa foi, comme dit saint Augustin. Or un doute
peut s’élever en nous sur les choses qui appartiennent à la foi, donc sur
n’importe quelles autres aussi ; et ainsi, on peut penser le non-être de
Dieu.
7° La
connaissance de Dieu appartient à la sagesse. Or tous n’ont pas la sagesse.
L’existence de Dieu n’est donc pas connue de tous, elle n’est donc pas évidente
par soi.
8° Saint Augustin
dit au livre sur la Trinité que
« le souverain bien ne peut se montrer qu’à des esprits parfaitement
purifiés ». Or tous n’ont pas des esprits parfaitement purifiés. Donc tous
ne connaissent pas le souverain bien, c’est-à-dire l’existence de Dieu.
9° De deux
choses quelconques que la raison distingue, l’une peut être pensée sans
l’autre ; par exemple, nous pouvons penser Dieu sans penser qu’il est bon,
comme le montre Boèce au livre des Semaines.
Or en Dieu, l’essence et l’existence diffèrent de raison. On peut donc penser
son essence sans penser qu’il existe, et nous retrouvons ainsi la même
conclusion que ci-dessus.
10° Pour Dieu,
être Dieu et être juste sont une même chose. Or certains avancent l’opinion que
Dieu n’est pas juste, disant que des maux plaisent à Dieu. Quelques-uns peuvent
donc avoir l’opinion que Dieu n’existe pas, et ainsi, l’existence de Dieu n’est
pas évidente par soi.
Réponse :
On trouve trois
opinions sur cette question. Certains, en effet, comme le rapporte Rabbi Moïse,
prétendirent que l’existence de Dieu n’était pas évidente par soi, ni non plus
sue par démonstration, mais seulement reçue par la foi ; et ce qui les
poussait à dire cela, c’était la faiblesse des raisons que beaucoup avancent
pour prouver l’existence de Dieu. D’autres, comme Avicenne, affirmèrent que
l’existence de Dieu n’était pas évidente par soi, mais qu’elle est sue par
démonstration. D’autres encore, comme Anselme, sont d’avis que l’existence de
Dieu est évidente par soi, au point que nul ne peut penser intérieurement que
Dieu n’existe pas, quoique l’on puisse proférer cela extérieurement et penser
intérieurement les mots par lesquels on le profère. La première opinion
apparaît manifestement fausse. En effet, l’existence de Dieu se trouve prouvée
par d’irréfragables démonstrations, même par des philosophes, quoique
quelques-uns invoquent des raisons futiles pour montrer cela. Quant aux deux
opinions suivantes, elles sont vraies toutes deux à un certain point de vue.
En effet, il y
a deux façons pour une chose d’être évidente par soi : en soi, et pour
nous. Ainsi l’existence de Dieu est évidente par soi en soi, mais non pour
nous ; aussi nous est-il nécessaire, pour connaître cela, d’avoir des
démonstrations partant des effets. Et cela apparaît de la façon suivante. Pour
qu’une chose soit évidente par soi en soi, il est seulement exigé que le
prédicat entre dans la notion du sujet ; dans ce cas, en effet, le sujet
ne peut être pensé sans qu’il soit clair que le prédicat est en lui. Mais pour
qu’une chose soit évidente par soi pour nous, il est nécessaire que la notion
du sujet, en laquelle le prédicat est inclus, soit connue de nous. Et de là
vient que certaines choses sont évidentes par soi pour tous, à savoir, lorsque
de telles propositions ont des sujets dont la notion est connue de tous :
par exemple, que n’importe quel tout est plus grand que sa partie ; en
effet, tout le monde qui sait ce qu’est le tout et ce qu’est la partie.
D’autres choses, en revanche, sont évidentes par soi seulement pour les sages,
qui connaissent les définitions des termes alors que la foule les ignore. Et
c’est pourquoi Boèce dit au livre des Semaines
qu’il y a « deux modes de conceptions communes. L’une est commune à tous,
comme : “Si vous retranchez des parties égales de choses égales, etc.”
L’autre est celle qui appartient seulement aux plus savants, comme par
exemple : “Les choses incorporelles ne sont pas dans un lieu”, conception
que non pas la foule mais les savants reconnaissent » : car la
considération de la foule ne peut pas transcender l’imagination pour atteindre
la notion de réalité incorporelle.
Or l’existence
n’est incluse dans la notion d’aucune créature ; en effet, l’existence de
n’importe quelle créature est autre que sa quiddité ; on ne peut donc dire
d’aucune créature que son existence est évidente par soi, même en soi. Mais en
Dieu, son existence est incluse dans la notion de sa quiddité, car en lui sont
identiques l’existence et ce qui est, comme dit Boèce, et la même question est
de savoir s’il existe et ce qu’il est, comme dit Avicenne ; voilà pourquoi
il est évident par soi en soi. Mais parce que la quiddité de Dieu ne nous est
pas connue, son existence n’est pas évidente pour nous mais a besoin d’une
démonstration. Mais dans la patrie, où nous verrons son essence, l’existence de
Dieu sera pour nous bien plus évidente par soi qu’il n’est présentement évident
que l’affirmation et la négation ne sont pas vraies en même temps.
Ainsi donc,
parce que les deux termes de la question sont vrais à un certain point de vue,
il est nécessaire de répondre aux deux séries d’arguments.
Réponse aux objections :
1° Il est dit que
la connaissance de l’existence de Dieu a naturellement été semée en tous, parce
qu’en tous a naturellement été semé quelque chose à partir d’où l’on peut
parvenir à connaître l’existence de Dieu.
2° Cet argument
serait probant si c’était à cause de Dieu lui-même que Dieu n’est pas évident
par soi ; or en fait, s’il peut être pensé comme non existant, c’est à
cause de nous, qui manquons à connaître des choses qui sont en soi très
évidentes. Donc, que Dieu puisse être pensé comme non existant n’empêche pas
qu’il soit aussi ce dont on ne peut rien penser de plus grand.
3° La vérité est
fondée sur l’étant ; donc, de même qu’il est évident par soi que l’étant
commun existe, de même aussi il est évident par soi que la vérité existe. Mais
il n’est pas évident par soi pour nous qu’il y ait un étant premier qui soit la
cause de tout étant, jusqu’à ce que, ou bien la foi le reçoive, ou bien la
démonstration le prouve ; il n’est donc pas non plus évident par soi que
toute vérité vient d’une vérité première. Il ne s’ensuit donc pas que l’existence
de Dieu soit évidente par soi.
4° Cet argument
serait probant s’il nous était évident par soi que la déité même est l’être de
Dieu ; et assurément, cela ne nous est pas évident par soi, puisque nous
ne voyons pas Dieu dans son essence ; mais nous avons besoin, pour le
maintenir, soit de la démonstration, soit de la foi.
5° Le souverain
bien est désiré de deux façons : d’abord dans son essence, et ainsi toutes
choses ne désirent pas le souverain bien ; ensuite dans sa ressemblance,
et ainsi toutes choses désirent le souverain bien, car une chose n’est
désirable qu’en tant qu’il se trouve en elle une ressemblance du souverain
bien. On ne peut donc pas en déduire que l’existence de Dieu, qui est par
essence le souverain bien, soit évidente par soi.
6° Bien que la
vérité incréée dépasse toute vérité créée, rien n’empêche cependant que la
vérité créée soit plus évidente pour nous que l’incréée : en effet, les
choses qui sont moins évidentes en soi le sont plus pour nous, suivant le
Philosophe.
7° On peut
entendre de deux façons que le non-être d’une chose est pensé. D’abord en sorte
que ces deux termes viennent en même temps dans l’appréhension ; et dans
ce cas, rien n’empêche que quelqu’un pense son propre non-être, comme il pense
qu’un jour il n’a pas existé. Mais ainsi, il ne peut pas venir en même temps
dans l’appréhension qu’une chose est le tout et qu’elle est plus petite que la
partie, car l’un des termes exclut l’autre. Ensuite, en sorte qu’un assentiment
soit apporté à cette appréhension ; et dans ce cas, nul ne peut penser
avec assentiment son propre non-être, car dès lors qu’il pense quelque chose,
il perçoit qu’il existe.
8° Ce qui est
maintenant, il n’a pas nécessairement été vrai qu’il a d’abord été à venir, à
moins de supposer que quelque chose existait lorsqu’il est dit que c’était à
venir. Et si nous envisageons le cas impossible où un jour rien n’aurait
existé, alors, une fois supposé cela, rien ne sera vrai que matériellement
seulement : en effet, la matière de la vérité est non seulement l’être mais
aussi le non-être, car il arrive que l’on dise le vrai à propos de l’étant et
du non-étant. Et ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il y eut alors vérité, si ce
n’est matériellement, et donc à un certain point de vue.
9° Que ce
qui est vrai relativement se ramène à la vérité ou au vrai absolu, cela est
nécessaire si l’on suppose que la vérité existe, mais non autrement.
10° Bien que le
nom de Dieu soit « Celui qui est », cependant cela n’est pas évident
par soi pour nous ; l’argument n’est donc pas concluant.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Voici comment
Anselme, dans son Proslogion,
explique qu’il soit affirmé que l’insensé a dit dans son cœur « Il
n’y a point de Dieu » : il a pensé ces paroles, mais n’a pu penser
cela par la raison intérieure.
2° C’est de la
même façon, quant à l’habitus et quant à l’acte, que l’existence de Dieu est
évidente par soi ou ne l’est pas.
3° C’est à cause
de l’imperfection de notre connaissance que nous ne pouvons connaître
l’existence de Dieu que par les effets ; cela n’exclut donc pas qu’elle
soit évidente par soi en elle-même.
4° Pour connaître
l’existence d’une chose, il n’est pas nécessaire de savoir d’elle ce qu’elle
est par une définition, mais ce qui est signifié par son nom.
5° L’existence de
Dieu n’est pas un article de foi, mais précède l’article ; à moins d’y
associer quelque autre chose, par exemple que Dieu a l’unité d’essence avec la
trinité des Personnes, et d’autres semblables.
6° Les choses qui
appartiennent à la foi sont connues très certainement, au sens où la certitude
implique la fermeté de l’adhésion : en effet, le croyant n’adhère à rien
plus fermement qu’aux choses qu’il tient par la foi. Mais elles ne sont pas
connues très certainement au sens où la certitude implique l’apaisement de l’intelligence
dans la réalité connue : en effet, si le croyant donne son assentiment aux
choses qu’il croit, cela ne vient pas de ce que son intelligence, en vertu de
quelques principes, a pour terme ces choses crédibles, mais de la volonté qui
incline l’intelligence à assentir à ces choses crues. Et de là vient qu’un
mouvement de doute peut s’élever dans le croyant sur les choses qui
appartiennent à la foi.
7° La
sagesse ne consiste pas seulement à savoir que Dieu existe, mais aussi en ce
que nous accédons à la connaissance de ce qu’il est ; et cela, nous ne
pouvons le connaître dans l’état de voie que pour autant que nous savons ce
qu’il n’est pas. En effet, celui qui connaît une chose en tant qu’elle est
distincte de toutes les autres, approche de la connaissance par laquelle on
sait ce qu’elle est ; et la citation de saint Augustin invoquée ensuite
s’entend aussi de cette connaissance.
8° On voit dès
lors clairement la réponse au huitième argument.
9° Les
choses qui sont distinctes de raison ne peuvent pas toujours être pensées comme
séparées l’une de l’autre, bien qu’elles puissent être pensées séparément. En
effet, bien qu’on puisse penser Dieu sans penser sa bonté, cependant on ne peut
penser que Dieu existe et ne soit pas bon ; donc, bien qu’en Dieu ce qui
est et l’existence soient distincts de raison, cependant il n’en découle pas
que son non-être puisse être pensé.
10° Dieu est connu
non seulement dans son effet de justice, mais aussi dans ses autres
effets ; donc, à supposer que quelqu’un ne le connaisse pas comme juste,
il ne s’ensuit pas qu’il ne soit aucunement connu. Et il n’est pas possible
qu’aucun de ses effets ne soit connu, puisque l’étant commun, qui ne peut pas
être inconnu, est son effet.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Il est dit en
Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu, [son
éternelle puissance et sa divinité]… par le moyen de ses œuvres » ;
or la Glose rapporte les perfections
invisibles à la Personne du Père, la puissance éternelle à celle du Fils, la
divinité à celle du Saint-Esprit. Nous pouvons donc arriver à connaître la
Trinité par la raison naturelle à partir des créatures.
2° On sait par la
connaissance naturelle qu’il y a en Dieu la plus parfaite puissance, et qu’en
lui est l’origine de toute la puissance. Il est donc nécessaire de lui
attribuer la première puissance. Or la première puissance est une puissance
générative. Nous pouvons donc savoir par la raison naturelle qu’il y a en Dieu
la puissance générative. Or, une fois posée en Dieu la puissance générative, la
distinction des Personnes s’ensuit nécessairement. Nous pouvons donc connaître
par la raison naturelle la distinction des Personnes. Et voici comment
[l’objectant] prouvait que la puissance générative est la première puissance.
L’ordre des puissances suit l’ordre des opérations. Or, entre toutes les
opérations, la première est la pensée, car il est prouvé que celui qui agit par
son intelligence est premier, et en lui la pensée, du point de vue de notre
manière de connaître, est antérieure au vouloir et à l’agir. La puissance
intellective est donc la première des puissances. Or la puissance intellective
est une puissance générative, car quiconque pense engendre en soi-même sa
connaissance. La puissance générative est donc la première des puissances.
3° Tout équivoque
se ramène à un univoque, comme toute multitude se ramène à l’unité. Or la
procession des créatures à partir de Dieu est une procession équivoque, puisque
les créatures n’ont en commun avec Dieu ni le nom ni la notion. Il est donc
nécessaire de poser par la raison naturelle qu’une procession univoque
préexiste en Dieu, selon laquelle Dieu procède de Dieu ; et une fois
celle-ci posée, la distinction des Personnes en Dieu s’ensuit.
4° Une certaine
glose dit au sujet de l’Apocalypse qu’il n’y avait pas de secte qui se fût
trompée sur la Personne du Père. Or c’eût été une très grande erreur sur la
Personne du Père que de poser qu’il n’a pas de Fils. Donc même la secte des
philosophes, qui ont connu Dieu par la raison naturelle, a posé le Père et le
Fils en Dieu.
5° Comme dit
Boèce dans son Arithmétique, une
égalité précède toute inégalité. Or il y a une inégalité entre le Créateur et
la créature. Il est donc nécessaire de poser en Dieu une égalité avant cette
inégalité. Or il ne peut y avoir là d’égalité que s’il y a distinction, car
rien n’est égal à soi-même, de même que rien n’est semblable à soi-même, comme
dit saint Hilaire. Il est donc nécessaire de poser une distinction de Personnes
en Dieu selon la raison naturelle.
6° La raison
naturelle parvient à établir qu’il y a en Dieu le suprême agrément. Or
« aucun bien n’est agréablement possédé s’il n’est partagé », comme
dit Boèce. On peut donc savoir par la raison naturelle qu’il y a en Dieu des
Personnes distinctes, qui retirent de leur société une possession agréable de
la bonté.
7° La raison
naturelle parvient au Créateur par la ressemblance de la créature. Or la
ressemblance du Créateur se trouve dans la créature non seulement quant aux
attributs essentiels mais aussi quant aux propriétés des Personnes. Nous
pouvons donc parvenir aux propriétés des Personnes par la raison naturelle.
8° Les
philosophes n’ont eu la connaissance de Dieu que par la raison naturelle. Or
quelques-uns d’entre eux sont parvenus à connaître la Trinité ; c’est
pourquoi il est dit au premier livre sur le Ciel
et le Monde : « et par ce nombre » — le nombre trois —
« nous nous sommes mis à magnifier le Créateur ». Donc, etc.
9° Saint
Augustin rapporte au dixième livre de la Cité
de Dieu que le philosophe Porphyre a posé un Dieu Père, et un Fils engendré
par lui ; il dit aussi au livre des Confessions
que dans certains livres de Platon il a
trouvé ce qui est écrit au début de l’Évangile de saint Jean : « Au
commencement était le Verbe, etc. » jusqu’à « le Verbe s’est fait
chair » exclus ; or dans ces paroles apparaît manifestement la
distinction des Personnes. On peut donc par la raison naturelle parvenir à
connaître la Trinité.
10° Même par la
raison naturelle, les philosophes auraient accordé que Dieu peut dire quelque
chose. Or dire, cela entraîne en Dieu l’émission du Verbe et la distinction des
Personnes. On peut donc connaître la trinité des Personnes par la raison
naturelle.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Hébr. 11, 1 : « la foi est la substance des choses que l’on
doit espérer, et la preuve de celles qu’on ne voit pas. » Or les choses
qui sont connues par la raison naturelle sont des choses que l’on voit. Puis
donc que la trinité des Personnes appartient aux articles de foi, il semble
qu’on ne puisse pas la connaître par la raison naturelle.
2° Saint Grégoire
dit : « La foi n’aurait pas de mérite si la raison humaine lui
fournissait des preuves expérimentales. » Or le mérite consiste surtout
dans la foi en la Trinité. Cela ne peut donc pas être connu par la raison
naturelle.
Réponse :
La trinité des
Personnes est connue de deux façons. D’abord quant aux propriétés par
lesquelles les Personnes se distinguent ; et si l’on connaît ces
propriétés, la Trinité est vraiment connue en Dieu. Ensuite par les attributs
essentiels, qui sont appropriés aux Personnes, comme la puissance l’est au
Père, la sagesse au Fils, la bonté au Saint-Esprit ; mais par de tels
attributs la Trinité ne peut pas être parfaitement connue, car même si l’on ôte
par l’intelligence la Trinité, ceux-ci demeurent en Dieu ; mais si l’on
suppose la Trinité, de tels attributs sont appropriés aux Personnes à cause
d’une ressemblance aux propriétés des Personnes.
Or on peut
connaître par la raison naturelle ces appropriations aux Personnes, mais
nullement les propriétés des Personnes. Et la raison en est qu’il ne peut
émaner d’un agent une action à laquelle ses instruments ne peuvent
s’étendre ; comme l’art du forgeron ne peut bâtir, car les instruments du
forgeron ne s’étendent pas à cet effet. Or les premiers principes de la
démonstration, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme, sont en nous comme les instruments
de l’intellect agent, dont la lumière fait en nous la vigueur de la raison
naturelle. Par conséquent, notre raison naturelle ne peut atteindre à la
connaissance de rien qui dépasse l’extension des premiers principes. Or la
connaissance des premiers principes a son origine dans les choses sensibles,
comme le montre le philosophe au deuxième livre des Seconds Analytiques. Or on ne peut arriver à partir des sensibles à
connaître les propriétés des Personnes comme on passe des effets aux causes,
car tout ce qu’il y a de causalité en Dieu relève de l’essence, puisque Dieu
est cause des réalités par son essence. Or les propriétés des Personnes sont
des relations par lesquelles les Personnes ne se rapportent pas aux créatures,
mais l’une à l’autre. C’est pourquoi nous ne pouvons pas arriver aux propriétés
des Personnes par la raison naturelle.
Réponse aux objections :
1° Cette
explication de la Glose s’entend des
appropriations aux Personnes, non de leurs propriétés.
2° On peut
établir adéquatement par la raison naturelle que la puissance intellective est
la première des puissances, mais non qu’elle est une puissance générative. En
effet, puisqu’en Dieu celui qui pense, l’acte de penser et l’objet pensé sont
identiques, la raison naturelle ne contraint pas à poser que Dieu, en pensant,
engendre une chose distincte de lui.
3° Toute
multitude présuppose une unité, et toute équivocité une univocité ;
cependant toute génération équivoque ne présuppose pas une génération univoque,
mais c’est plutôt l’inverse, si l’on suit la raison naturelle. En effet, les
causes équivoques sont par soi des causes de l’espèce ; elles ont donc une
causalité sur toute l’espèce ; alors que les causes univoques ne sont pas
des causes de l’espèce par soi, mais en ceci ou cela ; aucune cause
univoque n’a donc de causalité relativement à toute l’espèce, sinon quelque
chose serait cause de soi-même, ce qui est impossible ; l’argument n’est
donc pas concluant.
4° Cette Glose s’entend des sectes d’hérétiques
qui sortirent de l’Église ; les sectes des Gentils ne sont donc pas incluses
parmi elles.
5° Même sans
supposer une distinction de Personnes, nous pouvons poser l’égalité en Dieu, en
tant que nous disons sa bonté égale à sa sagesse. Ou bien l’on peut répondre
que l’on considère deux choses dans l’égalité : la cause de l’égalité, et
les suppôts de l’égalité. La cause de l’égalité est l’unité, tandis que la
cause des autres proportions est un nombre. Donc de ce côté, l’égalité précède
l’inégalité, comme l’unité précède le nombre. Mais les suppôts de l’égalité
sont plusieurs ; et ceux-ci ne sont pas présupposés aux suppôts de
l’inégalité ; sinon il serait nécessaire qu’une dualité précède toute
unité, car l’égalité se trouve en premier dans la dualité, tandis qu’entre
l’unité et la dualité il y a inégalité.
6° La parole de
Boèce est à entendre de ceux qui n’ont pas en eux-mêmes la parfaite bonté, mais
dont l’un a besoin du secours de l’autre, et c’est pourquoi l’agrément ne
s’accomplit pas sans associé. Mais Dieu lui-même a en soi la plénitude de la
bonté ; il n’est donc pas nécessaire à son plein agrément de poser en lui
une société.
7° Bien que
parmi les créatures se trouvent des choses qui ressemblent aux Personnes quant
aux propriétés, cependant on ne peut conclure de ces ressemblances qu’il en est
de même en Dieu, car les choses qui se trouvent distinctes dans les créatures
se rencontrent sans distinction dans le Créateur.
8° Aristote
n’entendait pas poser le nombre trois en Dieu, mais montrer la perfection du
nombre trois par le fait que les anciens observaient ce nombre dans les
sacrifices et les prières.
9° Ces
paroles des philosophes s’entendent des appropriations aux Personnes et non de
leurs propriétés.
10° Un philosophe
n’accorderait jamais selon la raison naturelle que Dieu dise, au sens où
« dire » implique la distinction des Personnes, mais seulement en un
sens essentiel.
Article 1 :
Enseigner et être appelé maître, est-ce au pouvoir de l’homme ou de Dieu
seul ?
Article 2 :
Quelqu’un peut-il être appelé son propre maître ?
Article 3 : Un
homme peut-il être enseigné par un ange ?
Article 4 :
Enseigner est-il un acte de la vie active ou de la vie contemplative ?
Objections :
Il semble que
Dieu seul enseigne et doive être appelé maître.
1° Mt 23,
8 : « Vous n’avez qu’un Maître », et juste avant :
« Ne vous faites point appeler Rabbi » ; et la Glose dit à ce propos : « de
peur que vous ne donniez l’honneur divin à des hommes, ou que vous ne preniez
pour vous ce qui appartient à Dieu ». Être maître et enseigner semble donc
appartenir à Dieu seul.
2° Si l’homme
enseigne, c’est seulement par des signes ; car s’il semble aussi enseigner
des choses au moyen des réalités elles-mêmes, par exemple si, quelqu’un ayant
demandé ce qu’est marcher, il marche, cela ne suffit cependant pas pour
enseigner si aucun signe n’est ajouté, comme le prouve saint Augustin au livre
sur le Maître : en effet,
plusieurs choses sont présentes dans une même réalité, et c’est pourquoi on ne
saura pas sous quel rapport se fait la démonstration au sujet de cette réalité,
si c’est quant à la substance ou quant à l’un de ses accidents. Or on ne peut
arriver à la connaissance des réalités par des signes : en effet, la
connaissance des réalités est supérieure à celle des signes, puisque la
connaissance des signes est ordonnée à celle des réalités comme à une
fin ; or l’effet n’est pas supérieur à sa cause. Nul ne peut donc
transmettre à un autre la connaissance de réalités, et ainsi, nul ne peut
enseigner autrui.
3° Si les signes
de quelques réalités sont proposés à quelqu’un par un homme, alors ou bien
celui à qui ils sont proposés connaît les réalités dont ce sont les signes, ou
bien non. S’il connaît ces réalités, il ne sera pas enseigné à leur sujet. Et
s’il ne les connaît pas, alors, les réalités étant ignorées, les significations
des signes ne peuvent pas non plus être connues ; en effet, parce qu’il ne
connaît pas la réalité qu’est la pierre, il ne peut pas savoir ce que le nom de
pierre signifie. Or, si l’on ignore la signification des signes, on ne peut
rien apprendre par des signes. Si donc l’homme ne fait rien d’autre pour
enseigner que proposer des signes, il semble qu’on ne puisse pas être enseigné
par un homme.
4° Enseigner
n’est rien d’autre que causer en quelque façon la science en autrui. Or le
sujet de la science est l’intelligence, alors que les signes sensibles, par
lesquels seuls il semble que l’homme peut enseigner, ne parviennent pas jusqu’à
la partie intellective mais s’arrêtent dans la puissance sensitive. On ne peut
donc pas être enseigné par un homme.
5° Si la science
est causée en un homme par un autre, alors ou bien elle était en celui qui
apprend, ou bien elle n’y était pas. Si elle n’y était pas et qu’elle est
causée en cet homme par un autre, alors un homme crée la science en un autre,
ce qui est impossible. Et si elle y était déjà, alors ou bien elle était en
acte parfait, et dans ce cas elle ne peut pas être causée, car ce qui est ne
devient pas, ou bien elle y était en tant que raison séminale ; or les
raisons séminales ne peuvent être amenées à l’acte par aucune puissance créée,
mais elles sont introduites par Dieu seul dans la nature, comme dit saint
Augustin au livre sur la Genèse au sens
littéral. Il reste donc qu’un homme ne peut aucunement en enseigner un
autre.
6° La science est
un certain accident. Or l’accident ne change pas de sujet. Puis donc que
l’enseignement n’est rien d’autre, semble-t-il, qu’une transfusion de science
du maître vers le disciple, un homme ne peut pas en enseigner un autre.
7° À propos
de Rom. 10, 17 : « La foi vient de ce qu’on entend », la Glose dit : « Bien que Dieu
enseigne intérieurement, cependant le héraut annonce extérieurement. » Or
la science est causée intérieurement dans l’esprit, et non extérieurement dans
le sens. L’homme est donc enseigné par Dieu seul, non par un homme.
8° Saint Augustin
dit au livre sur le Maître :
« Dieu seul a une chaire dans les cieux, lui qui enseigne la vérité sur la
terre ; l’homme, par contre, est à la chaire ce que le paysan est à
l’arbre. » Or le paysan n’est pas auteur, mais cultivateur de l’arbre. On
ne peut donc pas dire que l’homme est celui qui enseigne la science, mais celui
qui dispose à la science.
9° Si
l’homme est un véritable enseignant, il est nécessaire qu’il enseigne la
vérité. Or quiconque enseigne la vérité éclaire l’esprit, puisque la vérité est
la lumière de l’esprit. L’homme éclairera donc l’esprit, s’il enseigne. Or cela
est faux, puisque c’est Dieu « qui éclaire tout homme venant en ce
monde » (Jn 1, 9). Un homme ne peut donc pas vraiment en enseigner un
autre.
10° Si un homme en
enseigne un autre, il est nécessaire qu’il le rende, de savant en puissance,
savant en acte. Il est donc nécessaire que sa science soit amenée de puissance
à acte. Or ce qui est amené de puissance à acte doit nécessairement être
changé. La science ou la sagesse sera donc changée, ce qui s’oppose à saint
Augustin, qui dit au livre des 83
Questions que « la sagesse, quand elle paraît en l’homme, ne subit pas
de transformation, mais transforme l’homme ».
11° La science
n’est rien d’autre, semble-t-il, qu’une transcription des réalités dans l’âme,
puisque la science est, dit-on, une assimilation de celui qui sait à ce qui est
su. Or un homme ne peut pas transcrire les ressemblances des réalités dans
l’âme d’un autre, car alors il opérerait en lui intérieurement, ce qui
n’appartient qu’à Dieu. Un homme ne peut donc pas en enseigner un autre.
12° Boèce dit au
livre sur la Consolation que l’esprit
de l’homme, par l’enseignement, est seulement incité à savoir. Or celui qui
incite l’intelligence à savoir ne le fait pas savoir, de même que celui qui
incite quelqu’un à voir corporellement ne le fait pas voir. Un homme ne fait
donc pas savoir un autre homme ; et ainsi, on ne peut pas dire au sens
propre qu’il l’enseigne.
13° Pour la
science est requise la certitude de la connaissance, sinon ce n’est pas la
science mais l’opinion ou la croyance, comme dit saint Augustin au livre sur le
Maître. Or un homme ne peut pas
produire la certitude en un autre homme par les signes sensibles qu’il met
devant lui : en effet, ce qui est dans le sens est plus oblique que ce qui
est dans l’intelligence, tandis que la certitude se produit toujours par
quelque chose de plus droit. Un homme ne peut donc pas en enseigner un autre.
14° Pour la
science, seules sont requises la lumière intelligible et l’espèce. Or ni l’une
ni l’autre ne peut être causée en un homme par un autre, car il serait nécessaire
que l’homme crée quelque chose, puisque de telles formes simples semblent ne
pouvoir être produites que par création. L’homme ne peut donc pas causer la
science en un autre, ni par conséquent enseigner.
15° Rien, sinon
Dieu seul, ne peut former l’esprit de l’homme, comme dit saint Augustin. Or la
science est une certaine forme de l’esprit. Donc Dieu seul cause la science
dans l’âme.
16° De même que la
faute est dans l’esprit, de même aussi l’ignorance. Or Dieu seul purifie
l’esprit de la faute ; Is. 43, 25 : « C’est moi qui efface
tes fautes pour l’amour de moi. » Donc Dieu seul purifie l’esprit de
l’ignorance, et ainsi, lui seul enseigne.
17° Puisque
la science est une connaissance certaine, on la reçoit de celui par la parole
de qui vient la certitude. Or la certitude ne vient pas de ce qu’on entend un
homme parler, sinon tout ce qu’un homme dit à quelqu’un serait nécessairement
établi pour lui comme certain ; mais la certitude ne vient que dans la
mesure où il entend la vérité parler au-dedans, et c’est elle également qu’il
consulte pour obtenir la certitude sur ce qu’il entend dire par un homme. Ce
n’est donc pas l’homme qui enseigne, mais la vérité qui parle au-dedans, et qui
est Dieu.
18° Nul n’apprend
par la parole d’autrui les choses qu’avant cette parole il aurait lui aussi
répondues si on l’avait interrogé. Or le disciple, avant que le maître ne lui
parle, aurait répondu sur les choses que propose le maître, si on l’avait
interrogé : en effet, il ne serait pas enseigné par la parole du maître
s’il ne savait que les choses sont telles que le maître les propose. Un homme
n’est donc pas enseigné par la parole d’un autre homme.
En sens contraire :
1° Il est dit en
2 Tim. 1, 11 : « C’est pour cela que j’ai été établi le
prédicateur et le maître des nations. » L’homme peut donc à la fois être
maître et être appelé maître.
2°
2 Tim. 3, 14 : « Pour toi, demeure ferme dans ce que tu as
appris, et dont tu as la certitude. » La Glose : « par moi comme par un docteur
véridique » ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que
ci-dessus.
3° En Mt 23,
8 et 9, il est dit en même temps : « Vous n’avez qu’un
Maître » et « Vous n’avez qu’un Père ». Or, que Dieu soit le
Père de tous n’exclut pas que l’homme aussi puisse véritablement être appelé
père. Cela n’exclut donc pas non plus que l’homme puisse véritablement être
appelé maître.
4° À propos de
Rom. 10, 15 : « Qu’ils sont beaux sur les montagnes,
etc. », la Glose dit :
« Ce sont les pieds qui éclairent l’Église. » Or elle parle des
apôtres. Puis donc qu’éclairer est l’acte du docteur, il semble qu’enseigner
convienne aux hommes.
5° Comme il est
dit au quatrième livre des Météorologiques,
chaque chose est parfaite lorsqu’elle peut engendrer son semblable. Or la
science est une certaine connaissance parfaite. Donc l’homme qui a une science
peut enseigner un autre homme.
6° Saint Augustin
dit au second livre sur la Genèse contre
les manichéens que, comme la terre, qui, avant le péché, était arrosée par
une source, après le péché eut besoin de la pluie tombant des nuages, ainsi
l’esprit humain, qui est signifié par la terre, était fécondé avant le péché
par la source de la vérité, mais eut besoin après le péché de l’enseignement
des autres, comme d’une pluie tombant des nuages. Donc l’homme, au moins après
le péché, est enseigné par l’homme.
Réponse :
Sur trois
questions se rencontre la même diversité d’opinions, à savoir : sur la
production des formes en l’être, sur l’acquisition des vertus, et sur
l’acquisition des sciences.
Certains, en
effet, ont prétendu que toutes les formes sensibles venaient d’un agent
extérieur, qui est une substance ou une forme séparée qu’ils appellent
donatrice de formes ou intelligence agente ; ils ont aussi affirmé que
tous les agents inférieurs naturels ne faisaient que préparer la matière à la
réception de la forme. Semblablement, Avicenne dit dans sa Métaphysique que « la cause de l’habitus du bien honnête n’est
pas notre action, mais l’action empêche le contraire de cet habitus et rend
apte à cet habitus, afin qu’il vienne de la substance qui perfectionne les âmes
des hommes et qui est l’intelligence agente ou une substance semblable à
celle-ci ». De même aussi, ils affirment que la science n’est effectuée en
nous que par un agent séparé ; c’est pourquoi Avicenne pose au sixième
livre De naturalibus que les formes
intelligibles s’écoulent dans notre esprit depuis l’intelligence agente.
Mais d’autres
ont émis une opinion contraire, à savoir, que toutes ces choses étaient
déposées dans les réalités et qu’elles n’avaient pas de cause de l’extérieur,
mais que l’action extérieure ne faisait que les manifester. En effet, certains
ont affirmé que toutes les formes naturelles existaient actuellement, cachées
dans la matière, et que l’agent naturel ne faisait rien d’autre que les extraire
de cet état caché pour les manifester. Semblablement aussi, quelques-uns ont
affirmé que tous les habitus des vertus étaient mis en nous par la nature, et
que l’exercice des œuvres ôtait les empêchements par lesquels les habitus
susdits étaient comme occultés, comme on ôte la rouille par un limage afin de
manifester la clarté du fer. De même aussi, quelques-uns ont prétendu que la
science de toutes choses était concréée à l’âme, et que tel enseignement et
tels secours extérieurs de la science ne faisaient que conduire l’âme à se
remémorer ou à considérer les choses qu’elles savait déjà ; et c’est
pourquoi ils disent qu’apprendre n’est rien d’autre que se remémorer.
Or ces deux
opinions sont l’une et l’autre dénuées de raison. En effet, la première exclut
les causes prochaines lorsqu’elle attribue aux seules causes premières tous les
effets qui se produisent dans les réalités inférieures ; ce qui est
déroger à l’ordre de l’univers, qui est structuré par l’ordre et la connexion
des causes, la cause première, dans son éminente bonté, donnant aux autres
réalités non seulement d’être, mais encore d’être causes. La seconde opinion
revient quasiment au même inconvénient : en effet, ce qui ôte un
empêchement n’est moteur que par accident, comme il est dit au huitième livre
de la Physique ; par conséquent,
si les agents inférieurs ne font rien d’autre que manifester ce qui était caché
en ôtant les empêchements occultant les formes et les habitus des vertus et des
sciences, il s’ensuivra que tous les agents inférieurs n’agissent que par
accident.
Voilà pourquoi,
suivant l’enseignement d’Aristote, il faut adopter une voie intermédiaire entre
les deux précédentes sur tous les points susmentionnés. En effet, si les formes
naturelles préexistent bien dans la matière, ce n’est pas en acte, comme
disaient certains, mais seulement en puissance, d’où elles sont amenées en acte
par un agent extérieur prochain, et pas seulement par l’agent premier, comme
l’autre opinion le prétendait. Semblablement aussi, suivant la sentence du même
Aristote au sixième livre de l’Éthique,
les habitus des vertus, avant leur accomplissement, préexistent en nous en
certaines inclinations naturelles qui sont des commencements de vertus, mais
ensuite sont amenés à l’accomplissement convenable par l’exercice des œuvres.
Et il faut dire de même, au sujet de l’acquisition de la science, qu’en nous
préexistent certaines semences des sciences, c’est-à-dire les premières
conceptions de l’intelligence, qui sont immédiatement connues à la lumière de l’intellect
agent au moyen des espèces abstraites depuis les choses sensibles, que ces
conceptions soient complexes, comme les axiomes, ou incomplexes, comme la
notion d’étant, d’un, etc., que l’intelligence appréhende immédiatement. Or
dans ces principes universels sont incluses toutes les connaissances suivantes
comme en des raisons séminales. Donc, lorsque l’esprit est amené, à partir de
ces connaissances universelles, à connaître actuellement des choses
particulières qui étaient déjà connues dans l’universel et comme en puissance,
alors on dit que l’on acquiert la science.
Il faut
cependant savoir qu’il y a deux façons pour une chose de préexister en
puissance dans les réalités naturelles. D’abord en puissance active complète,
c’est-à-dire lorsque le principe intérieur est suffisamment puissant pour
amener en acte parfait, comme on le voit dans la guérison : en effet, le
malade est amené à la santé par la puissance naturelle qui est en lui. Ensuite
en puissance passive, c’est-à-dire lorsque le principe intérieur n’est pas
suffisant pour amener à l’acte, comme on le voit clairement dans le cas de
l’air qui devient feu : en effet, cela ne pouvait pas se produire par
quelque puissance existant dans l’air. Donc, quand une chose préexiste en
puissance active complète, alors l’agent extérieur n’agit qu’en aidant l’agent
intérieur, et en lui procurant ce qui lui permet de passer à l’acte ;
comme le médecin, dans la guérison, est le serviteur de la nature qui opère
principalement, en confortant celle-ci et en apportant des remèdes, desquels la
nature se sert comme d’instruments pour la guérison. Mais quand une chose
préexiste seulement en puissance passive, alors c’est principalement l’agent
extérieur qui amène de puissance à acte ; comme le feu, à partir de l’air,
qui est feu en puissance, fait du feu en acte. Donc la science, en celui qui
apprend, préexiste en puissance non purement passive, mais active ; sinon
l’homme ne pourrait pas acquérir la science par lui-même.
Donc, de même
qu’il y a deux façons pour quelqu’un d’être guéri : d’abord par
l’opération de la nature seulement, ensuite par la nature avec l’aide de la
médecine ; de même aussi il y a deux façons d’acquérir la science :
d’abord, quand la raison naturelle arrive par elle-même à la connaissance de
choses ignorées, et ce mode est appelé invention ; ensuite, quand
quelqu’un vient extérieurement en aide à la raison naturelle, et ce mode est
appelé discipline. Or, dans les choses qui sont produites par la nature et par
l’art, l’art opère de la même façon et par les mêmes moyens que la nature. En
effet, de même que la nature amènerait la santé chez celui qui souffre du froid
en le réchauffant, de même aussi agirait le médecin ; et c’est pourquoi on
dit que l’art imite la nature. Et il en va de même dans l’acquisition de la
science : c’est de la même façon que l’enseignant amène autrui à savoir
les choses inconnues, et que l’on se dirige soi-même par voie d’invention vers
la connaissance de l’inconnu. Or le processus de la raison qui parvient à la
connaissance de l’inconnu par voie d’invention consiste à appliquer à des
matières déterminées les principes communs évidents par soi, et à progresser de
là vers des conclusions particulières, et de celles-ci à d’autres ; et
c’est pourquoi on dit qu’un homme en enseigne un autre en tant qu’il lui expose
par des signes ce processus rationnel qu’il opère en lui-même par la raison
naturelle, et ainsi la raison naturelle du disciple parvient, par ce qui lui
est ainsi proposé, comme par des instruments, à la connaissance de choses
inconnues. Donc, de même que l’on dit que le médecin cause la santé chez le
malade par l’opération de la nature, de même aussi on dit que l’homme cause la
science en autrui par l’opération de la raison naturelle de celui-ci ; et
c’est cela, enseigner ; c’est pourquoi on dit qu’un homme en enseigne un
autre, et qu’il est son maître. Et dans le même sens, le Philosophe dit au
premier livre des Seconds Analytiques
que la démonstration est « un syllogisme producteur de science ».
Mais si
quelqu’un propose à un autre des choses qui ne sont pas incluses dans des
principes évidents par soi, ou dont l’inclusion n’est pas manifeste, il ne
produira pas en lui la science, mais peut-être l’opinion ou la foi, bien que
cela aussi soit causé en quelque façon par les principes innés. En effet,
partant des principes évidents par soi, il considère que les choses qui en
découlent nécessairement sont à tenir de façon certaine et que celles qui leur
sont contraires sont à rejeter totalement, alors qu’aux autres choses il peut
apporter ou non son assentiment.
Or la lumière
de la raison par laquelle de tels principes nous sont connus est mise en nous
par Dieu, comme une certaine ressemblance, se reflétant en nous, de la vérité
incréée. Puis donc que tout enseignement humain ne peut avoir d’efficace qu’en
vertu de cette lumière, il est assuré que Dieu seul est celui qui enseigne
intérieurement et principalement, de même que c’est la nature qui guérit
intérieurement et principalement ; néanmoins on dit de l’homme, au sens
propre, et qu’il guérit, et qu’il enseigne, de la façon susdite.
Réponse aux objections :
1° Le Seigneur
ayant prescrit aux disciples de ne pas se faire appeler maîtres, la Glose, pour que cela ne puisse pas être
compris comme absolument interdit, expose comment il faut entendre cette
prohibition. En effet, il nous est défendu d’appeler un homme
« maître » si nous lui donnons ainsi la principauté du magistère, qui
revient à Dieu, et que nous mettons pour ainsi dire notre espoir dans la
sagesse des hommes, plutôt que de consulter, sur les choses que nous entendons
l’homme dire, la vérité divine qui parle en nous par l’impression de sa
ressemblance, grâce à laquelle nous pouvons juger de toutes choses.
2° La
connaissance des réalités n’est pas effectuée en nous par la connaissance des
signes, mais par la connaissance d’autres réalités plus certaines, à savoir les
principes, qui nous sont proposés par des signes, et sont appliqués à des
choses qui nous étaient d’abord inconnues au plein sens du terme, quoique connues
de nous à un certain point de vue, comme on l’a dit. En effet, c’est la
connaissance des principes et non celle des signes qui produit en nous la
science des conclusions.
3° Les choses qui
nous sont enseignées par des signes, pour une part nous les connaissons, et
pour une autre part nous les ignorons ; par exemple, si l’on nous enseigne
ce qu’est l’homme, il est nécessaire que nous sachions par avance quelque chose
de lui, à savoir, la notion d’animal, ou de substance, ou au moins celle de l’étant
lui-même, qui ne peut pas nous être inconnue. Et semblablement, si l’on nous
enseigne quelque conclusion, il est nécessaire que nous sachions par avance,
concernant la passion et le sujet, ce qu’ils sont, même si nous connaissons
déjà les principes au moyen desquels la conclusion est enseignée ; en
effet, « toute discipline part d’une connaissance préexistante »,
comme il est dit au début des Analytiques
postérieurs. L’argument n’est donc pas concluant.
4° Des signes
sensibles, qui sont reçus dans la puissance sensitive, l’intelligence extrait
les intentions intelligibles dont elle se sert pour produire en soi la science.
En effet, ce ne sont pas les signes qui sont la cause prochaine de la science,
mais la raison procédant discursivement des principes aux conclusions, comme on
l’a dit.
5°
En
celui qui est enseigné, la science préexistait, non certes en acte complet,
mais comme en des raisons séminales, dans la mesure où les conceptions
universelles dont la connaissance est naturellement déposée en nous sont comme
des semences de toutes les connaissances suivantes. Or, bien que les raisons
séminales ne soient pas amenées à l’acte par une puissance créée comme si
elles-mêmes étaient infusées par quelque puissance créée, cependant ce qui est
originairement et virtuellement en elles peut être amené à l’acte par l’action
d’une puissance créée.
6° On dit que
l’enseignant transfuse la science dans le disciple, non pas comme si la science
qui est dans le maître passait, numériquement identique, dans le disciple, mais
parce que par l’enseignement est produite dans le disciple une science
semblable à celle qui est dans le maître, amenée de puissance à acte, comme on
l’a dit.
7° De même que
l’on dit du médecin qu’il cause la santé, bien qu’il opère extérieurement
tandis que la nature opère seule intérieurement, de même aussi on dit que
l’homme enseigne la vérité, bien qu’il annonce extérieurement tandis que Dieu
enseigne intérieurement.
8° Saint
Augustin, lorsqu’il prouve au livre sur le Maître
que Dieu seul enseigne, n’entend pas exclure que l’homme enseigne
extérieurement, mais il veut dire que seul Dieu lui-même enseigne
intérieurement.
9°
L’homme
peut être appelé vrai enseignant, et l’on peut dire véritablement qu’il
enseigne la vérité et même qu’il éclaire l’esprit, non comme s’il infusait la
lumière de la raison, mais en tant que, par les choses qu’il propose
extérieurement, il assiste pour ainsi dire la lumière de la raison jusqu’à la
perfection de la science ; et c’est en ce sens qu’il est dit en Éph. 3,
8 : « C’est à moi, le moindre de tous les saints, qu’a été accordée
cette grâce… d’éclairer tous les hommes, etc. »
10° Il y a deux
sagesses, la créée et l’incréée ; on dit que les deux sont infusées à
l’homme, et que par leur infusion l’homme change en s’améliorant. La sagesse
incréée n’est nullement changeante, et la créée change en nous par accident,
non par soi. En effet, il y a deux façons de considérer celle-ci. D’abord
relativement aux réalités éternelles sur lesquelles elle porte, et de cette
façon elle est tout à fait immuable. Ensuite selon l’être qu’elle a dans le
sujet, et ainsi, elle change par accident lorsque le sujet, de possesseur de la
sagesse en puissance, change pour devenir possesseur en acte. En effet, les
formes intelligibles en lesquelles consiste la sagesse sont aussi bien des
ressemblances des réalités que des formes perfectionnant l’intelligence.
11° Les formes
intelligibles dont est constituée la science reçue au moyen de l’enseignement
sont transcrites dans le disciple de façon immédiate par l’intellect agent,
mais de façon médiate par celui qui enseigne. En effet, l’enseignant propose
les signes des réalités intelligibles, desquels l’intellect agent extrait les
intentions intelligibles qu’il transcrit dans l’intellect possible. Donc, pour
ce qui est de causer la science dans l’intelligence, les paroles mêmes de
l’enseignant, soit entendues soit vues dans un écrit, se comportent comme les
réalités qui sont hors de l’âme, car des unes et des autres l’intellect agent
extrait les intentions intelligibles ; quoique les paroles de
l’enseignant, en tant qu’elles sont des signes d’intentions intelligibles,
soient une cause de science plus prochaine que les choses sensibles qui sont
hors de l’âme.
12° Le cas de
l’intelligence n’est pas tout à fait semblable à celui de la vue corporelle. En
effet, la vue corporelle n’est pas une puissance qui confronte — sinon elle
partirait de certains de ses objets pour parvenir à d’autres —, mais tous ses
objets lui sont visibles aussitôt qu’elle se tourne vers eux ; le
possesseur de la puissance visuelle se rapporte donc à la vision de tous les
objets visibles comme le possesseur d’un habitus se rapporte à la considération
des choses qu’il sait habituellement ; voilà pourquoi celui qui voit n’a
pas besoin qu’un autre l’incite à voir, sinon dans la mesure où sa vue est
dirigée par un autre vers quelque objet visible, par exemple par un doigt ou
quelque chose de ce genre. Mais la puissance intellective, étant une puissance
qui confronte, part de certains objets pour arriver à d’autres ; elle ne
se comporte donc pas uniformément à l’égard de tous les objets à considérer,
mais elle en voit immédiatement certains, qui sont évidents par soi, et en eux
sont implicitement contenus certains autres qu’elle ne peut penser que par le
travail de la raison, en explicitant ce qui est implicitement contenu dans les
principes ; donc, pour connaître de telles choses, avant qu’elle ait un
habitus, elle est non seulement en puissance accidentelle mais aussi en
puissance essentielle : en effet, elle a besoin d’un moteur qui l’amène en
acte au moyen de l’enseignement, comme il est dit au huitième livre de la Physique, ce dont n’a pas besoin celui
qui connaît déjà quelque chose habituellement. L’enseignant incite donc
l’intelligence à savoir les choses qu’il enseigne, comme un moteur essentiel
qui amène de la puissance à l’acte ; mais celui qui montre une réalité à
la vue corporelle incite celle-ci comme un moteur par accident, tout comme
celui qui a un habitus de science peut être incité à considérer quelque chose.
13° La certitude
de science vient tout entière de la certitude des principes : en effet,
lorsque les conclusions sont analysées par les principes, c’est alors qu’elles
sont sues avec certitude. Voilà pourquoi, si une chose est sue avec certitude,
cela vient de la lumière de la raison, mise au-dedans de nous par Dieu, et par
laquelle Dieu parle en nous, et cela ne vient de l’homme qui enseigne au-dehors
que dans la mesure où il analyse les conclusions par les principes en nous enseignant
— cependant nous n’en recevrions pas nous-mêmes la certitude de science s’il
n’y avait en nous la certitude des principes par lesquels sont analysées les
conclusions.
14° L’homme qui
enseigne extérieurement ne répand pas la lumière intelligible, mais il est
d’une certaine façon la cause de l’espèce intelligible, en tant qu’il nous
propose certains signes des intentions intelligibles, que notre intelligence
extrait de ces signes et enferme en elle-même.
15° Lorsqu’il est
dit que rien, sinon Dieu seul, ne peut former l’esprit de l’homme, cela
s’entend de sa forme ultime, sans laquelle il est réputé informe, même s’il a
de nombreuses autres formes. Et cette forme est celle par laquelle il se tourne
vers le Verbe et adhère à lui ; et c’est par elle seule que la nature
rationnelle est dite formée, comme le montre saint Augustin au livre sur la Genèse au sens littéral.
16° La faute est
dans la volonté, en laquelle Dieu seul peut imprimer, comme on le verra
clairement dans un article suivant, tandis que l’ignorance est dans
l’intelligence, en laquelle même une puissance créée peut imprimer, comme
l’intellect agent imprime les espèces intelligibles dans l’intellect possible,
grâce auquel la science est causée dans notre âme à partir des réalités
sensibles et de l’enseignement de l’homme, comme on l’a dit.
17° Comme on
l’a dit, on ne doit la certitude de la science qu’à Dieu seul, qui a mis en
nous la lumière de la raison, par laquelle nous connaissons les principes dont
provient la certitude de la science ; et cependant, d’une certaine façon, la
science est aussi causée en nous par l’homme, comme on l’a dit.
18° Le disciple,
interrogé avant que le maître ne parle, répondrait certes sur les principes au
moyen desquels il est enseigné, mais non sur les conclusions qu’on lui
enseigne ; il n’apprend donc pas du maître les principes, mais seulement
les conclusions.
Objections :
Il semble que
oui.
1° L’action doit
être attribuée à la cause principale plutôt qu’à la cause instrumentale. Or la
cause quasi principale de la science causée en nous est l’intellect agent.
Quant à l’homme qui enseigne extérieurement, il est la cause quasi
instrumentale qui propose à l’intellect agent des instruments qui conduisent à
la science. L’intellect agent enseigne donc plus que l’homme ne le fait
extérieurement. Si donc, à cause de sa parole extérieure, celui qui parle
extérieurement est appelé le maître de celui qui l’écoute, à bien plus forte
raison, à cause de la lumière de l’intellect agent, celui qui écoute doit-il
être appelé son propre maître.
2° On n’apprend
quelque chose que dans la mesure où l’on parvient à la certitude de la
connaissance. Or celle-ci est en nous grâce aux principes connus naturellement
dans la lumière de l’intellect agent. Enseigner convient donc surtout à
l’intellect agent ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que
ci-dessus.
3° Enseigner
convient plus proprement à Dieu qu’à l’homme ; d’où Mt 23, 8 :
« Vous n’avez qu’un Maître. » Or Dieu nous enseigne en tant qu’il
nous transmet la lumière de la raison, par laquelle nous pouvons juger de tout.
L’action d’enseigner doit donc être attribuée surtout à cette lumière ; et
nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
4° Savoir quelque
chose par voie d’invention est plus parfait qu’apprendre d’autrui, comme on le
voit clairement au premier livre de l’Éthique.
Si donc l’on emploie le nom de maître à cause de ce mode d’acquisition de la
science par lequel on apprend d’un autre la science, en sorte que l’un est le
maître de l’autre, à bien plus forte raison doit-on employer le nom de maître à
cause de ce mode de réception de la science par voie d’invention, si bien qu’on
est appelé son propre maître.
5° De même qu’on
est amené à la vertu par un autre ou par soi-même, de même on est conduit à la
science par soi-même dans l’invention, ou par un autre dans l’apprentissage. Or
ceux qui parviennent aux œuvres des vertus sans instituteur ni législateur
extérieur, on dit qu’ils sont à eux-mêmes leur propre loi ; Rom. 2,
14 : « Quand des païens, qui n’ont pas la loi, accomplissent
naturellement ce que la loi commande, ils sont eux-mêmes leur propre
loi. » Celui qui acquiert la science par lui-même doit donc lui aussi être
appelé son propre maître.
6° L’enseignant
est cause de science comme le médecin est cause de santé, comme on l’a dit. Or
le médecin se guérit lui-même. On peut donc aussi s’enseigner soi-même.
En sens contraire :
1° Le Philosophe
dit au huitième livre de la Physique
qu’il est impossible que l’enseignant apprenne, car il est nécessaire que
l’enseignant ait la science et que celui qui apprend ne l’ait pas. Il n’est
donc pas possible que l’on s’enseigne soi-même, ou que l’on puisse être appelé
son propre maître.
2° La maîtrise
implique une relation de supériorité, tout comme la seigneurie. Or nul ne peut
avoir de telles relations avec lui-même : en effet, personne n’est son
propre père ou son propre seigneur. Donc personne ne peut non plus être appelé
son propre maître.
Réponse :
Quelqu’un peut,
sans aucun doute, par la lumière de la raison qui lui a été donnée et sans
l’aide d’un enseignement extérieur, arriver à connaître de nombreuses choses
inconnues, comme on le voit clairement pour tout homme qui acquiert la science
par voie d’invention ; et de la sorte, d’une certaine façon, quelqu’un est
pour lui-même une cause de savoir ; cependant cela ne permet pas de dire
au sens propre qu’il est son propre maître, ou qu’il s’enseigne lui-même.
En effet, nous
trouvons dans les réalités naturelles deux sortes d’agents principaux, comme on
le voit clairement chez le Philosophe au septième livre de la Métaphysique. En effet, il est un
certain agent qui renferme en soi tout ce qui est causé par lui dans son
effet ; soit identiquement, comme c’est le cas des agents univoques, soit
de façon plus éminente, comme c’est le cas des agents équivoques. Mais il est
d’autres agents en lesquels ne préexiste qu’une partie des choses qui sont
agies ; comme la santé est causée par un mouvement, ou bien par quelque
remède chaud, en lequel la chaleur se trouve soit actuellement soit
virtuellement : la chaleur n’est pas toute la santé, mais elle est une
partie de la santé. Ainsi donc, il y a dans les premiers agents la parfaite
notion de l’action, mais non dans les agents du second mode, car un agent agit
dans la mesure où il est en acte ; puis donc qu’il n’est que partiellement
en acte de l’effet à amener, il ne sera pas parfaitement agent.
Or
l’enseignement implique une activité parfaite de la science en celui qui
enseigne ou dans le maître ; il est donc nécessaire que la science que
celui-ci cause en autrui existe en lui de façon explicite et parfaite, comme
celui qui apprend l’acquiert grâce à l’enseignement. Mais quand on acquiert la
science par un principe intérieur, ce qui est cause agente de la science ne
possède la science à acquérir que partiellement, c’est-à-dire quant aux raisons
séminales de la science que sont les principes communs ; voilà pourquoi on
ne peut pas fonder sur une telle causalité le titre de docteur ou de maître, à
proprement parler.
Réponse aux objections :
1° Bien qu’à un
certain point de vue la cause principale soit plutôt l’intellect agent que
l’homme qui enseigne extérieurement, cependant la science ne préexiste pas dans
le premier de façon complète, comme en celui qui enseigne ; l’argument
n’est donc pas concluant.
2° Il faut
répondre semblablement, comme au premier argument.
3° Dieu connaît
explicitement tout ce qui est enseigné par lui à l’homme, donc la notion de maître
peut convenablement lui être attribuée ; mais il en va autrement de
l’intellect agent, pour la raison déjà exposée.
4° Bien que, du
côté de celui qui reçoit la science, le mode soit plus parfait dans
l’acquisition de la science par voie d’invention, en tant que cela le signale
comme plus apte à savoir, cependant, du côté de celui qui cause la science, il
y a un mode plus parfait par l’enseignement, car l’enseignant, qui connaît
explicitement toute la science, peut amener à la science plus facilement qu’on
ne pourrait y être amené par soi-même, étant donné qu’il connaît déjà les
principes de la science dans une certaine généralité.
5°
La
loi se comporte dans le domaine de l’agir comme le principe dans le domaine
spéculatif, mais non comme le maître ; si donc quelqu’un est sa propre
loi, il ne s’ensuit pas qu’il puisse être à lui-même son propre maître.
6° Le médecin
guérit en tant qu’il a déjà la santé, non en acte mais dans la connaissance de
l’art ; tandis que le maître enseigne en tant qu’il a actuellement la
science. Par conséquent, celui qui n’a pas la santé en acte peut la causer en
soi, parce qu’il a la santé dans la connaissance de l’art ; mais il est
impossible que quelqu’un, actuellement, ait la science et ne l’ait pas, en
sorte qu’il puisse être ainsi enseigné par lui-même.
Objections :
Il semble que
non.
1° Si un ange
enseigne, alors il enseigne soit intérieurement, soit extérieurement. Or il ne
le fait pas intérieurement, car cela n’appartient qu’à Dieu, comme dit saint
Augustin ; ni extérieurement, semble-t-il, car enseigner extérieurement,
c’est enseigner par des signes sensibles, comme dit saint Augustin au livre sur
le Maître ; or les anges ne nous
enseignent pas par de tels signes sensibles, sauf peut-être ceux qui
apparaissent de façon sensible. Les anges ne nous enseignent donc pas, à moins
d’apparaître de façon sensible, ce qui advient hors du cours général des
choses, comme par miracle.
2° [Le répondant] disait que les anges nous enseignent en quelque sorte extérieurement, en tant qu’ils impriment dans notre imagination. En sens contraire : l’espèce imprimée dans l’imagination ne suffit pas pour imaginer en acte, si l’intention n’est pas là, comme le montre saint Augustin au livre sur la Trinité. Or un ange ne peut introduire en nous une intention, puisque l’intention est un acte de la volonté, en laquelle Dieu seul peut imprimer. Un ange ne peut donc pas non plus nous enseigner en imprimant dans l’imagination, puisque nous ne pouvons être enseignés par l’intermédiaire de l’imagination qu’en imaginant actuellement quelque chose.
3° Si des anges
nous enseignent sans apparition sensible, ce ne peut être qu’en tant qu’ils
éclairent l’intelligence, qu’ils ne peuvent pas éclairer, semble-t-il :
car ils ne transmettent ni la lumière naturelle, qui, étant concréée à
l’esprit, vient de Dieu seul, ni non plus la lumière de la grâce, que Dieu seul
infuse. Les anges ne peuvent donc pas nous enseigner sans une apparition
visible.
4° Chaque fois
qu’un homme est enseigné par un autre, il est nécessaire que celui qui apprend
regarde les concepts de celui qui enseigne, afin qu’il y ait dans l’esprit du
disciple un processus vers la science, comme il y a dans l’esprit de
l’enseignant un processus à partir de la science. Or l’homme ne peut voir les
concepts de l’ange. En effet, il ne les voit pas en eux-mêmes, comme il ne voit
pas non plus les concepts d’un autre homme : bien moins encore, puisqu’ils
sont plus distants ; ni non plus en des signes sensibles, sauf peut-être
lorsque les anges apparaissent sensiblement, ce dont nous ne traitons pas
maintenant. Ce cas mis à part, les anges ne peuvent donc pas nous enseigner.
5° Enseigner
appartient à celui « qui illumine tout homme venant en ce monde »,
comme on le voit clairement dans la Glose
à propos de Mt 23, 8 : « Vous n’avez qu’un Maître, le
Christ. » Or cela ne revient pas à l’ange, mais à la seule lumière
incréée, comme on le voit en Jn 1, 9.
6° Quiconque en
enseigne un autre, l’amène à la vérité, et ainsi, il cause la vérité dans son
âme. Or Dieu seul a une causalité sur la vérité, car, puisque la vérité est une
lumière intelligible et une forme simple, elle ne vient pas à l’être
successivement, et ainsi, elle ne peut être produite que par création, ce qui
revient à Dieu seul. Puis donc que les anges ne sont pas créateurs, comme dit
saint Jean Damascène, il semble qu’ils ne puissent pas eux-mêmes enseigner.
7° Une
illumination indéfectible ne peut procéder que d’une lumière indéfectible, étant
donné que, si la lumière s’en va, le sujet cesse d’être éclairé. Or une
certaine illumination indéfectible est exigée dans l’enseignement, parce que la
science porte sur les choses nécessaires, qui existent toujours. L’enseignement
ne procède donc que d’une lumière indéfectible. Or une telle lumière n’est pas
la lumière des anges, puisque leur lumière défaillirait si elle n’était
divinement conservée. Un ange ne peut donc pas enseigner.
8° Il est dit en
Jn 1, 38 que deux des disciples de Jean suivaient Jésus, et qu’à sa
question : « Que cherchez-vous ? » ils répondirent :
« Rabbi (c’est-à-dire Maître), où demeurez-vous ? » Or la Glose dit en cet endroit que « par
ce nom ils manifestent leur foi » ; et une autre glose dit :
« Il les interroge, non qu’il ignore la réponse, mais c’est pour que leur
réponse soit méritoire et qu’à celui qui demandait “que”, requérant ainsi une
chose, ils répondent non une chose mais une personne. » En somme, ils
confessent par cette réponse qu’il est une certaine personne, par cette
confession ils manifestent leur foi, et en cela ils méritent. Or le mérite de
la foi chrétienne consiste en ce que nous confessons que le Christ est une
Personne divine. Être maître appartient donc à la seule Personne divine.
9° Quiconque
enseigne doit nécessairement manifester la vérité. Or la vérité, étant une
certaine lumière intelligible, nous est plus connue qu’un ange. Nous ne sommes
donc pas enseignés par un ange, puisque les choses plus connues ne sont pas
manifestées par de moins connues.
10° Saint Augustin
dit au livre sur la Trinité que notre
esprit est immédiatement formé par Dieu, sans l’intermédiaire d’aucune
créature. Or l’ange est une certaine créature. Il ne s’interpose donc pas entre
Dieu et l’esprit humain pour former celui-ci, en tant que supérieur à l’esprit
et inférieur à Dieu ; et ainsi, l’homme ne peut pas être enseigné par un
ange.
11° De même que
notre volonté parvient jusqu’à Dieu lui-même, de même notre intelligence peut
atteindre la contemplation de son essence. Or Dieu lui-même forme immédiatement
notre volonté par l’infusion de la grâce, sans l’intermédiaire d’aucun ange. Il
forme donc aussi notre intelligence par l’enseignement, sans aucun
intermédiaire.
12° Toute
connaissance a lieu par quelque espèce. Si donc un ange enseigne un homme, il
est nécessaire qu’il cause en lui une espèce par laquelle il connaisse. Or cela
n’est possible que de deux façons : soit en créant une espèce, ce qui ne
convient nullement à un ange, comme le veut saint Jean Damascène ; soit en
éclairant les espèces qui sont dans les phantasmes, afin qu’à partir d’eux les
espèces intelligibles se reflètent dans l’intellect possible de l’homme ;
et cela semble revenir à l’erreur de ces philosophes qui prétendent que
l’intellect agent, dont le rôle est d’éclairer les phantasmes, est une
substance séparée. Et ainsi, un ange ne peut pas enseigner.
13° L’intelligence
de l’ange est plus distante de l’intelligence de l’homme que celle-ci ne l’est
de l’imagination humaine. Or l’imagination ne peut pas recevoir ce qui est dans
l’intelligence humaine : en effet, l’imagination ne peut saisir que des
formes particulières, et l’intelligence n’en contient pas de telles.
L’intelligence humaine n’est donc pas non plus capable de recevoir les choses
qui sont dans l’esprit angélique ; et ainsi, l’homme ne peut pas être
enseigné par l’ange.
14° La lumière
dont une chose est éclairée doit être proportionnée aux parties éclairées,
comme la lumière corporelle est proportionnée aux couleurs. Or la lumière
angélique, étant purement spirituelle, n’est pas proportionnée aux phantasmes,
qui sont en quelque sorte corporels, puisqu’ils sont contenus dans un organe
corporel. Les anges ne peuvent donc pas nous enseigner en éclairant nos
phantasmes, comme on le disait.
15° Tout ce qui
est connu est connu soit par son essence, soit par une ressemblance. Or la
connaissance permettant à l’esprit humain de connaître les réalités par leur
essence ne peut pas être causée par un ange, car alors il serait nécessaire que
les vertus et les autres choses qui sont contenues au-dedans de l’âme soient
imprimées par les anges eux-mêmes, puisque de telles choses sont connues par
leur essence. Semblablement, la connaissance des réalités qui sont connues par
leurs ressemblances ne peut pas non plus être causée par eux, puisque les
réalités à connaître sont plus proches que l’ange des ressemblances mêmes qui
sont dans le connaissant. L’ange ne peut donc en aucune façon être pour l’homme
une cause de connaissance, ce qui est l’enseigner.
16° Bien qu’il incite
extérieurement la nature à produire des effets naturels, le paysan n’est pas
appelé créateur, comme le montre saint Augustin au livre sur la Genèse au sens littéral. Donc, pour la
même raison, les anges ne doivent pas non plus être appelés enseignants ou
maîtres, bien qu’ils incitent l’intelligence de l’homme à savoir.
17° L’ange
est supérieur à l’homme ; par conséquent, s’il enseigne, il est nécessaire
que son enseignement dépasse celui de l’homme. Or cela est impossible. En
effet, l’enseignement de l’homme peut porter sur ce qui a des causes
déterminées dans la nature. Quant aux autres choses, c’est-à-dire les futurs
contingents, elles ne peuvent pas être enseignées par les anges, puisque
ceux-ci ne savent pas ces choses par leur connaissance naturelle, Dieu seul
ayant la science des futurs. Les anges ne peuvent donc pas enseigner les
hommes.
En sens contraire :
1° Denys dit au
quatrième chapitre de la Hiérarchie
céleste : « Je vois que le mystère divin de l’humanité du Christ
fut d’abord révélé aux anges, et qu’ensuite, par leur médiation, la grâce de
cette connaissance descendit jusqu’à nous. »
2° Ce que peut
l’inférieur, le supérieur le peut aussi, et bien plus noblement, comme le
montre Denys dans la Hiérarchie céleste ;
or l’ordre des hommes est inférieur à celui des anges ; puis donc qu’un
homme peut enseigner un autre homme, à bien plus forte raison l’ange peut-il le
faire.
3° L’ordre de la
divine sagesse se rencontre plus parfaitement dans les substances spirituelles
que dans les corporelles ; or il appartient à l’ordre des corps inférieurs
que ceux-ci obtiennent leurs perfections par l’impression des corps
supérieurs ; donc les esprits inférieurs aussi, c’est-à-dire les esprits
humains, atteignent la perfection de la science grâce à l’impression des
esprits supérieurs que sont les anges.
4° Tout ce qui
est en puissance peut être amené à l’acte par ce qui est en acte ; et ce
qui est moins en acte, par ce qui est plus parfaitement en acte. Or
l’intelligence angélique est plus en acte que l’intelligence humaine. Celle-ci
peut donc être amenée à l’acte de la science par l’intelligence
angélique ; et ainsi, un ange peut enseigner un homme.
5° Saint Augustin
dit au livre sur le Don de la
persévérance que certains reçoivent immédiatement de Dieu l’enseignement du
salut, d’autres d’un ange, d’autres encore d’un homme. Donc non seulement Dieu
mais aussi l’ange et l’homme enseignent.
6°
« Éclairer la maison » se dit de ce qui envoie de la lumière, comme
le soleil, mais aussi de celui qui ouvre une fenêtre qui fait obstacle à la
lumière. Or, bien que Dieu seul infuse à l’esprit la lumière de la vérité,
cependant l’ange ou l’homme peuvent ôter quelque empêchement à la perception de
la lumière. Donc non seulement Dieu mais aussi l’ange ou l’homme peuvent
enseigner.
Réponse :
L’ange opère à
l’endroit de l’homme de deux façons. D’abord à notre façon, c’est-à-dire
lorsqu’il apparaît sensiblement à l’homme, soit en assumant un corps, soit de
n’importe quelle autre façon, et qu’il l’instruit par une parole sensible. Et
ce n’est pas ainsi que nous enquêtons à présent sur l’enseignement de l’ange,
car de la sorte l’ange n’enseigne pas autrement que l’homme. Ensuite l’ange
opère à notre endroit à sa façon, c’est-à-dire invisiblement ; et le but
de cette question est de savoir comment l’homme peut être enseigné de cette
façon par un ange.
Il faut donc
savoir que, l’ange étant intermédiaire entre l’homme et Dieu, un mode
intermédiaire d’enseignement lui convient selon l’ordre de la nature : un
mode inférieur à Dieu, mais supérieur à l’homme. Mais on ne peut percevoir
comment cela est vrai que si l’on voit comment Dieu enseigne et comment l’homme
enseigne. Et pour le voir clairement, il faut savoir qu’il y a entre
l’intelligence et la vue corporelle la différence suivante : la vue
corporelle a tous ses objets également prêts à être connus ; en effet, le
sens n’est pas une puissance qui confronte, sinon il lui serait nécessaire de
partir de l’un de ses objets pour atteindre l’autre. Pour l’intelligence, en
revanche, tous les intelligibles ne sont pas également prêts à être connus,
mais elle peut en regarder certains immédiatement, tandis qu’elle ne regarde
les autres qu’en partant de ceux qui ont été vus antérieurement. Ainsi donc,
l’homme prend connaissance de l’inconnu grâce à deux choses, à savoir :
grâce à la lumière intellectuelle, et grâce aux premières conceptions évidentes
par soi, qui sont à cette lumière, qui est celle de l’intellect agent, ce que
les instruments sont à l’artisan.
Donc, quant à
ces deux choses, Dieu est la cause de la science de l’homme de la plus éminente
façon, car à la fois il a orné l’âme elle-même de la lumière intellectuelle, et
il a imprimé en elle la connaissance des premiers principes, qui sont comme des
semences des sciences, tout comme il a imprimé dans les autres réalités
naturelles les raisons séminales de tous les effets à produire.
Et parce qu’un
homme, selon l’ordre de la nature, est égal à un autre homme quant à l’espèce
de la lumière intellectuelle, il ne peut aucunement être cause de science pour
un autre homme en causant ou en augmentant en lui la lumière. Mais du côté où
la science des choses inconnues est causée par les principes évidents par soi,
un homme est en quelque sorte cause de science pour un autre homme, non comme
lui transmettant la connaissance des principes, mais, comme on l’a dit, en tant
qu’il amène à l’acte, par certains signes sensibles montrés au sens extérieur,
ce qui était contenu implicitement et comme en puissance dans les principes.
Mais l’ange, parce
qu’il a naturellement une lumière intellectuelle plus parfaite que celle de
l’homme, peut être pour l’homme une cause de science des deux côtés, quoique
d’une façon inférieure à celle de Dieu et supérieure à celle de l’homme. En
effet, du côté de la lumière, bien qu’il ne puisse pas infuser la lumière
intellectuelle comme Dieu le fait, il peut cependant renforcer la lumière
infusée, pour que l’on voie plus parfaitement. En effet, tout ce qui est
imparfait en quelque genre, lorsqu’il est uni à un plus parfait dans ce genre,
voit sa vertu renforcée, tout comme nous constatons, parmi les corps, que le
corps localisé est renforcé par le corps localisant, qui se rapporte à lui
comme l’acte à la puissance, comme on le lit au quatrième livre de la Physique. Du côté des principes
également, l’ange peut enseigner l’homme, non pas certes en transmettant la
connaissance des principes eux-mêmes comme Dieu le fait, ni en proposant sous
des signes sensibles la déduction des conclusions à partir des principes comme
l’homme le fait, mais en formant dans l’imagination des formes qui peuvent être
formées par l’ébranlement de l’organe corporel, comme c’est manifestement le
cas de ceux qui dorment et des malades mentaux, qui subissent divers phantasmes
selon la diversité des vapeurs qui leur montent à la tête. Et de cette façon,
« par l’immixtion d’un esprit étranger, il peut se faire que celui-ci, par
de telles images, montre ce qu’il sait à celui auquel il se mêle », comme
dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse
au sens littéral.
Réponse aux objections :
1° Un ange qui
enseigne invisiblement enseigne certes intérieurement, si on compare cet
enseignement à celui de l’homme, qui est proposé aux sens extérieurs ;
mais comparé à celui de Dieu, qui opère au-dedans de l’esprit en infusant la
lumière, l’enseignement de l’ange est considéré comme extérieur.
2° Bien que
l’intention de la volonté ne puisse pas être contrainte, cependant l’intention
de la partie sensitive peut être contrainte ; par exemple, lorsque quelqu’un
est piqué, il est dans la nécessité d’avoir l’intention de sa blessure ;
et il en va de même pour toutes les autres puissances sensitives qui usent d’un
organe corporel ; et une telle intention suffit pour l’imagination.
3° L’ange
n’infuse ni la lumière de grâce ni la lumière de nature ; mais il renforce
la lumière de nature divinement infusée, comme on l’a dit.
4° De même qu’il
y a parmi les réalités naturelles un agent univoque, qui imprime une forme à la
façon dont il la possède, et un agent équivoque, qui la possède autrement qu’il
ne l’imprime, de même en est-il aussi pour l’enseignement, car un homme en
enseigne un autre en agent quasi univoque, et c’est pourquoi il transmet la
science à un autre à la façon dont il la possède lui-même, c’est-à-dire en
descendant des causes aux effets, d’où la nécessité que les concepts même de
l’enseignant soient manifestés par des signes à celui qui apprend. Mais l’ange
enseigne en agent quasi équivoque : en effet, il connaît
intellectuellement ce qu’il manifeste à l’homme par la voie du raisonnement.
L’homme est donc enseigné par l’ange non pas de telle façon que les concepts de
l’ange lui soient manifestés, mais que soit causée en l’homme, selon le mode de
celui-ci, la science de choses qui sont connues de l’ange selon un mode bien
différent.
5° Le Seigneur
parle de ce mode d’enseignement qui convient à Dieu seul, comme le montre la Glose au même endroit ; et nous
n’attribuons pas à l’ange cette façon d’enseigner.
6° Celui qui
enseigne ne cause pas la vérité, mais il cause la connaissance de la vérité en
celui qui apprend. En effet, les propositions qui sont enseignées sont vraies
avant même qu’on ne les sache, car la vérité ne dépend pas de notre science
mais de l’existence des réalités.
7° Bien que
la science que nous acquérons par l’enseignement porte sur des réalités
indéfectibles, cependant la science elle-même peut défaillir ; il n’est
donc pas nécessaire que l’illumination de l’enseignement vienne d’une lumière
indéfectible ; ou bien, si elle vient d’une lumière indéfectible comme
d’un principe premier, cependant une lumière créée et défectible, pouvant être
comme un principe intermédiaire, n’est pas tout à fait exclue.
8° On remarque
parmi les disciples du Christ un certain progrès de la foi : d’abord ils
le vénéraient comme un homme sage et un maître, et ensuite il se tournèrent
vers lui comme vers Dieu qui enseigne. C’est pourquoi une certaine glose dit un
peu plus bas : « Parce que Nathanaël connut que le Christ absent
avait vu ce qu’il avait fait lui-même en un autre lieu, ce qui est un indice de
la divinité, il confessa non seulement le Maître mais aussi le Fils de
Dieu. »
9° Ce n’est
pas en montrant sa propre substance que l’ange manifeste une vérité inconnue,
mais en proposant une autre vérité plus connue, ou encore en renforçant la
lumière de l’intelligence. L’argument n’est donc pas concluant.
10° L’intention de
saint Augustin n’est pas de dire que l’esprit angélique n’est pas d’une nature
plus éminente que l’esprit humain, mais que l’ange ne vient pas en
intermédiaire entre Dieu et l’esprit humain de telle façon que celui-ci reçoive
son ultime formation par une union à l’ange, ainsi que certains l’ont prétendu,
disant que l’ultime béatitude de l’homme consiste en ce que notre intelligence
soit unie à une intelligence dont la béatitude est d’être unie à Dieu même.
11° Il y a en nous
des puissances qui sont contraintes par le sujet et l’objet, comme les
puissances sensitives, qui sont stimulées et par l’ébranlement de leur organe,
et par la force de l’objet. L’intelligence, pour sa part, n’est pas contrainte
par le sujet, puisqu’elle n’use pas d’un organe corporel, mais elle est
contrainte par l’objet, car l’efficace de la démonstration contraint de
consentir à la conclusion. Quant à la volonté, elle n’est contrainte ni par le
sujet ni par l’objet, mais elle se meut vers ceci ou cela à sa propre
instigation ; et c’est pourquoi Dieu seul, qui opère intérieurement, peut
imprimer dans la volonté ; alors que dans l’intelligence l’homme ou l’ange
aussi peuvent imprimer en quelque sorte, en représentant des objets qui
puissent la contraindre.
12° L’ange ne crée
pas les espèces dans notre esprit et n’éclaire pas non plus immédiatement les
phantasmes, mais l’union de sa lumière avec celle de notre intelligence permet
à notre intelligence d’éclairer plus efficacement les phantasmes. Et cependant,
même si l’ange éclairait immédiatement les phantasmes, il ne s’ensuivrait pas
pour autant que la position de ces philosophes soit vraie : en effet, bien
qu’il appartienne à l’intellect agent d’éclairer les phantasmes, on pourrait
dire cependant que cela n’appartient pas qu’à lui seul.
13° L’imagination
peut recevoir ce qui est dans l’intelligence humaine, mais selon un autre
mode ; et semblablement, l’intelligence humaine peut, selon son mode,
saisir ce qui est dans l’intelligence angélique. Néanmoins, bien que
l’intelligence de l’homme s’apparente davantage à l’imagination quant au sujet,
en tant que ce sont des puissances d’une même âme, cependant elle s’apparente davantage
à l’intelligence angélique quant au genre, car l’une et l’autre est une
puissance immatérielle.
14° Rien n’empêche
que le spirituel soit proportionné pour agir dans le corporel, car rien
n’empêche que des inférieurs subissent quelque chose de la part des supérieurs.
15° L’ange n’est
pas une cause pour l’homme quant à la connaissance qu’il a des réalités par
leur essence, mais quant à celle qu’il a par des ressemblances ; non que
l’ange soit plus proche des réalités que ne le sont leurs ressemblances, mais
parce qu’il fait celles-ci se refléter dans l’esprit, soit en mouvant
l’imagination, soit en renforçant la lumière de l’intelligence.
16°
« Créer » implique la causalité première, qui est due à Dieu
seul ; « faire », par contre, implique la causalité en général,
et de même « enseigner », quant à la science. Voilà pourquoi Dieu
seul est appelé créateur, alors que « faiseur » et
« enseignant » peuvent se dire et de Dieu, et de l’ange, et de
l’homme.
17° Même à
propos de ce qui a des causes déterminées dans la nature, l’ange peut enseigner
plus de choses que l’homme, de même qu’il connaît aussi plus de choses ;
et ce qu’il enseigne, il peut aussi l’enseigner selon un mode plus noble ;
l’argument n’est donc pas concluant.
Objections :
Il semble que
ce soit un acte de la vie contemplative.
1° « La vie
active cesse avec le corps », comme dit saint Grégoire dans ses Homélies sur Ézéchiel. Or l’enseignement
ne cesse pas avec le corps, car même les anges, qui n’ont pas de corps,
enseignent, comme on l’a dit. Il semble donc qu’enseigner relève de la vie
contemplative.
2° Comme dit
saint Grégoire dans ses Homélies sur
Ézéchiel, « on vit d’abord la vie active avant d’arriver à la
contemplative ». Or l’enseignement suit la contemplation, et ne la précède
pas. Enseigner ne relève donc pas de la vie active.
3° Comme dit
saint Grégoire au même endroit, « la vie active, tout occupée au travail,
voit mal ». Or celui qui enseigne doit nécessairement voir plus que celui
qui simplement contemple. Enseigner appartient donc à la vie contemplative
plutôt qu’à l’active.
4° C’est par un
même principe que chaque chose est parfaite en soi et qu’elle transmet à
d’autres une semblable perfection, comme c’est par la même chaleur que le feu
est chaud et qu’il chauffe. Or, que quelqu’un soit parfait en lui-même dans la
considération des réalités divines, regarde la vie contemplative.
L’enseignement, qui est la transfusion de cette même perfection en autrui,
regarde donc aussi la vie contemplative.
5° La vie active
se tourne vers les réalités temporelles. Or l’enseignement se tourne
principalement vers les réalités éternelles, car l’enseignement de celles-ci
est plus éminent et plus parfait. L’enseignement ne concerne donc pas la vie
active, mais la contemplative.
En sens contraire :
1° Saint Grégoire
dit dans la même homélie : « La vie active, c’est de donner du pain à
l’affamé, d’instruire l’ignorant par la parole de sagesse. »
2° Les œuvres de
miséricorde appartiennent à la vie active. Or enseigner est au nombre des
aumônes spirituelles. Enseigner appartient donc à la vie active.
Réponse :
La vie
contemplative et la vie active se distinguent l’une de l’autre par la fin et la
matière.
En effet, la
matière de la vie active, ce sont les réalités temporelles, vers lesquels se
tourne l’activité humaine, tandis que la matière de la vie contemplative, ce
sont les raisons connaissables des réalités, auxquelles s’attache le
contemplatif.
Et cette diversité
de matière vient d’une diversité de la fin : de même aussi, dans tous les
autres domaines, la matière est déterminée par l’exigence de la fin. En effet,
la fin de la vie contemplative est la vue de la vérité — au sens où nous
traitons maintenant de la vie contemplative — de la vérité, dis-je,
incréée, selon le mode possible à celui qui contemple ; et cette vérité
est vue imparfaitement en cette vie, mais sera vue parfaitement dans la vie
future. Et c’est pourquoi saint Grégoire dit que « la vie contemplative
commence ici-bas, pour se parfaire dans la patrie céleste ». Mais la fin
de la vie active est l’opération par laquelle on tend à l’utilité des plus
proches.
Or nous
trouvons deux matières dans l’acte d’enseigner, un indice en est le double accusatif
auquel cet acte est associé [en latin]. En effet, une matière de cet acte est
la réalité même qui est enseignée, et l’autre matière est celui à qui la
science est transmise. Donc, du point de vue de la première matière, l’acte
d’enseignement relève de la vie contemplative, mais du point de vue de la
seconde, il relève de la vie active.
Mais du côté de
la fin, on trouve que l’enseignement relève seulement de la vie active, car son
ultime matière, en laquelle la fin voulue est obtenue, est la matière de la vie
active. Il concerne donc la vie active plutôt que la contemplative, bien qu’il
appartienne aussi à cette dernière en quelque façon, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit.
Réponse aux objections :
1° La vie active
cesse avec le corps pour autant qu’elle s’exerce avec peine et subvient aux
infirmités des plus proches ; et c’est en ce sens que saint Grégoire dit
au même endroit : « La vie active est laborieuse, puisqu’elle se
fatigue à œuvrer », deux choses qui n’auront pas lieu dans la vie future.
Et pourtant, il y a parmi les esprits célestes une action hiérarchique, comme
dit Denys, et cette action a un autre mode que la vie active que nous menons
maintenant en cette vie. Et c’est pourquoi l’enseignement qui existera alors
n’a qu’un lointain rapport avec l’enseignement d’ici-bas.
2° Saint Grégoire
dit au même endroit : « L’ordre normal est de tendre de la vie active
à la contemplative, mais il faut savoir qu’il y a souvent grand profit à se
reporter de la vie contemplative vers la vie active ; l’âme toute chaude
grâce à la contemplation, on vivra plus parfaitement la vie active. » Il
faut cependant savoir que l’active précède la contemplative quant aux actes qui
n’ont aucune matière en commun avec la contemplative ; mais quant aux actes
qui reçoivent leur matière de la contemplative, il est nécessaire que l’active
suive la contemplative.
3° La vision de
l’enseignant est le principe de l’enseignement, mais l’enseignement lui-même
consiste plutôt dans la transfusion de la science des réalités vues que dans
leur vision ; par conséquent, la vision de l’enseignant relève plus de la
contemplation que de l’action.
4° Cet argument
prouve que la vie contemplative est le principe de l’enseignement, de même que
la chaleur n’est pas le chauffage lui-même, mais le principe du
chauffage ; or la vie contemplative se trouve être le principe de l’active
en tant qu’elle la dirige, comme à l’inverse la vie active dispose à la
contemplative.
5° La solution
ressort de ce qu’on a dit, car du point de vue de la première matière
l’enseignement rejoint la contemplation, comme on l’a dit.
Article 1 :
Qu’est-ce que le ravissement ?
Article 2 :
Saint Paul dans son ravissement a-t-il vu Dieu dans son essence ?
Article 3 :
L’intelligence d’un homme dans l’état de voie peut-elle être élevée à la vision
de Dieu dans son essence sans être abstraite des sens ?
Article 4 :
Quelle abstraction est-elle requise pour que l’intelligence puisse voir Dieu
dans son essence ?
Article 5 :
Qu’est-ce que l’Apôtre a su de son ravissement, et qu’a-t-il ignoré ?
Objections :
Voici comment le décrivent les maîtres :
« Le ravissement est une élévation, par une force de nature supérieure, depuis
l’état qui suit la nature vers un état qui est contre nature. » Et il
semble que cela ne convienne pas.
1°
Comme
dit saint Augustin, « l’intelligence de l’homme connaît Dieu
naturellement ». Or dans le ravissement, l’intelligence de l’homme est
élevée à la connaissance de Dieu. Elle n’est donc pas élevée vers un état qui
est contre nature, mais vers un état qui suit la nature.
2° L’esprit créé
dépend plus de l’incréé que le corps inférieur ne dépend du supérieur. Or les
impressions des corps supérieurs sont naturelles aux corps inférieurs, comme
dit le Commentateur au troisième livre du Ciel
et le Monde. Donc l’élévation de l’esprit humain, bien qu’elle soit faite
par une force de nature supérieure, est seulement naturelle.
3° À propos de
Rom. 11, 24 : « tu as été enté, contrairement à ta nature,
sur l’olivier franc », la Glose
dit que « Dieu, auteur de la nature, ne fait rien contre la nature ;
car la nature est, pour chaque chose, ce qu’elle a reçu de celui de qui vient
toute mesure et tout ordre naturel ». Or l’élévation du ravissement est
faite par Dieu, qui est le créateur de la nature humaine. Elle n’est donc pas
contre nature, mais suit la nature.
4° [Le répondant] disait que le ravissement est dit contre nature parce qu’il est fait divinement, non à la façon de l’esprit humain. En sens contraire : Denys dit au huitième livre des Noms divins que la justice de Dieu se remarque en ce qu’il distribue à toutes les réalités suivant leur mesure et leur dignité. Or Dieu ne peut rien faire contre sa justice. Il ne donne donc à aucune réalité ce qui ne serait pas à sa mesure.
5° Si la mesure
de l’homme est changée sous quelque aspect, elle ne l’est pas au point que le
bien de l’homme soit ôté ; car Dieu n’est pas la cause d’une détérioration
de l’homme, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Or le bien de l’homme est de vivre suivant la raison
et d’opérer volontairement, comme le montre clairement Denys au quatrième livre
des Noms divins. Puis donc que la
violence est contraire au volontaire, et détruit le bien de la raison —
car si la nécessité est attristante c’est parce qu’elle s’oppose à la volonté,
comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique —,
il semble que Dieu ne fait en l’homme aucune violente élévation contre
nature ; mais cela semble être le cas dans le ravissement, comme le nom
même l’implique, et comme la description susdite le signifie lorsqu’elle dit «
par une force de nature supérieure ».
6° Selon le
Philosophe au troisième livre sur l’Âme,
la grande force des sensibles corrompt le sens, mais la grande force des
intelligibles ne corrompt pas l’intelligence. Or si le sens n’arrive pas à
connaître les sensibles très forts, c’est parce qu’il est corrompu par eux.
L’intelligence peut donc naturellement connaître les intelligibles, si forts
soient-ils. Donc, quels que soient les intelligibles auxquels l’esprit de
l’homme est élevé, ce ne sera pas une élévation contre nature.
7° Saint
Augustin dit au livre sur l’Esprit et
l’Âme que « l’âme et l’ange sont égaux en nature mais inégaux par la
fonction ». Or il n’est pas contre la nature de l’ange de connaître les
choses auxquelles les hommes sont élevés dans le ravissement. L’élévation du
ravissement n’est donc pas non plus contre nature pour l’homme.
8° Si un
mouvement est naturel, alors l’arrivée au terme du mouvement sera naturelle
aussi, puisque aucun mouvement n’est infini. Or l’esprit de l’homme est mû
naturellement vers Dieu ; cela se voit clairement en ce qu’il n’a point de
repos qu’il ne soit parvenu à lui ; d’où ce que dit saint Augustin au
premier livre des Confessions :
« Vous nous avez faits pour vous, Seigneur ; et notre cœur est
inquiet jusqu’à ce qu’il se repose en vous. » Cette élévation par laquelle
l’esprit atteint Dieu, comme c’est le cas dans le ravissement, n’est donc pas contre
nature.
9° [Le répondant] disait qu’être porté vers Dieu est naturel à l’esprit humain non par lui-même, mais seulement par une prédétermination divine ; et ainsi, cela n’est pas absolument naturel. En sens contraire : la nature inférieure n’opère ni ne tend vers une fin que par une prédétermination divine, et c’est pourquoi l’on dit que l’œuvre de la nature est une œuvre de l’intelligence ; et cependant, nous disons que les mouvement et les opérations des réalités naturelles sont absolument naturelles. Si donc être porté vers Dieu est naturel à l’esprit par une prédétermination divine, on doit le juger absolument naturel.
10° L’âme est
d’abord en soi, et sous cet aspect on l’appelle esprit, avant d’être en tant
que conjointe, aspect sous lequel elle est appelée âme. Or l’acte de l’âme en
tant qu’elle est un certain esprit est de connaître Dieu et les autres
substances séparées ; mais en tant qu’elle est unie au corps, son acte est
de connaître les réalités corporelles et sensibles. La connaissance des
intelligibles est donc dans l’âme avant celle des sensibles. Puis donc que la
connaissance des sensibles est naturelle à l’âme, la connaissance des
intelligibles divins lui sera naturelle ; et nous retrouvons ainsi la même
conclusion que ci-dessus.
11° Une chose
est plus naturellement ordonnée au dernier terme qu’au médium, puisque la
relation au médium se fait à cause de la relation au dernier terme. Or les
réalités sensibles sont des médiums par lesquels on parvient à la connaissance
de Dieu ; Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de
Dieu […] sont rendues visibles à l’intelligence par le moyen de ses
œuvres. » Et la connaissance des sensibles est naturelle à l’homme. Donc
la connaissance des intelligibles aussi ; et nous retrouvons ainsi la même
conclusion que ci-dessus.
12° Rien de
ce qui est fait par quelque puissance naturelle ne peut être dit absolument
contre nature. Or certaines choses, comme des herbes ou des pierres, ont des
vertus naturelles qui attirent l’esprit hors des sens et lui font voir des
choses admirables ; et cela semble avoir lieu dans un ravissement. Le
ravissement n’est donc pas une élévation contre nature.
En sens contraire :
1° À propos de
2 Cor. 2, 12 : « je connais un homme dans le Christ,
etc. », la Glose dit :
« ravi, c’est-à-dire élevé contre la nature ». Le ravissement est
donc une élévation contre nature.
Réponse :
À l’homme
appartient une certaine opération en tant qu’il est homme, opération qui lui
est naturelle, comme à n’importe quelle autre chose appartient une certaine
opération de cette chose en tant que telle, ainsi le feu ou la pierre.
Or dans les
réalités naturelles, il se produit de deux façons qu’une chose soit transportée
hors de son opération naturelle. D’abord par un défaut de la puissance propre, d’où
que vienne un tel défaut, soit d’une cause extérieure, soit d’une cause
intérieure ; comme lorsque par un défaut de la puissance formatrice dans
la semence est engendré un fœtus monstrueux. Ensuite par l’opération de la
puissance divine, au commandement de laquelle toute nature obéit, comme cela se
passe dans les miracles ; ainsi lorsqu’une vierge conçoit, ou qu’un
aveugle voit clair.
Et de même
aussi, l’homme peut abandonner de deux façons son opération naturelle et
propre. Or l’opération propre de l’homme est de penser par l’intermédiaire de
l’imagination et du sens ; car l’opération de l’homme par laquelle il
adhère aux seules réalités intellectuelles, laissant de côté toutes les
réalités inférieures, ne lui appartient pas en tant qu’homme, mais en tant que
quelque chose de divin existe en lui, comme il est dit au dixième livre de l’Éthique ; quant à l’opération par
laquelle il adhère aux seules réalités sensibles en dehors de l’intelligence et
de la raison, elle ne lui appartient pas en tant qu’homme, mais suivant la
nature qu’il partage avec les bêtes. Ainsi donc, il est transporté hors du mode
naturel de sa connaissance lorsque, abstrait des sens, il regarde des choses
hors du sens. Ce transport se fait donc parfois par un défaut de la puissance propre,
comme cela se produit chez les frénétiques et autres malades mentaux ; et
cette abstraction des sens n’est pas une élévation de l’homme, mais plutôt un
abaissement. Parfois, en revanche, une telle abstraction se fait par la
puissance divine : et c’est alors proprement une certaine élévation, car,
puisque l’agent s’assimile le patient, l’abstraction qui se fait par la
puissance divine, qui est au-dessus de l’homme, est vers quelque chose de plus
haut que ce qui est naturel à l’homme.
Ainsi donc,
dans la description susdite du ravissement, par laquelle celui-ci est défini
comme un certain mouvement, son genre est touché dans le terme
« élévation » ; la cause efficiente lorsqu’il est dit « par une
force de nature supérieure » ; les deux termes du mouvement, départ
et arrivée, dans l’expression suivante : « depuis l’état qui suit la
nature vers un état qui est contre nature ».
Réponse aux objections :
1° La
connaissance de Dieu se produit de multiples façons : par son essence, et
par les réalités sensibles, ou encore par les effets intelligibles. De même
aussi, l’on doit distinguer à propos de ce qui est naturel à l’homme. Pour la
même et unique réalité, quelque chose est selon la nature et contre la nature,
suivant ses divers états : parce que la nature de la réalité n’est pas la
même lorsqu’elle est en devenir et lorsqu’elle est dans son être parfait, comme
dit Rabbi Moïse ; par exemple, la quantité complète — et autres
choses de ce genre — est naturelle à l’homme quand il est parvenu à l’âge
parfait, mais il serait contre nature, pour l’enfant, de naître avec la
quantité parfaite. Ainsi donc, il faut répondre qu’il est naturel à
l’intelligence humaine suivant n’importe quel état de connaître Dieu en quelque
façon ; mais à son début, c’est-à-dire dans l’état de voie, il lui est
naturel de connaître Dieu par les créatures sensibles. Mais il lui est naturel
de parvenir à connaître Dieu par lui-même dans sa consommation, c’est-à-dire
dans l’état de la patrie. Et par conséquent, s’il est élevé dans l’état de voie
à connaître Dieu suivant l’état de la patrie, cela sera contre nature, comme il
serait contre nature qu’un enfant nouveau-né ait une barbe.
2° Il y a deux
natures : la particulière, qui est propre à chaque réalité, et
l’universelle, qui embrasse tout l’ordre des causes naturelles. Et pour cette
raison, il y a deux façons de dire qu’une chose suit la nature ou est contre
nature : d’abord quant à la nature particulière, ensuite quant à la nature
universelle ; par exemple, toute corruption, tout défaut et toute sénilité
sont contre la nature particulière ; mais cependant, il est naturel
suivant la nature universelle que tout ce qui est composé de contraires se
corrompe. Ainsi, parce que l’ordre universel des causes comporte que les
inférieurs soient mus par leurs supérieurs, tout mouvement qui se fait dans la
nature inférieure par l’impression du supérieur, soit dans les réalités
corporelles, soit dans les spirituelles, est certes naturel selon la nature
universelle, mais pas toujours selon la nature particulière ; sauf lorsque
la nature supérieure imprime dans l’inférieure de telle façon que l’impression
elle-même soit sa nature. Et de la sorte, on voit clairement comment l’on peut
dire des choses que Dieu fait dans les créatures qu’elles suivent la nature ou
sont contre nature.
3° On voit dès
lors clairement la réponse à la troisième objection. On peut aussi répondre que
cette élévation est dite contre nature parce qu’elle est contre le cours
habituel de la nature, comme la Glose
expose Rom. 11, 24.
4° Bien que Dieu
n’agisse jamais contre la justice, il fait cependant quelque chose au-delà de
la justice. En effet, il y a quelque chose contre la justice quand on enlève à
quelqu’un ce qui lui est dû ; comme on le voit dans les affaires humaines,
lorsque l’un vole à l’autre. Mais si, par une certaine libéralité, il donne ce
qui n’est pas dû, ce n’est pas contre la justice, mais au-delà de la justice.
Ainsi donc, lorsque Dieu élève l’esprit humain dans l’état de voie au-dessus de
son mode, il n’agit pas contre la justice, mais au-delà de la justice.
5° Dès lors que
l’œuvre de l’homme a la bonté du mérite, elle suit nécessairement la raison et
la volonté. Mais le bien qui lui est conféré dans le ravissement n’est pas de
ce genre ; il n’est donc pas nécessaire qu’il procède de la volonté
humaine, mais seulement de la puissance divine. Et cependant, on ne peut pas
tout à fait dire qu’il y a violence, sauf au sens où l’on parle de mouvement
violent quand une pierre est lancée vers le bas plus vite que le mouvement naturel
ne la dispose : cependant, le violent est proprement ce en quoi le patient
ne contribue nullement, comme il est dit au troisième livre de l’Éthique.
6° Le sens et
l’intelligence ont ceci de commun, que l’un et l’autre reçoivent imparfaitement
l’intelligible ou le sensible très fort, quoique l’un et l’autre en reçoivent
quelque chose. Mais leur différence réside en ceci : en étant mû par le
sensible très fort, le sens se corrompt, au point de ne pouvoir ensuite
connaître des sensibles moindres ; tandis qu’en recevant l’intelligible
très fort, l’intelligence est renforcée, en sorte qu’elle peut mieux connaître
ensuite de moindres intelligibles. Il est donc clair que la citation du
Philosophe susmentionnée est étrangère à notre propos.
7° L’ange et l’âme
sont appelés égaux en nature seulement quant à l’état de la consommation
dernière, en lequel les hommes seront comme les anges dans le ciel, comme il
est dit en Mt 22, 30. Ou bien en tant qu’ils ont en commun la nature
intellectuelle, quoiqu’elle se trouve plus parfaite dans les anges.
8° L’arrivée au
terme du mouvement naturel est naturelle, non pas au début ou au milieu, mais à
la fin du mouvement ; et pour cette raison l’argument n’est pas concluant.
9° Les opérations
des réalités naturelles qui viennent d’une prédétermination divine sont
appelées naturelles quand les principes de ces opérations sont mis dans les
réalités de telle façon qu’ils en soient la nature ; mais ce n’est pas
ainsi que Dieu donne à l’homme l’élévation du ravissement, il n’en va donc pas
de même.
10° Ce qui est
premier dans l’intention de la nature est parfois dernier dans le temps, comme
l’acte se rapporte à la puissance dans le même sujet récépteur : car
l’existence en acte est antérieure quant à la nature, bien que temporellement
la même et unique réalité soit en puissance avant d’être en acte. Et
semblablement l’opération de l’âme en tant qu’elle est esprit est antérieure
quant à l’intention de la nature, mais elle est temporellement
postérieure ; si donc une opération est faite au temps de l’autre, ce sera
contre la nature.
11° Bien que la
relation au médium existe pour la relation au dernier terme, cependant l’on
n’arrive naturellement au dernier terme que par le médium ; et s’il en va
autrement, l’arrivée ne sera pas naturelle ; et tel est le cas présent.
12° L’abstraction
des sens qui se fait par la vertu de certaines choses naturelles se ramène à
l’abstraction qui a lieu par un défaut de la puissance propre : en effet,
ces choses n’ont une nature qui abstrait des sens que dans la mesure où elles
engourdissent les sens ; il est donc clair qu’une telle abstraction du
sens est étrangère au ravissement.
Objections :
Il semble que
non.
1° À propos de
Éph. 4, 18 : « ils ont l’intelligence obscurcie par les
ténèbres », la Glose dit :
« Tout homme qui pense est éclairé par une certaine lumière
intérieure. » Si donc l’intelligence est élevée à la vision de Dieu, il
est nécessaire qu’elle soit éclairée par quelque lumière proportionnée à une
telle vision. Or une telle lumière n’est autre que la lumière de gloire, dont
parle le psaume : « dans votre lumière nous verrons la
lumière ». Donc seule une intelligence bienheureuse peut voir Dieu dans
son essence. Et ainsi, saint Paul dans son ravissement n’a pas pu voir Dieu
dans son essence, puisqu’il n’était pas glorifié.
2° [Le répondant] disait que saint Paul fut bienheureux à ce moment-là. En sens contraire : la perpétuité entre dans la notion de béatitude, comme dit saint Augustin au livre de la Cité de Dieu. Or cet état n’est pas demeuré perpétuellement en saint Paul. Il ne fut donc pas bienheureux dans cet état.
3° De la gloire
de l’âme rejaillit une gloire sur le corps. Or le corps de saint Paul ne fut
pas glorifié. Son esprit ne fut donc pas non plus éclairé par la lumière de
gloire ; et ainsi, il n’a pas vu Dieu dans son essence.
4° [Le répondant] disait que lorsqu’il vit Dieu dans son essence, même dans cet état il ne fut pas bienheureux absolument mais relativement. En sens contraire : pour que quelqu’un soit bienheureux absolument, seuls sont requis un acte de la gloire, et une qualité de la gloire qui est le principe de cet acte ; ainsi le corps de saint Pierre eût été glorifié absolument si en plus d’être porté sur les eaux, il avait eu aussi en lui le principe de cet acte, qui s’appelle l’agilité. Or la clarté qui est le principe de la vision de Dieu, elle-même acte de la gloire, est une qualité de la gloire. Si donc l’esprit de saint Paul a vu Dieu dans son essence et fut éclairé par la lumière qui est le principe de cette vision, alors il fut glorifié absolument.
5° Saint Paul
dans son ravissement eut la foi et l’espérance. Or ces choses ne peuvent
subsister en même temps que la vision de Dieu dans son essence ; car la
foi porte sur ce qu’on ne voit pas, comme il est dit en Hébr. 11, 1,
et « ce qu’on voit, pourquoi l’espérer ? » comme il est dit en
Rom. 8, 24. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.
6° La charité de
la patrie n’est pas un principe de mérite. Or saint Paul dans son ravissement
fut en état de mériter, car son âme n’était pas encore détachée du corps
corruptible, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. Il n’a donc pas
eu la charité de la patrie. Or là où se trouve la vision de la patrie, qui est
parfaite, là aussi se trouve la charité de la patrie, qui est parfaite ;
car autant l’on connaît Dieu, autant l’on aime. Il n’a donc pas vu Dieu dans
son essence.
7° L’essence
divine ne peut être vue sans joie, comme le montre clairement saint Augustin au
premier livre sur la Trinité. Si donc
saint Paul a vu Dieu dans son essence, il se délectait dans cette vision ;
il ne voulait donc pas en être séparé ; en outre, Dieu ne l’a pas séparé
malgré lui, car étant souverainement libéral, il ne retire pas ses biens,
autant que cela dépend de lui. Saint Paul n’aurait donc jamais été séparé de
cet état ; ce qui est faux ; il n’a donc pas vu Dieu dans son
essence.
8° Aucun homme
ayant quelque bien par un mérite ne le perd à moins de pécher. Puis donc que
voir Dieu dans son essence est quelque chose que l’on obtient par mérite, celui
qui voit Dieu dans son essence ne peut être éloigné de cette vision, à moins
peut-être qu’il ne lui arrive de pécher ; mais on ne peut pas dire cela de
saint Paul, qui dit de lui-même en Rom. 8, 38-39 : « je
suis assuré que ni la mort ni la vie […] ne pourra me séparer, etc. », et
nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus
9° Puisqu’il
est dit que saint Paul fut ravi, on se demande en quoi son ravissement diffère
du sommeil d’Adam et du ravissement de saint Jean l’Évangéliste, dont lui-même
dit en Apoc. 1, 10 qu’il fut ravi en esprit, et du transport de l’âme
en lequel fut saint Pierre en Act. 11, 5.
En sens contraire :
1° Ce que dit
Saint Augustin au douzième livre sur la Genèse
au sens littéral et aussi dans sa Lettre
à Pauline sur la vision de Dieu, et ce que l’on trouve dans la Glose à propos de 2 Cor. 12,
tous ces textes mentionnent expressément que saint Paul dans son ravissement a
vu Dieu dans son essence.
Réponse :
Sur ce point,
certains ont prétendu que saint Paul dans son ravissement a vu Dieu non pas
dans son essence, mais par quelque vision médiane entre la vision de la voie et
celle de la patrie. Et cette vision médiane peut se concevoir comme celle qui
est naturelle à l’ange : de la sorte, celui-ci voit Dieu par une
connaissance naturelle, non certes dans son essence, mais par des espèces
intelligibles, en considérant sa propre essence qui est une certaine ressemblance
de l’essence intelligible incréée, comme il est dit au livre des Causes que l’intelligence sait ce qui
est au-dessus d’elle en tant qu’elle est causée par lui. Et ainsi, l’on pense
que saint Paul aussi dans son ravissement a vu Dieu par l’éclat de quelque
lumière intellectuelle dans son esprit. Quant à la connaissance de la voie, qui
se fait par le miroir et l’énigme des créatures sensibles, elle est naturelle à
l’homme ; tandis que la connaissance de la patrie, par laquelle Dieu est
vu dans son essence, est naturelle à Dieu seul.
Mais cette
opinion contredit les paroles de saint Augustin, qui dit expressément dans les
textes susmentionnés que saint Paul dans son ravissement a vu Dieu dans son
essence. Et il n’est pas non plus probable que le ministre de l’Ancien
Testament auprès des Juifs ait vu Dieu dans son essence, comme on le déduit de
ce passage de Nombr. 12, 8 : « il voit le Seigneur
clairement, et non sous des énigmes et des figures », et que cela n’ait
pas été concédé au ministre du Nouveau Testament, le Docteur des nations,
d’autant plus que l’Apôtre lui-même argumente ainsi en
2 Cor. 3, 9 : « Si le ministère de condamnation a été
accompagné de gloire, le ministère de la justice en aura incomparablement
davantage. »
Toutefois, il
ne fut pas bienheureux absolument, mais seulement relativement, bien que son
esprit ait été éclairé par une lumière surnaturelle pour voir Dieu ; ce
qui peut être prouvé par l’exemple de la lumière corporelle. En certaines
choses, en effet, la lumière venant du soleil se rencontre comme une certaine
forme immanente rendue quasi connaturelle : ainsi dans les étoiles, dans
l’escarboucle et autres choses semblables. En d’autres, par contre, la lumière
venant du soleil est reçue comme une certaine passion transitoire, comme dans
l’air : car la lumière dans l’air n’est pas rendue comme une forme
permanente quasi connaturelle, mais elle passe quand le soleil s’en va. De même
aussi la lumière de gloire est répandue de deux façons sur l’esprit. D’abord, à
la façon d’une forme rendue connaturelle et permanente, et ainsi, elle rend
l’esprit bienheureux absolument, et c’est ainsi qu’elle est répandue sur les
bienheureux dans la patrie. Ensuite, la lumière de gloire touche l’esprit
humain comme une certaine passion transitoire : et c’est ainsi que
l’esprit de saint Paul dans son ravissement fut éclairé par la lumière de
gloire. Le nom lui-même de ravissement montre aussi que cela fut fait
hâtivement et en passant. Il ne fut donc pas glorifié absolument, et n’eut pas
la dot de gloire, puisque cette clarté ne fut pas rendue sa propriété ; et
pour cette raison, elle ne descendit pas de l’âme sur le corps, et il ne
demeura pas perpétuellement dans cet état.
Réponse aux objections :
1°
à 4°
On voit dès lors clairement la réponse aux quatre premiers arguments.
5° À la venue de
la pleine vision, la foi se retire. Donc, dans la mesure où il y eut en saint
Paul la vision de Dieu dans son essence, la foi était absente ; or la
vision de Dieu dans son essence y fut suivant l’acte et non suivant l’habitus
de la gloire. Donc la foi, au contraire, y fut suivant l’habitus, non suivant
l’acte ; de même pour l’espérance.
6° Bien que saint
Paul fût alors en état de mériter, cependant il ne méritait pas en acte à ce
moment-là ; car de même qu’il eut l’acte de vision de la patrie, de même
il eut l’acte de charité de la patrie. Certains prétendent cependant que, bien
qu’il eût l’acte de la vision de la patrie, il n’eut cependant pas l’acte de la
charité de la patrie, car si son intelligence fut ravie, toutefois sa volonté
ne le fut pas. Mais cela va expressément contre ce que, à propos de
2 Cor. 12, 4 : « ravi dans le paradis », la Glose dit : « dans cette
tranquillité dont jouissent ceux qui sont dans la Jérusalem céleste. » Or
la jouissance se fait par l’amour.
7° La condition
même de la lumière éclairant son esprit explique que cette vision ne soit point
demeurée en saint Paul, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
8° Bien que la
vision de Dieu parmi les bienheureux provienne du mérite, cependant elle n’a
pas été donnée à saint Paul comme la récompense du mérite ; l’argument
n’est donc pas concluant.
Cependant il
faut savoir que ces deux derniers arguments, par leur conclusion, ne s’opposent
pas plus à ce que saint Paul ait vu Dieu dans son essence, qu’à ce qu’il ait vu
d’une quelconque façon au-dessus du mode commun.
9°
À
ce que l’on demandait en dernier lieu, il faut répondre que le transport de
l’âme, l’extase et le ravissement, tout cela revêt le même sens dans les
Écritures, et signifie une certaine élévation depuis les sensibles extérieurs,
auxquels nous nous appliquons naturellement, vers des choses qui sont au-dessus
de l’homme. Mais cela se produit de deux façons. Parfois, en effet,
l’abstraction des choses extérieures s’entend quant à l’intention seulement,
comme quand on use des sens et des réalités extérieures, mais que toute notre
intention se porte à regarder et à aimer les réalités divines ; et ainsi,
n’importe quel contemplateur et amant des réalités divines est dans le transport
de l’âme, l’extase ou le ravissement : c’est pourquoi Denys dit au
quatrième chapitre des Noms divins :
« l’amour divin fait entrer en extase » ; et saint Grégoire,
parlant du contemplateur au livre des Moralia,
dit : « Celui qui est ravi vers la compréhension des réalités
intérieures ferme ses yeux aux choses visibles. » De la seconde façon,
suivant un sens plus fréquent des noms susdits, l’extase, le ravissement ou le
transport de l’âme a lieu lorsque l’on est abstrait, même actuellement, de
l’usage des sens et des réalités sensibles pour voir des choses
surnaturellement. Or l’on voit surnaturellement au-delà du sens, de
l’intelligence et de l’imagination, comme on l’a dit dans la question sur la
prophétie. Voilà pourquoi saint Augustin distingue deux ravissements, au
douzième livre sur la Genèse au sens
littéral : l’un par lequel l’esprit est ravi depuis les sens vers une
vision imaginaire, et il en fut ainsi de saint Pierre et de saint Jean dans
l’Apocalypse, comme le dit saint Augustin au même endroit ; l’autre par
lequel l’esprit est ravi en même temps depuis les sens et l’imagination, vers
une vision intellectuelle ; et cela de deux façons. D’abord lorsque
l’intelligence pense Dieu par des émissions intelligibles, ce qui est propre
aux anges ; et telle fut l’extase d’Adam, et c’est pourquoi, à propos de
Gen. 2, 21, il est dit dans la Glose
que « l’on peut légitimement penser que cette extase fut envoyée à Adam
pour que son esprit, devenu participant de la cour angélique et introduit dans
le sanctuaire de Dieu, entrât dans l’intelligence des mystères ». Ensuite
lorsque l’intelligence voit Dieu dans son essence ; et c’est vers cela que
saint Paul fut ravi, comme on l’a dit.
Objections :
Il semble que
oui.
1° La nature de
l’homme est la même dans l’état de voie et après la résurrection : il ne
ressusciterait pas numériquement identique s’il n’était pas aussi spécifiquement
identique. Or après la résurrection les saints verront en esprit Dieu dans son
essence sans être abstraits de leurs sens. La même chose est donc possible
également pour les hommes dans l’état de voie.
2° [Le répondant] disait que le corps de l’homme dans l’état de voie, parce qu’il est corruptible, alourdit l’intelligence de sorte qu’elle ne peut se porter librement vers Dieu si elle n’est pas détachée des sens corporels ; et cette corruption n’existera assurément pas après la résurrection. En sens contraire : rien n’est empêché, de même que rien ne souffre, que par son contraire. Or la corruption du corps ne semble pas être contraire à l’acte de l’intelligence, puisque l’intelligence n’est pas l’acte du corps. La corruption du corps n’empêche donc pas que l’intelligence puisse librement se porter vers Dieu.
3° Il est avéré
que le Christ a assumé notre mortalité et la corruption qui est la peine du
péché. Or son intelligence jouissait continuellement de la vision de Dieu,
alors qu’il n’y avait pas toujours en lui abstraction des sens extérieurs. La
corruption du corps ne fait donc pas que l’intelligence ne puisse se porter
vers Dieu sans qu’elle soit abstraite des sens.
4° Saint Paul,
après avoir vu Dieu dans son essence, se souvint des choses qu’il avait
contemplées dans cette vision ; car il ne dirait pas en
2 Cor. 12, 4 qu’il « entendit des paroles ineffables qu’il
n’est pas permis à l’homme de rapporter », s’il ne s’en souvenait pas.
Lors donc qu’il voyait Dieu dans son essence, quelque chose s’imprimait dans sa
mémoire. Or la mémoire appartient à la partie sensitive, comme le montre
clairement le Philosophe au livre sur la Mémoire
et la Réminiscence. Donc, quand un homme dans l’état de voie voit Dieu dans
son essence, il n’est pas entièrement abstrait des sens corporels.
5° Les puissances
sensitives sont plus proches entre elles que les intellectives ne le sont des
sensitives. Or l’imagination, qui est au nombre des sensitives, peut être en
acte de saisir n’importe quels objets imaginaires sans abstraction des sens
extérieurs. L’intelligence peut donc, elle aussi, être en acte de voir Dieu
sans abstraction des puissances sensitives.
6° Ce qui suit la
nature n’exige pas que lui préexiste rien de ce qui est contre nature. Or il
est naturel à l’intelligence humaine de voir Dieu dans son essence, puisqu’elle
a été créée pour cela. Puis donc que pour l’homme l’abstraction des sens est
contre nature, car la connaissance sensitive lui est connaturelle, il semble
qu’il n’ait pas besoin de l’abstraction des sens pour voir Dieu dans son
essence.
7° Il n’est
d’abstraction que de choses unies. Or l’intelligence, dont l’objet est Dieu,
comme il est dit au livre sur l’Esprit et
l’Âme, ne semble pas être unie aux sens corporels, mais en être très
distante. L’homme n’a donc pas besoin d’être abstrait des sens pour voir par
l’intelligence Dieu dans son essence.
8° Il semble que
si saint Paul fut élevé à la vision de Dieu, c’était afin qu’il fût témoin de
la gloire qui est promise aux saints ; aussi saint Augustin dit-il au
douzième livre sur la Genèse au sens
littéral : « Pourquoi donc ne pas croire que Dieu ait voulu
montrer à ce si grand Apôtre docteur des nations, ravi jusqu’à cette sublime
vision, la vie en laquelle après cette vie il doit vivre éternellement ? »
Or dans cette vision des saints que connaîtront après cette vie ceux qui
verront Dieu, après la résurrection, il ne sera pas fait abstraction des sens.
Donc en saint Paul non plus une telle abstraction ne semble pas avoir eu lieu,
lorsqu’il vit Dieu dans son essence.
9° Les
martyrs, dans les souffrances mêmes de leurs tourments, percevaient
intérieurement quelque chose de la gloire divine ; c’est pourquoi saint
Vincent disait : « Me voici désormais élevé en l’air, tyran, et plus
haut que le monde, je méprise tous tes chefs. » Et dans d’autres passions
de saints, on lit de nombreux passages qui semblent rendre le même son. Or il
est avéré qu’il n’y avait pas en eux abstraction des sens, sinon ils n’auraient
pas eu le sens de la douleur. L’abstraction des sens n’est donc pas requise
pour que l’on soit participant de la gloire au moyen de laquelle Dieu est vu
dans son essence.
10° L’intelligence
pratique est plus proche que la spéculative de l’opération qui se tourne vers
les sensibles. Or il n’est pas nécessaire que l’intelligence pratique
s’applique toujours aux choses que l’homme opère dans le domaine sensible,
comme dit Avicenne dans sa Sufficientia.
Autrement, il adviendrait que le meilleur cithariste paraîtraît fort peu
habile, si à chaque percussion des cordes il lui fallait employer la
considération de l’art : il en résulterait une excessive interruption des
sons, qui empêcherait la mélodie attendue. L’intelligence spéculative est donc
bien moins encore forcée de s’appliquer aux choses que l’homme opère dans le
domaine sensible ; et de la sorte, il lui reste la liberté de se porter
vers n’importe quels intelligibles, même vers l’essence divine, pendant que les
puissances sensitives sont occupées aux opérations sensibles.
11° Pendant
qu’il voyait Dieu dans son essence, saint Paul avait encore la foi. Or il
appartient à la foi de voir comme par un miroir, en énigme. Donc saint Paul,
pendant qu’il voyait Dieu dans son essence, voyait comme par un miroir, en
énigme. Or la connaissance en énigme est comme par un miroir, et se fait au
moyen des réalités sensibles. En même temps, donc, il voyait Dieu dans son
essence et s’appliquait aux choses sensibles ; et nous retrouvons ainsi la
même conclusion que ci-dessus.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au douzième livre sur la Genèse
au sens littéral, et on le retrouve dans la Glose à propos de 2 Cor. 12 : « En cette forme
où Dieu se montre tel qu’il est, nul ne le verra en vivant de cette vie
mortelle avec ces sens corporels ; mais ce sera seulement celui qui meurt
en quelque façon à cette vie, ou bien en sortant complètement du corps, ou bien
en étant tellement détourné et séparé des sens charnels qu’il ne sache plus au
juste s’il est en son corps ou hors de son corps, lorsqu’il est ravi et emporté
vers cette vision. »
2° À propos de
2 Cor. 5, 13 : « Si nous avons été hors de nous-même,
c’est pour Dieu, etc. », la Glose
dit : « Le transport de l’âme signifie que l’esprit est élevé à
l’intelligence des choses célestes, au point que la mémoire laisse échapper
pour ainsi dire les choses inférieures. Tous les saints auxquels Dieu a révélé
ses mystères si élevés au-dessus du monde ont été dans ce transport de
l’âme. » Quiconque voit Dieu dans son essence doit donc nécessairement
être détourné de la considération des choses inférieures, et par conséquent de
l’usage des sens, par lesquels on ne considère que des choses inférieures.
3° Il est dit
dans le Psaume : « Là sera Benjamin, le plus petit, tout hors de
lui. » ; la Glose :
« Benjamin, c’est-à-dire Paul, tout hors de lui, c’est-à-dire l’esprit
séparé des sens corporels, comme lorsqu’il fut ravi jusqu’au troisième
ciel » ; or on entend par troisième ciel la vision de Dieu dans son
essence, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral. La vision de Dieu dans son essence
requiert donc la séparation des sens corporels.
4° L’opération de
l’intelligence qui est élevée à la vision de l’essence de Dieu est plus
efficace que n’importe quelle opération de l’imagination. Or il arrive que
l’homme, à cause de la véhémence de l’imagination, soit abstrait des sens
corporels. Donc à bien plus forte raison est-il nécessaire qu’il en soit
abstrait quand il est promu à la vision de Dieu.
5° Saint Bernard
dit : « La consolation divine est délicate, elle ne sera pas donnée à
ceux qui en admettent une autre. » Donc, pour la même raison, la vision de
Dieu n’est pas compatible avec la vision d’une autre chose ; ni, par
conséquent, avec l’usage des sens.
6° Pour voir Dieu
dans son essence, une suprême pureté de cœur est requise ; comme on lit en
Mt 5, 8 : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, etc. » Or
le cœur est souillé de deux façons : par le péché et par les imaginations
matérielles ; cela ressort de ce que dit Denys au septième chapitre de la Hiérarchie céleste : « On doit
penser qu’elles sont pures, » — il s’agit des essences
célestes — « non pas seulement en ce sens qu’elles sont libres de
toute tache et de toute souillure, » — par là il mentionne l’impureté
du péché, qui jamais ne fut dans les anges bienheureux — « et
qu’elles ignorent nos imaginations matérielles » — par là il
mentionne l’impureté qui vient par les imaginations ; comme le montre
clairement Hugues de Saint-Victor. Il est donc nécessaire que l’esprit de celui
qui voit Dieu dans son essence soit abstrait non seulement des sens extérieurs,
mais aussi des phantasmes intérieurs.
7° Il est dit en
1 Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait,
ce qui est imparfait sera aboli. » Or « parfait » désigne ici la
vision de Dieu dans son essence, et « imparfait » la vision comme par
un miroir et en énigme, qui se fait au moyen des sensibles. Lors donc que
quelqu’un est élevé à la vision de Dieu dans son essence, il est abstrait de la
vision des sensibles.
Réponse :
Comme il ressort
de l’enseignement de saint Augustin, l’homme établi dans ce corps mortel ne
peut voir Dieu dans son essence à moins d’être séparé des sens corporels. Et la
raison de cette affirmation peut se prendre de deux considérations.
D’abord, de ce
qui est commun à l’intelligence et aux autres puissances de l’âme. En effet,
nous trouvons dans toutes les puissances de l’âme que lorsqu’une puissance
s’applique à son acte, l’autre ou bien est affaiblie dans son acte, ou bien en
est totalement abstraite ; ainsi il est clair, chez celui en qui
l’opération visuelle est très intense, que son ouïe ne perçoit pas les choses
que l’on dit, à moins peut-être qu’elles n’attirent l’attention de l’auditeur
par leur véhémence. Et la raison en est que pour l’acte d’une puissance cognitive
une tension est requise, comme le prouve saint Augustin au livre sur la Trinité. Or la tension d’un seul ne peut
se porter à plusieurs choses en même temps, sauf dans le cas où ces choses sont
ordonnées entre elles de telle façon qu’elles soient prises comme une
seule ; de même aussi, un mouvement ou une opération ne peuvent avoir deux
termes qui ne soient ordonnés entre eux. Par conséquent, comme il n’y a qu’une
âme en laquelle toutes les puissances cognitives sont fondées, la tension d’une
même et unique âme est requise pour les actes de toutes les puissances
cognitives : voilà pourquoi, lorsque l’âme est totalement tendue vers
l’acte de l’une, l’homme est totalement abstrait de l’acte de l’autre
puissance. Or, pour que l’intelligence soit élevée à la vision de l’essence
divine, il est nécessaire que toute la tension soit rassemblée dans cette
vision, puisque c’est un intelligible très véhément, auquel l’intelligence ne
peut atteindre que si elle tend vers lui de tout son effort : et c’est pourquoi
il est nécessaire, lorsque l’esprit est élevé à la vision de Dieu, que l’homme
soit tout à fait abstrait des sens corporels.
Ensuite, la
raison de la même affirmation peut se prendre de ce qui est propre à
l’intelligence. En effet, puisque la connaissance des choses est obtenue en
tant qu’elles sont en acte, et non en tant qu’elles sont en puissance, comme il
est dit au neuvième livre de la Métaphysique,
l’intelligence qui détient le sommet de la connaissance porte proprement sur
les choses immatérielles, qui sont au plus haut point en acte. Tout
intelligible est donc soit exempt de matière en soi, soit abstrait de la
matière par l’action de l’intelligence : voilà pourquoi plus
l’intelligence est pure pour ainsi dire du contact des choses matérielles, plus
elle est parfaite. Et c’est pourquoi l’intelligence humaine, parce qu’elle
touche les choses matérielles en regardant vers les phantasmes dont elle
abstrait les espèces intelligibles, est d’une efficacité moindre que
l’intelligence angélique, qui regarde toujours vers des formes purement
immatérielles. Néanmoins, dans la mesure où la pureté de la connaissance
intellectuelle n’est pas entièrement obscurcie dans l’intelligence
humaine — comme c’est le cas dans les sens, dont la connaissance ne peut
se porter au-delà des réalités matérielles — du fait même qu’il reste en
elle de la pureté, il y a en elle une faculté pour la contemplation des choses
qui sont purement immatérielles. Voilà pourquoi, si un jour elle est élevée
au-delà du mode commun à la vision du sommet des choses immatérielles,
c’est-à-dire à la vision de l’essence divine, il est nécessaire qu’au moins
dans cet acte elle soit entièrement abstraite de la vision des choses
matérielles. Puis donc que les puissances sensitives ne se tournent que vers
les choses matérielles, l’on ne peut voir l’essence divine que si l’on est
entièrement abstrait de l’usage des sens corporels.
Réponse aux objections :
1° Ce n’est pas
sous le même rapport que l’âme bienheureuse sera unie à son corps après la
résurrection et qu’elle l’est maintenant. À la résurrection, en effet, le corps
sera tout à fait soumis à l’esprit, au point que les propriétés de la gloire
rejailliront de l’esprit lui-même sur le corps, et c’est pourquoi les corps
sont appelés spirituels. Or quand deux choses s’unissent, et que l’une détient
la totale domination sur l’autre, il n’y a point là de mélange, puisque l’autre
passe totalement au pouvoir de celui qui domine ; ainsi, lorsqu’une goutte
d’eau est versée dans mille amphores de vin, cela ne nuit en rien à la pureté
du vin. Voilà pourquoi il n’y aura à la résurrection aucune impureté de
l’intelligence en raison d’une quelconque union au corps, et sa puissance ne
sera en rien affaiblie ; et par conséquent elle contemplera l’essence
divine sans abstraction des sens corporels. Mais maintenant, le corps n’est pas
soumis de cette façon à l’esprit ; le point de vue n’est donc pas
semblable.
2° Ce qui rend
notre corps corruptible, c’est qu’il n’est pas lui-même pleinement soumis à
l’âme : car s’il lui était pleinement soumis, l’immortalité rejaillirait
de l’âme sur le corps, comme il en sera après la résurrection. Et de là vient
que la corruption du corps alourdit l’intelligence : en effet, bien qu’en
elle-même elle ne s’oppose pas à l’intelligence, cependant sa cause nuit à la
pureté de l’intelligence.
3° Comme il était
Dieu et homme, le Christ avait un pouvoir plénier sur toutes les parties de son
âme, et sur son corps ; c’est pourquoi, par la puissance divine, autant
qu’il convenait à notre réparation, il permettait à chaque puissance de l’âme
de faire ce qui lui était propre, comme dit saint Jean Damascène. Et ainsi, il
n’était nécessaire, en lui, ni qu’il y ait rejaillissement d’une puissance sur
l’autre, ni qu’une puissance soit abstraite de son acte par la véhémence de
l’acte d’une autre ; ainsi donc, que son intelligence voie Dieu ne rendait
pas nécessaire l’abstraction des sens corporels. Il en va autrement pour les
autres hommes, en qui une certaine liaison des puissances de l’âme entre elles
amène nécessairement le rejaillissement d’une puissance sur l’autre ou
l’empêchement de l’une par l’autre.
4° Après qu’il
eut cessé de voir Dieu dans son essence, saint Paul se souvint des choses qu’il
avait connues dans cette vision, par des espèces demeurant dans son
intelligence et qui étaient comme des restes de la vision passée. En effet,
bien qu’il vît le Verbe de Dieu dans son essence et qu’en le voyant il connût
de nombreuses choses, et qu’ainsi cette vision ne se fit par des espèces ni
quant au Verbe lui-même ni quant aux choses vues dans le Verbe mais par la
seule essence du Verbe, cependant par la vue même du Verbe certaines
ressemblances des réalités vues s’imprimaient dans son intelligence, et par
elles il pouvait ensuite connaître les choses qu’il avait vues auparavant par
l’essence du Verbe. Et à partir de ces espèces intelligibles, par une certaine
application à des formes ou concepts particuliers conservés dans la mémoire ou
l’imagination, il pouvait ensuite se souvenir des choses qu’il avait vues
auparavant, même par l’acte de la mémoire qui est une puissance sensitive. Et
ainsi, il n’est pas nécessaire de poser que dans l’acte même de la vision de
Dieu il se soit passé quelque chose dans la mémoire qui était en lui une partie
de la puissance sensitive, mais ce fut seulement dans l’esprit.
5° Bien que
l’abstraction des sens extérieurs ne résulte pas de n’importe quel acte de la
puissance imaginative, cette abstraction a lieu cependant lorsque l’acte de
l’imagination est véhément. Et semblablement, il n’est pas nécessaire que
l’abstraction des sens résulte de n’importe quel acte de l’intelligence. Il est
toutefois nécessaire qu’elle s’ensuive de l’acte très véhément qu’est la vision
de Dieu dans son essence.
6° Bien qu’il
soit naturel à l’intelligence humaine d’arriver un jour à la vision de
l’essence divine, il ne lui est cependant pas naturel d’y parvenir dans le
présent état de voie, comme on l’a déjà dit ; l’argument n’est donc pas
concluant.
7°
Bien
que notre intelligence, par laquelle nous appréhendons les réalités divines, ne
soit pas mêlée aux sens dans la voie d’appréhension, elle leur est cependant
mêlée dans la voie de jugement. C’est pourquoi saint Augustin dit au douzième
livre sur la Genèse au sens littéral
que « par la lumière de l’intelligence sont jugées ces connaissances
inférieures et sont vues les réalités qui ne sont ni corps ni choses ayant la
moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles » ; voilà
pourquoi l’on dit parfois que l’intelligence est abstraite des sens lorsqu’elle
ne juge pas à leur sujet mais s’applique à contempler les seules réalités
supérieures.
8° La substance
de la béatitude des saints consiste dans la vision de l’essence divine ;
c’est pourquoi saint Augustin dit que cette vue est toute notre récompense.
Donc, du fait même qu’il a vu l’essence divine, saint Paul a pu être un digne
témoin de cette béatitude. Et cependant, il n’était pas nécessaire qu’il
expérimentât en lui-même tout ce que connaîtront les bienheureux, mais il
fallait qu’à partir des choses qu’il expérimentait il puisse aussi en savoir
d’autres : car il n’était pas ravi pour être bienheureux, mais pour être
témoin de la béatitude.
9°
Les
martyrs, au milieu des tourments, percevaient quelque chose de la gloire
divine, non pas comme s’ils la buvaient à sa source, comme ceux qui voient Dieu
dans son essence, mais ils étaient rafraîchis par quelque aspersion de cette
gloire ; et c’est pourquoi saint Augustin dit au douzième livre sur la Genèse au sens littéral :
« Là » — c’est-à-dire là où Dieu est vu dans son essence —
« on boit le bonheur à sa source, d’où s’épanche sur notre vie humaine
quelque chose qui nous permet de vivre avec tempérance, force, justice et
prudence parmi les tentations de ce monde. »
10°
L’intelligence
spéculative n’est pas forcée de prêter attention à ce que l’on opère dans le
domaine sensible, mais elle peut s’occuper à d’autres intelligibles. Cependant,
il peut y avoir dans l’acte de spéculation une véhémence telle, qu’elle
abstraira entièrement de l’opération sensible.
11°
Bien
que saint Paul ait eu dans cet acte l’habitus de foi, il n’en avait cependant
point l’acte, l’argument n’est donc pas concluant.
Objections :
Il semble que
ce soit l’abstraction de l’union même par laquelle l’âme est unie au corps
comme sa forme.
1° Les puissances
de l’âme végétative sont plus matérielles que celles même de l’âme sensitive.
Or pour que l’intelligence voie Dieu dans son essence, il est nécessaire qu’il
soit fait abstraction des sens, comme on l’a déjà dit. Donc, à bien plus forte
raison, pour la pureté de cette vision est requise l’abstraction des actes de
l’âme végétative. Or cette abstraction ne peut se faire dans l’état de la vie
animale, aussi longtemps que l’âme est unie au corps comme sa forme, car, comme
dit le Philosophe, « les animaux se nourrissent toujours ». Pour la
vision de l’essence divine est donc requise l’abstraction de l’union par laquelle
l’âme est unie au corps comme sa forme.
2° À propos de
Ex. 33, 20 : « l’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Augustin dit :
« Il montre qu’il ne saurait se manifester tel qu’il est à cette vie de
notre chair corruptible, mais il le peut dans la vie où, pour vivre, il faut
mourir à cette vie-ci. » Et la Glose
de saint Grégoire, au même endroit : « Celui qui contemple la sagesse que
Dieu est, meurt entièrement à cette vie. » Or la mort se fait par la
séparation de l’âme et du corps, auquel elle était unie comme sa forme. Il est
donc nécessaire, pour que Dieu soit vu dans son essence, que se produise une
séparation en tout point de l’âme et du corps.
3° Pour les
vivants, être, c’est vivre, comme il est dit au deuxième livre sur l’Âme. Or l’être de l’homme vivant existe
par l’union de l’âme au corps comme sa forme. Or il est dit en
Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre. »
Donc, tant que l’âme est unie au corps comme sa forme, elle ne peut voir Dieu
dans son essence.
4° L’union par
laquelle l’âme est unie au corps comme sa forme est plus forte que celle par
laquelle elle lui est unie comme son moteur, et dont proviennent les opérations
des puissances qui opèrent par des organes corporels. Or cette seconde union
empêche la vision de l’essence divine, et c’est ce qui rend nécessaire
l’abstraction des sens corporels. Donc à bien plus forte raison la première
union aussi l’empêchera-t-elle ; et ainsi, il sera nécessaire qu’il soit
fait abstraction d’elle.
5°
La
puissance ne s’élève pas au-dessus du mode de l’essence, puisque la puissance
découle de l’essence et s’enracine en elle. Si donc l’essence de l’âme est unie
au corps matériel comme sa forme, il ne pourra se faire que la puissance
intellective soit élevée à des choses qui sont tout à fait immatérielles ;
et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
6° En l’âme, une
plus grande impureté est contractée en raison de son union au corps qu’en
raison de son union à une ressemblance corporelle. Or pour que l’esprit voie
Dieu dans son essence, il est nécessaire qu’il soit dépouillé des ressemblances
du corps, qui sont appréhendées au moyen de l’imagination et du sens, comme on
l’a dit. Donc à bien plus forte raison est-il nécessaire, pour qu’il voie Dieu
dans son essence, qu’il soit séparé du corps.
7° 2 Cor. 5, 6-7 :
« Aussi longtemps que nous habitons dans ce corps, nous sommes éloignés du
Seigneur, car nous marchons par la foi, et non par la clarté. » Donc, tant
que l’âme est dans le corps, elle ne peut voir Dieu dans sa clarté propre.
En sens contraire :
1° À propos de
Ex. 33, 20 : « l’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Grégoire dit :
« Il y en a qui dans une chair corruptible s’élèvent à une si haute
perfection de vertu, qu’ils peuvent voir la clarté du Dieu éternel. » Or
la clarté de Dieu est son essence, comme il est dit dans la même glose. Il
n’est donc pas nécessaire, pour que l’essence de Dieu soit vue, que l’âme soit
entièrement séparée du corps.
2° Saint Augustin
dit au douzième livre sur la Genèse au sens
littéral que l’âme est ravie non seulement vers une vision imaginaire,
mais aussi vers une vision intellectuelle où la vérité apparaît avec évidence,
l’âme étant détournée des sens moins que dans la mort, mais plus que dans le
sommeil. Donc, pour que l’âme voie la vérité incréée dont saint Augustin parle
en cet endroit, il n’est pas requis de séparation du corps du point de vue de
son union comme forme.
3° La même chose
ressort clairement de ce que dit saint Augustin dans la Lettre à Pauline sur la vision de Dieu : « Il n’est pas incroyable
que quelques saints qui n’étaient pas encore délivrés de la vie, au point de ne
laisser que leurs cadavres à ensevelir, aient reçu de Dieu la grâce d’une si
grande révélation, » c’est-à-dire de voir Dieu dans son essence. L’âme
encore unie au corps comme sa forme peut donc voir Dieu.
Réponse :
Pour la vision
de l’essence divine, qui est l’acte le plus parfait de l’intelligence, est
requise l’abstraction des choses qui sont de nature à empêcher la véhémence de
l’acte intellectif, et qui sont empêchées par elle. Or cela se produit dans
certains cas par soi, en d’autres seulement par accident.
Les opérations
intellectives et sensitives s’empêchent mutuellement par soi, d’abord pour la
raison que dans l’une et l’autre opération il est nécessaire qu’il y ait une
tension, et ensuite parce que l’intelligence est en quelque sorte mêlée aux
opérations sensibles, puisqu’elle reçoit ce qui provient des phantasmes, et de
la sorte la pureté de l’intelligence est souillée d’une certaine façon par les
opérations sensibles, comme on l’a déjà dit.
Mais pour que
l’âme soit unie au corps comme sa forme, aucune tension n’est requise, puisque
cette union ne dépend pas de la volonté de l’âme, mais plutôt de la nature. De
même aussi, la pureté de l’âme n’est pas directement souillée par une telle
union. En effet, l’âme n’est pas unie au corps comme sa forme par le moyen de
ses puissances, mais par son essence, puisqu’il n’y a rien d’intermédiaire
entre la forme et la matière, comme cela est prouvé au huitième livre de la Métaphysique. Et cependant, l’essence de
l’âme n’est pas unie au corps de telle façon qu’elle suive totalement la
condition de celui-ci, comme les autres formes matérielles, qui sont comme
entièrement plongées dans la matière, au point que nulle puissance ou action
autre que matérielle ne peut en sortir. Mais de l’essence de l’âme procèdent
non seulement des facultés ou puissances en quelque sorte corporelles, étant
les actes d’organes corporels — c’est-à-dire les facultés sensitives et
végétatives —, mais aussi les facultés intellectives, qui sont tout à fait
immatérielles, n’étant les actes d’aucun corps ni d’aucune partie du corps,
comme cela est prouvé au troisième livre sur l’Âme. Il est donc clair que les facultés intellectives ne procèdent
pas de l’essence de l’âme du côté où elle est unie au corps, mais plutôt en
tant qu’elle demeure libre du corps, ne lui étant pas totalement
assujettie ; et ainsi, l’union de l’âme avec le corps n’atteint pas
l’opération de l’intelligence, au point de pouvoir empêcher sa pureté. Donc, à
proprement parler, si intense soit-elle, l’opération de l’intelligence n’exige
pas l’abstraction de l’union par laquelle l’âme est unie au corps comme sa
forme.
De même,
l’abstraction des opérations de l’âme végétative n’est pas non plus requise. En
effet, les opérations de cette partie de l’âme sont quasi naturelles, la preuve
en est qu’elles s’accomplissent par la vertu des qualités actives et passives,
que sont le chaud et le froid, l’humide et le sec. Elles n’obéissent donc pas à
la raison ou à la volonté, comme cela est clairement montré au premier livre de
l’Éthique. Et ainsi, l’on voit à
l’évidence que la tension n’est pas requise pour ce genre d’actions ; et
par conséquent il n’est pas nécessaire que la tension, par leurs actes, soit
détournée de l’opération intellective. De même, l’opération intellective n’est
pas non plus mêlée en quelque sorte à ce genre d’opérations, puisque ni elle ne
reçoit ce qui provient d’elles, car elles ne sont pas cognitives, ni
l’intelligence n’use d’un instrument corporel, qui serait nécessairement
sustenté par les opérations de l’âme végétative, comme cela se produit pour les
organes des puissances sensitives ; et ainsi, aucun préjudice n’est fait à
la pureté de l’intelligence par les opérations de l’âme végétative. Il ressort
donc clairement qu’à proprement parler, l’opération de l’âme végétative et
celle de l’intelligence ne s’empêchent pas l’une l’autre.
Cependant, un
empêchement de l’une par l’autre peut survenir par accident, c’est-à-dire dans
la mesure où l’intelligence reçoit ce qui provient des phantasmes, qui sont
dans des organes corporels, qui sont nécessairement nourris et conservés par
l’acte de l’âme végétative. Et ainsi, leur disposition change suivant les actes
de la puissance nutritive, et par conséquent l’opération de la puissance
sensitive aussi, de laquelle l’intelligence reçoit. Et de la sorte, par
accident aussi, l’opération de l’intelligence elle-même est empêchée, comme
cela est clair pendant le sommeil et après le repas. Et aussi, à l’inverse,
l’opération de l’intelligence empêche celle de l’âme végétative de la façon
suivante : pour l’opération de l’intelligence est requise l’opération de
la puissance imaginative, dont la véhémence réclame le concours de la chaleur
et des esprits corporels ; et ainsi, l’acte de la puissance nutritive est
empêchée par la véhémence de la contemplation. Mais cela n’a pas lieu dans la
contemplation par laquelle on voit l’essence de Dieu, puisqu’une telle contemplation
n’a pas besoin de l’opération de l’imagination.
Et ainsi, il
ressort clairement que, pour voir Dieu dans son essence, l’abstraction des
actes de l’âme végétative n’est aucunement requise, ni même leur
affaiblissement ; mais seulement celle des actes des puissances
sensitives.
Réponse aux objections :
1° Bien que les
puissances de l’âme végétative soient plus matérielles que celles de l’âme
sensitive, avec cela cependant elles sont aussi plus éloignées de
l’intelligence, et ainsi, elles peuvent moins empêcher la véhémence de
l’intelligence ou être empêchées par elle.
2°
« Vivre » s’emploie de deux façons. D’abord pour désigner l’être même
du vivant, qui résulte de ce que l’âme est unie au corps comme sa forme.
Ensuite, « vivre » s’emploie pour désigner l’opération de la
vie ; ainsi le Philosophe au deuxième livre sur l’Âme distingue-t-il le vivre selon le penser et le sentir, et les
autres opérations de l’âme. Et de même, puisque la mort est la privation de la
vie, il est nécessaire de la distinguer semblablement, de sorte qu’elle désigne
tantôt la privation de l’union par laquelle l’âme est unie au corps comme sa
forme, tantôt la privation des œuvres de la vie. C’est pourquoi saint Augustin
dit dans son livre sur la Genèse au sens
littéral : « celui qui meurt en quelque façon à cette vie, ou
bien en sortant complètement du corps, ou bien en étant détourné et séparé des
sens charnels » ; et c’est le sens de « mourir » dans les gloses
citées, on le voit bien dans la suite de la Glose
de saint Grégoire : « Celui qui contemple la sagesse que Dieu est,
meurt entièrement à cette vie, dit-il, pour n’être pas retenu par son
amour. »
3° On voit dès
lors clairement la solution au troisième argument.
4° Du fait même
que l’union par laquelle l’âme est unie au corps comme sa forme est plus forte,
il s’ensuit qu’il peut moins en être fait abstraction.
5° Cet argument
conclurait à bon droit si l’essence de l’âme était unie au corps de telle façon
qu’elle soit entièrement soumise au corps ; mais nous avons déjà dit que
c’était faux.
6° Bien que la
ressemblance corporelle qui est requise pour l’opération de l’imagination et du
sens soit plus immatérielle que le corps lui-même, cependant elle se tient
aussi plus près des opérations de l’intelligence ; voilà pourquoi elle
peut davantage les empêcher, comme on l’a dit.
7° La parole de
l’Apôtre doit être comprise dans ce sens : il est dit que nous sommes dans
le corps, non seulement parce que l’âme est unie au corps comme sa forme, mais
aussi parce que nous usons des sens corporels.
Objections :
Il semble qu’il
ait su si son âme était dans son corps.
1° Il le sut
lui-même mieux qu’aucun de ceux qui ont suivi. Or beaucoup ont communément déterminé
que l’âme de saint Paul fut alors dans son corps, unie à celui-ci comme sa
forme. Donc à bien plus forte raison saint Paul l’a-t-il su.
2° Saint Paul,
dans ce ravissement, a su ce qu’il voyait, et par quelle vision il
voyait ; cela ressort de ce qu’il dit : « Je connais un homme
[…] qui fut ravi jusqu’au troisième ciel. » Il a donc su ce qu’était ce
ciel, si c’était une réalité corporelle ou spirituelle, et s’il l’a vu
spirituellement ou corporellement. Or il s’ensuit qu’il a su s’il voyait dans
son corps ou hors de son corps : car une vision corporelle ne peut avoir
lieu que par le corps, tandis qu’une intellectuelle a toujours lieu sans le
corps. Il a donc su lui-même s’il était dans son corps ou hors de son corps.
3° Comme il le
dit lui-même, il a connu un homme ravi jusqu’au troisième ciel. Or
« homme » désigne le composé d’âme et de corps. Il a donc su que son
âme était unie à son corps.
4° Il a su
lui-même qu’il était ravi, comme cela est clair dans ses paroles. Or on ne dit
pas que les morts sont ravis. Il a donc su lui-même qu’il n’était pas
mort ; et ainsi, il a su que son âme était unie à son corps.
5° Dans son
ravissement, il a vu Dieu de cette vision par laquelle les saints voient Dieu
dans la patrie, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral et dans la Lettre à Pauline sur la vision de Dieu.
Or les âmes des saints qui sont dans la patrie savent si elles sont dans leur
corps ou hors de leur corps. L’Apôtre l’a donc su, lui aussi.
6° Saint Grégoire
dit : « Qu’y a-t-il que ne voit pas celui qui voit celui qui voit
tout ? » ; ce qui semble concerner principalement les choses qui
importent aux voyants eux-mêmes. Or il importe à l’âme au plus haut point de
savoir si elle est ou non unie à son corps. L’âme de saint Paul savait donc si
elle était ou non unie à son corps.
En sens contraire :
1° Il est dit en
2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme dans le Christ,
qui fut ravi il y a quatorze ans (si ce fut avec son corps ou sans son corps,
je ne sais, Dieu le sait), etc. » Il ne savait donc pas s’il était dans
son corps ou hors de son corps.
Réponse :
Sur ce sujet,
il y a plusieurs opinions. En effet, certains ont pensé que l’Apôtre disait
qu’il ignorait non pas si son âme était ou non unie à son corps dans ce ravissement,
mais s’il était ravi en même temps en corps et en âme — de sorte qu’il
aurait été porté corporellement dans le ciel, comme on lit que Habacuc fut
porté, au dernier chapitre du livre de Daniel — ou bien seulement en âme,
c’est-à-dire en des visions de Dieu, comme il est dit en
Ézech. 40, 2 : « Il me mena dans une vision divine au pays
d’Israël » ; et cette interprétation d’un certain Juif, saint Jérôme
l’exprime dans le Prologue sur Daniel,
où il dit : « Enfin notre apôtre n’osa point affirmer qu’il avait été
ravi dans son corps, mais il dit : “si ce fut avec son corps ou sans son
corps, je ne sais”. » Mais saint Augustin réprouve cette interprétation au
douzième livre sur la Genèse au sens
littéral. Car d’après les paroles de l’Apôtre, il est avéré que lui-même a
su qu’il était ravi jusqu’au troisième ciel. Il est donc établi que le ciel en
lequel il fut ravi est vraiment le ciel, non une ressemblance du ciel. Car si,
lorsqu’il dit qu’il avait été ravi au ciel, il avait voulu signifier : « c’est-à-dire
à la vision imaginaire d’une ressemblance du ciel », il aurait pu de la
même façon affirmer qu’il avait été ravi dans son corps, c’est-à-dire dans une
ressemblance de son corps. Et ainsi, il n’aurait pas été nécessaire de
distinguer ce qu’il savait de ce qu’il ignorait, car il aurait su l’un et
l’autre également : et qu’il était ravi au ciel, et qu’il était ravi dans
son corps, c’est-à-dire dans une ressemblance de son corps, comme cela se
produit dans les rêves. Il savait donc avec certitude que ce vers quoi il avait
été ravi, était vraiment le ciel ; il savait donc si c’était un corps ou
une réalité incorporelle. Car si c’était un corps, il y était ravi
corporellement ; mais si c’était une réalité incorporelle, il ne pouvait
pas y être ravi corporellement. Il reste donc que l’Apôtre ne douta pas si ce
ravissement était corporel ou seulement spirituel ; mais il savait par la
seule intelligence qu’il avait été ravi en ce ciel, et il douta si dans ce
ravissement son âme était ou non dans son corps.
Et certains
autres accordent ce point ; mais ils prétendent que, bien que dans ce
ravissement l’Apôtre ne le sût pas, cependant il le sut par la suite,
conjecturant à partir de cette vision qu’il avait eue auparavant. Car dans ce
ravissement, tout son esprit était porté vers les réalités divines, et il ne
percevait pas si son âme était ou non dans son corps. Mais cela aussi contredit
expressément les paroles de l’Apôtre. En effet, de même qu’il distingue ce
qu’il a su de ce qu’il a ignoré, de même il distingue le présent du
passé : il raconte comme un événement passé qu’un homme fut ravi voici
quatorze ans jusqu’au troisième ciel, mais c’est comme présent qu’il avoue
savoir quelque chose et ignorer autre chose. Donc quatorze ans après ce
ravissement il ignorait encore s’il avait été dans son corps ou hors de son
corps, lorsqu’il fut ravi.
Voilà pourquoi
d’autres encore affirment qu’il ne sut ni dans son ravissement, ni après, si
son âme était dans son corps en quelque façon, et non absolument. En effet, ils
prétendent qu’il savait, tant à ce moment-là que par la suite, que son âme
était unie à son corps comme sa forme, mais qu’il ne savait pas si elle était
unie à son corps de telle façon qu’elle reçût quelque chose des sens. Ou bien,
selon d’autres, si les puissances nutritives par lesquelles l’âme administre le
corps exerçaient leurs actes. Mais cela non plus ne semble pas consonant aux
paroles de l’Apôtre, qui dit ne pas savoir s’il était dans son corps ou hors de
son corps, absolument ; et en outre, cela n’aurait pas semblé très à
propos de dire qu’il ne savait pas s’il était dans son corps de telle ou telle
façon, par laquelle son âme n’était pas entièrement séparée de son corps.
Et c’est
pourquoi il faut répondre qu’il ignorait absolument si son âme était ou non
unie à son corps : et c’est ce que saint Augustin conclut au douzième
livre sur la Genèse au sens littéral, après
une longue recherche, en disant : « En conséquence, il nous reste de
comprendre que son ignorance portait précisément sur ceci : à savoir si,
au moment où il fut ravi au troisième ciel, il était dans son corps à la
manière dont l’âme est dans le corps quand on dit que le corps est
vivant — soit qu’il fût éveillé, soit qu’il dormît, soit que son âme fût
dans l’extase, ravie aux sens du corps — ou bien s’il était tout à fait
hors de son corps, à tel point que celui-ci gisait mort jusqu’à ce que, cette
vision achevée, son âme fût rendue à ses membres morts, non comme un homme qui
s’éveillerait de son sommeil ou qui, après le ravissement de l’extase,
retrouverait à nouveau ses sens, mais comme un homme tout à fait mort qui
reviendrait à la vie. »
Réponse aux objections :
1° Comme dit
saint Augustin au douzième livre sur la Genèse
au sens littéral, « était-ce dans son corps ou hors de son corps,
l’Apôtre en doute : puis donc qu’il en doute, qui d’entre nous osera se
dire certain ? » Aussi saint Augustin laisse-t-il cela indéterminé.
Quant à ce que les auteurs suivants déterminent à ce propos, ils parlent en
toute probabilité plutôt qu’avec certitude. En effet, dès lors qu’il a pu se
faire que cette âme demeurant encore unie soit ravie à la façon dont l’Apôtre
se dit ravi, comme il ressort de ce qu’on a dit, il est plus probable qu’elle
soit demeurée unie.
2° Cet argument
vaut contre l’interprétation des paroles de l’Apôtre posée en premier, où l’on
pense que l’Apôtre avait douté non pas de la condition du ravissement,
c’est-à-dire si l’âme était unie à son corps, mais du mode de ravissement,
c’est-à-dire s’il fut ravi corporellement ou seulement spirituellement.
3° Il arrive, par
synecdoque, qu’une partie de l’homme soit appelée homme, et surtout l’âme, qui
est la plus éminente partie de l’homme. Quoique l’on puisse aussi penser que
celui qu’il dit ravi n’était pas homme lorsqu’il fut ravi, mais après quatorze
ans, c’est-à-dire quand l’Apôtre disait : « Je connais un homme dans
le Christ » ; et il ne dit pas que l’homme fut ravi jusqu’au
troisième ciel.
4° Supposé que
l’âme de l’Apôtre fut, dans cet état, séparée du corps, cette séparation n’eut
cependant pas lieu par quelque mode naturel, mais par la puissance de Dieu
retirant l’âme elle-même du corps, non pour qu’elle demeure absolument séparée,
mais pour un temps. Et c’est pourquoi il a pu être appelé ravi, bien que tout
mort ne puisse pas être appelé ainsi.
5° Comme dit
saint Augustin au douzième livre sur la Genèse
au sens littéral : « Bien que l’Apôtre soustrait aux sens
corporels ait été ravi au troisième ciel et au paradis, il lui a certainement
manqué une chose pour avoir cette pleine et parfaite connaissance, telle
qu’elle se trouve parmi les anges : c’est de ne pas savoir s’il était avec
ou sans son corps. Mais cette connaissance ne lui fera plus défaut lorsque, une
fois les corps recouvrés à la résurrection des morts, ce corps corruptible sera
revêtu d’incorruptibilité. » Et ainsi, il est clair que, bien que sa
vision fût semblable à celle des bienheureux à un certain point de vue,
cependant elle fut aussi plus imparfaite à un autre point de vue.
6° Saint Paul ne
fut pas ravi en la vision de Dieu pour qu’il soit bienheureux absolument, mais
pour qu’il soit témoin de la béatitude des saints, et des mystères divins qui
lui furent révélés. Par conséquent, il ne vit dans la vision du Verbe que les
choses pour la connaissance desquelles il était ravi, et non toutes choses,
comme ce sera le cas des bienheureux, surtout après la résurrection. Car alors,
comme poursuit saint Augustin, « toutes choses seront évidentes, sans
aucune fausseté, sans aucune ignorance ».
Article 1 :
Qu’est-ce que croire ?
Article 2 :
Qu’est-ce que la foi ?
Article 3 : La
foi est-elle une vertu ?
Article 4 : En
quoi la foi se trouve-t-elle comme dans un sujet ?
Article 5 : La
forme de la foi est-elle la charité ?
Article 6 : La
foi informe est-elle une vertu ?
Article 7 : Y
a-t-il un même habitus pour la foi informe et la foi formée ?
Article 8 :
L’objet propre de la foi est-il la vérité première ?
Article 9 : La
foi peut-elle porter sur des choses que l’on sait ?
Article 10 :
Est-il nécessaire à l’homme d’avoir la foi ?
Article 11 :
Est-il nécessaire de croire explicitement ?
Article 12 : La
foi des modernes est-elle identique à celle des anciens ?
Objections :
Saint Augustin
dit au livre sur la Prédestination des
saints, et l’on retrouve cela dans la Glose
à propos de 2 Cor. 3, 5 : « non que nous soyons
capables, etc. », que « croire, c’est réfléchir avec
assentiment ». Il semble que ce soit aberrant.
1° Celui qui sait
est distinct de celui qui croit, comme saint Augustin le montre clairement au
livre sur la Vision de Dieu. Or celui
qui sait, en tant que tel, réfléchit et donne son assentiment. On ne décrit
donc pas convenablement l’acte de croire quand on dit que « croire, c’est
réfléchir avec assentiment ».
2° La réflexion
implique une certaine recherche : en effet, le mot latin cogitare (réfléchir) revient, pour ainsi
dire, à co-agitare, c’est-à-dire
discuter, et confronter une chose à l’autre. Or la notion de foi exclut la
recherche, car saint Jean Damascène dit que « la foi est un assentiment
sans recherche ». C’est donc à tort que l’on dit que « croire, c’est
réfléchir avec assentiment ».
3° Croire est un
acte de l’intelligence. Or l’assentiment semble appartenir à la volonté :
car c’est par elle, dit-on, que nous consentons à quelque chose. L’assentiment
n’appartient donc pas à l’acte de croire.
4° On ne dit de
quelqu’un qu’il réfléchit, que s’il considère des choses actuellement, comme
saint Augustin le montre clairement au quatorzième livre sur la Trinité. Or même celui qui ne réfléchit
à rien actuellement, on dit qu’il croit : ainsi le fidèle endormi. Croire
n’est donc pas réfléchir.
5° Une lumière
simple est le principe d’une connaissance simple. Or la foi est une certaine
lumière simple, comme Denys le montre clairement au septième chapitre des Noms divins. L’acte de croire qui a lieu
par la foi est donc une connaissance simple ; et ainsi, il n’est pas
l’acte de réfléchir, qui implique une connaissance par confrontation.
6° La foi, comme
on le dit communément, donne son assentiment à la vérité première pour
elle-même. Or celui qui donne son assentiment à quelque chose en confrontant,
ne le donne pas pour cette chose, mais pour une autre chose à laquelle il
confronte. Il n’y a donc pas de confrontation dans l’acte de croire, et ainsi,
il n’y a pas non plus de réflexion.
7° Il est
dit que la foi est plus certaine que toute science et toute connaissance. Or
les principes, à cause de leur certitude, sont connus sans réflexion ni
confrontation. L’acte de croire est donc, lui aussi, sans réflexion.
8° La puissance
spirituelle est plus puissante que la corporelle. La lumière spirituelle est
donc, elle aussi, plus efficace que la corporelle. Or la lumière corporelle
extérieure perfectionne l’œil pour qu’il connaisse immédiatement les visibles
corporels, ce pour quoi la lumière innée ne suffisait pas. La lumière
spirituelle qui vient de Dieu perfectionnera donc l’intelligence pour qu’elle
connaisse aussi les choses pour lesquelles la raison naturelle ne suffit pas,
sans aucune confrontation ni réflexion ; et ainsi, l’acte de croire a lieu
sans réflexion.
9° La
puissance cogitative est posée par les philosophes dans la partie sensitive. Or
croire n’appartient qu’à l’esprit, comme dit saint Augustin. Croire n’est donc
pas réfléchir (cogitare).
Réponse :
La description
que fait saint Augustin de l’acte de croire est adéquate, puisque par une telle
définition son être est montré, ainsi que sa distinction de tous les autres
actes de l’intelligence ; et en voici la preuve.
Notre
intelligence, suivant le Philosophe au livre sur l’Âme, a deux opérations. L’une par laquelle elle forme les simples
quiddités des réalités, comme ce qu’est l’homme, ou ce qu’est l’animal ;
et dans cette opération ne se rencontrent pas le vrai par soi, ni le faux, et
dans les expressions incomplexes non plus. L’autre opération de l’intelligence
est celle par laquelle elle compose et divise, en affirmant et en niant :
et c’est en celle-ci que l’on trouve le vrai et le faux, comme aussi dans
l’expression complexe, qui est son signe. Or l’acte de croire ne se trouve pas
dans la première opération, mais seulement dans la seconde : en effet,
nous croyons au vrai et nous refusons de croire le faux. Et c’est aussi la
raison pour laquelle, chez les Arabes, la première opération de l’intelligence
est appelée imagination de l’intelligence, et la seconde est appelée foi, comme
cela ressort clairement des paroles du Commentateur au troisième livre sur l’Âme.
Or puisque
l’intellect possible, en ce qui le concerne, est en puissance relativement à
toutes les formes intelligibles, comme aussi la matière prime l’est
relativement à toutes les formes sensibles, il n’est pas non plus, quant à lui,
déterminé à adhérer à la composition plutôt qu’à la division, ou vice versa. Or tout ce qui est
indéterminé par rapport à deux choses, n’est déterminé à l’une d’elles que par
quelque chose qui le meut. Or l’intellect possible n’est mû que par deux
choses, qui sont l’objet propre, qui est la forme intelligible, c’est-à-dire la
quiddité, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme, et par la volonté, qui meut toutes les autres puissances,
comme dit Anselme. Ainsi donc, notre intellect possible se rapporte diversement
aux parties de la contradiction.
Parfois, en
effet, elle n’est pas inclinée à l’une plutôt qu’à l’autre, soit à cause du
défaut des moteurs, comme dans les problèmes dont nous n’avons pas les
solutions ; soit à cause de l’apparente égalité des choses qui meuvent à
l’une et l’autre partie. Et telle est la disposition de celui qui doute :
il fluctue entre les deux parties de la contradiction.
Quelquefois,
par contre, l’intelligence est inclinée à l’une plutôt qu’à l’autre ;
cependant cette chose qui incline ne meut pas suffisamment l’intelligence pour
la déterminer totalement à l’une des parties ; par conséquent, elle
accepte certes une partie, mais doute toujours de l’opposée. Et telle est la
disposition de celui qui a une opinion : il accepte une partie de la
contradiction avec la crainte de l’autre.
Mais parfois,
l’intellect possible est déterminé à adhérer totalement à une seule
partie ; or il l’est tantôt par l’intelligible, tantôt par la volonté. Par
l’intelligible, soit médiatement, soit immédiatement. Immédiatement, lorsque
par les intelligibles eux-mêmes la vérité des propositions apparaît
immédiatement et infailliblement à l’intelligence. Et telle est la disposition
de celui qui a l’intelligence des principes, qui sont immédiatement connus dès
que les termes le sont, comme dit le Philosophe. Et ainsi, par la quiddité
elle-même, l’intelligence est immédiatement déterminée à ce genre de
propositions. Médiatement, lorsqu’une fois connues les définitions des termes,
l’intelligence est déterminée à l’une des parties de la contradiction en vertu
des premiers principes. Et telle est la disposition de celui qui sait. Mais
parfois, l’intelligence ne peut être déterminée à l’une des parties de la
contradiction ni immédiatement par les définitions mêmes des termes, comme dans
les principes, ni non plus par la force des principes, comme c’est le cas dans
les conclusions d’une démonstration ; mais elle est déterminée par la
volonté, qui choisit d’assentir à une seule partie de façon précise et
déterminée, à cause d’une chose qui est suffisante à mouvoir la volonté mais
non à mouvoir l’intelligence, par exemple parce qu’il semble bon ou convenable
d’assentir à cette partie. Et telle est la disposition du croyant, comme
lorsque quelqu’un croit aux paroles d’un homme parce que cela lui paraît
convenable ou utile. Et ainsi également nous sommes mus à croire aux paroles de
Dieu parce qu’une récompense de vie éternelle, si nous avons cru, nous est
promise : et par cette récompense la volonté est mue à assentir aux choses
qui sont dites, bien que l’intelligence ne soit pas mue par une chose qu’elle
comprend. Voilà pourquoi saint Augustin dit que l’on peut faire d’autres choses
malgré soi, mais « on ne peut croire sans le vouloir ».
Il ressort donc
de ce qu’on a dit que l’assentiment ne se rencontre pas dans cette opération de
l’intelligence par laquelle elle forme les simples quiddités des réalités,
puisque le vrai et le faux n’y sont pas ; car on dit que nous assentons à
quelque chose seulement lorsque nous y adhérons comme au vrai. De même aussi,
celui qui doute n’a pas d’assentiment, puisqu’il n’adhère pas à une partie
plutôt qu’à l’autre. Non plus, de même, celui qui a une opinion, puisque son
accceptation de l’une des parties n’est pas affermie. Or la sentence, comme
disent Isaac et Avicenne, « est la conception distincte et très certaine
de l’une des parties de la contradiction » ; et
« assentir » vient de « sentence ». Celui qui a
l’intelligence [des principes] a certes un assentiment, parce qu’il adhère de
façon très certaine à l’une des parties ; mais il n’a pas la réflexion,
parce qu’il est déterminé à une seule chose sans aucune confrontation. Celui
qui sait, en revanche, possède et la réflexion et l’assentiment ; mais une
réflexion qui cause l’assentiment, et un assentiment terminant la réflexion.
Car par la confrontation même des principes aux conclusions, il donne son
assentiment aux conclusions en les analysant par les principes, et là s’arrête
et se repose le mouvement de celui qui réfléchit. Dans la science, en effet, le
mouvement de la raison commence par l’intelligence des principes, et se termine
au même point par la voie d’analyse ; et ainsi, elle ne possède pas
l’assentiment et la réflexion comme à égalité, mais la réflexion induit
l’assentiment, et l’assentiment met la réflexion au repos. Mais dans la foi,
l’assentiment et la réflexion sont comme à égalité. Car l’assentiment n’est pas
causé par la réflexion, mais par la volonté, comme on l’a dit. Mais parce que
l’intelligence n’est pas déterminée à une seule chose de telle sorte qu’elle
soit amenée à son terme propre, qui est la vision de quelque intelligible, de
là vient que son mouvement n’est pas encore apaisé, mais possède encore une
réflexion et une recherche à propos des choses qu’elle croit, bien qu’elle y
donne un très ferme assentiment. Car en ce qui la concerne, elle demeure
insatisfaite, et n’est pas déterminée à un seul terme, mais elle est déterminée
seulement de l’extérieur. Et de là vient que l’intelligence du croyant est dite
captivée, parce qu’elle est tenue par des termes étrangers et non propres.
2 Cor. 10, 5 : « Nous réduisons en captivité tous les
esprits, etc. » De là vient aussi qu’il peut s’élever dans le croyant un
mouvement contraire à ce qu’il tient très fermement, quoique cela n’ait pas lieu
dans l’intelligent ou le savant.
Ainsi donc, par
l’assentiment, l’acte de croire est séparé de l’opération par laquelle
l’intelligence regarde les formes simples, les quiddités, ainsi que du doute et
de l’opinion ; par la réflexion, il se sépare de l’intelligence [des
principes] ; et parce qu’il comporte ensemble et comme à égalité
l’assentiment et la réflexion, il se sépare de la science.
Réponse aux objections :
1° On voit dès
lors clairement la solution au premier argument.
2° La foi est
appelée un assentiment sans recherche, en ce sens que le consentement ou
l’assentiment de la foi n’est pas causé par une recherche de la raison ;
cependant, cela n’exclut pas qu’il demeure dans l’intelligence du croyant une
réflexion ou une confrontation à propos des choses qu’il croit.
3° La volonté se
rapporte à une puissance précédente — l’intelligence —, mais tel
n’est pas le cas de l’intelligence. Et si l’assentiment appartient proprement à
l’intelligence, c’est parce qu’il implique une adhésion absolue à ce à quoi
l’assentiment est donné ; tandis que le consentement appartient proprement
à la volonté, car consentir, c’est partager les sentiments d’autrui, et ainsi,
cela implique une relation ou une comparaison à quelque chose qui précède.
4° Parce que les
habitus sont connus au moyen des actes, et que les principes des actes sont les
habitus eux-mêmes, de là vient que parfois l’on désigne les habitus par les
noms des actes ; et ainsi, les noms des actes sont tantôt pris au sens
propre, c’est-à-dire pour les actes mêmes, tantôt pour les habitus. Donc le
croire, pour autant qu’il implique l’acte de foi, comporte toujours une
considération actuelle ; mais non dans le sens où le croire est pris comme
un habitus : en ce sens, l’on dit que le dormeur croit, parce qu’il
possède l’habitus de foi.
5° La foi
comporte une part de perfection et une part d’imperfection. La part de
perfection est cette fermeté qui appartient à l’assentiment ; mais la part
d’imperfection est la carence de vision, à cause de laquelle il reste encore
dans l’esprit du croyant un mouvement de réflexion. La part de perfection,
c’est-à-dire l’assentiment, est donc causée par la lumière simple qu’est la
foi ; mais dans la mesure où cette lumière n’est pas parfaitement
participée, l’imperfection de l’intelligence n’est pas totalement ôtée :
et ainsi, il reste en elle un mouvement inapaisé de réflexion.
6° Cet argument
prouve, ou conclut, que la réflexion n’est pas la cause de l’assentiment de
foi ; mais non qu’elle n’accompagne pas l’assentiment de foi.
7° La certitude
peut impliquer deux choses : à savoir, la fermeté de l’adhésion ; et
de ce point de vue, la foi est plus certaine que toute intelligence et toute
science, car la vérité première, qui cause l’assentiment de foi, est une cause
plus forte que la lumière de la raison, qui cause l’assentiment de
l’intelligence ou de la science. Elle implique aussi l’évidence de ce à quoi
l’assentiment est donné ; et de ce point de vue, la foi n’a pas la
certitude, mais la science et l’intelligence l’ont : et de là vient que
l’intelligence [des principes] ne comporte pas de réflexion.
8° Cet argument
conclurait à bon droit si nous participions parfaitement à cette lumière
spirituelle : et ce sera le cas dans la patrie, où nous verrons
parfaitement les choses que nous croyons maintenant. Mais pour l’heure, si les
choses pour la connaissance desquelles cette lumière perfectionne
n’apparaissent pas manifestement, cela vient d’une participation défectueuse à
cette lumière spirituelle, non de son [manque d’] efficacité.
9°
La
puissance cogitative est ce qu’il y a de plus élevé dans la partie sensitive,
et c’est pourquoi elle atteint d’une certaine façon la partie intellective, de
sorte qu’elle participe à ce qu’il y a de plus bas dans la partie intellective,
c’est-à-dire le processus discursif de la raison, suivant la règle donnée par
Denys au septième chapitre des Noms
divins : « l’extrémité inférieure d’un rang plus élevé est unie à
l’extrémité supérieure d’un rang subalterne ». Voilà pourquoi la puissance
cogitative est elle-même appelée raison particulière, comme cela est clairement
montré par le Commentateur au troisième livre sur l’Âme ; et cela ne vaut que pour l’homme, car à sa place il y a
chez les bêtes l’estimation naturelle. Et c’est pourquoi la raison universelle,
qui est dans la partie intellective, est parfois aussi appelée elle-même
cogitative, à cause de la ressemblance d’opération.
L’Apôtre dit en
Hébr. 11, 1 que c’est « la substance des choses que l’on doit
espérer, et la preuve (argumentum) de
celles qu’on ne voit pas ».
Objections :
Il semble qu’il
dise mal.
1° Aucune qualité
n’est une substance. Or la foi est une qualité, puisqu’elle est une vertu, ce
qui est une qualité bonne, etc. La foi n’est donc pas une substance.
2° L’être
spirituel est surajouté à l’être naturel, et il en est la perfection ;
aussi doit-il lui être semblable. Or dans l’être naturel de l’homme, on dit que
la substance est l’essence même de l’âme, qui est l’acte premier, et non la
puissance, qui est le principe de l’acte second. Donc dans l’être spirituel non
plus, l’on ne doit pas dire que la substance est la foi elle-même — ou
quelque autre vertu, qui est principe prochain d’opération, et donc
perfectionne la puissance — mais plutôt la grâce, dont provient l’être
spirituel lui-même comme d’un acte premier, et qui perfectionne l’essence même
de l’âme.
3° [Le répondant]
disait que la foi est appelée substance en tant qu’elle est la première entre
les vertus. En sens contraire, il y a trois façons de considérer les vertus :
du point de vue des habitus, de celui des objets et de celui des puissances. Or
quant aux habitus, la foi n’est pas avant les autres. En effet, il semble qu’on
ne donne cette définition de la foi que dans la mesure où celle-ci est formée,
car c’est dans ce cas seulement qu’elle est un fondement, comme dit saint
Augustin. Or les habitus gratuits sont tous infusés en même temps. De même
quant aux objets, la foi ne semble pas non plus être avant les autres. Car la
foi ne tend pas plus à la vérité première, qui semble être son objet propre,
que la charité ne tend au souverain bien, ou l’espérance à ce qu’il y a de plus
ardu, ou à la souveraine libéralité de Dieu. De même aussi quant aux
puissances, car toute vertu gratuite semble regarder la volonté. La foi n’est
donc nullement antérieure aux autres ; et ainsi, on ne doit pas la dire
fondement ou substance des autres.
4° Les choses que
l’on doit espérer résident en nous plus par la charité que par la foi. Cette
définition semble donc mieux convenir à la charité qu’à la foi.
5° Puisque
l’espérance est engendrée par la foi, comme le montre clairement la Glose en Mt 1, 2, si l’on
définit correctement l’espérance, il est nécessaire de poser la foi dans sa
définition ; or l’espérance est posée dans la définition de la chose à
espérer. Si donc celle-ci est posée dans la définition de la foi, il y aura un
cercle dans les définitions ; ce qui est aberrant, car alors quelque chose
sera antérieur à soi-même et plus connu que soi-même. Il se produira en effet
que le même sera posé dans sa propre définition, si nous remplaçons les noms
par leurs définitions ; il arrivera aussi que des définitions soient sans
fin.
6° Les
objets d’habitus différents sont différents. Or les vertus théologales ont la
même chose pour fin et pour objet. Il est donc nécessaire, dans les vertus
théologales, que les fins de vertus différentes soient différentes. Or la chose
à espérer est la fin propre de l’espérance. Elle ne doit donc être posée dans
la définition de la foi ni comme fin ni comme objet.
7° La foi est
perfectionnée plutôt par la charité que par l’espérance ; et c’est
pourquoi on dit qu’elle est formée par la charité. Dans la définition de la
foi, l’on doit donc poser l’objet de la charité, qui est le bien ou ce qu’il
faut aimer, plutôt que l’objet de l’espérance, qui est la chose que l’on doit
espérer.
8° La foi regarde
surtout les articles eux-mêmes. Or tous les articles ne concernent pas les
choses que l’on doit espérer, mais seulement un ou deux : la résurrection
de la chair et la vie éternelle. La chose que l’on doit espérer ne devait donc
pas être posée dans la définition de la foi.
9° L’argument est
un acte de la raison. Or la foi porte sur des choses qui sont au-dessus de la
raison. La foi ne doit donc pas être appelée argumentum.
10° Deux
mouvements sont dans l’âme : l’un de l’âme, l’autre vers l’âme. Dans le
mouvement vers l’âme, le principe est extérieur, tandis que dans le mouvement
qui part d’elle, il est intérieur. Or le principe intérieur et le principe
extérieur ne peuvent être identiques. Il ne peut donc y avoir un même principe
pour le mouvement qui va vers l’âme et pour celui qui part de l’âme. Or la
connaissance s’accomplit dans un mouvement vers l’âme ; mais l’amour, dans
un mouvement qui part d’elle. Donc ni la foi ni rien d’autre ne peut être
principe d’amour et de connaissance ; il est donc aberrant de poser dans
la définition de la foi quelque chose qui appartient à l’amour, à savoir
« la substance des choses que l’on doit espérer », et quelque chose
qui appartient à la connaissance, à savoir « la preuve de celles qu’on ne
voit pas ».
11° Un habitus
unique ne peut appartenir à diverses puissances. Or les puissances affective et
intellective sont différentes. Puis donc que la foi est un habitus unique, il
ne peut concerner la connaissance et l’amour ; et nous retrouvons ainsi la
même conclusion que ci-dessus.
12° Un habitus
unique a un acte unique. Puis donc que deux actes sont posés dans la définition
de la foi — à savoir, faire que les choses que l’on doit espérer
subsistent en nous, et quant à cet acte il est dit : « la substance
des choses que l’on doit espérer », et convaincre l’esprit, et quant à cet
autre il est dit : « la preuve de celles qu’on ne voit
pas » — il semble qu’elle soit décrite de façon aberrante.
13° L’intelligence
est antérieure à la volonté. Or la mention « la substance des choses que
l’on doit espérer » concerne la volonté, tandis que ce qui suit :
« la preuve de celles qu’on ne voit pas » concerne l’intelligence.
Les parties de la description susmentionnée sont donc mal ordonnées.
14° L’argument est
ainsi nommé parce qu’il argue pour que l’esprit donne son assentiment à quelque
chose. Or l’esprit est convaincu d’assentir à des choses parce qu’elles lui
deviennent apparentes. Il semble donc qu’il y ait une opposition dans les
termes du second membre : « la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas ».
15° La foi est une
certaine connaissance. Or toute connaissance vient de ce qu’une chose apparaît
à celui qui connaît ; en effet, tant dans la connaissance sensitive que
dans l’intellective, quelque chose apparaît. Il est donc aberrant de dire que
la foi porte sur des choses qu’on ne voit pas.
Réponse :
Selon certains,
l’Apôtre ne veut pas montrer par cette définition ce qu’est la foi, mais plutôt
ce qu’elle fait. Mais, semble-t-il, il faudrait plutôt dire que cette
notification de la foi en est une définition très complète : non qu’elle
soit donnée suivant la forme canonique de la définition, mais parce qu’en elle,
toutes les choses exigées pour la définition de la foi sont suffisamment
touchées. En effet, il suffit parfois aux philosophes eux-mêmes de signaler les
principes des syllogismes et des définitions, car lorsqu’on est en leur
possession, il n’est pas difficile de revenir à une forme rigoureuse selon les
règles de l’art. Or trois considérations vont en fournir la preuve.
D’abord
celle-ci, que tous les principes dont l’être de la foi dépend sont indiqués
dans cette définition. En effet, la disposition du croyant, comme on l’a déjà
dit, est telle que l’intelligence est déterminée à quelque chose par la
volonté, et la volonté n’agit qu’en tant qu’elle est mue par son objet, qui est
le bien appétible et la fin ; par conséquent, deux principes sont requis
pour la foi : un premier qui est le bien qui meut la volonté, et en second
lieu ce à quoi l’intelligence donne son assentiment sous l’action de la
volonté. Or le bien ultime de l’homme, qui meut en premier comme une fin ultime
la volonté, est double. L’un d’eux est proportionné à la nature humaine, car
les puissances naturelles suffisent pour l’obtenir ; et ce bien est la
félicité dont les philosophes ont parlé : soit la contemplative, qui
consiste dans l’acte de la sagesse ; soit l’active, qui consiste d’abord
dans l’acte de la prudence, et conséquemment dans les actes des autres vertus
morales. L’autre est le bien de l’homme qui dépasse la mesure de la nature
humaine, car les puissances naturelles ne suffisent pas pour l’obtenir, ni même
pour le connaître ou le désirer, mais il est promis à l’homme par la seule
libéralité divine ; 1 Cor. 2, 9 : « l’œil n’a
point vu, etc. », et ce bien est la vie éternelle. Et par lui, la volonté
est inclinée à assentir aux choses qu’elle tient par la foi ; Jn 6, 40 :
« Quiconque voit le Fils et croit en lui, a la vie éternelle. » Or
rien ne peut être ordonné à quelque fin s’il ne préexiste en lui un certain
rapport à la fin, d’où provienne en lui le désir de la fin ; et c’est le
cas lorsqu’un commencement de la fin se fait en lui, car quelque chose ne recherche
le bien que dans la mesure où il possède quelque ressemblance de ce bien. Et
c’est pourquoi il y a dans la nature humaine un certain commencement de ce bien
qui est proportionné à la nature : car en elle préexistent naturellement
les principes des démonstrations évidents par soi, qui sont des semences de la
contemplation de la sagesse, ainsi que les principes du droit naturel, qui sont
les semences des vertus morales. Il est donc également nécessaire, pour que
l’homme soit ordonné au bien de la vie éternelle, qu’un certain commencement de
celle-ci se fasse en celui à qui elle est promise. Or la vie éternelle consiste
dans la pleine connaissance de Dieu, comme le montre clairement
Jn 17, 3 : « Or la vie éternelle, c’est, etc. » ;
il est donc nécessaire qu’un commencement de cette connaissance surnaturelle se
fasse en nous ; et cela a lieu par la foi, qui tient par une lumière
infuse les choses qui dépassent la connaissance naturelle. Or la règle
générale, dans les touts qui ont des parties ordonnées, c’est que la première
partie, en laquelle se trouve un commencement de l’ensemble, est appelée la
substance du tout : par exemple les fondations de la maison, et la carène
d’un vaisseau ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au onzième livre de la
Métaphysique que si l’étant était un
tout unique, sa première partie serait la substance. Et ainsi, la foi, en tant
qu’elle est en nous un certain commencement de la vie éternelle, que nous
espérons par la promesse divine, est appelée la substance des choses que l’on
doit espérer : et donc en cela est touché le rapport de la foi au bien qui
meut la volonté, qui à son tour détermine l’intelligence. Or la volonté mue par
le bien susdit propose à l’intelligence naturelle une chose non apparente comme
étant digne qu’il y soit assenti ; et de la sorte, elle la détermine à ce
non-apparent, c’est-à-dire pour qu’elle y donne son assentiment. Donc, de même
que l’intelligible qui est vu par l’intelligence détermine celle-ci, et pour
cette raison l’on dit qu’il convainc l’esprit, de même aussi une chose non
apparente à l’intelligence la détermine, et convainc l’esprit du fait même que
la volonté a accepté qu’il y soit assenti. Voilà pourquoi selon une autre leçon
la foi est appelée conviction, parce qu’elle convainc l’intelligence de la
façon susdite ; et ainsi, dans la mention « la preuve de celles qu’on
ne voit pas » est touchée la comparaison de la foi à ce à quoi
l’intelligence donne son assentiment. Ainsi donc, nous avons la matière de la
foi ou son objet dans la mention « de celles qu’on ne voit
pas » ; l’acte dans la mention « la preuve » ; la
relation à la fin dans la mention « la substance des choses que l’on doit
espérer ». Or l’acte renvoie et au genre, c’est-à-dire à l’habitus, qui
est connu par l’acte, et au sujet, qui est l’esprit ; et il n’en faut pas
plus pour définir une vertu. Il est facile, dès lors, de former
artificiellement une définition qui suive ce qu’on a dit : nous dirons que
la foi est un habitus de l’esprit, par lequel la vie éternelle commence en nous,
et qui fait assentir l’intelligence à des choses qu’on ne voit pas.
La deuxième
preuve est que, par cette définition, la foi est distinguée de toutes les
autres choses. En effet, par la mention « de celles qu’on ne voit
pas », la foi est distinguée de la science et de l’intelligence [des
principes]. Par la mention « la preuve », elle est distinguée de
l’opinion et du doute, en lesquels l’esprit n’est pas convaincu, c’est-à-dire
n’est pas déterminé à une seule chose ; et semblablement, de tous les
habitus qui ne sont pas cognitifs. Par la mention « la substance des
choses que l’on doit espérer », elle est distinguée de la foi prise
communément, au sens où l’on dit que nous croyons ce dont nous avons une
opinion véhémente, ou reposant sur le témoignage de quelque homme ; et en
outre, elle est distinguée de la prudence et des autres habitus cognitifs, qui
ne sont pas ordonnés aux choses que l’on doit espérer ; ou bien, s’ils
leur sont ordonnés, ce n’est point par eux que se fait le propre commencement
en nous des choses que l’on doit espérer.
La troisième
preuve vient de la considération suivante : tous ceux qui ont voulu
définir la foi n’ont pu la définir autrement qu’en renfermant sous d’autres
termes soit toute la définition, soit une partie de celle-ci. Car ce que dit
saint Jean Damascène : « la foi est la substance des choses que l’on
espère, la preuve de celles qu’on ne voit pas », il est clair que c’est
expressément identique à ce que l’Apôtre dit. Mais ce que saint Jean Damascène
ajoute : « c’est aussi l’espoir, qui ne doute ni ne discute de ce que
Dieu nous a annoncé et de l’exaucement de nos prières », est une sorte
d’explication de ce qu’il avait dit : « la substance des choses que
l’on doit espérer ». En effet, les choses que l’on doit espérer sont principalement
les récompenses qui nous sont promises par Dieu ; et secondairement toutes
les autres choses nécessaires à cela, que nous demandons à Dieu, et dont on a
une espérance certaine par la foi ; or celle-ci ne peut ni faire défaut —
et c’est pourquoi il est dit : « qui ne doute » — ni être
justement réprouvée comme vaine, et c’est pourquoi il est dit « ni ne
discute ». Quant à ce que dit saint Augustin : « la foi est la
vertu par laquelle on croit les choses qu’on ne voit pas », et encore
saint Jean Damascène : « la foi est un assentiment sans
recherches », et Hugues de Saint-Victor : « la foi est une
certitude de l’âme sur des choses absentes, supérieure à l’opinion et
inférieure à la science », tout cela est identique à ce que dit
l’Apôtre : « la preuve de celles qu’on ne voit pas ». Cependant
la foi est dite « inférieure à la science », parce qu’elle n’a pas la
vision comme la science, bien qu’elle ait une adhésion aussi ferme. Et elle est
dite « supérieure à l’opinion » à cause de la fermeté de l’assentiment.
Et de la sorte, elle est dite « inférieure à la science » en tant
qu’elle traite « de celles qu’on ne voit pas », et « supérieure
à l’opinion » en tant qu’elle est « la preuve ». Les autres
choses ressortent clairement de ce qu’on a déjà dit. Enfin, ce que dit Denys au
septième chapitre des Noms divins :
« la foi est la base inébranlable des fidèles qu’elle établit dans la
vérité et en qui elle établit la vérité », cela est identique à ce que dit
l’Apôtre : « la substance des choses que l’on doit espérer ». En
effet, la connaissance de la vérité est la chose que l’on doit espérer, puisque
la béatitude n’est rien d’autre que la joie de la vérité, comme dit saint
Augustin au livre des Confessions.
Réponse aux objections :
1° La foi est
appelée substance, non qu’elle soit dans le genre de la substance, mais par une
certaine ressemblance à la substance, c’est-à-dire en tant qu’elle est un
premier commencement et comme une certain fondement de toute la vie
spirituelle, comme la substance est le fondement de tous les étants.
2° L’Apôtre veut
comparer la foi non pas aux choses qui sont au-dedans, mais à celles qui sont
au-dehors. Or, bien que l’essence de l’âme, dans l’être naturel, soit premier
et substance relativement aux puissances et aux habitus, et à tout ce qui en
découle et qui est au-dedans, cependant la relation aux réalités extérieures ne
se rencontre pas dans l’essence, mais en premier dans la puissance ; ni,
de même, dans la grâce, mais dans la vertu, et en premier dans la foi. L’on ne
pouvait donc dire que la substance des choses que l’on doit espérer était la
grâce, mais la foi.
3° La foi précède
les autres vertus et du côté de l’objet, et du côté de la puissance, et du côté
de l’habitus. Du côté de l’objet, non point parce qu’elle-même tendrait plus
vers son objet que les autres vertus vers le leur, mais parce que son objet
meut naturellement avant celui de la charité et des autres vertus. Et cela est
évident, car le bien ne meut que s’il est connu auparavant, comme il est dit au
troisième livre sur l’Âme ;
alors que le vrai, pour mouvoir l’intelligence, n’a besoin d’aucun mouvement de
l’appétit. Et de là vient aussi que l’acte de foi est naturellement avant
l’acte de charité ; et de même aussi pour les habitus, bien qu’ils soient
temporellement simultanés, lorsque la foi est formée ; et pour la même
raison la puissance cognitive est naturellement avant l’affective. Or la foi
est dans la cognitive : cela ressort de ce que l’objet propre de la foi
est le vrai, et non le bien ; mais elle a d’une certaine façon un
achèvement dans la volonté, comme on le dira plus loin.
4° Il ressort
maintenant de ce qu’on a dit que le premier commencement des choses que l’on
doit espérer ne se fait pas en nous par la charité, mais par la foi ; et
la charité n’est pas non plus une preuve ; cette description ne lui
convient donc nullement.
5° Parce que le
bien qui incline à la foi dépasse la raison, il est aussi impossible à
nommer ; voilà pourquoi l’Apôtre, en faisant une périphrase, a posé à sa
place la chose que l’on doit espérer ; ce qui se produit fréquemment dans
les définitions.
6° Toute
puissance a une fin, qui est son bien ; cependant, toute puissance ne se
rapporte pas à la notion de fin ou de bien en tant que tel, mais c’est
seulement la volonté. Et si la volonté meut toutes les autres puissances, c’est
parce que tout mouvement commence par l’intention de la fin. Donc, bien que le
vrai soit la fin de la foi, cependant le vrai n’implique pas la notion de
fin ; il ne devait donc pas être posé comme la fin de la foi, mais ce
devait être quelque chose qui appartienne à la volonté.
7° La chose qu’il
faut aimer peut être présente ou absente, mais la chose que l’on doit espérer
ne peut être qu’absente. Rom. 8, 24 : « car ce qu’on voit,
pourquoi l’espérer ? » Puis donc que la foi porte sur des choses
absentes, sa fin est plus proprement exprimée par la chose que l’on doit
espérer que par la chose qu’il faut aimer.
8° L’article est
comme la matière de la foi ; or la chose à espérer n’est pas posée comme
matière, mais comme fin ; l’argument n’est donc pas concluant.
9°
« Argument » se dit en plusieurs sens. Parfois, en effet, il signifie
l’acte même de la raison discourant des principes aux conclusions ; et
parce que toute la force de l’argument consiste
dans le moyen terme, ce dernier est parfois appelé lui aussi argument. Et de là
vient aussi qu’on appelle parfois arguments les préambules des livres, en
lesquels on offre quelque brève anticipation de toute l’œuvre qui suit. Et
parce que l’argument permet de manifester quelque chose, et que le principe de
la manifestation est la lumière, la lumière par laquelle une chose est connue
peut être elle-même appelée « argument ». Et de ces quatre façons la
foi peut être appelée argument. De la première façon, dans la mesure où la
raison donne son assentiment à quelque chose parce que Dieu l’a dit ; et
ainsi, l’assentiment est causé dans le croyant par l’autorité de celui qui
parle ; car en dialectique aussi, quelque argument se prend de l’autorité.
De la deuxième façon, la foi est appelée « la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas », en tant que la foi
des fidèles est un médium pour prouver que les choses qu’on ne voit pas
existent ; ou bien en tant que la foi des pères nous est un médium qui
nous porte à croire ; ou encore en tant que la foi à un article est un
médium pour la foi à un autre article, comme la Résurrection du Christ pour la
résurrection générale, comme cela est évident en 1 Cor. 16, 12.
De la troisième façon, dans la mesure où la foi est elle-même une certaine
anticipation brève de la connaissance que nous aurons dans le futur. De la
quatrième façon, quant à la lumière même de la foi, grâce à laquelle les choses
crédibles sont connues. Et si l’on dit que la foi est au-dessus de la raison,
ce n’est pas qu’il n’y ait dans la foi nul acte de raison, mais c’est parce que
la raison ne peut conduire à la vision des choses qui appartiennent à la foi.
10° L’acte de foi
réside essentiellement dans la connaissance, et là est sa perfection quant à la
forme ou l’espèce : on le voit bien par l’objet, comme on l’a dit. Mais
quant à la fin, l’acte de foi est perfectionné dans l’amour, car c’est la
charité qui donne à la foi d’être méritoire de la fin. Le commencement de la
foi est aussi dans l’amour, en tant que la volonté détermine l’intelligence à
assentir aux choses qui appartiennent à la foi. Mais cette volonté n’est un
acte ni de charité ni d’espérance, c’est un certain appétit du bien promis. Et
ainsi, il est clair que la foi n’est pas dans les deux puissances comme dans un
sujet.
11° On voit dès
lors clairement la réponse à la onzième objection.
12° Dans la
mention « la substance des choses que l’on doit espérer », ce n’est
pas l’acte de foi qui est touché, mais seulement la relation à la fin. L’acte
de foi est touché par comparaison à l’objet dans la mention « la preuve de
celles qu’on ne voit pas ».
13° Ce à quoi
l’intelligence donne son assentiment ne meut pas celle-ci par une vertu propre,
mais par l’inclination de la volonté. C’est pourquoi le bien qui meut la
volonté se comporte dans l’assentiment de foi comme un premier moteur, tandis
que ce à quoi l’intelligence donne son assentiment est comme un moteur mû.
Voilà pourquoi, dans la définition de la foi, la comparaison de celle-ci au
bien de la volonté est posée avant l’objet propre.
14° La foi ne
convainc pas l’esprit par l’évidence de la chose, mais par l’inclination de la
volonté, comme on l’a dit, l’argument n’est donc pas concluant.
15° La
connaissance peut impliquer deux choses : la vision et l’assentiment.
Quant à la vision, la connaissance s’oppose à la foi ; c’est pourquoi
saint Grégoire dit que « les choses qui sont visibles ne relèvent pas de
la foi, mais de la connaissance » ; et selon saint Augustin au livre
sur la Vision de Dieu, sont dites
« vues » les choses qui sont à portée du sens ou de l’intelligence.
Et l’on dit que des choses sont à portée de l’intelligence lorsqu’elles ne
dépassent pas sa capacité. Mais quant à la certitude de l’assentiment, la foi
est une connaissance, et pour cette raison elle peut aussi être appelée science
et vision, suivant ce passage de 1 Cor. 13, 12 :
« Nous voyons maintenant comme par un miroir, en énigme. » Et c’est
ce que dit saint Augustin au livre sur la Vision
de Dieu : « Si donc nous pouvons dire en toute convenance que
nous savons ce que nous croyons d’une manière certaine, nous pouvons dire aussi
que nous voyons avec les yeux de l’esprit ce que la raison permet de croire,
bien que cela ne soit pas présent à nos sens. »
Objections :
Il semble que
non.
1° La vertu
s’oppose à la connaissance ; et c’est pourquoi la science et la vertu sont
posés comme des genres différents, comme cela est clairement montré au
quatrième livre des Topiques. Or la
foi est contenue dans la connaissance. Elle n’est donc pas une vertu.
2° [Le répondant] disait que, de même que l’ignorance est un vice parce qu’il est causé par une certaine négligence à savoir, de même aussi la foi est une vertu parce qu’elle consiste dans la volonté du croyant. En sens contraire : une chose ne peut être une faute du seul fait qu’elle est causée par une faute ; sinon la peine en tant que telle serait une faute ; donc l’ignorance ne peut pas non plus être appelée vice parce qu’elle naît du vice de négligence ; donc, pour la même raison, que la foi s’ensuive de la volonté ne peut non plus la faire appeler vertu.
3° On définit la
vertu par rapport au bien ; en effet, la vertu est « ce qui rend bon
celui qui la possède, et bonne son œuvre », comme il est dit au deuxième
livre de l’Éthique. Or l’objet de la
foi est le vrai, et non le bien. La foi n’est donc pas une vertu.
4° [Le répondant] disait que le vrai qui est l’objet de la foi est la vérité première, qui est en outre le souverain bien ; et de la sorte, la foi est une vertu. En sens contraire : La distinction des habitus et des actes se prend de la distinction formelle, et non matérielle, des objets : sinon, la vue et l’ouïe appartiendraient à la même puissance, car il arrive que le même soit audible et visible. Or, quelque identiques que soient réellement ce qui est bien et ce qui est vrai, la notion de vrai et celle de bien sont cependant formellement différentes. L’habitus qui tend au vrai suivant la notion de vrai se distingue donc de celui qui tend au bien sous l’aspect du bien ; et ainsi, l’on distinguera la foi de la vertu.
5° Le médium et
les extrêmes sont dans le même genre, comme le montre clairement le Philosophe
au dixième livre de la Métaphysique.
Or la foi est intermédiaire entre la science et l’opinion ; Hugues de
Saint-Victor dit en effet que « la foi est une certitude de l’esprit,
supérieure à l’opinion et inférieure à la science ». Or ni l’opinion ni la
science n’est une vertu. Donc la foi non plus.
6° La présence de
l’objet n’ôte pas l’habitus de la vertu. Or l’objet de la foi est la vérité
première, et quand celle-ci sera à portée de notre esprit de sorte que nous la
voyions, alors ce ne sera plus la foi mais la vision. La foi n’est donc pas une
vertu.
7° « La
vertu est le dernier degré de la puissance », comme il est dit au premier
livre sur le Ciel et le Monde. Or la
foi n’est pas le dernier degré de la puissance humaine, car celle-ci peut
quelque chose de plus : la claire vision. La foi n’est donc pas une vertu.
8° Selon saint Augustin
au livre sur le Bien du mariage,
c’est par les vertus que les puissances sont apprêtées à leurs actes. Or la foi
n’apprête pas l’intelligence, mais plutôt l’empêche : car par elle
l’intelligence est assujettie, comme on le voit bien en
2 Cor. 10, 5. La foi n’est donc pas une vertu.
9° Le Philosophe
divise la vertu en intellectuelle et morale. Et c’est là une division par
opposés immédiats, car l’intellectuelle est celle qui est dans le raisonnable
par essence, tandis que la morale est celle qui est dans le raisonnable par
participation ; et le raisonnable ne peut être pris autrement, ni la vertu
humaine exister hors du raisonnable, pris en quelque façon. Or la foi n’est pas
une vertu morale, car alors les actions et les passions seraient sa matière. Ni
de même intellectuelle, puisqu’elle n’est aucune des cinq que le Philosophe
pose au sixième livre de l’Éthique :
car elle n’est ni la sagesse, ni l’intelligence, ni la science, ni l’art, ni la
prudence. La foi n’est donc nullement une vertu.
10° Ce qui
convient à une chose par l’extérieur, ne réside pas en elle essentiellement
mais accidentellement. Or être une vertu ne convient à la foi que par autre
chose, comme on le disait, c’est-à-dire par la volonté. Il est donc accidentel
à la foi d’être une vertu ; et ainsi, on ne peut la poser comme une espèce
de vertu.
11° Dans la
prophétie, il y a une connaissance plus parfaite que dans la foi. Or la
prophétie n’est pas posée comme une vertu. La foi ne doit donc pas non plus
être appelée une vertu.
En sens contraire :
1° La vertu est
la disposition du parfait au meilleur. Or cela convient à la foi ; car
elle dispose l’homme à la béatitude, qui est le meilleur. La foi est donc une
vertu.
2° Tout habitus
par lequel on est conforté dans l’action et fortifié dans la passion, est une
vertu. Or la foi est telle : « la foi est agissante par la
charité » (Gal. 5, 6). Elle fortifie aussi les fidèles pour
résister au Diable, comme il est dit en 1 Pet. 5, 9. Elle est
donc une vertu.
3° Hugues de
Saint-Victor dit qu’il y a trois vertus sacramentelles par lesquelles nous
sommes initiés, ce sont la foi, l’espérance et la charité ; et nous
retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
Réponse :
Tous posent que
la foi est une vertu. Pour le voir clairement, il faut noter que la vertu,
suivant l’acception première de son nom, signifie l’achèvement de la puissance
active. Or il y a deux puissances actives : l’une dont l’action a pour
terme une chose faite au-dehors, comme l’action de la puissance édificative a pour
terme l’édifice ; l’autre dont l’action ne se termine pas au-dehors, mais
réside dans l’agent lui-même, comme la vision en celui qui voit, ainsi qu’on le
trouve chez le Philosophe au neuvième livre de la Métaphysique. Or dans ces deux puissances, l’achèvement se comprend
différemment. Car les actes des premières puissances, comme dit le Philosophe
au même endroit, ne sont pas dans celui qui fait mais dans ce qui est
fait ; et c’est pourquoi l’achèvement de la puissance y est considéré dans
ce qui est fait. Ainsi dit-on que la vertu de celui qui porte des poids réside
en ce qu’il porte le plus grand poids, comme on le voit clairement au premier
livre sur le Ciel et le Monde ;
et semblablement, la vertu du bâtisseur réside en ce qu’il construit la
meilleure maison. Mais parce que l’acte de l’autre puissance réside dans
l’agent, non dans une chose faite, l’achèvement de cette puissance se comprend
suivant le mode d’action ; c’est-à-dire en sorte qu’il opère bien et
convenablement, ce qui permet à son acte d’être appelé bon. Et de là vient que
dans ce genre de puissances, on appelle vertu ce qui rend l’œuvre bonne.
Mais le bien
ultime que considèrent le philosophe et le théologien n’est pas le même. En
effet, le philosophe considère comme le bien ultime ce qui est proportionné aux
forces humaines, et consiste dans l’acte de l’homme lui-même ; aussi
dit-il que la félicité est une certaine opération. Voilà pourquoi, selon le
Philosophe, l’acte bon, dont le principe est appelé vertu, est appelé tel dans
l’absolu, en tant qu’il s’ajoute à la puissance en la perfectionnant. Par
conséquent, tout habitus que le Philosophe trouve élicitant un tel acte, il dit
que c’est une vertu, qu’elle soit dans la partie intellective — comme la
science, l’intelligence et ce genre de vertus intellectuelles, dont l’acte est
le bien de la puissance elle-même, qui est de considérer le vrai — ou dans
la partie affective, comme la tempérance, la force et les autres vertus
morales.
Mais le
théologien considère comme le bien ultime ce qui dépasse le pouvoir de la
nature, à savoir la vie éternelle, comme on l’a déjà dit. C’est pourquoi, dans
les actes humains, il ne considère pas le bien dans l’absolu — car il n’y
pose pas la fin — mais en relation à ce bien qu’il pose comme fin : il
affirme que cet acte seul est complètement bon, qui est ordonné du bien
prochain au bien final, c’est-à-dire qui est méritoire de la vie
éternelle ; et tout acte tel, il l’appelle un acte de vertu ; et tout
habitus élicitant proprement un tel acte est appelé par lui vertu. Or un acte
ne peut être appelé méritoire que lorsqu’il est établi au pouvoir de celui qui
opère : car celui qui mérite, il est nécessaire qu’il produise quelque
chose ; et il ne peut produire que ce qui est sien en quelque façon,
c’est-à-dire ce qui vient de lui. Or un acte réside en notre pouvoir dans la
mesure où il appartient à la volonté : qu’il lui appartienne comme élicité
par elle, ainsi aimer et vouloir, ou bien comme commandé par elle, ainsi
marcher et parler. Donc relativement à n’importe quel acte de ce genre peut
être posée une vertu, qui élicite des actes parfaits dans un tel genre d’actes.
Or l’acte de croire, comme on l’a déjà dit, ne comporte d’assentiment que par
le commandement de la volonté ; donc dans son être, cet acte dépend de la
volonté. Et de là vient que l’acte de croire peut lui-même être
méritoire ; et la foi, qui est l’habitus qui l’élicite, est une vertu
selon le théologien.
Réponse aux objections :
1° La
connaissance et la science ne s’opposent pas à la vertu considérée dans
l’absolu, mais à la vertu morale, qui est appelée vertu plus communément.
2° Bien qu’il ne
suffise pas à la notion de vice ou de vertu qu’une chose soit causée par un
vice ou une vertu, cependant il suffit, pour qu’un acte soit un acte de vice ou
de vertu, qu’il puisse être commandé par un vice ou une vertu.
3° Le bien auquel
la vertu ordonne ne doit pas être envisagé comme l’objet d’un acte, mais ce
bien est l’acte parfait lui-même, que la vertu élicite. Or bien que le vrai
diffère rationnellement du bien, cependant le fait même de considérer le vrai
est un certain bien de l’intelligence ; et le fait même d’assentir à la
vérité première pour elle-même est un certain bien méritoire. C’est pourquoi la
foi, qui est ordonnée à cet acte, est appelée vertu.
4° On voit dès
lors clairement la solution au quatrième argument.
5° Au sens où
nous parlons maintenant de la vertu, ni la science ni l’opinion ne peut être
appelée vertu, mais seulement la foi. Et quant à ce qui dans la foi appartient
à la volonté, par où elle rentre, comme on l’a vu, dans le genre de la vertu,
elle n’est pas intermédiaire entre la science et l’opinion, car dans la science
et l’opinion aucune inclination ne vient de la volonté, mais seulement de la
raison. Mais si nous parlions de celles-ci quant à ce qui appartient à la
connaissance, alors ni l’opinion ni la foi ne serait une vertu, puisqu’elles
n’ont pas une connaissance complète, mais que seule la science en a une.
6° La vérité
première n’est objet propre de la foi que sous l’aspect suivant : en tant
qu’on ne la voit pas ; et cela ressort clairement de la définition de
l’Apôtre, où l’objet propre de la foi est posé comme non apparent. Par
conséquent, lorsque la vérité première sera à portée de l’intelligence, elle
perdra la raison formelle d’objet.
7° On dit que la
foi est le dernier degré de la puissance, en tant qu’elle achève la puissance
pour qu’elle élicite l’acte bon et méritoire. Or il n’est pas requis, pour la
raison formelle de vertu, que par elle soit élicité l’acte le meilleur que
cette puissance peut éliciter, puisqu’il arrive qu’il y ait dans la même
puissance plusieurs vertus, dont l’une élicite un acte plus noble que l’autre,
par exemple la magnificence et la libéralité.
8° Chaque fois
que deux choses sont ordonnées entre elles, la perfection de l’inférieure est
d’être soumis à la supérieure ; ainsi le concupiscible, qui est soumis à
la raison. Donc on ne dit pas que l’habitus de la vertu apprête le
concupiscible à l’acte pour qu’il la fasse librement s’échapper vers les
concupiscibles, mais parce qu’il la rend parfaitement soumise à la raison. De
même aussi, le bien de l’intelligence elle-même est d’être soumise à la volonté
qui adhère à Dieu ; c’est pourquoi l’on dit que la foi apprête
l’intelligence, en tant qu’elle l’assujettit à une telle volonté.
9° La foi n’est
une vertu ni intellectuelle ni morale, mais elle est une vertu théologale. Or
les vertus théologales, bien qu’elles rejoignent les intellectuelles ou les
morales quant au sujet, en diffèrent cependant par l’objet. Car l’objet des
vertus théologales est la fin ultime elle-même, tandis que l’objet des autres,
ce sont les moyens. Or, si certaines vertus regardant la fin elle-même sont
posées par les théologiens et non par les philosophes, c’est parce que la fin de
la vie humaine, que les philosophes considèrent, ne dépasse pas le pouvoir de
la nature : par conséquent, l’homme y tend par une inclination
naturelle ; et ainsi, il n’est pas nécessaire qu’il soit élevé par des
habitus à tendre vers cette fin, comme il est nécessaire qu’il soit élevé à
tendre vers la fin qui dépasse le pouvoir de la nature, et que les théologiens
considèrent.
10° La foi n’est
dans l’intelligence que pour autant qu’elle est commandée par la volonté, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit. Donc, bien que ce qui est du côté de la
volonté puisse être dit accidentel à l’intelligence, cela est cependant
essentiel à la foi, comme ce qui appartient à la raison est accidentel au
concupiscible, mais essentiel à la tempérance.
11° La prophétie
ne dépend pas de la volonté de celui qui prophétise, comme il est dit en
2 Pet. 1, 21, tandis que la foi provient en quelque sorte de la
volonté du croyant ; voilà pourquoi la prophétie ne peut, comme la foi,
être appelée une vertu.
Objections :
Il semble que
ce ne soit pas dans la partie cognitive, mais dans l’affective.
1° La vertu
semble être dans la partie affective, puisque la vertu est un certain
« amour ordonné », comme dit saint Augustin au livre sur les Mœurs de l’Église. Or la foi est une
vertu. Elle est donc dans la partie affective.
2° La vertu
implique une certaine perfection ; elle est en effet « la disposition
du parfait au meilleur », comme il est dit au septième livre de la Physique. Or, la foi ayant une part de
perfection et une part d’imperfection, la part d’imperfection est du côté de la
connaissance, tandis que la part de perfection vient de la volonté et consiste
à adhérer fermement aux choses invisibles. Donc, en tant que vertu, elle est
dans l’affective.
3° Saint Augustin
écrit dans sa Lettre à Consentius que
l’enfant, « quoiqu’il n’ait pas encore la foi qui réside dans la volonté
de croire, » est déjà devenu fidèle par le sacrement de la foi ; d’où
l’on tire expressément que la foi est dans la volonté.
4° Au livre sur
la Prédestination des saints, saint
Augustin dit que la foi qui consiste dans la volonté de croire est concernée
par ce passage de l’Apôtre : « Qu’as-tu que tu n’aies
reçu ? » Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
5° La disposition
et la perfection semblent appartenir au même sujet. Or la foi dispose à la
gloire, qui est dans l’affective. La foi réside donc, elle aussi, dans
l’affective.
6° Le mérite
réside dans la volonté, car seule la volonté a la maîtrise de son acte. Or
l’acte de foi est méritoire. C’est donc un acte de la volonté ; et ainsi,
il semble qu’il réside dans la volonté.
7° [Le répondant] disait qu’elle est en même temps dans l’affective et la cognitive. En sens contraire : un habitus unique ne peut appartenir à deux puissances. Or la foi est un unique habitus. Elle ne peut donc être dans l’affective et la cognitive, qui sont deux puissances.
En sens contraire :
1° Un habitus qui
perfectionne une puissance a son objet en commun avec elle : sinon il ne
pourrait y avoir un acte unique de la puissance et de l’habitus. Or la foi n’a
pas son objet en commun avec l’affective, mais seulement avec la cognitive, car
l’objet de l’une et de l’autre est le vrai. La foi est donc dans la cognitive.
2° Saint Augustin
dit dans sa Lettre à Consentius que
la foi est une illumination de l’esprit relativement à la vérité première. Or
être éclairé appartient à la cognitive. La foi est donc dans la partie
cognitive.
3° Si l’on dit
que la foi est dans la volonté, ce sera uniquement parce que nous croyons en le
voulant. Or semblablement, nous effectuons toutes les œuvres des vertus en les
connaissant, comme cela est clairement montré au deuxième livre de l’Éthique. Donc, pour la même raison,
toutes les vertus seraient dans la partie cognitive ; ce qui est
évidemment faux.
4° Par la grâce
qui est dans les vertus est restaurée l’image, qui consiste dans les trois
puissances : la mémoire, l’intelligence et la volonté. Or les trois vertus
qui ont en premier un rapport à la grâce sont la foi, l’espérance et la
charité. L’une d’elle sera donc dans l’intelligence. Or il est avéré que ce
n’est pas l’espérance ni la charité. C’est donc la foi.
5° La puissance
cognitive est au probable et à l’improbable ce que l’affective est à
l’approuvable et au réprouvable. Or la vertu par laquelle ce qui est
réprouvable selon la raison humaine est approuvé — à savoir la charité,
par laquelle l’ennemi est aimé, lui qui semble naturellement réprouvable —
est dans l’affective. Donc la foi, par laquelle est prouvé ou affirmé ce qui
semble improbable à la raison, sera dans la cognitive.
Réponse :
Sur cette
question, plusieurs opinions ont été avancées. Certains ont prétendu que la foi
était dans les deux puissances, l’affective et la cognitive. Mais cela n’est
nullement possible, si l’on pense qu’elle est à égalité dans les deux
puissances. En effet, un unique habitus ne peut avoir qu’un seul acte ; et
un acte unique ne peut appartenir à deux puissances à égalité. C’est pourquoi
certains d’entre eux ont affirmé qu’elle est principalement dans l’affective.
Mais cela ne semble pas vrai, puisque l’acte de croire implique lui-même une
certaine réflexion, comme le montre clairement saint Augustin. Or la réflexion
est un acte de la cognitive ; la foi est aussi appelée d’une certaine
façon science et vision, comme on l’a déjà dit, et celles-ci appartiennent
toutes deux à la cognitive.
D’autres disent
que la foi est dans l’intelligence, mais pratique ; car ils disent que
c’est à l’intelligence pratique que l’amour incline, ou que c’est elle que suit
l’amour, ou elle qui incline à l’œuvre ; et ces trois choses se
rencontrent dans la foi. Car par l’amour, l’on est incliné à la foi : en
effet, nous croyons parce que nous voulons. L’amour même suit la foi, en tant
que l’acte de foi engendre en quelque sorte l’acte de charité. L’amour dirige
aussi vers l’œuvre : « car la foi opère par la charité »
(Gal. 5, 6). Mais ceux-ci ne semblent pas comprendre ce qu’est
l’intelligence pratique. En effet, l’intelligence pratique est identique à
l’intelligence opérative : donc seule l’extension à l’œuvre fait qu’une
intelligence est pratique. Or la relation à l’amour, soit antécédent soit
conséquent, ne l’entraîne pas hors du genre de l’intelligence spéculative. Car
si l’on n’était pas appliqué à la spéculation même de la vérité, il n’y aurait
jamais de délectation dans l’acte de l’intelligence spéculative : ce qui
va contre le Philosophe qui affirme au dixième livre de l’Éthique qu’il y a une très pure délectation dans l’acte de la
spéculative. Et ce n’est pas n’importe quelle relation à l’œuvre qui fait que
l’intelligence est pratique : car la simple spéculation peut être pour
quelqu’un une occasion lointaine d’opérer quelque chose : par exemple, le
philosophe spécule que l’âme est immortelle, et de là comme d’une cause
éloignée il prend occasion d’opérer quelque chose. Mais l’intelligence pratique
doit nécessairement être la règle prochaine de l’œuvre, pour prendre par là en
considération l’opérable lui-même, ainsi que les raisons d’opérer ou les causes
de l’œuvre. Or il est avéré que l’objet de la foi n’est pas le vrai opérable,
mais le vrai incréé, sur lequel seul un acte de l’intelligence spéculative peut
porter. Par conséquent, la foi est dans l’intelligence spéculative, bien que la
foi soit comme une occasion lointaine d’opérer quelque chose : et pour
cette raison, l’opération ne lui est attribuée que par l’intermédiaire de
l’amour.
Il faut
cependant savoir qu’elle n’est pas dans l’intelligence spéculative de façon
absolue, mais pour autant qu’elle est soumise au commandement de la
volonté ; comme aussi la tempérance est dans le concupiscible pour autant
qu’elle participe en quelque façon à la raison. En effet, étant donné que, pour
la bonté de l’acte d’une puissance, il est requis que cette puissance soit
soumise à quelque puissance supérieure en suivant son commandement, non
seulement il est requis de la puissance supérieure qu’elle soit parfaite à
commander ou à diriger avec rectitude, mais aussi de l’inférieure qu’elle soit
parfaite à obéir promptement. Aussi, celui qui a une raison droite mais un
concupiscible insoumis n’a pas la vertu de tempérance, parce qu’il est harcelé
par les passions, bien qu’il ne soit pas conduit par elles : et dans ce
cas, il ne fait pas l’acte de vertu facilement et délectablement, ce qui est
exigé pour la vertu ; mais il est nécessaire, pour que la tempérance soit
possédée, que le concupiscible lui-même soit perfectionné par un habitus, afin
qu’il soit soumis à la volonté sans difficulté. Et semblablement, (il est
nécessaire) pour que l’intelligence suive promptement le commandement de la
volonté, qu’il y ait un habitus dans l’intelligence spéculative
elle-même ; et c’est l’habitus de foi divinement infusé.
Réponse aux objections :
1° Cette parole
de saint Augustin s’entend des vertus morales, dont il parle en cet endroit. Ou
bien l’on peut dire qu’il parle des vertus quant à leur forme, qui est la
charité.
2° Il y a une
certaine perfection de la cognitive en ce qu’elle obtempère à la volonté qui
adhère à Dieu.
3° Saint Augustin
parle de l’acte de foi en disant qu’il est dans la volonté non pas comme dans
un sujet mais comme dans une cause, en tant qu’il est commandé par la volonté.
4° Il faut
répondre de la même façon au quatrième argument.
5° Il n’est pas
nécessaire que la disposition et l’habitus soient dans le même, si ce n’est
lorsque la disposition devient elle-même habitus ; comme on le voit
clairement dans les membres du corps, en lequel la disposition d’un membre
cause un effet dans un autre membre ; et semblablement dans les puissances
de l’âme, car de la bonne disposition de l’imagination s’ensuit dans
l’intelligence la perfection de la connaissance.
6° « Acte de
la volonté » se dit non seulement de l’acte que la volonté élicite, mais
aussi de celui que la volonté commande ; voilà pourquoi le mérite peut
résider dans les deux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
7° Un unique
habitus ne peut appartenir à deux puissances à égalité ; mais il peut appartenir
à l’une en tant qu’elle a une relation à l’autre ; et c’est le cas de la
foi.
Objections :
Il semble que
non.
1° Si deux choses
se divisent par opposition, l’une ne peut être la forme de l’autre. Or la foi
et la charité se divisent par opposition. La charité n’est donc pas la forme de
la foi.
2° [Le répondant] disait que, considérées en elles-mêmes, elles se divisent par opposition ; mais en tant qu’ordonnées à une fin unique, qu’elles méritent par leurs actes, la charité est alors la forme de la foi. En sens contraire : parmi les causes, deux sont extrinsèques, l’agent et la fin, et deux sont intrinsèques, la forme et la matière. Or, que deux causes différentes entre elles se rejoignent en un unique principe extrinsèque, n’est pas une raison pour qu’elles se rejoignent en un unique principe intrinsèque. Donc, que la charité soit la forme de la foi ne peut pas venir de ce que la foi et la charité sont ordonnées à une fin unique.
3° [Le répondant] disait que la charité n’est pas la forme intrinsèque de la foi, mais extrinsèque, quasi exemplaire. En sens contraire : la reproduction reçoit son espèce du modèle, c’est pourquoi saint Hilaire dit que « l’image est une espèce qui ne diffère pas de la chose qu’elle imite ». Or la foi ne reçoit pas son espèce de la charité. La charité ne peut donc être la forme exemplaire de la foi.
4° Toute forme
est soit substantielle, soit accidentelle, soit exemplaire. Or la charité n’est
par forme substantielle de la foi, car dans ce cas elle serait indispensable à
son intégrité ; ni non plus forme accidentelle, car alors la foi serait
plus noble que la charité, comme le sujet est plus noble que l’accident ;
ni enfin exemplaire, car alors la charité pourrait exister sans la foi, comme
le modèle peut exister sans la reproduction. La charité n’est donc pas la forme
de la foi.
5° La récompense
correspond au mérite. Or la récompense consiste principalement dans les trois
dots que sont la vision, qui succède à la foi, la saisie, qui succède à
l’espérance, et la fruition, qui correspond à la charité. Mais on dit que la
récompense consiste principalement dans la vision ; c’est pourquoi saint
Augustin dit que « cette vue est toute notre récompense ». Donc le
mérite, comme la récompense, doit être attribué à la foi ; et ainsi, parce
qu’elles sont ordonnées au mérite, la foi semble être la forme de la charité
plutôt que l’inverse.
6° La perfection
d’un perfectible unique est unique. Or la forme de la foi est la grâce. Sa
forme n’est donc pas la charité, puisque la charité n’est pas identique à la
grâce.
7° À propos de
Mt 1, 2 : « Abraham engendra Isaac, etc. », la Glose dit : « la foi
l’espérance, et l’espérance la charité » ; ce qui s’entend des actes
et non des habitus. L’acte de charité dépend donc de l’acte de foi. Or la forme
ne dépend pas de ce dont elle est la forme, mais c’est l’inverse. La charité
n’est donc pas la forme de la foi en tant qu’elles sont ordonnées à l’acte
méritoire.
8° On distingue
les habitus par les objets. Or les objets de la foi et de la charité sont
différents : ce sont le bien et le vrai. Donc leurs habitus, eux aussi, se
distinguent formellement. Or tout acte vient de la forme. Les actes de ces
habitus sont donc différents ; et ainsi, même relativement à l’acte, il
n’est pas possible que la charité soit la forme de la foi.
9° La charité est
la forme de la foi en ce sens qu’elle détermine formellement la foi ; si
donc la charité ne détermine formellement la foi que relativement à l’acte, la
charité ne sera pas la forme de la foi, mais de l’acte de foi.
10° En
1 Cor. 13, 13, l’Apôtre dit : « Maintenant ces trois
choses demeurent : la foi, l’espérance, la charité » ; dans ce
passage, la foi, l’espérance et la charité sont distinguées par opposition. Or
il semble qu’il parle de la foi formée, car la foi informe n’est pas posée
comme une vertu, comme on le dira. La foi formée s’oppose donc à la
charité ; la charité ne peut donc être la forme de la foi.
11° Pour qu’un
acte soit un acte de vertu, on requiert de lui qu’il soit droit et qu’il soit
volontaire. Or, de même que le principe de l’acte volontaire est la volonté, de
même le principe de l’acte droit est la raison. Donc, de même que ce qui
appartient à la volonté est requis pour l’acte de vertu, de même ce qui
appartient à la raison l’est aussi. Et ainsi, de même que la charité, qui est
dans la volonté, est la forme des vertus, de même aussi la foi, qui est dans la
raison. Et de la sorte, l’une ne doit pas être appelée la forme de l’autre.
12° C’est par le
même principe qu’une chose est vivifiée et qu’elle est formée. Or la vie
spirituelle est attribuée à la foi, comme on le voit clairement en
Hab. 2, 4 : « Mon juste vit de la foi. » La formation
des vertus doit donc, elle aussi, être attribuée à la foi plutôt qu’à la
charité.
13° En celui qui a
la grâce, l’acte de foi est formé. Or il est possible que l’acte de foi de tel
homme n’ait aucune relation à la charité. L’acte de foi peut donc être formé
non par la charité ; et ainsi, il ne semble pas que, même relativement à
l’acte, la charité soit la forme de la foi.
En sens contraire :
1° La forme de la
foi est ce sans quoi la foi est informe. Or la foi sans la charité est informe.
La charité est donc la forme de la foi.
2° Saint Ambroise
dit que « la charité est la mère de toutes les vertus, elle qui les
détermine toutes formellement ».
3° Une vertu est
dite formée pour autant qu’elle peut éliciter un acte méritoire. Or aucun acte
ne peut être méritoire et agréable à Dieu, s’il ne procède de l’amour. La
charité est donc la forme de toutes les vertus.
4° C’est à sa
forme qu’une chose doit l’efficace de son opération. Or la foi doit l’efficace
de son opération à la charité, car « la foi est agissante par la
charité » (Gal. 5, 6). La charité est donc la forme de la foi.
Réponse :
Sur ce sujet,
il y a différentes opinions. En effet, certains ont prétendu que la forme de la
foi et des autres vertus était la grâce elle-même, non une autre vertu, à moins
de poser que la grâce est essentiellement identique à la vertu. Mais cela est
impossible. Car, que la grâce diffère de la vertu essentiellement ou qu’elle en
diffère seulement rationnellement, la grâce se rapporte à l’essence de l’âme,
tandis que la vertu se rapporte à la puissance. Or, bien que l’essence soit la
racine de toutes les puissances, cependant toutes les puissances ne dérivent
pas de l’essence à égalité, puisque certaines sont naturellement antérieures
aux autres, et meuvent les autres. Il est donc également nécessaire que les
habitus qui sont dans les puissances inférieures soient formés par les habitus
qui sont dans les supérieures ; et ainsi, la formation des vertus
inférieures doit provenir de quelque vertu supérieure, non immédiatement de la
grâce.
C’est pourquoi
l’on dit quasi communément que la charité, étant la principale des vertus, est
la forme des autres vertus, non seulement en tant qu’elle est identique à la
grâce ou que la grâce lui est inséparablement associée, mais encore du fait
même qu’elle est charité ; et ainsi, on dit également qu’elle est la forme
de la foi. Mais comment la foi est formée par la charité, cela doit se
comprendre de la façon suivante.
Chaque fois que
l’on a deux principes moteurs ou agents ordonnés l’un à l’autre, ce qui dans
l’effet provient de l’agent supérieur est quasi formel, tandis que ce qui
provient de l’agent inférieur est quasi matériel. Et cela se voit clairement
tant dans les réalités naturelles que dans les morales. En effet, dans l’acte
de la puissance nutritive, la faculté de l’âme est comme un agent premier,
alors que la chaleur ignée est comme un agent instrumental, comme il est dit au
deuxième livre sur l’Âme ; or ce
qui, dans la chair, qui est accrue par la nutrition, est du côté de la chaleur
ignée, comme l’agrégation des parties, ou la siccité, ou quelque autre chose de
ce genre, cela est matériel par rapport à l’espèce de la chair, qui vient de la
faculté de l’âme. De même aussi, puisque la raison commande aux puissances
inférieures que sont l’irascible et le concupiscible, ce qui dans l’habitus du
concupiscible est du côté du concupiscible, à savoir un certain penchant à user
en quelque façon des objets de convoitise, est quasi matériel dans la
tempérance, tandis que l’ordre, qui appartient à la raison, ainsi que la
rectitude, sont comme sa forme. Et il en va de même aussi dans les autres
vertus morales ; voilà pourquoi certains philosophes appelaient
« sciences » toutes les vertus, comme il est dit au sixième livre de
l’Éthique. Puis donc que la foi est
dans l’intelligence pour autant qu’elle est mue et commandée par la volonté, ce
qui est du côté de la connaissance est quasi matériel en elle, tandis que sa
formation doit être envisagée du côté de la volonté. Et de la sorte, puisque la
charité est la perfection de la volonté, la foi est informée par la charité.
Et le même
raisonnement vaut pour toutes les autres vertus telles qu’elles sont
considérées par le théologien, c’est-à-dire en tant qu’elles sont les principes
de l’acte méritoire. Mais un acte ne peut être méritoire que s’il est volontaire,
comme on l’a déjà dit. Et ainsi, l’on voit clairement que toutes les vertus que
le théologien considère sont dans les puissances de l’âme en tant qu’elles sont
mues par la volonté.
Réponse aux objections :
1° L’on ne dit
pas que la charité est la forme de la foi comme on dit que la forme est une
partie de l’essence — car dans ce cas elle ne pourrait s’opposer à la
foi — mais en tant que la foi reçoit de la charité quelque
perfection ; ainsi également dans l’univers, l’on dit que les éléments supérieurs
sont comme la forme des inférieurs, tel l’air pour l’eau et l’eau pour la
terre, comme il est dit au quatrième livre de la Physique.
2° On voit dès
lors clairement la solution au deuxième argument.
3° La façon dont
la charité est appelée forme est proche de la façon dont nous appelons forme le
modèle ; car la part de perfection qui est dans la foi est amenée par la
charité ; de sorte que la charité la possède essentiellement, tandis que
la foi et les autres vertus, par participation.
4° Puisque l’habitus
même de charité n’est pas intrinsèque à la foi, il ne peut être appelé sa forme
ni substantielle ni accidentelle ; mais il peut en quelque sorte être
appelé forme exemplaire. Et cependant, il n’est pas nécessaire que la charité
puisse exister sans la foi. En effet, la foi n’a pas pour modèle la charité en
tant qu’elle est foi — car ainsi, du côté de ce qui dans la foi appartient
à la connaissance, la foi précède la charité — mais seulement en tant
qu’elle est parfaite. Et ainsi, rien n’empêche que la foi, sous un aspect, soit
antérieure à la charité, de sorte que sans elle la charité ne puisse pas
exister, et que sous un autre aspect celle-ci soit le modèle de la foi, qu’elle
forme toujours parce que la foi lui est toujours présente. Mais ce qui dans la
foi est causé par la charité est intrinsèque à la foi, et nous dirons plus loin
comment cela est accidentel ou substantiel à la foi.
5° La volonté et
l’intelligence se précèdent l’une l’autre de différentes façons. En effet,
l’intelligence précède la volonté dans la voie de réception : car pour
qu’une chose meuve la volonté, il est nécessaire qu’elle soit d’abord reçue
dans l’intelligence, comme cela est clairement montré au troisième livre sur l’Âme. Mais dans le mouvoir ou l’agir, la
volonté est antérieure : car toute action ou mouvement provient de la
volonté du bien ; et c’est pourquoi l’on dit que toutes les puissances
inférieures sont mues par la volonté, dont l’objet propre est le bien sous
l’aspect de bien. Or la récompense se réfère au mode de réception, mais le
mérite au mode d’action ; et de là vient que toute la récompense est
principalement attribuée à l’intelligence ; et il est dit que « cette
vue est toute notre récompense », car la récompense commence dans
l’intelligence et elle est consommée dans la volonté. Le mérite est attribué à
la charité, car la première à mouvoir pour opérer les œuvres méritoires est la
volonté, que la charité perfectionne.
6° Qu’une chose
ait plusieurs perfections de même ordre, est impossible. Mais la grâce est
comme la perfection première des vertus, tandis que la charité est comme la
perfection prochaine.
7° L’acte de foi
qui précède la charité est un acte imparfait, attendant de la charité sa
perfection ; en effet, la foi est antérieure à la charité sous un aspect,
et postérieure sous un autre, comme on l’a dit.
8° Cette
objection vaut pour l’acte de foi qui est envisagé en soi, non en tant qu’il
est perfectionné par la charité.
9° Quand la
puissance supérieure est parfaite, sa perfection cause une perfection dans
l’inférieure ; et ainsi, puisque la charité est dans la volonté, sa
perfection rejaillit en quelque sorte sur l’intelligence : et de la sorte
la charité forme non seulement l’acte de foi, mais aussi la foi elle-même.
10° Dans cette
citation, l’Apôtre semble parler de ces habitus sans considérer en eux la
raison formelle de vertu, mais plutôt qu’ils sont certains dons et certaines
perfections. Voilà pourquoi dans la même partie de son épître il fait mention
de la prophétie et de certaines autres grâces données gratuitement, et qui ne
sont pas posées comme des vertus. Cependant, s’il parle d’elles en tant
qu’elles sont des vertus, l’argument n’est toujours pas concluant. En effet, il
arrive que des choses soient distinguées par opposition, alors que l’une est la
cause ou la perfection de l’autre ; par exemple le mouvement local
s’oppose aux autres mouvements, alors qu’il est leur cause ; et ainsi, la
charité s’oppose aux autres vertus, bien qu’elle soit leur forme.
11° La raison peut
être envisagée de deux façons : d’abord en soi, ensuite en tant qu’elle
gouverne les puissances inférieures. Donc, en tant qu’elle gouverne les
puissances inférieures, elle est perfectionnée par la prudence. Et de là vient
que toutes les autres vertus morales, par lesquelles les puissances inférieures
sont perfectionnées, sont formées par la prudence comme par une forme
prochaine. Mais la foi perfectionne la raison considérée en soi, en tant
qu’elle est spéculatrice du vrai ; il ne lui appartient donc pas de former
les vertus inférieures, mais d’être formée par la charité, qui forme aussi les
autres, et la prudence elle-même : car c’est aussi en vue de la fin qui
est l’objet de la charité que la prudence elle-même raisonne sur les moyens.
12° Une chose
commune est attribuée spécialement à quelque chose de deux façons : soit
parce qu’elle lui convient très parfaitement, comme si nous attribuions le
connaître à l’intelligence ; soit parce qu’on la rencontre en premier en
lui : ainsi le vivre est attribué à l’âme végétative, comme cela est
clairement montré au premier livre sur l’Âme,
parce que la vie apparaît premièrement dans ses actes. La vie spirituelle est
donc attribuée à la foi, parce qu’elle apparaît en premier dans son acte, bien
que son achèvement soit dans la charité, et celle-ci est par conséquent la
forme des autres vertus.
13° En celui qui a
la charité, il ne peut exister un acte de vertu qui ne soit pas formé par la
charité. En effet, ou bien cet acte sera ordonné vers la fin convenable, et ce
ne peut être que par la charité en celui qui a la charité ; ou bien il
n’est pas ordonné vers la fin convenable, et dans ce cas il ne sera pas un acte
de vertu. Il est donc impossible que l’acte de foi soit formé par la grâce et
non par la charité : car la grâce n’a de relation à l’acte que moyennant
la charité.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Ce que la foi
reçoit de la charité ne peut être essentiel à la foi elle-même, puisque la foi
peut exister sans cela. Or une chose n’est pas placée dans un genre par ce qui
lui est accidentel. Être formée par la charité ne place donc pas la foi dans le
genre de la vertu : elle est donc une vertu sans la forme de la charité.
2° Rien n’est
opposé au vice que la vertu ou le vice. Or l’infidélité, qui est un vice, est
opposée à la foi informe non comme à un vice ; donc comme à une
vertu ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus
3° [Le répondant] disait que l’infidélité n’est opposée qu’à la foi formée. En sens contraire : les habitus dont les actes sont opposés sont nécessairement opposés. Or les actes de la foi informe et de l’infidélité sont opposés : ce sont l’assentiment et le dissentiment. La foi informe est donc opposée à l’infidélité.
4° La vertu ne
semble pas être autre chose qu’un habitus perfectionnant une puissance. Or
l’intelligence est perfectionnée par la foi informe. Celle-ci est donc une
vertu.
5° Les habitus
infus sont plus nobles que les habitus acquis. Or les habitus acquis que sont
les habitus politiques sont appelés vertus même sans la charité, tels qu’ils
sont posés par les philosophes. Donc à bien plus forte raison, étant un habitus
infus, la foi qui est un habitus informe est-elle une vertu.
6° Saint Augustin
dit que les vertus autres que la charité peuvent exister sans la grâce. Donc la
foi informe, qui existe sans la grâce, est elle aussi une vertu.
En sens contraire :
1° Toutes les
vertus sont connexes, de sorte que celui qui en a une les a toutes, comme dit
saint Augustin. Or la foi informe n’est pas associée aux autres. Elle n’est
donc pas une vertu.
2° Il n’y a
aucune vertu dans les démons. Or il y a en eux la foi informe, car « les
démons croient » (Jacq. 2, 19). La foi informe n’est donc pas
une vertu.
Réponse :
Si l’on prend
la vertu au sens propre, la foi informe n’est pas une vertu. Et la raison en
est que la vertu, à proprement parler, est un habitus pouvant éliciter un acte
parfait. Or quand un acte dépend de deux puissances, il ne peut être appelé
parfait que si la perfection se rencontre dans l’une et l’autre
puissance ; et on le voit clairement tant dans les vertus morales que dans
les intellectuelles.
En effet, la
connaissance des conclusions exige deux choses : l’intelligence des
principes, et la raison qui mène les principes aux conclusions. Donc, soit que
l’on se trompe ou que l’on doute sur les principes, soit que le raisonnement
soit défaillant, ou encore que l’on n’en comprenne pas la force, l’on n’aura
pas en soi la parfaite connaissance des conclusions ; ni, par conséquent,
la science, qui est une vertu intellectuelle.
De même aussi,
l’acte convenable du concupiscible dépend à la fois du concupiscible et de la
raison. Si donc la raison n’est pas perfectionnée par la prudence, l’acte du
concupiscible ne peut être parfait, aussi enclin au bien que soit le
concupiscible ; pour cette raison, ni la tempérance ni aucune vertu morale
ne peut exister sans la prudence, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique.
Puis donc que
l’acte de croire dépend à la fois de l’intelligence et de la volonté, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit, un tel acte ne peut être parfait que si à
la fois la volonté est perfectionnée par la charité, et l’intelligence par la
foi. Et de là vient que la foi informe ne peut être une vertu.
Réponse aux objections :
1° Une chose peut
être accidentelle à une autre considérée dans son genre naturel, et lui être
essentiel relativement au genre moral, c’est-à-dire au vice et à la
vertu ; ainsi la fin convenable pour le repas, ou n’importe quelle autre circonstance
due. Et semblablement, ce que la foi reçoit de la charité lui est accidentel
quant à son genre naturel, mais essentiel relativement au genre moral ; et
ceci la pose, par conséquent, dans le genre de la vertu.
2° Le vice n’est
pas seulement opposé à la vertu parfaite, mais aussi à ce qui imparfait dans le
genre de la vertu, comme l’intempérance à l’inclination naturelle qui est dans
le concupiscible pour le bien ; et l’infidélité s’oppose ainsi à la foi
informe.
3° Nous
l’accordons.
4° Par la foi
informe, l’intelligence n’est pas conduite à une perfection qui suffise pour la
vertu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
5° Les
philosophes ne considèrent pas les vertus comme des principes de l’acte
méritoire ; voilà pourquoi les habitus non formés par la charité peuvent
être appelés vertus selon eux, mais non selon le théologien.
6° Saint Augustin
prend pour des vertus au sens large tous les habitus qui perfectionnent en vue
d’actes louables. Ou bien l’on peut dire que saint Augustin ne pense pas que
les habitus existant sans la grâce peuvent être appelés des vertus, mais que
des habitus qui sont des vertus quand ils sont avec la grâce, demeurent sans la
grâce ; cependant ils ne sont pas alors des vertus.
Objections :
Il semble que
non.
1° La grâce qui
survient n’a pas une moindre efficace dans le fidèle que dans l’infidèle. Or
dans l’infidèle, quand il se convertit, l’habitus de foi est infusé en même
temps que la grâce. Donc de même aussi dans le fidèle ; et ainsi,
l’habitus de foi formée est autre que l’habitus de foi informe.
2° La foi informe
est le principe de la crainte servile, tandis que la foi formée est celui de la
crainte chaste ou initiale. Or, la crainte filiale ou chaste survenant, la
crainte servile est chassée. Donc, à la venue de la foi formée, la foi informe
est chassée, et ainsi, l’habitus n’est pas le même pour les deux.
3° Comme dit
Boèce, les accidents peuvent être corrompus, mais non altérés. Or l’habitus de
foi informe est un certain accident. Il ne peut donc être altéré pour devenir
lui-même formé.
4° La vie
survenant, ce qui est mort s’en va. Or la foi informe, « qui est sans les
œuvres, est morte », comme il est dit en Jacq. 2, 26. À la venue
de la charité, qui est le principe de la vie, la foi informe est donc ôtée, et
ainsi, elle ne devient pas formée.
5° Deux accidents
ne deviennent pas un seul. Or la foi informe est un certain accident. Il ne
peut donc se faire que la charité et elle deviennent un ; ce qui
semblerait nécessaire si la foi informe devenait elle-même formée.
6° Tout ce qui
diffère par le genre diffère aussi par l’espèce et le nombre. Or la foi informe
et la foi formée diffèrent par le genre, puisque l’une est une vertu et l’autre
non. Elles diffèrent donc aussi par l’espèce et le nombre.
7° On distingue
les habitus par les actes. Or la foi formée et l’informe ont des actes
différents : croire en Dieu et croire à Dieu, ou croire Dieu. Ce sont donc
des habitus différents.
8° Des habitus
différents sont ôtés par des vices différents, puisque chaque chose est ôtée
par son contraire, et qu’une seule est contraire à une autre. Or la foi formée
est ôtée par le péché de fornication ; mais non la foi informe, qui ne
l’est que par le péché d’infidélité. La foi informe et la foi formée sont donc
des habitus différents.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jacq. 2, 26 : « La foi sans les œuvres est
morte » ; la Glose :
« par lesquelles elle revit ». C’est donc la foi informe elle-même,
qui a été morte, qui est formée et revit.
2° Les réalités
ne sont pas diversifiées par ce qui est en dehors de leur essence. Or la
charité est en dehors de l’essence de la foi. Être avec ou sans la charité ne
diversifie donc pas l’habitus de foi.
Réponse :
Sur ce sujet,
il y a différentes opinions. En effet, certains prétendent que l’habitus qui a
été informe ne devient jamais formé, mais qu’avec la grâce elle-même est infusé
un certain habitus nouveau, qui est la foi formée, et qu’à sa venue, l’habitus
de foi informe s’en va. Mais cela est impossible, car rien n’est chassé que par
son opposé. Si donc l’habitus de foi informe est chassé par l’habitus de foi
formée, puisqu’il ne lui est opposé que sous l’aspect de l’informité il sera
nécessaire que l’informité elle-même fasse partie de l’essence de la foi
informe, et ainsi, elle sera par son essence un habitus mauvais, et ne pourra
être un don de Dieu. En outre, lorsque quelqu’un pèche mortellement, la grâce
et la foi formée sont ôtées, et cependant nous voyons la foi demeurer. Et ce
qu’ils affirment n’est pas probable, à savoir que le don de la foi informe lui
serait alors de nouveau infusé : car dans ce cas, du fait même que
quelqu’un pèche, il serait disposé à recevoir un don de Dieu.
Et c’est pourquoi
d’autres disent qu’à la venue de la charité, ce n’est point l’habitus qui est
ôté, mais seulement l’acte de la foi informe. Mais cela non plus ne peut se
soutenir, car alors un habitus demeurerait inutilement. Et de plus, puisque
l’acte de foi informe n’a pas de contrariété essentielle avec l’acte de foi
formée, il ne peut être empêché par lui.
Et l’on ne peut
pas dire non plus que les deux actes et les deux habitus existent ensemble, car
tout acte que fait la foi informe, la foi formée peut le faire. Le même acte
viendrait donc de deux habitus, ce qui ne convient pas.
Voilà pourquoi
il faut dire avec d’autres que, lorsque survient la charité, la foi informe
demeure, et elle-même devient formée ; et ainsi, seule l’informité est
ôtée. Ce que l’on peut voir de la façon suivante.
Dans les
puissances ou les habitus, la diversité se prend d’une double
considération : des objets, et des différents modes d’action. La diversité
des objets différencie par l’essence les puissances et les habitus, comme la
vue diffère de l’ouïe, et la chasteté de la force. Mais quant au mode d’action,
les puissances ne sont pas différenciées par l’essence, mais par le complet et
l’incomplet. En effet, voir plus ou moins clairement, ou exercer plus ou moins
promptement l’œuvre de chasteté, ne différencient pas la puissance visuelle ou
l’habitus de chasteté, mais montrent que la puissance et l’habitus sont plus ou
moins parfaits.
Or la foi
formée et la foi informe ne diffèrent pas par l’objet, mais seulement par le
mode d’action. Car la foi formée donne à la vérité première son assentiment
d’une volonté parfaite, tandis que la foi informe, d’une volonté imparfaite. La
foi formée et l’informe ne se distinguent donc pas comme deux habitus
différents, mais comme un habitus parfait et imparfait. Par conséquent, puisque
le même habitus qui était auparavant imparfait peut devenir parfait, l’habitus
même de foi informe devient ensuite formé.
Réponse aux objections :
1° La grâce n’a
pas une moindre efficace lorsqu’elle est infusée au fidèle que lorsqu’elle est
infusée à l’infidèle, mais c’est par accident qu’elle ne cause pas en celui qui
a la foi un autre habitus de foi, parce qu’elle trouve cet habitus ; de
même, par le cours d’un professeur, l’ignorant est enseigné, mais le savant
n’acquiert pas un nouvel habitus : il est fortifié dans la science qu’il
avait déjà.
2° Lorsque
survient la charité, la crainte servile n’est pas exclue quant à la substance
du don, mais seulement quant à la servilité. Et de même aussi lorsque survient
la grâce, la foi n’est ôtée que quant à l’informité.
3° Bien que
l’accident ne puisse être altéré, cependant le sujet de l’accident est altéré
suivant quelque accident ; et ainsi, l’on dit que cet accident varie,
comme la blancheur devient plus ou moins grande lorsque le sujet est altéré
suivant la blancheur.
4° La vie
survenant, il n’est pas nécessaire que ce qui est mort soit ôté, mais que la
mort soit ôtée ; et ainsi, ce n’est pas la foi informe qui est ôtée par la
charité, mais l’informité.
5° Bien que deux
accidents ne deviennent pas un, cependant un accident peut être perfectionné
par un autre, comme la couleur par la lumière ; et ainsi, la foi est
perfectionnée par la charité.
6° On dit que la
foi informe et la foi formée diffèrent par le genre, non pas comme si elles
existaient en des genres différents, mais comme le parfait qui atteint la
raison formelle du genre et l’imparfait qui ne l’atteint pas encore. Il n’est
donc pas nécessaire qu’elles diffèrent numériquement, comme ce n’est pas non
plus nécessaire pour l’embryon et l’animal.
7° Croire à Dieu,
croire Dieu et croire en Dieu, ces expressions ne désignent pas différents
actes, mais différentes circonstances du même acte de vertu. En effet, il y a
dans la foi une part de connaissance, en tant que la foi est une preuve. Et
ainsi, quant au principe de cette argumentation, l’acte de foi se dit
« croire à Dieu » : car si le croyant est mû à assentir à une
chose, c’est parce qu’elle est dite par Dieu. Quant à la conclusion à laquelle
il donne son assentiment, l’acte de foi se dit « croire Dieu » :
car la vérité première est l’objet propre de la foi. Et quant à la part de
volonté, l’acte de foi se dit « croire en Dieu ». Mais ce n’est
parfaitement un acte de vertu que s’il a toutes ces circonstances.
8° Par la
fornication et les autres péchés, hormis l’infidélité, la foi formée est ôtée
non quant à la substance de l’habitus, mais seulement quant à la forme.
Objections :
Il semble que
non.
1° La foi est
expliquée dans le Symbole. Or dans le Symbole sont posées de nombreuses choses
qui concernent les créatures. L’objet de la foi n’est donc pas seulement la
vérité première.
2° [Le répondant] disait que les choses qui, dans le Symbole, concernent les créatures, se rapportent à la foi comme par accident et secondairement. En sens contraire : la considération d’une science s’étend par soi à toutes les choses auxquelles s’étend l’efficace du médium propre par lequel elle procède. Or le médium de la foi consiste à croire à Dieu qui dit quelque chose ; car ce qui meut le fidèle à assentir, c’est qu’il pense qu’une chose a été dite par Dieu. Or on doit croire à Dieu non seulement au sujet de la vérité première, mais au sujet de n’importe quelle vérité. N’importe quelle vérité est donc par elle-même matière et objet de foi.
3° On distingue
les actes par les objets. Or l’acte de foi et la vision de Dieu dans sa forme
sont des actes différents. Puis donc que l’objet de la vision susdite est la
vérité première elle-même, celle-ci ne sera pas objet de l’acte de foi.
4° La vérité
première est à la foi ce que la lumière est à la vue. Or la lumière n’est pas
objet par soi de la vue, mais c’est plutôt la couleur en acte, comme dit
Ptolémée. La vérité première n’est donc pas non plus objet par soi de la foi.
5° La foi porte
sur des objets complexes ; à eux seuls, en effet, l’on peut assentir comme
à des choses vraies. Or la vérité première est une vérité incomplexe. L’objet
de la foi n’est donc pas la vérité première.
6° Si la vérité
première était objet par soi de la foi, rien de ce qui concerne purement la
créature ne concernerait la foi. Or la résurrection de la chair concerne
purement la créature ; et cependant elle est au nombre des articles de
foi. La vérité première n’est donc pas seulement par soi objet de la foi.
7° De même que le
visible est objet de la vue, de même le crédible est objet de la foi. Or de
nombreuses choses autres que la vérité première sont crédibles. La vérité
première n’est donc pas par soi objet de foi.
8° La
connaissance que l’on a des choses relatives entre elles est la même, étant
donné que l’une est incluse dans la définition de l’autre. Or le Créateur et la
créature se disent relativement. Donc, quel que soit l’habitus cognitif dont le
Créateur est objet, la créature en sera aussi l’objet ; et ainsi, il est
impossible que la vérité première seulement soit objet de foi.
9° En n’importe
quelle connaissance, ce à quoi nous sommes amenés est l’objet, et ce par quoi
nous y sommes amenés est le médium. Or dans la foi, nous sommes amenés à
assentir à des vérités à la fois sur Dieu et sur les créatures par la vérité
première, en tant que nous croyons Dieu véridique. La vérité première ne se
comporte donc pas dans la foi comme l’objet de connaissance, mais plutôt comme
le médium.
10° De même que la
charité est une vertu théologale, de même également la foi. Or la charité n’a
pas seulement Dieu pour objet, mais aussi le prochain ; et c’est pourquoi
deux préceptes de charité sont donnés concernant l’amour de Dieu et celui du
prochain. Donc la foi aussi a pour objet non seulement la vérité première, mais
aussi la vérité créée.
11° Saint Augustin
dit que, dans la patrie, nous verrons les réalités elles-mêmes, tandis qu’ici
nous regardons les images des réalités. Or la vision de foi appartient à l’état
de voie. La vision de foi se fait donc par des images. Or les images par
lesquelles notre intelligence voit, sont les réalités créées. L’objet de la foi
est donc la vérité créée.
12° La foi est
intermédiaire entre la science et l’opinion, comme le montre clairement la
définition d’Hugues de Saint-Victor. Or la science et l’opinion portent sur un
objet complexe. Donc la foi aussi ; et ainsi, son objet ne peut être la
vérité première, qui est simple.
13° Le principe de
la foi semble être la révélation prophétique, par laquelle nous ont été
annoncées les réalités divines. Or l’objet de la prophétie n’est pas la vérité
première, mais bien au contraire les réalités créées, qui sont concernées par
des différences temporelles déterminées. L’objet de la foi n’est donc pas non
plus la vérité première.
14° La vérité
contingente n’est pas la vérité première. Or quelque vérité de foi est une
vérité contingente. En effet, que le Christ ait souffert, cela a été
contingent, puisque cela était dépendant de son libre arbitre et aussi de celui
des meurtriers, et cependant la foi porte sur la Passion du Christ. La vérité
première n’est donc pas l’objet propre de la foi.
15° La foi, à
proprement parler, ne porte que sur des objets complexes. Or, en certains
articles de foi, la vérité première se présente comme incomplexe ; comme
lorsque nous disons que Dieu a souffert ou est mort. La vérité première n’y est
donc pas touchée comme objet de foi.
16° La vérité
première a un double rapport à la foi : elle l’atteste, et c’est sur elle
que la foi porte. Or l’on ne peut la poser comme objet de foi en tant qu’elle
l’atteste, car dans ce cas, elle est hors de l’essence de la foi ; ni non
plus comme ce sur quoi elle porte, car alors tous les énoncés qui seraient
formés concernant la vérité première seraient des choses crédibles ; ce
qui est manifestement faux. La vérité première n’est donc pas objet propre de
la foi.
En sens contraire :
1° Denys dit que
la foi porte sur « la vérité simple, perpétuelle, immuable ». Or
seule la vérité première est telle ; donc, etc.
2° Une vertu
théologale a la même chose pour fin et pour objet. Or la fin de la foi est la
vérité première, dont la foi mérite la vision à découvert. Son objet est donc,
lui aussi, la vérité première.
3° Saint Isidore
dit que l’article est une perception de la vérité divine. Or la foi est
contenue dans les articles. La vérité divine est donc l’objet de la foi.
4° La foi est au
vrai ce que la charité est au bien. Or l’objet par soi de la charité est le
souverain bien, car la charité aime Dieu, et le prochain pour Dieu. L’objet de
la foi est donc la vérité première.
Réponse :
L’objet par soi
de la foi est la vérité première. Et voici comment le comprendre. Un habitus
n’est une vertu que si son acte est toujours bon ; car sinon il ne serait
pas la perfection de la puissance. Puis donc que l’acte de l’intelligence est
bon parce qu’il considère le vrai, il est nécessaire que l’habitus existant
dans l’intelligence ne puisse être une vertu que s’il est tel que par lui on
dise infailliblement le vrai ; et pour cette raison, ce n’est pas
l’opinion qui est une vertu intellectuelle, mais la science et l’intelligence
[des principes], comme il est dit au sixième livre de l’Éthique.
Mais la foi,
que l’on pose comme une vertu, ne peut devoir cela à l’évidence même des
choses, puisqu’elle porte sur ce que l’on ne voit pas. Il est donc nécessaire
qu’elle le tienne de ce qu’elle adhère à quelque témoignage en lequel la vérité
se rencontre infailliblement. Or de même que tout être créé, en ce qui le
concerne, est vain et défectueux, à moins d’être maintenu par l’être incréé, de
même aussi toute vérité créée est défectueuse, à moins d’être rectifiée par la
vérité incréée. C’est pourquoi assentir au témoignage de l’ange ou de l’homme
ne conduirait pas infailliblement à la vérité si l’on ne considérait en eux le
témoignage de Dieu qui parle. Il est donc nécessaire que la foi, qui est posée
comme une vertu, fasse adhérer l’intelligence de l’homme à cette vérité qui
consiste dans la connaissance divine, en transcendant la vérité de sa propre
intelligence. Et ainsi, le fidèle, « par la vérité simple, perpétuelle,
immuable, est délivré des variations instables de l’erreur », comme dit
Denys au septième chapitre des Noms
divins.
Or la vérité de
la connaissance divine se comporte ainsi : elle porte premièrement et
principalement sur la réalité incréée elle-même, et en quelque sorte
conséquemment sur les créatures, en tant que Dieu en se connaissant connaît
toutes les autres choses. Et ainsi, la foi, qui unit l’homme à la connaissance
divine par l’assentiment, a Dieu même comme objet principal ; et les
autres choses, quelles qu’elles soient, comme adjointes par voie de
conséquence.
Réponse aux objections :
1° Tout ce qui,
dans le Symbole, concerne les créatures, n’est matière de foi que dans la
mesure où quelque chose de la vérité première lui est adjoint ; en effet,
la Passion elle-même ne se tient sous la foi que dans la mesure où nous croyons
que Dieu a souffert, et la Résurrection seulement dans la mesure où nous
croyons qu’elle s’est faite par la puissance divine.
2° Bien qu’il
faille croire à propos de tout par le témoignage divin, cependant celui-ci,
comme aussi la connaissance divine, porte premièrement et principalement sur
soi-même, et conséquemment sur les autres choses ;
Jn 8, 18 : « Je me rends témoignage à moi-même, et mon Père
qui m’a envoyé me rend aussi témoignage. » La foi (porte) donc principalement
sur Dieu, et sur les autres par voie de conséquence.
3° La vérité
première est objet de la vision de la patrie comme apparaissant dans sa forme,
mais objet de la foi comme non apparente ; donc, bien que l’objet des deux
actes soit réellement identique, cependant il n’est pas le même
rationnellement. Et ainsi, l’objet formellement différent fait différer
l’espèce de l’acte.
4° La lumière est
d’une certaine façon l’objet de la vue, et d’une autre façon elle ne l’est pas.
En effet, en tant que la lumière n’est vue par nos yeux que parce qu’elle
s’unit, par réflexion ou autrement, à un corps déterminé, on ne dit pas qu’elle
est objet par soi de la vue, mais on le dit plutôt de la couleur, qui est
toujours dans un corps déterminé. Mais en tant que rien ne peut être vu qu’au
moyen de la lumière, on dit que la lumière est le premier visible, comme le dit
le même Ptolémée. Et de la sorte, la vérité première est aussi premièrement et
par soi objet de la foi.
5° La réalité
connue est appelée objet de connaissance, en tant qu’elle subsiste en elle-même
hors de celui qui connaît, bien qu’il n’y ait connaissance d’une telle chose
que par ce qui, d’elle, est dans le connaissant ; ainsi la couleur de la
pierre, qui est objet de la vue, n’est connue que par son espèce dans l’œil.
Donc la vérité première, qui est simple en elle-même, est objet de la
foi ; mais notre intelligence la reçoit à sa façon, par voie de
composition. Et ainsi, étant donné qu’à la composition faite elle donne son
assentiment comme à une proposition vraie, elle tend vers la vérité première
comme vers un objet ; et ainsi, rien n’empêche que l’objet de la foi soit
la vérité première, bien que la foi porte sur des objets complexes.
6° La
résurrection de la chair et les autres choses de ce genre appartiennent aussi à
la vérité première, en tant qu’elles sont l’œuvre de la puissance divine.
7° Toutes les
choses crédibles, dès lors qu’elles sont attestées par Dieu, doivent
nécessairement porter principalement sur la vérité première, et secondairement
sur les réalités créées, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit dans le corps de
l’article. Quant aux autres choses crédibles, elles ne sont pas objets de la
foi dont nous parlons maintenant.
8° Le Créateur
n’est pas objet de la foi sous l’aspect de Créateur, mais comme vérité
première. Il n’est donc pas nécessaire que l’objet par soi de la foi soit la
créature : en effet, ce n’est pas parce que la connaissance que l’on a du
maître et de l’esclave, en tant que tels, est la même, que quiconque connaît
quelque chose du maître, connaît quelque chose de l’esclave.
9° Bien que par
la vérité première nous soyons amenés aux créatures, cependant elle nous
conduit principalement à elle-même, car elle témoigne principalement
d’elle-même ; la vérité première se comporte donc dans la foi comme le
médium et comme l’objet.
10° La charité
envers le prochain n’aime que Dieu ; il ne s’ensuit donc pas que l’objet
de la charité soit quelque chose d’autre que le souverain bien.
11° Les images par
lesquelles la foi regarde quelque chose sont non pas l’objet de la foi, mais ce
par quoi la foi tend vers son objet.
12° Bien que la
foi porte sur un objet complexe quant à ce qui est en nous, cependant, quant à
ce vers quoi la foi nous conduit comme vers un objet, elle porte sur une vérité
simple.
13° Bien que la prophétie
ait pour matière les réalités créées et temporelles, cependant elle a pour fin
la réalité incréée. En effet, toutes les révélations prophétiques, même celles
qui concernent les réalités créées, sont ordonnées à ce que Dieu soit connu de
nous. Voilà pourquoi la prophétie amène à la foi comme à une fin. Et il n’est
pas nécessaire que l’objet ou la matière soit identique pour la prophétie et
pour la foi : bien que la foi et la prophétie portent parfois sur la même
chose, ce n’est cependant pas sous le même aspect ; par exemple, il y eut
sur la Passion du Christ la prophétie des anciens et la foi ; mais la
prophétie quant à ce qui en elle était temporel, la foi quant à ce qui en elle
était éternel.
14° La foi ne
porte sur la Passion que dans la mesure où elle est unie à la vérité éternelle,
en tant que la Passion est référée à Dieu. De plus, bien que la Passion,
considérée en elle-même, soit contingente, cependant, en tant qu’elle se tient
sous la prescience divine, telle qu’elle est objet de foi et de prophétie, elle
a une vérité immuable.
15° Le sujet est
pour toute la proposition comme une matière ; donc, bien qu’en de telles
propositions, quand nous disons : « Dieu a souffert », seul le
sujet désigne quelque chose d’incréé, cependant l’on dit que toute la
proposition porte sur une réalité incréée comme sur une matière : et de la
sorte, il n’est pas exclu que la foi ait la vérité première pour objet.
16° La vérité
première est appelée objet de la foi, parce que c’est sur elle que la foi
porte. Et cependant, il n’est pas nécessaire que n’importe quel énoncé formé à
propos de Dieu soit une chose crédible, mais seulement celui qu’atteste la
vérité divine ; de même aussi, le corps mobile est le sujet de la
philosophie de la nature, et cependant tous les énoncés qui peuvent être formés
sur le corps mobile ne sont pas des objets de science, mais ceux-là seulement
qui sont manifestés par les principes de la philosophie de la nature. Or le
témoignage de la vérité première se comporte dans la foi comme le principe dans
les sciences démonstratives.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Tout ce qui
peut être prouvé par un raisonnement nécessaire peut être su. Or, selon Richard
de Saint-Victor, pour tout ce qu’il faut croire, il ne manque pas de raison non
seulement probable, mais aussi nécessaire. La science peut donc porter sur les
choses que l’on croit.
2° La lumière de
la grâce infusée divinement est plus efficace que la lumière de la nature. Or
les choses qui nous sont manifestées par la lumière naturelle de la raison sont
sues ou comprises de nous, et pas seulement crues. Donc celles qui viennent à
notre connaissance par la lumière de la foi divinement infusée sont sues de
nous, et pas seulement crues.
3° Le témoignage
de Dieu est plus certain et plus efficace que celui d’un homme, si savant
soit-il. Or il arrive que celui dont le discours repose sur la parole d’un
savant, ait la science : on le voit clairement dans les sciences
subalternées, dont les principes reposent sur les sciences subalternantes. Donc
à bien plus forte raison la science peut-elle porter sur les choses qui
appartiennent à la foi, puisqu’elles reposent sur le témoignage divin.
4° Chaque fois
que l’intelligence est contrainte par nécessité à assentir, elle a la science
des choses auxquelles elle donne son assentiment : en effet, une inférence
à partir de principes nécessaires cause la science. Or celui qui croit donne
son assentiment par nécessité aux choses qui appartiennent à la foi : il
est dit en effet en Jacq. 2, 19 que « les démons croient,
et ils tremblent » ; ce qui ne peut avoir lieu par leur volonté,
puisque celle-ci ne peut être louable ; et ainsi, il reste qu’ils
consentent par nécessité aux choses qui appartiennent à la foi. La science peut
donc porter sur celles-ci.
5° Les choses que
l’on connaît naturellement, sont sues, ou plus certainement connues que celles
qui sont sues. Or « la connaissance de Dieu a été naturellement semée en
tous », comme dit saint Jean Damascène ; et la foi est un moyen de
connaître Dieu. Les choses qui appartiennent à la foi peuvent donc être sues.
6° L’opinion est
plus loin de la science que la foi. Or la science et l’opinion peuvent porter
sur un même objet : par exemple, si l’on sait une seule et même conclusion
à la fois par un syllogisme démonstratif et par un syllogisme dialectique. La
science et la foi peuvent donc, elles aussi, porter sur un même objet.
7° Que le
Christ a été conçu, est article de foi. Or la bienheureuse Vierge l’a su par
expérience. La même chose peut donc être en même temps sue et crue.
8° Que Dieu
est un, est posé parmi les choses crédibles. Or cela est prouvé
démonstrativement par les philosophes ; et ainsi, cela peut être su. La
foi et la science peuvent donc porter sur un même objet.
9° L’existence de
Dieu est une certaine chose crédible. Mais nous ne croyons pas cela parce que
c’est agréable à Dieu : car nul ne peut estimer qu’une chose est agréable
à Dieu, s’il n’estime d’abord que le Dieu qui agrée existe ; et ainsi,
l’estimation par laquelle on estime que Dieu existe, précède l’estimation par
laquelle on pense qu’une chose est agréable à Dieu, et elle ne peut être causée
par celle-ci. Or ce qui nous conduit à croire ce que nous ignorons, c’est que
nous croyons que cela est agréable à Dieu. L’existence de Dieu est donc crue et
sue.
En sens contraire :
1° La matière ou
l’objet principal de la foi est la vérité première. Or la science de l’homme ne
peut porter sur la vérité première, c’est-à-dire sur Dieu, comme on le voit
chez Denys, au premier chapitre des Noms
divins. La foi et la science ne peuvent donc pas porter sur le même objet.
2° La science est
perfectionnée par la raison. Or la raison anéantit la force de la foi :
« La foi n’aurait pas de mérite si la raison humaine lui fournissait des
preuves expérimentales. » La foi et la science ne se rejoignent donc pas
dans un même objet.
3°
1 Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait,
ce qui est partiel prendra fin. » Or la connaissance de foi est partielle,
c’est-à-dire imparfaite, tandis que la connaissance de science est parfaite.
Donc la science abolit la foi.
Réponse :
Selon saint
Augustin au livre sur la Vision de Dieu,
« on croit les choses qui ne sont pas présentes à nos sens, si elles
s’appuient sur un témoignage qui présente quelque probabilité ; mais on
voit celles qui sont à portée des sens du corps et de l’esprit ». Et cette
différence est évidente quant aux choses qui tombent sous les sens du
corps : en effet, l’on voit manifestement ce qui en elles est à portée des
sens et ce qui ne l’est pas. Mais ce qui dans les sens de l’esprit est dit être
à portée, voilà qui est plus caché. Cependant, ces choses sont dites à portée
de l’intelligence, qui ne dépassent pas sa capacité, de sorte que le regard de
l’intelligence s’y établit : car ce n’est pas à cause du témoignage d’un
autre que l’on donne son assentiment à de telles choses, mais à cause du
témoignage de sa propre intelligence. Mais les choses qui dépassent la
puissance de l’intelligence, il est dit qu’elles ne sont pas présentes aux sens
de l’esprit, de sorte que l’intelligence ne peut s’y établir ; par
conséquent, nous ne pouvons pas y assentir à cause de notre propre témoignage,
mais à cause d’un témoignage d’un autre : et voilà proprement ce que l’on
appelle des choses crues.
L’objet de la
foi est donc proprement ce qui n’est pas présent à l’intelligence — en
effet, on croit les choses qui ne sont pas présentes, mais on voit celles qui
sont présentes, comme dit saint Augustin dans le même livre — ou encore la
réalité non apparente, c’est-à-dire la réalité qu’on ne voit pas : car,
comme il est dit en Hébr. 11, 1, « la foi est la preuve des
choses qu’on ne voit pas ». Or chaque fois que manque la raison formelle
de l’objet propre, il est nécessaire que l’acte lui aussi fasse défaut ;
donc, aussitôt qu’une chose commence à être présente ou apparente, elle ne peut
se tenir sous l’acte de foi comme son objet. Or tout ce qui est su, au sens
propre de la science, est connu au moyen d’une analyse par les principes
premiers, qui sont par soi à portée de l’intelligence ; et ainsi, toute
science s’accomplit dans la vision d’une réalité présente. Il est donc
impossible que la foi et la science portent sur un même objet.
Cependant, il
faut savoir qu’une chose peut être crédible de deux façons. D’abord absolument,
à savoir, ce qui dépasse la puissance de l’intelligence de tous les hommes qui
sont dans l’état de voie ; par exemple, que Dieu est trine et un, et les
choses de ce genre. Et il est impossible qu’un homme ait la science de ces
choses, mais n’importe quel fidèle donne son assentiment à ce genre de choses à
cause du témoignage de Dieu, à la portée de qui elles sont, et de qui elles
sont connues. Ensuite, une chose est crédible non pas absolument mais
relativement à quelqu’un : c’est ce qui ne dépasse pas la puissance de
tous les hommes, mais seulement de quelques-uns ; ainsi les choses qui
peuvent être sues démonstrativement au sujet de Dieu, comme l’affirmation que
Dieu est un ou incorporel, et les choses de ce genre. Et quant à elles, rien
n’empêche qu’elles soient sues par quelques-uns qui en ont les démonstrations,
et crues par les autres qui n’en ont pas perçu les démonstrations. Mais il est
impossible qu’elles soient sues et crues par le même.
Réponse aux objections :
1° Tout ce qui
doit être cru, si ce n’est pas évident par soi, a une raison non seulement
probable, mais nécessaire, « quoiqu’il arrive qu’elle soit inconnue de
notre industrie » comme l’ajoute Richard au même endroit ; les
raisons des choses crédibles nous sont donc inconnues, mais sont connues de
Dieu et des bienheureux, qui sur ces choses n’ont pas la foi mais la vision.
2° Bien que la
lumière divinement infusée soit plus efficace que la lumière naturelle,
cependant nous n’y participons pas parfaitement dans l’état présent, mais
imparfaitement. Voilà pourquoi, en raison de son imparfaite participation, il
se produit que nous ne sommes pas conduits par cette lumière infuse à la vision
des choses pour lesquelles la connaissance est donnée ; mais ce sera le
cas dans la patrie, lorsque nous participerons parfaitement à cette lumière, et
où « dans la lumière de Dieu nous verrons la lumière » [Ps. 35].
3° Celui qui a
une science subalternée n’atteint pas parfaitement la raison formelle de
science, si ce n’est en tant que sa connaissance est unie en quelque sorte à la
connaissance de celui qui a la science subalternante. Néanmoins, on attribue au
savant inférieur la science non pas des choses qu’il suppose, mais des conclusions
qui découlent nécessairement des principes supposés. Et de la sorte, on peut
attribuer aussi au fidèle la science des choses qui sont conclues à partir des
articles de foi.
4° Ce n’est pas
par leur volonté que les démons donnent leur assentiment aux choses qu’ils sont
dits croire, mais en étant contraints par l’évidence des preuves qui démontrent
que ce que les fidèles croient est vrai ; quoique ces preuves ne fassent
pas apparaître ce qui est cru au point que l’on puisse dire qu’ils ont la vision
des choses qui sont crues. Par conséquent, l’acte de croire est attribué quasi
équivoquement aux hommes fidèles et aux démons : et la foi n’est pas en
ceux-ci par une lumière de grâce infuse comme c’est le cas pour les fidèles.
5° La foi ne
porte pas sur Dieu quant à ce que l’on connaît de lui naturellement, mais quant
à ce qui dépasse la connaissance naturelle.
6° Il ne semble
pas possible que l’on ait en même temps science et opinion sur un même
objet : car l’opinion s’accompagne de la crainte de l’autre partie,
crainte que la science exclut. Et semblablement, il n’est pas possible que la
foi et la science portent sur un même objet.
7° La
bienheureuse Vierge pouvait certes savoir qu’elle n’avait pas conçu son fils en
s’unissant à un homme ; mais par quelle puissance cette conception avait
eu lieu, elle ne put le savoir, mais elle crut à l’Ange qui lui dit :
« l’Esprit Saint surviendra en toi, etc. »
8° Que Dieu est
un, dans la mesure où cela est démontré, n’est pas posé comme un article de
foi, mais comme présupposé aux articles : en effet, la connaissance de foi
présuppose une connaissance naturelle, comme la grâce présuppose aussi la
nature. Mais l’unité de l’essence divine telle qu’elle est posée par les
fidèles, c’est-à-dire avec la toute-puissance et la providence de toutes
choses, et d’autres choses du même genre, qui ne peuvent pas être prouvées,
constitue un article.
9° Quelqu’un peut
commencer à croire ce qu’il ne croyait pas auparavant, mais estimait plus
faiblement ; il est donc possible que quelqu’un, avant de croire que Dieu
existe, ait estimé que Dieu existe, et qu’il lui plaît que l’on croie qu’il
existe. Et ainsi, quelqu’un peut croire, parce que cela plaît à Dieu, que Dieu
existe, bien que ce ne soit pas non plus un article, mais un antécédent à
l’article, car cela est prouvé démonstrativement.
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme il
est dit en Deut. 32, 4, « les œuvres de Dieu sont
parfaites ». Or une chose n’est parfaite que si elle est pourvue de ce qui
lui est nécessaire pour obtenir sa fin propre. Chaque chose, dès
l’établissement de sa nature, a donc été pourvue de ce qui lui suffit pour
obtenir sa fin ultime. Or les choses qui appartiennent à la foi sont au-dessus
de la connaissance qui convient à l’homme par sa condition naturelle. La foi,
par laquelle de telles choses sont reçues ou connues, n’est donc pas nécessaire
à l’homme pour qu’il obtienne sa fin.
2° [Le répondant] disait que l’homme, par sa condition naturelle, a été pourvu de tout ce qui est nécessaire pour obtenir une fin naturelle telle que la félicité de la voie que posent les philosophes, mais non pour obtenir la fin surnaturelle qui est la béatitude éternelle. En sens contraire : l’homme, dès l’établissement de sa nature, a été fait pour être participant de la béatitude éternelle : c’est en effet pour cela que Dieu a établi une nature raisonnable capable de lui, comme on le lit au deuxième livre des Sentences, dist. 1. Donc dans la nature même de l’homme ont dû être déposés les principes par lesquels il puisse obtenir sa cette fin.
3° De même
que la connaissance est nécessaire pour obtenir la fin, de même aussi
l’opération. Or, pour l’obtention de la fin surnaturelle nous sont donnés des
habitus de vertus ordonnant non pas à d’autres œuvres que celles auxquelles
nous sommes ordonnés par la raison naturelle, mais aux mêmes œuvres à faire de
façon plus parfaite : en effet, la chasteté infuse et la chasteté acquise
semblent avoir le même acte, qui est de réfréner les plaisirs de la sexualité.
Il était donc nécessaire, pour l’obtention de la fin surnaturelle, que nous
soit infusé un habitus cognitif ordonné à connaître non pas d’autres choses que
celles que nous pouvons connaître naturellement, mais les mêmes choses de façon
plus parfaite : et ainsi, il ne semble pas qu’il ait été nécessaire au
salut d’avoir foi à ce qui n’apparaît pas à la raison.
4° La puissance
n’a pas besoin d’habitus pour ce à quoi elle est naturellement
déterminée ; on le voit clairement dans les puissances irrationnelles, qui
accomplissent leurs œuvres sans l’intermédiaire d’un habitus, comme les
puissances nutritive et générative. Or l’intelligence humaine est naturellement
déterminée à connaître Dieu. Elle n’a donc pas besoin de l’habitus de foi pour
être amenée à la connaissance de Dieu.
5° Ce qui
peut obtenir la fin par soi-même est plus parfait que ce qui ne peut pas
l’obtenir par soi-même. Or les autres animaux peuvent obtenir leurs fins par
les principes naturels. Puis donc que l’homme est plus parfait qu’eux, il
semble que la connaissance naturelle lui suffise pour obtenir sa fin ; et
ainsi, il n’a pas besoin de la foi.
6° Ce qui
est réputé vicieux ne semble pas être nécessaire au salut. Or être crédule est
réputé vicieux ; c’est pourquoi il est dit en
Eccli. 19, 4 : « Celui qui croit trop vite est léger de
cœur. » Croire n’est donc pas nécessaire au salut.
7° Puisqu’il
faut surtout croire Dieu, nous devons croire davantage celui dont il est mieux
établi que Dieu lui a parlé. Or il est mieux établi que Dieu parle par
l’instinct de la raison naturelle que par quelque prophète ou apôtre, puisqu’il
est très certain que Dieu est l’auteur de toute la nature. Nous devons donc
adhérer aux choses que dicte la raison plutôt qu’à celles prêchées par les
apôtres ou les prophètes, et sur lesquelles porte la foi. Puis donc que de
telles choses semblent parfois contredire celles que dicte la raison
naturelle — comme lorsque l’on dit que Dieu est trine et un, ou qu’une
vierge a conçu, et d’autres de ce genre —, il semble qu’il ne convienne
pas d’apporter foi à de telles choses.
8° Ce qui
est aboli à la venue d’une autre chose ne semble pas être nécessaire pour
obtenir celle-ci : en effet, le premier ne serait point aboli s’il n’avait
quelque opposition à la seconde ; or l’opposé n’amène point à son opposé,
mais plutôt en détourne. Or la foi est abolie à la venue de la gloire. Elle
n’est donc pas nécessaire pour obtenir la gloire.
9° Rien n’a
besoin, pour obtenir sa fin, de ce par quoi il est détruit. Or la foi détruit
la raison ; car comme dit saint Grégoire, « la foi n’aurait pas de
mérite si la raison humaine lui fournissait des preuves expérimentales ».
La raison n’a donc pas besoin de la foi pour obtenir sa fin.
10° L’hérétique
n’a pas l’habitus de foi. Mais il arrive que l’hérétique croie des vérités qui
sont au-dessus du pouvoir de la raison ; par exemple, il croit que le Fils
de Dieu s’est incarné, quoiqu’il ne croie pas qu’il ait souffert. L’habitus de
foi n’est donc pas nécessaire pour connaître les choses qui sont au-dessus de
la raison.
11° Quand une
chose est confirmée par plusieurs intermédiaires, si l’un d’eux n’a pas de
solidité, toute la confirmation manque d’efficace, comme on le voit bien dans
les déductions par syllogismes, où la preuve est inefficace dès que l’une des
nombreuses propositions est fausse ou douteuse. Or les choses qui appartiennent
à la foi sont venues à nous par de nombreux intermédiaires. Elles ont en effet
été dites par Dieu aux apôtres ou aux prophètes, et par eux à leurs
successeurs, et de nouveau à d’autres, et ainsi, elles sont parvenues jusqu’à
nous par différents intermédiaires. Or il n’est pas certain que dans tous ces
intermédiaires il y ait l’infaillible vérité, car ayant été des hommes, ils ont
pu être trompés et tromper. Nous ne pouvons donc avoir aucune certitude sur les
choses qui appartiennent à la foi ; et ainsi, il semble stupide d’y
assentir.
12° Ce qui
diminue le mérite de la vie éternelle ne semble pas nécessaire pour obtenir la
vie éternelle. Or, puisque la difficulté contribue au mérite, l’habitus, qui
donne la facilité, diminue le mérite. L’habitus de foi n’est donc pas
nécessaire au salut.
13° Les
puissances rationnelles sont plus nobles que les naturelles. Or les naturelles
n’ont pas besoin d’habitus pour leurs actes. L’intelligence n’a donc pas non
plus besoin de l’habitus de foi pour ses actes.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Hébr. 11, 6 : « Sans la foi, il est impossible de plaire à
Dieu. »
2° Une chose est
nécessaire au salut, si, lorsqu’il ne l’a pas, l’homme est damné. Or la foi est
telle ; Mc 16, 16 : « Celui qui ne croira pas, sera
condamné. » La foi est donc nécessaire au salut.
3° Une vie plus
haute a besoin d’une connaissance plus haute. Or la vie de la grâce (est) plus
haute que la vie de la nature. Elle a donc besoin de quelque connaissance
surnaturelle, qui est la connaissance de foi.
Réponse :
Avoir la foi
aux choses qui sont au-dessus de la raison, cela est nécessaire pour obtenir la
vie éternelle. Et voici comment le comprendre.
Une chose ne se
trouve amenée de l’imparfait au parfait, que par l’action de quelque parfait.
Et l’imparfait ne reçoit pas parfaitement dès le début l’action du
parfait ; mais d’abord imparfaitement et ensuite plus parfaitement, et
ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il arrive à la perfection. Et cela est manifeste
dans toutes les réalités naturelles qui obtiennent quelque perfection par la
succession du temps. Et nous constatons aussi la même chose dans les œuvres
humaines, et surtout dans les apprentissages. Au début, en effet, l’homme est
imparfait dans la connaissance. Et pour obtenir la perfection de la science, il
a besoin de quelque instructeur qui le mène à la perfection de la
science ; ce que celui-ci ne pourrait faire, s’il n’avait lui-même
parfaitement la science, par exemple en comprenant les raisons des choses qui
se tiennent sous la science. Or il ne transmet pas au disciple dès le début de
son enseignement les raisons des objets de science dont il veut l’entretenir,
car alors celui-ci aurait parfaitement la science dès le début ; mais il
lui transmet certaines choses dont le disciple ne sait point les raisons au
premier temps de son instruction ; mais il les saura après un progrès dans
la science. Voilà pourquoi l’on dit que celui qui apprend doit croire : et
sinon il ne pourrait parvenir à la science parfaite, c’est-à-dire s’il ne
supposait pas les choses qui lui sont transmises au début, et dont il ne peut
alors comprendre les raisons.
Or la dernière
perfection à laquelle l’homme est ordonné consiste dans la parfaite
connaissance de Dieu, à laquelle il ne peut assurément parvenir que par
l’opération et comme l’instruction de Dieu, qui est le parfait connaisseur de
soi. Or l’homme n’est pas immédiatement capable, à son début, de cette parfaite
connaissance ; il est donc nécessaire qu’il reçoive, par la voie de la
croyance, des notions par lesquelles il est comme conduit par la main jusqu’à
parvenir à la connaissance parfaite. Or certaines d’entre elles sont telles que
l’on ne peut en avoir une parfaite connaissance en cette vie, car elles
dépassent totalement la puissance de la raison humaine : et il est
nécessaire de croire ces choses aussi longtemps que nous sommes dans l’état de
voie ; mais nous les verrons parfaitement dans l’état de la patrie. Il en
est d’autres que nous pouvons en cette vie parvenir à connaître parfaitement,
comme celles qui peuvent être prouvées démonstrativement à propos de
Dieu ; et pourtant, il est nécessaire de les croire au début, pour cinq
raisons que donne Rabbi Moïse. La première est la profondeur et la subtilité de
ces objets de connaissance, qui sont très éloignés des sens : c’est
pourquoi l’homme au début n’est pas apte à les connaître parfaitement. La
deuxième cause est la faiblesse de l’intelligence humaine à son début. La
troisième est le nombre des choses qui sont présupposées à leur démonstration,
et que l’homme ne peut apprendre qu’en un temps très long. La quatrième est la
mauvaise disposition à savoir, que certains doivent à leur mauvais tempérament.
La cinquième est la nécessité d’être occupé à procurer les choses nécessaires à
la vie.
Tout cela fait
apparaître que, s’il était nécessaire de ne recevoir que par démonstration les
choses qu’il faut connaître de Dieu, très peu pourraient y parvenir, et eux-mêmes
ne le pourraient qu’après un long temps. On voit donc clairement de quelle
façon salutaire a été procurée aux hommes la voie de la foi, par laquelle un
accès facile au salut est à tout moment ouvert à tous.
Réponse aux objections :
1° L’homme est
parfaitement pourvu dans sa condition naturelle, dans la mesure où, pour
obtenir la fin qui est au pouvoir de la nature, lui sont donnés des principes
qui suffisent à être la cause de cette fin. Par contre, pour la fin qui dépasse
la puissance de la nature ne sont pas donnés des principes qui soient causes de
la fin, mais des principes qui rendent l’homme capable des moyens par lesquels
on parvient à la fin ; car comme dit saint Augustin, « il appartient
à la nature des hommes de pouvoir avoir la foi et la charité ; mais avoir
celles-ci, c’est la grâce des fidèles. »
2° Dès son
premier établissement, la nature humaine a été ordonnée à la fin qu’est la
béatitude, non comme à une fin due à l’homme en fonction de sa nature, mais par
la seule libéralité divine. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que les
principes de la nature suffisent pour obtenir cette fin, à moins qu’ils ne
soient aidés par les dons que surajoute la libéralité divine.
3° Celui qui est
loin de la fin peut avoir la connaissance et l’amour de la fin, mais il ne peut
opérer sur la fin : seulement sur les moyens. Voilà pourquoi, dans l’état
de voie, nous avons besoin de la foi pour parvenir à la fin surnaturelle, afin
de connaître par elle cette fin à laquelle la connaissance naturelle n’atteint
pas. Quant à la vertu naturelle, elle atteint les moyens, mais non en tant
qu’ils sont ordonnés à cette fin. Et ainsi, nous avons besoin des habitus
infus, non pour opérer d’autres choses que celles que dicte la raison
naturelle, mais pour faire les mêmes choses de façon plus parfaite ; mais
il n’en va pas de même du côté de la connaissance, pour la raison
susmentionnée.
4° L’intelligence
n’est pas déterminée naturellement aux choses qui appartiennent à la foi, comme
si elle les connaissait naturellement ; mais d’une certaine façon, elle
est naturellement ordonnée à les connaître, comme on dit que la nature est
ordonnée à la grâce par institution divine. Cela n’exclut donc pas que nous
ayons besoin de l’habitus de foi.
5° L’homme est
plus parfait que les autres animaux, et cependant les choses qui lui sont
nécessaires pour obtenir la fin ne lui sont pas déterminées par la nature
elle-même, comme pour les autres animaux, et ce pour deux raisons. D’abord,
parce que l’homme est ordonné à une fin plus haute ; et c’est pourquoi,
même s’il a besoin de plus nombreux secours pour l’obtenir, et que les
principes naturels ne lui suffisent pas, il sera néanmoins plus parfait.
Ensuite parce que, pour l’homme, qu’il puisse avoir de multiples voies pour
obtenir sa fin, cela même appartient à sa perfection. Il ne pouvait donc lui
être déterminé une voie naturelle unique, comme aux autres animaux ; mais
à la place de tout ce dont la nature a pourvu les autres animaux, la raison a
été donnée à l’homme, par laquelle il peut à la fois se préparer les choses
nécessaires à cette vie, et se disposer à recevoir les secours divins pour la
vie future.
6° « Être
crédule » sonne comme un vice, parce que cela désigne la superfluité dans
le croire, comme « picoler » désigne la superfluité dans le boire.
Mais celui qui croit en Dieu ne dépasse pas la mesure dans le croire, car on ne
peut pas croire trop en lui ; l’argument n’est donc pas concluant.
7° Par les
apôtres et les prophètes, jamais rien n’est divinement révélé qui soit contraire
aux choses que dicte la raison naturelle. Cependant, il est dit quelque chose
qui dépasse la compréhension de la raison, et c’est pourquoi cela semble être
incompatible avec la raison, bien que ce ne soit pas le cas ; de même
aussi, le paysan estime incompatible avec la raison que le soleil soit plus
grand que la terre, et que la diagonale soit incommensurable au côté ; et
pourtant, ces choses apparaissent raisonnables au sage.
8° La foi sera
abolie par la gloire à cause de la part d’imperfection qui est en elle :
et dans cette mesure, elle a quelque opposition avec la perfection de la
gloire ; mais quant à ce qu’il y a de connaissance dans la foi, elle est
nécessaire au salut. Car il n’est pas aberrant que des choses imparfaites qui
sont ordonnées à la perfection de la fin cessent à la venue de la fin, comme le
mouvement à la venue du repos, qui est sa fin.
9° La foi ne
détruit pas la raison, mais la dépasse et la perfectionne, comme on l’a dit.
10° L’hérétique
n’a pas l’habitus de foi, même s’il ne refuse de croire qu’un seul article, car
les habitus infus sont ôtés par un seul acte contraire. L’habitus de foi a
aussi cette efficacité, que l’intelligence du fidèle est empêchée par lui
d’assentir aux choses contraires à la foi, tout comme la chasteté réfrène quant
à ce qui est contraire à la chasteté. Et si l’hérétique croit des choses qui
dépassent la connaissance naturelle, ce n’est pas par quelque habitus infus,
car cet habitus le dirigerait également vers tous les objets de foi, mais c’est
par une certaine estimation humaine, comme les païens aussi croient sur Dieu
des choses qui dépassent la nature.
11° Tous les
moyens par lesquels la foi vient à nous sont hors de soupçon. En effet, nous
croyons aux prophètes et aux apôtres parce que Dieu leur a rendu témoignage en
faisant des miracles, comme il est dit en Mc 16, 20 :
« confirmant leur parole par les miracles qui l’accompagnaient ». Et
aux successeurs des apôtres et des prophètes, nous ne croyons que dans la
mesure où ils nous annoncent les choses que ceux-ci ont laissées dans leurs
écrits.
12° Il y a deux
sortes de difficultés : l’une vient de la nature de l’œuvre, et une telle
difficulté contribue au mérite ; l’autre vient de la mauvaise disposition
ou de la lenteur de la volonté, et celle-là diminue plutôt le mérite ; et
l’habitus l’ôte, mais non la première.
13° Les puissances
naturelles sont déterminées à une seule chose et n’ont pas besoin d’un habitus
qui les détermine, comme c’est le cas des puissances rationnelles, qui ont des
objets opposés.
Objections :
Il semble que
non.
1° L’on ne
doit pas poser une chose, s’il s’ensuit une absurdité. Or, si nous posons qu’il
est nécessaire au salut de croire explicitement quelque chose, il s’ensuit une
absurdité. En effet, il est possible qu’un homme soit élevé dans la forêt, ou
même parmi les loups ; et un tel homme ne peut rien connaître de la foi
explicitement. Et ainsi, il y aura un homme qui sera damné par nécessité ;
ce qui est aberrant. Et ainsi, il ne semble pas qu’il soit nécessaire de croire
quelque chose explicitement.
2° Nous ne
sommes pas tenus à ce qui n’est pas en notre pouvoir. Or, pour que nous
croyions quelque chose explicitement, nous avons besoin d’une ouïe intérieure ou
extérieure : car « la foi vient de ce qu’on a entendu », comme
il est dit en Rom. 10, 17 ; et entendre n’est au pouvoir d’un
homme que s’il y a quelqu’un qui parle. Et ainsi, il n’est pas de nécessité de
salut de croire quelque chose explicitement.
3° Ce qui
est très subtil ne doit pas être livré aux ignorants. Or rien n’est plus subtil
et élevé que ce qui dépasse la raison, comme sont les articles de foi. De
telles choses ne doivent donc pas être livrées au peuple. Et ainsi tous, du
moins, ne sont pas tenus de croire quelque chose explicitement
4° L’homme n’est
pas tenu de croire ce que même les anges ne savent pas. Or, avant
l’Incarnation, les anges ont ignoré le mystère de l’Incarnation, comme saint
Jérôme semble le dire. Donc, au moins en ce temps-là, les hommes n’étaient pas
tenus de savoir ou de croire explicitement quelque chose au sujet du
Rédempteur.
5° De
nombreux Gentils furent sauvés avant la venue du Christ, comme dit Denys au
neuvième chapitre de la Hiérarchie
céleste. Or ceux-ci ne pouvaient rien connaître d’explicite au sujet du
Rédempteur, puisque les prophètes n’étaient pas venus à eux. Croire
explicitement les articles concernant le Rédempteur ne semble donc pas
nécessaire au salut.
6° Parmi les
articles concernant le Rédempteur, il en est un sur la descente aux enfers. Or
saint Jean a douté à propos de cet article, selon saint Grégoire, lorsqu’il
demanda : « Es-tu celui qui doit venir ? »
(Mt 11, 3). Puis donc qu’il était parmi les plus grands — car il
n’était pas « de plus grand que lui parmi les enfants des femmes »,
comme il est dit au même endroit — il semble que pas même les plus grands
ne soient tenus de connaître explicitement les articles concernant le
Rédempteur.
En sens contraire :
Il semble qu’il
soit de nécessité de salut de tout croire explicitement.
1° Tout
appartient de la même façon à la foi. Donc, pour la même raison qu’il est
nécessaire de croire explicitement un article, il est nécessaire aussi de les
croire tous.
2° Chacun est
tenu d’éviter toutes les erreurs qui sont contre la foi. Or, on ne peut le
faire que si l’on connaît explicitement tous les articles auxquels s’opposent
les erreurs. Il est donc nécessaire de les croire tous explicitement.
3° De même
que les commandements dirigent dans les choses à opérer, ainsi les articles
dans les choses à croire. Or tout homme est tenu de savoir tous les
commandements du Décalogue ; car il ne serait pas excusé s’il enfreignait
l’un d’eux par ignorance. Tout homme est donc aussi tenu de croire
explicitement tous les articles.
4° Dieu, de même
qu’il est objet de foi, est aussi objet de charité. Or rien ne doit être
implicitement aimé en Dieu. Rien non plus ne doit donc être implicitement cru
de lui.
5° L’hérétique,
si simple d’esprit soit-il, est examiné sur tous les articles de foi ; ce
qui n’aurait pas lieu, s’il n’était tenu de les croire tous explicitement. Et
nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
6° L’habitus
de foi est spécifiquement le même en tous les fidèles. Si donc quelques fidèles
sont tenus de croire explicitement tout ce qui appartient à la foi, il semble
que tous y soient aussi tenus.
7° Croire de
façon informe ne suffit pas pour le salut. Or croire implicitement, c’est
croire de façon informe, car souvent les prélats, sur la foi de qui s’appuie la
foi des simples qui croient implicitement, ont une foi informe. Croire
implicitement ne suffit donc pas pour le salut.
Réponse :
On appelle
proprement implicite ce en quoi de nombreuses choses sont contenues comme en un
seul ; et explicite, ce en quoi chacune d’elles est considérée en
elle-même. Et ces appellations sont transférées des réalités corporelles aux
spirituelles. Par conséquent, lorsque de nombreuses choses sont virtuellement
contenues en quelqu’une, on dit qu’elles sont en elle implicitement, comme les
conclusions dans les principes ; et une chose est explicitement contenue
dans une autre lorsqu’elle y existe en acte. Celui qui connaît des principes
universels a donc une connaissance implicite de toutes les conclusions particulières,
mais celui qui considère actuellement les conclusions, on dit qu’il les connaît
explicitement. Et ainsi, l’on dit que nous croyons des choses explicitement,
quand nous y adhérons après les avoir actuellement pensées ; et
implicitement, quand nous adhérons à certaines choses en lesquelles celles-ci
sont contenues comme dans des principes universels : par exemple, celui
qui croit que la foi de l’Église est vraie, croit en cela comme implicitement
chacune des choses qui sont contenues dans la foi de l’Église.
Ainsi, il faut
savoir qu’il y a quelque chose, dans la foi, que tous et en tout temps sont
tenus de croire explicitement ; il y a en elle d’autres choses qui sont à
croire explicitement en tout temps, mais non par tous ; tandis que
d’autres, par tous mais non en tout temps ; d’autres enfin, ni par tous ni
en tout temps.
En effet, que
quelque chose doive nécessairement être cru explicitement en tout temps par
tout fidèle, cela apparaît ainsi : la réception de la foi se trouve en
nous, relativement à la perfection ultime, comme la réception par le disciple
des choses que le maître lui transmet d’abord, et par lesquelles il est dirigé
dans son avancement. Or il ne pourrait pas être dirigé s’il ne considérait
actuellement certaines choses. Il est donc nécessaire que le disciple reçoive
actuellement quelque chose à considérer ; et semblablement, il est
nécessaire que tout fidèle croie explicitement quelque chose. Et ce sont les
deux que l’Apôtre mentionne en Hébr. 11, 6 : « Il faut que
celui qui s’approche de Dieu croie qu’il existe, et qu’il est le rémunérateur
de ceux qui le cherchent. » Par conséquent, tout homme est tenu de croire
explicitement, et en tout temps, que Dieu existe et exerce une providence sur
les affaires humaines.
Or il n’est pas
possible qu’un homme dans l’état de voie connaisse explicitement toute la
science que Dieu a, et en laquelle consiste notre béatitude ; mais il est
possible à quelqu’un dans l’état de voie de connaître explicitement toutes les
choses qui sont proposées au genre humain dans cet état comme des rudiments
pour qu’il se dirige vers la fin : et l’on dit qu’un tel homme a une foi
parfaite quant à l’explication. Mais tous n’ont pas cette perfection ; et
c’est pourquoi des degrés sont établis dans l’Église, en sorte que certains
sont préposés aux autres pour les instruire dans la foi. Tous ne sont donc pas
tenus de croire explicitement tout ce qui appartient à la foi, mais seulement
ceux qui sont établis comme enseignants de la foi, tels les prélats et ceux qui
ont le soin des âmes.
Et cependant,
même ceux-ci ne sont pas tenus de tout croire explicitement en tout temps. En
effet, de même qu’un homme progresse dans la foi par la succession des temps,
ainsi en va-t-il pour tout le genre humain ; c’est pourquoi saint Grégoire
dit : « Avec les progrès du temps a grandi la connaissance de
Dieu. » Or la plénitude du temps, comme perfection de l’âge du genre
humain, est au temps de la grâce ; donc en ce temps, les plus grands sont
tenus de croire explicitement tout ce qui appartient à la foi. Mais aux temps
précédents, même les plus grands n’étaient pas tenus de tout croire
explicitement ; et après le temps de la loi et des prophètes, de plus
nombreuses choses étaient crues explicitement qu’auparavant.
Donc, dans
l’état d’avant le péché, ils n’étaient pas tenus de croire explicitement les
choses qui concernent le Rédempteur, car la nécessité du Rédempteur n’existait
pas encore ; cependant ils croyaient ces choses implicitement dans la
divine providence ; c’est-à-dire en tant qu’ils croyaient que Dieu
procurerait à ceux qui l’aiment toutes les choses nécessaires au salut. Mais
avant le péché et après, en tout temps il fut nécessaire que les plus grands
aient une foi explicite sur la Trinité ; mais pas les plus petits après le
péché jusqu’au temps de la grâce ; car avant le péché, il n’y aurait
peut-être pas eu cette distinction selon laquelle certains seraient instruits
par d’autres sur la foi. Et de même aussi après le péché jusqu’au temps de la
grâce, les plus grands étaient tenus d’avoir explicitement la foi au
Rédempteur ; mais les plus petits implicitement, soit dans la foi des
patriarches et des prophètes, soit dans la divine providence. Mais au temps de
la grâce, tous, les plus grands et les plus petits, sont tenus d’avoir une foi
explicite à la Trinité et au Rédempteur. Les plus petits ne sont cependant pas
tenus de croire explicitement toutes les choses crédibles concernant la Trinité
ou le Rédempteur, mais seulement les plus grands. Les plus petits sont tenus de
croire explicitement les articles généraux, par exemple que Dieu est un et
trine, que le Fils de Dieu s’est incarné, qu’il est mort et qu’il est
ressuscité, et d’autres de ce genre, dont l’Église fait des fêtes.
Réponse aux objections :
1° Il ne s’ensuit
aucune absurdité lorsque l’on pose que tout homme est tenu de croire
explicitement quelque chose, même s’il est élevé dans la forêt ou parmi les
bêtes : en effet, il revient à la divine providence de procurer à tout
homme les choses nécessaires au salut, pourvu qu’il n’y ait pas d’empêchement
du côté de cet homme. Car si quelqu’un, élevé de la sorte, suivait la conduite
de la raison naturelle dans l’appétit du bien et la fuite du mal, il faut tenir
pour certain que Dieu ou bien lui révélerait par une inspiration intérieure les
choses qui sont nécessaires pour croire, ou bien lui enverrait quelque
prédicateur de la foi, comme il envoya Pierre à Corneille (Act. 10).
2° Bien qu’il ne
soit pas en notre pouvoir de connaître par nous-mêmes les choses qui
appartiennent à la foi, cependant, si nous faisons ce qui est en nous,
c’est-à-dire si nous suivons la conduite de la raison naturelle, Dieu ne
manquera pas de nous envoyer ce qui nous est nécessaire.
3° Les choses qui
appartiennent à la foi ne sont pas proposées aux simples comme devant être
exposées en détail, mais dans une certaine généralité : car c’est ainsi
qu’ils sont tenus de les croire explicitement, comme on l’a dit.
4° Les anges,
selon Denys et saint Augustin, ont connu le mystère de l’Incarnation du Christ
avant même les hommes, puisque les prophètes eux-mêmes ont été instruits à ce
sujet par les anges. Mais saint Jérôme dit qu’ils apprennent ce mystère par
l’Église, parce que le mystère du salut des nations s’accomplissait à la
prédication des apôtres ; et ainsi, quant à certaines circonstances, ils
en avaient une plus pleine connaissance, voyant désormais présent ce qu’ils
avaient prévu comme futur.
5° Les Gentils
n’étaient pas censés instruire de la foi divine. Par conséquent, si sages
fussent-ils de la sagesse du monde, ils doivent être comptés parmi les plus
petits : voilà pourquoi il suffisait pour eux qu’ils aient la foi
concernant le Rédempteur implicitement, soit dans la foi de la loi et des
prophètes, soit même dans la divine providence. Cependant il est probable que
le mystère de notre rédemption ait aussi été révélé à de nombreux Gentils avant
la venue du Christ, comme il ressort des prédictions de la Sybille.
6°
Bien
qu’en son temps saint Jean-Baptiste dût être compté parmi les plus grands,
parce qu’il fut institué par Dieu héraut de la vérité, cependant il n’était pas
nécessaire qu’il croie explicitement tout ce que l’on croit explicitement au
temps de la grâce révélée, après la Passion et la Résurrection du Christ :
de son temps, en effet, la connaissance de la vérité n’était pas encore
parvenue à son achèvement, ce qui eut lieu principalement à l’avènement de
l’Esprit Saint. Cependant, certains disent que Jean a demandé cela comme venant
non de lui-même, mais de ses disciples, qui doutaient sur le Christ. D’autres
disent aussi que ce ne fut pas la question de quelqu’un qui doute, mais de
quelqu’un qui admirerait pieusement l’humilité du Christ, s’il daignait
descendre aux enfers.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Toutes les
choses qui appartiennent à la foi n’ont pas la même importance (car certaines
sont plus obscures que d’autres, et certaines sont plus nécessaires que
d’autres) pour que l’homme soit dirigé vers la fin ; voilà pourquoi il est
nécessaire de croire explicitement certains articles plutôt que d’autres.
2° Même celui qui
ne croit pas explicitement tous les articles peut éviter toutes les
erreurs : car l’habitus de foi l’empêche d’assentir à des choses
contraires aux articles, même s’il ne connaît ceux-ci qu’implicitement ;
de sorte que lorsqu’elles lui sont proposées, il les tient pour insolites et
suspectes, et diffère son assentiment jusqu’à ce qu’il soit instruit par celui
à qui il revient de déterminer les choses douteuses en matière de foi.
3° Les
commandements du Décalogue portent sur ce que dicte la raison naturelle ;
par conséquent, tout homme est tenu de les connaître explicitement, et ce n’est
pas le même cas pour les articles de foi, qui sont au-dessus de la raison.
4° L’amour ne se
distingue pas par l’implicite et l’explicite, si ce n’est dans la mesure où
l’amour suit la foi, étant donné que l’amour a pour terme la réalité même qui
est hors de l’âme, et qui subsiste en particulier. La connaissance, par contre,
a pour terme ce qui est dans l’appréhension de l’âme, qui peut appréhender
quelque chose soit en général, soit en particulier ; voilà pourquoi il
n’en va pas de même pour la foi et pour la charité.
5° Si un homme
simple qui est accusé d’hérésie est examiné sur tous les articles, ce n’est pas
qu’il soit tenu de les croire tous explicitement, mais c’est parce qu’il est
tenu de ne pas assentir avec pertinacité au contraire de l’un des articles.
6° Si l’on croit
explicitement les choses qu’il suffit aux autres de croire implicitement, ce
n’est pas à cause d’une différence d’habitus de foi, mais à cause d’un office
différent. Car celui qui a qualité de docteur de la foi doit savoir
explicitement les choses qu’il doit ou qu’il est tenu d’enseigner ; et
dans la mesure où il est plus élevé dans son office, il doit aussi avoir une
science plus parfaite des choses qui appartiennent à la foi.
7° Les plus
petits n’ont pas une foi implicite dans la foi d’hommes particuliers, mais dans
celle de l’Église, qui ne peut être informe. Et en outre, si l’on dit que l’un
a une foi implicite dans celle d’un autre, ce n’est pas parce qu’il partage
avec lui la façon de croire, formée ou informe, mais parce qu’il partage avec
lui ce qui est cru.
Objections :
Il semble que
non.
1° La
science universelle diffère de la science particulière. Or les anciens
connaissaient en général, pour ainsi dire, les choses qui appartiennent à la
foi, les croyant implicitement ; tandis que les modernes les connaissent
en particulier, les croyant explicitement. La foi des modernes n’est donc pas
la même que celle des anciens.
2° La foi
porte sur un énoncé. Or ce ne sont pas les mêmes énoncés que nous croyons et
qu’ils ont cru ; par exemple, que le Christ naîtra, et que le Christ est
né. Notre foi n’est donc pas la même que celle des anciens.
3° Un temps
déterminé, dans les choses qui appartiennent à la foi, fait partie des choses
nécessaires pour croire : en effet, l’on est réputé infidèle si l’on croit
que le Christ n’est pas encore venu, mais doit venir. Or, entre notre foi et
celle des anciens, les temps varient : car nous croyons passé ce qu’ils
croyaient futur. Notre foi n’est donc pas la même que celle des anciens.
En sens contraire :
1°
Éph. 4, 5 : « Un seul Seigneur, une seule foi. »
Réponse :
Il faut tenir
pour assuré que la foi des anciens et des modernes est unique : sinon,
l’Église ne serait pas une. Mais pour le soutenir, certains ont prétendu que
l’énoncé au passé que nous croyons était le même que l’énoncé au futur que les
anciens ont cru. Mais il semble aberrant que la variation des parties
essentielles d’une composition laisse la composition identique ; nous
voyons aussi les compositions varier par d’autres accidents de verbe et de nom.
C’est pourquoi
d’autres ont affirmé que les énoncés que nous croyons sont différents de ceux
qu’ils ont cru, mais que la foi ne porte pas sur des énoncés mais sur la
réalité ; or la réalité est la même, quoique les énoncés soient
différents. Ils disent, en effet, qu’il convient par soi à la foi de croire à
la Résurrection du Christ, mais qu’il est quasi accidentel de la croire
présente ou passée. Mais cela aussi apparaît erroné : car, puisque l’acte
de croire implique un assentiment, il ne peut porter que sur la composition, en
laquelle se rencontrent le vrai et le faux. Lors donc que je dis que je crois à
la Résurrection, il est nécessaire d’entendre quelque composition, et ce,
suivant un temps, que l’âme ajoute toujours lorsqu’elle compose ou divise,
comme il est dit au troisième livre sur l’Âme ;
de sorte que le sens (est) le suivant : je crois à la Résurrection,
c’est-à-dire que je crois que la Résurrection existe, ou a existé, ou existera.
Voilà pourquoi
l’on doit répondre que l’objet de la foi peut être considéré de deux façons.
Soit en lui-même, en tant qu’il est hors de l’âme, et dans ce cas il est
proprement objet, et l’habitus reçoit de lui la multitude ou l’unité ;
soit en tant que participé en celui qui connaît. Il faut donc répondre que si
l’on prend ce qui est l’objet de la foi, c’est-à-dire la réalité crue, en tant
qu’il est hors de l’âme, alors c’est une seule réalité qui se rapporte à nous
et aux anciens : et ainsi, de son unité la foi reçoit l’unité. Mais si on
le considère comme il est lorsque nous le recevons, alors il se diversifie en
divers énoncés ; mais cette diversité ne diversifie pas la foi. On voit
dès lors clairement que la foi, de toutes façons, est unique.
Réponse aux objections :
1° Savoir en
général et en particulier ne diversifie la science que quant à la façon de
savoir, et non quant à la réalité sue, qui donne l’unité à l’habitus.
2° La réponse
ressort de ce qui a été dit.
3° Le temps ne
varie pas suivant ce qui existe dans la réalité, mais suivant la diverse
relation à nous ou aux anciens : car le temps où le Christ a souffert est
unique, mais selon les différents rapports à tel ou tel, il est dit passé ou
futur, relativement aux précédents ou aux suivants.
Article 1 :
L’intelligence et la raison sont-elles en l’homme des puissances
différentes ?
Article 2 : La
raison supérieure et la raison inférieure sont-elles des puissances
différentes ?
Article 3 : Le
péché peut-il exister dans la raison supérieure ou inférieure ?
Article 4 : La délectation
morose est-elle un péché mortel ?
Article 5 : Le
péché véniel peut-il exister dans la raison supérieure ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Il est dit au
livre sur l’Esprit et l’Âme :
« Si nous voulons monter des puissances inférieures aux supérieures, nous
rencontrons d’abord le sens, puis l’imagination, ensuite la raison, puis
l’intellect, puis l’intelligence ; et au sommet se trouve la sagesse, qui
est Dieu même. » Or l’imagination et le sens sont des puissances
différentes. Donc la raison et l’intellect aussi.
2° L’homme, comme
dit saint Grégoire, s’apparente à toute créature ; et pour cette raison,
on dit qu’il est toute créature. Or ce par quoi l’homme s’apparente aux plantes
est une certaine puissance de l’âme, à savoir la végétative, distincte de la
raison, qui est une puissance propre à l’homme en tant que tel ; et il en
va de même pour ce par quoi il s’apparente aux bêtes, à savoir le sens. Donc,
pour la même raison, ce par quoi il s’apparente aux anges, qui sont au-dessus
de l’homme, à savoir l’intelligence, est une puissance autre que la raison, qui
est propre au genre humain, comme dit Boèce au cinquième livre sur la Consolation.
3° De même que
les perceptions des sens propres ont pour terme le sens commun, qui juge
d’elles, de même aussi le processus discursif de la raison a pour terme
l’intelligence, afin qu’un jugement soit porté sur la confrontation de la
raison ; en effet, l’homme juge sur les propositions que la raison
confronte lorsqu’il parvient par voie d’analyse jusqu’aux principes, sur
lesquels porte l’intelligence ; et c’est pourquoi l’art de juger est
appelé analytique. Donc, de même que le sens commun est une puissance autre que
le sens propre, de même aussi l’intelligence est autre que la raison.
4° Saisir et
juger sont des actes qui exigent des puissances différentes, comme on le voit
clairement pour le sens propre et le sens commun : le premier saisit et le
second juge. Or, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Âme, « tout ce que le sens perçoit, l’imagination
le représente, la considération le forme, le génie le scrute, la raison le
juge, la mémoire le conserve, l’intelligence le saisit. » La raison et
l’intelligence sont donc des puissances différentes.
5° Entre ce qui
est composé au plein sens du terme et l’acte simple, le rapport est le même
qu’entre ce qui est simple à tout point de vue et l’acte composé. Or
l’intelligence divine, qui est simple à tout point de vue, n’a pas un acte
composé mais un acte très simple. Donc notre raison, qui est composée en tant
qu’elle agit par confrontation, n’a pas un acte simple. En revanche, l’acte de
l’intelligence est simple : en effet, c’est l’intelligence des indivisibles,
comme il est dit au troisième livre sur l’Âme.
L’intelligence et la raison ne sont donc pas une puissance unique.
6° Selon le
Philosophe au troisième livre sur l’Âme
et le Commentateur au même endroit, l’âme rationnelle se connaît elle-même par
quelque ressemblance. Or, suivant saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité, l’esprit, en lequel se trouve
l’image, se connaît par lui-même. La raison et l’esprit, ou l’intelligence, ne
sont donc pas identiques.
7° Les
puissances se distinguent par les actes, et les actes par les objets. Or les
objets de la raison et ceux de l’intellect sont extrêmement différents :
en effet, comme il est dit au livre sur l’Esprit
et l’Âme, « l’âme perçoit les corps par le sens, par l’imagination les
ressemblances des corps, par la raison les natures des corps, par l’intellect
l’esprit créé, par l’intelligence l’esprit incréé » ; et la nature
corporelle diffère extrêmement de l’esprit créé. L’intellect et la raison sont
donc des puissances différentes.
8° Boèce dit au
cinquième livre sur la Consolation :
« Le sens, l’imagination, la raison et l’intelligence considèrent l’homme
lui-même chacun différemment. En effet, le sens regarde la figure établie dans
une matière sous-jacente ; l’imagination, la figure seule, sans la
matière ; la raison transcende la figure et, par une considération
universelle, évalue l’espèce elle-même, qui existe dans les singuliers ;
l’intelligence est un œil supérieur : dépassant le cadre de l’univers,
elle regarde par la pure acuité de l’esprit cette forme simple
elle-même. » Donc, de même que l’imagination est une puissance différente
du sens — en effet, l’imagination considère la forme non dans la matière,
alors que le sens la considère établie dans la matière —, de même
l’intelligence, qui considère la forme de façon absolue, est une puissance
autre que la raison, qui considère la forme universelle existant dans les
particuliers.
En outre, Boèce
dit au quatrième livre sur la Consolation :
« Entre l’intelligence et le raisonnement, entre ce qui est et ce qui
devient, entre l’éternité et le temps, entre le point central et le cercle, il
y a le même rapport qu’entre la série mobile du destin et la stable simplicité
de la providence divine. » Or il est avéré que la providence diffère
essentiellement du destin, le cercle du centre, le temps de l’éternité et la
génération de l’être lui-même. La raison diffère donc aussi de l’intelligence.
9° Comme dit
Boèce au cinquième livre sur la Consolation,
« la raison appartient seulement au genre humain, comme l’intelligence
appartient seule au divin ». Or ce qui est divin et ce qui est humain ne
peuvent avoir en commun la même sorte de puissance. La raison et l’intelligence
ne sont donc pas une même puissance.
10° L’ordre des
puissances suit l’ordre des actes. Or, recevoir quelque chose dans l’absolu —
acte qui semble propre à l’intelligence — est antérieur à confronter — acte qui
appartient à la raison. L’intelligence est donc antérieure à la raison. Or rien
n’est antérieur à soi-même. La raison et l’intelligence ne sont donc pas une
même puissance.
11° L’entité de la
réalité peut se considérer non seulement dans l’absolu mais encore en telle
chose ; or aucune de ces deux considérations ne fait défaut à l’âme
humaine. Il est donc nécessaire qu’il y ait dans l’âme humaine deux
puissances : l’une qui fasse connaître l’entité absolue, et c’est
l’intelligence, l’autre l’entité dans une autre chose, ce qui semble appartenir
à la raison ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
12° Comme il est
dit au livre sur l’Esprit et l’Âme,
« la raison est un regard de l’esprit par lequel celui-ci distingue le
bien du mal, élit les vertus et aime Dieu » ; or cela semble relever
de la volonté, qui est une puissance autre que l’intelligence. La raison est
donc, elle aussi, une puissance autre que l’intelligence.
13° Une division
oppose le rationnel au concupiscible et à l’irascible ; or l’irascible et
le concupiscible appartiennent à l’appétitive. Donc la raison aussi ; et
nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
14° Le Philosophe
dit au troisième livre sur l’Âme que
la volonté, qui s’oppose à l’intelligence, est dans la partie
rationnelle ; nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.
En sens contraire :
1° Il y a ce que
saint Augustin semble dire au quinzième livre sur la Trinité, dans ce passage : « Nous voilà parvenus jusqu’à
l’image de Dieu : l’homme, plus exactement ce par quoi l’homme dépasse les
autres animaux, je veux dire la raison, l’intelligence et tout autre privilège
de l’âme rationnelle et intellectuelle, qui appartient à cette réalité que nous
appelons mens ou animus. » D’où l’on déduit qu’il semble prendre la raison et
l’intelligence pour une même réalité.
2° Au troisième
livre sur la Genèse au sens littéral
— et on le retrouve dans la Glose à
propos de Éph. 4, 23 : « Renouvelez-vous spirituellement en
l’esprit de votre âme » — on lit ceci : « Comprenons que l’homme
est à l’image de Dieu en ce par quoi il l’emporte sur les animaux sans raison,
c’est-à-dire par la raison, l’esprit, l’intelligence ou tout autre mot plus
apte à désigner cette prérogative. » Il semble donc que raison et
intelligence, selon saint Augustin, soient différents noms pour une même
puissance.
3° Comme dit
saint Augustin au quatorzième livre sur la Trinité,
« l’image de cette nature supérieure à toute autre nature doit être
cherchée et trouvée en nous, en ce que notre nature a de meilleur ». Or
l’image de Dieu est en nous dans la partie supérieure de la raison, comme il
est dit aux douzième et quinzième livre sur la Trinité. Donc, en l’homme, aucune puissance n’est au-dessus de la
raison. Or l’intelligence ou l’intellect, s’ils étaient autre chose que la
raison, seraient au-dessus d’elle, comme le montrent les citations précédentes
de Boèce et du livre sur l’Esprit et
l’Âme. L’intellect n’est donc pas en l’homme une puissance autre que la
raison.
4° Plus une
puissance est immatérielle, plus elle peut s’étendre à de nombreux objets. Or
le sens commun, qui est une puissance matérielle, confronte les sensibles propres
en les distinguant l’un de l’autre ; il a aussi connaissance d’eux dans
l’absolu, sinon il ne pourrait pas distinguer entre eux, comme il est prouvé au
deuxième livre sur l’Âme. Donc a fortiori la raison, qui est une
puissance plus immatérielle, peut non seulement confronter mais aussi recevoir
dans l’absolu, ce qui appartient à l’intelligence ; et ainsi,
l’intelligence et la raison ne semblent pas être des puissances différentes.
5° Il est dit au
livre sur l’Esprit et l’Âme que
« l’esprit capable de recevoir les universels, orné de la ressemblance de
toutes les réalités », on dit que c’est l’âme avec « une certaine
puissance et dignité naturelle ». Or ce dont le nom désigne toute l’âme ne
doit pas être distingué d’une puissance de l’âme. L’esprit ne doit donc pas
être distingué de la raison, qui est une certaine puissance de l’âme ; ni
de même l’intelligence, car elle semble être identique à l’esprit.
6° Deux
compositions se rencontrent dans l’âme humaine : l’une par laquelle elle
compose et divise le couple sujet-prédicat, en formant des propositions ;
l’autre par laquelle elle compose les principes avec les conclusions en les
confrontant. Or dans la première composition, c’est la même puissance de l’âme
humaine qui appréhende les formes simples elles-mêmes, c’est-à-dire le prédicat
et le sujet, suivant leurs quiddités propres, et qui forme la proposition en
composant : en effet, les deux fonctions sont attribuées à l’intellect
possible au troisième livre sur l’Âme.
Donc semblablement aussi, il y aura une seule puissance qui reçoit les
principes eux-mêmes, ce qui appartient à l’intelligence, et qui ordonne les
principes à la conclusion, ce qui appartient à la raison.
7° Il est
dit au livre sur l’Esprit et l’Âme :
« l’âme est un esprit intellectuel ou rationnel » ; d’où il
apparaît que la raison est identique à l’intelligence.
8° Saint Augustin
dit au douzième livre sur la Trinité :
« Au moment où nous commençons à rencontrer en l’âme des propriétés qui ne
nous sont pas communes avec les animaux, c’est alors que la raison est
concernée. » Cela même concerne aussi l’intelligence, suivant le
Philosophe au livre sur l’Âme. La
raison et l’intelligence sont donc identiques.
9° Une
différence des objets quant à des conditions accidentelles ne prouve pas la diversité
des puissances. En effet, l’homme coloré et la pierre colorée sont sentis par
la même puissance, car être homme ou pierre est accidentel au sensible en tant
que tel. Or les objets qui, au livre sur l’Esprit
et l’Âme, sont assignés à l’intellect et à la raison, à savoir l’esprit
créé et la nature corporelle, ne diffèrent pas mais se rejoignent en tant que
connaissables par soi. En effet, de même que l’esprit incorporel créé est
intelligible par le fait même qu’il est immatériel, de même aussi les natures
corporelles ne sont pensées qu’en tant qu’elles sont séparées de la matière ;
et ainsi, en tant qu’ils sont connus, ils sont tous unifiés sous la raison
formelle de connaissable, c’est-à-dire en tant qu’immatériels. La raison et
l’intellect ne sont donc pas des puissances différentes.
10° Toute
puissance qui compare deux choses entre elles a nécessairement la connaissance
de l’une et de l’autre dans l’absolu ; ainsi le Philosophe prouve-t-il au
deuxième livre sur l’Âme qu’il y a
nécessairement en nous une puissance qui connaît le blanc et le doux, puisque
nous distinguons entre l’un et l’autre. Or, de même que celui qui distingue
diverses choses les compare entre elles, de même aussi celui qui confronte
compare une chose à l’autre. Il appartient donc à la puissance qui confronte,
c’est-à-dire à la raison, de recevoir aussi quelque chose dans l’absolu, ce qui
relève de l’intelligence.
11° Il est plus
noble de confronter que d’être confronté, de même qu’agir est plus noble que
subir. Or un même principe permet à une chose d’être pensée et d’être
confrontée. Un même principe permet donc aussi à l’âme de penser et de
confronter. La raison et l’intelligence sont donc identiques.
12° Un habitus
unique n’est pas en différentes puissances. Or ce peut être par le même habitus
que nous confrontons et que nous recevons quelque chose dans l’absolu :
ainsi la foi, qui reçoit quelque chose de façon absolue en tant qu’elle adhère
à la vérité première elle-même, mais confronte en tant qu’elle regarde celle-ci
dans le miroir des créatures avec pour ainsi dire un certain parcours. C’est
donc la même puissance qui confronte et qui reçoit quelque chose dans l’absolu.
Réponse :
Pour voir
clairement la réponse à cette question, il est nécessaire de rechercher la
différence entre l’intelligence et la raison.
Il faut donc
savoir, suivant saint Augustin au troisième livre sur la Trinité, que, de même qu’il y a entre les substances corporelles un
certain ordre d’après lequel certaines sont dites supérieures et régulatrices des
autres, de même aussi il y a un certain ordre entre les substances
spirituelles. Or il semble y avoir entre les corps supérieurs et les inférieurs
cette différence, que les inférieurs obtiennent leur être parfait par un
mouvement, à savoir par la génération, l’altération et l’accroissement, comme
on le voit clairement pour les pierres, les plantes et les animaux, tandis que
les supérieurs ont leur être parfait en substance, puissance, quantité et
figure, sans aucun mouvement et dès leur commencement, comme on le voit
clairement pour le soleil, la lune et les étoiles.
Or la
perfection de la nature spirituelle consiste dans la connaissance de la vérité.
Il y a donc certaines substances spirituelles supérieures qui obtiennent
aussitôt la connaissance de la vérité sans aucun mouvement ni processus
discursif, dans une réception première et soudaine ou simple, comme c’est le
cas pour les anges, ce qui fait dire qu’ils ont une intelligence déiforme. Mais
il y en a d’autres, inférieures, qui ne peuvent parvenir à la parfaite
connaissance de la vérité que par un certain mouvement qui les fait procéder
discursivement d’une chose à l’autre, en sorte qu’elles atteignent la
connaissance des choses inconnues à partir des connues, et cela est proprement
les cas des âmes humaines. De là vient que les anges eux-mêmes sont appelés
substances intellectuelles, tandis que les âmes sont appelées substances
rationnelles. En effet, le nom d’intelligence semble désigner la connaissance
simple et absolue ; car on dit que quelqu’un pense [litt. intellige] parce
qu’il lit en quelque sorte la vérité à l’intérieur, dans l’essence même de la
réalité. Quant au nom de raison, il désigne un certain processus discursif par
lequel l’âme humaine atteint ou parvient à la connaissance d’une chose à partir
d’une autre. Et c’est pourquoi Isaac dit au livre sur les Définitions que le raisonnement est un parcours de la cause vers
l’effet.
Mais tout
mouvement procède de l’immobile, comme dit saint Augustin au huitième livre sur
la Genèse au sens littéral ; en
outre, la fin du mouvement est le repos, comme il est dit au cinquième livre de
la Physique, et ainsi, le mouvement
se rapporte au repos à la fois comme à un principe et comme à un terme. De même
aussi la raison se rapporte à l’intelligence comme le mouvement au repos, et
comme la génération à l’être, comme le montre clairement une précédente
citation de Boèce ; elle se rapporte à l’intelligence comme à un principe
et comme à un terme. Comme à un principe, car l’esprit humain ne pourrait pas
procéder discursivement d’une chose à l’autre si son processus discursif ne
commençait par quelque simple réception d’une vérité, réception qui relève de
l’intelligence des principes. Semblablement aussi, le processus discursif de la
raison ne parviendrait pas à quelque chose de certain si ce qui est trouvé par
ce processus n’était confronté aux principes premiers par lesquels la raison
analyse, si bien que l’intelligence se trouve être le principe de la raison
quant à la voie d’invention, et son terme quant à la voie de jugement.
Donc, bien que
la connaissance de l’âme humaine ait lieu proprement par la voie de la raison,
il y a cependant en elle quelque participation de cette connaissance simple qui
se rencontre dans les substances supérieures et qui nous fait dire qu’elles ont
une puissance intellectuelle ; et cela concorde avec le principe que donne
Denys au septième chapitre des Noms
divins, selon lequel « la sagesse divine allie toujours l’extrémité
inférieure d’un rang plus élevé et l’extrémité supérieure d’un rang
subalterne », c’est-à-dire que la nature inférieure à son sommet atteint
quelque chose tout en bas de la nature supérieure. Et c’est assurément cette
différence entre les anges et les âmes que Denys montre au septième chapitre
des Noms divins lorsqu’il dit :
« C’est d’elle » — c’est-à-dire de la sagesse divine — « que les
puissances angéliques, intelligibles et intelligentes, reçoivent leurs simples
et bienheureuses notions. Cette science divine, elles ne la tirent pas d’une analyse
d’éléments, de sensations ni de raisonnements laborieux ; mais c’est de
façon simple qu’elles saisissent les intelligibles divins. » Plus loin, il
ajoute au sujet des âmes : « C’est encore de cette sagesse divine que
les âmes reçoivent le pouvoir de raisonner, c’est-à-dire d’une part de tourner
discursivement et circulairement autour de la vérité même des êtres — le
caractère discursif et plural de leurs argumentations les situe alors
au-dessous des intelligences unies —, d’autre part de ramener par enveloppement
le multiple à l’un — elles méritent alors de s’égaler aux modes intellectifs
des anges, dans la mesure du moins où c’est chose possible et convenable à des
âmes. » Et il dit cela parce que ce qui appartient à la nature supérieure peut
exister dans la nature inférieure non point parfaitement mais selon quelque
faible participation : par exemple, il n’y a pas de raison dans la nature
sensitive mais quelque participation de la raison, en tant que les bêtes ont
une certaine prudence naturelle, comme on le voit clairement au début du livre
de la Métaphysique.
Or ce qui est
ainsi participé n’est pas détenu comme une possession, c’est-à-dire comme
quelque chose de parfaitement soumis à la puissance de celui qui l’a ; en
ce sens, il est dit au premier livre de la Métaphysique
que la connaissance de Dieu est une possession divine et non humaine. On
n’assigne donc aucune puissance pour ce qui est détenu de cette façon ;
par exemple, on ne dit pas que les bêtes ont une raison, bien qu’elles aient
quelque part à la prudence : cela est en eux par une certaine estimation
naturelle. Semblablement, il n’y a pas non plus en l’homme une puissance
spéciale unique par laquelle il obtiendrait de façon simple et absolue, sans
processus discursif, la connaissance de la vérité ; mais une telle
réception de la vérité est en lui par un certain habitus naturel, qui est
appelé l’intelligence des principes. Il n’y a donc pas en l’homme une puissance
séparée de la raison et que l’on appellerait intelligence, mais c’est la raison
elle-même qui est appelée intelligence en raison de la part qu’elle prend à la
simplicité intellectuelle, et de cette part proviennent le principe et le terme
dans son opération propre. Et c’est pourquoi le livre sur l’Esprit et l’Âme attribue à la raison
l’acte propre de l’intelligence, et ce qui est le propre de la raison est
présenté comme l’acte de la raison, lorsqu’il est dit que « la raison est
le regard de l’esprit voyant le vrai par lui-même, et le raisonnement est
l’enquête de la raison. »
De plus, à
supposer qu’une puissance nous convienne proprement et parfaitement pour la
réception simple et absolue de la vérité qui est en nous, elle ne serait
cependant pas une puissance autre que la raison, et en voici la preuve. En
effet, selon Avicenne au sixième livre De
naturalibus, des actes différents manifestent une différence de puissances
seulement lorsqu’ils ne peuvent pas être rapportés au même principe ; par
exemple, dans les réalités corporelles, recevoir et retenir ne se ramènent pas
au même principe, mais le premier à l’humide et le second au sec. Voilà
pourquoi l’imagination, qui retient les formes corporelles dans un organe
corporel, est une puissance autre que le sens, qui reçoit les formes susdites
par un organe corporel. Or l’acte de la raison, qui est de procéder
discursivement, et celui de l’intelligence, qui est d’appréhender simplement la
vérité, sont l’un à l’autre ce que la génération est à l’être, et ce que le
mouvement est au repos. Or se reposer et se mouvoir se ramènent au même
principe partout ils se rencontrent ensemble, car c’est par la même nature
qu’une chose se repose en un lieu et qu’elle se meut vers ce lieu ; mais
ce qui se repose et ce qui est mû sont entre eux comme le parfait et
l’imparfait. Et c’est pourquoi la puissance qui procède discursivement et celle
qui reçoit la vérité ne seront pas différentes, mais seront une seule puissance
qui, en tant qu’elle est parfaite, connaît la vérité de façon absolue, mais en
tant qu’elle est imparfaite, a besoin d’un processus discursif.
La raison prise
au sens propre ne peut donc nullement être en nous une puissance autre que
l’intelligence. Cependant la puissance cogitative, qui est une puissance de
l’âme sensitive, est parfois elle-même appelée « raison » car elle
confronte entre elles les formes individuelles comme la raison proprement dite
confronte les formes universelles, comme dit le Commentateur au troisième livre
sur l’Âme. Et cette puissance a un
organe déterminé, à savoir la cellule médiane du cerveau ; et cette
« raison » est sans nul doute une puissance autre que l’intelligence,
mais ce n’est pas d’elle que nous voulons parler pour le moment.
Réponse aux objections :
1° Le livre sur
l’Esprit et l’Âme n’est pas
authentique, et on ne pense pas qu’il soit de saint Augustin. Cependant, pour
soutenir sa position, on peut dire que son auteur n’entend pas dans ce passage
distinguer les puissances de l’âme mais montrer les divers degrés par lesquels
l’âme progresse dans la connaissance : ainsi le sens lui fait connaître
les formes dans la matière, l’imagination les formes accidentelles, sans la
matière toutefois, mais avec les circonstances de la matière, la raison la
forme essentielle elle-même des réalités matérielles sans la matière
individuelle ; et de là elle s’élève encore en ayant quelque connaissance
des esprits créés, et on dit alors qu’elle a l’intellect, car de tels esprits
connaissent en priorité les substances qui existent sans aucune matière ;
puis encore au-delà elle atteint quelque connaissance de Dieu même, et dans ce
cas on dit qu’elle a l’intelligence, nom qui désigne proprement l’acte de
l’intellect, étant donné que connaître Dieu est propre à Dieu, dont l’intellect
est son intelligence, c’est-à-dire son acte d’intellection.
2° Comme dit
Boèce au cinquième livre sur la Consolation,
« la puissance supérieure embrasse l’inférieure, tandis que l’inférieure
ne s’élève nullement vers la supérieure » ; la nature supérieure a
donc pleinement pouvoir sur le domaine de la nature inférieure, mais pas
pleinement sur le domaine d’une nature encore supérieure. Voilà pourquoi la
nature de l’âme rationnelle a des puissances pour le domaine de la nature
sensitive ou végétative, mais non pour celui de la nature intellectuelle, qui
est au-dessus d’elle.
3° Puisque,
suivant le Philosophe, le sens commun perçoit tous les sensibles, il est
nécessaire qu’il se porte vers eux sous une unique raison formelle commune,
sinon il n’aurait pas un unique objet par soi ; mais aucun des sens
propres ne peut atteindre cette commune raison formelle de l’objet. La raison,
en revanche, parvient comme à son terme dans la simple réception, comme lorsque
le processus discursif de la raison se conclut dans la science. Il n’est donc
pas nécessaire que l’intelligence soit en nous une puissance autre que la
raison comme le sens commun est une puissance autre que les sens propres.
4° Juger n’est
pas une propriété de la raison qui permettrait de la distinguer de
l’intelligence, car même l’intelligence juge que ceci est vrai et que cela est
faux. Mais si le jugement est attribué à la raison et la saisie à
l’intelligence, c’est parce que le jugement s’effectue généralement en nous au
moyen d’une analyse par les principes, tandis que la simple saisie de la vérité
est opérée par l’intelligence.
5°
Ce
qui est simple à tout point de vue est totalement dénué de composition, mais
les éléments simples sont conservés dans les réalités composées. Et de là vient
qu’on ne trouve pas dans le simple ce qui appartient au composé en tant que
tel ; par exemple, le corps simple n’a pas la saveur, qui est la
conséquence d’un mélange ; mais les corps mixtes ont ce qui relève des
corps simples, quoique sur un mode plus imparfait : ainsi le chaud et le
froid, le léger et le lourd se rencontrent dans les corps mixtes. Voilà
pourquoi aucune composition ne se trouve dans l’intelligence divine, qui est
tout à fait simple ; mais notre raison, bien qu’elle soit composée, a
pouvoir sur quelque acte simple, puisqu’il se rencontre en elle quelque chose
de la nature du simple, comme le modèle se retrouve dans son image ; elle
a aussi pouvoir sur quelque acte composé, soit en tant qu’elle compose le
prédicat avec le sujet, soit en tant qu’elle compose les principes relativement
à la conclusion. C’est donc en nous la même puissance qui connaît les simples
quiddités des réalités, qui forme les propositions, et qui raisonne ; de
ces actes le dernier est propre à la raison en tant que telle, les deux autres
pouvant appartenir aussi à l’intelligence en tant que telle. C’est pourquoi le
second se trouve dans les anges, puisqu’ils connaissent par plusieurs espèces,
mais seul le premier est en Dieu, qui, en connaissant son essence, pense toutes
choses, tant les simples que les complexes.
6° L’âme se
connaît en quelque sorte par elle-même, au sens où cet acte de connaître consiste
à détenir en soi la connaissance de soi ; et en quelque sorte elle se
connaît par l’espèce de l’intelligible, dans la mesure où l’acte de connaître
implique connaissance et distinction de soi ; et ainsi, le Philosophe et
saint Augustin parlent de la même chose. L’argument n’est donc pas concluant.
7° Une telle
différence des objets ne peut diversifier les puissances, étant donné qu’elle
procède de différences accidentelles, comme on l’a prouvé dans une objection.
Or, si la nature corporelle est présentée comme l’objet de la raison, c’est
parce que le propre de la connaissance humaine est d’avoir son origine dans le
sens et le phantasme. Par conséquent, c’est d’abord sur les natures des
réalités sensibles que se fixe le regard de notre intelligence, qui est appelé
proprement raison, en tant que la raison est propre au genre humain. Mais de là
il s’élève encore en connaissant l’esprit créé ou incréé, et cela lui convient
en tant qu’il a quelque part à la nature supérieure plutôt que selon ce qui lui
est propre et parfaitement convenable.
8° Boèce veut que
l’intelligence et la raison soient des puissances cognitives différentes, non
cependant dans un même sujet, mais en des sujets différents. En effet, il veut
que la raison appartienne aux hommes, et c’est pourquoi il dit que l’homme
connaît les formes universelles dans les réalités particulières, car la
connaissance humaine s’exerce proprement à l’égard des formes abstraites des
sens. Mais il veut que l’intelligence appartienne aux substances supérieures,
qui appréhendent du premier regard les formes entièrement immatérielles ;
et s’il veut que la raison n’atteigne jamais ce qui relève de l’intelligence,
c’est parce que nous ne pouvons pas parvenir à la vision des quiddités des
substances immatérielles avec la faiblesse de notre connaissance présente. Mais
ce sera le cas dans la patrie, lorsque la gloire nous rendra déiformes.
9°
En
tant qu’elles sont en des sujets différents, la raison et l’intelligence ne
sont pas une puissance unique ; mais la présente enquête porte sur elles
en tant qu’elles se trouvent toutes deux dans l’homme.
10° Cet argument
vaut pour les actes qui appartiennent à des puissances différentes. Mais il
arrive qu’une même puissance ait différents actes, dont l’un précède
l’autre ; par exemple, l’acte de l’intellect possible est de penser la
quiddité et de former les propositions.
11° L’âme connaît
les deux, mais par la même puissance. Cependant il semble être propre à l’âme
humaine, en tant qu’elle est rationnelle, de connaître l’entité en ceci.
Connaître l’entité dans l’absolu semble appartenir davantage aux substances
supérieures, ainsi qu’il ressort d’une citation précédente.
12° Aimer Dieu et
élire les vertus, cela est attribué à la raison, non que ces choses lui
appartiennent immédiatement, mais en tant que c’est par le jugement de la
raison que la volonté est disposée à l’égard de Dieu comme vers une fin et à
l’égard des vertus comme vers des moyens. Et de cette façon également le
rationnel est opposé à l’irascible et au concupiscible, car nous sommes
inclinés à agir soit par le jugement de la raison, soit par la passion, qui est
dans l’irascible ou dans le concupiscible. On dit aussi que la volonté est dans
la raison, en tant qu’elle est dans la partie rationnelle de l’âme, comme on
dit que la mémoire est dans le sensitif, non qu’elle soit cette même puissance
mais en tant qu’elle est dans la partie sensitive.
13°
&
14°
On voit dès lors clairement la solution aux treizième et quatorzième arguments.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Comme dit
saint Augustin au douzième livre sur la Trinité,
l’image de la Trinité est dans la partie supérieure de la raison, et non dans
l’inférieure. Or l’image de Dieu dans l’âme consiste en trois puissances. La
raison inférieure ne concerne donc pas la ou les mêmes puissances que la
supérieure ; et ainsi, elles semblent être des puissances différentes.
2° Puisque la
partie se dit relativement au tout, l’une et l’autre se trouvent de la même
façon dans un genre donné. Or on dit que l’âme est un tout seulement
potentiel ; les différentes parties de l’âme sont donc des puissances
différentes. Or la raison supérieure et l’inférieure sont désignées par saint
Augustin comme différentes parties de la raison. Ce sont donc des puissances
différentes.
3° Tout ce qui
est éternel est nécessaire, et tout ce qui est changeant et temporel est
contingent, comme le montre le Philosophe au neuvième livre de la Métaphysique. Or la partie de l’âme qui
est appelée scientifique par le Philosophe au sixième livre de l’Éthique se tourne vers les réalités
nécessaires, tandis que la raisonnante ou opinative se tourne vers les
contingentes. Puis donc que la raison supérieure, suivant saint Augustin,
adhère aux réalités éternelles tandis que l’inférieure dispose les réalités
temporelles et caduques, il semble que la raisonnante soit identique à la
raison inférieure et la scientifique à la supérieure. Or la scientifique et la
raisonnante sont des puissances différentes, comme le montre le Philosophe au
même endroit. La raison supérieure et l’inférieure sont donc, elles aussi, des
puissances différentes.
4° Comme dit le
Philosophe au même endroit, relativement à des objets de genres différents il
faut déterminer des puissances de l’âme différentes, puisque toute puissance de
l’âme qui est déterminée à quelque genre, l’est à cause d’une
ressemblance ; et ainsi, la diversité des objets selon le genre témoigne
de la diversité des puissances. Or l’éternel et le corruptible sont des
réalités tout à fait différentes par le genre, puisque le corruptible et
l’incorruptible n’ont pas même en commun le genre, comme il est dit au dixième
livre de la Métaphysique. La raison
supérieure, qui a pour objet les réalités éternelles, est donc une puissance
autre que la raison inférieure, qui a pour matière les réalités caduques.
5°
Les
puissances se distinguent par les actes, et les actes par les objets. Or le
vrai, qui est objet de contemplation, est un autre objet que le bien, qui est
objet d’opération. La raison supérieure, qui contemple le vrai, est donc aussi
une autre puissance que la raison inférieure, qui opère le bien.
6° Ce qui en soi
n’est pas un, l’est encore moins si on le met en rapport avec autre chose. Or
la raison supérieure n’est pas une puissance unique, mais plusieurs, puisqu’il
y a en elle l’image, qui consiste en trois puissances. On ne peut donc pas dire
non plus que la raison supérieure et la raison inférieure soient une puissance
unique.
7° La raison est
plus simple que le sens. Or, dans la partie sensitive, on ne trouve pas qu’une
même puissance ait diverses fonctions. Donc bien moins encore une puissance
unique peut-elle avoir diverses fonctions dans la partie intellective. Or la
raison se dédouble en supérieure et inférieure selon les fonctions, comme dit
saint Augustin au douzième livre sur la Trinité.
Ce sont donc des puissances différentes.
8° Chaque fois
qu’on attribue à l’âme des choses qui ne peuvent se ramener à un même principe,
il est nécessaire de définir en conséquence dans l’âme différentes puissances,
comme recevoir et retenir font distinguer l’imagination du sens. Or l’éternel
et le corruptible ne peuvent se ramener à des principes identiques, car les
principes prochains des réalités corruptibles et incorruptibles ne sont pas les
mêmes, comme il est prouvé au onzième livre de la Métaphysique. Ils ne doivent donc pas être attribués à la même
puissance de l’âme, et ainsi, la raison supérieure et la raison inférieure sont
des puissances différentes.
9°
Saint
Augustin dit au douzième livre sur la Trinité
que les trois choses qui ont concouru au péché de l’homme, à savoir l’homme, la
femme et le serpent, signifient trois choses qui sont en nous, à savoir la
raison supérieure, l’inférieure et la sensualité. Or la sensualité est une
puissance autre que la raison inférieure. Celle-ci est donc également autre que
la supérieure.
10° Une puissance
unique ne peut pas en même temps pécher et ne pas pécher. Or parfois la raison inférieure
pèche sans que la raison supérieure pèche, comme le montre saint Augustin au
livre sur la Trinité. La raison
inférieure et la supérieure ne sont donc pas une puissance unique.
11° Des
perfections différentes appartiennent à des perfectibles différents, puisque
l’acte propre requiert une puissance propre. Or les habitus de l’âme sont les
perfections des puissances. Les différents habitus appartiennent donc à des
puissances différentes. Or la raison supérieure et l’inférieure s’adonnent
respectivement à la sagesse et à la science, qui sont des habitus différents.
La raison supérieure et l’inférieure sont donc des puissances différentes.
12° Une puissance,
quelle qu’elle soit, est perfectionnée par son acte. Or une diversité d’actes
amène ou manifeste une diversité de puissances. Donc, partout où se trouve une
diversité d’actes, on doit conclure à la diversité des puissances. Or la raison
supérieure et l’inférieure ont des actes différents, car la raison se dédouble
selon les fonctions, comme dit saint Augustin. Ce sont donc des puissances
différentes.
13° La différence
entre la raison supérieure et l’inférieure est plus grande qu’entre l’intellect
agent et l’intellect possible, puisque l’acte de ces derniers concerne le même
intelligible, alors que l’acte des deux premières concerne des objets
différents, comme on l’a dit. Or l’intellect agent et l’intellect possible sont
des puissances différentes. Donc la raison supérieure et la raison inférieure
aussi.
14° Tout ce qui
provient d’une chose est différent de cette chose, car nulle réalité n’est
cause de soi-même. Or la raison inférieure provient de la supérieure, comme dit
saint Augustin au douzième livre sur la Trinité.
C’est donc une autre puissance que la supérieure.
15° Rien n’est mû
par soi-même, comme il est prouvé au septième livre de la Physique. Or la raison supérieure meut l’inférieure, en tant
qu’elle la dirige et la gouverne. La raison supérieure et la raison inférieure
sont donc des puissances différentes.
En sens contraire :
1° Les différentes
puissances de l’âme sont des réalités différentes. Or la raison supérieure et
l’inférieure ne sont pas des réalités différentes ; c’est pourquoi saint
Augustin dit au douzième livre sur la Trinité :
« Quand nous parlons de la nature de l’âme humaine, nous parlons d’une
seule réalité : le double aspect que je viens de distinguer n’est qu’un
dédoublement selon les fonctions. » La raison supérieure et l’inférieure
ne sont donc pas des puissances différentes.
2° Une puissance
peut s’étendre à d’autant plus d’objets qu’elle est plus immatérielle. Or la
raison est plus immatérielle que le sens. Or par la même puissance sensitive, à
savoir la vue, on voit à la fois des réalités éternelles ou incorruptibles et
perpétuelles, comme les corps célestes, et des corruptibles, comme les réalités
inférieures de ce monde. C’est donc aussi la même puissance de la raison qui
contemple les réalités éternelles et qui dispose les temporelles.
Réponse :
Pour voir
clairement la réponse à cette question, il est nécessaire de connaître d’abord
deux choses : comment les puissances de l’âme se distinguent, et comment
la raison supérieure et la raison inférieure diffèrent entre elles. Ces deux
choses permettront d’en connaître une troisième, celle qui nous occupe à l’instant,
à savoir, si la raison supérieure et la raison inférieure sont une puissance
unique ou différentes puissances.
Il faut donc
savoir que la diversité des puissances se voit par les actes et par les objets.
Or certains prétendent qu’il faut entendre cela en ce sens que la diversité des
actes et des objets serait non pas la cause mais seulement le signe de la
diversité des puissances. D’autres disent que la diversité des objets est cause
de la diversité des puissances pour les puissances passives, et non pour les
actives. Mais si l’on apporte une considération attentive, on trouve que dans
les deux sortes de puissances les actes et les objets sont non seulement des
signes mais aussi, en quelque façon, des causes de la diversité. En effet, tout
ce dont l’être existe seulement en vue de quelque fin a un mode qui lui est
déterminé par la fin à laquelle il est ordonné ; une scie, par exemple,
est déterminée et quant à la matière, et quant à la forme, pour qu’elle
convienne à sa fin, qui est de couper. Or toute puissance de l’âme, soit active
soit passive, est ordonnée à son acte comme à une fin, comme on le voit
clairement au neuvième livre de la Métaphysique ;
par conséquent, chaque puissance a un mode et une espèce déterminés selon ce
qui peut convenir pour un tel acte. Voilà pourquoi, si l’on a diversifié les
puissances, c’est parce que la diversité des actes requérait divers principes
par lesquels ils soient élicités. Par ailleurs, puisque l’objet se rapporte à
l’acte comme un terme, et que les actes sont spécifiés par leurs termes, comme
cela est clair au cinquième livre de la Physique,
il est nécessaire que les actes se distinguent aussi par les objets ; et
c’est pourquoi la diversité des objets amène une diversité des puissances.
Mais la
diversité des objets peut être envisagée de deux façons : d’abord suivant
la nature des réalités ; ensuite suivant les diverses raisons formelles
des objets. Suivant la nature des réalités, comme la couleur et la
saveur ; suivant la diverse raison formelle de l’objet, comme le bien et
le vrai.
Or, puisque les
puissances qui sont les actes d’organes déterminés ne peuvent s’étendre au-delà
de la disposition de leurs organes, et qu’un seul et même organe ne peut pas
être adapté pour connaître toutes les natures, il faut nécessairement que les
puissances qui sont liées à des organes soient déterminées pour concerner
certaines natures, à savoir, les natures corporelles. En effet, l’opération qui
s’exerce par un organe corporel ne peut s’étendre au-delà de la nature
corporelle. Mais puisqu’il se trouve dans la nature corporelle quelque chose
que tous les corps ont en commun et quelque chose en quoi les divers corps
diffèrent, il se pourra qu’une puissance liée au corps soit adaptée à tous les
corps suivant ce qu’ils ont de commun : telle l’imagination, en tant que
tous les corps se rejoignent sous le rapport de la quantité, de la figure et de
leurs conséquences — c’est pourquoi l’imagination s’étend non seulement aux
réalités naturelles mais aussi aux réalités mathématiques — ; tel aussi le
sens commun, en tant que dans tous les corps naturels, auxquels seuls il
s’étend, se trouve une puissance active ou un principe de changement. D’autres
puissances, par contre, seront adaptées à ce en quoi les corps se diversifient,
suivant les diverses façons de changer : c’est le cas de la vue pour la
couleur, de l’ouïe pour le son, etc. Donc, de ce que la partie sensitive use
d’un organe dans son opération, deux choses résultent pour elle, à
savoir : d’une part, qu’on ne peut lui attribuer aucune puissance qui
regarderait un objet commun à tous les étants, car sinon elle transcenderait
toutes les réalités corporelles ; et d’autre part, qu’il est possible de
trouver en elle diverses puissances, selon la nature diverse des objets, parce
que la condition de l’organe peut être adaptée à cette nature-ci ou à celle-là.
`
Mais cette
partie de l’âme qui, dans son acte, ne se sert pas d’un organe corporel reste
non pas déterminée mais infinie, d’une certaine façon, en tant qu’elle est
immatérielle ; voilà pourquoi sa portée s’étend à un objet commun à tous
les êtres. C’est pourquoi l’on dit que l’objet de l’intelligence est une chose
qui se trouve dans tous les genres d’étants. Et c’est aussi pourquoi le
Philosophe dit que l’intellect est « ce qui produit tous [les
intelligibles] et ce qui devient tous [les intelligibles] ». Il n’est donc
pas possible de distinguer différentes puissances dans la partie intellective
pour correspondre aux différentes natures des objets, mais seulement pour
correspondre à diverses notions d’objet, c’est-à-dire en tant que l’acte de
l’âme se porte parfois vers une seule et même chose selon diverses raisons
formelles. Et c’est ainsi que le bien et le vrai, dans la partie intellective,
différencient l’intelligence de la volonté : en effet, l’intelligence se
porte vers le vrai intelligible comme vers une forme, puisqu’il est nécessaire
que l’intelligence soit formellement déterminée par ce qui est pensé ; et
la volonté se porte vers le bien comme vers une fin. C’est pourquoi le Philosophe
dit aussi au sixième livre de la Métaphysique
que le vrai est dans l’esprit et le bien dans les réalités, puisque la forme
est au-dedans et la fin au-dehors. Or ce n’est pas sous le même aspect que la
fin et la forme perfectionnent, et ainsi, le bien et le vrai n’ont pas la même
raison formelle d’objet. Ainsi également, l’intellect possible se distingue de
l’intellect agent. En effet, une chose n’est pas objet sous le même rapport en
tant qu’elle est en acte et en tant qu’elle est en puissance, ou bien en tant
qu’elle agit et en tant qu’elle subit : car l’intelligible en acte est
objet de l’intellect possible en agissant pour ainsi dire sur lui, en tant
qu’il passe de puissance à acte par l’intelligible en acte, tandis que
l’intelligible en puissance est objet de l’intellect agent en tant qu’il
devient par celui-ci intelligible en acte. Ainsi donc, on voit clairement
comment on peut distinguer les puissances dans la partie intellective.
La raison
supérieure et l’inférieure, quant à elles, se distinguent de la façon suivante.
Il est des natures supérieures à l’âme rationnelle, et d’autres inférieures à
elle. Mais puisque tout ce qui est pensé l’est selon le mode de celui qui
pense, la pensée des réalités qui sont au-dessus de l’âme est, dans l’âme
rationnelle, inférieure aux réalités pensées elles-mêmes ; en revanche, la
pensée des réalités qui sont au-dessous de l’âme est, dans l’âme, supérieure
aux réalités elles-mêmes, puisque celles-ci ont en elle un être plus noble
qu’en elles-mêmes. Et ainsi, l’âme a envers ces deux genres de réalités une
relation différente, et de là résulte pour elle une diversité de fonctions. En
effet, dans la mesure où elle regarde vers les natures supérieures — soit
qu’elle contemple leur vérité et leur nature dans l’absolu, soit qu’elle
reçoive d’elles une idée et comme un modèle pour opérer —, elle est appelée
raison supérieure ; mais dans la mesure où elle se tourne vers les
réalités inférieures — soit pour les regarder par la contemplation, soit pour
les disposer par l’action —, elle est appelée raison inférieure.
Or les deux
sortes de natures, la supérieure et l’inférieure, sont appréhendées par l’âme
humaine suivant la notion commune d’intelligible : la supérieure en tant
qu’elle est immatérielle en elle-même, l’inférieure en tant qu’elle est
dépouillée de la matière par l’acte de l’âme. On voit donc clairement que les
noms de raison supérieure et raison inférieure ne désignent pas des puissances
différentes, mais une seule et même puissance se rapportant diversement à des réalités
différentes.
Réponse aux objections :
1° Comme on l’a
dit dans la question sur l’esprit, l’image de la Trinité dans l’âme est certes
fondée dans les puissances comme dans une racine, mais on la trouve de façon
achevée dans les actes des puissances ; et c’est ainsi que l’image est
dite concerner la raison supérieure et non l’inférieure.
2° L’expression
« partie d’une puissance » ne désigne pas toujours une puissance
distincte, mais on entend parfois « partie d’une puissance » au sens
d’une partie des objets, selon lesquels on envisage une division de la quantité
virtuelle ; par exemple, si quelqu’un peut porter cent livres, on dira de
celui qui n’en peut porter que cinquante que sa puissance a une partie de la
puissance du premier, bien que ce soit spécifiquement la même puissance. Et de
cette façon, la partie supérieure et la partie inférieure de la raison sont
appelées « parties de la raison », en tant qu’elles se portent vers
une partie des objets regardés par la raison prise communément.
3° La scientifique
et la raisonnante ou opinative ne sont pas identiques à la raison supérieure ni
à l’inférieure, car même au sujet des natures inférieures, que regarde la
raison inférieure, peuvent être formulées des propositions nécessaires, qui
relèvent de la scientifique : sinon la physique et la mathématique ne
seraient pas des sciences ; semblablement aussi, la raison supérieure se
tourne en quelque façon vers les actes humains dépendants du libre arbitre, et
par là même contingents, sinon le péché qui parfois les accompagne ne serait
pas attribué à la raison supérieure. Et ainsi, la raison supérieure n’est pas
totalement séparée de la raisonnante ou opinative.
Or la
scientifique et la raisonnante sont assurément des puissances différentes, car
elles se distinguent quant à la notion même d’intelligible. En effet, puisque
l’acte d’une puissance ne s’étend pas au-delà de la portée de son objet, toute
opération qui ne peut pas être ramenée à la même raison formelle d’objet doit
nécessairement appartenir à une autre puissance ayant une autre raison formelle
d’objet. Or l’objet de l’intelligence est la quiddité, comme il est dit au
troisième livre sur l’Âme ; et
pour cette raison, l’action de l’intelligence s’étend aussi loin que peut
s’étendre la portée de la quiddité. Or c’est par elle que les principes
premiers eux-mêmes sont immédiatement connus, et une fois qu’ils le sont, on
parvient en raisonnant à la connaissance des conclusions ; et la puissance
qui est de nature à analyser les conclusions par les quiddités, le Philosophe
l’appelle la scientifique. Mais il y a des choses pour lesquelles il n’est pas
possible de poursuivre une telle analyse jusqu’à parvenir aux quiddités, et ce,
à cause de l’incertitude de leur être, comme c’est le cas pour les contingents en
tant que tels. De telles choses ne sont donc pas connues par la quiddité, qui
était l’objet propre de l’intelligence, mais d’une autre façon, à savoir par
une certaine conjecture sur ces réalités dont on ne peut pas avoir une pleine
certitude. Une autre puissance est donc requise pour cela. Or cette puissance
ne peut mener l’enquête de la raison jusqu’à son terme et, pour ainsi dire, à
son repos, mais se maintient dans l’enquête elle-même comme en mouvement,
produisant seulement une opinion à propos de ce qu’elle examine ; aussi
cette puissance est-elle nommée, d’après ce qui est comme le terme de son
opération, raisonnante ou opinative.
Mais la raison
supérieure et la raison inférieure se distinguent par les natures mêmes [des
objets], et c’est pourquoi ce ne sont pas des puissances différentes comme la
scientifique et l’opinative.
4° Les objets de
la scientifique et de la raisonnante diffèrent par le genre quant au propre
genre qu’est le connaissable, puisqu’ils sont connus selon des raisons
formelles genériquement différentes. Mais les réalités éternelles et les
temporelles ont des natures de genres différents, et ne diffèrent pas quant à
la notion de connaissable, selon laquelle doit être envisagée la ressemblance
entre la puissance et l’objet.
5°
Le
vrai, objet de contemplation, et le bien, objet d’opération, concernent des
puissances différentes, à savoir l’intelligence et la volonté. Mais ce n’est
pas par là que l’on distingue la raison supérieure et la raison inférieure,
puisque l’une et l’autre peut être et spéculative et active, quoique
relativement à des objets différents, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dit ; l’argument n’est donc pas concluant.
6° Rien n’empêche
que ce qui contient en soi une multitude soit un avec un autre qui contient en soi
une multitude, si la même multitude est contenue dans les deux : comme ce
tas et cet amas de pierres sont une seule et même chose. Et de cette façon, la
raison supérieure et l’inférieure sont une puissance unique, bien que l’une et
l’autre contiennent en quelque façon plusieurs puissances ; en effet,
elles contiennent toutes deux les mêmes. Par ailleurs, on ne dit pas qu’il y a
plusieurs puissances dans la raison supérieure comme si la puissance même de la
raison était divisée en plusieurs puissances, mais en tant que la volonté est
comprise sous l’intelligence : non qu’elles soient une puissance unique,
mais parce que la volonté est mue par l’appréhension de l’intelligence.
7° Même dans la
partie sensitive il existe une puissance ayant diverses fonctions : par
exemple l’imagination, qui a pour fonctions de conserver ce qui est reçu des
sens et de le représenter ensuite à l’intelligence. Cependant, puisqu’une
puissance peut s’étendre à d’autant plus d’objets qu’elle est plus
immatérielle, rien n’empêcherait qu’il existe une même puissance ayant diverses
fonctions dans la partie intellective et qu’il n’en existe pas dans la partie
sensitive.
8° Bien que
l’éternel et le temporel ne se ramènent pas aux mêmes principes prochains,
cependant la connaissance de l’éternel et du temporel se ramène à un même
principe, puisque l’un et l’autre sont appréhendés par l’intelligence selon
l’unique raison formelle d’immatérialité.
9°
De
même qu’à la nature humaine appartenaient l’homme et la femme, qu’unissait un
mariage charnel, et non le serpent, de même à la nature de la raison supérieure
appartient la raison inférieure, signifié par la femme, et non la sensualité,
signifiée par le serpent, comme dit saint Augustin au douzième livre sur la Trinité.
10° Puisque pécher
est un certain acte, il n’appartient pas à proprement parler à la raison
supérieure ni à l’inférieure, mais à l’homme, selon celle-ci ou celle-là. Et si
une puissance unique se rapporte à divers objets, il n’y a pas d’inconvénient à
ce qu’il y ait péché selon un rapport et non selon un autre, de même que,
lorsque plusieurs habitus sont dans une seule puissance, il arrive que l’on
pèche selon l’acte d’un habitus et non selon l’acte de l’autre ; comme ce
serait le cas si un même homme, étant à la fois grammairien et géomètre,
énonçait des vérités sur les droites en faisant un solescisme.
11° Lorsqu’une
perfection accomplit un perfectible selon toute la capacité de celui-ci, il est
impossible qu’un perfectible unique ait plusieurs perfections de même ordre. Voilà
pourquoi il est impossible que la matière soit perfectionnée en même temps par
deux formes substantielles, car une seule matière n’est capable que d’un seul
être substantiel. Mais il en va autrement pour les formes accidentelles, qui ne
perfectionnent pas leurs sujets selon toute leur puissance ; il est donc
possible qu’un seul perfectible ait plusieurs accidents. Et c’est pourquoi il
est également possible qu’une seule puissance ait plusieurs habitus, puisque
les habitus des puissances sont des perfections accidentelles ; en effet,
ils viennent s’ajouter après la complète notion de puissance.
12° Comme dit
Avicenne au sixième livre De naturalibus,
la diversité des actes tantôt dénote une diversité de puissances, tantôt non.
En effet, on peut trouver de cinq façons une diversité dans les actes de l’âme.
Premièrement, selon la force et la faiblesse, comme opiner et croire.
Deuxièmement, selon la vitesse et la lenteur, comme courir et se mouvoir.
Troisièmement, selon l’habitus et la privation, comme se reposer et se mouvoir.
Quatrièmement, selon un rapport à des contraires dans le même genre, comme
sentir le blanc et sentir le noir. Cinquièmement, lorsque les actes sont de
genres différents, comme appréhender et mouvoir, ou sentir le son et sentir la
couleur. Ainsi donc, les deux premières sortes de diversité ne dénotent pas une
diversité de puissances, car sinon il faudrait qu’il y ait dans l’âme autant de
puissances distinctes qu’il se trouve de degrés de force et de faiblesse dans
les actes, ou de vitesse et de lenteur. Ni de même pour les troisième et
quatrième sortes, puisqu’il appartient à la même puissance de se rapporter aux
deux opposés. Mais c’est seulement la cinquième sorte de diversité qui dénote
une diversité de puissances, à condition de préciser que les actes de genres
différents sont ceux qui n’ont pas une commune raison formelle d’objet ;
et par conséquent, la diversité des actes de la raison supérieure et de la
raison inférieure ne dénote pas une diversité de puissances, ainsi qu’il ressort
de ce qu’on a dit.
13° L’intellect
agent et l’intellect possible diffèrent plus entre eux que la raison supérieure
et la raison inférieure, puisque l’intellect agent et l’intellect possible
regardent des objets formellement divers, encore que non matériellement. En
effet, ils regardent chacun une notion d’objet différente, bien qu’il soit
possible de les trouver toutes deux dans la même réalité intelligible :
car une même et unique chose peut être d’abord intelligible en puissance et
ensuite intelligible en acte. Par contre, la raison supérieure et l’inférieure
regardent des objets matériellement différents, et non formellement, puisqu’ils
regardent des natures différentes selon une seule notion d’objet, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit. Or la diversité formelle est plus grande que la
diversité matérielle ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.
14° Il est dit que
la raison inférieure provient de la supérieure, à cause des choses que
considère la raison inférieure, et qui proviennent de celles que considère la
raison supérieure : en effet, les raisons inférieures proviennent des
supérieures. Rien n’empêche, par conséquent, que la raison inférieure et la
raison supérieure soient une puissance unique ; de même, nous constatons
qu’il appartient à la même puissance de considérer les principes de la science
subalternante et ceux de la science subalternée, bien que ceux-ci proviennent
de ceux-là.
15° Si l’on dit
que la raison supérieure meut la raison inférieure, c’est parce que les raisons
inférieures doivent être réglées d’après les supérieures, tout comme la science
subalternée est réglée par la subalternante.
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit le
Philosophe au troisième livre sur l’Âme,
l’intelligence est toujours droite. Or la raison est la même puissance que
l’intelligence, comme on l’a obtenu précédemment. Donc la raison, elle aussi,
est toujours droite ; il n’y a donc pas de péché en elle.
2° Tout ce qui
peut recevoir une perfection, s’il peut recevoir un défaut, ne pourra avoir en
soi que le défaut opposé à cette perfection, car c’est le même sujet qui peut
recevoir les contraires. Or, suivant saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, la perfection propre de la
raison supérieure est la sagesse, et celle de la raison inférieure est la
science. Il ne peut donc y avoir en elles d’autre péché que l’ignorance et la
sottise.
3° Selon saint
Augustin, tout péché est dans la volonté. Or la raison est une autre puissance
que la volonté. Le péché n’est donc pas dans la raison.
4° Rien ne peut
recevoir son contraire, car des contraires ne peuvent pas être ensemble. Or
tout péché de l’homme est contraire à la raison, car le mal de l’homme est
d’être contre la raison, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Le péché ne peut donc pas
exister dans la raison.
5° Le péché qui
est commis en quelque matière ne peut pas être attribué à une puissance qui ne
s’étend pas à cette matière. Or la raison supérieure a pour matière les
réalités éternelles, et non ce qui peut délecter la chair. Le péché qui est
commis en ce qui peut délecter la chair ne doit donc nullement être attribué à
la raison supérieure, quoique saint Augustin dise que le consentement à l’acte
est attribué à la raison supérieure.
6° Saint Augustin
dit que la raison supérieure est celle qui contemple les réalités supérieures
et adhère à elles, et ce, par l’amour ; or il ne peut en résulter de
péché ; le péché ne peut donc pas exister dans la raison supérieure.
7° Le plus fort
n’est pas vaincu par le plus faible. Or la raison est la plus forte des choses
qui se trouvent en nous. Elle ne peut donc pas être vaincue par la
concupiscence, la colère ou autre chose de ce genre ; et ainsi, il ne peut
y avoir de péché en elle.
En sens contraire :
1° Il appartient
au même de mériter et de démériter. Or le mérite réside dans un acte de la
raison. Donc le démérite aussi.
2° Selon le
Philosophe, le péché se produit non seulement par la passion, mais aussi par
l’élection. Or l’élection consiste en un acte de la raison, puisqu’elle suit le
conseil, comme il est dit au troisième livre de l’Éthique. Il arrive donc que le péché soit dans la raison.
3° Par la raison,
nous nous dirigeons aussi bien dans le domaine spéculatif que dans le domaine
de l’agir. Or dans le domaine spéculatif, il arrive qu’il y ait un péché
concernant la raison, comme lorsqu’on commet un paralogisme en raisonnant. Donc
dans le domaine de l’agir aussi, il arrive que le péché soit dans la raison.
Réponse :
Selon saint
Augustin au douzième livre sur la Trinité,
le péché est tantôt dans la raison supérieure, tantôt dans la raison
inférieure. Mais pour comprendre cela, il est nécessaire de connaître d’abord
deux choses, à savoir : quel acte peut être attribué à la raison, et
ensuite lequel peut être attribué à la raison supérieure et lequel à la raison
inférieure.
Il faut donc
savoir que, de même qu’il y a deux appréhensives, à savoir l’inférieure, qui
est la sensitive, et la supérieure, qui est l’intellective ou rationnelle, de
même aussi il y a deux appétitives, à savoir l’inférieure, que l’on appelle
sensualité et qui se divise en irascible et concupiscible, et la supérieure,
qui est appelée volonté. Or, à un certain point de vue, ces deux sortes
d’appétitives se rapportent à leurs appréhensives de façon semblable, et à un
autre point de vue de façon différente. De façon semblable, parce qu’en aucun
des deux appétits il ne peut y avoir de mouvement à moins qu’une appréhension
ne précède. En effet, l’objet d’appétit ne meut l’appétit, soit supérieur soit
inférieur, qu’une fois appréhendé soit par l’intelligence soit par
l’imagination et le sens ; et c’est pourquoi l’on appelle moteur non
seulement l’appétit mais aussi l’intelligence, l’imagination et le sens. De
façon différente, parce qu’il y a dans l’appétit inférieur une certaine
inclination naturelle par laquelle l’appétit est, en quelque façon,
naturellement contraint à tendre vers l’objet d’appétit. Par contre, l’appétit
supérieur n’est pas déterminé à l’un ou l’autre, car l’appétit supérieur est
libre, au contraire de l’inférieur. Et de là vient que le mouvement de
l’appétit inférieur ne se trouve pas attribué à la puissance appréhensive, car
la cause de ce mouvement n’est pas dans l’appréhension mais dans l’inclination
de l’appétit ; en revanche, le mouvement de l’appétit supérieur est
attribué à son appréhensive, c’est-à-dire à la raison, car l’inclination de
l’appétit supérieur vers ceci ou cela est causée par le jugement de la raison.
Et c’est pourquoi nous distinguons les puissances motrices en rationnelle,
irascible et concupiscible, nommant dans la partie supérieure ce qui relève de
l’appréhension, mais dans l’inférieure ce qui relève de l’appétit. Ainsi donc,
on voit clairement qu’un acte est attribué à la raison de deux façons. D’abord
parce qu’il lui appartient immédiatement, étant élicité par la raison
elle-même, comme par exemple confronter les choses à faire ou à savoir.
Ensuite, parce qu’il lui appartient moyennant la volonté, qui est mue par le
jugement de la raison.
Or, de même que
le mouvement de l’appétit qui suit le jugement de la raison est attribué à la
raison, de même le mouvement de l’appétit qui suit la délibération de la raison
supérieure est attribué à la raison supérieure ; par exemple, lorsqu’on
délibère sur les choses à faire en considérant qu’une chose est agréable à Dieu
ou prescrite par la loi divine, ou de façon similaire. Mais il appartiendra à
la raison inférieure lorsque le mouvement de l’appétit suit le jugement de la
raison inférieure, comme lorsqu’on délibère sur les choses à faire en tenant
compte des causes inférieures, par exemple en considérant la laideur de l’acte,
la dignité de la raison, l’offense faite aux hommes, ou quelque chose de ce genre.
Or ces deux modes de considérations sont ordonnés entre eux. En effet, selon le
Philosophe au septième livre de l’Éthique,
la fin tient lieu de principe dans le domaine de l’agir. Or dans les sciences
spéculatives le jugement de la raison n’est accompli que lorsque les
conclusions sont analysées par les principes premiers. Par conséquent, dans le
domaine de l’agir aussi il ne sera accompli que lorsqu’on se ramènera à la fin
ultime : car c’est alors seulement que la raison donnera l’ultime sentence
au sujet de ce qu’il faut opérer, et cette sentence est le consentement à
l’acte. Et de là vient que le consentement à l’acte est attribué à la raison
supérieure, qui considère la fin ultime, tandis que la délectation et la
complaisance dans la délectation, ou le consentement, sont attribués par saint
Augustin à la raison inférieure.
Donc, quand
quelqu’un pèche en consentant à un acte mauvais, il y a péché dans la raison
supérieure, mais s’il pèche par la seule délectation avec quelque délibération,
on dit que le péché est dans la raison inférieure, parce que celle-ci s’occupe
immédiatement de disposer les réalités inférieures. Et ainsi, on dit que le
péché est dans la raison supérieure ou inférieure en tant que le mouvement de
l’appétitive est attribué à la raison. Mais quand on considère l’acte propre de
la raison, on dit qu’il y a péché dans la raison supérieure ou inférieure
lorsqu’elle se trompe dans sa propre confrontation.
Réponse aux objections :
1° Selon le
Philosophe au troisième livre sur l’Âme,
de même que le sens ne se trompe jamais dans les sensibles propres, alors qu’il
peut se tromper sur les sensibles communs et par accident, de même
l’intelligence ne se trompe jamais sur son objet propre, à savoir la quiddité,
sauf peut-être par accident ; ni sur les principes premiers, qui sont
connus de nous aussitôt que les termes le sont ; mais elle se trompe en
confrontant, et en appliquant les principes communs aux conclusions
particulières, et ainsi, il arrive que la raison soit privée de sa rectitude et
que le péché soit en elle.
2° En soi, à la
sagesse et à la science s’opposent directement la sottise et l’ignorance ;
mais indirectement aussi tous les autres péchés, en quelque façon, c’est-à-dire
en tant que le gouvernement de la sagesse et de la science, qui est requis dans
le domaine de l’agir, est gâté par le péché, et c’est pourquoi l’on dit que
tout homme méchant est ignorant.
3° Il n’est pas
dit que le péché est dans la volonté comme en un sujet mais comme dans une
cause, car pour qu’il y ait péché il faut qu’il y ait volontaire ; or ce
qui est causé par la volonté est aussi attribué à la raison, comme on l’a déjà
expliqué.
4° Il est dit que
le péché de l’homme est contre la raison, en tant qu’il est contre la raison
droite, en laquelle le péché ne peut exister.
5° La raison
supérieure se porte vers les raisons éternelles directement, comme vers ses
objets propres, mais elle fait retour en quelque sorte de celles-ci aux
réalités temporelles et caduques en tant qu’elle juge par ces raisons éternelles
sur de telles réalités temporelles ; et ainsi, lorsque son jugement est
défectueux en quelque matière, ce péché est mis au compte de la raison
supérieure.
6° Bien que la
raison supérieure soit ordonnée pour adhérer aux réalités éternelles, cependant
elle n’y adhère pas toujours, et ainsi le péché peut exister en elle.
7° Socrate
faisait un raisonnement semblable, lorsqu’il voulait montrer que celui qui sait
ne vient jamais à pécher, car la science, étant plus forte, n’est pas vaincue
par la passion. À quoi le Philosophe répond au septième livre de l’Éthique en distinguant science
universelle et science particulière, et de même, science en habitus et science
en acte, et il distingue à nouveau la science en habitus en posant que
l’habitus peut être libre ou bien lié, comme cela se produit chez les hommes
ivres. Ainsi donc, il arrive que le détenteur d’une science universelle en acte
n’ait dans le particulier, qui est le domaine de l’agir, qu’une science en
habitus lié par la concupiscence ou par une autre passion, si bien que le
jugement de la raison sur la chose particulière à faire ne peut pas être
formellement déterminé par la science universelle. Et ainsi, il arrive que la
raison se trompe dans l’élection ; et c’est une telle erreur d’élection
qui rend ignorant tout homme méchant, si grande que soit sa science dans
l’universel. Et de cette façon également, la raison est amenée à pécher en tant
qu’elle est liée par la concupiscence.
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Augustin dans l’Enchiridion, le
geste de se frapper la poitrine et l’Oraison dominicale sont des remèdes indiqués
contre le péché véniel. Or le consentement à la délectation sans consentement à
l’acte est mis au nombre des péchés auxquels on porte remède en se frappant la
poitrine et en récitant l’Oraison dominicale. En effet, saint Augustin dit au
douzième livre sur la Trinité :
« Évidemment, lorsque l’âme se complaît seulement en pensée aux choses
défendues, décidée, il est vrai, à ne pas le commettre, mais aimant à retenir
et à retourner des images qu’elle eût dû rejeter dès la première atteinte, il
ne faut pas nier qu’il y ait péché ; ce péché toutefois est moindre que si
l’on se décidait à le commettre également en acte. Aussi doit-on demander
pardon de telles pensées, se frapper la poitrine, dire : “Pardonnez-nous
nos offenses”, etc. » Le susdit consentement à la délectation n’est donc
pas un péché mortel.
2° Le
consentement au péché véniel est véniel, tout comme le consentement au péché
mortel est mortel ; or la délectation est un péché véniel. Le consentement
à celle-ci sera donc lui aussi véniel.
3° Nous trouvons
dans l’acte de fornication deux choses à causes desquelles il peut être jugé
mauvais, à savoir : la véhémence de la délectation, qui absorbe la raison,
et le préjudice qui s’ensuit de l’acte, c’est-à-dire l’incertitude de la
filiation et les autres inconvénients de ce genre qui s’ensuivraient si l’union
des sexes n’était pas réglée par la loi du mariage. Or on ne peut pas dire que
la fornication soit un péché mortel en raison de la délectation, car cette
véhémence de délectation se trouve dans l’acte conjugal, qui n’est pas un
péché. Ce n’est donc un péché mortel qu’à cause du préjudice qui s’ensuit de
l’acte ; celui qui consent à la délectation de la fornication et non à
l’acte n’aborde donc pas la fornication du côté où elle est un péché mortel ;
et ainsi, il ne semble pas pécher mortellement.
4° L’homicide
n’est pas moins un péché que la fornication. Or celui qui pense à l’homicide,
qui prend plaisir à cette pensée et consent à la délectation, ne pèche pas
mortellement ; sinon tous ceux qui éprouvent du plaisir à entendre des
histoires de guerre, s’ils consentaient à cette délectation, pécheraient
mortellement, ce qui paraît improbable. Le consentement à la délectation de la
fornication n’est donc pas non plus un péché mortel.
5° Puisque le péché
véniel et le mortel sont à une distance quasi infinie l’un de l’autre, ce qui
s’évalue par la distance entre leurs peines respectives, le péché véniel ne
peut pas devenir mortel. Or la délectation qui réside seulement dans la pensée
est vénielle avant le consentement. Lors donc que le consentement survient,
elle ne peut pas devenir mortelle.
6° Le péché
mortel consiste à se détourner de Dieu. Or se détourner de Dieu ne relève pas
de la raison inférieure mais de la supérieure, de laquelle relève aussi la
conversion : en effet, les opposés appartiennent au même sujet ; le
péché mortel ne peut donc pas exister dans la raison inférieure, et ainsi, le
consentement à la délectation, que saint Augustin met sur le compte de la
raison inférieure, ne sera pas péché mortel.
7° Comme dit
saint Augustin au second livre sur la Genèse
contre les manichéens, « si notre désir est excité à pécher, c’est
que, comme déjà pour la femme, il y aura eu persuasion. Parfois cependant, la
raison réfrène et réprime virilement le désir même quand il a été excité. Quand
il en va ainsi, nous ne tombons pas dans le péché ». Il semble en résulter
que, dans le mariage spirituel qui nous est intérieur, si c’est la femme qui
pèche et non l’homme, il n’y a pas de péché. Or, quand on consent à la
délectation et non à l’acte, c’est la femme qui pèche et non l’homme, comme dit
saint Augustin au douzième livre sur la Trinité.
Le consentement à la délectation n’est donc pas un péché mortel.
8° Selon le
Philosophe au dixième livre de l’Éthique,
la délectation suit en bien et en mal l’opération qui la cause. Or l’acte
extérieur de fornication, qui consiste en un mouvement corporel, est autre que
l’acte intérieur, c’est-à-dire la pensée. La délectation qui s’ensuit de l’acte
intérieur sera donc autre, elle aussi, que celle qui s’ensuit de l’acte
extérieur. Or l’acte intérieur n’est pas un péché mortel par son genre comme
l’était l’acte extérieur. La délectation intérieure n’est donc pas non plus du
genre du péché mortel ; il semble donc que le consentement à une telle
délectation ne soit pas un péché mortel.
9° Il semble
que soit péché mortel cela seul qui est interdit par la loi divine, comme le
montre la définition du péché donnée par saint Augustin : « Le péché
est une action, une parole ou un désir contraire à la loi de Dieu. » Or le
consentement à la délectation ne se trouve pas interdit par la loi divine. Ce
n’est donc pas un péché mortel.
10° Il semble
qu’on doive juger de la même façon le consentement interprétatif et le
consentement exprès. Or le consentement interprétatif ne semble pas être un
péché mortel, car le péché n’est transféré à une puissance que par l’acte de
cette puissance ; or dans le consentement interprétatif ne se trouve pas
un acte de la raison, qui est dite consentir, mais la seule négligence à
réprimer les mouvements illicites. Le consentement interprétatif à la
délectation n’est donc pas un péché mortel ; ni, de même, le consentement
exprès.
11° Comme on l’a
dit, un péché est mortel parce qu’il est contraire au précepte divin ;
autrement Dieu ne serait pas méprisé lors de la transgression du précepte, et
ainsi, l’esprit du pécheur ne se détournerait pas de Dieu. Or la raison
inférieure ne s’occupe pas de la notion de précepte divin : en effet,
c’est le rôle de la raison supérieure, qui consulte les raisons éternelles. Le
péché mortel ne peut donc exister dans la raison inférieure, et ainsi, le
consentement susdit n’est pas mortel.
12° Puisqu’il y a
deux choses dans le péché, à savoir la conversion et l’aversion, l’aversion s’ensuit
de la conversion. En effet, par le fait même que l’on se tourne vers l’un des
contraires, on se détourne de l’autre. Or celui qui consent à la délectation et
non à l’acte ne se tourne pas pleinement vers le bien transitoire, car
l’achèvement consiste dans l’acte. Il n’y a donc pas non plus complète
aversion, ni donc péché mortel.
13° Comme il est
dit dans la Glose au début du livre
de Jérémie, « Dieu est plus enclin à faire miséricorde qu’à punir ».
Or, si quelqu’un se délectait dans la méditation des préceptes divins et
consentait à une telle délectation sans avoir le propos de mettre en actes les
préceptes divins, il ne mériterait pas de récompense. Il ne mérite donc pas de
peine s’il consent à la délectation du péché, pourvu qu’il ne décide pas d’accomplir
celui-ci effectivement ; et dans ce cas, il ne semble pas pécher
mortellement.
14° La partie
inférieure de la raison est comparée à la femme. Or la femme ne dépend pas de
sa propre volonté, car « elle n’a pas pouvoir sur son corps », comme
dit l’Apôtre. La partie inférieure de la raison ne dépend donc pas non plus de
sa volonté, et ainsi, elle ne peut pas pécher.
En sens contraire :
1° Nul n’est
damné si ce n’est pour un péché mortel. Or l’homme sera damné pour un
consentement à la délectation ; c’est pourquoi saint Augustin dit au
douzième livre sur la Trinité :
« L’homme sera condamné tout entier, à moins que ces péchés de simple
pensée, qu’il ne veut pas commettre en acte mais auxquels il veut prendre
plaisir intérieurement, ne soient remis par la grâce du Médiateur. » Le
consentement à la délectation est donc un péché mortel.
2° La délectation
qui accompagne une action et l’action elle-même se ramènent au même genre de
péché, tout comme l’œuvre vertueuse et la délectation qui l’accompagne se
ramènent à la même vertu ; en effet, il appartient à l’homme juste et de
faire des actions justes, et de prendre plaisir aux œuvres justes, comme on le
voit clairement au premier livre de l’Éthique.
Or l’acte même de fornication est dans le genre du péché mortel ; donc la
délectation à la pensée de la fornication aussi, et par conséquent le
consentement à cette délectation sera un péché mortel.
3° Si le péché ne
pouvait pas exister dans la raison inférieure, alors les païens, qui ne
délibéraient de leurs actions que selon les raisons inférieures, n’auraient pas
péché mortellement en forniquant ou en commettant un acte de ce genre, ce qui
est manifestement faux. Le péché mortel peut donc exister dans la raison
inférieure.
Réponse :
Se demander si
la délectation morose est un péché mortel ou si le consentement à la
délectation en est un, c’est une seule et même question. En effet, il n’y a pas
de doute possible à propos de la délectation morose, si par
« morose » on entend un retard de temps. En effet, il est certain que
la longueur du temps ne peut donner à l’acte la raison formelle de péché mortel
si rien d’autre n’intervient, puisque ce n’est pas une circonstance infiniment
aggravante. Mais ce qu’on peut se demander, c’est si la délectation qui doit son
appellation de morose à ce que le consentement de la raison vient s’ajouter,
est un péché mortel. Sur ce point, quelques-uns ont émis diverses opinions.
Certains ont
prétendu que ce n’est pas un péché mortel mais véniel. Mais cette opinion
semble s’opposer aux paroles de saint Augustin, qui menace de damnation l’homme
qui aurait eu un tel consentement, comme ce qu’on a cité de lui le fait voir
clairement. De plus, le sentiment quasi commun des modernes contredit cette
opinion. En outre, elle semble mettre en péril le salut des âmes, puisque le
consentement à une telle délectation peut très vite faire tomber l’homme dans
le péché.
C’est pourquoi
il semble qu’il faille plutôt assentir à l’autre opinion, qui affirme qu’un tel
consentement est un péché mortel ; et la vérité de cette opinion se prend
de la considération suivante. Il faut savoir que, de même que l’acte extérieur
de fornication s’accompagne d’une délectation sensible, de même aussi l’acte de
pensée s’accompagne d’une certaine délectation intérieure. Or deux délectations
s’ensuivent de la pensée : l’une du côté de la pensée elle-même, et
l’autre du côté de l’objet même qui est pensé. En effet, nous prenons parfois
plaisir à penser à cause de la pensée elle-même, qui nous fait obtenir une certaine
connaissance actuelle de certaines choses, bien que ces choses nous
déplaisent : c’est ainsi qu’un homme juste pense aux péchés, en les
discutant ou en les confrontant, et qu’il prend plaisir à la vérité de cette
pensée. Mais lorsque c’est la réalité pensée qui meut la volonté et l’attire,
alors la délectation s’ensuit à cause des choses pensées elles-mêmes. Et
certes, pour certains actes, ces deux modes de pensée diffèrent manifestement
et se distinguent clairement ; mais leur distinction est plus cachée lorsque
les pensées portent sur les péchés de la chair, car la corruption du
concupiscible fait que la pensée de tels objets de convoitise est aussitôt
suivie d’un mouvement dans le concupiscible, mouvement causé par les objets de
convoitise eux-mêmes.
Ainsi donc, la
délectation qui s’ensuit de la pensée du côté de la pensée elle-même se ramène
à un genre tout autre que la délectation de l’acte extérieur. Par conséquent,
une telle délectation résultant de la pensée de choses aussi mauvaises
soient-elles n’est en rien un péché mais une délectation louable quand on se
délecte dans la connaissance du vrai, ou bien, s’il y a là quelque penchant
immodéré, elle sera contenue sous le péché de curiosité.
Mais la
délectation qui suit la pensée du côté de la réalité pensée rentre dans le même
genre que la délectation acccompagnant l’acte extérieur. En effet, comme il est
dit au onzième livre de la Métaphysique,
la délectation réside par soi dans l’acte, mais l’espoir et le souvenir sont
délectables à cause de l’acte. Il est donc établi que c’est le même désordre
qui rend désordonnée en son genre une telle délectation et qui rend désordonnée
la délectation extérieure. Donc, supposé que la délectation extérieure soit
celle d’un péché mortel, alors la délectation intérieure considérée en soi et
dans l’absolu est du genre du péché mortel. Or, chaque fois que la raison, par
l’approbation, se soumet au péché mortel, il y a péché mortel ; en effet,
la rectitude de la justice est exclue de la raison lorsque celle-ci se soumet à
l’injustice par son approbation. Et c’est au moment où elle consent à cette
délectation perverse qu’elle s’y soumet. C’est une première soumission qui est
un assujettissement à elle ; et il résulte parfois de cet assujettissement
que, pour obtenir plus parfaitement cette délectation, elle élit l’acte
désordonné lui-même. Et plus elle tend à de nombreux désordres pour obtenir la
délectation, plus elle progresse dans le péché. Cependant la racine première de
tout ce processus sera le consentement par lequel elle a accepté la
délectation ; c’est donc là que le péché mortel commence.
C’est pourquoi
nous accordons sans réserve que le consentement à la délectation de la
fornication ou d’un autre péché mortel est un péché mortel. D’où il résulte
aussi que tout ce que l’homme fait par suite du consentement à une telle
délectation, afin de nourrir et de conserver ce genre de délectation, tels les
attouchements indécents, les baisers sensuels, etc., tout cela est péché
mortel.
Réponse aux objections :
1° Comme dit
saint Augustin dans l’Enchiridion,
l’Oraison dominicale et les autres pratiques de ce genre ne valent pas
seulement pour effacer les péchés véniels, mais aussi pour la rémission des
péchés mortels, quoiqu’ils ne suffisent pas aussi bien à effacer les mortels
que les véniels.
2° La délectation
qui accompagne la pensée de fornication du côté de l’objet pensé est mortelle
quant à son genre, mais par accident elle est seulement péché véniel,
c’est-à-dire en tant qu’elle prévient le consentement délibéré, en lequel
s’accomplit la notion de péché mortel ; car sans ce consentement, même si
le corps était souillé par violence, il n’y aurait pas péché mortel ; en
effet, comme dit sainte Lucie, le corps ne peut pas être souillé de la
souillure du péché sans le consentement de l’esprit. Voilà pourquoi, lorsque le
consentement survient, l’accident susdit est ôté et le péché devient mortel,
comme ce serait aussi le cas pour la victime d’un viol, si elle consentait.
3° Tout le
désordre de la fornication, d’où qu’il vienne, rejaillit sur la délectation
causée par elle ; c’est pourquoi celui qui approuve une délectation de ce
genre pèche mortellement.
4° Si quelqu’un
prenait plaisir à la pensée de l’homicide à cause de la réalité pensée
elle-même, ce ne serait qu’à cause de l’amour qu’il aurait pour l’homicide, et
ainsi, il pécherait mortellement ; mais si quelqu’un prenait plaisir à une
telle pensée à cause de la connaissance des choses auxquelles il pense, ou pour
quelque autre raison de ce genre, le péché ne sera pas toujours mortel, mais se
ramènera à quelque autre genre de péché que l’homicide, à savoir la curiosité
ou quelque chose comme cela.
5° La délectation
qui a été vénielle ne sera jamais mortelle si elle reste numériquement
identique ; mais l’acte de consentement qui survient sera péché mortel.
6° Bien que seule
la raison supérieure se tourne par elle-même vers Dieu, cependant la raison
inférieure est rendue participante de cette conversion en quelque façon, en
tant qu’elle est réglée par la raison supérieure, tout comme l’irascible et le
concupiscible, dit-on, participent en quelque façon à la raison, en tant qu’ils
lui obéissent. Et ainsi, l’aversion qui fait le péché mortel peut relever de la
raison inférieure.
7° Saint
Augustin, au livre sur la Genèse contre
les manichéens, n’expose pas ces trois choses comme au livre sur la Trinité. En effet, au douzième livre sur
la Trinité, il associe le serpent à
la sensualité, la femme à la raison inférieure, l’homme à la raison
supérieure ; mais au livre sur la Genèse
contre les manichéens, il associe le serpent au sens, la femme à la
convoitise ou à la sensualité, l’homme à la raison. Il est donc clair que
l’argument n’est pas concluant.
8° L’acte
intérieur, c’est-à-dire la pensée, procure une délectation — celle qui s’ensuit
de la pensée par elle-même — d’un mode autre que la délectation de l’acte
extérieur, tandis que la délectation qui accompagne la pensée du côté de l’acte
pensé se ramène au même genre, car nul ne prend plaisir à une chose s’il n’est
favorablement disposé envers elle et ne l’appréhende comme convenable. Par
conséquent, celui qui consent à la délectation intérieure approuve aussi la
délectation extérieure et veut en jouir, au moins en y pensant.
9° Le
consentement à la délectation est interdit par le précepte : « Tu ne
convoiteras pas, etc. », car ce n’est pas sans raison que des préceptes
différents sont donnés dans la loi pour l’acte extérieur et la convoitise
intérieure. Cependant, ne serait-il interdit par aucun précepte spécial, du
fait même que la fornication est interdite, toutes les conséquences qui se
rattachent au même acte le sont également.
10° Avant que la
raison n’évalue la délectation ou le préjudice que celle-ci peut causer, elle
n’a pas de consentement interprétatif, même si elle ne résiste pas ; mais
lorsque la raison fait porter son évaluation sur la délectation qui s’élève et
le préjudice qui s’ensuit, par exemple lorsque l’homme perçoit qu’une telle
délectation l’incline totalement vers le péché et qu’il s’y précipite s’il ne
résiste expressément, il semble consentir. Et alors le péché est transféré à la
raison par l’acte de celle-ci, car agir et ne pas agir, quand on doit agir, se
ramènent au genre de l’acte, dans la mesure où le péché d’omission se ramène au
péché d’action.
11° La force du
précepte divin parvient jusqu’à la raison inférieure, en tant qu’elle a part au
gouvernement de la raison supérieure, comme on l’a déjà dit.
12° La conversion
par laquelle, après délibération, on se tourne vers une chose dans le genre du
mal, suffit pour la notion de péché mortel ; quoique après cet
accomplissement puisse s’ajouter un autre accomplissement.
13° Comme dit
Denys, « le bien procède d’une cause unique, totale et parfaite, tandis
que le mal résulte de défauts particuliers » ; et ainsi, une chose
exige plus de conditions pour être un bien méritoire que pour être un mal
déméritoire, quoique Dieu soit plus enclin à récompenser les bonnes actions
qu’à punir les mauvaises. Par conséquent, le consentement à la délectation sans
consentement à l’acte ne suffit pas pour mériter, mais il suffit dans le mal
pour démériter.
14° La femme, de
droit, ne doit rien vouloir contre ce que l’homme ordonne convenablement ;
de fait, pourtant, elle peut vouloir et veut parfois le contraire ; il en
va de même aussi pour la raison inférieure.
Réponse aux objections en sens contraire :
Nous accordons
les arguments en sens contraire, bien que le dernier conclue faussement. En
effet, il procède comme si le païen ne pouvait pas pécher selon la raison
supérieure, ce qui est faux. Il n’est personne, en effet, qui n’estime que la
fin de la vie humaine réside en une chose ; et lorsque celle-ci est prise
comme principe de délibération, la raison supérieure est concernée.
Objections :
Il semble que
non.
1° Il appartient
à la raison supérieure d’adhérer aux raisons éternelles. Le péché ne peut donc
exister en elle qu’en tant qu’elle s’écarte des raisons éternelles. Or
s’écarter des raisons éternelles est un péché mortel. Donc, dans la raison
supérieure, le péché ne peut qu’être mortel.
2° Le péché
véniel devient mortel par le mépris. Or, délibérer qu’une chose est mauvaise et
doit être punie par Dieu, et consentir pourtant à la commettre, cela ne semble
pas être exempt de mépris. Il semble donc que chaque fois qu’après délibération
de la raison supérieure on consent à un acte de péché, même véniel, il y ait
péché mortel.
3° Il existe dans
l’âme une chose en laquelle il ne peut y avoir de péché que véniel, à savoir la
sensualité, et autre chose où peuvent se trouver et le véniel et le mortel,
ainsi la raison inférieure ; il semble donc qu’il existe aussi dans l’âme
une chose en laquelle il n’y ait que le péché mortel. Or ce n’est pas la syndérèse,
car il n’y a aucun péché en elle. C’est donc le cas de la raison supérieure.
4° Dans l’ange et
dans l’homme dans l’état d’innocence, le péché véniel ne pouvait pas exister,
puisque le péché véniel naît de la corruption de la chair, qui n’existait pas
alors. Or la raison supérieure est éloignée de la corruption de la chair. Le
péché véniel ne peut donc pas exister en elle.
En sens contraire :
1° Le
consentement à l’acte du péché n’est pas plus grave que l’acte même du péché.
Or le consentement à l’acte du péché véniel relève de la raison supérieure.
Donc le péché véniel aussi.
2° Un soudain
mouvement contre la foi est un péché véniel ; or il n’a lieu que dans la
raison supérieure. Le péché véniel existe donc en celle-ci.
Réponse :
Dans la raison supérieure
peuvent exister le péché véniel et le péché mortel ; cependant il est une
matière concernant laquelle il ne peut y avoir dans la raison supérieure que le
péché mortel ; et en voici la preuve.
La raison
supérieure a un acte qui concerne directement une certaine matière, à savoir
les raisons éternelles, et indirectement une autre matière, à savoir les
réalités temporelles, dont elle juge selon les raisons éternelles.
Touchant sa
matière propre, c’est-à-dire les raisons éternelles, elle a deux actes, le
soudain et le délibéré. Or, puisque le péché mortel n’est accompli qu’après un
acte de délibération, il pourra y avoir dans la raison supérieure un péché
véniel quand le mouvement est soudain, et mortel quand le mouvement est
délibéré, comme on le voit bien dans le cas du péché contre la foi.
Mais concernant
la matière des réalités temporelles, elle n’a qu’un acte délibéré, car elle ne
se porte vers ces choses qu’en leur confrontant les raisons éternelles. Donc,
quant à une telle matière, si elle est dans le genre du péché mortel, l’acte de
la raison supérieure sera toujours un péché mortel, mais si elle est dans le
genre du péché véniel, il sera véniel, comme cela est clair dans le cas de
celui qui consent à une parole oiseuse.
Réponse aux objections :
1° La raison
supérieure pèche en tant qu’elle s’écarte des raisons éternelles, pas seulement
lorsqu’elle agit contre elles, mais aussi lorsqu’elle agit en dehors d’elles,
ce qui est péché véniel.
2° Ce n’est pas
n’importe quel mépris qui fait le péché mortel, mais le mépris de Dieu :
c’est en effet par lui seul que l’homme se détourne de Dieu. Or, quand on
consent à un péché véniel après une délibération aussi longue soit-elle, on ne
méprise pas Dieu, sauf peut-être si l’on estimait que ce péché était contraire
à un précepte divin. L’argument n’est donc pas concluant.
3° Que seul le
péché véniel puisse exister dans la sensualité, est dû à l’imperfection de
celle-ci. La raison, elle, est une puissance parfaite, et c’est pourquoi le
péché peut exister en elle selon toutes les différences qui sont les
siennes : en effet, son acte peut être complet en n’importe quel genre.
Par conséquent, s’il est dans le genre du péché véniel, il y aura péché
véniel ; s’il est dans le genre du péché mortel, il y aura péché mortel.
4° Bien que la
raison supérieure ne soit pas immédiatement unie à la chair, cependant la
corruption de la chair parvient jusqu’à elle, dans la mesure où les puissances
supérieures reçoivent en provenance des inférieures.
Article 1 : La
syndérèse est-elle une puissance ou un habitus ?
Article 2 : La
syndérèse peut-elle pécher ?
Article 3 : La
syndérèse disparaît-elle en quelques-uns ?
Objections :
Il semble
qu’elle soit une puissance.
1° Les parties
d’une même division sont du même genre. Or, dans la Glose de saint Jérôme sur Ézéch. 1, 9, une division oppose la
syndérèse à la raison, à l’irascible et au concupiscible. Puis donc que l’irascible,
le concupiscible et la raison sont des puissances, la syndérèse sera une
puissance.
2° [Le répondant] disait que son nom ne désigne pas simplement une puissance, mais une puissance avec un habitus. En sens contraire : aucune division n’oppose le sujet avec accident au sujet pris simplement ; elle ne conviendrait pas, en effet, la division qui différencierait, parmi les animaux, l’homme de l’homme blanc. Puis donc que l’habitus est à la puissance ce que l’accident est au sujet, il semble qu’aucune division ne puisse convenablement opposer ce qui implique seulement la puissance, comme la raison, le concupiscible et l’irascible, à ce qui désigne la puissance avec un habitus.
3° Il arrive
qu’une puissance ait différents habitus. Si donc une distinction opposait une
puissance à l’autre en raison d’un habitus, la division qui permet de
distinguer entre elles les parties de l’âme devrait avoir autant de membres que
les puissances ont d’habitus.
4° Une seule et
même chose ne peut pas régler et être réglée. Or la puissance est réglée par
l’habitus. Une puissance et un habitus ne peuvent donc pas coïncider en sorte
qu’un nom unique désigne en même temps la puissance et l’habitus.
5° Rien n’est
inscrit dans l’habitus, mais seulement dans la puissance. Or les principes
universels du droit sont, dit-on, inscrits dans la syndérèse. Son nom désigne
donc simplement une puissance.
6° Deux choses ne
peuvent devenir un qu’après le changement de l’une d’elles. Or cet habitus
naturel que, dit-on, le nom de syndérèse signifie, ne change pas, car il est
nécessaire que les choses naturelles demeurent ; et les puissances de
l’âme non plus ne changent pas. Et ainsi, semble-t-il, l’habitus et la
puissance ne peuvent pas devenir un de telle sorte que les deux puissent être
désignés par un seul nom.
7° La
sensualité est opposée à la syndérèse, car de même que la sensualité incline
toujours au mal, de même la syndérèse incline toujours au bien. Or la
sensualité est simplement une puissance, sans habitus. Le nom de syndérèse
désigne donc, lui aussi, simplement une puissance.
8° Comme il est
dit au quatrième livre de la Métaphysique,
la notion que le nom signifie, c’est la définition. Ce qui n’est pas un en
sorte qu’on puisse le définir, ne peut donc pas être désigné par un seul nom.
Or l’agrégat de sujet et d’accident, par exemple lorsque je dis :
« homme blanc », ne peut pas être défini, comme cela est prouvé au
septième livre de la Métaphysique. Et
ainsi, l’agrégat de puissance et d’habitus non plus ; une puissance avec
habitus ne peut donc pas être désignée par un seul nom.
9° Le nom de
raison supérieure désigne simplement une puissance. Or la syndérèse est la même
chose que la raison supérieure, semble-t-il : en effet, comme dit saint
Augustin au livre sur le Libre Arbitre,
dans le jugement naturel que nous appelons syndérèse, sont présentes
« certaines règles et les lumières des vertus, vraies et immuables ».
Or adhérer aux raisons immuables, suivant saint Augustin au douzième livre sur
la Trinité, est le propre de la raison
supérieure. La syndérèse est donc simplement une puissance.
10° Selon le
Philosophe au deuxième livre de l’Éthique,
tout ce qui est dans l’âme est puissance, ou habitus, ou passion. Donc, ou bien
la division du Philosophe est insuffisante, ou bien il n’y a rien dans l’âme
qui soit en même temps puissance et habitus.
11° Des contraires
ne peuvent pas être dans le même. Or nous avons un foyer inné qui incline
toujours au mal. Il ne peut donc pas y avoir en nous un habitus inclinant
toujours au bien ; et ainsi, la syndérèse, qui incline toujours au bien,
n’est pas un habitus, ni une puissance avec habitus, mais simplement une
puissance.
12° Pour agir, il
suffit d’une puissance et d’un habitus. Si donc la syndérèse est une puissance
avec un habitus inné, alors, puisque la syndérèse incline au bien, il suffira à
l’homme de ses ressources purement naturelles pour bien agir ; ce qui
paraît être l’hérésie de Pélage.
13° Si la
syndérèse est une puissance avec un habitus, elle sera une puissance non point
passive, mais active, puisqu’elle a une opération. Or, de même que la puissance
passive est fondée sur la matière, de même l’active est fondée sur la forme. Et
il y a deux formes dans l’âme humaine : l’une par laquelle l’âme rejoint
les anges en tant qu’elle est esprit, et celle-ci est supérieure ;
l’autre, inférieure, par laquelle l’âme vivifie le corps en tant qu’elle est
âme. Il est donc nécessaire que la syndérèse soit fondée ou bien sur la forme
supérieure, ou bien sur la forme inférieure. Dans le premier cas, elle est la
raison supérieure ; dans l’autre, elle est la raison inférieure. Or le nom
de raison supérieure comme celui de raison inférieure désigne simplement une
puissance. La syndérèse est donc simplement une puissance.
14° Si le nom
de syndérèse désigne une puissance avec un habitus, il s’agit uniquement d’un
habitus inné ; en effet, s’il s’agissait d’un habitus acquis ou infus, il
serait possible de perdre la syndérèse. Or le nom de syndérèse ne désigne pas
un habitus inné. Il désigne donc simplement une puissance. Preuve de la
mineure : aucun habitus qui présuppose un acte temporel n’est un habitus
inné. Or la syndérèse présuppose un acte temporel : en effet, il
appartient à la syndérèse de reprocher le mal et d’inciter au bien, ce qui ne
peut avoir lieu sans qu’auparavant le bien et le mal soient actuellement
connus. La syndérèse présuppose donc un acte temporel.
15° La fonction de
la syndérèse semble être de juger, et c’est pourquoi elle est appelée jugement
naturel. Or le libre arbitre doit son nom à l’acte de juger. La syndérèse est
donc la même chose que le libre arbitre. Or le libre arbitre est simplement une
puissance. Donc la syndérèse aussi.
16° Si la
syndérèse est une puissance avec un habitus, étant composée pour ainsi dire de
l’une et de l’autre, ce ne sera point par cette composition logique qui
constitue l’espèce à partir du genre et de la différence, car la puissance ne
se rapporte pas à l’habitus comme le genre à la différence : autrement, en
effet, n’importe quel habitus ajouté à une puissance constituerait une
puissance spéciale. C’est donc une composition naturelle. Or, dans la
composition naturelle, le composé est autre que les composants, comme cela est
prouvé au septième livre de la Métaphysique.
La syndérèse ne sera donc ni une puissance, ni un habitus, mais quelque chose
d’autre ; ce qui est impossible. Il reste donc qu’elle est simplement une
puissance.
En sens contraire :
1° Si la
syndérèse est une puissance, il est nécessaire qu’elle soit une puissance
rationnelle. Or les puissances rationnelles ont des objets opposés. La
syndérèse aura donc des objets opposés ; ce qui est manifestement faux,
car elle incite toujours au bien, et jamais au mal.
2° Si la
syndérèse est une puissance, elle est soit identique à la raison, soit autre.
Or elle ne lui est pas identique, car une division l’oppose à la raison dans la
Glose déjà citée de saint Jérôme sur
Ézéch. 1. On ne peut pas dire non plus qu’elle est une autre puissance que
la raison : en effet, une puissance spéciale requiert un acte
spécial ; or il n’est attribué à la syndérèse aucun acte que la raison ne
puisse faire, car la raison elle-même et incite au bien, et réprouve le mal. La
syndérèse n’est donc nullement une puissance.
3° Le foyer
incline toujours au mal, tandis que la syndérèse incline toujours au bien. Ces
deux s’opposent donc directement. Or le foyer est un habitus, ou se comporte à
la façon d’un habitus : en effet, le foyer est la concupiscence elle-même,
qui est habituelle chez les enfants, suivant saint Augustin, et actuelle chez
les adultes. La syndérèse est donc elle aussi un habitus.
4° Si la
syndérèse est une puissance, alors elle est soit cognitive, soit motrice. Or il
est avéré qu’elle n’est pas simplement cognitive, étant donné que son acte est
d’incliner au bien et de réprouver le mal. Si donc c’est une puissance, elle
sera motrice. Or on voit que cela est faux, parce que les puissances motrices
sont adéquatement divisées en irascible, concupiscible et rationnelle, et
qu’une division leur oppose la syndérèse, comme on l’a dit. La syndérèse n’est
donc aucunement une puissance.
5° De même que,
dans la partie opérative de l’âme, la syndérèse ne se trompe jamais, de même,
dans la partie spéculative, l’intelligence des principes ne se trompe jamais.
Or l’intelligence des principes est un certain habitus, comme le montre le
Philosophe au sixième livre de l’Éthique.
La syndérèse est donc elle aussi un certain habitus.
Réponse :
Sur cette
question se rencontrent différentes opinions. Certains disent en effet que le
nom de syndérèse désigne simplement une puissance, autre que la raison et
supérieure à elle. D’autres disent que la syndérèse, certes, est simplement une
puissance, mais qu’elle est réellement identique à la raison, et en diffère par
le point de vue. En effet, la raison est considérée comme raison en tant
qu’elle raisonne et confronte, et ainsi, elle est appelée puissance
rationnelle ; et on la considère comme nature en tant qu’elle connaît
naturellement quelque chose, et ainsi, elle est appelée syndérèse. D’autres
disent enfin que le nom de syndérèse désigne la puissance même de la raison
avec un habitus naturel. Mais voici comment on peut voir laquelle de ces
opinions est la plus vraie.
Comme dit Denys
au septième chapitre des Noms divins,
« la sagesse divine allie l’extrémité inférieure d’un rang plus élevé et
l’extrémité supérieure d’un rang subalterne » ; en effet, les natures
ordonnées entre elles se comportent comme des corps contigus, dont le plus bas
touche à son sommet l’extrémité inférieure du plus haut ; et c’est
pourquoi la nature inférieure atteint à son sommet une chose qui est propre à
la nature supérieure, en y participant imparfaitement. Or la nature de l’âme
humaine est au-dessous de la nature angélique, si nous considérons la façon naturelle
de connaître de l’une et de l’autre. En effet, la façon de connaître naturelle
et propre à la nature angélique est qu’elle connaisse la vérité sans enquête ni
processus discursif, tandis que la façon propre à l’âme humaine est qu’elle
parvienne à connaître la vérité en enquêtant et en discourant d’une chose à
l’autre. Et c’est pourquoi l’âme humaine, quant à ce qu’il y a en elle de plus
haut, atteint quelque chose de ce qui est propre à la nature angélique,
c’est-à-dire qu’elle a ainsi connaissance de certaines choses subitement et
sans enquête, bien que sous ce rapport aussi elle se trouve inférieure à
l’ange, en tant qu’elle ne peut connaître la vérité sans recevoir en provenance
des sens, même pour ces choses.
Or dans la
nature angélique se trouvent deux connaissances : la spéculative, par
laquelle elle regarde la vérité même des réalités, simplement et en soi ;
et la pratique, tant d’après les philosophes, qui affirment que les anges sont
les moteurs des orbes célestes et que toutes les formes naturelles préexistent
dans leur préconception, que d’après les théologiens, qui disent que les anges
servent Dieu par des ministères spirituels, selon lesquels se fait la
distinction des ordres. Voilà pourquoi, dans la mesure où la nature humaine
atteint l’angélique, il est nécessaire qu’il y ait aussi en elle une
connaissance de la vérité sans enquête, à la fois dans le domaine spéculatif et
dans le domaine pratique ; et cette connaissance doit être le principe de
toute la connaissance qui suit, pratique ou spéculative, puisqu’il est
nécessaire que les principes soient plus certains et plus stables. Aussi est-il
nécessaire que cette connaissance soit dans l’homme naturellement, puisque
cette connaissance est pour ainsi dire un certain germe de toute la connaissance
qui suit, et qu’en toutes les natures préexistent certaines semences naturelles
des opérations et des effets qui suivent. Il faut également que cette
connaissance soit habituelle, afin qu’elle soit prête à l’emploi au moment où
ce sera nécessaire.
Donc, de même
que l’âme humaine a un certain habitus naturel par lequel elle connaît les
principes des sciences spéculatives, et que nous appelons l’intelligence des
principes, de même aussi se trouve en elle un certain habitus naturel des
premiers principes des choses à faire, qui sont les premiers principes du droit
naturel, et cet habitus relève de la syndérèse. Or cet habitus ne se trouve pas
dans une autre puissance que la raison, sauf peut-être si nous posons que
l’intelligence est une puissance distincte de la raison, mais le contraire a
déjà été dit. Il reste donc que le nom de syndérèse désigne soit simplement
l’habitus naturel semblable à l’habitus des principes, soit la puissance même
de la raison avec un tel habitus. Quoi qu’il en soit, la différence n’est pas
importante, car cela ne fait hésiter que sur la signification du nom. Mais
appeler syndérèse la puissance même de la raison sans aucun habitus, en tant
qu’elle connaît naturellement, cela est impossible, car la connaissance
naturelle convient à la raison moyennant un habitus naturel, comme on le voit
clairement dans le cas de l’intelligence des principes.
Réponse aux objections :
1° Des choses
peuvent faire partie d’une même division dès lors qu’elles ont une chose en
commun, quelle qu’elle soit, genre ou accident. Ainsi, dans cette division
quadripartite qui oppose la syndérèse à trois puissances, les membres de la
division ne sont pas distingués les uns des autres parce qu’ils ont en commun
une puissance, mais parce qu’ils ont en commun un principe moteur. Il ne
s’ensuit donc pas que la syndérèse soit une puissance, mais qu’elle est un
certain principe moteur.
2° Lorsque
l’accident confère au sujet quelque chose de spécial en plus de ce qui lui
convient par sa nature, rien n’empêche qu’une division oppose l’accident au
sujet, ou le sujet avec accident au sujet pris simplement : comme si
j’opposais la surface colorée à la surface prise simplement, car la surface
prise simplement est quelque chose de mathématique, mais la dire colorée la transfère
au genre de la réalité naturelle. De même aussi, le nom de raison désigne la
connaissance selon le mode humain, mais l’habitus naturel la transfère à la
condition d’un autre genre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Par
conséquent, rien n’empêche ou bien d’opposer l’habitus lui-même à la puissance
dans une division du principe moteur, ou bien d’opposer la puissance habituelle
elle-même à la puissance prise simplement.
3° Les autres
habitus qui sont dans la puissance rationnelle meuvent d’une même façon, de
cette façon qui est propre à la raison en tant que telle ; voilà pourquoi
ces habitus ne peuvent pas être opposés à la raison comme l’habitus naturel
d’après lequel on nomme la syndérèse.
4° On dit que le
nom de syndérèse signifie la puissance et l’habitus, non pas comme si une même
réalité était puissance et habitus, mais parce qu’on désigne par un nom unique
la puissance elle-même avec l’habitus sous lequel elle se trouve.
5° Il y a deux
façons d’entendre qu’une chose est écrite dans une autre. D’abord comme dans un
sujet, et ainsi, une chose ne peut être écrite dans l’âme que quant à la
puissance. Ensuite comme dans un contenant, et ainsi, rien n’empêche qu’une
chose soit écrite aussi dans un habitus, au sens où nous disons que chaque chose
relevant de la géométrie est inscrite dans la géométrie elle-même.
6° Cet argument
vaut lorsque deux choses s’unissent comme dans un mélange. Or ce n’est pas
ainsi que l’habitus et la puissance s’unissent, mais comme l’accident et le
sujet.
7° Que la sensualité
incline toujours au mal, vient de la corruption du foyer, et cette corruption
est en elle à la façon d’un certain habitus. Et ainsi, la syndérèse doit aussi
à quelque habitus naturel d’incliner toujours au bien.
8° L’homme blanc
ne peut pas être défini par une définition proprement dite, telle la définition
des substances, qui signifie ce qui est un par soi ; mais il peut être
défini par un sorte de définition à un certain point de vue, en tant que
l’accident et le sujet deviennent un à un certain point de vue. Et une telle
unité suffit pour qu’un nom unique puisse être donné ; c’est pourquoi le
Philosophe dit aussi au même endroit que le sujet avec accident peut être
désigné par un seul nom.
9° Le nom de
syndérèse ne désigne ni la raison supérieure, ni l’inférieure, mais quelque
chose qui se rapporte communément à l’une et à l’autre. En effet, dans
l’habitus même des principes universels du droit sont contenues certaines
choses qui appartiennent aux raisons éternelles, comme l’affirmation que l’on
doit obéir à Dieu, et d’autres qui appartiennent aux raisons inférieures, comme
le devoir de vivre selon la raison. Mais on ne dit pas dans le même sens que la
syndérèse et la raison supérieure sont tendues vers les choses immuables. En
effet, « immuable » a parfois le sens d’une immuabilité de nature, et
c’est ainsi que les réalités divines sont immuables, et l’on dit en ce sens que
la raison supérieure adhère aux choses immuables. Parfois aussi,
« immuable » a le sens d’une nécessité de la vérité, bien qu’elle
porte aussi sur des réalités changeantes selon la nature : comme la vérité
que n’importe quel tout est plus grand que sa partie est immuable même dans les
réalités changeantes. Et c’est en ce sens que l’on dit de la syndérèse qu’elle
adhère aux choses immuables.
10°
Bien
que tout ce qui est dans l’âme soit seulement habitus, ou seulement puissance,
ou seulement passion, cependant tout ce qui est nommé dans l’âme n’est pas
l’une de ces choses seulement : en effet, l’intelligence peut unir les
choses qui sont réellement distinctes et les désigner par un seul nom.
11° Cet habitus
inné qui incline au mal regarde la partie inférieure de l’âme, par où elle est
est unie au corps, tandis que l’habitus qui incline naturellement au bien
regarde la partie supérieure. Voilà pourquoi ces deux habitus contraires
n’appartiennent pas au même sous le même rapport.
12° L’habitus
accompagnant la puissance suffit pour l’acte relevant de cet habitus. Or l’acte
de cet habitus naturel que désigne le nom de syndérèse est de réprouver le mal
et d’incliner au bien ; aussi l’homme peut-il naturellement exercer cet
acte. Mais il ne s’ensuit pas que l’homme ait le pouvoir d’accomplir une œuvre
méritoire par ses ressources purement naturelles. En effet, c’est le propre de l’impiété
pélagienne d’assigner cela à la seule faculté naturelle.
13° Le nom de
syndérèse, en tant qu’il désigne une puissance, semble désigner plutôt une
puissance passive qu’une puissance active. En effet, on ne distingue pas la
puissance active de la passive en ce qu’elle a une opération, car puisque toute
puissance de l’âme, active aussi bien que passive, a quelque opération,
n’importe quelle puissance de l’âme serait active. Mais l’on connaît leur
distinction par le rapport entre la puissance et l’objet. En effet, si l’objet
se rapporte à la puissance comme subissant et transmué, alors la puissance sera
active ; mais si à l’inverse il se rapporte à elle comme agent et moteur,
alors la puissance est passive. Et de là vient que toutes les puissances de l’âme
végétative sont actives, car l’aliment est transmué par la puissance de l’âme
tant dans la nutrition que dans l’accroissement et aussi dans la
génération ; mais les puissances sensitives sont toutes passives, car
elles sont mues et actuées par les objets sensibles. Quant à l’intelligence,
quelque puissance est active et quelque autre passive : par
l’intelligence, en effet, l’intelligible en puissance devient intelligible en
acte, ce qui est l’effet de l’intellect agent ; et ainsi, l’intellect agent
est une puissance active. Par ailleurs, l’intelligible en acte fait lui-même
que l’intelligence en puissance soit intelligence en acte ; et ainsi,
l’intellect possible est une puissance passive. Or ce n’est pas l’intellect
agent que l’on pose comme sujet des habitus, mais plutôt l’intellect
possible ; et c’est pourquoi cette puissance qui se trouve sous l’habitus
naturel semble plutôt être la puissance passive que l’active. Mais à supposer
que ce soit la puissance active, le raisonnement ne se poursuit pas correctement :
en effet, il n’y a pas deux formes dans l’âme, mais seulement une, qui est son
essence, car par son essence elle est esprit, et par son essence elle est la
forme du corps, non par quelque chose d’ajouté. La raison supérieure et
l’inférieure ne sont donc pas fondées sur deux formes, mais sur l’unique
essence de l’âme. Il n’est pas vrai non plus que la raison inférieure soit
fondée sur l’essence de l’âme sous son aspect de forme du corps ; en
effet, seules sont ainsi fondées dans l’essence de l’âme les puissances qui
sont liées à des organes, et ce n’est pas le cas de la raison inférieure. À
supposer également que cette puissance que désigne le nom de syndérèse soit
identique à la raison supérieure ou inférieure, rien n’empêche de donner le nom
de raison à cette puissance en elle-même, et le nom de syndérèse à la même
puissance avec l’habitus qui inhère à elle.
14° L’acte de
connaissance n’est pas présupposé à la puissance ou à l’habitus de syndérèse,
mais à son acte. Cela n’exclut donc pas que l’habitus de syndérèse soit inné.
15° Il y a deux
jugements, à savoir : le jugement sur l’universel, et celui-ci relève de
la syndérèse, et le jugement sur la chose particulière à faire, et celui-là est
le jugement d’élection, qui relève du libre arbitre ; il ne s’ensuit donc
pas qu’ils soient identiques.
16° Il y a
plusieurs compositions physiques et naturelles. En effet, il y a la composition
du mixte à partir des éléments ; et c’est au sujet de cette composition
que le Philosophe dit que la forme du mixte doit nécessairement être tout à
fait différente des éléments eux-mêmes. Il y a aussi la composition de forme
substantielle et de matière, dont résulte un troisième terme, la forme de
l’espèce ; et celle-ci n’est pas entièrement autre que la matière et la
forme, mais se rapporte à elles comme le tout à ses parties. Il y a encore la
composition de sujet et d’accident, où nul troisième terme ne découle des
deux ; et telle est la composition de puissance et d’habitus.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Dans la Glose de saint Jérôme, après la mention
de la syndérèse faite à propos d’Ézéch. 1, 9, il est dit :
« nous voyons qu’elle se précipite parfois. » Or la précipitation
dans le domaine de l’agir n’est rien d’autre que le péché. La syndérèse peut
donc pécher.
2° Bien que
pécher ne soit pas un acte de l’habitus à proprement parler, ni de la
puissance, mais de l’homme — car les actes appartiennent aux singuliers —,
cependant on dit qu’un habitus ou une puissance pèche, en tant que par l’acte
d’un habitus ou d’une puissance l’homme est amené à pécher. Or, par l’acte de
la syndérèse, l’homme est parfois amené à pécher, car il est dit en Jn 16,
2 : « L’heure vient où quiconque vous fera mourir, croira faire une
chose agréable à Dieu » ; et ainsi, quelques-uns étaient inclinés au
meurtre des apôtres parce qu’ils jugeaient qu’il fallait faire une chose
agréable à Dieu, jugement qui relève certainement de la syndérèse. Donc la
syndérèse pèche.
3° Il est dit en
Jér. 2, 16 : « Les fils de Memphis t’ont souillée jusqu’au
sommet de la tête. » Or le sommet de la tête est la partie supérieure de
l’âme, comme dit la Glose à propos de
ce passage du Psaume 7, 17 : « son injustice lui descendra
sur le sommet de la tête » ; et ainsi, il se rattache à la syndérèse,
qui est ce qu’il y a de plus haut dans l’âme. Donc les démons, eux aussi,
souillent la syndérèse par le péché.
4° Une puissance
rationnelle a des objets opposés, suivant le Philosophe. Or la syndérèse est
une puissance rationnelle. Elle a donc des objets opposés ; elle peut donc
faire le bien, et pécher.
5° Les contraires
sont de nature à affecter le même sujet. Or la vertu et le péché sont
contraires. Puis donc qu’il y a dans la syndérèse un acte de vertu, car elle
incite au bien, il y aura aussi en elle un acte de péché.
6° La syndérèse
est dans le domaine de l’agir ce que l’intelligence des principes est dans le
domaine spéculatif. Or toute opération de la raison spéculative est issue des
premiers principes. Toute opération de la raison pratique tire donc son origine
de la syndérèse. Donc, de même qu’on attribue à la syndérèse l’opération de la
raison pratique qui est selon la vertu, de même on lui attribuera l’opération
de la raison qui est selon le péché.
7° La peine
correspond à la faute. Or, chez les damnés, toute l’âme sera punie, même quant
à la syndérèse. La syndérèse pèche donc, elle aussi.
En sens contraire :
1° Le bien peut
être plus pur que le mal, car il est un bien auquel rien de mal n’est
mêlé ; mais rien n’est mauvais au point de ne pas avoir quelque mélange de
bien. Or il y a en nous quelque chose qui incline toujours au mal, c’est le
foyer. Il y aura donc aussi quelque chose qui incline toujours au bien. Cela ne
semble être rien d’autre que la syndérèse. Et ainsi, la syndérèse ne pèche
jamais.
2° Ce qui réside
naturellement en quelque chose, y réside toujours. Or il est naturel à la
syndérèse de réprouver le mal. Celle-ci ne consent donc jamais au mal ;
elle ne pèche donc pas.
Réponse :
La nature, en
toutes ses œuvres, tend au bien et à la conservation des choses qui se font par
l’opération de la nature ; voilà pourquoi, dans toutes les œuvres de la
nature, les principes sont toujours permanents, immuables, et conservent leur
rectitude ; en effet, « il est nécessaire que les principes
demeurent », comme il est dit au premier livre de la Physique. Car aucune fermeté ou certitude ne serait possible dans
les choses qui sont issues des principes, si les principes n’étaient eux-mêmes
fermement établis. Et de là vient que toutes les choses changeantes se ramènent
à quelque premier immobile.
De là vient
aussi que toute la connaissance spéculative dérive de quelque connaissance très
certaine, inaccessible à l’erreur, et qui est la connaissance des premiers
principes universels, par rapport auxquels ce qui est connu est examiné, et
d’après lesquels tout vrai est approuvé et tout faux rejeté. Et si quelque
erreur pouvait survenir en eux, aucune certitude ne se rencontrerait dans toute
la connaissance qui suit.
Par conséquent,
dans les œuvres humaines aussi, pour qu’une rectitude puisse exister en elles,
il est nécessaire qu’il y ait un principe permanent qui ait une rectitude
immuable, et par rapport auquel toutes les œuvres humaines soient examinées, en
sorte que ce principe permanent s’oppose à tout mal et donne son assentiment à
tout bien. Et ce principe est la syndérèse, dont la fonction est de réprouver
le mal et d’incliner au bien ; voilà pourquoi nous accordons qu’il ne peut
y avoir de péché en elle.
Réponse aux objections :
1° Dans
l’universel, la syndérèse ne se précipite jamais. Mais dans l’application même
du principe universel à un acte particulier, l’erreur peut se produire, à cause
d’une fausse déduction ou de l’assomption de quelque chose de faux. Voilà
pourquoi il n’a pas dit simplement que la syndérèse se précipite, mais que la
conscience se précipite, elle qui applique à des œuvres particulières le
jugement universel de la syndérèse.
2° Lorsque, dans
un syllogisme, une conclusion fausse est amenée par deux propositions dont
l’une est vraie et l’autre fausse, le vice de la conclusion n’est pas attribué
à la proposition vraie, mais à la fausse. Voilà pourquoi, lorsque les
meurtriers des apôtres jugeaient qu’ils faisaient une chose agréable à Dieu, le
vice de ce jugement ne venait pas du jugement universel de la syndérèse, qui
est qu’il faut faire une chose agréable à Dieu, mais du jugement faux de la
raison supérieure, qui jugeait que le meurtre des apôtres était agréable à
Dieu. Voilà pourquoi on ne doit pas accorder qu’un acte de syndérèse les ait
inclinés à pécher.
3° De même que le
sommet de la tête est la plus haute partie du corps, de même le sommet de l’âme
désigne la plus haute partie de l’âme ; aussi le sommet de l’âme
s’entend-il de diverses façons, suivant les différentes distinctions des
parties de l’âme. Si l’on distingue la partie intellective de la sensitive,
toute la partie intellective peut être appelée le sommet de l’âme. Si l’on
distingue en outre la partie intellective en raison supérieure et inférieure,
la raison supérieure sera appelée sommet. En distinguant encore la raison en
jugement naturel et délibération de la raison, on dira que le jugement naturel
est le sommet. Donc, lorsqu’il est dit que l’âme est souillée jusqu’au sommet,
cela doit se comprendre en ce sens que le nom de sommet désigne la raison
supérieure, et non dans le sens où il désigne la syndérèse.
4° La puissance
rationnelle, qui a de soi des objets opposés, est parfois déterminée à une
seule chose par un habitus, surtout si l’habitus est complet. Or le nom de
syndérèse désigne la puissance rationnelle non pas en elle-même, mais
perfectionnée par un habitus très certain.
5° L’acte de la
syndérèse n’est pas absolument un acte de vertu, mais un préalable à l’acte de
vertu, comme les ressources naturelles sont des préalables aux vertus gratuites
et acquises.
6° De même que,
dans le domaine spéculatif, bien que l’argument faux tire son origine des
principes il ne doit cependant pas sa fausseté aux principes premiers mais au
mauvais usage des principes, de même aussi cela se produit dans le domaine de
l’agir ; l’argument n’est donc pas concluant.
7° Saint
Augustin montre au douzième livre sur la Trinité
que cet argument n’est pas valable. Il dit en effet que l’homme tout entier est
condamné pour le péché de la seule raison inférieure, et ce, parce que l’une et
l’autre raison appartient à une personne unique, à laquelle il revient en
propre de pécher. Voilà pourquoi la peine correspond directement à la personne,
et non à la puissance, sinon en tant que la puissance appartient à la
personne ; en effet, pour le péché que l’homme a commis par une partie de
lui-même, la personne elle-même mérite la peine quant à tout ce qui est contenu
en elle. Voilà pourquoi aussi dans la justice séculière, pour l’homicide que
l’homme commet de sa main, la main n’est pas seule punie.
Objections :
Il semble que
oui.
1° À propos de ce
passage du Psaume : « Ils se sont corrompus et sont devenus
abominables », la Glose
dit : « corrompus, c’est-à-dire privés de toute lumière de la
raison ». Or la lumière de la syndérèse est la lumière de la raison. La
syndérèse disparaît donc en quelques-uns.
2° Les hérétiques
n’ont parfois aucun remords de leur infidélité, alors que l’infidélité est un
péché. Puis donc que la fonction de la syndérèse est de réprouver le péché, il
semble qu’elle ait disparu en eux.
3° Selon le
Philosophe au septième livre de l’Éthique,
celui qui a l’habitus d’un vice est corrompu quant aux principes de l’agir. Or
les principes de l’agir relèvent de la syndérèse. La syndérèse a donc disparu
en tout homme ayant l’habitus d’un vice,.
4° Prov. 18,
3 : « Lorsque le méchant est venu au plus profond des péchés, il
méprise tout » ; et quand cela se produit, « la syndérèse n’a
plus sa place », comme dit saint Jérôme dans la Glose sur Ézéch. 1, 9. La syndérèse disparaît donc en
certains.
5° Dans les
bienheureux, toute inclination au mal est écartée. Donc à l’inverse, dans les
damnés, toute inclination au bien est écartée ; or la syndérèse incline au
bien ; elle disparaît donc en ces derniers.
En sens contraire :
1°Isaïe, dernier
chap. : « Leur ver ne mourra point » ; et cela s’entend,
d’après saint Augustin, du ver de la conscience qui est le remords de
conscience ; or le remords de conscience vient de ce que la syndérèse
réprouve le mal. La syndérèse ne disparaît donc pas.
2° Dans l’abîme
des péchés, le lieu le plus profond est occupé par le désespoir, qui est le
péché contre le Saint-Esprit. Or même chez les désespérés, la syndérèse ne
disparaît pas, comme le montre saint Jérôme dans la Glose sur Ézéch., qui dit que la syndérèse « n’a même pas
disparu en Caïn », et pourtant il est certain qu’il fut désespéré,
puisqu’il a dit en Gen. 4, 3 : « Mon iniquité est trop grande
pour pouvoir en obtenir le pardon. » Nous retrouvons donc la même
conclusion que ci-dessus.
Réponse :
Que la
syndérèse disparaisse, cela peut s’entendre de deux façons.
D’abord quant à
la lumière habituelle elle-même ; et il est impossible que la syndérèse
disparaisse ainsi, comme il est impossible que l’âme de l’homme soit privée de
la lumière de l’intellect agent, par lequel viennent à notre connaissance les
premiers principes tant dans le domaine spéculatif que dans celui de
l’agir ; en effet, cette lumière est de la nature de l’âme elle-même,
puisque c’est par elle que l’âme est intellectuelle ; il est dit à son
sujet dans le Psaume : « La lumière de votre visage, Seigneur, a été
imprimée sur nous comme un signe », c’est-à-dire une lumière qui nous
montre les biens, car il répond à ce qu’il disait : « Beaucoup
disent : “Qui nous fera voir les biens ?” »
Ensuite quant à
l’acte ; et ce, de deux façons. De la première, on dit que l’acte de la
syndérèse disparaît, en tant que l’acte de la syndérèse est entièrement
intercepté. Et il arrive que l’acte de la syndérèse disparaisse ainsi en ceux
qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ni aucun usage de la raison, et ce, à
cause d’un empêchement provenant d’une blessure des organes corporels, de la
part desquels notre raison a besoin de recevoir. De la seconde façon, en tant
que l’acte de la syndérèse est détourné vers le contraire. Et il est impossible
que le jugement de la syndérèse sur l’universel disparaisse de la sorte, mais
il disparaît quant à la chose particulière à faire, chaque fois que l’on pèche
dans l’élection : en effet, la force de la concupiscence ou d’une autre
passion absorbe tellement la raison que le jugement universel de la syndérèse,
lors de l’élection, n’est pas appliqué à l’acte particulier. Cela ne signifie
cependant pas que la syndérèse disparaisse purement et simplement, mais
seulement à un certain point de vue. Donc, absolument parlant, nous accordons
que la syndérèse ne disparaît jamais.
Réponse aux objections :
1° Des pécheurs
sont dits privés de toute lumière de la raison, quant à l’acte
d’élection ; la raison se trompe dans l’élection parce qu’elle est
absorbée par quelque passion ou abaissée par quelque habitus, si bien que la
lumière de la syndérèse n’est plus suivie lors de l’élection.
2° Chez les
hérétiques, à cause de l’erreur qui est dans leur raison supérieure, la
conscience ne réprouve pas leur infidélité, car à cause de cette erreur il se
produit que le jugement de la syndérèse n’est pas appliqué à ce cas
particulier. Dans l’universel, en effet, le jugement de la syndérèse demeure en
eux, car ils jugent qu’il est mal de ne pas croire aux choses qui sont dites
par Dieu ; mais l’erreur qu’ils suivent dans leur raison supérieure, c’est
de ne pas croire que telle chose a été dite par Dieu.
3° Celui qui a
l’habitus d’un vice est assurément corrompu quant aux principes de l’agir, non
dans l’universel, mais dans la chose particulière à faire, c’est-à-dire en tant
que la raison est abaissée par l’habitus du vice, si bien qu’elle n’applique
pas le jugement universel à l’œuvre particulière lors de l’élection. Et c’est
aussi en ce sens qu’il est dit du méchant arrivé au plus profond des péchés,
qu’il méprise tout.
4° On voit dès
lors clairement la solution au quatrième argument.
5° Le mal est en
dehors de la nature, c’est pourquoi rien n’empêche que l’inclination au mal
soit écartée des bienheureux. Mais le bien et l’inclination au bien proviennent
de la nature elle-même ; donc, tant que la nature demeure, l’inclination
au bien ne peut être ôtée, même des damnés.
Article 1 : La
conscience est-elle une puissance, un habitus ou un acte ?
Article 2 : La
conscience peut-elle se tromper ?
Article 3 : La
conscience oblige-t-elle ?
Article 4 : La
conscience erronée oblige-t-elle ?
Article 5 : La
conscience erronée, en matière indifférente, oblige-t-elle plus ou moins qu’un
commandement du prélat ?
Objections :
Il semble que
ce soit une puissance.
1° Saint Jérôme,
dans la Glose sur Ézéch. 1, 9,
après avoir fait mention de la syndérèse, dit : « Nous voyons que
cette conscience se précipite parfois » ; d’où il semble résulter que
la conscience est identique à la syndérèse. Or la syndérèse est une puissance,
d’une certaine façon. Donc la conscience aussi.
2° Seule une
puissance de l’âme peut être le sujet d’un vice. Or la conscience est le sujet
de la souillure du péché, comme on le voit clairement en Tite 1, 15 :
« Leur esprit est souillé, ainsi que leur conscience. » La conscience
est donc une puissance.
3° [Le répondant] disait que la souillure n’est pas dans la conscience comme en un sujet. En sens contraire : rien ne peut, en restant numériquement identique, être souillé et pur, à moins d’être le sujet de la souillure. Or tout ce qui passe de la souillure à la pureté en restant numériquement identique est tantôt pur, tantôt souillé. Tout ce qui passe de la souillure à la pureté, ou vice versa, est donc le sujet de la souillure et de la pureté. Or la conscience passe de la souillure à la pureté ; Hébr. 9, 14 : « Le sang du Christ […] purifiera notre conscience des œuvres mortes, pour servir le Dieu vivant. » La conscience est donc une puissance.
4° On dit que la
conscience est le dictamen de la
raison, dictamen qui n’est assurément
rien d’autre que le jugement de la raison. Or le jugement de la raison
appartient au libre arbitre, sous le nom duquel on le désigne aussi. Il semble
donc que le libre arbitre et la conscience soient identiques. Or le libre
arbitre est une puissance. Donc la conscience aussi.
5° Saint Basile
dit que la conscience est un jugement naturel ; or le jugement naturel est
la syndérèse ; la conscience est donc identique à la syndérèse ; or
la syndérèse est en quelque sorte une puissance, donc la conscience aussi.
6° Le péché ne
peut être que dans la volonté ou dans la raison. Or le péché est dans la
conscience. La conscience est donc la raison ou la volonté. Or la raison et la
volonté sont des puissances. Donc la conscience aussi.
7° Ni de
l’habitus ni de l’acte on ne dit qu’ils savent. Or on dit de la conscience
qu’elle sait ; Eccl. 7, 23 : « Car ta conscience sait que
tu as souvent dit du mal des autres. » La conscience n’est donc ni un
habitus ni un acte ; c’est donc une puissance.
8° Origène dit
que la conscience est « un esprit correcteur et pédagogue, associé à
l’âme, qui la sépare du mal et la fait adhérer au bien ». Or le nom
d’esprit désigne une puissance de l’âme, ou même son essence. La nom de
conscience désigne donc une puissance de l’âme.
9° La
conscience est soit un acte, soit un habitus, soit une puissance. Or ce n’est
pas un acte, car l’acte ne demeure pas toujours, et il n’existe pas dans le
dormeur, dont on dit pourtant qu’il a une conscience. Ce n’est pas non plus un
habitus ; c’est donc une puissance.
Et voici
comment montrer que ce n’est pas un habitus.
1° Aucun habitus
de la raison ne porte sur des objets particuliers ; or la conscience porte
sur des actes particuliers ; la conscience n’est donc pas un habitus de la
raison ; ni d’aucune autre puissance, puisque la conscience appartient à
la raison.
2° Il n’y a dans
la raison que des habitus spéculatifs et des habitus opératifs. Or la
conscience n’est pas un habitus spéculatif, puisqu’elle a une relation à
l’œuvre ; elle n’est pas non plus un habitus opératif, puisqu’elle n’est
ni l’art ni la prudence : eux seuls, en effet, sont posés dans la partie
opérative par le Philosophe au sixième livre de l’Éthique. La conscience n’est donc pas un habitus. Que la conscience
ne soit pas l’art, cela est manifeste. Qu’elle ne soit pas non plus la
prudence, en voici la preuve. La prudence est la droite raison de l’agir
humain, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique. Or elle ne regarde pas les actions singulières, car
celles-ci ne peuvent avoir de raison, puisqu’elles sont en nombre infini ;
en outre, il s’ensuivrait que la prudence serait, à proprement parler, accrue
par la considération de très nombreux actes singuliers, ce qui ne semble pas
être vrai. Or la conscience regarde les œuvres singulières. La conscience n’est
donc pas la prudence.
3° [Le répondant] disait que la conscience est un certain habitus par lequel le jugement universel de la raison est appliqué à une œuvre particulière. En sens contraire : ce qui peut se faire par un seul habitus n’en requiert pas deux. Or le détenteur d’un habitus universel peut l’appliquer au singulier avec la seule intervention de la puissance sensitive : par exemple, l’habitus qui permet à quelqu’un de savoir que toute mule est stérile lui permettra de savoir que telle mule est stérile lorsqu’il aura perçu par le sens que c’est une mule. Donc, pour appliquer le jugement universel à l’acte particulier, aucun habitus n’est requis. Par conséquent, la conscience n’est pas un habitus, et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
4° Tout habitus
est soit naturel, soit infus, soit acquis. Or la conscience n’est pas un
habitus naturel, car un tel habitus est identique en tous, alors que tous n’ont
pas la même conscience. Ce n’est pas non plus un habitus infus, car un tel
habitus est toujours droit, tandis que parfois la conscience ne l’est pas. Ce
n’est pas non plus un habitus acquis, car autrement il n’y aurait pas de
conscience chez les enfants, ni en l’homme avant qu’il ait acquis l’habitus par
de nombreux actes. La conscience n’est donc pas un habitus, et nous retrouvons
ainsi la même conclusion que ci-dessus.
5° L’habitus,
selon le Philosophe, est acquis par des actes nombreux. Or c’est par un seul
acte que l’on a une conscience. La conscience n’est donc pas un habitus.
6° La conscience
est une peine pour les damnés, comme on le trouve dans la Glose à propos de 2 Cor 1, 12. Or l’habitus n’est pas une
peine, mais plutôt une perfection de celui qui le possède. La conscience n’est
donc pas un habitus.
En sens contraire :
Il semble que
la conscience soit un habitus.
1° La conscience,
selon saint Jean Damascène, « est la loi de notre intelligence ». Or
la loi de l’intelligence est l’habitus des principes universels du droit. La
conscience est donc un habitus.
2° À propos de
Rom. 2, 14 : « Quand des païens, qui n’ont pas la loi,
etc. », la Glose dit :
« Bien que les païens n’aient pas la loi écrite, ils ont néanmoins la loi
naturelle que chacun comprend, et qui rend chacun conscient de ce qu’est le
bien et le mal. » D’où il semble résulter que c’est la loi naturelle qui
rend chacun conscient. Or tout homme est conscient par la conscience. La conscience
est donc la loi naturelle ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion
que ci-dessus.
3° Le nom de
science désigne l’habitus des conclusions. Or la conscience est une certaine
science. C’est donc un habitus.
4° Un habitus est
généré par des actes multipliés. Or on opère fréquemment selon la conscience.
Par de tels actes est donc généré un habitus, que l’on peut appeler conscience.
5° À propos de
1 Tim. 1, 5 : « La fin des commandements, c’est la charité
qui naît d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincère », la Glose dit : « d’une bonne
conscience, c’est-à-dire de l’espérance ». Or l’espérance est un certain
habitus. Donc la conscience aussi.
6° Ce qui, en
nous, vient d’un envoi de Dieu, semble être un habitus infus. Or, selon saint
Jean Damascène au quatrième livre, de même que le foyer provient d’un envoi du
démon, de même la conscience existe par un envoi de Dieu. La conscience est
donc un habitus infus.
7° Selon le
Philosophe au deuxième livre de l’Éthique,
tout ce qui est dans l’âme est soit puissance, soit habitus, soit passion. Or
la conscience n’est pas une passion, car les passions ne nous font ni mériter
ni démériter, « ni être loué ni être blâmé », comme dit le Philosophe
au même endroit. Ce n’est pas non plus une puissance, car la puissance ne peut
pas être quittée, alors que la conscience peut l’être. La conscience est donc
un habitus.
En sens contraire :
Il semble que
la conscience soit un acte.
1° On dit que la
conscience accuse ou excuse. Or on ne peut être accusé ou excusé que par la
considération actuelle de quelque chose. La conscience est donc un acte.
2° Le savoir
qui consiste en une confrontation, est un savoir en acte. Or le nom de
conscience désigne une science avec une confrontation : en effet, on dit
« être conscient » comme on dirait « savoir ensemble ». La
conscience est donc une science actuelle.
Réponse :
Selon certains,
le mot « conscience » se dit de trois façons. Tantôt il est employé
pour désigner la réalité même dont on a conscience, tout comme le mot
« foi » est employé pour désigner la réalité que l’on croit ;
tantôt il signifie la puissance qui nous rend conscients ; et tantôt un
habitus ; certains disent aussi qu’il est parfois employé pour désigner un
acte. Et la raison de cette distinction semble être la suivante : puisque
la conscience possède un acte, et qu’à propos de l’acte on considère l’objet,
la puissance, l’habitus et l’acte lui-même, il se rencontre parfois un nom
désignant ces quatre choses de façon équivoque. Par exemple, le nom d’intellectus signifie tantôt la réalité
pensée (rem intellectam), comme on
dit que les noms signifient les concepts
(intellectus), tantôt la puissance intellective elle-même, tantôt un
certain habitus, tantôt même un acte. Cependant, dans ces désignations, il faut
suivre le langage courant, car il faut « user des noms comme la plupart le
font », comme il est dit au deuxième livre des Topiques. Il semble bien que, selon le langage courant, le mot
« conscience » soit employé pour désigner la réalité dont on a
conscience, comme lorsqu’on dit : « Que je te dise ma
conscience », c’est-à-dire : « ce qui est dans ma
conscience ». Mais ce nom ne peut pas être attribué au sens propre à une
puissance ou à un habitus, mais seulement à un acte, car seule cette signification
recouvre tout ce qui se dit de la conscience.
En effet, il
faut savoir qu’il n’est d’usage de désigner l’acte et la puissance ou l’habitus
par un même nom que lorsqu’un acte est l’acte propre d’une puissance ou d’un
habitus, comme voir est propre à la puissance visuelle, et savoir en acte est
propre à l’habitus de science ; c’est pourquoi le nom « vue »
désigne tantôt la puissance, tantôt l’acte ; et de même pour
« science ». Mais si l’on a un acte qui convient à plusieurs ou à
tous les habitus ou puissances, l’usage n’est pas qu’une puissance ou un
habitus soit nommé d’après un tel nom d’acte, comme on le voit bien pour le nom
« usage » : en effet, il signifie l’acte de n’importe quel
habitus. L’acte de n’importe quel habitus ou puissance est effectivement un
certain usage de ce dont il est l’acte. Aussi le nom « usage »
signifie-t-il l’acte de telle façon qu’il ne signifie aucunement la puissance
ou l’habitus. Et il semble en aller de même pour la conscience. En effet, le
nom « conscience » signifie l’application de la science à quelque
chose ; c’est pourquoi l’on dit « être conscient » comme on
dirait « savoir simultanément ». Or n’importe quelle science peut
être appliquée à quelque chose ; le mot « conscience » ne peut
donc désigner un habitus spécial ou une puissance, mais il désigne l’acte
lui-même, c’est-à-dire l’application de n’importe quel habitus ou de n’importe
quelle connaissance à un acte particulier.
Or une
connaissance s’applique à un acte de deux façons : d’abord en considérant
si l’acte existe ou a existé ; ensuite en considérant si l’acte est droit
ou ne l’est pas. Et selon le premier mode d’application, on dit que nous avons
conscience d’un acte en tant que nous savons que cet acte a été commis ou
non ; comme il est d’usage courant de dire : « cela n’a pas eu
lieu, à ma connaissance [litt. à ma conscience] », c’est-à-dire : je
ne sais pas si cela est arrivé ou a existé. Et l’on reconnaît cette façon de
parler en Gen. 43, 22 : « Qui a mis notre argent dans nos sacs,
cela n’est pas dans nos consciences » ; et en Eccl. 7, 23 :
« Ta conscience sait que tu as souvent dit du mal des autres. » Et en
ce sens, on dit que la conscience témoigne de quelque chose ; Rom. 9,
1 : « Ma conscience m’en rend témoignage, etc. » Selon l’autre
mode d’application, par lequel la connaissance est appliquée à l’acte pour
savoir s’il est droit, il y a deux voies : l’une par laquelle nous nous
dirigeons au moyen de l’habitus de science pour faire ou ne pas faire quelque
chose ; l’autre par laquelle, à la lumière de l’habitus de science, on
examine l’acte, après qu’il a été commis, pour savoir s’il est droit ou non. Et
ces deux voies se distinguent dans le domaine de l’agir comme les deux voies
que l’on rencontre aussi dans le domaine spéculatif, à savoir la voie d’invention
et la voie de jugement. En effet, la voie par laquelle, comme en délibérant,
nous considérons au moyen de la science ce qu’il faut faire, est semblable à
l’invention, par laquelle nous découvrons les conclusions à partir des
principes. Et celle par laquelle nous examinons les choses qui ont déjà été
faites et décidons si elles sont droites, est comme la voie de jugement, en
laquelle les conclusions sont analysées par les principes.
Or nous
employons le nom de conscience selon les deux modes d’application. En effet,
dans la mesure où la science est appliquée à l’acte comme ce qui dirige vers
lui, on dit que la conscience incite, induit, ou oblige. Mais dans la mesure où
la science est appliquée à l’acte à la façon d’un examen des choses qui ont déjà
été faites, on dit que la conscience accuse ou cause du remords, lorsque ce qui
a été fait est trouvé en désaccord avec la science à la lumière de laquelle se
fait l’examen, et l’on dit au contraire qu’elle défend ou excuse lorsqu’on
trouve que ce qui a été fait a procédé selon la forme de la science. Mais il
faut savoir que dans la première application, où la science est appliquée à un
acte pour savoir s’il a été commis, il y a application à un acte particulier
d’une connaissance sensitive telle que la mémoire, par laquelle nous nous
souvenons de ce qui a été fait, ou telle que le sens, par lequel nous percevons
cet acte particulier que nous posons maintenant. Par contre, dans les deuxième
et troisième applications, où nous délibérons sur ce qu’il faut faire ou
examinons ce qui a déjà été fait, ce sont des habitus de la raison opérative
qui sont appliqués à un acte, à savoir l’habitus de syndérèse et celui de
sagesse, qui perfectionnent la raison supérieure, et celui de science, qui
perfectionne la raison inférieure, qu’ils soient appliqués tous ensemble ou
l’un d’eux seulement. C’est à la lumière de ces habitus que nous examinons ce
que nous avons fait, et selon eux que nous délibérons sur les choses à faire.
Cependant, l’examen porte non seulement sur ce qui a été fait mais aussi sur ce
qui est à faire, tandis que la délibération porte seulement sur ce qui est à
faire.
Réponse aux objections :
1° Lorsque saint
Jérôme dit : « Nous voyons que cette conscience se précipite »,
il ne désigne pas la syndérèse, dont il avait dit qu’elle était l’étincelle de
la conscience, mais il désigne la conscience elle-même, dont il avait fait
mention auparavant. Ou bien l’on peut dire que toute la force de la conscience
qui examine ou délibère dépend du jugement de la syndérèse, de même que toute
la vérité de la raison spéculative dépend des principes premiers. C’est
pourquoi il appelle « conscience » la syndérèse, en tant que la
première agit par la puissance de la seconde ; d’autant plus qu’il voulait
alors exprimer la défaillance qui pouvait affecter la syndérèse : en
effet, elle ne défaille pas dans l’universel, mais dans l’application aux
singuliers, et ainsi, la syndérèse ne défaille pas en soi mais en quelque sorte
dans la conscience. Voilà pourquoi, en expliquant la défaillance de la
syndérèse, il a uni à celle-ci la conscience.
2° Il n’est pas
dit que la souillure est dans la conscience comme en un sujet, mais comme
l’objet su est dans la connaissance ; en effet, on dit de quelqu’un qu’il
a la conscience souillée lorsqu’il est conscient de quelque souillure.
3° On dit que la
conscience souillée est purifiée, en ce sens que celui qui auparavant avait
conscience d’un péché sait ensuite qu’il en est purifié, et de la sorte on dit
qu’il a une conscience pure. C’est donc la même conscience qui était d’abord
impure et qui ensuite est pure ; non pas, certes, que la conscience soit
le sujet de la pureté et de l’impureté, mais parce que l’une et l’autre sont
connues par la conscience qui examine ; non qu’il y ait un acte numériquement
identique par lequel on se savait d’abord impur et on se sait ensuite pur, mais
c’est parce que l’un et l’autre sont connus par les mêmes principes, tout comme
est tenue pour identique la considération qui procède des mêmes principes.
4° Le jugement de
la conscience et celui du libre arbitre diffèrent entre eux à un certain point
de vue, et se rejoignent à un autre point de vue. Ils se rejoignent dans la
mesure où ils portent tous deux sur tel acte particulier — en effet, le
jugement convient à la conscience dans la voie d’examen —, et en cela leurs
jugements respectifs diffèrent du jugement de la syndérèse. Mais le jugement de
la conscience et celui du libre arbitre diffèrent entre eux, parce que le
jugement de la conscience consiste en une pure connaissance, tandis que le
jugement du libre arbitre consiste dans une application de la connaissance à la
partie affective, et ce jugement est bien sûr le jugement d’élection. Voilà
pourquoi il arrive parfois que le jugement du libre arbitre soit perverti, mais
non le jugement de la conscience. Comme lorsque quelqu’un examine un acte qu’il
est sur le point de faire, et qu’il juge, en regardant encore pour ainsi dire
dans le miroir des principes, que cet acte est mauvais, par exemple l’acte de
forniquer avec telle femme ; mais commence-t-il à appliquer ce jugement à
l’action, alors se présentent de toute part les nombreuses circonstances qui
entourent l’acte lui-même, comme par exemple le plaisir de la fornication, dont
la convoitise lie la raison pour éviter que son dictamen ne débouche sur une élection. Et c’est ainsi qu’il se
trompe en élisant ; il ne se trompe pas dans sa conscience, mais il agit
contre sa conscience ; et si l’on dit qu’il fait cela avec mauvaise
conscience, c’est en tant que ce qu’il fait ne concorde pas avec le jugement de
la science. Par conséquent, il est clair que la conscience n’est pas
nécessairement identique au libre arbitre.
5°
On
dit que la conscience est un jugement naturel, en tant que l’examen ou la
délibération de la conscience dépend du jugement naturel, comme on l’a déjà
dit.
6° Le péché est
dans la raison et dans la volonté comme en un sujet, mais il est dans la
conscience d’une autre façon, comme on l’a dit.
7° On dit que la
conscience sait quelque chose, non pas au sens propre, mais par une tournure de
langage selon laquelle ce par quoi nous savons est dit savoir.
8° Il est dit que
la conscience est esprit, c’est-à-dire une impulsion de notre esprit, en
prenant « esprit » dans le sens de « raison ».
9°
La
conscience n’est ni une puissance ni un habitus, mais un acte. Et bien que
l’acte de conscience n’ait pas toujours lieu et n’existe pas chez le dormeur,
cependant l’acte lui-même demeure en sa racine, c’est-à-dire dans les habitus
qui peuvent être appliqués à un acte.
Quant aux
arguments qui prouvent que la conscience n’est pas un habitus, nous les
accordons.
Réponse
aux arguments objectant en sens contraire que c’est un habitus :
1° Il est dit que
la conscience est la loi de notre intelligence parce qu’elle est un jugement de
la raison déduit de la loi naturelle.
2° Il relève de
la même tournure de langage de dire que quelqu’un est rendu conscient
« par la loi naturelle », et qu’il pense selon des principes ;
mais on dit qu’il est rendu conscient « par la conscience » comme on
dit qu’il pense par l’acte même de la pensée.
3° Bien que la
science soit un habitus, cependant l’application de la science à quelque chose
n’est pas un habitus mais un acte ; et c’est ce que signifie le nom de
conscience.
4° L’habitus généré
par les actes n’est pas d’une autre sorte que l’habitus qui élicite les actes,
mais ou bien un habitus de même nature est généré, comme par les actes de
charité infuse est généré un habitus de dilection acquise, ou bien un habitus
préexistant est augmenté : par exemple, en celui qui a un habitus acquis
de tempérance, l’habitus est lui-même augmenté par des actes de tempérance. Et
ainsi, puisque l’acte de conscience procède des habitus de sagesse et de
science, il ne générera pas un habitus autre que ceux-ci, mais ces habitus
seront perfectionnés.
5°
Lorsqu’on
dit que la conscience est une espérance, il y a prédication par la cause :
en effet, la bonne conscience fait que l’homme ait une bonne espérance, comme
la Glose l’explique au même endroit.
6° Même les
habitus naturels sont en nous par un envoi divin ; donc, la conscience
étant un acte issu de l’habitus naturel de syndérèse, la conscience est dite
provenir d’un envoi divin de la même façon que toute notre connaissance de la
vérité est dite venir de Dieu, qui a mis dans notre nature la connaissance des
premiers principes.
7° Dans cette
division du Philosophe, l’acte est inclus dans l’habitus, puisqu’il avait
prouvé que les habitus sont générés par des actes et qu’ils sont le principe
d’actes semblables ; et ainsi, la conscience n’est ni une passion ni une
puissance, mais un acte qui se ramène à un habitus.
Quant aux
arguments qui prouvent que la conscience est un acte, nous les accordons.
Objections :
Il semble que
non.
1° Le jugement
naturel ne se trompe jamais ; or la conscience est un jugement naturel,
d’après saint Basile ; elle ne se trompe donc pas.
2° La conscience
ajoute quelque chose à la science, et ce qu’elle ajoute ne diminue en rien la
notion de science. Or la science ne se trompe jamais, car elle est un habitus
par lequel on dit toujours le vrai, comme on le voit clairement au sixième
livre de l’Éthique. Donc la
conscience non plus ne peut pas se tromper.
3° La syndérèse
est « l’étincelle de la conscience », comme il est dit dans la Glose à propos d’Ézéch. 1, 9. La
conscience est donc à la syndérèse ce que le feu est à l’étincelle. Or
l’opération et le mouvement d’un feu et ceux de son étincelle sont identiques.
Donc ceux de la conscience et de la syndérèse aussi. Or la syndérèse ne se
trompe pas. Donc la conscience non plus.
4° La conscience,
selon saint Jean Damascène au quatrième livre, est « la loi de notre
intelligence ». Or la loi de notre intelligence est plus certaine que l’intelligence
elle-même ; or « l’intelligence est toujours droite », comme il
est dit au troisième livre sur l’Âme.
Donc à bien plus forte raison la conscience est-t-elle toujours droite.
5°
La
raison, du côté où elle touche à la syndérèse, ne se trompe pas. Or la
conscience est faite de la raison unie à la syndérèse. La conscience ne se
trompe donc jamais.
6° Au tribunal,
on s’en tient à la parole des témoins. Or le témoin, au tribunal divin, c’est
la conscience, comme on le voit clairement en Rom. 2, 15 :
« leur conscience témoignant pour eux, etc. » Puis donc que le
jugement divin ne peut jamais se tromper, il semble que la conscience non plus
ne puisse jamais se tromper.
7° En tout
domaine, la règle qui régit les autres choses doit avoir une rectitude sans
défaillance. Or la conscience est une certaine règle des œuvres humaines. Il
est donc nécessaire que la conscience soit toujours droite.
8° L’espérance
s’appuie sur la conscience, comme on le déduit de la Glose à propos de 1 Tim. 1, 5 : « d’un cœur pur
et d’une bonne conscience, etc. » ; or l’espérance est très certaine,
comme on le voit en Hébr. 6, 18, où il est dit : « Nous avons un
appui très certain, nous qui avons mis notre refuge dans la garde de
l’espérance qui nous est proposée, etc. » La conscience a donc une
rectitude indéfectible.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jn 16, 2 : « L’heure vient où quiconque vous fera mourir, croira
faire une chose agréable à Dieu. » Ceux qui tuaient les apôtres avaient
donc une conscience qui leur dictait de les tuer. Or cela était erroné. Donc la
conscience se trompe.
2° La conscience
implique une certaine confrontation. Or la raison peut se tromper en
confrontant. La conscience peut donc se tromper.
Réponse :
Comme on l’a
dit, la conscience n’est rien d’autre qu’une application de la science à un
acte particulier. Et il arrive qu’il y ait une erreur dans cette application,
de deux façons : d’abord parce que ce qui est appliqué contient en soi une
erreur ; ensuite parce que l’application n’est pas correcte. De même aussi
dans le syllogisme, le péché survient de deux façons : soit parce qu’on se
sert de propositions fausses, soit parce qu’on ne raisonne pas correctement.
L’emploi de
propositions fausses se produit d’un côté [de l’application] et ne se produit
pas de l’autre. En effet, on a dit précédemment que, par la conscience, on
applique à l’examen d’un acte particulier la connaissance de la syndérèse, de
la raison supérieure et de la raison inférieure. Or, puisque l’acte est
particulier et que le jugement de la syndérèse est universel, le jugement de la
syndérèse ne peut être appliqué à l’acte que si l’on fait l’assomption d’une
proposition particulière. Et celle-ci est tantôt fournie par la raison
supérieure, tantôt par la raison inférieure ; et ainsi, la conscience
s’accomplit comme en un certain syllogisme particulier ; par exemple, si
l’on profère par un jugement de syndérèse que rien de ce qui est interdit par
la loi de Dieu ne doit être fait, et que l’on assume par la connaissance de la
raison supérieure que la fornication avec telle femme est contre la loi de
Dieu, alors l’application de la conscience se fera en concluant qu’il faut
s’abstenir de cette fornication. D’un côté, dans le jugement universel de la
syndérèse, aucune erreur ne se produit, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dit ; mais de l’autre côté, dans le jugement de la raison supérieure, il
arrive qu’il y ait un péché, comme lorsqu’on estime être conforme ou opposé à
la loi de Dieu ce qui ne l’est pas, ainsi les hérétiques qui croient que le
serment est interdit par Dieu ; et ainsi, l’erreur se produit dans la
conscience à cause de la fausseté qui existait dans la partie supérieure de la
raison. Et semblablement, il peut se produire une erreur dans la conscience à
cause d’une erreur qui existe dans la partie inférieure de la raison :
comme lorsqu’on se trompe sur la notion civile du juste et de l’injuste, de
l’honnête et du malhonnête.
Mais l’erreur
survient aussi, dans la conscience, parce que l’application ne se fait pas de
façon correcte ; car de même qu’en raisonnant par syllogisme dans le
domaine spéculatif il arrive que l’on néglige la forme qui convient pour
argumenter, et que de là se produise une fausseté dans la conclusion, de même
cela advient aussi pour le syllogisme qui est exigé dans le domaine pratique,
comme on l’a dit. Il faut cependant savoir que dans certains cas la conscience
ne peut jamais se tromper, à savoir lorsque l’acte particulier auquel la
conscience s’applique est de soi l’objet d’un jugement universel dans la
syndérèse. En effet, de même que dans le domaine spéculatif il n’arrive pas que
l’on se trompe sur des conclusions particulières qui sont assumées directement
et dans les mêmes termes sous des principes universels — par exemple, personne
ne se trompe à propos cette affirmation : « Tel tout est plus grand
que sa partie », ni de même à propos de celle-ci : « N’importe
quel tout est plus grand que sa partie » —, ainsi également, aucune
conscience ne peut se tromper à propos des affirmations suivantes :
« Dieu ne doit pas être aimé par moi », et : « Il faut
faire quelque chose de mal », étant donné que dans l’un et l’autre
syllogisme, tant celui du domaine spéculatif que celui du domaine pratique, à
la fois la majeure est évidente par soi, car elle existe dans un jugement
universel, et la mineure l’est aussi, car le même y est prédiqué de lui-même de
façon particulière, comme lorsqu’on dit : « N’importe quel tout est
plus grand que sa partie. Ce tout est un tout. Il est donc plus grand que sa
partie. »
Réponse aux objections :
1° Il est dit que
la conscience est un jugement naturel en tant qu’elle est une certaine
conclusion déduite du jugement naturel et en laquelle l’erreur peut se
produire : non certes à cause d’une erreur du jugement naturel, mais à
cause d’une erreur dans la proposition particulière assumée, ou à cause de la
façon aberrante de raisonner, comme on l’a dit.
2° La conscience
ajoute à la science l’application de celle-ci à un acte particulier, et il peut
y avoir une erreur dans l’application elle-même, bien qu’il n’y ait pas
d’erreur dans la science. Ou bien l’on peut dire que, lorsque je parle de
conscience, je n’implique pas la science prise seulement au sens strict, en
tant qu’elle porte seulement sur des choses vraies, mais au sens large d’une
connaissance quelconque, au sens où tout ce que nous connaissons, on dit dans
le langage usuel et commun que nous le savons.
3° De même que
l’étincelle est ce que le feu a de plus pur et ce qui le survole tout entier,
de même la syndérèse est ce qui se trouve de plus haut dans le jugement de la
conscience ; et c’est suivant cette métaphore que la syndérèse est appelée
l’étincelle de la conscience. Il n’est pas pour autant nécessaire qu’à tous les
autres points de vue la syndérèse soit à la conscience ce que l’étincelle est
au feu. Et cependant, même dans le feu matériel, il arrive qu’à cause du
mélange avec une matière étrangère un mode affecte le feu et non l’étincelle,
en raison de la pureté de celle-ci ; de même aussi, parce que la conscience
se mêle à des objets particuliers, qui sont comme une matière étrangère à la
raison, une erreur peut affecter la conscience et non la syndérèse, qui demeure
dans sa pureté.
4° La conscience
est appelée « loi de l’intelligence » quant à ce qui lui vient de la
syndérèse ; et son erreur ne vient jamais de là mais d’ailleurs, comme on
l’a dit.
5°
Bien
que la raison ne soit pas erronée par son union à la syndérèse, cependant la
raison supérieure ou inférieure peut, en étant erronée, être appliquée à la
syndérèse, comme une mineure fausse est unie à une majeure vraie.
6° Au tribunal,
on s’en tient à la parole des témoins lorsque leurs déclarations ne peuvent
être convaincues de fausseté par des preuves manifestes. Or, en celui qui a une
conscience erronée, le témoignage de la conscience est convaincu de fausseté
par le dictamen de la syndérèse
lui-même ; et dans ce cas, au tribunal divin, on ne s’en tiendra pas à ce
que dit la conscience errante, mais plutôt au dictamen de la loi naturelle.
7° Ce n’est pas
la conscience qui est la règle première des œuvres humaines, mais plutôt la
syndérèse ; la conscience, elle, est comme une règle réglée ; il n’y
a donc rien d’étonnant si une erreur peut se produire en elle.
8° L’espérance
qui est fondée sur la conscience droite est certaine : c’est l’espérance
gratuite. Mais l’espérance qui est fondé sur une conscience erronée est celle
dont il est dit en Prov. 10, 28 : « L’espérance des méchants
périra. »
Objections :
Il semble que
non.
1° Nul n’est
obligé à des actions si ce n’est par quelque loi. Or l’homme ne se fait pas à
lui-même une loi. Puis donc que la conscience vient d’un acte de l’homme, elle
n’oblige pas.
2° On n’est pas
obligé de suivre les conseils. Or la conscience se comporte à la façon d’un
conseil : à l’instar du conseil, en effet, elle semble précéder
l’élection. La conscience n’oblige donc pas.
3° Nul n’est
obligé sinon par un supérieur. Or la conscience de l’homme n’est pas supérieure
à l’homme lui-même. L’homme n’est donc pas obligé par sa conscience.
4° Il appartient
au même d’obliger et de délier de l’obligation. Or la conscience ne suffit pas
pour absoudre l’homme. Ni non plus, par conséquent, pour obliger.
En sens contraire :
1° Eccl. 7,
23 : « Ta conscience sait. » La Glose : « Par un tel juge, aucun malfaiteur n’est
acquitté. » Or le précepte du juge oblige. Le dictamen de la conscience oblige donc aussi.
2° À propos de
Rom. 14, 23 : « Tout ce qui ne se fait point selon la foi,
etc. », Origène dit : « L’Apôtre veut que je ne dise, ne pense
ni ne fasse rien que selon la conscience. » Donc la conscience oblige.
Réponse :
Sans nul doute,
la conscience oblige.
Et pour voir
comment elle oblige, il faut savoir que l’obligation [litt. l’action de lier],
métaphoriquement transférée des réalités corporelles aux spirituelles, implique
l’imposition d’une nécessité. En effet, celui qui est lié est dans la nécessité
de demeurer dans le lieu où il est lié, et le pouvoir de se tourner vers
d’autres choses lui est ôté. Il est donc clair que le lien n’a pas lieu pour
les choses qui sont nécessaires par elles-mêmes : en effet, nous ne
pouvons pas dire que le feu soit lié à ce qu’il se porte vers le haut, bien
qu’il soit nécessaire qu’il se porte vers le haut ; mais le lien n’a lieu
que pour les choses nécessaires auxquelles la nécessité est imposée par autre
chose. Or deux nécessités peuvent être imposées par un autre agent. L’une est
celle de contrainte, et par elle quelqu’un est dans l’absolue nécessité de
faire ce à quoi il est déterminé par l’action de l’agent, sinon il ne s’agirait
pas proprement de contrainte mais plutôt d’incitation ; l’autre nécessité
est conditionnée, à savoir, par la supposition de la fin : comme on impose
à quelqu’un la nécessité de ne pas obtenir sa récompense s’il ne fait pas telle
chose. La première nécessité, qui est celle de contrainte, n’a pas lieu dans
les mouvements de la volonté mais seulement dans les réalités corporelles,
étant donné que la volonté est naturellement libre de contrainte. Mais la
seconde nécessité peut être imposée à la volonté : ainsi par exemple, il
lui est nécessaire d’élire telle chose si elle doit obtenir ce bien, ou si elle
doit éviter ce mal. En un tel domaine, en effet, on tient pour équivalent de ne
pas avoir un mal ou d’avoir un bien, comme le Philosophe le montre clairement
au cinquième livre de l’Éthique.
Or, de même que
la nécessité de contrainte est imposée aux réalités corporelles au moyen d’une
action, de même aussi cette nécessité conditionnée est imposée à la volonté par
une action. Or l’action par laquelle la volonté est mue est le commandement de
celui qui régit et gouverne ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au
cinquième livre de la Métaphysique
que le roi est principe de mouvement par son commandement. Donc, entre le
commandement d’un chef et le fait d’obliger en matière volontaire par cette
sorte de lien qui peut advenir à la volonté, le rapport est semblable à celui
qui existe entre l’action corporelle et le fait de lier les réalités
corporelles par une nécessité de contrainte. Or l’action corporelle de l’agent
n’amène jamais de nécessité dans une autre réalité que par un contact de cette
action avec la réalité sur laquelle il agit ; et par conséquent, quelqu’un
n’est obligé par le commandement d’un roi ou d’un maître que si le commandement
atteint celui auquel il est enjoint ; or c’est par la connaissance qu’il
l’atteint. On n’est donc obligé par un précepte que moyennant la connaissance
de ce précepte. Voilà pourquoi celui qui n’est pas capable de connaître le
précepte n’est pas obligé par lui ; et l’on ne dit de quelqu’un qui ignore
le précepte qu’il est obligé d’accomplir le précepte, que dans la mesure où il
est tenu de connaître le précepte ; mais s’il n’est pas tenu de le
connaître et qu’il ne le connaît pas, il n’est nullement obligé par le
précepte.
Donc, de même
que dans le domaine des corps l’agent corporel n’agit que par contact, de même
dans le domaine des esprits le précepte n’oblige que par la connaissance.
Aussi, de même que le toucher et la puissance de l’agent agissent par la même
force, puisque le toucher n’agit que par la puissance de l’agent et que
celle-ci n’agit que moyennant le toucher, de même aussi le précepte et la
connaissance obligent par la même force, puisque la connaissance n’oblige que
par la puissance du précepte et que celui-ci n’oblige que moyennant la
connaissance. Il est donc établi, puisque la conscience n’est rien d’autre que
l’application de la connaissance à un acte, que la conscience est dite obliger
par la force du précepte divin.
Réponse aux objections :
1° L’homme ne se
fait pas à lui-même une loi ; mais par l’acte de sa connaissance, par
laquelle il connaît la loi faite par un autre, il est obligé d’accomplir la
loi.
2°
« Conseil » se dit de deux façons : parfois, en effet, le
conseil n’est rien d’autre que l’acte de la raison qui enquête sur les choses à
faire ; et ce conseil est à l’élection ce que le syllogisme ou la question
est à la conclusion, comme le montre clairement le Philosophe au troisième livre
de l’Éthique. Et le conseil pris en
ce sens ne s’oppose pas au précepte, car nous pratiquons aussi cette sorte de
conseil à propos des choses qui sont dans le précepte ; par conséquent, il
arrive que l’on soit obligé par un tel conseil. Or le conseil ainsi conçu se
trouve dans la conscience quant à un mode d’application, c’est-à-dire lorsqu’on
enquête sur l’agir. D’une autre façon, le conseil signifie la persuasion ou
l’incitation à faire quelque chose, celle-ci n’ayant pas de force contraignante ;
et un tel conseil, dont les exhortations amicales sont un exemple, s’oppose au
précepte. Et de ce conseil procède parfois aussi la conscience : en effet,
la connaissance de ce conseil est parfois appliquée à un acte particulier. Or,
puisque la conscience n’oblige que par la force de ce qu’il y a en elle, la
conscience qui s’ensuit du conseil ne peut pas obliger autrement que le conseil
lui-même ; et celui-ci oblige à ne pas le mépriser, mais non à
l’accomplir.
3° Bien que
l’homme ne soit pas supérieur à lui-même, cependant celui dont il connaît le
précepte lui est supérieur, et ainsi, il est obligé par sa conscience.
4° Lorsqu’on
pèche dans l’erreur elle-même, comme quand on se trompe sur les choses qu’on
est tenu de savoir, alors la conscience erronée ne suffit pas pour absoudre.
Mais si l’erreur portait sur des choses qu’on n’est pas tenu de savoir, on est
absous par sa conscience, comme on le voit clairement pour celui qui pèche par
ignorance de son acte, tel celui qui s’approche d’une autre femme qu’il croit
être son épouse.
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Augustin, « le péché est une action, une parole ou un désir
contraire à la loi de Dieu ». Donc seule la loi de Dieu oblige à pécher [si
on ne la suit pas]. Or la conscience erronée n’est pas selon la loi de Dieu.
Elle n’oblige donc pas à pécher [si on ne la suit pas].
2° À propos de
Rom. 13, 1 : « Que toute âme soit soumise aux autorités,
etc. », la Glose de saint
Augustin dit qu’il ne faut pas obéir à une autorité inférieure contre le
précepte d’une supérieure ; par exemple, on ne doit pas obéir au proconsul
si l’empereur commande le contraire. Or la conscience erronée est inférieure à
Dieu lui-même. Lors donc que la conscience commande des choses contraires aux
préceptes de Dieu, le précepte de la conscience errante ne semble nullement
obliger.
3° Selon saint
Ambroise, « le péché est une transgression de la loi divine et une
désobéissance aux commandements célestes ». Donc, quiconque s’écarte de
l’obéissance à la loi divine, pèche. Or la conscience erronée, c’est-à-dire
quand on a la conscience de devoir faire ce qui est interdit par la loi divine,
fait s’écarter de l’obéissance à l’autorité divine. La conscience erronée
induit donc au péché si on l’observe, plutôt qu’elle n’oblige à pécher si on ne
l’observe pas.
4° Selon le
droit, si quelqu’un a conscience que son épouse lui est apparentée à un degré
prohibé, et que cette conscience soit probable, alors il doit la suivre même
contre le précepte de l’Église, même si une excommunication s’y ajoute ;
mais si cette conscience n’est pas probable, il n’est pas obligé de la suivre,
mais il doit plutôt obéir à l’Église. Or la conscience erronée, surtout si elle
porte sur des choses mauvaises par elles-mêmes, n’est nullement probable. Une
telle conscience n’oblige donc pas.
5° Dieu est plus
miséricordieux qu’un maître temporel. Or le maître temporel n’impute pas à
péché ce que l’homme commet par erreur. Donc une conscience errante, devant Dieu,
oblige bien moins encore à pécher.
6° [Le répondant] disait que la conscience erronée oblige en matière indifférente, mais non pour ce qui est mauvais par soi. En sens contraire : si l’on dit que la conscience n’oblige pas pour ce qui est mauvais par soi, c’est parce que le dictamen de la raison naturelle est à l’opposé. Or semblablement aussi, la raison naturelle dicte le contraire de la conscience erronée qui se trompe en matière indifférente. Donc de même, cette conscience erronée n’oblige pas.
7° L’acte
indifférent se rapporte indifféremment à l’un ou l’autre. Or ce qui est tel ne
doit pas nécessairement être fait ou évité. La conscience n’oblige donc pas par
nécessité à accomplir des actes indifférents.
8° Si quelqu’un
agit contre la loi de Dieu à cause d’une conscience erronée, il n’est pas
excusé du péché. Si donc même celui qui agit contre une conscience ainsi
errante péchait, il s’ensuivrait que, soit qu’il agisse selon la conscience
erronée, soit qu’il n’agisse pas, il tomberait dans le péché ; il serait
donc perplexe, sans pouvoir éviter le péché ; mais cela semble impossible,
car « nul ne pèche en ce qu’il ne peut éviter », d’après saint
Augustin. Il est donc impossible qu’une conscience ainsi errante oblige.
9° Tout
péché se ramène à quelque genre de péché. Or si la conscience de quelqu’un lui
dicte de forniquer, l’abstention de fornication ne peut se ramener à un genre
de péché. Il ne pécherait donc pas en agissant ainsi contre sa
conscience ; une telle conscience n’oblige donc pas.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Rom. 14, 23 : « Tout ce qui ne se fait point selon la foi, est
péché. » La Glose :
« i. e. selon la conscience, est péché, même si c’est bon en
soi ». Or la conscience qui interdit ce qui est bon est une conscience
erronée. Donc une telle conscience oblige.
2° Observer les
prescriptions légales après que la grâce eut été révélée, n’était pas
indifférent mais mauvais par soi ; c’est pourquoi il est dit en
Gal. 5, 2 : « Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous
servira de rien. » Et pourtant, la conscience de devoir garder la
circoncision obligeait ; aussi est-il ajouté au même endroit :
« Au contraire, je déclare à tout homme qui se fait circoncire, qu’il est
tenu d’accomplir la Loi tout entière. » La conscience erronée oblige donc,
même pour des choses mauvaises par soi.
3° Le péché
réside principalement dans la volonté ; et quiconque veut transgresser le
précepte divin, a une volonté mauvaise ; donc il pèche. Or quiconque croit
qu’une chose est un précepte et veut le transgresser, a la volonté de ne pas
garder la loi ; donc il pèche. Et celui qui a une conscience erronée, que
ce soit pour des choses qui sont mauvaises par soi ou pour des choses
quelconques, croit que ce qui est contraire à sa conscience est contre la loi
de Dieu. Donc, s’il veut faire cela, il veut le faire contre la loi de Dieu, et
ainsi, il pèche ; par conséquent la conscience, si erronée soit-elle,
oblige à pécher [si on ne la suit pas].
4° La conscience,
selon saint Jean Damascène, est « la loi de notre
intelligence » ; or agir contre la loi est péché ; agir d’une
quelconque façon contre la conscience l’est donc aussi.
5° Un précepte
oblige. Or ce que la conscience dicte, cela est devenu précepte. Donc, si
erronée que soit la conscience, elle oblige.
Réponse :
Sur ce sujet,
il y a différentes opinions. Certains disent, en effet, que la conscience peut
se tromper, soit pour les choses qui sont mauvaises par soi, soit pour les
choses indifférentes. Ainsi la conscience qui se trompe sur des choses qui sont
mauvaises par soi n’oblige pas, mais elle oblige pour les choses indifférentes.
Mais ceux qui disent cela ne semblent pas comprendre ce que veut dire « la
conscience oblige ». En effet, on dit que la conscience oblige, en ce sens
que, si l’on n’accomplit pas ce qu’elle dit, on tombe dans le péché ; mais
non en ce sens que celui qui l’accomplit agirait droitement. Car sinon, on
dirait du conseil qu’il oblige : en effet, celui qui accomplit le conseil
agit droitement ; et pourtant, on dit que nous ne sommes pas obligés de
suivre les conseils, car celui qui néglige le conseil ne pèche pas ; mais
on dit que nous sommes obligés de suivre les préceptes, car si nous n’observons
pas les préceptes, nous tombons dans le péché. Si donc l’on dit que la conscience
oblige à faire quelque chose, ce n’est pas que, si on le fait, cela soit rendu
bon par une telle conscience, mais parce que, si on ne le fait pas, on tombe
dans le péché. Or il ne semble pas possible que quelqu’un échappe au péché si
sa conscience, si errante soit-elle, dicte qu’une chose, qu’elle soit
indifférente ou même mauvaise par soi, est précepte de Dieu, et qu’il décide de
faire le contraire, une telle conscience demeurant. En effet, autant qu’il est
en lui, il a par le fait même la volonté de ne pas observer la loi de
Dieu ; et par conséquent, il pèche mortellement. Donc, bien qu’une telle
conscience, qui est erronée, puisse être quittée, néanmoins, tant qu’elle
demeure, elle oblige, car celui qui la transgresse tombe nécessairement dans le
péché.
Cependant ce
n’est pas de la même façon que la conscience droite et la conscience erronée
obligent : la droite oblige au plein sens du terme et par soi, tandis que
l’erronée oblige à un certain point de vue et par accident.
Et je dis que
la droite oblige au plein sens du terme, parce qu’elle oblige de façon absolue
et en toute éventualité. En effet, si quelqu’un a la conscience de devoir
éviter l’adultère, cette conscience ne peut pas être quittée sans péché, car
dans le fait même de la quitter en se trompant, il pécherait gravement ;
et tant qu’elle demeure, elle ne peut sans péché être négligée dans un acte.
Elle oblige donc de façon absolue et en toute éventualité. Mais la conscience
erronée n’oblige qu’à un certain point de vue, puisque sous condition. En
effet, celui à qui sa conscience dicte qu’il est tenu de forniquer, n’est
obligé, si bien qu’il ne peut abandonner la fornication sans péché, que sous la
condition suivante : si une telle conscience persiste. Or cette condition
peut être ôtée, et cela sans péché. Par conséquent, une telle conscience
n’oblige pas en toute éventualité : en effet, quelque chose peut avoir
lieu, à savoir l’abandon de la conscience, et une fois cela advenu, on n’est
plus obligé. Or ce qui existe seulement sous une condition, on dit qu’il existe
à un certain point de vue.
Je dis aussi
que la conscience droite oblige par soi, mais l’erronée par accident ; et
en voici la preuve. Celui qui veut ou aime l’un à cause de l’autre, aime par
soi cet autre à cause duquel il aime le premier, mais celui-ci, qu’il aime à
cause de l’autre, il l’aime comme par accident ; par exemple, celui qui
aime le vin parce qu’il est doux, aime le doux par soi, mais le vin par
accident. Or celui qui a une conscience erronée en croyant qu’elle est droite
(sinon il ne se tromperait pas), adhère à la conscience erronée à cause de la
rectitude qu’il croit exister en elle ; il adhère par soi à la conscience
droite, mais comme par accident à l’erronée, en tant que cette conscience,
qu’il croit être droite, se trouve être erronée. Et de là vient que la
conscience droite l’oblige par soi, et l’erronée par accident.
Et cette
solution peut se déduire des paroles du Philosophe au septième livre de l’Éthique, où il pose quasiment la même
question, à savoir, s’il faut appeler incontinent seulement celui qui s’écarte
de la raison droite, ou également celui qui s’écarte de la raison fausse. Et il
résout en disant que l’incontinent s’écarte par soi de la raison droite, et par
accident de la fausse ; et de l’une purement et simplement, mais de
l’autre à un certain point de vue, car ce qui est par soi est purement et
simplement, tandis que ce qui est par accident est à un certain point de vue.
Réponse aux objections :
1° Bien que ce
que dicte la conscience erronée ne soit pas conforme à la loi de Dieu,
cependant celui qui se trompe reçoit cela comme la loi même de Dieu. Si donc il
s’en écarte, il s’écarte par soi de la loi de Dieu, quoiqu’il se trouve par
accident qu’il ne s’écarte pas de la loi de Dieu.
2° Cet argument
est probant lorsque le précepte de l’autorité supérieure et celui de l’autorité
inférieure sont distincts, et que l’un et l’autre parviennent par soi
distinctement à celui qui est obligé par le précepte. Mais ce n’est pas le cas
ici, car le dictamen de la conscience
n’est rien d’autre que le fait que le précepte de Dieu parvienne à celui qui a
la conscience, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il y aurait similitude
avec l’exemple proposé si le précepte de l’empereur ne pouvait jamais arriver à
quelqu’un que par l’intermédiaire du proconsul, et que celui-ci n’exerçait son
commandement qu’en récitant pour ainsi dire le précepte de l’empereur. Alors,
en effet, ce serait la même chose de mépriser le précepte de l’empereur et
celui du proconsul, que celui-ci dise vrai ou qu’il mente.
3° La conscience
erronée qui se trompe sur des choses qui sont mauvaises par soi dicte des
choses contraires à la loi de Dieu, et pourtant, ce qu’elle dicte, elle dit que
c’est la loi de Dieu. Voilà pourquoi le transgresseur de cette conscience se
rend quasiment transgresseur de la loi de Dieu ; quoiqu’il pèche
mortellement aussi, celui qui, suivant cette conscience et l’accomplissant par
des actes, agit contre la loi de Dieu : car le péché était dans l’erreur
même, puisqu’elle venait de son ignorance de ce qu’il devait savoir.
4° Lorsque la
conscience n’est pas probable, alors on doit la quitter ; cependant, tant
qu’elle demeure, si l’on agit contre elle, on pèche mortellement. Cela ne
permet donc pas de prouver que la conscience erronée n’oblige pas tant qu’elle
demeure, mais seulement qu’elle n’oblige pas au plein sens du terme et en toute
éventualité.
5° La conclusion
de cet argument n’est pas que la conscience erronée n’oblige pas à pécher si on
ne la suit pas, mais que si on la suit elle excuse du péché. Cet argument est
donc étranger à notre propos. Mais il conclut vrai lorsque l’erreur elle-même
n’est pas un péché ; par exemple, lorsqu’elle se produit par une ignorance
du fait. Mais si c’est par une ignorance du droit, il ne conclut pas bien, car
cette ignorance est un péché ; dans ce cas, en effet, devant un juge
séculier non plus, celui qui allègue son ignorance d’une loi qu’il doit
connaître n’est pas excusé.
6° Bien qu’il y
ait dans la raison naturelle de quoi pouvoir procéder au contraire de ce que
dicte la conscience erronée, que l’erreur porte sur des choses indifférentes ou
bien sur des choses mauvaises par soi, cependant la raison naturelle ne le
dicte pas en acte ; en effet, si elle dictait le contraire, la conscience
ne se tromperait pas.
7° Bien que
l’acte indifférent, autant qu’il est en lui, se rapporte indifféremment à l’un
ou l’autre, cependant, pour celui qui estime que cet acte est objet de
précepte, il devient non indifférent, à cause de son estimation.
8° Celui qui a la
conscience de devoir forniquer n’est pas perplexe au plein sens du terme, car
il peut faire une chose telle que, une fois cette chose accomplie, il ne
tombera pas dans le péché, à savoir, quitter la conscience erronée ; mais
il est perplexe à un certain point de vue, c’est-à-dire tant que demeure la
conscience erronée. Et il n’y a pas d’inconvénient à ce que, une fois supposé
quelque chose, l’homme ne puisse éviter le péché ; par exemple, si l’on
suppose une intention de vaine gloire, celui qui est tenu de faire l’aumône ne
peut éviter le péché ; en effet, s’il donne avec une telle intention, il
pèche, et s’il ne donne pas, il est un transgresseur.
9° Lorsque
la conscience erronée dicte de faire quelque chose, elle le dicte sous quelque
raison formelle de bien, comme si c’était une œuvre de justice, de tempérance,
ou d’autres choses semblables ; aussi son transgresseur tombe-t-il dans le
vice contraire à la vertu sous l’apparence de laquelle la conscience dicte
cela. Ou bien, si elle le dicte sous l’apparence du précepte divin, ou de
quelque prélat seulement, le transgresseur de sa conscience tombera dans le
péché de désobéissance.
Objections :
Il semble
qu’elle oblige moins.
1° Le religieux
subordonné a fait vœu d’obéir à son prélat. Or il est tenu d’accomplir son vœu,
comme il est dit dans un psaume : « Faites des vœux et
acquittez-vous-en. » Il semble donc qu’il soit tenu d’obéir au prélat
contre sa conscience, et ainsi, au prélat plus qu’à la conscience.
2° Il faut
toujours obéir au prélat dans les choses qui ne sont pas contre Dieu. Or les
choses indifférentes ne sont pas contre Dieu. On est donc tenu d’obéir au prélat
en ces choses ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
3° Il faut obéir
à l’autorité supérieure plutôt qu’à l’autorité inférieure, comme on le trouve
dans la Glose à propos de
Rom. 13, 2. Or l’âme du prélat est supérieure à l’âme du subordonné.
Celui-ci est donc obligé par le commandement du prélat plus que par sa propre
conscience.
4° Le subordonné
ne doit pas juger du commandement du prélat, mais c’est plutôt le prélat qui
doit juger des actes du subordonné. Or celui-ci jugerait du commandement du
prélat s’il s’en écartait à cause de sa conscience. Donc, quelque contraire que
soit le dictamen de la conscience en
matière indifférente, on doit plutôt s’en tenir au commandement du prélat.
En sens contraire :
1° Le lien
spirituel est plus fort que le corporel, et l’intérieur que l’extérieur. Or la
conscience est un lien spirituel intérieur, tandis que la prélature est un lien
extérieur et corporel, semble-t-il, car toute prélature résulte d’une
dispensation temporelle ; lors donc qu’on sera parvenu à l’éternité, elle
sera abolie, comme on le lit dans la Glose
à propos de 1 Cor. 15, 24. Il semble donc qu’il faille obéir à la
conscience plutôt qu’au prélat.
Réponse :
La solution de
cette question peut convenablement apparaître après ce qui a été dit. En effet,
on a déjà dit que la conscience n’oblige que par la force du précepte divin,
soit selon la loi écrite, soit selon la loi de nature mise en nous. Comparer le
lien de la conscience à celui que cause le précepte du prélat, ce n’est donc
pas autre chose que comparer le lien du précepte divin à celui du précepte du
prélat. Puis donc que le précepte divin oblige contre le précepte du prélat et
plus que celui-ci, le lien de la conscience sera aussi plus grand que celui du
précepte du prélat, et la conscience obligera même si le précepte du prélat va
en sens contraire.
Cependant cela
se réalise différemment dans le cas d’une conscience droite et dans le cas
d’une conscience erronée. En effet, la conscience droite oblige au plein sens
du terme, et parfaitement, contre le précepte du prélat. Au plein sens du
terme, car son obligation ne peut pas être ôtée, puisqu’une telle conscience ne
peut pas être quittée sans péché. Parfaitement, car la conscience droite
n’oblige pas seulement en sorte que celui qui ne la suit pas tombe dans le
péché, mais aussi en sorte que celui qui la suit est exempt de péché, quelque
opposé que soit le précepte du prélat. La conscience erronée, quant à elle,
oblige même en matière indifférente contre le précepte du prélat, à un certain
point de vue et imparfaitement. À un certain point de vue, car elle n’oblige
pas en toute éventualité, mais sous la condition de sa persistance : en
effet, on peut et on doit quitter une telle conscience. Imparfaitement, car elle
oblige en ce sens que celui qui ne la suit pas tombe dans le péché, mais non
pas en ce sens que celui qui la suit alors que le précepte du prélat est en
sens contraire éviterait le péché, si toutefois le précepte du prélat oblige
pour cette chose indifférente ; en un tel cas, en effet, on pèche, soit
qu’on n’agisse pas, car on le fait contre la conscience, ou qu’on agisse, car
on désobéit au prélat. Mais on pèche plus si l’on ne fait pas ce que dicte la
conscience, tant que celle-ci persiste, car elle oblige plus que le précepte du
prélat.
Réponse aux objections :
1° Celui qui a
fait vœu d’obéissance est tenu d’obéir dans les choses auxquelles s’étend le
bien de l’obéissance ; et il n’est ni délié de cette obligation par
l’erreur de la conscience, ni non plus du lien de la conscience par cette
obligation ; et ainsi demeurent en lui deux obligations contraires. L’une
d’elles, à savoir celle qui vient de la conscience, est plus grande car plus
intense, mais plus petite car moins solide ; et c’est l’inverse pour l’autre.
En effet, l’obligation à l’égard du prélat ne peut pas être rompue comme la
conscience erronée peut être quittée.
2° Bien que cette
œuvre soit en soi indifférente, cependant elle devient non indifférente par le dictamen de la conscience.
3° Bien que le
prélat soit supérieur au subordonné, cependant la conscience oblige sous
l’apparence du précepte divin, et Dieu est plus grand que le prélat.
4° Le subordonné
n’a pas à juger du précepte du prélat, mais de l’accomplissement du précepte,
qui le regarde à lui, subordonné. En effet, chacun est tenu d’examiner ses
actes à la lumière de la science qu’il a reçue de Dieu, qu’elle soit naturelle,
acquise ou infuse ; car tout homme doit agir suivant la raison.
Article
1 : L’homme dans l’état d’innocence a-t-il connu Dieu dans son essence ?
Article
2 : L’homme dans l’état d’innocence a-t-il vu Dieu par les créatures ?
Article
3 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il eu la foi concernant Dieu ?
Article
4 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il eu connaissance de toutes les
créatures ?
Article
5 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il vu les anges dans leur essence ?
Article
6 : Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il pu se tromper ou être trompé ?
Article
7 : Les enfants qui seraient nés d’Adam dans l’état d’innocence auraient-ils eu
la pleine science de toutes choses, comme Adam l’a eue ?
Article
8 : Les enfants nouveau-nés dans l’état d’innocence auraient-ils eu pleinement
l’usage de la raison ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Le Maître dit
au quatrième livre des Sentences, dist. 1,
que « l’homme avant le péché a vu Dieu sans médium ». Or voir Dieu
sans médium, c’est le voir dans son essence. Donc, dans l’état d’innocence, il
a vu Dieu dans son essence.
2° [Le répondant] disait que le Maître pense qu’Adam a vu Dieu sans médium quant au nuage de la faute, mais non sans l’intermédiaire de la créature. En sens contraire : le Maître dit au même endroit que « parce que nous voyons Dieu par un médium, il est nécessaire que nous arrivions à lui par les créatures visibles ». Il semble donc qu’il pense à l’intermédiaire de la créature. Or voir sans l’intermédiaire de la créature, c’est voir dans l’essence. Donc, etc.
3° Il est dit en
Philipp. 4, 7 : « la paix de Dieu qui surpasse toute
pensée » ; ce que la Glose,
au même endroit — en le comprenant de la paix que Dieu fait parmi les élus
dans la patrie — expose ainsi : « toute pensée, c’est-à-dire
notre intelligence, non l’intelligence de ceux qui voient toujours la face du
Père ». D’où l’on peut conclure que la paix ou la joie des bienheureux
dépasse l’intelligence de tous ceux qui ne jouissent pas de cette joie. Or
Adam, dans l’état d’innocence, a vu la joie des bienheureux, et c’est pourquoi
saint Grégoire dit au quatrième livre des Dialogues :
« en se répandant hors de lui-même par le péché, il ne fut plus capable de
voir les joies de la céleste patrie qu’il contemplait auparavant ». Donc
Adam, dans cet état, jouissait de la joie de la patrie céleste.
4° Hugues de
Saint-Victor dit que l’homme dans cet état connaissait son Créateur de telle
sorte qu’une présence de contemplation permettait alors de le distinguer plus
clairement. Or, voir Dieu par une présence de contemplation, c’est,
semble-t-il, le voir dans son essence. Donc Adam, dans cet état, a vu Dieu dans
son essence.
5° L’homme a été
fait pour voir Dieu : en effet, si Dieu a fait la créature raisonnable,
c’est pour qu’elle prenne part à sa béatitude, qui consiste dans sa vision,
comme on le trouve au deuxième livre des Sentences,
dist. 1. Si donc Adam, dans l’état d’innocence, ne voyait pas Dieu dans son
essence, c’était seulement parce qu’un médium l’en empêchait. Or le médium de
la faute ne l’empêchait pas, car il en était alors exempt ; ni non plus le
médium de la créature, car Dieu est plus intime à l’âme de l’homme que
n’importe quelle créature. Donc Adam, dans l’état d’innocence, a vu Dieu dans
son essence.
6° De même que la
partie affective de l’homme n’est rendue parfaite que par le bien souverain, de
même la cognitive ne l’est que par la vérité suprême, comme on le voit
clairement au livre sur l’Esprit et
l’Âme. Or chacun possède en soi le désir de sa propre perfection. Donc Adam
en son premier état désirait voir Dieu dans son essence. Or quiconque n’a pas
ce qu’il désire, est affligé. Si donc Adam ne voyait alors pas Dieu dans son
essence, il était affligé. Mais cela est faux, car l’affliction, étant une
peine, ne peut précéder la faute. Il a donc vu Dieu dans son essence.
7° L’âme de
l’homme a été faite à l’image de Dieu de façon à être formée à partir de la
vérité première elle-même sans qu’aucune créature s’interpose, comme il est dit
au livre sur l’Esprit et l’Âme. Or
l’image demeurait intègre et pure dans l’homme dans l’état d’innocence. Il se
portait donc vers la vérité suprême elle-même sans aucun médium ; et
ainsi, il voyait Dieu dans son essence.
8° Pour que nous
connaissions une chose en acte, la seule condition requise est que l’espèce
devienne intelligible en acte par abstraction de la matière et des
circonstances de la matière, ce qui revient à l’intellect agent, et qu’elle
soit reçue dans l’intelligence, ce qui revient à l’intellect possible. Or
l’essence divine est intelligible par soi, étant entièrement séparée de la
matière ; en outre, elle était intime à l’âme de l’homme lui-même, puisque
l’on dit que Dieu est en toutes choses par son essence. Puis donc qu’il n’y
avait aucun empêchement en l’âme de l’homme dans l’état d’innocence, il semble
qu’elle voyait Dieu dans son essence.
9° Puisque
l’âme d’Adam dans l’état d’innocence était ordonnée comme elle le devait, la
raison supérieure n’était pas moins parfaite à l’égard de son objet que
l’inférieure à l’égard de son objet propre. Or la raison inférieure, à laquelle
il appartenait de tendre vers les réalités temporelles, pouvait voir
immédiatement ces choses temporelles. Donc la raison supérieure, à laquelle il
appartenait de regarder les réalités éternelles, pouvait voir aussi l’essence
éternelle de Dieu immédiatement.
10° Ce par quoi
une chose devient sensible en acte, est immédiatement connu par le sens de la
vue : c’est la lumière. Ce par quoi une chose devient actuellement intelligible,
est donc aussi connu immédiatement par l’intelligence de l’homme. Or une chose
ne rend une autre actuellement intelligible que dans la mesure où elle est
elle-même en acte ; et ainsi, puisque Dieu seul est acte pur, il est
lui-même ce par quoi toutes choses deviennent intelligibles. L’intelligence de
l’homme en son état premier voyait donc Dieu immédiatement, puisqu’elle n’avait
alors aucun empêchement.
11° Saint Jean
Damascène dit que l’homme dans l’état d’innocence « jouissait d’une vie
heureuse et riche de toute félicité ». Or la béatitude de la vie consiste
en ce que Dieu soit vu dans son essence. Il a donc alors vu Dieu dans son
essence.
12° Le même
Damascène dit que l’homme était alors « nourri comme un autre ange par le
fruit suave de la contemplation ». Or les anges voient Dieu dans son
essence. Donc Adam aussi, dans cet état, a vu Dieu dans son essence.
13° La nature de
l’homme était plus parfaite dans l’état d’innocence que dans l’état d’après le
péché. Or dans ce dernier état, il a été concédé à quelques-uns de voir Dieu
dans son essence alors qu’ils étaient encore dans cette vie mortelle, comme
saint Augustin le dit de saint Paul et de Moïse au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, et dans le
livre sur la Vision de Dieu. Donc à bien
plus forte raison Adam, dans l’état d’innocence, a-t-il vu Dieu dans son
essence.
14° À propos
de Gen. 2, 21 : « Le Seigneur Dieu fit tomber sur l’homme
un profond sommeil, etc. », la Glose
dit : « Cette extase fut envoyée à Adam pour que son esprit, devenu
comme participant de la cour angélique et introduit dans le sanctuaire de Dieu,
entrât dans l’intelligence des mystères. » Il semble donc que ce sommeil
fut un certain ravissement. Or ceux qui sont ravis voient Dieu dans son
essence. Adam l’a donc aussi vu dans son essence.
15° Selon saint
Jean Damascène, Adam ne fut pas placé seulement dans un paradis corporel, mais
aussi dans un spirituel. Or le paradis spirituel n’est rien d’autre que la
béatitude qui consiste dans la vision de Dieu dans son essence. Il a donc vu
Dieu dans son essence.
16° Saint
Augustin dit au quatorzième livre de la Cité
de Dieu que dans l’état d’innocence « rien n’était refusé aux désirs
d’une volonté bonne ». Or la volonté bonne pouvait désirer de voir Dieu
dans son essence. Cela n’était donc pas refusé aux premiers parents ; et
ainsi, ils voyaient Dieu dans son essence.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au premier livre sur la Trinité
que la vue de Dieu est toute la récompense des saints. Or Adam, dans l’état
d’innocence, n’était pas bienheureux. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.
2° Dieu, dans
l’état de voie, peut certes être aimé tout entier, mais non être vu tout
entier. Or il serait vu tout entier s’il était vu dans son essence, puisque son
essence est simple. Puis donc qu’Adam était dans l’état de voie, il n’a pas pu
voir Dieu dans son essence.
3° L’âme accablée
du poids de la chair perd la connaissance distincte des réalités ; aussi
Boèce dit-il au livre sur la Consolation :
« elle retient le général, perdant le particulier ». Or dans l’état
d’innocence l’âme de l’homme était quelque peu abaissée par le corps, pas
autant toutefois qu’après le péché. Elle était donc empêchée de voir l’essence
divine, pour laquelle est requise la plus parfaite disposition d’esprit.
4° Être en même
temps dans l’état de voie et dans l’état de saisie, est propre au Christ seul.
Or Adam, dans l’état d’innocence, était dans l’état de voie, et cela ressort de
ce qu’il a pu pécher ; il n’était donc pas dans l’état de saisie, et ainsi,
il n’a pas vu Dieu dans son essence.
Réponse :
Certains ont
prétendu que la vision de Dieu dans son essence a lieu non seulement dans la
patrie, mais aussi dans l’état de voie, non toutefois aussi parfaitement dans
l’état de voie que dans la patrie. Pour eux, l’homme dans l’état d’innocence
eut une vision intermédiaire entre la vision des bienheureux et la vision des
hommes après le péché ; car il a vu moins parfaitement que les
bienheureux, et plus parfaitement que l’homme ne l’aura pu après le péché. Mais
cette affirmation est contraire aux témoignages de l’Écriture, qui concordent
pour poser l’ultime béatitude de l’homme dans la vision de Dieu ; par
conséquent, du fait même que l’on voit Dieu dans son essence, l’on est
bienheureux. Et ainsi, personne encore en chemin vers la béatitude n’a pu voir
Dieu dans son essence, pas même Adam dans l’état d’innocence, comme le veut
l’opinion commune. Et la vérité de cela peut aussi être montrée par la raison.
En effet, il y
a lieu de définir pour chaque nature un terme ultime, en lequel consiste sa
perfection dernière. La perfection de l’homme, en tant que tel, ne consiste que
dans l’acte de l’intelligence, à laquelle il doit sa nature d’homme. Or dans
l’opération de l’intelligence, différents degrés peuvent être distingués de
deux façons. D’une première façon, en raison de la diversité des intelligibles.
Car plus quelqu’un comprend parfaitement un intelligible, plus son intelligence
est parfaite ; voilà pourquoi il est dit au dixième livre de l’Éthique que la plus parfaite opération
de l’intelligence est celle de l’intelligence bien disposée envers le meilleur
intelligible, comme la plus belle vision corporelle est celle de la vue « bien
disposée envers le plus beau des objets qui tombent sous le regard ». De
l’autre façon, les degrés dans l’opération de l’intelligence se prennent du
mode d’intellection. Car il est possible qu’un seul et même intelligible soit
compris différemment par des sujets différents, par l’un plus parfaitement, par
l’autre moins.
Or il n’est pas
possible que le terme ultime de la perfection humaine soit envisagé suivant
quelque mode d’intellection, car dans ces modes peuvent être considérés une
infinité de degrés de plus ou moins parfaite intelligence. Et nul à part Dieu,
qui comprend tout dans une infinie clarté, n’est si parfaitement intelligent
que l’on ne puisse imaginer qu’un autre être pense plus parfaitement. Il est
donc nécessaire que le terme ultime de la perfection humaine soit dans
l’intellection de quelque intelligible très parfait, qui est l’essence divine.
Donc, chaque créature raisonnable est bienheureuse en ceci qu’elle voit
l’essence de Dieu, non en ce qu’elle la voit aussi clairement, ou plus, ou
moins. La vision du bienheureux ne se distingue donc pas de la vision de l’homme
dans l’état de voie par une plus ou moins grande perfection, mais par le fait
de voir ou de ne pas voir. Voilà pourquoi Adam, puisqu’il était encore en
chemin vers la béatitude, n’a pas vu Dieu dans son essence.
Réponse aux objections :
1° Trois médiums
peuvent être considérés dans une vision : celui sous lequel on voit, celui
par lequel on voit, qui est l’espèce de la réalité vue, et celui dont on reçoit
la connaissance de la réalité vue. Par exemple dans la vision corporelle, le
médium sous lequel on voit est la lumière, par laquelle une chose devient
visible en acte et la vue est perfectionnée pour la vision ; le médium par
lequel on voit est l’espèce, existant dans l’œil, de la réalité sensible,
espèce qui, en tant que forme du voyant comme tel, est le principe de
l’opération visuelle ; le médium dont on reçoit la connaissance de la
réalité vue est par exemple un miroir, à partir duquel, parfois, l’espèce de
quelque objet visible, par exemple une pierre, passe dans l’œil, et non
immédiatement à partir de la pierre elle-même.
Et ces trois
médiums se rencontrent aussi dans la vision intellectuelle : de sorte qu’à
la lumière corporelle corresponde la lumière de l’intellect agent, comme un
médium sous lequel l’intelligence voit ; à l’espèce visible, l’espèce
intelligible, par laquelle l’intellect possible devient actuellement
connaissant ; et au médium dont on reçoit comme à partir d’un miroir la
connaissance de l’objet vu, est comparé l’effet à partir duquel nous arrivons à
connaître la cause ; car ainsi, la ressemblance de la cause est imprimée à
notre intelligence non pas immédiatement depuis la cause, mais depuis l’effet,
en lequel resplendit la ressemblance de la cause. Aussi ce genre de
connaissance est-il appelé spéculaire, à cause de sa ressemblance avec la
vision dans un miroir.
Pour connaître
Dieu, l’homme dans l’état d’après le péché a donc besoin d’un médium, qui est
comme un miroir en lequel se reflète la ressemblance de Dieu lui-même. Car il
est nécessaire que nous arrivions aux perfections invisibles de Dieu par le
moyen de ses créatures, comme il est dit en Rom. 1, 20. L’homme dans
l’état d’innocence n’avait pas besoin de ce médium, mais il avait besoin de
celui qui est comme l’espèce de la réalité vue ; car il voyait Dieu par
quelque lumière spirituelle divinement insinuée à l’esprit de l’homme, et qui
était comme une ressemblance expresse de la lumière incréée. Mais il n’aura pas
besoin de ce médium dans la patrie, car il verra l’essence de Dieu en
elle-même, non par une ressemblance de celle-ci, qu’elle soit intelligible ou
sensible, puisque aucune ressemblance créée ne peut représenter Dieu si
parfaitement qu’un homme voyant par elle puisse connaître l’essence même de
Dieu. Cependant, il aura besoin dans la patrie de la lumière de gloire, qui
sera comme un médium sous lequel on voit, suivant ce passage du Psaume
35, 10 : « dans ta lumière nous verrons la lumière », parce
que cette vision n’est naturelle à aucune créature, mais à Dieu seul, et par
conséquent aucune créature ne peut y atteindre par sa nature, mais pour
l’obtenir il est nécessaire qu’elle soit éclairée par une lumière divinement
émise. La deuxième vision qui a lieu par un médium, qui est l’espèce, est
naturelle à l’ange ; mais elle est au-dessus de la nature de l’homme ;
c’est pourquoi il a besoin pour elle de la lumière de la grâce. La troisième
convient à la nature de l’homme ; voilà pourquoi elle seule lui est
laissée après le péché. Et ainsi, il ressort que la vision par laquelle l’homme
a vu Dieu dans l’état d’innocence fut intermédiaire entre la vision par
laquelle nous voyons maintenant et la vision des bienheureux.
On voit donc
clairement que l’homme après le péché a besoin de trois médiums pour voir Dieu,
à savoir : la créature elle-même, par laquelle il monte vers la
connaissance divine ; la ressemblance de Dieu lui-même, qu’il reçoit de la
créature ; et la lumière, par laquelle il est perfectionné pour être
dirigé vers Dieu, que ce soit la lumière de la nature, comme l’intellect agent,
ou la lumière de la grâce, comme la lumière de la foi ou de la sagesse. Dans
l’état d’avant le péché, il avait besoin de deux médiums, à savoir : celui
qui est une ressemblance de Dieu, et celui qui est une lumière élevant ou
dirigeant l’esprit. Les bienheureux, quant à eux, n’ont besoin que d’un médium,
à savoir la lumière de gloire qui élève l’esprit. Et Dieu lui-même se voit sans
aucun médium, car il est lui-même la lumière par laquelle il se voit.
2° Le Maître
n’exclut pas qu’Adam, dans l’état d’innocence, ait vu Dieu par une ressemblance
créée comme par un médium ; mais il dit qu’il n’avait pas besoin pour cela
de l’intermédiaire d’une créature visible.
3° Adam, dans
l’état d’innocence, ne voyait pas les joies de la cour céleste au point de
comprendre ce qu’elles étaient ou quelle était leur grandeur, car cela
appartient aux seuls bienheureux ; mais il connaissait leur existence,
puisqu’il en avait quelque participation.
4° Dieu, dans la
contemplation, est vu par un médium qui est la lumière de la sagesse, qui élève
l’esprit pour qu’il distingue les choses divines ; mais non en sorte que
l’essence divine elle-même soit vue immédiatement. Et c’est de cette façon que
les contemplatifs le voient aussi par la grâce dans l’état d’après le péché,
quoique plus parfaitement dans l’état d’innocence.
5° L’homme était
fait pour voir Dieu non au début, mais au terme ultime de sa perfection ;
voilà pourquoi s’il n’a pas vu Dieu au premier temps de sa création, ce ne fut
pas parce qu’un obstacle l’en empêchait, mais seulement par sa propre imperfection,
parce qu’il n’avait pas encore en soi la perfection qui est requise pour voir
l’essence divine.
6° Adam, dans
l’état d’innocence, désirait voir Dieu dans son essence ; mais son désir
était ordonné : il tendait en effet à voir Dieu quand ce serait le temps.
Ne point voir Dieu avant le temps convenable ne causait donc en lui aucune
affliction.
7° On dit que
notre esprit est formé immédiatement à partir de la vérité première elle-même,
non qu’il ne la connaisse quelquefois par l’intermédiaire d’un habitus, d’une
espèce ou d’une créature, mais comme la reproduction est formée sur son modèle
immédiat. Certains ont prétendu en effet, comme on le voit chez Denys au livre
des Noms divins, que les plus hauts
parmi les êtres sont les modèles des inférieurs, et qu’ainsi l’âme de l’homme
procède de Dieu par l’intermédiaire de l’ange, et qu’il est formé sur le modèle
divin par l’intermédiaire du modèle angélique. Et cela est exclu par les
paroles citées. Car l’esprit humain est créé immédiatement par Dieu, et il est
formé immédiatement à partir de lui comme à partir d’un modèle ; et c’est
pour cela qu’il est aussi béatifié immédiatement en lui comme en sa fin.
8° Bien que Dieu
soit intelligible par soi au plus haut point, et qu’il fût présent à l’esprit
de l’homme dans l’état d’innocence, cependant il ne lui était pas présent comme
une forme intelligible, car l’intelligence de l’homme n’avait pas encore la
perfection qui est requise pour cela.
9°
L’objet
de la raison supérieure, en sa condition naturelle, n’est pas l’essence divine
elle-même, mais certaines raisons dérivant de Dieu dans l’esprit et reçues
aussi par les créatures, raisons par lesquelles nous sommes perfectionnés pour
regarder les réalités éternelles.
10° Le principe
immédiat et prochain par lequel les choses qui sont intelligibles en puissance
le deviennent en acte, est l’intellect agent ; mais le principe premier
par lequel toutes choses deviennent intelligibles, est la lumière incréée
elle-même. Et ainsi, l’essence divine elle-même est aux intelligibles ce que la
substance du soleil est aux visibles corporels. Or il n’est pas nécessaire que
celui qui voit une couleur, voie la substance du soleil ; mais qu’il voie
la lumière du soleil, dans la mesure où la couleur est éclairée par elle. De
même aussi, il n’est pas nécessaire que celui qui connaît quelque intelligible
voie l’essence divine ; mais qu’il perçoive la lumière intelligible, qui
découle originairement de Dieu, dans la mesure où c’est par elle qu’une chose
est actuellement intelligible.
11° La parole de
saint Jean Damascène doit être entendue en ce sens qu’Adam était bienheureux
non pas au plein sens du terme, mais d’une certaine béatitude qui convenait à
son état ; de même aussi, il est dit de quelques-uns qu’ils sont
relativement bienheureux même dans un état de malheur, en raison d’une
perfection qui se trouve en eux : « Bienheureux les pauvres en
esprit, etc. » (Mt 5, 5).
12° Même l’ange
dans l’état de nature créée n’a pas vu Dieu dans son essence : cela ne lui
revient que par la gloire. Adam, quant à lui, a eu par grâce, dans l’état
d’innocence, le mode de vision que l’ange a par nature, comme on l’a dit ;
voilà pourquoi il est dit qu’il a vu comme un autre ange.
13° Moïse et saint
Paul avaient vu Dieu dans son essence par une certaine grâce privilégiée. Mais
bien qu’ils fussent encore dans l’état de voie de façon absolue, cependant,
sous un certain rapport, en tant qu’ils voyaient Dieu dans son essence, ils
n’étaient pas dans l’état de voie. Voilà pourquoi il ne convenait pas même à
Adam, dans l’état d’innocence, où il était encore en l’état de voie, de voir
Dieu dans son essence. S’il fut pourtant, par quelque ravissement, élevé
au-dessus de la connaissance commune qui lui convenait alors, de façon à voir
Dieu dans son essence, cela n’est pas aberrant, puisqu’une telle grâce a pu
être conférée à l’homme dans l’état d’innocence comme elle le fut à l’homme
dans l’état d’après le péché.
14° Si nous
pensons que cette extase d’Adam était similaire au ravissement de saint Paul,
alors nous dirons que cette vision était au-dessus du mode commun de vision qui
lui convenait alors. Mais parce qu’on ne trouve pas dit expressément que
pendant ce sommeil il a vu Dieu dans son essence, nous pouvons dire que dans
cette extase il fut élevé non pas à la vision de l’essence même de Dieu, mais à
la connaissance de certaines choses concernant les divins mystères, plus
profondes que celles que le mode commun de la connaissance humaine ne lui
aurait alors valu.
15° Le paradis
spirituel, en tant qu’il désigne la parfaite délectation qui rend bienheureux,
consiste dans la vision de Dieu ; mais en tant qu’il désigne simplement la
délectation que l’on éprouve de Dieu, le paradis spirituel consiste en
n’importe quelle contemplation de Dieu.
16° La volonté
n’eût pas été bonne et ordonnée, si elle avait désiré avoir à ce moment-là ce
qui ne lui convenait pas alors ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas
concluant.
Objections :
Il semble que
non.
1° Connaître Dieu
à travers la créature, c’est connaître la cause par l’effet. Or cette
connaissance procède par confrontation ou invention ; et puisqu’elle est
faible et imparfaite, elle ne convenait pas à l’homme dans l’état d’innocence.
Donc Adam, dans l’état d’innocence, n’a pas vu Dieu à travers les créatures.
2° Si l’on ôte la
cause, l’effet est ôté. Or saint Isidore donne la raison pour laquelle l’homme
a vu Dieu à travers les créatures : c’est que, s’étant détourné du
Créateur, il s’est tourné vers les créatures. Mais ce n’était pas encore le cas
dans l’état d’innocence. Donc l’homme ne voyait alors pas Dieu à travers les
créatures.
3° Selon Hugues
de Saint-Victor, l’homme dans cet état connaissait Dieu par une présence de contemplation.
Or dans la contemplation, Dieu est vu sans le médium de la créature. L’homme ne
voyait donc pas Dieu à travers les créatures.
4° Saint Isidore
dit que l’ange, créé avant toute créature, n’a pas connu Dieu à travers la
créature. Or l’homme dans l’état d’innocence a vu Dieu comme un autre ange,
selon saint Jean Damascène. L’homme non plus n’a donc pas connu Dieu à partir
des créatures.
5° Les ténèbres
ne sont pas une raison formelle permettant de connaître la lumière. Or toute
créature, comparée au Créateur, est ténèbres. Le Créateur ne peut donc être
connu à travers la créature.
6° Saint
Augustin dit au onzième livre sur la Genèse
au sens littéral : « Peut-être, dis-je, Dieu leur parlait-il
ainsi » — c’est-à-dire à nos premiers parents — « encore
qu’ils ne participassent point à la divine sagesse au même degré que les anges.
Mais, à leur manière humaine et de façon moins parfaite, peut-être est-ce ainsi
qu’ils recevaient la visite et la parole de Dieu. » Il semble que l’on
puisse en conclure que l’homme dans l’état d’innocence connaissait Dieu par le
même genre de connaissance que les anges. Or les anges ne connaissent pas Dieu
à travers les créatures, comme le montrent clairement saint Augustin au
deuxième livre sur la Genèse au sens
littéral, et Denys au septième chapitre des Noms divins. L’homme dans l’état d’innocence ne connaissait donc
pas Dieu à travers les créatures.
7° L’âme de
l’homme est plus semblable à Dieu qu’une créature sensible. Lors donc que l’âme
de l’homme était dans sa pureté, elle ne tendait pas à la connaissance de Dieu
à travers la créature visible.
8° Si l’on pose
une connaissance plus parfaite, la moins parfaite devient superflue. Or l’homme
dans l’état d’innocence connaissait Dieu par une présence de contemplation,
comme il ressort de la citation précédente de Hugues de Saint-Victor. Il n’a
donc pas connu Dieu à travers les créatures.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascène dit au deuxième livre qu’Adam a été établi dans le paradis corporel,
pour qu’il y considère son Créateur à travers les créatures.
Réponse :
Pour voir
clairement la réponse à cette question, il faut savoir que, selon Boèce au
livre sur la Consolation, la nature a
son commencement en ce qui est parfait. Et cette considération vaut aussi pour
les œuvres de Dieu. En effet, en n’importe laquelle de ses œuvres, les choses
qui sont les premières ont la perfection. Or, Adam fut établi par Dieu dans
l’état d’innocence comme le principe de tout le genre humain, non seulement
pour que la nature humaine fût propagée par lui dans une descendance, mais
aussi pour qu’il transmît à d’autres la justice originelle ; il est donc
nécessaire de poser que l’homme dans l’état d’innocence avait deux
perfections : l’une naturelle, l’autre gratuitement accordée par Dieu en
plus de ce qui était dû aux principes naturels.
Or selon la
perfection naturelle, il ne pouvait lui convenir de connaître Dieu qu’à partir
des créatures ; et en voici la preuve. Dans un genre donné, la puissance
passive ne s’étend qu’aux objets auxquels s’étend la puissance active ;
voilà pourquoi le Commentateur dit au neuvième livre de la Métaphysique qu’il n’est point, dans la nature, de puissance
passive à laquelle ne corresponde une puissance active. Or, dans la nature
humaine se trouvent deux puissances pour l’intellection : l’une quasi
passive, qui est l’intellect possible, l’autre quasi active, qui est
l’intellect agent ; et c’est pourquoi l’intellect possible, dans son
fonctionnement naturel, n’est en puissance qu’aux formes qui sont rendues actuellement
intelligibles par l’intellect agent. Et celles-ci ne sont autres que les formes
sensibles des réalités, qui sont abstraites des phantasmes ; car les
substances immatérielles sont intelligibles par elles-mêmes, et non parce que
nous les rendrions intelligibles. Par conséquent, notre intellect possible ne
peut s’étendre à des intelligibles qu’à travers les formes qu’il abstrait des
phantasmes ; et de là vient que nous ne pouvons connaître naturellement
Dieu ou d’autres substances immatérielles qu’à travers les réalités sensibles.
Mais l’homme
dans l’état d’innocence devait à la perfection de la grâce de connaître Dieu
par une inspiration intérieure venant d’une irradiation de la sagesse
divine ; et de cette façon, il connaissait Dieu non point à partir des
créatures visibles, mais par une certaine ressemblance spirituelle imprimée
dans son esprit. Ainsi donc, une double connaissance de Dieu était en
l’homme : l’une par laquelle il connaissait Dieu comme font les anges, par
inspiration intérieure ; l’autre par laquelle il connaissait Dieu comme
nous faisons, à travers les créatures sensibles.
Cependant,
cette seconde connaissance d’Adam différait de la nôtre, comme la recherche de
celui qui a l’habitus de science et qui, en partant de ses connaissances,
considère les choses qu’il savait déjà, diffère de la recherche de celui qui
apprend et qui, en partant de ses connaissances, s’efforce de parvenir aux
choses inconnues. En effet, nous ne pouvons avoir connaissance de Dieu sinon en
parvenant à le connaître à partir des créatures. Mais Adam, à partir des
créatures, considérait Dieu qui lui était connu autrement, c’est-à-dire par une
illumination intérieure.
Réponse aux objections :
1° La
connaissance par confrontation qui nous fait aller des choses connues aux
inconnues est imparfaite, puisque par elle on cherche une chose quasi ignorée.
Mais telle ne fut pas la connaissance par confrontation dont l’homme usait dans
l’état d’innocence. Cependant, rien n’empêche de dire que même une chose
imparfaite convenait à l’homme dans cet état, non certes quant à ce qui était
dû à sa nature, mais par rapport à une nature plus élevée : car la nature
humaine ne fut pas aussi parfaite dans sa création que l’angélique ou la
divine.
2° Saint Isidore
explique pourquoi l’homme devait nécessairement avoir connaissance de Dieu,
quasiment inconnu, à partir des créatures ; et l’homme dans l’état
d’innocence n’avait pas besoin de cela, comme on l’a dit dans le corps de
l’article.
3° Outre cette
connaissance de contemplation, il avait une autre connaissance de Dieu, qui lui
faisait connaître Dieu à partir des créatures, comme on l’a dit.
4° Adam était
conforme à l’ange par la grâce, dans la connaissance de contemplation ;
mais en plus de cela, il avait une autre connaissance convenant à sa nature,
comme on l’a dit.
5° La créature
est ténèbres, en tant qu’elle est faite à partir de rien ; mais en tant
qu’elle vient de Dieu, elle a part à quelque ressemblance de lui, et ainsi,
elle conduit à sa ressemblance.
6° Saint Augustin
parle ici de la connaissance qui a lieu par inspiration divine, et cela ressort
de ce qu’il mentionne ici la parole de Dieu. Et il ne passe pas complètement
sous silence l’autre mode de connaissance, puisqu’il ajoute :
« Peut-être aussi » leur parlait-il « en se servant des
créatures, soit à l’aide d’images corporelles au cours d’une extase de
l’esprit, soit à l’aide de quelque apparence présentée à leurs sens
mêmes. »
7° Bien que l’âme
soit plus semblable à Dieu qu’une autre créature, cependant elle ne peut
parvenir à la connaissance de sa nature jusqu’à la distinguer des autres, que
par les créatures sensibles, qui sont à l’origine de notre connaissance.
8° Bien qu’Adam
ait vu Dieu par la lumière de la contemplation, cependant la connaissance qui
le fit considérer Dieu à partir des créatures n’est pas de trop : ainsi il
connaissait la même chose de plusieurs façons, et il avait non seulement une
connaissance gratuite, mais encore une naturelle.
Objections :
Il semble que
non.
1° La
connaissance de foi est une connaissance en énigme, comme on le voit clairement
en 1 Cor. 13, 12 : « Nous voyons maintenant comme par
un miroir, etc. » Or Adam, dans l’état d’innocence, eut une vision non en
énigme, mais à découvert. Il n’a donc pas eu la foi.
2° Hugues de
Saint-Victor dit : « Il a connu son Créateur, mais non de cette
connaissance par laquelle les croyants, par la foi, le cherchent maintenant
comme absent. » Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.
3° Saint
Grégoire, au quatrième livre des Dialogues,
dit que la foi convient à ceux qui « ne peuvent pas savoir par
l’expérience » les choses qu’ils doivent croire. Or Adam, comme il est dit
au même endroit, a connu par l’expérience les choses que nous croyons. Il n’a
donc pas eu la foi.
4° La foi ne
porte pas seulement sur le Créateur, mais aussi sur le Rédempteur. Or Adam,
dans l’état d’innocence, ne semble avoir rien connu du Rédempteur, car il
n’avait pas la prescience de sa chute, sans laquelle il n’y aurait pas eu de
rédemption. Adam n’a donc alors pas eu la foi.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quatorzième livre de la Cité de
Dieu qu’Adam, dans l’état d’innocence, avait « une charité née d’un
cœur pur, d’une conscience droite et d’une foi sincère ». Il a donc eu la
foi.
2° Il a eu toutes
les vertus, comme dit le Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 29. Donc la foi aussi.
Réponse :
Adam, dans son
premier état, a eu la foi : et cela apparaît si nous considérons l’objet
de la foi. En effet, la vérité première elle-même, pour autant qu’elle
n’apparaît pas, est l’objet de la foi — et je dis qu’elle n’apparaît pas,
ni dans son espèce, comme elle apparaît aux bienheureux, ni par la raison naturelle,
comme certains philosophes ont des connaissances sur Dieu, par exemple qu’il
est intelligent, et incorporel, et autres choses de ce genre. Or Adam savait
non seulement ce qui peut être connu de Dieu par la raison naturelle, mais plus
encore ; et cependant, il n’était pas arrivé à voir l’essence de
Dieu : il est donc établi qu’il avait sur Dieu une connaissance de foi.
Mais la foi se
divise suivant deux auditions et deux paroles. La foi, en effet, vient de ce
qu’on entend, comme il est dit en Rom. 10, 17. Car il y a une
certaine parole extérieure par laquelle Dieu parle au moyen des
prédicateurs ; et une certaine parole intérieure, par laquelle il nous
parle au moyen d’une inspiration intérieure. Et l’on appelle inspiration
intérieure une certaine parole à la ressemblance de la parole extérieure :
de même, en effet, que dans la parole extérieure nous proférons à l’adresse de
l’auditeur non pas la chose même que nous voulons notifier, mais le signe de
cette chose, c’est-à-dire une expression vocale, ainsi Dieu, lorsqu’il inspire
intérieurement, ne présente pas son essence à notre vue, mais quelque signe de
son essence, qui est une ressemblance spirituelle de sa sagesse. Or la foi naît
des deux auditions dans les cœurs des fidèles. D’une part, par l’audition intérieure,
chez ceux qui ont en premier reçu et enseigné la foi, comme les apôtres et les
prophètes ; c’est pourquoi il est dit au Psaume 84, 9 :
« J’écouterai ce que le Seigneur Dieu dira au-dedans de moi. »
D’autre part, par la seconde audition, la foi naît dans les cœurs des autres
fidèles, qui reçoivent la connaissance de la foi par d’autres hommes.
Or Adam a eu la
foi comme en tant que premier enseigné par Dieu ; voilà pourquoi il dut
avoir la foi par une parole intérieure.
Réponse aux objections :
1° Il n’eut pas
une connaissance si claire qu’elle suffît à ôter l’obscurité de la foi, qui
n’est ôtée que lorsque la vérité première devient apparente.
2° Hugues exclut
du premier homme la connaissance de foi telle qu’elle nous appartient, à nous
qui l’avons non par une révélation qui nous est adressée, mais en adhérant aux
révélations adressées à d’autres hommes.
3° L’expérience
que l’homme eut ne fut pas comme l’expérience de ceux qui voient Dieu dans son
essence, comme on l’a déjà dit ; elle ne suffit donc pas pour abolir la
foi.
4° Adam n’avait
pas explicitement la foi concernant le Rédempteur, mais seulement
implicitement, dans la mesure où il croyait que Dieu le pourvoirait
suffisamment de tout ce qui serait nécessaire à son salut.
Objections :
Il semble que
non.
1° Il n’a pas eu
connaissance des futurs, puisque cela est propre à Dieu seul, comme on le voit
en Is. 41, 23 : « Annoncez les choses qui arriveront plus
tard, et nous reconnaîtrons que vous êtes des dieux. » Or de nombreuses
choses, parmi les créatures, étaient à venir. Il n’a donc pas eu connaissance
de toutes les créatures.
2° Comme dit
Avicenne au sixième livre De naturalibus,
les sens extérieurs sont nécessaires à l’âme humaine pour qu’elle acquière par
eux une science parfaite des réalités. Si donc l’âme d’Adam a eu la science de
toutes les réalités dès sa création, les sens lui auront été conférés en
vain : ce qui est impossible, puisque rien n’est vain dans les œuvres de
Dieu. Il n’a donc pas eu la science de toutes les créatures.
3° Comme dit
Boèce au cinquième livre sur la Consolation,
« dès lors recouverte du nuage des membres, elle ne s’est pas totalement
oubliée, et elle retient le général, perdant le particulier ». Ce passage
montre que l’âme, au premier temps de sa création, a cette connaissance confuse
par laquelle on connaît les réalités en général ; et non cette
connaissance distincte par laquelle on connaît les choses particulières dans
leur nature propre. Si donc Adam a eu la connaissance qu’il convient à l’âme
humaine d’avoir à sa création, il semble qu’elle n’ait pas eu connaissance des
créatures distinctement, mais seulement dans une certaine confusion.
4° L’on n’a une
connaissance propre d’une réalité que par son espèce propre existant dans
l’âme. Or l’âme humaine, comme il ressort des paroles du Philosophe au
troisième livre sur l’Âme, est à son
début comme une table sur laquelle rien n’est écrit. Adam n’a donc pas pu avoir
au premier temps de sa création une connaissance propre des créatures.
5° [Le répondant] disait que, bien qu’il ne l’eût pas par faculté naturelle, cependant il l’eut par un don de Dieu. En sens contraire : tous les hommes, au premier temps de leur création, sont égaux quant au mérite, et semblables quant à la nature. Si donc la parfaite connaissance des réalités fut divinement conférée à Adam au premier temps de sa création, il semble que pour la même raison elle serait conférée à tous les autres hommes à leur commencement ; ce qui, nous le voyons, est faux.
6° Rien de ce qui
est mû vers la perfection de la connaissance n’est au terme de la perfection.
Or Adam était mû vers la perfection de la connaissance. Il n’était donc pas au
terme de la connaissance, où il aurait eu la connaissance quasi parfaite des
créatures. Preuve de la mineure : l’intelligence, selon le Philosophe au
troisième livre sur l’Âme, n’est rien
de ce qui existe, avant qu’elle pense ; mais après qu’elle a pensé, elle
est actuellement quelqu’une des choses qui existent ; et ainsi, tantôt
elle est en acte l’une des choses qui existent, tantôt non. Or tout ce qui se
comporte ainsi est en mouvement vers l’acte parfait. L’intelligence humaine à
son début est donc en mouvement vers la connaissance parfaite. Et ainsi,
l’intelligence d’Adam à son début n’était pas au terme de la science parfaite,
mais en mouvement vers la perfection.
7° Il appartient
à l’excellence de la nature angélique que les anges aussitôt créés soient
remplis de la connaissance de toutes les réalités naturelles, comme on le voit
au livre des Causes :
« Toute intelligence est pleine de formes. » Or la nature humaine
n’atteint pas l’excellence de la nature angélique. Il ne convenait donc pas à
l’âme du premier homme d’avoir dès son commencement la connaissance de toutes
les réalités.
8° L’intelligence
ne peut penser que lorsqu’elle devient actuellement l’intelligible lui-même. Or
l’intelligence humaine ne peut devenir simultanément en acte plusieurs
intelligibles. Elle ne peut donc pas connaître en même temps plusieurs
intelligibles ; et ainsi, le premier homme n’a pas pu avoir connaissance
de toutes les réalités en même temps.
9° Un perfectible
unique a une seule perfection, car une puissance unique n’est perfectionnée à
un moment donné que par un seul acte d’un seul genre ; par exemple, il ne
peut y avoir dans la matière prime qu’une forme substantielle, et sur le corps
qu’une seule couleur. Or l’intelligence humaine est perfectible en puissance
par les habitus des sciences. Il est donc impossible qu’il y ait dans l’âme
plusieurs habitus en même temps. Et ainsi, l’âme d’Adam ne put avoir la science
de toutes les réalités, puisque des réalités diverses sont connues par des
habitus différents.
10° Si Adam a
connu toutes les créatures, alors il les a connues soit dans le Verbe, soit
dans leur nature propre, soit dans son intelligence. Or il ne les a pas connues
dans le Verbe, car cette connaissance est celle des bienheureux qui voient le
Verbe ; ni non plus dans leur nature propre, car toutes les créatures
n’étaient pas encore dans leur nature propre ; ni enfin dans sa propre
intelligence : car il n’est pas contre la perfection du premier état que
la puissance supérieure reçoive de l’inférieure, comme l’imagination du sens,
et ainsi, il convenait à l’âme humaine que l’intelligence reçût du sens ;
et ainsi, puisqu’il n’eût pas perçu toutes les créatures par le sens, elles ne
pouvaient pas être toutes dans son intelligence. Il n’eut donc en aucune façon
la science de toutes les créatures.
11° Adam fut créé
dans un état où il pourrait progresser dans la même proportion quant à
l’intelligence et quant à la volonté. Or celui qui a la connaissance de toutes
les réalités ne peut progresser en elle. Il n’a donc pas eu alors la science de
toutes les réalités.
12° Saint Augustin
semble dire au huitième livre sur la Genèse
au sens littéral qu’Adam fut mis dans le paradis pour travailler, non par
nécessité, mais pour le plaisir de l’agriculture, qui vient de ce que « la
raison humaine dialogue en quelque sorte avec la nature, lorsque après qu’on a
semé, planté les rejetons, […] la force vitale de chaque racine et de chaque
germe est interrogée pour ainsi dire sur ce qu’elle peut ou ne peut pas ».
Or, interroger la nature sur sa vertu n’est rien d’autre que reconnaître les
forces de la nature par la vue des œuvres de la nature. Adam avait donc besoin de prendre connaissance des réalités à
partir des réalités ; et ainsi, il n’avait pas la science de toutes les
créatures.
13° Adam, dans
l’état d’innocence, ne fut pas plus parfait que les bienheureux anges. Or
ceux-ci ne savent pas tout ; c’est pourquoi le bienheureux Denys dit au
sixième chapitre de la Hiérarchie
ecclésiastique que « les natures supérieures purgent de toute
ignorance les natures de rang inférieur ». Donc l’homme dans l’état
d’innocence, lui non plus, n’a pas tout su.
14° Comme dit
saint Augustin au livre sur la Divination
des démons, les démons ne peuvent connaître les secrets des cœurs que dans
la mesure où ils sont revélés par les mouvements du corps. Puis donc que
l’intelligence angélique est plus perspicace que l’intelligence humaine, il
semble qu’Adam, dans l’état d’innocence, ne put non plus connaître les secrets
des cœurs. Et ainsi, il n’avait pas la connaissance de toutes les créatures.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quatorzième livre de la Cité de
Dieu que dan cet état, « rien n’était refusé aux désirs d’une volonté
bonne » . Or il pouvait, d’une volonté bonne, vouloir posséder la science
de toutes choses. Il eut donc la science de toutes choses.
2° Adam était
plus à l’image [de Dieu] dans son âme que dans son corps. Or Adam, en son tout
premier état, fut parfait quant au corps, en âge et en taille, dans tous ses
membres. Il fut donc également parfait dans son âme quant à toute science.
3° La perfection
de la nature créée est plus grande que la perfection de la nature déchue. Or la
connaissance des futurs appartient à la condition de la nature déchue ;
c’est pourquoi certains d’entre les saints ont été promus à cette perfection,
en sorte qu’ils connaissaient les futurs par le don de prophétie, après la
chute de la nature. Donc à bien plus forte raison Adam eut-il lui aussi la
connaissance des futurs, et bien plus encore des choses présentes.
4° [Cet argument
fait défaut.]
5° Les noms des
réalités doivent s’accorder avec leurs propriétés. Or Adam a donné des noms aux
réalités, comme on le voit clairement en Gen. 2, 19. Il a donc
lui-même pleinement connu la nature des réalités.
Réponse :
Il y eut en
Adam deux connaissances : la connaissance naturelle, et la connaissance de
grâce.
La connaissance
naturelle de l’homme peut s’étendre à tout ce que nous pouvons connaître par le
moyen de la raison naturelle. Et de cette connaissance naturelle il faut
envisager le principe et le terme. Son principe est dans une certaine
connaissance confuse de toutes choses : en effet, l’homme a naturellement
en lui la connaissance des principes universels, en lesquels préexistent
virtuellement comme en des semences tous les objets de science qui peuvent être
connus par la raison naturelle. Le terme de cette connaissance est atteint
lorsque les choses qui sont virtuellement dans les principes eux-mêmes sont
développées en acte : de même lorsque, à partir de la semence de l’animal,
en laquelle préexistent virtuellement tous les membres de l’animal, est produit
un animal ayant tous ses membres parfaits et distincts, l’on dit que le terme
de la génération de l’animal est atteint. Or il était nécessaire qu’Adam, au
premier temps de sa création, ait une connaissance naturelle non seulement
quant à son principe, mais aussi quant au terme, puisqu’il était établi
lui-même comme père de tout le genre humain. Or les enfants doivent recevoir de
leur père non seulement l’existence par l’engendrement, mais aussi
l’instruction par l’enseignement. Et parce qu’il ne convient pas à quelqu’un
d’être principe en tant qu’il est en puissance, mais en tant qu’il est en
acte — la raison en est que l’acte est naturellement avant la puissance,
et que l’opération de la nature commence toujours par ce qui est
parfait —, de là vient la nécessité pour le premier homme d’être établi
lors même de sa création au terme de sa perfection et quant au corps, afin
qu’il fût un principe convenable de génération pour tout le genre humain, et
quant à la connaissance, afin qu’il fût un principe suffisant d’enseignement.
Donc, de même que, dans son corps, rien qui appartînt à la perfection du corps
lui-même n’était non développé en acte, de même tout ce qui était séminalement
ou virtuellement dans les premiers principes de la raison était entièrement
développé en une parfaite connaissance de toutes les choses auxquelles pouvait
s’étendre la vertu des premiers principes. Il faut donc répondre que tout ce
qu’un homme a jamais pu réussir à connaître des réalités par son génie naturel,
Adam l’a su habituellement d’une connaissance naturelle.
Mais il y a
beaucoup de choses, dans les créatures, qui ne peuvent être connues par la
raison naturelle, c’est-à-dire auxquelles la force des premiers principes ne
s’étend pas : ainsi les futurs contingents, les pensées des cœurs et les
dispositions des créatures, pour autant qu’elles sont soumises à la divine
providence ; car il ne pouvait pas comprendre la divine providence, donc
l’ordre des créatures elles-mêmes non plus, pour autant qu’elles sont soumises
à la divine providence, qui ordonne parfois les créatures à plusieurs choses
qui dépassent le pouvoir de la nature. Mais pour connaître ces choses jusqu’à
un certain point, il était aidé par une autre connaissance, qui est la
connaissance de grâce, par laquelle Dieu lui parlait intérieurement, comme dit
saint Augustin au huitième livre sur la Genèse.
Mais le premier homme n’était pas établi dans cette connaissance comme s’il
était au terme de la perfection elle-même, car le terme de la connaissance
gratuite n’est que dans la vision de la gloire, à laquelle il n’était pas
encore parvenu ; voilà pourquoi il ne connaissait pas toutes les choses de
ce genre, mais autant qu’il lui en était divinement révélé.
Et ainsi, il
est nécessaire de répondre aux deux séries d’arguments.
Réponse aux objections :
1° Il est des
futurs qui peuvent être connus à l’avance naturellement, dans leurs
causes ; et de ceux-ci Adam a eu connaissance. Quant aux autres, qui ne
peuvent être connus naturellement, il n’a pas eu connaissance de tous, mais
seulement de ceux qui lui furent divinement révélés.
2° Adam dut
posséder parfaitement tout ce que requiert la nature humaine. Or, de même que
la puissance augmentative est donnée à l’homme pour qu’il parvienne à la
quantité parfaite, de même aussi les sens sont donnés à l’âme humaine pour
qu’elle acquière la perfection de la science. Donc, de même qu’Adam a eu la
puissance augmentative non pour croître par elle, mais pour que rien ne lui
manque de ce qui est requis pour la perfection de la nature, de même aussi il a
eu des sens, non pour acquérir la science par eux, mais pour avoir une nature
humaine parfaite et en outre pour expérimenter par les sens ce qu’il savait
habituellement.
3° Adam, en tant
qu’il était établi principe de toute la nature humaine, eut autre chose que ce
qui convient communément à tous. Il lui revenait, en effet, en tant qu’il était
l’instructeur de tout le genre humain, de ne pas avoir une connaissance
confuse, mais distincte, pour pouvoir enseigner par ce moyen. Et pour cela
aussi, il était nécessaire que son intelligence ne fût pas à son début comme
une table non écrite, mais qu’il eût aussi par opération divine la pleine
science des réalités. Et cela n’appartenait pas aux autres hommes, qui
n’étaient pas établis comme principe du genre humain.
4°,
5° &
6°
On voit dès lors clairement la solution aux quatrième, cinquième et sixième
arguments.
7° Que l’ange ait
été créé dans la pleine connaissance des réalités naturelles, lui revient comme
un dû de sa nature, mais ce n’est pas le cas de l’homme, qui le doit à
l’opération divine ; voilà pourquoi la nature humaine demeure au-dessous
de l’angélique. De même aussi, le corps de l’homme est naturellement moins
parfait que le corps céleste, quoique le corps d’Adam ait reçu au départ sa
quantité parfaite par la vertu divine, ce qui appartient au corps céleste comme
dû à sa nature.
8° L’intelligence
d’Adam ne pouvait pas être plusieurs intelligibles actuellement, au sens où
elle aurait été informée actuellement par eux ; cependant, elle pouvait
être habituellement informée en même temps par plusieurs.
9° Cet argument
est probant lorsque cette puissance est totalement perfectionnée par une
perfection unique, comme la forme substantielle perfectionne la matière, et la
couleur la puissance de la surface. Mais un unique habitus de science ne
complète pas la puissance de l’intelligence quant à tous les
intelligibles ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.
10° Adam a eu
connaissance de toutes les natures non pas dans le Verbe, mais dans leur nature
propre et dans son intelligence. Et les espèces des réalités permettent de
distinguer ces deux façons de connaître non pas en tant qu’une chose est connue
par elles, mais en tant qu’elles-mêmes sont connues : car même lorsque
l’intelligence connaît les réalités dans leur nature propre, elle ne les
connaît que par leurs espèces, qu’elle a en soi. Lors donc que, par les espèces
qu’elle a en soi, l’intelligence est conduite vers les réalités mêmes qui sont
hors de l’âme, alors on dit qu’elle connaît les réalités dans leur nature
propre. Mais quand l’intelligence s’arrête aux espèces elles-mêmes, considérant
la nature et la disposition de ces espèces, alors on dit que l’homme connaît
les réalités dans son intelligence, comme par exemple lorsqu’il pense qu’il
pense, et de quelle façon il pense.
Donc l’argument
de l’objectant, à savoir que toutes choses n’étaient pas encore dans leur
nature propre, et ainsi ne pouvaient pas être connues dans leur nature propre,
conclut à tort. En effet, l’on dit de deux façons que l’on connaît une chose
dans sa nature propre. D’abord comme une énonciation : c’est-à-dire
lorsqu’on connaît que la chose est dans sa nature propre, ce qui peut être le
cas seulement quand elle existe dans sa nature propre. Et ainsi, Adam n’a pas
connu toutes les créatures dans leur nature propre, car toutes les créatures
n’étaient pas encore dans leur nature propre ; à moins de dire qu’elles
n’étaient pas parfaitement dans leur nature propre, mais imparfaitement :
car tout ce qui a été produit ensuite a précédé en quelque sorte dans les
œuvres des six jours, comme le montre clairement saint Augustin dans son
ouvrage sur la Genèse au sens littéral.
On dit d’une autre façon que l’on connaît une chose dans sa nature propre,
comme une définition : c’est-à-dire lorsque l’on connaît ce qu’est la
nature propre d’une chose. Et dans ce cas, même une chose non existante peut
être connue dans sa nature propre ; au point que, si tous les lions
étaient morts, je pourrais savoir ce qu’est un lion. Et ainsi, Adam pouvait
connaître dans leur nature propre même les choses qui n’existaient pas alors.
De même aussi,
rien n’empêche que toutes les créatures aient été dans son intelligence par leurs
ressemblances, encore qu’il ne les ait pas toutes saisies par le sens ;
car, bien qu’il ne s’oppose pas à la dignité du premier état que la puissance
supérieure reçoive de l’inférieure, il allait cependant contre la perfection
qui était due au premier homme qu’il fût créé sans la plénitude de la science,
et dût recevoir la science seulement des sens.
11° De deux
façons, Adam put progresser dans la connaissance. D’abord quant aux choses
qu’il ignorait, c’est-à-dire auxquelles la raison naturelle ne peut pas
s’étendre. Et en elles, il put progresser en partie par une révélation divine,
ainsi dans la connaissance des mystères divins ; en partie par
l’expérience des sens, comme dans la connaissance des futurs qui, lorsqu’ils
s’accomplissaient, auraient pu lui devenir connus, alors qu’auparavant ils lui
étaient inconnus. Ensuite, même quant à ce qu’il savait : c’est-à-dire que
ce qu’il savait seulement par la science de l’esprit, il pouvait ensuite le
connaître aussi par expérience du sens.
12° Ces paroles de
saint Augustin ne doivent pas être entendues en ce sens qu’il aurait été
nécessaire à Adam de connaître la vertu de la nature par les œuvres de la
nature ; mais en ce sens qu’il expérimentait que la nature, qu’il
connaissait intérieurement en son esprit, opérait conformément à ce qui
préexistait dans sa connaissance ; et cela lui était délectable.
13° Les anges ne
sont pas purifiés de la nescience des réalités naturelles, mais de la nescience
des mystères divins ; et cette nescience fut aussi en Adam, comme on l’a
dit. Et lui-même aussi a eu besoin pour ceux-ci de l’illumination angélique.
14° Les secrets
des cœurs font partie, eux aussi, des choses à la connaissance desquelles la
raison naturelle ne peut s’étendre ; il faut donc juger pareillement de ceux-ci
et de la connaissance des futurs contingents.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Adam ne
pouvait vouloir d’une volonté bonne que ce qu’il voulait de façon
ordonnée ; de la sorte, ce qu’il voulait, il désirait l’avoir en son
temps, et ne voulait pas ce qui ne lui convenait pas.
2° Adam, quant au
corps, eut la perfection naturelle, non la surnaturelle, qui est la perfection
de la gloire ; il ne s’ensuit donc pas qu’il ait eu dans son âme la
perfection d’une connaissance autre que naturelle.
3° La
connaissance des futurs à l’avance est certes une perfection de la nature
humaine, car celle-ci en est perfectionnée même après la chute ; mais non
de telle sorte qu’elle soit naturelle à l’homme ; il n’était donc pas
nécessaire qu’Adam eût une telle perfection. En effet, il convient au Christ
seul que lui aient été conférées toutes les choses que les autres saints ont
eues par grâce, parce qu’il est lui-même pour nous le principe de la grâce,
comme Adam fut le principe de la nature ; en raison de quoi la perfection
de la connaissance naturelle lui était due.
4° Il entrait
dans la notion d’état d’innocence qu’Adam eût toutes les vertus ; car si
l’une quelconque lui avait manqué, il n’aurait pas eu la justice originelle.
Mais avoir toute connaissance n’est pas nécessaire à l’innocence ; il n’en
va donc pas de même.
5° On lit qu’Adam
donna des noms aux animaux, et il connut pleinement leurs natures, et par
conséquent celles de toutes les autres réalités naturelles ; mais il ne
s’ensuit pas qu’il ait connu les choses qui sont au-dessus de la connaissance
naturelle.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Saint Grégoire
dit au quatrième livre des Dialogues :
« Dans son paradis, l’homme avait pris l’habitude de savourer les paroles
de Dieu, d’être présent aux esprits des bienheureux anges grâce à sa pureté de
cœur et à l’altitude de sa vision. » Il semble donc que, par la hauteur de
sa vision, il soit parvenu à voir les anges eux-mêmes.
2° À propos de
Gen. 2, 21 : « Le Seigneur Dieu fit tomber sur l’homme un
profond sommeil, etc. », la Glose
dit : « Cette extase fut envoyée à Adam pour que son esprit, devenu
comme participant de la cour angélique et introduit dans le sanctuaire de Dieu,
entrât dans l’intelligence des mystères. » Or il ne put être participant
de la cour angélique sans connaître les anges. Il a donc eu connaissance des
anges.
3° Le Maître dit
au deuxième livre, dist. 23, que l’homme fut doté de la connaissance des
choses faites pour lui. Or, parmi les autres créatures, les anges aussi ont été
faits pour l’homme, en quelque façon, comme dit le Maître au deuxième livre,
dist. 1. Il a donc eu connaissance des anges.
4° Il est plus
difficile de rendre intelligible en acte une chose qui est intelligible en
puissance, et de la penser, que de penser une chose qui est de soi actuellement
intelligible. Or l’intelligence d’Adam pouvait rendre actuellement
intelligibles les espèces des réalités matérielles, qui sont de soi
intelligibles en puissance, et avoir par ce moyen l’intelligence des réalités
matérielles. Donc à bien plus forte raison pouvait-il avoir l’intelligence des
essences mêmes des anges, qui sont de soi actuellement intelligibles,
puisqu’elles sont exemptes de matière.
5° Si quelqu’un
ne comprend pas davantage les choses qui de soi sont plus intelligibles, cela
vient d’une imperfection de son intelligence. Or les essences des anges sont de
soi plus intelligibles que les essences des réalités matérielles ; et il
n’y avait aucune imperfection dans l’intelligence d’Adam. Puis donc qu’il
connaissait les réalités matérielles dans leur essence, à bien plus forte
raison pouvait-il connaître les anges dans leur essence.
6° L’intelligence
peut penser les réalités matérielles, en abstrayant la quiddité du suppôt
matériel ; et si cette quiddité est de nouveau un suppôt ayant une
quiddité, elle pourra pour la même raison abstraire de celui-ci la
quiddité ; et puisque l’on ne peut pas remonter à l’infini, elle arrivera
enfin à penser une quiddité simple n’ayant pas de quiddité. Or telle est la
quiddité de la substance séparée, c’est-à-dire de l’ange. L’intelligence d’Adam
a donc pu connaître l’essence de l’ange.
7° D’après le
Philosophe au troisième livre sur l’Âme,
l’intelligence, étant une puissance non unie à un organe, n’est pas corrompue
par un intelligible très fort : en effet, après avoir pensé un très grand
intelligible, elle ne comprend pas moins les plus inférieurs, mais
davantage ; tandis que le contraire se passe dans le sens. Or
l’intelligence d’Adam, dans l’état d’innocence, était intègre et parfaite. La
force d’un intelligible ne le gênait donc pas au point qu’il ne pût le penser.
Et ainsi, il pouvait connaître les anges dans leur essence, puisque rien ne semble
empêcher cette connaissance si ce n’est la force de l’intelligible lui-même.
8° Comme on l’a
déjà dit, Adam, aussitôt créé, eut toute la connaissance à laquelle l’homme
peut parvenir naturellement. Or l’homme peut parvenir naturellement à connaître
dans leur essence les substances séparées, comme il ressort de nombreuses
sentences des Philosophes, que le Commentateur signale au troisième livre sur
l’Âme. Adam connaissait donc les
anges dans leur essence.
9° Il est avéré
qu’Adam connaissait son âme dans son essence. Or l’essence de l’âme est exempte
de matière, comme celle de l’ange. Il pouvait donc aussi connaître l’ange dans
son essence.
10° La
connaissance d’Adam fut intermédiaire entre notre connaissance et celle des
bienheureux. Or les bienheureux connaissent et voient l’essence de Dieu, tandis
que nous, nous connaissons les essences des réalités matérielles ; or
entre Dieu et les réalités matérielles, il y a les substances spirituelles, que
sont les anges. Adam a donc connu les anges dans leur essence.
En sens contraire :
1° Aucune
puissance ne peut, en connaissant, s’étendre au-delà de son objet. Or les
objets de l’âme intellective sont les phantasmes, qui sont à l’âme intellective
ce que les sensibles sont au sens, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Notre âme ne peut donc étendre sa
connaissance qu’aux choses qu’elle peut atteindre à partir des phantasmes. Or
l’essence des anges dépasse tous les phantasmes. L’homme ne peut donc, par la
connaissance naturelle en laquelle nous avons dit qu’Adam était parfait,
parvenir à connaître les anges dans leur essence.
2° [Le répondant] disait que, bien que l’ange ne puisse pas être appréhendé par les phantasmes, cependant quelque effet de lui peut être saisi dans un phantasme, et l’ange être connu à partir d’un tel effet. En sens contraire : aucun effet qui n’égale pas sa cause ne suffit pour que l’essence de sa cause soit connue au moyen de lui ; sinon, ceux qui connaissent Dieu par les créatures verraient l’essence de Dieu, ce qui est faux. Or l’effet corporel, qui seul peut être saisi dans un phantasme, est un effet tel qu’il n’égale point la puissance de l’ange. Donc, par un tel effet, l’on ne peut connaître de l’ange ce qu’il est, mais seulement qu’il existe.
3° [Le répondant] disait qu’Adam pouvait connaître les anges par quelque effet intelligible, suivant ce que dit Avicenne, à savoir que la présence en nous des intelligences n’est rien d’autre que la présence en nous de leurs impressions. En sens contraire : tout ce qui est reçu en quelque chose, est reçu en lui suivant le mode d’être de ce en quoi il est reçu. Or le mode d’être de l’âme humaine est au-dessous du mode d’être de la nature angélique. L’impression faite par l’ange sur l’âme humaine, ou la lumière angélique par laquelle il éclaire l’esprit humain, est donc dans l’âme humaine avec un mode d’être inférieur à la nature angélique. Puis donc que l’âme connaît une chose suivant le mode d’être avec lequel l’objet connu est en elle, l’âme, par une telle impression, ne parviendra pas à connaître l’ange tel qu’il est dans son essence.
Réponse :
Une chose peut
être connue au moyen de deux connaissances. Par l’une, on sait d’elle si elle
existe ; et Adam, dans l’état d’innocence, connaissait ainsi les anges, à
la fois d’une connaissance naturelle et par révélation divine, bien plus
familièrement et pleinement que nous ne les connaissons. Par l’autre, on sait
de la chose ce qu’elle est : ce qui est connaître une chose dans son
essence ; et Adam, me semble-t-il, dans l’état d’innocence, ne connaissait
pas les anges ainsi. On en trouve la raison en ce qu’une double connaissance
est attribuée à Adam : la connaissance naturelle et la connaissance de
grâce.
Qu’il n’ait pas
connu les anges dans leur essence au moyen d’une connaissance naturelle, on
peut en être certain par le raisonnement suivant. En aucun genre, la puissance
passive naturelle ne s’étend au-delà de ce à quoi s’étend la puissance active
du même genre ; de même, on ne rencontre de puissance passive dans la
nature que relativement aux choses auxquelles peut s’étendre quelque puissance
active naturelle, comme dit le Commentateur au neuvième livre de la Métaphysique. Or, dans l’intelligence de
l’âme humaine se trouvent deux puissances : l’une quasi passive,
l’intellect possible, et l’autre quasi active, l’intellect agent. L’intellect
possible est donc naturellement en puissance à ce que surviennent en lui
seulement les choses que l’intellect agent est de nature à produire :
quoique cela n’exclue pas que d’autres choses puissent arriver en lui par
l’opération divine, comme c’est aussi le cas dans la nature corporelle par une
opération miraculeuse. D’autre part, par l’action de l’intellect agent ne
deviennent pas intelligibles les choses qui sont de soi intelligibles, telles
les essences des anges, mais celles qui sont de soi intelligibles en puissance,
comme c’est le cas des essences des réalités matérielles, qui sont saisies par
le sens et l’imagination ; il ne survient donc naturellement dans
l’intellect possible que les espèces intelligibles qui ont été abstraites des
phantasmes. Mais par de telles espèces, il est impossible de parvenir à la
vision de l’essence de la substance séparée, puisqu’elles sont sans proportion
avec les essences spirituelles elles-mêmes et comme d’un autre genre qu’elles.
Voilà pourquoi l’homme ne peut, par une connaissance naturelle, parvenir à
connaître les anges dans leur essence.
De même aussi,
Adam ne l’a pas pu au moyen d’une connaissance de grâce. En effet, la
connaissance de grâce est plus élevée que la connaissance de nature ; mais
cette élévation peut être entendue soit quant à l’intelligible, soit quant au
mode d’intellection. Quant à l’intelligible, la connaissance de l’homme est
élevée par la grâce sans même un changement d’état, comme nous sommes élevés
par la grâce de la foi à connaître les choses qui sont au-dessus de la
raison ; et semblablement par la grâce de la prophétie. Mais quant à la
façon de connaître, la connaissance humaine n’est élevée que si l’état est
changé. Or le mode par lequel l’intelligence connaît naturellement consiste à
recevoir ce qui provient des phantasmes, comme on l’a dit dans cet article. Par
conséquent, si l’homme n’est pas changé d’état, il est nécessaire que même dans
la connaissance de grâce, qui se fait par la révélation divine, l’intelligence
regarde toujours vers les phantasmes ; et c’est ce que dit Denys :
« Le rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppé dans la variété
des voiles sacrés. » Or Adam, dans l’état d’innocence, était dans l’état
de voie ; il lui était donc nécessaire, en toute connaissance de grâce, de
regarder vers les phantasmes. Mais cette façon de connaître ne permet pas de
voir les essences des anges, comme on l’a déjà dit. Donc, ni au moyen d’une
connaissance naturelle ni au moyen d’une connaissance gratuite, Adam n’a connu
les anges dans leur essence ; à moins peut-être de le supposer élevé par
la grâce à un état plus haut, comme le fut saint Paul dans son ravissement.
Réponse aux objections :
1° De cette
citation de saint Grégoire, l’on peut seulement déduire qu’Adam a connu les
anges dans une certaine hauteur de vision, non cependant au point de parvenir à
connaître leur essence.
2° Si l’on pense
que le sommeil d’Adam fut une extase telle que le ravissement de saint Paul,
alors rien n’empêcherait de dire qu’au cours de ce ravissement il vit les anges
dans leur essence ; mais ce sera au-dessus du mode commun de connaissance
qui lui convenait alors. Si, par contre, on dit que ce sommeil ne fut pas une
extase telle qu’Adam ait été, à un certain point de vue, élevé à l’état des
bienheureux, mais plutôt comme l’esprit des prophètes est élevé ordinairement à
la contemplation des mystères divins, ainsi que les mots de la Glose semblent l’exprimer, alors il est
dit qu’il fut participant de la cour angélique en raison d’une certaine
éminence de la connaissance, qui ne parvenait cependant point jusqu’aux
essences angéliques.
3° Adam eut
connaissance des anges, dans la mesure où ils étaient faits pour lui. Il sut en
effet qu’ils étaient ses compagnons de béatitude et les serviteurs de son salut
dans l’état de voie, parce qu’il connut la distinction des ordres ainsi que
leurs offices bien plus parfaitement que nous ne les connaissons.
4° La difficulté
dans l’intellection survient de deux façons. D’abord du côté de l’objet
connaissable, ensuite du côté de celui qui connaît. Du côté de l’objet
connaissable, il est plus difficile de rendre quelque chose intelligible et de
le penser, que de penser ce qui est intelligible en soi ; mais du côté de
celui qui connaît, ce qui est en soi intelligible peut être plus difficile à
connaître. Et c’est le cas de l’intelligence humaine, parce qu’elle n’est pas
proportionnée pour penser naturellement les essences séparées, la raison en
ayant déjà été indiquée dans le corps de l’article.
5° L’intelligence
d’Adam ne souffrait pas de la carence d’une perfection qui aurait dû alors être
en lui. Cependant, il avait des imperfections naturelles, parmi lesquelles
était celle-ci, qu’il lui était nécessaire, lorsqu’il connaissait, de regarder
vers des phantasmes ; et cela, en effet, est naturel à l’intelligence
humaine, dès lors qu’elle est unie au corps, et qu’elle est la plus inférieure
par sa nature dans l’ordre des intelligences.
6° L’intelligence
peut, en abstrayant, parvenir à la quiddité d’une réalité matérielle sans autre
quiddité ultérieure ; et elle peut en effet la penser, parce qu’elle
l’abstrait des phantasmes et que cette quiddité est rendue intelligible par la
lumière de l’intellect agent, ce qui donne à l’intelligence de pouvoir être
perfectionnée par elle comme par une perfection propre. Mais depuis cette
quiddité, elle ne peut se hausser à la connaissance de l’essence de la
substance séparée, étant donné que la première quiddité est totalement
impuissante à représenter l’autre quiddité ; puisque la quiddité ne se
trouve pas du tout de la même façon dans les substances séparées et dans les
réalités matérielles, mais quasi équivoquement, comme dit le Commentateur au
troisième livre sur l’Âme. Même en
supposant que cette quiddité lui permette de savoir que la quiddité de la
substance séparée est telle dans une certaine généralité, elle n’aurait
cependant pas encore une vision de l’essence de l’ange qui lui permette de
connaître la différence de chaque essence séparée avec les autres essences
séparées.
7° Bien que
l’intelligence humaine ne soit pas corrompue par un intelligible très fort,
cependant on rencontre en elle un manque de la proportion nécessaire pour
qu’elle puisse naturellement atteindre les choses très intelligibles. On ne
peut donc pas déduire des paroles du Philosophe qu’elle pense les choses
suprêmement intelligibles, mais seulement que si elle les pensait, elle ne
comprendrait pas moins les autres intelligibles.
8° Le Philosophe
laisse cette question sans réponse au troisième livre sur l’Âme, où il cherche si l’intelligence
conjointe peut penser les essences séparées ; et l’on ne trouve pas qu’il
l’ait résolue ailleurs, dans ceux de ses livres qui nous sont parvenus. Quant à
ses successeurs, ils ont été en désaccord sur ce point. Certains ont prétendu
que notre intelligence ne peut parvenir à penser les essences séparées.
D’autres, en revanche, ont posé qu’elle pouvait y arriver. Parmi eux, certains
ont usé de raisons insuffisantes, tel Avempace, de qui vient l’argument pris de
la quiddité, et Thémistius, de qui vient l’argument pris de la facilité de
l’intellection, arguments que le Commentateur résout au troisième livre sur l’Âme. D’autres ont usé de positions
étrangères et opposées à la foi, tels Alexandre et le Commentateur Averroès
lui-même.
Alexandre dit
que l’intellect possible, puisqu’il est, d’après lui, sujet à génération et à
corruption, ne peut aucunement arriver à penser les substances séparées ;
mais au terme de sa perfection, il parvient à ce que l’intellect agent, dont il
fait une certaine substance séparée, nous soit uni comme une forme ; et
dans cet état, nous penserons par l’intellect agent comme nous pensons
maintenant par l’intellect possible. Et parce que l’intellect agent, étant une
substance séparée, pense les substances séparées, de là vient que dans cet état
nous penserons les substances séparées ; et en cela consiste l’ultime
félicité de l’homme, selon lui.
Or il ne semble
pas possible que ce qui est incorruptible et séparé, tel l’intellect agent,
soit uni comme une forme à l’intellect possible, qui, selon Alexandre, est
corruptible et matériel ; voilà pourquoi il a semblé à d’autres que
l’intellect possible était lui-même aussi séparé et incorruptible. Ainsi
Thémistius dit-il que l’intelligence aussi est séparée, et qu’il est dans sa
nature de penser non seulement les réalités matérielles, mais aussi les
substances séparées ; et que ses intelligibles ne sont pas nouveaux mais
éternels ; et que l’intelligence spéculative, par laquelle nous pensons,
est composée de l’intellect agent et de l’intellect possible.
Mais s’il en
est ainsi, alors, puisque l’intellect possible nous est uni au commencement,
nous pourrions connaître dès le début les substances séparées. Et c’est
pourquoi le Commentateur pose une troisième voie intermédiaire entre l’opinion
d’Alexandre et de Thémistius. Il dit en effet que l’intellect possible est
séparé et éternel, en quoi il s’accorde avec Thémistius et diffère
d’Alexandre ; cependant, il dit que les intelligibles spéculatifs sont
nouveaux, et effectués par l’action de l’intellect agent, en quoi il s’accorde
avec Alexandre et diffère de Thémistius. Et il dit que ces intelligibles ont
une double existence : l’une par laquelle ils sont fondés sur les phantasmes,
et par là ils sont en nous ; l’autre par laquelle ils sont dans
l’intellect possible, qui est ainsi uni à nous par l’intermédiaire de ces
intelligibles. Or l’intellect agent est à ces intelligibles ce que la forme est
à la matière. En effet, puisque l’intellect possible reçoit à la fois ces
intelligibles, qui sont fondés dans les phantasmes, et aussi l’intellect agent,
et que l’intellect agent est plus parfait, il est nécessaire que la proportion
de l’intellect agent à ces intelligibles qui sont en nous soit comme la
proportion de la forme à la matière ; comme il en est de la proportion
entre la lumière et la couleur, qui sont reçues dans le diaphane ; et il
en va de même de tous les couples de choses reçues en un, dont l’une est plus
parfaite que l’autre. Lors donc que s’accomplit en nous la génération de tels
intelligibles, alors l’intellect agent nous est parfaitement uni comme une
forme : et ainsi, nous pourrons par l’intellect agent connaître les
substances séparées, comme nous pouvons maintenant connaître par l’intelligence
qui est en habitus.
Il ressort donc
des paroles de ces philosophes qu’ils ne pouvaient trouver la façon dont nous
penserions les substances séparées sans penser au moyen de quelque substance
séparée. Or, l’idée que l’intellect possible ou l’intellect agent est une
substance séparée n’est pas en accord avec la vérité de la foi, ni non plus
avec l’avis du Philosophe, qui pose au troisième livre sur l’Âme que l’intellect agent et l’intellect
possible sont quelque chose de l’âme humaine. Voilà pourquoi, une fois cette
position retenue, il ne semble pas possible que l’homme parvienne à connaître
d’une connaissance naturelle les essences séparées.
9° L’homme dans
l’état d’innocence, en pensant parfaitement quelque intelligible, connaissait parfaitement
aussi l’acte d’intellection ; et parce que l’acte d’intellection est un
effet proportionné et égal à la puissance d’où il sort, de là vient qu’il
comprenait parfaitement l’essence de son âme. Mais il ne s’ensuit pas qu’il ait
compris l’essence de l’ange, puisqu’un tel acte d’intellection n’égale pas la
puissance de l’intelligence.
10° De même que la
nature angélique est intermédiaire entre la nature divine et la corporelle, de
même aussi la connaissance par laquelle on connaît l’essence angélique est
intermédiaire entre la connaissance par laquelle on connaît l’essence divine et
celle par laquelle on connaît l’essence de la réalité matérielle. Mais entre
les deux extrêmes peuvent exister de nombreux intermédiaires ; et il n’est
pas nécessaire que quiconque dépasse l’un des extrêmes arrive à n’importe quel
médium, mais qu’il arrive à quelque médium. L’homme dans l’état d’innocence
parvint donc à quelque médium, celui qui consiste à recevoir la connaissance de
Dieu non pas des créatures sensibles, mais d’une révélation intérieure ;
et non à ce médium qui consiste à connaître l’essence angélique, médium auquel,
cependant, l’ange parvint lors de sa création, quand il n’était pas encore
bienheureux.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Comme dit
saint Ambroise, tout péché vient d’une erreur. Or Adam a pu pécher ; donc
aussi se tromper.
2° La volonté ne
porte que sur le bien, ou sur le bien estimé. Or, lorsque la volonté porte sur
le bien, on ne pèche pas. Il n’y a donc péché que lorsqu’une estimation
précédente fait estimer une chose comme bonne et qu’elle ne l’est pas. Or toute
estimation de ce genre est une certaine erreur. Donc Adam, avant qu’il eût
péché, fut trompé dans l’état d’innocence.
3° Le Maître dit
au deuxième livre des Sentences,
dist. 21, que si la femme n’a pas redouté le serpent qui lui parlait,
c’est parce que, sachant qu’il avait été créé, elle pensa qu’il avait aussi
reçu de Dieu la charge de parler. Mais c’était faux. La femme a donc eu une
opinion fausse avant de pécher ; elle fut donc trompée.
4° Comme dit le
Maître dans la même distinction, et aussi saint Augustin dans son ouvrage sur
la Genèse au sens littéral, le diable
eut la permission de venir sous une apparence telle que sa méchanceté pût être
facilement découverte. Or, quelle que soit l’apparence sous laquelle il venait,
il aurait pu être découvert, si l’homme dans l’état d’innocence ne pouvait être
trompé. Il a donc pu être trompé.
5° La femme,
après avoir entendu la promesse du serpent, espéra qu’elle pourrait en obtenir
l’accomplissement ; sinon elle aurait désiré sottement, alors qu’il n’y
eut pas de sottise avant le péché. Or nul n’espère ce qui, à son avis, est
impossible. Puis donc que ce que le démon promettait était impossible, il
semble qu’avant le péché la femme ait été trompée en croyant cela.
6° L’intelligence
de l’homme dans l’état d’innocence procédait par confrontation, et avait besoin
de délibération. Or, elle n’avait besoin de délibération que pour éviter
l’erreur. Elle pouvait donc se tromper dans l’état d’innocence.
7° L’intelligence
du démon, n’étant pas unie à un corps, semble être bien plus perspicace que
l’intelligence de l’homme, même dans l’état d’innocence, intelligence qui était
unie à un corps. Or le démon a pu être trompé ; c’est pourquoi les saints
disent que lorsque les démons voyaient le Christ supporter des infirmités, ils
l’estimaient un pur homme, mais quand ils le voyaient faire des miracles, alors
ils estimaient qu’il était Dieu. Donc à bien plus forte raison l’homme dans
l’état d’innocence a-t-il pu être trompé.
8° Au moment où
l’homme pécha de son premier péché, dans cet acte même il n’était pas encore en
l’état de faute ; car sinon, puisque l’état de faute est causé par le
péché, il y aurait un autre péché avant le premier. Or, dans l’acte par lequel
l’homme a péché la première fois, il a été trompé. L’homme a donc pu être
trompé avant l’état de faute.
9° Saint
Jean Damascène dit au deuxième livre : « celle-ci » —
c’est-à-dire la connaissance trompeuse — « était dangereuse pour
Adam, tout frais modelé ». Or quiconque a une connaissance trompeuse, est
trompé. Adam a donc été trompé tout frais modelé.
10° La
connaissance spéculative s’oppose à l’amour. Or il peut y avoir péché dans la
partie affective sans qu’il y ait aucune erreur dans la partie
spéculative ; car bien souvent, ayant la science, nous agissons contre la
science. Il a donc pu y avoir aussi pour le premier homme une erreur dans la
partie spéculative avant qu’il y eût péché dans l’affective.
11° Comme on le
lit dans la Glose, à propos de
1 Tim. 2, 14 : « Ce n’est pas Adam qui fut séduit,
etc. », « Adam ne fut pas séduit de la même façon que la femme, qui
pensa que ce que le diable suggérait était vrai ; cependant, on peut
croire qu’il fut séduit en ce qu’il crut véniel le péché qui était
mortel. » Donc Adam, avant le péché, a pu être trompé.
12° Nul n’est
délivré de l’erreur si ce n’est par la connaissance de la vérité. Or Adam ne
savait pas tout. Il ne pouvait donc pas être exempt d’erreur en toutes choses.
13° Si [le
répondant] dit qu’il était préservé de l’erreur par la divine providence, alors
en sens contraire : la divine providence subvient surtout dans les cas de
nécessité. Or dans la plus grande nécessité, lorsqu’il lui eût été très utile
d’être délivré de la séduction, la divine providence ne le mit pas hors
d’atteinte de la séduction. Donc, dans les autres cas, il eût été bien moins
encore délivré de l’erreur.
14° L’homme
dans l’état d’innocence aurait dormi, comme dit Boèce au livre des Deux Natures, et pour la même raison
aussi, il aurait rêvé. Or dans le rêve, n’importe quel homme est trompé,
puisqu’il adhère en quelque sorte aux ressemblances des réalités comme aux
réalités mêmes. Donc Adam, dans l’état d’innocence, a pu être trompé.
15° Adam, dans
l’état d’innocence, aurait usé des sens corporels. Or dans la connaissance
sensitive, l’erreur se produit souvent, comme lorsqu’une chose est vue double,
et lorsque ce qui est vu de loin semble petit. Donc Adam, dans l’état
d’innocence, n’eût pas été libre de toute erreur.
En sens contraire :
1° Comme dit
saint Augustin, « prendre le faux pour le vrai […], ce n’est pas la nature
de l’homme tel qu’il a été créé, mais la peine de l’homme depuis qu’il a été
condamné ». Donc, dans l’état d’innocence, il ne pouvait pas être
trompé — ce qui est prendre le faux pour le vrai.
2° L’âme est plus
noble que le corps. Or, dans l’état d’innocence, l’homme ne pouvait souffrir
d’aucun défaut dans le corps. Donc bien moins encore de l’erreur, qui est un
défaut de l’âme.
3° Dans l’état
d’innocence, rien ne pouvait être contre la volonté de l’homme, car alors la
douleur eût pu se trouver en lui. Or être trompé est, pour tous, contraire à la
volonté, selon saint Augustin, même pour ceux qui veulent tromper. Donc, dans
l’état d’innocence, l’homme ne pouvait pas être trompé.
4° Toute erreur
est soit une faute, soit une peine : mais ni l’une ni l’autre ne pouvait
exister dans l’état d’innocence. Donc l’erreur non plus.
5° Quand, dans
l’âme, ce qui est supérieur domine l’inférieur, il ne peut y avoir
d’erreur ; car toute la connaissance de l’homme est rectifiée par ce qui
est supérieur dans l’âme, à savoir la syndérèse et l’intelligence des
principes. Or, dans l’état d’innocence, ce qui en l’homme est inférieur était
entièrement soumis au supérieur. Donc l’erreur, alors, ne pouvait pas exister.
6° Selon saint
Augustin, « il appartient à la nature des hommes de pouvoir croire ;
mais croire, c’est la grâce des fidèles. » Donc pour la même raison, il
appartient à la nature de pouvoir être trompée, mais être trompé appartient au
vice. Or dans l’état d’innocence le vice n’existait pas. Il ne pouvait donc pas
y avoir non plus d’erreur.
7° Comme dit
saint Jean Damascène au deuxième livre, l’homme dans l’état d’innocence,
« dans le délice du fruit suave de la contemplation, était nourri par
elle », c’est-à-dire par la contemplation. Or lorsque l’homme se tourne
vers les réalités divines, il n’est pas trompé. Donc Adam, dans cet état, ne
pouvait pas être trompé.
8° Saint Jérôme
dit : « Tout mal que nous souffrons, nos péchés l’ont mérité. »
Or l’erreur est un mal. Elle n’a donc pas pu exister avant le péché.
Réponse :
Sur ce sujet,
il y a deux opinions. Certains disent que, puisque Adam n’a pas eu la science
d’absolument toutes choses, mais qu’il en a connu certaines et ignoré d’autres,
sur celles dont il avait connaissance il ne pouvait nullement être trompé, par
exemple sur celles qui sont connues naturellement, et sur celles qui lui
étaient révélées divinement ; mais que sur d’autres, dont il n’avait pas
la science, comme les pensées des cœurs, les futurs contingents et les
singuliers non présents au sens, il pouvait certes avoir une fausse estimation,
en opinant avec légèreté sur ce genre de choses en faveur de quelque fausseté,
mais sans y apporter un assentiment totalement déterminé. Et c’est pourquoi ils
prétendent que l’erreur ne pouvait trouver place en lui, et qu’il ne pouvait
pas non plus prendre le vrai pour le faux, car tout cela implique un
assentiment déterminé à ce qui est faux. D’autres se sont efforcés de réprouver
cette position en objectant que saint Augustin appelle toute estimation fausse
une erreur, et qu’il dit aussi que toute erreur est un mal, dans les grandes
choses un grand mal, un petit dans les petites. Mais l’on ne doit pas s’y
appesantir : car lorsqu’il s’agit de réalités, il faut suspendre les
questions purement verbales. Donc, je dis que non seulement l’erreur ne put
exister dans l’état d’innocence, mais pas même une quelconque opinion
fausse ; et en voici la preuve.
Bien que, dans
l’état d’innocence, il ait pu y avoir une carence de quelque bien, cependant il
ne pouvait nullement y avoir une corruption de bien. Or le bien de l’intelligence
elle-même est la connaissance de la vérité ; voilà pourquoi les habitus
par lesquels l’intelligence est perfectionnée pour connaître le vrai sont
appelés vertus, comme il est dit au sixième livre de l’Éthique, en tant qu’ils rendent bon l’acte de l’intelligence. Or la
fausseté est non seulement une carence de vérité, mais aussi la corruption de
celle-ci. En effet, ils ne sont pas dans un même rapport à la vérité, celui qui
n’a absolument pas la connaissance de la vérité, en qui il y a une carence de vérité
sans toutefois qu’il opine en faveur du contraire, et celui qui a une opinion
fausse et dont l’estimation a été corrompue par la fausseté. Par conséquent, de
même que le vrai est le bien de l’intelligence, de même le faux en est le mal,
et c’est pourquoi l’habitus de l’opinion n’est pas une vertu intellectuelle,
car il arrive que l’on dise par lui le faux, comme il est dit au sixième livre
de l’Éthique. Or aucun acte de vertu
ne peut être mauvais, si bien que l’opinion fausse elle-même est un certain acte
mauvais de l’intelligence. Puis donc que dans l’état d’innocence il n’y eut
aucune corruption et aucun mal, il n’a pu y avoir dans l’état d’innocence
aucune opinion fausse.
Le Commentateur
dit aussi au troisième livre sur l’Âme
que l’opinion fausse est aux objets de connaissance ce que le monstre est à la
nature corporelle. En effet, l’opinion fausse survient en dehors de l’intention
des premiers principes eux-mêmes, qui sont comme les vertus séminales de la
connaissance, comme les monstres surviennent en dehors de l’intention de la
puissance naturelle agente ; et il en est ainsi parce que « tout mal
est en dehors de l’intention », comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Par conséquent, de même que
dans la conception du corps humain dans l’état d’innocence aucune monstruosité
ne serait advenue, de même aussi dans son intelligence aucune fausseté n’eût pu
exister.
Une autre
preuve vient de ce que le désordre se produit toujours lorsqu’une chose est mue
par un motif non propre ; par exemple, si la volonté est mue par un objet
délectable au sens, alors qu’elle doit seulement être mue par l’honnête. Or le
motif propre de l’intelligence est ce qui a une infaillible vérité. Donc,
chaque fois que l’intelligence est mue par quelque preuve faillible, il y a
quelque désordre en elle, qu’elle soit mue parfaitement ou imparfaitement.
Aussi, puisque aucun désordre n’a pu exister dans l’intelligence de l’homme
dans l’état d’innocence, jamais l’intelligence de l’homme n’eût été inclinée
vers une partie plutôt que vers l’autre, si ce n’est par quelque motif
infaillible. Il ressort de cela non seulement qu’il n’aurait pu y avoir en lui
d’opinion fausse, mais qu’il n’y eut en lui absolument aucune opinion ; et
tout ce qu’il aurait connu, il l’aurait connu dans la certitude.
Réponse aux objections :
1° Cette erreur
dont tout péché procède, est l’erreur d’élection, consistant à choisir ce qui
ne doit pas l’être, et à cause de laquelle tout méchant est appelé ignorant par
le Philosophe au troisième livre de l’Éthique.
Or cette erreur présuppose un désordre dans la partie appétitive. Car c’est
parce que l’appétit sensitif est affecté à son objet délectable et que
l’appétit supérieur ne s’y oppose pas, que la raison est empêchée de conduire
au choix de ce qu’elle tient habituellement. Et ainsi, il est clair que cette
erreur ne précède pas entièrement le péché, mais le suit.
2° Ce qui est
appréhendé comme bien apparent ne peut être entièrement dépourvu de bonté, mais
est bon à un certain point de vue ; et c’est à ce point de vue qu’il est
appréhendé au début comme bon ; par exemple, lorsqu’une nourriture
défendue est appréhendée comme belle à la vue et délectable au goût, et que
l’appétit sensitif se porte vers un tel bien comme vers son objet propre. Mais quand
l’appétit supérieur suit l’inférieur, alors il suit ce qui est bon relativement
comme si c’était absolument bon pour lui ; et dans ce cas, du désordre de
l’appétit s’ensuit l’erreur d’élection, comme on l’a dit.
3° Cet argument
semble aller contre les deux opinions, si nous pensons que la femme a cru que
le serpent tenait de sa nature l’usage de la parole ; car ceux-là mêmes
qui croient que l’homme dans l’état d’innocence a pu se tromper, ne croient
nullement qu’il a pu se tromper en distinguant les natures des choses,
puisqu’il a eu pleine connaissance des réalités naturelles. Or, il va contre la
nature du serpent qu’il ait par nature l’usage de la parole, puisque cela
n’appartient qu’à l’animal raisonnable. Voilà pourquoi il est nécessaire de
dire que la femme n’a pas cru que le serpent avait reçu l’usage de la parole
dans sa nature, mais dans quelque puissance opérant secrètement au-dedans de
lui ; et elle n’examina pas si celle-ci venait de Dieu ou du démon.
4° Cette
raison — pour laquelle il apparut sous l’apparence d’un serpent —
doit s’entendre ainsi : non en ce sens qu’il n’aurait pas pu être
découvert quelle que soit son apparence, mais parce que sous une telle
apparence il pouvait être plus facilement découvert.
5° La femme a
espéré qu’elle pourrait obtenir en quelque façon ce que le serpent a promis, et
elle a cru que cela était possible en quelque sorte ; et en cela, elle fut
séduite, selon l’Apôtre en 1 Tim. 2, 14. Mais cette séduction
fut précédée par un certain élèvement de l’esprit qui la fit désirer son
excellence d’une manière déréglée, et qu’elle conçut aussitôt après avoir
entendu les paroles du serpent, comme souvent les hommes s’élèvent au-dessus
d’eux-mêmes après avoir entendu des paroles d’adulation. Et cet élèvement
précédent porta sur sa propre excellence en général : ce fut le premier
péché, que suivit la séduction, parce qu’elle crut que ce que le serpent disait
était vrai ; alors s’ensuivit l’élèvement par lequel elle désira en
particulier cette excellence que le serpent promettait.
6° L’intelligence
de l’homme dans l’état d’innocence avait besoin de délibération pour ne pas
tomber dans l’erreur, comme il avait besoin de manger pour que son corps ne
défaillît point. Mais l’homme avait une si droite délibération qu’en délibérant
il pouvait éviter toute erreur, comme en mangeant il pouvait éviter toute
défaillance corporelle. Donc, de même que s’il ne mangeait pas il péchait par
omission, de même s’il ne délibérait pas, alors qu’il en avait le temps ;
et dans ce cas, l’erreur suivait le péché.
7° De même
que l’homme dans l’état d’innocence était défendu contre la passion corporelle
intérieure, comme la fièvre et autres choses semblables, par l’efficace de la
nature, et contre l’extérieure, comme le coup et la blessure, non par quelque puissance
intérieure, puisqu’il n’avait pas la dot d’impassibilité, mais par la
providence divine qui le conservait exempt de toute nuisance ; de même
aussi, contre l’erreur qui se produit à l’intérieur quand on commet un
paralogisme il était défendu par la vigueur de sa propre raison, et contre
l’extérieure par le secours divin qui l’assistait pour tout ce qui lui était
nécessaire — mais le secours divin n’assiste pas les démons, et c’est
pourquoi il peuvent être trompés.
8° Les actes
momentanés ont leur effet au moment même où ils commencent à exister, comme
l’œil voit à l’instant même où l’air est éclairé. Or le mouvement de la volonté
en lequel consiste premièrement le péché, est en un instant. Par conséquent, à
l’instant même où il pécha, il fut déchu de l’état d’innocence ; et ainsi,
il a pu être trompé à cet instant.
9° Saint
Jean Damascène parle de la ruse par laquelle le premier homme, dans le péché
même, a été trompé. Et assurément, il a commis ce péché tout frais
modelé ; car il n’a pas persévéré longtemps dans l’état d’innocence.
10° Parce que
l’âme de l’homme dans l’état d’innocence était unie au souverain bien, aucun
défaut ne pouvait exister en l’homme aussi longtemps qu’une telle union
persévérait. Or cette union était réalisée principalement par la volonté :
donc, avant que la partie affective ne soit corrompue, il ne pouvait y avoir ni
erreur dans l’intelligence, ni aucun défaut dans le corps ; quoique à
l’inverse, il ait pu y avoir un défaut dans la volonté sans qu’un défaut préexistât
dans l’intelligence spéculative, étant donné que l’union à Dieu ne s’accomplit
pas dans l’intelligence, mais dans la volonté.
11° Cette fausse
opinion par laquelle Adam crut véniel ce qui était mortifère, fut précédée en
lui par un élèvement de l’esprit, comme on l’a dit aussi de la femme.
12° Dans les
choses dont il n’avait pas la connaissance, il pouvait être défendu contre
l’erreur en partie de l’intérieur, car son intelligence n’eût été inclinée vers
l’une ou l’autre partie que par un motif suffisant, et pour une part plus
importante par la divine providence, qui l’eût conservé exempt d’erreur.
13° Dans l’état où
il pécha, le secours divin n’eût pas manqué pour qu’il ne soit pas séduit, s’il
se fût tourné vers Dieu ; mais parce qu’il ne le fit pas, il tomba dans le
péché et la séduction ; et cependant, cette séduction fut la conséquence
du péché, comme il ressort de ce qu’on a dit.
14° Certains
prétendent qu’Adam, dans l’état d’innocence, n’aurait pas rêvé. Mais ce n’est
pas nécessaire. En effet, la vision du rêve n’est pas dans la partie
intellective, mais dans la partie sensitive ; par conséquent, l’erreur
n’eût pas été dans l’intelligence, qui n’aurait pas eu un libre exercice
pendant le sommeil, mais plutôt dans la partie sensitive.
15° Quand le sens
représente suivant qu’il reçoit, il n’y a pas de fausseté dans le sens, comme
dit saint Augustin au livre sur la Vraie
Religion, mais la fausseté est dans l’intelligence jugeant qu’il en est
dans les réalités comme le sens le montre. Mais le cas ne se serait jamais
produit en Adam, car l’intelligence ou bien aurait cessé de juger, comme dans
le sommeil, ou bien aurait jugé sur les sensibles dans l’état de veille et son
jugement aurait été vrai.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Selon Anselme,
« tel fut Adam, tels aussi les enfants qu’il aurait engendrés ». Or
Adam eut la pleine science de toutes les réalités naturelles, comme on l’a déjà
dit. Ses enfants nouveau-nés l’auraient donc eue aussi.
2° De même que la
volonté est perfectionnée par la vertu, de même l’intelligence l’est par la
science. Or les enfants d’Adam nés dans l’état d’innocence seraient nés aussitôt
avec la plénitude de toutes les vertus : car il aurait transfusé en eux la
justice originelle, comme dit Anselme. Et donc semblablement, ils auraient eu
toute science.
3° Selon Bède,
l’infirmité, la concupiscence, l’ignorance et la méchanceté sont des
conséquences du péché. Or, parmi les enfants nouveau-nés, il n’y aurait eu
aucune concupiscence, ni infirmité, ni méchanceté ; donc aucune ignorance
non plus, et ainsi, ils auraient eu toute science.
4° Il convenait
qu’ils naquissent parfaits dans l’âme plus encore que dans le corps. Or ils
seraient nés sans aucun défaut dans le corps. Donc sans aucune ignorance non
plus dans l’âme.
5° L’homme dans
l’état d’innocence, suivant saint Jean Damascène, fut comme un autre ange. Or
les anges, dès leur création, ont eu connaissance de toutes les réalités
naturelles. Donc les hommes dans l’état d’innocence également, pour la même
raison.
6° L’âme d’Adam
et les âmes de ses enfants furent de même nature. Or l’âme d’Adam à son
commencement fut créée pleine de toute la science de la nature, comme on l’a
dit. Les âmes de ses enfants auraient donc été créées aussi dans la même
plénitude de science.
7° À l’homme est
due une plus grande perfection de connaissance qu’aux autres animaux. Or les
autres animaux ont dès leur naissance une estimation naturelle de ce qui leur
convient ou leur nuit : ainsi l’agneau fuit le loup, et il suit sa mère
dès sa naissance. Donc à bien plus forte raison les enfants dans l’état
d’innocence auraient-ils eu une science parfaite.
En sens contraire :
1° Hugues de
Saint-Victor dit que « ils ne seraient pas nés parfaits en la science,
mais ils y seraient parvenus après un laps de temps ».
2° Puisque l’âme
est la perfection du corps, il est nécessaire que l’âme et le corps progressent
proportionnellement. Or les enfants dans l’état d’innocence n’auraient pas eu
une taille parfaite dans leur corps, comme Adam l’a eue au premier temps de sa
création. Donc, pour la même raison, ils n’auraient pas eu la pleine science,
comme l’a eue Adam.
3° Il appartient
aux enfants de recevoir de leur père l’existence, la nature et l’instruction.
Or, si les enfants d’Adam nouveau-nés avaient eu la pleine science, ils
n’auraient pas pu recevoir de lui l’instruction. L’ordre complet de la
paternité n’eût donc pas été conservé entre eux et leur premier parent.
Réponse :
Sur ce sujet,
il y a deux opinions. En effet, certains prétendent que les enfants dans l’état
d’innocence, quant aux choses qui appartiennent à l’âme, auraient été parfaits
comme Adam, et quant aux vertus, et quant à la science. Mais qu’ils ne fussent
pas parfaits dans leur corps, cela venait de la nécessité du sein maternel, car
il leur fallait naître. D’autres, à la suite d’Hugues, disent que, de même que
dans leur corps ils n’auraient pas immédiatement reçu la taille parfaite mais
auraient progressé vers elle avec le temps, de même aussi ils seraient parvenus
avec le temps à la science parfaite.
Or, pour savoir
laquelle de ces opinions est la plus vraie, il faut savoir qu’il n’en va pas de
même d’Adam et de ses enfants nouveau-nés. En effet, parce qu’il était établi
comme le principe de tout le genre humain, il était nécessaire qu’Adam,
aussitôt créé, eût non seulement ce qui appartient au principe de la perfection
naturelle, mais aussi ce qui appartient à son terme. Mais ses enfants, qui
n’étaient pas établis comme principe du genre humain, mais comme issus du
principe, ne devaient pas nécessairement être établis au terme de la perfection
naturelle. Il suffisait qu’ils aient, nouveau-nés, autant de perfection que le
requiert le commencement de la perfection naturelle. Or le commencement de la
perfection naturelle quant à la connaissance est diversement défini par les
deux opinions suivantes.
Certains, comme
les Platoniciens, ont posé que l’âme vient au corps pleine de toutes les
sciences, mais qu’elle est opprimée par le nuage du corps, et empêchée de
pouvoir user librement de la science possédée, sauf quant à certaines
connaissances universelles ; mais ensuite, par l’exercice de l’étude et
des sens, de tels empêchements sont levés, de sorte qu’elle peut librement user
de sa science : et ainsi, ils disent qu’apprendre est la même chose que se
souvenir. Mais si cette opinion était vraie, alors il serait nécessaire de dire
que les enfants nouveau-nés dans l’état d’innocence auraient eu la science de
toutes choses, car le corps dans cet état était entièrement soumis à l’âme, et
par conséquent l’âme ne pouvait pas être opprimée par la masse du corps au
point de perdre en quelque sorte sa perfection. Mais cette opinion semble
supposer que la nature de l’âme est identique à celle de l’ange, de sorte que
l’âme a la pleine science dès sa création, comme il est dit que l’intelligence
est créée pleine de formes ; et pour cette raison, les platoniciens disaient
que les âmes avaient existé avant les corps, et qu’après le corps elles
retourneraient aux étoiles semblables, comme des intelligences ; mais
cette opinion ne s’accorde assurément pas avec la vérité catholique.
Et c’est
pourquoi d’autres disent, suivant l’opinion d’Aristote, que l’intelligence
humaine est la dernière dans l’ordre des intelligibles, comme la matière prime
dans l’ordre des sensibles ; et de même que la matière, considérée dans
son essence, n’a aucune forme, de même l’intelligence humaine à son début est
comme une table sur laquelle rien n’est écrit, mais ensuite la science est
acquise en elle au moyen des sens, par la puissance de l’intellect agent. Ainsi
donc, le principe de la connaissance humaine naturelle est d’être d’une part en
puissance à tous les objets de connaissance, mais d’autre part de n’avoir au
début la connaissance que des choses qui sont immédiatement connues par la
lumière de l’intellect agent, comme les premiers principes universels. Et
ainsi, il n’était pas nécessaire que les enfants d’Adam aient eu toute science
dès leur naissance ; mais ils y seraient parvenus en progressant dans le
temps.
Toutefois, il
est nécessaire de poser en eux quelque science parfaite, celle des choses à
choisir ou à éviter, qui appartient à la prudence, car sans la prudence les
autres vertus ne peuvent pas exister, comme cela est prouvé au sixième livre de
l’Éthique : or il était
nécessaire que les enfants les eussent, à cause de la justice originelle. Et
cette opinion me semble la plus vraie, si l’on considère ce que requérait
l’intégrité de la nature. Quant à savoir
si quelque autre chose leur aurait été conférée en plus de ce que requiert
l’intégrité de la nature, on ne peut rien affirmer à ce sujet, puisque aucune
autorité ne l’a expressément enseigné.
Réponse aux objections :
1° Tel fut Adam,
tels les enfants qu’il aurait engendrés, quant aux choses qui lui étaient dues
en raison la nature de l’espèce. Mais quant aux choses qui lui étaient dues
comme principe de tout le genre humain, il n’était pas nécessaire que les
enfants naquissent semblables à lui.
2° Pour la
parfaite union à Dieu, que requérait l’état d’innocence, toutes les vertus
étaient nécessaires, mais non toutes les sciences.
3° Bien que les
enfants nouveau-nés n’eussent pas eu toute science, cependant ils n’auraient
pas eu l’ignorance qui s’ensuit du péché, et qui est la nescience de choses qui
doivent être sues : en effet, ils auraient eu la nescience de choses dont
leur état ne requérait pas la connaissance.
4° Même dans le corps
des enfants, il n’y aurait eu aucun défaut les privant d’un bien qui leur était
dû alors ; cependant il y avait dans leurs corps la carence de quelque
bien qui leur serait advenu ensuite, comme la taille parfaite et les dots de
gloire. Et il faut répondre semblablement du côté de l’âme.
5° Les anges,
dans l’échelle de la nature, sont plus élevés que les âmes, quoique, quant aux
bienfaits de la grâce, les âmes puissent leur être égales ; il n’est donc
pas nécessaire d’admettre pour la nature de l’âme ce qui est dû naturellement à
l’ange. Par ailleurs, il est dit que l’homme dans l’état d’innocence est comme
un autre ange, à cause de la plénitude de grâce.
6° Bien que l’âme
d’Adam et les âmes de ses enfants soient de même nature, elles n’ont cependant point
le même rôle : car l’âme d’Adam était établie comme une certaine source
d’où l’instruction passerait en tous les descendants ; voilà pourquoi il
était nécessaire qu’elle soit immédiatement parfaite, ce qui n’était pas
nécessaire pour les âmes des enfants.
7° Les bêtes
reçoivent à leur commencement une estimation naturelle pour connaître le nocif
et le convenable, car ils ne peuvent y parvenir par leur propre recherche. Mais
l’homme, par la recherche rationnelle, peut parvenir à cela et à beaucoup d’autres
choses ; il n’était donc pas nécessaire que toute science se trouvât
naturellement dans l’homme. Et cependant, la science des choses à faire, qui
appartient à la prudence, est plus naturelle à l’homme que la science
spéculative ; c’est pourquoi l’on trouve des hommes naturellement
prudents, mais non naturellement savants, comme il est dit au sixième livre de
l’Éthique. Et c’est aussi la raison
pour laquelle les hommes n’oublient pas facilement la prudence, comme c’est le
cas pour la science. Et ainsi, les enfants eussent été alors parfaits plutôt en
ce qui regarde la prudence qu’en ce qui regarde la science spéculative, comme
on l’a dit.
Objections :
Il semble que
oui.
1° S’ils avaient
été empêchés, ce n’aurait pu être que par un défaut du corps. Or le corps dans
cet état ne résistait en rien à l’âme. L’usage de la raison ne pouvait donc pas
non plus être empêché.
2° La vertu ou la
puissance qui ne se sert pas d’un organe n’est pas empêchée dans son opération
par l’imperfection d’un organe. Or l’intelligence est une puissance qui ne se
sert pas d’un organe, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. L’acte de l’intelligence ne pouvait
donc pas être empêché alors par l’imperfection d’un organe corporel.
3° Si [le
répondant] dit qu’il était empêché par un défaut du corps, parce que
l’intelligence recevait ce qui provient des sens, alors en sens
contraire : l’intelligence est supérieure à une puissance sensitive. Or il
ne semble pas être dans l’ordre que le supérieur reçoive de l’inférieur. Puis
donc qu’il n’y avait aucun désordre dans la nature de l’homme en cet état, il
semble qu’il n’était pas nécessaire que l’intelligence reçût ce qui provient
des sens.
4° L’intelligence
a besoin des sens pour acquérir par eux la science ; mais une fois qu’elle
a acquis la science, elle n’a plus besoin d’eux, de même que l’homme n’a plus
besoin du cheval après qu’il a accompli son trajet, comme dit Avicenne. Or,
suivant une certaine opinion, les enfants dans l’état d’innocence ont
pleinement eu l’habitus de toutes les sciences. L’imperfection des organes
sensibles ne pouvait donc pas les empécher d’user de la science qu’ils
possédaient.
5° L’imperfection
des organes corporels empêche plus le sens que l’intelligence, mais les enfants
ne souffrent pas d’une imperfection corporelle telle qu’ils ne puissent ni voir
ni entendre. Leur intelligence n’est donc pas non plus empêchée par une
imperfection corporelle, mais, semble-t-il, par la peine du premier péché. Or
cela n’aurait pas été le cas avant le péché. Les enfants nouveau-nés auraient
donc eu alors le plein usage de l’intelligence.
6° L’estimation
naturelle est aux bêtes ce que la connaissance naturellement possédée est à
l’homme. Or les bêtes peuvent dès leur naissance se servir de l’estimation
naturelle. Les enfants dans l’état d’innocence pouvaient donc user aussi de la
connaissance naturelle, au moins de celle des premiers principes.
7°
Sag. 9, 15 : « Le corps qui se corrompt appesantit
l’âme. » Or le corps de l’homme dans l’état d’innocence n’était pas
corruptible. L’âme n’en était donc pas appesantie au point de ne pas avoir le
libre usage de la raison.
En sens contraire :
1° Toute action
commune à l’âme et au corps est empêchée par une imperfection du corps. Or
l’intellection est une action commune à l’âme et au corps, comme cela est
montré au premier livre sur l’Âme.
Donc, par le défaut ou l’imperfection dont les enfants souffraient dans le
corps, l’usage de la raison pouvait être empêché.
2° Selon le
Philosophe au troisième livre sur l’Âme,
« l’âme ne pense absolument pas sans phantasme ». Or l’usage de
l’imagination est empêché par l’imperfection d’un organe corporel. Donc l’usage
de l’intelligence aussi ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que
ci-dessus.
Réponse :
Sur ce sujet,
il y a deux opinions. En effet, certains disent que les enfants dans l’état
d’innocence auraient eu le plein usage de tous les membres corporels ; et
que cette maladresse des membres que l’on voit maintenant chez les enfants,
telle qu’ils ne peuvent se servir des pieds pour avancer ni des mains pour
tailler, etc., provient totalement du premier péché.
D’autres,
considérant que de telles maladresses sont causées par les principes naturels,
par exemple l’humidité, qui abonde nécessairement chez les enfants, disent que
même dans l’état d’innocence les membres des enfants n’auraient pas été tout à
fait habiles dans leurs actes, sans être cependant tout à fait aussi défectueux
qu’ils le sont maintenant : car maintenant, à ce qui relève de la nature,
s’ajoute ce qui relève de la corruption. Et assurément, cette opinion semble
plus probable.
Puis donc qu’il
est nécessaire que l’humidité abonde chez les enfants dans le cerveau, en
lequel les puissances imaginative, estimative, la mémoire et le sens commun ont
leurs organes, il était nécessaire que les actes de ces puissances surtout
soient empêchés, et par conséquent l’intelligence, qui reçoit immédiatement ce
qui provient de telles puissances et se tourne vers elles chaque fois qu’elle
est en acte ; et cependant, l’usage de l’intelligence n’aurait pas été
aussi lié chez les enfants qu’il ne l’est maintenant. Et si l’autre opinion
était vraie, alors l’usage de l’intelligence n’aurait été en rien lié chez les
enfants.
Réponse aux objections :
1° L’âme peut
être empêchée par le corps de deux façons. D’abord par mode de contrariété, ce
qui se produit lorsque le corps résiste à l’âme et l’obscurcit : ce qui
n’aurait certes pas eu lieu dans l’état d’innocence. Ensuite, par mode
d’impuissance et d’imperfection, c’est-à-dire en tant que le corps ne suffit
pas à accomplir tout ce dont l’âme, pour sa part, serait capable ; et
ainsi, rien ne s’opposait à ce que l’âme dans l’état d’innocence soit empêchée
par le corps. En effet, il est certain qu’elle était alors empêchée par le
corps d’obéir à la poussée, et de changer de lieu aussi facilement que
lorsqu’elle est séparée ; et de cette façon, elle était empêchée de
pouvoir user parfaitement de ses puissances. Cependant, il n’y aurait eu en
cela aucune douleur, car l’âme, à cause de son état ordonné, n’aurait commandé
que ce que le corps pouvait exécuter.
2° Bien que
l’intelligence ne se serve pas d’un organe, cependant elle reçoit ce qui
provient de puissances qui usent d’un organe ; voilà pourquoi son acte est
empêché par l’embarras ou l’imperfection des organes corporels.
3° L’espèce
intelligible doit à l’intellect agent, qui est une puissance supérieure à
l’intellect possible, ce qui en elle est formel, et par quoi elle est
actuellement intelligible ; quoique ce qui est matériel en elle soit
abstrait des phantasmes. Voilà pourquoi l’intellect possible reçoit plus
proprement ce qui provient du supérieur que de l’inférieur, puisque ce qui
vient de l’inférieur ne peut être reçu par l’intellect possible que pour autant
qu’il reçoit la forme d’intelligibilité de l’intellect agent. Ou bien il faut
répondre que les puissances inférieures sont aussi supérieures à un certain
point de vue, surtout dans leur puissance d’agir et de causer, du fait même
qu’elles sont plus proches des réalités extérieures, qui sont la cause et la
mesure de notre connaissance. Et de là vient que le sens, non par soi mais
parce qu’il est formellement déterminé par l’espèce de la réalité sensible,
sert à l’imagination, et ainsi de suite.
4° Selon le
Philosophe au troisième livre sur l’Âme, la
puissance intellective se rapporte aux phantasmes comme à des objets. Par
conséquent, notre intelligence a besoin de se tourner vers les phantasmes non
seulement dans l’acquisition de la science, mais aussi dans l’utilisation de la
science acquise ; et la preuve en est que, si l’organe de la puissance
imaginative est abîmé, comme c’est le cas des frénétiques, alors l’homme ne peut
même pas se servir de la science déjà acquise, tant que l’âme est dans le
corps. La parole d’Avicenne s’entend de l’âme séparée du corps, et qui a un
autre mode d’intellection.
5° L’organe de la
puissance imaginative, de la mémoire et de la cogitative est dans le cerveau
lui-même, qui est un lieu de très grande humidité dans le corps humain. C’est
pourquoi, à cause aussi de l’abondance d’humidité qui est chez les enfants, les
actes de ces puissances sont même plus empêchés que ceux des sens extérieurs.
Or l’intelligence reçoit immédiatement ce qui provient non des sens extérieurs,
mais des sens internes.
6° Certains
autres animaux sont naturellement de tempérament sec : voilà pourquoi
au premier temps de leur création il n’y a pas en eux une abondance d’humidité
telle que les actes des sens internes soient beaucoup empêchés. Mais l’homme
est naturellement d’un tempérament modéré, et il est nécessaire qu’abonde en
lui le chaud et l’humide : et c’est pourquoi au premier temps de sa
génération il est nécessaire que se trouve en lui une humidité
proportionnellement plus grande. En effet, dans toutes les générations
d’animaux et de plantes, le début se trouve dans le liquide.
7° Le corps qui
se corrompt appesantit l’âme non seulement par l’impuissance mais aussi par la
résistance et l’obscurcissement. Mais le corps de l’homme dans l’état
d’innocence empêchait les actes de l’âme seulement par une imperfection de
puissance ou de disposition.
Article 1 : L’âme,
après la mort, peut-elle penser ?
Article 2 :
L’âme séparée connaît-elle les singuliers ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Aucune
opération commune à l’âme et au corps ne peut demeurer dans l’âme après la
mort. Or penser est une opération commune à l’âme et au corps ; en effet,
le Philosophe dit au premier livre sur l’Âme
que « dire que l’âme pense, c’est comme si l’on disait qu’elle tisse ou
qu’elle bâtit ». L’âme, après la mort, ne peut donc penser.
2° [Le répondant] disait que le Philosophe parle de l’acte d’intellection qui convient à l’âme dans sa face inférieure, et non de celui qui lui convient dans sa face supérieure. En sens contraire : la face supérieure de l’âme est celle par laquelle elle se tourne vers les réalités divines. Or, même quand l’homme pense quelque chose par révélation divine, sa pensée dépend du corps, car il est nécessaire que cette pensée aussi ait lieu par une conversion aux phantasmes, qui sont dans un organe corporel. En effet, comme dit Denys au premier chapitre de la Hiérarchie céleste : « Le rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppé dans la variété des voiles sacrés » ; et il appelle « voiles » les formes corporelles mêmes sous lesquelles les réalités spirituelles sont révélées. La pensée qui convient à l’âme dans sa face supérieure dépend donc du corps ; et ainsi, la pensée ne reste en aucune façon dans l’âme après la mort.
3° Il est dit en
Eccl. 9, 5 : « Les vivants savent qu’ils doivent mourir,
mais les morts ne connaissent rien de plus » ; la Glose : « parce qu’ils
n’avancent plus ». Il semble donc que l’âme, après la mort, ou ne connaît
rien, si l’expression « de plus » est prise temporellement, ou du
moins ne peut penser les choses qu’elle n’a pas déjà pensées ; car alors
elle progresserait, ce qui s’oppose à la Glose.
4° Selon le
Philosophe au troisième livre sur l’Âme,
les objets sensibles sont au sens ce que les phantasmes sont à l’âme
intellective. Or le sens ne peut rien sentir si des objets sensibles ne lui
sont pas présentés. Donc l’âme humaine non plus ne peut rien penser si des
phantasmes ne lui sont pas présentés. Or les phantasmes ne lui sont pas
présentés après la mort ; car ils ne sont présentés que dans un organe
corporel. L’âme, après la mort, ne peut donc pas penser.
5° [Le répondant] disait que le Philosophe parle de l’âme dans son état d’union au corps. En sens contraire : on détermine l’objet de la puissance en fonction de la nature de la puissance elle-même. Or la nature de l’âme intellective est la même avant et après la mort. Si donc l’âme intellective avant la mort est ordonnée aux phantasmes comme à des objets, il semble qu’il en va de même aussi après la mort ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
6° L’âme ne peut
penser si la puissance intellective lui est ôtée. Or après la mort, les
puissances intellectives que sont l’intellect agent et l’intellect possible ne
restent pas dans l’âme. En effet, de telles puissances lui conviennent à cause
de l’union de l’âme et du corps ; car si elle n’était pas unie au corps,
elle n’aurait pas ces puissances, comme l’ange non plus ne les a pas. L’âme,
après la mort, ne peut donc pas penser.
7° Le
Philosophe dit au premier livre sur l’Âme
que la pensée est corrompue lorsque quelque chose est corrompu à l’intérieur.
Or cet intérieur dont parle le Philosophe est corrompu à la mort. Il n’y aura
donc pas de pensée après la mort.
8° Si l’âme après
la mort pense, il est nécessaire qu’elle pense au moyen de quelque puissance ;
car tout ce qui agit, agit par une puissance active, et ce qui subit, subit par
une puissance passive. Elle pense donc soit par la même puissance qu’elle a eue
dans l’état de voie, soit par une autre. Si c’est par une autre, alors il
semble que lorsqu’elle est séparée du corps, de nouvelles puissances lui
naissent en plus ; ce qui ne semble pas probable. Et si c’est par la même,
cela non plus ne semble pas probable, puisque les puissances qu’elle a
maintenant sont en elle en raison de l’union au corps, union qui cesse à la
mort. L’âme, après la mort, ne peut donc pas penser.
9° Si la
puissance intellective demeure en elle, elle demeure soit dans la mesure où
elle est fondée dans la substance de l’âme, soit dans la mesure où elle se
rapporte à l’acte. Or ce n’est pas dans la mesure où elle est fondée dans la
substance de l’âme : car si elle demeurait seulement ainsi, elle ne
pourrait rien penser d’autre qu’elle-même. Ni non plus dans la mesure où elle
se rapporte à l’acte : car dans la mesure où elle se rapporte à l’acte,
elle est perfectionnée par les habitus qu’elle a acquis dans le corps, habitus
qui assurément dépendent du corps. Il semble donc que la puissance intellective
ne demeure pas après la mort ; et ainsi, l’âme après la mort ne pensera pas.
10° Tout ce qui
est pensé, est pensé soit au moyen de l’essence de celui qui pense, soit au
moyen de l’essence de la réalité pensée, soit au moyen de la ressemblance en
celui qui pense de la réalité pensée. Or, l’on ne peut pas dire que l’âme ne
pense la réalité qu’au moyen de l’essence de la réalité pensée elle-même :
car alors elle ne penserait que soi-même, les habitus, et les autres choses
dont les essences sont actuellement en elle. Semblablement, on ne peut pas dire
qu’elle ne pense qu’au moyen de l’essence d’elle-même pensant : car alors,
si elle pensait d’autres choses que soi, il serait nécessaire que son essence
soit le modèle des autres réalités, comme l’essence divine est le modèle de
toutes les réalités ; et par ce moyen, Dieu, en pensant son essence, pense
toutes les autres choses, ce qui ne peut pas se dire de l’âme. Ni, de même, au
moyen des ressemblances en l’âme des réalités pensées : car il semblerait
qu’elle pense surtout au moyen des espèces qu’elle a acquises dans le corps. Et
l’on ne peut pas dire qu’elle ne pense que par elles : car alors les âmes
des enfants, qui n’ont rien reçu des sens, ne penseraient rien après la mort.
Il semble donc qu’en aucune façon l’âme après la mort ne peut penser.
11° Si [le
répondant] dit qu’elle connaîtra par des espèces concréées, alors en sens
contraire : tout ce qui est concréé à l’âme, lui convient indifféremment
qu’elle soit dans le corps ou séparée du corps. Si donc l’âme humaine possède
des espèces concréées pour pouvoir connaître, la connaissance au moyen de
telles espèces lui convient non seulement après qu’elle est séparée du corps,
mais aussi pendant qu’elle est dans le corps ; et ainsi, il semble que les
espèces qu’elle reçoit des réalités seraient superflues.
12° Et si [le
répondant] dit que, pendant qu’elle est unie au corps, elle est empêchée par le
corps de pouvoir s’en servir, alors en sens contraire : si le corps
empêche l’usage des ces espèces, ce sera soit en raison de la nature
corporelle, soit en raison de la corruption. Or ce n’est pas en raison de la
nature corporelle, car elle n’a aucune contrariété avec l’intelligence ;
or une chose ne peut être naturellement empêchée que par son contraire. Ni, de
même, en raison de la corruption : car alors, dans l’état d’innocence,
quand une telle corruption n’existait pas, l’homme aurait pu se servir de ce
genre d’espèces innées, et dans ce cas, il n’aurait pas eu besoin de
l’intermédiaire des sens pour que l’âme reçoive les espèces provenant des
réalités ; ce qui semble être faux. Il semble donc que l’âme séparée ne
pense pas par des espèces innées.
13° Et si [le
répondant] dit qu’elle pense par des espèces infuses, alors en sens
contraire : ce genre d’espèces lui est infusé soit par Dieu, soit par un
ange. Or ce n’est pas par un ange, car il serait alors nécessaire que de telles
espèces soient créées par l’ange dans l’âme. Ni, de même, par Dieu, car il
n’est pas probable que Dieu infuse ses dons à ceux qui sont en enfer ;
d’où il s’ensuivrait que les âmes en enfer ne penseraient pas. Et ainsi, il ne
semble pas que l’âme séparée pense par des espèces infuses.
14° Saint
Augustin, au dixième livre sur la Trinité,
chap. 5, déterminant la façon dont l’âme connaît, dit ceci :
« Comme l’âme ne peut emporter ces corps à l’intérieur d’elle-même, en ce
qui est comme le domaine de la nature incorporelle, elle roule en elle leurs
images et entraîne ces images faites d’elle-même en elle-même. Elle leur donne
pour les former quelque chose de sa propre substance ; elle conserve
pourtant le pouvoir de juger de telles images : ce pouvoir, c’est
proprement l’esprit, l’intelligence raisonnable, qui demeure comme principe de
jugement. Car ces parties de l’âme qu’informent les ressemblances corporelles,
nous sentons qu’elles nous sont communes avec les animaux. » En ces paroles,
il est exprimé que le jugement de l’âme raisonnable porte sur les images par
lesquelles sont informées les puissances sensitives. Or de telles images ne
demeurent pas après la mort, puisqu’elles sont reçues dans un organe corporel.
Le jugement de l’âme raisonnable, qui est sa pensée, ne demeure donc pas non
plus dans l’âme après la mort.
En sens contraire :
1° Selon saint
Jean Damascène, « aucune essence ne peut être privée de son opération
propre ». Or l’opération propre à l’âme raisonnable est de penser. L’âme
pense donc, après la mort.
2° De même qu’une
chose est rendue passive par son union à un corps matériel, de même elle est
rendue active par séparation de ce même corps ; en effet, le chaud agit et
subit suivant l’union de la chaleur et de la matière ; et s’il y avait une
chaleur sans matière, elle agirait et ne subirait pas. Donc l’âme aussi est
rendue tout à fait active par la séparation du corps. Or, que les puissances de
l’âme ne puissent pas connaître par elles-mêmes sans des objets extérieurs,
cela leur convient en tant qu’elles sont passives, comme le Philosophe le dit
du sens, au deuxième livre sur l’Âme.
Donc l’âme, après la séparation du corps, pourra penser par soi-même sans
recevoir ce qui provient des objets.
3° Saint Augustin
dit au neuvième livre sur la Trinité
que « de même que l’âme recueille au moyen des sens corporels les
connaissances qu’elle a des réalités corporelles, de même les connaissances
qu’elle a des réalités incorporelles, elle les recueille par elle-même ».
Or elle sera toujours présente à elle-même. Elle pourra donc au moins avoir la
pensée des réalités incorporelles.
4° Comme on le
voit dans la citation précédente de saint Augustin, l’âme connaît les réalités
corporelles en roulant leurs images et en les entraînant en elle-même. Or elle
pourra faire cela plus librement après la séparation du corps ; d’autant
plus que saint Augustin dit dans la citation en question qu’elle le fait par
elle-même. Elle pourra donc mieux penser une fois séparée du corps.
5° Il est dit au
livre sur l’Esprit et l’Âme que l’âme
séparée du corps entraîne avec elle ses puissances. Or c’est en raison de ses
puissances qu’elle est appelée cognitive. Elle pourra donc connaître, après la
mort.
Réponse :
Comme dit le
Philosophe au premier livre sur l’Âme,
si aucune des opérations de l’âme elle-même ne lui est propre, c’est-à-dire si
elle ne peut en avoir une sans le corps, alors il est impossible que l’âme soit
elle-même séparée du corps. En effet, l’opération d’une réalité quelconque est
pour ainsi dire sa fin, puisque c’est ce qu’il y a de meilleur en elle. Par
conséquent, de même que nous soutenons fermement, suivant la foi catholique,
que l’âme après la mort demeure séparée du corps, de même aussi il est
nécessaire de soutenir qu’existant sans le corps elle peut penser. Mais il est
difficile de concevoir la façon dont elle pense, car il est nécessaire de poser
qu’elle a un autre mode d’intellection que maintenant ; puisqu’il apparaît
maintenant avec évidence qu’elle ne peut penser que si elle se tourne vers les
phantasmes, qui ne restent absolument pas après la mort.
Certains disent
que, de même qu’elle reçoit maintenant les espèces provenant des réalités
sensibles par l’intermédiaire des sens, de même elle pourra alors recevoir sans
l’intervention d’aucun sens. Mais cela semble impossible, car le passage d’un
extrême à l’autre extrême ne se fait que par des médiums. Or l’espèce a, dans
la réalité sensible elle-même, une existence très matérielle, mais dans
l’intelligence, une existence très spirituelle ; il est donc nécessaire
qu’elle passe à cette spiritualité par l’intermédiaire de certains degrés, par
exemple : dans le sens, elle a une existence plus spirituelle que dans la
réalité sensible, dans l’imagination encore plus spirituelle que dans le sens,
et ainsi de suite en montant.
C’est pourquoi
d’autres affirment que l’âme pense après la mort au moyen des espèces des
réalités qu’elle a reçues des sens lorsqu’elle était dans le corps, et
conservées dans l’âme elle-même. Mais cette opinion est réprouvée par certains
auteurs qui suivent l’opinion d’Avicenne. En effet, puisque l’âme intellective
ne se sert pas d’un organe corporel quant à l’intelligence, une chose ne peut
exister dans la partie intellective de l’âme qu’en tant qu’intelligible. Mais
dans les puissances qui usent d’un organe corporel, une chose peut être
conservée non en tant que connaissable mais comme en un certain sujet
corporel ; et c’est pourquoi il arrive qu’il y ait des puissances
sensitives qui n’appréhendent pas toujours actuellement les espèces ou les
concepts conservés en elles, comme cela est clair pour l’imagination et la
mémoire. De la sorte, il semble que dans la partie intellective rien ne soit
conservé qui ne soit appréhendé actuellement ; et ainsi, en aucune façon
l’âme ne peut penser après la mort au moyen d’espèces déjà reçues des réalités.
Mais cela ne
semble pas vrai, car tout ce qui est reçu en quelque chose, est reçu en lui
suivant le mode d’être de ce qui reçoit. Or, puisque la substance immatérielle
a un être plus fixe et plus stable que la substance corporelle, les espèces
seront reçues dans la partie intellective de façon plus ferme et immobile que
dans aucune réalité matérielle. Et bien qu’elles soient reçues en elle en tant
qu’intelligibles, il n’est cependant pas nécessaire qu’elles soient toujours
pensées en acte, car elle ne sont pas toujours en acte parfait, ni en puissance
pure ; mais en acte incomplet, qui est intermédiaire entre la puissance et
l’acte, ce qui revient à une existence habituelle dans l’intelligence. Et c’est
pourquoi le Philosophe veut que l’âme intellective soit le lieu des espèces, au
troisième livre sur l’Âme, parce
qu’elle les retient en elle et les conserve. Mais cependant, de telles espèces
déjà reçues et conservées ne suffisent pas à la connaissance qu’il est
nécessaire de poser dans l’âme séparée ; d’abord à cause des âmes des
enfants, ensuite parce que de nombreuses choses seront connues de l’âme séparée
qui ne sont pas connues de nous maintenant, comme les peines de l’enfer, et
autres choses semblables.
Voilà pourquoi
d’autres prétendent que l’âme séparée, bien qu’elle ne reçoive pas ce qui
provient des réalités, a cependant le pouvoir de se conformer aux réalités à
connaître lorsqu’elle est en leur présence ; comme nous voyons que
l’imagination compose par elle-même des formes qu’elle n’a jamais reçues par
les sens. Mais cela non plus ne peut se soutenir, car il est impossible qu’une
seule et même chose se fasse passer de la puissance à l’acte. Or notre âme est
en puissance aux ressemblances des réalités par lesquelles elle connaît. Il est
donc nécessaire qu’elles soient mises en acte non par l’âme elle-même, mais par
une chose qui a ces ressemblances en acte : soit par les réalités mêmes,
soit par Dieu, en qui toutes les formes sont en acte. Par conséquent, ni
l’intelligence ni même l’imagination ne compose de forme nouvellement, si ce
n’est à partir de choses préexistantes ; par exemple, celle-ci compose la
forme de montagne d’or à partir des ressemblances préexistantes d’or et de
montagne.
Et c’est
pourquoi d’autres disent que les formes par lesquelles l’âme séparée pense lui
sont imprimées par Dieu dès sa création même, et que c’est par elles, selon
certains, que nous pensons, même maintenant ; de sorte que l’âme n’obtient
pas de nouvelles espèces par les sens, mais elle est seulement excitée à
regarder les espèces qu’elles a en soi, conformément à l’opinion des
Platoniciens, qui voulaient qu’apprendre ne fût rien d’autre que se souvenir.
Mais l’expérience contredit cette opinion. En effet, nous constatons que celui
qui manque d’un sens, manque d’une science, par exemple celui qui n’a pas la
vue ne peut avoir de science concernant les couleurs ; ce qui ne serait
point, si l’âme n’avait pas besoin pour connaître de recevoir des espèces
depuis les sens.
Mais selon
d’autres, l’âme unie au corps ne pense rien au moyen de ces espèces concréées,
étant empêchée par le corps ; mais elle pensera par elles quand elle sera
séparée du corps. Mais cela aussi semble dur à admettre, que les espèces qui
sont naturellement mises dans l’âme soient totalement empêchées par le corps,
alors que l’union du corps et de l’âme n’est pas accidentelle à l’âme, mais
naturelle. En effet, nous ne rencontrons jamais que, lorsque deux choses sont naturelles
à une réalité, l’une soit le total empêchement de l’autre ; sinon l’autre
existerait inutilement. Cette position est aussi en désaccord avec l’opinion du
Philosophe qui, au troisième livre sur l’Âme,
compare l’intelligence humaine à une table sur laquelle rien n’est écrit.
Voilà pourquoi
il faut répondre autrement en disant que chaque chose reçoit l’influence de son
supérieur suivant le mode de son être. Or l’âme raisonnable possède l’être en
un certain mode intermédiaire entre les formes séparées et les formes
matérielles. En effet, les formes séparées que sont les anges reçoivent de Dieu
un être indépendant de toute matière, et qui n’est en aucune matière. Les
formes matérielles, par contre, reçoivent de Dieu un être à la fois existant
dans la matière, et dépendant de la matière, car il ne peut être conservé sans
matière. Mais l’âme raisonnable tient de Dieu un être existant certes dans la
matière — en tant qu’elle est la forme du corps, et par là unie au corps
dans son être — mais non dépendant du corps, car l’être de l’âme peut se
conserver sans le corps. Et c’est pourquoi l’âme raisonnable reçoit l’influence
de Dieu d’une façon intermédiaire entre les anges et les substances
matérielles. Car elle reçoit la lumière intellectuelle de telle façon que sa
connaissance intellective se réfère au corps, en tant qu’elle reçoit (les
phantasmes) en provenance des puissances corporelles, et qu’elle doive regarder
vers eux lorsqu’elle considère en acte ; en quoi elle se trouve inférieure
aux anges. Et cependant cette lumière n’est pas liée au corps de sorte que son
opération s’accomplisse par un organe corporel ; en quoi elle se trouve
supérieure à toute forme matérielle, qui n’a point d’opération à laquelle la
matière ne participe. Mais quand l’âme sera séparée du corps, de même qu’elle
n’aura son être ni dépendant du corps ni existant dans le corps, de même aussi
elle recevra l’influence de la connaissance intellectuelle de telle sorte
qu’elle ne sera pas liée au corps comme si elle s’exerçait par lui, et n’aura
absolument aucune relation avec le corps.
Et ainsi,
lorsque l’âme nouvellement créée est infusée au corps, il ne lui est donné de
connaissance intellectuelle qu’en relation avec les puissances
corporelles : par exemple, il lui est donné de pouvoir par l’intellect
agent rendre intelligibles en acte les phantasmes, qui sont intelligibles en
puissance, et recevoir par l’intellect possible les espèces ainsi abstraites.
Et de là vient que, tant qu’elle a un être uni au corps dans le présent état de
voie, même les choses dont les espèces sont conservées en elle, elle ne les
connaît qu’en regardant vers les phantasmes. Et toujours pour la même raison,
des révélations de Dieu ne lui sont faites que sous les apparences des
phantasmes, et elle ne peut pas non plus penser les substances séparées,
celles-ci ne pouvant être adéquatement connues au moyen des espèces des
réalités sensibles. Mais quand elle aura un être dégagé du corps, alors elle
recevra l’influence de la connaissance intellectuelle à la façon dont les anges
reçoivent, sans aucune référence au corps, c’est-à-dire qu’elle recevra de Dieu
lui-même les espèces des réalités, et il ne sera pas nécessaire, pour penser en
acte par ces espèces ou par celles qu’elle a déjà acquises, de se tourner vers
des phantasmes ; il ne lui sera pas moins possible de voir d’une
connaissance naturelle les substances séparées elles-mêmes, que sont les anges
ou les démons, mais non pas Dieu, ce qui n’est accordé à aucune créature sans
la grâce.
De tout cela,
l’on peut déduire que l’âme après la mort pense de trois façons : d’abord
par les espèces qu’elle a reçues des réalités pendant qu’elle était dans le
corps ; ensuite par les espèces divinement infusées lors même de sa
séparation d’avec le corps ; enfin en voyant les substances séparées et en
regardant en elles les espèces des réalités. Mais ce dernier mode n’est pas
soumis à son arbitre, mais plutôt à l’arbitre de la substance séparée, qui
ouvre son intelligence en parlant et ferme celle-ci en se taisant ; et
l’on a dit ailleurs en quoi consistait cette parole.
Réponse aux objections :
1° L’opération de
l’intelligence qui est commune à l’âme et au corps est l’opération qui convient
maintenant à l’âme intellective en relation avec les puissances corporelles,
que l’on considère cette opération dans la partie supérieure de l’âme, ou dans
la partie inférieure. Mais après la mort, l’âme séparée du corps aura une
opération qui ne se fera point par un organe corporel et n’aura aucune relation
avec le corps.
2° On voit dès
lors clairement la solution au deuxième argument.
3° Cette citation
parle de l’avancement du mérite ; et cela ressort d’une autre glose qui
dit au même endroit : « certains affirment qu’après la mort les
mérites croissent et décroissent » ;
si bien que le
sens est : « ils n’avancent plus » dans la connaissance,
c’est-à-dire pour avoir un plus grand mérite ou une plus grande récompense, ou
pour qu’une connaissance plus claire leur soit due ; et le sens n’est pas
qu’ensuite il ne connaîtraient rien de ce qu’ils ignoraient auparavant :
il est en effet établi qu’ils connaîtront alors les peines de l’enfer, qu’ils
ne connaissent pas maintenant.
4° Le Philosophe,
au troisième livre sur l’Âme, ne
parle que de l’intelligence unie au corps ; car sinon, la considération de
l’intelligence ne concernerait pas le physicien.
5° Bien que la
nature de l’âme soit la même avant et après la mort quant à la nature de
l’espèce, cependant le mode d’existence n’est pas le même, et par conséquent le
mode d’opération non plus.
6° Dans l’âme
séparée demeureront la puissance intellective, et l’intellect agent, et
l’intellect possible : car de telles puissances ne sont pas causées dans
l’âme par le corps ; quoique, lorsqu’elles existent dans l’âme unie au
corps, elles aient une relation avec le corps, qu’elles n’auront pas dans l’âme
séparée.
7° Le Philosophe
parle de la pensée qui nous convient maintenant par rapport aux
phantasmes : en effet, elle est empêchée lorsque l’organe corporel est
empêché, et totalement corrompue lorsqu’il est corrompu.
8° Les mêmes
puissances intellectives qui sont maintenant dans l’âme seront dans l’âme
séparée, car elles sont naturelles ; or il est nécessaire que les
puissances naturelles demeurent, quoiqu’elles aient maintenant avec le corps
une relation qu’elles n’auront pas alors, comme on l’a dit.
9°
Les
puissances intellectives demeurent dans l’âme séparée, tant du côté où elles
sont enracinées dans l’essence de l’âme, que du côté où elles se rapportent à
l’acte ; et il n’est pas nécessaire que les habitus qui ont été acquis
dans le corps soient détruits ; sauf peut-être suivant l’opinion
susmentionnée, qui prétend qu’une espèce ne reste dans l’intelligence qu’au
moment où elle est actuellement pensée. Supposé aussi que ces habitus ne
restent pas, la puissance intellective resterait ordonnée aux actes de l’autre
sorte.
10° L’âme après la
mort pense par des espèces. Et elle peut assurément penser au moyen des espèces
qu’elle a acquises dans le corps, bien que celles-ci ne suffisent pas tout à
fait, comme l’objection le mentionne.
11°
&
12°
Nous accordons les deux arguments suivants.
13° L’infusion des
dons gratuits ne parvient pas à ceux qui sont en enfer ; mais ceux-ci ne
sont pas privés de la participation aux dons qui appartiennent à l’état de
nature : car rien n’est universellement privé de la participation du bien,
comme dit Denys au deuxième chapitre de la Hiérarchie
céleste. Or la susdite infusion d’espèces, qui se fait lors de la
séparation de l’âme et du corps, relève de la condition naturelle de la
substance séparée ; voilà pourquoi les âmes des damnés ne sont pas non
plus privées d’une telle infusion.
14° Saint Augustin
veut montrer par ces paroles comment l’âme s’entoure des ressemblances des
réalités corporelles, au point d’estimer parfois qu’elle-même est un corps,
comme on le voit clairement dans les opinions des anciens philosophes. Et il
dit que cela se produit parce que l’âme, tendue vers les corps, s’applique à
ceux-ci au moyen des sens extérieurs, et par ce moyen s’efforce d’introduire vers
soi les corps eux-mêmes autant que possible. Or, étant elle-même incorporelle,
elle ne peut « emporter les corps eux-mêmes » à l’intérieur de soi,
mais elle introduit les ressemblances des corps « comme dans le domaine de
la nature incorporelle » : encore que les formes existant dans
l’imagination soient sans matière, elles ne parviennent cependant pas jusqu’au
domaine de la nature incorporelle, n’étant pas encore dégagées des dépendances
de la matière. Or il est dit qu’elle « entraîne » ces ressemblances,
en tant qu’elle les abstrait quasi subitement des réalités sensibles. Il est
dit qu’elle les « roule », en tant qu’elle les simplifie, ou en tant
qu’elle les compose et les divise. Elle les « fait en elle-même », en
tant qu’elles sont reçues dans la puissance de l’âme, c’est-à-dire
l’imaginative. Elle les « fait d’elle-même », car c’est l’âme
elle-même qui forme en soi de telles imaginations, de sorte que l’expression
« de » indique le principe efficient. Voilà pourquoi il ajoute que
l’âme « donne pour former ces espèces quelque chose de sa propre
substance », c’est-à-dire qu’une certaine partie de l’âme enracinée dans
sa substance est affectée à la charge de former les images. Mais tout ce qui
juge de quelque chose doit nécessairement en être libre — et c’est
pourquoi l’intelligence est faite pure et sans mélange, afin de juger toutes
choses, suivant le Philosophe — ; par conséquent, pour que l’âme juge sur
de telles images, qui ne sont pas les réalités elles-mêmes, mais les
ressemblances des réalités, il est nécessaire qu’il y ait dans l’âme quelque
chose de supérieur, qui n’est pas occupé par ces images : et c’est
l’esprit, qui peut juger sur de telles images. Cependant, il n’est pas
nécessaire que l’esprit juge de ces seules images, mais il juge parfois aussi
de ces choses qui ne sont ni des corps, ni des ressemblances de corps.
Objections :
Il semble que
non.
1° Si elle
connaît les singuliers, c’est soit au moyen d’espèces concréées, soit au moyen
d’espèces acquises. Or ce n’est pas par des espèces acquises, car dans la
partie intellective sont reçues des espèces non pas singulières, mais
universelles ; « et seul ce genre de l’âme est séparé du corps, comme
l’éternel du corruptible », suivant le Philosophe. Ni, de même, par des
espèces concréées, car, les singuliers étant infiniment nombreux, il serait
nécessaire de poser qu’une infinité d’espèces lui seraient concréées, ce qui
est impossible. L’âme séparée ne connaît donc pas les singuliers.
2° [Le répondant] disait qu’elle connaît les singuliers par une espèce universelle. En sens contraire : une espèce indistincte ne peut être le principe d’une connaissance distincte. Or l’espèce universelle est indistincte, tandis que la connaissance des singuliers est une connaissance distincte. L’âme séparée ne peut donc pas connaître les singuliers par des espèces universelles.
3° [Le répondant] disait que l’âme séparée, en présence du singulier, se conforme à celui-ci, et ainsi le connaît. En sens contraire : quand le singulier est présent à l’âme, ou bien quelque chose passe du singulier vers l’âme, ou bien rien ne passe. Si quelque chose passe, l’âme séparée reçoit donc quelque chose des singuliers, ce qui semble discordant. Et si rien ne passe, les espèces existant dans l’âme demeurent donc communes, et ainsi, rien de singulier ne peut être connu par leur intermédiaire.
4° Rien
d’existant en puissance ne se fait passer de la puissance à l’acte. Or l’âme
cognitive est en puissance aux réalités connaissables. Elle ne peut donc
elle-même se faire passer à l’acte, pour se conformer à elles. Et ainsi, il
semble que l’âme séparée, en présence des singuliers, ne les connaisse pas.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Lc 16, 23 que le riche en enfer a connu Abraham et Lazare, et qu’il
gardait la connaissance de ses frères encore vivants. L’âme séparée connaît
donc les singuliers.
2° La douleur
n’est pas sans connaissance. Or l’âme supportera la douleur du feu et des
autres peines de l’enfer. Elle connaîtra donc les singuliers.
Réponse :
Comme on l’a
dit, l’âme séparée connaît de deux façons : d’abord au moyen d’espèces
infusées lors même de la séparation ; ensuite par les espèces qu’elles a
reçues dans le corps.
Et quant à la
première façon, l’on doit attribuer à l’âme séparée une connaissance semblable
à la connaissance angélique ; donc, de même que les anges connaissent les
singuliers par des espèces concréées, de même aussi l’âme les connaît par des
espèces mises en elle lors même de la séparation. En effet, puisque les idées
existant dans l’esprit divin sont productrices des réalités quant à la forme et
la matière, il est nécessaire qu’elles en soient les modèles et les
ressemblances quant à l’une et l’autre. La réalité est donc connue par leur
moyen non seulement dans la nature du genre et de l’espèce, qui se prend des
principes formels, mais aussi dans sa singularité, dont le principe est la
matière. Mais les formes concréées aux esprits angéliques, et celles que les
âmes acquièrent lors de leur séparation, sont des ressemblances de ces raisons
idéales qui sont dans l’esprit divin ; de sorte que, de même que les
réalités dérivent de ces idées pour subsister en forme et matière, de même les
espèces dérivent dans les esprits créés, pour leur faire connaître les réalités
et quant à la forme, et quant à la matière, c’est-à-dire et quant à la nature
universelle, et quant à la nature singulière : et ainsi, au moyen de
telles espèces l’âme séparée connaît les singuliers.
Quant aux
espèces qui sont reçues des sens, elles sont semblables aux réalités dans la
mesure seulement où les réalités peuvent agir ; c’est-à-dire par la forme.
Voilà pourquoi les singuliers ne peuvent pas être connus par leur
intermédiaire, sauf peut-être en tant qu’elles sont reçues dans une puissance
usant d’un organe corporel, en laquelle elles sont reçues en quelque sorte
matériellement, et donc particulièrement. Mais dans l’intelligence, qui est
tout à fait exempte de matière, elles ne peuvent être le principe que d’une
connaissance universelle, sauf peut-être par une certaine réflexion sur les
phantasmes à partir desquels les espèces intelligibles sont abstraites. Mais
cette réflexion ne pourra pas avoir lieu après la mort et la corruption des
phantasmes. Cependant, l’âme pourra appliquer de telles formes universelles aux
singuliers dont elle a connaissance de l’autre façon.
Réponse aux objections :
1° L’âme séparée
ne connaît pas les singuliers par les espèces acquises dans le corps, ni par
des espèces concréées, mais par des espèces mises en elle lors de la
séparation. Et cependant, il n’est pas nécessaire pour qu’elle connaisse les
singuliers qu’une infinité d’espèces lui soient alors aussi infusées :
d’une part parce que les singuliers qui doivent être connus d’elle ne sont pas infiniment
nombreux actuellement ; d’autre part parce qu’au moyen d’une unique
ressemblance de l’espèce, la substance séparée peut connaître tous les
individus de cette espèce, en tant que cette ressemblance de l’espèce est faite
ressemblance propre de chacun des singuliers suivant le rapport propre à tel ou
tel individu, comme on l’a dit des anges dans la question sur les anges, et
comme cela est clair pour l’essence divine, qui est la similitude propre non
seulement des individus d’une seule espèce, mais de tous les étants, suivant
les divers rapports aux différentes réalités.
2° Bien que les
espèces par lesquelles l’âme séparée connaît les singuliers soient en
elles-mêmes immatérielles, et donc universelles, elles sont cependant des
ressemblances de la réalité et quant à la nature universelle et quant à la
nature singulière ; voilà pourquoi rien n’empêche que des singuliers
soient connus par leur intermédiaire.
3° &
4° Nous
accordons les autres arguments.
Article 1 : Le
bien ajoute-t-il quelque chose à l’étant ?
Article 2 :
L’étant et le bien sont-ils convertibles quant aux suppôts ?
Article 3 : Le
bien, dans sa notion, est-il antérieur au vrai ?
Article 4 :
Toutes choses sont-elles bonnes par la bonté première ?
Article 5 : Le
bien créé est-il bon par son essence ?
Article 6 : Le
bien créé consiste-t-il en un mode, une espèce et un ordre, comme dit saint
Augustin ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Chaque chose,
par son essence, est un étant. Or la créature n’est pas bonne par essence mais
par participation. Le bien ajoute donc quelque chose à l’étant quant à la
réalité.
2° Puisque le
bien inclut l’étant dans sa notion, et que cependant le bien est distinct de
l’étant quant à la notion, il est nécessaire que la notion de bien ajoute
quelque chose à la notion d’étant. Or, l’on ne peut pas dire qu’il ajoute à
l’étant une négation, comme l’un, qui ajoute à l’étant l’indivision, car toute
la notion de bien consiste en une position. Le bien ajoute donc positivement
quelque chose à l’étant ; et ainsi, il semble qu’il ajoute réellement
quelque chose.
3° [Le répondant] disait qu’il ajoute une relation à la fin. En sens contraire : dans ce cas, le bien ne serait rien d’autre qu’un étant relatif. Or l’étant relatif concerne un genre d’étant déterminé, celui de la relation. Le bien est donc dans un prédicament déterminé ; ce qui s’oppose au Philosophe au premier livre de l’Éthique, où il pose le bien dans tous les genres.
4° Comme on peut
le déduire des paroles de Denys au quatrième chapitre des Noms divins, le bien est diffusif de soi et de l’être. Donc ce qui
fait qu’une chose est diffusive rend cette chose bonne. Or diffuser implique
une certaine action ; et l’action procède de l’essence par l’intermédiaire
de la puissance. Une chose est donc appelée bonne en raison de la puissance
ajoutée à l’essence ; et ainsi, le bien ajoute réellement quelque chose à
l’être.
5° Plus on
s’éloigne de l’unique principe simple, plus on trouve dans les réalités une
grande diversité. Or en Dieu, l’étant et le bien sont un par la réalité, et se
distinguent par la notion. Donc, dans les créatures, ils se distinguent plus
que par la notion ; et ainsi, ils se distinguent par la réalité, puisqu’au-dessus
de la distinction de notion il n’y a que la distinction de réalité.
6° Les prédicats
accidentels ajoutent réellement à l’essence de la réalité. Or la bonté est
accidentelle à la réalité créée ; sinon elle ne pourrait pas perdre la
bonté. Le bien ajoute donc réellement quelque chose à l’étant.
7° Tout ce
qui se dit par détermination formelle d’une chose, ajoute à celle-ci réellement
quelque chose, étant donné que rien n’est déterminé formellement par soi-même.
Or le bien se dit par détermination formelle, comme il est dit dans le
commentaire du livre des Causes ;
le bien ajoute donc quelque chose à l’étant.
8° En outre, rien
n’est déterminé par soi-même ; or le bien détermine l’étant ; le bien
ajoute donc quelque chose à l’étant.
9° [Le répondant] disait que le bien détermine l’étant quant à la notion. En sens contraire : ou bien quelque chose correspond à cette notion dans la réalité, ou bien rien n’y correspond. Si rien n’y correspond, il s’ensuivra que cette notion est inutile et vaine ; et si quelque chose correspond dans la réalité, on obtient donc ce qu’on cherchait : que le bien ajoute réellement quelque chose à l’étant.
10° La
relation est spécifiée par son terme. Or le bien signifie une relation à un
terme déterminé, qui est la fin. Le bien signifie donc une relation spécifique.
Or tout étant spécifié ajoute réellement quelque chose à l’étant commun. Le
bien ajoute donc réellement, lui aussi, quelque chose à l’étant.
11° De même que le
bien et l’étant sont convertibles, de même l’homme et « être capable de
rire ». Or bien que « être capable de rire » soit convertible
avec l’homme, cependant il ajoute réellement à l’homme, à savoir le propre même
de l’homme, qui est du genre des accidents. Donc le bien aussi ajoute réellement
à l’étant.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit que « c’est parce que Dieu est bon que nous sommes, et c’est dans la
mesure où nous sommes que nous sommes bons ». Il semble donc que le bien
n’ajoute rien à l’étant.
2° Chaque fois
que deux choses sont dans un rapport tel que l’une ajoute à l’autre par la
réalité ou par la notion, l’une d’elles peut être pensée sans l’autre. Or
l’étant ne peut être pensé sans le bien. Le bien n’ajoute donc rien à l’étant,
ni par la réalité ni par la notion. Preuve de la mineure : Dieu peut faire
plus que l’homme ne peut penser. Or Dieu ne peut pas faire un étant qui ne soit
bon ; car par le fait même qu’il vient du Bien, il est bon, comme le
montre Boèce au livre des Semaines.
L’intelligence ne peut donc pas non plus penser cela.
Réponse :
Une chose peut
ajouter à une autre de trois façons. D’abord, en ajoutant une réalité qui soit
hors de l’essence de la chose à laquelle on dit qu’elle s’ajoute ; par
exemple, le blanc ajoute quelque chose au corps, car l’essence de la blancheur
est hors de l’essence du corps. Ensuite, on dit qu’une chose ajoute à une autre
comme en la contractant et en la déterminant ; par exemple, l’homme ajoute
quelque chose à l’animal : non qu’il y ait en l’homme quelque réalité qui
soit complètement hors de l’essence de l’animal — sinon il serait
nécessaire de dire que tout ce qu’est l’homme n’est pas l’animal, mais que
l’animal est une partie de l’homme — mais l’animal est contracté par
l’homme, car ce qui est contenu de façon déterminée et actuelle dans la notion
d’homme est implicitement et quasi potentiellement contenu dans la notion
d’animal. Ainsi il entre dans la notion d’homme d’avoir une âme raisonnable,
mais il entre dans la notion d’animal d’avoir une âme, sans déterminer si elle
est raisonnable ou non raisonnable ; cependant cette détermination,
suivant laquelle on dit que l’homme ajoute à l’animal, est fondée en quelque
réalité. Enfin, on dit qu’une chose ajoute à une autre quant à la notion
seulement ; c’est-à-dire quand quelque chose entre dans la notion de l’une
sans entrer dans la notion de l’autre, et cependant n’est rien dans la réalité
mais seulement dans la raison, qu’il contracte ou non ce à quoi on dit qu’il
s’ajoute. En effet, « aveugle » ajoute quelque chose à l’homme, à savoir
la cécité, qui n’est pas une chose qui est dans la réalité, mais seulement un
étant de raison, la raison comprenant les privations ; et l’homme est
contracté par cela, car tout homme n’est pas aveugle ; mais quand on dit
la taupe aveugle, il ne se fait aucune contraction par cet ajout.
Or il est
impossible qu’une chose ajoute quelque chose à l’étant universel de la première
façon, quoiqu’il puisse y avoir ainsi une addition à quelque étant
particulier ; en effet, il n’est aucune réalité de nature qui soit hors de
l’essence de l’étant universel, quoiqu’il existe quelque réalité hors de
l’essence de cet étant-ci. De la deuxième façon, certaines choses se trouvent
ajouter à l’étant, car l’étant est contracté par les dix genres, dont chacun
ajoute quelque chose à l’étant ; non certes un accident, ou quelque
différence qui serait hors de l’essence de l’étant, mais un mode d’être
déterminé, qui est fondé dans l’essence même de la réalité. Et de cette façon,
le bien n’ajoute rien à l’étant, puisque le bien se divise également en dix
genres, comme l’étant, ainsi qu’on le voit au premier livre de l’Éthique.
Voilà pourquoi
il est nécessaire ou bien qu’il n’ajoute rien à l’étant, ou bien qu’il ajoute
quelque chose qui soit seulement dans la raison. En effet, s’il ajoutait quelque
chose de réel, il serait nécessaire que l’étant soit contracté par la notion de
bien à quelque genre spécial. Or, puisque l’étant est ce qui rentre en premier
dans la conception de l’intelligence, comme dit Avicenne, il est nécessaire que
tout autre nom ou bien soit synonyme d’étant, ce qui ne peut se dire du bien,
puisqu’il n’est pas frivole de dire qu’un étant est bon ; ou bien qu’il
ajoute quelque chose au moins quant à la notion ; et dans ce cas, il est
nécessaire que le bien, puisqu’il ne contracte pas l’étant, ajoute à l’étant
quelque chose qui soit seulement de raison. Or ce qui est seulement de raison
ne peut être que deux choses : une négation ou quelque relation. En effet,
toute position absolue signifie une chose existant dans la réalité.
Ainsi donc, à
l’étant, qui est la première conception de l’intelligence, l’un ajoute ce qui
est seulement de raison, à savoir une négation : en effet, l’on dit
« un » comme on dirait « étant indivis ». Mais le vrai et le
bien se disent positivement ; ils ne peuvent donc ajouter qu’une relation
qui soit seulement de raison. Or, suivant le Philosophe au cinquième livre de
la Métaphysique, il se trouve que
cette relation est seulement de raison, dans laquelle le sujet de la relation
ne dépend pas du terme, mais l’inverse, puisque la relation elle-même est une
certaine dépendance, comme cela est clair pour la science et l’objet de
science, le sens et le sensible. En effet la science dépend de l’objet de
science, mais non l’inverse ; c’est pourquoi la relation par laquelle la
science est référée à l’objet de science est réelle, tandis que la relation par
laquelle l’objet de science est référé à la science est seulement de
raison : car l’objet de science est dit relatif, suivant le Philosophe,
non qu’il soit lui-même référé, mais parce qu’autre chose lui est référé. Et il
en est ainsi dans toutes les autres choses qui se comportent comme la mesure et
le mesuré, ou la cause de perfection et le perfectible. Il est donc nécessaire
que le vrai et le bien ajoutent à la notion d’étant une relation de cause de
perfection.
Or il y a deux
choses à considérer en n’importe quel étant : la nature même de l’espèce,
et l’existence par laquelle une chose subsiste dans cette espèce. Et ainsi, un
étant peut causer la perfection de deux façons. D’abord par la nature de
l’espèce seulement. Dans ce cas, l’intelligence qui perçoit la nature de
l’étant est perfectionnée par celui-ci. Et cependant, l’étant n’est pas en elle
dans son existence naturelle ; aussi cette façon de perfectionner est-elle
ajoutée à l’étant par le vrai. En effet, le vrai est dans l’esprit, comme dit
le Philosophe au sixième livre de la Métaphysique ;
et chaque étant est appelé vrai dans la mesure ou il est conformé ou
conformable à l’intelligence ; voilà pourquoi tous ceux qui définissent
correctement le vrai posent l’intelligence dans sa définition. Ensuite, l’étant
cause la perfection d’autre chose non seulement par la nature de son espèce,
mais aussi par l’existence qu’il a dans la réalité. Et c’est de cette façon que
le bien cause la perfection. En effet, le bien est dans les réalités, comme dit
le Philosophe au sixième livre de la Métaphysique.
Or, dans la mesure où un étant cause par son existence la perfection et
l’accomplissement d’un autre, il est une fin relativement à celui qu’il
perfectionne ; et de là vient que tous ceux qui définissent correctement
le bien posent dans sa notion quelque chose qui appartient à la relation de
fin ; c’est pourquoi le Philosophe dit au premier livre de l’Éthique que « ceux qui disent que
le bien est ce que toute chose recherche, l’ont très bien défini ».
Ainsi donc, en
premier et principalement, on appelle bon l’étant qui cause la perfection de
l’autre à la façon d’une fin ; mais secondairement, on appelle bonne une
chose qui mène à la fin, comme l’utile est appelé bon ; ou une chose qui
est de nature à obtenir la fin, comme on appelle sain non seulement ce qui a la
santé, mais aussi ce qui la produit, la conserve et la signifie.
Réponse aux objections :
1° Puisque
l’étant se dit absolument et que le bien ajoute une relation de cause finale,
l’essence même de la réalité considérée absolument suffit pour permettre à une
chose d’être appelée étant, mais non d’être appelée bonne ; en effet, de
même que dans les autres genres de causes la relation de cause seconde dépend
de la relation de cause première, tandis que la relation de cause première ne
dépend de rien d’autre, de même en est-il dans les causes finales : les
fins secondes participent à la relation de cause finale relativement à la fin
ultime, mais la fin ultime elle-même a cette relation par soi. Et de là vient
que l’essence de Dieu, qui est la fin ultime des réalités, suffit à permettre
que Dieu soit appelé bon ; mais une fois posée l’essence de la créature,
la réalité n’est pas encore appelée bonne, si ce n’est par une relation à Dieu,
qui lui donne d’être une cause finale. Et si l’on dit que la créature n’est pas
bonne par essence mais par participation, c’est d’une première façon, en tant
que l’essence elle-même, du point de vue de notre manière de connaître, est
considérée comme autre chose que la relation à Dieu — à cette relation
elle doit d’être une cause finale, et à Dieu elle est ordonnée comme à une fin.
Mais d’une autre façon, la créature peut être appelée bonne par essence :
en tant que l’essence de la créature ne se trouve pas sans la relation à la
bonté de Dieu ; et c’est ce que veut dire Boèce au livre des Semaines.
2° Ce qui est
seulement de raison est impliqué non seulement par la négation mais aussi par
une certaine relation, comme on l’a dit.
3° Toute relation
réelle est dans un genre déterminé ; mais les relations non réelles
peuvent concerner tout étant.
4° Bien que
« diffuser » semble en toute propriété de terme impliquer l’opération
d’une cause efficiente, cependant cela peut impliquer au sens large la relation
de n’importe quelle cause, comme « influer », « faire », et
autres termes de ce genre. Et lorsqu’il est dit que le bien est diffusif par sa
nature, la diffusion n’est pas à prendre au sens où elle implique l’opération
d’une cause efficiente, mais au sens où elle implique la relation de cause
finale ; et une telle diffusion a lieu sans l’intermédiaire d’aucune
puissance ajoutée. Le bien signifie la diffusion de la cause finale et non de
la cause agente, d’une part parce que l’efficiente, en tant que telle, n’est
pas la mesure et la perfection de la réalité, mais plutôt son
commencement ; d’autre part aussi parce que l’effet participe à la cause
efficiente seulement par assimilation de la forme, tandis que la réalité
obtient la fin par tout son être, et en cela consistait la notion de bien.
5° De deux
façons, des choses peuvent être un en Dieu quant à la réalité. D’abord,
seulement du côté du sujet où elles se trouvent et non par leur propre nature, comme
la science et la puissance. En effet, la science est identique à la puissance
quant à la réalité, non point par la raison qu’elle est science, mais qu’elle
est divine. Et les choses qui sont ainsi un en Dieu par la réalité, se trouvent
différer dans les créatures quant à la réalité. Ensuite, par la nature même des
choses que l’on dit être réellement un en Dieu. Et c’est ainsi que le bien et
l’étant sont réellement un en Dieu, car il entre dans la notion de bien de ne
pas différer de l’étant quant à la réalité ; voilà pourquoi partout où
l’on rencontre le bien et l’étant, il sont identiques quant à la réalité.
6° De même qu’un
certain étant est essentiel, et un autre est accidentel, de même aussi un
certain bien est accidentel, et un autre essentiel ; et une chose perd la
bonté de la même façon qu’elle perd l’être substantiel ou accidentel.
7° À cause de la
relation susmentionnée, il arrive que l’on dise que le bien détermine
formellement l’étant quant à la notion.
8° On voit dès
lors clairement la réponse au huitième argument.
9°
À
cette notion quelque chose correspond dans la réalité, à savoir la réelle
dépendance de ce qui est ordonné à la fin envers la fin elle-même, comme c’est
aussi le cas dans les autres relations de raison.
10° Quoique le bien
signifie une relation spéciale, celle de fin, cependant cette relation convient
à n’importe quel étant, et ne pose rien dans l’étant quant à la réalité ;
l’argument n’est donc pas concluant.
11° Bien que
« être capable de rire » soit convertible avec l’homme, cependant
cela ajoute à l’homme une nature étrangère, qui est hors de l’essence de
l’homme ; or rien ne peut être ainsi ajouté à l’étant, comme on l’a dit.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Nous
l’accordons, parce que le bien n’ajoute pas à l’étant quant à la réalité.
2° La seconde
objection entend prouver que le bien n’ajoute pas non plus quant à la
notion ; voilà pourquoi il faut répondre qu’une chose peut être pensée de
deux façons sans une autre. D’abord comme dans une énonciation, c’est-à-dire
lorsque l’on entend qu’une chose est sans l’autre ; et de cette façon,
tout ce que l’intelligence peut penser sans une autre chose, Dieu peut le
faire. Mais l’étant ne peut pas être ainsi pensé sans le bien, au sens où
l’intelligence penserait qu’une chose est un étant et n’est pas bonne. Ensuite,
l’on peut penser une chose sans l’autre comme dans une définition, c’est-à-dire
de telle sorte que l’on pense à l’une sans en même temps penser à
l’autre : comme l’animal est pensé sans l’homme ni toutes les autres
espèces ; et ainsi, l’étant peut être pensé sans le bien. Et cependant, il
ne s’ensuit pas que Dieu puisse faire un étant sans bien, car l’action même de
faire consiste à amener quelque chose à l’existence.
Objections :
Il semble que
non.
1° Les opposés
sont de nature à affecter le même sujet. Or le bien et le mal sont opposés.
Puis donc que le mal n’est pas naturellement en toute chose — car, comme
dit Avicenne, « le mal n’existe pas au-delà du disque de la
lune » — il semble que le bien non plus ne se rencontre pas en toute
chose ; et ainsi, le bien n’est pas convertible avec l’étant.
2° Chaque fois
que deux choses sont telles que l’une a une plus grande extension que l’autre,
elles ne sont pas convertibles entre elles. Or, comme dit le commentateur
Maxime au quatrième chapitre des Noms
divins, le bien s’étend à plus de choses que l’étant ; en effet, il
s’étend au non-étants, qui sont appelés à l’existence par le bien. Le bien et
l’étant ne sont donc pas convertibles.
3° Comme dit
Algazel, le bien est la perfection dont l’appréhension est délectable. Or tout
étant n’a pas la perfection ; en effet, la matière prime n’a aucune
perfection. Tout étant n’est donc pas bon.
4° En
mathématique, il y a l’étant, mais il n’y a pas le bien, comme le Philosophe le
montre au troisième livre de la Métaphysique.
Le bien et l’étant ne sont donc pas convertibles.
5° Il est dit au
livre des Causes que la première de
toutes les réalités créées est l’existence. Or, suivant le Philosophe dans les Catégories, « est antérieur ce qui
est impliqué sans réciprocité ». L’implication de l’étant par le bien
n’est donc pas réciproque ; et ainsi, le bien et l’étant ne sont pas
convertibles.
6° Ce qui
est divisé n’est pas convertible avec l’une des choses qui le divisent, comme
l’animal avec le raisonnable. Or l’étant est divisé par le bien et le mal,
puisque de nombreux étants sont appelés mauvais. Le bien et l’étant ne sont
donc pas convertibles.
7° La privation,
elle aussi, suivant le Philosophe au quatrième livre de la Métaphysique, est appelée étant, d’une certaine façon. Or elle ne
peut en aucune façon être appelée bien ; sinon le mal, dont la raison
formelle consiste dans la privation, serait bon. Le bien et l’étant ne sont
donc pas convertibles.
8° Selon Boèce au
livre des Semaines, « s’il est
dit que toutes choses sont bonnes, c’est parce qu’elles viennent du Bien qu’est
Dieu ». Or la bonté de Dieu est sa sagesse même et sa justice. Donc, pour
la même raison, tout ce qui vient de Dieu serait sagesse et chose juste, ce qui
est faux. Donc le point de départ aussi, à savoir que toutes choses seraient
bonnes.
En sens contraire :
1° Une chose ne
tend que vers ce qui lui ressemble. Or tout étant tend vers le bien, comme dit
Boèce au livre des Semaines. Tout
étant est donc bon ; et il ne peut rien y avoir de bon qui ne soit en
quelque façon. Le bien et l’étant sont donc convertibles.
2° Du bien, rien
ne peut venir qui ne soit bon. Or tout étant procède de la divine bonté. Tout
étant est donc bon ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que
ci-dessus.
Réponse :
Puisque la
notion de bien consiste en ce qu’une chose soit cause de perfection pour une
autre à la façon d’une fin, tout ce qui se trouve être une fin est aussi un
bien. Or deux conditions entrent dans la notion de fin : que la chose soit
recherchée ou désirée par ceux qui n’atteignent pas encore la fin, et qu’elle
soit aimée, et comme goûtée avec délectation, par ceux qui participent à la
fin : puisqu’il appartient à la même nature de tendre vers la fin et de se
reposer d’une certaine façon dans la fin, comme c’est par la même nature que la
pierre se meut vers le centre et qu’elle se repose au centre.
Or ces deux
conditions se trouvent convenir à l’être lui-même. En effet, les choses qui ne
participent pas encore à l’être, y tendent par un certain appétit
naturel ; et c’est pourquoi la matière recherche la forme, suivant le
Philosophe au premier livre de la Physique.
D’autre part, tout ce qui a déjà l’être aime naturellement cet être qui est le
sien, et le conserve de toute sa force ; aussi Boèce dit-il au troisième
livre sur la Consolation :
« La divine providence a donné aux choses qu’elle a créées cette cause de
permanence, peut-être la plus grande, qui est de désirer naturellement
demeurer, autant qu’elles le peuvent. C’est pourquoi rien ne peut te faire
douter que toutes les choses qui existent recherchent naturellement la
constance et la permanence, et évitent la ruine. »
L’être lui-même
est donc un bien. Par conséquent, de même qu’il est impossible que quelque
chose soit un étant sans avoir l’être, de même il est nécessaire que tout
étant, par le fait même qu’il a l’être, soit bon ; quoique dans certains
étants, de nombreuses autres raisons de bonté s’ajoutent aussi à leur être, par
lequel ils subsistent. D’autre part, puisque le bien inclut la notion d’étant,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit, il est impossible qu’une chose soit
bonne sans être un étant ; et ainsi, il reste que le bien et l’étant sont
convertibles.
Réponse aux objections :
1° Le bien et le
mal sont opposés comme la privation et l’habitus ; or il n’est pas
nécessaire que la privation soit naturellement en tout sujet où l’habitus
existe ; il n’est donc pas nécessaire que le mal soit naturellement en
tout sujet où le bien existe naturellement. Dans les contraires, même lorsque
l’un se trouve naturellement en un sujet, l’autre ne s’y trouve pas
naturellement, suivant le Philosophe dans les Catégories. Mais le bien existe naturellement en tout étant,
puisqu’il est appelé bon en raison même de son existence naturelle.
2° Le bien
s’étend aux non-étants non pas par prédication mais par causalité, en tant que
les non-étants recherchent le bien — nous appelons
« non-étants » les choses qui sont en puissance et non en acte. Mais
l’être n’a pas la causalité, si ce n’est peut-être sous l’aspect de la cause
exemplaire ; mais cette causalité ne s’étend assurément qu’aux choses qui
participent actuellement à l’être.
3° De même que la
matière prime est un étant en puissance et non en acte, de même aussi elle est
parfaite en puissance et non en acte, bonne en puissance et non en acte.
4° Les objets
dont traite le mathématicien, par l’existence qu’ils ont dans les réalités,
sont bons. En effet, l’existence même de la ligne ou du nombre est bonne, mais
ceux-ci ne sont pas considérés par le mathématicien dans leur existence mais
seulement dans la nature de l’espèce ; car il les considère abstraitement,
et ils ne sont pas abstraits dans l’existence mais seulement dans la raison. Or
on a déjà dit que le bien ne suit la nature de l’espèce qu’en raison de
l’existence qu’elle a en quelque réalité ; voilà pourquoi la notion de
bien ne convient pas à la ligne ou au nombre tels qu’ils se tiennent sous la
considération du mathématicien, bien que la ligne et le nombre soient bons.
5° L’étant est
appelé antérieur au bien, non pas au sens que l’objection donne à
« antérieur », mais d’une autre façon, comme l’absolu est antérieur
au relatif.
6° Une chose peut
être appelée bonne tant en raison de son être qu’en raison de quelque propriété
ou relation ajoutée ; comme l’homme est appelé bon à la fois en tant qu’il
est et en tant qu’il est juste et chaste, ou ordonné à la béatitude. Donc, du
point de vue de la première bonté, l’étant est convertible avec le bien ;
mais du point de vue de la seconde, le bien divise l’étant.
7° On dit de la
privation qu’elle est un étant non pas de nature mais seulement de
raison ; et de même aussi, elle est un bien de raison. Car connaître la
privation, et quoi que ce soit de semblable, est bon ; et la connaissance
du mal, suivant Boèce, ne peut manquer à celui qui est bon.
8° Selon Boèce,
une chose est appelée bonne en raison de son être même ; mais elle est
appelée juste en raison de son action. Or l’être est diffusé en toutes les
choses qui procèdent de Dieu, tandis que tout ne participe pas à cet agir
auquel la justice est ordonnée. En effet, bien qu’en Dieu l’agir et l’être
soient identiques, et que par suite sa justice soit sa bonté, cependant agir et
être sont deux choses différentes dans les créatures. L’être peut donc être
communiqué à celui à qui l’agir n’est pas communiqué, et pour ceux à qui les
deux sont communiqués, l’être est différent de l’agir. C’est pourquoi les
hommes qui sont bons et justes sont bons en tant qu’ils sont, mais ils ne sont
pas justes en tant qu’ils sont mais en tant qu’ils ont un certain habitus
ordonné à l’agir ; et l’on peut dire de même de la sagesse et des autres choses
de ce genre.
Ou bien l’on
peut répondre autrement, suivant le même auteur : être juste, sage et
autres choses semblables sont des biens spéciaux, puisque ce sont des
perfections spéciales ; tandis que le bien désigne quelque chose de
parfait dans l’absolu. De Dieu parfait lui-même procèdent donc les réalités
parfaites, mais non avec le même mode de perfection qui fait que Dieu est
parfait ; car ce qui est fait n’a pas le mode de l’agent mais celui de
l’œuvre ; et tout ce qui reçoit de Dieu la perfection ne le reçoit pas de
la même façon. Voilà pourquoi, de même qu’il est commun à Dieu et à toutes les
créatures d’être parfait dans l’absolu, mais non d’être parfait de telle ou
telle façon, de même être bon convient à Dieu et à toutes les créatures, mais
avoir cette bonté qui est sagesse ou qui est justice, il n’est pas nécessaire
que cela soit commun à tous ; mais certaines choses conviennent seulement
à Dieu, comme l’éternité et la toute-puissance, d’autres à certaines créatures
et à Dieu, comme la sagesse, la justice et autres choses semblables.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Ce qui est
dans les réalités est antérieur à ce qui est seulement dans l’appréhension,
étant donné que notre appréhension est causée et mesurée par les réalités. Or,
suivant le Philosophe au sixième livre de la Métaphysique, le bien est dans les réalités, et le vrai dans
l’esprit. Le bien est donc antérieur au vrai quant à la notion.
2° Une chose est
parfaite en soi dans sa notion avant d’être cause de perfection pour autrui. Or
une chose est appelée bonne en tant qu’elle est parfaite en soi, et vraie en
tant qu’elle est cause de perfection pour autrui. Le bien est donc antérieur au
vrai.
3° On parle de
bien en se référant à la cause finale, et de vrai en se référant à la cause
formelle. Or la cause finale est antérieure à la cause formelle, car la fin est
la cause des causes. Le bien est donc antérieur au vrai quant à la notion.
4° Le bien
particulier est postérieur au bien universel. Or le vrai est un certain bien
particulier, car il est le bien de l’intelligence, comme dit le Philosophe au
sixième livre de l’Éthique. Le bien
est donc naturellement antérieur au vrai quant à la notion.
5° Le bien inclut
la notion de fin. Or le premier dans l’intention est la fin. L’intention du
bien est donc antérieure à l’intention du vrai.
En sens contraire :
1° Le bien est
cause de perfection de la volonté, et le vrai est cause de perfection de
l’intelligence. Or l’intelligence précède naturellement la volonté. Donc le
vrai aussi précède le bien.
2° Plus une chose
est immatérielle, plus elle est première. Or le vrai est plus immatériel que le
bien, car le bien se rencontre dans les réalités naturelles, le vrai seulement
dans l’esprit immatériel. Le vrai est donc naturellement antérieur au bien.
Réponse :
Tant le vrai
que le bien, comme on l’a dit, sont des perfections, ou des causes de
perfections. Or l’ordre entre des perfections peut être envisagé de deux
façons : d’abord du côté des perfections elles-mêmes ; ensuite du
côté des perfectibles.
Donc, à
considérer le vrai et le bien en soi, le vrai est antérieur au bien dans sa
notion, puisque le vrai est cause de perfection pour une réalité selon la
nature de l’espèce, tandis que le bien, non seulement selon la nature de
l’espèce mais aussi selon l’être qu’il a réellement. Et ainsi, la notion de
bien inclut en soi plus de choses que la notion de vrai, et se comporte en
quelque sorte par addition à celle-ci ; et ainsi, le bien présuppose le
vrai, et le vrai présuppose l’un, puisque la notion de vrai est accomplie par
l’appréhension de l’intelligence ; or tout intelligible est en tant qu’il
est un ; car celui qui ne pense pas l’un ne pense rien, comme dit le
Philosophe au quatrième livre de la Métaphysique.
Tel est donc l’ordre de ces noms transcendantaux, si on les considère en
soi : après l’étant vient l’un, ensuite le vrai après l’un, et enfin,
après le vrai, le bien.
Mais si l’on
envisage l’ordre entre le vrai et le bien du côté des perfectibles, alors à
l’inverse le bien est naturellement antérieur au vrai, pour deux raisons.
D’abord, parce
que la perfection du bien s’étend à plus de choses que la perfection du vrai.
En effet, seules sont de nature à être perfectionnées par le vrai les réalités
qui peuvent percevoir quelque étant en elles-mêmes, ou le posséder en
elles-mêmes dans sa notion, et non dans l’être que l’étant a en lui-même :
de telles réalités sont seulement celles qui reçoivent quelque chose
immatériellement, et ce sont les cognitives ; car l’espèce de la pierre
est dans l’âme, mais non avec l’être qu’elle a dans la pierre. En revanche,
même les réalités qui reçoivent une chose avec son être matériel sont de nature
à être perfectionnées par le bien, puisque la notion de bien consiste en ce
qu’une chose soit cause de perfection tant selon la notion de l’espèce que
selon l’être, comme on l’a déjà dit. Voilà pourquoi toutes choses recherchent
le bien, mais toutes ne connaissent pas le vrai. Dans l’un et l’autre, en effet,
c’est-à-dire dans la recherche du bien et dans la connaissance du vrai,
apparaît la relation du perfectible à la perfection qu’est le bien ou le vrai.
Ensuite, parce
que même les réalités qui sont de nature à être perfectionnées par le bien et
le vrai, sont perfectionnées par le bien avant de l’être par le vrai : en
effet, parce qu’elles participent à l’être, elles sont perfectionnées par le
bien, comme on l’a dit ; mais parce qu’elles connaissent quelque chose,
elles sont perfectionnées par le vrai. Or la connaissance est postérieure à
l’être ; et c’est pourquoi, dans cette considération qui part des
perfectibles, le bien précède le vrai.
Réponse aux objections :
1° Cet argument
vaut pour l’ordre entre le vrai et le bien du côté des perfectibles, mais non
du côté du vrai et du bien eux-mêmes : en effet, l’esprit est seul
perfectible par le vrai, tandis que toute réalité est perfectible par le bien.
2° Le bien n’est
pas seulement parfait, mais aussi cause de perfection, de même que le vrai,
comme on l’a déjà dit ; l’argument n’est donc pas concluant.
3° La fin, en
tant que cause, est antérieure à l’une des autres causes ; et l’effet est
perfectionné par sa cause ; cet argument vaut donc pour la relation du
perfectible à la perfection, en laquelle le bien est antérieur. Mais à
considérer la forme et la fin dans l’absolu, puisque la forme est elle-même
fin, la forme considérée en soi est antérieure à la forme considérée comme la
fin d’une autre chose ; or la notion de vrai résulte de l’espèce même, en
tant qu’elle est pensée comme elle est.
4° Il est dit que
le vrai est un certain bien, en tant qu’il a l’être en quelque perfectible
spécial, et ainsi, cette objection concerne aussi la relation du perfectible à
la perfection.
5° On dit que la
fin est première dans l’intention par rapport aux moyens, mais non par rapport
aux autres causes, si ce n’est dans la mesure où elles sont elles-mêmes des
moyens ; et ainsi, il faut répondre comme à la troisième objection. Et
cependant, il faut savoir que lorsque l’on dit que la fin est première dans
l’intention, le mot « intention » désigne l’acte de l’esprit, qui est
de tendre. Mais lorsque nous comparons l’intention du bien et celle du vrai,
« intention » désigne la notion signifiée par la définition ; le
mot est donc pris équivoquement dans l’un et l’autre cas.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Une chose est
de nature à être perfectionnée par le bien non seulement par l’intermédiaire de
la volonté, mais aussi en tant qu’elle a l’existence ; donc, bien que
l’intelligence soit antérieure à la volonté, il ne s’ensuit pas qu’une chose
soit perfectionnée par le vrai avant de l’être par le bien.
2° Cet argument
vaut pour le vrai et le bien en tant qu’ils sont considérés en eux-mêmes ;
il doit donc être accordé.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Selon Boèce au
livre des Semaines, « si, par
impossible, nous pensons que Dieu est, tandis que notre intelligence fait
abstraction de sa bonté, il s’ensuivra que toutes les autres choses sont des
étants, mais qu’ils ne sont pas bons ». En revanche, si nous pensons en
Dieu la bonté, il s’ensuivra que toutes choses sont bonnes, tout comme elles
sont des étants. Toutes choses sont donc appelées bonnes d’après la bonté
première.
2° [Le répondant] disait : s’il se fait que lorsque la bonté n’est pas pensée en Dieu il n’y a pas de bonté dans les créatures, c’est parce que la bonté de la créature est causée par la bonté de Dieu, et non parce que la réalité serait formellement nommée bonne d’après la bonté de Dieu. En sens contraire : chaque fois qu’une chose est nommée telle d’après le seul rapport à une autre chose, elle n’est pas nommée telle d’après quelque chose qui lui serait formellement inhérent, mais d’après ce qui est hors d’elle, et auquel elle est rapportée ; comme l’urine, que l’on dit être saine parce qu’elle signifie la santé de l’animal, n’est pas nommée saine d’après une santé qui lui serait inhérente, mais d’après la santé de l’animal signifiée par elle. Or on dit que la créature est bonne par référence à la bonté première, parce que chaque chose est appelée bonne pour autant qu’elle est dérivée du bien premier, comme dit Boèce au livre des Semaines. La créature n’est donc pas nommée bonne d’après quelque bonté formelle qui existerait en elle, mais d’après la bonté divine elle-même.
3° Saint Augustin
dit au huitième livre sur la Trinité :
« Ceci est bien, cela est bien. Supprime le ceci et le cela, et vois,
si tu le peux, le bien même : alors tu verras Dieu, qui ne tient pas sa
bonté d’un autre bien, mais est la bonté de tout bien. » Or toutes choses
sont appelées bonnes d’après le bien même qui est la bonté de tout bien. C’est
donc d’après la divine bonté, dont il parle, que toutes choses sont appelées
bonnes.
4° Puisque toute
créature est bonne, elle est bonne soit par une bonté qui lui est inhérente,
soit par la seule bonté première. Si c’est par une bonté qui lui est inhérente,
alors, puisque cette bonté est aussi une certaine créature, elle-même aussi
sera bonne ; donc, soit par la bonté qu’elle est elle-même, soit par une
autre. Si c’est par la bonté qu’elle est elle-même, elle sera donc la bonté
première : en effet, la définition du bien premier, comme on le voit dans
la citation de saint Augustin susmentionnée, est d’être bon par soi-même ;
et ainsi, on obtient ce qu’on cherchait : la créature est bonne par la
bonté première. Mais si cette bonté est bonne par une autre bonté, la même
question demeure à son sujet : donc, ou bien il faudra remonter à
l’infini, ce qui est impossible, ou bien il faudra arriver à une bonté nommant
la créature, et qui est bonne par elle-même : et ce sera la bonté
première. Il est donc nécessaire, de toute façon, que la créature soit bonne
par la bonté première.
5° Selon Anselme,
toute chose vraie est vraie par la vérité première. Or la bonté première est
aux choses bonnes ce que la vérité première est aux choses vraies. Toutes
choses sont donc bonnes par la bonté première.
6° Ce qui n’a pas
de pouvoir sur le moins, n’en a pas sur le plus. Or être est moins qu’être
bon ; et la créature n’a pas de pouvoir sur l’être, puisque tout être
vient de Dieu. Elle n’a donc pas de pouvoir sur le fait d’être bon ; la
bonté d’après laquelle une chose est appelée bonne n’est donc pas une bonté
créée.
7° Être, suivant
saint Hilaire, est propre à Dieu. Or le propre est ce qui convient à un seul.
Il n’y a donc pas d’autre être que Dieu même. Or toutes choses sont bonnes en
tant qu’elles ont l’être. Toutes choses sont donc bonnes par l’être divin
lui-même, qui est sa bonté.
8° La bonté
première n’ajoute rien à la bonté ; sinon la bonté première serait
composée. Or il est vrai que toutes choses sont bonnes par la bonté. Il est
donc également vrai que toutes choses sont bonnes par la bonté première.
9° [Le répondant] disait lui-même que la bonté première ajoute à la bonté absolue dans sa notion et non dans la réalité. En sens contraire : la notion à laquelle rien ne correspond dans la réalité est inutile et vaine. Or elle n’est pas vaine, la notion par laquelle nous pensons la bonté première. Si donc elle ajoute quelque chose dans la notion, elle ajoutera aussi dans la réalité : ce qui est impossible ; et ainsi, elle n’ajoute pas même dans la notion. Et de la sorte, on dira que toutes choses sont bonnes par la bonté première, comme elles le sont aussi par la bonté absolue.
En sens contraire :
1° Toutes choses
sont bonnes en tant qu’elles sont des étants, car, suivant saint Augustin,
« c’est dans la mesure où nous sommes que nous sommes bons ». Or ce
n’est pas d’après l’essence première que toutes choses sont formellement
appelées étants, mais d’après l’essence créée. Ce n’est donc pas non plus par
la bonté première que toutes choses sont bonnes formellement, mais par la bonté
créée.
2° Le variable
n’est pas formellement déterminé par l’invariable, puisqu’ils sont opposés. Or
toute créature est variable, tandis que la bonté première est invariable. Ce
n’est donc pas d’après la bonté première que la créature est appelée bonne
formellement.
3° Toute forme
est proportionnée à son perfectible. Or la bonté première, puisqu’elle est
infinie, n’est pas proportionnée à la créature, puisque celle-ci est finie. Ce
n’est donc pas d’après la bonté première que la créature est appelée bonne formellement.
4° Selon saint
Augustin au huitième livre sur la Trinité,
chap. 3, toutes les choses créées « sont bonnes par participation du
bien ». Or la bonté première n’est pas elle-même par participation du
bien, car elle est la bonté totale et parfaite. Ce n’est donc pas par la bonté
première que toutes choses sont bonnes formellement.
5° On dit que la
créature a un vestige de la Trinité, en tant qu’elle est une, vraie et
bonne ; et ainsi, le bien relève du vestige. Or le vestige et ses parties
sont quelque chose de créé. La créature est donc bonne par une bonté créée.
6° La bonté
première est très simple. Elle n’est donc ni composée en soi, ni composable
avec autre chose ; et ainsi, elle ne peut être la forme de quelque chose,
puisque la forme entre en composition avec ce dont elle est la forme. Or la
bonté par laquelle on dit que des choses sont bonnes, est une certaine forme,
puisque tout être vient de la forme. Ce n’est donc pas par la bonté première
que les créatures sont bonnes formellement.
Réponse :
Sur ce sujet,
il y a eu diverses positions. Certains, conduits par des arguments sans valeur,
se sont égarés au point de poser que Dieu était la substance de n’importe
quelle réalité. Et certains parmi eux,
comme David de Dinant, ont posé qu’il était identique à la matière prime.
D’autres, par contre, ont posé qu’il était la forme de n’importe quelle
réalité. Mais assurément, la fausseté de cette erreur se découvre tout de
suite. En effet, tous ceux qui parlent de Dieu pensent qu’il est le principe
effectif de toutes choses, puisqu’il est nécessaire que tous les étants
dérivent d’un unique étant premier. Or la cause efficiente, suivant
l’enseignement du Philosophe au deuxième livre de la Physique, n’entre pas avec la cause matérielle dans le même sujet,
puisqu’elles ont des notions contraires ; en effet, chaque chose est
agissante pour autant qu’elle est en acte, tandis que la définition de la
matière est d’être en puissance. L’efficient et la forme de l’effet, quant à
eux, sont spécifiquement identiques, dans la mesure où tout agent produit son
semblable, mais non identiques numériquement, car le même ne peut faire et être
fait. De cela il ressort que l’essence divine elle-même n’est ni la matière ni
la forme d’une réalité, en sorte que la créature ne peut être appelée
formellement bonne d’après elle comme d’après une forme unie.
En revanche,
n’importe quelle forme est une certaine ressemblance de Dieu. Voilà pourquoi
les platoniciens ont affirmé que toutes choses sont bonnes formellement par la
bonté première, non comme par une forme unie, mais comme par une forme séparée.
Et pour comprendre ceci, il faut savoir que les choses qui peuvent être
séparées dans l’intelligence, Platon les posait séparées aussi dans
l’être ; et ainsi, de même que l’homme peut être pensé en dehors de
Socrate et Platon, de même il posait que l’homme existe en dehors de Socrate et
de Platon, et il l’appelait « homme par soi », et « idée de
l’homme », par la participation de laquelle Socrate et Platon étaient
appelés hommes. Or, de même qu’il trouvait un homme commun à Socrate et à
Platon, et à tous les autres, de même aussi il trouvait que le bien était
commun à tous les biens, et que le bien pouvait être pensé sans que l’on pense
ce bien ou cet autre ; et c’est pourquoi il posait que le bien était
séparé, en dehors de tous les biens particuliers : et il posait que
celui-ci était le bien par soi, ou l’idée du bien, par la participation de
laquelle toutes choses seraient appelées des biens ; comme le montre le
Philosophe au premier livre de l’Éthique.
Mais il y avait cette différence entre l’idée du bien et l’idée de l’homme, que
l’idée de l’homme ne s’étendait pas à toutes choses, tandis que l’idée du bien
s’étendait à tout, même aux idées. Car l’idée même du bien est aussi un certain
bien particulier. Voilà pourquoi il était nécessaire de dire que le bien par
soi était lui-même le principe universel de toutes les réalités, lequel est
Dieu. Il s’ensuit donc, suivant cette opinion, que toutes choses seraient
nommées bonnes d’après la bonté première elle-même, qui est Dieu, de même que
Socrate et Platon, selon Platon, étaient appelés hommes par participation de
l’homme séparé, non d’après une humanité qui leur fût inhérente.
Et c’est en
quelque sorte cette opinion que les porrétains ont suivie. En effet, ils
disaient que le bien est prédiqué de la créature simplement, lorsque nous
disons : « l’homme est bon », et avec un ajout, lorsque nous
disons : « Socrate est un homme bon ». Ils disaient donc que la
créature est appelée bonne simplement, non d’après une bonté inhérente mais
d’après la bonté première, comme si la bonté absolue et commune était elle-même
la bonté divine ; mais lorsque la créature est appelée ce bien ou cet
autre, elle est nommée d’après la bonté créée, car les bontés particulières
créées sont comme les idées particulières, suivant Platon. Mais cette position
est réprouvée de plusieurs façons par le Philosophe : d’une part par la
raison que les quiddités et les formes des réalités sont dans les réalités
particulières elles-mêmes, et ne sont pas séparées d’elles, comme cela est
prouvé de multiples façons au septième livre de la Métaphysique ; d’autre part, même en supposant les idées, il
prouve que cette position serait sans fondement spécialement dans le cas du
bien, parce que le bien ne se dit pas univoquement des choses bonnes, et qu’à
de telles choses ne correspondait pas une idée unique, selon Platon ; et
c’est par cette voie que le Philosophe s’oppose à lui au premier livre de l’Éthique.
Cependant, en
ce qui concerne spécialement notre propos, la fausseté de la position susdite
apparaît ainsi : tout agent se trouve produire son semblable ; si
donc la bonté première est cause de tous les biens, il est nécessaire qu’elle
imprime sa ressemblance dans toutes les réalités causées, et ainsi, chaque
chose sera appelée bonne comme d’après une forme inhérente, par la ressemblance
du souverain bien qui lui est donnée, et en outre d’après la bonté première
comme d’après le modèle et la cause de toute bonté créée. Et moyennant cela,
l’opinion de Platon peut se soutenir. Ainsi donc, nous disons, suivant
l’opinion commune, que toutes choses sont bonnes formellement par une bonté
créée comme par une forme inhérente, et par la bonté incréée comme par une
forme exemplaire.
Réponse aux objections :
1° Comme on l’a
déjà mentionné, la raison pour laquelle les créatures ne seraient pas bonnes si
l’on ne pensait la bonté en Dieu, est que la bonté de la créature est une
reproduction de la bonté divine ; il ne s’ensuit donc pas que la créature
soit appelée bonne d’après la bonté incréée, si ce n’est comme d’après une
forme exemplaire.
2° De deux façons
une chose est nommée par référence à une autre chose. D’abord quand le rapport
lui-même est la notion de la dénomination, et c’est ainsi que l’urine est
appelée saine par rapport à la santé de l’animal. En effet, la notion de sain,
dans le sens où il est prédiqué de l’urine, est d’être le signe de la santé de
l’animal. Et en de telles choses, ce qui est nommé par référence à autre chose
n’est pas nommé d’après une forme qui lui serait inhérente, mais d’après
quelque chose d’extérieur auquel il est rapporté. Ensuite, une chose est nommée
par référence à autre chose, quand le rapport n’est pas la notion de la
dénomination, mais la cause, comme si l’air était appelé éclairant d’après le
soleil : non que le rapport même de l’air au soleil soit la clarté de
l’air, mais parce que l’opposition directe de l’air au soleil est la cause de
ce qu’il éclaire. Et c’est de cette façon que la créature est appelée bonne par
référence à Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant.
3° Saint Augustin
suit sur de nombreux points l’opinion de Platon, autant que cela peut se faire
dans la vérité de la foi ; voilà pourquoi ses paroles sont à entendre
ainsi : il est dit que la divine bonté elle-même est la bonté de tout
bien, en tant qu’elle est la cause efficiente première et exemplaire de tout
bien, sans que soit exclue la bonté créée d’après laquelle les créatures sont
nommées bonnes comme d’après une forme inhérente.
4° Le cas des
formes générales n’est pas le même que celui des formes spéciales. Dans les
formes spéciales, en effet, la prédication du concret sur l’abstrait n’est pas
admise, de sorte que l’on ne dit pas : « la blancheur est
blanche », ni : « la chaleur est chaude », ainsi que Denys
le montre clairement au deuxième chapitre des Noms divins. Mais dans les formes générales, une telle prédication
est admise : nous disons en effet que l’essence est un étant, que la bonté
est bonne, l’unité une, et ainsi de suite. La raison en est que ce qui rentre
en premier dans l’appréhension de l’intelligence est l’étant ; il est donc
nécessaire que l’intelligence attribue ce qu’est l’étant à tout ce qui est
appréhendé par elle. Voilà pourquoi lorsqu’elle appréhende l’essence de quelque
étant, elle dit que cette essence est un étant ; et semblablement chaque
forme générale ou spéciale, ainsi : « la bonté est un étant, la
blancheur est un étant, etc. » Et parce qu’il y a des choses qui
accompagnent inséparablement la notion d’étant, comme l’un, le bien, etc., il
est nécessaire que ces choses, pour la même raison que l’étant, soient
prédiquées de n’importe quelle chose appréhendée. C’est pourquoi nous disons :
« l’essence est une et bonne » ; et semblablement nous
disons : « l’unité est une et bonne » ; et de même aussi
pour la bonté et la blancheur, et pour n’importe quelle forme générale ou
spéciale. Mais le blanc, parce qu’il est spécial, n’accompagne pas
inséparablement la notion d’étant ; la forme de blancheur peut donc être
appréhendée sans qu’il lui soit attribué d’être blanc ; c’est pourquoi
nous ne sommes pas contraints à dire : « la blancheur est
blanche ». Le blanc se dit en effet d’une seule façon, tandis que l’étant,
l’un, le bien et les autres choses de ce genre, qu’il est nécessaire de dire de
n’importe quelle chose appréhendée, se disent de multiples façons. En effet,
une chose est appelée étant, parce qu’elle subsiste en soi ; une autre,
comme la forme, parce qu’elle est le principe de la subsistance ; une autre,
comme la qualité, parce qu’elle est la disposition de ce qui subsiste ;
une autre, comme la cécité, parce qu’elle est la privation de la disposition de
ce qui subsiste. Voilà pourquoi lorsque nous disons : « l’essence est
un étant », si l’on raisonne ainsi : « donc elle est un étant
par quelque chose, soit par soi-même soit par autre chose », la
conséquence n’est pas valable, car on ne disait pas « être un étant »
à la façon dont quelque chose qui subsiste dans son être est un étant, mais
comme ce par quoi quelque chose est. Il n’est donc pas nécessaire de chercher
comment l’essence elle-même est par quelque chose, mais comment quelque chose
d’autre est par l’essence. Semblablement, lorsque l’on dit que la bonté est
bonne, elle n’est pas appelée bonne comme si elle subsistait dans la bonté,
mais comme nous appelons bon ce par quoi quelque chose est bon. Et ainsi, il
n’est pas nécessaire de se demander si la bonté est bonne par la bonté qu’elle
est elle-même ou par une autre, mais si, par la bonté elle-même, il est quelque
chose de bon qui soit autre que la bonté elle-même, comme c’est le cas dans les
créatures ; ou qui soit identique à la bonté elle-même, comme c’est le cas
en Dieu.
5° De même aussi,
il faut distinguer au sujet de la vérité : toutes choses sont vraies par
la vérité première comme par le premier modèle, bien qu’elles soient vraies par
la vérité créée comme par une forme inhérente. Mais cependant, le cas de la
vérité n’est pas le même que celui de la bonté. En effet, la notion même de
vérité consiste dans une certaine adéquation ou commensuration. Or une chose
est nommée mesurée ou commensurée d’après quelque chose d’extérieur, comme
l’étoffe d’après la brasse. Et c’est ainsi qu’Anselme pense que toutes choses
sont vraies par la vérité première : en tant que chaque chose est
commensurée à l’intelligence divine lorsqu’elle accomplit ce pour quoi la
divine providence l’a ordonnée ou connue d’avance. Par contre, la notion de
bonté ne consiste pas dans une commensuration ; il n’en va donc pas de même.
6° La créature
n’a pas de pouvoir sur l’être en sorte qu’elle ait l’être par elle-même ;
elle a cependant quelque pouvoir sur l’être dans la mesure où elle est le
principe formel de l’être, car ainsi, n’importe quelle forme a un pouvoir sur
l’être. Et c’est aussi de cette façon, comme principe formel, que la bonté
créée a un pouvoir sur le fait d’être bon.
7° Lorsque l’on
dit : « être est propre à Dieu », il ne faut pas comprendre
qu’il n’y a pas d’autre être que l’être incréé ; mais que seul cet être
est dit proprement être, parce que, en raison de son immuabilité, il ne connaît
pas l’être passé ni l’être futur. L’être de la créature est dit être, par une
certaine ressemblance à l’être premier, puisqu’il est mélangé d’être passé ou
d’être futur, en raison de la variabilité de la créature. Ou bien l’on peut
répondre qu’être est propre à Dieu parce que Dieu seul est son être ;
quoique d’autres choses aient l’être, lequel être n’est pas l’être divin.
8° La bonté
première n’ajoute rien à la bonté absolue quant à la réalité ; mais elle
ajoute quelque chose quant à la notion.
9° Comme dit le
commentateur du livre des Causes, la
bonté pure elle-même est individuée et se sépare d’avec toutes les autres par
le fait même qu’elle n’admet pas d’addition. En effet, il n’entre pas
absolument dans la notion de bonté d’admettre ou non l’addition. Car s’il
entrait dans sa notion d’admettre l’addition, alors n’importe quelle bonté
admettrait l’addition, et aucune ne serait la bonté pure. De même aussi, s’il
entrait dans sa notion de ne pas admettre l’addition, aucune bonté ne
l’admettrait, et toute bonté serait la bonté pure, tout comme ni le raisonnable
ni l’irrationnel n’entre dans la notion d’animal. Voilà pourquoi le fait même
de ne pas pouvoir admettre l’addition contracte la bonté absolue, et distingue
la bonté première, qui est la bonté pure, des autres bontés. Ne pas admettre
l’addition, puisque c’est une négation, est un étant de raison, et cependant il
est fondé sur la simplicité de la bonté première. Il ne s’ensuit donc pas que
la notion soit inutile et vaine.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Ce sans quoi
une réalité ne peut exister, semble être essentiel à celle-ci. Or la créature
ne peut exister sans la bonté, car il ne peut exister quelque chose de créé par
Dieu qui ne soit bon. La créature est donc bonne par essence.
2° C’est au même
[principe] que la créature doit d’être et d’être bonne, car par le fait même
qu’elle a l’être, elle est bonne, comme on l’a déjà montré. Or la créature a
l’être par son essence. Elle est donc bonne aussi par son essence.
3° Tout ce qui
convient à quelque réalité en tant que telle, lui est essentiel. Or le bien
convient à la créature en tant qu’elle est, car, comme dit saint Augustin,
« c’est dans la mesure où nous sommes que nous sommes bons ». La
créature est donc bonne par son essence.
4° Puisque la
bonté est une certaine forme créée inhérente à la créature, comme on l’a
montré, elle sera une forme soit substantielle, soit accidentelle. Dans ce
dernier cas, la créature pourra être un jour sans elle ; mais on ne peut
pas dire cela de la créature. Il reste donc que la bonté est une forme
substantielle. Or toute forme de ce genre est soit l’essence de la réalité, soit
une partie de l’essence. La créature est donc bonne par son essence.
5° Selon Boèce au
livre des Semaines, les créatures
sont bonnes en tant qu’elles sont dérivées du bien premier. Or c’est par leur
essence qu’elles sont dérivées du bien premier. Elles sont donc bonnes par leur
essence
6° Ce d’après
quoi l’on nomme est toujours plus simple ou aussi simple que ce qui est nommé.
Or aucune forme ajoutée à l’essence n’est plus simple ou aussi simple que
l’essence elle-même. Celle-ci n’est donc nommée d’après aucune forme ajoutée à
elle ; en effet, nous ne pouvons pas dire que l’essence soit blanche. Or
l’essence même de la réalité est nommée d’après la bonté ; car n’importe
quelle essence est bonne. La bonté n’est donc pas une forme ajoutée à l’essence ;
et ainsi, n’importe quelle créature est bonne par son essence.
7° Tout comme
l’un, le bien est convertible avec l’étant. Or l’unité d’après laquelle on
parle de l’un qui est convertible avec l’étant, ne désigne pas une forme
ajoutée à l’essence de la réalité, comme dit le Commentateur au quatrième livre
de la Métaphysique, mais chaque
réalité est une par son essence. Chacune est donc également bonne par son
essence.
8° Si la créature
est bonne par quelque bonté ajoutée à l’essence, alors, puisque tout ce qui
est, est bon, cette bonté aussi sera bonne, puisqu’elle est une certaine
réalité. Non par une autre bonté, car alors on irait à l’infini, mais par son
essence. Donc, pour la même raison, on pourra poser que la créature elle-même
était bonne par son essence.
En sens contraire :
1° Rien de ce qui
est dit d’une chose par participation, ne lui convient par son essence. Or la
créature est appelée bonne par participation, comme le montre clairement saint
Augustin au huitième livre sur la Trinité,
chap. 3. La créature n’est donc pas bonne par son essence.
2° Tout ce qui
est bon par son essence, est un bien substantiel. Or les créatures ne sont pas
des biens substantiels, comme le montre clairement Boèce au livre des Semaines. Les créatures ne sont donc pas
bonnes par essence.
3° Si une chose
est prédiquée essentiellement d’un sujet, quel qu’il soit, l’opposé de cette
chose ne peut être prédiqué de ce sujet. Or l’opposé du bien, qui est le mal,
est prédiqué de quelque créature. La créature n’est donc pas bonne par essence.
Réponse :
Selon trois
auteurs, il est nécessaire de dire que les créatures ne sont pas bonnes par
essence mais par participation : ce sont saint Augustin, Boèce et l’auteur
du livre des Causes, qui dit que Dieu
seul est la bonté pure. Cependant, c’est par des raisons différentes qu’ils
sont portés à cette unique position.
Pour le voir
clairement, il faut savoir que, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de même
que l’être se diversifie en substantiel et accidentel, de même aussi la bonté
se diversifie, avec cependant cette différence entre les deux : être un
étant dans l’absolu se dit d’une chose pour son être substantiel, mais pour
l’être accidentel on ne parle pas d’être dans l’absolu ; aussi, puisque la
génération est le mouvement vers l’être, lorsque quelque chose reçoit l’être
substantiel on dit qu’il est généré au plein sens du terme, mais lorsqu’il
reçoit l’être accidentel on dit qu’il est généré à un certain point de vue. Et
il en est de même pour la corruption, par laquelle l’être est perdu. Mais pour
le bien, c’est l’inverse. Car relativement à la bonté substantielle une chose
est appelée bonne à un certain point de vue, tandis que relativement à
l’accidentelle une chose est appelée bonne au plein sens du terme. C’est
pourquoi nous disons que l’homme injuste est bon non pas au plein sens du
terme, mais à un certain point de vue, en tant qu’il est homme ; en
revanche, nous disons que l’homme juste est bon au plein sens du terme. Et
voici la raison de cette différence. On dit de chaque chose qu’elle est un
étant, en tant qu’elle est considérée de façon absolue ; mais qu’elle est
bonne — ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit — par un rapport aux autres. Or
une chose est perfectionnée en elle-même pour subsister par les principes
essentiels ; mais pour se rapporter comme elle le doit à tout ce qui est
hors d’elle, elle est perfectionnée uniquement par l’intermédiaire des
accidents ajoutés à l’essence : car les opérations par lesquelles une
chose est en quelque sorte unie à une autre procèdent de l’essence par
l’intermédiaire des vertus ajoutées à l’essence ; aussi n’acquiert-elle la
bonté dans l’absolu que dans la mesure où elle est complétée dans les principes
substantiels et dans les accidentels. Or tout ce que la créature a de perfection
par les principes essentiels et accidentels réunis ensemble, tout cela, Dieu
l’a par son unique être simple. En effet, son essence est sa sagesse, et sa
justice, et sa force, et autres choses semblables qui, en nous, sont ajoutées à
l’essence. Voilà pourquoi la bonté absolue elle-même est en Dieu identique à
son essence, tandis qu’en nous elle est considérée comme associée aux choses
qui s’ajoutent à l’essence. Et c’est pourquoi la bonté complète et absolue
augmente et diminue et est totalement ôtée, mais non en Dieu ; quoique la
bonté substantielle demeure toujours en nous. Et c’est de cette façon que saint
Augustin semble dire que Dieu est bon par essence et non par participation.
Mais il se
trouve encore une autre différence entre la bonté de Dieu et la nôtre. La bonté
essentielle n’est pas envisagée dans une considération absolue de la nature,
mais dans l’être de celle-ci ; car l’humanité n’inclut la notion de bien
ou de bonté qu’en tant qu’elle a l’être. Or la nature ou l’essence divine est
elle-même son être, tandis que la nature ou l’essence de n’importe quelle
réalité créée n’est pas son être mais elle est un être participant d’autre
chose. Et ainsi, en Dieu est l’être pur, car Dieu même est son être subsistant,
tandis que dans la créature est un être reçu ou participé. Par conséquent, à
supposer que la bonté absolue soit dite de la réalité créée dans son être
substantiel, elle continuerait néanmoins encore à avoir la bonté par
participation, comme elle a aussi un être participé ; tandis que Dieu est
la bonté par essence, en tant que son essence est son être. Et telle semble
être l’intention du philosophe au livre des Causes,
qui dit que seule la bonté divine est la bonté pure.
Mais il se
trouve encore une autre différence entre la bonté divine et celle de la
créature. La bonté inclut la notion de cause finale. Or Dieu est cause finale,
puisqu’il est la fin ultime de tout, comme aussi le premier principe de tout.
Par conséquent il est nécessaire que toute autre fin n’inclue la relation ou la
notion de fin que dans une relation à la cause première, car la cause seconde
n’influe sur l’effet que si l’on présuppose l’influx de la cause première,
comme cela est clairement montré au livre des Causes. Et donc le bien, qui inclut la notion de fin, ne peut être
dit de la créature qu’en présupposant la relation du Créateur à la créature.
Donc, supposé que la créature soit son être même, comme Dieu est son être,
l’être de la créature n’inclurait cependant pas encore la notion de bien, à
moins de présupposer la relation au Créateur ; et c’est pourquoi elle
serait encore appelée bonne par participation et non absolument dans ce qu’elle
est. Mais l’être divin, qui est bon sans rien présupposer d’autre, est bon par
soi-même ; et telle semble être l’intention de Boèce au livre des Semaines.
Réponse aux objections :
1° La créature ne
peut pas ne pas être bonne par la bonté essentielle, qui est la bonté à un
certain point de vue ; elle peut cependant ne pas être bonne par la bonté
accidentelle, qui est la bonté absolue et simple. De plus, cette bonté qui est
envisagée dans l’être substantiel n’est pas l’essence même de la réalité, mais
un être participé ; et cela, même en présupposant la relation à l’être
premier subsistant par soi.
2° Ce qui donne
l’être à la réalité, lui donne aussi le bien à un certain point de vue,
c’est-à-dire dans l’être substantiel ; mais il ne lui donne pas
formellement d’avoir l’être au plein sens du terme, ni l’« être bon »
au plein sens du terme, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et pour
cette raison l’argument n’est pas concluant.
3°
&
4°
Et il faut répondre de même aux troisième et quatrième objections.
5° La créature
vient de Dieu non seulement dans son essence, mais aussi dans son être, en
lequel consiste surtout la notion de bonté substantielle, et aussi dans les
perfections ajoutées, en lesquelles consiste la bonté absolue ; et ces
choses ne sont pas l’essence de la réalité. De plus, le rapport même par lequel
l’essence de la réalité est rapportée à Dieu comme au principe, est autre que l’essence.
6° L’essence est
appelée bonne de la même façon que l’étant ; donc, de même qu’elle a
l’être par participation, de même aussi elle est bonne par participation. En
effet, l’être et le bien pris communément sont plus simples que l’essence,
parce qu’ils sont aussi plus communs, puisqu’ils se disent non seulement de
l’essence, mais encore de ce qui subsiste par l’essence, et aussi des accidents
eux-mêmes.
7° L’un qui est
convertible avec l’étant, se dit sous l’aspect d’une négation, qu’il ajoute à l’étant ;
le bien, lui, n’ajoute pas de négation à l’étant, mais sa notion consiste en
une position : voilà pourquoi il n’en va pas de même.
8° La bonté de la
réalité est appelée bonne de la même façon que l’être de la réalité est appelé
étant : non qu’elle ait un autre être, mais parce que c’est d’après cet
être que la réalité est dite être, et parce que c’est d’après cette bonté que
la réalité est appelée bonne. Donc, de ce que l’être de la substance de la
réalité n’est pas appelé étant d’après un autre être que lui, il ne suit pas
qu’elle-même ne soit pas nommée d’après un être qu’elle n’est pas ; et de
même, cet argument ne vaut pas non plus pour la bonté. Mais il vaut pour
l’unité, à propos de laquelle le Commentateur l’introduit au quatrième livre de
la Métaphysique, car l’un se comporte
indifféremment à l’égard de l’essence ou de l’être ; l’essence de la
réalité est donc une par elle-même, non à cause de son être, et ainsi, elle
n’est pas une par quelque participation, comme cela se produit pour l’étant et
le bien.
Objections :
Il semble que
non.
1° Le bien inclut
la notion de fin, suivant le Philosophe. Or toute la notion de fin consiste
dans un ordre. Toute la notion de bien consiste donc aussi dans un ordre ;
et ainsi, les deux autres sont superflus.
2° L’étant, le
bien et l’un diffèrent dans leurs concepts. Or la notion d’étant consiste en
une espèce, et celle de l’un consiste en un mode. La notion de bien ne consiste
donc pas en une espèce ni en un mode.
3° L’espèce
désigne la cause formelle. Or, selon certains, le bien et le vrai se
distinguent en ce que le vrai implique la notion de cause formelle, et le bien
celle de cause finale. L’espèce n’appartient donc pas à la notion de bien.
4° Puisque le
bien et le mal sont opposés, on les envisage à propos du même sujet. Or, comme
dit saint Augustin au livre des 83
Questions, « le mal en son entier se trouve déterminé par la privation
de toute espèce ». Toute la notion du bien consiste donc dans la position
de l’espèce ; et ainsi, à ce qu’il semble, le mode et l’ordre sont
superflus.
5° Le mode fait
partie des choses qui accompagnent la réalité. Or il est une bonté qui
appartient à l’essence de la réalité. Le mode n’entre donc pas dans la notion
de bien.
6° Ce que Dieu
peut faire par un seul, il ne le fait pas par plusieurs. Or Dieu a pu faire la
créature par l’un de ces trois, car l’un quelconque d’entre eux est d’une
certaine bonté. Il n’est donc pas nécessaire que n’importe lequel de ces trois
soit requis pour la notion de bien.
7° Si ces
trois choses entrent dans la notion de bonté, alors il est nécessaire qu’elles
soient en n’importe quel bien. Or l’une quelconque de ces trois choses est
bonne. Elles sont donc en n’importe laquelle d’entre elles ; et ainsi,
l’une ne doit pas être opposée à l’autre.
8° Si ces trois
choses sont bonnes, il est nécessaire qu’elles aient mode, espèce et ordre. Il
y aura donc un mode pour le mode, et une espèce pour l’espèce, et ainsi à
l’infini.
9° Le mode,
l’espèce et l’ordre sont diminués par le péché, suivant saint Augustin. Or la
bonté substantielle de la réalité n’est pas diminuée par le péché. La notion de
bien ne consiste donc pas universellement dans les trois choses susdites.
10° Ce qui entre
dans la notion de bien ne reçoit pas la prédication du mal. Or ces trois choses
reçoivent la prédication du mal, suivant saint Augustin au livre sur la Nature du bien : l’on dit en effet
« un mauvais mode, une mauvaise espèce, etc. ». La notion de bien ne
consiste donc pas dans ces trois choses.
11° Saint Ambroise
dit dans l’Hexaëméron que « la
nature de la lumière n’est pas dans le nombre, le poids et la mesure, comme
pour une autre créature ». Or par ces trois, suivant saint Augustin, sont
constituées les trois choses dont nous parlons. Puis donc que la lumière est
bonne, la notion de bien n’inclut pas les trois choses dont nous parlons.
12° Selon saint
Bernard, le mode de la charité est de n’avoir pas de mode ; et cependant,
la charité est bonne. Elle ne requiert donc pas les trois choses susdites.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au livre sur la Nature du bien
que « là où ces trois sont grands, les biens sont grands ; où ils
sont petits, les biens sont petits ; où ils sont nuls, il n’y a aucun
bien ». La notion de bien consiste donc dans ces trois.
2° Saint Augustin
dit dans le même livre que des choses sont appelées bonnes dans la mesure où
elles sont « modérées, formées, ordonnées ».
3° La créature
est appelée bonne d’après un rapport à Dieu, comme le veut Boèce au livre des Semaines. Or Dieu a, touchant la
créature, une relation de triple cause : l’efficiente, la finale et la
formelle exemplaire. Par conséquent, on dit aussi que la créature est bonne par
une relation à Dieu quant à cette triple cause. Or, en tant qu’elle est
comparée à Dieu comme à une cause efficiente, elle a un mode qui lui est
prédéterminé par Dieu ; comparée à lui comme à une cause exemplaire, elle
a une espèce ; et comparée à lui comme à une fin, elle a un ordre. Le bien
de la créature consiste donc en un mode, une espèce et un ordre.
4° Toutes les
créatures sont ordonnées à Dieu par l’intermédiaire de la créature raisonnable,
qui est seule capable de la béatitude. Et il en est ainsi pour autant que cela
est connu par la créature raisonnable. Puis donc que la créature est bonne par
ceci qu’elle est ordonnée à Dieu, trois choses sont requises pour qu’elle soit
bonne : qu’elle soit existante, qu’elle soit connaissable, qu’elle soit
ordonnée. Or elle est existante par quelque mode, connaissable par l’espèce, et
ordonnée par l’ordre. C’est donc en ces trois choses que consiste le bien de la
créature.
5° Il est dit en
Sag. 11, 21 : « vous avez tout réglé avec mesure, nombre et
poids ». Or, suivant saint Augustin au quatrième livre sur la Genèse au sens littéral, « la
mesure assigne à toute chose sa limite, le nombre lui donne sa forme, et le
poids son ordre ». La bonté de la créature consiste donc en ces
trois : le mode, l’espèce et l’ordre, puisque la créature est bonne pour
autant qu’elle est disposée par Dieu.
Réponse :
La notion de
bien consiste dans les trois choses en question, suivant ce que dit saint
Augustin.
Et pour le voir
clairement, il faut savoir qu’un nom peut impliquer un rapport de deux façons.
D’abord, en sorte que le nom soit donné pour signifier le rapport lui-même,
comme le nom de père, ou de fils, ou la paternité elle-même. En revanche, on
dit de certains noms qu’ils impliquent un rapport, parce qu’ils signifient une
réalité d’un certain genre, qu’accompagne le rapport, bien que le nom ne soit
pas donné pour signifier le rapport lui-même ; par exemple, le nom de
science est donné pour signifier une certaine qualité, que suit un certain
rapport, mais non pour signifier le rapport lui-même. Et c’est de cette façon
que la notion de bien implique un rapport : non que le nom même de bien
signifie le seul rapport lui-même, mais il signifie ce que le rapport
accompagne, avec le rapport lui-même. Or le rapport impliqué dans le nom de
bien est la relation de cause de perfection, en ce sens qu’une chose est de
nature à perfectionner non seulement selon la nature de l’espèce, mais aussi
selon l’être qu’elle a dans la réalité ; car c’est de cette façon que la fin
perfectionne ce qui lui est ordonné. Mais puisque les créatures ne sont pas
leur être, il est nécessaire qu’elles aient un être reçu ; et par
conséquent, leur être est fini et déterminé par la mesure de ce en quoi il est
reçu.
Ainsi donc,
parmi ces trois choses que pose saint Augustin, la dernière, qui est l’ordre,
est le rapport qu’implique le nom de bien, tandis que les deux autres, l’espèce
et le mode, causent ce rapport. En effet, l’espèce se rapporte à la nature même
de l’espèce, qui, parce qu’elle a l’être en quelque chose, est reçue avec un
certain mode déterminé, puisque tout ce qui est en quelque chose, est en lui
suivant le mode d’être de ce qui reçoit. Ainsi donc, chaque bien, en tant qu’il
est cause de perfection selon la nature de l’espèce en même temps que selon
l’être, a un mode, une espèce et un ordre. Une espèce quant à la nature même de
l’espèce, un mode quant à l’être, un ordre quant à la relation même de cause de
perfection.
Réponse aux objections :
1° Cet argument
serait probant si le nom de bien était donné pour signifier la relation
elle-même ; ce qui est faux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et
pour cette raison, l’argument n’est pas concluant.
2° Le bien
diffère de l’étant et de l’un par la notion, non pas comme s’ils avaient des
notions opposées, mais parce que la notion de bien inclut les notions d’étant
et d’un, et ajoute quelque chose.
3° Selon le
Philosophe au huitième livre de la Métaphysique,
de même que dans les nombres n’importe quelle unité ajoutée ou ôtée change l’espèce
du nombre, de même dans les définitions n’importe quel ajout ou retranchement
établit une espèce différente. C’est donc seulement par l’espèce même que la
notion de vrai est établie, en tant que le vrai perfectionne selon la seule
nature de l’espèce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; mais c’est par
l’espèce en même temps que par le nombre qu’est établie la notion de bien, qui
est cause de perfection non seulement selon l’espèce mais aussi selon l’être.
4° Lorsque saint
Augustin dit que le mal en son entier se trouve déterminé par la privation de
toute espèce, il n’exclut pas les deux autres : car, comme il le dit
lui-même dans le même livre, « là où il y a espèce, il y a nécessairement
mode ». L’ordre, lui aussi, s’ensuit de l’espèce et du mode. Mais saint
Augustin nomme seulement l’espèce, parce que les deux autres s’ensuivent de
l’espèce elle-même.
5° Partout où une
chose est reçue, il est nécessaire qu’il y ait un mode, puisque ce qui est reçu
est limité par ce qui reçoit ; aussi, puisque l’être de la créature, tant
accidentel qu’essentiel, est reçu, le mode se rencontre non seulement dans les
parties accidentelles mais aussi dans les substantielles.
6° Puisque la
notion de bien est établie dans ces trois choses, Dieu n’a pas pu faire qu’une
chose soit bonne sans qu’elle ait l’espèce, le mode et l’ordre ; de même
qu’il n’a pas pu faire qu’il y ait un homme qui ne soit pas un animal
raisonnable.
7° Le mode,
l’espèce et l’ordre, chacun d’eux aussi est bon, en disant « bon »
non pas au sens où ce qui subsiste dans la bonté est bon, mais au sens où un
principe de bonté est bon. Il n’est donc pas nécessaire que chacun d’eux ait un
mode, une espèce et un ordre, de même qu’il n’est pas nécessaire que la forme
ait une forme, bien qu’elle soit un étant, et que tout étant existe par la
forme. Et certains le disent ainsi : lorsque l’on dit que tout a un mode,
une espèce et un ordre, cela s’entend des choses créées, non des concréées.
8° On voit dès
lors clairement la solution au huitième argument.
9° Certains
disent que le mode, l’espèce et l’ordre, tels qu’ils constituent le bien de la
nature, et tels qu’ils sont diminués par le péché dans la mesure où ils
concernent le bien moral, sont identiques dans la réalité mais diffèrent dans
la notion ; comme il est clair, dans le cas de la volonté, que celle-ci,
une et identique, peut être considérée en tant qu’elle est une certaine nature
— il y a alors en elle un mode, une espèce et un ordre, qui constituent le bien
de la nature — ou bien en tant qu’elle est volonté, telle qu’elle est ordonnée
à la grâce : et dans ce cas, il lui est attribué un mode, une espèce et un
ordre qui peuvent diminuer par le péché, et qui constituent le bien moral. Ou
bien l’on peut répondre mieux : puisque le bien s’ensuit de l’être, et que
le bien est constitué par l’espèce, le mode et l’ordre, de même que l’être
substantiel est autre que l’accidentel, de même il est assuré que la forme
substantielle est autre que l’accidentelle ; et toutes deux ont un mode et
un ordre propres.
10° Selon saint
Augustin dans son livre sur la Nature du
bien, si le mode, l’espèce et l’ordre sont appelés mauvais, ce n’est pas
qu’ils soient mauvais en eux-mêmes, mais c’est « soit parce qu’ils sont
moindres que ce qu’ils devraient être, soit parce qu’ils ne sont pas appropriés
aux choses auxquelles ils doivent être appropriés » ; ils sont donc
appelés mauvais à cause de quelque privation concernant le mode, l’espèce et
l’ordre, mais non par eux-mêmes.
11° Puisque la
lumière a une espèce et une puissance limitées, la parole de saint Ambroise ne
doit pas être entendue comme si la lumière était tout à fait dépourvue de mode,
mais en ce sens qu’elle n’est pas déterminée à l’égard des choses corporelles,
étant donné qu’elle s’étend à toutes les réalités corporelles, parce que toutes
sont de nature ou bien à être éclairées, ou bien à recevoir d’autres effets par
la lumière, comme cela est clairement montré par Denys au quatrième chapitre
des Noms divins.
12° La charité,
par son être qu’elle a en un sujet, a un mode, et ainsi, elle est une certaine
créature ; mais en tant qu’elle est comparée à l’objet infini qu’est Dieu,
elle n’a pas un mode au-delà duquel notre charité ne doive pas opérer.
Article 1 : Toute
chose recherche-t-elle le bien ?
Article 2 :
Toute chose recherche-t-elle Dieu même ?
Article 3 :
L’appétit est-il une certaine puissance spéciale de l’âme ?
Article 4 :
Dans les êtres raisonnables, la volonté est-elle une autre puissance s’ajoutant
à l’appétitive de la partie sensitive ?
Article 5 : La
volonté veut-elle quelque chose par nécessité ?
Article 6 : La
volonté veut-elle par nécessité tout ce qu’elle veut ?
Article 7 : En
voulant ce que l’on veut par nécessité, mérite-t-on ?
Article 8 : Dieu
peut-il contraindre la volonté ?
Article 9 : Une
créature peut-elle changer la volonté, ou imprimer en elle ?
Article 10 : La
volonté et l’intelligence sont-elles une même puissance ?
Article 11 : La
volonté est-elle une puissance plus haute que l’intelligence, ou est-ce le
contraire ?
Article 12 : La
volonté meut-elle l’intelligence et les autres puissances de l’âme ?
Article 13 :
L’intention est-elle un acte de la volonté ?
Article 14 :
Est-ce par le même mouvement que la volonté veut la fin et qu’elle a
l’intention des moyens ?
Article 15 :
L’élection est-elle un acte de la volonté ?
Objections :
Il semble que
non.
1° L’étant se
comporte de la même façon à l’égard du vrai et à l’égard du bien, puisqu’il est
convertible avec l’un et l’autre ; en outre, l’appétit se rapporte au bien
comme la connaissance se rapporte au vrai. Or tout étant ne connaît pas le
vrai. Tout étant ne recherche donc pas non plus le bien.
2° Si l’on ôte le
précédent, le suivant est ôté. Or, chez l’animal, la connaissance précède
l’appétit. Et la connaissance ne s’étend nullement aux choses inanimées au
point que nous disions qu’elles connaissent naturellement ; l’appétit ne
s’étendra donc pas non plus à ces mêmes choses au point que nous disions
qu’elles recherchent naturellement le bien.
3° Selon Boèce au
livre des Semaines, l’on dit de
chaque chose qu’elle en recherche une autre, en tant qu’elle lui est semblable.
Si donc une réalité recherche le bien, il est nécessaire qu’elle soit semblable
au bien. Or, puisque les choses semblables sont celles dont la qualité ou la
forme est une, il est nécessaire que la forme du bien soit en ce qui recherche
le bien. Or il est impossible qu’elle y soit dans son être de nature, car la réalité
ne rechercherait plus le bien ; en effet, ce que l’on a, on ne le
recherche pas. Il est donc nécessaire que la forme du bien préexiste par mode
d’intention en ce qui recherche le bien. Or chaque fois qu’une chose est de
cette façon en un sujet, celui-ci est connaissant. L’appétit du bien ne peut
donc exister que parmi les sujets connaissants ; et nous retrouvons ainsi
la même conclusion que ci-dessus.
4° Si toute chose
recherche le bien, il est nécessaire d’entendre cela du bien que toute chose
peut avoir ; car rien ne recherche naturellement ou rationnellement ce
qu’il lui est impossible d’avoir. Or le bien qui s’étend à tous les étants
n’est autre que l’être. Dire que toute chose recherche le bien équivaut donc à
dire que toute chose recherche l’être. Or tout ne recherche pas l’être ;
au contraire, aucune chose, semble-t-il ; car toutes ont l’être, et une
chose ne recherche que ce qu’elle n’a pas, comme saint Augustin le montre
clairement au livre sur la Trinité,
ainsi que le Philosophe au premier livre de la Physique. Toute chose ne recherche donc pas le bien.
5° L’un, le vrai
et le bien sont également convertibles avec l’étant. Or tous les étants ne
recherchent pas l’un et le vrai. Donc le bien non plus.
6° Selon le
Philosophe, certains agissent contre la raison alors qu’ils ont une raison
droite. Or ils n’agiraient pas s’ils ne recherchaient ou ne voulaient ; et
ce qui est contre la raison est mal. Certains recherchent donc le mal ;
toute chose ne recherche donc pas le bien.
7° Le bien
que l’on dit recherché par toute chose, d’après le Commentateur au début de l’Éthique, est l’être. Or certains ne
recherchent pas l’être, mais plutôt le non-être, ainsi les damnés en enfer, qui
désirent même la mort de l’âme afin de n’être plus du tout. Toute chose ne
recherche donc pas le bien.
8° Les puissances
appétitives sont à leurs objets ce que les appréhensives sont aux leurs. Or la
puissance appréhensive doit, pour connaître, être dépouillée de l’espèce de son
objet, comme la pupille doit être dépouillée de la couleur. Ce qui recherche le
bien doit donc aussi être dépouillé de l’espèce du bien. Or toute chose a
l’espèce du bien. Donc rien ne recherche le bien.
9° Opérer
quelque chose pour une fin, cela convient à la fois au Créateur, à la nature et
à celui qui agit à dessein. Or le Créateur et celui qui agit à dessein — une
créature telle que l’homme — en opérant pour une fin et en désirant ou en
aimant le bien, ont la connaissance de la fin ou du bien. Il est donc
nécessaire aussi que la nature — qui est comme une intermédiaire entre les
deux, puisqu’elle présuppose l’œuvre de la création et qu’elle est présupposée
dans l’œuvre de l’art —, si elle doit rechercher la fin pour laquelle elle
opère, connaisse celle-ci. Or elle ne la connaît pas. Les réalités naturelles
ne recherchent donc pas non plus le bien.
10° Tout ce dont
on a l’appétit, on le cherche. Or, suivant Platon, on ne peut rien chercher
dont on n’a pas la connaissance : par exemple, si quelqu’un cherchait un
esclave fugitif sans avoir connaissance de lui, lorsqu’il le trouverait, il ne
saurait pas qu’il l’a trouvé. Les choses qui n’ont pas la connaissance du bien
n’en ont donc pas l’appétit.
11° Rechercher la
fin est le propre de ce qui est ordonné à la fin. Or la fin ultime, qui est
Dieu, n’est pas ordonnée à la fin. Elle ne recherche donc pas la fin ou le
bien ; et ainsi, toute chose ne recherche pas le bien.
12° La nature est
déterminée à une seule chose. Si donc les réalités recherchent naturellement le
bien, elles ne devraient pas rechercher naturellement quelque autre bien. Or
toute chose recherche naturellement la paix, comme le montrent clairement saint
Augustin au dix-neuvième livre de la Cité
de Dieu, et Denys au douzième chapitre des Noms divins ; et en outre toute chose recherche le beau, comme
le montre aussi Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Toute chose ne recherche donc pas naturellement le
bien.
13° De même que
l’on recherche la fin quand on ne l’a pas, de même on se délecte en elle une
fois qu’on la possède. Or nous ne disons pas que les réalités inanimées se
délectent dans le bien. On ne doit donc pas dire non plus qu’elles recherchent
le bien.
En sens contraire :
1° Denys dit au
quatrième chapitre des Noms divins :
« Les créatures aspirent au “beau et bien” ; ce qu’elles font, elles
le font toujours pour un bien, du moins apparent ; elles prennent
inévitablement le bien pour mobile et pour but de leurs intentions. »
2° Le Philosophe
dit au premier livre de l’Éthique que
« certains ont correctement défini le bien en disant que le bien est ce
que toute chose recherche ».
3° Tout ce qui
agit, agit pour une fin, comme le Philosophe le montre clairement au deuxième
livre de la Métaphysique. Or, ce qui
agit pour quelque chose, le recherche. Toute chose recherche donc la fin et le
bien, qui inclut la notion de fin.
4° Toute chose
recherche sa perfection. Or chaque chose, dès lors qu’elle est parfaite, est
bonne. Toute chose recherche donc le bien.
Réponse :
Toutes choses
recherchent le bien, non seulement celles qui ont une connaissance, mais aussi
celles qui en sont dépourvues. Et pour le voir clairement, il faut savoir que
certains philosophes anciens ont prétendu que les effets qui ont lieu dans la
nature viennent par la nécessité des causes précédentes, sans que les causes
naturelles soient mises en accord avec de tels effets ; ce que le
Philosophe réprouve ainsi au deuxième livre de la Physique : dans cette hypothèse, si de tels profits et accords
n’étaient en aucune façon dans une intention, ils se produiraient par hasard,
et ainsi ils auraient lieu non pas la plupart du temps mais dans une moindre
mesure, comme les autres choses que nous disons arriver par hasard ; par
conséquent, il est nécessaire de dire que toutes les réalités naturelles sont
ordonnées et disposées en accord avec leurs effets.
Or, de deux
façons une chose se trouve être ordonnée ou dirigée comme vers une fin :
d’abord par soi-même, comme l’homme qui se dirige lui-même vers le lieu où il
tend ; ensuite, par autre chose, comme la flèche qui est envoyée par
l’archer vers un lieu déterminé. Seules les choses qui connaissent la fin
peuvent être dirigées par elles-mêmes vers une fin ; en effet, il est
nécessaire que celui qui dirige ait connaissance de ce vers quoi il dirige. Par
contre, même les choses qui ne connaissent pas la fin peuvent être dirigées par
autre chose vers une fin déterminée, comme cela est clair dans l’exemple de la
flèche. Or cela se produit de deux façons. Parfois, la chose qui est dirigée
vers la fin est seulement lancée et mue par celui qui envoie, sans qu’elle
reçoive de lui aucune forme par laquelle cette direction ou cette inclination
lui convienne ; et une telle inclination est violente : ainsi la
flèche est-elle inclinée par l’archer vers une cible déterminée. Parfois, au
contraire, ce qui est dirigé ou incliné vers une fin obtient de l’envoyeur ou
du moteur une forme par laquelle une telle inclination lui convient :
aussi une telle inclination sera-t-elle naturelle, ayant pour ainsi dire un
principe naturel ; comme celui qui a donné une pesanteur à la pierre, l’a
inclinée à ce qu’elle se porte naturellement vers le bas ; et c’est de
cette façon que celui qui génère est un moteur pour les lourds et les légers,
suivant le Philosophe au huitième livre de la Physique. Et c’est ainsi que toutes les réalités naturelles sont
inclinées vers les choses qui leur conviennent, ayant en elles-mêmes quelque
principe d’inclination grâce auquel leur inclination est naturelle, de sorte
qu’elles vont en quelque sorte d’elles-mêmes vers les fins convenables, et ne
sont pas seulement conduites. En effet, ce sont seulement les réalités
violentes qui sont conduites, car elles ne coopèrent en rien au moteur ;
mais les réalités naturelles vont aussi vers la fin, en tant qu’elles
coopèrent, par le principe mis en elles, à ce qui incline et dirige.
Or, ce qui est
incliné ou dirigé vers une chose par une autre, est incliné vers ce qui est
dans l’intention de celui qui incline ou dirige ; ainsi, la flèche est
envoyée vers la cible même qui est dans l’intention de l’archer. Puis donc que
toutes les réalités naturelles sont inclinées par une certaine inclination
naturelle vers leurs fins par le premier moteur, qui est Dieu, il est
nécessaire que ce vers quoi chaque chose est naturellement inclinée soit ce qui
est voulu par Dieu, ou dans son intention. Or, puisque Dieu n’a pas d’autre fin
de sa volonté que lui-même, et qu’il est lui-même l’essence de la bonté, il est
nécessaire que toutes les autres choses soient naturellement inclinées vers le
bien. Or rechercher n’est rien d’autre que chercher quelque chose, tendre pour
ainsi dire vers une chose en étant ordonné à celle-ci. Puis donc que toutes
choses sont ordonnées et dirigées par Dieu vers le bien, et de telle sorte
qu’il y ait en chacune un principe par lequel elle-même tend vers le bien,
cherchant pour ainsi dire le bien lui-même, il est nécessaire de dire que toute
chose recherche naturellement le bien. En effet, si toute chose était inclinée
vers le bien sans avoir en soi aucun principe d’inclination, on pourrait la
dire conduite vers le bien, mais non recherchant le bien ; au contraire,
en raison du principe mis au-dedans, toute chose est dite rechercher le bien,
comme tendant spontanément vers le bien : et c’est pourquoi il est dit en
Sag. 8, 1 que la divine Sagesse « dispose tout avec
douceur », car chaque chose tend de son propre mouvement vers ce à quoi
elle est divinement ordonnée.
Réponse aux objections :
1° Le vrai et le
bien sont à l’égard de l’étant dans des rapports semblables sous un certain
aspect, et dissemblables sous un autre. En effet, ils sont dans des rapports
semblables quant à la conversion de la prédication : car de même que
chaque étant est bon, de même aussi il est vrai ; mais quant à la relation
de cause de perfection, ils sont dans des rapports dissemblables : car le
vrai n’entretient pas avec tous les étants la relation de cause de perfection,
comme le bien, parce que la perfection du vrai se prend de la nature de
l’espèce seulement, donc seules les réalités immatérielles peuvent être
perfectionnées par le vrai, car elles seules peuvent recevoir la nature de
l’espèce sans l’être matériel ; en revanche, le bien étant cause de
perfection par la nature de l’espèce et en même temps par l’être, il peut
perfectionner tant les réalités matérielles que les immatérielles. Voilà
pourquoi toute chose peut rechercher le bien, mais toute chose ne peut pas
connaître le vrai.
2° Certains
disent que, de même que l’appétit naturel est en toute chose, de même la
connaissance naturelle est aussi en toute chose. Mais cela ne peut pas être
vrai : car, puisque la connaissance se fait par assimilation, la
ressemblance dans l’être de nature ne fait pas connaître, mais empêche plutôt
la connaissance ; et c’est pourquoi il est nécessaire que les organes des
sens soient dépouillés des espèces des choses sensibles, afin de pouvoir les
recevoir selon l’être spirituel, qui cause la connaissance. Par conséquent, les
réalités qui ne peuvent en aucune façon recevoir quelque chose autrement que
selon l’être matériel, ne peuvent nullement connaître ; elles peuvent
cependant rechercher, en tant qu’elles sont ordonnées à quelque réalité
existant dans l’être de nature. L’appétit, en effet, au contraire de la
connaissance, ne concerne pas nécessairement l’être spirituel. L’appétit peut
donc être naturel, mais pas la connaissance. Et cependant, que l’appétit suive
la connaissance, chez les animaux, n’est pas un empêchement : car même
dans les réalités naturelles, l’appétit suit l’appréhension ou la connaissance,
non cependant la connaissance de ceux mêmes qui ont l’appétit, mais la
connaissance de celui qui les ordonne vers la fin.
3° Tout ce qui
recherche une chose, la recherche en tant qu’elle a quelque ressemblance avec
lui. Et la ressemblance qui est selon l’être spirituel ne suffit pas — sinon
l’animal rechercherait nécessairement tout ce qu’il connaît — mais il faut que
la ressemblance soit selon l’être de nature. Or cette ressemblance se prend de
deux façons. D’abord en tant que la forme de l’un est dans l’autre en acte parfait ;
et dans ce cas, dès lors qu’une chose est ainsi assimilée à la fin, elle ne
tend pas vers la fin, mais s’y repose. Ensuite, de ce que la forme de l’un est
dans l’autre incomplètement, c’est-à-dire en puissance ; et dans ce cas,
en tant qu’une chose a en soi la forme de la fin et du bien en puissance, elle
tend vers le bien ou la fin, et le recherche. Et si l’on dit que la matière
recherche la forme, c’est en tant que la forme est en elle en puissance. Voilà
aussi pourquoi plus cette puissance est parfaite et proche de l’acte, plus elle
cause une inclination véhémente ; d’où il se produit que tout mouvement
naturel vers la fin s’intensifie quand ce qui tend vers la fin lui devient plus
semblable.
4° Lorsque l’on
dit : « toute chose recherche le bien », il n’est pas nécessaire
de déterminer le bien à ceci ou cela, mais de le prendre dans sa généralité,
car chaque chose recherche le bien qui lui convient naturellement. Cependant,
si le bien est déterminé à un seul, ce sera l’être. Et que toute chose ait
l’être n’est pas un empêchement, car les choses qui ont l’être recherchent sa
continuation ; et ce qui a l’être en acte d’une façon, a l’être en
puissance d’une autre façon ; ainsi l’air est actuellement air, et
potentiellement feu ; et de la sorte, ce qui a l’être actuellement,
recherche un être actuel.
5° L’un et le
vrai n’incluent pas la notion de fin, comme le bien ; voilà pourquoi ils
n’impliquent pas non plus la notion d’objet d’appétit.
6° Ceux qui
agissent contre la raison recherchent eux aussi le bien par soi ; par
exemple, celui qui fornique est attentif à ce qui est bon et délectable quant
au sens, mais que ce soit mal quant à la raison, cela est hors de son
intention. Le bien est donc désiré par soi, mais le mal par accident.
7° C’est de façon
semblable qu’une chose est bonne ou non, et qu’elle est ou non objet d’appétit.
Or on a déjà dit que ce n’est pas d’après son être substantiel qu’une chose est
appelée bonne au plein sens du terme et absolument, à moins que l’on n’ajoute
les autres perfections dues : voilà pourquoi l’être substantiel lui-même
n’est pas absolument objet d’appétit, à moins que ne lui soient unies les
perfections dues. C’est pourquoi le Philosophe dit au neuvième livre de l’Éthique : « Vivre paraît à
tous agréable. Bien entendu, nous ne voulons pas parler ici d’une vie méchante,
corrompue, accablée de peines. » Une telle vie est en effet mauvaise dans
l’absolu, et à fuir dans l’absolu, quoiqu’elle soit objet d’appétit sous un
certain aspect. Or dans la fuite et dans l’appétit, c’est tout un pour une
chose d’être bonne et d’être corruptrice du mal, ou d’être mauvaise et d’être
corruptrice du bien. Car ne pas avoir de mal, cela même nous l’appelons un
bien, suivant le Philosophe au cinquième livre de l’Éthique. Le non-être est donc un bien, en tant qu’il ôte une vie de
tristesses ou de méchanceté, qui est mauvaise dans l’absolu, bien qu’elle soit
bonne sous un certain aspect. Et de cette façon, le non-être peut être désiré
sous l’aspect du bien.
8° Dans les
puissances appréhensives, il n’est pas toujours vrai que la puissance soit
totalement dépouillée de l’espèce de son objet. En effet, cela est fallacieux
dans le cas des puissances qui ont un objet universel, comme l’intelligence,
dont l’objet est un « quelque chose », alors qu’elle a une
quiddité ; cependant, il est nécessaire qu’elle soit dépouillée des formes
qu’elle reçoit. Cela est également fallacieux dans le cas du toucher, car bien
qu’il ait des objets spéciaux, ils sont cependant nécessaires à l’animal. C’est
pourquoi son organe ne peut être tout à fait sans chaud ni froid ;
cependant, il est en quelque sorte hors du chaud et du froid, en tant qu’il est
moyennement tempéré, et que le milieu n’est aucun des extrêmes. L’appétit,
quant à lui, a un objet commun, le bien. Il n’est donc pas totalement dépouillé
du bien, mais de ce bien qu’il recherche ; il l’a cependant en puissance,
et en cela il lui ressemble ; comme la puissance appréhensive est aussi en
puissance à l’espèce de son objet.
9°
Ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit, la connaissance de la fin est requise en tout
ce qui dirige vers la fin. La nature, elle, ne dirige pas vers la fin, mais
elle est dirigée. Dieu, par contre, et aussi celui qui agit à dessein, quel
qu’il soit, dirigent vers la fin ; voilà pourquoi il est nécessaire qu’ils
aient connaissance de la fin, au contraire de la réalité naturelle.
10° Cet argument
vaut pour celui qui recherche la fin en se dirigeant pour ainsi dire lui-même
vers la fin, car il lui est nécessaire de savoir quand il sera parvenu à la
fin ; mais cela n’est pas nécessaire pour ce qui est seulement dirigé vers
la fin.
11° C’est par la
même nature qu’une chose tend vers une fin qu’elle n’a pas encore, et qu’elle
se délecte dans la fin une fois qu’elle la possède ; de même que c’est par
la même nature que la terre se meut vers le bas et qu’elle s’y repose. Il ne
convient donc pas à la fin ultime de tendre vers la fin, mais de jouir de la
fin qu’elle est elle-même. Et bien que l’on ne puisse pas appeler cela
proprement un appétit, c’est cependant quelque chose qui concerne le genre de
l’appétit, et d’où tout appétit dérive. Car par le fait même que Dieu jouit de
soi, il dirige les autres vers soi.
12° Que l’appétit
ait pour terme le bien, la paix et le beau, ne signifie pas qu’il ait pour
terme des choses différentes. Car par le fait même que l’on recherche le bien,
on recherche en même temps et le beau et la paix. D’une part le beau, en tant
qu’il est en lui-même réglé et spécifié, ce qui est inclus dans la notion de
bien ; mais le bien ajoute une relation de cause de perfection pour
d’autres. Donc quiconque recherche le bien, recherche par là même le beau.
D’autre part, la paix implique le retrait des choses qui perturbent et
empêchent l’obtention du bien ; or, par le fait même que l’on désire une
chose, on désire aussi le retrait de ses empêchements. C’est donc en même temps
et d’un même appétit que l’on recherche le bien, le beau et la paix.
13° La délectation
inclut dans sa notion la connaissance du bien qui délecte ; et pour cette
raison, seuls ceux qui connaissent la fin peuvent se délecter dans la fin
possédée. Mais l’appétit n’implique pas la connaissance dans son sujet, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit. Néanmoins, prenant la délectation en un sens
large et impropre, Denys dit au quatrième chapitre des Noms divins que le « beau et bien » est, pour toute
chose, délectable et aimable.
Objections :
Il semble que
non.
1° La réalité est
ordonnée à Dieu en tant qu’il est connaissable et objet d’appétit. Or les
choses qui sont ordonnées à lui en tant qu’il est connaissable ne le
connaissent pas toutes, car les connaissants ne connaissent pas tous Dieu. Donc
celles qui sont ordonnées à lui comme à un objet d’appétit ne le recherchent
pas toutes non plus.
2° Le bien qui
est désiré par toute chose, suivant le Philosophe au premier livre de l’Éthique, est l’être, comme le veut le
Commentateur au même endroit. Or Dieu n’est pas l’être de toute chose. Il n’est
donc pas ce bien qui est désiré par toute chose.
3° Nul ne
recherche ce qu’il fuit. Or certains fuient Dieu, puisqu’ils le haïssent, comme
on le lit au Psaume 73, 23 : « L’orgueil de ceux qui vous
haïssent monte toujours » ; et il est dit en
Job 21, 14 : « Ils disaient à Dieu : “Retire-toi de
nous.” » Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu.
4° Nul ne
recherche ce qu’il possède. Or certains, comme les bienheureux, qui jouissent
de Dieu, le possèdent lui-même. Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu.
5° L’appétit
naturel ne porte que sur ce qui peut être possédé. Or seule la créature
raisonnable peut posséder Dieu, puisque seule elle est à l’image de Dieu, et
que « ce qui fait qu’elle est image, c’est qu’elle est capable de
Dieu », comme dit saint Augustin au livre sur la Trinité. Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu
naturellement.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au livre des Soliloques :
« Tout ce qui peut aimer, aime Dieu. » Or toute chose peut aimer, car
toute chose recherche le bien. Toute chose recherche donc Dieu.
2° Chaque chose
recherche naturellement sa fin, pour laquelle elle existe. Or toute chose est
ordonnée à Dieu comme à une fin ; Prov. 16, 4 : « Le
Seigneur a tout fait pour lui-même. » Toute chose recherche donc Dieu
naturellement.
Réponse :
Toute chose
recherche naturellement Dieu implicitement, et non explicitement. Et pour le
voir clairement, il faut savoir que la cause secondaire ne peut influer sur son
effet que dans la mesure où elle reçoit la vertu de la cause première. Or, de
même que influer, pour la cause efficiente, c’est agir, de même influer, pour
la cause finale, c’est être recherché et désiré. Voilà pourquoi, de même que
l’agent secondaire n’agit que par la vertu existant en lui de l’agent premier,
de même la fin secondaire n’est recherchée que grâce à la vertu existant en
elle de la fin principale : c’est-à-dire en tant qu’elle lui est ordonnée,
ou en tant qu’elle porte sa ressemblance. Et c’est pourquoi, de même que Dieu,
parce qu’il est le premier efficient, agit en tout agent, de même, parce qu’il
est la fin ultime, il est recherché en toute fin. Mais cela, c’est rechercher
Dieu lui-même implicitement.
En effet, la
vertu de la cause première est dans la cause seconde, comme aussi les principes
sont dans les conclusions ; or, analyser les conclusions par les
principes, ou ramener les causes secondes aux causes premières, cela
n’appartient qu’à la puissance rationnelle. Par conséquent, seule la nature
raisonnable peut amener à Dieu lui-même les fins secondaires par une certaine
voie d’analyse, de telle sorte qu’elle recherche Dieu lui-même explicitement.
Et de même que dans les sciences démonstratives la conclusion n’est sue
correctement qu’au moyen de l’analyse par les principes premiers, de même
l’appétit de la créature rationnelle n’est droit que par l’appétit explicite de
Dieu même, en acte ou en habitus.
Réponse aux objections :
1° Tous les
connaissants connaissent aussi Dieu implicitement en n’importe quel objet
connu. En effet, de même qu’une chose n’est objet d’appétit que par la
ressemblance de la bonté première, de même une chose n’est connaissable que par
la ressemblance de la vérité première.
2° L’être créé
est lui-même une ressemblance de la bonté divine ; par conséquent, dans la
mesure où des choses désirent l’être, elles désirent la ressemblance de Dieu
ainsi que Dieu implicitement.
3° Dieu peut être
considéré de deux façons ; soit en lui-même, soit dans ses effets. En
lui-même, puisqu’il est l’essence même de la bonté, il ne peut pas ne pas être
aimé ; il est donc aimé par tous ceux qui le voient dans son essence, et
là, plus on le connaît, plus on l’aime. Mais dans certains de ses effets, en
tant qu’ils sont contraires à la volonté, comme le sont les peines infligées,
ou les préceptes qui semblent pesants, Dieu lui-même est fui, et pris en haine
en quelque sorte. Et cependant, il est nécessaire que ceux qui le haïssent
quant à certains effets l’aiment en d’autres effets ; comme les démons
eux-mêmes, suivant Denys au quatrième chapitre des Noms divins, recherchent naturellement l’être et la vie, et en cela
ils recherchent et aiment Dieu lui-même.
4° Les
bienheureux qui jouissent déjà de Dieu recherchent la continuation de la
fruition ; et de plus, la fruition elle-même est comme un certain habitus
déjà perfectionné par l’objet de son appétit, quoique le nom d’appétit implique
une imperfection.
5° La créature
raisonnable est seule capable de Dieu, car elle seule peut le connaître et
l’aimer explicitement ; mais les autres créatures participent à la
ressemblance divine, et ainsi, elles recherchent Dieu même.
Objections :
Il semble que
non.
1° Les puissances
de l’âme ne sont ordonnées qu’aux œuvres de la vie. Or on appelle œuvres de la
vie celles par lesquelles les réalités animées se distinguent des
inanimées ; mais les animées ne se distinguent pas des inanimées par
l’appétit, car les inanimées aussi recherchent le bien. L’appétit n’est donc
pas une puissance spéciale de l’âme.
2° L’appétit ne
semble être rien d’autre qu’une certaine direction vers la fin. Or l’appétit
naturel suffit à diriger une chose vers la fin. Il n’est donc pas nécessaire
d’ajouter un appétit animal qui soit une puissance spéciale de l’âme.
3° Les opérations
et les puissances diffèrent par les termes. Or le terme de l’appétit naturel
est le même que celui de l’appétit animal : c’est le bien. La puissance ou
l’opération est donc la même. Or l’appétit naturel n’est pas une puissance de
l’âme. Donc l’appétit animal non plus.
4° L’appétit
porte sur une réalité que l’on ne possède pas, suivant saint Augustin. Or chez
les animaux, le bien est déjà possédé par la connaissance. Donc, chez les
animaux, la connaissance du bien n’est pas suivie par un appétit qui requerrait
une puissance spéciale.
5° Une puissance
spéciale est ordonnée à un acte spécial, et non à un acte commun à toutes les
puissances de l’âme. Or rechercher le bien est commun à toutes les puissances
de l’âme ; ce qui se voit clairement en ceci que n’importe quelle
puissance recherche son objet, et se délecte en lui. L’appétit n’est donc pas
une puissance spéciale de l’âme.
6° Si la
puissance appétitive recherche le bien, alors elle recherche ou le bien
communément, ou le bien pour soi. Si elle recherche le bien communément, alors,
puisque toute autre puissance recherche quelque bien particulier, la puissance
appétitive ne sera pas une puissance spéciale, mais universelle. Et si elle
recherche le bien pour soi, alors, puisque n’importe quelle autre puissance
recherche aussi le bien pour soi, n’importe quelle autre puissance pourra, pour
la même raison, être appelée appétit. Il n’y aura donc pas une puissance qui
doive spécialement être appelée appétit.
En sens contraire :
1° Le Philosophe
a posé l’appétitive comme une puissance spéciale de l’âme, au troisième livre
sur l’Âme.
Réponse :
L’appétit est
une puissance spéciale de l’âme. Et pour le voir clairement, il faut savoir
que, puisque les puissances de l’âme sont ordonnées aux œuvres qui sont propres
aux réalités animées, une opération a le privilège qu’une puissance spéciale de
l’âme lui soit assignée pour autant qu’elle-même est une opération propre de la
réalité animée. Or il se trouve quelque opération qui, d’une certaine façon,
est commune aux réalités animées et aux inanimées, mais qui, d’une autre façon,
est propre aux animées : par exemple, se mouvoir et s’engendrer.
En effet, les
réalités simplement spirituelles ont une nature pour mouvoir, mais non pour
être mues. Les corps, eux, sont mus ; et bien que l’un puisse mouvoir
l’autre, cependant, aucun d’eux ne peut se mouvoir lui-même ; car les
réalités qui se meuvent, comme cela est prouvé au huitième livre de la Physique, sont divisées en deux parties,
dont l’une est motrice et l’autre mue. Or cela ne peut assurément pas exister
dans les réalités purement corporelles ; car leurs formes ne peuvent être
motrices, bien qu’elles puissent être principe de mouvement, étant ce par quoi
une chose est mue ; par exemple dans le mouvement de la terre, la
pesanteur est un principe par lequel la terre est mue, elle n’est cependant pas
un moteur. Et il en est ainsi d’une part à cause de la simplicité des corps
inanimés, qui n’ont pas dans leurs parties une diversité telle qu’une partie
puisse être motrice et l’autre mue ; d’autre part aussi à cause de la
qualité inférieure et de la matérialité des formes. Celles-ci, en effet, étant
très éloignées des formes séparées, dont le propre est de mouvoir, n’ont pas la
possibilité de mouvoir, mais seulement d’être principes de mouvement.
Les réalités
animées, en revanche, sont composées de nature spirituelle et de nature
corporelle ; il peut donc y avoir en elles une partie motrice et l’autre
mue, tant suivant le mouvement local que suivant d’autres mouvements. Se
mouvoir devient ainsi une action propre aux réalités animées elles-mêmes, dans
la mesure où d’elles-mêmes elles se meuvent en des espèces déterminées de
mouvement ; voilà pourquoi l’on trouve dans les animaux des puissances
spéciales ordonnées : par exemple, chez les animaux, pour le mouvement
local, la puissance motrice ; communément chez les plantes et les animaux,
la puissance augmentative pour le mouvement d’accroissement, la nutritive pour
le mouvement d’altération, la générative pour le mouvement de génération.
De même aussi
l’appétit, qui, en un sens, est commun à tous, devient en quelque sorte spécial
aux réalités animées, c’est-à-dire aux animaux, parce qu’il y a en eux à la
fois l’appétit et le moteur de l’appétit. En effet, le bien appréhendé est
lui-même le moteur de l’appétit, suivant le Philosophe au troisième livre sur
l’Âme. Par conséquent, de même que
les animaux ont le privilège d’être mus par eux-mêmes, de même aussi ils
recherchent par eux-mêmes. Et pour cette raison, de même que la puissance
motrice est une puissance spéciale dans l’âme, il en va de même aussi de la
puissance appétitive.
Réponse aux objections :
1° La solution
ressort de ce qui a déjà été dit.
2° Parce que les
animaux sont de nature à participer à la bonté divine plus excellemment que les
autres réalités inférieures, de là vient qu’ils ont besoin de nombreuses
opérations et secours pour leur perfection ; par exemple, celui qui peut
obtenir la santé parfaite par de multiples exercices, est plus proche de la
santé que celui qui ne peut jouir que d’une faible santé, et par là même n’a
besoin que d’un faible exercice, suivant l’exemple du Philosophe au deuxième
livre sur le Ciel et le Monde. Aussi,
puisque l’appétit naturel est déterminé à une seule chose et qu’il ne peut être
multiforme ni s’étendre à autant de choses diverses que les animaux en ont
besoin, il était nécessaire que fût ajouté aux animaux un appétit animal
s’ensuivant de l’appréhension, afin qu’ayant appréhendé une multitude de choses
l’animal se portât vers différents biens.
3° Quoique le
bien soit recherché tant par l’appétit naturel que par l’appétit animal,
cependant l’appétit naturel ne fait pas rechercher le bien par soi-même, comme
le fait l’appétit animal ; par conséquent, pour rechercher le bien par
appétit animal, une puissance est exigée, qui n’est pas exigée pour rechercher
par appétit naturel. Et pour cette raison, le bien vers lequel tend l’appétit
naturel est déterminé et uniforme ; mais il en va autrement du bien qui
est recherché par appétit animal. Et une conclusion semblable peut être donnée
à propos de la puissance motrice.
4° Le sujet qui
recherche le bien ne cherche pas à avoir le bien dans l’être intentionnel,
comme le connaissant le possède, mais dans l’être naturel ; voilà pourquoi
si l’animal possède le bien en tant qu’il le connaît, cela n’exclut pas qu’il
puisse le rechercher.
5° Chaque
puissance recherche son objet par un appétit naturel ; mais l’appétit
animal relève d’une puissance spéciale. Et parce que l’appétit naturel est
déterminé à une seule chose alors que l’appétit animal suit l’appréhension, de
là vient que chaque puissance recherche un bien déterminé tandis que que la
puissance appétitive recherche n’importe quel bien appréhendé. Cependant, il ne
s’ensuit pas qu’elle soit une puissance générale, car elle recherche le bien
commun d’une façon spéciale.
6° On voit dès
lors clairement la solution au dernier argument.
Objections :
Il semble que
non.
1° La différence
accidentelle des objets ne diversifie pas les puissances. Or les objets de la
volonté et de l’appétit ne diffèrent que par des différences accidentelles au
bien, qui est par soi l’objet de l’appétit. En effet, ils ne semblent différer
qu’en ceci que la volonté porte sur le bien appréhendé par l’intelligence
tandis que l’appétit sensitif porte sur le bien appréhendé par le sens, choses
qui sont accidentelles au bien en tant que tel. La volonté n’est donc pas une
puissance autre que l’appétit.
2° Les puissances
appétitives sensitive et intellective diffèrent par le particulier et
l’universel ; car le sens appréhende les particuliers, tandis que
l’intelligence appréhende les universels. Or cela ne permet pas de distinguer
l’appétit de la partie sensitive de celui de la partie intellective, car tout
appétit porte sur le bien existant dans la réalité, et qui n’est pas universel
mais singulier. On ne doit donc pas dire que l’appétit rationnel, qui est la
volonté, soit une puissance autre que l’appétit sensitif, à la façon dont
l’intelligence est une puissance autre que le sens.
3° De même que la
puissance appétitive s’ensuit de l’appréhension, ainsi la puissance motrice
s’ensuit de l’appétitive. Or la motrice n’est pas différente pour les êtres
raisonnables et pour les êtres sans raison. Donc l’appétitive non plus ;
et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
4° Au premier
livre sur l’Âme, le Philosophe
distingue cinq genres de puissances et opérations de l’âme : le premier
inclut la génération, la nutrition et l’accroissement ; le deuxième, le
sens ; le troisième, l’appétit ; le quatrième, le mouvement suivant
le lieu ; le cinquième, l’intelligence. Or ici, l’intelligence est
distinguée du sens, mais l’appétit intellectif n’est pas distingué de l’appétit
sensitif. Il semble donc que la puissance appétitive supérieure ne soit pas
distincte de l’inférieure comme la puissance appréhensive supérieure l’est de
l’appréhensive inférieure.
En sens contraire :
1° Le Philosophe,
au troisième livre sur l’Âme,
distingue la volonté de l’appétit sensitif.
2° Les choses qui
sont ordonnées entre elles, quelles qu’elles soient, doivent nécessairement
être distinctes. Or l’appétit intellectif est supérieur à l’appétit sensitif,
suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, et de plus il le meut comme une sphère meut une autre sphère,
ainsi qu’il est dit au même endroit. La volonté est donc une puissance autre
que l’appétit sensitif.
Réponse :
La volonté est
une puissance autre que l’appétit sensitif. Et pour le voir clairement, il faut
savoir que, de même que l’appétit sensitif se distingue de l’appétit naturel
par un mode de recherche plus parfait, de même aussi pour l’appétit rationnel
et l’appétit sensitif. En effet, plus une nature est proche de Dieu, plus
expressive est en elle la ressemblance de la dignité divine. Or il revient à la
dignité divine de mouvoir, incliner et diriger toutes choses, Dieu lui-même
n’étant mû, incliné ou dirigé par rien d’autre. Par conséquent, plus une nature
est voisine de Dieu, moins elle est inclinée par autre chose, et plus elle est
de nature à s’incliner elle-même.
Ainsi, la
nature insensible qui, en raison de sa matérialité, est la plus éloignée de
Dieu, est certes inclinée vers une fin, cependant il n’y a pas en elle quelque
chose qui incline, mais seulement un principe d’inclination, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a déjà dit. La nature sensitive, étant plus proche de Dieu,
a en elle-même quelque chose qui incline, à savoir l’objet d’appétit
appréhendé ; toutefois, cette inclination n’est pas au pouvoir de l’animal
même qui est incliné, mais elle lui est déterminée d’ailleurs. En effet,
l’animal ne peut, à la vue de l’objet délectable, ne pas le convoiter ;
car les animaux n’ont pas eux-mêmes la domination de leur inclination ;
c’est pourquoi ils n’agissent pas, mais sont plutôt agis, suivant saint Jean
Damascène ; et cela, parce que la puissance appétitive sensitive a un organe
corporel, et se rapproche ainsi des dispositions de la matière et des réalités
corporelles, en sorte qu’elle est mue plutôt qu’elle ne meut.
Mais la nature
rationnelle, qui est très voisine de Dieu, n’a pas seulement l’inclination vers
quelque chose, comme les réalités inanimées, ni seulement le moteur de cette
inclination qui lui est pour ainsi dire déterminée d’ailleurs, comme la nature
sensible, mais outre cela elle a en son pouvoir l’inclination elle-même, de
sorte qu’il n’est pas nécessaire pour elle d’être inclinée vers l’objet
d’appétit appréhendé, mais elle peut être inclinée ou non. Et ainsi, cette
inclination ne lui est pas déterminée par autre chose, mais par elle-même. Et
cela lui convient parce qu’elle n’use pas d’un organe corporel ; et ainsi,
s’éloignant de la nature mobile, elle accède à la nature de moteur et d’agent.
Et qu’une chose se détermine à soi-même une inclination vers la fin, ne peut se
produire que si elle connaît la fin et la relation de la fin aux moyens :
ce qui est le propre de la raison seulement. Voilà pourquoi un tel appétit, que
nul autre ne détermine nécessairement, suit l’appréhension de la raison ;
par conséquent, l’appétit rationnel, que l’on appelle volonté, est une
puissance autre que l’appétit sensitif.
Réponse aux objections :
1° La volonté ne
se distingue pas de l’appétit sensitif directement par le fait de suivre cette
appréhension-ci ou une autre, mais par celui de se déterminer à soi-même une
inclination ou d’avoir une inclination déterminée par autre chose ; et ces
deux choses exigent une différence des puissances. Mais une telle différence
requiert la différence des appréhensions, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
déjà dit. C’est donc pour ainsi dire conséquemment, et non principalement, que
la distinction des appétitives se prend de la distinction des appréhensives.
2° Bien que
l’appétit tende toujours vers quelque chose qui existe dans la réalité,
c’est-à-dire à la façon du particulier et non de l’universel, cependant il est
tantôt mû à la recherche par l’appréhension de quelque condition universelle —
par exemple, nous recherchons tel bien d’après la simple considération que le
bien doit être recherché —, tantôt par l’appréhension du particulier dans sa
particularité. Voilà pourquoi, de même que l’appétit se distingue conséquemment
par la différence de l’appréhension qu’il suit, de même il se distingue aussi
conséquemment par l’universel et le particulier.
3° Puisque les
mouvements et les opérations sont dans les singuliers, et que d’une proposition
universelle on ne peut descendre à une conclusion particulière que moyennant
une mineure particulière, la conception universelle de l’intelligence ne peut
être appliquée à l’élection de l’œuvre — qui est une quasi-conclusion dans
l’ordre du faire, comme il est dit au septième livre de l’Éthique — que moyennant une appréhension particulière. Voilà
pourquoi le mouvement qui suit l’appréhension universelle de l’intelligence
moyennant l’appréhension particulière du sens, ne requiert pas différentes
puissances motrices, l’une correspondant à l’intelligence et l’autre au sens,
comme c’est le cas de l’appétit qui s’ensuit immédiatement de l’appréhension.
En outre, la motrice impérée, que mentionne l’objection, est une puissance liée
aux muscles et aux nerfs ; elle ne peut donc pas appartenir à la partie
intellective, qui n’use pas d’un organe.
4° Parce que le
sens et l’intelligence diffèrent par les raisons formelles de l’appréhensible
en tant que tel, ils appartiennent à différents genres de puissances : en
effet, le sens tend à appréhender le particulier, l’intelligence à appréhender
l’universel. Mais les appétits supérieur et inférieur ne diffèrent point par
des différences de l’appétible en tant que tel, puisque les deux appétits
tendent parfois vers le même bien ; mais ils diffèrent par leurs façons
différentes de rechercher, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Voilà
pourquoi ce sont certes des puissances différentes, mais non des genres de
puissances différents.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Selon saint
Augustin au treizième livre sur la Trinité,
tous désirent d’une seule volonté la béatitude. Or, ce qui est désiré
communément par tous, est désiré par nécessité ; car si ce n’était pas par
nécessité, il arriverait que ce ne soit pas désiré par quelqu’un. La volonté
désire donc quelque chose par nécessité.
2° Tout moteur
ayant une puissance parfaite meut son mobile par nécessité. Or, suivant le
Philosophe au troisième livre sur l’Âme,
le bien est moteur de la volonté dans la mesure où il est appréhendé. Puis donc
qu’il est une chose qui est un bien parfait, par exemple Dieu et la béatitude,
comme il est dit également au premier livre de l’Éthique, il y aura quelque chose qui mouvra la volonté par
nécessité ; et ainsi, quelque chose est recherché nécessairement par la
volonté.
3°
L’immatérialité est la cause de ce qu’une puissance ne puisse pas être
contrainte ; en effet, les puissances liées à des organes sont
contraintes, comme cela est particulièrement clair dans le cas de la puissance
motrice. Or l’intelligence est une puissance plus immatérielle que la
volonté ; et cela apparaît en ce qu’elle a un objet plus immatériel, qui
est l’universel, alors que l’objet de la volonté est le bien existant dans les
réalités particulières. Puis donc que l’intelligence est contrainte à tenir
quelque chose par nécessité, comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique, il semble que la volonté
aussi recherche quelque chose par nécessité.
4° La nécessité
n’est écartée de la volonté qu’en raison de la liberté, à laquelle la nécessité
semble opposée. Or toute nécessité n’empêche pas la liberté ; c’est
pourquoi saint Augustin dit au cinquième livre de la Cité de Dieu : « Si nous définissons la nécessité :
ce qui nous permet de dire “il est nécessaire que telle chose soit ou se fasse
ainsi”, je ne vois pas pourquoi nous aurions à craindre qu’elle ne nous prive
de libre volonté. » La volonté veut donc quelque chose par nécessité.
5° Est
nécessaire, ce qui ne peut pas ne pas être. Or Dieu ne peut pas ne pas vouloir
le bien, de même qu’il ne peut pas ne pas être bon. Il veut donc nécessairement
le bien ; et ainsi, quelque volonté veut une chose nécessairement.
6° Selon saint
Grégoire, « le péché qui n’est pas détruit par la pénitence, entraîne
bientôt par son poids à un autre péché ». Or le péché n’est commis que par
la volonté, selon saint Augustin. Puis donc que l’entraînement est un certain
mouvement violent, comme cela est clair au septième livre de la Physique, quelqu’un peut être violemment
contraint à vouloir quelque chose par nécessité.
7° D’après ce que
dit le Maître au livre premier, dist. 25, reprenant les paroles de saint
Augustin, « dans le deuxième état » — c’est-à-dire dans l’état de
faute — « l’homme ne peut pas ne pas pécher, et même mortellement avant la
réparation, après la réparation au moins véniellement ». Or le péché, tant
mortel que véniel, est volontaire. Il y a donc un état de l’homme en lequel
celui-ci ne peut pas ne pas vouloir ce en quoi consiste le péché ; et
ainsi, la volonté veut quelque chose par nécessité.
8° Plus une chose
peut naturellement mouvoir, plus elle peut naturellement causer la nécessité.
Or le bien peut mouvoir plus que le vrai, puisque le bien est dans les réalités
tandis que le vrai est seulement dans l’esprit, comme il est dit au sixième
livre de la Métaphysique. Puis donc
que le vrai contraint l’intelligence, à bien plus forte raison le bien
contraint-il la volonté.
9° Le bien
imprime plus fortement que le vrai ; et cela ressort de ce que l’amour,
qui est l’empreinte du bien, est plus unitif que la connaissance, qui est
l’empreinte du vrai : en effet, suivant saint Augustin, l’amour est une
certaine vie unissant l’aimant à l’aimé. Le bien peut donc plus causer la
nécessité dans la volonté que le vrai dans l’intelligence ; et nous
retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
10° Plus une
puissance a de pouvoir sur ses objets, moins elle peut être contrainte par eux.
Or la raison a plus de pouvoir sur ses objets que la volonté : en effet,
suivant saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, la raison forme en soi les espèces des réalités, au
contraire de la volonté, qui est mue par les objets d’appétit. La volonté peut
donc être contrainte par les objets d’appétit plus que la raison ne peut l’être
par les objets de connaissance ; et nous retrouvons ainsi la même
conclusion que ci-dessus.
11° Ce qui inhère
par soi, inhère par nécessité. Or il est un vouloir qui inhère par soi à la
volonté. La volonté veut donc quelque chose par nécessité. Preuve de la
mineure : le souverain bien est voulu par soi. Donc, chaque fois que la
volonté se porte vers lui, elle veut par elle-même. Or elle se porte toujours
vers lui, car elle se porte naturellement vers lui. La volonté veut donc toujours
par soi le souverain bien.
12° La nécessité
se rencontre dans la connaissance de la science. Or, de même que tous les
hommes veulent naturellement savoir, suivant le Philosophe au premier livre de
la Métaphysique, de même aussi ils
veulent naturellement le bien. La nécessité se rencontre donc dans la volonté
du bien.
13° La Glose, à propos de Rom. 7, 15 sqq., dit que la volonté veut
naturellement le bien. Or les choses qui inhèrent par nature, sont par
nécessité. La volonté veut donc le bien par nécessité.
14° Tout ce qui
s’accroît et diminue, peut aussi être totalement ôté. Or la liberté de la
volonté s’accroît et diminue : en effet, l’homme eut avant le péché un
arbitre plus libre qu’après le péché, suivant saint Augustin. La liberté de la
volonté peut donc être totalement ôtée ; et ainsi, la volonté peut être
contrainte par nécessité.
En sens contraire :
1° Selon saint
Augustin au cinquième livre de la Cité de
Dieu, si une chose est volontaire, elle n’est pas nécessaire. Or tout ce
que nous voulons est volontaire. La volonté ne veut donc rien par nécessité.
2° Saint Bernard
dit que le libre arbitre est le plus puissant après Dieu. Or ce qui est tel, ne
peut être contraint par rien ; la volonté ne peut donc être contrainte de
telle sorte qu’elle veuille quelque chose par nécessité.
3° La liberté
s’oppose à la nécessité. Or la volonté est libre. Elle ne veut donc rien par
nécessité.
4° Saint Bernard
dit que le libre arbitre « à cause de sa noblesse innée, n’est mû par
aucune nécessité ». Or la dignité de la volonté ne peut être ôtée. La
volonté ne peut donc rien vouloir par nécessité.
5° Les puissances
rationnelles ont des objets opposés, suivant le Philosophe. Or la volonté est
une puissance rationnelle ; en effet, elle se trouve dans la raison, comme
il est dit au troisième livre sur l’Âme.
Elle a donc des objets opposés ; voilà pourquoi elle n’est déterminée à
rien par nécessité.
6° Ce qui est
déterminé à quelque chose par nécessité, est naturellement déterminé à cela. Or
une division oppose la volonté à l’appétit naturel. La volonté ne veut donc
rien par nécessité.
7° Dès lors
qu’une chose est volontaire, on dit qu’elle est en nous de telle sorte que nous
en soyons maîtres. Or ce qui est en nous et dont nous sommes maîtres, nous
pouvons le vouloir et ne pas le vouloir. Donc, tout ce que la volonté veut,
elle peut le vouloir et ne pas le vouloir ; et ainsi, elle ne veut rien
par nécessité.
Réponse :
Comme on peut
le déduire des paroles de saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu, chap. 11, il y a deux
nécessités : la nécessité de contrainte, et celle-ci ne peut en aucune
façon avoir place dans la volonté ; et la nécessité d’inclination
naturelle, comme nous disons que Dieu vit par nécessité : et c’est par une
telle nécessité que la volonté « veut quelque chose par nécessité ».
Et pour le voir
clairement, il faut savoir que dans les réalités ordonnées entre elles, il est
nécessaire que le premier mode soit inclus dans le second, et que dans le
second se trouve non seulement ce qui lui revient par sa nature propre, mais
aussi ce qui lui revient par la nature du premier ; ainsi, il convient à
l’homme non seulement d’user de la raison, ce qui lui revient par sa différence
propre, qui est le raisonnable, mais aussi d’user du sens ou de l’aliment, ce
qui lui revient aussi par son genre, qui est l’animal ou le vivant. Et de même
aussi, nous voyons dans les sens que, le sens du toucher étant comme le
fondement des autres sens, l’on trouve dans l’organe de chaque sens non
seulement les propriétés du sens dont il est l’organe propre, mais aussi les
propriétés du toucher : ainsi, l’œil ne sent pas seulement le blanc et le
noir, en tant qu’il est l’organe de la vue, mais il sent aussi le chaud et le
froid, et il est corrompu par leurs excès, en tant qu’il est l’organe du
toucher.
Or la nature et
la volonté sont ordonnées de telle façon que la volonté est elle-même aussi une
certaine nature ; car tout ce qui se trouve dans la réalité est appelé
« une certaine nature ». Voilà pourquoi il est nécessaire de trouver
dans la volonté non seulement ce qui est appartient à la volonté, mais aussi ce
qui appartient à la nature. Or il appartient à n’importe quelle nature créée
d’être ordonnée par Dieu au bien, recherchant celui-ci naturellement. Il y a
donc dans la volonté elle-même un certain appétit naturel du bien qui lui
convient. Et en plus de cela, elle peut rechercher quelque chose suivant sa
propre détermination, non par nécessité ; ce qui lui revient en tant
qu’elle est volonté.
Or, la relation
entre la nature et la volonté est semblable à la relation entre les choses que
la volonté veut naturellement et celles pour lesquelles elle est déterminée par
elle-même et non par la nature. Voilà pourquoi, de même que la nature est le
fondement de la volonté, de même aussi l’objet d’appétit qui est recherché
naturellement est le principe et le fondement des autres objets d’appétit. Or
dans les objets d’appétit, la fin est le fondement et le principe des moyens,
puisque les moyens ne sont recherchés qu’en raison de la fin. Voilà pourquoi ce
que la volonté veut par nécessité, étant pour ainsi dire déterminée à cela par
une inclination naturelle, c’est la fin ultime, telle la béatitude, et les
choses qui y sont incluses, comme l’être, la connaissance de la vérité,
etc. ; par contre, elle n’est pas déterminée aux autres choses par
nécessité ni par une inclination naturelle, mais par une disposition propre
sans aucune nécessité.
Et bien que la
volonté veuille la fin ultime par une certaine inclination nécessaire, on ne
doit cependant en aucune façon accorder qu’elle soit contrainte à vouloir cela.
En effet, la contrainte n’est rien d’autre que l’introduction d’une certaine
violence. Or l’acte violent est, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, « celui dont le principe
est au-dehors, sans que le patient contribue en rien » ; comme si
l’on projetait une pierre en haut : car, autant qu’il est en elle, elle
n’est nullement inclinée à ce mouvement. Or, puisque la volonté est elle-même
une certaine inclination, étant donné qu’elle est une certain appétit, il ne
peut se produire que la volonté veuille une chose et que son inclination ne
soit pas vers cela ; et ainsi, il ne peut se produire que la volonté
veuille quelque chose par contrainte ou violence, bien qu’elle veuille quelque
chose par une inclination naturelle. Il est donc clair que la volonté ne veut
rien nécessairement d’une nécessité de contrainte, mais qu’elle veut cependant
quelque chose nécessairement d’une nécessité d’inclination naturelle.
Réponse aux objections :
1° Cet appétit
commun de la béatitude ne procède pas d’une contrainte, mais d’une inclination
naturelle.
2° Si
efficacement qu’un bien meuve la volonté, il ne peut cependant pas la
contraindre : car en posant qu’elle veut une chose, on pose qu’elle a une
inclination vers cette chose, ce qui est opposé à la contrainte. Mais à cause
de la perfection d’un bien, il se produit que la volonté est déterminée à
celui-ci par une inclination de nécessité naturelle.
3° L’intelligence
pense naturellement quelque chose, comme la volonté veut aussi naturellement
quelque chose ; mais la contrainte n’est point, par sa nature, opposée à
l’intelligence, comme elle l’est à la volonté. En effet, bien que
l’intelligence ait une inclination vers quelque chose, son nom ne désigne
cependant pas l’inclination même de l’homme, tandis que le nom de volonté
désigne l’inclination même de l’homme. Par conséquent, tout ce qui se fait
suivant la volonté, se fait suivant l’inclination de l’homme, et par suite ne
peut être violent. Mais l’opération de l’intelligence peut être contre
l’inclination de l’homme, qui est la volonté ; comme lorsqu’une opinion
plaît à quelqu’un, mais que par l’efficace des arguments il est conduit à
assentir au contraire par son intelligence.
4° Saint Augustin
parle de la nécessité naturelle, que nous n’excluons pas de la volonté à
l’égard de certains objets ; et cette nécessité se rencontre aussi dans la
volonté divine, comme aussi dans l’être divin ; en effet, il est lui-même
nécessaire par soi, comme il est dit au cinquième livre de la Métaphysique.
5° On voit dès
lors clairement la solution au cinquième argument.
6° Le péché
commis n’entraîne pas en contraignant la volonté, mais en l’inclinant : en
tant qu’il prive de la grâce, par laquelle l’homme était fortifié contre le
péché, et aussi en tant que par l’acte du péché sont laissés dans l’âme une
disposition et un habitus inclinant au péché suivant.
7° Sur ce sujet,
il y a deux opinions. Certains disent que l’homme, en quelque état de péché
mortel qu’il soit, peut éviter le péché mortel grâce à la liberté de sa
volonté ; et ils exposent l’expression : « il ne peut pas ne pas
pécher » comme suit : « il ne peut pas ne pas avoir de
péché » — de même que « voir » signifie « avoir la
vue » et « user de la vue » — mais il peut, selon eux, ne
pas pécher, c’est-à-dire ne pas user du péché. Et de ce point de vue, il est
clair qu’aucune nécessité de consentir au péché n’est introduite dans la
volonté. D’autres disent que, de même que l’homme dans l’état de la vie
présente ne peut éviter le péché véniel — non qu’il ne puisse éviter celui-ci
ou celui-là, mais il ne peut les éviter tous, en sorte qu’il n’en commette
aucun —, de même en va-t-il aussi pour les péchés mortels en celui qui n’a pas
la grâce. Et de ce point de vue aussi, il est clair que la volonté n’est pas
dans la nécessité de vouloir ceci ou cela, bien que sans la grâce elle se
trouve manquer d’une indéfectible inclination vers le bien.
8° Une forme
reçue en quelque chose ne meut pas ce en quoi elle est reçue, mais avoir une
telle forme, cela même c’est avoir été mû ; par contre, ce qui reçoit est
mû par l’agent extérieur : ainsi le corps qui devient chaud par le feu
n’est-il pas mû par la chaleur reçue, mais par le feu. Ainsi également l’intelligence
n’est pas mue par l’espèce déjà reçue, ou par la vérité qui s’ensuit de cette
espèce, mais par une réalité extérieure qui imprime dans l’intelligence, tel
l’intellect agent, ou le phantasme, ou quelque autre chose de ce genre. En
outre, de même que le vrai est proportionné à l’intelligence, de même aussi le
bien est proportionné à la volonté. Par conséquent, que le vrai soit dans
l’appréhension ne le rend pas moins apte à mouvoir naturellement l’intelligence
que le bien la volonté. En outre, que la volonté ne soit pas contrainte par le
bien ne vient pas d’une insuffisance du bien à mouvoir, mais de la nature même
de la volonté, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
9° On voit dès
lors clairement la réponse au neuvième argument.
10° La réalité qui
est hors de l’âme n’imprime son espèce dans l’intellect possible que par
l’opération de l’intellect agent : et c’est pourquoi l’on dit que l’âme
forme en elle-même les formes des réalités. Et de même aussi, ce n’est pas sans
une opération de la volonté que la volonté tend vers l’objet d’appétit.
L’argument n’est donc pas concluant. En outre, on peut répondre comme aux deux
objections précédentes.
11° Le bien
premier est voulu par soi, et la volonté le veut par soi et naturellement,
cependant elle ne le veut pas toujours en acte. En effet, il n’est pas
nécessaire que les choses qui conviennent naturellement à l’âme soient toujours
en acte dans l’âme ; de même que les principes qui sont connus
naturellement ne sont pas toujours considérés en acte.
12° Il ne s’agit
pas de la même nécessité lorsque nous connaissons quelque chose nécessairement
par la science, et lorsque nous recherchons la science par nécessité : en
effet, le premier peut se produire par une nécessité de contrainte, mais le
second seulement par une nécessité d’inclination naturelle. Et de même aussi,
la volonté veut le bien par nécessité, en tant qu’elle veut le bien
naturellement.
13° On voit dès
lors clairement la réponse au treizième argument.
14° La liberté qui
s’accroît et diminue est la liberté par rapport au péché et à la misère, et non
la liberté par rapport à la contrainte ; il ne s’ensuit donc pas que la
volonté puisse être amenée à être contrainte.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Cette citation
doit être entendue de la nécessité de contrainte, qui s’oppose à la volonté, et
non de la nécessité d’inclination naturelle, qui, suivant saint Augustin au
cinquième livre de la Cité de Dieu,
ne s’oppose pas à la volonté.
2° Si la volonté
se porte nécessairement par inclination naturelle vers quelque chose, cela
n’est pas dû à son impuissance mais à sa force ; de même que le lourd est
d’autant plus fort qu’il est porté vers le bas par une plus grande nécessité.
Mais si elle était contrainte par autre chose, il faudrait attribuer cela à sa
faiblesse.
3° La liberté,
suivant saint Augustin, s’oppose à la nécessité de contrainte, mais non à la
nécessité d’inclination naturelle.
4° La nécessité
naturelle ne s’oppose pas à la dignité de la volonté, mais seule la nécessité
de contrainte s’y oppose.
5° La volonté, en
tant qu’elle est rationnelle, a des objets opposés : et dire cela, c’est
la considérer en ce qui lui est propre ; mais en tant qu’elle est une
certaine nature, rien n’empêche qu’elle soit déterminée à une seule chose.
6° La volonté
s’oppose à l’appétit naturel pris dans un sens restreint, c’est-à-dire à celui
qui est seulement naturel, comme l’homme s’oppose à ce qui est seulement animal
; par contre, elle ne s’oppose pas à l’appétit naturel considéré dans l’absolu,
mais elle l’inclut, comme l’homme inclut l’animal.
7° Cet argument
aussi vaut pour la volonté en tant que telle ; en effet, il est propre à
la volonté en tant que telle d’être maîtresse de ses actes.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Plus une chose
est noble, plus elle est immuable. Or vivre est plus noble qu’être, penser que
vivre, et vouloir que penser. Vouloir est donc plus immuable qu’être. Or l’être
de l’âme qui veut est immuable, car il est incorruptible. Donc son vouloir
aussi est immuable ; et ainsi, tout ce qu’elle veut, elle le veut
immuablement et nécessairement.
2° Plus une chose
est conforme à Dieu, plus elle est immuable. Or l’âme est plus conformée à Dieu
par la seconde conformité, qui est celle de la ressemblance, que par la
première conformité, qui est celle de l’image. Or dans la première conformité,
elle a l’immuabilité ; car l’âme ne peut perdre l’image, suivant le Psaume
38, 7 : « l’homme passe comme une image ». Donc suivant la
seconde conformité aussi, qui est celle de la ressemblance, consistant dans
l’ordination requise de la volonté, il aura l’immuabilité, en sorte que la
volonté veuille immuablement le bien et ne puisse vouloir le mal.
3° La puissance
est à l’étant potentiel ce que l’acte est à l’étant en acte. Or Dieu, étant bon
en acte, ne peut faire quelque chose de mauvais en acte. Donc sa puissance, qui
est bonne, ne peut non plus produire une chose qui soit mauvaise en
puissance ; et ainsi, la volonté que la puissance divine a produite n’a
pas de pouvoir pour le mal.
4° Selon le
Philosophe aux sixième et septième livres de l’Éthique, les fins sont aux moyens, dans l’ordre du faire et de
l’appétit, ce que les principes sont aux conclusions dans les sciences
démonstratives. Or, par les principes qui sont connus naturellement est
introduite une nécessité dans l’intelligence, de sorte qu’elle connaît les
conclusions par nécessité. Puis donc que la volonté veut par nécessité la fin
ultime de la façon déjà exposée, elle voudra aussi par nécessité toutes les
autres choses qui sont ordonnées à la fin ultime.
5° Tout ce qui
est naturellement déterminé à une chose, obtient cette chose par nécessité, à
moins qu’il n’y ait un empêchement. Or la volonté veut naturellement le bien,
comme dit la Glose à propos de
Rom. 7, 15. Elle veut donc immuablement le bien, puisqu’il n’est rien
qui puisse l’empêcher, étant donné qu’elle est la plus puissante après Dieu,
selon saint Bernard.
6° De même que
les ténèbres sont opposées à la lumière, de même le mal est opposé au bien. Or
la vue, qui est naturellement déterminée à connaître la lumière et les corps
lumineux, les voit si naturellement qu’elle ne peut pas voir ce qui est
ténébreux. Donc la volonté aussi, dont l’objet est le bien, veut si
immuablement le bien qu’elle ne pourra aucunement vouloir le mal. Et ainsi, la
volonté a quelque nécessité non seulement à l’égard de la fin ultime, mais
aussi à l’égard des autres choses.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit que « c’est la volonté qui nous rend pécheurs et qui nous fait vivre
selon la justice ». La volonté ne se rapporte donc immuablement ni au bien
ni au mal.
2° Selon saint
Augustin, « le péché est à ce point volontaire que, si le volontaire est
absent, il n’y a pas de péché ». Si donc le péché ne vient aucunement de
la volonté, le péché n’existera aucunement ; ce qui est faux, comme
l’expérience le montre.
Réponse :
Une chose est
dite nécessaire, parce qu’elle est immuablement déterminée à un seul terme.
Aussi, puisque la volonté se rapporte à de nombreuses choses de façon
indéterminée, elle n’a pas de nécessité à l’égard de toutes, mais à l’égard de
celles-là seules auxquelles elle est déterminée par une inclination naturelle,
comme on l’a dit. Or tout mobile se ramène, comme à un principe, à un immobile,
et l’indéterminé à un déterminé ; pour cette raison, il est nécessaire que
ce à quoi la volonté est déterminée soit le principe de son appétit des choses
auxquelles elle n’est pas déterminée ; et cela, c’est la fin ultime, comme
on l’a dit. Or l’indétermination de la volonté se rencontre relativement à
trois choses : l’objet, l’acte, et la relation à la fin.
Relativement à
l’objet, la volonté est indéterminée quant aux moyens, non quant à la fin
ultime elle-même, comme on l’a dit. Et il en est ainsi, parce que l’on peut
parvenir à la fin ultime par de nombreuses voies, et qu’à des sujets divers
conviennent des voies diverses pour parvenir à elle. Voilà pourquoi l’appétit
de la volonté ne peut être déterminé dans les moyens, contrairement aux
réalités naturelles, qui n’ont, pour une fin certaine et déterminée, que des
voies certaines et déterminées. Et ainsi, l’on voit clairement que les réalités
naturelles recherchent les moyens par nécessité comme elles font pour la
fin ; de sorte que l’on ne peut rien concevoir en elles qu’elles puissent
rechercher ou ne pas rechercher. La volonté, par contre, recherche la fin
ultime par nécessité, de sorte qu’elle ne peut pas ne pas la rechercher, mais
elle ne recherche par nécessité aucun des moyens. Par conséquent, quant à de
telles choses, il est en son pouvoir de rechercher ceci ou cela.
Ensuite, la
volonté est indéterminée aussi relativement à l’acte ; car même à l’égard
d’un objet déterminé, elle peut user de son acte quand elle veut, ou ne pas en
user ; en effet, elle peut passer à l’acte de vouloir quant à n’importe
quel objet, ou ne pas passer à l’acte. Et cela ne se produit pas dans les
réalités naturelles : en effet, le lourd descend toujours en acte vers le
bas, à moins qu’une chose ne l’empêche. Et cela vient de ce que les réalités
inanimées ne sont pas mues par elles-mêmes, mais par d’autres choses ; il
n’est donc pas en leur pouvoir de se mouvoir ou de ne pas se mouvoir ;
tandis que les réalités animées se meuvent par elles-mêmes ; et de là
vient que la volonté peut vouloir et ne pas vouloir.
Enfin, il y a
une indétermination de la volonté touchant la relation à la fin, en tant que la
volonté peut rechercher ce qui est ordonné à la fin convenable suivant la
vérité, ou seulement selon l’apparence. Et cette indétermination vient de deux
choses : de l’indétermination à l’égard de l’objet dans les moyens, et en
outre, de l’indétermination de l’appréhension, qui peut être droite ou
non ; en effet, de même que d’un principe vrai donné ne s’ensuit une
conclusion fausse que par quelque fausseté de la raison, soit qu’elle pose une
mineure fausse, soit qu’elle ordonne faussement le principe à la conclusion, de
même aussi, dès lors qu’on a en soi un appétit droit de la fin ultime, il ne
peut s’ensuivre que l’on recherche quelque chose de façon désordonnée, que si
la raison prenait comme pouvant être ordonné à la fin une chose qui ne le peut
pas ; par exemple, celui qui recherche naturellement la béatitude avec un
appétit droit, ne serait jamais conduit à rechercher la fornication, sauf en
tant qu’il l’appréhende comme un certain bien de l’homme, en tant qu’elle est
un certain objet délectable, et ainsi il l’appréhende comme pouvant être
ordonné à la béatitude, comme une certaine image de celle-ci. Et de là s’ensuit
une indétermination de la volonté, par laquelle celle-ci peut rechercher le
bien ou le mal.
Or, puisque la
volonté est appelée libre en tant qu’elle n’a pas de nécessité, la liberté de
la volonté sera considérée à trois points de vue : quant à l’acte, en tant
qu’elle peut vouloir et ne pas vouloir ; quant à l’objet, en tant qu’elle
peut vouloir ceci ou cela, et même son opposé ; et quant au rapport à la
fin, en tant qu’elle peut vouloir le bien ou le mal. Quant au premier de ces
points de vue, la liberté est dans la volonté en n’importe quel état de la
nature et quant à n’importe quel objet. En effet, toute volonté a son acte en
son pouvoir relativement à n’importe quel objet. Le deuxième de ces points de
vue regarde certains objets, c’est-à-dire les moyens et non la fin
elle-même ; et là aussi, en n’importe quel état de la nature. Le troisième
point de vue ne regarde pas tous les objets, mais certains, c’est-à-dire les
moyens ; et non pas relativement à n’importe quel état de la nature, mais
à celui-là seul en lequel la nature peut faillir. Car là où l’appréhension et
la confrontation sont indéfectibles, il ne peut y avoir de volonté du mal, même
dans les moyens, comme on le voit clairement dans le cas des bienheureux. Et c’est
pourquoi l’on dit que vouloir le mal n’est ni une liberté, ni une partie de la
liberté, quoique ce soit un certain signe de liberté.
Réponse aux objections :
1° L’âme ne tient
pas d’elle-même la détermination de son être, mais d’autre chose ; en revanche,
elle-même se détermine son vouloir ; voilà pourquoi, bien que l’être soit
immuable, cependant son vouloir est indéterminé, et peut par conséquent
s’infléchir en divers sens. Et cependant, il n’est pas vrai que le penser ou le
vouloir soit plus noble que l’être, si on les sépare de l’être : au
contraire, l’être est alors plus noble qu’eux, suivant Denys au cinquième
chapitre des Noms divins.
2° La conformité
de l’image se prend des puissances naturelles, qui lui sont déterminées par la
nature ; voilà pourquoi cette conformité demeure toujours. Mais la seconde
conformité, qui est celle de la ressemblance, a lieu par la grâce, et par les
habitus et les actes des vertus, auxquels l’âme est ordonnée par l’acte de la
volonté, qui est établi en son pouvoir ; voilà pourquoi cette conformité
ne demeure pas toujours.
3° Il n’y a pas
en Dieu la puissance passive ou matérielle, qui s’oppose à l’acte, et pour
laquelle vaut l’objection, mais la puissance active, qui est l’acte lui-même,
car chaque chose est capable d’agir dans la mesure où elle est en acte. Et
cependant, ce n’est pas en tant qu’elle vient de Dieu que la volonté a le
pouvoir s’infléchir vers le mal, mais en tant qu’elle vient du néant.
4° Dans les
sciences démonstratives, les conclusions se rapportent aux principes de telle
façon que si l’on ôte la conclusion, le principe est ôté ; et ainsi, à
cause de cette détermination des conclusions relativement aux principes,
l’intelligence est contrainte par les principes eux-mêmes à assentir aux conclusions.
Mais les moyens n’ont pas à l’égard de la fin cette détermination que, si l’on
ôte l’un d’eux, la fin est ôtée, puisque l’on peut parvenir à la fin ultime par
des voies diverses, soit suivant la vérité, soit selon l’apparence. Voilà
pourquoi la nécessité qui est dans l’appétit volontaire relativement à la fin
n’induit pas en lui une nécessité relativement aux moyens.
5° La volonté
veut naturellement le bien, mais pas de façon déterminée ce bien-ci ou
celui-là ; de même que la vue voit naturellement la couleur, mais pas de
façon déterminée celle-ci ou celle-là. Et pour cette raison, tout ce qu’elle
veut, elle le veut sous l’aspect du bien ; il n’est cependant pas
nécessaire qu’elle veuille toujours ce bien-ci ou celui-là.
6° Aucune chose
n’est mauvaise au point qu’elle ne puisse avoir aucune apparence de bien ;
et en raison de cette bonté, elle est capable de mouvoir l’appétit.
Objections :
Il semble que
non.
1° Ce que l’on
veut par nécessité, on le veut naturellement. Or nous ne méritons pas par ce
qui est naturel. Nous ne méritons donc pas par une telle volonté.
2° Le mérite et
le démérite affectent le même sujet. Or nul ne démérite en ce qu’il ne peut
éviter, suivant saint Augustin. Nul ne mérite donc en ce qu’il veut par
nécessité.
3° L’on ne mérite
que par un acte de vertu. Or tout acte de vertu vient d’une élection, et non
d’une inclination naturelle. Nul ne mérite donc en ce qu’il veut par nécessité.
En sens contraire :
1° N’importe
quelle créature recherche Dieu naturellement et par nécessité. Or, dans l’amour
de Dieu, nous méritons. On peut donc mériter en ce que l’on veut
nécessairement.
2° La béatitude
consiste dans la vie éternelle. Or, en recherchant la vie éternelle, les saints
méritent. L’on mérite donc, en voulant ce que l’on veut naturellement.
Réponse :
En voulant ce
que l’on veut naturellement, d’une certaine façon l’on mérite, et d’une autre
façon non. Et pour le voir clairement, il faut savoir que l’homme et les autres
animaux n’ont pas été naturellement pourvus de la même manière, tant pour le
corps que pour l’âme.
En effet, les
autres animaux, quant au corps, ont été pourvus de téguments spéciaux : un
cuir dur, des plumes et d’autres choses semblables ; ainsi que de défenses
particulières, comme des cornes, des griffes, etc. ; et ce, parce qu’ils
ont peu de procédés d’opération, et qu’à ces procédés peuvent être ordonnés des
instruments déterminés. Mais l’homme a été pourvu de ces choses en général, la
nature lui ayant donné des mains, afin que par elles il puisse se préparer à la
fois divers téguments et diverses défenses ; et ce, parce que la raison de
l’homme est si multiple et s’étend à des choses si différentes, qu’il ne peut
lui être préparé suffisamment d’instruments déterminés.
De même aussi
du côté de l’appréhension, aux autres animaux ont été données certaines
conceptions spéciales relevant de l’estimation naturelle et qui leur sont
nécessaires ; par exemple au mouton, que le loup soit son ennemi, et
autres choses de ce genre ; mais à l’homme, au lieu de ces choses, ont été
donnés les principes universels connus naturellement, par lesquels il peut
raisonner sur tout ce qui lui est nécessaire.
Et il en va de
même aussi du côté de l’appétit. En effet, aux autres réalités a été donné
l’appétit naturel d’une chose déterminée, comme au lourd, qu’il soit en bas, et
à chaque animal aussi, ce qui lui est convenable suivant sa nature ; mais
à l’homme a été donné l’appétit de sa fin ultime en général, de sorte qu’il
recherche naturellement d’être achevé dans la bonté. Mais en quoi cet
achèvement consiste, si c’est dans les vertus, ou dans les sciences, ou dans
les plaisirs, ou en d’autres choses comme celles-ci, cela ne lui est pas
déterminé par la nature.
Lors donc que,
par sa propre raison, aidé de la grâce divine, il appréhende comme sa béatitude
quelque bien spécial en lequel sa béatitude consiste vraiment, alors il mérite,
non parce qu’il tend à la béatitude qu’il recherche naturellement, mais parce
qu’il recherche cette chose particulière qu’il ne recherche pas naturellement —
ainsi la vision de Dieu —, en laquelle pourtant sa béatitude consiste
véritablement. Mais si quelqu’un, par une raison erronée, est conduit à
rechercher quelque chose de spécial comme sa béatitude, par exemple les
plaisirs corporels, en lesquels cependant sa béatitude ne consiste pas
véritablement, dans ce cas, en recherchant la béatitude, il démérite, non pas
parce qu’il recherche la béatitude, mais parce que, de manière indue, il recherche
comme béatitude cette chose en laquelle la béatitude ne se trouve pas. Il est
donc clair que, lorsque l’on veut ce que l’on veut naturellement, ce n’est en
soi ni méritoire ni déméritoire ; mais dans la mesure où on le détermine à
ceci ou cela, ce peut être soit méritoire soit déméritoire. Et c’est de cette
façon que les saints méritent en recherchant Dieu et la vie éternelle.
Réponse aux objections :
On voit dès
lors clairement la solution aux arguments.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Quiconque fait
tourner une chose du côté qu’il veut, peut contraindre celle-ci. Or, comme il
est dit en Prov. 21, 1, « le cœur du roi est dans la main de
Dieu, il le fera tourner du côté qu’il voudra. » Dieu peut donc
contraindre la volonté.
2° À propos de
Rom. 1, 24 : « Aussi Dieu les a-t-il livrés, etc. », la Glose de saint Augustin dit :
« Il est manifeste que Dieu agit dans le cœur des hommes pour incliner
leur volonté comme il veut, soit au bien en raison de sa miséricorde, soit au
mal en raison de ce qui leur est dû. » Dieu peut donc contraindre la
volonté.
3° Si le fini
agit de façon finie, l’infini agira de façon infinie. Or quelque créature finie
entraîne la volonté de façon finie : car, comme dit Cicéron, l’honnête est
ce qui nous entraîne par sa force, et nous attire par sa dignité. Dieu, qui a
une puissance infinie dans son action, peut donc totalement contraindre la
volonté.
4° On dit, au
sens propre, que l’on est contraint à quelque chose, lorsqu’on ne peut pas ne
pas le faire, qu’on le veuille ou non. Or la volonté ne peut pas ne pas vouloir
ce que Dieu, par volonté de bon plaisir, veut qu’elle veuille ; sinon la
volonté de Dieu serait inefficace à l’égard de notre volonté. Dieu peut donc
contraindre la volonté.
5° Il y a en
toute créature une obéissance parfaite au Créateur. Or la volonté est une
certaine créature ; il y a donc en elle une obéissance parfaite au
Créateur ; Dieu peut donc la contraindre à ce qu’il veut.
En sens contraire :
1° Être libre de
contrainte est naturel à la volonté. Or on ne peut ôter à personne ses qualités
naturelles. La volonté ne peut donc être contrainte par Dieu.
2° Dieu ne peut
faire que des opposés soient vrais en même temps. Or le volontaire et le
violent sont opposés, car le violent est une espèce d’involontaire, comme on le
voit clairement au troisième livre de l’Éthique.
Dieu ne peut donc faire que la volonté veuille quelque chose par
contrainte ; et ainsi, il ne peut contraindre la volonté.
Réponse :
Dieu peut faire
changer la volonté par nécessité, mais il ne peut cependant la contraindre. En
effet, quelque changement que la volonté subisse quant à son objet, on ne dit
pas qu’elle y est contrainte. Et la raison en est que vouloir quelque chose,
cela même est une inclination à cette chose, tandis que la contrainte ou la
violence est contraire à l’inclination de la réalité qui est contrainte. Lors
donc que Dieu fait changer la volonté, il fait qu’à l’inclination précédente
succède une autre inclination, de sorte que la première est ôtée et que la
seconde demeure. Par conséquent, ce à quoi il induit la volonté n’est pas
contraire à l’inclination désormais existente, mais à l’inclination qui était
auparavant dans la volonté : il n’y a donc pas violence ni contrainte. De
même, il y a dans la pierre, en raison de sa pesanteur, une inclination vers le
bas ; or, tandis que cette inclination persévère, si on jette la pierre en
l’air, il y aura violence. En revanche, si Dieu ôte de la pierre l’inclination
de pesanteur et lui donne une inclination de légèreté, alors être emportée en
haut ne lui fera pas violence ; et ainsi, le changement du mouvement peut
être sans violence. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre que Dieu fait changer
la volonté sans la contraindre.
Or Dieu peut
faire changer la volonté, puisqu’il opère lui-même dans la volonté comme il le
fait dans la nature ; aussi, de même que toute action naturelle vient de
Dieu, de même toute action de la volonté, en tant qu’elle est une action, ne
vient pas seulement de la volonté comme d’un agent immédiat, mais aussi de Dieu
comme de l’agent premier, qui imprime plus fortement. Par conséquent, de même
que la volonté peut changer son acte en direction d’un autre objet, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, de même aussi et bien plus encore, Dieu le peut. Or
il fait changer la volonté de deux façons. D’abord en mouvant seulement,
c’est-à-dire quand il meut la volonté à vouloir quelque chose, sans qu’il
imprime aucune forme dans la volonté ; ainsi fait-il parfois, sans
l’apposition d’un habitus, que l’homme veuille ce qu’il ne voulait pas
auparavant. Ensuite, en imprimant une forme dans la volonté elle-même. En
effet, de même que, par la nature même que Dieu a donnée à la volonté, celle-ci
est inclinée à vouloir quelque chose, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de
même par un ajout tel que la grâce ou la vertu, l’âme est inclinée à vouloir en
outre une chose à laquelle elle n’était pas auparavant déterminée par une
inclination naturelle. Mais cette inclination ajoutée est tantôt parfaite,
tantôt imparfaite. Quand elle est parfaite, elle donne une inclination
nécessaire vers ce à quoi elle détermine — de même que, par nécessité, la
volonté est inclinée par la nature à rechercher la fin — comme c’est le cas des
bienheureux, en lesquels la charité parfaite incline suffisamment au bien, non
seulement quant à la fin ultime, mais aussi quant aux moyens. Mais parfois, la
forme ajoutée n’est pas absolument parfaite, comme c’est le cas de ceux qui
sont dans l’état de voie ; et alors, la volonté est certes inclinée par la
forme ajoutée, mais non par nécessité.
Réponse aux objections :
On voit dès
lors clairement la solution aux arguments. Car la première série d’objections
prouvait que Dieu peut faire changer la volonté, tandis que la seconde série,
qu’il ne peut pas la contraindre ; or les deux sont vrais, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit.
Cependant, il
faut savoir que, lorsque la glose citée dit que Dieu agit dans le cœur des
hommes pour incliner leur volonté au mal, il ne faut pas le comprendre, ainsi
que la Glose le dit au même endroit,
comme si Dieu communiquait la méchanceté ; mais en ce sens que, de même
qu’il appose la grâce, par où la volonté des hommes est inclinée au bien, de
même il la retire à certains ; et une fois celle-ci retirée, leur volonté
s’incurve vers le mal.
Objections :
Il semble que
oui.
1° La volonté est
elle-même une certaine créature. Or la volonté change son acte comme elle veut.
Il semble donc qu’une créature fasse changer la volonté et la contraigne.
2° Il est plus
difficile de changer le tout que la partie. Or, suivant certains philosophes,
les corps célestes font changer d’avis toute une multitude. Ils peuvent donc à
bien plus forte raison, semble-t-il, contraindre la volonté d’un seul.
3° Quiconque est
vaincu par quelqu’un, est contraint par lui. Or, suivant le Philosophe au
septième livre de l’Éthique, les
incontinents sont vaincus par les passions. Les passions font donc changer et
contraignent la volonté de l’incontinent.
4° Selon saint
Augustin au troisième livre sur la Trinité,
les supérieurs, tant parmi les esprits que parmi les corps, meuvent les
inférieurs, selon un certain ordre naturel. Or, de même que l’intelligence des
bienheureux anges est supérieure à la nôtre, et plus parfaite, de même aussi
leur volonté est plus parfaite que la nôtre. Donc, de même qu’ils peuvent par
leur intelligence imprimer dans notre intelligence en l’éclairant, suivant
l’enseignement de Denys, de même il semble qu’ils puissent par leur volonté
imprimer en quelque sorte dans la nôtre en la faisant changer.
5° Selon Denys,
les anges supérieurs éclairent, purifient et perfectionnent les inférieurs. Or,
de même que l’illumination regarde l’intelligence, de même la purification
semble regarder la volonté. Donc, de même que les anges peuvent imprimer dans
l’intelligence, de même aussi ils peuvent imprimer dans la volonté.
6° Une chose est
plus apte à être changée par une nature supérieure que par une inférieure. Or,
de même que l’appétit sensitif est inférieur à notre volonté, de même la
volonté angélique est supérieure à celle-ci. Puis donc que l’appétit sensitif
fait parfois changer la volonté, à bien plus forte raison la volonté angélique
pourra-t-elle faire changer notre volonté.
7° En
Lc 14, 23, le père de famille dit à son serviteur :
« Forcez les gens d’entrer. » Or on entre à ce souper par la volonté.
Notre volonté peut donc être forcée à quelque chose par l’ange, qui est le
ministre de Dieu.
En sens contraire :
1° Saint Bernard
dit : « Le libre arbitre est le plus puissant après Dieu. » Or
rien n’est changé que par un plus fort. Rien ne peut donc changer la volonté.
2° Le mérite et
le démérite résident en quelque façon dans la volonté. Si donc une créature
pouvait faire changer la volonté, elle pourrait rendre quelqu’un juste ou
pécheur ; ce qui est faux, car on ne devient pécheur que par soi-même, et
l’on ne devient juste que par l’opération de Dieu et sa propre coopération.
Réponse :
Que la volonté
soit changée par quelque chose, cela peut s’entendre de deux façons. D’abord,
en ce sens qu’elle est changée par son objet, comme la volonté est changée par
son objet d’appétit : et ce n’est pas ainsi que nous cherchons ici ce qui
fait changer la volonté. En effet, on l’a déjà montré, il y a un bien qui meut
la volonté par nécessité à la façon d’un objet, quoique la volonté ne soit pas
contrainte. Ensuite, on peut comprendre que la volonté est changée par quelque
chose à la façon d’une cause efficiente ; et dans ce cas, nous disons non
seulement qu’aucune créature ne peut contraindre la volonté en agissant en
elle, car Dieu même ne le pourrait pas, mais encore que nulle créature ne peut
agir directement dans la volonté pour la faire changer nécessairement ou
l’incliner d’une quelconque façon, ce que Dieu peut ; mais indirectement,
une créature peut en quelque sorte incliner la volonté, non toutefois la faire
changer nécessairement. Et en voici la raison. Puisque l’acte de la volonté
est, pour ainsi dire, intermédiaire entre la puissance et l’objet, le
changement de l’acte de volonté peut être considéré soit du côté de la volonté
elle-même, soit du côté de l’objet.
Du côté de la
volonté, seul peut changer l’acte de la volonté ce qui opère au-dedans de la
volonté : la volonté elle-même, et ce qui est la cause de l’être de la
volonté, c’est-à-dire, suivant la foi, Dieu seul. Par conséquent, Dieu seul
peut transférer d’un objet à l’autre, comme il veut, l’inclination qu’il a
donnée à la volonté. Mais suivant ceux qui posent que l’âme a été créée par des
intelligences (ce qui est pourtant contraire à la foi), l’ange lui-même, ou
l’intelligence, a un effet intérieur à la volonté, en tant qu’il cause l’être
qui est intérieur à la volonté elle-même ; et c’est la raison pour
laquelle Avicenne prétend que, de même que les corps célestes font changer nos
corps, de même la volonté des âmes célestes fait changer nos volontés ; ce
qui est cependant tout à fait hérétique.
Mais si l’on
considère l’acte de la volonté du côté de l’objet, alors on trouve deux objets
de la volonté. L’un, vers lequel une inclination naturelle est déterminée par
nécessité, et cet objet est donné et proposé à la volonté par le Créateur, qui
lui a donné une inclination naturelle vers cet objet ; par conséquent,
personne si ce n’est Dieu seul ne peut faire changer nécessairement la volonté
par un tel objet. L’autre est un objet de la volonté qui est certes de nature à
incliner la volonté, en tant qu’il y a en lui quelque ressemblance ou relation
à l’égard de la fin ultime désirée naturellement ; cependant, cet objet ne
fait pas changer la volonté par nécessité, comme on l’a déjà dit, car on ne
trouve pas en lui seul une relation à la fin ultime désirée nécessairement. Et
par l’intermédiaire de cet objet, une créature peut incliner la volonté jusqu’à
un certain point, non toutefois la faire changer nécessairement ; comme on
le voit clairement lorsque quelqu’un persuade quelqu’un d’autre de faire une
chose en lui présentant l’utilité ou l’honnêteté de celle-ci ; il est
cependant au pouvoir de la volonté de l’accepter ou non, étant donné qu’elle
n’y est pas déterminée naturellement.
Ainsi donc, il
est clair qu’aucune créature ne peut faire changer directement la volonté en
agissant pour ainsi dire au-dedans de la volonté elle-même ; mais elle
peut, en proposant quelque chose à la volonté, l’induire en quelque sorte
extérieurement, non toutefois la faire changer nécessairement.
Réponse aux objections :
1° La volonté
peut se changer elle-même quant à certains objets, et même directement,
puisqu’elle est maîtresse de ses actes ; et quand on dit qu’elle n’est pas
directement changée par la créature, on pense à une autre créature. Elle ne
peut cependant pas se contraindre, car une contradiction est impliquée dans
l’idée qu’une chose serait contrainte par elle-même : en effet, l’acte
violent est celui auquel le patient ne contribue en rien, mais auquel l’auteur
de la violence contribue. Par conséquent, la volonté ne peut pas se
contraindre, car alors elle-même contribuerait en quelque chose dans cette
violence, en tant qu’elle se contraindrait, et ne contribuerait en rien, en
tant qu’elle serait contrainte : ce qui est impossible ; et c’est
aussi de cette façon que le Philosophe prouve au cinquième livre de l’Éthique que nul ne souffre une injustice
de sa propre part, car celui qui souffre l’injustice, souffre quelque chose
contre sa volonté ; mais s’il commet l’injustice, c’est suivant sa
volonté.
2° Les corps
célestes ne peuvent faire changer par nécessité ni la volonté d’un homme ni
celle d’une multitude, mais ils peuvent faire changer les corps eux-mêmes. Or
la volonté est, d’une certaine façon, inclinée par le corps lui-même, quoique
non nécessairement, car elle peut résister : ainsi les colériques sont-ils
inclinés à la colère par tempérament naturel, cependant un colérique peut, par
la volonté, résister à cette inclination. Or, aux inclinations corporelles
seuls résistent les sages, qui sont en petit nombre en regard des
insensés : car « le nombre des insensés est infini »
(Eccl. 1, 15). Et s’il est dit que les corps célestes font changer la
multitude, c’est parce que la multitude suit les inclinations
corporelles ; mais ils ne font pas changer tel ou tel, qui résiste par la
prudence à l’inclination susdite.
3° Il n’est pas
dit que l’incontinent est vaincu par les passions comme si les passions
corporelles contraignaient ou faisaient changer elles-mêmes nécessairement la
volonté ; sinon, l’incontinent ne devrait pas être puni, car la peine
n’est pas due à l’involontaire. Or on ne dit pas que l’incontinent opère
involontairement, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique ; mais l’on dit que
l’incontinent est vaincu par les passions, dans la mesure où il cède
volontairement à leur impulsion.
4° Les anges
n’impriment pas dans l’intelligence comme s’ils opéraient quelque chose
intérieurement dans l’intelligence ; mais ils le font seulement du côté de
l’objet, en tant qu’ils proposent quelque intelligible par lequel notre
intelligence est à la fois renforcée et convaincue d’assentir. Mais l’objet de
la volonté proposé par l’ange ne fait pas changer la volonté par nécessité,
comme on l’a dit ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.
5° Cette
purification par laquelle les anges sont purifiés regarde l’intelligence, car
c’est une purification de la nescience, comme dit Denys au sixième chapitre de
la Hiérarchie ecclésiastique ;
cependant, si elle regardait la volonté, il faudrait dire qu’ils purifient
comme par persuasion.
6° Ce qui est
inférieur à la volonté, comme le corps ou l’appétit sensitif, ne change pas la
volonté comme par une action directe sur la volonté, mais il le fait seulement
du côté de l’objet. En effet, l’objet de la volonté est le bien
appréhendé ; mais le bien appréhendé par la raison universelle ne meut que
moyennant une appréhension particulière, comme il est dit au troisième livre
sur l’Âme, étant donné que les actes
existent dans des circonstances particulières. Or, par la passion même de l’appétit
sensitif — dont la cause peut parfois être le tempérament du corps ou une
quelconque impression corporelle, étant donné que cet appétit use d’un organe —
l’appréhension particulière est elle-même empêchée et parfois totalement liée,
si bien que ce que la raison supérieure dicte en général n’est pas appliqué
actuellement à telle circonstance particulière. Alors la volonté, dans son
appétit, est mue vers le bien que l’appréhension particulière lui fait
connaître, omettant celui que la raison universelle lui fait connaître. Et
c’est de cette façon que de telles passions inclinent la volonté ;
cependant, elles ne la font pas changer par nécessité, car il est au pouvoir de
la volonté de réprimer de telles passions, afin que l’usage de la raison n’en soit
pas empêché, suivant ce passage de Gen. 4, 7 : « sa
concupiscence » — celle du péché — « sera sous toi ».
7° Cette action
de forcer, dont il est fait mention ici, n’est pas une contrainte, mais une
persuasion efficace, soit par des moyens rudes, soit par des moyens doux.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Les
puissances se distinguent par les objets. Or l’objet de l’intelligence est le
vrai, tandis que celui de la volonté est le bien. Puis donc que le vrai et le
bien sont identiques quant au suppôt et diffèrent quant à la raison formelle,
il semble que l’intelligence et la volonté soient réellement identiques, et
diffèrent seulement de raison.
2° Selon le
Philosophe au troisième livre sur l’Âme,
la volonté est dans la raison. Donc, ou bien elle est identique à la raison, ou
bien elle est une partie de la raison. Or la raison est la même puissance que
l’intelligence. Donc la volonté aussi.
3° Les
puissances de l’âme se divisent communément en raisonnable, concupiscible et
irascible. Or la volonté se distingue de l’irascible et du concupiscible. Elle
est donc contenue dans le raisonnable.
4° Partout ou
l’on trouve un objet identique réellement et quant à la notion, il y a une
seule puissance. Or la volonté et l’intelligence pratique ont un objet
identique réellement et quant à la notion : en effet, ils semblent avoir
tous deux le bien pour objet. L’intelligence pratique n’est donc pas une autre
puissance que la volonté. Or l’intelligence spéculative n’est pas une autre
puissance que l’intelligence pratique, car suivant le Philosophe au troisième
livre sur l’Âme, le spéculatif
devient pratique par extension. La volonté et l’intelligence sont donc purement
et simplement une seule puissance.
5° De même
que pour connaître la différence entre deux choses, il est nécessaire que ce
soit le même qui connaisse les deux choses entre lesquelles on considère la
différence, de même il est nécessaire que ce soit le même qui connaisse et qui
veuille. Or, pour connaître la différence entre deux choses, comme entre le
blanc et le doux, il est nécessaire que ce soit la même puissance qui connaisse
les deux : ce qui permet au Philosophe de prouver, au deuxième livre sur
l’Âme, que le sens commun existe. Donc,
pour la même raison, il est nécessaire qu’il y ait une puissance unique qui
connaisse et qui veuille ; et ainsi, l’intelligence et la volonté sont une
puissance unique, semble-t-il.
En sens contraire :
1° L’appétitif
est un genre de l’âme autre que l’intellectif, suivant le Philosophe. Or la
volonté est contenue dans l’appétitif. La volonté est donc une autre puissance
que l’intelligence.
2° L’intelligence
peut être contrainte, suivant le Philosophe au cinquième livre de la Métaphysique. Or la volonté ne peut être
contrainte, comme on l’a dit. L’intelligence et la volonté ne sont donc pas une
puissance unique.
Réponse :
La volonté et
l’intelligence sont des puissances différentes, et même elles relèvent de
genres de puissances différents.
Et pour le voir
clairement, il faut savoir que, bien que la distinction des puissances se
prenne des actes et des objets, ce n’est pas n’importe quelle différence
d’objets qui manifeste la diversité des puissances, mais la différence des
objets en tant qu’objets, et non quelque différence accidentelle, je veux
dire : qui serait accidentelle à l’objet en tant que tel. En effet, être
animé ou inanimé est accidentel au sensible en tant que tel, bien que ces
différences soient essentielles aux réalités mêmes qui sont senties. Voilà
pourquoi les puissances sensitives ne se différencient pas par ces différences,
mais par l’audible, le visible et le tangible, qui sont des différences du
sensible en tant que tel, c’est-à-dire par l’être sensible avec ou sans médium.
Et, d’une part,
lorsque les différences essentielles des objets en tant que tels sont comprises
comme divisant par soi quelque objet spécial de l’âme, il en résulte que les
puissances sont diversifiées, mais non les genres de puissances ; ainsi,
le sensible ne désigne pas l’objet de l’âme dans l’absolu, mais un certain
objet que divisent par soi les différences susdites. C’est pourquoi la vue,
l’ouïe et le toucher sont des puissances spéciales différentes relevant du même
genre de puissances de l’âme, c’est-à-dire du sens. Mais, d’autre part, lorsque
les différences considérées divisent l’objet lui-même pris communément, alors
une telle différence fait connaître des genres de puissances différents.
Or on dit
qu’une chose est objet de l’âme, parce qu’elle a quelque relation à l’âme.
Donc, là ou nous rencontrons diverses sortes de relation à l’âme, nous trouvons
une différence par soi de l’objet de l’âme, manifestant un genre différent de
puissances de l’âme. Or il se trouve que la réalité a deux relations à l’âme :
l’une, en tant que la réalité est elle-même dans l’âme suivant le mode d’être
de l’âme, et non suivant le mode d’être qui est le sien ; l’autre, en tant
que l’âme est en rapport avec la réalité existant dans son être. Et ainsi, une
chose est objet de l’âme de deux façons. D’abord, en tant qu’elle est de nature
à exister dans l’âme non suivant son être propre, mais suivant le mode d’être
de l’âme, c’est-à-dire spirituellement : et c’est la notion de
connaissable en tant que tel. Ensuite, une chose est objet de l’âme en tant que
l’âme est inclinée vers elle et ordonnée à elle suivant le mode de la réalité
elle-même existant en soi : et c’est la notion d’objet d’appétit en tant
que tel. Par conséquent, le cognitif et l’appétitif constituent dans l’âme des
genres de puissances différents. Il est donc nécessaire, puisque l’intelligence
est comprise dans le cognitif et la volonté dans l’appétitif, que la volonté et
l’intelligence soient des puissances différentes, même quant au genre.
Réponse aux objections :
1° La distinction
des puissances se manifeste par les objets considérés non pas suivant la
réalité, mais suivant la notion : car ce sont les notions des objets qui
spécifient les opérations mêmes des puissances. Voilà pourquoi là où la notion
de l’objet est différente, nous trouvons une puissance différente, bien que ce
soit la même réalité qui gît sous les deux notions, comme c’est le cas du bien
et du vrai. Et cela se voit clairement aussi dans les réalités
matérielles : car dans la mesure où l’air est chaud en puissance, il subit
le feu en tant que celui-ci est chaud ; mais dans la mesure où l’air est
diaphane, il subit le feu en tant que celui-ci est lumineux ; et dans
l’air ne se trouve pas une puissance identique permettant de le dire diaphane
et chaud en puissance, bien que ce soit un feu identique qui agisse sur les
deux puissances.
2° Une puissance
peut être considérée de deux façons : soit en relation à son objet, soit
en relation à l’essence de l’âme en laquelle elle s’enracine. Si donc l’on
considère la volonté en relation à l’objet, alors elle relève d’un autre genre
de l’âme que l’intelligence, et ainsi la volonté s’oppose à la raison et à
l’intelligence, comme on l’a dit. Par contre, si l’on considère la volonté
d’après ce en quoi elle s’enracine, alors, puisque la volonté, tout comme
l’intelligence, n’a pas d’organe corporel, la volonté et l’intelligence se
ramèneront à la même partie de l’âme. Et de la sorte, l’intelligence ou la
raison est parfois prise comme incluant les deux en elle-même ; on dit
alors que la volonté est dans la raison. Et ainsi, lorsqu’il inclut
l’intelligence et la volonté, le raisonnable se trouve opposé à l’irascible et
au concupiscible.
3° On voit dès
lors clairement la solution au troisième argument.
4° L’objet de l’intelligence
pratique n’est pas le bien, mais le vrai relatif à l’œuvre.
5° Vouloir et
connaître ne sont pas des actes de même raison formelle ; voilà pourquoi
ils ne peuvent relever d’une seule puissance, comme connaître le doux et le
blanc ; il n’en va donc pas de même.
Objections :
Il semble que
l’intelligence soit plus noble et plus haute.
1° La
noblesse de l’âme consiste en ce qu’elle est à l’image de Dieu. Or l’âme est à
l’image de Dieu par la raison ou l’intelligence ; c’est pourquoi saint
Augustin dit au troisième livre sur la Genèse
au sens littéral : « Nous comprenons que l’homme est à l’image de
Dieu en ce par quoi il l’emporte sur les autres animaux, c’est-à-dire par la
raison, l’esprit, l’intelligence ou tout autre mot plus apte à désigner cette
prérogative. » La plus excellente puissance de l’âme est donc
l’intelligence.
2° [Le répondant] disait lui-même que, de même que l’image est dans l’intelligence, de même est-elle aussi dans la volonté, puisque l’image, suivant saint Augustin au livre sur la Trinité, se prend de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté. En sens contraire : puisque la noblesse de l’âme se prend de l’image, il est nécessaire que la plus excellente partie de l’âme soit là où la notion d’image se trouve le plus proprement. Or, même si l’image est dans la volonté et dans l’intelligence, elle est plus proprement dans l’intelligence que dans la volonté ; et c’est pourquoi le Maître dit au deuxième livre des Sentences, dist. 16, que l’image est dans la connaissance de la vérité, et que la ressemblance est dans l’amour du bien. Il est donc encore nécessaire que l’intelligence soit plus noble que la volonté.
3° Puisque
nous jugeons des puissances par les actes, il est nécessaire que la puissance
dont l’acte est plus noble soit plus noble. Or penser est plus noble que
vouloir. L’intelligence est donc plus noble que la volonté. Preuve de la
mineure : puisque les actes sont spécifiés par leurs termes, il est
nécessaire que soit plus noble l’acte dont le terme est plus noble. Or l’acte
de l’intelligence se réalise par un mouvement vers l’âme, tandis que l’acte de
la volonté se réalise par un mouvement de l’âme vers les réalités. Puis donc
que l’âme est plus noble que les réalités extérieures, penser sera plus noble
que vouloir.
4° Dans toutes
les choses ordonnées entre elles, plus une chose est distante de la plus basse,
plus elle est haute. Or la plus basse parmi les puissances de l’âme est le
sens. Et la volonté est plus proche du sens que l’intelligence, car la volonté
a en commun avec les puissances sensitives la condition de son objet ; en
effet, de même que le sens porte sur des particuliers, de même aussi la volonté :
car nous voulons une santé particulière, et non cet universel qu’est la santé.
Mais l’intelligence porte sur les universels. L’intelligence est donc une
puissance plus haute que la volonté.
5° Ce qui
gouverne est plus noble que ce qui est gouverné. Or l’intelligence gouverne la
volonté. Elle est donc plus noble que la volonté.
6° Ce dont
une chose provient, a sur elle une influence et une supériorité, s’il est
d’essence différente. Or l’intelligence vient de la mémoire, comme le Fils
vient du Père ; et la volonté, de la mémoire et de l’intelligence, comme
l’Esprit-Saint vient du Père et du Fils. L’intelligence a donc une influence
sur la volonté et lui est supérieure.
7° Plus un
acte est simple et immatériel, plus il est noble. Or l’acte de l’intelligence
est plus simple que celui de la volonté, et plus immatériel : car
l’intelligence abstrait de la matière, et non la volonté. L’acte de
l’intelligence est donc plus noble que celui de la volonté.
8° L’intelligence
dans l’âme est comparée à la splendeur dans les réalités matérielles, et la
volonté, ou l’affectivité, à la chaleur, ainsi qu’il ressort des paroles des
saints. Or la splendeur est plus noble que la chaleur, puisque c’est la qualité
d’un corps plus noble. L’intelligence est donc plus noble que la volonté.
9° Ce qui
est le propre de l’homme en tant qu’homme, suivant le Philosophe dans son Éthique, est plus noble que ce qui est
commun à l’homme et aux autres animaux. Or penser est le propre de l’homme,
tandis que vouloir convient aussi aux autres animaux : c’est pourquoi le
Philosophe dit au troisième livre de l’Éthique
que « les enfants et les bêtes sont capables d’agir volontairement ».
L’intelligence est donc plus noble que la volonté.
10° Plus une chose
est proche de la fin, plus elle est noble, puisque ce qu’il y a de bonté dans
les moyens vient de la fin. Or l’intelligence semble être plus proche de la fin
que la volonté. En effet, l’homme atteint la fin en la connaissant avant de
l’atteindre par la volonté en la recherchant. L’intelligence est donc plus
noble que la volonté.
11° Selon
saint Grégoire au sixième livre des Moralia,
la vie contemplative est de plus grand mérite que la vie active. Or la
contemplative relève de l’intelligence, et l’active, de la volonté.
L’intelligence est donc, elle aussi, plus noble que la volonté.
12° Le
Philosophe dit au dixième livre de l’Éthique
que l’intelligence est la meilleure des choses qui sont en nous. Elle est donc
plus noble que la volonté.
En sens contraire :
1° L’habitus
d’une puissance plus parfaite est plus parfait. Or l’habitus par lequel la
volonté est perfectionnée, c’est-à-dire la charité, est plus noble que la foi
et la science, par lesquelles l’intelligence est perfectionnée, comme l’Apôtre
le montre clairement en 1 Cor. 13, 2. La volonté est donc plus
noble que l’intelligence.
2° Ce qui est
libre de ses mouvements est plus noble que ce qui n’est pas libre. Or
l’intelligence n’est pas libre de ses mouvements, puisqu’elle peut être
contrainte, alors que la volonté est libre, puisqu’elle ne peut être
contrainte. La volonté est donc plus noble que l’intelligence.
3° L’ordre
des puissances suit l’ordre des objets. Or le bien, qui est l’objet de la
volonté, est plus noble que le vrai, qui est l’objet de l’intelligence. La
volonté est donc, elle aussi, plus noble que l’intelligence.
4° Selon Denys au
cinquième chapitre des Noms divins,
plus une participation à la divinité est commune, plus elle est noble. Or la
volonté est plus commune que l’intelligence, car certaines choses participent
de la volonté, qui ne participent pas de l’intelligence, comme on l’a déjà dit.
La volonté est donc plus noble que l’intelligence.
5° Plus une
chose est proche de Dieu, plus elle est noble. Or la volonté est plus proche de
Dieu que l’intelligence : car, comme dit Hugues de Saint-Victor à propos
du septième chapitre de la Hiérarchie
céleste, « l’amour entre là où la connaissance reste dehors : en
effet, nous aimons plus Dieu que nous ne pouvons le connaître ». La
volonté est donc plus noble que l’intelligence.
Réponse :
Une chose peut
être dite plus éminente qu’une autre au plein sens du terme, ou à un certain
point de vue. Pour montrer qu’une chose est meilleure qu’une autre au plein
sens du terme, il est nécessaire que leur comparaison soit prise de leurs
principes essentiels, et non de leurs principes accidentels ; car sinon,
on montrerait par là que l’une dépasse l’autre à un certain point de vue. Par
exemple, si l’on compare l’homme au lion quant à leurs différences
essentielles, on le trouve plus noble que le lion au plein sens du terme, parce
que l’homme est un animal raisonnable, tandis que lion est sans raison ;
mais le lion est plus excellent que l’homme, si on le compare quant à la force
corporelle : et cela, c’est être plus noble à un certain point de vue.
Donc, pour voir laquelle de ces puissances, la volonté ou l’intelligence, est
supérieure au plein sens du terme, il faut considérer cela d’après leurs
différences par soi.
Or la
perfection et la dignité de l’intelligence consiste en ce que l’espèce de la
réalité pensée réside dans l’intelligence elle-même, puisque par là elle pense
actuellement, et qu’en cela apparaît toute sa dignité. La noblesse de la
volonté et de son acte, quant à elle, réside en ce que l’âme est ordonnée à
quelque réalité noble suivant l’être que cette réalité a en elle-même. Or il
est plus parfait, absolument parlant, d’avoir en soi la noblesse d’une autre
réalité, que d’être en rapport avec une réalité noble existant hors de soi. Par
conséquent la volonté et l’intelligence, si on les considère dans l’absolu,
sans les comparer à cette réalité ou à cette autre, sont ainsi ordonnées entre
elles : l’intelligence est plus éminente, au plein sens du terme, que la
volonté.
Mais il arrive
qu’il soit plus éminent d’être en quelque façon en rapport avec une réalité
noble, que d’avoir en soi la noblesse de celle-ci : à savoir, quand on
possède la noblesse de cette réalité d’une façon bien inférieure à la façon
dont cette réalité la possède en elle-même. Mais si la noblesse de cette réalité
est dans une autre réalité aussi noblement ou plus noblement que dans la
réalité de départ, alors, sans aucun doute, il sera plus noble pour l’autre
d’avoir en soi la noblesse de cette réalité que d’être ordonnée en quelque
façon que ce soit à la réalité noble elle-même. Or, les formes des réalités qui
sont supérieures à l’âme, l’intelligence les perçoit sur un mode inférieur à
celui qu’elles ont dans les réalités mêmes : en effet, une chose est reçue
dans l’intelligence suivant le mode d’être de celle-ci, comme il est dit au
livre des Causes. Et pour la même
raison, les formes des réalités qui sont inférieures à l’âme, telles les formes
corporelles, sont plus nobles dans l’âme que dans les réalités mêmes.
Ainsi donc,
l’intelligence peut être comparée à la volonté de trois façons. D’abord dans
l’absolu et en général, non relativement à telle ou telle réalité ; et
dans ce cas, l’intelligence est plus éminente que la volonté, de même que
posséder ce qu’il y a de dignité dans une réalité est plus parfait qu’être en
rapport avec sa noblesse. Ensuite, relativement aux réalités matérielles
sensibles : et dans ce cas, l’intelligence est de nouveau plus noble, au
plein sens du terme, que la volonté, comme par exemple penser une pierre est
plus noble que vouloir une pierre : car la forme de la pierre est d’une
façon plus noble dans l’intelligence, telle qu’elle est pensée par
l’intelligence, qu’elle n’est en elle-même, telle qu’elle est désirée par la
volonté. Enfin, relativement aux réalités divines qui sont supérieures à
l’âme ; et dans ce cas, vouloir est plus éminent que penser, par exemple
vouloir Dieu ou l’aimer est plus éminent que le connaître : car la divine
bonté est plus parfaitement en Dieu lui-même, telle qu’elle est désirée par la
volonté, que participée en nous, telle qu’elle est connue par l’intelligence.
Réponse aux objections :
1° Saint Augustin
prend la raison et l’intelligence pour désigner toute la partie intellective,
qui comprend en soi et l’appréhension de l’intelligence et l’appétit de la
volonté ; et ainsi, la volonté n’est pas exclue de l’image.
2° Le Maître
approprie l’imagination à la raison, parce qu’elle est antérieure, et la
ressemblance à l’amour, parce que dans son rapport à Dieu la connaissance est
complétée par l’amour, de même que l’image est perfectionnée et embellie par
les couleurs et autres choses de ce genre, par lesquelles elle devient
semblable au modèle.
3° Cet argument
vaut pour les réalités qui sont moins nobles que l’âme ; mais l’on peut
prouver par le même raisonnement la prééminence de la volonté dans son rapport
aux réalités plus nobles que l’âme.
4° La volonté n’a
d’objet commun avec les sens que dans la mesure où elle se porte vers les
réalités sensibles, qui sont inférieures à l’âme ; mais dans la mesure où
elle se porte vers les réalités intelligibles et divines, elle s’éloigne plus
des sens que l’intelligence, puisque celle-ci peut moins saisir les réalités
divines que la volonté ne les recherche et ne les aime.
5° L’intelligence
gouverne la volonté non pas comme en l’inclinant à ce vers quoi elle tend, mais
comme en lui montrant vers où elle doit tendre. Lors donc que le pouvoir de
l’intelligence de montrer quelque chose de noble est plus faible que
l’inclination de la volonté à s’y porter, la volonté est supérieure à
l’intelligence.
6°
La
volonté ne procède pas directement de l’intelligence, mais de l’essence de
l’âme, l’intelligence étant présupposée. Cela ne manifeste donc pas un ordre de
dignité, mais seulement un ordre d’origine, suivant lequel l’intelligence est
naturellement antérieure à la volonté.
7° L’intelligence
n’abstrait de la matière que lorsqu’elle pense les réalités sensibles et
matérielles. Mais lorsqu’elle pense les réalités qui sont au-dessus d’elle,
elle n’abstrait pas, mais reçoit au contraire moins simplement que les réalités
ne sont en elles-mêmes ; par conséquent l’acte de la volonté, qui se porte
vers ces réalités telles qu’elles sont en elles-mêmes, reste plus simple et
plus noble.
8° Les paroles
dans lesquelles l’intelligence est comparée à la splendeur et la volonté à la
chaleur, sont métaphoriques ; et comme dit le Maître au troisième livre
des Sentences, sur de telles paroles
il ne faut pas bâtir un argument. Denys dit aussi dans son Épître à Tite que la théologie symbolique n’est pas argumentative.
9° L’homme seul
peut penser, et de même, vouloir ; quoique l’appétit existe en d’autres
que l’homme.
10° Bien que l’âme
se porte d’abord vers Dieu par l’intelligence avant de le faire par la volonté,
cependant la volonté parvient à lui plus parfaitement que l’intelligence, comme
on l’a dit.
11° La volonté
n’est pas exclue de la contemplation ; c’est pourquoi saint Grégoire dit
dans ses Homélies sur Ézéchiel que la
vie contemplative consiste à aimer Dieu et le prochain. La prééminence de la vie
contemplative sur la vie active ne porte donc pas préjudice à la volonté.
12°
Le
Philosophe parle de l’intelligence au sens où ce terme est pris pour désigner
la partie intellective, qui comprend en elle la volonté. Ou bien l’on peut dire
qu’il considère l’intelligence et les autres puissances de l’âme dans l’absolu,
non en tant qu’elles se rapportent à tel ou tel objet.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° La charité est
un habitus perfectionnant la volonté relativement à Dieu ; et dans une
telle relation, la volonté est plus noble que l’intelligence.
2° La liberté de
la volonté ne manifeste pas que celle-ci est plus noble dans l’absolu, mais
plus noble lorsqu’elle meut : ce que l’on verra clairement plus loin.
3° Puisque le
vrai est un certain bien — c’est en effet le bien de l’intelligence, comme le
montre clairement le Philosophe au sixième livre de l’Éthique — il ne faut pas dire que le bien est plus noble que le
vrai ; ni, de même, que l’animal est plus noble que l’homme, puisque l’homme
inclut en soi la noblesse de l’animal et y ajoute. En effet, nous parlons
maintenant du vrai et du bien en tant qu’ils sont les objets de la volonté et
de l’intelligence.
4° Le vouloir ne
se rencontre pas en plus de sujets que le penser, quoique l’appétit se trouve
en plus de sujets. Il faut cependant savoir que, dans cet argument, la citation
de Denys n’est pas faite conformément à son intention, pour deux raisons.
D’abord, parce que Denys parle du cas où l’un est inclus dans la notion de
l’autre, comme l’être dans le vivre, et le vivre dans le penser, lorsqu’il dit
que l’un est plus simple que l’autre. Ensuite parce que, bien que la
participation qui est la plus simple soit la plus noble, cependant, si on la
considère avec le mode qu’on lui trouve dans les réalités dépourvues des
perfections ajoutées, elle sera moins noble ; par exemple, si l’on
considère l’être, qui est plus noble que le vivre, avec le mode en lequel les
réalités inanimées existent, ce mode d’être sera moins noble que l’être des
vivants, qui est le vivre. Et ainsi, il n’est pas nécessaire que ce qui a une
plus grande extension soit toujours plus noble ; sinon il faudrait dire
que le sens est plus noble que l’intelligence, et la puissance nutritive que la
sensitive.
5° Cet argument
vaut pour la volonté en relation à Dieu ; et dans ce cas, on accorde
qu’elle est plus noble.
Objections :
Il semble que
non.
1° Le moteur
est naturellement antérieur à l’objet mû. Or la volonté est postérieure à
l’intelligence ; en effet, rien n’est aimé ou désiré s’il n’est connu,
suivant saint Augustin au livre sur la Trinité.
La volonté ne meut donc pas l’intelligence.
2° Si la
volonté meut l’intelligence à son acte, alors il s’ensuit que l’intelligence
pense parce que la volonté veut qu’elle pense. Or la volonté ne veut que ce qui
est pensé. L’intelligence pense donc le fait même de penser, avant que la
volonté le veuille. Or, avant que l’intelligence ne pensât cela, il est
nécessaire de poser que la volonté le voulait, car l’intelligence est supposée
mue par la volonté. On doit donc remonter à l’infini, ou bien il faut admettre
que la volonté ne meut pas l’intelligence.
3° Toute
puissance passive est mue par son objet. Or la volonté est une puissance
passive ; elle est en effet un appétit moteur et mû, comme il est dit au
troisième livre sur l’Âme. Elle est
donc mue par son objet. Or son objet est le bien pensé ou appréhendé, comme il
est dit au troisième livre sur l’Âme.
Donc l’intelligence, ou une autre puissance appréhensive, meut la volonté, et
non l’inverse.
4° Si l’on
dit qu’une puissance en meut une autre, c’est uniquement à cause du
commandement que l’une a sur l’autre. Or commander appartient à la raison, comme
il est dit au premier livre de l’Éthique.
Il appartient donc à la raison, et non à la volonté, de mouvoir les autres
puissances
5° Selon
saint Augustin au douzième livre sur la Genèse
au sens littéral, le moteur et l’agent sont plus nobles que l’objet mû ou
agi. Or l’intelligence, au moins dans son rapport aux sensibles, est plus noble
que la volonté, comme on l’a dit. Donc, au moins dans ce rapport, elle n’est
pas mue par la volonté.
En sens contraire :
1° Anselme
dit au livre De similitudinibus, chap. 2,
que la volonté meut toutes les puissances de l’âme.
2° Selon
saint Augustin au huitième livre sur la Genèse
au sens littéral, tout mouvement procède de l’immobile. Or parmi les
puissances de l’âme, la volonté seule est immobile, dans la mesure où nul ne
peut la contraindre. Toutes les autres puissances sont donc mues par la
volonté.
3° Selon le
Philosophe au deuxième livre des Météorologiques,
tout mouvement est pour une fin. Or le bien et la fin sont objets de la
volonté. La volonté meut donc les autres puissances.
4° Selon
saint Augustin, l’amour réalise dans les esprits ce que le poids fait dans les
corps. Or le poids meut les corps. L’amour de la volonté meut donc les
puissances spirituelles de l’âme.
Réponse :
L’intelligence
meut en quelque façon la volonté, et d’une autre façon la volonté meut
l’intelligence et les autres puissances.
Et pour le voir
clairement, il faut savoir que mouvoir se dit tant de la fin que de
l’efficient, mais différemment. En effet, puisqu’en n’importe quelle action
l’on considère deux choses : l’agent et la raison de l’action — comme dans
le chauffage, le feu est l’agent, et la chaleur la raison de l’action — ainsi,
dans l’action de mouvoir, mouvoir se dit de la fin comme de la raison du
mouvement, et de l’efficient comme de l’agent du mouvement, c’est-à-dire de ce
qui amène le mobile de la puissance à l’acte. Or la raison de l’action est la
forme de l’agent par laquelle il agit ; il est donc nécessaire qu’elle
soit dans l’agent pour qu’il agisse. Or elle n’est pas en celui-ci par son être
de nature parfait, car lorsque celui-ci est possédé, le mouvement se
repose ; mais elle est dans l’agent par mode d’intention, car la fin est
première dans l’intention mais postérieure dans l’être. Voilà pourquoi la fin
préexiste dans le moteur proprement par l’intelligence, à laquelle il revient
de recevoir quelque chose par mode d’intention et non en l’être de nature. Par
conséquent, l’intelligence meut la volonté à la façon dont mouvoir se dit de la
fin, c’est-à-dire en tant qu’elle préconçoit la notion de la fin et la propose
à la volonté.
Mais mouvoir à
la façon d’une cause agente revient à la volonté, et non à l’intelligence,
étant donné que la volonté se rapporte aux réalités telles qu’elles existent en
elles-mêmes, tandis que l’intelligence se rapporte aux réalités telles qu’elles
existent de façon spirituelle dans l’âme. Or agir et être mû convient aux
réalités suivant l’être propre par lequel elles subsistent en elles-mêmes, et
non en tant qu’elles sont dans l’âme par mode d’intention ; en effet, la
chaleur ne chauffe pas dans l’âme, mais dans le feu. Et ainsi, le rapport de la
volonté aux réalités se fait à la façon dont le mouvement leur convient, mais
non le rapport de l’intelligence. En outre, l’acte de la volonté est une
certaine inclination vers quelque chose, mais non l’acte de
l’intelligence ; or l’inclination est une disposition du moteur en tant
qu’il meut comme efficient. On voit donc clairement que la volonté, et non
l’intelligence, peut mouvoir à la façon d’une cause agente.
Or, parce
qu’elles sont immatérielles, il revient aux puissances supérieures de l’âme de
faire retour sur elles-mêmes ; ainsi, tant la volonté que l’intelligence
font retour sur elles-mêmes, et l’une sur l’autre, et sur l’essence de l’âme,
et sur toutes ses puissances. En effet, l’intelligence se pense elle-même, et
pense la volonté, l’essence de l’âme et toutes les puissances de l’âme ;
et semblablement, la volonté veut qu’elle-même veuille, et que l’intelligence
pense, et elle veut l’essence de l’âme, etc. Or lorsqu’une puissance se porte
sur une autre, elle se rapporte à elle avec ce qui est propre à cette
dernière : par exemple, lorsque l’intelligence pense que la volonté veut,
elle reçoit en elle-même la notion de vouloir ; et c’est pourquoi la
volonté elle-même, lorsqu’elle se porte sur les puissances de l’âme, se porte
vers elles comme vers des réalités auxquelles conviennent le mouvement et
l’opération, et elle incline chacune d’elles à son opération propre. Et de la
sorte, la volonté meut à la façon d’une cause agente non seulement les réalités
extérieures, mais aussi les puissances mêmes de l’âme.
Réponse aux objections :
1° Puisqu’il y a
dans le retour sur soi une certaine ressemblance avec le mouvement circulaire,
où le terme du mouvement est ce qui d’abord était son principe, il est
nécessaire de dire, dans le cas du retour sur soi, que ce qui était d’abord
antérieur devient ensuite postérieur. Voilà pourquoi, bien que l’intelligence
soit par elle-même antérieure à la volonté, cependant, par le retour sur soi,
elle est rendue postérieure à la volonté ; et ainsi, la volonté peut
mouvoir l’intelligence.
2° Il n’y a pas
lieu de remonter à l’infini ; on s’arrête en effet à l’appétit naturel,
par lequel l’intelligence est inclinée vers son acte.
3° Cet argument
montre que l’intelligence meut à la façon d’une fin ; c’est en effet de
cette façon que le bien appréhendé se rapporte à la volonté.
4° Le
commandement relève et de la volonté, et de la raison, sous des rapports
différents : de la volonté, en tant que le commandement implique une
certaine inclination ; de la raison, en tant que cette inclination est
distribuée et ordonnée comme devant être exécutée par tel ou tel.
5° N’importe
quelle puissance dépasse l’autre en ce qui lui est propre : ainsi le
toucher se rapporte-t-il plus parfaitement à la chaleur, qu’il sent par
lui-même, que la vue, qui la sent par accident ; et semblablement,
l’intelligence se rapporte plus complètement au vrai que la volonté ; et
la volonté se rapporte plus parfaitement au bien qui est dans les réalités, que
l’intelligence. Par conséquent, bien que l’intelligence soit plus noble, au
plein sens du terme, que la volonté, au moins relativement à certaines
réalités, cependant la volonté est trouvée plus noble sous l’aspect du
mouvement, qui convient à la volonté par la nature propre de son objet.
Objections :
Il semble que
non.
1° À propos de
Lc 11, 34 : « la lampe de ton corps, c’est ton œil »,
la Glose dit :
« c’est-à-dire ton intention ». Or l’œil, dans l’âme, est la raison
ou l’intelligence. L’intention appartient donc à la raison ou à l’intelligence,
et non à la volonté.
2° [Le répondant] disait qu’elle appartient à la volonté en relation à la raison, et c’est pourquoi elle est comparée à l’œil. En sens contraire : l’acte d’une puissance supérieure et première ne dépend pas de l’acte d’une puissance postérieure. Or, dans l’action, la volonté précède l’intelligence, car la volonté meut l’intelligence, comme on l’a dit. L’acte de la volonté ne dépend donc pas de la raison. Si donc l’intention était un acte de la volonté, il n’appartiendrait aucunement à la raison.
3° [Le répondant] disait que l’acte de la volonté dépend de la raison, en tant que la connaissance de l’objet voulu est présupposée au vouloir ; et ainsi l’intention, bien qu’elle soit un acte de volonté, appartient en quelque sorte à la raison. En sens contraire : il n’est pas d’acte de volonté qui ne présuppose une connaissance. Donc, suivant ce raisonnement, aucun acte ne devrait être simplement attribué à la volonté, ni vouloir ni aimer, mais tout acte devrait l’être en même temps à la volonté et à la raison ; ce qui est faux. Donc le point de départ aussi, à savoir, que l’intention serait un acte de la volonté.
4° Le nom même
d’intention implique une relation à la fin. Or rapporter quelque chose à la fin
relève de la raison. L’intention appartient donc à la raison.
5° [Le répondant] disait que dans l’intention, il y a non seulement une relation à la fin, mais aussi un acte de la volonté qui se rapporte à la fin ; et le nom d’intention signifie les deux. En sens contraire : cet acte est sous-jacent à la relation à la fin, comme le matériel est sous-jacent au formel. Or on nomme une chose d’après le formel plutôt que d’après le matériel. L’intention est donc nommée plutôt d’après ce qui appartient à la raison que d’après ce qui appartient à la volonté ; et ainsi, on doit affirmer que c’est un acte de la raison plutôt que de la volonté.
6° De même que le
premier moteur dirige toute la nature, de même la raison dirige la volonté. Or
l’intention, dans les réalités naturelles, est attribuée plus proprement au
premier moteur qu’aux réalités naturelles elles-mêmes, puisqu’on ne dit des
réalités naturelles qu’elles tendent vers quelque chose, qu’en tant qu’elles
sont dirigées par le premier moteur. Donc, dans les puissances de l’âme aussi,
l’on doit attribuer l’intention plutôt à la raison qu’à la volonté.
7° L’intention, à
proprement parler, n’appartient qu’à un sujet connaissant. Or la volonté n’est
pas connaissante. L’intention n’appartient donc pas à la volonté.
8° Les choses qui
ne sont aucunement un, ne peuvent avoir un acte un. Or la volonté et la raison
ne sont aucunement un, puisqu’elles relèvent de genres différents de puissances
de l’âme ; en effet, la volonté est dans l’appétitif, tandis que la raison
est dans l’intellectif. La raison et la volonté ne peuvent donc avoir un même
acte ; et de la sorte, si l’intention est en quelque façon l’acte de la
raison, elle ne sera pas l’acte de la volonté.
9° La volonté,
suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, chap. 21, porte seulement sur la fin. Or, dans un
ordre unique, il n’y a qu’une fin. La volonté, par son acte, se rapporte donc à
une seule chose. Or là où il n’y a qu’une seule chose, il n’y a pas d’ordre.
Puis donc que l’intention implique un ordre, il semble qu’elle n’appartienne
aucunement à la volonté.
10° L’intention ne
semble pas être autre chose que la direction de la volonté vers la fin ultime.
Or diriger la volonté appartient à la raison. L’intention relève donc de la
raison.
11° De même que,
dans la dépravation du péché, l’erreur appartient à la raison, le mépris à
l’irascible et le désordre de la volonté au concupiscible, de même, à
l’inverse, dans la réforme de l’âme, la foi appartient à la raison, l’espérance
à l’irascible et la charité au concupiscible. Or, suivant saint Augustin, c’est
la foi qui dirige l’intention. L’intention appartient donc à la raison.
12° Selon le
Philosophe au troisième livre de l’Éthique,
la volonté porte sur les choses possibles et les choses impossibles, tandis que
l’intention porte seulement sur les choses possibles. L’intention n’appartient
donc pas à la volonté.
13° Ce qui n’est
pas dans l’âme, n’est pas dans la volonté. Or l’intention n’est pas dans
l’âme : car elle n’est ni une puissance, car alors elle serait naturelle,
et le mérite ne résiderait pas en elle ; ni un habitus, car alors elle
existerait en celui qui dort ; ni une passion, car elle appartiendrait
alors à la partie sensitive, comme on le voit clairement au septième livre de
l’Éthique. Or il n’y a que ces trois
choses dans l’âme, comme il est dit au deuxième livre de l’Éthique. L’intention n’est donc pas dans la volonté.
14° Ordonner est
le propre de la raison, puisque cela appartient au sage, comme il est dit au
premier livre de la Métaphysique. Or
l’intention est une certaine ordination vers la fin. Elle appartient donc à la
raison.
15° L’intention
appartient à ce qui est distant de la fin : en effet, le préfixe
« in- » implique une distance. Or la raison est plus distante de la
fin que la volonté, car la raison montre seulement la fin, tandis que la
volonté adhère à la fin comme à son objet propre. Avoir une intention relève
donc de la raison plutôt que de la volonté.
16° Tout acte de
la volonté lui appartient soit dans l’absolu, soit
dans son
rapport aux puissances supérieures, soit dans son rapport aux puissances
inférieures. Or avoir une intention n’est pas l’acte de la volonté dans
l’absolu, car alors il serait la même chose que vouloir ou aimer ; ce
n’est pas non plus son acte relativement au supérieur, c’est-à-dire à la
raison, car dans ce cas son acte est l’élection ; ni relativement aux
inférieurs, puisque dans ce cas son acte est le commandement. Avoir une
intention n’est donc aucunement un acte de volonté.
En sens contraire :
1° L’intention
porte seulement sur la fin. Or la fin et le bien sont objets de la volonté.
L’intention appartient donc à la volonté.
2° Avoir une
intention, c’est poursuivre une certaine chose. Or la poursuite ou la fuite
relève de la volonté, non de la raison ; mais dire qu’une chose est à
poursuivre ou à fuir, cela seulement relève de la raison. L’intention
appartient donc à la volonté.
3° Tout mérite
réside dans la volonté. Or l’intention est méritoire, et c’est d’elle surtout
que se prennent le mérite et le démérite. L’intention appartient donc à la
volonté.
4° Saint Ambroise
dit : « La volonté donne un nom à ton œuvre. » Or un acte est
jugé bon ou mauvais en raison de l’intention. L’intention semble donc être
contenue dans la volonté ; et ainsi, elle semble appartenir à la volonté
et non à la raison.
Réponse :
L’intention est
un acte de la volonté : et cela ressort clairement de son objet. En effet,
il est nécessaire que la puissance et l’acte aient en commun l’objet, puisque
la puissance n’est ordonnée à l’objet que par l’acte ; car il est
nécessaire que la puissance visuelle et la vision aient le même objet, qui est
la couleur. Puis donc que l’objet de cet acte qui est l’intention est le bien,
qui est une fin, qui est aussi l’objet de la volonté, il est nécessaire que
l’intention soit un acte de volonté. Cependant, elle n’est pas un acte de la
volonté dans l’absolu, mais en relation à la raison.
Et pour le voir
clairement il faut savoir que, chaque fois qu’il y a deux agents ordonnés entre
eux, le second agent peut mouvoir ou agir de deux façons : d’abord comme
il convient à sa nature ; ensuite comme il convient à la nature de l’agent
supérieur. En effet, l’impression de l’agent supérieur demeure dans
l’inférieur, si bien que l’agent inférieur agit non seulement par son action
propre, mais aussi par l’action de l’agent supérieur ; de même que la
sphère du soleil est mue par son mouvement propre, qui est accompli dans
l’espace d’une année, et par le mouvement du premier mobile, qui est le
mouvement diurne ; semblablement, l’eau est mue par son mouvement propre
en tendant vers le centre, et elle a un certain mouvement par l’impression de
la lune, qui la meut, comme on le voit bien dans le flux et le reflux de la
mer. Les corps mixtes ont, eux aussi, certaines opérations qui leur sont
propres, qui résultent de la nature des quatre éléments, comme tendre vers le
bas, chauffer, refroidir ; et ils ont d’autres opérations par l’impression
des corps célestes, comme l’aimant attire le fer. Et bien qu’aucune action de
l’agent inférieur n’ait lieu sans que soit présupposée l’action du supérieur,
cependant l’action qui lui convient par sa nature lui est attribuée dans
l’absolu, comme il est attribué à l’eau de se mouvoir vers le bas ; mais
celle qui lui revient par l’impression de l’agent supérieur ne lui est pas
attribuée dans l’absolu, mais en relation à autre chose : ainsi, on dit que
le flux et le reflux est le mouvement propre de la mer, non en tant qu’elle est
de l’eau, mais en tant qu’elle est mue par la lune.
Or la raison et
la volonté sont des puissances opératives ordonnées entre elles ; et si on
les considère dans l’absolu, la raison est première, bien que par le retour sur
soi la volonté soit rendue première et supérieure, en tant qu’elle meut la
raison. Par conséquent, la volonté peut avoir deux actes. L’un qui lui revient
par sa nature, en tant qu’elle tend vers son objet propre dans l’absolu ;
et cet acte est attribué à la volonté simplement, ainsi vouloir et aimer,
quoique pour cet acte un acte de la raison soit présupposé. Mais elle a un
autre acte, qui lui revient en vertu de ce qui est laissé en elle par
l’impression de la raison. En effet, puisque le propre de la raison est
d’ordonner et de confronter, chaque fois qu’apparaît dans l’acte de la volonté
une confrontation ou une ordination, un tel acte appartiendra à la volonté non
dans l’absolu, mais en relation à la raison ; et c’est de cette façon
qu’avoir une intention est un acte de volonté, puisque avoir une intention
n’est rien d’autre, semble-t-il, que tendre vers autre chose comme vers une fin
en raison de ce que l’on veut. Et ainsi, avoir une intention diffère du vouloir
en ce que le vouloir tend vers la fin dans l’absolu, tandis qu’avoir une
intention implique une relation à la fin, en tant que c’est à la fin que sont
ordonnés les moyens. En effet, la volonté étant mue vers son objet, qui lui est
proposé par la raison, elle est mue différemment selon qu’il lui est
diversement proposé. Par conséquent, lorsque la raison lui propose quelque
chose comme bon dans l’absolu, la volonté est mue vers cela dans
l’absolu ; et cela, c’est vouloir. Mais quand elle lui propose quelque chose
sous l’aspect d’un bien auquel d’autres choses sont ordonnées comme à une fin,
alors elle tend vers cela avec un certain ordre, qui se rencontre dans l’acte
de la volonté non par la nature propre de celle-ci, mais suivant l’exigence de
la raison. Et ainsi, avoir une intention est un acte de la volonté en relation
à la raison.
Réponse aux objections :
1° L’intention
est assimilée à l’œil quant à ce que l’on trouve de propre à la raison dans
l’intention.
2° La raison meut
d’une certaine façon la volonté, et la volonté meut d’une autre façon la
raison, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et ainsi, l’une comme
l’autre est première, à des points de vue différents, et l’acte peut être
attribué à chacune en relation à l’autre.
3° Bien que tout
acte de la volonté présuppose la connaissance de la raison, cependant ce qui
est propre à la raison n’apparaît pas toujours dans l’acte de la volonté, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.
4° La relation
active à la fin appartient à la raison : en effet, il lui appartient de
rapporter à la fin ; mais la relation passive peut appartenir à n’importe
quelle chose dirigée vers la fin ou rapportée à la fin par la raison : et
ainsi, elle peut appartenir à la volonté. Et c’est de cette façon que la
relation à la fin relève de l’intention.
5° On voit dès
lors clairement la solution au cinquième argument.
6° Dans le
premier moteur se trouvent non seulement la connaissance, mais aussi la
volonté ; voilà pourquoi l’intention peut lui être attribuée proprement.
Mais seule la connaissance appartient à la raison ; il n’en va donc pas de
même.
7° Avoir une
intention appartient au non connaissant, puisque les réalités naturelles ont
l’intention de la fin, quoique l’intention présuppose une connaissance. Mais si
nous parlons de l’intention de l’âme, alors elle appartient seulement au
connaissant, tout comme le vouloir. Cependant, il n’est pas nécessaire qu’avoir
une intention et vouloir soient des actes de la puissance même à laquelle il
revient de connaître, mais il est nécessaire qu’ils soient des actes du même
suppôt : en effet, connaître ou avoir une intention ne se dit pas
proprement d’une puissance, mais du suppôt par la puissance.
8° La raison et
la volonté sont un quant à l’ordre, comme on dit que l’univers est un ; et
ainsi, rien n’empêche qu’un acte unique appartienne aux deux ; à l’un
immédiatement, mais à l’autre médiatement.
9° Certes, les
moyens n’étant désirés que pour la fin, la volonté porte principalement sur la
fin ; elle n’en porte cependant pas moins sur les moyens. En effet, si le
Philosophe dit au troisième livre de l’Éthique
que la volonté porte sur la fin et l’élection sur les moyens, ce n’est pas que
la volonté porte toujours sur la fin, mais c’est qu’elle le fait parfois, et de
façon principale ; et par ceci que l’élection ne porte jamais sur la fin,
on montre que l’élection et le vouloir ne sont pas identiques.
10° La direction
active vers la fin appartient à la raison, mais la direction passive peut
appartenir à la volonté ; et c’est ainsi qu’elle appartient à l’intention.
11° La foi dirige
l’intention, comme la raison dirige la volonté ; par conséquent, de même
que la foi appartient à la raison, ainsi l’intention appartient-elle à la
volonté.
12° La volonté ne
porte pas toujours sur des choses impossibles, mais elle le fait parfois ;
et cela suffit, dans l’esprit du Philosophe, pour montrer la différence entre
la volonté et l’élection, qui porte toujours sur des choses possibles, de sorte
qu’élire n’est pas tout à fait identique à vouloir ; et semblablement,
avoir une intention n’est pas non plus tout à fait identique à vouloir ;
mais cela n’exclut pas que ce soit un acte de la volonté.
13° L’intention
est un certain acte de l’âme. Mais les actions de l’âme ne sont pas contenues
dans cette division trine du Philosophe, car les actions n’appartiennent pas à
l’âme comme si elles étaient en elle, mais plutôt comme émanant d’elle. Ou bien
l’on peut dire que les actions sont comprises dans les habitus, comme ce qui
dépend d’un principe est contenu dans son principe.
14° Ordonner est
le propre de la raison, mais être ordonné peut appartenir à la volonté ;
et c’est ainsi que l’intention implique une ordination.
15° Cet argument
serait probant si rien d’autre n’était requis pour l’intention que la distance
seule ; or une inclination est requise, qui revient à la volonté et non à
la raison ; l’argument n’est donc pas concluant.
16° L’intention
est un acte de la volonté en relation à la raison qui ordonne les moyens à la
fin elle-même ; mais l’élection est un acte de la volonté en relation à la
raison qui compare entre eux les moyens : et c’est pour cela que
l’intention et l’élection diffèrent.
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est
impossible que le même acte soit en même temps bon et mauvais. Or il arrive
qu’il y ait une volonté mauvaise avec une bonne intention ; comme lorsque
quelqu’un veut voler pour faire l’aumône. L’intention et la volonté ne sont
donc pas un même acte.
2° Selon le
Philosophe au dixième livre de l’Éthique,
le mouvement qui a un terme médian et celui qui a un terme extrême diffèrent
par l’espèce. Or le moyen et la fin se comportent d’une certaine façon comme le
médium et les extrêmes. L’intention de la fin et la volonté du moyen diffèrent
donc par l’espèce ; et ainsi, elles ne sont pas un acte unique.
3° Selon le
Philosophe au septième livre de l’Éthique,
les fins sont dans le domaine pratique ce que sont les principes dans les
sciences démonstratives. Or la pensée des principes et la considération des
conclusions ne se font pas par un même acte de l’intelligence spéculative. Et
cela ressort de ce qu’ils sont élicités par des habitus différents ; en
effet, l’intelligence est l’habitus des principes, tandis que la science est
l’habitus des conclusions. Donc, dans le domaine opératif, ce n’est pas par le
même acte de volonté que nous avons l’intention de la fin et que nous voulons
les moyens.
4° Les actes se
distinguent par les objets. Or la fin et le moyen sont des objets différents.
L’intention de la fin et la volonté du moyen ne sont donc pas le même acte.
En sens contraire :
1° Deux actes ne
peuvent appartenir en même temps à la même puissance. Or la volonté, en même
temps qu’elle veut le moyen, a l’intention de la fin. L’intention de la fin et
la volonté du moyen ne sont donc pas des actes différents.
2° De même que la
lumière est pour la couleur la raison de sa visibilité, de même la fin est pour
les moyens la raison de leur appétibilité. Or c’est par le même acte que la vue
voit la couleur et la lumière. C’est donc par le même acte que la volonté veut
le moyen et a l’intention de la fin ; l’intention de la fin et la volonté
ne sont donc pas des actes différents.
Réponse :
Sur ce sujet,
il y a deux opinions, comme dit le Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 28. En effet,
certains ont posé que la volonté du moyen était un autre acte que l’intention
de la fin. Mais à l’inverse, d’autres ont affirmé que l’acte était le même, et
que leur distinction était seulement due à la diversité des réalités. Or
chacune des deux opinions est vraie à un certain point de vue.
Et pour le voir
clairement, il faut savoir que, puisque l’unité de l’acte doit être déduite de
l’unité de l’objet, s’il y a deux choses qui sont un en quelque façon, l’acte
qui se porte vers elles en tant qu’elles sont un, sera un ; mais l’acte
qui se porte vers elles en tant qu’elles sont deux, sera double. Ainsi, les
parties de la ligne sont deux d’une certaine façon, et un d’une autre façon,
c’est-à-dire dans la mesure où elles sont unies dans le tout ; voilà
pourquoi l’acte de vision, s’il se porte vers les deux parties de la ligne en
tant qu’elles sont deux, c’est-à-dire vers l’une et l’autre par soi en ce qui
leur est propre, alors il y aura deux visions, et elles ne pourront être vues
en même temps ; mais s’il se porte vers la ligne entière comprenant les
deux parties, il y aura une vision unique et toute la ligne sera vue en même
temps.
Or, toutes les
choses qui sont ordonnées entre elles sont certes plusieurs, en tant qu’elles
sont des réalités considérées par soi ; mais elles sont un dans l’ordre
qui les ordonne entre elles. Voilà pourquoi l’acte de l’âme qui se porte vers
elles en tant qu’elles sont ordonnées entre elles est un, tandis que l’acte de
l’âme qui se porte vers elles en tant qu’elles sont considérées en elles-mêmes
est multiple ; comme on le voit clairement dans la considération d’une
statue de Mercure : si quelqu’un considère celle-ci comme une certaine
réalité, autre sera sa considération, et autre la considération de Mercure,
dont la statue est l’image ; mais si la statue est considérée comme
l’image de Mercure, il y aura un même mode de considération dirigé vers la
statue et vers Mercure. Semblablement, lorsque le mouvement de la volonté se
porte vers la fin et vers le moyen, s’il se porte vers eux en tant que l’un et
l’autre sont une certaine réalité existant par soi, il y aura des mouvements de
la volonté différents ; et dans ce cas, l’opinion qui affirme que
l’intention de la fin et la volonté du moyen sont des actes différents, est
vraie. Mais si la volonté se porte vers l’un d’eux en tant qu’il a une relation
à l’autre, alors il y a un acte unique de la volonté vers les deux ; et
dans ce cas, l’opinion qui pose que l’intention de la fin et la volonté du
moyen sont un seul acte, est vraie.
Mais si l’on
examine correctement la notion d’intention, on trouve que cette dernière
opinion est plus vraie que l’autre. En effet, le mouvement de la volonté vers
la fin n’est pas appelé dans l’absolu « intention », mais simplement
« vouloir » ; et l’on appelle « intention »
l’inclination de la volonté vers la fin en tant que les moyens ont la fin pour
terme. En effet, celui qui veut la santé, on dit simplement qu’il la
veut ; mais on dit qu’il en a l’intention, seulement quand il veut quelque
chose en vue de la santé. Voilà pourquoi il faut accorder que l’intention n’est
pas numériquement un autre acte que la volonté.
Réponse aux objections :
1° Bien qu’un
même acte ne puisse être bon et mauvais, cependant un acte mauvais peut avoir
quelque circonstance bonne ; par exemple, c’est un acte vicieux de manger
plus qu’il ne faut, même si l’on mange quand on le doit. Et ainsi, la volonté
par laquelle on veut voler pour nourrir les pauvres est un acte mauvais au
plein sens du terme, avec cependant quelque circonstance bonne : car le
but est au nombre des circonstances.
2° La parole du
Philosophe doit s’entendre du cas où l’on s’arrête au médium ; en effet,
lorsqu’on passe par le médium pour aller au terme, alors le mouvement est
numériquement un. Et de la sorte, quand la volonté est mue vers le moyen avec
une relation à la fin, il y a un seul mouvement.
3° Quand la conclusion
et le principe sont tous les deux considérés par soi, il y a des considérations
différentes ; mais quand on considère le principe en relation à la
conclusion, il y a une même considération pour les deux, comme cela se passe
dans le syllogisme.
4° La fin et le
moyen sont un unique objet, pour autant que l’on considère l’un en relation à
l’autre.
Objections :
Il semble que
non, et que ce soit un acte de la raison.
1° L’ignorance
n’appartient pas à la volonté, mais à la raison. Or la dépravation de
l’élection est une certaine ignorance ; c’est pourquoi l’on dit que tout
homme vicieux est ignorant, d’une ignorance de l’élection, comme on le voit
clairement au troisième livre de l’Éthique.
L’élection appartient donc, elle aussi, à la raison.
2° De même
que l’enquête et l’argumentation appartiennent à la raison, de même aussi la
conclusion. Or l’élection est comme une certaine conclusion du conseil, comme
on le voit clairement aux troisième et septième livre de l’Éthique. Puis donc que le conseil appartient à la raison, il en
sera de même de l’élection.
3° Selon le
Philosophe au huitième livre de l’Éthique,
la vertu morale consiste principalement dans l’élection. Or, comme celui-ci le
dit au sixième livre de l’Éthique, ce
qui, dans les vertus morales, appartient à la prudence, est le principal, qui
accomplit formellement la notion de vertu. L’élection appartient donc à la
prudence. Or la prudence est dans la raison. Donc l’élection aussi.
4° L’élection
implique un certain discernement. Or discerner est propre à la raison. Donc
élire aussi.
En sens contraire :
1° Élire c’est,
entre deux choses proposées, choisir l’une de préférence à l’autre, comme on le
voit clairement chez saint Jean Damascène. Or choisir est un acte de la volonté
et non de la raison. Donc élire aussi.
2° Le Philosophe
dit au troisième livre de l’Éthique
que l’élection est le désir de ce qui a déjà été délibéré. Or le désir
appartient à la volonté et non à la raison. Donc l’élection aussi.
Réponse :
L’élection
contient en soi une part de volonté et une part de raison. Quant à savoir si
elle est proprement un acte de la volonté ou de la raison, le Philosophe semble
laisser cette question dans le doute au sixième livre de l’Éthique, où il dit que l’élection est soit un appétit de
l’intellectif, c’est-à-dire un appétit en relation à l’intelligence, soit
l’intelligence de l’appétitif, c’est-à-dire l’intelligence en relation à
l’appétit. Or le premier est plus vrai : c’est un acte de la volonté en
relation à la raison.
En effet, que
ce soit directement un acte de la volonté, cela est évident pour deux raisons.
D’abord, à cause de la nature de l’objet ; car l’objet propre de
l’élection est le moyen, qui relève de la notion de bien, le bien étant l’objet
de la volonté ; car « bien » se dit à la fois de la fin, par
exemple du bien honnête ou délectable, et du moyen, par exemple du bien utile.
Ensuite, à cause de la nature de l’acte lui-même. En effet, l’élection est la
dernière approbation par laquelle on approuve une chose pour la
poursuivre ; et assurément, cela ne relève pas de la raison mais de la
volonté. Car, si fort que la raison préfère une chose à l’autre, cette
préférence n’est pas encore approuvée en vue d’opérer, jusqu’à ce que la
volonté soit inclinée vers l’une plutôt que vers l’autre : en effet, la
volonté ne suit pas la raison par nécessité.
Cependant
l’élection est un acte de la volonté non pas dans l’absolu, mais en relation à
la raison, étant donné qu’apparaît dans l’élection ce qui est propre à la
raison : confronter une chose à l’autre, et la lui préférer ; et cela
se trouve assurément dans l’acte de la volonté par l’impression de la raison,
dans la mesure où la raison elle-même propose une chose à la volonté non comme
simplement utile, mais comme plus utile pour la fin.
Ainsi donc, il
est clair que vouloir, élire et avoir l’intention sont des actes de la volonté.
Vouloir, dans la mesure où la raison propose à la volonté un bien dans
l’absolu, qu’il soit à élire pour lui-même, comme la fin, ou pour autre chose,
comme le moyen : pour l’un et l’autre, en effet, nous disons que nous
« voulons ». Élire est un acte de la volonté, dans la mesure où la
raison lui propose le bien comme plus utile pour la fin. Avoir l’intention,
dans la mesure où la raison lui propose le bien comme une fin à obtenir par un
moyen.
Réponse aux objections :
1° L’ignorance
est attribuée à l’élection quant à ce que celle-ci a de raison.
2° L’enquête
pratique a deux conclusions : l’une qui est dans la raison, à savoir la
sentence, qui est un jugement sur ce qui a été délibéré ; l’autre qui est
dans la volonté, à savoir l’élection, et elle est appelée conclusion par une
certaine similitude, car de même que dans le domaine spéculatif on s’arrête en
dernier à la conclusion, de même dans le domaine opératif on s’arrête en
dernier à l’opération.
3° On dit que
l’élection est le principal dans la vertu morale, et du côté de ce qu’elle a de
raison, et du côté de ce qu’elle a de volonté : en effet, les deux sont
requis pour la notion de vertu morale ; et l’élection est appelée
« principal » par rapport aux actes extérieurs. Il n’est donc pas
nécessaire que l’élection soit totalement un acte de prudence ; mais elle
a quelque part à la prudence, comme aussi à la raison.
4° Le
discernement se trouve dans l’élection dans la mesure où elle appartient à la
raison, ce qui est propre à celle-ci étant suivi par la volonté lorsqu’elle
élit.
Article 1 :
Convient-il que Dieu ait une volonté ?
Article 2 :
Peut-on distinguer la volonté divine en antécédente et conséquente ?
Article 3 : La
volonté divine est-elle convenablement divisée en volonté de bon plaisir et
volonté de signe ?
Article 4 :
Dieu veut-il par nécessité tout ce qu’il veut ?
Article 5 : La
volonté divine impose-t-elle une nécessité aux réalités voulues ?
Article 6 : La
justice dans les réalités créées dépend-elle de la simple volonté de
Dieu ?
Article 7 :
Sommes-nous tenus de conformer notre volonté à la volonté divine ?
Article 8 :
Sommes-nous tenus de conformer notre volonté à la volonté divine dans l’objet
voulu, c’est-à-dire en sorte que nous soyons tenus de vouloir ce que nous
savons que Dieu veut ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il convient
que tout être ayant une volonté agisse suivant l’élection de sa volonté. Or
Dieu n’agit pas suivant l’élection de sa volonté ; en effet, comme dit
Denys au quatrième chapitre des Noms
divins : « comme notre soleil matériel, sans qu’il le comprenne
ou qu’il le veuille, mais par le seul fait de son existence, éclaire toutes
choses, de même la divine bonté ». Il ne convient donc pas que Dieu ait
une volonté.
2° Des effets
nécessaires ne peuvent venir d’une cause contingente. Or la volonté est une
cause contingente, puisqu’elle se rapporte indifféremment à l’un ou l’autre.
Elle ne peut donc être la cause de choses nécessaires. Or Dieu est la cause de
toutes choses, des nécessaires comme des contingentes. Il n’agit donc pas par
volonté ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
3° Ce qui
implique une relation à une cause ne convient pas à ce qui n’a pas de cause. Or
Dieu, étant la cause première de toutes choses, n’a pas de cause. Puis donc que
la volonté implique une relation à la cause finale — car la volonté porte sur
la fin, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique — il semble que la volonté ne convienne pas à Dieu.
4° Selon le
Philosophe au troisième livre de l’Éthique,
le volontaire mérite louange ou blâme, mais l’involontaire, pardon et
miséricorde. La notion de volontaire ne convient donc pas là où la notion de
louable ne convient pas. Or celle-ci ne convient pas à Dieu, car la louange,
comme il est dit au premier livre de l’Éthique,
ne revient pas aux meilleurs, mais à ceux qui sont ordonnés au meilleur ;
par contre, l’honneur revient aux meilleurs. Il ne convient donc pas que Dieu
ait une volonté.
5° Les opposés
sont de nature à affecter le même sujet. Or deux involontaires sont opposés au
volontaire, comme il est dit au troisième livre de l’Éthique : l’involontaire par ignorance, et l’involontaire par
violence. Or l’involontaire par violence ne convient pas à Dieu, car la
contrainte n’a pas de place en Dieu ; ni l’involontaire par ignorance, car
Dieu connaît lui-même toutes choses. Donc le volontaire non plus ne convient
pas à Dieu.
6° Comme il est
dit au livre des Règles de la foi, il
y a deux volontés : l’affective, touchant les actes intérieurs, et
l’effective, touchant les actes extérieurs. Or « la volonté
affective » — comme il y est dit — « contribue au mérite, tandis que
la volonté effective accomplit le mérite ». Or il ne convient pas à Dieu
de mériter. Ni, par conséquent, d’avoir en quelque façon une volonté.
7° Dieu est
un moteur non mû, car, suivant Boèce, « demeurant immobile, il donne à
toutes choses de se mouvoir » ; tandis que la volonté est un moteur
mû, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Et c’est pourquoi le Philosophe, au deuxième livre de la Métaphysique, prouve qu’il meut
« comme un objet désiré et pensé », par la raison qu’il est un moteur
non mû. Il ne convient donc pas que Dieu ait une volonté.
8° La volonté est
un certain appétit, car elle est contenue dans la partie appétitive de l’âme. Or
l’appétit a une imperfection : en effet, il porte sur ce qui n’est pas
possédé, selon saint Augustin. Puis donc qu’aucune imperfection n’a de place en
Dieu, il ne semble pas convenir qu’il ait une volonté.
9° Rien de
ce qui a des objets opposés ne semble convenir à Dieu, puisque de telles choses
sont soumises à la génération et à la corruption, desquelles Dieu est très
éloigné. Or la volonté a des objets opposés, puisqu’elle se tient parmi les
puissances rationnelles, qui ont des objets opposés, selon le Philosophe. La
volonté ne convient donc pas à Dieu.
10° Saint Augustin
dit au treizième livre de la Cité de Dieu
que Dieu n’est pas disposé différemment à l’égard des réalités lorsqu’elles
existent et lorsqu’elles n’existent pas. Or, lorsqu’elles n’existent pas, Dieu
ne veut pas que les réalités existent : en effet, elles existeraient, s’il
le voulait. Lors donc qu’elles existent, Dieu ne veut pas non plus qu’elles
existent.
11° Il ne convient
pas à Dieu d’être perfectionné, mais de perfectionner. Or il revient à la
volonté d’être perfectionnée par le bien, comme à l’intelligence d’être
perfectionnée par le vrai. La volonté ne convient donc pas à Dieu.
En sens contraire :
1° Il est dit au
Psaume 113 B, 3 : « Tout ce que Dieu a voulu, il l’a
fait. » Il semble donc qu’il ait une volonté, et que les réalités aient
été créées par sa volonté.
2° La béatitude
se trouve surtout en Dieu. Or la béatitude requiert la volonté car, suivant
saint Augustin, on appelle bienheureux celui qui a tout ce qu’il veut, et qui
ne veut rien de mal. La volonté convient donc à Dieu.
3° Partout où se
trouvent des conditions plus parfaites pour la volonté, celle-ci existe plus
parfaitement. Or les plus parfaites conditions de la volonté se trouvent en
Dieu : en effet, il n’y a en lui aucune distance entre la volonté et le
sujet, car son essence est sa volonté ; ni entre la volonté et l’acte, car
son action est son essence ; ni entre la volonté et la fin, ou l’objet,
car sa volonté est sa bonté. La volonté se trouve donc très parfaitement en
Dieu.
4° La volonté est
la racine de la liberté. Or la liberté convient principalement à Dieu ;
est libre, en effet, celui qui est cause de soi, suivant le Philosophe au
premier livre de Métaphysique ;
ce qui est surtout vrai de Dieu. La volonté se trouve donc en Dieu.
Réponse :
La volonté se
trouve très proprement en Dieu. Et pour le voir clairement, il faut savoir que
la connaissance et la volonté sont enracinées, dans la substance spirituelle,
sur les diverses relations de celle-ci aux réalités.
Il est en effet
une première relation de la substance spirituelle aux réalités, en tant que
celles-ci sont en quelque sorte dans la substance spirituelle elle-même :
non certes en leur être propre, comme le posaient les anciens, qui disaient que
nous connaissons la terre par la terre, l’eau par l’eau, etc., mais dans leur
notion propre. Car ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, mais l’espèce de
la pierre, ou sa notion, suivant le Philosophe au troisième livre sur l’Âme. Et parce que la notion absolue de
la réalité ne peut se rencontrer sans composition concrète que dans la
substance immatérielle, la connaissance n’est pas attribuée à toutes les
réalités, mais seulement aux immatérielles ; et le degré de connaissance
dépend du degré d’immatérialité, de sorte que les réalités qui sont les plus
immatérielles sont les plus aptes à la connaissance ; et parce qu’en elles
leur essence elle-même est immatérielle, celle-ci se comporte envers elles
comme un médium de connaissance ; ainsi par exemple, Dieu connaît par son
essence lui-même et toutes les autres choses.
D’autre part,
la volonté et n’importe quel appétit sont fondés sur la relation par laquelle
la substance spirituelle se réfère aux réalités en tant qu’elle a un rapport à
ces réalités existant en elles-mêmes. Et parce qu’il appartient à n’importe
quelle réalité, tant matérielle qu’immatérielle, d’avoir une relation à une
autre réalité, il convient que n’importe quelle réalité ait un appétit, soit
naturel, soit animal, soit rationnel ou intellectuel ; mais il se
rencontre diversement dans les différentes réalités. En effet, puisque la
réalité doit être ordonnée à une autre réalité au moyen d’une chose qu’elle a
en soi, elle est diversement ordonnée à autre chose selon les différentes
façons d’avoir une chose en soi.
Ainsi, les
réalités matérielles, dans lesquelles tout ce qui est en elles est comme lié et
agrégé à la matière, n’ont pas d’ordination libre aux autres réalités, mais une
ordination résultant de la nécessité d’une disposition naturelle. Par
conséquent, les réalités matérielles ne sont pas pour elles-mêmes les causes de
cette ordination, comme si elles s’ordonnaient d’elles-mêmes à ce vers quoi
elles sont ordonnées, mais leur ordination vient d’ailleurs, c’est-à-dire d’où
leur vient leur disposition naturelle. Voilà pourquoi il convient qu’elles
aient seulement un appétit naturel.
Mais pour les
substances immatérielles et aptes à la connaissance, il y a quelque chose qui
n’est absolument pas agrégé ni lié à la matière, et ce, suivant le degré de
leur immatérialité ; aussi de ce fait même sont-elles ordonnées aux
réalités par une ordination libre, dont elles-mêmes sont causes, s’ordonnant
pour ainsi dire à ce à quoi elles sont ordonnées. Voilà pourquoi il convient
qu’elles fassent ou recherchent quelque chose volontairement et spontanément.
En effet, si le coffre qui est dans l’esprit de l’artisan était une forme
matérielle ayant une existence déterminée, il n’inclinerait que suivant le mode
d’être déterminé qu’il aurait ; par conséquent, l’artisan ne resterait pas
libre de faire la maison ou de ne pas la faire, ou bien de la faire ainsi ou
autrement. Mais parce que la forme de la maison dans l’esprit de l’artisan est
la notion absolue de maison, ne se rapportant pas, autant qu’il est en elle, à
l’être plutôt qu’au non-être, ni à être ainsi plutôt qu’à être autrement quant
aux dispositions accidentelles de la maison, il reste à l’artisan une libre
inclination à faire ou à ne pas faire la maison.
Mais dans les
substances sensitives, bien que les formes des réalités soient reçues sans la
matière, elles ne sont cependant pas reçues tout à fait immatériellement ni
sans les circonstances de la matière, étant reçues dans un organe
corporel ; pour cette raison l’inclination n’est pas entièrement libre en
elles, quoiqu’il y ait en elles quelque imitation ou ressemblance de liberté.
En effet, l’appétit les incline vers quelque chose par elles-mêmes, en tant
qu’elles recherchent quelque chose d’après une appréhension ; mais être
incliné vers ce qu’elles recherchent, ou ne pas être incliné, cela n’est pas
soumis à leur disposition.
Mais dans la
nature intellectuelle, où quelque chose est parfaitement reçu de façon
immatérielle, on rencontre la parfaite notion d’inclination libre ; et
c’est cette libre inclination qui constitue la notion de volonté. Voilà
pourquoi aux réalités matérielles n’est pas attribuée la volonté, mais
l’appétit naturel ; et à l’âme sensitive est attribué non la volonté, mais
l’appétit animal ; et c’est à la seule substance intellective qu’est
attribuée la volonté. Et plus elle est immatérielle, mieux lui convient la
notion de volonté. Par conséquent, Dieu étant au sommet de l’immatérialité, la
volonté lui convient suprêmement et très proprement.
Réponse aux objections :
1° Denys, par ces
paroles, n’entend pas exclure de Dieu la volonté ni l’élection, mais il veut
montrer son influence universelle sur les réalités. En effet, la communication
qu’il fait de sa bonté ne consiste pas à choisir certaines réalités pour les
rendre participantes de sa bonté tandis qu’il exclurait complètement certaines
autres de la participation de sa bonté ; au contraire, « il donne à
tous libéralement » comme il est dit en Jacq. 1, 5 ; on dit
pourtant qu’il élit, dans la mesure où il donne à certains plus qu’à d’autres,
suivant l’ordre de sa sagesse.
2° La volonté de
Dieu n’est pas une cause contingente, étant donné que ce qu’il veut, il le veut
immuablement ; voilà pourquoi, en raison même de son immuabilité, les
réalités nécessaires peuvent être causées ; et d’autant plus qu’aucune
réalité créée n’est nécessaire, considérée en soi, mais elle est possible en
elle-même et nécessaire par autre chose.
3° La volonté
porte sur quelque chose de deux façons : de façon principale, ou de façon
secondaire. Principalement, la volonté porte sur la fin, qui est la raison de
vouloir toutes les autres choses ; secondairement, elle porte sur les
moyens, que nous voulons en vue de la fin. Or la volonté n’a pas de relation à
cet objet voulu qui est secondaire comme à une cause, mais seulement à l’objet
voulu principal, qui est la fin. Mais il faut savoir que la volonté et l’objet
voulu se distinguent parfois dans la réalité, et alors l’objet voulu se
rapporte à la volonté réellement comme cause finale ; par contre, si la
volonté et l’objet voulu se distinguent seulement dans la raison, alors l’objet
voulu ne sera la cause finale de la volonté que du point de vue de notre
manière de signifier. La volonté divine se rapporte donc à sa bonté comme à une
fin, bonté qui, dans la réalité, est identique à sa volonté : elle en est
distinguée seulement du point de vue de notre manière de signifier. Il reste
donc que rien n’est cause de la volonté divine réellement, mais seulement du
point de vue de notre manière de signifier. Et il n’est pas aberrant de
signifier quelque chose en Dieu à la façon d’une cause ; de la sorte, en
effet, la divinité est signifiée en Dieu comme ayant à son égard le rapport de
cause formelle. Quant aux réalités créées, que Dieu veut, elles ne se comportent
pas à l’égard de la volonté divine comme des fins, mais comme ordonnées à la
fin : en effet, si Dieu veut que les créatures existent, c’est pour qu’en
elles soit manifestée sa bonté, et pour que sa bonté, qui ne peut être
multipliée dans son essence, soit répandue en plusieurs au moins par la
participation de sa ressemblance.
4° La louange
n’est pas due à la volonté pour n’importe lequel de ses actes, si l’on prend la
louange au sens strict, comme fait le Philosophe ; mais elle lui est due
pour autant que la volonté se rapporte aux moyens. En effet, il est avéré que
l’acte de volonté se trouve non seulement dans les œuvres de vertu, qui sont
louables, mais aussi dans l’acte de la félicité, qui porte sur les choses
honorables : il est certain, en effet, que la félicité procure du plaisir.
Et cependant, la louange est aussi attribuée à Dieu, puisqu’en de nombreux
endroits de l’Écriture nous sommes invités à louer Dieu ; mais la louange
est alors prise plus communément que ne fait le Philosophe. Ou bien l’on peut
dire que la louange, même prise au sens propre, convient à Dieu, en tant que
par sa volonté il ordonne les créatures à lui-même comme à une fin.
5° [Dans
certaines éditions seulement.] Les contraires sont de nature à affecter le même
sujet, à moins que l’un des deux n’y soit par nature ; or il appartient à
la nature divine d’être à tous égards le souverain bien ; par conséquent,
l’involontaire ne peut être en elle.
6° Il y a en Dieu
la volonté affective et la volonté effective : en effet, il veut vouloir,
et il veut faire ce qu’il fait ; mais il n’est pas nécessaire que partout
où l’une de ces deux se trouve, l’on trouve le mérite, mais seulement dans la
nature imparfaite tendant vers la perfection.
7° Quand l’objet
voulu est autre que la volonté, l’objet voulu meut réellement la volonté ;
mais quand l’objet voulu est identique à la volonté, alors il ne meut que du
point de vue de notre manière de signifier. Et quant à cette façon de parler,
d’après le Commentateur au huitième livre de la Physique, se vérifie la parole de Platon disant que le premier
moteur se meut soi-même, c’est-à-dire en tant qu’il se pense et se veut
lui-même. Et cependant, qu’il veuille les créatures n’entraîne pas qu’il soit
mû par elles ; car il ne veut les créatures qu’en raison de sa bonté,
comme on l’a dit.
8° C’est par la
même nature qu’une chose est mue vers le terme qu’elle n’obtient pas encore, et
qu’elle se repose dans le terme qu’elle a déjà obtenu. Par conséquent, il
appartient à la même puissance de tendre vers le bien lorsqu’elle ne l’a pas
encore, et de l’aimer et de se délecter en lui une fois qu’il est
possédé ; et ces deux actes concernent la puissance appétitive, bien
qu’elle soit nommée plutôt d’après l’acte par lequel elle tend vers ce qu’elle
n’a pas, et c’est pourquoi l’on dit que l’appétit est propre à l’imparfait.
Mais la volonté se rapporte indifféremment à l’un ou à l’autre acte ; par
conséquent, la volonté convient à Dieu par sa propre notion, mais non
l’appétit.
9°
Il
ne convient pas que Dieu ait des objets opposés quant à ce qui se trouve dans
son essence, mais il a des objets opposés quant aux effets dans les créatures,
qu’il peut faire et ne pas faire.
10° Lorsqu’il ne
fait pas les réalités, Dieu veut que les réalités existent ; néanmoins il
ne veut pas qu’elles existent à ce moment-là ; par conséquent, l’objection
procède d’une supposition fausse.
11° Dieu ne peut
être perfectionné par quelque chose dans la réalité ; cependant, du point
de vue de notre manière de signifier, l’on signifie parfois qu’il est perfectionné
par quelque chose, comme lorsque je dis que Dieu pense quelque chose. En effet,
de même que l’objet voulu est la perfection de la volonté, de même
l’intelligible est la perfection de l’intelligence. Mais en Dieu, le premier
intelligible est identique à l’intelligence, et le premier objet voulu est
identique à la volonté.
Objections :
Il semble que
non.
1° L’ordre
présuppose la distinction. Or il n’y a pas de distinction dans la volonté de
Dieu, puisque c’est par un seul acte simple qu’il veut tout ce qu’il veut.
L’antécédent et le conséquent, qui introduisent un ordre, ne sont donc pas dans
la volonté divine.
2° [Le répondant]
disait que dans la volonté divine, bien qu’il n’y ait pas de distinction du
côté du sujet qui veut, il y a cependant une distinction du côté des objets
voulus. En sens contraire, on ne peut poser un ordre dans la volonté que de
deux façons, du côté des objets voulus : soit relativement à divers
objets, soit relativement à un seul. Si c’est relativement à divers objets
voulus, il s’ensuit que la volonté antécédente se dit des premières créatures,
tandis que la conséquente se dit des créatures suivantes : ce qui est
faux. Et si c’est relativement à un seul objet voulu, ce ne peut être que
d’après les diverses circonstances considérées dans cet objet. Mais cela ne
peut mettre de distinction ni d’ordre dans la volonté, puisque la volonté se
rapporte à la réalité telle qu’elle existe dans sa nature ; or la réalité
dans sa nature est entourée de toutes ses conditions. L’antécédent et le
conséquent ne peuvent donc aucunement être posés dans la volonté divine.
3° La science et
la puissance se rapportent aux créatures comme la volonté. Or l’ordre des
créatures ne nous fait pas distinguer la science et la puissance en
antécédentes et conséquentes. La volonté ne doit donc pas non plus être
distinguée de cette façon.
4° Ce qui ne
reçoit d’autrui ni changement ni empêchement, n’est pas jugé par autrui, mais
seulement par lui-même. Or la volonté divine ne peut être changée ni empêchée
par personne ; elle ne doit donc pas non plus être jugée par autrui, mais
seulement par elle-même. Or, suivant saint Jean Damascène, la volonté
antécédente se dit en Dieu, et vient de lui, tandis que la conséquente est
causée par nous. On ne doit donc pas opposer en Dieu la volonté conséquente à
l’antécédente.
5° Dans la partie
affective, il semble n’y avoir d’ordre qu’en fonction de la cognitive, car
l’ordre appartient à la raison. Or on attribue à Dieu non pas la connaissance
qui a un ordre, c’est-à-dire la raison, mais la connaissance simple,
c’est-à-dire l’intelligence. On ne doit donc pas non plus poser dans sa volonté
l’ordre d’antécédent et de conséquent.
6° Boèce dit au
livre sur la Consolation, que Dieu
voit toutes choses d’un seul regard de l’esprit. Donc, pour la même raison, il
s’étend à tout ce qu’il veut par un acte unique et simple de la volonté ;
on ne doit donc pas poser dans sa volonté l’antécédent ni le conséquent.
7° Dieu connaît
les réalités en lui-même et dans la nature propre des réalités ; et bien
que les réalités soient dans leur nature propre après avoir été dans le Verbe,
cependant on ne pose pas l’antécédent ni le conséquent dans la connaissance de Dieu.
On ne doit donc pas non plus les poser dans sa volonté.
8° De même que
l’être divin est mesuré par l’éternité, de même aussi la volonté divine. Or la
durée de l’être divin, parce qu’elle est mesurée par l’éternité, est toute
simultanée, n’ayant ni avant ni après. On ne doit donc pas non plus poser
l’antécédent ni le conséquent dans la volonté divine.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascène dit au deuxième livre : « Il faut savoir que Dieu, de
volonté antécédente, veut que tous soient sauvés » ; mais non de
volonté conséquente, comme il l’ajoute ensuite. La distinction en antécédent et
conséquent convient donc à la volonté divine.
2° La volonté
habituelle éternelle convient à Dieu en tant que Dieu, et la volonté actuelle
lui convient en tant que Créateur, qui veut que les réalités existent
actuellement. Or cette volonté se compare à la première comme le conséquent à
l’antécédent. On trouve donc l’antécédent et le conséquent dans la volonté
divine.
Réponse :
La volonté
divine est convenablement distinguée en antécédente et conséquente. Et le sens
de cette distinction doit se prendre des paroles de saint Jean Damascène, qui
l’a introduite ; il dit en effet au deuxième livre que « la volonté
antécédente est le bon plaisir de Dieu, qui vient de lui, alors que la volonté
conséquente est la permission qui est causée par nous ».
Et pour le voir
clairement, il faut savoir qu’en n’importe quelle action, il y a quelque chose
à considérer du côté de l’agent, et autre chose du côté de ce qui reçoit ;
et de même que l’agent est antérieur et principal par rapport à l’effet, de
même ce qui est du côté de l’agent est naturellement antérieur à ce qui est du
côté de l’effet ; par exemple, dans l’opération de la nature, on voit
clairement que la production d’un animal parfait vient du côté de la puissance
formative, qui est dans la semence ; mais du côté de la matière
réceptrice, qui est parfois mal disposée, il advient quelquefois que ne soit
pas produit un animal parfait, comme c’est le cas dans les enfantements
monstrueux. Et ainsi, nous disons qu’il est de l’intention première de la
nature que l’animal parfait soit produit ; mais, que soit produit un
animal imparfait, cela vient de l’intention seconde de la nature qui, ne
pouvant transmettre à la matière, à cause de la mauvaise disposition de
celle-ci, la forme de la perfection, lui transmet ce dont elle est capable.
Et une
considération similaire doit avoir lieu pour l’opération de Dieu dans les
créatures. En effet, bien qu’il n’ait pas lui-même besoin de matière dans son
opération, et qu’il ait créé les réalités au commencement sans aucune matière
préexistante, maintenant toutefois il opère dans les réalités qu’il a déjà
créées, en les administrant, et en présupposant la nature qu’il leur a déjà
donnée ; et quoiqu’il puisse ôter aux créatures tout empêchement qui les
rend inaptes à la perfection, cependant, suivant l’ordre de sa sagesse, il
dispose des réalités selon leur condition, en sorte qu’il donne à chacune selon
son mode d’être. Donc, ce à quoi Dieu a ordonné la créature, autant qu’il est
en lui, on dit que cela est voulu par lui comme par une intention première, ou
par une volonté antécédente. Mais lorsque la créature est empêchée d’atteindre
cette fin à cause de son imperfection, Dieu néanmoins accomplit en elle la part
de bonté dont elle est capable ; et cela est, pour ainsi dire, d’intention
seconde, et on le nomme volonté conséquente.
Donc, parce que
Dieu a fait tous les hommes pour la béatitude, on dit qu’il veut le salut de
tous par volonté antécédente ; mais parce que certains s’opposent à leur
propre salut — et l’ordre de sa sagesse ne les laisse pas venir au salut à
cause de leur imperfection — il accomplit en eux d’une autre façon ce qui
appartient à sa bonté, c’est-à-dire en les damnant par sa justice ; de
sorte que, au moment où ils se séparent du premier ordre de volonté, ils
déchoient dans le second ; et tandis qu’ils ne font pas la volonté de
Dieu, la volonté de Dieu s’accomplit en eux. Quant à l’imperfection même du
péché, par laquelle quelqu’un se rend digne de la peine dans le présent ou le
futur, elle n’est voulue de Dieu ni par volonté antécédente ni par volonté
conséquente, mais elle est seulement permise par lui. Et cependant, il ne faut
pas conclure de ce qui précède que l’intention de Dieu puisse être réduite à
néant : car celui qui n’est pas sauvé, Dieu savait déjà de toute éternité
qu’il ne serait pas sauvé ; et il ne l’ordonne pas au salut par l’ordre de
prédestination, qui est un ordre de volonté absolue. Mais pour sa part, il lui
a donné une nature ordonnée à la béatitude éternelle.
Réponse aux objections :
1° Dans la
volonté divine, il n’y a ni ordre ni distinction du côté de l’acte de volonté,
mais seulement du côté des objets voulus.
2° L’ordre de la
volonté divine ne se prend pas des divers objets voulus, mais se refère à un
seul et même objet voulu, à cause des diverses choses trouvées en lui. Par
exemple, Dieu veut de volonté antécédente qu’un homme soit sauvé, en raison de
sa nature humaine, qu’il a faite pour le salut ; mais il veut de volonté
conséquente qu’il soit damné, à cause des péchés qui se trouvent en lui. Or,
bien que la réalité vers laquelle se porte l’acte de volonté soit avec toutes
ses conditions, cependant il n’est pas nécessaire que n’importe laquelle de ces
conditions qui se trouvent dans l’objet voulu soit la raison qui meut la
volonté ; ainsi, le vin ne meut pas l’appétit du buveur en raison de la
vertu enivrante qu’il possède, mais en raison de sa douceur, bien que les deux
se trouvent en même temps dans le vin.
3° La volonté
divine est le principe immédiat des créatures, si l’on ordonne les attributs
divins du point de vue de notre manière de connaître, en tant qu’ils sont
appliqués à l’œuvre ; en effet, la puissance ne se met en œuvre que
dirigée par la science, et déterminée par la volonté à faire quelque
chose ; voilà pourquoi l’ordre des réalités se rapporte plutôt à la
volonté divine qu’à la puissance ou à la science. Ou bien l’on peut dire que la
notion de volonté consiste, comme on l’a dit, dans le rapport du sujet qui veut
aux réalités elles-mêmes ; mais l’on dit que les réalités sont sues, ou
possibles à un agent, en tant qu’elles sont en lui de façon intelligible ou
virtuelle. Or les réalités n’ont pas d’ordre pour autant qu’elles sont en Dieu,
mais pour autant qu’elles sont en elles-mêmes ; voilà pourquoi l’ordre des
réalités n’est pas attribué à la science ou à la puissance, mais seulement à la
volonté.
4° Bien que la
volonté divine ne soit pas empêchée ni changée par quelqu’un d’autre, cependant,
suivant l’ordre de la sagesse, elle se porte vers une chose selon la condition
de celle-ci ; et ainsi, quelque chose est attribué à la volonté divine de
notre côté.
5° Cet argument
vaut pour l’ordre de la volonté du côté de l’acte lui-même ; et dans ce
cas, l’ordre d’antécédent et de conséquent ne s’y trouve pas.
6° Il faut
répondre de la même façon.
7° Bien que la
réalité ait l’existence dans sa nature après l’avoir eue en Dieu, cependant
Dieu ne la connaît pas dans sa nature propre après qu’il la connaît en
lui-même : car par le fait même que Dieu connaît sa propre essence, il
regarde les réalités à la fois comme elles sont en lui-même et comme elles sont
dans leur nature propre.
8° Dans la
volonté de Dieu, on ne pose pas l’antécédent et le conséquent pour introduire
un ordre de succession, qui s’oppose à l’éternité, mais pour signifier ses
différents rapports aux objets voulus.
Objections :
Il semble que
non.
1° De même que
les choses qui sont faites dans les créatures sont des signes de la volonté
divine, de même aussi elles sont des signes de la science et de la puissance.
Or la science et la puissance ne sont pas distinguées en puissance et science
qui sont l’essence de Dieu, d’une part, et leurs signes d’autre part. La
volonté ne doit donc pas non plus être distinguée de cette façon en volonté de
bon plaisir qui est l’essence divine, et volonté de signe.
2° Que Dieu
veuille quelque chose par volonté de bon plaisir, montre que l’acte de la
volonté divine s’y porte, afin d’être ainsi agréable à Dieu. Donc, ou bien ce
vers quoi se porte la volonté de signe est agréable à Dieu, ou bien non. S’il
est agréable à Dieu, il veut donc cela par volonté de bon plaisir ; et
dans ce cas, la volonté de signe ne doit pas être distinguée de la volonté de
bon plaisir. Et s’il n’est pas agréable à Dieu, il est pourtant signifié par la
volonté de signe comme lui étant agréable ; le signe de la volonté divine
sera donc faux ; et ainsi, on ne doit pas poser de tels signes de la
volonté divine dans l’enseignement de la vérité.
3° Toute volonté
est dans le sujet qui veut. Or tout ce qui est en Dieu est l’essence divine. Si
donc la volonté de signe est attribuée à Dieu, elle sera identique à l’essence
divine ; et ainsi, elle n’est pas distincte de la volonté de bon
plaisir ; car on appelle volonté de bon plaisir celle qui est l’essence
divine elle-même, comme dit le Maître au premier livre des Sentences, dist. 45.
4° Tout ce que
veut Dieu est bon. Or le signe de la volonté divine doit correspondre à la
volonté divine. Le signe de la volonté ne doit donc pas porter sur le mal. Puis
donc que la permission porte sur le mal, et de même la défense, il semble qu’on
ne doive pas les poser comme signes de la volonté divine.
5° Comme on
rencontre le bien et le meilleur, de même on rencontre le mal et le pire. Or
relativement au bien et au meilleur on distingue deux volontés de signe :
le précepte, qui porte sur le bien, et le conseil, qui porte sur le bien
meilleur. Donc, de même aussi, on doit poser deux volontés de signe
relativement au mal et au pire.
6° La volonté de
Dieu est plus inclinée au bien qu’au mal. Or le signe de la volonté qui regarde
le mal, c’est-à-dire la permission, ne peut jamais être empêché. Le précepte et
le conseil, qui sont relatifs au bien, ne devraient donc pas non plus admettre
d’empêchement ; ce qui, pourtant, est manifestement faux.
7° Si des choses
s’accompagnent mutuellement, l’une ne doit pas être opposée à l’autre. Or la
volonté de bon plaisir et l’opération de Dieu s’accompagnent : en effet,
il n’opère rien qu’il ne veuille par volonté de bon plaisir ; et il ne
veut rien par volonté de bon plaisir, dans les créatures, sans l’opérer, suivant
ce passage du Psaume 113 B, 3 : « Tout ce qu’il a voulu, il
l’a fait. » L’opération ne doit donc pas être posée sous la volonté de
signe, qui s’oppose à la volonté de bon plaisir.
Réponse :
Dans les
réalités divines, il y a deux façons de parler. L’une suivant le sens propre,
c’est-à-dire quand nous attribuons à Dieu ce qui lui convient par sa nature,
bien que cela lui convienne toujours plus éminemment que notre esprit ne le
conçoit, ou notre langue ne le profère, et c’est pourquoi aucune de nos paroles
sur Dieu ne peut être pleinement propre. L’autre façon est suivant le sens
figuratif, ou tropique, ou symbolique. En effet, parce que Dieu lui-même, en
tant qu’il existe en soi, dépasse la puissance de notre esprit, il est
nécessaire que nous parlions de lui au moyen des choses qui se trouvent en
nous. Et ainsi, nous attribuons à Dieu les noms des réalités sensibles, comme
lorsque nous le nommons lumière, ou bien lion, ou autre chose de ce genre. Et
assurément, la vérité de ces façons de parler est fondée sur ceci qu’aucune
créature, comme dit Denys au deuxième chapitre de la Hiérarchie céleste, n’est universellement privée de la
participation du bien ; voilà pourquoi dans chaque créature l’on peut
trouver des propriétés représentant sous quelque rapport la divine bonté ;
et ainsi, le nom est transféré à Dieu, en tant que la réalité signifiée par le
nom est un signe de la divine bonté. Donc, quel que soit le signe employé en
Dieu à la place du signifié, on a une façon de parler tropique.
Or l’une et
l’autre de ces deux façons de parler s’appliquent dans la volonté divine. En
effet, la notion de volonté se trouve en Dieu proprement, comme on l’a déjà
dit ; et ainsi, la volonté se dit proprement de Dieu, et c’est la volonté
de bon plaisir, que l’on distingue en antécédente et conséquente, comme on l’a
dit. Mais la volonté s’accompagne en nous d’une certaine passion de l’âme, et
c’est pourquoi, de même que les autres noms de passions se disent
métaphoriquement de Dieu, de même aussi le nom de volonté.
Or le nom de
colère se dit de Dieu, parce qu’en lui se trouve un effet qui, chez nous, est
habituellement celui de l’homme irrité : la punition ; c’est pourquoi
la punition même dont il punit est appelée colère de Dieu. Et par une semblable
façon de parler, on appelle « volontés de Dieu » les choses qui sont
habituellement chez nous des signes de la volonté : et l’on parle de
volonté de signe, en ce sens que le signe même qui est d’ordinaire celui de la
volonté est appelé volonté.
Or, puisque la
volonté peut être signifiée et en tant qu’elle énonce des propositions sur ce
qu’il faut faire, et en tant qu’elle donne une impulsion vers l’œuvre, on
attribue des signes à la volonté de l’une et l’autre façon. En effet, en tant
qu’elle énonce des propositions sur ce qu’il faut faire quant à la fuite du
mal, son signe est la défense. Et quant à la poursuite du bien, il y a deux
signes de la volonté : car relativement au bien nécessaire, sans lequel la
volonté ne peut obtenir sa fin, le signe de la volonté est le précepte, mais
relativement au bien utile, par lequel la fin est acquise plus facilement et
plus commodément, le signe de la volonté est le conseil. En tant que la volonté
donne une impulsion vers l’œuvre, deux signes lui sont attribués ; l’un
exprimé, l’opération : en effet, ce que quelqu’un opère, indique qu’il le
veut expressément ; l’autre est le signe interprétatif, c’est-à-dire la
permission ; car celui qui n’interdit pas une chose qu’il peut empêcher,
interprétativement il semble consentir à cette chose ; et cela est
impliqué dans le nom de permission.
Réponse aux objections :
1° Bien que Dieu
puisse tout et sache tout, il ne veut cependant pas tout ; voilà pourquoi,
en plus des signes trouvés chez les créatures, par lesquels on montre qu’il est
savant, puissant et voulant, on assigne à sa volonté certains signes, pour
montrer ce que Dieu veut, et pas seulement qu’il est voulant. Ou bien l’on peut
dire que la science et la puissance ne sont pas accompagnées d’un mode de
passion, comme la volonté telle qu’elle se trouve en nous. Voilà pourquoi la
volonté est plus proche des choses qui se disent métaphoriquement de Dieu que
la puissance et la science ; et ainsi, nous appelons plus facilement
volonté, en parlant métaphoriquement, les signes de la volonté, que science et
puissance, les signes de la science et de la puissance.
2° Bien que Dieu
ne veuille pas tout ce qu’il prescrit ou permet, il veut cependant quelque
chose à ce sujet. En effet, il veut que tous soient débiteurs de ce qu’il
prescrit, et que ce qu’il permet soit en notre puissance ; et c’est cette
volonté divine que le précepte et la permission signifient. Ou bien l’on peut
dire que la volonté de signe n’est pas appelée ainsi parce qu’elle signifie que
Dieu veut cela, mais parce qu’on appelle volonté ce qui est d’ordinaire chez
nous un signe de volonté. Mais ce qui est habituellement le signe d’une réalité
n’est pas nécessairement faux quand ne lui correspond pas ce qu’il signifie
d’ordinaire, sauf dans le cas précis où il est employé pour signifier cela.
Donc, bien que prescrire soit chez nous le signe que l’on veut telle chose,
cependant, chaque fois que Dieu ou l’homme prescrit une chose, il n’est pas
nécessairement signifié qu’il veut que cela soit. Il ne s’ensuit donc pas que
ce soit un signe faux. Et de là vient qu’il n’y a pas toujours mensonge dans
les actes, quand on fait une action par laquelle une chose est habituellement
signifiée, et que celle-ci n’est pas là. Mais dans la parole, si ce qu’elle
signifie n’est pas là, il y a nécessairement fausseté, car les paroles ont été
instituées pour être des signes ; si donc le signifié ne leur correspond
pas, il y a fausseté. Or les actions n’ont pas été instituées pour signifier,
mais pour que quelque chose ait lieu par elles, et il est accidentel que par
elles quelque chose soit signifié ; et c’est pourquoi il n’y a pas
toujours fausseté en elles si le signifié ne correspond pas, mais seulement
lorsque l’agent les applique à signifier.
3° La volonté de
signe n’est pas en Dieu, mais de Dieu ; car c’est un effet de Dieu, et
c’est par un tel effet que la volonté de l’homme est habituellement signifiée
chez nous.
4° Bien que la
volonté de Dieu ne se réfère pas au mal pour qu’il soit fait, elle s’y réfère
cependant pour l’empêcher en l’interdisant, ou pour l’établir en notre pouvoir
en le permettant.
5° Puisque tout
ce vers quoi la volonté tend, a une relation à la fin, qui est la raison de
vouloir toutes choses, et que les maux n’ont pas de relation à la fin, tous les
maux ont une seule place relativement à la volonté divine tout comme
relativement à la fin ; mais les biens qui sont ordonnés à la fin, la
volonté se rapporte à eux diversement, suivant les différentes relations qu’ils
ont à la fin. Et pour cette raison, il y a différents signes pour le bien et le
meilleur, mais non pour le mal et le pire.
6° La volonté de
signe ne s’oppose pas à la volonté de bon plaisir en ce qu’elle est accomplie
ou non : donc, bien que la volonté de bon plaisir soit toujours accomplie,
une chose qui est accomplie peut cependant relever de la volonté de
signe : c’est pourquoi Dieu veut quelquefois par volonté de bon plaisir
les choses qu’il prescrit ou conseille. Mais la volonté de signe se distingue
de la volonté de bon plaisir, en ce que l’une est Dieu lui-même, l’autre est
son effet, comme on l’a déjà dit. Et il faut savoir que la volonté de signe se
rapporte de trois façons à la volonté de bon plaisir : il est en effet une
certaine volonté de signe qui n’a jamais le même objet que la volonté de bon
plaisir, telle la permission, par laquelle il permet que les maux se
produisent, puisqu’il ne veut jamais que les maux se produisent ; une
autre, comme l’opération, a toujours le même objet qu’elle ; une autre
enfin a parfois le même objet qu’elle et parfois non, comme le précepte, la
défense et le conseil.
7° On voit dès
lors clairement la solution au dernier argument.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Tout ce qui
est éternel est nécessaire. Or Dieu veut de toute éternité tout ce qu’il veut.
Il veut donc par nécessité tout ce qu’il veut.
2° [Le répondant] disait que le vouloir divin est nécessaire et éternel du côté de la volonté, qui est l’essence divine, et du côté de ce qui est la raison du vouloir, c’est-à-dire la divine bonté ; mais non quant au rapport de la volonté à l’objet voulu. En sens contraire : le fait même que Dieu veuille quelque chose implique une relation de la volonté à l’objet voulu. Or, que Dieu veuille quelque chose, cela même est éternel. La relation même de la volonté à l’objet voulu est donc éternelle et nécessaire.
3° [Le répondant] disait que la relation à l’objet voulu est éternelle et nécessaire en tant que l’objet voulu est dans la raison exemplaire, mais non en tant qu’il est en lui-même, ou dans sa nature propre. En sens contraire : une chose est voulue, dans la mesure où la volonté se rapporte à elle. Si donc de toute éternité la volonté de Dieu ne se rapporte pas à l’objet voulu en tant qu’il est en lui-même, mais en tant qu’il est dans la raison exemplaire du vouloir, alors quelque chose de temporel, comme par exemple le salut de Pierre, ne serait pas voulu par Dieu de toute éternité, c’est-à-dire tel qu’il serait dans sa nature propre, mais il serait seulement voulu de toute éternité tel qu’il serait dans les raisons éternelles ; ce qui est manifestement faux.
4° Tout ce que
Dieu a voulu ou veut, après qu’il veut ou a voulu cela, il ne peut pas ne pas
le vouloir ou ne pas l’avoir voulu. Or tout ce que Dieu veut, il n’a jamais été
sans le vouloir, étant donné qu’il a toujours et de toute éternité voulu tout
ce qu’il veut. Dieu ne peut donc pas ne pas vouloir tout ce qu’il veut ;
il veut donc par nécessité tout ce qu’il veut.
5° [Le répondant] disait que cet argument vaut dans la mesure où l’on considère le vouloir de Dieu quant au sujet même qui veut, ou quant à la raison du vouloir, mais non quant à la relation par laquelle il se rapporte à l’objet voulu. En sens contraire : créer est un acte qui implique toujours un rapport à l’effet, car il connote un effet temporel. Or cet argument serait vérifié pour la création, si l’on supposait que Dieu a toujours créé ; car ce qu’il a créé, il ne peut pas ne pas l’avoir créé. La conclusion s’ensuit donc nécessairement, en tant que le vouloir divin se rapporte à l’objet voulu.
6° Pour Dieu,
l’être et le vouloir sont identiques. Or il est nécessaire que Dieu soit tout
ce qu’il est, car « dans les êtres éternels, il n’y a pas de différence
entre le possible et le réel », selon le Philosophe au troisième livre de
la Physique. Il est donc également
nécessaire que Dieu veuille tout ce qu’il veut.
7° [Le répondant] disait que, bien que le vouloir et l’être soient identiques dans la réalité, cependant ils diffèrent du point de vue de notre manière de signifier, car le vouloir est signifié à la façon d’un acte qui passe vers autre chose. En sens contraire : l’être de Dieu aussi, bien qu’il soit en réalité identique à l’essence, en diffère cependant, du point de vue de notre manière de signifier, car l’être est signifié à la façon d’un acte. Il n’y a donc pas, de ce point de vue, de différence entre l’être et le vouloir.
8° L’éternité
s’oppose à la succession. Or le vouloir divin est mesuré par l’éternité. Il ne
peut donc y avoir là de succession. Or il y aurait succession, si Dieu ne
voulait pas ce qu’il a voulu de toute éternité, ou s’il voulait ce qu’il n’a
pas voulu. Il est donc impossible qu’il veuille ce qu’il n’a pas voulu, ou
qu’il ne veuille pas ce qu’il a voulu. Donc, tout ce qu’il veut, il le veut par
nécessité ; et tout ce qu’il ne veut pas, c’est par nécessité qu’il ne le
veut pas.
9° Il est
impossible, pour quiconque a voulu quelque chose de nécessaire, de ne pas
l’avoir voulu, car ce qui a été fait, ne peut pas ne pas avoir été. Or en Dieu,
vouloir et avoir voulu sont identiques, parce que l’acte de sa volonté n’est
pas nouveau mais éternel. Dieu ne peut donc pas ne pas vouloir ce qu’il
veut ; et ainsi, il veut par nécessité ce qu’il veut.
10° [Le répondant] disait qu’il veut par nécessité quant à la raison du vouloir, mais non quant à l’objet voulu lui-même. En sens contraire : pour Dieu, la raison de vouloir est lui-même, lui qui veut de lui-même tout ce qu’il veut. Si donc il se veut lui-même par nécessité, il voudra aussi toutes les autres choses par nécessité.
11° La raison du
vouloir est la fin. Or la fin, suivant le Philosophe au deuxième livre de la Physique et au septième livre de l’Éthique, se comporte dans le domaine de
l’appétit et de l’opération comme le principe dans les démonstrations. Or, dans
les démonstrations, si les principes sont nécessaires, une conclusion
nécessaire s’ensuit. Donc, dans le domaine de l’appétit également, si quelqu’un
veut la fin, il veut par nécessité les moyens ; et de la sorte, si le vouloir
divin est nécessaire quant à la raison du vouloir, il sera nécessaire par
rapport aux objets voulus.
12° Quiconque peut
vouloir une chose et ne pas la vouloir, peut commencer à la vouloir. Or Dieu ne
peut pas commencer à vouloir quelque chose. Il ne peut donc pas vouloir une
chose et ne pas la vouloir ; et ainsi, il veut par nécessité tout ce qu’il
veut.
13° De même que la
volonté de Dieu implique un rapport aux créatures, de même aussi sa puissance
et sa science. Or il est nécessaire que Dieu puisse tout ce qu’il peut, et il
est nécessaire qu’il sache tout ce qu’il sait. Il est donc nécessaire qu’il
veuille tout ce qu’il veut.
14° Ce qui se
comporte toujours uniformément, est nécessaire. Or le rapport de la volonté
divine aux objets voulus se comporte toujours uniformément. Il est donc
nécessaire ; et ainsi, le vouloir divin est nécessaire quant à la relation
à la substance de l’objet voulu.
15° Si Dieu veut
que l’Antéchrist arrive, il s’ensuit par nécessité que l’Antéchrist arrivera,
bien qu’il ne soit pas nécessaire qu’il arrive. Or il n’en serait pas ainsi,
s’il n’y avait un rapport nécessaire ou une relation nécessaire de la volonté
divine à l’objet voulu. Le vouloir divin est donc lui-même nécessaire, en tant
qu’il implique un rapport de la volonté à l’objet voulu.
16° La relation de
la volonté divine à la raison du vouloir est la cause de la relation de la
volonté divine à l’objet voulu ; en effet c’est à cause de la raison du
vouloir que la volonté se porte vers quelque objet voulu ; et aucun médium
contingent ne vient entre les deux relations. Or si l’on pose une cause
nécessaire, il s’ensuit un effet nécessaire, à moins que n’intervienne une
cause intermédiaire contingente. Puis donc que le vouloir divin est nécessaire
relativement à la raison du vouloir, il sera nécessaire relativement à l’objet
voulu ; et ainsi, Dieu veut par nécessité tout ce qu’il veut.
En sens contraire :
1° La volonté de
Dieu est plus libre que notre volonté. Or ce qu’elle veut, notre volonté ne le
veut pas par nécessité. Donc la volonté de Dieu non plus.
2° La nécessité
est opposée à la volonté gratuite. Or Dieu veut le salut des hommes par une
volonté gratuite. Il ne veut donc pas par nécessité.
3° Rien
d’extérieur à Dieu ne peut imposer de nécessité à Dieu ; si donc il voulait
quelque chose par nécessité, il ne voudrait cela que par une nécessité de sa
nature. Donc, que l’on pose que Dieu agit par volonté ou par nécessité de
nature, la conséquence sera identique. Or, pour ceux qui posent que Dieu agit
par nécessité de nature, il s’ensuit que tout a été fait par lui de toute
éternité. La même chose s’ensuivra donc pour nous, qui posons qu’il fait tout
par volonté.
Réponse :
Il est
indubitablement vrai que le vouloir divin a une nécessité du côté du sujet même
qui veut, et de l’acte : car l’action de Dieu est son essence, et il est
assuré qu’elle est éternelle. La question n’est donc pas là ; mais il
s’agit de savoir si le vouloir lui-même a une nécessité par rapport à l’objet
voulu : et assurément, ce rapport est compris lorsque nous disons que Dieu
veut ceci ou cela ; c’est en effet ce que l’on cherche, lorsque nous
demandons si Dieu veut quelque chose par nécessité.
Il faut donc
savoir que n’importe quelle volonté a deux objets ; l’un principal, et
l’autre quasi secondaire. L’objet voulu principal est celui vers lequel la
volonté se porte suivant sa nature, étant donné que la volonté est elle-même
une certaine nature, et qu’elle a une relation naturelle à quelque chose ;
et cette chose est ce que la volonté veut naturellement : ainsi, la
volonté humaine recherche naturellement la béatitude, et relativement à cet
objet voulu la volonté a une nécessité, puisqu’elle tend vers lui à la façon de
la nature ; en effet, l’homme ne peut pas vouloir ne pas être heureux, ou
être malheureux. Les objets voulus secondaires, eux, sont ceux qui sont
ordonnés à cet objet voulu principal comme à une fin. Et la volonté se comporte
différemment à l’égard de ces deux objets voulus, comme l’intelligence se
comporte différemment à l’égard des principes qu’elle connaît naturellement et
à l’égard des conclusions qu’elle en tire.
La volonté
divine a donc pour objet voulu principal ce qu’elle veut naturellement, et qui
est comme la fin de sa volonté, c’est-à-dire sa bonté elle-même, à cause de
laquelle il veut tout ce qu’il veut d’autre que lui-même : en effet, il
veut les créatures à cause de sa bonté, comme dit saint Augustin, c’est-à-dire
afin que sa bonté, qui ne peut être multipliée dans son essence, soit répandue
en plusieurs au moins par une certaine participation de sa ressemblance. Par
conséquent, les choses qu’il veut, concernant les créatures, sont pour ainsi
dire ses objets voulus secondaires, qu’il veut à cause de sa bonté ; si
bien que la divine bonté est pour sa volonté la raison de vouloir toutes
choses, de même que son essence est pour lui la raison de connaître toutes
choses.
Relativement à
cet objet voulu principal qui est sa bonté, la volonté divine a donc une
nécessité, non certes de contrainte, mais d’ordre naturel, qui ne s’oppose pas
à la liberté, selon saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu : en effet, Dieu ne
peut pas vouloir ne pas être bon, et par conséquent ne pas être intelligent, ou
puissant, ou n’importe laquelle des choses que la notion de sa bonté inclut.
Mais il n’a de nécessité relativement à aucun autre objet voulu. En effet,
puisque la raison de vouloir les moyens est la fin elle-même, le moyen se
rapporte à la volonté comme il se rapporte à la fin. Si donc le moyen est comme
proportionné à la fin, c’est-à-dire en sorte qu’il inclue parfaitement la fin,
et que la fin ne puisse être possédée sans lui, alors, de même que la fin est
recherchée par nécessité, de même le moyen est recherché par nécessité ;
surtout dans le cas d’une volonté qui ne peut pas transgresser la règle de la
sagesse. C’est en effet sur le même plan, semble-t-il, que l’on désire la
continuation de la vie, et la prise de nourriture par laquelle la vie est
conservée et sans laquelle la vie ne peut être conservée. Mais de même qu’aucun
effet divin n’égale la puissance de la cause, de même rien de ce qui est
ordonné à Dieu comme à une fin, n’est égal à la fin : en effet, aucune
créature n’est parfaitement assimilée à Dieu, cela n’appartient qu’au Verbe
incréé. D’où vient que, si noble que soit le mode suivant lequel une pure
créature est ordonnée à Dieu en lui étant en quelque sorte assimilée, il est
possible qu’une autre créature soit ordonnée à Dieu lui-même et représente la
divine bonté suivant un mode aussi noble.
Il est donc
clair que la volonté de Dieu n’a pas de nécessité de vouloir, par amour pour sa
bonté, ceci ou cela concernant la créature ; et il n’y a pas en lui de
nécessité touchant toute la création, étant donné que la bonté de Dieu est
parfaite en soi, même si aucune créature n’existait, car « il n’a pas
besoin de nos biens », comme il est dit au Psaume 15, 2. En
effet, la divine bonté n’est pas une fin telle qu’elle soit accomplie par les
moyens, mais c’est plutôt par elle que sont accomplies et perfectionnées les
choses qui lui sont ordonnées. C’est pourquoi Avicenne dit que l’action de Dieu
seul est purement libérale, car les choses qu’il veut ou opère concernant la
créature ne lui ajoutent rien.
Il ressort donc
de ce qu’on a dit, que tout ce que Dieu veut en lui-même, il le veut par
nécessité ; mais tout ce qu’il veut concernant la créature, il ne le veut
pas par nécessité.
Réponse aux objections :
1° Une chose est
appelée nécessaire de deux façons : d’abord dans l’absolu, ensuite par
supposition. Dans l’absolu, une chose est dite nécessaire, à cause de la
nécessaire relation mutuelle entre les termes qui sont posés dans une
proposition ; par exemple, l’homme est animal, ou le tout est plus grand
que sa partie, ou autre chose de ce genre. Le nécessaire par supposition est ce
qui n’est pas nécessaire de soi, mais seulement si l’on pose autre chose ;
par exemple, que Socrate ait couru : en effet, Socrate, autant qu’il est
en lui, ne se rapporte pas à cela plus qu’à son opposé ; mais si l’on fait
la supposition qu’il a couru, il est impossible qu’il n’ait pas couru. Ainsi
donc, je dis qu’il n’est pas nécessaire dans l’absolu que Dieu veuille quelque
chose dans les créatures, par exemple que Pierre soit sauvé, étant donné que la
volonté divine n’a point à cet égard de relation nécessaire, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit ; mais si l’on fait la supposition que Dieu veut
cela ou l’a voulu, il est impossible qu’il ne l’ait pas voulu ou ne le veuille
pas, étant donné que sa volonté est immuable. C’est pourquoi une nécessité de
ce genre est appelée chez les théologiens une nécessité d’immuabilité. Mais
qu’il ne soit pas nécessaire dans l’absolu que Dieu veuille, cela vient du côté
de l’objet voulu, qui n’atteint pas la parfaite proportion à la fin, comme on
l’a dit ; et quant à ce point, la réponse déjà donnée se vérifie. Et il
faut faire la même distinction pour l’éternel que pour le nécessaire.
2° Cette relation
impliquée est nécessaire et éternelle par supposition, mais non dans
l’absolu ; et ce, en tant qu’elle a pour terme l’objet voulu, non
seulement tel qu’il est exemplairement dans la raison du vouloir, mais aussi
tel qu’il est temporellement dans sa nature propre.
3°
Par
conséquent, nous accordons le troisième argument.
4° Il est
nécessaire par supposition, mais non dans l’absolu, que Dieu veuille ou ait
voulu quelque chose après qu’il veut ou a voulu, tout comme il est nécessaire
par supposition que Socrate ait couru, après qu’il a couru ; et il en va
de même de la création et de n’importe quel acte de la volonté divine qui a
pour terme quelque chose d’extérieur.
5° Par
conséquent, nous accordons le cinquième argument.
6° Bien que
l’être divin lui-même soit nécessaire en soi, cependant les créatures ne
viennent pas de Dieu par nécessité, mais par libre volonté. Voilà pourquoi les
choses qui impliquent un rapport entre Dieu et la venue des créatures à l’être,
comme vouloir, créer, etc., ne sont pas nécessaires dans l’absolu, comme le
sont celles qui se disent de Dieu en lui-même, comme être bon, vivant, sage,
etc.
7° « Être »
ne désigne pas un acte qui serait une opération passant vers une chose
extérieure à produire temporellement, mais il désigne un acte pour ainsi dire
premier ; par contre, « vouloir » désigne l’acte second, qui est
l’opération ; ainsi donc, en raison des différentes façons de signifier,
on attribue à l’être divin une chose qui n’est pas attribuée au vouloir divin.
8° Il n’est pas
impliqué de succession, si nous disons que Dieu peut vouloir une chose et ne
pas la vouloir, à moins de comprendre ainsi : on suppose qu’il veut
quelque chose, et on pose qu’ensuite il ne le veut pas. Mais cela est exclu,
parce que nous posons que « Dieu veut quelque chose » est nécessaire
par supposition.
9° Que Dieu ait
voulu ce qu’il a voulu, est nécessaire par supposition, mais non dans
l’absolu ; et semblablement, que Dieu veuille ce qu’il veut.
10° Bien que Dieu,
par nécessité, veuille être, il ne s’ensuit cependant pas qu’il veuille les
autres choses par nécessité : en effet, on ne dit qu’une chose est
nécessaire par la nature de la fin, que si elle est telle que, sans elle, la
fin ne peut être possédée, comme cela est clair au cinquième livre de la Métaphysique. Mais tel n’est pas le cas
présent.
11° Dans les
syllogismes, si le principe est nécessaire, il ne s’ensuit une conclusion
nécessaire que si la relation du principe à la conclusion est nécessaire. Et
par conséquent, si nécessaire que soit la fin, aucune nécessité ne passera de
la fin au moyen, à moins que le moyen n’ait une relation nécessaire à la fin,
de sorte que sans lui la fin ne puisse être ; et de même, bien que les
principes puissent être vrais, si la conclusion est fausse parce qu’il manque
la relation nécessaire, de la nécessité des principes ne suit pas que la
conclusion soit nécessaire.
12° Quiconque peut
vouloir et ne pas vouloir, s’il peut vouloir après ne pas avoir voulu, et ne
pas vouloir après avoir voulu, il peut commencer à vouloir. En effet, s’il
veut, il peut cesser de vouloir, et de nouveau commencer à vouloir ; et
s’il ne veut pas, il peut immédiatement commencer à vouloir. Or Dieu ne peut
pas ainsi vouloir et ne pas vouloir, à cause de l’immuabilité de la volonté
divine. Mais il peut vouloir et ne pas vouloir, dans la mesure où sa volonté,
autant qu’il est en elle, n’est pas obligée de vouloir. Il reste donc qu’il est
nécessaire par supposition, et non dans l’absolu, que Dieu veuille quelque
chose.
13° La science et
la puissance, bien qu’elles impliquent un rapport aux créatures, relèvent
cependant de la perfection même de l’essence divine, en laquelle une chose ne
peut être que nécessaire par soi. En effet, on dit que quelqu’un sait, en ce
sens que la réalité sue est dans le sujet qui sait ; et l’on dit qu’il
peut faire quelque chose, en ce sens qu’il est en acte complet relativement à
la chose à faire. Or tout ce qui est en Dieu, il est nécessaire que cela soit
en lui ; et tout ce que Dieu est actuellement, il est nécessaire qu’il le
soit actuellement. Mais quand on dit que Dieu veut quelque chose, il n’est pas
signifié que ce quelque chose est en Dieu, mais il est seulement impliqué une
relation de Dieu lui-même à la réalisation de cette chose en sa nature
propre ; voilà pourquoi de ce côté, la condition de nécessité absolue fait
défaut, comme on l’a déjà dit.
14° Ce rapport se
comporte toujours uniformément à cause de l’immuabilité de la volonté
divine ; c’est pourquoi l’argument ne conclut que pour la nécessité qui
est par supposition.
15° La volonté a
un double rapport envers l’objet voulu : elle a en effet un premier
rapport à lui en tant qu’il est voulu ; et elle en a un second au même, en
tant qu’il doit être produit en acte par la volonté ; et ce rapport-ci
présuppose le premier. En effet, nous pensons premièrement que la volonté veut
quelque chose ; ensuite, par le fait même qu’elle le veut, nous pensons
qu’elle le produira dans la réalité, si c’est une volonté efficace. Le premier
rapport de la volonté divine à l’objet voulu n’est donc pas nécessaire dans
l’absolu, à cause du manque de proportion entre l’objet voulu et la fin, qui
est la raison du vouloir, comme on l’a dit ; il n’est donc pas nécessaire
dans l’absolu que Dieu veuille cela. Mais le second rapport est nécessaire à
cause de l’efficace de la volonté divine ; et de là vient que, si Dieu
veut une chose par volonté de bon plaisir, il s’ensuit nécessairement qu’elle
se produira.
16° Bien qu’aucune
cause intermédiaire contingente ne survienne entre les deux relations que
l’objection mentionne, cependant, à cause du défaut de proportion de la
première relation, celle-ci n’induit pas de nécessité en la seconde, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Ce qui est
objecté en sens contraire concernant la liberté de la volonté a déjà été résolu
en ce que ce n’est pas la nécessité de l’ordre naturel qui s’oppose à la
liberté, mais la seule nécessité de contrainte.
2°
&
3°
Nous accordons les autres objections.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Dès que la
cause suffisante est posée, il est nécessaire que l’effet le soit ; et
Avicenne le prouve, dans sa Métaphysique,
de la façon suivante. Si, une fois la
cause posée, l’effet n’est pas nécessairement posé, celui-ci est donc encore,
après la position de la cause, ouvert à l’un et l’autre, c’est-à-dire à l’être
et au non-être. Or, ce qui est en puissance à deux choses, n’est déterminé à
l’une d’elles que s’il y a quelque chose qui détermine. Donc, après la position
de la cause, il faut encore poser quelque chose qui fasse que l’effet
existe ; et ainsi, cette cause n’était pas suffisante. Si donc la cause
est suffisante, il faut qu’il soit nécessaire, dès que celle-ci est posée, que
l’effet le soit. Or la volonté divine est une cause suffisante ; et ce
n’est pas une cause contingente, mais nécessaire. Les réalités voulues par Dieu
sont donc nécessaires.
2° [Le répondant] disait que d’une cause nécessaire s’ensuit parfois un effet contingent à cause de la contingence de la cause intermédiaire, de même que d’une majeure nécessaire s’ensuit une conclusion contingente à cause d’une mineure contingente. En sens contraire : chaque fois que d’une cause nécessaire s’ensuit un effet contingent à cause de la contingence d’une cause seconde, cela provient de l’imperfection de la cause seconde ; ainsi, la floraison des arbres est contingente et non nécessaire — à cause d’un éventuel défaut de la vertu pullulative, qui est la cause intermédiaire — bien que le mouvement du soleil, qui est la cause première, soit une cause nécessaire. Or la volonté divine peut ôter tout défaut à la cause seconde, et tout empêchement. La contingence de la cause seconde n’empêche donc pas que l’effet soit nécessaire à cause de la nécessité de la volonté divine.
3° Lorsque
l’effet est contingent à cause de la contingence de la cause seconde, et que la
cause première est nécessaire, le non-être de l’effet peut avoir lieu en même
temps que l’être de la cause première ; ainsi, la non-floraison d’un arbre
au printemps peut avoir lieu avec le mouvement du soleil. Mais le non-être de
ce qui est voulu par Dieu ne peut avoir lieu avec la volonté divine. En effet,
ces deux choses sont incompatibles : que Dieu veuille qu’une chose existe,
et que cette chose n’existe pas. La contingence des causes secondes n’empêche
donc pas que les objets voulus par Dieu soient nécessaires à cause de la
nécessité de la volonté divine.
4° [Le répondant] disait que, bien que le non-être de l’effet ne puisse avoir lieu avec la volonté divine, cependant, parce que la cause seconde peut faire défaut, l’effet lui-même est contingent. En sens contraire : l’effet ne manque que si la cause seconde fait défaut. Or il est impossible que la cause seconde fasse défaut en présence de la volonté divine : car dans ce cas, il y aurait en même temps la volonté divine et le non-être de ce qui est voulu par Dieu, ce qui est manifestement faux. La contingence des causes secondes n’empêche donc pas que l’effet de la volonté divine ne soit nécessaire.
En sens contraire :
1° Tous les biens
existent par la volonté de Dieu. Si donc la volonté divine impose une nécessité
aux réalités, tous les biens qui sont dans le monde existeront par
nécessité ; et ainsi, le libre arbitre sera ôté, ainsi que les autres
causes contingentes.
Réponse :
La volonté divine
n’impose pas de nécessité à toutes les réalités. Et certains en donnent une
raison en partant de la constatation suivante : bien que cette volonté
soit la cause première de toutes les réalités, elle produit certains effets par
le moyen de causes secondes qui sont contingentes et peuvent faire
défaut ; aussi l’effet suit-il la contingence de la cause prochaine, et
non la nécessité de la cause première. Mais cela semble concorder avec ceux qui
prétendaient que tout procédait de Dieu par nécessité de nature : en sorte
que d’un unique principe simple procédait immédiatement un être unique ayant
quelque multiplicité, et par l’intermédiaire de celui-ci procède la multitude.
Semblablement, ils disent que d’un être unique absolument immobile procède
quelque chose qui est immobile quant à la substance, mais mobile et instable
quant à la position, et par l’intermédiaire duquel la génération et la
corruption se produisent dans les réalités inférieures de ce monde ; or,
selon cette voie, on ne pourrait pas poser que la multitude et les réalités
corruptibles et contingentes sont immédiatement causées par Dieu, ce qui est
évidemment contraire à la foi, qui donne la multitude des réalités corruptibles
comme immédiatement causée par Dieu : tels, par exemple, les premiers individus
des arbres et des bêtes. Voilà pourquoi il est nécessaire d’assigner à la
contingence dans les réalités une autre raison principale, à laquelle la cause
susdite soit subordonnée.
En effet, il
est nécessaire que le patient soit assimilé à l’agent ; et si l’agent est
très fort, il y aura une parfaite ressemblance entre l’effet et la cause
agente ; mais si l’agent est faible, la ressemblance sera
imparfaite ; ainsi, à cause de la force de la puissance formative dans la
semence, le fils est assimilé au père non seulement quant à la nature de
l’espèce, mais en de nombreux autres accidents ; mais à l’inverse, à cause
de la faiblesse de la puissance susdite, l’assimilation en question est
annihilée, comme il est dit au livre sur les Animaux.
Or la volonté
divine est un agent très fort. Il est donc nécessaire que son effet lui soit
assimilé sous tous rapports : de sorte que non seulement il advient ce que
Dieu veut qu’il advienne — ce qui est, pour ainsi dire, être assimilé quant à
l’espèce — mais encore, que cela advient à la façon dont Dieu veut que cela
advienne, par exemple de façon nécessaire ou contingente, rapide ou lente, ce
qui est comme une certaine assimilation quant aux accidents. Et même, la
volonté divine fixe par avance ce mode aux réalités par l’ordre de sa sagesse.
Et selon qu’il dispose que des réalités se produisent de telle ou telle façon,
il leur adapte des causes d’après le mode de sa disposition ; cependant,
il pourrait amener ce mode dans les réalités même sans la médiation de ces causes.
Et ainsi, nous ne disons pas que quelques-uns des effets divins sont
contingents seulement à cause de la contingence des causes secondes, mais c’est
plutôt à cause de la disposition de la volonté divine qui a préparé un tel
ordre pour les réalités.
Réponse aux objections :
1° Ce
raisonnement vaut pour les causes qui agissent par nécessité de nature, et
quant aux effets immédiats, mais non pour les causes volontaires ; car une
chose s’ensuit de la volonté de la même façon qu’elle dispose, et non de la
même façon qu’elle a l’existence, comme c’est le cas dans les causes naturelles
en lesquelles une assimilation se remarque entre la cause et l’effet quant à la
condition ; alors que dans les causes volontaires on remarque une
assimilation en tant que la volonté de l’agent s’accomplit dans l’effet, comme
on l’a dit. Le raisonnement ne vaut pas non plus pour les causes naturelles
quant aux effets médiats.
2° Bien que Dieu
puisse ôter tout empêchement à la cause seconde quand il le veut, il ne veut
cependant pas toujours l’ôter ; et ainsi demeure la contingence dans la
cause seconde, et par conséquent dans l’effet.
3° Bien que le
non-être de l’effet de la volonté divine ne puisse avoir lieu en même temps que
la volonté divine, cependant la puissance de manquer à l’effet a lieu en même
temps que la volonté divine. Car les deux propositions suivantes ne sont pas
incompatibles : « Dieu veut que celui-ci soit sauvé » et
« celui-ci peut être damné » ; mais les deux suivantes sont incompatibles :
« Dieu veut que celui-ci soit sauvé » et « celui-ci est
damné ».
4° Il faut
répondre semblablement au quatrième argument concernant l’effet de la cause
intermédiaire.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Anselme dit
dans son Monologion : « Cela
seul est juste que Tu veux. » La justice dépend donc seulement de la
volonté de Dieu.
2° Une chose est
juste dans la mesure où elle s’accorde à la loi. Or la loi ne semble pas être
autre chose qu’une explication de la volonté du prince ; car « ce qui
plaît au prince, a force de loi », comme dit le Législateur. Puis donc que
le prince de toutes choses est la volonté divine, il semble que d’elle seule
dépende toute la notion de justice.
3° La justice
politique, qui existe dans les affaires humaines, reproduit la justice
naturelle, qui consiste en ce que n’importe quelle réalité accomplit sa nature.
Or chaque réalité participe à l’ordre de sa nature à cause de la volonté
divine ; saint Hilaire dit en effet au livre sur le Symbole que « la volonté de Dieu a donné une essence à toutes
les créatures ». Toute justice dépend donc seulement de la volonté de
Dieu.
4° Puisque la
justice est une certaine rectitude, elle dépend de l’imitation d’une règle. Or
la règle de l’effet est sa cause convenable. Puis donc que la plus puissante
cause de toutes choses est la volonté divine, il semble qu’elle-même soit la
règle première, d’après laquelle est jugé tout ce qui est juste.
5° La volonté de
Dieu ne peut être que juste. Si donc la notion de justice dépendait d’autre
chose que de la volonté divine, cela restreindrait et en quelque sorte lierait
la volonté divine, ce qui est impossible.
6° Toute volonté
qui est juste par une autre raison qu’elle-même, se comporte de telle façon que
sa raison doit être recherchée. Or il ne faut pas chercher la cause de la
volonté de Dieu, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. La notion de justice ne dépend donc de rien d’autre
que de la volonté divine.
En sens contraire :
1° Les œuvres de
justice se distinguent des œuvres de miséricorde. Or les œuvres de la divine
miséricorde dépendent de sa volonté. Quelque chose d’autre que la seule volonté
de Dieu est donc exigé pour la notion de justice.
2° Selon Anselme au
livre sur la Vérité, la justice est
la rectitude de la volonté. Or la rectitude de la volonté est autre que la
volonté : en nous, dans la réalité, puisque notre volonté peut être droite
ou non ; en Dieu, au moins dans la raison, ou du point de vue de notre
manière de connaître. La notion de justice ne dépend donc pas seulement de la
volonté divine.
Réponse :
Puisque la
justice est une certaine rectitude, comme dit Anselme, ou une adéquation, selon
le Philosophe, il est nécessaire que la notion de justice dépende en premier de
ce en quoi l’on trouve en premier la notion de règle, d’après laquelle
l’égalité et la rectitude de la justice sont établies dans les réalités. Or la
volonté n’est pas une règle première, mais une règle guidée : en effet, elle
est dirigée par la raison et l’intelligence, non seulement chez nous, mais
aussi en Dieu ; quoique chez nous l’intelligence soit, dans la réalité,
autre que la volonté, et par conséquent la volonté n’est pas identique à la
rectitude de la volonté ; tandis qu’en Dieu, l’intelligence et la volonté
sont identiques dans la réalité, et pour cette raison, la rectitude de la
volonté et la volonté elle-même sont identiques.
Voilà pourquoi
le premier principe dont dépend la notion de toute justice, est la sagesse de l’intelligence
divine, qui a établi les réalités dans une proportion convenable, et entre
elles, et relativement à leur cause ; et c’est en cette proportion que
consiste la notion de justice créée. Mais dire que la justice dépend de la
simple volonté, c’est dire que la volonté divine ne procède pas suivant l’ordre
de la sagesse, ce qui est un blasphème.
Réponse aux objections :
1° Rien ne peut
être juste s’il n’est voulu par Dieu ; cependant, ce qui est voulu par
Dieu a une cause première de justice dans l’ordre de la sagesse divine.
2° Bien que la
volonté du prince ait force de loi puisqu’elle contraint par le fait même
qu’elle est volonté, cependant elle n’est justice que si elle est conduite par
la raison.
3° Dieu opère
dans les réalités naturelles de deux façons : d’abord en établissant les
natures elles-mêmes ; ensuite en procurant à chaque réalité ce qui
convient à sa nature.
Or la notion de
justice requiert une dette, et donc, puisque l’établissement des créatures
elles-mêmes n’est aucunement une chose due mais une chose volontaire, la
première opération n’est pas une justice, mais dépend de la simple volonté
divine ; sauf peut-être si l’on dit qu’elle est une justice à cause de la
relation entre la réalité même qui est produite et la volonté : en effet,
il est dû que tout ce que Dieu veut, advienne, par le fait même que Dieu le
veut ; mais pour accomplir cette relation, la sagesse dirige comme une
règle première.
Dans la seconde
opération, la notion de dette se trouve non du côté de l’agent, puisque Dieu
n’est le débiteur de personne, mais du côté de celui qui reçoit : en
effet, il est dû à chaque réalité naturelle qu’elle ait ce que sa nature exige,
tant dans les principes essentiels que dans les accidentels. Or ce dû dépend de
la sagesse divine, en tant que la réalité naturelle doit être telle qu’elle
imite sa propre idée qui est dans l’esprit divin ; et de cette façon, on
trouve la sagesse divine elle-même comme la règle première de la justice
naturelle.
Et dans toutes
les opérations divines par lesquelles Dieu accorde à la créature quelque chose
en plus de ce qui est dû à la nature, par exemple dans les dons des grâces, on
trouve le même mode de justice que celui qui est assigné dans la première
opération par laquelle il a établi les natures.
4° La volonté
divine, du point de vue de notre manière de connaître, présuppose la sagesse,
qui accomplit en premier la notion de règle.
5° En Dieu,
l’intelligence et la volonté ne diffèrent pas dans la réalité ; c’est
pourquoi, de ce que l’intelligence dirige la volonté et la détermine à quelque
chose, il ne suit pas que la volonté est restreinte par une autre chose, mais
qu’elle est mue suivant sa nature, puisqu’il est naturel à cette volonté
qu’elle agisse toujours selon l’ordre de la sagesse.
6° La volonté
divine, du côté du sujet qui veut, ne peut avoir une cause qui soit autre que
la volonté elle-même, et qui soit pour elle la raison du vouloir : car la
volonté, la sagesse et la bonté sont identiques en Dieu dans la réalité. Mais
du côté de l’objet voulu, la volonté divine a une raison, qui est la raison du
vouloir et non du sujet qui veut, en tant que l’objet voulu lui-même est
ordonné à quelque chose par dette ou convenance ; et cet ordre appartient
assurément à la sagesse divine, qui est par conséquent la racine première de la
justice.
Objections :
Il semble que
non.
1° À
l’impossible, nul n’est tenu. Or il nous est impossible de conformer notre
volonté à la volonté divine, puisque celle-ci nous est inconnue. Nous ne sommes
donc pas tenus à la conformité susdite.
2° Quiconque ne
fait pas ce à quoi il est tenu, pèche. Si donc nous sommes tenus de conformer
notre volonté à la volonté divine, nous péchons en ne l’y conformant pas. Or
quiconque pèche mortellement, ne conforme pas sa volonté à la volonté divine en
ce en quoi il pèche. Donc, par là même, il pèche. Or il pèche par un autre
péché spécial, par exemple celui de voler ou de forniquer. Quiconque pèche
commet donc deux péchés ; ce qui paraît absurde.
3° [Le répondant] disait que le précepte concernant la conformité de notre volonté à la volonté divine est affirmatif ; donc, bien qu’il oblige toujours, il n’oblige cependant pas [à s’y conformer] à tout moment ; et ainsi, il n’est pas nécessaire que notre volonté pèche chaque fois qu’elle n’est pas conformée. En sens contraire : bien que celui qui ne garde pas le précepte affirmatif ne pèche pas à tout moment où il ne le garde pas, cependant il pèche toutes les fois qu’il fait le contraire ; comme quelqu’un pèche toutes les fois qu’il déshonore ses parents, quoiqu’il ne pèche pas toujours quand il ne les honore pas actuellement. Or celui qui pèche mortellement, agit au contraire de la conformité susdite. Il pèche donc par là même.
4° Quiconque ne
garde pas ce à quoi il est tenu, est un transgresseur. Or, celui qui pèche
véniellement ne conforme pas sa volonté à la volonté divine. Si donc il est
tenu de l’y conformer, il sera transgresseur, et ainsi il pèchera mortellement.
5° [Le répondant] disait qu’il n’est pas tenu de conformer sa volonté au moment où il pèche véniellement, car les préceptes affirmatifs n’obligent pas à tout moment. En sens contraire : quiconque ne garde pas un précepte affirmatif au lieu et au temps où il y est obligé, est jugé comme transgresseur. Or le temps de conformer notre volonté à la volonté divine ne semble pas pouvoir être déterminé autrement que comme celui où la volonté passe à l’acte. Donc, chaque fois que la volonté passe à l’acte, si elle n’est pas conformée à la volonté divine, il semble qu’il y ait péché ; et ainsi, quand on pèche véniellement, il semble qu’il y ait péché mortel.
6° À
l’impossible, nul n’est tenu. Or les obstinés ne peuvent pas conformer leur
volonté à la volonté divine. Ils ne sont donc pas tenus à cette
conformité ; et ainsi, les autres non plus, sinon les obstinés en
retireraient un avantage.
7° Puisque Dieu
veut par charité tout ce qu’il veut, car il est lui-même la charité, si nous
sommes tenus de conformer notre volonté à la volonté divine, alors nous sommes
tenus d’avoir la charité. Or, celui qui n’a pas la charité ne peut l’obtenir
que s’il s’y prépare diligemment. Celui qui n’a pas la charité est donc tenu de
se préparer continuellement à avoir la charité. Et ainsi, à n’importe quel
moment où il n’a pas la charité, il pèche, puisque cela vient d’un manque de
préparation.
8° La forme de
l’acte consiste surtout dans le mode de l’agir ; si donc nous sommes tenus
à la conformité à la volonté divine, il est nécessaire que nous voulions
quelque chose à la façon dont Dieu veut. Or, on peut imiter en quelque façon le
mode de la volonté divine et par un amour naturel, et par un amour gratuit.
Mais la conformité dont nous parlons ne peut être envisagée dans l’amour naturel,
car c’est de cette façon que les infidèles et les pécheurs conforment leur
volonté à la volonté divine, lorsque l’amour naturel du bien fleurit en eux.
Semblablement, on ne peut l’envisager quant à l’amour gratuit, qui est la
charité, car dans ce cas, nous serions tenus de vouloir par charité tout ce que
nous voulons ; ce qui est contre l’opinion d’un grand nombre, qui disent
que le mode n’est pas objet de précepte. Il semble donc que nous ne soyons pas
tenus de conformer notre volonté à la volonté divine.
9° « La
volonté de Dieu est aussi distante de la volonté de l’homme, que Dieu est
distant de l’homme » comme dit la Glose
à propos de ce passage du Psaume 32, 1 : « Aux hommes
droits sied la louange. » Or Dieu est si distant de l’homme, que l’homme ne
peut lui être conformé. En effet, puisque Dieu est infiniment distant de
l’homme, il ne peut y avoir aucune proportion de celui-ci à Dieu. La volonté de
l’homme ne pourra donc pas non plus être conformée à la volonté divine.
10° On appelle
« conformes » les choses qui ont en commun une forme unique. Si donc
notre volonté peut être conformée à la volonté divine, il est nécessaire qu’il
y ait quelque forme unique qui soit commune aux deux volontés ; et dans ce
cas, il y aurait quelque chose de plus simple que la volonté divine, ce qui est
impossible.
11° La conformatio est une relation
d’équivalence. Or, en de telles relations, les deux extrêmes se rapportent l’un
à l’autre par la même relation ; par exemple, on dit que l’ami est un ami
pour l’ami, et le frère un frère pour le frère. Si donc notre volonté peut être
conformée à la volonté divine, de sorte que nous soyons tenus à cette
conformité, la volonté divine pourra aussi être conformée à la nôtre ; ce
qui semble aberrant.
12° Les choses qui
sont objets de précepte, et auxquelles nous sommes tenus, sont celles que nous
pouvons faire et ne pas faire. Or nous ne pouvons pas faire en sorte de ne pas
conformer notre volonté à la volonté divine ; car, comme dit Anselme, de
même qu’au-dedans d’un corps sphérique, plus on s’éloigne d’un côté de la
circonférence, plus on s’approche de l’autre, de même, ce qui d’un côté
s’écarte de la volonté de Dieu, accomplit d’un autre côté la volonté divine.
Nous ne sommes donc pas tenus à la conformité susdite comme nous sommes tenus
aux choses qui sont objets de précepte.
En sens contraire :
1° À propos de ce
passage du Psaume 32, 1 : « Aux hommes droits sied la
louange » la Glose dit :
« Les hommes droits sont ceux qui dirigent leur cœur suivant la volonté de
Dieu. » Or n’importe qui est tenu d’être droit. N’importe qui est donc
tenu à la conformité susdite.
2° Chaque chose
doit être conformée à sa règle. Or la volonté divine est la règle de notre
volonté, puisque la rectitude de la volonté se trouve en premier en Dieu. Notre
volonté doit donc être conformée à la volonté divine.
Réponse :
N’importe qui
est tenu de conformer sa volonté à la volonté divine. Et la raison de cela peut
se déduire du ce que, en n’importe quel genre, il y a un unique premier, qui
est la mesure de tout ce qui est dans ce genre, et en lequel la nature du genre
se trouve très parfaitement : ainsi la nature de la couleur se trouve dans
la blancheur, qui est appelée la mesure de toutes les couleurs, tant on sait
pour chacune de celles-ci combien elle participe à la nature du genre, en
voyant sa proximité de la blancheur ou son éloignement d’elle, comme il est dit
au dixième livre de la Métaphysique.
Et de cette façon, Dieu lui-même est la mesure de tous les étants, comme on
peut le déduire des paroles du Commentateur au même endroit. En effet, chaque
chose a part à l’être pour autant qu’elle s’approche de lui par la
ressemblance ; mais dans la mesure où elle en est trouvée dissemblable,
elle s’approche du non-être. Et il est nécessaire de dire la même chose pour
tout ce qui se trouve à la fois en Dieu et dans les créatures. Aussi son
intelligence est-elle la mesure de toute connaissance, sa bonté la mesure de
toute bonté, et, pour parler plus spécialement, sa bonne volonté la mesure de
toute bonne volonté. Chaque volonté est donc bonne dès lors qu’elle est
conformée à la volonté divine. Par conséquent, puisque n’importe qui est tenu
d’avoir une bonne volonté, il est pareillement tenu d’avoir une volonté
conforme à la volonté divine.
Mais il faut
savoir que cette conformité peut être diversement envisagée. En effet, nous
parlons ici de la volonté qui est un acte ; car la conformité entre Dieu
et nous quant à la puissance de volonté est naturelle, et relève de
l’image ; elle n’est donc pas objet de précepte. Mais l’acte de la volonté
divine a non seulement la propriété d’être un acte de volonté, mais en même
temps d’être la cause de tout ce qui est. L’acte de notre volonté peut donc
être conformé à la volonté divine soit comme l’effet à la cause, soit comme la
volonté à la volonté.
La conformité
de l’effet à la cause se rencontre différemment dans les causes naturelles et
dans les causes volontaires. Dans les causes naturelles, en effet, la
conformité se prend de la ressemblance de nature, comme un homme engendre un
homme, et le feu génère le feu ; mais dans les causes volontaires, on dit
que l’effet est conformé à la cause parce que dans l’effet s’accomplit sa
cause : ainsi le produit de l’art est-il assimilé à sa cause, non qu’il
soit de même nature que l’art qui est dans l’esprit de l’artisan, mais parce
que la forme de l’art est accomplie dans le produit de l’art. Et semblablement,
l’effet de la volonté est conformé à celle-ci lorsque advient ce que la volonté
a disposé. Et ainsi, l’acte de notre volonté est conformé à la volonté divine
dès lors que nous voulons ce que Dieu veut que nous voulions.
La conformité
de volonté à volonté, quant à elle, peut s’envisager de deux façons :
d’abord en la forme de l’espèce, pour ainsi dire, comme l’homme est semblable à
l’homme ; ensuite en une forme surajoutée, comme le sage ressemble au
sage ; et je dis qu’il y a assimilation en l’espèce quand l’objet auquel
l’acte doit son espèce est commun. Or il y a deux choses à considérer dans
l’objet de la volonté. L’une qui est quasi matérielle : la réalité même
qui est voulue ; l’autre qui est quasi formelle : la raison du
vouloir, qui est la fin ; comme dans l’objet de la vue, la couleur est
quasi matérielle, et la lumière quasi formelle, car c’est par elle que la
couleur est rendue visible en acte. Et ainsi, du côté de l’objet peuvent être
trouvées deux conformités. L’une du côté de l’objet voulu, comme lorsque
l’homme veut une chose que Dieu veut ; et c’est pour ainsi dire le point
de vue de la cause matérielle, car l’objet est comme la matière de l’acte, et
c’est pourquoi cette conformité est moindre que les autres. L’autre est du côté
de la raison du vouloir, ou du côté de la fin, comme lorsqu’on veut quelque
chose pour la même raison que Dieu ; et cette conformité a lieu du point
de vue de la cause finale. Quant à la forme surajoutée à l’acte, elle est un
mode qu’il tient de l’habitus qui élicite. Et ainsi, on dit que notre volonté
est conforme à la volonté divine, lorsque nous voulons quelque chose par
charité, comme Dieu ; et c’est pour ainsi dire le point de vue de la cause
formelle.
Réponse aux objections :
1° La volonté de
Dieu ne peut nous être pleinement connue ; par conséquent, nous ne pouvons
pas conformer pleinement notre volonté à la sienne ; mais dans la mesure
où nous la connaissons, nous pouvons la conformer et nous y sommes tenus.
2°
L’homme
ne commet pas deux péchés en un seul acte, puisque l’essence même du péché est
l’acte ; cependant, il peut y avoir dans un acte unique deux difformités
de péché ; et ce, quand s’ajoute à l’acte de quelque péché spécial une
circonstance qui le fait passer à la difformité d’un autre péché ; comme
lorsque quelqu’un vole le bien d’autrui pour le dépenser avec des femmes
publiques, l’acte de rapine reçoit la difformité de la luxure par la
circonstance de but. Mais quand une chose relative à la difformité se trouve
dans l’acte d’un péché en plus de la difformité spéciale de ce péché, et que
cette chose est commune à tout péché, le péché n’en est pas rendu double, et la
difformité du péché non plus, étant donné que de telles choses, qui se trouvent
communément en tout péché, sont quasiment des principes essentiels du péché en
tant que tel, et sont incluses dans la difformité de n’importe quel péché
spécial, comme les principes du genre sont inclus dans la notion de
l’espèce ; voilà pourquoi elles ne font pas nombre avec la difformité
spéciale du péché : ainsi se détourner de Dieu, ne pas obéir à la loi
divine, etc., et l’on doit compter parmi ces choses le manque de cette conformité
dont nous parlons. Il n’est donc pas nécessaire qu’un tel manque rende double
le péché ou la difformité du péché.
3° Bien que celui
qui fait quelque chose de contraire à la conformité, pèche par là même,
cependant, comme c’est général, cela ne fait pas nombre avec le spécial.
4° Celui qui
pèche véniellement, bien qu’il ne conforme pas actuellement sa volonté à la
volonté divine, la conforme cependant habituellement ; et il n’est pas
tenu de toujours passer à l’acte, mais de le faire en lieu et en temps
voulus ; cependant, il est tenu de ne jamais faire le contraire. Et en
péchant véniellement, il n’agit pas contre la conformité susdite, mais en
dehors d’elle ; il ne s’ensuit donc pas qu’il pèche mortellement.
5° Le précepte
concernant la conformité de la volonté n’oblige pas à tout moment où notre
volonté passe à l’acte, mais au moment où l’on est tenu de penser à l’état de
son salut ; par exemple, lorsqu’on est tenu de se confesser, ou de
recevoir les sacrements, ou de faire quelque chose de ce genre.
6° Il y a deux
façons d’être appelé obstiné. D’abord, au plein sens du terme, c’est-à-dire
lorsque l’on a une volonté irréversible, adhérant au mal. Et c’est le cas de
ces obstinés qui sont en enfer, mais ce n’est le cas de personne en cette vie.
Or ceux qui sont en enfer sont encore tenus à la conformité dont il
s’agit ; et bien qu’ils ne puissent y parvenir, ils ont cependant été
eux-mêmes la cause de cette impuissance ; donc, en ne conformant pas leur
volonté, ils pèchent, bien qu’ils ne déméritent peut-être pas, étant donné
qu’ils ne sont pas en l’état de voie. Ensuite, on est appelé obstiné à un
certain point de vue, lorsque l’on a une volonté adhérant au mal, non pas
entièrement irréversible, mais difficilement réversible. Et c’est de cette
façon que certains sont appelés obstinés en cette vie. Et ceux-ci peuvent
conformer leur volonté à la volonté divine ; donc, non seulement ils
pèchent en ne l’y conformant pas, mais encore ils déméritent.
7° N’importe qui
est tenu, autant qu’il est en lui, d’avoir la charité ; et s’il ne fait
pas ce qui est en lui, il pèche par un péché d’omission. Il n’est cependant pas
nécessaire qu’à tout moment où il ne le fait pas, il pèche, mais seulement au
moment où il était tenu de le faire ; par exemple, lorsque la nécessité
était toute proche de faire quelque chose qui ne peut être fait sans la
charité, comme de recevoir les sacrements.
8° Nous sommes
tenus à quelque chose de deux façons. D’abord, de telle façon que si nous ne le
faisons pas, nous encourons une peine, ce qui est proprement être tenu à
quelque chose ; et ainsi, suivant l’opinion la plus commune, nous ne
sommes pas tenus de faire quelque chose par charité, mais de faire quelque
chose par amour naturel, car tout ce qui est fait sans avoir au moins cet amour,
est mal fait. Et j’appelle amour naturel non seulement celui qui nous a été
donné avec notre nature, et qui est commun à tous, comme ceci que tous
recherchent la béatitude, mais aussi cet amour auquel on peut parvenir par les
principes naturels, et qui se trouve dans les actes bons de leur nature, et
aussi dans les vertus politiques. Ensuite, on dit que nous sommes tenus à
quelque chose, parce que sans cela nous ne pouvons obtenir la fin qu’est la
béatitude ; et ainsi, nous sommes tenus de faire quelque chose par
charité, car sans elle rien ne peut être méritoire de la vie éternelle. Et de
la sorte, on voit clairement comment le mode de charité est en quelque façon
objet de précepte, et d’une autre façon non.
9° L’homme est
conformé à Dieu, puisqu’il est fait à l’image et à la ressemblance de Dieu. Or,
parce qu’il est infiniment distant de Dieu, il ne peut y avoir de proportion
entre lui et Dieu, au sens de cette proportion qui se trouve proprement dans
les quantités, et qui comprend une mesure déterminée de deux quantités
comparées entre elles. Cependant, dans la mesure où le nom de proportion a été
affecté à la signification de n’importe quelle relation entre deux
réalités — par exemple, quand nous disons qu’il y a une ressemblance de
proportion en ceci : le pilote est au navire ce que le prince est à la
cité —, rien n’empêche de dire qu’il y a quelque proportion entre l’homme
et Dieu, puisqu’il est avec lui en quelque relation, comme être causé par lui,
et lui être soumis. Ou bien l’on peut dire que, bien qu’il ne puisse y avoir
entre le fini et l’infini une proportion au sens propre, il peut cependant y
avoir une proportionnalité, qui est la ressemblance de deux proportions :
en effet, nous disons que quatre est proportionné à deux parce que c’en est le double,
mais que six est proportionnable à quatre parce que quatre est à deux ce que
six est à trois. Semblablement, bien que le fini et l’infini ne puissent être
proportionnés, ils peuvent cependant être proportionnables, car le fini est
égal au fini comme l’infini est égal à l’infini. Et c’est de cette façon qu’il
y a ressemblance entre la créature et Dieu : parce que la créature se
rapporte à ce qui lui est propre comme Dieu aux choses qui lui conviennent.
10° On ne dit pas
que la créature est conformée à Dieu comme s’il participait à la même forme
qu’elle, mais parce que Dieu est substantiellement la forme elle-même, à
laquelle la créature participe par une certaine imitation ; comme si le
feu était semblable à la chaleur existant par soi séparément.
11° Bien que la
ressemblance et la conformité soient des relations d’équivalence, cependant
chaque extrême n’est pas toujours nommé relativement à l’autre ; mais
seulement lorsque la forme de laquelle se prend la ressemblance ou la
conformité existe sous le même rapport dans les deux extrêmes, comme la
blancheur en deux hommes, parce que l’on peut dire convenablement des deux
qu’ils ont la forme de l’autre ; ce qui est signifié lorsque l’un est
appelé semblable à l’autre. Mais lorsque la forme est en l’un principalement et
en l’autre comme secondairement, la ressemblance n’est pas convertible ;
par exemple, nous disons que la statue d’Hercule ressemble à Hercule, mais non
l’inverse ; en effet, on ne peut pas dire qu’Hercule ait la forme de la
statue, mais seulement que la statue a la forme d’Hercule. Et de cette façon,
l’on dit que les créatures sont semblables et conformes à Dieu, et non
l’inverse. Mais la conformatio étant un mouvement vers la
conformité, elle n’implique pas de relation d’équivalence, mais présuppose une
chose vers la conformité de laquelle l’autre soit mue ; les suivants sont
donc conformés aux premiers, mais non vice
versa.
12° La parole
d’Anselme ne doit pas être entendue en ce sens que l’homme ferait toujours la
volonté divine autant qu’il est en lui, mais en ce sens que la volonté divine
s’accomplit toujours à son sujet, qu’il le veuille ou non.
Objections :
Il semble que
non.
1° Saint Paul
désirait « être dégagé des liens du corps et être avec le Christ »,
comme il est dit en Philipp. 1, 23. Mais Dieu ne voulait pas cela, et
c’est pourquoi il est écrit au même endroit : « Je sais que je
resterai à cause de vous. » Si donc nous sommes tenus de vouloir ce que
Dieu veut, alors saint Paul, en désirant être dégagé des liens du corps et être
avec le Christ, péchait ; ce qui est absurde.
2° Ce que Dieu
sait, il peut le révéler à autrui. Or Dieu sait qu’un tel est réprouvé. Il peut
donc révéler à quelqu’un sa réprobation. Si donc l’on pose qu’il la révèle à
quelqu’un, il s’ensuit que celui-ci est tenu de vouloir sa damnation, si nous
sommes tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut. Mais vouloir sa
damnation est contraire à la charité, par laquelle n’importe qui s’aime pour la
vie éternelle. Quelqu’un serait donc tenu de vouloir contre la charité ;
ce qui est aberrant.
3° Nous sommes
tenus d’obéir au supérieur comme à Dieu, puisque nous lui obéissons à la place
de Dieu. Or l’inférieur n’est pas tenu de faire ou de vouloir tout ce qu’il
sait que le supérieur veut, même s’il sait que le supérieur veut qu’il le
fasse, à moins qu’il ne le lui prescrive expressément. Nous ne sommes donc pas
tenus de vouloir tout ce que Dieu sait, ou tout ce que Dieu veut que nous
voulions.
4° Tout ce qui
est louable et honnête, se trouve dans le Christ très parfaitement et sans
aucun mélange contraire. Or le Christ a voulu en quelque sorte le contraire de
ce qu’il savait que Dieu voulait ; en effet, il a eu quelque volonté de ne
pas souffrir, comme le montre la prière qui fut la sienne en
Mt 26, 39 : « Mon Père, s’il est possible, que ce calice
passe loin de moi ! », alors que Dieu voulait qu’il souffrît. Vouloir
tout ce que Dieu veut n’est donc pas louable, et nous ne sommes pas tenus à
cela.
5° Saint Augustin
dit au livre de la Cité de Dieu :
« La tristesse porte sur ce qui nous arrive contre notre gré. » Or la
bienheureuse Vierge éprouva de la douleur de la mort de son Fils, douleur que
signifient les paroles de Siméon disant en Lc 2, 35 :
« Vous-même, un glaive transpercera votre âme. » La bienheureuse
Vierge ne voulait donc pas que le Christ souffrît, tandis que Dieu le voulait.
Si donc nous sommes tenus de vouloir ce que Dieu veut, la bienheureuse Vierge a
péché en cela, ce qui est aberrant. Et ainsi, il semble que nous ne soyons pas
tenus de conformer notre volonté à la volonté divine dans l’objet voulu.
En sens contraire :
1° À propos du
Psaume 100, 4 : « Le cœur faux ne m’est pas attaché », la Glose dit : « Il a un cœur
tortu, celui qui ne veut pas tout ce que Dieu veut. » Or n’importe qui est
tenu d’éviter la contorsion du cœur. N’importe qui est donc tenu de vouloir ce
que Dieu veut.
2° Selon Cicéron,
le propre des amis est de vouloir la même chose et de ne pas vouloir la même
chose. Or n’importe qui est tenu d’avoir de l’amitié pour Dieu. N’importe qui
est donc tenu de vouloir ce que Dieu veut et de ne pas vouloir ce qu’il ne veut
pas.
3° Si nous devons
conformer notre volonté à la volonté divine, c’est parce que la volonté de Dieu
est la règle de la nôtre, comme dit la Glose
à propos du Psaume 32, 1 : « Aux hommes droits sied la
louange. » Or l’objet voulu de Dieu est la règle de tout autre objet
voulu, puisqu’il est le premier voulu, et que le premier, en n’importe quel
genre, est la mesure des choses qui viennent après, comme il est dit au dixième
livre de la Métaphysique. Nous sommes
donc tenus de conformer les objets voulus de nous à l’objet voulu de Dieu.
4° Le péché
consiste surtout dans la perversité de l’élection. Or l’élection est perverse
quand un moindre bien est préféré à un plus grand. Or, c’est ce que fait
quiconque ne veut pas ce que Dieu veut, puisqu’il est avéré que ce que Dieu
veut est le meilleur. Donc, quiconque ne veut pas ce que Dieu veut, pèche.
5° Selon le
Philosophe, le vertueux est la règle et la mesure de tous les actes humains. Or
le Christ est suprêmement vertueux. C’est donc surtout au Christ que nous
devons nous conformer comme à une règle et à une mesure. Or le Christ
conformait sa volonté à la volonté divine quant aux objets voulus, ce que font
tous les bienheureux. Nous sommes donc tenus, nous aussi, de conformer notre
volonté à la volonté divine quant aux objets voulus.
Réponse :
D’une certaine
façon, nous sommes tenus de conformer notre volonté à la volonté divine dans
l’objet voulu, mais d’une autre façon non.
Comme on l’a
dit, en effet, nous sommes tenus de conformer notre volonté à la volonté divine
en tant que la bonté de la volonté divine est la règle et la mesure de toute
bonne volonté. Or, puisque le bien dépend de la fin, la volonté est appelée
bonne relativement à la raison du vouloir, qui est la fin. Or le rapport de la
volonté à l’objet voulu ne fait pas, dans l’absolu, que l’acte de la volonté
soit bon, puisque l’objet même qui est voulu se rapporte quasi matériellement à
la raison du vouloir, qui est la fin droite : en effet, un seul et même
objet que l’on veut peut être bien ou mal recherché, selon qu’il est ordonné à
diverses fins ; et inversement, on peut vouloir convenablement des objets
qui sont différents et contraires, en rapportant l’un et l’autre à une fin
droite. Donc, bien que la volonté de Dieu ne puisse être que bonne, et qu’il
veuille convenablement tout ce qu’il veut, cependant la bonté dans l’acte même
de la volonté divine se prend de la raison du vouloir, c’est-à-dire de la fin à
laquelle il ordonne tout ce qu’il veut, et qui est sa bonté. Voilà pourquoi
nous sommes tenus d’être conformés à la volonté divine dans la fin purement et
simplement ; et dans l’objet voulu, seulement dans la mesure où cet objet
voulu est considéré en relation à la fin. Et assurément, cette relation doit
toujours nous plaire, bien que ce même objet puisse à juste titre nous déplaire
suivant quelque autre considération, par exemple en tant qu’il peut être
ordonné à une fin contraire. Et de là vient que la volonté humaine se trouve
être conformée à la volonté divine dans l’objet voulu, pour autant qu’il se
rapporte à la fin de la volonté divine.
En effet, la
volonté des bienheureux, qui sont dans une continuelle contemplation de la
bonté divine et règlent par elle toutes leurs affections, parce qu’ils
connaissent pleinement la relation à celle-ci de chacune des choses qu’ils
doivent désirer, cette volonté est conformée à la volonté divine en n’importe
quel objet voulu d’elle : en effet, tout ce qu’ils savent que Dieu veut,
ils le veulent dans l’absolu, et sans aucun mouvement contraire. Mais les
pécheurs, qui se sont détournés de la volonté de la divine bonté, sont la
plupart du temps en désaccord avec les choses que Dieu veut, les réprouvant et
n’y donnant aucun assentiment de la raison. Quant aux justes dans l’état de
voie, dont la volonté adhère à la divine bonté — et cependant ils ne la
contemplent pas assez parfaitement pour percevoir clairement toute la relation
à la divine bonté des choses qu’ils doivent vouloir — ils sont conformés à la
volonté divine quant à ces objets voulus dont ils perçoivent la raison, bien
qu’il y ait en eux quelque affection contraire, affection louable toutefois à
cause d’une autre relation considérée dans ces objets. Cependant, ils ne
suivent pas obstinément cette affection, mais la subordonnent à la volonté
divine, puisqu’il leur plaît que l’ordre de la volonté divine soit accompli en
toutes choses ; comme celui qui, dans l’affection de sa piété filiale,
veut que son père vive, alors que Dieu veut qu’il meure : s’il est juste,
il subordonne cette volonté qui lui est propre à la volonté divine, afin de
souffrir avec résignation si la volonté de Dieu s’accomplit contrairement à la
sienne propre.
Réponse aux objections :
1° Saint Paul
désirait être dégagé des liens du corps et être avec le Christ, comme un bien
en soi ; néanmoins le contraire lui plaisait, eu égard au fruit que Dieu
voulait qu’il advînt par sa vie ; et c’est pourquoi il
disait : « mais il est nécessaire que je demeure dans la chair à
cause de vous ».
2° Bien que, de
puissance absolue, Dieu puisse révéler à quelqu’un sa damnation, cependant cela
ne peut se faire de puissance ordinaire, car une telle révélation le
contraindrait à désespérer. Et si une telle révélation était faite à quelqu’un,
elle devrait être comprise non pas à la façon d’une prophétie de prédestination
ou de prescience, mais à la façon d’une prophétie de menace, dont la
signification suppose un certain état des mérites. Mais à supposer qu’il faille
la comprendre comme une prophétie de prescience, celui à qui une telle révélation
serait faite ne serait pas encore tenu de vouloir sa damnation dans l’absolu,
mais dans l’ordre de la justice, par lequel Dieu veut damner ceux qui
persistent dans le péché. Car Dieu, de son côté, ne veut pas damner quelqu’un,
mais il le veut d’après ce qui vient de nous, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
déjà dit. Vouloir sa propre damnation dans l’absolu ne serait donc pas
conformer sa volonté à la volonté divine, mais à la volonté du péché.
3° Ce n’est pas
la volonté du supérieur qui est la règle de notre volonté comme la volonté
divine, mais sa prescription ; voilà pourquoi il n’en va pas de même.
4° La Passion du
Christ pouvait être considérée de deux façons : d’abord en soi,
c’est-à-dire en tant qu’elle était une certaine affliction d’un innocent ;
ensuite, relativement au fruit auquel Dieu l’ordonnait ; et ainsi, elle
était voulue de Dieu, mais non de la première façon. La volonté du Christ qui
pouvait considérer cet ordre, c’est-à-dire la volonté de raison, voulait donc
cette Passion, tout comme Dieu ; mais la volonté de sensualité, dont le
propre est de ne pas confronter, mais de se porter dans l’absolu vers quelque
chose, ne voulait pas cette Passion. Et en cela aussi, d’une certaine façon,
elle était conformée à Dieu dans l’objet voulu, car Dieu lui-même n’aurait pas
voulu non plus la Passion du Christ considérée seulement en soi.
5° La volonté de
la bienheureuse Vierge n’admettait pas la Passion du Christ considérée en
soi ; cependant, elle voulait le fruit de salut qui s’ensuivait de la
Passion du Christ, et ainsi, elle était conformée à la volonté divine quant à
ce qu’elle voulait.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Les paroles de
la Glose doivent se comprendre des
objets voulus par la volonté divine en tant qu’ils se tiennent en relation à la
fin, et non dans l’absolu.
2° L’amitié
consiste dans la concorde des volontés plutôt quant à la fin que quant aux
objets voulus eux-mêmes. En effet, le médecin qui refuserait du vin à un
patient fiévreux à cause de son désir de le voir guéri, serait plus son ami que
s’il acquiesçait au désir de celui-ci de boire du vin au péril de sa santé.
3° Comme on l’a
déjà dit, le premier objet voulu par Dieu, et qui est la mesure et la règle de
tous les autres objets voulus, est la fin de sa volonté, c’est-à-dire sa
bonté ; et il ne veut toutes les autres choses qu’à cause de cette
fin ; voilà pourquoi, lorsque notre volonté est conformée à la volonté
divine dans la fin, tous les objets voulus de nous sont réglés sur le premier
objet voulu.
4° L’élection
inclut en soi et le jugement de la raison, et l’appétit. Si donc quelqu’un
préfère par un jugement ce qui est moins bon à ce qui est meilleur, il y aura
perversité de l’élection ; mais non s’il le préfère dans l’appétit ;
en effet, l’homme n’est pas tenu de poursuivre toujours les meilleures choses
dans son action, à moins qu’elles ne soient telles que l’on y est obligé par un
précepte ; car sinon, n’importe qui serait tenu de suivre les conseils de
perfection, dont il est certain qu’ils sont meilleurs.
5° Il est
certaines choses en lesquelles nous pouvons admirer le Christ, non l’imiter,
comme celles qui relèvent de sa divinité, et de la béatitude qu’il eut, étant
encore dans l’état de voie ; tel aussi le fait que le Christ, même quant
aux objets voulus, conformât sa volonté de raison à la volonté divine.
Article 1 :
L’homme est-il doué de libre arbitre ?
Article 2 : Le
libre arbitre existe-t-il chez les bêtes ?
Article 3 : Le
libre arbitre existe-t-il en Dieu ?
Article 4 : Le
libre arbitre est-il ou non une puissance ?
Article 5 : Le
libre arbitre est-il une puissance unique ou plusieurs puissances ?
Article 6 : Le
libre arbitre est-il la volonté, ou une puissance autre que la volonté ?
Article 7 :
Peut-il exister une créature qui ait un libre arbitre naturellement confirmé
dans le bien ?
Article 8 : Le
libre arbitre de la créature peut-il être confirmé dans le bien par quelque don
de la grâce ?
Article 9 : Le
libre arbitre de l’homme dans l’état de voie peut-il être confirmé dans le
bien ?
Article 10 : Le
libre arbitre d’une créature peut-il être obstiné dans le mal, ou [y être]
immuablement affermi ?
Article 11 : Le
libre arbitre de l’homme dans l’état de voie peut-il être obstiné dans le
mal ?
Article 12 : Le
libre arbitre sans la grâce, dans l’état de péché mortel, peut-il éviter le
péché mortel ?
Article 13 : Un
homme en état de grâce peut-il éviter le péché mortel ?
Article 14 : Le
libre arbitre a-t-il un pouvoir sur le bien sans la grâce ?
Article 15 :
L’homme peut-il sans la grâce se préparer à avoir la grâce ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme il est
dit en Jér. 10, 23, « ce n’est pas à l’homme qu’appartient sa
voie, ce n’est pas à l’homme de marcher et de diriger ses pas ». Or on dit
que quelqu’un est doué de libre arbitre, parce qu’il est maître de ses œuvres.
L’homme n’est donc pas doué de libre arbitre.
2° [Le répondant] disait que la parole du prophète se comprend des actes méritoires, qui ne sont pas au pouvoir naturel de l’homme. En sens contraire : pour les choses qui ne sont pas en notre pouvoir, nous ne sommes pas doués de libre arbitre. Si donc les mérites ne sont pas en notre pouvoir, nous ne sommes pas doués de libre arbitre pour mériter ; et ainsi, les actes méritoires ne procèdent pas du libre arbitre.
3° Selon le
Philosophe au premier livre de la Métaphysique,
« est libre, ce qui est cause de soi ». Or l’esprit humain a une
autre cause de son mouvement que lui-même, et c’est Dieu ; car à propos de
ce passage de Rom. 1, 26 : « c’est pourquoi Dieu les a
livrés », la Glose dit :
« Il est manifeste que Dieu agit dans le cœur des hommes pour incliner
leur volonté comme il veut. » L’esprit humain n’est donc pas doué de libre
arbitre.
4° [Le répondant] disait que l’esprit humain est comme la cause principale de son acte, et que Dieu en est comme la cause éloignée ; et que cela n’empêche pas la liberté de l’esprit. En sens contraire : plus une cause influe sur l’effet, plus elle est principale. Or la cause première influe plus sur l’effet que la cause seconde, comme il est dit au livre des Causes. La cause première est donc principale par rapport à la cause seconde. Et ainsi, ce n’est pas notre esprit qui est la cause principale de son acte, mais Dieu.
5° Tout ce qui
meut, est comme un instrument, comme le montre clairement le Commentateur au
huitième livre de la Physique. Or
l’instrument n’est pas libre pour agir, puisqu’il n’agit que dans la mesure où
quelqu’un se sert de lui. Puis donc que l’esprit humain n’opère que s’il est mû
par Dieu, il semble qu’il ne soit pas doué de libre arbitre.
6° Il est dit que
« le libre arbitre est une faculté de la volonté et de la raison, par
laquelle on élit le bien avec l’assistance de la grâce, ou le mal si celle-ci
manque ». Or nombreux sont ceux qui n’ont pas la grâce. Ils ne peuvent
donc pas librement élire le bien ; et ainsi, ils n’ont pas le libre
arbitre pour les biens.
7° L’esclavage
est opposé à la liberté. Or on rencontre en l’homme l’esclavage du péché, car
« quiconque se livre au péché est esclave du péché », comme il est
dit en Jn 8, 34. Il n’y a donc pas de libre arbitre en l’homme.
8° Anselme dit au
livre sur le Libre Arbitre :
« Si nous avions la puissance de pécher et de ne pas pécher, nous
n’aurions pas besoin de la grâce. » Or la puissance de pécher et de ne pas
pécher est le libre arbitre. Puis donc que nous avons besoin de la grâce, nous
n’avons pas le libre arbitre.
9° Chaque
chose doit être nommée d’après le meilleur, comme on le lit chez le Philosophe
au deuxième livre sur l’Âme. Or le
meilleur parmi les actes humains, ce sont les actes méritoires. Puis donc que
l’homme n’a pas de libre arbitre pour ceux-ci — car, comme il est dit en
Jn 15, 5, « sans moi, vous ne pouvez rien faire », ce qui
se comprend des actes méritoires —, il semble que l’on ne doive pas dire que
l’homme est doué de libre arbitre.
10° Saint Augustin
dit que, parce que l’homme « n’a pas voulu s’abstenir du péché quand
il l’aurait pu », il lui fut infligé « d’en perdre le pouvoir quand
il le voudrait ». Il n’est donc pas au pouvoir de l’homme de pécher et de
ne pas pécher. Et ainsi, il semble qu’il ne soit pas maître de ses actes, ni
doué de libre arbitre.
11° Saint Bernard
distingue trois libertés : la liberté de l’arbitre, la liberté de conseil
et la liberté de bon plaisir ; et il dit que la liberté de l’arbitre est
celle par laquelle nous discernons ce qui est permis, la liberté de conseil
celle par laquelle nous discernons ce qui est expédient, la liberté de bon
plaisir celle par laquelle nous discernons ce qui plaît. Or le discernement
humain a été blessé par l’ignorance. Il semble donc que la liberté de
l’arbitre, qui consiste dans un discernement, n’est pas restée dans l’homme
après le péché.
12° L’homme n’a
pas de liberté pour les choses relativement auxquelles il a une nécessité. Or
l’homme a une nécessité relativement aux péchés, car après le péché, suivant
saint Augustin, il est nécessaire que l’homme pèche, avant la réparation
mortellement, après la réparation au moins véniellement. L’homme n’est donc pas
doué de libre arbitre pour les péchés.
13° Tout ce que
Dieu sait d’avance, doit nécessairement se produire, puisque la prescience de
Dieu ne peut se tromper. Or Dieu connaît d’avance tous les actes humains. Ils
se produisent donc par nécessité ; et ainsi, l’homme n’est pas doué de
libre arbitre pour agir.
14° Plus un
mobile est proche du premier moteur, plus il est uniforme dans son mouvement,
comme on le voit clairement dans le cas des corps célestes, dont les mouvements
sont uniformes. Or, puisque toute créature est mue par Dieu — en effet, il meut
la créature corporelle à travers le temps et le lieu, et la spirituelle à
travers le temps, comme dit saint Augustin au huitième livre sur la Genèse au sens littéral —, la créature
raisonnable est un mobile très proche de Dieu, qui est le premier moteur de
toutes choses. Elle a donc un mouvement très uniforme. Et ainsi, sa puissance
ne s’étend pas à plusieurs choses, pour qu’on puisse la dire douée par là de
libre arbitre.
15° Selon le
Philosophe au deuxième livre sur le Ciel
et le Monde, il appartient à la noblesse du ciel suprême que celui-ci
obtienne sa fin par un mouvement unique. Or l’âme raisonnable est plus noble
que ce ciel, puisque l’esprit est préféré au corps, suivant saint Augustin au
huitième livre de la Cité de Dieu.
L’âme humaine a donc un mouvement unique ; et ainsi, elle ne semble pas
être douée de libre arbitre.
16° Il
convenait à la divine bonté de placer au mieux la plus sublime créature. Or ce
qui adhère immuablement au meilleur est placé au mieux. Il convenait donc que
la nature raisonnable, qui est la plus sublime des créatures, soit ainsi faite
par Dieu, qu’elle adhère à lui immuablement ; ce qu’elle n’aurait pas, semble-t-il,
si elle était douée de libre arbitre. Il convenait donc que la nature
raisonnable soit faite sans libre arbitre.
17° Les
philosophes définissent le libre arbitre comme un libre jugement sur la
raison ; et le jugement de la raison peut être contraint par la force de
la démonstration. Or, ce qui est contraint, n’est pas libre. L’homme n’est donc
pas doué de libre arbitre.
18° Si
l’intelligence ou la raison peut être contrainte, c’est parce qu’il existe
quelque vrai sans mélange de fausseté ni apparence de fausseté, et c’est
pourquoi l’intelligence ne peut pas éviter d’y assentir. Or semblablement, on
trouve quelque bien auquel rien de mal n’est mêlé, ni véritablement, ni selon
l’apparence. Puis donc que le bien est l’objet de la volonté comme le vrai est
celui de l’intelligence, il semble que, de même que l’intelligence est
contrainte, de même aussi la volonté, de sorte que l’homme n’a de liberté ni
quant à la volonté ni quant à la raison. Et ainsi, il n’aura pas le libre
arbitre, qui est une faculté de la volonté et de la raison.
19° Selon le
Philosophe au troisième livre de l’Éthique,
« le but à atteindre apparaît à chacun selon sa propre nature ». Or
il n’est pas en notre pouvoir d’être tels ou tels ; puisque l’homme tient
cela de sa naissance, et dépend, comme il semble à certains, de la disposition
des étoiles. Il n’est donc pas en notre pouvoir d’approuver telle fin ou telle
autre. Or tout jugement sur ce qu’il faut faire se prend de la fin. Nous ne
sommes donc pas doués de libre arbitre.
20° Le libre
s’oppose à la nécessité. Or la volonté de l’homme a une nécessité à l’égard de
certaines choses ; en effet, il veut par nécessité la béatitude. Il n’a
donc pas de liberté à l’égard de toutes choses ; et ainsi, il n’est pas
doué de libre arbitre pour tout.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Eccli. 15, 14 : « Dieu, au commencement, a créé l’homme, et
il l’a laissé dans la main de son conseil » ; la Glose : « c’est-à-dire au pouvoir du libre
arbitre ».
2° On trouve dans
les réalités un agent qui agit à partir de rien, et non par nécessité, et c’est
Dieu ; on trouve aussi un agent qui agit à partir de quelque chose, et par
nécessité, tels les agents naturels. Or, si l’on pose les extrêmes dans la
réalité, il s’ensuit que les intermédiaires sont posés, suivant le Philosophe
au deuxième livre sur le Ciel et le
Monde. Mais, entre ces deux, il ne peut y avoir que deux intermédiaires.
L’un d’eux, ce qui agit à partir de rien et par nécessité, ne peut
exister ; en effet, agir à partir de rien n’appartient qu’à Dieu, qui
n’agit pas par nécessité mais par volonté. Il reste donc qu’il existe une chose
agissant à partir de quelque chose, et non par nécessité ; et c’est la
nature raisonnable, qui agit à partir d’une matière présupposée, et non par
nécessité mais par la liberté de l’arbitre.
3° Le libre
arbitre est une faculté de la volonté et de la raison. Or on trouve en l’homme
la raison et la volonté. Donc le libre arbitre aussi.
4° Selon le
Philosophe au troisième livre de l’Éthique,
le conseil ne porte que sur les choses qui sont en nous. Or les hommes prennent
conseil au sujet de leurs actes. Les hommes sont donc maîtres de leurs actes,
et par conséquent, doués de libre arbitre.
5° Les défenses
et les préceptes ne doivent être donnés qu’à celui qui peut faire et ne pas
faire, car sinon, ils seraient donnés inutilement. Or des défenses et des
préceptes sont divinement donnés à l’homme. Il est donc au pouvoir de l’homme
de faire et de ne pas faire ; et ainsi, il est doué de libre arbitre.
6° Nul ne doit
être puni ou récompensé pour ce qu’il n’est pas en son pouvoir de faire et de
ne pas faire. Or l’homme est justement puni et récompensé par Dieu pour ses
œuvres. L’homme peut donc opérer et ne pas opérer ; et ainsi, il est doué
de libre arbitre.
7° Pour tout ce
qui advient, il est nécessaire de poser quelque cause. Or, pour les actes
humains, nous ne pouvons pas poser comme cause Dieu lui-même
immédiatement : car les choses qui viennent immédiatement de Dieu ne
peuvent être que bonnes, tandis que les actes humains sont tantôt bons, tantôt
mauvais. Semblablement, on ne peut pas dire que la nécessité soit la cause des
actes humains, car les choses qui adviennent par nécessité sont celles qui se
comportent toujours régulièrement, ce que nous ne voyons pas dans les actes
humains. Semblablement, on ne peut pas dire que le destin ou la disposition des
étoiles soit leur cause, car il serait nécessaire que les actes humains se
produisent par nécessité, tout comme la cause est nécessaire. La nature ne peut
pas non plus être leur cause, c’est ce que montre la diversité des actes
humains : en effet, la nature est déterminée à une seule chose, et n’y
manque que rarement. La fortune ou le hasard ne peut pas non plus être la cause
des actes humains, car la fortune et le hasard sont causes de choses qui
adviennent rarement et hors de l’intention, comme il est dit au deuxième livre
de la Physique, ce qui n’apparaît pas
dans les actes humains. Il reste donc que l’homme lui-même qui agit est le
principe de ses propres actes, et qu’il est par conséquent doué de libre
arbitre.
Réponse :
Sans aucune
incertitude, il est nécessaire de poser que l’homme est libre par son arbitre.
En effet, la foi y astreint, puisque sans libre arbitre il ne peut y avoir de
mérite ou de démérite, de juste peine ou de récompense. À cela induisent aussi
des preuves manifestes faisant apparaître que c’est librement que l’homme élit
une chose et repousse l’autre. À cela contraint aussi un raisonnement évident,
par lequel nous procéderons à notre investigation de la façon suivante, en
remontant à l’origine du libre arbitre.
Dans les
réalités qui se meuvent ou font quelque chose, on trouve cette différence, que
certaines ont en elles-mêmes le principe de leur mouvement ou de leur
opération, tandis que d’autres l’ont en dehors d’elles, comme celles qui sont
mues par violence, et en lesquelles le principe est au-dehors, le patient
n’apportant aucune contribution, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique ; et en celles-ci, nous ne
pouvons pas poser le libre arbitre, étant donné qu’elles ne sont pas la cause
de leur mouvement, alors que le libre est ce qui est cause de soi, suivant le
Philosophe au début de la Métaphysique.
Mais parmi les
réalités dont le principe du mouvement et de l’œuvre est en elles-mêmes,
certaines sont ainsi faites qu’elles se meuvent elles-mêmes, tels les
animaux ; mais il en est d’autres qui ne se meuvent pas elles-mêmes, bien
qu’elles aient en soi quelque principe de leur mouvement, tels les lourds et
les légers : en effet, ils ne se meuvent pas eux-mêmes, puisqu’ils ne
peuvent être distingués en deux parties, dont l’une serait motrice et l’autre
mue, comme on le trouve chez les animaux ; quoique leur mouvement
s’ensuive d’un principe qu’ils ont en eux-mêmes : la forme ; et parce
qu’ils tiennent celle-ci d’un générant, l’on dit que le générant les meut par
eux-mêmes, suivant le Philosophe au huitième livre de la Physique, mais que, par accident, ils sont mus par ce qui ôte
l’empêchement ; et ceux-ci se meuvent par eux-mêmes, mais non d’eux-mêmes.
Et c’est pourquoi le libre arbitre ne se trouve pas en eux, car ils ne sont pas
à eux-mêmes la cause de l’agir ou du mouvement ; mais ils sont astreints à
agir ou à se mouvoir par ce qu’ils ont reçu d’autre chose.
Mais parmi les
réalités qui se meuvent d’elles-mêmes, certaines ont leurs mouvements qui
viennent du jugement de la raison, tandis que pour d’autres, les mouvements
viennent d’un jugement naturel. Les hommes agissent et se meuvent par un
jugement de la raison : en effet, ils confrontent les choses à
faire ; tandis que toutes les bêtes agissent et se meuvent par un jugement
naturel. Et cela ressort clairement, d’une part, de ce que toutes celles qui
sont de la même espèce opèrent semblablement — ainsi, toutes les hirondelles
font leur nid de la même façon —, et d’autre part de ce qu’elles ont un
jugement pour une œuvre déterminée et non pour toute œuvre ; ainsi, les
abeilles n’ont pas d’industrie pour opérer autre chose que des rayons de
miel ; et il en va de même pour les autres animaux.
Par conséquent,
à qui considère droitement, il apparaît que le jugement sur les choses à faire
est attribué aux bêtes de la même façon que le mouvement et l’action sont
attribués aux corps naturels inanimés ; en effet, de même que les lourds
et les légers ne se meuvent pas eux-mêmes de façon à être ainsi la cause de
leur mouvement, de même les bêtes ne jugent pas non plus par leur jugement,
mais elles suivent le jugement que Dieu a mis en elles. Et de la sorte, elles
ne sont pas la cause de leur arbitre, et n’ont pas la liberté de l’arbitre.
L’homme, en revanche, jugeant par la puissance de la raison sur les choses à
faire, peut juger depuis son arbitre, en tant qu’il connaît la nature de la fin
et du moyen, ainsi que la relation et l’ordre entre l’un et l’autre ;
voilà pourquoi il n’est pas seulement la cause de soi-même dans son mouvement,
mais aussi dans son jugement ; et c’est pourquoi il est doué de libre
arbitre, c’est-à-dire de libre jugement pour agir ou ne pas agir.
Réponse aux objections :
1° Dans l’œuvre
de l’homme, on peut trouver deux choses : l’élection des œuvres, et
celle-ci est toujours établie au pouvoir de l’homme, et la gestion ou
l’exécution des œuvres, et celle-là n’est pas toujours au pouvoir de l’homme,
mais, par le gouvernement de la divine providence, le propos de l’homme est
tantôt conduit à son terme, tantôt non. Voilà pourquoi l’on ne dit pas que
l’homme est libre de ses actions, mais de son élection, qui est le jugement sur
les choses à faire. Et c’est ce que montre le nom même de libre arbitre. Ou
bien l’on peut faire une distinction sur l’œuvre méritoire, comme cela est
pratiqué dans les objections. Cependant, la première réponse est de saint
Grégoire de Nysse.
2° L’œuvre
méritoire ne diffère pas de l’œuvre non méritoire quant à l’objet de l’action,
mais quant à la façon d’agir : en effet, il n’est rien qu’un homme fasse
de façon méritoire et par charité, qu’un autre ne puisse faire ou vouloir sans
mérite. Voilà pourquoi, que l’homme ne puisse faire des actes méritoires sans
la grâce, ne déroge pas à la liberté parfaite : car on dit que l’homme est
doué de libre arbitre en ce sens qu’il peut faire ceci ou cela, non en ce sens
qu’il peut agir ainsi ou autrement ; car, suivant le Philosophe, celui qui
n’a pas encore l’habitus de la vertu, n’a pas en son pouvoir d’agir à la façon
dont le vertueux agit, si ce n’est en tant qu’il peut acquérir l’habitus de la
vertu. Or, bien que l’homme ne puisse acquérir par son libre arbitre la grâce
qui rend les œuvres méritoires, il peut cependant se préparer à avoir la grâce,
que Dieu ne lui refusera pas s’il fait ce qui est en lui. Voilà pourquoi il
n’est pas tout à fait hors du pouvoir du libre arbitre de faire des œuvres
méritoires, quoique le pouvoir du libre arbitre ne suffise pas par soi à cela,
étant donné que le mode qui est requis pour le mérite excède la capacité de la
nature, au lieu que le mode conféré aux œuvres par les vertus politiques ne la
dépasse pas. Mais personne ne dirait que l’homme n’est pas doué de libre
arbitre parce qu’il ne peut pas vouloir ou élire à la façon de Dieu ou de
l’ange.
3° Dieu opère en
chaque agent et suivant le mode de cet agent, comme la cause première opère
dans l’opération de la cause seconde, puisque la cause seconde ne peut passer à
l’acte que par la puissance de la cause première. Donc, que Dieu soit une cause
opérant dans les cœurs des hommes, n’exclut pas que les esprits humains
eux-mêmes soient causes de leurs mouvements ; par conséquent, la notion de
liberté n’est pas ôtée.
4° On dit que la
cause première est principale absolument parlant, pour la raison qu’elle influe
davantage sur l’effet ; mais la cause seconde est principale à un certain
point de vue, en tant que l’effet lui est davantage conformé.
5°
« Instrument » se dit de deux façons. D’abord proprement,
c’est-à-dire quand une chose est mue par autre chose de telle sorte qu’aucun
principe d’un tel mouvement ne lui est conféré par le moteur : comme la
scie est mue par le menuisier ; et un tel instrument est dénué de liberté.
Ensuite, « instrument » désigne plus communément tout ce qui est un
moteur mû par autre chose, que le principe de son mouvement soit en lui ou non.
Et dans ce cas, il n’est pas nécessaire que la notion de liberté soit
complètement exclue de l’instrument, car une chose peut être mue par autre
chose, et cependant se mouvoir elle-même ; et c’est le cas de l’esprit
humain.
6° Celui qui n’a
pas la grâce peut élire le bien, mais pas de façon méritoire ; et cela ne
déroge pas à la liberté de l’arbitre, comme on l’a dit.
7° L’esclavage du
péché n’implique pas de contrainte, mais soit une inclination, en tant que le
péché précédent induit en quelque sorte aux suivants, soit un défaut de la
vertu naturelle, qui ne peut se délivrer de la tache du péché, auquel elle
s’est soumise une fois. Voilà pourquoi l’homme demeure toujours libre de
contrainte, ce qui le rend naturellement doué de libre arbitre.
8° Anselme, dans
ce passage, parle comme un objectant ; en effet, il montre par la suite
que le besoin de la grâce ne contredit pas le libre arbitre.
9°
Le
pouvoir du libre arbitre s’étend à l’œuvre même qui est méritoire, bien que ce
ne soit pas sans Dieu, sans lequel il n’est rien au monde qui puisse
agir ; mais le mouvement par lequel l’œuvre devient méritoire dépasse la
capacité de la nature, comme on l’a dit.
10° Sur ce sujet,
il y a deux opinions. Certains disent que l’homme en état de péché mortel ne
peut éviter longtemps de pécher mortellement ; cependant, il peut éviter
ce péché mortel ou cet autre, comme tous le disent communément des péchés
véniels. Et ainsi, cette nécessité ne semble pas enlever la liberté de
l’arbitre. L’autre opinion est que l’homme en état de péché mortel peut éviter
tout péché ; cependant, il ne peut pas éviter d’être sous le péché, car il
ne peut par lui-même ressusciter du péché, au lieu qu’il a pu par lui-même
tomber dans le péché. Et suivant cette opinion, la liberté de l’arbitre se
soutient plus facilement. Mais cette question sera posée plus loin, quand il
s’agira du pouvoir du libre arbitre.
11° Notre volonté
se porte vers un moyen ou vers une fin ; et vers une fin honnête ou
délectable, suivant la triple distinction du bien en honnête, utile et
délectable. Saint Bernard pose donc la liberté de l’arbitre relativement à la
fin honnête, la liberté de conseil relativement au bien utile, qui est un
moyen, et la liberté de bon plaisir relativement au bien délectable. Or, bien
que le discernement ait été diminué par l’ignorance, il n’a cependant pas été
totalement ôté ; voilà pourquoi la liberté de l’arbitre a certes été
affaiblie par le péché, mais pas entièrement perdue.
12° Après le péché
et avant la réparation, l’homme est dans la nécessité de pécher, c’est-à-dire
d’avoir un péché, mais il n’est pas dans la nécessité d’user du péché, selon
une première opinion. Ainsi donc, « pécher » se dit de deux façons,
tout comme « voir », suivant le Philosophe au deuxième livre sur l’Âme. Ou bien, selon une autre opinion,
il est dans la nécessité de pécher en quelque péché, quoiqu’il n’ait de
nécessité à l’égard d’aucun.
13° De la
prescience de Dieu, on ne peut conclure que nos actes soient nécessaires de
nécessité absolue, appelée aussi nécessité du conséquent, mais d’une nécessité
conditionnée, que l’on appelle nécessité de conséquence, comme on le voit clairement
chez Boèce, à la fin de la Consolation de
la philosophie.
14° « Être
mû » se dit de deux façons. D’abord proprement, comme le Philosophe
définit le mouvement au troisième livre de la Physique, disant que le mouvement « est l’acte de ce qui
existe en puissance en tant que tel ». Et dans ce cas, il est vrai que
plus un mobile est proche du premier moteur, plus on trouve on lui une grand
uniformité de mouvement : car plus il est proche du premier moteur, plus
il est parfait et existe davantage en acte, et moins en puissance, et c’est
pourquoi il est susceptible de mouvements moins nombreux. Ensuite, on appelle
« mouvement » au sens large n’importe quelle opération, comme penser
et sentir. Et en prenant ainsi le mouvement, le Philosophe dit au troisième
livre sur l’Âme que le mouvement est
l’acte du parfait : car chaque chose opère en tant qu’elle est en acte. Et
dans ce cas, la proposition est vraie d’une certaine façon, mais non d’une
autre. En effet, si l’uniformité du mouvement est considérée du côté des
effets, alors elle est fausse, car plus un opérant est puissant et parfait,
plus sa puissance s’étend à de nombreux effets. Mais si on l’envisage quant au
mode d’action, alors la proposition est vraie, car plus un opérant est parfait,
plus il conserve le même mode dans son action, car il varie moins par sa nature
et sa disposition, et donc par le mode d’action. Or on dit que les esprits
raisonnables sont mobiles non dans le premier sens de « mouvement »,
car un tel mouvement n’est que celui des corps, mais dans le second. Ainsi
Platon a-t-il lui aussi posé que le premier moteur se mouvait lui-même, en tant
qu’il se veut et se pense, comme dit le Commentateur au huitième livre de la Physique. Voilà pourquoi il n’est pas
nécessaire que les esprits raisonnables soient déterminés à quelques
effets ; mais ils ont une efficace relativement à de nombreuses choses, et
sous ce rapport la liberté leur convient.
15° Il n’est pas
toujours nécessaire que ce qui peut obtenir sa fin par des opérations ou des
mouvements moins nombreux, soit plus noble ; car parfois, une chose
obtient par de plus nombreuses opérations une fin plus parfaite que ne peut en
obtenir une autre par une seule opération, comme le Philosophe le dit au même
endroit. Et de la sorte, les esprits raisonnables sont trouvés plus parfaits
que le ciel suprême, qui a seulement un seul mouvement, car ils obtiennent une
fin plus parfaite, quoique par des opérations plus nombreuses.
16°
La
créature, il est vrai, serait meilleure si elle adhérait immuablement à Dieu,
cependant celle qui peut adhérer et ne pas adhérer à Dieu est bonne ; et
ainsi, l’univers où se trouvent l’une et l’autre créature est meilleur que si
l’une des deux seulement s’y trouvait. Et c’est la réponse de saint Augustin.
Ou bien l’on peut dire, suivant saint Grégoire de Nysse et saint Jean
Damascène, qu’il est impossible qu’une créature, par sa propre nature, adhère à
Dieu d’une volonté immuable, étant donné que, venant du néant, elle peut être
infléchie. Cependant, si quelque créature adhérait immuablement à Dieu, elle ne
serait pas pour cela privée de libre arbitre, car elle peut, en adhérant, faire
et ne pas faire de nombreuses choses.
17° Le jugement
auquel la liberté est attribuée, est le jugement d’élection, et non celui que
l’homme prononce sur les conclusions dans les sciences spéculatives ; car
l’élection est elle-même comme une certaine science de ce qui a déjà été
délibéré.
18° De même qu’il
existe un vrai que l’intelligence reçoit par nécessité parce qu’il n’est pas
mélangé de faux, tels les premiers principes de la démonstration, de même il
existe un bien que la volonté recherche par nécessité parce qu’il n’est pas
mélangé de mal, à savoir, la félicité elle-même. Cependant, il ne s’ensuit pas
que la volonté soit contrainte par cet objet : car la contrainte désigne
une chose contraire à la volonté, celle-ci étant proprement l’inclination de
celui qui veut ; et elle ne désigne pas une chose contraire à
l’intelligence, celle-ci ne signifiant pas l’inclination de celui qui pense. Et
la nécessité de ce bien n’induit pas la nécessité de la volonté à l’égard des
autres objets qu’elle doit vouloir — comme la nécessité des premiers principes
induit la nécessité pour l’intelligence d’assentir aux conclusions —, étant
donné que les autres objets voulus n’ont pas de relation nécessaire à ce
premier objet voulu, véritablement ou selon l’apparence, en sorte que sans eux
le premier objet voulu ne puisse être possédé — comme les conclusions
démonstratives ont une relation nécessaire aux principes par lesquels elles
sont démontrées, de sorte que, si les conclusions ne sont pas vraies, il est
nécessaire que les principes ne soient pas vrais.
19° Les hommes ne
tiennent de leur naissance aucune disposition immédiatement dans l’âme
intellective, par laquelle ils soient nécessairement inclinés à élire une
fin : ni du corps céleste, ni d’aucune autre chose ; si ce n’est
qu’ils ont en eux par leur propre nature un appétit nécessaire de la fin
ultime, c’est-à-dire de la béatitude, ce qui n’empêche pas la liberté de
l’arbitre, puisque diverses voies demeurent éligibles pour l’obtention de cette
fin ; et ce, parce que les corps célestes n’impriment pas immédiatement
dans l’âme raisonnable. Mais de la naissance résulte une disposition dans le
corps du nouveau-né tant par la puissance des corps célestes que par les causes
inférieures, qui sont la semence et la matière du fœtus ; disposition qui,
d’une certaine façon, rend l’âme encline à élire quelque chose, dans la mesure
où l’élection de l’âme raisonnable est inclinée par les passions, qui sont dans
l’appétit sensitif, lui-même étant une puissance corporelle qui suit les
dispositions du corps. Mais cela n’introduit en lui aucune nécessité de
l’élection, puisqu’il est au pouvoir de l’âme raisonnable de recevoir mais
aussi de repousser les passions naissantes. Par la suite, l’homme est rendu tel
ou tel par un habitus acquis, dont nous sommes la cause, ou par un habitus
infus, qui n’est pas donné sans notre consentement, bien que nous n’en soyons
pas la cause. Et cet habitus a pour effet que l’homme recherche efficacement la
fin accordée à cet habitus. Et cependant, celui-ci n’introduit pas de
nécessité, ni n’enlève la liberté de l’élection.
20° Puisque
l’élection est un certain jugement sur les choses à faire, ou une conséquence
de ce jugement, ce dont il peut y avoir élection, c’est ce qui est objet de
notre jugement. Or le jugement, dans les choses à faire, se prend de la fin,
comme la conclusion se prend des principes. Donc, de même que nous ne jugeons
pas des premiers principes en les examinant, mais que nous y assentons
naturellement et examinons toutes les autres choses d’après eux, de même aussi
dans le domaine de l’appétit, nous ne jugeons pas de la fin ultime par un
jugement de discussion ou d’examen, mais nous l’approuvons naturellement, et
c’est pourquoi il n’y a pas sur elle élection, mais volonté. Nous avons donc à
son égard une volonté libre, puisque la nécessité d’inclination naturelle ne
s’oppose pas à la liberté, suivant saint Augustin au cinquième livre de la Cité de Dieu ; mais non un libre
jugement, à proprement parler, puisqu’elle n’est pas objet d’élection.
Objections :
Il semble que
oui.
1° On dit que
nous sommes doués de libre arbitre, en ce sens que nos actes sont volontaires.
Or les enfants comme les bêtes ont en commun le volontaire, suivant le
Philosophe au troisième livre de l’Éthique.
Le libre arbitre existe donc chez les bêtes.
2° Selon le
Philosophe au huitième livre de la Physique,
en tout ce qui se meut soi-même, il y a le pouvoir de se mouvoir et de
s’immobiliser. Or les bêtes se meuvent d’elles-mêmes ; elles peuvent donc
se mouvoir et s’immobiliser. Or on dit que nous sommes doués de libre arbitre,
en ce sens qu’il est en notre pouvoir de faire quelque chose, comme on le voit
clairement chez saint Grégoire de Nysse et saint Jean Damascène. Le libre
arbitre existe donc chez les bêtes.
3° Le libre
arbitre implique deux choses : le jugement et la liberté, et les deux
peuvent se trouver chez les bêtes. En effet, elles ont un jugement sur les
choses à faire, ce qui ressort de ce qu’elles poursuivent une chose et en
évitent une autre ; elles ont aussi la liberté, puisqu’elles peuvent se
mouvoir et s’immobiliser. Le libre arbitre existe donc en elles.
4° Dès que la
cause est posée, l’effet est posé. Or saint Jean Damascène a posé ceci comme
cause de la liberté de l’arbitre, que notre âme commence par une mutation, car
elle vient du néant, et c’est pourquoi elle est changeante et en puissance à de
nombreuses choses. Or l’âme de la bête commence par une mutation. Le libre
arbitre existe donc en elle.
5° On appelle
« libre » ce qui n’est pas lié à quelque chose. Or l’âme de la bête
n’est pas liée à l’un des opposés, car sa puissance n’est pas déterminée à une
seule chose comme la puissance des réalités naturelles, qui font toujours la
même chose. L’âme de la bête a donc le libre arbitre.
6° La peine n’est
due qu’à celui qui a le libre arbitre. Or on trouve fréquemment dans l’ancienne
loi une peine infligée aux bêtes, comme cela est clair en Ex. 19 pour la
bête qui touche la montagne, et au chap. 21 pour le bœuf qui frappe de la
corne, et en Lév. 20 pour la bête avec laquelle une femme s’est corrompue.
Les bêtes semblent donc être douées de libre arbitre.
7° Le signe que
l’homme est doué de libre arbitre, comme disent les saints, est qu’il est
poussé au bien et retiré du mal par des préceptes. Or nous constatons que les
bêtes sont attirées par des bienfaits et mues par des préceptes, ou effrayées
par des menaces, afin qu’elles fassent une chose ou en quittent une autre. Les
bêtes sont donc douées de libre arbitre.
8° Le précepte
divin n’est donné qu’à celui qui a le libre arbitre. Or un précepte divin est
donné à une bête : ainsi en Jon. 4, 7, d’après une autre
version, il est dit que « le Seigneur commanda au vers, et il piqua le
lierre ». Les bêtes ont donc le libre arbitre.
En sens contraire :
1° Si l’homme est
à l’image de Dieu, il semble que ce soit parce qu’il est doué de libre arbitre,
comme dit saint Jean Damascène et aussi saint Bernard. Or les bêtes ne sont pas
à l’image de Dieu. Elles ne sont donc pas douées de libre arbitre.
2° Tout ce qui
est doué de libre arbitre, agit, et n’est pas seulement agi. Or les bêtes
n’agissent pas, mais sont agies, comme dit saint Jean Damascène au deuxième
livre. Les bêtes ne sont donc pas douées de libre arbitre.
Réponse :
Les bêtes ne
sont aucunement douées de libre arbitre. Et pour le voir clairement, il faut
savoir que, puisque trois choses concourent à notre opération, à savoir la
connaissance, l’appétit et l’opération elle-même, toute la notion de liberté
dépend du mode de connaissance. En effet, l’appétit suit la connaissance,
puisque l’appétit ne porte que sur le bien que la puissance cognitive lui
propose. Et si parfois l’appétit semble ne pas suivre la connaissance, c’est
parce que le jugement de l’appétit et celui de la connaissance ne portent pas
sur le même objet : en effet, l’appétit porte sur la chose particulière à
faire, tandis que le jugement de la raison porte parfois sur quelque universel,
qui est parfois contraire à l’appétit. Mais le jugement sur cette chose
particulière à faire à un moment donné ne peut jamais être contraire à
l’appétit. Car celui qui veut forniquer, bien qu’il sache universellement que
la fornication est un mal, juge cependant que l’acte de fornication est pour
lui un bien à un moment donné, et il l’élit sous l’apparence du bien. En effet,
personne n’agit en ayant l’intention du mal, comme dit Denys. Or, s’il n’y a
pas d’empêchement, le mouvement ou l’opération suit l’appétit. Voilà pourquoi,
si le jugement de la cognitive n’est pas au pouvoir de quelqu’un mais reçoit
d’ailleurs sa détermination, l’appétit non plus ne sera pas en son pouvoir, et
par conséquent le mouvement ou l’opération ne le sera pas non plus dans
l’absolu.
Or le jugement
est au pouvoir de celui qui juge, dans la mesure où il peut juger sur son
jugement : en effet, sur ce qui est en notre pouvoir, nous pouvons juger.
Or juger de son jugement n’appartient qu’à la raison, qui fait retour sur son
acte, et connaît les relations des réalités dont elle juge, et par lesquelles
elle juge ; c’est pourquoi toute la racine de la liberté est établie dans
la raison. Donc, dans la mesure où une chose se rapporte à la raison, elle se
rapporte aussi au libre arbitre. Or la raison ne se trouve pleinement et
parfaitement qu’en l’homme ; c’est donc seulement en lui que le libre
arbitre se trouve en plénitude.
Mais les bêtes
ont quelque ressemblance de raison, en tant qu’elles ont part à une certaine
prudence naturelle, étant donné que la nature inférieure atteint en quelque
façon ce qui appartient à la nature supérieure. Et cette ressemblance consiste
en ce qu’elles ont un jugement ordonné sur des objets. Mais ce jugement leur
vient d’une estimation naturelle, non d’une confrontation, puisqu’elles
ignorent la raison de leur jugement ; c’est pourquoi un jugement de ce
genre ne s’étend pas à toutes choses, comme le jugement de la raison, mais à
certaines choses déterminées. Et de même, il y a en elles une certaine
ressemblance du libre arbitre, en tant qu’elles peuvent faire ou ne pas faire
une seule et même chose, suivant leur jugement, de sorte qu’il y a en elles
comme une certaine liberté conditionnée : en effet, elles peuvent agir, si
elles jugent qu’il faut agir, ou ne pas agir, si elles ne jugent pas ainsi.
Mais parce que leur jugement est déterminé à une seule chose, et l’appétit et
l’action sont par conséquent déterminés à une seule chose ; c’est pourquoi,
suivant saint Augustin au neuvième livre sur la Genèse au sens littéral, « elles sont mues par des
représentations visuelles » ; et suivant saint Jean Damascène, elles
sont agies par les passions : en effet, elles jugent naturellement de
telle façon sur telle représentation visuelle et sur telle passion ; aussi
telle vision d’une chose ou telle passion qui s’élève en eux les met-elle dans
la nécessité de se mouvoir pour éviter ou poursuivre, comme le mouton est dans
la nécessité de craindre et de fuir à la vue du loup, tandis que le chien, si
la passion de colère s’élève en lui, est dans la nécessité d’aboyer et de
poursuivre pour nuire.
Mais l’homme
n’est pas nécessairement mû par les choses qui se présentent à lui, ou par les
passions qui s’élèvent en lui, parce qu’il peut les recevoir ou les
repousser ; voilà pourquoi l’homme est doué de libre arbitre, mais non la
bête.
Réponse aux objections :
1° Le volontaire
est posé par le Philosophe chez les bêtes non pas en tant qu’il s’accorde à la
volonté, mais en tant qu’il s’oppose au violent ; ainsi, il est dit que le
volontaire est chez les bêtes et les enfants, non qu’ils aient l’usage d’une
libre élection, mais parce qu’ils font quelque chose de leur propre mouvement.
2° La puissance
motrice des bêtes, considérée en elle-même, n’est pas inclinée vers l’un des
opposés plus que vers l’autre ; ainsi est-il dit qu’ils peuvent se mouvoir
et s’immobiliser. Mais le jugement par lequel la puissance motrice est
appliquée à l’un des opposés, est déterminé ; et par conséquent, elles ne
sont pas douées de libre arbitre.
3° Bien qu’il y
ait chez les bêtes une certaine indifférence des actions, cependant l’on ne
peut pas dire au sens propre qu’il y ait en eux une liberté des actions,
c’est-à-dire d’agir ou de ne pas agir : d’une part, parce que les actions,
étant exercées par le corps, peuvent être contraintes ou empêchées non
seulement dans le cas des bêtes, mais aussi dans le cas des hommes, et c’est
pourquoi on ne dit pas même de l’homme qu’il est libre de son action ;
d’autre part aussi parce que, bien qu’il y ait chez la bête, si l’on considère
l’action elle-même en soi, une indifférence quant à l’agir et le non-agir,
cependant, si l’on considère la relation de l’action au jugement, d’où vient sa
détermination à une seule chose, alors une certaine obligation s’étend aussi
aux actions elles-mêmes, de sorte que la notion de liberté ne peut être trouvée
en elles de façon absolue. Mais supposé qu’il y ait chez les bêtes quelque
liberté et quelque jugement, il ne s’ensuivrait cependant pas qu’il y ait chez
elles la liberté du jugement, puisque leur jugement est naturellement déterminé
à une seule chose.
4° Commencer par
une mutation, ou venir du néant, n’est pas assigné par saint Jean Damascène
comme la cause du libre arbitre, mais comme la cause de la flexibilité du libre
arbitre vers le mal ; et ce qui est donné comme la cause du libre arbitre
tant par saint Jean Damascène que par saint Grégoire et aussi saint Augustin,
c’est la raison.
5° Bien que la
puissance motrice chez les bêtes ne soit pas déterminée à une seule chose,
cependant leur jugement sur les choses à faire est déterminé à une seule chose,
comme on l’a dit.
6° Puisque les
bêtes ont été faites pour le service de l’homme, on dispose des bêtes comme il
convient aux hommes, à cause desquels elles ont été faites. Les bêtes sont donc
punies par la loi divine, non qu’elles pèchent, mais parce que leur peine punit
les hommes dans leur possession, ou les effraie en raison de la dureté même de
la peine, ou encore les instruit en leur signifiant un mystère.
7° Tant les
hommes que les bêtes sont conduits par des bienfaits et détournés par des
châtiments, ou par des préceptes et des défenses ; mais de façon
différente, car si les mêmes choses sont représentées à l’homme de la même
façon, que ce soient des préceptes et des défenses, ou des bienfaits et des
châtiments, il est en son pouvoir de les élire ou de les éviter par le jugement
de la raison ; mais chez les bêtes, il y a un jugement naturel déterminé à
ce que la chose qui se présente ou survient d’une certaine façon, soit reçue ou
évitée de la même façon. Mais il arrive que, au souvenir des bienfaits ou des
châtiments passés, les bêtes appréhendent quelque chose comme ami, et à
poursuivre ou à espérer ; et autre chose comme ennemi, et à éviter ou à
craindre ; voilà pourquoi, après des châtiments, la passion de crainte qui
s’élève en eux les induit à obéir au geste de l’instructeur. Et ce genre de
chose se passe chez les bêtes non pas nécessairement à cause de la liberté de
l’arbitre, mais à cause de l’indifférence des actions.
8° Selon saint
Augustin au neuvième livre sur la Genèse
au sens littéral, au sujet de la façon dont le précepte divin fut donné aux
bêtes, « il ne faut pas croire qu’une voix venue de la nuée ait donné un
ordre à l’aide de ces paroles que les êtres raisonnables qui les entendent ont
l’habitude de comprendre et d’exécuter. Les bêtes et les oiseaux, en effet,
n’ont pas reçu ce pouvoir ; à leur manière cependant ils obéissent à Dieu,
non par le libre arbitre d’une volonté rationnelle, mais, de même que Dieu,
sans être lui-même mû dans le temps, meut toutes choses en temps opportun […],
ainsi sont-ils mus dans le temps pour exécuter ses ordres. »
Objections :
Il semble que
non.
1° Le libre
arbitre est une faculté de la volonté et de la raison. Or la raison ne convient
pas à Dieu, puisqu’elle désigne une connaissance discursive, tandis que Dieu
connaît tout d’un simple regard. Le libre arbitre ne convient donc pas à Dieu.
2° Le libre
arbitre est la faculté par laquelle on élit le bien et le mal, comme le montre
clairement saint Augustin. Or la faculté d’élire le mal n’existe pas en Dieu.
Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.
3° Le libre arbitre
est une puissance qui a des actes opposés. Or Dieu n’a pas des actes opposés,
puisqu’il est immuable, et qu’il ne peut être infléchi vers le mal. Le libre
arbitre n’existe donc pas en Dieu.
4° Élire est
l’acte du libre arbitre, comme il ressort de la définition susdite. Or
l’élection ne convient pas à Dieu, puisqu’elle suit le conseil, qui est propre
à celui qui doute et qui enquête. Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.
En sens contraire :
1° Anselme
dit : « Si le pouvoir de pécher entrait dans la définition du libre
arbitre, alors ni Dieu ni les anges n’auraient de libre arbitre ; ce qui
est absurde. » Il est donc aberrant de dire que Dieu n’a pas de libre
arbitre.
2°
1 Cor. 12, 11 : « C’est un seul et même Esprit qui
produit tous ces dons, les distribuant à chacun en particulier, comme il lui
plaît » ; la Glose :
« d’après le libre arbitre de sa volonté ». Le Saint-Esprit a donc un
libre arbitre et, pour la même raison, le Père et le Fils aussi.
Réponse :
On peut trouver
le libre arbitre en Dieu ; mais de façon différente en lui, dans les
anges, et dans les hommes.
En effet, que
le libre arbitre existe en Dieu, apparaît par le fait qu’il possède lui-même la
fin de sa volonté, fin qu’il veut naturellement et qui est sa bonté, tandis
qu’il veut toutes les autres choses comme ordonnées à cette fin ; mais, à
proprement parler, il ne les veut pas nécessairement, comme on l’a montré dans
la question précédente, étant donné que sa bonté n’a pas besoin des choses qui
lui sont ordonnées, si ce n’est pour sa manifestation, qui peut se faire
convenablement de plusieurs façons ; il lui reste ainsi un libre jugement
pour vouloir ceci ou cela, comme c’est le cas pour nous. Et c’est pourquoi il
est nécessaire de dire que le libre arbitre se trouve en Dieu, et semblablement
dans les anges ; en effet, ceux-ci ne veulent pas par nécessité tout ce
qu’ils veulent ; mais ce qu’ils veulent, ils le veulent par un libre
jugement, tout comme nous.
Cependant, le
libre arbitre se trouve différemment en nous, dans les anges, et en Dieu. En
effet, si ce qui est premier varie, il est nécessaire que ce qui suit varie. Or
la faculté du libre arbitre présuppose deux choses : la nature, et la
puissance cognitive.
La nature est
d’un autre mode en Dieu que dans les hommes et que dans les anges. Car la
nature divine est incréée, et elle est son être et sa bonté ; aussi ne
peut-il y avoir de défaut en lui ni quant à l’être ni quant à la bonté. Mais la
nature humaine et la nature angélique sont créées, ayant pour principe le néant ;
par conséquent, autant qu’il est en elles, elles ont la possibilité de faillir.
Et c’est pourquoi le libre arbitre de Dieu ne peut nullement être infléchi vers
le mal, tandis que le libre arbitre de l’homme et de l’ange, considéré dans ses
principes naturels, peut être infléchi vers le mal.
La connaissance
aussi se trouve avec un mode différent en l’homme, en Dieu, et dans les anges.
En effet, l’homme a une connaissance voilée, et prend connaissance de la vérité
par un processus discursif ; c’est pourquoi le doute et la difficulté lui
surviennent lorsqu’il distingue et juge, car « les pensées des hommes sont
timides, et nos prévoyances sont incertaines » comme il est dit en
Sag. 9, 14. Mais en Dieu, et dans les anges à leur façon, il y a une
connaissance simple de la vérité, sans processus discursif ni enquête ;
aussi la difficulté ou le doute n’ont-ils pas de place en eux lorsqu’ils
distinguent ou jugent. Voilà pourquoi Dieu et l’ange ont en leur libre arbitre
une prompte élection, tandis que l’homme est sujet à la difficulté lorsqu’il
élit, à cause de l’incertitude et du doute.
Et ainsi, l’on
voit clairement que le libre arbitre de l’ange occupe une place médiane entre
le libre arbitre de Dieu et celui de l’homme, ayant part en quelque façon aux
deux extrêmes.
Réponse aux objections :
1° Le mot
« raison » est parfois pris largement dans le sens de toute
connaissance immatérielle ; et en ce sens, la raison se trouve en
Dieu ; c’est pourquoi Denys met la raison au nombre des noms divins, au
septième chapitre des Noms divins.
D’une autre façon, ce mot est pris proprement pour désigner la puissance
cognitive avec processus discursif ; et en ce sens, la raison ne se trouve
ni en Dieu ni dans les anges, mais seulement dans les hommes. L’on peut donc
dire que la raison, dans la définition du libre arbitre, est posée avec la
première acception. Mais si on la prend dans la seconde acception, alors le
libre arbitre est défini avec le mode qu’il a dans les hommes.
2° Le pouvoir
d’élire le mal n’entre pas dans la notion de libre arbitre, mais c’est une
conséquence du libre arbitre, lorsqu’il existe dans une nature créée ayant la
possibilité de faillir.
3° La volonté
divine a des actes opposés : non qu’elle veuille une chose et ensuite ne
la veuille pas, ce qui s’opposerait à son immuabilité ; ni qu’elle puisse
vouloir le bien et le mal, car cela poserait une faillibilité en Dieu ;
mais parce qu’elle peut vouloir ceci et ne pas le vouloir.
4° Que l’élection
suive le conseil, qui s’effectue avec enquête, s’ajoute à l’élection telle
qu’elle se trouve dans la nature raisonnable, qui prend connaissance de la
vérité par un processus discursif de la raison ; mais dans la nature
intellectuelle, qui a une réception simple de la vérité, l’élection se trouve
sans enquête précédente. Et c’est ainsi que l’élection existe en Dieu.
Objections :
Il semble que
non.
1° Le libre
arbitre, suivant saint Augustin, est une faculté de la volonté et de la raison.
Or le mot « faculté » évoque un pouvoir facile. Puis donc que la
facilité de la puissance vient de l’habitus — car, selon saint Augustin,
l’habitus est ce qui permet d’agir facilement —, il semble que le libre arbitre
soit un habitus.
2° Parmi les
opérations, certaines sont morales, d’autres naturelles. Or la faculté qui sert
aux opérations morales, est un habitus, non une puissance, comme cela est clair
dans le cas des vertus morales. Le libre arbitre, qui implique une facilité
pour les opérations naturelles, est donc lui aussi un habitus, non une
puissance.
3° Selon le
Philosophe au deuxième livre de la Physique,
si la nature faisait un navire, elle le ferait comme l’art. La facilité
naturelle est donc de même nature que la facilité qui advient par l’art. Or la
facilité qui advient par l’art est un certain habitus acquis par des œuvres,
comme on le voit clairement avec les vertus morales, si nous disons advenir par
l’art tout ce qui est fait selon la raison. La faculté ou facilité naturelle
qu’est le libre arbitre sera donc un certain habitus.
4° Selon le
Philosophe au deuxième livre de l’Éthique,
les habitus nous font agir de telle ou telle façon, et les puissances nous font
simplement agir. Or l’expression de libre arbitre désigne non seulement ce par
quoi nous agissons, mais ce par quoi nous agissons de telle façon, c’est-à-dire
librement. L’expression de libre arbitre désigne donc un habitus.
5° [Le répondant] disait que lorsque l’on dit : « l’habitus nous fait agir de telle ou telle façon », il faut comprendre : « bien ou mal ». En sens contraire : ce qui entre dans la notion d’habitus est commun à tout habitus. Or bien ou mal agir n’est pas commun à tout habitus, car les habitus spéculatifs ne se rapportent pas au bien ou au mal, semble-t-il. Bien ou mal agir n’entre donc pas dans la notion d’habitus.
6° Ce qui est ôté
par le péché ne peut être une puissance, mais un habitus. Or le libre arbitre
est ôté par le péché car, comme dit saint Augustin, « en usant mal de son
libre arbitre, l’homme se perdit et le perdit ». Le libre arbitre est donc
un habitus et non une puissance.
7° [Le répondant] disait que la parole de saint Augustin s’entend de la liberté de la grâce, qui existe par un habitus. En sens contraire : selon saint Augustin, personne ne mésuse de l’habitus de la grâce. Le libre arbitre, dont on mésuse, ne peut donc être compris comme la liberté de la grâce.
8° Saint Bernard
dit que le libre arbitre est « un habitus de l’esprit qui est libre de
soi-même » ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
9° Il est plus
facile de passer à l’acte de la connaissance qu’à l’acte de l’opération. Or il
a été donné à la puissance cognitive un habitus naturel, l’intelligence des
principes, qui est au sommet de la connaissance. À la puissance opérative ou
motrice a donc aussi été donné quelque habitus naturel. Puis donc que le libre
arbitre semble tenir le plus haut rang parmi les moteurs, il semble qu’il soit
un habitus, ou une puissance perfectionnée par un habitus.
10° Une puissance
n’est restreinte que par un habitus. Or la volonté et la raison sont
restreintes dans le libre arbitre : en effet, la volonté porte sur les
choses possibles et les impossibles, tandis que le libre arbitre ne porte pas
sur les impossibles ; semblablement, la raison porte sur les choses qui
sont en nous et sur celles qui ne sont pas en nous, tandis que le libre arbitre
porte seulement sur celles qui sont en nous. L’expression de libre arbitre
désigne donc un habitus.
11° De même que le
nom de puissance désigne une chose qui s’ajoute à l’essence, de même le nom de
faculté désigne une chose qui s’ajoute à la puissance. Or ce qui s’ajoute à la
puissance, c’est l’habitus. Puis donc que le libre arbitre est une faculté, il
semble qu’il soit un habitus.
12° Saint Augustin
dit que le libre arbitre est « un mouvement vital et rationnel de
l’âme ». Or le nom de mouvement désigne un acte. Le libre arbitre est donc
un acte et non une puissance.
13° Le jugement,
selon Boèce, est l’acte de celui qui juge. Or l’arbitre est la même chose que
le jugement. L’arbitre est donc lui aussi un acte. Or ajouter
« libre » ne le fait pas sortir du genre de l’acte, car on appelle
libres les actes qui sont au pouvoir de l’agent. Le libre arbitre est donc un
acte et non une puissance.
14° Selon saint
Augustin au livre sur la Trinité, ce
qui dépasse son sujet est en lui essentiellement, non accidentellement :
par là, il prouve que l’amour et la connaissance sont dans l’esprit
essentiellement, car l’esprit aime et connaît non seulement soi-même, mais
aussi d’autres choses. Or le libre arbitre s’étend au-delà du sujet, car l’âme
agit librement sur les choses qui sont au-dehors d’elle. Le libre arbitre est
donc dans l’âme essentiellement ; et ainsi, il n’est pas une puissance,
puisque la puissance s’ajoute à l’essence.
15° Aucune
puissance ne se met elle-même en acte. Or le libre arbitre se met en acte quand
il veut. Le libre arbitre n’est donc pas une puissance.
En sens contraire :
1° Selon le
Philosophe au deuxième livre de l’Éthique,
chap. 5, trois choses sont dans l’âme : la puissance, l’habitus et la
passion. Or le libre arbitre n’est pas une passion, puisqu’il est dans la
partie supérieure de l’âme, tandis que la passion et la qualité passible sont
seulement relatives à la partie sensitive ; semblablement, il n’est pas un
habitus, puisqu’il est le sujet de la grâce — en effet, il se rapporte à
la grâce, suivant saint Augustin, comme le cheval au cavalier — alors
qu’un habitus ne peut être le sujet d’un autre habitus. Il reste donc que le
libre arbitre est une puissance.
2° Il semble y
avoir cette différence entre la puissance et l’habitus, que la puissance qui a
des objets opposés est déterminée à un seul objet par l’habitus. Or
l’expression de libre arbitre désigne une chose ayant des objets opposés et nullement
déterminée à un seul objet. Le libre arbitre est donc une puissance et non un
habitus.
3° Saint Bernard
dit : « Ôte le libre arbitre, il n’y a plus rien à sauver. » Or
ce qui est sauvé est l’âme, ou une puissance de l’âme. Puis donc que le libre
arbitre n’est pas l’âme, car il relève seulement de la partie supérieure, il
reste qu’il est une puissance.
4° Le Maître dit
au deuxième livre des Sentences,
dist. 24 : « Cette puissance de l’âme raisonnable, par laquelle
elle peut vouloir le bien ou le mal en distinguant l’un de l’autre, est appelée
libre arbitre. » Et ainsi, le libre arbitre est une puissance.
5° Anselme dit
que le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volonté
pour elle-même ». Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que
ci-dessus.
Réponse :
L’expression de
libre arbitre, si l’on envisage son sens, désigne un acte ; mais le
langage usuel l’a amenée à signifier ce qui est le principe de l’acte. En
effet, lorsque nous disons que l’homme jouit du libre arbitre, non ne voulons
pas dire qu’il juge librement en acte, mais qu’il a en lui-même de quoi pouvoir
juger librement.
Si donc cet
acte de juger librement a en soi quelque chose qui excède la force de la
puissance, alors l’expression de libre arbitre désignera un habitus, ou une
puissance perfectionnée par un habitus ; ainsi, se mettre en colère avec
mesure implique une chose qui dépasse la force de l’irascible, car l’irascible
ne peut par lui-même réfréner la passion de colère, à moins d’être perfectionné
par un habitus, grâce auquel la mesure de la raison est imprimée en lui. Mais
si juger librement n’implique pas en soi une chose qui dépasse la force de la
puissance, l’expression de libre arbitre désignera simplement la
puissance ; ainsi, se mettre en colère ne dépasse pas la force de la
puissance irascible, donc son principe propre est la puissance, et non un
habitus.
Or il est avéré
que l’acte de juger, si l’on n’y ajoute rien, ne passe pas la force de la
puissance, étant donné que c’est l’acte d’une puissance — la raison — par sa
nature propre, sans qu’un habitus surajouté soit requis. Et de même, ajouter
« librement » ne dépasse pas non plus la force de la puissance. Car
on dit qu’une chose se fait librement lorsqu’elle est au pouvoir de celui qui
agit. Or, qu’une chose soit en notre pouvoir, cela est en nous par une
puissance — la volonté — et non par un habitus. Voilà pourquoi l’expression de
libre arbitre ne désigne pas un habitus, mais la puissance de volonté ou de
raison, l’une en relation à l’autre. En effet, l’acte d’élection est produit
ainsi, c’est-à-dire de l’une d’elles en relation à l’autre, suivant la parole
du Philosophe au sixième livre de l’Éthique,
disant que l’élection est l’appétit de l’intellectif, ou l’intelligence de
l’appétitif.
De ce qui précède
ressort aussi le motif pour lequel certains ont prétendu que le libre arbitre
était un habitus. En effet, certains ont affirmé cela à cause de ce qui est
ajouté par le libre arbitre à la volonté et à la raison, c’est-à-dire la
relation de l’une à l’autre. Mais cela ne peut inclure la notion d’habitus, si
l’on prend le nom d’habitus au sens propre : car l’habitus est une
certaine qualité, par laquelle la puissance est inclinée à l’acte. D’autres ont
prétendu que le libre arbitre était une puissance habituelle, au vu de la
facilité qui nous fait juger librement. Mais cela, comme on l’a déjà dit,
n’excède pas la notion de puissance.
Réponse aux objections :
1° On dit qu’une
chose est facile de deux façons : d’abord à cause de l’éloignement d’un
empêchement ; ensuite à cause de l’adjonction d’une aide. Ainsi, la
facilité qui accompagne l’habitus résulte de l’adjonction d’une aide, car
l’habitus incline la puissance à l’acte. Or l’expression de libre arbitre ne
désigne pas cette facilité, étant donné que, autant qu’il est en lui, le libre
arbitre n’est pas incliné vers un objet plutôt que vers l’autre ; mais
elle désigne la facilité qui résulte de l’éloignement d’un empêchement, parce
que le libre arbitre n’est empêché dans son opération propre par aucune
contrainte. Voilà pourquoi saint Augustin a proprement désigné le libre arbitre
comme une faculté, non comme une facilité : car la faculté semble
impliquer qu’une chose est au pouvoir de celui qui a la faculté.
2°
&
3°
Et il faut répondre de même aux deuxième et troisième arguments, qui portent
sur la facilité de l’habitus.
4° Dans l’acte,
on peut considérer deux mouvements : l’un qui relève de la notion
d’habitus, comme quand on fait bien ou mal quelque chose ; l’autre qui
relève de la notion de puissance, comme connaître immatériellement convient à
l’intelligence par la nature même de cette puissance. Ainsi, le mode impliqué
dans ce que j’appelle « juger librement », ne relève pas d’un habitus
ajouté mais de la puissance même de la raison, comme on l’a dit.
5° [La solution
au cinquième argument fait défaut.]
6° L’homme, en
usant mal du libre arbitre, ne l’a pas perdu totalement, mais à un certain
point de vue : car après le péché il ne peut pas être sans péché, comme il
pouvait l’être avant le péché.
7° Bien que nul
ne puisse mésuser de la grâce, on peut cependant mésuser d’un libre arbitre
ayant la liberté de la grâce, au sens où nous mésusons de ce qui est le
principe du mauvais usage, tel l’habitus ou la puissance. Mais au sens où nous
mésusons d’une chose comme de l’objet de l’usage, il arrive que l’on mésuse des
vertus et de la grâce, comme cela est clair pour le cas de ceux qui
s’enorgueillissent des vertus.
8° Saint Bernard
prend l’habitus improprement, dans le sens d’une quelconque facilité.
9° Une puissance
peut avoir besoin d’un habitus pour deux raisons. D’abord, parce que
l’opération qui doit être effectuée par la puissance excède la force de la
puissance, bien qu’elle n’excède pas la force de toute la nature humaine.
Ensuite, parce qu’elle excède la force de toute la nature humaine. Et de cette
seconde façon, toutes les puissances de l’âme par lesquelles des actes
méritoires sont élicités ont besoin d’habitus, qu’elles soient affectives ou
intellectives ; car elles n’ont de pouvoir sur ce genre d’actes que si des
habitus de grâce leur sont ajoutés.
Mais de la
première façon, l’intelligence a besoin d’un habitus, étant donné qu’elle ne
peut penser une chose sans lui être assimilée par une espèce intelligible. Il
est donc nécessaire que soient ajoutées des espèces par lesquelles
l’intelligence passe à l’acte ; or une quelconque ordination des espèces
fait un habitus.
Et pour la même
raison, les puissances appétitives inférieures, c’est-à-dire l’irascible et le
concupiscible, ont besoin d’habitus pour être perfectionnées par les vertus
morales. En effet, que leurs actes soient réfrénés, cela ne dépasse pas la
nature humaine, mais cela dépasse la force des puissances susdites. Il est donc
nécessaire que ce qui appartient à la puissance supérieure, c’est-à-dire à la
raison, soit imprimé en elles ; et cette empreinte même de la raison dans
les puissances inférieures accomplit formellement les vertus morales.
Mais la
puissance affective supérieure n’a pas ainsi besoin d’un habitus, car elle tend
naturellement vers le bien qui lui est connaturel, comme vers son objet propre.
Aussi est-il seulement requis, pour qu’elle veuille le bien, que celui-ci lui
soit montré par la puissance cognitive. Voilà pourquoi les philosophes n’ont
pas posé d’habitus dans la volonté, ni naturel ni acquis ; mais pour
diriger dans le domaine opératif, ils ont posé la prudence dans la raison, et
la tempérance, la force et les autres vertus morales dans l’irascible et le
concupiscible. Selon les théologiens, en revanche, on pose dans la volonté
l’habitus de charité pour les actes méritoires.
10° Cette
restriction de la raison et de la volonté ne se fait pas par un habitus ajouté,
mais par la relation d’une puissance à l’autre.
11° La faculté qui
opère par l’inclination d’un habitus, ajoute à la puissance une chose qui est
d’une autre nature, c’est-à-dire l’habitus ; mais la faculté qui opère par
éloignement de la contrainte, ajoute à la puissance une raison déterminée,
appartenant cependant à la nature même de la puissance ; comme la
différence, qui est ajoutée au genre, appartient à la nature de l’espèce.
12° Saint Augustin
définit le libre arbitre par son acte propre, étant donné que les puissances
sont connues par leurs actes ; cette prédication n’est donc pas
essentielle mais causale.
13° Bien qu’en
propriété de termes l’expression de libre arbitre désigne un acte, cependant le
langage usuel l’a transférée à signifier le principe de l’acte.
14° La
connaissance et l’amour peuvent se rapporter à l’esprit de deux façons. D’abord
comme à l’aimant et au connaissant ; et dans ce cas, ils ne dépassent pas
l’esprit, et ne s’écartent pas de la ressemblance des autres accidents.
Ensuite, ils peuvent se rapporter à l’esprit comme à l’aimé et au connu ;
et dans ce cas, ils dépassent l’esprit, car l’esprit aime et connaît non
seulement soi-même, mais aussi les autres choses ; et ainsi, ils
s’écartent de la ressemblance des autres accidents. Car les autres accidents,
dans le rapport qu’ils ont au sujet, ne se rapportent pas à quelque chose
d’extérieur ; mais c’est en agissant qu’ils se rapportent à l’extérieur,
et en inhérant qu’ils se rapportent au sujet. Mais l’amour et la connaissance
se rapportent de quelque unique façon au sujet et aux choses extérieures ;
quoiqu’il y ait un mode par lequel ils se rapportent seulement au sujet. Ainsi
donc, il n’est pas nécessaire que l’amour et la connaissance soient essentiels
à l’esprit, sauf lorsque l’esprit est connu et aimé dans son essence.
15° [Dans
certaines éditions seulement.] Cet argument vaut pour la puissance passive
d’exister — telle la matière prime —, qui ne se met pas elle-même en
acte ; mais il ne vaut pas pour la puissance opérative — tel le libre
arbitre —, qui est amenée à l’acte par l’objet.
Objections :
Il semble qu’il
soit plusieurs puissances.
1° Comme dit
saint Augustin, le libre arbitre est une faculté de la volonté et de la raison.
Or la raison et la volonté sont des puissances différentes. Le libre arbitre se
rattache donc à différentes puissances.
2° Les puissances
sont connues par les actes. Or les actes de diverses puissances sont attribués
au libre arbitre ; en effet, comme dit saint Jean Damascène au deuxième
livre, à propos du libre arbitre, « les deux solutions dépendent de
nous : s’ébranler ou non, se remuer ou non, désirer ou non, etc. »,
toutes choses dont il est certain qu’elles relèvent de plusieurs puissances. Le
libre arbitre est donc plusieurs puissances.
3° Boèce dit au livre
sur la Consolation : « Le
libre arbitre est dans les substances divines » — c’est-à-dire dans les
anges — « par ceci qu’il y a en eux un jugement pénétrant et une volonté
intègre. » Or la pénétration du jugement relève de la raison. Le libre
arbitre inclut donc en soi la volonté et la raison ; et ainsi, le libre
arbitre est plusieurs puissances.
4° [Le répondant] disait que c’est une puissance unique ayant la vertu de deux. En sens contraire : de même que l’on trouve dans la partie supérieure de l’âme une puissance cognitive et une puissance affective, de même aussi dans la partie inférieure. Or dans la partie inférieure, il n’y a pas de puissance qui ait en soi la vertu de la cognitive et de l’affective. Donc dans la partie supérieure non plus.
5° Boèce dit au
livre sur la Consolation de la
philosophie que « la suprême servitude, c’est quand les esprits
humains livrés aux vices sont bientôt obscurcis dans le nuage de la science et
troublés par des affections dangereuses ». Or la servitude dont il est parlé
ici, est contraire au libre arbitre. Le libre arbitre inclut donc en soi la
raison et la volonté ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que
ci-dessus.
En sens contraire :
1° L’homme est
appelé un microcosme, en tant que la ressemblance du macrocosme se trouve en
lui. Or, dans le macrocosme, on ne trouve pas deux natures extrêmes sans une
intermédiaire. Donc, dans l’homme non plus, on ne trouve pas deux puissances
extrêmes sans une intermédiaire. Or il se rencontre en l’homme une puissance qui
tend toujours vers le bien : la syndérèse ; et une autre quasiment
opposée à celle-ci, et qui incline toujours vers le mal : la sensualité.
Il se rencontre donc une puissance qui se rapporte au bien et au mal, et c’est
le libre arbitre. Et ainsi, il semble que le libre arbitre soit une puissance
unique.
Réponse :
Deux
considérations ont poussé certains à poser que le libre arbitre était plusieurs
puissances. À l’origine de la première, il y avait le constat que, par le libre
arbitre, nous avons un pouvoir sur les actes de toutes les puissances ;
c’est pourquoi ils posaient que le libre arbitre était comme un tout universel
pour toutes les puissances. Mais cela n’est pas possible, car alors il
s’ensuivrait qu’il y a en nous de nombreux libres arbitres, à cause de la
multitude des puissances ; en effet, plusieurs hommes sont plusieurs êtres
vivants. Et la raison susdite ne nous contraint pas à poser cela ; car
tous les actes des diverses puissances ne se rapportent au libre arbitre que
moyennant un acte unique, celui d’élire : en effet, nous nous mouvons par
le libre arbitre dans la mesure où, par le libre arbitre, nous élisons de nous
mouvoir, et de même pour les autres actes. Cela ne montre donc pas que le libre
arbitre est plusieurs puissances, mais qu’il est une puissance unique mouvant
par sa vertu diverses puissances.
Mais une autre
considération poussait certains autres à poser la pluralité des puissances dans
le libre arbitre. Ils partaient du constat que des choses relevant de diverses
puissances se rencontraient dans l’acte du libre arbitre : le jugement,
qui appartient à la raison, et l’appétit, qui appartient à la volonté. De là,
il prétendirent que le libre arbitre rassemblait en lui-même plusieurs
puissances à la façon dont le tout intégral contient ses parties. Mais cela est
impossible. En effet, puisque l’acte qui est attribué au libre arbitre est un
acte spécial unique, celui d’élire, il ne peut émaner immédiatement de deux
puissances ; mais il émane de l’une immédiatement, et de l’autre médiatement,
c’est-à-dire en tant que ce qui appartient à la première puissance est laissé
dans la seconde. Il reste donc que le libre arbitre est une puissance unique.
Réponse aux objections :
1° Saint Augustin
dit que le libre arbitre est une faculté de la volonté et de la raison, parce
l’homme est ordonné à l’acte du libre arbitre par l’une et l’autre puissance,
quoique non immédiatement.
2° Le libre
arbitre n’est ordonné aux actes des diverses puissances que moyennant son
unique acte propre, comme on l’a dit.
3° Boèce attribue
au libre arbitre ce qui appartient à diverses puissances, en tant que l’homme
est ordonné à l’acte du libre arbitre à travers différentes puissances, comme
on l’a dit.
4° Dans la partie
irrationnelle et inférieure de l’âme, il y a seulement une simple appréhension
par la partie cognitive, et non une autre confrontation ou ordination, comme
c’est déjà le cas dans la partie appréhensive rationnelle. Voilà pourquoi, dans
la partie sensitive, l’appétit se porte simplement vers l’objet, sans qu’aucun
ordre soit laissé par l’appréhensive dans l’appétitive. Aussi n’y a-t-il dans
la partie sensitive aucune puissance qui comprenne en soi en quelque façon
l’appréhensive et l’appétitive, comme c’est le cas dans la partie rationnelle.
5° Il faut
répondre comme au quatrième argument.
Objections :
Il semble qu’il
soit une autre puissance.
1° Ce qui est
prédiqué d’une chose essentiellement, ne doit pas être posé obliquement dans sa
définition, comme « animal » ne doit pas être posé obliquement dans
la définition de l’homme. Or la raison et la volonté sont posés obliquement
dans la définition du libre arbitre ; en effet, elle est appelée « faculté
de la volonté et de la raison ». Le libre arbitre n’est donc pas la raison
ou la volonté, mais une puissance autre que ces deux.
2° Les
différences des puissances sont connues par les différences des actes. Or
élire, qui est l’acte du libre arbitre, diffère de vouloir, qui est l’acte de
la volonté, comme le montre clairement le Philosophe au troisième livre de l’Éthique. Le libre arbitre est donc une
puissance autre que la volonté.
3° Dans
l’expression de libre arbitre, l’arbitre est posé dans l’abstrait, mais la liberté
dans le concret. Or l’arbitre appartient à la raison, la liberté à la volonté.
Ce qui appartient à la raison convient donc essentiellement au libre arbitre,
tandis que ce qui appartient à la volonté lui convient pour ainsi dire
dénominativement et actuellement ; et ainsi, le libre arbitre semble être
la raison plutôt que la volonté.
4° Selon saint
Jean Damascène et saint Grégoire de Nysse, nous sommes doués de libre arbitre
dans la mesure où nous sommes raisonnables. Or nous sommes raisonnables dans la
mesure où nous avons la raison. Nous sommes donc doués de libre arbitre dans la
mesure où nous avons la raison ; et de la sorte, il semble que le libre
arbitre soit la raison.
5° L’ordre des
puissances dépend de l’ordre des habitus. Or l’acte de la foi, qui est un
habitus de la raison, est formé par la charité, qui est un habitus de la
volonté. Un acte de la raison est donc formé par la volonté, et non l’inverse.
Et de la sorte, si l’acte du libre arbitre appartient aux deux puissances que
sont la volonté et la raison, à l’une comme à celle qui élicite, et à l’autre
comme celle qui forme, il semble qu’il appartienne à la raison comme à celle
qui élicite ; et ainsi, le libre arbitre est essentiellement la raison, et
par conséquent il est une autre puissance que la volonté.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascène dit au troisième livre, chap. 14 : « Le libre arbitre
n’est rien d’autre que la volonté. »
2° Le Philosophe
dit au troisième livre de l’Éthique
que l’élection est le désir de ce qui a déjà été délibéré. Or l’élection est
l’acte du libre arbitre. Le libre arbitre est donc la puissance appétitive. Or
elle n’est pas l’appétit inférieur, qui se divise en irascible et
concupiscible, car dans ce cas les bêtes auraient le libre arbitre. Elle est donc
l’appétit supérieur ; et celui-ci est la volonté, suivant le Philosophe au
troisième livre sur l’Âme. Le libre
arbitre est donc la volonté.
Réponse :
Certains
prétendent que le libre arbitre est une troisième puissance, autre que la
volonté et que la raison, parce qu’il voient que l’acte du libre arbitre —
élire — est différent à la fois de l’acte de la simple volonté et de l’acte de
la raison. Car l’acte de la raison consiste dans la seule connaissance, la
volonté a son acte relativement au bien qui est fin, et le libre arbitre
relativement au bien qui est moyen. Donc, de même que le bien qui est moyen
résulte de la notion de fin, et que l’appétit du bien résulte de la
connaissance, de même ils disent que, d’une certaine façon, par un ordre
naturel, la volonté procède de la raison, et que de ces deux procède une
troisième puissance qui est le libre arbitre. Mais cela ne peut pas se soutenir
convenablement. En effet, l’objet et ce qui est la raison de l’objet relèvent
de la même puissance, comme la couleur et la lumière relèvent de la vue. Or
toute la raison de l’appétibilité du moyen, en tant que tel, est la fin. Il est
donc impossible que rechercher la fin relève d’une autre puissance que
rechercher le moyen. Et cette différence entre la fin, qui est recherchée dans
l’absolu, et le moyen, qui est recherché en relation à autre chose, ne peut
induire une distinction des puissances appétitives. Car l’ordination de l’un à
l’autre n’est pas par soi dans l’appétit, mais par autre chose, c’est-à-dire
par la raison, à laquelle il appartient d’ordonner et de confronter ; elle
ne peut donc être une différence spécifique constituant une espèce de
l’appétit.
Quant à savoir
si élire est un acte de la raison ou de la volonté, le Philosophe semble
laisser cela dans le doute au sixième livre de l’Éthique ; supposant toutefois que c’est en quelque façon une
vertu des deux, il dit que l’élection est soit l’intelligence de l’appétitif,
soit l’appétit de l’intellectif. En revanche, il dit au troisième livre de l’Éthique que c’est un appétit,
définissant l’élection comme le désir de ce qui a déjà été délibéré. Or, que
cela soit vrai, et l’objet lui-même en fournit la preuve — car de même que le
délectable et l’honnête, qui incluent la notion de fin, sont objets de la puissance
appétitive, de même aussi le bien utile, qui est proprement élu —, et le nom le
fait voir clairement : car le libre arbitre, comme on l’a dit, est la
puissance par laquelle l’homme peut juger librement. Or, si une chose est
appelée principe de ce qu’un acte est fait d’une certaine façon, il n’est pas
nécessaire qu’elle soit purement et simplement le principe de cet acte, mais
l’on signifie qu’elle en est le principe d’une certaine façon ; de même,
en disant que la grammaire est la science du parler correct, on ne dit pas
qu’elle est purement et simplement le principe de la parole, car l’homme peut
parler sans la grammaire, mais qu’elle est le principe de la correction dans la
parole. Ainsi également, « la puissance qui nous fait juger librement »
ne s’entend pas de celle qui nous fait purement et simplement juger, ce qui
appartient à la raison, mais de celle qui donne la liberté lorsqu’on juge, ce
qui appartient à la volonté. C’est pourquoi le libre arbitre est la volonté
elle-même ; et il ne renvoie pas à celle-ci dans l’absolu, mais
relativement à un acte d’elle, celui d’élire.
Réponse aux objections :
1° L’expression
de libre arbitre ne désigne pas la volonté dans l’absolu mais en relation à la
raison ; c’est pourquoi, pour signifier cela, la volonté et la raison sont
posés obliquement dans la définition du libre arbitre.
2° Bien qu’élire
soit un autre acte que vouloir, cependant cette différence ne peut induire une
distinction des puissances.
3° Bien que le
jugement appartienne à la raison, cependant la liberté dans le jugement
appartient immédiatement à la volonté.
4° Nous sommes
appelés raisonnables non seulement d’après la puissance de la raison, mais
aussi d’après l’âme raisonnable, dont la volonté est une puissance ; et
c’est dans la mesure où nous sommes ainsi raisonnables que nous sommes dits
doués de libre arbitre. Cependant, si le terme « raisonnables » était
pris de la puissance de la raison, la citation en question signifierait que la
raison est l’origine première du libre arbitre, mais non le principe immédiat
de l’élection.
5° La volonté
meut d’une certaine façon la raison en commandant son acte, et la raison meut
la volonté en lui proposant son objet, qui est la fin, et de là vient que l’une
et l’autre des deux puissances peut en quelque façon être formée par l’autre.
Objections :
Il semble que
oui.
1° La nature
spirituelle est plus noble que la corporelle. Or il convient à quelque nature
corporelle, telle la nature de corps céleste, qu’aucun désordre ne puisse
exister dans son mouvement. Donc à bien plus forte raison peut-il exister une
nature créée spirituelle, capable de libre arbitre, dans les mouvements de
laquelle aucun désordre ne puisse exister naturellement ; et cela, c’est
être impeccable, ou être confirmé dans le bien.
2° [Le répondant] disait qu’il appartient à la noblesse de la créature spirituelle de pouvoir mériter ; ce qui serait impossible, si elle ne pouvait pas pécher et ne pas pécher. En sens contraire : pouvoir mériter convient à une créature spirituelle en ceci qu’elle a la maîtrise de son acte. Or, si elle ne pouvait faire que de bons actes, la maîtrise de son acte lui demeurerait néanmoins : en effet, elle pourrait faire ou ne pas faire quelque bien sans tomber dans le mal, ou du moins choisir entre le bien et le meilleur. Il n’est donc pas requis, pour mériter, que l’on puisse pécher.
3° Le libre
arbitre, par lequel nous méritons avec le secours de la grâce, est une
puissance active. Or faillir n’entre pas dans la notion de puissance active. La
créature spirituelle peut donc avoir une puissance pour mériter, si elle est
naturellement impeccable.
4° Anselme dit
que le pouvoir de pécher n’est ni la liberté, ni une partie de la liberté. Or
la liberté est la raison pour laquelle l’homme est capable de mérite. Si donc
l’on ôte la puissance de pécher, il restera encore à l’homme la puissance de
mériter.
5° Selon saint
Grégoire de Nysse et saint Jean Damascène, la raison pour laquelle la créature
est variable quant au libre arbitre est qu’elle vient du néant. Or, pour la
créature, pouvoir tomber dans le néant s’ensuit plus immédiatement de ce
qu’elle vient du néant que pouvoir faire le mal. Or on trouve une créature qui
est naturellement incorruptible, comme l’âme et les corps célestes. On peut
donc à bien plus forte raison trouver une créature spirituelle qui soit
naturellement impeccable.
6° Ce que Dieu
fait en l’un, il peut le faire en d’autres. Or Dieu donne à la créature
spirituelle de tendre si immuablement par sa nature vers quelque bien, à savoir
la félicité, qu’elle ne peut nullement tendre vers le contraire. Donc, pour la
même raison, il pourrait conférer à une créature le privilège de rechercher
naturellement tout bien de telle façon qu’elle ne puisse aucunement être
inclinée au mal.
7° Dieu étant le
souverain bien, il se communique souverainement ; tout ce dont la créature
est capable est donc communiqué à la créature. Or la créature est capable de
cette perfection qu’est la confirmation dans le bien, ou l’impeccabilité ;
et on le voit clairement, car cela est concédé par grâce à quelques créatures.
Quelque créature est donc naturellement impeccable, ou confirmée dans le bien.
8° La substance
est le principe de la vertu, et la vertu est le principe de l’opération. Or
quelque créature est naturellement immuable quant à la substance. Il peut donc
exister quelque créature naturellement immuable quant à l’opération, en sorte
qu’elle soit naturellement impeccable.
9° Ce qui
convient à la créature en raison du principe par lequel elle existe, lui
convient plus essentiellement que ce qui lui convient en raison du principe
dont elle provient ; car l’effet reçoit la ressemblance de la cause par
laquelle il est, mais il a une opposition à ce dont il provient : les
opposés proviennent des opposés, comme le blanc du noir. Or la confirmation
dans le bien convient à quelque créature par Dieu, par lequel elle existe. On
doit donc dire que la confirmation dans le bien lui est bien plus naturelle que
le pouvoir de pécher, qui lui convient en tant qu’elle provient du néant.
10° La félicité
civile a une immuabilité. Or l’homme peut par ses principes naturels parvenir à
la félicité civile. Il peut donc avoir naturellement l’immuabilité dans le
bien.
11° Ce que l’on a
par nature, est immuable. Or l’homme recherche le bien naturellement. Et donc
immuablement.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascène dit que si la créature raisonnable peut être infléchie vers le mal
dans son élection, c’est parce qu’elle vient du néant. Or il ne peut exister de
créature qui ne vienne du néant. Il ne peut donc exister de créature dont le
libre arbitre soit naturellement confirmé dans le bien.
2° Une propriété
de la nature supérieure ne peut convenir naturellement à la nature inférieure,
que si celle-ci se convertit en la nature supérieure ; par exemple, il ne
peut se faire que l’eau soit naturellement chaude, que si elle se convertit en
la nature du feu ou de l’air. Or, avoir une bonté indéfectible est une
propriété de la nature divine. Il est donc impossible que cela convienne
naturellement à une autre nature, à moins que celle-ci ne se convertisse en la
nature divine, ce qui est impossible.
3° Le libre
arbitre ne se trouve en aucune créature autre que l’ange et l’homme. Or tant
l’ange que l’homme a péché. Aucune créature n’a donc son libre arbitre
naturellement confirmé dans le bien.
4° Aucune
créature raisonnable n’est empêchée d’obtenir la béatitude, si ce n’est en
raison du péché. Si donc une créature raisonnable était naturellement
impeccable, elle pourrait parvenir à la béatitude sans la grâce par ses simples
principes naturels ; ce qui ressemble fort à l’hérésie pélagienne.
Réponse :
Il n’existe ni
ne peut exister aucune créature dont le libre arbitre soit naturellement
confirmé dans le bien en sorte qu’il lui convienne par ses seuls principes
naturels de ne pouvoir pécher. Et en voici la raison.
Le défaut de
l’action est causé par un défaut des principes d’action ; par conséquent,
s’il existe un être en lequel les principes d’action ne peuvent ni faillir en
eux-mêmes, ni être empêchés par quelque chose d’extérieur, alors il est
impossible que l’action de cet être défaille, comme cela est clair pour les
mouvements des corps célestes. Mais la défaillance dans les actions est
possible pour les êtres en lesquels les principes de l’agir peuvent faillir ou
être empêchés, comme on le voit dans le cas des êtres sujets à la génération et
à la corruption, qui, en raison de leur transmutabilité, ont un défaut dans
leurs principes actifs, et de là proviennent leurs actions déficientes ;
et c’est pourquoi le péché se produit fréquemment dans les opérations de la
nature, les enfantements monstrueux en sont la preuve. Car le péché n’est rien
d’autre — que ce terme soit employé pour les réalités naturelles, artificielles
ou volontaires — que le défaut ou le désordre de l’action propre, lorsqu’une
chose est faite non comme elle doit l’être, ainsi qu’on le voit clairement au
deuxième livre de la Physique.
Or, dans
l’agir, la nature raisonnable douée de libre arbitre est différente de toute
autre nature. En effet, une autre nature est ordonnée à quelque bien
particulier, et ses actions sont déterminées relativement à ce bien ;
tandis que la nature raisonnable est simplement ordonnée au bien. Car de même
que le vrai dans l’absolu est l’objet de l’intelligence, de même aussi le bien
dans l’absolu est l’objet de la volonté ; et de là vient que la volonté
s’étend au principe universel des biens, auquel nul autre appétit ne peut
parvenir. Et c’est pourquoi la créature raisonnable n’a pas des actions
déterminées, mais se comporte avec une certaine indifférence envers les actions
matérielles.
Or, toute
action vient de l’agent sous l’aspect d’une certaine ressemblance : ainsi
le chaud chauffe-t-il ; si donc il y a un agent qui est ordonné dans son
action à quelque bien particulier, il est nécessaire, pour que son action soit
naturellement indéfectible, que la notion de ce bien soit en lui naturellement et
immuablement ; par exemple, si une chaleur immuable est naturellement dans
un corps, il chauffe immuablement. Et c’est pourquoi la nature raisonnable, qui
est ordonnée au bien dans l’absolu par des actions variées, ne peut avoir
naturellement des actions qui ne s’écartent pas du bien, que si la notion de
bien universel et parfait est en elle naturellement et immuablement ; ce
qui, assurément, ne peut exister que par la nature divine. Car Dieu seul est
l’acte pur ne recevant le mélange d’aucune puissance, et par suite, il est la
bonté pure et absolue. Mais une créature quelconque, puisqu’elle a dans sa
nature un mélange de puissance, est un bien particulier ; et ce mélange de
puissance lui advient parce qu’elle est tirée du néant. D’où il suit que, parmi
les natures raisonnables, seul Dieu a un libre arbitre naturellement impeccable
et confirmé dans le bien, tandis que cela ne peut exister dans la créature,
parce qu’elle vient du néant, comme disent saint Jean Damascène et saint
Grégoire de Nysse ; et tel est le bien particulier en lequel se fonde la
notion de mal, comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins.
Réponse aux objections :
1° Les créatures
corporelles, comme on l’a dit, sont ordonnées à quelque bien particulier par
des actions déterminées. Voilà pourquoi, pour que l’erreur et le péché soient
naturellement absents de leurs actions, il suffit qu’elles soient par leur
nature affermies dans quelque bien particulier ; ce qui ne suffit pas pour
des natures spirituelles ordonnées au bien dans l’absolu, comme on l’a dit.
2° Être
naturellement impeccable et avoir la maîtrise de son acte ne sont pas opposés,
puisque les deux conviennent à Dieu ; mais le premier s’oppose au second
dans une nature créée, qui est un bien particulier : en effet, aucune
créature ayant des actions déterminées ordonnées à un bien particulier ne peut
avoir la maîtrise de son acte.
3° Bien que
faillir n’entre pas dans la notion de puissance active, cependant être
faillible entre dans la notion de la puissance active qui n’a pas en elle-même
pour son action des principes suffisants et immuables.
4° Bien que
pouvoir pécher ne soit pas une partie de la liberté de l’arbitre, cependant
cela accompagne la liberté dans la nature créée.
5° C’est par
autre chose que la créature obtient un être déterminé et particulier. Par
conséquent, la créature peut avoir un être stable et immuable, bien que la
notion de bien absolu et parfait ne se trouve pas en elle naturellement. En
revanche, c’est par ses actions qu’elle est ordonnable au bien dans l’absolu ;
voilà pourquoi il n’en va pas de même.
6° Tout esprit
raisonnable recherche naturellement la félicité de façon indéterminée et en
général, et à cet égard il ne peut faillir ; mais de façon particulière,
il n’y a pas de mouvement déterminé de la volonté de la créature pour chercher
la félicité en ceci ou cela. Et ainsi, quelqu’un peut pécher en recherchant la
félicité, s’il la cherche là où il ne doit pas la chercher, comme celui qui
cherche la félicité dans les plaisirs ; et il en est ainsi à l’égard de
tous les biens : car rien n’est recherché que sous l’aspect du bien, comme
dit Denys. Et la raison en est, qu’il y a naturellement dans l’esprit l’appétit
du bien, mais non de tel ou tel bien ; c’est pourquoi en cela, le péché
peut survenir.
7° La créature
est capable d’impeccabilité, mais non en sorte qu’elle l’ait
naturellement ; l’argument n’est donc pas concluant.
8° L’opération
droite procédant du libre arbitre n’a pas pour principe la seule substance, ni
la vertu ou la puissance ; mais elle requiert une application convenable
de la volonté à des choses qui sont au-dehors, comme la fin et d’autres choses
de ce genre. Voilà pourquoi, alors qu’il n’existe aucun défaut dans la
substance de l’âme ou dans la nature du libre arbitre, il peut s’ensuivre un
défaut dans son action. L’impeccabilité naturelle ne peut donc pas se déduire
de l’immuabilité naturelle de la substance.
9° Dieu est la
cause de la créature non seulement quant à ses principes naturels, mais aussi
quant à ses perfections ajoutées. Il n’est donc pas nécessaire que tout ce que
la créature tient de Dieu lui soit naturel, mais seulement ce que Dieu lui a
donné en instituant sa nature ; et la confirmation dans le bien n’est pas
de ce genre.
10° Puisque la
félicité civile n’est pas la félicité au plein sens du terme, elle n’a pas
l’immuabilité au plein sens du terme ; mais elle est appelée immuable,
parce qu’elle n’est pas facilement renversée. Cependant, si la félicité civile
était immuable au plein sens du terme, il ne s’ensuivrait pas que le libre
arbitre soit naturellement confirmé dans le bien. Car nous n’appelons pas
naturel ce qui peut être acquis par les principes naturels — de cette façon,
les vertus politiques peuvent être appelées naturelles — mais ce qui résulte
d’une nécessité des principes de la nature.
11° Bien que
l’homme recherche naturellement le bien en général, cependant il ne le
recherche pas naturellement de manière spéciale, comme on l’a dit ; et
c’est de ce côté que survient le péché et le défaut.
Objections :
Il semble que
non.
1° La grâce, en
advenant à la nature, ne la détruit pas. Puis donc que le pouvoir d’être
infléchi vers le mal se trouve naturellement dans le libre arbitre de la
créature, il semble que cela ne puisse pas lui être ôté par la grâce.
2° Il est au
pouvoir du libre arbitre d’user ou non de la grâce, car le libre arbitre ne
peut pas être contraint par la grâce. Or, si le libre arbitre n’use pas de la
grâce versée en lui, il tombe dans le mal. Aucune grâce ne peut donc, en
advenant, confirmer le libre arbitre dans le bien.
3° Le libre
arbitre a la maîtrise de son acte. Or, user de la grâce est un certain acte du
libre arbitre. User ou ne pas user est donc au pouvoir du libre arbitre ;
et ainsi, il ne peut pas être confirmé par la grâce.
4° La flexibilité
vers le mal est dans le libre arbitre de la créature parce qu’elle vient du
néant, comme dit saint Jean Damascène. Or aucune grâce ne peut ôter à la
créature le fait de venir du néant. Aucune grâce ne pourra donc confirmer le
libre arbitre dans le bien.
5° Saint Bernard
dit que le libre arbitre est le plus puissant après Dieu, et qu’il ne reçoit
accroissement ni de la justice ni de la grâce, ni, de la faute,
amoindrissement. Or la confirmation dans le bien, en advenant au libre arbitre,
augmente celui-ci : car, suivant saint Augustin, « dans les grandeurs
non matérielles, c’est une même chose d’être plus grand et d’être meilleur ».
Le libre arbitre ne peut donc pas être confirmé dans le bien par la grâce.
6° Comme il est
dit au livre des Causes, « ce
qui est en quelque chose, y existe avec le mode de ce en quoi il est ». Or
le libre arbitre, par sa nature, peut se mouvoir vers le bien et le mal. La
grâce qui lui advient est donc reçue en lui de telle façon qu’il puisse se
mouvoir vers le bien et le mal. Et ainsi, il semble qu’elle ne puisse pas le
confirmer dans le bien.
7° Tout ce que
Dieu ajoute à la créature, il pourrait, semble-t-il, le lui conférer au premier
temps de sa création. Si donc le libre arbitre peut être confirmé par une grâce
surajoutée, il pourrait être confirmé par quelque don fait à la créature
spirituelle elle-même au moment de la création de sa nature ; et ainsi,
elle serait naturellement confirmée dans le bien ; ce qui est impossible,
comme on l’a dit. Elle ne peut donc pas être confirmée par grâce.
En sens contraire :
1° Les saints qui
sont dans la patrie sont confirmés dans le bien, en sorte que désormais ils ne
peuvent plus pécher ; sinon ils ne seraient pas sûrs de leur béatitude, ni
par conséquent bienheureux. Or cette confirmation n’est pas en eux par nature,
comme on l’a dit. Elle est donc par grâce. Et ainsi, le libre arbitre peut être
confirmé par un don de la grâce.
2° De même que le
libre arbitre de l’homme doit à sa nature de pouvoir être infléchi vers le mal,
de même le corps humain doit à sa nature d’être corruptible. Or le corps
humain, par le don de la grâce, est rendu incorruptible ;
1 Cor. 15, 53 : « Il faut que ce corps corruptible
revête l’incorruptibilité. » Le libre arbitre peut donc être confirmé dans
le bien par la grâce.
Réponse :
Sur cette
question, Origène s’est trompé : il voulait en effet que le libre arbitre
de la créature ne fût en aucune manière confirmé dans le bien, pas même chez
les bienheureux, sauf dans le Christ, à cause de son union au Verbe. Et cette
erreur le contraignait à poser que la béatitude des saints et des anges n’était
pas perpétuelle, mais devait finir un jour ; or il s’ensuit qu’elle n’est
pas véritable, puisque l’immuabilité et la sécurité entrent dans la notion de
la béatitude. Voilà pourquoi, à cause de cet inconvénient qui en résulte, sa
position doit être entièrement réprouvée.
Il faut donc
affirmer sans réserve que le libre arbitre peut être confirmé dans le bien par
la grâce. Et cela ressort de la considération suivante. Si le libre arbitre de
la créature ne peut pas être naturellement confirmé dans le bien, c’est parce
qu’il n’a pas dans sa nature la notion du bien parfait et absolu, mais d’un
certain bien particulier ; or, à ce bien parfait et absolu, qui est Dieu,
le libre arbitre est uni par la grâce. Par conséquent, si l’union devient
parfaite, en sorte que Dieu soit lui-même pour le libre arbitre toute la cause
de l’agir, il ne pourra pas être infléchi vers le mal. Et cela se produit
assurément en quelques-uns, principalement chez les bienheureux ; et en
voici la preuve.
La volonté tend
naturellement vers le bien comme vers son objet ; et si elle tend parfois
vers le mal, cela n’a lieu que parce que le mal lui est présenté sous l’aspect
du bien. En effet, le mal est involontaire, comme dit Denys au quatrième
chapitre des Noms divins. Le péché,
c’est-à-dire rechercher le mal, ne peut donc exister dans le mouvement de la
volonté que si dans la puissance appréhensive préexiste un défaut à cause
duquel le mal lui est proposé comme un bien. Or ce défaut dans la raison peut
survenir de deux façons.
D’abord par la
raison elle-même : en effet, il y a en elle naturellement et immuablement,
sans erreur, la connaissance du bien en général — tant du bien qui est fin que
du bien qui est moyen — mais non en particulier, et sur ce point elle peut se
tromper, en estimant comme une fin ce qui n’en est pas une, ou comme utile pour
la fin ce qui n’est pas utile. Et c’est pourquoi la volonté recherche
naturellement le bien qui est fin, c’est-à-dire la félicité en général, et
semblablement le bien qui est moyen, car chacun recherche naturellement son
utilité ; mais c’est en recherchant telle ou telle fin, ou en élisant
telle ou telle chose utile, que survient un péché de la volonté.
Ensuite, la
raison défaille par quelque chose d’extérieur, lorsque, à cause des puissances
inférieures qui sont mues intensément vers quelque chose, l’acte de la raison
est interrompu, de sorte qu’elle ne propose pas clairement ni fermement à la
volonté son jugement sur le bien ; comme lorsque quelqu’un a une
estimation droite de la chasteté à garder, mais, par convoitise de ce qui peut
délecter, recherche le contraire de la chasteté, à cause de ce que le jugement
de la raison est en quelque sorte lié par la convoitise, comme dit le
Philosophe au septième livre de l’Éthique.
Or, ces défauts
seront l’un et l’autre totalement ôtés aux bienheureux par leur union à Dieu.
Car, voyant l’essence divine, ils connaîtront que Dieu même est la fin qui doit
être souverainement aimée ; ils sauront aussi de façon particulière tout
ce qui unit à lui et tout ce qui sépare de lui, connaissant Dieu non seulement
en soi, mais aussi en tant qu’il est la raison des autres choses ; et
l’esprit sera tellement fortifié par cette clarté de la connaissance, qu’aucun
mouvement ne pourra s’élever dans les puissances inférieures sans suivre la
règle de la raison. Par conséquent, de même que nous recherchons maintenant de
façon immuable le bien en général, de même les esprits des bienheureux
recherchent immuablement de façon particulière le bien convenable ; et il
y aura en eux, au-dessus de l’inclination naturelle de la volonté, une charité
parfaite les attachant totalement à Dieu. En aucune façon le péché ne pourra
donc survenir en eux, et ainsi, ils seront confirmés par la grâce.
Réponse aux objections :
1° C’est à cause
de l’imperfection de la nature créée que celle-ci peut être infléchie vers le
mal ; et la grâce qui confirme dans le bien ôte cette imperfection en
perfectionnant la nature, comme la lumière qui advient à l’air ôte son
obscurité, qu’il a naturellement sans la lumière.
2° Il est au
pouvoir du libre arbitre de ne pas user d’un habitus ; cependant, ne pas
user d’un habitus, cela même peut lui être proposé sous l’aspect du bien ;
ce qui, entendu de la grâce, ne peut avoir lieu chez les bienheureux, comme on
l’a dit.
3° On voit dès
lors clairement la solution au troisième argument.
4° Parce que le
libre arbitre vient du néant, il lui convient de n’être pas naturellement
confirmé dans le bien ; et il ne peut pas lui être accordé par grâce
d’être naturellement confirmé dans le bien par la grâce. Mais il ne convient pas
au libre arbitre, en tant qu’il vient du néant, de ne pouvoir aucunement être
confirmé dans le bien ; de même qu’il y a dans l’air, par sa nature, non
pas de ne pouvoir aucunement être illuminé, mais de ne pas être naturellement
lumineux en acte.
5° Saint Bernard
parle du libre arbitre quant à la liberté de toute contrainte, qui ne reçoit
pas le plus ou le moins en intensité.
6° Ce qui est
reçu en quelque chose, on peut en considérer et l’être et la nature. Quant à
son être, il existe en ce en quoi il est reçu avec le mode de ce qui le reçoit,
mais il attire cependant vers sa nature cela même qui le reçoit ; par
exemple, la chaleur reçue dans l’eau a l’existence dans l’eau avec le mode de
l’eau, c’est-à-dire en tant qu’elle est dans l’eau comme un accident dans un
sujet ; cependant, elle tire l’eau hors de sa disposition naturelle pour
qu’elle devienne chaude et fasse acte de chaleur ; et semblablement pour
la lumière et l’air, quoique cela ne se fasse pas contre la nature de l’air. De
même aussi, la grâce, quant à son être, est dans le libre arbitre avec le mode
de celui-ci, comme un accident dans un sujet ; mais cependant, elle attire
le libre arbitre vers la nature de son immuabilité, en l’unissant à Dieu.
7° Le bien
parfait, qui est Dieu, peut être uni à l’esprit humain par la grâce, mais non
par la nature ; voilà pourquoi le libre arbitre peut être confirmé dans le
bien par la grâce mais non par la nature.
Objections :
Il semble que
non.
1° Le principe,
dans le domaine de l’appétit, est la fin, comme dit le Philosophe au septième
livre de l’Éthique, de même que, dans le domaine spéculatif, ce sont les
axiomes. Or, dans le domaine spéculatif, l’intelligence n’est confirmée dans la
vérité, en recevant la certitude de la science, qu’après avoir fait une analyse
par les axiomes premiers. Donc le libre arbitre aussi ne peut être confirmé
dans le bien qu’après être parvenu à la fin ultime. Or cela n’a pas lieu dans
l’état de voie. Le libre arbitre en l’état de voie ne peut donc pas être
confirmé dans le bien.
2° La nature
humaine n’est pas supérieure à la nature angélique. Or la confirmation du libre
arbitre n’a pas été conférée aux anges avant l’état de gloire. Elle ne doit
donc pas non plus être conférée aux hommes.
3° Le mouvement
ne se repose que dans la fin. Or le libre arbitre ne parvient pas à sa fin,
tant qu’il est dans l’état de voie. Sa mobilité n’est donc pas non plus apaisée
au point de ne pouvoir se porter vers le bien et le mal.
4° Tant qu’une
chose est imparfaite, elle peut faillir. Or l’imperfection n’est point ôtée aux
hommes tant qu’ils sont dans l’état de voie : « Nous voyons
maintenant comme par un miroir, en énigme », comme il est dit en 1 Cor. 13, 12.
Donc, tant que l’homme est dans l’état de voie, il peut faillir par le péché.
5° Tant que
quelqu’un est en état de mériter, ce qui augmente le mérite ne doit pas lui
être retiré. Or, pouvoir pécher contribue au mérite ; c’est pourquoi il
est dit à la louange de l’homme juste en Eccli. 31, 10 :
« Il a pu violer la loi et ne l’a point violée ; faire le mal, et il
ne l’a pas fait. » Donc, tant que l’homme est dans l’état de voie, où il
peut mériter, son libre arbitre ne doit pas être confirmé dans le bien.
6° De même que le
défaut du libre arbitre est le péché, de même le défaut du corps est la
corruption. Or le corps de l’homme ne devient pas incorruptible dans l’état de
voie. Le libre arbitre de l’homme ne peut donc pas non plus, en l’état de voie,
être confirmé dans le bien.
En sens contraire :
1° La
bienheureuse Vierge, dans l’état de voie, fut confirmée dans le bien ;
car, comme dit saint Augustin, lorsque l’on parle de péchés, il ne doit pas
être fait mention d’elle.
2° Les apôtres
furent confirmés dans le bien par la venue du Saint-Esprit, comme on le voit
dans ce passage du Ps. 74, 4 : « c’est moi qui ai affermi
ses colonnes », que la Glose
expose en le comprenant des apôtres.
Réponse :
L’on peut être
confirmé dans le bien de deux façons. D’abord au plein sens du terme,
c’est-à-dire en sorte que l’on ait en soi un principe de fermeté suffisant pour
que l’on ne puisse absolument pas pécher. Et les bienheureux sont ainsi
confirmés dans le bien, pour la raison déjà exposée. Ensuite, quelques-uns sont
dits confirmés dans le bien parce qu’il leur est donné un don de grâce par
lequel il sont inclinés vers le bien de telle façon qu’ils ne peuvent pas
facilement s’écarter du bien ; par là, cependant, ils ne sont pas retirés
du mal au point de ne pas pouvoir du tout pécher, à moins que la divine
providence ne les protège. Ainsi est-il dit de l’immortalité d’Adam : on
le donne pour immortel, non qu’il ait pu, par quelque principe intérieur, être
entièrement protégé de toute atteinte mortelle extérieure, par exemple de la
blessure du glaive et autres choses de ce genre ; mais il était gardé de
ces atteintes par la divine providence. Et de cette façon, quelques-uns peuvent
être confirmés dans le bien en l’état de voie, mais non de la première façon ;
et en voici la preuve.
L’on ne peut
être rendu entièrement impeccable, que si toute origine du péché est ôtée. Or
l’origine du péché est soit dans l’erreur de la raison, qui se trompe de façon
particulière à propos de la fin du bien et à propos des biens utiles, qu’il
recherche naturellement en général ; soit en ce que le jugement de la
raison est interrompu à cause d’une passion des puissances inférieures. Or,
bien qu’il puisse être accordé à un homme en l’état de voie que la raison ne se
trompe aucunement à propos de la fin du bien et à l’égard des biens utiles de
façon particulière, grâce aux dons de sagesse et de conseil, cependant, que le
jugement de la raison ne puisse être interrompu, cela excède l’état de voie,
pour deux raisons. D’abord et principalement parce que, pour la raison, être
toujours en acte de droite contemplation dans l’état de voie, en sorte que la
raison de toutes les œuvres soit Dieu, est impossible. Ensuite, parce qu’il ne
se produit point, dans l’état de voie, que les puissances inférieures soient
soumises à la raison au point que l’acte de la raison ne soit nullement empêché
à cause d’elles, sauf dans le Seigneur Jésus-Christ, qui fut simultanément dans
l’état de voie et dans l’état de saisie.
Mais cependant,
par la grâce de la voie, l’homme peut être attaché au bien de telle façon qu’il
ne puisse que très difficilement pécher : ainsi, en effet, les puissances
inférieures sont réfrénées par les vertus infuses, la volonté est inclinée plus
fortement vers Dieu, et la raison est rendue parfaite dans la contemplation de
la vérité divine, dont la continuation provenant de la ferveur de l’amour
retire l’homme du péché. Et tout ce qui manque pour la confirmation est
complété par la garde de la divine providence, en ceux que l’on dit confirmés ;
c’est-à-dire que chaque fois qu’il s’introduit une occasion de pécher, leur
esprit est divinement stimulé pour résister.
Réponse aux objections :
1° La volonté
parvient à la fin non seulement quand elle possède parfaitement la fin, mais
aussi, d’une certaine façon, quand elle la désire intensément ; et l’on
peut de cette façon être en quelque sorte confirmé dans le bien en l’état de
voie.
2° Les dons de la
grâce ne suivent pas nécessairement l’ordre de la nature ; voilà pourquoi,
bien que la nature humaine ne soit pas plus digne que la nature angélique,
cependant une plus grande grâce à été conférée à un homme qu’à un ange, comme
par exemple à la bienheureuse Vierge, et au Christ-homme. La confirmation dans
le bien convenait à la bienheureuse Vierge, parce qu’elle était la mère de la
divine Sagesse, qui « ne peut être susceptible de la moindre
impureté », comme il est dit en Sag. 7, 25. Semblablement, elle
convenait aux apôtres, parce qu’ils étaient comme le fondement et la base de
tout l’édifice ecclésiastique ; c’est pourquoi il fallait qu’ils fussent
fermes.
3° Il faut
répondre au troisième argument comme au premier.
4° On peut voir
par cet argument que quelqu’un, dans l’état de voie, n’est pas complètement
confirmé, comme il n’est pas non plus complètement parfait ; mais il peut
en quelque façon être dit confirmé, comme il peut aussi être dit parfait.
5° Pouvoir pécher
ne contribue pas au mérite, mais à la manifestation du mérite, en tant que cela
montre que l’œuvre bonne est volontaire ; et si cela est posé parmi les
louanges de l’homme juste, c’est parce que la louange est la manifestation de
la vertu.
6° La corruption
du corps contribue matériellement au mérite, lorsque quelqu’un en use avec
patience ; voilà pourquoi la grâce ne l’ôte pas à l’homme qui est en état
de mériter.
Réponse aux objections en sens contraire :
1°
&
2°
La solution des objections en sens contraire ressort de ce qu’on a dit.
Objections :
Il semble que
non.
1° Le péché,
comme dit saint Augustin au onzième livre de la Cité de Dieu, est contre nature. Or rien de ce qui est contre
nature n’est perpétuel, suivant le Philosophe au début du Ciel et le Monde. Le péché ne peut donc pas demeurer
perpétuellement dans le libre arbitre.
2° La nature
spirituelle est plus puissante que la nature corporelle. Or, si l’on fait venir
sur la nature corporelle quelque accident préternaturel, elle revient à ce qui
convient à sa nature, à moins que cet accident apporté ne soit conservé par une
cause agissant continuellement ; par exemple, si de l’eau est chauffée,
elle revient au froid naturel, à moins qu’il n’y ait une chose qui conserve
perpétuellement la chaleur. Si donc il advient à la nature spirituelle du libre
arbitre de tomber dans le péché, elle ne demeurera pas non plus soumise
perpétuellement au péché, mais reviendra un jour à l’état de justice, à moins
que l’on n’indique une cause qui conserve perpétuellement la méchanceté en
lui ; mais on ne peut la déterminer, semble-t-il.
3° [Le répondant] disait qu’il y a une cause, tant intérieure qu’extérieure, qui induit le péché et le conserve : la cause intérieure est la volonté elle-même ; l’extérieure est l’objet même de la volonté, c’est-à-dire ce qui attire vers le péché. En sens contraire : la réalité qui est hors de l’âme est bonne. Or le bien ne peut être cause du mal que par accident. La réalité qui est hors de l’âme n’est donc cause du péché que par accident. Or toute cause par accident se ramène à une cause par soi ; et ainsi, il est nécessaire de poser une chose qui soit une cause par soi du péché ; ce qui ne peut être que la volonté. Or, quand la volonté est inclinée vers quelque chose, il lui reste la faculté de tendre encore vers l’opposé, puisque ce vers quoi elle est inclinée ne lui ôte pas sa nature, par laquelle elle a pouvoir sur les opposés. Ni la volonté ni rien d’autre ne peut donc être une cause faisant que le libre arbitre adhère au péché immuablement et comme nécessairement.
4° Selon le
Philosophe au cinquième livre de la Métaphysique,
il y a deux nécessaires : l’un ayant sa nécessité par soi, l’autre par
autre chose. Or, que le péché soit dans le libre arbitre, ne peut être
nécessaire comme ce qui a sa nécessité par soi, car cela est le propre de Dieu
seul, comme dit Avicenne ; de même, ce n’est pas non plus nécessaire comme
ce qui a sa nécessité par autre chose, car tout nécessaire de ce genre se
ramène à ce qui est nécessaire par soi ; or Dieu ne peut être cause du
péché. Il ne peut donc en aucune façon être nécessaire que le libre arbitre
puisse demeurer dans le péché. Et ainsi, le libre arbitre d’aucune créature
n’adhère immuablement au péché.
5° Saint
Augustin, au cinquième livre de la Cité
de Dieu, semble distinguer deux nécessités : l’une d’elles supprime la
liberté, en faisant qu’une chose n’est pas en notre pouvoir, et on l’appelle
nécessité de contrainte ; l’autre est celle qui ne supprime pas la
liberté, et c’est la nécessité d’inclination naturelle. Or il n’est pas
nécessaire que le péché soit dans le libre arbitre par cette dernière
nécessité, puisque le péché n’est pas naturel mais plutôt contre nature ;
ni de même par la première nécessité, car alors la liberté de l’arbitre serait
ôtée. Il n’est donc nullement nécessaire ; et nous retrouvons ainsi la
même conclusion que ci-dessus.
6° Anselme dit
que le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volonté
pour elle-même ». Si donc il existait un libre arbitre qui ne puisse avoir
la droiture de volonté, il perdrait la raison formelle de sa propre nature, ce
qui est impossible.
7° Le libre
arbitre ne reçoit pas le plus et le moins. Or le libre arbitre qui n’a pas de
pouvoir sur le bien est moindre que celui qui a ce pouvoir. Il n’existe donc
pas de libre arbitre qui n’ait pouvoir sur le bien.
8° Le mouvement
volontaire est au repos volontaire ce que le mouvement naturel est au repos
naturel. Or, suivant le Philosophe, si le mouvement est naturel, le repos aussi
est naturel ; et si le mouvement est volontaire, le repos aussi est
volontaire. Or le mouvement par lequel le péché est commis, est volontaire. Le
repos par lequel on persiste dans le péché commis est donc lui aussi
volontaire, donc pas nécessaire.
9° La
volonté est au bien et au mal ce que l’intelligence est au vrai et au faux. Or
l’intelligence n’adhère jamais au faux au point de ne pouvoir être ramenée à la
connaissance du vrai. La volonté n’adhère donc jamais au mal au point de ne
pouvoir être ramenée à l’amour du bien.
10° Selon Anselme
au livre sur le Libre Arbitre, le
pouvoir de pécher n’est ni la liberté, ni une partie de la liberté. L’acte
essentiel de la liberté est donc d’avoir un pouvoir sur le bien. Si donc le
libre arbitre d’une créature n’a pas de pouvoir sur le bien, il sera inutile,
puisque chaque réalité est vaine si elle est privée de son acte propre, car
chaque chose existe pour son opération, comme dit le Philosophe au deuxième
livre sur le Ciel et le Monde.
11° Le libre
arbitre n’a de pouvoir que sur le bien ou sur le mal. Si donc le pouvoir de
pécher n’est ni la liberté, ni une partie de la liberté, il reste que toute la
liberté est de pouvoir faire le bien, et ainsi, la créature qui ne pourra pas
faire le bien n’aura rien de la liberté. Et ainsi, le libre arbitre ne peut pas
être confirmé dans le mal au point de ne pouvoir aucunement faire le bien.
12° Selon Hugues
de Saint-Victor, la mutation qui se fait par les principes accidentels ne
change rien aux principes essentiels de la réalité. Or, pouvoir faire le bien
est essentiel au libre arbitre, comme on l’a prouvé. Puis donc que le péché
advient accidentellement au libre arbitre, celui-ci ne pourra pas être changé
par le péché au point de perdre son pouvoir sur le bien.
13° Les facultés
naturelles, comme on dit communément, sont blessées par le péché, mais ne sont
pas totalement ôtées. Or, avoir un pouvoir sur le bien est naturel au libre
arbitre. Le péché ne le rend donc jamais obstiné dans le mal au point qu’il
n’ait pas de pouvoir sur le bien.
14° Si le
péché cause dans le libre arbitre l’obstination dans le mal, il le fait ou bien
en retirant quelque chose des facultés naturelles, ou bien en y ajoutant. Or ce
n’est pas en retirant, car dans les démons les dons naturels demeurent intacts,
comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms
divins. Ni, de même, en y ajoutant, car, ce qui est ajouté étant un
accident, il est nécessaire qu’il soit dans le sujet avec le mode de ce qui le
reçoit ; et ainsi, puisque le libre arbitre peut être infléchi vers l’un
ou l’autre des opposés, cela ne le fera pas adhérer immuablement au mal. Le
libre arbitre ne peut donc en aucune façon être totalement confirmé dans le
mal.
15° Saint Bernard
dit qu’il est impossible que la volonté ne s’obéisse pas à elle-même. Or le péché
et l’acte bon sont commis en voulant. Il est donc impossible que le libre
arbitre ne puisse pas vouloir le bien, s’il veut. Or, ce que quelqu’un peut
s’il veut, ne lui est pas impossible. Faire le bien n’est donc pas impossible à
quiconque possède le libre arbitre de sa volonté.
16° La
charité est plus forte que la cupidité qui attire vers le péché : car la
charité aime la loi de Dieu plus que la cupidité n’aime les monceaux d’or et
d’argent, comme dit la Glose à propos
du Ps. 118, 72 : « Mieux vaut pour moi la loi de ta bouche,
etc. » Or les démons ou les hommes sont tombés de la charité dans le
péché. À bien plus forte raison peuvent-ils donc revenir à la recherche du
bien ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
17° La bonté et la
rectitude de l’appétit sont opposés à son obstination. Or les démons et les
damnés on un appétit bon et droit, car ils recherchent le bien et le meilleur,
c’est-à-dire vivre et penser, comme dit Denys. Ils n’ont donc pas un libre
arbitre obstiné dans le mal.
18° Anselme, au
livre sur le Libre Arbitre, découvre
la même notion de libre arbitre en Dieu, en l’ange et en l’homme. Or le libre
arbitre de Dieu ne peut être obstiné dans le mal. Donc en l’ange et en l’homme
non plus.
En sens contraire :
1° À la félicité
des bienheureux s’oppose le malheur des damnés. Or il appartient à la félicité
des bienheureux qu’ils aient un libre arbitre affermi dans le bien au point de
ne pouvoir aucunement se détourner vers le mal. Il appartient donc aussi au
malheur des damnés qu’ils soient confirmés dans le mal au point de n’avoir
aucunement pouvoir sur le bien.
2° Saint Augustin
dit expressément la même chose dans le Livre
à Pierre sur la foi.
3° Le retour
depuis le péché vers le bien n’est ouvert que par la pénitence. Or la pénitence
n’a pas lieu pour le mauvais ange. Il est donc immuablement confirmé dans le
mal. Preuve de la mineure : la pénitence ne semble pas avoir lieu pour
celui qui pèche par méchanceté. Or l’ange a péché par méchanceté ; car,
puisqu’il a une intelligence déiforme, lorsqu’il considère une chose, il voit
en même temps tout ce qui appartient à cette chose, et ainsi, il ne peut pécher
qu’avec une science certaine. La pénitence n’a donc pas lieu pour lui.
4° Selon saint
Jean Damascène, « ce que la mort est pour les hommes, la chute l’est pour
les anges ». Or les hommes, après la mort, ne sont pas capables de
pénitence. Donc les anges non plus, après la chute. Preuve de la mineure :
saint Augustin dit au vingt et unième livre de la Cité de Dieu : « parce qu’il n’y aura pas de lieu de
conversion après cette vie pour ceux qui meurent sans la grâce, qu’aucune
prière ne soit faite pour eux » ; et ainsi, il est clair qu’après la
mort les hommes ne sont pas capables de pénitence.
Réponse :
Sur cette question,
il se trouve qu’Origène s’est trompé : en effet, il a prétendu qu’après de
longs espaces de temps, le retour à la justice serait ouvert tant aux démons
qu’aux hommes ; et il était enclin à cette affirmation à cause de la
liberté de l’arbitre. Mais cet avis déplut à tous les docteurs catholiques,
comme dit saint Augustin au vingt et unième livre de la Cité de Dieu ; non qu’ils enviassent le salut aux démons et
aux hommes damnés, mais parce qu’il faudrait dire, pour la même raison, que la
justice et la gloire des anges et des hommes bienheureux devrait un jour se
terminer — en effet, que la gloire des bons et le malheur des damnés seront
perpétuels, cela est montré en même temps en Mt 25, 46, où il est
dit : « Ceux-ci s’en iront à l’éternel supplice, et les justes à la
vie éternelle. » — ce qu’Origène semblait aussi tenir pour vrai.
C’est pourquoi
l’on doit accorder sans réserve que le libre arbitre des démons eux-mêmes est
si obstiné dans le mal qu’ils ne peuvent revenir à bien vouloir. Et la raison
doit en être prise nécessairement du côté où est causée la délivrance du péché,
à laquelle concourent deux choses : la grâce divine opérant
principalement, et la volonté humaine coopérant à la grâce ; car, suivant
saint Augustin, « celui qui t’a créé sans toi, ne te justifiera pas sans
toi ». La cause de la confirmation dans le mal doit donc se prendre en
partie de Dieu, et en partie du libre arbitre. De Dieu, d’une part, non comme
causant ou conservant la méchanceté, mais comme n’accordant pas la grâce ;
et c’est même sa justice qui l’exige : en effet, il est juste que ceux qui
n’ont pas voulu bien vouloir tandis qu’ils pouvaient, soient conduits à ce
malheur de ne pas pouvoir du tout bien vouloir. Du côté du libre arbitre,
d’autre part, la cause de la réversibilité ou de l’irréversibilité du péché
doit se prendre de ce par quoi l’homme est tombé dans le péché. Or, puisque
l’appétit du bien est naturellement en n’importe quelle créature, nul n’est
induit à pécher que sous quelque espèce de bien apparent. En effet, bien que le
fornicateur sache que la fornication est mauvaise en général, cependant,
lorsqu’il consent à la fornication, il estime que la fornication est pour lui,
à un moment donné, un bien à faire. Et dans cette estimation, trois choses sont
à prendre en compte.
La première
d’entre elles est l’élan même de la passion, par exemple de la convoitise ou de
la colère, par laquelle le jugement de la raison est interrompu, afin qu’elle
ne juge pas actuellement de façon particulière ce qu’elle tient habituellement
en général, mais suive l’inclination de la passion, et consente à ce vers quoi
la passion tend comme vers un bien par soi. La deuxième est l’inclination de
l’habitus : celui-ci étant comme une certaine nature pour son possesseur —
ainsi le Philosophe dit-il au livre sur la Mémoire
et la Réminiscence que l’habitude est une autre nature, et Cicéron, dans
ses livres de Rhétorique, que la
vertu s’accorde à la raison à la façon d’une nature —, pour la même raison
l’habitus du vice incline comme une certaine nature vers ce qui lui
convient ; d’où il se produit que, à celui qui a l’habitus de la luxure,
ce qui convient à la luxure semble bon, comme connaturel. Et c’est ce que dit
le Philosophe au troisième livre de l’Éthique :
que le « but à atteindre apparaît à chacun selon sa propre nature ».
La troisième est la fausse estimation de la raison dans l’objet d’élection
particulier ; et celle-ci provient soit de l’une des deux choses
susmentionnées, à savoir l’élan de la passion ou l’inclination de l’habitus, soit
encore de l’ignorance générale, comme lorsque quelqu’un est dans cette erreur,
que la fornication ne serait pas un péché.
Contre la
première d’entre elles, donc, le libre arbitre a un remède pour pouvoir
délaisser le péché. En effet, celui en qui il y a un élan de passion a une
droite estimation de la fin, qui est comme le principe dans le domaine de
l’opération, comme dit le Philosophe au sixième livre de l’Éthique. Par conséquent, de même que, par l’estimation vraie qu’il
a du principe, l’homme peut repousser de soi les erreurs, s’il en a dans ses
conclusions, de même, être droitement disposé à l’égard de la fin lui permet de
repousser de soi tout assaut des passions ; c’est pourquoi le Philosophe
dit au septième livre de l’Éthique
que « l’incontinent, qui pèche à cause d’une passion, est capable de
pénitence et de guérison ». Semblablement, il a un remède contre
l’inclination de l’habitus. En effet, aucun habitus ne corrompt toutes les
puissances de l’âme ; et ainsi, lorsqu’une puissance a été corrompue par
un habitus, l’homme, parce qu’il reste de la rectitude dans les autres
puissances, est induit à méditer et à faire les choses qui sont contraires à
cet habitus ; par exemple, si quelqu’un a un concupiscible corrompu par
l’habitus de luxure, il est stimulé par l’irascible lui-même à entreprendre
quelque chose de difficile, dont la pratique ôte la mollesse de la
luxure ; ainsi, le Philosophe dit-il dans les Catégories que « l’homme vicieux, s’il se conduit de meilleure
façon dans sa vie et ses discours, pourra progresser dans le bien ».
Contre la troisième aussi, il a un remède : car ce que l’homme reçoit, il
le reçoit comme raisonnablement, c’est-à-dire par voie d’enquête et de
confrontation. Lors donc que la raison se trompe en quelque chose, quelle que
soit l’erreur qui en est la cause, elle peut être ôtée par des raisonnements
contraires ; et de là vient que l’homme peut renoncer au péché.
Mais en l’ange,
le péché ne peut venir d’une passion : car, suivant le Philosophe au
septième livre de l’Éthique, la
passion n’existe que dans la partie sensible de l’âme, que les anges n’ont pas.
Dans le péché de l’ange, deux seules choses concourent donc :
l’inclination habituelle vers le péché, et l’estimation fausse de la puissance
cognitive sur l’objet d’élection particulier. Mais puisqu’il n’y a point dans
les anges une multitude de puissances appétitives comme il y en a dans les
hommes, lorsque leur appétit tend vers quelque chose, il est totalement incliné
vers cette chose, en sorte qu’il n’a aucune inclination qui l’induise au
contraire. Et parce qu’ils n’ont pas une raison mais une intelligence, tout ce
qu’ils estiment, ils le reçoivent suivant un mode intelligible. Or ce qui est
admis intelligiblement, est admis irréversiblement ; comme quand on admet
que le tout est plus grand que sa partie. C’est pourquoi les anges ne peuvent
déposer l’estimation qu’ils ont une fois reçue, qu’elle soit vraie ou qu’elle
soit fausse.
Il ressort donc
de ce qui a été dit précédemment, que la cause de la confirmation des démons
dans le mal dépend de trois choses, auxquelles se ramènent toutes les raisons
données par les docteurs. La première et la principale est la justice
divine ; c’est pourquoi l’on indique comme cause de leur obstination que,
parce qu’ils ne sont pas tombés par quelqu’un d’autre, ils ne doivent pas non
plus se relever par quelqu’un d’autre ; ou toute autre raison comme
celle-ci, qui se rattacherait à la convenance de la justice divine. La deuxième
est l’indivisibilité de la puissance appétitive ; aussi certains
disent-ils que, parce que l’ange est simple, il se tourne totalement vers ce
vers quoi il se tourne ; ce qu’il faut comprendre non pas de la simplicité
de l’essence, mais de la simplicité qui ôte la division des puissances d’un
même genre. La troisième est la connaissance intellective ; et c’est ce
que certains disent : que les anges ont péché irrémédiablement, parce
qu’ils ont péché contre une intelligence déiforme.
Réponse aux objections :
1° Il y a deux
façons d’appeler quelque chose naturel. On appelle d’abord ainsi ce qui a un
principe suffisant, duquel il s’ensuit par nécessité, à moins qu’une chose ne
l’empêche ; par exemple, il est naturel à la terre de se mouvoir vers le
bas ; et à ce sujet, le Philosophe pense que rien de ce qui est contre nature
n’est perpétuel. Ensuite, on dit qu’une chose est naturelle à une autre, parce
que celle-ci a vers la première une inclination naturelle, bien qu’elle n’ait
pas en elle-même pour cette chose un principe suffisant, duquel elle
s’ensuivrait nécessairement ; par exemple, on dit qu’il est naturel à la
femme de concevoir un enfant, ce qu’elle ne peut toutefois que si elle reçoit
la semence d’un mâle. Or rien n’empêche que ce qui est contre ce naturel-là
soit perpétuel ; comme dans le cas où une femme resterait perpétuellement
sans postérité. Et de cette façon, il est naturel au libre arbitre de tendre
vers le bien, et contre nature de pécher. L’argument n’est donc pas concluant.
Ou bien l’on peut dire que bien que, pour l’esprit raisonnable considéré dans son
institution, le péché soit contre nature, cependant, en tant qu’il a adhéré au
péché, il lui est devenu quasi naturel, comme dit saint Augustin au livre sur
la Perfection de la justice. Toutefois,
le Philosophe dit au neuvième livre de l’Éthique
que, lorsque l’homme passe de la vertu au vice, il devient comme autre,
étant donné qu’il passe pour ainsi dire à une autre nature.
2° Il n’en va pas
de même pour la nature corporelle et la spirituelle. En effet, la nature
corporelle est une nature déterminée d’un genre unique ; voilà pourquoi
une chose ne peut lui être rendue naturelle que si sa nature est totalement
corrompue ; par exemple, la chaleur ne peut devenir naturelle à l’eau que
si l’espèce de l’eau se corrompt en elle ; et de là vient qu’elle retourne
à sa nature quand on enlève ce qui l’en empêche. Mais la nature spirituelle,
quant à son être second, a été faite indéterminée et capable de tout ;
ainsi est-il dit au troisième livre sur l’Âme
que l’âme est en quelque sorte toutes choses ; et en adhérant à une chose,
elle est rendue une avec elle ; comme l’intelligence devient d’une
certaine façon l’intelligible lui-même lorsqu’elle pense, et que la volonté
devient l’objet d’appétit lui-même lorsqu’elle aime. Et ainsi, bien que
l’inclination de la volonté soit naturellement vers une chose, cependant le
contraire peut, par l’amour, lui être rendu naturel au point qu’elle ne
revienne pas à l’état antérieur, à moins qu’une cause ne fasse cela. Et de
cette façon, le péché est rendu comme naturel à celui qui adhère au
péché ; rien n’empêche donc que le libre arbitre reste perpétuellement
dans le péché.
3° La cause par
soi du péché est la volonté, et par elle, le péché est conservé : en
effet, bien qu’au départ elle se comportât indifféremment envers les deux opposés,
cependant, après qu’elle s’est soumise au péché, celui-ci lui est rendu comme
naturel ; et dès lors, autant que cela dépend d’elle, elle demeure
immuablement en lui.
4° Cette
nécessité de demeurer dans le péché se ramène à Dieu comme à une cause, de deux
façons : d’abord du côté de la justice elle-même, comme on l’a dit,
c’est-à-dire en tant qu’il n’appose point la grâce qui guérit ; ensuite,
en tant qu’il a créé une nature telle qu’à la fois elle puisse pécher, et qu’il
lui soit nécessaire de demeurer dans le péché par la condition de sa nature,
après qu’elle s’est soumise au péché.
5° Puisque le
péché est pour l’esprit raisonnable un effet quasi naturel, cette nécessité ne
sera pas une nécessité de contrainte, mais d’inclination quasi naturelle.
6° Il y a en tout
détenteur du libre arbitre le pouvoir de garder la droiture de volonté
lorsqu’il l’a, comme dit Anselme. Mais les démons et les autres damnés ne
peuvent pas la garder, puisqu’ils ne l’ont pas.
7° Le libre
arbitre, en tant qu’il est dit libre de contrainte, ne reçoit pas le plus et le
moins ; mais si l’on considère sa liberté par rapport au péché et au
malheur, on dit qu’il est plus libre dans un état que dans un autre.
8° L’effet de la
nature est toujours naturel ; et de là vient que son action et son
mouvement ont toujours pour terme le repos naturel. Mais l’action et le
mouvement de la volonté peuvent avoir pour terme l’effet et le repos naturel,
en tant que la volonté et l’art aident la nature ; par conséquent, il peut
y avoir un mouvement volontaire, et l’effet ou le repos conséquent sera naturel
et découlant nécessairement ; par exemple, d’un coup volontaire s’ensuit
une mort naturelle et nécessaire.
9° Si
l’intelligence de l’ange admet quelque estimation fausse, il ne peut la déposer,
pour la raison susmentionnée. Le raisonnement procède donc d’une supposition
fausse.
10° Bien que
quelqu’un soit séparé de sa fin prochaine, il ne s’ensuit pourtant pas qu’il
soit entièrement inutile, car il reste encore la relation à la fin
ultime ; voilà pourquoi, bien que le libre arbitre soit séparé de son
opération bonne, à laquelle il est naturellement ordonné, cependant il n’est
pas inutile, car cela même va à la gloire de Dieu, qui est la fin ultime, en
tant que par là sa justice est manifestée.
11° Le péché n’est
commis par le libre arbitre que par l’élection d’un bien apparent ; par
conséquent, quelque chose du bien demeure en n’importe quelle action
peccamineuse. Et quant à ce bien, la liberté est conservée ; en effet, si
l’apparence de bien était enlevée, l’élection, qui est l’acte du libre arbitre,
cesserait.
12° Pouvoir le
bien est essentiel au libre arbitre non comme appartenant à l’être premier,
mais à l’être second ; tandis que Hugues parle des choses qui sont
essentielles quant à l’être premier de la réalité.
13° Cet argument
vaut pour le naturel qui entre dans la constitution de la nature, et non pour
le naturel auquel la nature est ordonnée ; et c’est de cette façon qu’il
est naturel de pouvoir faire le bien.
14° Le péché
qui advient au libre arbitre ne supprime rien des principes essentiels, car
alors l’espèce du libre arbitre ne demeurerait pas ; mais quelque chose
est ajouté par le péché, à savoir une certaine réunion du libre arbitre à la
fin mauvaise, qui lui est rendue en quelque sorte naturelle. Et dès lors, elle
a une nécessité, comme toutes les autres choses qui sont naturelles au libre
arbitre.
15° La volonté
s’obéit toujours à elle-même, d’une certaine façon, c’est-à-dire que l’homme
veut en quelque manière ce qu’il veut vouloir. Mais d’une autre façon, elle ne
s’obéit pas toujours, c’est-à-dire en tant que l’on ne veut pas parfaitement et
efficacement ce qu’on voudrait vouloir parfaitement et efficacement, comme dit
saint Augustin. Et si la volonté des démons s’obéit à elle-même, il ne s’ensuit
pas pour autant que leur libre arbitre n’est pas confirmé dans le mal, car il
est impossible qu’il veuille vouloir efficacement le bien ; donc, même si
cette conditionnelle était vraie, il ne s’ensuivrait pas que le conséquent soit
possible, puisque l’antécédent est impossible.
16° La
charité est plus forte que le péché, autant qu’il est en elle, si la
comparaison se fait entre l’une et l’autre suivant le même mode de possession,
c’est-à-dire en sorte que de part et d’autre on prenne un libre arbitre
parvenant au terme, ou encore dans l’état de voie. Mais cependant, ce qui est
au terme de la méchanceté se rapporte plus fermement à la méchanceté que ce qui
est dans la voie de la charité ne se rapporte à la charité. Or les démons ou bien
n’ont jamais eu la charité, selon certains, ou bien, s’ils l’ont eue, ils ne
l’ont jamais eue que comme en l’état de voie. Et semblablement, les hommes
damnés n’ont pu tomber que de la grâce de l’état de voie.
17° Ce
raisonnement vaut pour la bonté et la rectitude de la nature elle-même, non du
libre arbitre. En effet, l’appétit par lequel les démons recherchent le bien et
le meilleur, est une certaine inclination de la nature elle-même, et qui ne
vient pas de l’élection du libre arbitre. Voilà pourquoi cette rectitude ne
s’oppose pas à l’obstination du libre arbitre.
18° Anselme trouve
la notion commune du libre arbitre en Dieu, dans les anges et dans les hommes,
grâce à une certaine analogie très commune ; c’est pourquoi il n’est pas
nécessaire qu’à tous les points de vue spéciaux l’on découvre une ressemblance.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Le
châtiment mérité par la nature déchue est en tous avant la réparation de
celle-ci. Or le péché de la nature déchue mérite l’obstination, comme dit la Glose en Rom. 9, 18. Donc
n’importe quel homme dans l’état de voie, avant la réparation, est obstiné.
2° Le péché
contre le Saint-Esprit, quant à toutes ses espèces, peut se trouver dans
l’homme en état de voie. Or l’obstination est une espèce du péché contre le
Saint-Esprit, comme on le voit au deuxième livre des Sentences. Quelqu’un dans l’état de voie peut donc être obstiné.
3° Nul homme
en état de péché ne peut revenir au bien, à moins qu’une inclination au bien ne
demeure en lui. Or quiconque tombe dans le péché mortel est dépourvu de toute
inclination au bien. En effet, l’on pèche mortellement par un amour désordonné.
Or l’amour, suivant saint Augustin, est dans les esprits comme le poids est
dans les corps ; et le corps pesant est incliné en un sens unique, comme
la pierre vers le bas, de telle sorte qu’il ne lui reste aucune inclination
vers le haut. Et ainsi, il ne reste pas non plus au pécheur, semble-t-il,
d’inclination au bien. Quiconque pèche mortellement est donc obstiné dans le
mal.
4° Nul ne revient
du mal de faute que par la pénitence. Or celui qui pèche par méchanceté est
incapable de pénitence, suivant le Philosophe au septième livre de l’Éthique, car il est corrompu quant au
principe des objets d’élection, c’est-à-dire quant à la fin. Puis donc qu’il
arrive que quelqu’un pèche par méchanceté dans l’état de voie, il semble qu’il
soit possible que quelqu’un dans l’état de voie soit obstiné dans le mal.
5° [Le répondant] disait que, bien qu’un tel homme soit incapable de pénitence par ses propres forces, cependant il peut être ramené à la pénitence par le don de la grâce divine. En sens contraire : quand une chose est impossible par les causes inférieures bien qu’elle puisse s’accomplir par l’opération divine, nous disons tout bonnement qu’elle est impossible ; comme voir, pour un aveugle, ou ressusciter, pour un mort. Si donc quelqu’un n’est pas capable de pénitence par ses propres forces, l’on doit dire tout bonnement qu’il est obstiné dans le mal, bien qu’il puisse être ramené à la pénitence par la puissance divine.
6° Toute
maladie qui opère contre son traitement, est incurable, d’après les médecins.
Or le péché contre le Saint-Esprit opère contre son traitement, qui est la
grâce divine, par laquelle on est délivré du péché. Quelqu’un peut donc avoir
dans l’état de voie une maladie spirituelle incurable, et ainsi, il peut être
obstiné dans le mal.
7° Dans le
même sens, semble-t-il, il est dit en Mt 12, 32 que le péché contre
le Saint-Esprit est irrémissible ; et cependant, des hommes dans l’état de
voie commettent ce péché.
8° Saint
Augustin, au vingt et unième livre de la Cité
de Dieu, et saint Grégoire, dans les Moralia,
donnent la cause pour laquelle les saints ne prieront pas pour les damnés au
jour du jugement : c’est parce qu’ils ne peuvent pas revenir à l’état de
justice. Or il en est, dans l’état de voie, pour lesquels on ne doit pas
prier ; 1 Jn 5, 16 : « Il y a un péché qui va à
la mort ; et ce n’est pas pour lui que je dis de prier » ; et en
Jér. 7, 16 : « Et toi, n’intercède pas en faveur de ce
peuple, n’élève pour lui ni plainte ni prière, et n’insiste pas auprès de moi,
car je ne t’écouterai pas. » Quelques-uns dans l’état de voie sont donc si
obstinés qu’ils ne peuvent revenir à l’état de justice.
9° De même
qu’être confirmé dans le bien appartient à la gloire des saints, de même être
confirmé dans le mal appartient au malheur des damnés. Or un homme en l’état de
voie peut être confirmé dans le bien, comme on l’a déjà dit. Donc, pour la même
raison, il semble qu’un homme dans l’état de voie puisse être obstiné dans le
mal.
10° Saint Augustin
s’exprime ainsi dans le Livre à Pierre
sur la foi : « L’ange est doué d’un plus grand pouvoir que
l’homme. » Or l’ange, après le péché, n’a pu revenir à la justice. L’homme
ne le peut donc pas non plus. Et ainsi, quelqu’un dans l’état de voie est
obstiné.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au livre sur les Paroles du Seigneur
— et on le lit dans la Glose à propos
de Rom. 2, 5 — : « Tant que l’homme est dans cette vie, on
ne peut prononcer ce jugement contre cette impénitence, ou contre le cœur
impénitent. Car on ne doit désespérer de la conversion d’aucun pécheur, tant
que la patience de Dieu l’invite à la pénitence. » Et ainsi, il semble que
personne dans l’état de voie ne soit obstiné dans le mal.
2° À propos du
Ps. 67, 23 : « Je me rendrai au fond de la mer », il
est dit [dans la Glose] :
c’est-à-dire vers ceux « qui étaient les plus désespérés » ; et
ainsi, ceux qui semblent être les plus désespérés en cette vie, se tournent un
jour vers Dieu, et Dieu vers eux.
3° À propos
du Ps. 147, 6 : « Il jette ses glaçons par morceaux »,
la Glose dit : « Il appelle
“glaçons” les obstinés, dont il fait parfois aussi des pasteurs, c’est-à-dire
qu’il les fait tels qu’ils paissent les autres de la parole de
Dieu » ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
4° Une maladie
peut être incurable soit à cause de la nature de la maladie, soit à cause de
l’impéritie du médecin, soit à cause de la mauvaise disposition du sujet. Or la
maladie spirituelle de l’homme dans l’état de voie, c’est-à-dire le péché,
n’est pas incurable par la nature de la maladie : en effet, il n’est pas
parvenu au terme de la méchanceté ; ni non plus par l’impéritie du
médecin, car Dieu à la fois sait et peut soigner ; ni enfin par la
mauvaise disposition de l’homme, car de même qu’il est tombé par quelqu’un
d’autre, de même il peut se relever par quelqu’un d’autre. L’homme dans l’état
de voie ne peut donc en aucune façon être confirmé dans le mal.
Réponse :
L’obstination
implique une certaine fermeté dans le péché, qui rende impossible à quelqu’un
de revenir du péché. Or, que quelqu’un ne puisse revenir du péché, cela peut se
comprendre de deux façons. D’abord, en ce sens que ses forces ne suffisent pas
pour qu’il soit totalement délivré du péché ; et ainsi, de n’importe quel
homme tombant dans le péché mortel, on dit qu’il ne peut pas revenir à la
justice. Mais cette fermeté dans le péché ne permet pas d’appeler proprement
quelqu’un obstiné. Dans un autre sens, quelqu’un a une telle fermeté dans le
péché, qu’il ne peut même pas coopérer pour se relever du péché. Mais il y a
deux cas. Dans le premier, il ne peut aucunement coopérer ; et telle est
la parfaite obstination, qui est celle des démons. En effet, leur esprit est si
affermi dans le mal, que tout mouvement de leur libre arbitre est désordonné,
et péché ; voilà pourquoi ils ne peuvent nullement se préparer à avoir la
grâce, par laquelle le péché est remis. Dans le second cas, il ne peut pas
facilement coopérer pour sortir du péché ; et telle est l’obstination
imparfaite, qui peut être celle de quelqu’un dans l’état de voie, c’est-à-dire
quand il a une volonté si affermie dans le péché que ses mouvements vers le
bien ne s’élèvent que faiblement. Cependant, parce que quelques-uns s’élèvent,
ils offrent une voie pour se préparer à la grâce.
La raison pour
laquelle un homme dans l’état de voie ne peut être si obstiné dans le mal qu’il
ne puisse coopérer à sa délivrance, ressort de ce qui a été dit : car,
d’une part, une passion se dénoue ou se réprime, d’autre part, l’habitus ne
corrompt pas totalement l’âme, et enfin la raison n’adhère pas au faux avec une
pertinacité telle qu’elle ne puisse en être détournée par un argument
contraire. Mais après l’état de voie, l’âme séparée ne pensera plus en recevant
à partir des sens, ni ne sera en acte des puissances appétitives sensitives. Et
ainsi, l’âme séparée est conformée à l’ange à la fois quant à la façon de
penser, et quant à l’indivisibilité de l’appétit, qui étaient les causes de
l’obstination en l’ange pécheur ; c’est donc pour la même raison qu’il y
aura obstination dans l’âme séparée. Et à la résurrection, le corps suivra la
condition de l’âme ; voilà pourquoi l’âme ne reviendra pas à l’état qui
est maintenant le sien et en lequel il lui est nécessaire de recevoir à partir
du corps, alors qu’elle usera pourtant des instruments corporels. Et ainsi, la
même raison de l’obstination demeurera.
Réponse aux objections :
1° Le péché de la
nature déchue est dit mériter l’obstination, en tant que ce même péché mérite
la damnation éternelle : en effet, par le démérite du premier péché, toute
la nature humaine serait soumise à la damnation, si quelques-uns n’en étaient
arrachés par la grâce du Rédempteur ; mais non en sorte que l’homme soit
obstiné dès sa naissance, ni qu’il soit damné de l’ultime damnation.
2° Cet argument
parle de l’obstination imparfaite, par laquelle on n’est pas confirmé dans le
mal au plein sens du terme ; c’est en effet une espèce du péché contre
l’Esprit Saint.
3° Saint Augustin
compare l’amour au poids, parce que l’un et l’autre inclinent. Cependant, il
n’est pas nécessaire qu’il y ait ressemblance à tous points de vue. Voilà
pourquoi il ne s’ensuit pas que celui qui aime quelque chose n’ait aucune
inclination vers le contraire ; sauf peut-être pour l’amour très parfait,
comme celui des saints dans la patrie.
4° On dit de
celui qui pèche par méchanceté qu’il est incapable de pénitence, non qu’il ne
puisse aucunement faire pénitence, mais parce qu’il ne peut le faire
facilement. En effet, on ne se repent pas parfaitement avec la seule
exhortation de la raison, car l’exhortation procède d’un principe, c’est-à-dire
de la fin, à l’égard duquel le méchant est corrompu ; cependant, il peut
être amené à faire pénitence en s’habituant peu à peu au contraire. Et s’il
peut être amené à cette habitude, c’est d’une part à cause de sa façon
d’estimer, car il reçoit raisonnablement et comme par confrontation, et d’autre
part parce que toute sa puissance appétitive ne tend pas vers une seule chose.
Or l’habitude permet d’acquérir la droite notion du principe, c’est-à-dire de
la fin appétible. C’est pourquoi le Philosophe dit au septième livre de l’Éthique que « la raison n’enseigne
les principes ni dans le domaine spéculatif, ni dans le domaine de
l’opération ; mais c’est la vertu, soit naturelle, soit acquise par
l’habitude, qui fait que l’on opine droitement sur le principe ».
5° Quand la
nature inférieure peut disposer à quelque chose, ou coopérer d’une manière
quelconque, on ne dit pas tout bonnement que c’est impossible, bien que cela ne
puisse être accompli que par l’opération divine ; de même, nous ne disons
pas tout bonnement qu’il est impossible au fruit du sein maternel d’être animé
d’une âme raisonnable. Et semblablement, bien que la délivrance du péché se
fasse par l’opération divine, cependant, parce que le libre arbitre y coopère,
on ne dit pas tout bonnement que c’est impossible.
6°
Bien
que celui qui pèche contre le Saint-Esprit opère contre la grâce de l’Esprit
Saint par l’inclination du péché, cependant, parce que ce péché ne corrompt pas
totalement l’âme, il reste un mouvement, quoique faible, par lequel elle peut
en quelque façon coopérer à la grâce : en effet, elle ne résiste pas
toujours actuellement à la grâce.
7° Le péché
contre le Saint-Esprit est appelé irrémissible, non pas au point de ne pouvoir
être remis en cette vie, mais c’est parce qu’il ne peut pas facilement être
remis en cette vie. Et la raison de cette difficulté est que le péché en
question s’oppose directement à la grâce, par laquelle le péché est remis. Ou
bien il est appelé irrémissible parce que, étant commis par méchanceté, il n’a
pas en lui-même la cause de la rémission, comme le péché qui est commis par
faiblesse ou par ignorance.
8° Il n’est
défendu à personne de prier pour les pécheurs en cette vie, quels qu’ils
soient. Mais dans les paroles de l’apôtre citées, il est signifié que prier
pour ceux qui sont endurcis dans le péché n’est pas l’affaire de n’importe qui,
mais de quelque homme parfait. Ou bien l’apôtre parle du péché qui va à la
mort, c’est-à-dire qui dure jusqu’à la mort. Et dans les paroles du prophète,
il est montré que ce peuple, par un juste jugement de Dieu, était indigne
d’obtenir miséricorde, sans qu’ils fussent totalement obstinés dans le mal.
9° La
confirmation dans le bien a lieu par le don divin. Voilà pourquoi rien
n’empêche que, par un privilège spécial de la grâce, cela ne soit accordé à
quelques hommes dans l’état de voie, bien que, de la sorte, ils ne soient pas
confirmés dans le bien comme les bienheureux dans la patrie, ainsi qu’on l’a
déjà dit. Mais cela ne peut être dit de la confirmation dans le mal.
10° Le fait même
que l’ange était doué d’un plus grand pouvoir entraîne qu’il se soit obstiné
dans le péché juste après la première élection, ainsi qu’il ressort de ce qu’on
a dit. Et saint Augustin n’entend pas prouver que l’homme est obstiné dans le
péché, mais qu’il ne suffit pas à se relever du péché par lui-même.
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est dit en
Rom. 7, 15 : « car je ne fais pas le bien que je veux, mais
je fais le mal que je hais » ; et il parle en la personne d’un homme
damné, comme dit une certaine glose à cet endroit. L’homme sans la grâce ne
peut donc éviter le péché.
2° Le péché
actuel mortel est plus grave que le péché originel. Or un homme avec le péché
originel, s’il est adulte, ne peut sans la grâce éviter de pécher
mortellement : car dans ce cas il éviterait la condamnation à la peine
sensible, qui est due au péché actuel mortel ; et ainsi, puisqu’il n’y a
pas pour les adultes de milieu entre cette condamnation et la gloire de la vie
éternelle, il s’ensuivrait qu’il peut acquérir la vie éternelle sans la grâce,
ce qui est l’hérésie pélagienne. Il est donc bien moins possible à un homme en
état de péché mortel d’éviter le péché, sauf s’il reçoit la grâce.
3° À propos de
Rom. 7, 19 : « mais je fais ce que je ne veux pas,
etc. » la Glose de saint
Augustin dit : « Ici est décrit l’état de l’homme sous la loi, avant
la grâce. C’est le temps où il est vaincu par ses péchés en cherchant à vivre
dans la justice par ses propres forces et sans le secours de la grâce du
Libérateur », elle qui délivre le libre arbitre « pour qu’il croie au
Libérateur, et ainsi ne pèche pas contre la loi ». Or pécher contre la
loi, c’est pécher mortellement. Il semble donc que l’homme sans la grâce ne
puisse éviter le péché mortel.
4° Saint Augustin
dit au livre sur la Perfection de la
justice que la méchanceté est à l’âme ce que la courbure est au tibia, et
que l’acte peccamineux est comparable à la claudication. Or la claudication ne
peut être évitée par celui qui a un tibia courbe, à moins que le tibia ne soit
d’abord guéri. Le péché mortel ne peut donc pas non plus être évité par celui
qui est dans le péché, à moins qu’il ne soit d’abord délivré du péché par la
grâce.
5° Saint Grégoire
dit : « Le péché qui n’est pas détruit par la pénitence, entraîne
bientôt par son poids à un autre péché. » Or il n’est détruit que par la
grâce. Donc, sans la grâce, l’homme pécheur ne peut éviter le péché.
6° Selon saint
Augustin, la crainte et la colère sont des passions et des péchés. Or l’homme
ne peut pas éviter les passions par le libre arbitre. Il ne peut donc pas non
plus s’abstenir des péchés.
7° Ce qui
est nécessaire ne peut être évité. Or les péchés sont des choses nécessaires,
comme on le voit clairement dans ce passage du Psaume 24, 17 :
« Délivrez-moi des nécessités où je suis réduit. » L’homme ne peut
donc éviter le péché par le libre arbitre.
8° Saint Augustin
dit : « Il y a quelque péché, puisque “la chair convoite contre
l’esprit”. » Or il n’est pas au pouvoir du libre arbitre que la chair ne
convoite pas contre l’esprit. Le pouvoir du libre arbitre ne s’étend donc pas
jusqu’à faire que le péché soit évité.
9° La
puissance de mourir s’ensuit de la puissance de pécher ; en effet, l’homme
dans l’état d’innocence ne pouvait mourir que parce qu’il pouvait pécher. La
nécessité de mourir est donc une conséquence de la nécessité de pécher. Or
l’homme dans l’état présent ne peut éviter de mourir. Il ne peut donc pas non
plus éviter de pécher.
10° Selon saint
Augustin, si l’homme pouvait se maintenir dans l’état d’innocence, c’est parce
qu’il avait l’intégrité de nature, exempte de toute tache de péché. Or cette
intégrité n’existe pas en l’homme pécheur séparé de la grâce. Il ne peut donc
pas se maintenir, mais il lui est nécessaire de tomber après le péché.
11° Au vainqueur
est due la couronne, comme on le voit clairement en Apoc. 2, 10. Or,
si quelqu’un évite le péché lorsqu’il est tenté de pécher, il vaincra le péché
et le diable ; Jacq. 4, 7 : « Résistez au diable, et
il s’enfuira de vous. » Si donc quelqu’un peut, sans la grâce, éviter le
péché, il pourra sans la grâce mériter la couronne ; ce qui est hérétique.
12° Saint Augustin
dit au livre des Révisions :
« La volonté ne peut pas résister à la convoitise qui la presse. » Or
la convoitise induit au péché. La volonté humaine ne peut donc, sans la grâce,
éviter le péché.
13° Celui qui a un
habitus, agit nécessairement selon cet habitus. Or celui qui est dans le péché
a l’habitus du péché. Il semble donc qu’il ne puisse pas éviter de pécher.
14° Le libre
arbitre, suivant saint Augustin, est « ce par quoi on élit le bien avec
l’assistance de la grâce, et le mal quand cesse l’assistance de la grâce ».
Il semble donc que celui qui n’a pas la grâce élise toujours le mal par son
libre arbitre.
15° Quiconque peut
ne pas pécher, peut vaincre le monde ; en effet, nul ne vainc le monde
autrement qu’en cessant de pécher. Or personne ne peut vaincre le monde que par
la grâce ; car, comme il est dit en 1 Jn 5, 4, « la
victoire qui vainc le monde, c’est notre foi ». On ne peut donc sans la
grâce éviter le péché.
16° Le
précepte d’aimer Dieu est affirmatif, et ainsi il oblige à ce qu’on l’observe
en temps et en lieu, au point que, s’il n’est pas observé, l’homme pèche
mortellement. Or, on ne peut observer le précepte de la charité sans la
grâce ; car, comme il est dit en Rom. 5, 5, « l’amour de
Dieu est répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné ».
L’homme ne peut donc, sans la grâce, faire en sorte de ne pas pécher
mortellement.
17° Selon saint
Augustin, le précepte de la miséricorde envers soi-même est inclus dans celui
de la miséricorde envers le prochain. Or on pécherait mortellement si l’on ne
faisait pas miséricorde au prochain en danger de mort corporelle. Donc à bien
plus forte raison pèche-t-on mortellement si, en ne se repentant pas du péché,
on ne fait pas miséricorde à soi-même en état de péché ; et ainsi, à moins
que le péché ne soit détruit par la pénitence, l’homme ne peut éviter de
pécher.
18° Le mépris de
Dieu est au péché ce que l’amour de Dieu est à la vertu. Or il est nécessaire
que tout homme vertueux aime Dieu. Il est donc nécessaire que tout pécheur
méprise Dieu, et de la sorte, pèche ; et nous retrouvons ainsi la même
conclusion que ci-dessus.
19° Selon le
Philosophe au deuxième livre de l’Éthique,
d’habitus semblables procèdent des actes semblables. Si donc quelqu’un est dans
le péché, il est nécessaire, semble-t-il, qu’il ait à produire des actes
semblables, c’est-à-dire des actes de péché.
20° Puisque la
forme est le principe de l’opération, ce qui n’a pas une forme n’a pas
l’opération propre à cette forme. Or se détourner du mal est l’opération de la
justice. Puis donc que celui qui est dans le péché n’a pas la justice, il
semble qu’il ne puisse pas se détourner du mal.
21° Le Maître dit
au deuxième livre des Sentences,
dist. 25, que « après le péché et avant la réparation de la grâce, le
libre arbitre est pressé par la convoitise et vaincu, et il a la faiblesse dans
le mal s’il n’a pas la grâce dans le bien ; voilà pourquoi il peut
damnablement pécher » ; et ainsi, l’on ne peut sans la grâce éviter
le péché mortel.
22° Si [le
répondant] dit que ce qui ne peut pas ne pas pécher, au sens de ne pas avoir de
péché, peut cependant ne pas pécher, au sens de ne pas user du péché, alors en
sens contraire : les pélagiens accordaient cela, et cependant saint
Augustin blâme leur opinion sur ce sujet au livre sur la Grâce et le libre Arbitre, en ces termes : « Les
pélagiens disent aussi que la grâce de Dieu qui a été donnée par la foi en
Jésus-Christ, et qui n’est ni la loi ni la nature, n’a d’autre effet que de
remettre les péchés : nous n’en aurions besoin ni pour éviter le péché, ni
pour triompher des obstacles au bien. Mais si cela était vrai, après avoir dit
dans l’Oraison dominicale : “Pardonnez-nous nos offenses”, nous
n’ajouterions pas : “et ne nous laissez pas succomber à la tentation”.
Nous formulons la première demande pour que les péchés soient remis ; la
seconde, pour qu’ils soient évités ou vaincus ; ce que nous n’aurions
aucune raison de demander au Père qui est dans les cieux, si nous en étions
capables par la force de la volonté humaine. » Il semble donc que la
réponse [du répondant] soit nulle.
23° Saint Augustin
dit au livre sur la Nature et la Grâce :
« La lumière de la vérité abandonne, à juste titre, le prévaricateur de la
Loi ; celui-ci, sans elle, est de toute manière aveugle et obligatoirement
péchera davantage, se blessera en tombant et, une fois blessé, ne se relèvera
pas. » Le pécheur séparé de la grâce est donc, lui aussi, dans la
nécessité de pécher.
En sens contraire :
1° Saint Jérôme
dit au pape saint Damase : « Pour notre part, nous disons que les
hommes peuvent toujours pécher et ne pas pécher, en sorte que nous affirmons
être toujours doués de libre arbitre. » Donc, dire que l’homme dans l’état
de péché ne peut éviter le péché, c’est nier la liberté de l’arbitre ; ce
qui est hérétique.
2° Si un défaut
est dans un agent, et qu’il est en son pouvoir d’en user ou de ne pas en user,
il ne lui est pas nécessaire de faillir dans son action ; par exemple, si
un tibia courbe pouvait ne pas user de sa courbure en marchant, il pourrait ne
pas boiter. Or le libre arbitre soumis au péché peut user ou non du péché,
étant donné qu’user du péché est un acte du libre arbitre, qui a la maîtrise de
son acte. Donc, si enfoncé qu’il soit dans le péché, il peut ne pas pécher.
3° Il est dit au
Ps. 118, 95 : « Les pécheurs m’ont attendu pour me
perdre » ; la Glose :
« c’est-à-dire mon consentement ». On n’est donc amené à pécher qu’en
consentant. Or le consentement est au pouvoir du libre arbitre. On peut donc ne
pas pécher par le libre arbitre.
4° Parce que le démon
ne peut pas ne pas pécher, on dit qu’il a péché irrémédiablement. Or l’homme a
péché non irrémédiablement, comme on dit communément. Il peut donc ne pas
pécher.
5° On ne passe
d’un extrême à l’autre que par un stade intermédiaire. Or l’homme avant le
péché a la puissance de ne pas pécher. Il n’est donc pas, immédiatement après
le péché, conduit à l’autre extrême, en sorte qu’il ne puisse pas ne pas
pécher.
6° Le libre
arbitre du pécheur peut pécher. Or il ne le peut qu’en élisant, puisque élire
est l’acte du libre arbitre : de même que la vue aussi n’opère qu’en
voyant. Or l’élection, étant le désir de ce qui a déjà été délibéré, suivant le
Philosophe au troisième livre de l’Éthique,
suit le conseil, qui ne porte que sur les choses qui sont en nous, comme il est
dit au même endroit. Éviter le péché, ou le faire, est donc au pouvoir de
l’homme en état de péché.
7° Selon
saint Augustin, « nul ne pèche en ce qu’il ne peut éviter », car
alors ce serait nécessaire. Si donc quelqu’un en état de péché ne peut éviter
le péché, il ne pèche pas en commettant le péché ; ce qui est absurde.
8° Le libre
arbitre est également libre de contrainte avant et après le péché. Or la
nécessité de pécher semble se rattacher à la contrainte, étant donné que, même
si nous ne voulons pas, cette nécessité est en nous. L’homme n’a donc pas,
après le péché, la nécessité de pécher.
9° Toute
nécessité est soit de contrainte, soit d’inclination naturelle. Or la nécessité
de pécher n’est pas une nécessité d’inclination naturelle, car alors la nature
serait mauvaise, car elle inclinerait au mal. Si donc il y avait dans le
pécheur la nécessité de pécher, il serait contraint de pécher.
10° Ce qui est
nécessaire n’est pas volontaire. Si donc celui qui est dans le péché doit
nécessairement pécher, le péché n’est pas volontaire ; ce qui est faux.
11° Si le pécheur
est dans la nécessité de pécher, cette nécessité ne lui convient qu’en raison
du péché. Or il peut sortir du péché ; sinon il ne serait pas commandé aux
pécheurs, en Is. 52, 11 : « Partez, sortez de là, ne
touchez rien d’impur ! » Le pécheur peut donc ne pas pécher.
Réponse :
Sur cette
question, des hérésies contraires se sont élevées. Certains, en effet, estimant
la nature de l’esprit humain d’après les natures corporelles, ont émis
l’opinion que tout ce vers quoi l’esprit humain leur semblait incliné, l’homme
l’opérait par nécessité ; et de là, ils sont tombés en des erreurs
contraires. Car l’esprit humain a deux inclinations contraires. L’une vers le
bien, à l’instigation de la raison ; et en la considérant, Jovinien
prétendit que l’homme ne pouvait pas pécher. L’autre inclination est dans
l’esprit de l’homme par les puissances inférieures, et surtout en tant qu’elles
sont corrompues par le péché originel : par elle, l’esprit est incliné à
élire les choses qui sont délectables selon le sens charnel. Et considérant
cette inclination, les manichéens dirent que l’homme pèche nécessairement, et
qu’il ne peut en aucune façon éviter le péché. Et ainsi, les uns et les autres,
quoique par des voies contraires, sont tombés dans le même inconvénient de nier
le libre arbitre ; en effet, l’homme ne sera pas doué de libre arbitre
s’il est par nécessité poussé au bien ou au mal. Et que cela soit aberrant, est
prouvé à la fois par l’expérience, par les enseignements des philosophes et par
les divines Écritures, comme on l’a déjà montré dans une certaine mesure. C’est
pourquoi Pélage se dressa en réaction à cela : voulant défendre le libre
arbitre, il s’opposa à la grâce de Dieu en disant que l’homme pouvait éviter le
péché sans la grâce de Dieu. Mais assurément, cette erreur contredit très
ouvertement la doctrine évangélique, aussi a-t-elle été condamnée par l’Église.
La foi
catholique, pour sa part, emprunta une voie médiane, sauvant la liberté de
l’arbitre sans exclure pour autant la nécessité de la grâce. Et pour le voir
clairement, il faut savoir que, le libre arbitre étant une certaine puissance
établie au-dessous de la raison et au-dessus de la puissance motrice exécutive,
on trouve de deux façons qu’une chose est hors du pouvoir du libre arbitre.
D’abord, parce qu’elle excède l’efficace de la motrice exécutive, qui opère au
commandement du libre arbitre ; par exemple, voler n’est pas soumis au
libre arbitre de l’homme, car cela excède la puissance motrice en l’homme.
Ensuite, une chose peut être hors du pouvoir du libre arbitre parce qu’elle ne
s’étend pas à l’acte même de la raison. En effet, puisque l’acte du libre
arbitre est l’élection, qui suit le conseil, c’est-à-dire la délibération de la
raison, le libre arbitre ne peut s’étendre à ce qui échappe à la délibération
de la raison, comme c’est le cas des choses qui se présentent de façon non
préméditée. Donc, de la première façon, commettre le péché ou l’éviteer
n’excède pas le pouvoir du libre arbitre, car bien que l’accomplissement du
péché au moyen d’un acte extérieur soit mené par l’exécution de la puissance
motrice, cependant le péché est accompli dans la volonté même, avant
l’exécution de l’œuvre, par le seul consentement. Par conséquent, le défaut de
la puissance motrice n’empêche pas le libre arbitre de faire ou d’éviter le
péché, quoiqu’il l’empêche parfois de l’exécuter, comme lorsque quelqu’un veut
tuer, forniquer ou voler, mais ne le peut pas. Mais de la seconde façon, commettre
le péché ou l’éviter peut excéder le pouvoir du libre arbitre, c’est-à-dire
lorsqu’un péché se présente soudain et comme inopinément, et échappe ainsi à
l’élection du libre arbitre, bien que le libre arbitre puisse le faire ou
l’éviter, s’il dirigeait vers cela son attention ou son effort. Or de deux
façons une chose se produit en nous comme inopinément.
D’abord par
l’élan de la passion : en effet, le mouvement de colère ou de convoitise
précède parfois la délibération de la raison. Et ce mouvement qui tend à
l’illicite à cause de la corruption de la nature, est un péché véniel. Voilà
pourquoi, dans l’état de nature corrompue, il n’est pas au pouvoir du libre
arbitre d’éviter tous les péchés de ce genre, parce qu’ils échappent à son
acte, bien qu’il puisse empêcher l’un de ces mouvements s’il s’efforce contre
lui. Mais il n’est pas possible que l’homme s’efforce continuellement d’éviter
de tels mouvements, à cause des occupations variées de l’esprit humain, et à
cause de son nécessaire repos. Et cela se produit parce que les puissances
inférieures ne sont pas totalement soumises à la raison comme elles l’étaient
dans l’état d’innocence, quand il était très facile à l’homme d’éviter par le
libre arbitre tous les péchés de ce genre et chacun d’eux, car aucun mouvement
ne pouvait s’élever dans les puissances inférieures sans suivre le dictamen de la raison. Mais dans l’état
présent, l’homme n’est pas ramené à cette rectitude par la grâce, pour parler
en général ; mais nous attendons cette rectitude pour l’état de gloire.
Voilà pourquoi, dans cet état de misère, après la réparation de la grâce,
l’homme ne peut pas éviter tous les péchés véniels, bien que cela ne porte en
rien préjudice à la liberté de l’arbitre.
Ensuite, une
chose arrive en nous comme inopinément par l’inclination d’un habitus ; en
effet, comme dit le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, « on fait preuve de plus de courage quand on se
montre sans peur et sans trouble devant un péril surgi à l’improviste que
devant un péril attendu ». En effet, l’opération vient d’autant plus de
l’habitus qu’elle vient moins de la préméditation : car les choses
attendues, c’est-à-dire connues d’avance, on les élira par la raison et la
réflexion, sans habitus ; mais ce qui surgit à l’improviste est élu par un
habitus. Et il ne faut pas comprendre que l’opération par l’habitus de vertu
pourrait être tout à fait sans délibération, puisque la vertu est un habitus
électif, mais que, pour celui qui a un habitus, la fin est déjà déterminée dans
son élection ; par conséquent, chaque fois qu’une chose se présente comme
accordée à cette fin, elle est aussitôt élue, à moins qu’elle ne soit empêchée
par une délibération plus attentive et plus longue.
Or l’homme qui
est dans le péché mortel adhère habituellement au péché. En effet, bien qu’il
n’ait pas toujours l’habitus du vice, car un habitus n’est pas engendré par un
acte unique de luxure, cependant la volonté de celui qui pèche, après avoir
abandonné le bien immuable, a adhéré au bien transitoire comme à une fin, et la
puissance et l’inclination d’une telle adhésion demeurent en elle jusqu’à ce
qu’elle adhère de nouveau au bien immuable comme à une fin. Voilà pourquoi,
lorsque se présente à un homme ainsi disposé une chose à faire qui convienne à
l’élection précédente, il est soudain porté vers elle par l’élection, à moins
qu’il ne se retienne lui-même par une longue délibération. Et cependant, qu’il
élise ainsi soudainement cette chose ne l’excuse pas du péché mortel, qui a
besoin d’une délibération : car pour le péché mortel, cette délibération
suffit par laquelle on considère attentivement que ce qui est élu est péché
mortel et contre Dieu. Mais cette délibération ne suffit pas à retirer celui
qui est dans le péché mortel. En effet, quelqu’un n’est retiré de faire une
chose vers laquelle il est incliné, que dans la mesure où elle lui est proposée
comme mauvaise. Or celui qui a déjà répudié le bien immuable pour le bien
transitoire, n’estime plus comme mal de se détourner du bien immuable, et en
cela la notion de péché mortel est accompli ; il n’est donc pas retiré de
pécher par le fait même qu’il remarque qu’une chose est péché mortel, mais il
est nécessaire de poursuivre la considération plus avant jusqu’à parvenir à
quelque chose qu’il ne puisse pas ne pas estimer mauvais, comme le malheur ou
autre chose de ce genre.
Donc, avant que
se produise en l’homme ainsi disposé une délibération aussi longue qu’il est
requis pour qu’il évite le péché mortel, le consentement au péché mortel
précède. Voilà pourquoi, si l’on suppose l’adhésion du libre arbitre au péché
mortel, ou à une fin indue, il n’est pas en son pouvoir d’éviter tous les
péchés mortels, bien qu’il puisse éviter chacun d’eux s’il s’efforce à
l’encontre : car même s’il a évité l’un ou l’autre en se mettant à délibérer
aussi longtemps qu’il est requis, il ne peut cependant pas faire que le
consentement au péché mortel n’ait pas lieu parfois avant une telle
délibération, puisqu’il est impossible que l’homme soit toujours, ni longtemps,
dans une vigilance aussi grande qu’il est requis pour cela, à cause des
nombreuses occupations de l’esprit humain. Or, il n’est éloigné de cette
disposition que par la grâce, qui seule fait que l’esprit humain adhère par la
charité au bien immuable comme à une fin.
Il ressort donc
de ce qu’on a dit, que nous n’ôtons ni le libre arbitre, puisque nous disons
que le libre arbitre peut éviter ou faire n’importe quel péché en particulier,
ni non plus la nécessité de la grâce, puisque nous disons, d’une part, que
l’homme ne peut éviter tous les péchés véniels, bien qu’il puisse éviter chacun
d’eux — même si l’homme a la grâce, avant que celle-ci ne soit perfectionnée
dans l’état de gloire — et ce, à cause du foyer de corruption ; et d’autre
part, que l’homme en état de péché mortel, séparé de la grâce, ne peut éviter
tous les péchés mortels, à moins que la grâce ne survienne, bien qu’il puisse
éviter chacun d’eux, et ce, à cause de l’adhésion habituelle de la volonté à
une fin désordonnée ; et saint Augustin compare ces deux choses à la
courbure du tibia, d’où s’ensuit la nécessité de boiter.
Et ainsi se
vérifient les sentences des docteurs, qui semblent différer sur ce sujet. Car
certains d’entre eux disent que l’homme sans la grâce habituelle sanctifiante
peut éviter le péché mortel, non toutefois sans le secours divin, qui par sa
providence gouverne l’homme pour qu’il fasse le bien et évite le mal :
cela est vrai, en effet, lorsqu’il voudra s’efforcer contre le péché ;
d’où il se produit que chaque péché peut être évité. Mais d’autres disent que
l’homme sans la grâce ne peut rester longtemps sans pécher mortellement ;
et c’est assurément vrai dans la mesure où un homme habituellement disposé à
pécher ne reste pas longtemps sans que s’offre soudain à lui quelque chose à
opérer, et à cette occasion il tombe dans le consentement au péché mortel par
l’inclination d’un habitus mauvais, puisqu’il n’est pas possible que l’homme
soit longtemps vigilant, au point de mettre un soin suffisant à éviter le péché
mortel.
Donc, comme les
deux séries d’arguments concluent vrai en quelque façon et faux d’une autre
façon, il faut répondre aux deux.
Réponse aux objections :
1° Cette parole
de l’Apôtre peut être entendue, suivant les diverses expositions, et du péché
mortel, et du mal du péché mortel, dans la mesure où il parle en la personne de
l’homme pécheur ; ou du mal du péché véniel quant aux premiers mouvements,
dans la mesure où il parle en sa personne ou en celle des autres justes. Et des
deux façons, il faut comprendre que, puisque la volonté naturelle tend à éviter
de tout mal, l’homme pécheur ne peut faire en sorte, sans la grâce, d’éviter
tous les péchés mortels, bien qu’il puisse éviter chacun d’eux ; et ainsi,
il ne peut sans la grâce accomplir la volonté naturelle ; et il en est de
même du juste relativement aux péchés véniels.
2° Il est
impossible qu’un adulte soit dans le seul péché originel sans la grâce :
car dès qu’il aura reçu l’usage du libre arbitre, s’il s’est préparé à la
grâce, il aura la grâce ; sinon, la négligence elle-même lui sera imputée
à péché mortel. L’argument susdit semble aussi supposer l’inconvénient auquel
il conduit. En effet, s’il est possible qu’un adulte soit dans le seul péché
originel, alors, s’il arrive qu’il meure dans l’instant même, il tiendra le
milieu entre les bienheureux et ceux qui sont punis d’une peine sensible ;
et c’est à cet inconvénient que conduit l’argument susdit. Cependant, pour ne
pas s’arrêter à cela, il faut savoir qu’il y a dans le péché originel une
aversion habituelle du bien immuable, puisque celui qui a le péché originel n’a
pas le cœur uni à Dieu par la charité ; et ainsi, quant à l’aversion
habituelle, il en est de même de celui qui est dans le péché originel et de
celui qui est dans le péché mortel, quoique dans ce dernier cas il y ait en plus
de cela une conversion habituelle à une fin indue. En outre, si quelqu’un
échappe à la damnation par le libre arbitre, il ne s’ensuit pas qu’il puisse
pour autant acquérir la gloire par les forces du libre arbitre : cela est
plus grand, comme il ressort de ce qui a été dit de l’homme dans l’état
d’innocence.
3° L’homme sans
la grâce est vaincu par le péché, en sorte qu’il agit contre la loi ; car
s’il peut éviter tel ou tel péché par des efforts contraires, il ne peut
cependant pas les éviter tous, pour la raison déjà mentionnée.
4° L’exemple de
la courbure, donné par saint Augustin, n’est pas analogue, à un certain point
de vue : en effet, il n’est pas au pouvoir du tibia d’user de la courbure
ou de ne pas en user, aussi est-il nécessaire que tout mouvement du tibia
courbe soit une claudication ; tandis que le libre arbitre peut user ou
non de sa courbure, et c’est pourquoi il n’est pas nécessaire qu’il pèche en
tous ses actes, quels qu’ils soient, mais il peut parfois éviter le péché. En
revanche, l’exemple est ressemblant en ce qu’il n’est pas possible de tous les
éviter, comme on l’a dit.
5° Bien que le
péché non détruit par la pénitence entraîne vers un autre péché par une
inclination, cependant il n’est pas nécessaire que le libre arbitre obéisse
toujours à cette inclination, mais il peut faire des efforts contre elle dans
un acte particulier.
6° La crainte et
la colère, en tant que passions, sont des péchés non pas mortels mais véniels,
car elles sont des mouvements premiers.
7° Les
péchés sont appelés nécessaires, en tant qu’ils ne peuvent pas tous être
évités, bien qu’ils puissent être évités en particulier.
8° Lorsque la
chair convoite contre l’esprit, il y a un vice, mais de péché véniel.
9° La
nécessité de pécher soit véniellement soit mortellement accompagne celle de
mourir, sauf pour des personnes privilégiées, à savoir, le Christ et la
bienheureuse Vierge ; mais non la nécessité de pécher mortellement, comme
on le voit bien dans le cas de ceux qui ont la grâce.
10° [Dans
certaines éditions seulement :] On répond au dixième argument comme au
septième. [En d’autres :] Cette intégrité amena l’homme à pouvoir éviter
non seulement chaque péché, mais aussi tous les péchés ; mais cela n’est
pas possible sans la grâce dans l’état présent.
11° La couronne
est donnée à celui qui vainc totalement le diable et le péché. Mais celui qui
évite un seul péché en persévérant dans un autre, étant esclave, n’est
vainqueur qu’à un certain point de vue, il ne mérite donc pas la couronne.
12° La convoitise
ne peut pas être comprise comme contraignant absolument le libre arbitre, car
celui-ci est toujours libre de contrainte ; mais il est dit qu’elle
contraint, à cause de la véhémence de l’inclination, à laquelle cependant on
peut résister, quoique avec difficulté.
13° Le libre
arbitre peut user d’un habitus ou ne pas en user. Il n’est donc pas nécessaire
que l’on agisse toujours selon l’habitus ; mais on peut parfois agir
contre l’habitus, quoique avec difficulté. Cependant, si l’habitus demeure, il
ne peut arriver que l’on reste longtemps sans rien faire selon l’habitus.
14° Quand la
grâce cesse, le libre arbitre peut par lui-même élire le mal ; il n’est
cependant pas nécessaire que, sans la grâce sanctifiante, il élise toujours le
mal.
15° De ce que l’on
évite le péché, il ne s’ensuit pas que l’on vainque le monde, à moins d’être
tout à fait exempt de péché, comme on l’a dit.
16° Un
précepte a deux façons d’être observé. D’abord, de telle façon que son
observation mérite la gloire ; et dans ce cas, nul ne peut sans la grâce
observer le précepte susdit, ni les autres préceptes. Ensuite, de telle façon
que son observation fait éviter la peine ; et en ce cas, il peut être
observé sans la grâce sanctifiante. Il est observé de la première façon quand
la substance de l’acte est accomplie avec le mode convenable, qu’apporte la
charité ; et ainsi, le précepte susdit de la charité n’est pas tant un
précepte que la fin du précepte et la forme des autres préceptes. Il est
observé de la seconde façon quand la seule substance de l’acte est
accomplie ; ce qui se produit en général en celui qui n’a pas l’habitus de
charité : en effet, l’injuste aussi peut faire des choses justes, suivant
le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique.
17° Cet argument
est étranger à notre propos. En effet, à supposer que quelqu’un commette un
nouveau péché lorsqu’en ne se préparant point à la pénitence il ne se fait pas
miséricorde, il peut cependant éviter ce péché, puisqu’il peut se préparer.
Toutefois, il n’est pas nécessaire que le pécheur commette un nouveau péché
chaque fois qu’il omet de se faire miséricorde par la pénitence, mais c’est
seulement lorsqu’il y est tenu par quelque cause spéciale.
18° L’homme
vertueux peut ne pas aimer Dieu actuellement mais faire le contraire, comme
cela est clair lorsqu’il pèche.
19° Bien que les
habitus donnent toujours des actes semblables, cependant celui qui a un habitus
peut accomplir un acte contraire à l’habitus, car il ne lui est pas nécessaire
de toujours user de l’habitus.
20° Celui qui n’a
pas la justice peut faire un acte de justice imparfait, qui consiste à faire
des choses justes ; et ce, à cause des principes du droit naturel déposés
dans la raison ; mais il ne peut pas faire un acte de justice parfait, qui
consiste à faire justement des choses justes. Et ainsi, un injuste peut parfois
se détourner du mal.
21° La parole du
Maître ne doit pas être comprise en ce sens qu’il est nécessaire que l’homme en
état de péché mortel succombe à n’importe quelle tentation ; mais en ce
sens que, à moins d’être délivré du péché par la grâce, il tombera un jour en
quelque péché mortel.
22° S’il nous est
nécessaire de demander dans l’Oraison dominicale non seulement que les péchés
passés nous soient remis, mais aussi que nous soyons délivrés des péchés futurs,
c’est parce que, à moins que l’homme ne soit délivré par la grâce, il lui est
nécessaire de tomber parfois dans le péché, de la façon susdite ;
quoiqu’il puisse éviter tel ou tel par des efforts contraires.
23° Celui qui est
abandonné par la lumière de la grâce doit nécessairement tomber un jour ;
cependant, il n’est pas nécessaire qu’il succombe à n’importe quelle tentation.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Si le pécheur
ne pouvait éviter le péché par des efforts contraires, cela porterait préjudice
à la liberté ; mais il n’y a pas de préjudice à la liberté de l’arbitre,
si l’homme ne peut faire en sorte d’être dans un constant souci de résister au
péché ; or, si l’homme n’y prend pas garde, l’inclination habituelle
l’entraîne vers ce qui convient à l’habitus.
2° Parce qu’il a
la maîtrise de son acte, le libre arbitre peut, chaque fois qu’il s’y applique,
ne pas user de son défaut propre. Mais parce qu’il lui est impossible de
toujours y veiller, il s’ensuit parfois qu’il manque son acte.
3° Le péché ne se
fait pas sans le consentement du libre arbitre ; mais le consentement suit
l’inclination habituelle, sauf si une longue délibération le précède, comme on
l’a dit.
4° On dit que
l’homme est tombé non irrémédiablement, parce qu’il peut trouver remède avec
l’aide de la grâce, quoique le pouvoir du libre arbitre n’y suffise pas.
5° Ne pas pouvoir
pécher, et ne pas pouvoir ne pas pécher, sont contraires ; mais pouvoir
pécher et ne pas pécher, est un moyen terme entre eux. L’argument suppose donc
le faux.
6° Élire et
délibérer ne portent que sur les choses qui sont en nous. Mais, comme il est
dit au troisième livre de l’Éthique,
les choses que nous faisons par des amis, nous les faisons en quelque sorte par
nous-mêmes ; voilà pourquoi le libre arbitre peut exercer son élection et
sa délibération non seulement sur les choses pour lesquelles son propre pouvoir
suffit, mais aussi sur celles pour lesquelles il a besoin du secours divin.
7° Un homme
en état de péché mortel peut éviter tous les péchés mortels par le secours de
la grâce ; il peut aussi éviter chacun d’eux par vertu naturelle, mais non
tous ; voilà pourquoi il ne s’ensuit pas qu’il ne pèche pas en commettant
le péché.
8° La nécessité
de pécher n’implique pas une contrainte du libre arbitre. En effet, bien que
l’homme ne puisse se soustraire à cette nécessité par lui-même, il peut
cependant résister jusqu’à un certain point à la nécessité en question, en tant
qu’il peut éviter chaque péché, mais non tous.
9° Le péché
est rendu quasi naturel au pécheur : en effet, l’habitus opère comme une
certaine nature en celui qui l’a ; c’est pourquoi la nécessité qui vient
d’un habitus se ramène à l’inclination naturelle.
10° Selon saint
Augustin, une chose peut être nécessaire et cependant volontaire ; en
effet, la volonté a nécessairement de l’aversion pour le malheur ; et ce,
à cause de l’inclination naturelle à laquelle est assimilée l’inclination de
l’habitus.
11° L’homme en
état de péché ne peut aucunement se soustraire au péché déjà commis, sinon par
le secours de la grâce, car il n’est affranchi du péché, qui s’accomplit dans
l’aversion, que si son esprit adhère à Dieu par la charité, qui ne vient pas du
libre arbitre mais est répandue dans le cœur des saints par l’Esprit Saint,
comme il est dit en Rom. 5, 5.
Objections :
Il semble que
non.
1° Nul n’est dans
la nécessité de demander à Dieu ce qu’il peut par lui-même. Or, quelque grâce
que l’on possède, on est dans la nécessité de demander à Dieu d’être délivré
des péchés futurs ; c’est pourquoi l’Apôtre dit en
2 Cor. 13, 7, en s’adressant aux fidèles et aux saints :
« Cependant nous prions Dieu que vous ne fassiez rien de mal. » Ceux
qui ont la grâce ne peuvent donc pas éviter le péché.
2° Ceux qui ont
la grâce sont dans la nécessité de dire l’Oraison dominicale. Or il est demandé
en elle que l’homme persévère sans péché, suivant l’exposition de saint
Cyprien, comme le rapporte saint Augustin au livre sur le Don de la persévérance. Celui qui a la grâce ne peut donc par
lui-même éviter le péché.
3° La
persévérance est un don du Saint-Esprit. Or, avoir les dons du Saint-Esprit
n’est pas au pouvoir de celui qui a la grâce. Puis donc que s’abstenir du péché
mortel jusqu’à la fin de la vie appartient à la persévérance, il semble que
celui qui a la grâce ne puisse pas éviter le péché mortel.
4° Le vice du
péché est à l’être de grâce ce que le néant est à l’être de nature. Or la
créature qui a obtenu de Dieu l’être de nature, ne peut se conserver elle-même
dans l’être de nature de telle sorte qu’elle ne retombe pas dans le néant, si
elle n’est conservée par la main du Créateur. Un homme qui a obtenu la grâce ne
peut donc par lui-même faire en sorte de ne pas tomber dans le péché mortel.
En sens contraire :
1° Il est dit en
2 Cor. 12, 9 : « Ma grâce te suffit. » Or elle ne
suffit pas, si, par elle, le péché mortel ne peut être évité. L’homme peut donc
éviter le péché mortel par la grâce.
2° Cela se voit
par les paroles du Maître au deuxième livre des Sentences, dist. 25, où il s’exprime ainsi : « Après
la réparation, l’homme, avant d’être confirmé, est pressé par la convoitise,
mais il n’est pas vaincu ; et s’il est faible dans le mal, il a cependant
la grâce dans le bien ; de sorte qu’il peut pécher, à cause de la liberté
et de la faiblesse, et ne pas pécher mortellement, à cause de la liberté et du
secours de la grâce. »
Réponse :
Ce n’est pas la
même chose de dire que l’on peut s’abstenir du péché, et de dire que l’on peut
persévérer jusqu’à la fin de la vie dans l’abstention du péché.
En effet, quand
on dit que quelqu’un peut s’abstenir du péché, la puissance porte seulement sur
une négation, c’est-à-dire qu’il peut ne pas pécher ; et n’importe quel
homme en état de grâce le peut, s’agissant du péché mortel, car il n’y a en
celui qui a la grâce aucune inclination habituelle vers le péché, il y a bien
plutôt en lui une inclination habituelle à éviter le péché. Voilà pourquoi,
quand une chose se présente à lui sous l’aspect de péché mortel, il s’en écarte
par une inclination habituelle, à moins qu’il ne fasse des efforts contraires,
en suivant ses convoitises ; cependant, il n’est pas dans la nécessité de
suivre celles-ci, bien qu’il ne puisse éviter qu’un mouvement de concupiscence
ne s’élève en précédant totalement l’acte du libre arbitre. Ainsi donc, parce
qu’il ne peut pas faire qu’un mouvement de concupiscence ne prévienne pas
totalement l’acte du libre arbitre, il ne peut éviter tous les péchés véniels.
Mais parce qu’aucun mouvement du libre arbitre ne précède en lui la pleine
délibération en l’entraînant au péché comme par l’inclination d’un habitus,
pour cette raison il peut éviter tous les péchés mortels.
Mais quand on
dit : « Celui-ci peut persévérer jusqu’à la fin de la vie dans
l’abstention du péché », la puissance porte sur quelque chose
d’affirmatif, c’est-à-dire que quelqu’un se pose en un état tel que le péché ne
puisse exister en lui ; car l’homme ne pourrait, par un acte du libre
arbitre, se rendre persévérant, que s’il se rendait impeccable. Or cela ne
rentre pas au pouvoir du libre arbitre, car la vertu motrice exécutive ne s’y
étend pas. Voilà pourquoi l’homme ne peut être pour lui-même une cause de
persévérance, mais il est dans la nécessité de demander celle-ci à Dieu.
Réponse aux objections :
1° L’Apôtre
priait pour qu’ils ne fissent rien de mal, parce qu’ils ne pourraient pas
suffisamment persévérer dans l’abstinence du mal sans l’aide du secours divin.
2° Il faut
répondre de la même façon.
3° La
persévérance a deux acceptions. En effet, elle est parfois une vertu
spéciale ; et dans ce cas, elle est un certain habitus, dont l’acte
consiste à avoir le propos d’opérer fermement. Et ainsi, tout homme qui a la
grâce, a la persévérance, quoiqu’il ne persévère pas nécessairement jusqu’à la
fin. On prend « persévérance » dans l’autre acception, lorsqu’elle
est une certaine circonstance de la vertu, signifiant la permanence de la vertu
jusqu’à la fin de la vie. Et dans ce cas, la persévérance n’est pas au pouvoir
de celui qui a la grâce.
4° De même que,
lorsque nous parlons de nature, nous n’excluons pas ce par quoi la nature est
conservée dans l’être, de même, lorsque nous parlons de grâce, nous n’excluons
pas l’opération divine conservant la grâce dans l’être ; car sans elle,
nul ne peut persister, ni dans l’être de nature, ni dans l’être de grâce.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Un précepte
n’est pas donné pour une chose impossible ; c’est pourquoi saint Jérôme
dit : « Maudit soit celui qui dit que Dieu a prescrit à l’homme
quelque chose d’impossible. » Or il est prescrit à l’homme de faire le
bien. L’homme peut donc faire le bien par le libre arbitre.
2° Nul ne doit être
blâmé s’il ne fait pas ce qu’il ne peut pas faire. Or l’homme juste est blâmé
s’il omet de faire le bien. L’homme peut donc faire le bien par le libre
arbitre.
3° Par le libre
arbitre, l’homme peut en quelque façon éviter le péché, au moins pour un acte
particulier. Or éviter le péché est un bien. L’homme peut donc faire quelque
bien par le libre arbitre.
4° Chaque réalité
a plus de pouvoir sur ce qui lui est naturel que sur ce qui, pour elle, est
contre nature. Or le libre arbitre est naturellement ordonné au bien, tandis
que le péché est pour lui contre nature. Il a donc plus de pouvoir sur le bien
que sur le mal. Or il a pouvoir sur le mal par lui-même. Donc à bien plus forte
raison sur le bien.
5° La créature
détient en soi la ressemblance du Créateur sous le rapport du vestige, et bien
plus encore sous le rapport de l’image. Or le Créateur peut faire le bien par
lui-même. Donc la créature aussi ; et surtout le libre arbitre, qui est
« à l’image ».
6° Selon le
Philosophe au deuxième livre de l’Éthique,
c’est par les mêmes activités que la vertu est générée et corrompue. Or la
vertu peut être corrompue par le libre arbitre, car le péché mortel, que
l’homme peut faire par le libre arbitre, corrompt la vertu. L’homme a donc, par
le libre arbitre, un pouvoir sur la génération du bien qu’est la vertu.
7° Il est
dit en 1 Jn 5, 3 : « ses commandements ne sont pas
pénibles ». Or, ce qui n’est pas pénible, l’homme peut le faire par le
libre arbitre. L’homme peut donc accomplir les commandements par le libre
arbitre : ce qui est un très grand bien.
8° Selon Anselme
au livre sur le Libre Arbitre, le
libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volonté pour
elle-même » ; or on ne garde la droiture de volonté que si l’on agit
bien. On peut donc faire le bien par le libre arbitre.
9° La grâce
est plus forte que le péché. Or la grâce ne lie pas le libre arbitre au point
que l’homme ne puisse faire de péché. Le péché ne lie donc pas non plus le
libre arbitre au point que l’homme en état de péché, sans la grâce, ne puisse
faire le bien.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Rom. 7, 18 : « Le vouloir est à ma portée, mais non le
pouvoir d’accomplir le bien. » L’homme ne peut donc pas faire le bien par
le libre arbitre.
2° L’homme ne
peut faire le bien que par un acte soit intérieur soit extérieur. Or le libre
arbitre ne suffit pour aucun des deux, car, comme il est dit en
Rom. 9, 16, « l’élection ne dépend ni de celui qui veut »,
c’est-à-dire du vouloir (qui se rattache à l’acte intérieur), « ni de
celui qui court », c’est-à-dire de l’agitation (qui se rattache à l’acte
extérieur), « mais de Dieu qui fait miséricorde ». Le libre arbitre
sans la grâce ne peut donc nullement faire le bien.
3° À propos de ce
passage de Rom. 7, 15 : « je fais le mal que je hais »,
la Glose dit : « Certes,
l’homme veut naturellement le bien, mais la volonté est toujours dépourvue d’un
tel effet, si elle applique son vouloir sans la grâce de Dieu. » L’homme
sans la grâce ne peut donc effectuer le bien.
4° La conception
du bien précède l’opération du bien, comme le montre clairement le Philosophe
au deuxième livre de l’Éthique. Or
l’homme ne peut concevoir le bien par lui-même, car il est dit en
2 Cor. 3, 5 : « ce n’est pas que nous soyons par
nous-même capables de concevoir quelque chose comme venant de nous-même ».
L’homme ne peut donc pas opérer le bien par lui-même.
Réponse :
Aucune réalité
n’agit au-delà de son espèce ; mais chaque réalité peut agir selon
l’exigence de son espèce, puisque aucune réalité n’est privée de son action
propre. Or il y a deux biens : un certain bien qui est proportionné à la
nature humaine, et un autre qui passe le pouvoir de la nature humaine. Et ces
deux biens, si nous parlons d’actes, ne diffèrent pas d’après la substance de
l’acte, mais d’après le mode d’agir ; par exemple, l’acte de faire
l’aumône est un bien proportionné aux forces humaines, dans la mesure où c’est
par une certaine bienfaisance et un certain amour naturels que l’homme y est
mû ; mais il passe le pouvoir de la nature humaine pour autant que l’homme
y est conduit par la charité, qui unit l’esprit de l’homme à Dieu. Il est donc
établi que le libre arbitre, sans la grâce, n’a pas de pouvoir sur le bien qui
est au-dessus de la nature humaine ; et parce que l’homme mérite la vie éternelle
par un tel bien, il est assuré que l’homme ne peut mériter sans la grâce. Mais
le bien qui est proportionné à la nature humaine, l’homme peut l’accomplir par
le libre arbitre ; c’est pourquoi saint Augustin dit que l’homme peut, par
le libre arbitre, cultiver des champs, bâtir des maisons, et faire bien
d’autres bonnes choses sans grâce agissante.
Mais, quoique
l’homme puisse faire de tels biens sans la grâce sanctifiante, il ne peut
cependant pas les faire sans Dieu, puisque aucune réalité ne peut exercer son
opération naturelle sinon par la puissance divine, car la cause seconde n’agit
que par la vertu de cause première, comme il est dit au livre des Causes. Et cela est vrai tant dans le
cas des agents naturels que dans celui des agents volontaires. Cependant, ce
n’est pas vrai de la même façon dans les deux cas. Dans les réalités
naturelles, en effet, Dieu est cause de l’opération naturelle, en tant qu’il
donne et conserve ce qui, dans la réalité, est le principe naturel de
l’opération, d’où s’ensuit une opération déterminée par nécessité ; comme
lorsqu’il conserve dans la terre la pesanteur, qui est le principe du mouvement
vers le bas. La volonté de l’homme, en revanche, n’est pas déterminée à une
opération unique, mais elle se rapporte indifféremment à plusieurs ; et
ainsi, elle est d’une certaine façon en puissance, à moins d’être mue par
quelque principe actif, que celui-ci lui soit représenté extérieurement, comme
c’est le cas du bien appréhendé, ou qu’il opère intérieurement en elle, comme
c’est le cas de Dieu lui-même, comme dit saint Augustin au livre sur la Grâce et le libre Arbitre, montrant de
multiples façons que Dieu opère dans les cœurs des hommes. De plus, tous les
mouvements extérieurs sont réglés par la divine providence, puisque Dieu
lui-même juge que quelqu’un doit être stimulé au bien par telles ou telles
actions. Si donc nous voulons appeler « grâce de Dieu » non pas un
don habituel, mais la miséricorde même de Dieu, par laquelle il opère
intérieurement le mouvement de l’esprit et ordonne les choses extérieures au
salut de l’homme, alors l’homme ne peut pas faire un seul bien sans la grâce de
Dieu. Mais dans le langage courant, on emploie le nom de grâce pour désigner un
don habituel qui justifie.
Et ainsi, l’on
voit clairement que les deux séries d’arguments concluent faux en quelque
façon ; aussi doit-on répondre aux deux.
Réponse aux objections :
1° Ce que Dieu
prescrit n’est pas, pour l’homme, impossible à garder, car à la fois il peut
garder la substance de l’acte par le libre arbitre, et il peut garder par le
don de la grâce — mais non par le seul libre arbitre — le mode par lequel cet
acte est élevé au-dessus du pouvoir de la nature, c’est-à-dire en tant qu’il
est fait par charité.
2° L’homme qui
n’accomplit pas les préceptes est justement blâmé, car c’est par sa négligence
qu’il n’a pas la grâce par laquelle il peut garder les commandements quant au
mode, bien qu’il puisse néanmoins les garder quant à la substance par le libre
arbitre.
3° En faisant un
acte du genre des actes bons, l’homme évite le péché, quoiqu’il ne mérite pas
la récompense ; voilà pourquoi, bien que l’homme puisse, par le libre
arbitre, éviter quelque péché, il ne s’ensuit cependant pas qu’il ait pouvoir
sur le bien méritoire par le seul libre arbitre.
4° Par le libre
arbitre, l’homme a pouvoir sur le bien qui est connaturel à l’homme ; mais
le bien méritoire est au-dessus de sa nature, comme on l’a dit.
5° Bien qu’il y
ait dans la créature une ressemblance du Créateur, elle n’est cependant pas
parfaite ; en effet, cela est propre au seul Fils ; voilà pourquoi il
n’est pas nécessaire que tout ce qui se trouve en Dieu se trouve dans la
créature.
6° Le Philosophe
parle de la vertu politique, qui s’acquiert par des actes, et non de la vertu
infuse, qui seule est le principe de l’acte méritoire.
7° Comme dit
saint Augustin au livre sur la Nature et
la Grâce, les préceptes de Dieu sont perçus comme faciles à l’amour, et
comme pénibles à la crainte ; il ne s’ensuit donc pas que l’homme puisse
les accomplir parfaitement, sinon l’homme qui a la charité ; mais celui
qui ne l’a pas, bien qu’il puisse en accomplir un quant à la substance et avec
difficulté, il ne peut cependant pas les accomplir tous, comme il ne peut pas
non plus éviter tous les péchés.
8° Bien que le
libre arbitre puisse garder la droiture qu’il a, cependant, quand il n’a pas la
droiture, il ne peut pas la garder.
9° Le libre
arbitre n’a pas besoin de lien pour ne pas avoir de pouvoir sur le bien
méritoire, parce que celui-ci dépasse sa nature ; de même que l’homme,
même s’il n’est pas lié, ne peut pas voler.
Réponse aux objections en sens contraire :
On voit
clairement la solution des arguments en sens contraire, car ou ils valent pour
le bien méritoire, ou ils montrent que l’homme ne peut faire aucun bien sans
l’opération de Dieu.
Objections :
Il semble que
oui.
1° En vain
l’homme est-il incité à ce qu’il ne peut pas faire. Or l’homme est incité à se
préparer à la grâce : « Retournez-vous vers moi, et je me retournerai
vers vous » (Zach. 1, 3). L’homme sans la grâce peut donc se
préparer à la grâce.
2° Il semble
en être ainsi, d’après ce qu’on lit en Apoc. 3, 20 : « Si
quelqu’un m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui. » Il semble donc qu’il
appartienne à l’homme d’ouvrir son cœur à Dieu, ce qui est se préparer à la
grâce.
3° Selon
Anselme, la cause pour laquelle on n’a pas la grâce n’est pas que Dieu ne la
donne pas, mais qu’on ne la reçoit pas. Or il n’en serait pas ainsi, si l’homme
ne pouvait sans la grâce se préparer à avoir la grâce. L’homme peut donc, par
le libre arbitre, se préparer à la grâce.
4° Il est dit en
Is. 1, 19 : « Si vous voulez m’écouter, vous serez
rassasiés des biens de la terre » ; et ainsi, il est en la volonté de
l’homme que celui-ci approche de Dieu et soit rempli de la grâce.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jn 6, 44 : « Personne ne peut venir à moi, si mon Père qui
m’a envoyé ne l’attire. »
2° Il est dit au
Ps. 42, 3 : « Répandez sur moi votre lumière et votre
vérité ; elles me conduiront. »
3° Dans la
prière, nous demandons à Dieu qu’il nous tourne vers lui, comme on le voit
clairement au Ps. 84, 5 : « Convertissez-nous, ô Dieu notre
Sauveur. » Or il ne serait pas nécessaire que l’homme demande cela, s’il
pouvait par le libre arbitre se préparer à la grâce. Il semble donc qu’il ne le
puisse pas sans la grâce.
Réponse :
Certains disent
que l’homme ne peut se préparer à avoir la grâce que par quelque grâce
gratuitement donnée.
Or, d’une part,
il semble que ce ne soit pas vrai, si par « grâce gratuitement
donnée » ils entendent quelque don habituel de la grâce, et ce pour deux
raisons. D’abord parce que, si l’on affirme que la préparation à la grâce est
nécessaire, c’est pour manifester une certaine raison, de notre côté, pour
laquelle la grâce sanctifiante est donnée à certains et non à d’autres. Or si
la préparation même à la grâce ne peut être sans quelque grâce habituelle,
alors ou bien cette grâce est donnée à tous, ou bien non. Si elle est donnée à
tous, elle ne semble pas être autre chose qu’un don naturel, car on ne trouve
rien de commun à tous les hommes sinon ce qui est naturel ; et les choses
naturelles peuvent elles-mêmes être appelées grâces, en tant qu’elles sont données
par Dieu à l’homme sans mérites précédents. Et si elle n’est pas donnée à tous,
il sera de nouveau nécessaire de revenir à la préparation, et de poser pour la
même raison une autre grâce, et ainsi à l’infini ; il est donc meilleur de
s’arrêter au premier cas. Ensuite, parce que « se préparer à la
grâce » se dit en d’autres termes : « faire ce qui est en
soi », comme on dit couramment que si l’homme fait ce qui est en lui, Dieu
lui donne la grâce. Or, « être en quelqu’un » se dit de ce qui est en
son pouvoir. Si donc l’homme ne peut, par le libre arbitre, se préparer à la
grâce, « faire ce qui est en soi » ne sera pas « se préparer à
la grâce ».
Mais d’autre
part, si par « grâce gratuitement donnée » ils entendent la divine
providence, par laquelle l’homme est miséricordieusement dirigé vers le bien,
alors il est vrai que sans la grâce l’homme ne peut se préparer à avoir la
grâce sanctifiante. Et cela se voit clairement par deux raisons. D’abord, parce
qu’il est impossible que l’homme commence nouvellement une chose, s’il n’est
rien qui le meuve ; ainsi le Philosophe montre-t-il au huitième livre de
la Physique que les mouvements des
êtres animés, après un repos, doivent être précédés d’autres mouvements par
lesquels l’âme est stimulée à agir. Et ainsi, quand l’homme commence à se
préparer à la grâce en tournant nouvellement sa volonté vers Dieu, il est
nécessaire qu’il y soit amené par des actions extérieures, par exemple un
avertissement extérieur, ou une maladie corporelle, ou quelque chose de
semblable ; ou bien par quelque impulsion intérieure, selon que Dieu agit
dans les esprits des hommes ; ou encore de l’une et l’autre façon. Or
toutes ces choses sont procurées à l’homme par la miséricorde divine ; et
ainsi, il se produit par la miséricorde divine que l’homme se prépare à la
grâce. Ensuite, parce que n’importe quel mouvement de la volonté n’est pas une
suffisante préparation à la grâce, de même que n’importe quelle douleur ne
suffit pas pour la rémission du péché ; mais il est nécessaire qu’il y ait
un mode déterminé. Et assurément, ce mode ne peut pas être connu de l’homme,
puisque le don même de la grâce excède la connaissance de l’homme : en
effet, le mode de préparation à la forme ne peut être connu sans que soit
connue la forme elle-même. Or, chaque fois que, pour faire quelque chose, est
requis un mode déterminé d’opération inconnu à l’opérant, l’opérant a besoin
d’un gouvernant et d’un dirigeant. Il est donc clair que le libre arbitre ne
peut se préparer à la grâce que s’il y est dirigé divinement. Et pour ces deux
raisons, on cherche dans les Écritures par deux sortes de discours à fléchir
Dieu pour qu’il opère en nous cette préparation à la grâce. D’abord, en
demandant qu’il nous convertisse, comme s’il nous détournait de ce en quoi nous
errons et nous tournait vers lui ; et ce, à cause de la première raison,
comme lorsqu’il est dit : « Convertissez-nous, ô Dieu notre
Sauveur. » Ensuite, en demandant qu’il nous dirige, comme lorsqu’il est
dit : « Dirigez-moi dans votre vérité » ; et ce, à cause de
la seconde raison.
Réponse aux objections :
1° Il nous semble
nous-mêmes nous convertir à Dieu, parce que nous pouvons le faire, mais ce
n’est pas sans le secours divin ; et c’est pourquoi nous lui
demandons : « Convertissez-nous à vous, Seigneur, et nous nous
convertirons » (Lam. 5, 21).
2° Nous pouvons
ouvrir notre cœur à Dieu, mais non sans le secours divin ; et c’est
pourquoi il est demandé à Dieu en 2 Macc. 1, 4 : « Que
le Seigneur ouvre votre cœur à sa loi et à ses préceptes, et qu’il vous donne
la paix. »
3°
&
4°
Et il faut répondre ainsi aux autres arguments : car l’homme ne peut ni se
préparer ni vouloir, si Dieu n’opère cela en lui, comme on l’a dit.
Article 1 : La
sensualité est-elle une puissance cognitive ou seulement appétitive ?
Article 2 : La
sensualité est-elle une seule puissance simple, ou est-elle divisée en
plusieurs puissances, à savoir l’irascible et le concupiscible ?
Article 3 :
L’irascible et le concupiscible sont-ils seulement dans l’appétit inférieur ou
aussi dans le supérieur ?
Article 4 : La
sensualité obéit-elle à la raison ?
Article 5 : Le
péché peut-il exister dans la sensualité ?
Article 6 : Le
concupiscible est-il plus corrompu et infecté que l’irascible ?
Article 7 : La sensualité
peut-elle, en cette vie, être guérie de la corruption susdite ?
Objections :
Il semble que
ce soit une puissance cognitive.
1° Comme dit le
Maître au deuxième livre des Sentences,
dist. 24, « ce que, dans notre âme, tu trouves de commun avec les
bêtes, appartient à la sensualité ». Or les puissances sensitives
cognitives nous sont communes avec les bêtes. Elles appartiennent donc à la
sensualité.
2° Saint Augustin,
au douzième livre sur la Trinité, dit
que « le mouvement de l’âme sensitive, mouvement qui est tourné vers les
sens corporels, nous est commun avec les animaux, et il est étranger à la
raison qui s’adonne à la sagesse » ; ce qu’il expose en ajoutant
ceci : « Les sens corporels en effet perçoivent les corps, tandis que
la raison spirituelle qui s’applique à la sagesse a l’intelligence des réalités
éternelles et immuables. » Or il appartient à la puissance cognitive de
sentir les réalités corporelles. La sensualité, dont l’acte est le mouvement
sensitif, est donc une puissance cognitive.
3° [Le répondant] disait que saint Augustin ajoute cela pour manifester les objets des sens : en effet, le mouvement de la sensualité est tourné vers les sens corporels en tant qu’il se tourne vers les réalités sensibles. En sens contraire : saint Augustin ajoute cela pour montrer comment la sensualité est étrangère à la raison. Or, vers les corps, que saint Augustin dit être les objets des sens, la raison se tourne aussi, l’inférieure en disposant et la supérieure en jugeant ; et de la sorte, la sensualité n’est pas rendue étrangère à la raison. Le propos de saint Augustin n’est donc pas celui que l’on disait.
4° Dans la
progression du péché qui se fait en nous, comme saint Augustin le dit au même
endroit, la sensualité tient la place du serpent. Or le serpent, dans la
tentation de nos premiers parents, se comporta comme celui qui annonce et
propose le péché ; et cela relève de la puissance cognitive et non de l’appétitive,
car le propre de celle-ci est de se porter vers le péché. La sensualité est
donc une puissance cognitive.
5° Saint Augustin
dit au même livre que « la sensualité voisine avec la raison qui
s’applique à la science ». Or elle ne voisinerait pas avec elle, si elle
était seulement appétitive, puisque la raison qui s’applique à la science est
cognitive : car alors, elle appartiendrait à un autre genre de puissances
de l’âme. La sensualité est donc cognitive, et pas seulement appétitive.
6° La sensualité,
selon saint Augustin au douzième livre sur la Trinité, se distingue à la fois de la raison supérieure et de
l’inférieure, en lesquelles l’appétit supérieur, qui est la volonté, est
contenu ; sinon le péché mortel ne pourrait exister en elles. Or l’appétit
inférieur ne se distingue pas de l’appétit supérieur comme une autre puissance,
comme on le prouvera. la sensualité n’est donc pas l’appétit inférieur. Mais
elle est une puissance inférieure de l’âme, comme cela ressort de sa
définition. Elle est donc une puissance cognitive inférieure. Preuve de la
mineure : une différence des objets par accident n’indique pas une
différence des puissances par l’espèce. En effet, voir l’homme et voir l’âne ne
divisent pas la vue, car l’homme et l’âne sont accidentels au visible en tant
que tel. Or l’objet d’appétit appréhendé par le sens et celui qui l’est par
l’intelligence — par là, semble-t-il, on distingue l’appétit supérieur de
l’inférieur — sont accidentels à l’objet d’appétit en tant que tel, puisque
l’objet d’appétit en tant que tel est le bien, auquel il est accidentel d’être
appréhendé par le sens ou par l’intelligence. L’appétit inférieur n’est donc
pas une puissance autre que le supérieur.
7° [Le répondant] disait que les deux appétits susmentionnés se distinguent d’après le bien dans l’absolu et le bien à un moment donné. En sens contraire : l’appétit est au bien ce que l’intelligence est au vrai. Or le vrai dans l’absolu et le vrai à un moment donné, qui est contingent, ne divisent pas l’intelligence en deux puissances. On ne peut donc pas non plus diviser l’appétit en deux puissances d’après le bien dans l’absolu et le bien à un moment donné.
8° Le bien à un
moment donné est le bien apparent, semble-t-il, tandis que le bien dans
l’absolu est le vrai bien. Or l’appétit supérieur consent parfois au bien
apparent, et l’appétit inférieur recherche parfois un vrai bien, comme les
choses qui sont nécessaires au corps. Le bien à un moment donné et le bien dans
l’absolu ne distinguent donc pas les appétits supérieur et inférieur ; et
nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
9° La
puissance sensitive s’oppose à l’appétitive, comme le montre clairement le
Philosophe au premier livre sur l’Âme,
où il distingue cinq genres d’actions de l’âme, à savoir : nourrir,
sentir, rechercher, se mouvoir selon le lieu et penser. Or la sensualité est
contenue dans la puissance sensitive, comme son nom même le montre. La
sensualité est donc une puissance non pas appétitive mais cognitive.
10° Lorsque la
définition est commune, le défini est commun. Or la définition de la
sensualité, que le Maître donne au deuxième livre des Sentences, dist. 24, convient à la raison inférieure, qui se
tourne parfois vers les sens du corps et vers les choses qui appartiennent au
corps. La raison inférieure et la sensualité sont donc une même chose. Or la
raison est une puissance cognitive ; donc la sensualité aussi.
En sens contraire :
1° Il est dit
dans la définition de la sensualité qu’elle est « un appétit des choses
qui appartiennent au corps ».
2° Il y a péché
lorsqu’on recherche, et non lorsqu’on ne fait que connaître. Or, comme dit
saint Augustin au douzième livre sur la Trinité,
il y a dans la sensualité quelque péché très léger. La sensualité est donc une
puissance appétitive.
Réponse :
La sensualité
ne semble pas être autre chose que la puissance appétitive de la partie
sensitive : et l’on parle de « sensualité » comme d’une chose
découlant du sens. En effet, le mouvement de la partie appétitive naît en
quelque sorte de l’appréhension, car toute opération du principe passif a son
origine dans le principe actif. Or l’appétit est une puissance passive, car il
est mû par l’objet d’appétit, qui est un moteur non mû, comme il est dit au
troisième livre sur l’Âme. Et l’objet
d’appétit ne meut l’appétit qu’une fois appréhendé. Donc, en tant que la
puissance appétitive inférieure est mue par l’objet d’appétit appréhendé par le
sens, son mouvement est appelé « sensuel », et la puissance elle-même
est nommée « sensualité ».
Or cet appétit
sensitif tient le milieu entre l’appétit naturel et l’appétit supérieur
rationnel, que l’on nomme volonté. Et l’on peut le constater de la façon
suivante. En n’importe quel objet d’appétit, deux choses peuvent être
considérées : la chose même qui est recherchée, et la raison de
l’appétibilité, comme le plaisir, l’utilité, ou quelque chose de ce genre.
L’appétit
naturel tend donc vers la chose appétible elle-même, sans aucune appréhension
de la raison de l’appétibilité : en effet, l’appétit naturel n’est rien
d’autre qu’une certaine inclination de la réalité et une relation à une chose
qui lui convient, comme une pierre se porte vers un lieu inférieur. Mais parce
que la réalité naturelle est déterminée dans son être naturel, et que son
inclination vers une chose déterminée est unique, aucune appréhension n’est
exigée, qui distinguerait la chose appétible de la non appétible d’après la
raison de l’appétibilité. Mais cette appréhension est présupposée en celui qui,
en instituant la nature, a donné à chaque nature l’inclination propre qui lui
convient.
L’appétit
supérieur, en revanche, c’est-à-dire la volonté, tend directement vers la
raison de l’appétibilité, dans l’absolu ; ainsi, la volonté recherche
premièrement et principalement la bonté elle-même, ou l’utilité, ou quelque
chose de ce genre ; et c’est secondairement qu’elle recherche telle ou
telle chose, en tant que celle-ci participe à la raison susdite ; et ce,
parce que la nature raisonnable a une capacité telle, qu’une inclination vers
une seule chose déterminée ne lui suffirait pas, mais qu’elle a besoin de
choses nombreuses et diverses ; voilà pourquoi son inclination va vers
quelque chose de commun qui se trouve en plusieurs, et ainsi, elle tend par
l’appréhension de cette chose commune vers la chose appétible en laquelle elle
sait qu’une telle raison doit être recherchée.
Quant à
l’appétit inférieur de la partie sensitive, qui est appelé sensualité, il tend
vers la chose appétible elle-même, en tant que s’y trouve ce qui est la raison
de l’appétibilité : en effet, il ne tend pas vers la raison même de
l’appétibilité, car l’appétit inférieur ne recherche pas la bonté même, ni
l’utilité ou le plaisir, mais cette chose utile ou cette chose
délectable ; et en cela, l’appétit sensible est au-dessous de l’appétit
rationnel ; mais parce qu’il ne tend pas seulement vers telle ou telle
chose, mais vers tout ce qui lui est utile ou délectable, il est au-dessus de
l’appétit naturel ; et c’est pourquoi il a besoin d’une appréhension qui
distingue le délectable du non délectable. Et la preuve évidente de cette
distinction est que l’appétit naturel a une nécessité à l’égard de la chose
même vers laquelle il tend, comme le pesant recherche naturellement le lieu
inférieur, tandis que l’appétit sensitif n’a pas de nécessité pour une chose
avant qu’elle soit appréhendée sous l’aspect du délectable ou de l’utile, mais
une fois appréhendé ce qui est délectable, il s’y porte par nécessité : en
effet, la bête qui aperçoit une chose délectable ne peut pas ne pas la rechercher.
La volonté, quant à elle, a une nécessité à l’égard de la bonté et de l’utilité
elles-mêmes — c’est en effet par nécessité que l’homme veut le bien — mais elle
n’a pas de nécessité à l’égard de telle ou telle chose, quelque bonne et utile
qu’on l’appréhende ; et il en est ainsi, parce que chaque puissance a une
certaine relation nécessaire avec son objet propre. Cela nous donne à entendre
que l’objet de l’appétit naturel est cette chose en tant qu’elle est telle
chose, tandis que celui de l’appétit sensitif est cette chose en tant qu’elle
convient ou qu’elle est délectable, comme l’eau en tant qu’elle convient au
goût, et non en tant qu’elle est eau ; et l’objet propre de la volonté est
le bien lui-même dans l’absolu.
Et par
conséquent, l’appréhension du sens et celle de l’intelligence diffèrent, car il
appartient au sens d’appréhender ce coloré, alors qu’il appartient à
l’intelligence d’appréhender la nature même de la couleur. Ainsi donc, on voit
clairement que la volonté et la sensualité sont des appétits qui diffèrent par
l’espèce, de même que cette chose bonne et la bonté même sont recherchées sous
des rapports différents : car la bonté est recherchée pour elle-même,
tandis que cette chose est recherchée en raison de quelque participation. Voilà
pourquoi, de même que les choses participantes se disent par participation,
comme cette chose est dite bonne d’après la bonté, de même l’appétit supérieur
gouverne l’appétit inférieur, et de la même façon l’intelligence juge des
choses que le sens appréhende.
Ainsi donc,
l’objet propre de la sensualité est la chose bonne ou convenante pour celui qui
sent ; et cela se réalise de deux façons. D’abord, parce que cette chose
convient à l’être même de celui qui sent, comme la nourriture et la boisson, et
les autres choses de ce genre ; ensuite, parce qu’elle convient au sens
pour qu’il sente, comme la belle couleur convient à la vue pour qu’elle voie,
et le son modéré convient à l’ouïe pour qu’elle entende, etc. Et le Maître
caractérise complètement la sensualité, de la façon suivante : lorsqu’il
dit qu’elle est « une certaine puissance inférieure de l’âme », sa
distinction de l’appétit supérieur est signifiée ; et par ces mots :
« de laquelle vient un mouvement qui est tourné vers les sens du
corps », est montrée sa relation aux choses qui conviennent au sens pour
qu’il sente ; et par ceux-ci : « et un appétit des choses qui
appartiennent au corps », est montrée sa relation aux choses qui
conviennent pour conserver l’être de celui qui sent.
Réponse aux objections :
1° De trois
façons une chose appartient à la sensualité. D’abord comme ce qui est de
l’essence de la sensualité ; et ainsi, seules les puissances appétitives
appartiennent à la sensualité. Ensuite, comme ce qui est présupposé à la
sensualité ; et ainsi, les puissances sensitives appréhensives
appartiennent à la sensualité. Enfin, comme ce qui satisfait à la
sensualité ; et ainsi, les puissances motrices exécutantes appartiennent à
la sensualité. Et par conséquent, il est vrai que toutes les choses qui nous
sont communes avec les bêtes relèvent en quelque façon de la sensualité, bien
que toutes ne soient pas de l’essence de la sensualité.
2° Saint Augustin
ajoute ces paroles pour expliquer quels sont les actes des sens extérieurs,
vers lesquels est tourné le mouvement de la sensualité ; il ne dit pas que
l’acte même de sentir les réalités corporelles soit le mouvement de sensualité.
3° La raison
inférieure a un mouvement vers les sens du corps, mais non point à la façon
dont les sens perçoivent leurs objets : car les sens perçoivent leurs
objets particulièrement, tandis que la raison inférieure exerce son acte sur
les réalités sensibles d’après une intention universelle. Mais la sensualité
tend vers les objets des sens comme les sens eux-mêmes, c’est-à-dire
particulièrement.
4° Dans la
tentation de nos premiers parents, le serpent non seulement proposa quelque
chose comme digne d’être recherché, mais encore il trompa en suggérant cela. Or
l’homme n’aurait pas été trompé par la proposition d’un sensible délectable, si
le jugement de la raison n’avait été lié par la passion de la partie
appétitive ; et ainsi, la sensualité est une puissance appétitive.
5° Il est dit que
la sensualité voisine avec la raison qui s’applique à la science, non quant au
genre de puissance, mais quant aux objets : car l’une et l’autre se
tournent vers les choses temporelles, quoique de façon différente, comme on l’a
dit.
6° La diversité
des appréhensions serait accidentelle aux puissances appétitives, si à la
diversité des appréhensions n’était liée la diversité des choses appréhendées.
Car le sens, qui ne porte que sur des particuliers, n’appréhende pas la bonté
absolue, mais tel bien, tandis que l’intelligence, parce qu’elle porte sur des
universels, appréhende la bonté absolue ; et c’est pourquoi l’appétit
inférieur se différencie du supérieur, comme on l’a dit.
7° Le bien vers
lequel se porte l’appétit sensible est le bien particulier, qui est considéré
en un lieu et à un moment donnés, qu’il soit nécessaire ou contingent ;
car voir le soleil, cela aussi est délectable à la vue, comme on le lit en
Eccl. 11, 7, que ce soit un vrai bien ou un bien apparent.
8° On voit dès
lors clairement la réponse au huitième argument.
9°
La
partie sensitive se prend de deux façons. Parfois, en tant qu’elle s’oppose à
l’appétitive ; et dans ce cas, elle contient seulement les puissances
appréhensives. Et de cette façon, la sensualité n’appartient à la partie
sensitive que comme à ce qui est son origine, pour ainsi dire ; aussi
peut-elle être nommée d’après elle. Mais parfois, on la prend en tant qu’elle
comprend en soi et l’appétitive et la motrice, au sens où l’âme sensitive
s’oppose à la rationnelle et à la végétative ; et dans ce cas, la
sensualité est incluse dans la partie sensitive de l’âme.
10° La raison
inférieure ne se tourne pas de la même façon que la sensualité vers les sens du
corps ni vers les choses qui appartiennent au corps, comme on l’a déjà
dit ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.
Objections :
Il semble
qu’elle soit une seule puissance simple, non divisée en plusieurs puissances.
1° Dans la
définition de la sensualité, il est dit qu’elle est « une certaine
puissance inférieure de l’âme » ; or on ne dirait pas cela, si elle
contenait en soi plusieurs puissances. Il semble donc qu’elle ne soit pas
divisée en plusieurs puissances.
2° Une même
puissance de l’âme « porte sur une seule contrariété, comme la vue porte
sur le blanc et le noir », comme il est dit au deuxième livre sur l’Âme. Or le convenable et le nuisible
sont contraires. La même puissance de l’âme se rapporte donc aux deux. Or le
concupiscible se rapporte au convenable, tandis que l’irascible se rapporte au
nuisible. La même puissance est donc irascible et concupiscible ; et
ainsi, la sensualité n’est pas divisée en plusieurs puissances.
3° C’est par la
même puissance que l’on s’éloigne d’un extrême et que l’on s’approche de
l’autre, comme c’est en raison de la pesanteur que la pierre s’éloigne du lieu
le plus élevé et s’approche du lieu le plus bas. Or, par la puissance
irascible, l’âme s’éloigne du nuisible en le fuyant, tandis que par la
puissance concupiscible elle s’approche du convenable en le convoitant. La même
puissance de l’âme est donc irascible et concupiscible ; et nous
retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
4° L’objet propre
de la joie est le convenable. Or la joie n’existe que dans le concupiscible.
L’objet propre du concupiscible est donc le convenable. Or le convenable est
l’objet de toute la sensualité, comme le montre bien la définition de la
sensualité déjà exposée : car les choses qui appartiennent au corps sont
les choses convenables pour le corps. Toute la sensualité n’est donc rien
d’autre que le concupiscible. Donc, ou bien l’irascible et le concupiscible
sont identiques, ou bien l’irascible n’appartient pas à la sensualité ; et
en tout état de cause, on a ce qu’on cherchait, à savoir que la sensualité est
une seule puissance simple.
5° [Le répondant] disait que l’objet de la sensualité est aussi le nuisible, ou le disconvenant, auquel s’étend l’irascible. En sens contraire : de même que le convenable est l’objet de la joie, de même le nuisible ou le disconvenant est l’objet de la tristesse. Or tant la joie que la tristesse sont dans le concupiscible. Donc, tant le convenable que le nuisible sont objets du concupiscible ; et ainsi, tout ce qui est objet de la sensualité est objet du concupiscible ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
6° L’appétit
sensitif présuppose l’appréhension. Or c’est par la même puissance appréhensive
que sont appréhendés le convenable et le nuisible. La même puissance appétitive
se rapporte donc aux deux ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion
que ci-dessus.
7° Selon saint
Augustin, la haine est une colère invétérée. Or la haine est dans le
concupiscible, comme il est prouvé au deuxième livre des Topiques, parce que l’amour est en celui-ci tandis que la colère
est dans l’irascible. L’irascible et le concupiscible sont donc la même
puissance : car sinon, la colère ne pourrait être dans les deux.
8° Ce qui, en
l’âme, appartient à n’importe quelle puissance, ne requiert pas une puissance
déterminée distincte des autres. Or convoiter appartient à n’importe quelle
puissance de l’âme : cela ressort clairement de ce que n’importe quelle
puissance de l’âme se délecte dans son objet, et le convoite. À la convoitise
ne doit donc pas être ordonnée une puissance distincte des autres ; et
ainsi, le concupiscible n’est pas une puissance autre que l’irascible.
9° Les puissances
se distinguent par les actes. Or en n’importe quel acte de l’irascible est
inclus un acte du concupiscible ; car la colère a la convoitise de la
vengeance, et ainsi de suite. Le concupiscible n’est donc pas une puissance
autre que l’irascible.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascène distingue l’appétit sensitif en irascible et concupiscible, et de
même saint Grégoire de Nysse dans le livre qu’il écrit sur l’âme et ses
puissances. Or l’appétit inférieur est la sensualité. La sensualité contient
donc en soi plusieurs puissances.
2° Dans le livre
sur l’Esprit et l’Âme, on distingue
ces trois puissances motrices : la rationnelle, la concupiscible et
l’irascible. Or la rationnelle est une puissance autre que l’irascible.
L’irascible diffère donc aussi de la concupiscible.
3° Le Philosophe,
au troisième livre sur l’Âme, pose
dans l’appétit sensitif le désir et l’impulsion, c’est-à-dire l’irascible et le
concupiscible, qui sont différents l’un de l’autre.
Réponse :
L’appétit
appelé « sensualité » contient ces deux puissances, à savoir
l’irascible et le concupiscible, qui sont des puissances différentes l’une de
l’autre ; et cela peut se voir de la façon suivante. Car l’appétit
sensitif a un certain rapport de convenance avec l’appétit naturel, en tant que
l’un et l’autre tendent vers une chose qui convient au sujet.
Or il se trouve
que l’appétit naturel tend vers deux choses, suivant les deux opérations de la
réalité naturelle. L’une d’elles est celle par laquelle la réalité naturelle
s’efforce d’acquérir ce qui conserve sa nature ; comme le lourd se meut
vers le bas, afin d’y être conservé. L’autre est celle par laquelle la réalité
naturelle détruit ses contraires par une qualité active ; et cela est
assurément nécessaire au corruptible, car s’il n’avait pas une puissance par
laquelle vaincre son contraire, il serait corrompu par lui. Ainsi donc,
l’appétit naturel tend vers deux choses, à savoir : à obtenir ce qui
convient à la nature et lui est ami, et à remporter une certaine victoire sur
ce qui lui est adverse ; et la première s’effectue pour ainsi dire par
mode de réception, tandis que la seconde s’effectue par mode d’action ;
par conséquent, elles se ramènent à des principes différents, car recevoir et
agir ne proviennent pas du même principe : le feu, par exemple, qui est
porté vers le haut par sa légèreté, corrompt les contraires par sa chaleur.
De même, ces
deux choses se rencontrent dans l’appétit sensitif : car l’animal, par la
puissance appétitive, recherche ce qui lui convient et lui est ami, et ce par
la puissance concupiscible, dont l’objet propre est ce qui est délectable selon
le sens ; il cherche aussi à remporter une suprématie et une victoire sur
les choses qui lui sont contraires, et ce par la puissance irascible ; et
c’est pourquoi l’on dit que son objet est quelque chose d’ardu. Et ainsi, il
est clair que l’irascible est une puissance autre que le concupiscible. Car une
chose tient de ce qu’elle est délectable et de ce qu’elle est ardue des raisons
d’appétibilité différentes, puisque ce qui est ardu sépare quelquefois de la
délectation, et mêle à des choses qui attristent ; comme lorsque l’animal,
laissant le plaisir auquel il s’adonnait, engage une lutte et n’en est pas
retiré par les douleurs qu’il endure. De plus, l’un d’eux, le concupiscible,
semble ordonné à la réception : en effet, celui-ci cherche à ce que son
objet délectable lui soit uni ; mais l’autre, l’irascible, est ordonné à
l’action, car c’est par une action qu’il surmonte ce qui lui est contraire ou
nuisible, se plaçant au-dessus de cela à une certaine hauteur victorieuse. Or
on trouve communément dans les puissances de l’âme que la réception et l’action
relèvent de puissances différentes, comme on le voit bien dans le cas de
l’intellect agent et de l’intellect possible. Et de là vient que, selon
Avicenne, la force et la faiblesse du cœur appartiennent à l’irascible, comme à
une puissance ordonnée à l’action, tandis que la dilatation et le serrement du
cœur appartiennent au concupiscible, comme à une puissance ordonnée à la
réception.
Il ressort donc
de ce qu’on a dit, que l’irascible est en quelque sorte ordonné au
concupiscible, comme son défenseur. En effet, s’il a été nécessaire à l’animal
d’obtenir par l’irascible la victoire sur les adversités, c’était pour que le
concupiscible s’emparât de son objet délectable sans en être empêché : la
preuve en est que la lutte intervient entre les animaux pour les choses
délectables que sont l’accouplement et la nutrition, comme il est dit au
huitième livre sur les Animaux. Et de
là vient que toutes les passions de l’irascible ont leur principe et leur fin
dans le concupiscible : en effet, la colère commence par une tristesse
infligée, qui est dans le concupiscible, et se termine, une fois la vengeance
acquise, à la joie, qui est de nouveau dans le concupiscible ; et
semblablement, l’espoir commence par le désir ou l’amour, et se termine dans la
délectation.
Mais il faut
savoir que, tant du côté des puissances appréhensives que du côté des
appétitives de la partie sensitive, autre est ce qui convient à l’âme sensitive
suivant sa nature propre, et autre ce qui lui convient en tant qu’elle a quelque
petite participation à la raison, atteignant en son sommet le plus bas degré de
celle-ci ; comme Denys, au septième chapitre des Noms divins, dit que la sagesse divine « allie l’extrémité
inférieure d’un rang plus élevé et l’extrémité supérieure d’un rang
subalterne ». De même, la puissance imaginative convient à l’âme sensitive
suivant sa notion propre, car c’est en elle que sont mises de côté les formes
reçues par le sens ; mais la puissance estimative, par laquelle l’animal
appréhende les intentions non reçues par le sens, comme l’amitié ou l’inimitié,
est dans l’âme sensitive en tant qu’elle participe quelque peu à la
raison ; et c’est pourquoi l’on dit, au vu de cette estimation, que les
animaux ont une certaine prudence, comme cela est clair au début de la Métaphysique ; ainsi le mouton
fuit-il le loup, dont il n’a jamais senti l’inimitié. Et il en va de même du
côté de la partie appétitive. Car, que l’animal recherche ce qui est délectable
selon le sens — ce qui relève du concupiscible —, est conforme à la notion
propre de l’âme sensitive ; mais que, ayant abandonné l’objet délectable,
il recherche la victoire, qu’il obtient avec douleur — ce qui relève de
l’irascible —, lui convient en tant qu’il atteint en quelque façon l’appétit
supérieur ; aussi l’irascible est-il plus proche de la raison et de la
volonté que le concupiscible. Et c’est pourquoi celui qui ne contient pas sa
colère est moins honteux que celui qui ne contient pas sa convoitise, comme
étant moins privé de raison, comme dit le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique.
On voit donc
clairement, après ce qui a été dit, que l’irascible et le concupiscible sont
des puissances différentes, et ce qu’est l’objet de l’un et de l’autre ;
on voit aussi comment l’irascible aide le concupiscible, comment il est
supérieur à celui-ci et plus digne que lui, comme c’est aussi le cas de
l’estimative parmi les autres puissances appréhensives de la partie sensitive.
Réponse aux objections :
1° La sensualité
est appelée puissance au singulier, car elle est une quant au genre,
quoiqu’elle soit divisée en parties.
2° Tant le
convenant, objet de délectation, que le nuisible, objet de tristesse,
concernent le concupiscible, en tant que l’un est à fuir et l’autre à
obtenir ; mais avoir une certaine hauteur au-dessus de l’un et de l’autre,
en sorte que le nuisible puisse être surmonté et le délectable possédé avec une
certaine sécurité, cela revient à l’irascible.
3° S’éloigner du
nuisible et s’approcher du délectable, l’un et l’autre relèvent du concupiscible ;
mais attaquer et vaincre ce qui peut être nuisible, c’est le propre de
l’irascible.
4°
&
5°
La réponse aux quatrième et cinquième argument est dès lors évidente : car
le convenant est objet du concupiscible en tant qu’il est délectable, mais
objet de toute la sensualité en tant qu’il est d’une quelconque façon expédient
pour l’animal, soit par la voie de l’ardu, soit par la voie du délectable.
6° La même
puissance appétitive concupiscible poursuit ce qui convient et fuit ce qui ne
convient pas ; l’irascible et le concupiscible ne se distinguent donc pas
d’après le convenant et le nuisible, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
7° Lorsqu’il est
dit que la haine est une colère invétérée, c’est une prédication par la cause
et non par l’essence ; car les passions de l’irascible se terminent aux
passions du concupiscible, comme on l’a dit.
8° Convoiter par
un appétit animal, cela relève du seul concupiscible ; mais convoiter par
un appétit naturel, relève de n’importe quelle puissance : car n’importe quelle
puissance de l’âme est une certaine nature, et elle est naturellement inclinée
vers quelque chose. Et il faut distinguer de la même façon à propos de l’amour
et de la délectation, et des autres choses de ce genre.
9° Dans la
définition des passions de l’irascible est posé un acte commun de la puissance
appétitive, celui de rechercher ; mais aucun relevant du concupiscible, à
moins qu’il ne soit principe ou terme, comme si l’on disait que la colère est
un appétit de vengeance à cause d’un attristement précédent.
Objections :
Il semble
qu’ils soient aussi dans le supérieur.
1° L’appétit
supérieur s’étend à plus de choses que l’appétit inférieur, puisqu’il porte à
la fois sur les réalités corporelles et sur les spirituelles. Si donc l’appétit
inférieur est divisé en deux puissances, l’irascible et le concupiscible, à
bien plus forte raison le supérieur doit-il lui aussi être divisé.
2° Toutes les
puissances qui appartiennent à l’âme en elle-même, concernent la partie
supérieure, car les puissances inférieures sont communes à l’âme et au corps.
Or l’irascible et le concupiscible appartiennent à l’âme en elle-même :
c’est pourquoi il est dit au livre sur l’Esprit
et l’Âme : « L’âme possède ces puissances avant d’être mêlée au
corps, car elles lui sont naturelles, et ne sont pas autre chose qu’elle-même.
En effet, toute la substance de l’âme, pleine et parfaite, consiste dans ces
trois choses que sont la rationnalité, la concupiscibilité et
l’irascibilité. » L’irascible et le concupiscible appartiennent donc à
l’appétit supérieur.
3° Selon le
Philosophe, au livre sur l’Âme ainsi
qu’au onzième livre de la Métaphysique,
seule la partie rationnelle de l’âme est séparable du corps. Or l’irascible et
le concupiscible demeurent dans l’âme séparée du corps, comme il est dit au
livre sur l’Esprit et l’Âme.
L’irascible et le concupiscible appartiennent donc à la partie rationnelle.
4° L’image de la Trinité
doit être cherchée dans la partie supérieure de l’âme. Or, selon certains,
l’image est reconnue dans le rationnel, l’irascible et le concupiscible.
L’irascible et le concupiscible appartiennent donc à la partie supérieure.
5° On dit que la
charité est dans le concupiscible, tandis que l’espérance est dans l’irascible.
Or la charité et l’espérance ne sont pas dans l’appétit sensitif, qui ne peut
s’étendre aux réalités immatérielles. L’irascible et le concupiscible ne sont
donc pas seulement dans l’appétit inférieur, mais aussi dans le supérieur.
6° On appelle
« puissances humaines » celles que l’homme a de plus que les autres
animaux, et qui appartiennent à la partie supérieure de l’âme. Or, deux
irascibles sont distingués par des maîtres : l’humain et le non
humain ; et de même pour le concupiscible. Les puissances susdites ne sont
donc pas seulement dans l’appétit inférieur, mais aussi dans le supérieur.
7° Les opérations
des puissances sensitives tant appréhensives qu’appétitives ne demeurent pas
dans l’âme séparée, car elles s’exercent au moyen d’organes corporels ;
sinon l’âme sensitive, chez les bêtes, serait incorruptible, puisqu’elle serait
capable d’avoir son opération par elle-même. Or, dans l’âme séparée, la joie et
la tristesse demeurent, ainsi que l’amour et la crainte, et d’autres choses de
ce genre qui sont attribuées à l’irascible et au concupiscible. L’irascible et
le concupiscible ne sont donc pas seulement dans la partie sensitive, mais
aussi dans l’intellective.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascène, saint Grégoire de Nysse et le Philosophe affirment qu’ils sont
seulement dans l’appétit sensitif.
Réponse :
Puisque l’acte
des parties appétitives présuppose l’acte des appréhensives, la distinction des
appétitives entre elles est aussi, en quelque façon, semblable à la distinction
des appréhensives. Or, parmi les puissances appréhensives, nous trouvons que
l’appréhensive supérieure demeure une et indivise vis-à-vis des choses par
rapport auxquelles les appréhensives inférieures se distinguent ; en
effet, c’est par une seule puissance intellective que nous connaissons tous les
sensibles quant à leurs natures, par rapport auxquelles les puissances
sensitives se distinguent. C’est pourquoi, suivant saint Augustin, extérieurement,
ce qui voit et ce qui entend sont différents ; mais intérieurement, dans
l’intelligence, c’est le même. Et il en va de même pour les appétitives :
l’appétitive supérieure est unique pour tous les objets d’appétit, bien que les
appétitives inférieures se distinguent par rapport aux différents objets
d’appétit.
Et des deux
côtés, la raison en est que la puissance supérieure a un objet universel,
tandis que les puissances inférieures ont des objets particuliers. Or de
nombreuses choses conviennent par soi aux réalités particulières, mais se
rapportent par accident à l’universel. Aussi, puisque ce n’est pas la
différence accidentelle qui diversifie l’espèce mais seulement celle qui est
par soi, les puissances inférieures sont-elles trouvées distinctes selon l’espèce,
tandis que la puissance supérieure demeure indivise ; par exemple, on voit
clairement que l’objet de l’intelligence est la quiddité, donc la même
puissance d’intelligence s’étend à tout ce qui a une quiddité, et elle n’est
pas diversifiée par des différences qui ne diversifient pas la notion de
quiddité. Mais parce que l’objet du sens est le corps, qui est de nature à
mouvoir un organe du sens, il est nécessaire que les puissances se diversifient
d’après les diverses raisons formelles de mouvement ; ainsi la puissance
de vision est-elle autre que celle d’audition, car la couleur et le son meuvent
le sens sous des rapports différents. Et il en va de même du côté des
appétitives : car l’objet de l’appétit supérieur, comme on l’a dit, est le
bien dans l’absolu, tandis que l’objet de l’appétit inférieur est la réalité
profitable en quelque façon à l’animal. Or l’ardu et le délectable ne sont pas
convenables pour l’animal suivant la même notion, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a déjà dit. Par là, donc, se diversifie essentiellement l’objet de
l’appétit inférieur, mais non l’objet de l’appétit supérieur, qui tend vers le
bien dans l’absolu, quel qu’en soit le mode.
Il faut
cependant savoir que, de même que l’intelligence a une opération touchant les
mêmes choses que le sens, mais d’une façon plus élevée, puisqu’elle connaît
universellement et immatériellement ce que le sens connaît matériellement et
particulièrement, de même l’appétit supérieur a une opération concernant les
mêmes choses que les appétits inférieurs, quoique d’une façon plus élevée. Car
les appétits inférieurs tendent vers leurs objets matériellement et avec
quelque passion corporelle — et les noms d’irascible et de concupiscible sont
donnés d’après ces passions —, tandis que l’appétit supérieur a des actes
semblables à l’appétit inférieur, mais sans aucune passion. Et ainsi, les
opérations de l’appétit supérieur reçoivent parfois le nom des passions :
par exemple, la volonté de vengeance est appelée colère, et le repos de la
volonté sur un objet de dilection est appelé amour. Et pour la même raison, la
volonté elle-même, qui produit ces actes, est parfois appelée irascible et
concupiscible, non toutefois proprement, mais par une certaine
ressemblance ; ni de telle sorte qu’il y ait, dans la volonté, des
puissances différentes semblables à l’irascible et au concupiscible.
Réponse aux objections :
1° Bien que
l’appétit supérieur s’étende à plus de choses que l’inférieur, cependant, parce
qu’il a pour objet propre le bien universel, il n’est pas divisé en plusieurs
puissances.
2° Ce livre n’est
pas de saint Augustin, et il n’est pas nécessaire de le recevoir comme une
autorité ; cependant, on peut dire qu’il raisonne sur l’irascible et le
concupiscible dits par mode de ressemblance ; ou bien il envisage
l’origine des puissances : car toutes les puissances sensitives découlent
de l’essence de l’âme.
3° Sur les
puissances sensitives de l’âme, il y a deux opinions. En effet, certains disent
qu’elles demeurent quant à leur essence dans l’âme séparée ; d’autres,
qu’elles demeurent dans l’essence de l’âme comme dans une racine. Et de quelque
façon que l’on s’exprime, l’irascible et le concupiscible ne demeurent pas
autrement que les autres puissances sensitives ; c’est pourquoi, dans le
livre susmentionné, il est dit aussi que l’âme, en s’éloignant du corps,
entraîne avec soi le sens et l’imagination.
4° Saint
Augustin, au livre sur la Trinité,
découvre de nombreux modes de la Trinité dans notre âme, en lesquels il y a
quelque ressemblance de la Trinité incréée, bien que la vraie notion de l’image
soit seulement dans l’esprit ; et en raison de la ressemblance susdite,
quelques-uns posent l’image dans le rationnel, l’irascible et le concupiscible,
bien que ce ne soit pas au sens propre.
5° La charité et
l’espérance ne sont pas dans l’irascible et le concupiscible, à proprement
parler, puisque la dilection de la charité et l’attente de l’espérance sont
sans passion. Mais la charité est dite être dans le concupiscible, en tant
qu’elle est dans la volonté, et que celle-ci a des actes semblables au
concupiscible ; et pour une semblable raison, on dit que l’espérance est
dans l’irascible.
6° L’irascible et
le concupiscible sont appelés humains ou rationnels, non par essence, comme
s’ils appartenaient à la partie supérieure, mais par participation, en tant
qu’ils obéissent à la raison et participent à son gouvernement, comme dit saint
Jean Damascène.
7° La joie et la
crainte, qui sont des passions, ne demeurent pas dans l’âme séparée,
puisqu’elles s’accomplissent avec un changement corporel ; mais les actes
de la volonté semblables à ces passions demeurent.
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est dit en
Rom. 7, 15 : « Car je ne fais pas le bien que je veux, mais
je fais le mal que je hais. » Or cela est dit, comme l’expose une certaine
glose, à cause du mouvement de la sensualité. La sensualité n’obéit donc pas à
la volonté ni à la raison.
2° Il est dit au
même endroit (7, 23) : « Je sens dans mes membres une autre loi
qui combat contre la loi de mon esprit. » Or cette loi est la
concupiscence. Elle combat donc contre la loi de l’esprit, c’est-à-dire contre
la raison ; et ainsi, elle ne lui obéit pas.
3° Les puissances
appétitives sont ordonnées entre elles comme le sont les appréhensives. Or
l’intelligence n’a pas en son pouvoir les actes des sens extérieurs : en
effet, l’intelligence ne décide pas tout ce que nous voyons ou entendons. Les
mouvements de la sensualité ne sont donc pas non plus au pouvoir de l’appétit
rationnel.
4° En nous, les
principes naturels ne sont pas soumis à la raison. Or la sensualité tend par un
élan naturel vers son objet d’appétit. Le mouvement de la sensualité n’est donc
pas soumis à la raison.
5° Les mouvements
de la sensualité sont les passions de l’âme, pour lesquelles sont requises des
dispositions corporelles déterminées, comme le note Avicenne : pour la
colère, par exemple, un sang chaud et subtil ; pour la joie, un sang
tempéré. Or la disposition corporelle n’est pas soumise à la raison. Donc le
mouvement de la sensualité non plus.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascène dit que l’irascible et le concupiscible, qui sont les parties de la
sensualité, participent en quelque façon à la raison. Le mouvement de la sensualité
est donc, lui aussi, au pouvoir de la raison. Cette même conclusion se trouve
dans les paroles du Philosophe au premier livre de l’Éthique, et dans saint Grégoire de Nysse.
Réponse :
Dans la série
des mobiles et des moteurs, il faut parvenir à un premier qui se meut lui-même,
et par lequel est mû ce qui n’est pas mû par soi ; car tout ce qui est par
autre chose se ramène à ce qui est par soi, comme on le lit au huitième livre
de la Physique. Par conséquent,
puisque la volonté se meut elle-même étant donné qu’elle est maîtresse de son
acte, il est nécessaire que les autres puissances, qui ne se meuvent pas
elles-mêmes, soient mues par elle en quelque façon. Or, chacune des autres
puissances a d’autant plus de part au mouvement de la volonté qu’elle s’en
approche davantage. Les puissances appétitives inférieures elles-mêmes, étant
très proches de la volonté, lui obéissent donc quant à leurs actes principaux,
tandis que les autres puissances plus éloignées, comme la nutritive et la
générative, sont mues par la volonté quant à quelques-uns de leurs actes
extérieurs. Or les appétitives inférieures, qui sont l’irascible et le
concupiscible, sont soumises à la raison de trois façons.
D’abord du côté
de la raison elle-même ; en effet, puisque la même réalité, considérée
sous divers aspects, peut être rendue délectable ou redoutable, la raison
oppose à la sensualité par le moyen de l’imagination quelque réalité sous
l’aspect du délectable ou de l’attristant, comme bon lui semble ; et
ainsi, la sensualité est mue à la joie ou à la tristesse. Et c’est pourquoi le
Philosophe dit au premier livre de l’Éthique
que « la raison pousse aux meilleures actions ».
Ensuite du côté
de la volonté ; en effet, il en est ainsi, dans les puissances ordonnées
et reliées entre elles, que le mouvement qui anime l’une d’elles, surtout si
c’est la supérieure, rejaillit sur l’autre. C’est pourquoi, lorsque le
mouvement de la volonté se porte sur une chose par l’élection, l’irascible et
le concupiscible suivent le mouvement de la volonté. Aussi est-il dit au
troisième livre sur l’Âme que
l’appétit meut l’appétit, c’est-à-dire le supérieur l’inférieur, comme une
sphère meut une autre sphère parmi les corps célestes.
Enfin, du côté
de la puissance motrice exécutive ; en effet, de même que dans une armée
la marche au combat dépend du commandement du général, de même en nous la
puissance motrice ne meut les membres qu’au commandement de ce qui domine en
nous, c’est-à-dire de la raison, quel que soit le mouvement qui a lieu dans les
puissances inférieures. Ainsi la raison réprime-t-elle l’irascible et le
concupiscible, afin qu’ils ne passent pas à l’acte extérieur ; et c’est
pourquoi il est dit en Gen. 4, 7 : « Ta concupiscence sera
sous toi. »
Et ainsi, l’on
voit clairement que le concupiscible et l’irascible sont soumis à la
raison ; et de même pour la sensualité, bien que le nom de sensualité
concerne ces puissances non en tant qu’elles ont part à la raison, mais d’après
la nature de la partie sensitive. Par conséquent, la soumission à la raison ne
se dit pas aussi proprement de la sensualité que de l’irascible et du
concupiscible.
Réponse aux objections :
1° Cette parole
de l’Apôtre signifie qu’il n’est pas en notre pouvoir d’empêcher
universellement tous les mouvements désordonnés de la sensualité ; bien
que nous puissions empêcher chacun d’eux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dit.
2° La sensualité,
autant qu’il est en elle, combat contre la raison ; cependant la raison
peut la réprimer, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
3° Les puissances
appréhensives inférieures obéissent à la supérieure, comme cela est clair dans
le cas de l’imagination et des autres sens intérieurs ; mais si le sens
extérieur n’obéit pas à l’intelligence, cela vient de ce qu’il a besoin, pour
sentir, de la réalité sensible, sans laquelle il ne peut passer à l’acte.
4° L’appétitive
inférieure ne tend naturellement vers une autre réalité qu’après que celle-ci
lui est proposée sous l’aspect de son objet propre, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit. Puis donc qu’il est au pouvoir de la raison de proposer une seule
et même chose sous divers aspects, par exemple une nourriture comme délectable
et comme mortelle, la raison peut mouvoir la sensualité vers différents actes.
5° La disposition
corporelle relative au tempérament du corps n’est pas soumise à la
raison ; mais cela n’est pas requis pour que les passions susdites
existent en acte, par contre il est nécessaire que l’homme soit enclin à
celles-ci. Quant à la transmutation actuelle du corps — comme la montée du sang
vers le cœur, ou autre chose de ce genre, qui accompagne actuellement de telles
passions —, elle suit l’imagination, et par conséquent est soumise à la raison.
Objections :
Il semble que
non.
1° Selon saint
Augustin, « on ne pèche jamais que par la volonté ». Or la sensualité
est distincte de la volonté. Le péché n’existe donc pas dans la sensualité.
2° Dans l’âme
séparée, les péchés demeurent. Or la sensualité ne demeure pas dans l’âme
séparée, puisqu’elle est une puissance du composé. Donc, etc.
3° Son acte
s’exerce au moyen du corps. Or le sujet de la puissance est aussi le sujet de
l’acte, suivant le Philosophe au livre sur le Sommeil et la Veille. Le péché n’existe donc pas dans la
sensualité.
4° Selon saint
Augustin au cinquième livre de la Cité de
Dieu, il est une chose qui agit et n’est pas agi, tel Dieu, et le péché
n’existe pas en lui ; il y en a une qui agit et est agie, la volonté, en
laquelle il est avéré que le péché existe ; et il y a quelque chose qui
est agi et n’agit pas, telle la sensualité. Le péché n’existe donc pas non plus
en elle.
5° [Le répondant] disait que le péché peut exister dans la sensualité par le fait même que la raison peut empêcher son mouvement. En sens contraire : dans le fait que la raison puisse empêcher et n’empêche pas, est représenté le consentement interprétatif de la raison ; et assurément, celui-ci ne suffit pas pour le péché, puisqu’il ne suffit pas pour le mérite sans consentement exprès : car Dieu est plus enclin à faire miséricorde qu’à punir, comme dit une certaine glose au début du livre de Jérémie. Donc cet argument non plus ne permet pas de dire que le péché est dans la sensualité.
6° « Nul ne
pèche en ce qu’il ne peut éviter. » Or nous ne pouvons pas éviter que les
mouvements de la sensualité soient désordonnés : en effet, comme dit saint
Augustin, parce que l’homme « n’a pas voulu éviter le mal quand il
l’aurait pu », il lui fut infligé « d’en perdre le pouvoir quand il
le voudrait ». Le péché n’existe donc pas dans la sensualité.
7° Quand le
mouvement de la sensualité va vers quelque chose de licite, il n’y a pas de
péché ; comme lorsque l’époux est mû vers son épouse. Or la sensualité ne
discerne pas entre le licite et l’illicite. Il n’y aura donc pas non plus de
péché quand elle est mue vers l’illicite.
8° La vertu et le
vice sont contraires. Or la vertu ne peut exister dans la sensualité. Donc le
vice non plus.
9° Le péché
est en ce à quoi il est imputé. Or le péché n’est pas imputé à la sensualité,
puisqu’elle n’est pas maîtresse de son acte, mais à la volonté. Le péché
n’existe donc pas dans la sensualité.
10° Ce qui est
matériel dans le péché mortel peut exister dans la sensualité ; et
cependant, nous ne disons pas que le péché mortel y existe, car ce qui est
formel dans le péché mortel n’existe pas en elle. Or ce qui est formel dans le
péché véniel, c’est-à-dire la privation de l’ordre dû, n’existe pas dans la
sensualité, mais dans la raison, à laquelle il revient d’ordonner. Le péché
véniel n’existe donc pas dans la sensualité.
11° Si l’aveugle
qui est conduit par un voyant tombe dans une fosse, ce n’est pas le péché de
l’aveugle, mais du voyant. Puis donc que la sensualité est quasiment aveugle à
l’égard des réalités divines, si elle tombe dans l’illicite, ce ne sera pas son
péché, mais celui de la raison, qui doit la gouverner.
12° De même que la
sensualité est en quelque sorte gouvernée par la raison, de même aussi les
membres extérieurs ; et pourtant, nous ne disons pas que le péché existe
en ceux-ci. Donc dans la sensualité non plus.
13° La disposition
et la forme sont dans le même sujet, car les actes des principes actifs sont
dans le patient bien disposé. Or le péché véniel est une disposition au mortel.
Puis donc que le péché mortel ne peut exister dans la sensualité, le véniel non
plus.
14° L’acte de
fornication est plus proche de la sensualité que de la raison. Si donc le péché
pouvait exister dans la sensualité, ce serait le péché mortel, celui de
fornication ; et puisque cela est faux, il semble que le péché ne puisse
exister en elle.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit : « Le péché existe, puisque “la chair convoite contre
l’esprit”. » Or cette convoitise de la chair appartient à la sensualité.
Le péché peut donc exister en elle.
2° Le Maître dit,
au deuxième livre des Sentences,
dist. 24, qu’il y a un péché véniel dans la sensualité.
Réponse :
Le péché n’est
rien d’autre qu’un acte manquant à l’ordre droit, qui devait exister ; et
telle est l’acception de « péché » dans le domaine de la nature et
dans celui de l’art, comme dit le Philosophe au deuxième livre de la Physique. Mais quand l’acte défaillant
est moral, c’est alors que le péché est mortel. Or un acte est moral parce
qu’il est en quelque sorte en nous : alors, en effet, lui est due la
louange ou le blâme ; voilà pourquoi l’acte qui est parfaitement en notre
pouvoir, est parfaitement moral ; et en lui peut se trouver la notion de
péché mortel, comme c’est le cas des actes que la volonté élicite ou commande.
Or l’acte de
sensualité n’est pas parfaitement en notre pouvoir, étant donné qu’il prévient
le jugement de la raison ; cependant, il est en quelque façon en notre
pouvoir, en tant que la sensualité est soumise à la raison, ainsi qu’il ressort
de ce qu’on a dit. Voilà pourquoi son acte atteint le genre des actes moraux,
mais imparfaitement. Dans la sensualité, par conséquent, ne peut exister le
péché mortel, qui est le péché parfait, mais seulement le véniel, en lequel se
trouve la notion imparfaite de péché mortel.
Réponse aux objections :
1° Il y a deux
sujets pour une chose : le premier, et le secondaire ; par exemple,
la surface est le sujet premier de la couleur, et le corps le sujet secondaire,
en tant qu’il est placé sous la surface. Semblablement, on dit que le sujet
premier du péché est la volonté ; la sensualité, quant à elle, est le
sujet du péché en tant qu’elle participe en quelque façon à la volonté.
2° Les notes des
péchés demeurent dans la conscience, quelle que soit la puissance qui les a
commis ; donc supposé, comme cela a été dit, que la sensualité ne demeure
aucunement, le péché de la sensualité peut demeurer. Quant à cette question, à
savoir si la sensualité demeure, elle doit être traitée ailleurs.
3° L’acte de la
sensualité est en nous en quelque façon, non à cause de la nature de la
sensualité, mais en tant que les puissances de la sensualité sont rationnelles
par participation.
4° Bien qu’agir
n’appartienne pas à la sensualité considérée en elle-même, cependant cela lui
appartient en tant qu’elle participe en quelque façon à la raison.
5° On ne dit pas
que le péché existe dans la sensualité à cause du consentement interprétatif de
la raison : en effet, quand le mouvement de la sensualité prévient le
jugement de la raison, il n’y a de consentement ni interprétatif ni
exprès ; mais par le fait même que la sensualité peut être soumise à la
raison, son acte, bien qu’il prévienne la raison, est un péché. Il faut
cependant savoir que, bien que le consentement interprétatif suffise parfois
pour le péché, il n’est cependant pas nécessaire qu’il suffise pour le
mérite : en effet, plus de conditions sont requises pour le bien que pour
le mal, puisque le mal résulte de défauts particuliers, tandis que le bien
procède d’une cause entière et totale, comme dit Denys au quatrième livre des Noms divins.
6° Nous pouvons
certes éviter chacun des péchés de sensualité, mais pas tous, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit dans une autre question.
7° Lorsque
quelqu’un approche de son épouse par concupiscence, pourvu qu’il n’excède pas
les limites du mariage, il y a péché véniel ; on voit donc clairement que,
dans l’époux, le mouvement même de la concupiscence prévenant le jugement de la
raison est péché véniel. Mais si la raison détermine ce qu’il est licite de
convoiter, même si la sensualité se porte vers cela, il n’y aura aucun péché.
8° La vertu
morale existe dans les puissances de la sensualité, c’est-à-dire dans
l’irascible et le concupiscible, comme le montre le Philosophe au troisième
livre de l’Éthique, où il dit que la
tempérance et la force appartiennent aux parties irrationnelles. Mais parce que
le nom de sensualité désigne ces puissances quant à l’inclination naturelle au
sens, qui va au contraire de la raison, et non en tant qu’elles ont part à la
raison, on dit plus proprement que le vice est dans la sensualité, et la vertu
dans l’irascible et le concupiscible. Cependant, le péché qui est dans la
sensualité ne s’oppose pas à la vertu ; l’argument n’est donc pas
concluant.
9° Tout
péché est imputé à l’homme en tant qu’il a une volonté ; et cependant, on
dit que le péché est en quelque sorte dans la puissance dont l’acte vient à
être difforme.
10° Le matériel,
dans le péché mortel, peut avoir trois acceptions. D’abord, comme l’objet est
la matière de l’acte ; et ainsi, la matière du péché mortel est parfois
dans la sensualité, comme lorsque quelqu’un consent à la délectation de la
sensualité. Ensuite, comme l’acte extérieur est matériel par rapport à l’acte
intérieur qui est le formel dans le péché mortel, puisque les actes extérieur
et intérieur sont un seul péché ; et de cette façon aussi, l’acte de la
sensualité peut jouer le rôle de matière dans le péché mortel. Enfin, le
matériel dans le péché mortel est la conversion au bien transitoire comme à une
fin, tandis que le formel est l’aversion du bien immuable ; et dans ce
cas, ce qui est matériel dans le péché mortel ne peut exister dans la
sensualité. Et si le péché mortel ne peut y exister, il ne s’ensuit pas que le
véniel n’y soit pas, pour la raison déjà mentionnée.
11° On dit que le
péché est dans la sensualité, non qu’il lui soit imputé, mais parce qu’il est
commis par son acte. C’est à l’homme qu’il est imputé, en tant que cet acte est
établi en son pouvoir.
12° Les membres
extérieurs sont seulement mus, tandis que les puissances appétitives
inférieures sont motrices à la ressemblance de la volonté ; donc, en tant
qu’elles participent en quelque façon à la volonté, elles peuvent être le sujet
du péché.
13° Il y a deux
dispositions. L’une par laquelle le patient est disposé à recevoir la forme, et
une telle disposition est dans le même sujet que la forme ; l’autre par
laquelle l’agent est disposé à agir, et de celle-là il n’est pas vrai qu’elle
soit dans le même sujet que la forme à laquelle elle dispose. Or le péché
véniel, qui est dans la sensualité, est une disposition de ce genre au péché
mortel, qui est dans la raison : car la sensualité est comme un agent,
dans le péché mortel, en tant qu’elle incline la raison à pécher.
14° Bien que
l’acte de fornication soit plus proche du concupiscible que de la raison quant
à la notion d’objet, il est cependant plus proche de la raison quant à la
notion de commandement : car les membres extérieurs ne sont appliqués à
l’acte que par le commandement de la raison ; par conséquent, le péché
mortel peut exister en eux, mais non dans l’acte de la sensualité, qui prévient
le jugement de la raison.
Objections :
Il semble que
non.
1° La corruption
et l’infection de la nature humaine proviennent du péché originel. Or le péché
originel est dans l’essence de l’âme comme en un sujet, comme certains le
disent, car l’âme le contracte par son union au corps auquel elle est unie par
son essence. Puis donc que toutes les puissances sont également proches de
l’essence de l’âme, étant enracinées en elle, il semble que l’infection et la
corruption ne soient pas plus dans le concupiscible que dans l’irascible et les
autres puissances.
2° Par la
corruption de la nature, il y a en nous une certaine inclination au péché. Or
les péchés de l’irascible sont plus graves que ceux du concupiscible car, selon
saint Grégoire, les péchés spirituels sont plus fautifs que les charnels. L’irascible
est donc plus corrompu que le concupiscible.
3° Par la
corruption de la nature se produisent en nous de subits mouvements de l’âme. Or
les mouvements de l’irascible semblent être plus subits que ceux du
concupiscible : en effet, l’irascible est mû avec une certaine force
d’âme, le concupiscible avec une certaine mollesse d’âme. L’irascible est donc
plus corrompu que le concupiscible.
4° Une telle
corruption et infection, dont nous parlons, est une corruption de la nature, et
transmise par la génération. Or les péchés de l’irascible sont plus naturels et
sont mieux transmis des parents aux enfants que les péchés du concupiscible,
comme dit le Philosophe au septième livre de l’Éthique. L’irascible est donc plus corrompu que le concupiscible.
5° La corruption,
en nous, vient du péché de notre premier père. Or le péché de notre premier
père fut l’orgueil ou l’a superbe, qui est dans l’irascible. Donc, en nous
aussi, l’irascible est plus corrompu que le concupiscible.
En sens contraire :
1° Là où la honte
est plus grande, la corruption et l’infection sont aussi plus grandes. Or,
suivant le Philosophe au huitième livre de l’Éthique, celui qui ne contient pas sa concupiscence est plus
honteux que celui qui ne contient pas sa colère. Le concupiscible est donc plus
corrompu et infecté que l’irascible.
2° Nous sommes
davantage corrompus là où nous résistons plus difficilement. Or il est plus
difficile de combattre contre la volupté, qui regarde la concupiscence, que
contre la colère, comme le montre le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique. Nous sommes donc plus corrompus
dans le concupiscible que dans l’irascible.
Réponse :
La corruption
et l’infection du péché originel ont entre elles cette différence, que
l’infection regarde la faute, mais la corruption la peine.
Or on dit de
deux façons que la faute originelle est dans une puissance de l’âme :
essentiellement, ou causalement. Essentiellement, elle est soit dans l’essence
même de l’âme, soit dans la partie intellective, où était la justice originelle,
qui est ôtée par le péché originel. Causalement, la faute originelle est dans
les autres puissances qui atteignent l’acte de l’engendrement de l’homme, par
laquelle le péché originel est transmis ; et en effet, la puissance
générative l’atteint comme son exécutante, la puissance concupiscible comme
celle qui le commande en raison de la délectation, le sens du toucher comme
percevant la délectation. Voilà pourquoi cette infection est attribuée, parmi
les sens, au toucher, parmi les appétitives, au concupiscible, et entre toutes
les puissances de l’âme, à la générative, que l’on dit être infectée et
corrompue.
La corruption
de l’âme dont nous parlons doit être considérée à la manière de la corruption
corporelle. Et celle-ci vient de ce que, le contenant s’étant retiré, chacune
des parties contraires tend vers ce qui lui convient selon la nature, et ainsi
se produit la dissolution du corps. Semblablement, après le retrait de la
justice originelle, par laquelle la raison dans l’état d’innocence tenait les
puissances inférieures entièrement soumises à elle, chacune des puissances
inférieures tend vers ce qui lui est propre : le concupiscible vers la
délectation, l’irascible vers la colère, etc. ; c’est pourquoi le
Philosophe, au premier livre de l’Éthique,
compare de telles parties de l’âme aux parties dissoutes du corps. Or, de même
que l’on ne dit pas que la corruption corporelle est dans l’âme, au retrait de
laquelle le corps se dissout, mais dans le corps dissous, de même une telle
corruption est dans les puissances sensitives en tant que, privées du frein de
la raison, elles se portent vers divers objets, mais non dans la raison
elle-même, si ce n’est en tant qu’elle aussi est privée de sa perfection
propre, étant séparée de Dieu. Voilà pourquoi plus l’une des puissances
inférieures s’éloigne de la raison, plus elle est corrompue ; puis donc
que l’irascible est plus proche de la raison, ayant dans son mouvement quelque
part à la raison, suivant le Philosophe au septième livre de l’Éthique, l’irascible sera moins corrompu
que le concupiscible.
Réponse aux objections :
1° Bien que
toutes les puissances soient enracinées dans l’essence de l’âme, cependant
certaines découlent de l’essence de l’âme avant les autres, et ont une relation
différente à la cause de [l’infection] originelle ; et ainsi, la
corruption et l’infection du péché originel ne sont pas en toutes de la même
façon.
2° Par le fait
même que le mouvement de la raison est davantage participé dans l’irascible,
les péchés de l’irascible sont plus graves ; mais les péchés du
concupiscible sont plus honteux. En effet, le discernement même de la raison
augmente la faute, de même que l’ignorance allège la faute ; mais
s’éloigner de la raison, en laquelle consiste toute la dignité humaine, tend à
la honte ; cela montre donc bien que le concupiscible est davantage
corrompu, dans la mesure où il s’écarte davantage de la raison.
3° Le mouvement
de l’irascible et du concupiscible peut être considéré de deux façons :
dans l’appétit et dans l’exécution. Dans l’appétit, le mouvement du
concupiscible est plus subit que celui de l’irascible, car l’irascible se meut
comme en délibérant, et en confrontant la vengeance projetée à l’injure reçue,
ainsi qu’il est dit au septième livre de l’Éthique ;
tandis que le concupiscible, à la seule appréhension de l’objet délectable, se
meut vers la jouissance de celui-ci, comme il est dit au même endroit. Par
contre, dans l’exécution, le mouvement de l’irascible est plus subit que celui
du concupiscible ; car l’irascible agit avec une certaine assurance et une
certaine force, alors que le concupiscible tend insidieusement, avec une
certaine mollesse, vers l’acquisition de l’objet proposé. C’est pourquoi le
Philosophe dit au septième livre de l’Éthique
que « l’homme irascible n’emploie pas la ruse, mais agit au grand
jour ; tandis que la convoitise emploie la ruse » ; et il cite
le vers d’Homère : « Aphrodite ourdit ses ruses, et sa ceinture est
brodée », signifiant la tromperie dont use Vénus pour dérober
l’intelligence même à l’homme très sage.
4° On dit de deux
façons qu’une chose est naturelle : soit quant à la nature de l’espèce,
soit quant à la nature de l’individu. Quant à la nature de l’espèce, les péchés
du concupiscible sont plus naturels que les péchés de l’irascible ; c’est
pourquoi le Philosophe dit au deuxième livre de l’Éthique que « le sentiment du plaisir nous est transmis à tous
depuis notre enfance et nous accompagne pour ainsi dire toute la
vie » ; mais quant à la nature de l’individu, les péchés de
l’irascible sont plus naturels. Et la raison en est que, si l’on considère le
mouvement de l’appétit sensitif du côté de l’âme, le concupiscible tend plus
naturellement vers son objet, étant en lui-même plus naturel et commun :
il porte en effet sur la nourriture et la boisson, et les autres choses de ce
genre par lesquelles la nature est conservée ; mais si l’on considère un
tel mouvement du côté du corps, il se fait une plus grande transmutation et une
plus grande commotion du tempérament corporel par le mouvement de la colère que
par celui de la convoitise, pour parler communément et toutes proportions
gardées. Voilà pourquoi le tempérament corporel, en lequel les enfants
ressemblent le plus souvent à leurs parents, contribue davantage à la
domination de la colère qu’à celle de la convoitise. Et pour cette raison, les
enfants imitent plus leurs parents dans les péchés de colère que dans ceux de
convoitise ; en effet, ce qui se tient du côté de l’âme se rapporte à
l’espèce, mais ce qui vient d’un tempérament corporel déterminé se rapporte
davantage à l’individu. Or le péché originel est le péché de toute la nature
humaine. Il est donc clair que l’argument n’est pas concluant.
5° La corruption
se produit en nous dans un ordre inverse de celui d’Adam, car en Adam l’âme a
corrompu le corps, et la personne la nature, tandis que pour nous c’est
l’inverse. Donc, bien que le péché d’Adam ait d’abord concerné l’irascible, en
nous cependant la corruption regarde davantage le concupiscible.
Objections :
Il semble que
oui.
1° La corruption
en question est appelée « foyer ». Or il est dit de la bienheureuse
Vierge qu’elle fut en cette vie totalement délivrée du foyer, surtout après la
conception du Fils de Dieu. La sensualité est donc guérissable en cette vie.
2° Tout ce qui
obéit à la raison peut recevoir la rectitude de la raison. Or les puissances de
la sensualité, que sont l’irascible et le concupiscible, obéissent à la raison,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. La sensualité peut donc recevoir la
rectitude de la raison, et ainsi elle peut être guérie de la corruption
contraire.
3° La vertu est
opposée au péché. Or la vertu peut exister dans la sensualité : car, comme
dit le Philosophe au troisième livre de l’Éthique,
« la tempérance et la force appartiennent aux parties
irrationnelles ». La sensualité peut donc en cette vie être guérie de la
corruption du péché.
4° Il appartient
à la corruption de la sensualité que de celle-ci procèdent des mouvements
désordonnés, qui sont de mauvaises convoitises. Or l’homme tempérant n’a pas de
telles convoitises, et en cela il diffère du continent, qui les a, mais ne les
suit pas, comme on le voit clairement au septième livre de l’Éthique. La sensualité, en cette vie,
peut donc être totalement guérie.
5° Si cette
corruption est incurable, alors la raison en est soit du côté de celui qui
soigne, soit du côté de la médecine, soit du côté de la maladie, soit du côté
de la nature à soigner. Or ce n’est pas du côté de celui qui soigne,
c’est-à-dire de Dieu, car il est tout-puissant ; ni du côté de la médecine
car, comme il est dit en Rom. 5, 15, le don du Christ est plus fort
que le péché d’Adam, par lequel une telle corruption a été amenée ; ni du
côté de la maladie, car elle est contre nature, puisqu’elle n’a pas été établie
dans la nature ; ni du côté de la nature : en effet, il serait utile
que cette maladie se résorbe, puisqu’elle rend l’homme enclin au mal et lent à
faire le bien. La sensualité, en cette vie, est donc guérissable.
En sens contraire :
1° La nécessité
de mourir a pour conséquence la nécessité de pécher au moins véniellement. Or,
en cette vie, la nécessité de mourir n’est pas ôtée. Donc la nécessité de
pécher véniellement non plus ; ni, par conséquent, la corruption de la
sensualité, dont provient la nécessité susdite.
2° Si la
sensualité était guérissable en cette vie, elle serait surtout guérie par les
sacrements de l’Église, qui sont des remèdes spirituels. Or elle demeure encore
après la réception des sacrements, comme l’expérience le fait clairement voir.
La sensualité n’est donc pas guérissable en cette vie.
Réponse :
La sensualité,
en cette vie, ne peut être guérie que par un miracle. Et la raison en est, que
ce qui est naturel ne peut être modifié que par une force surnaturelle. Or une
telle corruption, dont on dit qu’elle corrompt les parties de l’âme, suit en
quelque sorte l’inclination de la nature. En effet, s’il fut accordé à l’homme
dans son premier état que la raison contînt totalement les puissances
inférieures, et l’âme le corps, ce ne fut point par la vertu des principes
naturels, mais par celle de la justice originelle ajoutée par la libéralité
divine. Or, quand cette justice eut été abolie par le péché, l’homme revint à
l’état qui lui convenait d’après ses principes naturels ; c’est pourquoi
Denys dit, au troisième chapitre de la Hiérarchie
ecclésiastique, que la nature humaine, par le péché, « a été justement
conduite à une fin qui rappelât son principe ». Donc, de même que l’homme
meurt naturellement et ne peut être ramené à l’immortalité que miraculeusement,
de même le concupiscible tend naturellement vers l’objet délectable — et
l’irascible vers l’objet ardu — en dehors des bornes de la raison. Que cette
corruption se résorbe, ne peut donc avoir lieu que miraculeusement, par
l’action d’une force surnaturelle.
Réponse aux objections :
1° C’est
miraculeusement que la bienheureuse Vierge fut délivrée du foyer.
2° L’irascible et
le concupiscible obéissent à la raison, en tant que leurs mouvements sont ou
ordonnés ou réprimés par la raison ; non cependant de telle façon que leur
inclination soit totalement ôtée.
3° La vertu
existant dans l’irascible et le concupiscible ne s’oppose pas à la corruption
en question, et c’est pourquoi elle ne l’ôte pas totalement ; mais elle
s’oppose à la prédominance de l’inclination des puissances susdites vers leurs
objets, et cela est ôté par la vertu.
4° L’homme
tempérant, suivant le Philosophe, est entièrement exempt non pas des
convoitises, mais des convoitises véhémentes, telles qu’elles peuvent exister
chez le continent.
5° De toutes ces
quatre choses il résulte que la sensualité n’est pas guérie en cette vie. En
effet, bien que Dieu soit lui-même capable de guérir, il a cependant disposé
selon l’ordre de sa sagesse que l’on ne serait pas guéri en cette vie.
Semblablement, bien que le don de la grâce qui nous est conférée par le Christ
soit plus efficace que le péché du premier homme, il n’est cependant pas
ordonné à écarter la corruption susdite, qui appartient à la nature, mais à
écarter la faute de la personne. De même aussi, bien qu’une telle corruption
soit contre l’état de la nature dans son institution première, elle est
cependant une conséquence de la nature abandonnée à elle-même. Il est également
utile à l’homme, pour éviter le vice de la superbe, que l’infirmité de la
sensualité demeure ; 2 Cor. 12, 7 : « De crainte
que l’excellence de ces révélations ne vînt à m’enfler d’orgueil, il m’a été
mis une écharde dans ma chair » ; voilà pourquoi cette infirmité
demeure en l’homme après le baptême, de même qu’un sage médecin laisse non
guérie une maladie qui ne pourrait être guérie sans le risque d’une maladie
plus grave.
Article 1 : Comment l’âme séparée du corps
souffre-t-elle ?
Article 2 : Comment l’âme unie au corps subit-elle ?
Article 3 : La passion est-elle seulement dans la puissance
appétitive sensitive ?
Article 4 : La contrariété et la diversité, parmi les passions
de l’âme, d’où se prennent-elles ?
Article 5 : L’espoir, la crainte, la joie et la tristesse
sont-elles les quatre passions principales ?
Article 6 : Méritons-nous par les passions ?
Article 7 : La passion accompagnant le mérite diminue-t-elle
celui-ci ?
Article 8 : Y eut-il de telles passions dans le
Christ ?
Article 9 : La passion de douleur fut-elle dans l’âme du
Christ quant à la raison supérieure ?
Article 10 : La douleur de la Passion, qui était dans la
raison supérieure du Christ, empêchait-elle la joie de la fruition, et vice
versa ?
Objections :
Il semble
qu’elle ne subisse pas un feu corporel.
1° Saint Augustin
dit au douzième livre sur la Genèse au
sens littéral : « ce qui agit l’emporte sur ce qui subit ».
Or l’âme l’emporte sur n’importe quel corps. Elle ne peut donc pas subir un feu
corporel.
2° [Le répondant] disait que le feu agit sur l’âme en tant qu’il est l’instrument de la divine justice vengeresse. En sens contraire : l’instrument n’accomplit l’action instrumentale qu’en exerçant une action naturelle, de même que l’eau du baptême sanctifie l’âme en lavant le corps, et que la scie fait un banc en coupant le bois. Or le feu ne peut avoir aucune action naturelle à l’égard de l’âme comme instrument de la divine justice. Donc, etc.
3° [Le répondant] disait que l’action naturelle du feu est de brûler, et ainsi, qu’il agit naturellement sur l’âme en tant qu’elle porte avec soi des choses qui peuvent être brûlées. En sens contraire : les choses qui peuvent être brûlées, dont on dit que l’âme les porte avec soi, ce sont les péchés, auxquels ne s’oppose pas le feu corporel. Puis donc que toute action naturelle existe en raison d’une contrariété, il semble que l’âme ne puisse pas subir un feu corporel en tant qu’elle porte avec soi des choses qui peuvent être brûlées.
4° Saint Augustin
dit au douzième livre sur la Genèse au
sens littéral : « Ce qui affecte les âmes en bien ou en mal, au
sortir du corps, n’est pas chose corporelle, mais seulement semblable aux
choses corporelles. » Le feu par lequel l’âme séparée est punie n’est donc
pas corporel.
5° Saint Jean
Damascène dit à la fin du quatrième livre : « Le diable, ses démons
et son homme à lui, l’Antéchrist, avec les impies et les pécheurs, seront
livrés au feu éternel, non pas un feu matériel comme le nôtre, mais celui que
Dieu connaît. » Or tout feu corporel est matériel. Le feu que subit l’âme
séparée n’est donc pas corporel.
6° [Le répondant] disait que ce feu corporel afflige l’âme en tant qu’il est vu par elle, comme dit saint Grégoire au quatrième livre des Dialogues : « elle souffre du feu parce qu’elle le voit » ; et ainsi, ce qui afflige immédiatement l’âme n’est pas un corps mais la ressemblance du corps appréhendée. En sens contraire : la vision, parce qu’elle est vue, est la perfection de celui qui voit. Donc, parce qu’elle est vue, elle n’amène pas l’affliction de celui qui voit, mais plutôt sa délectation. Si donc une chose vue afflige, ce sera en tant qu’elle est nocive pour autrui. Or le feu ne peut pas affliger l’âme en agissant sur elle, comme on l’a montré. L’âme ne souffre donc pas non plus du feu parce qu’elle le voit.
7° Il y a
une proportion entre l’agent et le patient. Or il n’y a aucune proportion entre
l’incorporel et le corps. Puis donc que l’âme est incorporelle, ne peut pas
subir un feu corporel.
8° Si le feu
corporel n’agit pas naturellement sur l’âme, il est nécessaire que cela ait
lieu par quelque vertu surajoutée. Cette vertu est donc soit corporelle, soit
spirituelle. Elle ne peut pas être spirituelle, car la réalité corporelle ne
reçoit pas la vertu spirituelle. Et si elle est corporelle, puisque l’âme
l’emporte sur toute vertu corporelle, le feu ne pourra pas agir sur elle par
cette vertu. L’âme ne peut donc subir ni naturellement ni surnaturellement.
9° [Le répondant] disait que l’âme, par le péché, est rendue moins noble que la créature corporelle. En sens contraire : saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que « la substance vivante est plus digne que n’importe quelle substance non vivante ». Or l’âme rationnelle, après le péché, reste encore vivante d’une vie naturelle. Elle n’est donc pas rendue moins digne que le feu corporel, qui est une substance non vivante.
10° Si ce feu
corporel afflige l’âme, ce n’est qu’en tant qu’il est appréhendé ou senti comme
nuisible. Or une chose nuit parce qu’elle ôte quelque chose ; c’est
pourquoi saint Augustin dit que « si le mal nuit, c’est parce qu’il enlève
un bien ». Or le feu corporel ne peut rien enlever à l’âme. Il ne peut
donc pas l’affliger.
11° [Le répondant] disait qu’il ôte la gloire de la vision de Dieu. En sens contraire : les enfants qui sont damnés pour le seul péché originel, n’ont pas la vision de Dieu. Si donc le feu corporel n’enlève rien d’autre aux damnés, la peine de ceux qui sont punis en enfer pour des péchés actuels ne sera pas plus grande que celle des enfants qui sont punis dans les limbes ; ce qui va contre saint Augustin.
12° Tout ce qui
agit sur une autre chose, imprime en elle la ressemblance de sa forme, par
laquelle il agit. Or le feu agit par la chaleur. Puis donc que l’âme ne peut
être chauffée, il semble qu’elle ne puisse pas subir le feu.
13° Dieu est plus
enclin à faire miséricorde qu’à punir. Or celui qui n’est pas volontaire et qui
résiste, surtout s’il est adulte, n’est pas aidé par les instruments de la
divine miséricorde que sont les sacrements. L’âme ne recevra donc pas de peine
malgré elle par l’instrument de la divine justice qu’est le feu corporel. Or il
est avéré qu’elle ne la reçoit pas volontairement. L’âme n’est donc en aucune
façon punie par le feu corporel.
14° Tout ce
qui subit quelque chose, est en quelque sorte mû par lui. Or le feu corporel ne
peut mouvoir l’âme selon aucune espèce de mouvement, comme on le voit
clairement par induction. L’âme ne peut donc pas subir un feu corporel.
15° Tout ce qui
subit quelque chose, a une matière en commun avec lui, comme le montre Boèce au
livre sur les deux natures et l’unique Personne du Christ. Or l’âme et le feu
corporel n’ont pas de matière commune. L’âme ne peut donc pas subir un feu
corporel.
En sens contraire :
1° En
Lc 16, 24, le riche placé en enfer seulement quant à son âme
dit : « Je suis torturé dans cette flamme. »
2° Saint Grégoire
s’exprime ainsi au quinzième livre des Moralia :
« Le feu de l’enfer étant corporel, brûle les corps des réprouvés qui y
sont envoyés, sans qu’on prenne soin ni de l’allumer, ni de lui fournir aucune
matière pour son aliment ; mais créé une fois pour toutes, il dure sans
jamais s’éteindre : il n’a besoin ni qu’on l’allume ni qu’on ranime son
ardeur. »
3° Cassiodore dit
au livre sur l’Âme que l’âme séparée
du corps entend et voit par ses sens plus efficacement que lorsqu’elle est dans
le corps. Or, lorsqu’elle est dans le corps, elle est affligée par quelque
corps parce qu’elle le sent. Donc à bien plus forte raison quand elle est
séparée du corps.
4° De même que
l’âme est incorporelle, de même aussi les démons. Or les démons subissent un
feu corporel, comme on le voit clairement en Mt 25, 41 :
« Maudits, allez au feu éternel. » Donc l’âme séparée aussi.
5° La
justification de l’âme est une plus grande chose que sa punition. Or, des
réalités corporelles agissent sur l’âme pour sa justification, en tant qu’elles
sont des instruments de la divine miséricorde, comme c’est manifestement le cas
des sacrements de l’Église. Des réalités corporelles peuvent donc agir sur
l’âme pour sa punition, en tant qu’elles sont des instruments de la divine
justice.
6° Le moins noble
peut subir le plus noble. Or le feu corporel est plus noble que l’âme du damné.
Les âmes des damnés peuvent donc subir un feu corporel. Preuve de la
mineure : tout étant est plus noble qu’un non-étant. Or le non-être est
plus noble que l’être de l’âme des damnés, comme on le voit clairement en
Mt 26, 24 : « Mieux vaudrait pour lui que cet homme-là ne
fût pas né. » Tout étant est plus noble que l’âme damnée, et donc le feu
corporel aussi.
Réponse :
Pour voir
clairement la réponse à cette question et aux suivantes, il est nécessaire de
savoir ce qu’est proprement la passion. Ainsi, il faut savoir que le nom de
passion se prend de deux façons : communément, et proprement. Communément,
le nom de passion désigne la réception de quelque chose d’une quelconque
façon ; et en cela, on suit la signification du vocable, car
« passion » vient du grec « patin », qui signifie recevoir.
Mais l’on parle proprement de passion, en tant que l’action et la passion
consistent en un mouvement, c’est-à-dire en tant qu’une chose est reçue dans le
patient par voie de mouvement. Et parce que tout mouvement s’établit entre des
contraires, il est nécessaire que ce qui est reçu dans le patient soit
contraire à une chose qui est abandonnée par le patient. Or, du point de vue de
ce qui est reçu dans le patient, le patient est assimilé à l’agent ; et de
là vient que, si l’on prend la passion au sens propre, l’agent s’oppose au
patient, et « toute passion [en devenant plus intense] défait la
substance » [livre des Topiques].
Or une telle passion est seulement selon le mouvement d’altération. Car dans le
mouvement local, ce n’est pas une chose immobile qui est reçue, mais le mobile
lui-même qui est reçu en un lieu. Dans le mouvement d’augmentation et de
diminution, ce n’est pas la forme qui est reçue ou abandonnée, mais quelque
chose de substantiel, par exemple l’aliment, dont l’addition ou la soustraction
a pour conséquence la grandeur ou la petitesse de la quantité. Dans la
génération et la corruption, il n’y a de mouvement et de contrariété qu’en
raison d’une altération précédente. Et ainsi, c’est seulement selon
l’altération qu’il y a proprement une passion, selon laquelle une forme
contraire est reçue et l’autre est chassée. Donc, parce que l’action proprement
dite s’accompagne d’un certain rejet, le patient étant transmué d’une qualité
antérieure vers une contraire, le nom de passion prend un sens plus large dans
le langage usuel, de sorte que l’on parle de passion pour celui qui est d’une
façon quelconque empêché d’avoir ce qui lui revenait ; comme si nous
disions que le lourd « subit » un empêchement de se mouvoir vers le
bas, et que l’homme « subit » si on l’empêche de faire sa volonté.
Ainsi, la
passion dans sa première acception se trouve dans l’âme et en n’importe quelle
créature, étant donné que toute créature est mêlée de potentialité, et que pour
cette raison toute créature subsistante est réceptive de quelque chose. Mais la
passion dans sa seconde acception ne se rencontre que là où il y a mouvement et
contrariété. Or le mouvement ne se trouve que dans les corps, et la contrariété
des formes ou des qualités dans les seules réalités soumises à la génération et
à la corruption. Par conséquent, seules de telles choses peuvent proprement
subir de cette façon. C’est pourquoi l’âme, étant incorporelle, ne peut subir
de cette façon ; et même si elle reçoit quelque chose, cela ne se fait
cependant point par transmutation d’un contraire à l’autre, mais par simple
influx de l’agent, comme l’air est éclairé par le soleil. Enfin, de la troisième
façon, en laquelle le nom de passion est pris métaphoriquement, l’âme peut
subir dans la mesure où son opération peut être empêchée.
Certains, donc,
remarquant que la passion ne peut exister proprement dans l’âme, prétendirent
que tout ce qui est dit dans les Écritures sur les peines corporelles des
damnés doit s’entendre métaphoriquement : ainsi, au moyen de telles peines
corporelles connues parmi nous seraient signifiées les afflictions spirituelles
dont les esprits damnés sont punis ; comme, à l’inverse, au moyen des
délectations corporelles promises dans les Écritures nous comprenons les
délectations spirituelles des bienheureux. Et une telle opinion semble avoir
été celle d’Origène et d’Algazel. Mais parce qu’en croyant à la résurrection
nous ne croyons pas seulement qu’il y aura plus tard une peine des esprits mais
aussi des corps, et que les corps ne peuvent être punis que d’une peine
corporelle, la même peine est due aux hommes après la résurrection et aux
esprits, comme on le voit clairement en Mt 25, 41, où il est
dit : « Maudits, allez au feu éternel, etc. » Voilà pourquoi il
est nécessaire de dire, comme le prouve saint Augustin au vingt et unième livre
de la Cité de Dieu, que les esprits
eux-mêmes sont affectés en quelque façon de peines corporelles. Et il n’en va
pas de la gloire des bienheureux comme de la peine des damnés : car les
bienheureux sont élevés à ce qui dépasse leur nature, et c’est pourquoi ils
sont béatifiés par la jouissance de la divinité, tandis que les damnés sont abaissés
vers ce qui est au-dessous d’eux, et c’est pourquoi ils sont punis de tourments
corporels.
Aussi d’autres
affirmèrent-ils que l’âme séparée sera assurément affectée de quelques peines,
non corporelles toutefois, mais semblables aux corporelles ; à ces peines
ressemblent celles qui affligent ceux qui dorment. Et tel semble avoir été le
sentiment de saint Augustin, au douzième livre sur la Genèse au sens littéral, et d’Avicenne. Mais il ne peut en être
ainsi. En effet, de telles ressemblances de corps ne peuvent être des
ressemblances intelligibles, car celles-ci sont universelles, et leur
considération apporterait à l’âme non pas une affliction, mais plutôt la joie
qui se trouve dans la considération de la vérité. Il est donc nécessaire de
comprendre cela des ressemblances imaginatives, qui évidemment ne peuvent
exister que dans un organe corporel, comme le Philosophe le prouve. Mais cela
fait bien sûr défaut et à l’âme séparée et aux esprits des démons.
C’est pourquoi
d’autres disent que l’âme séparée est soumise aux corps eux-mêmes. Mais comment
cela est possible, les différents auteurs l’indiquent de diverses façons.
Certains disent
que l’âme séparée use de ses sens ; ainsi, en sentant le feu corporel,
elle est punie par le feu. Et c’est ce que saint Grégoire paraît dire au
quatrième livre des Dialogues :
que l’âme « souffre du feu parce qu’elle le voit ». Mais cela ne
semble pas vrai. D’abord, parce que les actes des puissances sensitives ne
peuvent exister que moyennant des organes corporels ; sinon les âmes
sensitives des bêtes seraient incorruptibles, capables qu’elles seraient
d’avoir des opérations par elles-mêmes. Ensuite parce que, supposé que les âmes
séparées sentent, elles ne pourraient cependant pas être affligées par les
réalités sensibles : car le sensible est la perfection de celui qui sent
en tant que tel, comme l’intelligible pour celui qui pense. Une chose sentie ou
pensée n’apporte donc pas de douleur ou de tristesse en tant que telle, mais en
tant qu’elle est nuisible ou qu’elle est appréhendée comme nuisible. Il est
donc nécessaire de trouver la façon dont le feu pourrait être nuisible à l’âme
séparée. Et ce ne peut être ce que certains disent : que, bien que ce feu
corporel ne puisse être nuisible à l’esprit, il peut cependant être appréhendé
comme nuisible, ce qui semble en accord avec ce que dit saint Grégoire au
quatrième livre des Dialogues :
« parce que le diable se voit brûler, il brûle ». En effet, il n’est
pas probable que les démons, qui ont une excellente pénétration d’esprit, ne
connaissent pas leur nature et celle du feu corporel bien mieux que nous, mais
croient faussement que le feu corporel peut leur nuire. C’est pourquoi il faut
dire que c’est vraiment, et pas seulement selon l’apparence, qu’ils sont
affligés par un feu corporel ; et c’est ce que dit saint Grégoire au
quatrième livre des Dialogues :
« De l’Évangile nous pouvons tirer que l’âme subit son incendie non
seulement en voyant, mais par une expérience. »
Et quelques-uns
en déterminent ainsi le mode : ils disent que le feu corporel, en tant
qu’instrument de la divine justice, peut agir sur l’âme, bien qu’il ne le
puisse pas selon sa nature. Il est en effet de nombreuses choses qui ne
suffisent pas à exercer un effet par leur propre nature, mais qui le peuvent en
tant qu’instruments d’un autre agent ; par exemple, le feu élémentaire ne
suffit à générer la chair que comme instrument de la puissance nutritive. Mais
cela ne semble pas suffisant : car l’instrument n’effectue cette action
qui dépasse sa nature propre, qu’en exerçant quelque action connaturelle, comme
on l’a dit dans une objection. Il est donc nécessaire de trouver une façon dont
l’âme subit en quelque sorte naturellement un feu corporel.
Et voici
comment cela peut être compris. Il arrive de deux façons que la substance
corporelle soit unie à un corps : d’abord comme forme, en tant qu’elle
vivifie le corps, ensuite comme le moteur est uni au mobile, ou comme
l’occupant d’un lieu est uni à celui-ci, par quelque opération ou par quelque
relation. Mais parce que la forme et ce dont elle est la forme ont un être
unique, l’union de la substance spirituelle à la corporelle à la façon d’une
forme est une union quant à l’être. Or l’être d’aucune réalité n’est soumis à
son pouvoir ; voilà pourquoi il n’est pas au pouvoir de la substance
spirituelle d’être unie au corps ou d’en être séparé à la façon d’une
forme : cela est réalisé par la loi de la nature ou par la vertu divine.
Mais parce que l’opération de la réalité est au pouvoir de celui qui opère
volontairement, il est au pouvoir de la nature spirituelle d’être unie au corps
à la façon d’un moteur ou de l’occupant d’un lieu, et d’en être séparé, suivant
l’ordre de la nature ; mais que la substance spirituelle unie de cette
façon à la corporelle soit retenue et empêchée par celle-ci, et lui soit
quasiment liée, est au-dessus de la nature. Ce feu corporel agissant comme
instrument de la divine justice fait donc quelque chose qui dépasse la force de
la nature, à savoir, retenir l’âme, ou la lier ; mais l’union elle-même selon
le mode susdit est naturelle.
Et ainsi, l’âme
subit un feu corporel de la troisième façon susmentionnée, comme tout ce qui
est empêché d’avoir son action propre ou autre chose qui lui revient, nous
disons qu’il « subit » ; et saint Augustin mentionne cette façon
de subir au vingt et unième livre de la Cité
de Dieu, en ces termes : « Pourquoi ne dirions-nous pas que les
esprits incorporels puissent être affligés de la peine d’un feu corporel, en
des modes réels, quoique merveilleux, si les esprits des hommes, incorporels
assurément eux aussi, ont pu à présent être enfermés dans des membres corporels
et pourront alors être rivés à leurs propres corps par des chaînes
indissolubles. […] Ils adhéreront donc, ces esprits incorporels des démons, à
des feux corporels pour en être torturés ; non que ces feux auxquels ils
adhéreront reçoivent un souffle de vie par cette jointure et en deviennent des
êtres animés […], mais dans cette étreinte d’un genre merveilleux et
inexprimable, ils recevront du feu leur châtiment sans donner la vie au
feu. » Saint Grégoire la mentionne au quatrième livre des Dialogues en disant : « Si la
Vérité dépeint le riche pécheur damné dans les flammes, quel sage pourrait nier
que les âmes des réprouvés soient prisonnières des flammes ? »
Réponse aux objections :
1° Il est
nécessaire que l’agent l’emporte sur le patient non pas dans l’absolu, mais en
tant qu’il est agent ; et ainsi le feu, en tant qu’il agit sur l’âme comme
l’instrument de la divine justice, l’emporte sur l’âme, mais non dans l’absolu.
2° Dans cette
passion et cette action, il y a quelque chose de naturel, comme on l’a dit.
3° Cette
objection s’appuie sur le second sens de « passion », celle qui est
par contrariété de formes ; et ce ne peut être ici le cas.
4° Sur ce point,
saint Augustin ne détermine rien expressément au douzième livre sur la Genèse au sens littéral ; mais il
parle sur le mode du doute, en enquêtant. C’est pourquoi il ne dit pas
absolument que ce qui affecte les âmes séparées « n’est pas chose corporelle
mais seulement semblable aux choses corporelles », mais il parle sous
condition, à savoir que si cette chose était telle, les âmes pourraient
cependant être affectées par elle soit de joie soit de tristesse. Et
semblablement, ce qu’il dit, à savoir que « l’âme n’est emportée en
quelque lieu corporel qu’avec une sorte de corps », il le dit avec
disjonction, ajoutant : « ou n’y est pas emportée selon un mouvement
local », c’est-à-dire par commensuration au lieu.
5° Dans la peine
de l’âme séparée, on doit considérer deux choses : l’affligeant premier et
l’affligeant prochain. L’affligeant premier est le feu corporel lui-même, qui
retient l’âme de la façon susdite ; mais cela n’apporterait pas de
tristesse à l’âme s’il n’était appréhendé par elle. Aussi l’affligeant prochain
est-il ce feu retenant appréhendé ; et ce feu n’est pas matériel mais
spirituel ; et la parole de saint Jean Damascène peut ainsi se vérifier.
Ou bien l’on peut dire qu’il le dit non matériel, en tant qu’il ne punit pas
l’âme en agissant matériellement, comme il punit les corps.
6° Ce feu est
appréhendé comme nuisible, en tant qu’il est retenant ou liant ; et ainsi,
sa vision peut être afflictive.
7° Entre le
spirituel et le corporel il n’y a certes pas de proportion, si l’on prend
« proportion » au sens propre, suivant une relation déterminée entre des
quantités dimensives ou des quantités virtuelles, comme deux corps sont
proportionnés entre eux en dimension et en vertu : en effet, la vertu de
la substance spirituelle n’est pas du même genre que la vertu corporelle.
Cependant, si l’on prend « proportion » au sens large d’une relation
quelconque, alors il y a une proportion entre le spirituel et le corporel,
grâce à laquelle le spirituel peut agir naturellement sur le corporel, quoique l’inverse
ne soit possible que par la force divine.
8° L’instrument a
une action instrumentale, en tant qu’il est mû par l’agent principal, et par ce
mouvement il a part en quelque sorte à la vertu de l’agent principal, mais non
en sorte que cette vertu soit dans l’instrument selon son être parfait, car le
mouvement est un acte imparfait. Or l’objection procède comme si une vertu
parfaite était requise dans l’instrument pour qu’il ait une action
instrumentale.
9°
L’âme
pécheresse est, dans l’absolu, plus noble par sa nature que n’importe quelle
vertu corporelle ; mais par la faute, elle est rendue moins noble que le
feu corporel, non pas dans l’absolu, mais en tant qu’il est l’instrument de la
divine justice.
10° Ce feu nuit à
l’âme, non en sorte qu’il lui enlève quelque forme absolument inhérente, mais
en tant qu’il empêche l’action de sa substance, comme on l’a dit, en la
retenant.
11° Pour les
enfants, à cause d’un manque de grâce, il y a seulement l’absence de la vision
de Dieu, sans rien de contraire qui l’empêche activement ; mais les damnés
en enfer sont non seulement privés de la vision de Dieu à cause du manque de
grâce, mais encore en sont empêchés comme par son contraire, étant accaparés
par des peines corporelles.
12° L’âme ne subit
pas le feu comme si elle était altérée par lui, mais de la façon qu’on a déjà
dite.
13° Le volontaire
entre dans la notion de justice, et non dans la notion de peine, mais plutôt
s’oppose à celle-ci ; voilà pourquoi les instruments de la divine
miséricorde, qui sont faits pour justifier, n’agissent pas dans l’âme qui
résiste, tandis que les instruments de la divine justice, qui sont faits pour
punir, agissent dans l’âme qui résiste.
14° Cette
objection vaut pour la passion proprement dite, qui consiste en un mouvement,
et dont nous ne parlons pas maintenant.
15° Il est
nécessaire, pour qu’il y ait passion à proprement parler, qu’une chose ait une
nature soumise à la contrariété, comme on l’a dit ; et pour qu’il y ait
passion mutuelle, il est nécessaire qu’il y ait une matière commune. Cependant,
une chose peut subir une autre chose avec laquelle elle n’a pas de matière
commune, comme les corps inférieurs subissent le soleil ; et une chose
peut subir en quelque façon sans avoir aucunement de matière, ainsi qu’il ressort
de ce qu’on a déjà dit.
Réponse aux objections en sens contraire :
Parce que les
objections qui sont en sens contraire ont quelque vérité dans la conclusion
mais non dans le raisonnement, il faut y répondre par ordre.
1° Saint Augustin
montre que cette preuve est invalide, au vingt et unième livre de la Cité de Dieu : « Je dirais à
la vérité que ces esprits, dénués de tout corps, brûleront de la manière dont
brûlait aux enfers ce riche quand il disait : “Je suis torturé dans cette
flamme” ; si je ne remarquais qu’on pourrait répliquer à juste titre que
cette flamme était de même nature que les yeux qu’il leva et qui lui firent
voir Lazare, de même que sa langue pour laquelle il désira qu’on lui versât un
peu de liquide, telle enfin que le doigt de Lazare auquel il demanda de lui
rendre ce service : là, cependant, les âmes étaient sans corps. Ainsi donc
peut-on comprendre aussi comme incorporelle cette flamme qui le brûle. »
Et ainsi, on voit clairement que cette citation n’est pas efficace pour prouver
ce que l’on se proposait, à moins d’ajouter autre chose.
2° Le feu de
l’enfer brûle les substances incorporelles corporellement du côté de l’agent,
et non du côté du patient ; mais de cette façon-ci, il brûlera
corporellement les corps des damnés.
3° La parole de
Cassiodore ne semble pas être vraie, si l’on parle des sens extérieurs ;
cependant, pour qu’elle se vérifie, il est nécessaire de la comprendre des sens
intérieurs spirituels.
4° À cette
citation de l’Évangile on pourrait répondre que c’est un feu spirituel, si ce
n’est que les corps des damnés ne pourraient pas être punis par lui ; cet
argument prouve donc suffisamment ce que l’on se proposait.
5° Et de même
l’argument suivant, qui procède par comparaison.
6° L’âme damnée,
en tant qu’elle est une certaine nature, est meilleure que le non-étant ;
mais dans la mesure où elle est soumise au malheur et à la faute, on comprend
la parole du Seigneur disant « il vaudrait mieux pour lui n’être pas
né ».
Objections :
Il semble
qu’elle ne subisse pas par accident.
1° Comme il est
dit au livre sur l’Esprit et l’Âme,
« à cause de l’amitié entre le corps et l’âme, l’âme unie au corps ne peut
pas être libre, et ne peut pas mourir ; elle peut cependant craindre la
mort ». Or craindre, c’est en quelque sorte subir. L’âme unie au corps
subit donc en elle-même, car c’est en elle-même qu’il lui revient de ne pouvoir
mourir.
2° Tout ce qui
donne à une perfection à une autre chose, l’emporte sur elle. Or le corps donne
une perfection à l’âme, car l’âme est unie au corps pour y être perfectionnée.
Le corps l’emporte donc sur l’âme ; et ainsi, l’âme peut subir par
elle-même le corps auquel elle est unie.
3° L’âme se meut
selon le lieu par accident, car c’est par accident qu’elle est dans le lieu où
le corps est par soi ; mais la forme ou la qualité qui est dans le corps
par elle-même, ne semble pas être dans l’âme par accident. Puis donc que la
passion dépend de la forme ou de la qualité — car elle dépend du mouvement
d’altération —, il semble que l’âme dans le corps ne puisse subir par accident.
4° Le mouvement
par accident s’oppose au mouvement quant à la partie, comme on le voit
clairement au cinquième livre de la Physique.
Or l’âme est une partie du composé, qui se meut par soi, comme il ressort du
premier livre sur l’Âme. On ne doit
donc pas dire qu’elle se meut par accident mais comme une partie, au mouvement
du tout.
5° Ce qui est par
soi est antérieur à ce qui est par accident. Or, dans les passions de l’âme, ce
qui est du côté de l’âme est antérieur à ce qui est du côté du corps ; car
c’est par l’appréhension et l’appétit de l’âme que le corps est transmué, comme
on le voit clairement dans le cas de la colère, de la crainte et des autres
passions semblables. On ne doit donc pas dire que dans ces passions l’âme subit
par accident et le corps par soi.
6° Pour chaque
chose, ce qui en elle est formel est principal par rapport à ce qui en elle est
matériel. Or, dans les passions de l’âme, ce qui est du côté de l’âme est
formel, tandis que ce qui est du côté du corps est matériel ; voici en
effet la définition formelle de la colère : « la colère est le désir
de vengeance », et en voici la définition matérielle : « la
colère est l’ébullition du sang autour du cœur ». En de telles passions,
ce qui est du côté de l’âme est donc principal par rapport à ce qui est du côté
du corps ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
7° La joie, la
tristesse et les autres passions de l’âme ne sont pas dans l’âme sans le corps,
et de même pour l’acte de sentir. Or on ne dit pas que l’âme sent par accident.
On ne doit donc pas dire non plus que l’âme subit par accident.
En sens contraire :
1° La passion est
un certain mouvement selon l’altération, comme on l’a dit, en prenant
« passion » au sens propre. Or l’âme n’est altérée que par accident.
Elle ne subit donc que par accident.
2° Les puissances
de l’âme ne sont pas plus parfaites que la substance même de l’âme. Or, suivant
le Philosophe au premier livre sur l’Âme,
les puissances ne vieillissent pas par elles-mêmes mais par le défaut du corps.
L’âme ne subit donc pas non plus par elle-même mais seulement par accident.
3° Tout ce qui se
meut par soi, est divisible, comme cela est prouvé au huitième livre de la Physique. Or l’âme est indivisible. Elle
ne se meut donc pas par elle-même ; et ainsi, elle ne subit pas non plus
par elle-même.
Réponse :
Si nous prenons
la passion au sens propre, il est impossible à un être incorporel de subir
[litt. pâtir], comme on l’a déjà dit. Donc, ce qui subit par soi une
passion propre, c’est le corps. Si donc la passion proprement dite appartient à
l’âme en quelque façon, ce n’est que dans la mesure où l’âme est unie au corps,
et ainsi, elle appartient à l’âme par accident. Or celle-ci est unie au corps
de deux façons : d’abord comme forme, en tant qu’elle donne l’être au
corps en le vivifiant ; ensuite comme moteur, en tant qu’elle exerce ses
opérations par le corps. Et des deux façons l’âme subit par accident, mais
diversement. Car ce qui est composé de matière et de forme, agit en raison de
la forme, et de même il subit en raison de la matière ; voilà pourquoi la
passion commence par la matière, et d’une certaine façon, par accident,
concerne la forme ; mais la passion du patient découle de l’agent, étant
donné que la passion est l’effet de l’action.
De deux façons
la passion du corps est donc attribuée à l’âme par accident. D’abord, de telle
sorte que la passion commence au corps et a pour terme l’âme, en tant qu’elle
est unie au corps comme sa forme ; et cette passion-ci est une certaine
passion corporelle ; comme lorsque le corps est blessé, l’union du corps
et de l’âme est affaiblie, et ainsi, l’âme elle-même subit par accident, elle
qui est unie au corps par son être. Ensuite, de telle sorte que la passion
commence à l’âme en tant qu’elle est le moteur du corps, et a pour terme le
corps ; et cette passion-là est appelée passion animale ; comme on le
voit clairement dans le cas de la colère, de la crainte et des autres passions
semblables, car celles-ci s’accomplissent par l’appréhension et l’appétit de
l’âme, qui sont suivis d’une transmutation du corps ; de même que la
transmutation du mobile s’ensuit de l’opération du moteur selon tout mode
disposant le mobile à obéir à la motion du moteur. Et dans ce cas, le corps
étant transmué par quelque altération, on dit que l’âme elle-même subit par
accident.
Réponse aux objections :
1° L’âme ne
craint pas la mort, c’est-à-dire qu’elle ne craint pas de mourir
elle-même ; mais elle craint la mort du composé par séparation d’elle-même
et du corps. Et si elle craint sa mort à elle, c’est seulement dans la mesure
où elle se demande si, à la corruption du corps, l’âme ne se corromprait pas
par accident. Donc, ni la mort ne peut convenir à l’âme par soi, ni la passion
de crainte ne lui convient sans l’union au corps.
2° Bien que l’âme
soit perfectionnée dans le corps, cependant elle n’est pas perfectionnée par le
corps, comme le prouve saint Augustin au douzième livre sur la Genèse au sens littéral ; mais elle
est perfectionnée par Dieu, ou se perfectionne elle-même avec l’aide du corps
qui lui est soumis ; comme l’intellect possible est perfectionné par la
vertu de l’intellect agent, avec l’aide des phantasmes qui, grâce à celui-ci,
deviennent actuellement intelligibles.
3° Bien que la
qualité du corps ne convienne aucunement à l’âme, cependant l’être du composé
est commun à l’âme et au corps, et semblablement l’opération du composé ;
c’est pourquoi la passion du corps rejaillit sur l’âme par accident.
4° Une passion
n’advient au composé de corps et d’âme qu’en raison du corps ; aussi la
passion n’advient-elle à l’âme que par accident. Or l’argument procède comme si
la passion convenait au tout en raison du tout, et non en raison de l’une des
parties.
5° La colère — et
de même n’importe quelle passion de l’âme — peut être considérée de deux
façons : d’abord suivant la notion propre de colère, et dans ce cas elle
est dans l’âme avant d’être dans le corps ; ensuite en tant que passion,
et dans ce cas elle est d’abord dans le corps, car c’est là qu’elle reçoit en
premier la notion de passion. Voilà pourquoi nous ne disons pas que l’âme se
met en colère par accident, mais nous disons qu’elle subit par accident.
6° On voit dès
lors clairement la solution au sixième argument.
7° On ne dit pas
« l’âme se réjouit par accident », ni « l’âme sent par
accident », pour la même raison, quoique l’on dise que l’âme subit par
accident.
Objections :
Il semble que
non.
1° Le Christ
souffrait en toute son âme, comme le montre clairement le
Psaume 87, 4 : « mon âme est remplie de maux »,
ce que la Glose comprend de ses
souffrances. Or la totalité de l’âme, cela se réfère aux puissances. En
n’importe quelle puissance de l’âme il peut donc y avoir passion, et ainsi, pas
seulement dans l’appétitive sensitive.
2° Tout mouvement
ou opération convenant à l’âme en elle-même, en plus du corps, appartient à la
partie intellective, non à la sensitive. Or, comme dit saint Augustin au
quatorzième livre de la Cité de Dieu,
« ce n’est pas sous la seule influence de la chair que l’âme éprouve le
désir, la crainte, le plaisir, le chagrin ; c’est aussi par elle-même
qu’elle peut être agitée de ces mouvements ». De telles passions ne sont
donc pas seulement dans la partie appétitive sensitive.
3° La volonté
appartient à la partie intellective, comme il est dit au troisième livre sur l’Âme. Or, comme dit saint Augustin au
quatorzième livre de la Cité de Dieu,
« la volonté est en tous ces mouvements » — que sont la crainte, la joie,
etc. — « ou plutôt tous ces mouvements ne sont rien d’autre que des
volontés. Qu’est le désir ou la joie, en effet, sinon la volonté qui consent à
ce que nous voulons ? Qu’est la crainte ou la tristesse, sinon la volonté
qui nous détourne de ce que nous refusons ? » De telles passions sont
donc dans la partie intellective.
4° Agir et subir
n’appartiennent pas à la même puissance. Or le sens semble être une puissance
active : on dit en effet que le basilic tue par son regard, et la femme en
période de menstruation infecte un miroir en y portant les yeux, comme on le
voit clairement au livre sur le Sommeil
et la Veille. La passion de l’âme n’est donc pas située dans la partie
sensitive.
5° La puissance
active est plus noble que la puissance passive. Or les puissances végétatives
sont actives, et moins nobles que les puissances sensitives. Les sensitives
sont donc actives ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que
ci-dessus.
6° Les puissances
rationnelles ont des objets opposés, suivant le Philosophe. Or la tristesse
s’oppose à la délectation. Puis donc que la délectation réside proprement dans
la partie intellective, comme on le voit clairement aux septième et dixième
livres de l’Éthique, il semble que la
tristesse y soit ; et ainsi, les passions peuvent être dans la partie
intellective.
7° [Le répondant] disait que la parole du Philosophe s’entend des actes opposés. En sens contraire : la science et l’ignorance, qui sont opposées, sont dans la partie intellective, et ne sont cependant pas des actes. La parole du Philosophe ne doit donc pas seulement se comprendre des actes.
8° Selon le
Philosophe au deuxième livre de la Physique,
le même est cause de choses contraires par son absence et sa présence, comme le
pilote est la cause du salut ou de la submersion du navire. Or l’intelligible
présent cause une délectation dans la partie intellective. L’intelligible
absent cause donc une tristesse en celle-ci ; et nous retrouvons ainsi la
même conclusion que ci-dessus.
9° Saint
Jean Damascène dit au deuxième livre que « la douleur n’est pas la
passion ; ce n’en est que le sentiment ». La douleur est donc dans la
puissance sensitive, et non dans l’appétitive ; et il en va de même, pour
la même raison, de la délectation et des autres choses appelées « passions
de l’âme ».
10° Selon saint
Jean Damascène au deuxième livre, ainsi que le Philosophe au deuxième livre de
l’Éthique, la passion est ce qui est
suivi par la joie et la tristesse. Les passions de l’âme précèdent donc la joie
et la tristesse. Or la joie et la tristesse sont dans la partie appétitive. Les
passions de l’âme sont donc dans la partie qui précède l’appétitive ;
elles sont donc dans l’appréhensive, qui précède l’appétitive.
11° De même que
dans les opérations de la partie appétitive sensitive le corps est transmué, de
même aussi dans les opérations de la sensitive appréhensive. La passion n’est
donc pas seulement dans l’appétitive, mais aussi dans l’appréhensive.
12° La passion, à
proprement parler, s’effectue par le rejet d’une chose et la réception de son
contraire. Or cela se produit dans la partie intellective : car la faute
est rejetée et la grâce est reçue, l’habitus de luxure est rejeté et l’habitus
de chasteté est introduit. Il y a donc proprement passion dans la partie
supérieure de l’âme.
13° Le mouvement
de l’appétitive sensitive suit l’appréhension du sens. Or parfois, telles
passions de l’âme sont éveillées en nous par des objets qui ne peuvent être
appréhendés par le sens : par exemple, la vergogne d’un acte honteux, la
crainte de voler. De telles choses ne peuvent donc être dans la partie
appétitive sensitive ; et par conséquent, il reste qu’elles sont dans la
partie appétitive rationnelle, c’est-à-dire dans la volonté.
14° L’espoir
est mis au nombre des passions de l’âme. Or l’espoir est dans la partie
intellective de l’âme : en effet, les saints Pères qui étaient dans les
limbes avaient un espoir, et pourtant le mouvement de la partie sensitive ne
demeure pas dans l’âme séparée. Les passions sont donc dans la partie
intellective de l’âme.
15° L’image est
dans la partie intellective. Or, par les puissances qui entrent dans l’image,
l’âme subit, car celles-ci, qui sont maintenant perfectionnées par la grâce,
seront perfectionnées dans l’état de gloire par la gloire de la fruition. La
passion n’est donc pas seulement dans la partie appétitive sensitive de l’âme.
16° Selon saint
Jean Damascène, la passion est un mouvement d’une chose à l’autre. Or
l’intelligence est mue d’une chose à l’autre, lorsqu’elle passe des principes
aux conclusions. Il y a donc passion dans l’intelligence ; et nous
retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
17° Le Philosophe
dit au troisième livre sur l’Âme que
penser, c’est en quelque sorte subir. Or c’est dans l’intelligence que l’on
pense. Il y a donc une passion dans l’intelligence.
18° Denys dit de
Hiérothée, au deuxième chapitre des Noms
divins : « Il a appris les choses divines en les
subissant. » Or il ne pouvait subir les choses divines dans la partie
sensitive, qui n’est pas capable des choses divines. La passion n’est donc pas
seulement dans la partie sensitive ; et ainsi, elle n’est pas seulement
dans l’appétit sensitif.
19° [Dans
certaines éditions seulement.] À ce qui est dans l’âme par accident, aucune
puissance déterminée de l’âme ne doit être ordonnée ; en effet, ni une
science ni une puissance déterminée ne porte sur des choses qui sont par
accident. Or l’âme ne subit que par accident ; la passion n’est donc pas
en quelque puissance déterminée de l’âme, et ainsi, elle n’est pas seulement
dans l’appétit sensitif.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascène dit au deuxième livre : « La passion est le mouvement de la
puissance appétitive à la représentation du bien ou du mal » ; et
aussi : « La passion est le mouvement irraisonné de l’âme percevant
le bien ou le mal. » La passion est donc seulement dans la partie
appétitive irrationnelle.
2° La passion, à
proprement parler, dépend d’un mouvement d’altération, comme on l’a dit. Or
l’altération n’est que dans la partie sensitive de l’âme, comme il est prouvé
au septième livre de la Physique. La
passion n’est donc que dans la partie sensitive.
Réponse :
La passion, à
proprement parler, n’est que dans l’appétitive sensitive, comme il ressort des
deux définitions de la passion que donnent saint Jean Damascène et saint
Grégoire de Nysse ; et en voici la preuve. La passion se dit de trois
façons, comme on l’a dit.
D’abord
communément, au sens où toute réception est une passion ; et ainsi, la
passion est en n’importe quelle partie de l’âme, et pas seulement dans
l’appétitive sensitive ; en effet, prenant la passion en ce sens, le
Commentateur dit au livre sur l’Âme
que les puissances de l’âme végétative sont toutes actives, que les puissances
de l’âme sensitive sont toutes passives, et que celles de l’âme rationnelle
sont en partie actives à cause de l’intellect agent, et en partie passives à
cause de l’intellect possible. Or, bien que ce mode de passion convienne aux
puissances appréhensives et appétitives, il convient cependant davantage aux
appétitives ; en effet, l’opération de l’appréhensive porte sur la réalité
appréhendée comme elle existe en celui qui appréhende, tandis que l’opération
de l’appétitive porte sur la réalité comme elle existe en elle-même ; ce
qui est reçu dans l’appétitive a donc plus la nature de la réalité appétible
que ce qui est reçu dans l’appréhensive n’a de propre à la réalité
appréhendée ; c’est pourquoi le vrai, qui perfectionne l’intelligence, est
dans l’esprit, tandis que le bien, qui perfectionne l’appétitive, est dans les
réalités, comme il est dit au sixième livre de la Métaphysique.
Ensuite, on
appelle « passion » au sens propre, celle qui consiste dans le rejet
d’un contraire et la réception de l’autre par voie de transmutation ; et
ce mode de passion ne peut convenir à l’âme qu’en raison du corps ; et ce,
de deux façons. D’abord en tant qu’elle est unie au corps comme sa forme ;
et dans ce cas, elle compatit au corps qui subit une passion corporelle.
Ensuite, en tant qu’elle lui est unie comme moteur ; et dans ce cas se
produit par l’opération de l’âme une transmutation dans le corps, passion qui
est appelée animale, comme on l’a dit. La susdite passion corporelle atteint
donc les puissances dans la mesure où elles sont enracinées dans l’essence de
l’âme, étant donné que l’âme est forme du corps par son essence, et ainsi,
cette passion regarde en premier lieu l’essence de l’âme ; elle peut
cependant être attribuée à une puissance, de trois façons.
Premièrement,
en tant que celle-ci est enracinée dans l’essence de l’âme ; et ainsi,
puisque toutes les puissances sont enracinées dans l’essence de l’âme, la
passion en question appartient à toutes les puissances.
Deuxièmement,
en tant que les actes des puissances sont empêchés par une blessure du
corps ; et ainsi, la passion susmentionnée appartient à toutes les
puissances qui utilisent des organes corporels — car les actes de toutes
celles-ci sont empêchés par une blessure des organes —, mais indirectement. Et
de cette façon, elle appartient aussi aux puissances n’utilisant pas d’organes
corporels, c’est-à-dire les intellectives, en tant qu’elles reçoivent de
puissances usant d’organes ; ainsi se produit-il qu’après une blessure de
l’organe de la puissance imaginative l’opération de l’intelligence est
empêchée, parce que l’intelligence a besoin de phantasmes dans son opération.
Troisièmement,
cette passion appartient à quelque puissance en tant qu’elle
l’appréhende ; et dans ce cas, elle appartient proprement au sens du
toucher ; car le toucher est le sens des choses dont est composé l’animal,
et semblablement, des choses par lesquelles l’animal est corrompu. Mais puisque
au cours de la passion animale le corps est transmué par l’opération de l’âme,
la passion animale doit être dans la puissance qui est adjointe à un organe
corporel et à laquelle il appartient de transmuer le corps. Voilà pourquoi une
telle passion n’est pas dans la partie intellective, qui n’est l’acte d’aucun
organe corporel ; ni non plus dans l’appréhensive sensitive, car un
mouvement ne s’ensuit de l’appréhension du sens que moyennant l’appétitive, qui
est le moteur immédiat. L’organe corporel, c’est-à-dire le cœur, où réside le
principe du mouvement, est donc aussitôt disposé selon le mode d’opération de
cette passion, en une disposition telle qu’elle convienne à l’exécution de ce
vers quoi l’appétit sensitif est incliné. C’est pourquoi il entre en
effervescence dans la colère, et dans la crainte se refroidit et se resserre
d’une certaine façon. Et ainsi, la passion animale se rencontre proprement dans
la seule appétitive sensitive. Il est en effet établi que les puissances de
l’âme végétative, bien qu’elles utilisent un organe, ne sont pas passives mais actives.
Et la passion convient plus proprement à la puissance appétitive qu’à
l’appréhensive, comme on l’a dit au début ; et c’est une raison pour
laquelle l’appétitive sensitive est plus proprement le sujet de la passion que
la sensitive appréhensive ; comme aussi l’affective supérieure elle-même
s’approche plus de la notion propre de passion que l’intellective.
Enfin, la
passion se disait métaphoriquement, en tant qu’une chose est en quelque sorte
empêchée d’avoir ce qui lui convient. De cette façon, les puissances de l’âme
subissent pour autant qu’elles sont empêchées d’exercer leurs actes propres. Et
cela se produit en quelque façon dans toutes les puissances de l’âme, comme on
l’a dit.
Mais
maintenant, nous parlons de la passion animale proprement dite, qui, comme on
l’a montré, se trouve dans la seule appétitive sensitive.
Réponse aux objections :
1° Toute l’âme du
Christ subissait une passion corporelle ; et ainsi, cette passion
appartenait à toutes les puissances, au moins dans la mesure où elles sont
enracinées dans l’essence de l’âme ; mais non en sorte qu’une passion
animale ait été en n’importe quelle puissance de l’âme comme dans son sujet
propre.
2° Saint Augustin
parle contre certains platoniciens qui disaient que le principe de toutes ces passions
était dans la chair. Or saint Augustin montre que si la chair n’était
aucunement corrompue, le principe de toutes ces passions pourrait être dans
l’âme. Voilà pourquoi il ne dit pas que de telles passions s’accomplissent sans
la chair, mais que ce n’est pas seulement à cause de la chair que l’âme est
affectée de ces passions.
3° Ou bien saint
Augustin prend le nom de volonté au sens large pour désigner n’importe quel
appétit, ou bien il prend la crainte, la joie et les autres passions de ce
genre pour désigner les actes de volonté semblables aux passions qui sont dans
l’appétit sensitif. En effet, comme on l’a dit dans la question sur la
sensualité, il y a aussi dans la volonté elle-même, d’une certaine façon, la
joie, la tristesse et les autres passions de ce genre ; mais non en sorte
qu’elles soient des passions à proprement parler. Ou bien l’on peut répondre
que saint Augustin appelle ces passions « volontés », en tant que
l’homme est amené à ces passions par un acte de la volonté, puisque l’appétit
inférieur suit l’inclination de l’appétit supérieur, comme on l’a dit dans la
question sur la sensualité. C’est pourquoi saint Augustin ajoute lui-même
ensuite : « Comme la volonté de l’homme est attirée ou rebutée, ainsi
elle se change et se transforme en ces différentes affections. »
4° Le sens n’est
pas une puissance active, mais passive. En effet, on n’appelle pas
« active » la puissance ayant un acte qui est une opération, car
alors toute puissance de l’âme serait active ; mais on appelle
« active » une puissance qui se rapporte à son objet comme l’agent au
patient. Or le sens se rapporte au sensible comme le patient à l’agent, étant
donné que le sensible transmue le sens. Que si le sensible est parfois transmué
par le sens, c’est par accident, en tant que l’organe du sens a lui-même une
qualité qui le rend naturellement apte à changer quelque corps. Cette infection
que la femme en période de menstruation communique au miroir, ou celle qui
permet au basilic de tuer un homme en le regardant, n’apportent donc rien à la
vision ; mais la vision est accomplie en ce que l’espèce visible est reçue
dans la vue, ce qui est en quelque sorte subir. Ainsi, le sens est une
puissance passive. De plus, supposé que le sens fasse activement quelque chose,
il ne s’ensuivrait pas que nulle passion ne puisse exister dans le sens ;
rien n’empêche en effet que le même soit actif et passif relativement à des
choses différentes. Supposé, en outre, que le sens, dont le nom désigne une
puissance appréhensive, ne soit capable d’aucune passion, il ne serait pas pour
cela exclu qu’une passion puisse exister dans l’appétitive sensitive.
5° Bien que
l’actif soit, dans l’absolu, plus noble que le passif relativement au même,
rien n’empêche cependant un passif d’être plus noble qu’un actif, dans la
mesure où le passif subit une passion plus noble que l’action par laquelle
l’actif agit, comme par exemple la passion à laquelle l’intellect possible doit
son nom de puissance passive. Et le sens aussi, en recevant quelque chose
immatériellement, est plus noble que l’action par laquelle la puissance
végétative agit matériellement, c’est-à-dire au moyen des qualités
élémentaires.
6° La délectation
qui est dans la partie intellective par union à l’intelligible convenable n’a
pas de contraire, car il faudrait que l’intelligible convenable ait un
contraire qui soit la cause du contraire [de la délectation]. Or cela est
impossible, étant donné que rien n’est contraire à l’espèce intelligible ;
en effet, les espèces des contraires ne sont pas contraires dans l’âme, comme
il est dit au septième livre de la Métaphysique ;
c’est pourquoi l’homme éprouve une délectation non seulement par la pensée de
bonnes choses, mais aussi par la pensée de mauvaises choses, en tant qu’il
pense. Car la pensée de mauvaises choses est elle-même un bien pour
l’intelligence ; et ainsi, la délectation intellectuelle n’a pas de
contraire. Cependant, on dit que la tristesse ou la douleur existe dans la
partie intellective de l’âme, pour parler communément, en tant que l’intelligence
pense quelque chose de nuisible à l’homme, et auquel la volonté s’oppose. Mais
parce que cette chose nuisible n’est pas nuisible à l’intelligence en tant
qu’elle est pensante, cette tristesse ou cette douleur ne s’oppose pas à la
délectation de l’intelligence, qui dépend de ce qui est convenable à
l’intelligence en tant qu’elle pense.
7° La
puissance rationnelle a des objets contraires d’une certaine façon qui lui est
propre, et d’une autre façon qui est commune à elle et à toutes les autres
[puissances]. En effet, que la puissance rationnelle soit le sujet d’accidents
contraires, cela lui est commun avec les autres [puissances], car tous les
contraires ont le même sujet ; mais qu’elle ait des actions contraires,
cela lui est propre, car les puissances naturelles sont déterminées à une seule
chose. Et c’est pourquoi le Philosophe dit que les puissances rationnelles ont
des objets opposés.
8° L’absence du
pilote n’est la cause de la submersion du navire que par accident, c’est-à-dire
en tant qu’elle ôte la providence du pilote, par laquelle la submersion du
navire était empêchée ; et semblablement, l’enlèvement ou l’absence de
l’intelligible n’est pas la cause de la tristesse, mais de la non-délectation.
Car les effets sont à proportion des causes : c’est pourquoi penser et ne
pas penser, qui s’opposent contradictoirement, sont la cause de la délectation
et de la non-délectation, qui sont aussi contradictoires, mais non de la
délectation et de l’abattement, qui sont contraires. Et si l’on prend ce qui
est contraire à la pensée de la vérité, c’est-à-dire l’erreur, celle-ci ne peut
être cause de tristesse : car ou bien l’erreur est estimée comme vérité,
et dans ce cas l’erreur délecte comme le fait la vérité ; ou bien elle est
connue comme erreur, ce qui n’est possible qu’en connaissant la vérité, et dans
ce cas, l’erreur cause de nouveau une délectation lorsqu’on la pense.
9° La
tristesse et la douleur diffèrent de la façon suivante : la tristesse est
une certaine passion animale, c’est-à-dire qu’elle commence dans l’appréhension
du nuisible, et a pour terme l’opération de l’appétit et, au-delà, la
transmutation du corps ; tandis que la douleur dépend de la passion
corporelle. C’est pourquoi saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu que « “douleur”
s’emploie ordinairement à propos du corps » ; voilà pourquoi la
douleur commence par la blessure du corps et a pour terme l’appréhension du
sens du toucher, et c’est pourquoi elle est dans le sens du toucher comme en ce
qui l’appréhende, comme on l’a dit.
10° Que la joie et
la tristesse s’ensuivent de la passion, c’est ce que disent à la fois saint
Jean Damascène et le Philosophe, mais en des sens différents. En effet, saint
Jean Damascène et saint Grégoire de Nysse, en des termes identiques, parlent de
la passion corporelle, dont l’appréhension cause la joie ou la tristesse, et
dont l’expérience par le sens cause la douleur. Mais le Philosophe au deuxième
livre de l’Éthique parle sans aucun
doute des passions animales, voulant que toutes les passions de l’âme soient
suivies par la joie et la tristesse. Et la raison en est, qu’entre toutes les
passions de la puissance concupiscible, la joie et la tristesse, qui sont
causées par l’obtention de l’objet convenant ou nuisible, tiennent la dernière place ;
or toutes les passions de l’irascible ont pour terme les passions du
concupiscible, comme on l’a dit dans la question sur la sensualité. Il reste
donc que toutes les passions de l’âme ont pour terme la joie et la tristesse.
Mais il ne s’ensuit selon aucun des deux points de vue que les passions soient
dans l’appréhensive, car la passion corporelle est dans la nature même du
corps, et les autres passions animales sont dans la même partie appétitive que
la joie et la tristesse, mais quant aux premiers de ses actes. Et s’il n’y
avait pas d’ordre dans les actes de l’appétitive, il suivrait des paroles du
Philosophe que les passions animales ne seraient pas dans l’appétitive, où sont
la joie et la tristesse, mais dans l’appréhensive.
11° Ni le sens ni
une autre puissance appréhensive ne meut immédiatement, mais seulement au moyen
de l’appétitive ; voilà pourquoi le corps, lors de l’opération de la
puissance sensitive appréhensive, n’est changé quant à ses dispositions
matérielles que s’il survient un mouvement de l’appétitive, aussitôt suivi par
la transmutation du corps qui se dispose à obéir. Donc, bien que la puissance
appréhensive sensitive soit changée en même temps que l’organe corporel, il n’y
a cependant pas là de passion à proprement parler : car dans l’opération
du sens, l’organe corporel n’est pas transmué, à proprement parler, si ce n’est
par un changement spirituel, en tant que les espèces des sensibles sont reçues
sans matière dans les organes des sens, comme il est dit au deuxième livre sur
l’Âme.
12° Bien que, dans
la partie intellective, une chose soit rejetée et une autre reçue, cela ne se
fait cependant pas par voie de transmutation — la réception et le rejet se
feraient alors d’une manière continue —, mais par un simple influx des habitus infus :
car en un instant la grâce est infusée, par laquelle la faute est subitement
chassée. Quant à l’altération qui va du vice à la vertu, ou de l’ignorance à la
science, elle atteint la partie intellective par accident, alors que dans la
partie sensitive la transmutation est par soi, comme on le voit clairement au
septième livre de l’Éthique. Car, de
ce qu’il se produit une transmutation dans la partie sensitive, quelque
perfection rejaillit soudain dans la partie intellective, de telle sorte que ce
qui se fait dans la partie intellective est le terme de la transmutation
existant dans la partie sensitive : comme l’illumination est le terme d’un
mouvement local, et comme la génération est simplement le terme d’une
altération. Et il faut comprendre cela des habitus acquis.
13° De
l’appréhension d’une chose par l’intelligence peut suivre une passion dans
l’appétit inférieur, de deux façons. D’abord en tant que ce qui est pensé de
façon universelle par l’intelligence est formé de façon particulière dans l’imagination,
et ainsi l’appétit inférieur est mû : comme lorsque l’intelligence du
croyant admet intelligiblement les peines futures, et forme leurs phantasmes en
imaginant le feu qui brûle, le ver qui ronge et autres choses semblables, d’où
suit la passion de crainte dans l’appétit sensitif. Ensuite en tant que, par
suite de l’appréhension de l’intelligence, est mû l’appétit supérieur, dont un
certain rejaillissement ou un certain commandement remue l’appétit inférieur.
14° L’espoir
qui demeure dans l’âme séparée n’est pas une passion, mais il est soit un
habitus, soit un acte de volonté, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit.
15° De la
béatification ou du perfectionnement de l’image, on peut seulement déduire
qu’il y a une passion dans la partie intellective, au sens où toute réception
est appellée passion.
16° On dit que la
passion est le mouvement d’un état reçu à un autre état reçu, mais non d’un
objet opéré à un autre objet opéré ; or c’est ainsi qu’il y a dans
l’intelligence un mouvement d’une chose à l’autre.
17° On dit que
penser, c’est subir, en prenant ce terme communément, en tant que toute
réception est une passion.
18° Cette passion
dont parle Denys n’est rien d’autre que l’affection pour les choses divines,
qui est plutôt une passion qu’une simple appréhension, ainsi qu’il ressort de
ce qu’on a déjà dit. En effet, de l’affection même pour les choses divines
provient leur manifestation, suivant ce passage de Jn 14, 21 :
« Celui qui m’aime sera aimé de mon Père, et je l’aimerai aussi, et je me
manifesterai moi-même à lui. »
Objections :
Il semble
qu’elles ne se prennent pas du bien et du mal.
1° L’audace est
opposée à la crainte. Or l’une et l’autre passion est relative au mal, car ce
que la crainte fuit, l’audace l’entreprend. La contrariété des passions de
l’âme ne dépend donc pas du bien et du mal.
2° L’espoir est
opposé au désespoir. Or l’un et l’autre sont relatifs au bien, que l’espoir
attend d’obtenir, tandis que le désespoir croit ne pas l’obtenir. La
contrariété des passions de l’âme ne dépend donc pas du bien et du mal.
3° Saint Jean
Damascène, au deuxième livre, ainsi que saint Grégoire de Nysse, distinguent
les passions de l’âme suivant le présent et le futur, et suivant le bien et le
mal : ainsi, l’espoir et le désir portent sur le bien futur, la volupté et
la délectation, ou la joie, sur le bien présent, la crainte sur le mal futur,
la tristesse sur le mal présent. Or le présent et le futur se rapportent au
bien et au mal par accident. La différence des passions de l’âme ne se prend
donc pas par soi du bien et du mal.
4° Saint
Augustin, au quatorzième livre de la Cité
de Dieu, distingue ainsi entre la tristesse et la douleur : la
tristesse appartient à l’âme, la douleur au corps ; or cela ne concerne
pas les notions de bien et de mal. Nous retrouvons donc la même conclusion que
ci-dessus.
5° L’exultation,
la joie, l’allégresse, la délectation, l’enjouement et l’hilarité ont une certaine
différence, sinon deux d’entre eux seraient inutilement réunis, comme cela
apparaît en Is. 35, 10 : « la joie et l’allégresse les
envahiront ». Puis donc que toutes ces choses se disent relativement au
bien, il semble que le bien et le mal ne diversifient pas les passions de
l’âme.
6° Saint Jean
Damascène distingue au deuxième livre quatre espèces de tristesse, qui
sont : l’abattement, le chagrin, l’envie et la pitié, auxquels s’ajoute la
pénitence ; et toutes ces choses se disent relativement au mal. Nous
retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.
7° Il distingue
lui-même six espèces de crainte : la pusillanimité, la pudeur, la honte,
l’étonnement, la frayeur et l’angoisse, qui ne concernent pas la différence
susdite. Nous retrouvons donc la même conclusion que ci-dessus.
8° Denys, au
quatrième chapitre des Noms divins,
ajoute la jalousie à l’amour, l’une et l’autre étant des passions relatives au
bien ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
En sens contraire :
1° Les actes se
distinguent par les objets. Or les passions de l’âme sont des actes de la
puissance appétitive, dont l’objet est le bien et le mal. Elles se distinguent
donc suivant le bien et le mal.
2° Selon le
Philosophe au deuxième livre de l’Éthique,
les passions de l’âme sont ce qui est suivi par la joie et la tristesse. Or la
joie et la tristesse se distinguent suivant le bien et le mal. Le bien et le
mal distinguent donc les passions de l’âme.
Réponse :
Trois
distinctions se rencontrent dans les passions de l’âme.
Suivant la
première, elles diffèrent quasiment par le genre, car elles concernent diverses
puissances de l’âme ; ainsi distingue-t-on les passions du concupiscible
de celles de l’irascible. La raison de cette distinction des passions se prend
de la raison même qui fait distinguer les puissances. En effet, il a été dit
plus haut, dans la question sur la sensualité, que l’objet du concupiscible est
le délectable selon le sens, tandis que celui de l’irascible est une chose
ardue ou serrée ; par conséquent, les passions relevant du concupiscible
sont celles en lesquelles est impliquée une relation à l’objet simplement
délectable au sens, ou à son contraire, tandis que celles qui relèvent de
l’irascible sont celles qui sont ordonnées à quelque chose d’ardu autour d’un
tel objet. Et ainsi apparaît la différence entre le désir et l’espoir :
car on parle de désir lorsque l’appétit est mû vers une chose délectable,
tandis que l’espoir implique une certaine élévation de l’appétit vers un bien
qui est estimé ardu ou difficile. Et il en va de même pour les autres
[passions].
Suivant la
deuxième distinction des passions de l’âme, on distingue, pour ainsi dire, des
espèces existant dans la même puissance.
Dans les
passions du concupiscible, cette distinction se prend de deux considérations.
D’abord, de la contrariété des objets ; ainsi distingue-t-on la joie, qui
est relative au bien, de la tristesse, qui est relative au mal. Ensuite, de ce
que la puissance concupiscible est ordonnée au même objet suivant divers degrés
considérés dans le progrès du mouvement appétitif. En effet, l’objet délectable
lui-même est d’abord uni en quelque façon à celui qui le recherche, en tant
qu’il est appréhendé comme semblable ou convenant ; et de là suit la
passion d’amour, qui n’est rien d’autre qu’une certaine détermination formelle
de l’appétit par l’appétible lui-même ; c’est pourquoi l’on dit que
l’amour est une certaine union de l’aimant et de l’aimé. Or ce qui est ainsi
uni en quelque façon, on cherche en outre à ce qu’il soit réellement uni,
c’est-à-dire de telle sorte que l’aimant jouisse de l’aimé ; et ainsi naît
la passion de désir ; et lorsque celui-ci est obtenu dans la réalité, il
engendre la joie. Ainsi donc, le premier degré qui est dans la mouvement du
concupiscible est l’amour, le deuxième le désir, et le dernier la joie. Et à
l’inverse de ces passions, il faut prendre celles qui sont ordonnées au mal,
ainsi la haine contre l’amour, la fuite contre le désir, la tristesse contre la
joie.
Les passions de
l’irascible, comme on l’a dit dans une autre question, naissent des passions du
concupiscible, et se terminent à elles. Voilà pourquoi l’on trouve en elles une
distinction semblable à celle du concupiscible ; et de plus, il y a en
elles une distinction propre d’après la notion de l’objet propre. Du côté du
concupiscible, il y a la distinction selon laquelle les passions se distinguent
suivant le bien et le mal, ou d’après le délectable et son contraire ; et
en outre selon que l’objet est réellement possédé ou non. Mais la distinction
propre de l’irascible lui-même est que ses passions se distinguent d’après ce
qui excède ou n’excède pas la capacité du sujet, et ce, selon une
estimation ; en effet, ces considérations semblent distinguer l’ardu comme
des différences par soi. La passion, dans l’irascible, peut donc être soit
relative au bien, soit relative au mal. Si elle est relative au bien, celui-ci
est possédé ou ne l’est pas. Relativement au bien possédé, aucune passion ne
peut être dans l’irascible, car le bien, dès lors qu’on le possède déjà, ne
procure aucune difficulté à celui qui possède, donc la notion d’ardu n’y est
pas conservée. Relativement au bien non encore possédé — en lequel la notion
d’ardu peut être satisfaite à cause de la difficulté d’obtention —, si ce bien
est estimé comme passant la capacité, il cause le désespoir, mais s’il est
estimé comme ne la dépassant pas, il cause l’espoir. Que si l’on considère le
mouvement de l’irascible vers le mal, il y aura deux cas : vers le mal non
encore possédé — et qui est estimé comme ardu en tant qu’il est difficile à
éviter —, ou comme déjà possédé ou conjoint — et il est lui aussi ardu en tant
qu’il est estimé difficile à repousser. Si c’est relativement au mal non encore
présent, alors si ce mal est estimé comme passant la capacité, il cause en ce
cas la passion de crainte, et s’il est estimé comme ne la dépassant pas, il
cause alors la passion d’audace. Mais si le mal est présent, alors il est
estimé soit comme ne dépassant pas la capacité, et dans ce cas il cause la
passion de colère, soit comme la dépassant, et ainsi il ne cause aucune passion
dans l’irascible, mais la passion de tristesse demeure dans le seul
concupiscible. Cette distinction, qui se conçoit selon les divers degrés pris
dans le mouvement appétitif, n’est donc la cause d’aucune contrariété, car de
telles passions diffèrent suivant le parfait et l’imparfait, comme on le voit
clairement dans le cas du désir et de la joie ; mais la distinction qui
dépend de la contrariété de l’objet cause proprement la contrariété dans les
passions. Par conséquent, les passions de l’âme se conçoivent dans le
concupiscible suivant le bien et le mal : ainsi la joie et la tristesse,
l’amour et la haine ; tandis que dans l’irascible, on peut concevoir deux
contrariétés. L’une suivant la distinction de l’objet propre, c’est-à-dire
selon qu’il passe ou non la capacité, et ainsi sont contraires l’espoir et le
désespoir, l’audace et la crainte, et cette contrariété est davantage
propre ; l’autre suivant la différence de l’objet du concupiscible,
c’est-à-dire selon le bien et le mal, et de cette façon, l’espoir et la crainte
semblent être en contrariété. Quant à la colère, elle ne peut avoir de passion
contraire ni d’une façon ni de l’autre : ni d’après la contrariété du bien
et du mal, car relativement au bien présent il n’y a pas de passion dans
l’irascible ; ni de même d’après la contrariété de ce qui passe ou non la
capacité, car le mal qui dépasse la capacité ne cause aucune passion dans
l’irascible, comme on l’a dit. C’est pourquoi la colère, parmi les autres
passions, a ceci de propre que rien ne lui est contraire.
La troisième
différence des passions de l’âme est quasi accidentelle, et elle se produit de
deux façons. D’abord suivant le plus ou le moins d’intensité : ainsi, la
jalousie implique une intensité d’amour, et la fureur une intensité de colère.
Ensuite, suivant des différences matérielles entre le bien et le mal, comme
diffèrent la pitié et l’envie, qui sont des espèces de tristesse : car
l’envie est la tristesse de la prospérité d’autrui en tant qu’elle est estimée
comme notre propre mal, tandis que la pitié est la tristesse de l’adversité
d’autrui, en tant qu’elle est estimée comme notre propre mal. Et l’on doit
faire une semblable considération pour certaines autres passions.
Réponse aux objections :
1° L’objet de
l’irascible est le bien et le mal non dans l’absolu, mais avec la
circonstance d’« ardu » ; il y a donc contrariété dans les
passions non seulement suivant le bien et le mal, mais aussi d’après les
différences qui distinguent l’ardu tant dans le bien que dans le mal.
2° On voit dès
lors clairement la solution au deuxième argument.
3° Le présent et
le futur sont pris comme des différences pour distinguer les puissances de
l’âme, en tant que le futur n’est pas encore conjoint réellement, tandis que le
présent l’est déjà ; or le mouvement de l’appétit est plus parfait vers ce
qui est réellement conjoint que vers ce qui est réellement distant ; par
conséquent, bien que le futur et le présent causent quelque distinction des
passions, ils ne causent cependant aucune contrariété, tout comme le parfait et
de l’imparfait.
4° La douleur, si
on la prend au sens propre, ne doit pas être comptée au nombre des passions de
l’âme, car elle n’a rien du côté de l’âme, que la seule appréhension. En effet,
la douleur est le sens de la blessure, et cette blessure est évidemment du côté
du corps. Voilà pourquoi saint Augustin ajoute au même endroit qu’en traitant
des passions de l’âme, il a préféré se servir du nom de tristesse plutôt que de
celui de douleur ; car la tristesse s’accomplit dans l’appétitive
elle-même, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà dit.
5° La délectation
et la joie diffèrent de la même façon que la tristesse et la douleur : car
la délectation sensitive implique, du côté du corps, l’union de ce qui
convient, et du côté de l’âme, le sens de cette convenance ; et
semblablement, la délectation spirituelle implique une certaine union
rationnelle de convenant à convenant, et la perception de cette union. C’est
pourquoi Platon, définissant la délectation sensitive, dit que « la
délectation est la génération sensitive dans la nature » ; Aristote,
lui, définissant généralement la délectation, dit que « la délectation est
l’opération naturelle de l’habitus sans empêchement ». En effet,
l’opération convenante est elle-même ce conjoint convenant qui cause la
délectation, surtout la spirituelle ; et ainsi, la délectation commence
des deux côtés par l’union réelle, et s’accomplit dans son appréhension. La
joie, par contre, commence dans l’appréhension et a son terme dans la
volonté ; c’est pourquoi la délectation est parfois cause de joie, comme
la douleur est cause de tristesse. La joie diffère de l’allégresse et des
autres passions accidentellement, suivant le plus ou le moins d’intensité. Car
les autres impliquent une certaine intensité de joie ; cette intensité se
prend soit de la disposition intérieure, et c’est le cas de l’allégresse, qui
implique une dilatation intérieure du cœur : en effet, « allégresse »
sonne [en latin] comme « largeur » ; soit de ce que l’intensité
de la joie intérieure éclate en certains signes extérieurs, et telle est
l’exultation : en effet, le terme « exultation » vient de ce que
la joie intérieure saute en quelque sorte à l’extérieur ; et ce saut se
remarque soit au changement du visage — en lequel apparaissent en premier les
signes de l’affectivité, à cause de sa proximité avec la puissance imaginative
—, et c’est l’hilarité ; soit à ce que les paroles aussi bien que les
gestes sont disposés suivant l’intensité de la joie intérieure, et c’est
l’enjouement.
6° Les espèces de
tristesse que pose saint Jean Damascène sont des modes de la tristesse qui
ajoutent à celle-ci certaines différences accidentelles : soit à cause de
l’intensité du mouvement, et ainsi, dans la mesure où cette intensité consiste
en une disposition intérieure, on parle de l’abattement, qui est « une
tristesse qui accable », entendons : le cœur, au point qu’il ne lui
plaise pas de faire quelque chose ; soit en tant qu’elle se manifeste par
une disposition extérieure, et c’est alors le chagrin, qui est « une
tristesse qui ôte la voix ». Et du côté de l’objet, en tant que ce qui est
en autrui est réputé comme notre propre mal : d’une part, si le bien d’autrui
est réputé comme notre propre mal, il y aura envie ; d’autre part, si le
mal d’autrui est réputé comme notre propre mal, il y aura pitié. La pénitence,
quant à elle, n’ajoute à la tristesse générale aucune notion spéciale,
puisqu’elle porte simplement sur notre propre mal ; voilà pourquoi saint
Jean Damascène la passe sous silence. On peut cependant déterminer de nombreux
modes de tristesse, si l’on considère tout ce qui se rapporte accidentellement
au mal qui cause la tristesse.
7° Puisque la
crainte est une certaine passion venant d’un objet nuisible appréhendé comme
dépassant la capacité, les modes de la crainte se diversifieront suivant la
différence entre de tels objets nuisibles ; et cela peut se rapporter de
trois façons au sujet. D’abord, relativement à sa propre opération ; et
dans ce cas, en tant que l’on craint sa propre opération comme laborieuse, il y
a pusillanimité ; en tant qu’on la craint comme laide, il y a la honte,
qui est « une crainte dans l’acte laid ». Ensuite, relativement à la
connaissance, en tant qu’un objet connaissable est appréhendé comme dépassant
totalement la connaissance, et ainsi, sa considération est appréhendée comme
inutile et comme nuisible. Or, qu’il dépasse la connaissance, cela peut se
produire soit à cause de sa grandeur, il y a alors l’étonnement, qui est
« une crainte venant d’une grande imagination » ; soit à
cause de son caractère insolite, et alors c’est la frayeur, qui est « une
crainte venant d’une imagination inaccoutumée », suivant saint Jean
Damascène. Enfin, relativement à la passion qui vient par autre chose ; et
l’on peut craindre cette passion soit en raison de la laideur, et telle est la
pudeur, qui est « une crainte dans l’attente d’un reproche » ;
soit en raison d’une blessure, et c’est alors l’angoisse, par laquelle l’homme
craint de tomber en quelque infortune.
8° La jalousie
ajoute à l’amour une certaine intensité ; c’est en effet un amour véhément
qui ne souffre pas le partage en l’aimé.
Objections :
Il semble que
non.
1° Saint
Augustin, énumérant au quatorzième livre de la Cité de Dieu les quatre passions principales, pose la convoitise à
la place de l’espoir ; et il semble que cela soit pris des paroles de
Virgile qui, désignant les passions principales, a dit : « De là
leurs craintes, leurs convoitises, leurs tristesses et leurs joies, etc. »
2° Plus une chose
est parfaite, plus elle semble être principale. Or le mouvement d’audace est
plus parfait que le mouvement d’espoir, dans la mesure où il tend vers son
objet avec une plus grande intensité. L’audace est donc plus que l’espoir une
passion principale.
3° Chaque chose
est nommée d’après ce qui est principal. Or la puissance irascible est nommée d’après
l’ire. La colère doit donc être comptée au nombre des passions principales.
4° De même qu’il
y a dans l’irascible une passion relative au futur, de même aussi dans le
concupiscible. Or la passion qui est dans le concupiscible relativement au
futur, c’est-à-dire le désir, n’est pas posée comme une passion principale.
Donc la crainte et l’espoir non plus, qui sont pareillement relatives au futur
dans l’irascible.
5° On appelle
principal ce qui est premier parmi les autres choses : car être principe,
selon saint Grégoire, c’est être premier parmi les autres. Or, parmi les autres
passions, l’amour est premier : de l’amour, en effet, naissent toutes les
autres passions. L’amour devrait donc être posé comme une passion principale.
6° Les passions
principales semblent être celles dont dépendent les autres. Or de la joie et de
la tristesse semblent dépendre toutes les autres passions, car la passion de
l’âme est ce qui est suivi par la joie et la tristesse, suivant le Philosophe
au deuxième livre de l’Éthique. Les
passions principales sont donc seulement les deux suivantes : la joie et
la tristesse.
7° [Le répondant]
disait que la joie et la tristesse sont principales dans le concupiscible,
tandis que l’espoir et la crainte sont principales dans l’irascible. En sens
contraire, il est dit au livre sur l’Esprit
et l’Âme, au quatrième chapitre : « Du concupiscible naissent la
joie et l’espoir, de l’irascible la douleur et la crainte. »
8° Suivant le
propre de la puissance irascible, l’espoir est opposé au désespoir, et la
crainte à l’audace. Or on pose du côté du concupiscible deux passions
principales contraires suivant le propre du concupiscible : ce sont la
joie et la tristesse. On devrait donc poser comme principales, du côté de
l’irascible, soit l’espoir et le désespoir, soit la crainte et l’audace.
En sens contraire :
1° Il est dit au
livre sur l’Esprit et l’Âme, au
quatrième chapitre : « L’affection est manifestement partagée en
quatre, puisque nous nous réjouissons déjà de ce que nous aimons, ou nous
espérons nous en réjouir, et que nous souffrons déjà de ce que nous haïssons,
ou nous craignons d’en souffrir. » Les quatre passions principales sont
donc celles-ci : la joie, la douleur ou la tristesse, l’espoir et la
crainte.
2° Énumérant les
passions principales, Boèce dit au livre sur la Consolation : « Chasse les joies, chasse la crainte, mets
l’espoir en fuite, et que la douleur ne soit pas ici. » Et nous retrouvons
ainsi la même conclusion que ci-dessus.
Réponse :
Les principales
passions de l’âme sont au nombre de quatre : ce sont la tristesse, la
joie, l’espoir et la crainte. Et la raison en est la suivante.
On appelle
passions principales celles qui sont avant les autres, et en sont l’origine.
Or, puisque les passions de l’âme sont dans la partie appétitive, les premières
passions seront celles qui naissent immédiatement de l’objet de l’appétitive,
et cet objet est évidemment le bien et le mal ; mais celles qui s’élèvent
au moyen des autres seront quasi secondaires. Or, pour qu’une passion naisse
immédiatement du bien ou du mal, deux choses sont requises. La première est
qu’elle naisse par soi du bien et du mal, car ce qui est par accident n’est pas
premier ; la seconde, qu’elle s’élève sans rien de présupposé ; si
bien qu’une passion est appelée principale à deux conditions : qu’elle ne
provienne ni par accident ni postérieurement de l’objet qui remplit le rôle de
principe actif.
Or la passion
qui provient par soi du bien est celle qui procède du bien en tant que tel,
tandis que celle qui provient du bien en tant qu’il est un mal, en provient par
accident ; et la considération inverse doit être faite pour le mal. Or le
bien, en tant qu’il est un bien, attire et entraîne vers soi ; si donc une
passion appartient à un appétit tendant vers le bien, ce sera une passion qui
s’ensuit du bien par soi. Mais repousser l’appétit est le propre du mal en tant
que tel ; si donc une passion est relative au bien, et que par elle le
bien est évité, cette passion ne viendra pas du bien par soi, mais en tant qu’il
est appréhendé en quelque sorte comme un mal. Et à l’inverse il faut
considérer, pour le mal, que la passion qui consiste dans la fuite du mal
provient du mal par soi, tandis que celle qui consiste en un accès au mal en
provient par accident. On voit donc clairement comment une passion naît par soi
du bien ou du mal.
Mais parce que
plus une chose est dernière dans l’obtention de la fin, plus elle est première
dans l’intention et l’appétit, les passions qui consistent dans l’exécution de
la fin naissent du bien ou du mal sans en présupposer d’autres, et elles sont
présupposées à la naissance des autres. Or la joie et la tristesse proviennent
de l’obtention même du bien et du mal, et par soi, car la joie provient du bien
en tant que tel, et la tristesse, du mal en tant que tel. Et semblablement,
toutes les autres passions du concupiscible proviennent par soi du bien ou du
mal ; et cela vient de ce que l’objet du concupiscible est le bien ou le
mal dans sa notion absolue. Toutefois les autres passions du concupiscible
présupposent la joie et la tristesse à la façon d’une cause : car si le
bien concupiscible devient aimé et désiré, c’est parce qu’il est appréhendé
comme délectable ; tandis que le mal devient odieux et doit être évité, en
tant qu’il est appréhendé comme objet de tristesse. Et ainsi, dans l’ordre de
l’appétit, la joie et la tristesse sont premières, quoiqu’elles soient
dernières dans l’ordre de l’exécution.
Dans
l’irascible, par contre, toutes les passions ne s’ensuivent pas par soi du bien
ou du mal, mais certaines par soi et d’autres par accident ; et cela vient
de ce que le bien ou le mal ne sont pas objets de l’irascible dans leur notion
absolue, mais en tant que s’y ajoute une condition, celle d’être d’ardu, qui
nous fait à la fois repousser le bien comme dépassant notre capacité, et tendre
vers le mal dans la mesure où il peut être écarté ou soumis. Mais il ne peut y
avoir dans l’irascible aucune passion qui s’ensuive du bien ou du mal sans
qu’une autre soit présupposée. En effet, le bien, après être possédé, ne cause
aucune passion dans l’irascible, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà
dit ; et le mal présent cause certes une passion dans l’irascible, mais
c’est par accident, non par soi, c’est-à-dire en tant que l’on tend vers le mal
présent comme une chose à écarter et à soumettre, comme c’est manifestement le
cas de la colère.
Ainsi donc, il
ressort de ce qu’on a dit, qu’il y a des passions qui naissent du bien et du
mal en premier et par soi, telles la joie et la tristesse ; d’autres qui
naissent par soi mais non premièrement, comme toutes les autres passions du
concupiscible et ces deux de l’irascible que sont la crainte et l’espoir, et
dont l’une implique la fuite du mal, l’autre l’accès au bien ; d’autres,
ni par soi ni en premier, comme les autres qui sont dans l’irascible, par
exemple le désespoir, l’audace et la colère, qui impliquent un accès au mal ou
un retrait du bien.
Ainsi donc, les
passions principales entre toutes sont la joie et la tristesse. La crainte et
l’espoir, elles, sont principales dans leur genre, car elles ne présupposent
pas de passion dans la puissance où elles sont, c’est-à-dire dans l’irascible.
Quant aux autres passions du concupiscible, comme l’amour, le désir, la haine
et la fuite, bien qu’elles viennent par soi du bien ou du mal, elles ne sont
cependant pas premières en leur genre, puisqu’elles en présupposent d’autres
qui existent dans la même puissance ; et ainsi, elles ne peuvent être
appelées principales ni au plein sens du terme ni dans un genre. Et ainsi, il
reste que les passions principales ne sont que quatre : la joie et la
tristesse, l’espoir et la crainte.
Réponse aux objections :
1° Une autre
passion dans la même puissance précède la convoitise ou le désir, à savoir la
joie, qui est la raison du désir ; celui-ci ne peut donc pas être une
passion principale. Quant à l’espoir, bien qu’il présuppose une autre passion,
celle-ci n’est cependant pas dans la même puissance, mais dans le
concupiscible : en effet, toutes les passions de l’irascible naissent des
passions du concupiscible, comme on l’a dit dans une autre question ;
aussi l’espoir peut-il être une passion principale. Saint Augustin, pour sa
part, pose le désir ou la convoitise à la place de l’espoir, à cause d’une
certaine ressemblance qui existe entre eux : car l’une et l’autre passion
est relative au bien non encore possédé.
2° L’audace ne
peut être une passion principale, car elle naît du mal par accident,
puisqu’elle est relative au mal par voie d’entreprise. En effet, l’audace
entreprend le mal, en tant qu’elle estime que la victoire sur le mal et son
rejet est un certain bien, et de l’espoir d’un tel bien naît l’audace. Et
ainsi, une fine observation fait trouver l’espoir antérieur à l’audace, car
l’espoir de la victoire, ou du moins celui d’échapper au mal, cause l’audace.
3° La colère naît
du mal par accident, c’est-à-dire en tant que l’homme irrité estime que la
vengeance du mal qui lui est infligé est un bien, et tend vers elle ;
l’espoir de tirer vengeance est donc la cause de la colère : c’est
pourquoi, lorsque quelqu’un est lésé par quelqu’un à qui il ne pense pas
pouvoir infliger de vengeance, il ne s’irrite pas, mais s’attriste seulement,
ou il craint, comme dit Avicenne, comme par exemple si un paysan est lésé par
son roi. Voilà pourquoi la colère ne peut être une passion principale ;
elle présuppose en effet non seulement la tristesse, qui est dans le
concupiscible, mais aussi l’espoir, qui est dans l’irascible. Et l’irascible
est nommé d’après l’ire, parce que c’est la dernière des passions qui sont dans
l’irascible.
4° Les passions
qui sont dans le concupiscible relativement au futur, naissent en quelque sorte
des passions existant dans la même puissance relativement au présent ;
mais les passions qui sont relatives au futur dans l’irascible, ne naissent pas
de passions relatives au présent dans la même puissance, mais dans une autre
puissance, à savoir la joie et la tristesse ; il n’en va donc pas de même.
5° Dans la voie
d’exécution ou d’obtention, l’amour est la première passion ; mais dans la
voie d’intention, la joie est avant l’amour, et elle est la raison
d’aimer ; étant donné, surtout, que l’amour est une passion du
concupiscible.
6° La joie et la
tristesse sont principales entre toutes les autres, comme on l’a dit. Néanmoins,
l’espoir et la crainte sont principales dans leur genre, ainsi qu’il ressort de
ce qu’on a dit.
7° Ce livre
n’étant pas de saint Augustin, il ne nous met pas dans la nécessité de recevoir
son autorité ; et particulièrement ici, où il semble contenir une fausseté
expresse. En effet, l’espoir n’est pas dans le concupiscible mais dans
l’irascible, et la tristesse n’est pas dans l’irascible mais dans le
concupiscible. Cependant, s’il fallait défendre cette citation, l’on pourrait
dire que l’on parle des puissances d’après les définitions des noms : en
effet, la convoitise porte sur le bien, et pour cette raison toutes les
passions ordonnées au bien sont attribuées au concupiscible. La colère, de son
côté, vient de quelque mal infligé, et c’est pourquoi toutes les passions qui
sont relatives au mal peuvent être attribuées à l’irascible. Et dans cette
mesure, on attribue la tristesse à l’irascible et l’espoir au concupiscible.
8° La contrariété
qui est propre aux passions de l’irascible, c’est-à-dire ce qui passe ou non la
capacité, fait naître par accident du bien ou du mal l’une des passions ;
en effet, ce qui dépasse la capacité induit au retrait, tandis que ce qui ne la
dépasse pas induit à l’accès. Voilà pourquoi, si l’on considère ces différences
dans le bien, la passion qui s’ensuit de ce qui dépasse la capacité proviendra
du bien par accident ; et si c’est à l’égard du mal, la passion qui sera
par accident sera celle qui s’ensuit de ce qui n’excède pas la capacité. Il ne
peut donc y avoir dans l’irascible deux passions principales qui soient
directement contraires, comme l’espoir et le désespoir, ou l’audace et la
crainte, comme l’étaient la joie et la tristesse dans le concupiscible.
Objections :
Il semble que
oui.
1° En
accomplissant les préceptes, nous méritons. Or nous sommes amenés par les
préceptes divins à nous réjouir, à craindre, à souffrir, et à d’autres passions
semblables, comme dit saint Augustin au quatorzième livre de la Cité de Dieu. Nous méritons donc par les
passions.
2° Selon saint
Augustin au même livre, de telles passions ne sont pas sans volonté ; bien
au contraire, elles ne sont rien d’autre que des volontés. Or, par les actes de
la volonté, nous pouvons mériter non seulement matériellement mais aussi
formellement. Donc par de telles passions aussi.
3° Les passions
animales sont plus près de la notion de volontaire que les corporelles. Or les
passions animales sont en quelque sorte en nous, en tant que le concupiscible
et l’irascible obéissent à la raison ; mais pas les passions corporelles.
Or celles-ci sont méritoires, comme on le voit bien pour les martyrs, qui ont
mérité l’auréole du martyre par des souffrances corporelles. Donc à bien plus
forte raison les passions animales sont-elles méritoires.
4° [Le répondant] disait que les passions corporelles sont méritoires en tant qu’elles sont voulues. En sens contraire : la volonté de souffrir pour le Christ peut exister aussi en un homme qui ne souffrira jamais, et pourtant il n’aura jamais l’auréole. La souffrance corporelle mérite donc l’auréole non seulement en tant qu’elle est voulue, mais aussi en tant qu’elle est actuellement expérimentée.
5° Ce dont
l’intensité a pour conséquence l’intensité de la récompense, est méritoire par
soi et pas seulement matériellement. Or l’intensité de la souffrance corporelle
a pour conséquence l’intensité de la récompense, car plus on souffre, plus
glorieuse sera la couronne, dit-on. On mérite donc par les passions en
elles-mêmes, et pas seulement matériellement.
6° Hugues de
Saint-Victor dit que « après la volonté vient l’œuvre, afin que la volonté
croisse dans son œuvre » ; et ainsi, l’œuvre extérieure contribue au
mérite. Or semblablement, la volonté peut croître dans la passion. La passion
contribue donc au mérite ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que
ci-dessus.
7° Puisque
le mérite réside dans la volonté, ce en quoi la volonté a son terme quant à la
forme et à l’achèvement, doit nécessairement regarder le mérite quant à la forme
et à l’achèvement. Or la passion, en tant qu’elle est voulue, est objet de la
volonté, et ainsi elle détermine la volonté quasi formellement. La passion
elle-même regarde donc formellement le mérite.
8° Certains
confesseurs supportent de plus pénibles choses que des martyrs, et c’est
pourquoi l’on dit d’eux qu’ils ont enduré un long martyre, alors que la passion
de certains martyrs a pris fin en un bref espace de temps ; et cependant,
l’auréole n’est pas due aux confesseurs. Et ainsi, il semble que la passion
corporelle du martyre mérite elle-même en soi l’auréole.
9° À propos
de ce passage de Jacq. 1, 2 : « Ne voyez qu’un sujet de
joie, mes frères », la Glose
dit : « la tribulation dans le présent et la justice dans le futur
augmentent la couronne ». Or elles ne l’augmentent qu’en méritant. Puis
donc que la tribulation est une passion, la passion est méritoire.
10° La même chose
semble ressortir de ce qui est dit au Psaume 115, 15 : « C’est
une chose précieuse devant les yeux du Seigneur que la mort de ses
saints. » Or, dire « précieuse » équivaut à dire « digne de
prix ». Or le prix du labeur est la récompense, que nous méritons par nos
labeurs. Nous pouvons donc mériter par les passions.
11° [Le répondant]
disait que nous méritons par les passions en tant qu’elles sont voulues. En
sens contraire, sainte Lucie a dit : « Si, malgré moi, vous ordonner
de me faire violer, cela ne fera qu’augmenter ma chasteté pour la
couronne. » La passion même de corruption, qu’elle aurait endurée dans sa
vie, lui aurait donc été méritoire de la couronne. Et ainsi, la passion ne
mérite pas seulement parce qu’elle est volontaire.
12° La difficulté
est nécessaire pour le mérite ; on le voit clairement en considérant ce
que dit le Maître au deuxième livre des Sentences,
dist. 24, à savoir, que l’homme dans l’état d’innocence ne méritait pas,
car rien ne le poussait au mal ni ne le retirait du bien. Puis donc que les
passions procurent de la difficulté, il semble qu’elles contribuent par
elles-mêmes au mérite.
13° La crainte est
une certaine passion. Or nous pouvons mériter formellement par elle,
puisqu’elle est dans la partie intellective, comme c’est évidemment le cas
lorsque nous craignons les choses que nous ne connaissons que par
l’intelligence, comme les peines éternelles. Nous pouvons donc mériter par les
passions.
14° La
récompense correspond au mérite. Or la récompense glorieuse ne sera pas
seulement dans l’âme, mais aussi dans le corps. Le mérite ne réside donc pas
seulement dans l’action de l’âme, mais aussi dans la passion du corps.
15° Là où la
difficulté est plus grande, le degré de mérite est aussi plus grand. Or la
difficulté est plus grande du côté des passions que du côté des opérations de
la volonté. Les passions sont donc plus méritoires que les actes de la volonté,
qui sont cependant formellement méritoires.
16° Par les
vertus, nous méritons formellement. Or certaines passions sont posées par les
saints comme des vertus, ainsi la miséricorde et la pénitence ; d’autres
sont posées par les philosophes comme des milieux louables entre des vices
extrêmes, comme la honte et la juste indignation sont mentionnées par le
Philosophe au deuxième livre de l’Éthique,
et tout cela se ramène à la vertu. Nous méritons donc formellement par les
passions.
17° Le mérite et
le démérite étant contraires, ils sont dans le même genre. Or le démérite se
trouve dans le même genre que les passions : car les premiers mouvements
qui sont des péchés, sont des passions ; la colère aussi et l’acédie sont
des passions, et elles sont cependant posées comme des vices capitaux ; et
l’Apôtre, en Rom. 1, 26, appelle « passions d’ignominie »
les péchés contre nature. Nous méritons donc par les passions.
En sens contraire :
1° Rien ne peut
être méritoire que ce qui est en nous, car suivant saint Augustin, « c’est
la volonté qui nous rend pécheurs et qui nous fait vivre selon la
justice ». Or les passions ne sont pas en nous, car, comme dit saint
Augustin au quatorzième livre de la Cité
de Dieu, « nous cédons aux passions malgré nous ». Nous ne
méritons donc pas par les passions.
2° Ce qui précède
la volonté ne peut être méritoire, puisque le mérite dépend de la volonté. Or
les passions de l’âme précèdent l’acte de la volonté, puisqu’elles sont dans la
partie sensitive, tandis que l’acte de la volonté est dans la partie
intellective, et que l’intellective reçoit en provenance de la sensitive. Les
passions de l’âme ne peuvent donc pas être méritoires.
3° Tout mérite
est louable. Or, « nos passions ne nous attirent ni louanges ni
blâmes », suivant le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique. Nous ne méritons donc pas par
les passions.
4° Il y eut dans
le Christ une plus grande efficacité de mérite qu’en nous. Or le Christ n’a pas
mérité par sa Passion. Donc nous non plus, nous ne méritons pas par les
passions. Preuve de la mineure : mériter, c’est faire nôtre ce qui ne
l’est pas, ou faire davantage nôtre ce qui l’était moins. Or le Christ n’a pas
pu faire sien ce qui ne l’était pas, ni faire davantage sien ce qui l’était
moins, car depuis le premier instant de sa conception lui était parfaitement dû
tout ce qui est objet de mérite. Le Christ n’a donc rien mérité par la Passion.
5° [Le répondant] disait qu’il a mérité en rendant sien à plusieurs titres ce qui était sien à un seul. En sens contraire : un double lien cause une plus grande obligation. Donc semblablement, une double raison de devoir fait aussi devoir davantage. Si donc le Christ n’a pas pu faire qu’une chose lui soit davantage due, il n’a pas pu faire non plus qu’une chose lui soit due à plusieurs titres.
6° La difficulté
diminue le volontaire. Puis donc que le mérite doit être volontaire, il semble
que la difficulté diminue le mérite. Or les passions causent de la difficulté.
Elles diminuent donc le mérite plutôt qu’elles n’y contribuent.
Réponse :
Les passions ne
nous font pas mériter par soi mais comme par accident, si l’on prend
« mériter » au sens propre. Or, puisque le terme
« mériter » fait référence à [un mot latin signifiant]
« récompense », mériter signifie proprement « obtenir pour soi
un avantage en récompense » ; et assurément, cela ne se produit que
lorsque nous donnons une chose qui est digne de ce que nous sommes censés
mériter. Or nous ne pouvons donner que ce qui nous appartient, dont nous sommes
maîtres. Et nous sommes maîtres de nos actes par la volonté ; non
seulement de ceux qui sont immédiatement élicités par la volonté, comme aimer
et vouloir, mais encore de ceux qui, commandés par la volonté, sont élicités
par d’autres puissances, comme marcher, parler, etc. Or ces actes ne sont
dignes d’être comme un prix en regard de la vie éternelle que dans la mesure où
ils sont informés par la grâce et la charité. Pour qu’un acte soit méritoire
par soi, il est donc nécessaire qu’il soit un acte de la volonté qui commande ou
qui élicite, et en outre, qu’il soit informé par la charité. Mais parce que le
principe de l’acte est l’habitus et la puissance, et aussi l’objet lui-même, on
dit en quelque sorte secondairement que nous méritons tant par les habitus que
par les puissances et par les objets. Mais ce qui est méritoire premièrement et
par soi, c’est l’acte volontaire informé par la grâce.
Or les passions
n’appartiennent à la volonté ni en tant qu’elle commande, ni en tant qu’elle
élicite : en effet, le principe des passions, en tant que tel, n’est pas
en nous ; mais c’est parce que des choses sont en nous qu’elles sont
appelées volontaires ; par conséquent, les passions préviennent parfois
l’acte de la volonté. Voilà pourquoi les passions ne nous font pas mériter par
soi ; cependant, dans la mesure où elles accompagnent en quelque façon la
volonté, elles se rapportent en quelque façon au mérite, si bien que l’on peut
dire qu’elles sont méritoires comme par accident.
Or la passion
se rapporte à la volonté de trois façons. D’abord comme objet de la
volonté ; et ainsi, on dit que les passions sont méritoires, en tant
qu’elles sont voulues ou aimées. Dans ce cas, en effet, ce qui nous fait
mériter par soi sera non pas la passion elle-même, mais la volonté de la
passion. Ensuite, en tant qu’une passion stimule la volonté, ou
l’intensifie ; et cela peut se produire de deux façons : par soi, ou
par accident. Par soi, lorsque la passion excite la volonté vers ce qui lui est
semblable, comme lorsque, par convoitise, la volonté est inclinée à consentir à
l’objet concupiscible, et par colère, à vouloir la vengeance. Par accident,
lorsque la passion, en certaines occasions, excite la volonté à l’acte
contraire ; comme en l’homme chaste, lorsque s’élève une passion de
concupiscence, la volonté résiste par un plus grand effort ; car en face
des choses difficiles, nous nous efforçons davantage. Et ainsi, on dit que les
passions sont méritoires, en tant que la volonté stimulée par la passion est
méritoire. D’une troisième façon lorsque, à l’inverse, la passion est excitée
par la volonté, le mouvement de l’appétit supérieur rejaillissant sur
l’inférieur : ainsi lorsque, par volonté, on déteste la laideur du péché,
par là même l’appétit inférieur est disposé à la honte ; et ainsi, on dit
que la honte est louable ou méritoire, en raison de la volonté qui la cause.
Dans le premier
cas, la passion se rapporte donc à la volonté comme son objet ; dans le
deuxième, comme son principe ; dans le troisième, comme son effet. Par
conséquent, le premier cas est plus éloigné du mérite ; en effet, l’or ou
l’argent pourrait pour la même raison être appelé méritoire ou déméritoire,
puisqu’en voulant une telle chose nous méritons ou déméritons. Le dernier cas
est plus proche du mérite, puisque c’est l’effet qui reçoit de la cause, et non
l’inverse. Et ainsi, en prenant le mérite au sens propre, les passions ne nous
font mériter que par accident.
Mais le mérite
peut être pris au sens large : en ce sens, on dit de n’importe quelle
disposition faisant convenir à quelque chose, qu’elle le mérite ; comme si
nous disions qu’une femme mérite d’épouser le roi en raison de sa beauté. Et
ainsi, l’on dit que nous méritons par les passions corporelles, en tant que ces
passions nous rendent en quelque sorte aptes à recueillir quelque gloire.
Réponse aux objections :
1° Par les
préceptes de Dieu, nous sommes avertis d’avoir à nous réjouir et à craindre, au
sens où la joie, la crainte et ce genre de choses consistent dans un acte de la
volonté et ne sont pas des passions, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà
dit ; ou bien en tant que de telles passions s’ensuivent de la volonté.
2° Saint Augustin
dit que ces passions sont des volontés, en tant qu’elles s’ensuivent en nous de
la volonté ; c’est pourquoi il ajoute : « Bref, la volonté de
l’homme est attirée ou rebutée selon la diversité des objets qu’elle recherche
ou qu’elle fuit, et ainsi elle se change et se transforme en ces différentes
affections. » Ou bien il parle d’elles en tant qu’elles donnent leur nom à
certains actes de la volonté, comme on l’a dit.
3° La passion
corporelle du martyr ne contribue au mérite de la récompense essentielle que
dans la mesure où elle est voulue ; quant à la récompense accidentelle,
qui est l’auréole, le martyre y est ordonné par mode de mérite en tant qu’il
cause une certaine convenance relativement à l’auréole : il est en effet
convenable que celui qui est conformé au Christ dans sa Passion lui soit
conformé dans la gloire ; Rom 8, 17 : « si toutefois
nous souffrons avec lui, pour être glorifiés avec lui ». Il faut cependant
savoir que la volonté ne peut se rapporter de la même façon aux passions
corporelles lorsque l’homme ne les endure pas et lorsqu’il les endure, à cause
de leur âpreté. C’est pourquoi, suivant le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, en de telles circonstances il
suffit au courageux de ne pas s’attrister. Voilà pourquoi la passion corporelle
actuellement supportée est à la fois la preuve d’une volonté ferme et
constante, et en est une stimulation, puisqu’en face des difficultés l’homme
fait des efforts. Et ainsi, l’auréole n’est pas due au confesseur, bien qu’elle
soit due au martyr.
4° On voit dès
lors clairement la solution au quatrième argument.
5° L’intensité de
la souffrance a pour conséquence l’intensité des récompenses, soit en raison
d’une certaine convenance, soit en raison de la volonté qui est plus intense.
6° Bien que la
volonté croisse dans la passion et dans l’acte extérieur, cependant les deux
cas ne sont pas semblables : car l’acte est commandé par la volonté, mais
pas la passion. Leur rapport au mérite n’est donc pas semblable.
7° L’objet
détermine la volonté quant à l’espèce de l’acte ; or le mérite, à
proprement parler, ne réside pas dans l’acte quant à l’espèce de l’acte, mais
quant à la racine, qui est la charité. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire
que nous méritions formellement par la passion, bien qu’elle se comporte comme
un objet.
8° Toute la peine
que supporte un confesseur sur une longue durée ne peut équivaloir à la mort
que le martyr endure en un moment, quant au genre de l’œuvre. Car la mort le
prive de ce qui est aimable au plus haut point, à savoir, vivre et
exister ; aussi est-ce le plus redoutable des objets de crainte, suivant
le Philosophe au troisième livre de l’Éthique ;
et la vertu de force s’exerce surtout à son égard. Et cela se voit clairement
si l’on remarque que des hommes fatigués par de longues afflictions redoutent
la mort, comme s’ils aimaient mieux endurer d’autres afflictions plutôt que la
mort. Voilà pourquoi le Philosophe dit au neuvième livre de l’Éthique que le vertueux s’expose à la
mort, préférant une seule bonne et grande action à de nombreuses petites ;
comme si l’acte de courage que l’on fait en acceptant la mort surpassait de
nombreuses autres opérations vertueuses. Aussi le plus petit martyr mérite-t-il
plus, quant au genre de l’œuvre, que n’importe quel confesseur. Cependant,
quant à la racine de l’œuvre, un confesseur peut mériter davantage, en tant
qu’il opère par une plus grande charité : car la récompense essentielle
correspond à la racine de la charité, tandis que l’accidentelle correspond au
genre de l’acte. De là vient qu’un confesseur peut surpasser un martyr quant à
la récompense essentielle, mais être surpassé par lui quant à la récompense accidentelle.
9° Cette
glose parle de la tribulation en tant qu’elle est voulue, ou qu’elle stimule la
volonté.
10° Il faut
répondre de la même façon.
11° Pour la vierge
qui serait corrompue à cause du Christ, la corruption elle-même serait
méritoire, comme les autres souffrances des martyrs ; non pas que la
corruption elle-même serait volontaire, mais parce que son antécédent serait
volontaire, à savoir, la permanence de la vierge dans la confession du Christ,
chose qui entraîne sa corruption ; et ainsi, cette corruption serait
volontaire, non d’une volonté absolue mais d’une volonté quasi conditionnée, en
tant qu’elle aime mieux endurer cet opprobre que renier le Christ.
12° Il y a deux
difficultés. L’une qui vient de la grandeur de l’action et de sa bonté, et
cette difficulté est requise pour la vertu ; l’autre qui est du côté de
l’agent, en tant qu’il est imparfait ou embarrassé quant aux opérations
droites, et cette difficulté ôte ou diminue la vertu ; et c’est ainsi que
les passions causent une difficulté. Donc la première difficulté, qui est du
côté de l’acte, contribue par soi au mérite, comme la bonté de l’acte ;
tandis que la seconde, qui vient de la faiblesse de celui qui opère, ne
contribue pas au mérite, sauf peut-être occasionnellement, en tant qu’elle est
l’occasion d’un plus grand effort. Mais il n’est pas vrai qu’Adam, s’il eut la
grâce en son premier état, n’ait pas pu mériter, bien que rien ne le poussât au
mal : car s’il eût persisté, il fût un jour parvenu à la gloire, et il est
certain que ce n’aurait pas été sans mérite. Et le Maître ne dit pas qu’il
n’aurait pas pu mériter en son premier état : il dit qu’il pouvait éviter
le péché sans la grâce, puisque rien ne le poussait au mal. Mais sans la grâce,
rien ne peut être méritoire.
13° Cette crainte
des peines éternelles, qui est méritoire par soi, est dans la volonté, et n’est
pas une passion à proprement parler, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a déjà
dit. Cependant les peines éternelles peuvent exciter dans l’appétit inférieur
la passion de crainte, soit par rejaillissement de l’appétit supérieur sur
l’inférieur, soit parce que la conception des peines éternelles par
l’intelligence se forme dans l’imagination, et ainsi l’appétit inférieur est mû
par la passion de crainte. Mais cette crainte ne se rapporte au mérite que par
accident, comme on l’a dit.
14° [Dans
certaines éditions seulement :] La récompense correspond au mérite quant à
la commensuration, car la quantité de la récompense dépend de la quantité du
mérite ; mais elle ne lui correspond pas toujours précisément quant au
suppôt : en effet, quelqu’un peut mériter à autrui la première grâce. Et
ainsi, dans le cas envisagé, le corps sera récompensé non parce que le corps
lui-même aura mérité, mais parce que l’âme aura mérité par la volonté quelque
gloire pour le corps. [En d’autres :] De même que la récompense, par
accident et comme par un certain rejaillissement, passe de l’âme au corps, de
même aussi le mérite vient principalement de la volonté, et passe par les
opérations corporelles comme par accident, en tant qu’elles sont commandées par
la volonté.
15° Si nous
parlons de la difficulté de notre côté, alors les passions ont plus de
difficulté que les actes de la volonté ; mais dans ce cas, la difficulté
ne contribue au mérite que par accident, comme on l’a dit ; et de même
pour les passions. Mais si nous parlons de la difficulté qui vient de
l’excellence ou de la bonté de la réalité qui contribue par soi au mérite,
alors la difficulté est plus grande du côté des actes de la volonté.
16° Les passions
sont méritoires en tant qu’elles sont des effets et des signes de la bonne
volonté ; comme cela est clair pour la honte, qui indique que la volonté
de l’homme s’oppose à la laideur du péché, et pour la miséricorde, qui est un
signe d’amour. Voilà pourquoi les saints prennent parfois les noms de ces
passions pour désigner les habitus par lesquels est attirée la volonté, qui est
le principe de ces passions.
17° Les premiers
mouvements n’ont pas la nature complète de péché ou de démérite, mais sont
comme des dispositions au démérite, comme le péché véniel est une disposition
au péché mortel ; il n’est donc pas nécessaire que les mouvements de
sensualité soient eux-mêmes en soi des mérites, car le mérite ne peut être
qu’un acte volontaire, comme on l’a dit. Quant aux passions mentionnées, elles
sont parfois appelées vices, en tant que l’on désigne par les noms des passions
soit des actes de la volonté, soit des habitus. Les vices contre nature sont
aussi appelés passions — bien qu’ils soient des actes volontaires —, en tant
que par de tels vices la nature est dérangée de son ordre.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° Nous cédons
malgré nous aux passions, non quant au consentement, puisque nous n’y
consentons que par la volonté, mais quant à quelque transmutation corporelle,
telle que le rire, les pleurs, et autres choses semblables. Elles sont donc
méritoires ou déméritoires en tant que nous y consentons ou que nous nous en
écartons volontairement.
2° Bien que les
passions de l’appétit inférieur préviennent parfois l’acte de la volonté, ce
n’est cependant pas toujours le cas. En effet, les puissances appétitives ne
sont pas ordonnées de la même façon que les appréhensives. Car notre
intelligence reçoit en provenance du sens, et c’est pourquoi l’opération de
l’intelligence ne peut avoir lieu s’il ne préexiste une autre opération du
sens ; tandis que la volonté ne reçoit pas en provenance de l’appétit
inférieur, mais elle le meut plutôt . Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que
la passion de l’appétit inférieur précède l’acte de la volonté.
3° Bien que les
passions ne soient pas louables en elles-mêmes, elles peuvent cependant être
louables par accident, comme on l’a dit.
4° Le Christ, par
sa Passion, a mérité pour lui-même et pour nous : pour lui-même, d’une
part, la gloire du corps ; et bien qu’il ait mérité celle-ci par d’autres
mérites précédents, cependant, par une certaine convenance, la gloire de la
résurrection est proprement la récompense de la Passion, car l’exaltation est la
récompense propre de l’humilité. D’autre part, il a mérité pour nous, en tant
que dans sa Passion il a satisfait pour le péché de tout le genre humain ;
et ce ne fut pas par des œuvres précédentes, quoique par elles il ait mérité
pour nous : en effet, le caractère pénible est requis pour la
satisfaction, comme pour compenser d’une certaine façon la délectation du
péché.
5° Le Christ, par
sa Passion, n’a pas fait passer la gloire de son corps de non due à due, ni de
moins due à davantage due ; cependant il a fait qu’elle soit due d’une
autre façon qui n’était pas la sienne auparavant. Et pourtant, il ne s’ensuit
pas qu’elle soit devenue davantage due : cela s’ensuivrait, en effet, si
la cause de la dette était ou augmentée ou multipliée, comme c’est le cas
lorsqu’une obligation est augmentée par une double promesse ; ce qui n’eut
pas lieu pour le mérite du Christ, car sa grâce ne fut pas augmentée.
6° La difficulté
empêche par elle-même le volontaire, mais elle l’augmente par accident, dans la
mesure où l’on fait des efforts à l’encontre d’une difficulté. Cependant, la
difficulté elle-même contribue à la satisfaction en raison de son caractère
pénible.
Objections :
Celui qui agit
par le seul jugement de la raison semble mériter davantage.
1° Le mérite est
opposé au péché. Or, celui qui fait un péché par la seule élection, pèche plus
que celui qui pèche poussé par une passion : en effet, on dit que le
premier pèche par une méchanceté avérée, et le second par faiblesse. Celui donc
qui fait le bien par le seul jugement de la raison mérite plus que celui qui le
fait avec quelque passion de pitié.
2° [Le répondant] disait que, pour qu’une chose soit méritoire ou soit un acte de vertu, est non seulement requis le bien qui est fait, mais aussi la bonne façon de le faire, ce qui ne peut se trouver sans l’affection de la pitié. En sens contraire : pour qu’un acte soit bien fait, trois choses sont requises, suivant le Philosophe au deuxième livre de l’Éthique : la volonté qui élit l’acte, la raison qui établit le milieu dans l’acte, la relation de l’habitus à la fin convenable. Or ces trois choses peuvent exister sans la passion de pitié en celui qui fait l’aumône. Donc non seulement ce qui est fait, mais aussi la bonne façon de faire peut exister sans elle. Preuve de la mineure : les trois choses susdites se font toutes par un acte de la volonté et de la raison. Or l’acte de la volonté et de la raison ne dépend pas de la passion : car la raison et la volonté meuvent les puissances inférieures en lesquelles sont les passions ; or la motion du moteur ne dépend pas du mouvement du mobile. Les trois choses susmentionnées peuvent donc exister sans passion.
3° L’acte de
vertu exige le discernement de la raison ; c’est pourquoi saint Grégoire
dit dans les Moralia que « si
les autres vertus ne font pas avec prudence ce qu’elles désirent, elles ne
peuvent être de vraies vertus ». Or toutes les passions empêchent le
jugement ou le discernement de la raison ; c’est pourquoi Salluste dit
dans le Catilinaire :
« Tout homme qui délibère sur un cas douteux doit être exempt de haine,
d’amitié, de colère et de pitié : car l’esprit distingue malaisément le
vrai à travers de pareils sentiments. » Ainsi, de telles passions
diminuent la qualité de la vertu, et donc le mérite.
4° Le
concupiscible n’empêche pas moins que l’irascible le jugement de la raison. Or
la passion de l’irascible liée à l’acte de vertu trouble le jugement de la
raison ; c’est pourquoi saint Grégoire dit que « la colère qui vient
du zèle trouble les yeux de l’âme ». Donc, etc.
5° La vertu est
« la disposition du parfait au meilleur », comme il est dit au septième
livre de la Physique. Ce par quoi
nous approchons davantage des êtres parfaits est donc en nous plus vertueux. Or
ceux qui opèrent par le jugement de la raison sans passion sont davantage
semblables à Dieu et aux anges : en effet, Dieu punit sans colère, et
relève la misère sans la passion de pitié. Il est donc plus vertueux de faire
le bien sans ces passions.
6° Les vertus de
l’âme purifiée sont plus dignes que les autres. Or, comme dit Macrobe dans le Songe de Scipion, « les vertus de
l’âme purifiées font complètement oublier les passions ». L’acte de vertu
accompli sans passion est donc plus louable et plus méritoire.
7° En nous, plus
l’amour de charité est purifié de l’amour charnel, plus il est louable :
en effet, l’amour entre nous ne doit pas être charnel mais spirituel, comme dit
saint Augustin dans sa Règle. Or la
passion d’amour s’accompagne d’un certain caractère charnel. L’acte de charité
sans la passion d’amour est donc plus louable ; et le même raisonnement
vaut pour les autres passions.
8° Cicéron dit au
livre des Devoirs :
« Jugeons de ces bonnes dispositions non d’après une certaine ardeur de
l’affection, mais d’après leur solidité. » Or l’ardeur appartient à la
passion. La passion diminue donc la qualité de l’acte de vertu.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quatorzième livre de la Cité de
Dieu : « Tant que nous portons, en effet, l’infirmité de cette
vie, nous ne vivrions pas selon la justice si nous n’éprouvions absolument
aucune de ces passions. Ainsi l’Apôtre blâmait et exécrait certains hommes
qu’il accusait d’être dépourvus d’affection. De même le psalmiste incrimine
ceux dont il dit : “J’ai attendu quelqu’un qui partageât ma tristesse et
il n’y a eu personne.” » Et ainsi, il semble que nous ne puissions pas
vivre selon la justice sans les passions.
2° Saint Augustin
dit au neuvième livre de la Cité de Dieu :
« S’irriter contre un pécheur pour le corriger, s’attrister avec un
affligé pour le consoler, s’effrayer à la vue d’un homme en péril pour
l’empêcher de périr, je ne vois pas, à le considérer sainement, qu’on trouve là
matière à critique. Les stoïciens, il est vrai, blâment habituellement la
miséricorde. […] Bien plus belle, bien plus humaine, bien plus conforme
aux sentiments d’une âme pieuse, fut la louange adressée par Cicéron à
César : « De tes vertus, aucune n’est plus admirable ni plus agréable
que ta miséricorde. » Et nous retrouvons ainsi la même conclusion que
ci-dessus.
Réponse :
Les passions de
l’âme peuvent avoir deux relations à la volonté : soit qu’elles la
précèdent, soit qu’elles la suivent. Les passions la précèdent, en tant
qu’elles poussent la volonté à vouloir quelque chose ; elles la suivent, dans
la mesure où la véhémence même de la volonté, par un certain rejaillissement,
ébranle l’appétit inférieur selon ces passions, ou bien aussi en tant que la
volonté elle-même suscite spontanément ces passions et les stimule.
Lors donc
qu’elles précèdent la volonté, elles diminuent sa qualité, car l’acte de
volonté est louable en tant qu’il est ordonné au bien par la raison avec la
mesure et le mode convenables. Et assurément, cette mesure et ce mode ne sont
conservés que lorsque l’action s’accomplit avec discernement ; et quand
l’homme est provoqué par l’élan de la passion à vouloir une chose, même bonne,
ce discernement n’est pas conservé, mais le mode de l’action variera selon que
l’élan de la passion est grand ou petit, et ainsi il n’adviendra pas que la
mesure convenable soit gardée, sinon par hasard.
Lorsqu’elles
suivent la volonté, elles ne diminuent pas la qualité ou la bonté de l’acte,
car elles seront réglées suivant le jugement de la raison, duquel s’ensuit la
volonté. Mais elles ajoutent plutôt à la bonté de l’acte, à deux points de vue.
D’abord à la
façon d’un signe : car la passion même qui s’ensuit dans l’appétit
inférieur est le signe que le mouvement de la volonté est intense. Il n’est pas
possible, en effet, dans la nature passible, que la volonté se meuve fortement
vers quelque chose sans qu’une passion s’ensuive dans la partie inférieure.
C’est pourquoi saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu : « Tant que nous
portons l’infirmité de cette vie, nous ne vivrions pas selon la justice si nous
n’éprouvions absolument aucune de ces passions. » Et peu après, il ajoute
la cause en disant : « N’éprouver en effet aucune douleur, tant que
nous sommes en ce séjour de misère, cela s’obtient, très chèrement, au prix de
la cruauté de l’âme et de l’insensibilité du corps. »
Ensuite à la
façon d’une aide : car lorsque la volonté élit quelque chose par le
jugement de la raison, elle le fait plus promptement et plus facilement si, en
plus de cela, une passion est excitée dans la partie inférieure, l’appétitive
inférieure étant proche du mouvement du corps. Aussi saint Augustin dit-il au
neuvième livre de la Cité de Dieu :
« Or ce mouvement de miséricorde sert la raison quand la miséricorde se
manifeste sans compromettre la justice. » Et c’est ce que le Philosophe
dit au troisième livre de l’Éthique,
citant le vers d’Homère : « éveille ta force et ton
irritation » ; en effet, lorsqu’on est vertueux quant à la vertu de
force, la passion de colère qui suit l’élection de la vertu contribue à la plus
grande promptitude de l’acte ; mais si elle la précédait, elle
perturberait le mode de la vertu.
Réponse aux objections :
1° La notion
parfaite de qualité ou de vice réside dans le volontaire ; c’est pourquoi
ce qui diminue le degré de volontaire, diminue le degré de qualité dans le
bien, et de vice dans le mal. Or la passion qui précède l’élection diminue le
degré de volontaire, et c’est pourquoi elle diminue la qualité de l’acte bon et
le vice de l’acte mauvais. Mais la passion qui suit est le signe de la grandeur
de la volonté, comme on l’a dit ; par conséquent, de même qu’elle ajoute à
la qualité dans le bien, elle ajoute au vice dans le mal. Or on dit qu’il pèche
par passion, celui que la passion pousse à choisir le péché ; mais celui
qui, pour avoir choisi le péché, tombe dans la passion, on ne dit pas qu’il
pèche par passion, mais avec passion. Il est donc vrai qu’agir par passion
diminue et la qualité, et le vice ; mais agir avec passion peut augmenter
l’un et l’autre.
2° Le mouvement
de la vertu, qui consiste dans la volonté parfaite, ne peut exister sans
passion ; non que la volonté dépende de la passion, mais parce que, dans
la nature passible, de la volonté parfaite s’ensuit nécessairement la passion.
3° Dans l’œuvre
de la vertu, et l’élection et l’exécution sont nécessaires. Pour l’élection est
requis le discernement, et pour l’exécution de ce qui est déjà déterminé est
requise la promptitude. Il n’est pas très nécessaire à l’homme en train
d’exécuter actuellement une œuvre de beaucoup réfléchir sur l’œuvre :
cela, en effet, comme dit Avicenne dans sa Métaphysique,
le gênerait plutôt qu’il ne le servirait ; comme on le voit bien dans le
cas du cithariste, qui serait fortement gêné s’il joignait une pensée à chaque
toucher de corde ; et semblablement pour le copiste, s’il réfléchissait
chaque fois qu’il forme une lettre. Et de là vient que la passion qui prévient
l’élection empêche l’acte de la vertu, en tant qu’elle empêche le jugement de
la raison, qui est nécessaire lors de l’élection ; mais une fois que, par
un pur jugement de la raison, l’élection est accomplie, la passion qui suit est
plus utile que nuisible ; car si elle trouble en quelque façon le jugement
de la raison, elle contribue cependant à la promptitude de l’exécution.
4° On voit dès
lors clairement la solution au quatrième argument.
5° Dieu et l’ange
ne sont pas capables de recevoir la passion, et c’est pourquoi aucune passion
ne s’ensuit en eux de leur volonté parfaite ; mais ce serait le cas s’ils
étaient capables de passion. Ainsi, le langage humain a coutume d’employer [les
noms des passions] pour les anges à cause d’une certaine ressemblance des
œuvres, non à cause de l’infirmité des affections.
6° Ceux qui ont
les vertus d’une âme purifiée, sont en quelque façon exempts des passions qui
inclinent vers le contraire de ce que la vertu élit, ainsi que des passions qui
poussent la volonté ; mais non de celles qui suivent la volonté.
7° Si la passion
d’amour précède la dilection de la volonté, cela concerne le caractère charnel
de l’amour, mais non si elle la suit ; en effet, cela se rapporte alors à
la ferveur de la charité, qui consiste en ce que la dilection qui se trouve
dans la partie supérieure rejaillit par sa véhémence sur la partie inférieure
jusqu’à la modifier.
8° On voit dès
lors clairement la solution au huitième argument.
Objections :
Il semble que
non.
1° Selon saint
Augustin au douzième livre sur la Trinité,
tout ce qui agit l’emporte sur ce qui subit. Or rien de créé ne l’emporte sur
l’âme du Christ. Il ne put donc pas y avoir de passion dans l’âme du Christ.
2° Selon Macrobe,
« il appartient à la force de l’âme purifiée d’ignorer les passions, non
de les vaincre ». Or le Christ eut au plus haut point les vertus de l’âme
purifiée. Il n’y eut donc pas en lui de telles passions.
3° Selon saint
Jean Damascène, « la passion est le mouvement de l’âme appétitive
soupçonnant le bien ou le mal ». Or il n’y eut pas de soupçon dans le
Christ, car cela se rattache à l’ignorance. Il n’y eut donc en lui aucune
passion de l’âme.
4° Selon saint
Augustin, « la passion est un mouvement de l’âme contraire à la
raison ». Or dans le Christ, aucun mouvement ne fut contre la raison. Il
n’y eut donc en lui aucune passion de l’âme.
5° Le Christ ne
fut pas inférieur aux anges quant à son âme, mais seulement quant à l’infirmité
de la chair. Or il n’y a pas de passion dans les anges, comme dit saint
Augustin au neuvième livre de la Cité de
Dieu. Il n’y en eut donc pas non plus dans l’âme du Christ.
6° Le Christ fut
plus parfait en son âme que l’homme dans son premier état. Or l’homme dans son
premier état n’était pas soumis à ces passions : car, comme dit saint
Augustin au neuvième livre de la Cité de
Dieu, « il faut rapporter à l’infirmité de la vie présente les
affections de ce genre que nous éprouvons au cours de toutes nos bonnes
actions » ; or il n’y avait pas d’infirmité dans le premier état. Il
n’y avait donc pas non plus de telles passions dans le Christ.
7° Selon saint
Augustin, « la douleur est le sentiment de la division ou de la
corruption ». Or il n’y eut dans le Christ aucun sentiment de corruption
ni de division, car, comme dit saint Hilaire, « il eut la violence de la
souffrance sans le sentiment de la douleur » ; et il n’y eut pas en
lui de division ou de corruption, car aucune déperdition ne put affecter le
souverain bien. Il n’y eut donc pas de douleur dans le Christ.
8° Là où la cause
est la même, l’effet est aussi le même. Or il n’y aura aucune passion dans les
corps des saints, pour la raison qu’ils seront purifiés du foyer et unis aux
âmes glorieuses. Puis donc que le corps du Christ fut dans ce cas, il semble
que la douleur d’une passion corporelle n’ait pas pu exister en lui.
9° On ne souffre
ou ne s’attriste que si l’on a perdu son bien : car si le mal est
attristant, c’est parce qu’il enlève un bien. Or le bien de l’homme est la
vertu ; par cela seul, en effet, l’homme est rendu bon. Puis donc que ce
bien ne fut pas enlevé au Christ, il n’y eut pas en lui de tristesse ni de
douleur.
10° Selon saint
Augustin au quatorzième livre de la Cité
de Dieu, « quand elle porte sur ce que nous subissons malgré nous,
cette forme de volonté est la tristesse ». Or rien n’arriva au Christ sans
qu’il l’ait voulu. Il n’y eut donc pas en lui de passion de tristesse ni de
douleur.
11°On ne
s’attriste ou ne souffre raisonnablement qu’en raison d’une blessure. Or, comme
le prouve saint Chrysostome, « nul n’est blessé que par
soi-même » ; ce qui n’a pas lieu pour le sage. Puis donc que le
Christ fut très sage, il n’y eut pas de tristesse en lui.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Mc 14, 33 : « Jésus commença à sentir de la frayeur,
de l’abattement et de l’angoisse. »
2° Saint Augustin
dit que « si la volonté est droite, ces mouvements sont irréprochables, et
même dignes de louange ». Or, dans le Christ, la volonté fut droite. Ces
mouvements furent donc en lui.
3° Les défauts de
cette vie qui ne s’opposent pas à la perfection de la grâce existèrent dans le
Christ. Or de telles passions ne s’opposent pas à la perfection de la grâce,
mais sont plutôt causées par la grâce, comme le montre saint Augustin au
quatorzième livre de la Cité de Dieu :
« ces sentiments proviennent de l’amour du bien et de la sainte
charité ». Il y eut donc de telles passions dans le Christ.
Réponse :
Ces passions
existent différemment dans les pécheurs, dans les justes, parfaits et
imparfaits, dans le Christ homme, dans le premier homme et les
bienheureux ; car elles n’existent absolument pas dans les anges et en
Dieu, puisque il n’y a pas en eux la puissance appétitive sensitive dont de
telles passions sont les mouvements. Or, pour voir clairement ce qui précède,
il faut savoir que de telles passions de l’âme peuvent se distinguer au moyen de
quatre différences, et selon cette distinction, elles sont plus ou moins
proprement des passions.
Premièrement,
selon qu’une passion de l’âme nous affecte par ce qui est contraire ou
nuisible, ou par ce qui est convenable et avantageux. Et la notion de passion
est mieux conservée lorsque l’affection s’ensuit d’une chose nuisible que si
elle s’ensuit d’une chose avantageuse, parce que la passion implique une
certaine transmutation du patient de sa disposition naturelle vers une
disposition contraire. Et de là vient que la douleur, la tristesse, la crainte
et les autres passions de ce genre, qui sont relatives au mal, sont plus des
passions que la joie, l’amour et les autres semblables, qui sont relatives au
bien ; quoiqu’en celles-ci la notion de passion soit conservée, en tant
que le cœur se dilate ou s’échauffe par elles, ou se dispose en quelque sorte
autrement qu’il n’est disposé en général ; et c’est pourquoi il arrive que
l’on meure de ce genre d’affections.
En deuxième
lieu, selon que la passion vient totalement du dehors, ou qu’elle vient de
quelque principe intérieur ; cependant, la notion de passion est mieux
conservée lorsqu’elle vient du dehors que lorsqu’elle vient de l’intérieur. La
passion vient du dehors lorsqu’elle est excitée à l’improviste par l’arrivée
d’une chose convenable ou nuisible ; et elle vient de l’intérieur quand
ces passions sont causées par la volonté elle-même, de la façon déjà
mentionnée ; et dans ce cas, elles ne sont pas imprévues, puisqu’elles
suivent le jugement de la raison.
Troisièmement,
selon qu’une chose est totalement ou non totalement transmuée. Car ce qui est
altéré en quelque façon et n’est pas totalement transmué, nous ne disons pas
qu’il « subit » aussi proprement que ce qui est totalement transmué
vers le contraire : en effet, nous disons plus proprement que l’homme
subit une infirmité si tout son corps est infirme, que si la maladie survient
en quelque partie de celui-ci. Or l’homme est totalement transmué par de telles
affections lorsqu’elles ne s’arrêtent pas à l’appétit inférieur, mais attirent
aussi à elles le supérieur. Quand elles sont dans le seul appétit inférieur,
l’homme est changé par elles en partie, pour ainsi dire ; c’est pourquoi
on les appelle alors « propassions », mais « passions »
dans le premier cas.
En quatrième
lieu, selon que la transmutation a plus ou moins d’intensité. Celles qui en ont
moins sont moins proprement appelées passions ; c’est pourquoi saint Jean
Damascène dit au deuxième livre : « Tout ce qui est passible n’est
pas appelé passion pour autant, mais seulement quand la passion est assez
intense pour atteindre le seuil de cette sensibilité ; les motions
mineures et imperceptibles ne sont pas encore des passions. »
Il faut donc
savoir que dans les hommes en l’état de voie, s’ils sont pécheurs, il y a des
passions relatives au bien et relatives au mal, non seulement prévues, mais
aussi imprévues, et intenses, et fréquentes, et consommées ; c’est
pourquoi ils sont dits « à la remorque de leurs passions », au premier
livre de l’Éthique. Mais dans les
justes, elles ne sont jamais consommées, car en eux, la raison n’est jamais
menée par les passions ; elles sont cependant véhémentes chez les
imparfaits, mais faibles chez les parfaits, les puissances inférieures étant
domptées par l’habitus des vertus morales. Ils ont toutefois des passions non
seulement prévues, mais aussi imprévues, et relatives non seulement au bien,
mais aussi au mal. Chez les bienheureux, en revanche, et dans l’homme en son
premier état, ainsi que dans le Christ en son état d’infirmité, de telles
passions ne sont jamais imprévues, étant donné que, à cause de la parfaite
obéissance en eux des puissances inférieures aux supérieures, aucun mouvement
ne s’élève dans l’appétit inférieur sans suivre le dictamen de la raison ; c’est pourquoi saint Jean Damascène
dit : « Les passions naturelles, dans le Seigneur, ne précédaient pas
sa volonté ; […] c’est le voulant qu’il eut faim, le voulant qu’il eut
crainte. » Et il faut considérer semblablement le cas des bienheureux
après la résurrection, et celui des hommes dans le premier état. Mais avec
cette différence, qu’il y eut dans le Christ des passions non seulement
relatives au bien, mais aussi relatives au mal : en effet, il avait un
corps passible, aussi les passions de crainte, de tristesse et autres
pouvaient-elles naturellement provenir en lui de l’imagination du
nuisible ; tandis que dans le premier état et chez les bienheureux, il ne
peut y avoir appréhension d’une chose comme nuisible ; voilà pourquoi il
n’y a en eux de passion que relativement au bien, comme l’amour, la joie, etc.,
mais non la tristesse ou la colère, ni rien de semblable.
Ainsi donc,
nous accordons qu’il y eut dans le Christ de vraies passions ; c’est
pourquoi saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu : « Conformément à un dessein déterminé, le
Christ a voulu éprouver ces sentiments dans son âme humaine, comme il a voulu
se faire homme. »
Réponse aux objections :
1° Il n’est pas
nécessaire que ce qui agit l’emporte dans l’absolu sur ce qui subit, mais à un
certain point de vue, c’est-à-dire en tant qu’il agit : et ainsi, rien
n’empêche que l’objet de l’âme du Christ l’emporte sur elle, en tant qu’il est
actif et que l’âme du Christ a quelque puissance passive.
2° Selon saint
Augustin au neuvième livre de la Cité de
Dieu, il y eut sur ce point un débat entre les stoïciens et les
péripatéticiens, mais qui semblait être plus une question de mots que de
réalités. Car les stoïciens disaient que de telles passions ne pouvaient en
aucune façon exister dans l’âme du sage. Or ils appelaient sage celui qui est
parfait dans les vertus, ayant pour ainsi dire la vertu de l’âme purifiée. Les
péripatéticiens, de leur côté, disent que ces passions de l’âme existent dans
le sage, mais réglées et soumises à la raison. Or saint Augustin prouve par
l’aveu d’un certain stoïcien que les stoïciens voulaient que de tels sentiments
imprévus existent dans l’âme du sage, sans toutefois qu’ils soient approuvés ou
qu’il y soit consenti ; et ils ne les appelaient pas des passions, mais
des quasi-visions ou des imaginations. D’où il ressort qu’en réalité les
stoïciens ne disaient pas autre chose que les péripatéticiens, mais il y avait
seulement un désaccord sur les mots ; car ce que les péripatéticiens
nommaient « passions », les stoïciens l’appelaient autrement. Ainsi
donc, suivant l’avis des stoïciens, Macrobe et Plotin disent que les passions
ne coexistent pas avec la vertu de l’âme purifiée : non qu’il n’y ait pas
des mouvements imprévus des passions dans les hommes d’une telle vertu, mais
parce que ces mouvements n’entraînent pas la raison, et ne sont pas véhéments
au point de beaucoup troubler la paix ; et dans le même sens, le
Philosophe dit au septième livre de l’Éthique
que les convoitises, chez les tempérants, ne sont pas fortes comme elles le
sont chez les continents, quoique ni dans les uns ni dans les autres la raison
ne soit entraînée au consentement. Ou bien l’on peut dire, et c’est mieux, que
puisque de telles passions naissent du bien et du mal, on doit les distinguer
d’après la différence des biens et des maux. En effet, certains biens et maux
sont naturels, comme la nourriture, la boisson, la santé ou la maladie du
corps, etc., alors que d’autres ne sont pas naturels, comme les richesses, les
honneurs et autres choses de ce genre, dont s’occupe la vie civile. Or Plotin
et Macrobe distinguent les vertus de l’âme purifiée par opposition aux vertus
politiques. Cela montre clairement que les vertus de l’âme purifiée se
rencontrent en ceux qui sont totalement éloignés du mode de vie civil, et
vaquent à la seule contemplation de la sagesse. Voilà pourquoi aucune passion
ne s’ensuit en eux des biens ou des maux civils ; ils ne sont toutefois
pas exempts des passions qui s’ensuivent des biens ou des maux naturels.
3° Tout ce qui
est causé par une cause faible peut être causé par une cause plus forte. Or
l’estimation certaine est une cause plus forte pour exciter les passions que le
soupçon ; c’est pourquoi saint Jean Damascène a posé celui-ci comme le
minimum pouvant causer une passion, donnant ainsi à entendre qu’elle est causée
plus forte par une cause plus forte.
4° Selon saint
Augustin au quatorzième livre de la Cité
de Dieu, l’impassibilité se dit en deux sens : d’abord en tant qu’elle
prive des affections qui se produisent contre la raison et troublent
l’esprit ; ensuite en tant qu’elle exclut tout sentiment. Dans la citation
susdite, la passion est donc prise dans le sens où elle s’oppose à la première
impassibilité, mais non dans le sens où elle s’oppose à la seconde. Et c’est
seulement ainsi qu’elle fut dans le Christ.
5° Le Christ fut
supérieur aux anges en son âme intellective ; cependant il eut un appétit
sensitif grâce auquel les passions pouvaient exister en lui, et que les anges
n’ont pas.
6° Il y eut dans
le premier homme quelques passions comme la joie et l’amour, qui sont relatifs
au bien, mais non la douleur ou la crainte, qui sont relatives au mal ; et
celles-ci se rapportent à l’infirmité présente, qu’Adam n’a pas eue, mais que
le Christ a volontairement assumée.
7° Il y eut dans
le Christ une vraie blessure du corps, et un vrai sentiment de blessure ;
c’est, en effet, quant à sa divinité qu’il est le souverain bien auquel rien ne
peut être enlevé, mais non quant à son corps. Et la parole de saint Hilaire, à
ce que disent certains, a été ensuite rétractée par lui. Ou bien l’on peut dire
que, s’il a dit que le Christ n’a pas eu le sentiment de la douleur, ce n’est
pas qu’il n’ait pas senti la douleur, mais c’est parce que cette sensation
n’est pas allée jusqu’à modifier sa raison.
8° Suivant le
cours ordinaire des choses, par le fait même que l’âme est glorifiée, le corps
qui lui est uni est rendu glorieux, et impassible à l’égard de la
blessure ; c’est pourquoi saint Augustin dit dans sa Lettre à Dioscore : « Dieu a créé l’âme avec une nature
si puissante que, de la plénitude du bonheur dont elle jouira à la fin des
temps et qui a été promise par Dieu à ses saints, rejaillira sur notre nature
inférieure, c’est-à-dire le corps, non la béatitude qui est le propre de
l’intelligence comprenant le bien dont elle jouit, mais la plénitude de la
santé, c’est-à-dire la vigueur de l’incorruptibilité. » Or le Christ,
ayant en son pouvoir son âme et son corps, avait, à cause de la puissance de la
divinité et par une certaine disposition, à la fois la béatitude dans son âme
et la passibilité dans son corps, le Verbe permettant au corps ce qui lui est
propre, comme dit saint Jean Damascène ; il y eut donc dans le Christ ceci
de singulier, que la gloire ne rejaillit pas sur le corps depuis la plénitude
de béatitude de l’âme.
9° Les stoïciens
n’appelaient « bien de l’homme » que ce qui méritait aux hommes le
qualificatif de bon, c’est-à-dire les vertus de l’âme. Les autres choses,
comme les biens corporels et ce qui relève de la fortune extérieure, ils ne les
appelaient pas des biens mais des aises ; cependant les péripatéticiens
les appelaient des biens, mais du dernier rang, tandis que les vertus étaient
pour eux de très grands biens. Or cette différence n’était que verbale. De même
en effet que, selon les péripatéticiens, les biens du dernier rang font naître
des mouvements dans l’âme du sage, quoique la raison n’en soit pas troublée, de
même aussi les stoïciens disaient cela des aises. Et ainsi, il n’est pas vrai
que dans l’âme du sage la tristesse ne puisse naître que du défaut de vertu.
10° Bien que, dans
le Christ, le corps ne fût pas blessé sans que la raison le voulût, cependant
la blessure était opposée à l’appétit de sensualité ; et ainsi, il y eut
là de la tristesse.
11° Saint Jean
Chrysostome parle de la blessure qui rend quelqu’un misérable, c’est-à-dire qui
le prive du bien de la vertu ; mais la tristesse ne naît pas seulement
d’une telle blessure, chez le sage, comme on l’a dit. L’argument n’est donc pas
concluant.
Objections :
Il semble que
non.
1° Quand
l’émotion de la passion atteint la raison, on dit alors que l’homme est
perturbé et mené par la passion. Or il n’appartient pas au sage d’être perturbé
et mené par la passion. Puis donc que le Christ fut très sage, il semble qu’en
lui la douleur ne parvint pas jusqu’à la raison supérieure.
2° Chaque
puissance se délecte, dit-on, par la convenance de l’objet propre. La douleur
aussi ne doit donc être attribuée à une puissance qu’à cause de la nuisance qui
survient du côté de l’objet. Or le Christ ne souffrait d’aucun défaut ni
empêchement relativement aux réalités éternelles, qui sont les objets de la raison
supérieure. La passion de douleur ne fut donc pas dans la raison supérieure du
Christ.
3° Selon saint
Augustin au quatorzième livre de la Cité
de Dieu, la douleur appartient aux passions corporelles. Or la douleur ne
concerne l’âme que dans la mesure où elle est unie au corps. Or l’âme n’est pas
unie au corps par la raison supérieure, puisque, suivant le Philosophe au
troisième livre sur l’Âme,
l’intelligence n’est l’acte d’aucun corps. La douleur ne peut donc pas exister
dans la raison supérieure.
4° [Le répondant] disait que la raison supérieure n’est pas unie au corps par son opération, mais lui est cependant unie comme une forme. En sens contraire : selon le Philosophe au livre sur le Sommeil et la Veille, la puissance et l’action appartiennent au même. Si donc l’acte de l’intelligence appartient à l’âme sans être commun au corps, la puissance intellective n’appartiendra pas non plus à l’âme en tant qu’elle est unie au corps, et ainsi, la raison supérieure ne sera pas unie au corps comme une forme.
5° Selon saint
Jean Damascène, la passion est un mouvement de la partie irrationnelle et
appétitive. Or la douleur, la tristesse et les autres choses de ce genre sont
des passions. Elles ne furent donc pas, chez le Christ, dans la partie de la
raison supérieure.
6° Selon saint
Augustin au quatorzième livre de la Cité
de Dieu, la douleur ou la tristesse est une des choses « qui nous
arrivent contre notre gré ». Or le Christ, par sa raison supérieure,
voulait sa passion corporelle, et rien n’e se produisit contre sa volonté, qui
était très parfaitement conforme à la volonté divine. Il n’y eut donc pas de
tristesse ou de douleur dans la raison supérieure du Christ.
7° [Le répondant] disait que la raison supérieure, comme raison, voulait la passion du corps, mais non comme nature. En sens contraire : la raison est la même puissance, considérée comme raison et considérée comme nature : en effet, une considération différente ne fait pas varier la substance de la réalité. Si donc la raison supérieure voulait une chose comme raison et ne la voulait pas comme nature, la même puissance, au même instant, voulait tout ensemble une chose et ne la voulait pas ; ce qui est impossible.
8° Selon le
Philosophe, aucune tristesse n’est opposée ou contraire à la délectation qui
est dans la considération. Or la délectation de la raison supérieure a lieu
lorsqu’elle contemple les réalités éternelles. Il ne peut donc y avoir en elle
aucune douleur ou tristesse. En effet, cette tristesse ou cette douleur
s’opposerait à la délectation contemplative. Et ainsi, il n’y eut pas de
passion de douleur ni de tristesse dans l’âme du Christ quant à la raison
supérieure.
En sens contraire :
1° Il est dit au
Psaume 87, 4 : « mon âme est remplie de
maux » ; la Glose :
« non de vices, mais de douleurs ». La douleur fut donc en n’importe
quelle partie de l’âme du Christ ; et ainsi, elle fut dans la raison
supérieure.
2° La
satisfaction correspond à la faute. Or le Christ, dans sa Passion, a satisfait
pour la faute du premier homme. Puis donc que cette faute parvint jusqu’à la
raison supérieure, la Passion du Christ dut atteindre, elle aussi, la raison
supérieure.
3° Comme dit la Glose à propos de « mon âme est
remplie de maux », l’âme, en souffrant, compatit au corps auquel elle est
unie. Or la raison comme raison implique un rapport au corps : la preuve
en est que pour les anges, qui n’ont pas de corps qui leur soit naturellement
uni, nous ne disons pas « raison », mais « intelligence »,
tandis que pour les âmes unies aux corps, nous disons « raison ».
C’est donc dans la raison supérieure en tant que raison qu’il y eut la douleur
de la Passion du Christ.
4° Toute l’âme,
suivant saint Augustin, est dans tout le corps. N’importe laquelle de ses
parties est donc unie au corps. Or la raison supérieure, comme raison, est une
certaine partie de l’âme. Elle est donc unie au corps ; et ainsi, par la
douleur, elle compatit au corps souffrant.
Réponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a déjà dit, il y a deux passions qui font subir l’âme par
accident : l’une corporelle, qui commence par le corps et a son terme dans
l’âme en tant qu’elle est unie au corps ; l’autre est la passion animale,
qui a pour cause que l’âme appréhende une chose par laquelle est mû l’appétit,
dont le mouvement est suivi d’une certaine transmutation corporelle.
Si donc nous
parlons de la première passion, à laquelle se rattache la douleur, il faut
dire, suivant saint Augustin, que la douleur de la Passion du Christ fut d’une
certaine façon dans sa raison supérieure, et d’une autre façon non. En effet,
il y a deux choses dans la douleur : la blessure, et la perception
expérimentale de la blessure. La blessure est principalement dans le corps,
mais conséquemment dans l’âme en tant qu’elle est unie au corps. Or l’âme est
unie au corps par son essence ; et dans l’essence de l’âme toutes les
puissances sont enracinées ; par conséquent, dans le Christ, cette
blessure concernait l’âme et toutes ses parties, la raison supérieure aussi, en
tant qu’elle est fondée dans l’essence de l’âme ; par contre, la
perception expérimentale de la blessure concerne le seul sens du toucher, comme
on l’a déjà dit.
Si nous parlons
de la passion animale, la tristesse, qui est proprement une passion animale, ne
peut exister que dans la partie de l’âme par l’objet de laquelle la tristesse
se produit, et elle se produit par l’appréhension et l’appétit de cet objet. Or
aucune forme de tristesse ne pouvait survenir dans l’âme du Christ par l’objet
de la raison supérieure, c’est-à-dire du côté des réalités éternelles dont
elles jouissait très parfaitement ; voilà pourquoi la tristesse animale ne
put exister dans la raison supérieure de l’âme du Christ.
Dans le Christ,
donc, en tant qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme, la raison
supérieure souffrait de la douleur corporelle ; mais elle ne souffrait pas
de la tristesse animale, puisque par son acte propre elle se rapportait à la
contemplation des réalités éternelles.
Réponse aux objections :
1° L’homme est
perturbé et mené par la passion, lorsque la raison, dans son opération propre,
suit les inclinations de la passion en consentant et en élisant ; or la
douleur corporelle n’atteignit pas la raison supérieure de l’âme du Christ en
transmuant sa propre raison, mais seulement en tant qu’elle est enracinée dans
l’essence, comme on l’a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.
2° Bien que la
douleur ne fût pas dans la raison supérieure de l’âme du Christ si on la
rapporte à son objet propre, elle fut cependant en elle si on la rapporte à sa
racine propre, qui est l’essence de l’âme.
3° La puissance
peut être l’acte du corps de deux façons. D’abord en tant qu’elle est une
certaine puissance ; et dans ce cas on dit qu’elle est l’acte du corps, en
tant qu’elle détermine formellement un organe corporel pour qu’il exécute son
acte propre, comme la puissance visuelle perfectionne l’œil pour qu’il
accomplisse l’acte de la vision ; et ce n’est pas ainsi que l’intelligence
est l’acte du corps. Ensuite, du point de vue de l’essence en laquelle elle est
fondée ; et dans ce cas, tant l’intelligence que les autres puissances
sont unies au corps comme une forme, en tant qu’elles sont dans l’âme, qui est
par son essence la forme du corps.
4° Cette
objection est probante du point de vue de la puissance, mais non en tant que celle-ci
est enracinée dans l’essence de l’âme.
5° Saint Jean
Damascène parle de la passion animale ; et cette passion est dans
l’appétitive sensitive comme en son sujet propre, mais elle est dans
l’appréhensive quasi causalement, en tant que c’est par l’objet appréhendé que
le mouvement de passion s’élève dans l’appétitive. Or il y a aussi dans
l’appétit supérieur des opérations semblables aux passions de l’appétit
inférieur, et cette ressemblance explique pourquoi les noms des passions sont
parfois attribués aux anges et à Dieu, comme dit saint Augustin au neuvième
livre de la Cité de Dieu. Et de cette
façon, on dit parfois que la tristesse est dans la raison supérieure, quant à
l’appréhensive et à l’appétitive. Cependant, ce n’est pas ainsi que nous disons
que la douleur fut dans la raison supérieure de l’âme du Christ, mais en tant
qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme, comme on l’a dit.
6° Cette
objection prouve qu’il n’y eut pas de douleur dans la raison supérieure, si on
la rapporte à son objet par son opération propre ; ainsi, en effet, rien
ne se produisit sans qu’elle le voulût.
7° La distinction
entre la raison comme raison et la raison comme nature peut être comprise de
deux façons.
De la première
façon, la raison « comme nature » est appelée raison en tant qu’elle
appartient à la nature de la créature rationnelle, c’est-à-dire que, étant
fondée dans l’essence de l’âme, elle donne au corps l’être naturel ; mais
on parle de la raison « comme raison » d’après ce qui est le propre
de la raison en tant qu’elle est raison, et c’est son acte, car les puissances
se définissent par les actes. Ainsi, parce que la douleur n’est pas dans la
raison supérieure en tant qu’elle se rapporte à son objet par son acte propre
mais en tant qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme, on dit que la
raison supérieure subissait la douleur comme nature, et non comme raison. Et il
en va de même pour la vue, qui est fondée sur le toucher en tant que l’organe
de la vue est un organe du toucher ; la vue peut donc subir une blessure
de deux façons : d’abord par son acte propre, comme lorsque la vue est
émoussée par une lumière très forte, et c’est la souffrance de la vue comme
vue ; ensuite en tant qu’elle est fondée dans le toucher, comme lorsque
l’œil est piqué ou qu’il est dissous par quelque chaleur ; et cela n’est
pas la souffrance de la vue comme vue, mais en tant qu’elle est un certain
toucher.
La distinction
susdite peut être comprise autrement : nous disons alors que la raison est
comprise comme nature, en tant que la raison se rapporte aux choses qu’elle
connaît ou recherche naturellement ; mais nous disons qu’elle est comprise
comme raison, en tant qu’elle est ordonnée à connaître ou rechercher quelque
chose par une certaine confrontation, étant donné que le propre de la raison
est de confronter. Or il est des choses qui, considérées en elles-mêmes, sont à
éviter, mais sont recherchées en relation à autre chose : par exemple, la
faim et la soif, considérées en elles-mêmes, sont à éviter, mais, si on les considère
comme utiles au salut de l’âme ou du corps, alors on les recherche. Et ainsi,
la raison comme raison se réjouit à leur sujet, tandis que la raison comme
nature s’attriste à cause d’elles. Ainsi également, la passion corporelle du
Christ considérée en soi était à éviter : c’est pourquoi la raison comme
nature s’en attristait et ne la voulait pas ; mais en tant qu’elle était
ordonnée au salut du genre humain, alors elle était bonne et objet
d’appétit ; et ainsi, la raison comme raison la voulait et en retirait une
joie.
Cependant on ne
peut rapporter cela à la raison supérieure, mais seulement à l’inférieure, qui
tend vers les choses qui appartiennent au corps comme vers un objet propre, et
c’est pourquoi elle peut se porter vers les passions du corps et dans l’absolu,
et avec confrontation. Mais la raison supérieure ne tend pas vers les choses
qui appartiennent au corps comme vers des objets : en effet, elle ne tend
ainsi que vers les réalités éternelles ; elle regarde vers les réalités
corporelles en jugeant d’elles par les raisons éternelles, vers lesquelles elle
tend non seulement pour les voir mais aussi pour les consulter. Et ainsi la
raison supérieure, dans le Christ, ne regardait vers la passion du corps qu’en
relation aux raisons éternelles, qui le faisaient se réjouir de sa Passion en
tant qu’elle était agréable à Dieu. Par conséquent, en aucune façon la
tristesse ou la douleur n’avait de place dans la raison supérieure du point de
vue de son opération propre.
Et il n’est pas
aberrant que la même puissance veuille en relation à autre chose cela même
qu’elle ne veut pas en soi : car il peut se faire que ce qui n’est pas bon
en soi reçoive une certaine bonté de sa relation à autre chose ; quoique
cela n’ait pas lieu chez le Christ dans la raison supérieure relativement à la
passion du corps, à laquelle elle n’est ordonnée que comme à un objet voulu,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
8° La
considération peut causer de la délectation de deux façons. D’abord du côté de
l’opération qu’est la considération ; et ainsi, aucune tristesse n’est
opposée ou contraire à la délectation qui est dans la considération, car cette
considération qui est cause de délectation n’a pas de considération contraire
qui serait cause de tristesse : en effet, toute considération est
délectable. Mais il n’en va pas de même du côté du sens, car et la tristesse et
la douleur surviennent par les opérations des sens ; ainsi, nous nous
délectons du toucher de ce qui convient, mais nous souffrons du toucher de ce
qui est nuisible. Ensuite, la considération cause de la délectation du côté de
l’objet considéré, c’est-à-dire en tant qu’une chose est considérée comme bonne
ou comme mauvaise. Et ainsi, de la considération peuvent survenir la
délectation et la tristesse contraire ; car dans ce cas, le fait même de
ne pas penser cause aussi de la tristesse, en tant qu’il est considéré comme un
certain mal, alors qu’en soi il ne cause que la négation de la délectation.
Cependant, ce n’est pas de cette façon que nous disons que la douleur est dans
la raison supérieure de l’âme du Christ, mais en tant qu’elle est enracinée
dans l’essence de l’âme.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° La Glose ne dit pas que l’âme du Christ
soit remplie de tristesse, mais qu’elle est remplie de douleurs, en tant
qu’elle compatit au corps. Et ainsi, il n’est pas nécessaire que la passion de
douleur concerne la raison supérieure, si ce n’est en tant qu’elle est dans
l’essence de l’âme ; car ainsi, elle est unie au corps.
2° La Passion du
Christ n’était satisfactoire que dans la mesure où elle fut reçue
volontairement et par charité ; et ainsi, il n’est pas nécessaire que la
douleur soit dans la partie supérieure de la raison du Christ du point de vue
de son opération propre, comme la faute fut en Adam par l’opération de sa
raison supérieure : car le mouvement même de charité de celui qui souffre,
mouvement qui est dans la partie supérieure de sa raison, correspond, dans la
satisfaction, à ce qui dans la faute dépendit de la raison supérieure.
3° Deux choses
sont comprises dans la raison, à savoir : une certaine participation à la
puissance intellectuelle, et en outre un obscurcissement ou une imperfection.
L’imperfection de la puissance intellectuelle accompagne donc l’âme parce
qu’elle peut être unie au corps, tandis que la puissance intellectuelle est en
elle parce qu’elle n’est pas abaissée sous le corps comme les formes
matérielles. Aussi, puisque l’opération de la raison est dans l’âme en tant
qu’elle participe à la puissance intellectuelle, une telle opération n’est pas
exercée par l’intermédiaire du corps.
4° La raison
comme raison ne désigne pas une puissance distincte de la raison comme nature,
mais désigne un certaine façon de considérer la puissance elle-même. Or, bien
que quelque puissance de l’âme, suivant une certaine façon de la considérer, ne
soit pas concernée par la passion, il n’est cependant pas exclu que toute l’âme
souffre.
Objections :
Il semble que
oui.
1° La béatitude
est plus proprement dans l’âme que dans le corps. Or le corps ne peut être
appelé bienheureux ou glorieux en même temps qu’il souffre, car l’impassibilité
appartient à la gloire du corps. Il ne put donc y avoir non plus, dans la
raison supérieure du Christ, en même temps la passion de douleur et la joie de
la fruition.
2° Le Philosophe
dit au septième livre de l’Éthique
que n’importe quelle délectation chasse la tristesse contraire, et que si elle
est véhémente, elle chasse toute tristesse. Or la délectation dont la raison
supérieure de l’âme du Christ jouissait par la divinité, fut très véhémente.
Elle a donc chassé du Christ toute tristesse et toute douleur.
3° La raison
supérieure contemple plus clairement que saint Paul dans son ravissement. Or
l’âme de saint Paul, par la contemplation du vrai, fut abstraite du corps non
seulement quant à l’opération de la raison, mais aussi quant aux opérations
sensitives. Le Christ n’a donc pas non plus éprouvé de douleur, ni quant à la
raison ni quant au sens.
4° D’une cause
forte s’ensuit un effet fort. Or l’opération de l’âme est cause de changement
corporel : par exemple, il est évident que l’imagination des choses
effrayantes ou délectables dispose le corps au froid ou à la chaleur. Puis donc
qu’il y eut dans l’âme, quant à la raison supérieure, une joie très véhémente,
il semble que le corps fut transmué par cette joie. Et ainsi, la douleur ne put
exister ni dans le corps, ni dans la raison supérieure en tant qu’elle est unie
au corps.
5° La vision de
Dieu dans son essence est plus efficace que la vision de Dieu dans une créature
assujettie. Or la vision en laquelle Moïse vit Dieu dans une créature
assujettie, fit qu’il ne fut pas affligé par la faim quand il jeûna quarante
jours. Donc à bien plus forte raison la vision de Dieu dans son essence, qui
convenait au Christ quant à la raison supérieure, a-t-elle éloigné toute
affliction corporelle ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que
ci-dessus.
6° Ce qui est en
un sommet, d’où il peut néanmoins se retirer, ne subit aucun mélange du
contraire ; ainsi la chaleur du feu, qui est en un sommet, ne subit aucun
mélange de froid, encore que cette chaleur soit transmuable. Or la joie de la
fruition fut dans la raison supérieure en un sommet et immuablement. Il n’y eut
donc là aucun mélange de douleur.
7° L’homme
est béatifié et en son âme, et en son corps. Or il a perdu les deux béatitudes
par le péché. Mais dans le Christ, la nature humaine a été rendue à la
béatitude de l’âme, qui consiste en ce que la raison supérieure jouissait de la
divinité. Donc à bien plus forte raison a-t-elle été rendue à la béatitude du
corps, qui est moindre. Et ainsi, il n’y eut pas non plus de douleur en lui
quant au corps ; ni, par conséquent, dans la raison supérieure en tant
qu’elle est unie au corps.
8° De même que
l’âme du Christ est unie au Verbe, de même aussi sa chair. Or, si sa chair
avait été glorifiée par l’union au Verbe, aucune douleur n’aurait pu exister en
elle. Puis donc que la raison supérieure fut béatifiée par l’union au Verbe,
aucune douleur ne pouvait exister en elle.
9° Selon
saint Augustin au douzième livre sur la Genèse
au sens littéral, la joie et la douleur sont dans l’âme par leur essence.
Or la joie et la douleur sont contraires. Puis donc que des contraires ne
peuvent être dans le même quant à l’essence, il semble qu’il n’ait pu y avoir
dans la partie supérieure de la raison en même temps la joie de la fruition et
la douleur de la Passion.
10° La douleur
s’ensuit de l’appréhension du nuisible, la joie, de l’appréhension du
convenant. Or il n’est pas possible d’appréhender en même temps le nuisible et
le convenant, car on ne peut penser que ce qui est un, suivant le Philosophe.
Il ne put donc y avoir dans la raison supérieure en même temps la douleur et la
joie.
11° La raison a un
plus grand pouvoir sur la sensualité dans la nature intègre que la sensualité
n’en a sur la raison dans la nature corrompue. Or, dans la nature corrompue, la
sensualité entraîne après soi la raison. Donc à bien plus forte raison dans le
Christ, en qui la nature humaine fut intègre, la raison entraînait-elle après
soi la sensualité. Or toute la sensualité participait à la joie de la fruition,
qui était dans la raison : d’où il ressort que l’âme du Christ était
totalement dépourvue de douleur.
12° L’infirmité
contractée est plus grande que l’infirmité assumée ; et semblablement,
l’union dans la Personne est supérieure à l’union par la grâce. Or, dans les
trois enfants, qui avaient l’infirmité contractée, l’union à Dieu par la grâce
garda leurs corps impassibles à l’égard de la blessure du feu. Donc à bien plus
forte raison dans le Christ, qui n’eut que l’infirmité assumée, l’union dans la
Personne du Verbe de Dieu et la fruition de celui-ci conservèrent-elles la
raison exempte de la douleur de la Passion.
13° La joie de la
fruition, dans la raison supérieure, vient de ce que celle-ci est tournée vers
Dieu, tandis que la douleur de la Passion vient de ce qu’elle est tournée vers
le corps. Or la raison, étant simple, ne peut en même temps se tourner vers
Dieu et vers le corps, car ce qui est simple est entièrement tourné vers ce
vers quoi il est tourné. Il ne put donc y avoir dans la raison supérieure du
Christ en même temps la joie de la fruition et la douleur de la Passion.
14° [Le répondant] disait qu’il y eut deux états dans le Christ : l’état de voie et l’état de saisie ; et suivant ces deux états, il put y avoir ainsi en lui la joie de la fruition et la douleur de la Passion. En sens contraire : le double état du Christ n’ôte pas la contrariété qui existe entre la joie et la douleur, et ne diversifie pas le sujet de la joie et de la douleur. Or des contraires ne peuvent pas exister dans le même sujet. Le double état du Christ ne fait donc pas qu’il puisse y avoir en lui, quant à la raison supérieure, en même temps la douleur et la joie.
15° Les états de
voie et de saisie, ou bien sont contraires, ou bien ne le sont pas. S’ils sont
contraires, alors ils ne peuvent être en même temps dans le Christ. Et s’ils ne
sont pas contraires, alors, puisque les contraires ont des causes contraires,
il semble que le double état ne puisse pas être une cause pour qu’il y ait dans
le Christ en même temps la joie et la douleur, qui sont contraires.
16° Lorsqu’une
puissance est tendue vers son acte, l’autre puissance est retirée du sien. Donc
à bien plus forte raison, lorsqu’une puissance est tendue vers un acte,
elle-même se retire d’un autre acte. Or il y eut dans la raison supérieure une
joie intense. Elle était donc par là entièrement retirée de la douleur.
17° [Le répondant] disait que la douleur était matérielle relativement à la joie ; par conséquent, la joie n’était pas empêchée par la douleur. En sens contraire : la douleur provenait de la passion du corps, la joie provenait de la vision de Dieu. La douleur de la Passion n’était donc pas matérielle relativement à la joie de la fruition ; et ainsi, la douleur et la joie ne purent coexister dans la raison supérieure du Christ.
En sens contraire :
1° Les effets
sont à proportion des causes. Or l’union de l’âme du Christ au corps était
cause de douleur, tandis que son union à la divinité était cause de joie. Mais
ces deux unions ne s’empêchent pas ; il y eut donc dans le Christ en même
temps la douleur de la Passion et la joie de la fruition.
2° Le Christ fut
dans le même instant véritablement dans l’état de voie et véritablement dans
l’état de saisie. Il eut donc ce qui relève de l’état de voie et de l’état de
saisie. Or il appartient à l’état de saisie de se réjouir intensément de la
fruition divine, et à l’état de voie de sentir les douleurs corporelles. Il y
eut donc dans le Christ en même temps la douleur de la Passion et la joie de la
fruition.
Réponse :
Dans le Christ,
les deux choses en question, à savoir la joie de la fruition et la douleur de
la passion corporelle, ne se sont nullement empêchées.
Et pour le voir
clairement, il faut savoir que, dans l’ordre de la nature, à cause de la
liaison des puissances de l’âme dans l’unique essence, et de l’âme et du corps
dans l’être unique du composé, les puissances supérieures et inférieures, et
aussi le corps, font dériver les uns sur les autres ce qui surabonde en l’un
d’eux ; et de là vient que le corps est transmué selon le chaud et le
froid par l’appréhension de l’âme, et parfois jusqu’à la santé et la maladie,
et jusqu’à la mort : il arrive en effet que l’on encoure la mort à cause
de la joie, de la tristesse ou de l’amour. Et de là vient qu’il se fait un rejaillissement
de la gloire même de l’âme sur le corps qui doit être glorifié, comme le montre
clairement une précédente citation de saint Augustin. Et semblablement, à
l’inverse, la transmutation du corps rejaillit sur l’âme ; en effet, l’âme
unie au corps imite ses tempéraments quant à la folie, la docilité et les
autres choses de ce genre, comme il est dit au livre des Six Principes. De même, il se fait un rejaillissement des
puissances supérieures sur les inférieures, puisqu’un mouvement intense de la
volonté est suivi d’une passion dans l’appétit sensitif, et que par une
contemplation intense les puissances animales sont retirées de leurs actes ou
empêchées de les exercer. Et à l’inverse, il se fait un rejaillissement des
puissances inférieures sur les supérieures, comme lorsque, par la véhémence des
passions qui existent dans l’appétit sensitif, la raison est enténébrée au
point de juger comme bon au plein sens du terme ce à quoi l’homme est affecté
par la passion.
Mais il en va
autrement dans le Christ. Car, à cause de la puissance divine du Verbe, l’ordre
de la nature était soumis à sa volonté ; il pouvait donc advenir que le
rejaillissement susdit — soit de l’âme sur le corps et vice versa, soit des puissances supérieures sur les inférieures et vice versa — ne se produise pas, la
puissance du Verbe faisant cela afin que la vérité de la nature humaine fût
attestée quant à chacune de ses parties, et que le mystère de notre réparation
s’accomplît convenablement en tout point. C’est pourquoi saint Jean Damascène
dit au troisième livre : « Il était poussé selon sa nature par le
Verbe qui, dans son économie, voulait et permettait qu’il souffrît et fît tout
ce qui lui est propre, pour qu’on ait foi en la vérité par toutes les œuvres de
sa nature. »
Ainsi donc, on
voit clairement que, puisqu’il y avait une joie souveraine dans la raison
supérieure en tant que l’âme jouissait de Dieu par son opération, cette joie
demeurait elle-même dans la raison supérieure et ne découlait pas sur les
puissances inférieures de l’âme, ni sur le corps, sinon aucune douleur ni
passion n’eût pu exister en lui. Et ainsi, l’effet de la fruition ne parvint
pas à l’essence de l’âme en tant qu’elle est la forme du corps, ni en tant
qu’elle est la racine des puissances inférieures ; car dans ce cas, cet
effet serait parvenu aussi au corps et aux puissances inférieures, comme cela
se produit chez les bienheureux après la résurrection. De même, à l’inverse,
parce que la douleur venait de la blessure du corps dans le corps lui-même et
dans l’essence de l’âme en tant qu’elle est la forme du corps, ainsi que dans
les puissances inférieures, elle ne pouvait pas atteindre la raison supérieure
en tant qu’elle se tourne vers Dieu par son acte, ce qui aurait en quelque
sorte empêché cette conversion.
Il reste donc
que la douleur elle-même atteignait la raison supérieure en tant qu’elle est
enracinée dans l’essence de l’âme ; et la joie souveraine était en elle en
tant qu’elle jouissait de Dieu par son acte. Et ainsi, cette joie convenait par
soi à la raison supérieure, car c’était par l’acte propre de celle-ci ;
tandis que la douleur lui convenait comme par accident, car c’était à cause de
l’essence de l’âme, en laquelle elle est fondée.
Réponse aux objections :
1° De même que
Dieu est le bien et la vie de l’âme, de même l’âme est le bien et la vie du
corps ; mais il n’est pas vrai, à l’inverse, que le corps soit le bien de
l’âme. Or la passibilité est un certain empêchement ou une nuisance touchant
l’union de l’âme et du corps. Voilà pourquoi le corps ne peut être bienheureux
à sa façon en étant passible, c’est-à-dire en ayant un empêchement concernant
la participation de son bien ; c’est pourquoi l’impassibilité appartient à
la gloire du corps. Mais la béatitude de l’âme consiste tout entière dans la
fruition de son bien, qui est Dieu ; par conséquent, l’âme qui jouit de
Dieu est parfaitement bienheureuse, même s’il advenait qu’elle fût passible du
côté où elle est unie au corps, comme ce fut le cas pour le Christ.
2° Qu’une joie
véhémente chasse toute tristesse même non contraire, se produit par un
rejaillissement des puissances l’une sur l’autre, rejaillissement qui n’exista
pas dans le Christ, comme on l’a dit ; et c’est pour cette raison que les
puissances inférieures de saint Paul lui-même, par la véhémence de la
contemplation, furent abstraites de leurs actes.
3° On voit dès
lors clairement la solution au troisième argument.
4° Et c’est aussi
pour cette raison qu’il se produit un changement dans le corps par l’opération
de l’âme ; d’où apparaît clairement la solution au quatrième argument.
5° De là vient
que Moïse, grâce à la contemplation, n’était aucunement ou était moins affligé
par la faim et la soif, bien qu’il vît Dieu dans une créature assujettie ;
et ainsi, la solution au cinquième argument est évidente.
6° Dans le
Christ, aucun mélange ne se fit entre la joie et la douleur. Car la joie fut
dans la raison supérieure du côté par lequel elle est le principe de son
acte : c’est ainsi en effet qu’elle jouissait de Dieu ; tandis que la
douleur était en elle seulement parce que la blessure du corps l’atteignait en
tant qu’acte du corps, par l’intermédiaire de l’essence en laquelle elle était
enracinée, en sorte que cependant l’acte de la raison supérieure n’était
nullement empêché ; et par conséquent, il y avait à la fois une pure joie
et une pure douleur, et ainsi l’une et l’autre en un sommet.
7° Par une
certaine économie, il advint que la gloire de l’âme, mais non celle du corps,
fut conférée au Christ au premier temps de sa conception, afin que par la
gloire de l’âme il communiquât avec Dieu, et que par la passibilité du corps il
nous fût semblable ; et qu’ainsi il fût un médiateur convenable entre Dieu
et les hommes, nous conduisant à la gloire et offrant sa Passion à Dieu de
notre part, suivant ce passage de Hébr. 2, 10 : « Il était
bien digne de celui qui voulait conduire à la gloire un grand nombre de fils,
qu’il fût rendu parfait par la souffrance. »
8° L’âme du
Christ fut unie au Verbe de deux façons : d’abord par l’acte de fruition,
et cette union la rendit bienheureuse ; ensuite par l’union [dans la
Personne], et par celle-ci elle n’eut pas la béatitude mais elle eut d’être
l’âme de Dieu. Or, dans le cas où l’âme aurait été assumée dans l’unité de la
Personne sans la fruition, elle n’aurait pas été bienheureuse à proprement
parler : car Dieu lui-même n’est bienheureux que parce qu’il jouit de
lui-même. Si donc le corps du Christ est glorieux, ce n’est pas par le fait
même qu’il a été assumé par le Fils de Dieu dans l’unité de la Personne, mais
seulement parce que la gloire est descendue de l’âme en lui ; et
assurément, il n’était pas glorieux avant la Passion.
9° Que des
contraires soient par soi dans le même, est impossible ; cependant, il
arrive que des mouvements contraires soient dans le même, en sorte que l’un des
mouvements lui convienne par soi, et l’autre par accident ; comme lorsque
quelqu’un, marchant sur un navire, se porte au contraire de ce vers quoi le
navire se meut. Ainsi, la joie était par soi dans la raison supérieure de l’âme
du Christ, car c’était par un acte propre, tandis que la douleur y était par
accident, car c’était par la souffrance du corps. Ou bien l’on peut dire que
cette joie et cette douleur n’étaient pas contraires, puisqu’elles ne portaient
pas sur la même chose.
10° L’intelligence
ne peut penser en même temps au moyen de différentes espèces ; mais elle
peut, par une seule espèce, penser en même temps plusieurs choses, ou penser en
quelque autre façon plusieurs choses comme une. Et ainsi, l’intelligence de l’âme
du Christ et celle de n’importe quel bienheureux pensent de nombreuses choses
en même temps, en tant que, voyant l’essence divine, elles connaissent les
autres choses. Cependant, supposé que l’âme du Christ ne puisse penser qu’une
seule chose à la fois, cela n’empêche pas qu’il puisse en même temps penser une
chose et en sentir une autre par un sens corporel. Et de ces deux objets
appréhendés s’ensuivait dans l’âme du Christ la joie de la fruition par la
vision de Dieu, et la douleur de la Passion par la sensation de ce qui nuit.
Supposé en outre qu’il ne puisse pas en même temps penser une chose et en
sentir ou en imaginer une autre, les appétits supérieur et inférieur pourraient
cependant être affectés de façons différentes par cette chose pensée, en sorte
que le supérieur se réjouirait et l’inférieur craindrait ou souffrirait ;
comme cela se passe en celui qui espère obtenir la santé par quelque médication
effrayante : car la médication elle-même, considérée comme salutaire par
la raison, produit la joie dans la volonté, mais amène la crainte dans
l’appétit inférieur en raison de son caractère effrayant.
11° Cet argument
vaut pour le cours ordinaire des choses. Mais il était particulier au Christ
qu’il n’y eût pas de rejaillissement d’une puissance sur l’autre.
12° Le corps des
enfants ne fut pas rendu impassible dans la fournaise, mais par la puissance
divine il advint miraculeusement que des corps qui étaient passibles ne soient
pas blessés par le feu, comme il aurait pu se faire par la puissance divine que
ni l’âme du Christ ni le corps ne subissent rien. Mais on a dit pourquoi cela
ne se fit pas.
13° La conversion
d’une puissance vers une chose a lieu par un acte de cette puissance ; et
ainsi, la joie fut dans la raison supérieure par une conversion à Dieu, vers
lequel elle était totalement tournée ; tandis que la douleur fut dans la
raison supérieure par l’inhésion de celle-ci ou son adhérence à l’essence de
l’âme comme à sa racine.
14° L’état de
voie est un état d’imperfection, alors que l’état de saisie est un état de
perfection. Le Christ fut donc dans l’état de voie dans la mesure où il portait
un corps passible, et de même pour l’âme ; mais il était dans l’état de
saisie, dans la mesure où il jouissait parfaitement de Dieu par l’acte de la raison
supérieure. Et assurément, cela pouvait exister dans le Christ, parce que le
rejaillissement mutuel était empêché par la puissance divine, comme on l’a
dit ; et c’est aussi pour cette raison que la joie et la tristesse
pouvaient coexister en lui. Et si l’on dit que ces deux choses étaient en lui
suivant les deux états, c’est parce qu’avoir les deux états et subir en même
temps la douleur et la joie procédaient de la même cause.
15° Bien que
l’état de voie et celui de saisie soient quasiment contraires, cependant ils
pouvaient coexister dans le Christ, non sous le même aspect, mais à divers
points de vue. Car l’état de saisie était en lui en tant qu’il adhérait à Dieu
par la fruition quant à la raison supérieure, tandis que l’état de voie était
en lui en tant que, par une union naturelle, l’âme était unie au corps passible
et la raison supérieure à l’âme elle-même : de sorte que l’état de saisie
relevait de l’acte de la raison supérieure, tandis que l’état de voie relevait
du corps passible et de ce qui s’ensuit.
16° Il y eut
ceci de particulier dans le Christ, pour la raison déjà énoncée, que, si fort
qu’une puissance tendît vers son acte, l’autre n’était pas retirée de son acte,
et jusqu’à un certain point n’était pas empêchée. Et ainsi, la joie de la
raison supérieure n’était empêchée ni par la douleur qui était dans le sens par
l’acte du sens, ni par la douleur en tant qu’elle était dans la raison
supérieure : car cette douleur n’était pas en elle par son acte, mais
l’atteignait en quelque façon en tant qu’elle était fondée dans l’essence de
l’âme.
17° De même que la
connaissance bienheureuse porte principalement sur l’essence divine, et
secondairement sur les choses qui sont connues dans l’essence divine, de même
l’amour et la joie des bienheureux portent principalement sur Dieu, et
secondairement sur les choses dont ils se réjouissent à cause de Dieu. Et
ainsi, d’une certaine façon, la douleur de la Passion pouvait être matérielle
relativement à la joie de la fruition : en effet, cette joie portait principalement
sur Dieu, secondairement sur les choses qui étaient agréables à Dieu ; et
ainsi, elle portait sur la douleur, en tant qu’elle était acceptée par Dieu,
étant ordonnée au salut du genre humain.
Article 1 : La
grâce est-elle une chose positivement créée dans l’âme ?
Article 2 : La
grâce sanctifiante est-elle la même chose que la charité ?
Article 3 : Une
créature peut-elle être cause de grâce ?
Article 4 : Les
sacrements de la loi nouvelle sont-ils causes de grâce ?
Article 5 : N’y
a-t-il dans un homme qu’une seule grâce sanctifiante ?
Article 6 : La
grâce est-elle dans l’essence de l’âme comme en un sujet ?
Article 7 : La
grâce est-elle dans les sacrements ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Selon saint
Augustin, de même que l’âme est la vie du corps, de même Dieu est la vie de
l’âme. Or l’âme est la vie du corps sans la médiation d’aucune autre forme. Il
en va donc de même pour Dieu et l’âme ; et ainsi, la vie donnée par grâce
ne l’est pas par une forme créée existant dans l’âme.
2° La grâce
sanctifiante, dont nous parlons, ne semble pas être autre chose que ce par quoi
l’homme est agréable à Dieu. Or on dit que l’homme est agréable à Dieu en ce
sens qu’il est agréé par Dieu. Or « agréé » se dit de quelqu’un
d’après l’agrément de Dieu, agrément qui est assurément en Dieu ; tout
comme quelqu’un est dit agréable à l’homme, non d’après quelque chose qui
serait dans l’agréé, mais d’après l’agrément qui est dans celui qui agrée. La
grâce ne pose donc rien dans l’homme, mais seulement en Dieu.
3° Nous
approchons plus de Dieu par l’être spirituel de la grâce que par l’être
naturel. Or Dieu a fait en nous l’être naturel sans la médiation d’aucune autre
cause, car il nous a créés immédiatement. Il fait donc aussi en nous l’être
spirituel sans la médiation de rien d’autre ; et nous retrouvons ainsi la
même conclusion que ci-dessus.
4° La grâce est
une certaine santé de l’âme. Or la santé ne semble rien poser d’autre, en
l’homme sain, que les humeurs égales elles-mêmes. La grâce non plus ne pose
donc pas de forme dans l’âme, mais présuppose des puissances de l’âme rendues
égales par l’égalité de la justice.
5° La grâce ne
semble pas être autre chose qu’une certaine libéralité : donner
gratuitement semble en effet être la même chose que donner libéralement. Or la
libéralité n’est pas en celui qui reçoit, mais en celui qui donne. La grâce est
donc, elle aussi, en Dieu qui nous donne ses biens, non en nous.
6° Aucune
créature n’est plus noble que l’âme du Christ. Or la grâce est plus noble, car
par elle l’âme du Christ est ennoblie. La grâce n’est donc pas quelque chose de
créé dans l’âme.
7° La grâce
est à la volonté ce que la vérité est à l’intelligence. Or il y a une seule
vérité que toutes les intelligences saisissent, selon Anselme. Il y a donc une
seule grâce par laquelle toutes les volontés sont perfectionnées. Or nulle
chose créée unique ne peut être en plusieurs. La grâce n’est donc pas quelque
chose de créé.
8° Rien n’est
dans un genre s’il n’est composé. Or la grâce n’est pas composée, mais elle est
une forme simple. Elle n’est donc pas dans un genre. Or toute chose créée est
en quelque genre. La grâce n’est donc pas quelque chose de créé.
9° Si la
grâce est quelque chose dans l’âme, elle ne semble être qu’un habitus. En
effet, trois choses sont dans l’âme, suivant le Philosophe au deuxième livre de
l’Éthique : la puissance,
l’habitus et la passion. Or la grâce n’est pas une puissance, car alors elle
serait naturelle ; elle n’est pas non plus une passion, car alors elle
regarderait principalement la partie irrationnelle ; mais en outre elle
n’est pas un habitus, car l’habitus est une qualité difficilement mobile,
suivant le Philosophe dans les Catégories,
tandis que la grâce s’éloigne très facilement, puisque par un seul acte de
péché mortel. La grâce n’est donc pas quelque chose dans l’âme.
10° Selon saint
Augustin, rien de créé ne vient en intermédiaire entre notre âme et Dieu. Or la
grâce vient en intermédiaire entre notre âme et Dieu, car notre âme est unie à
Dieu par la grâce. La grâce n’est donc rien de créé.
11° L’homme est
plus noble et plus parfait que les autres créatures. Or rien n’est ajouté aux
autres créatures, en plus de leurs principes naturels, pour qu’elles soient
agréées par Dieu, et cependant elles sont approuvées par Dieu, suivant ce
passage de Gen. 1, 31 : « Dieu vit toutes les choses qu’il
avait faites, et elles étaient très bonnes. » Donc aux principes naturels de
l’homme non plus, rien n’est ajouté qui le fasse dire agréable à Dieu ; et
ainsi, la grâce n’est pas positivement quelque chose dans l’âme.
En sens contraire :
1° À propos de ce
passage du Psaume 103, 15 : « Vous lui donnez l’huile pour
qu’elle répande la joie sur son visage », la Glose dit : « La grâce est un certain éclat de l’âme, qui
attire un saint amour. » Or l’éclat est positivement quelque chose dans
l’âme, et quelque chose de créé. Donc la grâce aussi.
2° On dit que
Dieu, par la grâce, est dans les saints d’une certaine façon spéciale au-dessus
des autres créatures. Or on ne dit que Dieu est d’une nouvelle façon en
quelqu’un, qu’en raison d’un effet. La grâce est donc un effet de Dieu dans
l’âme.
3° Saint Jean
Damascène dit que la grâce est une délectation de l’âme. Or la délectation est
quelque chose de créé dans l’âme. Donc la grâce aussi.
4° Toute action a
lieu par quelque forme. Or l’action méritoire a lieu par la grâce. La grâce est
donc une forme dans l’âme.
Réponse :
Le nom de
« grâce » a deux acceptions usuelles. D’abord, il désigne une chose
qui est donnée gratuitement, comme nous avons coutume de dire : « Je
te fais cette grâce. » Ensuite, il désigne l’agrément par lequel quelqu’un
est agréé d’autrui, comme nous disons : « Celui-ci a la grâce du
roi », parce qu’il est agréable au roi. Et ces deux significations ont une
relation mutuelle : en effet, une chose n’est donnée gratuitement que
parce que celui à qui elle est donnée est agréable en quelque façon. Ainsi,
dans les choses de Dieu également, nous parlons de deux grâces : l’une est
appelée grâce gratuitement donnée, tels les dons de prophétie, de sagesse et
autres, et ce n’est pas sur elle que porte la présente question, car il est
avéré qu’une telle grâce est quelque chose de créé dans l’âme ; l’autre
est appelée grâce sanctifiante [litt. qui rend agréable], elle signifie que
l’homme est agréable à Dieu, et c’est d’elle que nous parlons maintenant.
Et il est
manifeste que cette grâce pose quelque chose en Dieu : elle pose en effet
l’acte de la volonté divine agréant tel homme ; mais avec cela, cette
grâce pose-t-elle quelque chose dans l’homme même qui est agréé ? Cela fut
douteux pour certains : certains affirmaient qu’une telle grâce n’était
rien de créé dans l’âme mais seulement en Dieu. Mais cela ne peut se
soutenir : car agréer quelqu’un, ou l’aimer, ce qui est la même chose,
n’est pour Dieu rien d’autre que lui vouloir quelque bien. Or Dieu veut pour
toutes les créatures le bien de la nature, et c’est pourquoi l’on dit qu’il
aime toutes choses : « Vous aimez tout ce qui est »
(Sag. 11, 25) ; et qu’il approuve toutes choses :
« Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites »
(Gen. 1, 31). Cependant ce n’est pas en raison d’un tel agrément que
nous disons habituellement de quelqu’un qu’il a la grâce de Dieu, mais en tant
que Dieu veut pour lui un bien surnaturel, qui est la vie éternelle ;
ainsi en Is. 64, 4 : « L’œil n’a point vu, hors vous seul,
mon Dieu, ce que vous avez préparé à ceux qui vous aiment. » C’est
pourquoi il est dit en Rom. 6, 23 : « le don gratuit de
Dieu, c’est la vie éternelle ». Mais Dieu ne veut pas ce bien pour
quelqu’un d’indigne. Or l’homme, par sa nature, n’est pas digne d’un si grand
bien, puisqu’il est surnaturel. Voilà pourquoi, par le fait même de poser
quelqu’un comme agréable à Dieu relativement à ce bien, on pose qu’il est digne
d’un tel bien dépassant ses principes naturels ; mais, bien sûr, cela ne
meut pas la volonté divine à ordonner l’homme à ce bien, c’est plutôt
l’inverse : du fait même que Dieu, par sa volonté, ordonne quelqu’un à la
vie éternelle, il lui octroie quelque chose qui le rende digne de la vie
éternelle. Et c’est ce qui est dit en Col. 1, 12 : « [Dieu]
qui, en nous éclairant de sa lumière, nous a rendus dignes d’avoir part au sort
et à l’héritage des saints. » Et la raison en est que, de même que la
science de Dieu est cause des réalités, et n’est pas causée par elles comme
notre science, de même sa volonté est réalisatrice du bien, et n’est pas causée
par lui comme notre volonté.
Ainsi donc, on
dit que l’homme a la grâce de Dieu, non seulement parce qu’il est aimé de Dieu
pour la vie éternelle, mais aussi parce qu’il lui est donné un don par lequel
il est digne de la vie éternelle, et ce don s’appelle la grâce sanctifiante.
Autrement, en effet, on pourrait dire de celui qui est dans le péché mortel
qu’il est dans la grâce, si la grâce impliquait seulement l’agrément divin,
puisqu’il arrive qu’un pécheur soit prédestiné à avoir la vie éternelle. Ainsi
donc, la grâce sanctifiante peut être dite « gratuitement donnée »,
mais l’inverse n’est pas vrai ; car tout don gratuitement donné ne nous
rend pas dignes de la vie éternelle.
Réponse aux objections :
1° L’âme est la
cause formelle de la vie corporelle ; aussi vivifie-t-elle le corps sans
la médiation d’aucune forme. Dieu, lui, vivifie l’âme non pas comme une cause
formelle mais comme une cause efficiente, et c’est pourquoi il y a une forme
intermédiaire ; ainsi par exemple, le peintre rend le mur blanc de manière
efficiente, par l’intermédiaire de la blancheur, tandis que la blancheur le
rend blanc sans l’intermédiaire d’aucune forme, parce qu’elle rend blanc
formellement.
2° L’agrément qui
est dans la volonté divine relativement au bien éternel, produit elle-même dans
l’homme agréé une chose qui le rende digne d’obtenir ce bien ; ce qui n’a
pas lieu dans l’agrément humain. Et par conséquent, la grâce sanctifiante est
quelque chose de créé dans l’âme.
3° Par la
création, Dieu fait en nous l’être naturel sans l’intermédiaire d’aucune cause
agente, mais néanmoins par l’intermédiaire de quelque cause formelle : en
effet, la forme naturelle est le principe de l’être naturel. Et semblablement,
Dieu fait en nous l’être spirituel gratuit sans la médiation d’aucun agent,
mais néanmoins par la médiation d’une forme créée, qui est la grâce.
4° La santé est
une certaine qualité corporelle causée par des humeurs égales : en effet,
elle est posée dans la première espèce de qualité ; et par conséquent,
l’argument raisonne à partir du faux.
5° Il s’ensuit de
la libéralité même de Dieu, par laquelle il veut pour nous le bien éternel,
qu’il y a en nous une chose donnée par lui et par laquelle nous sommes rendus
dignes de ce bien.
6° Dans l’absolu,
aucune créature n’est plus noble que l’âme du Christ ; mais d’un certain
point de vue, tout accident de l’âme est plus noble que celle-ci, en tant qu’il
se rapporte à elle comme sa forme. Ou bien l’on peut dire que la grâce n’est
pas plus noble que l’âme du Christ en tant que chose créée, mais en tant qu’elle
est une certaine ressemblance de la divine bonté, plus expresse que la
ressemblance naturelle qui est dans l’âme du Christ.
7° Une est la
vérité première incréée, par laquelle cependant de nombreuses vérités, comme
des ressemblances de la vérité première, sont causées dans les esprits créés,
comme dit la Glose à propos de ce
passage du Psaume 11, 2 : « Les vérités ont été altérées,
etc. » Semblablement, une est la bonté incréée, qui, par la participation
de la grâce, a de nombreuses ressemblances dans les esprits créés. Il faut
cependant savoir que la grâce ne se rapporte pas à la volonté de la même façon
que la vérité se rapporte à l’intelligence : car la vérité se rapporte à
l’intelligence comme un objet, tandis que la grâce se rapporte à la volonté
comme une forme qui la détermine formellement. Or il arrive qu’il y ait un même
objet pour différentes puissances, mais pas une même forme.
8° Tout ce qui
est dans le genre substance est composé par composition réelle, étant donné que
ce qui est dans le prédicament substance est subsistant dans son être, et qu’il
est nécessaire que son être soit autre que lui-même : sinon il ne pourrait
pas différer, quant à l’être, des choses avec lesquelles il a en commun la
notion de sa quiddité ; et cela est requis pour toutes les choses qui sont
directement dans le prédicament ; voilà pourquoi tout ce qui est
directement dans le prédicament substance est au moins composé d’être et de
quiddité. Il y a cependant dans le prédicament substance, par réduction, certaines
choses, comme les principes de la substance subsistante, en lesquelles la
composition susdite ne se rencontre pas ; en effet, elles ne subsistent
pas, aussi n’ont-elles pas d’être propre. Semblablement les accidents, parce
qu’ils ne subsistent pas, n’ont pas proprement un être ; mais le sujet est
tel par eux, et c’est pourquoi on les appelle proprement « appartenant à
l’étant » plutôt que « étants ». Pour qu’une chose soit dans un
prédicament d’accident, il est donc requis non pas qu’elle soit composée par composition
réelle, mais seulement par composition de raison, en genre et différence ;
et c’est une telle composition qui se trouve dans la grâce.
9°
Bien
que la grâce soit perdue par un seul acte de péché mortel, cependant elle n’est
pas facilement perdue ; car pour celui qui a la grâce, il n’est pas facile
d’exercer cet acte, à cause de l’inclination qu’il a vers le contraire ;
ainsi le Philosophe dit-il au cinquième livre de l’Éthique qu’il est difficile pour le juste de commettre des
injustices.
10° Rien ne vient
en intermédiaire entre notre esprit et Dieu, ni à la façon d’un efficient, car
il est immédiatement créé et justifié par Dieu, ni à la façon d’un d’objet
béatifiant, car l’âme devient bienheureuse par la fruition même de Dieu.
Cependant quelque chose peut être un médium formel qui assimile l’âme à Dieu.
11° Les créatures
irrationnelles ne sont agréées par Dieu que relativement aux biens
naturels ; c’est pourquoi l’agrément divin n’ajoute rien en eux à la
condition naturelle par laquelle ils sont proportionnés à ce genre de biens.
L’homme, en revanche, est agréé par Dieu relativement au bien surnaturel ;
voilà pourquoi est requise une chose surajoutée aux principes naturels, et par
laquelle il soit proportionné à ce bien.
Objections :
Il semble que
oui.
1° La grâce
sanctifiante est en nous ce don de Dieu grâce auquel nous lui sommes agréables.
Or cela se réalise par la charité ; Prov. 8, 17 :
« J’aime ceux qui m’aiment. » La grâce sanctifiante est donc la même
chose que la charité.
2° Saint Augustin
dit que ce bienfait de Dieu qui devance et prépare la volonté de l’homme, est
la foi ; non cependant la foi informe, mais formée, celle qui se réalise
par la charité. Puis donc que ce bienfait est la grâce sanctifiante, il semble
que la charité soit la grâce elle-même.
3° Si le
Saint-Esprit est envoyé invisiblement vers quelqu’un, c’est pour l’habiter.
C’est donc suivant le même don qu’il est envoyé et qu’il habite. Or on dit qu’il
est envoyé suivant le don de charité, comme le Fils l’est suivant le don de
sagesse, à cause de la ressemblance de ces dons avec les Personnes ; on
dit aussi que l’Esprit Saint habite l’âme par la grâce ; la grâce est donc
la même chose que la charité.
4° La grâce est
ce don par lequel nous sommes rendus dignes d’avoir la vie éternelle. Or c’est
par la charité que l’on est rendu digne de la vie éternelle, comme on le voit
clairement en Jn 14, 21 : « Celui qui m’aime sera aimé de
mon Père, et je l’aimerai aussi, et je me manifesterai moi-même à
lui » ; et la vie éternelle consiste dans cette manifestation. La
charité est donc la même chose que la grâce.
5° On peut
considérer que deux choses entrent dans la notion de charité : que
l’homme, par elle, soit cher à Dieu, et que l’homme, par elle, regarde Dieu
comme cher. Or, que l’homme soit cher à Dieu, entre en premier dans la notion
de charité, et qu’il regarde Dieu comme cher, vient en second, comme cela est
clair en 1 Jn 4, 10 : « Ce n’est pas nous qui avons
aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés le premier. » Or la notion de
grâce consiste en ce que l’on soit, par elle, habituellement agréable à Dieu.
Puis donc qu’être cher à Dieu est la même chose qu’être agréable à Dieu, il
semble que la grâce soit la même chose que la charité.
6° Saint Augustin
dit que « la charité est le seul don qui distingue les fils du royaume des
fils de la perdition » ; car les autres dons sont communs aux bons et
aux mauvais. Or la grâce sanctifiante distingue les fils de la perdition des
fils du royaume, et elle n’existe que dans les bons. Elle est donc la même
chose que la charité.
7° La grâce
sanctifiante, étant un certain accident, ne peut être que dans le genre
qualité, et seulement dans la première espèce, qui est l’habitus ou la
disposition ; et puisqu’elle n’est pas une science, elle ne semble pas
être autre chose qu’une vertu ; et aucune vertu ne peut être appelée
grâce, que la charité, qui est la forme des vertus. La grâce est donc la
charité.
En sens contraire :
1° Rien ne se
devance soi-même. Or la grâce devance la charité, comme dit saint Augustin au
deuxième livre sur la Prédestination des
saints. La grâce n’est donc pas la même chose que la charité.
2°
Rom. 5, 5 : « La charité de Dieu a été répandue dans nos
cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. » Le don du Saint-Esprit
précède donc la charité comme la cause précède l’effet. Or l’Esprit Saint est
donné suivant l’un de ses dons. Il y a donc en nous un don qui précède la
charité ; et ce ne semble pas être autre chose que la grâce. La grâce est
donc autre chose que la charité.
3° La grâce est
toujours en son acte, car elle rend toujours l’homme agréable ; tandis que
la charité n’est pas toujours en son acte, car celui qui a la charité n’aime
pas toujours actuellement. La charité n’est donc pas la grâce.
4° La charité est
un certain amour. Or c’est par l’amour que nous sommes aimants. C’est donc
proprement par la charité que nous sommes aimants. Or nous ne sommes pas
agréables à Dieu parce que nous sommes aimants, mais c’est plutôt le
contraire ; car nos actes ne sont pas la cause de la grâce, mais c’est
l’inverse. La grâce, par laquelle nous sommes agréables à Dieu, est donc autre
chose que la charité.
5° Ce qui est
commun à plusieurs, n’est pas en l’un d’eux à cause d’une chose qui lui soit
propre. Or produire un acte méritoire est commun à toute vertu. Cela ne
convient donc à aucune en ce qu’elle a de propre ; à la charité non plus,
par conséquent. Cela lui convient donc sous un rapport commun à elle et aux
autres vertus. Or l’acte méritoire a lieu par la grâce. La grâce implique donc
quelque chose de commun à la charité et aux autres vertus. Mais pas commun par
prédication, semble-t-il, car dans ce cas, il y aurait autant de grâces qu’il y
a de vertus. Cette chose est donc commune à la façon d’une cause ; et
ainsi, la grâce est, par essence, autre que la charité.
6° La charité
perfectionne l’âme relativement à l’objet aimable. Or la grâce n’implique pas
de rapport à un objet — puisqu’elle n’implique pas non plus de rapport à un
acte — mais à un certain être, à savoir, être agréable à Dieu. La grâce n’est
donc pas la charité.
Réponse :
Certains disent
que la grâce, par essence, est identique à la vertu quant à la réalité, mais
qu’elle en diffère quant à la notion, si bien que l’on parle de vertu en ce
sens qu’elle perfectionne l’acte, mais de grâce en ce sens qu’elle rend l’homme
et son acte agréables à Dieu ; et parmi les vertus, la charité surtout est
grâce, selon eux. D’autres disent au contraire que la charité et la grâce
diffèrent par essence, et qu’aucune vertu n’est grâce par essence ; et
cette opinion semble plus raisonnable.
En effet, les
fins des diverses natures étant différentes, trois choses sont présupposées
pour obtenir quelque fin dans les réalités naturelles : une nature
proportionnée à cette fin, une inclination vers cette fin, qui est la fin de
l’appétit naturel, et un mouvement vers la fin ; ainsi par exemple, il est
clair qu’il y a dans la terre une certaine nature par laquelle il lui convient
d’être au centre ; et de cette nature s’ensuit une inclination vers le
lieu central, qui lui fait rechercher naturellement un tel lieu, puisque c’est
par violence qu’elle est tenue éloignée de ce lieu ; et c’est pourquoi, en
l’absence d’empêchement, elle se meut toujours vers le bas. Quant à l’homme,
par sa nature, il est proportionné à une certaine fin, dont il a un appétit
naturel ; et il peut agir par ses puissances naturelles pour obtenir cette
fin ; cette fin est une contemplation des réalités divines telle qu’elle
est possible à l’homme suivant le pouvoir de la nature, et c’est en elle que
les philosophes ont placé la félicité dernière de l’homme.
Mais il est une
fin à laquelle l’homme est préparé par Dieu et qui dépasse la proportion de la
nature humaine, à savoir la vie éternelle, qui consiste dans la vision de Dieu
dans son essence, vision qui excède la proportion de n’importe quelle nature
créée, étant connaturelle à Dieu seul. Il est donc nécessaire que quelque chose
soit donné à l’homme, non seulement par quoi il opère en vue de la fin, ou par
quoi son appétit soit incliné vers cette fin, mais aussi par quoi la nature
même de l’homme soit élevée à une certaine dignité en vertu de laquelle une
telle fin lui soit appropriée : et c’est pour cela que la grâce est
donnée ; alors que, pour incliner la volonté vers cette fin, c’est la
charité qui est donnée, et pour exécuter les œuvres par lesquelles on acquiert
la fin susdite, les autres vertus sont données.
Voilà pourquoi,
de même que, dans les réalités naturelles, la nature elle-même est autre chose
que l’inclination de la nature et que son mouvement ou son opération, de même
aussi dans les réalités gratuites la grâce est autre chose que la charité et
que les autres vertus. Et que cette comparaison soit correctement conçue, c’est
ce que montre clairement Denys au deuxième chapitre de la Hiérarchie céleste, où il dit que l’on ne peut avoir une opération
spirituelle que si l’on reçoit d’abord l’être spirituel, de même que l’on ne
peut pas non plus avoir l’opération d’une nature sans avoir d’abord l’être dans
cette nature.
Réponse aux objections :
1° Dieu aime ceux
qui l’aiment, non cependant en sorte que l’amour de ceux qui l’aiment soit la
raison pour laquelle il aime lui-même, mais c’est plutôt l’inverse.
2° Il est dit que
la foi est une grâce prévenante, en tant que dans le mouvement de la foi
apparaît en premier l’effet de la grâce prévenante.
3° Toute la
Trinité habite en nous par la grâce, mais l’inhabitation peut être appropriée spécialement
à une Personne suivant un autre don spécial qui a une ressemblance avec la
Personne elle-même, et en raison duquel on dit que la Personne est envoyée.
4° La charité ne
suffirait pas pour mériter le bien éternel, si l’on ne présupposait l’idonéité
de celui qui mérite, et qui a lieu par la grâce ; autrement, en effet,
notre amour ne serait pas vraiment digne d’une telle récompense.
5° Il n’est pas
aberrant qu’une chose soit première quant à la réalité, et cependant seconde
dans la notion de quelque nom ; ainsi, la cause de la santé est dans le
sujet de la santé avant la santé elle-même, et cependant le terme de
« sain » signifie celui qui a la santé avant de signifier la cause de
la santé. Semblablement, bien que l’amour dont Dieu nous aime soit antérieur à
l’amour dont nous l’aimons, cependant il entre d’abord dans la notion de la
charité qu’elle nous rende Dieu cher, et ensuite qu’elle nous rende chers à
Dieu ; en effet, le premier appartient à l’amour en tant qu’amour, mais
non le second.
6° Que seule la
charité distingue les fils de la perdition des fils du royaume, cela lui
convient parce qu’elle ne peut pas être informe, comme les autres vertus ;
cela n’exclut donc pas la grâce, par laquelle la charité elle-même est formée.
7° La grâce est
dans la première espèce de qualité, bien qu’elle ne puisse pas être appelée
proprement habitus, car elle n’est pas immédiatement ordonnée à l’acte mais à
un certain être spirituel qu’elle produit dans l’âme, et elle est comme une
disposition qui est relative à la gloire, qui est la grâce consommée.
Cependant, on ne trouve rien de semblable à la grâce dans les accidents de
l’âme que les philosophes ont connus, car les philosophes n’ont connu que les
accidents de l’âme qui sont ordonnés aux actes proportionnés à la nature
humaine.
Réponse aux objections en sens contraire :
Nous accordons
les autres arguments, bien que certains d’entre eux ne concluent pas
rigoureusement.
Objections :
Il semble que
oui.
1° En
Jn 20, 23, le Seigneur dit à ses disciples : « Les péchés seront
remis à ceux à qui vous les remettrez. » Cela montre clairement que les
hommes peuvent remettre les péchés. Or les péchés ne sont remis que par grâce.
Les hommes peuvent donc conférer la grâce.
2° Denys dit au
treizième chapitre de la Hiérarchie
céleste que, de même que les corps plus proches du soleil reçoivent de lui
la lumière et la diffusent sur les autres corps, de même les substances qui
approchent Dieu reçoivent plus pleinement sa lumière et la transmettent aux
autres. Or la lumière divine est la grâce. Certaines créatures qui reçoivent
plus pleinement la grâce peuvent donc la transmettre aux autres.
3° Le bien, selon
Denys, est diffusif de soi. Ce qui a plus de bien a donc plus de diffusion. Or
les formes spirituelles ont plus de bien que les corporelles, étant plus
proches du souverain bien. Puis donc que les formes corporelles qui sont dans
des créatures sont le principe de leur propre communication dans la ressemblance
de l’espèce, à bien plus forte raison celui qui a la grâce pourra-t-il causer
la grâce en autrui.
4° De même que la
volonté est perfectionnée par la lumière divine de la grâce, de même
l’intelligence est perfectionnée par la lumière de la vérité. Or une créature
peut procurer à une autre la lumière de l’intelligence : cela ressort de
ce que, suivant Denys, les anges supérieurs illuminent les inférieurs ; et
cette illumination est même, selon lui, « une assomption de la science
divine ». La créature rationnelle peut donc procurer la grâce aux autres.
5° Le Christ est
notre tête, dans sa nature humaine. Or il appartient à la tête de diffuser vers
les membres les sens et les mouvements. Le Christ, dans sa nature humaine,
répand donc les sens et les mouvements spirituels — par lesquels il faut
entendre les grâces, suivant saint Augustin — vers les membres du Corps
mystique.
6° [Le répondant] disait que le Christ, dans sa nature humaine, répand la grâce sur les hommes par ministère. En sens contraire : le Christ, au-dessus de tous les autres, est lui seul la tête de l’Église. Or il convient aux autres ministres de l’Église d’agir par mode de ministère pour la collation de la grâce. Il ne suffit donc pas, pour accomplir la notion de tête, qu’il répande la grâce par mode de ministère.
7° La mort
et la Résurrection du Christ lui conviennent dans sa nature humaine. Or, comme
dit la Glose à propos de ce passage
du Psaume 29, 6 : « les pleurs se répandront le
soir », la Résurrection du Christ est la cause de la résurrection de l’âme
dans le présent et du corps dans le futur ; et la résurrection de l’âme
dans le présent a lieu par la grâce ; le Christ est donc cause de la grâce
dans sa nature humaine.
8° La forme
substantielle, qui donne l’être et la vie, est plus noble que n’importe quelle
forme accidentelle. Or quelque agent créé a pouvoir sur la forme substantielle
qui donne l’être et la vie, à savoir la forme végétative et sensitive. Donc à
bien plus forte raison a-t-il pouvoir sur la forme accidentelle, qui est la grâce.
9° [Le répondant] disait que, si la créature ne peut causer la grâce, c’est parce que, n’étant pas tirée de la puissance de la matière, la grâce n’advient que par création ; or créér est propre à la puissance infinie, à cause de la distance infinie entre l’étant et le néant ; et ainsi, cela ne peut convenir à aucune créature. En sens contraire : il est impossible de franchir les infinis. Or il advient que soit franchie la distance qui est entre l’étant et le néant, car la créature tomberait par elle-même dans le néant, si elle n’était tenue par la main du Créateur, suivant saint Grégoire. Il n’y a donc pas une distance infinie entre l’étant et le néant.
10° Pouvoir créér
la grâce implique une puissance infinie non pas au plein sens du terme, mais seulement
d’un certain point de vue ; cela ressort clairement de ce que, si nous
disions que Dieu ne peut rien faire d’autre que la grâce, nous ne dirions pas
qu’il a une puissance infinie au plein sens du terme. Or il n’est pas aberrant
que soit conférée à une créature une puissance infinie d’un certain point de
vue, car la grâce elle-même a d’une certaine façon une puissance infinie, en
tant qu’elle unit au bien infini. Rien n’empêche donc que la créature ait la
puissance de causer la grâce.
11° Il appartient
à la gloire d’un roi qu’il ait à son service des soldats puissants et
valeureux. Il appartient donc à la gloire de Dieu que ceux qui lui sont soumis
soient d’un grand pouvoir. La supposition qu’un saint puisse conférer la grâce
n’est donc en rien préjudiciable à la gloire divine.
12° Il est dit en
Rom. 3, 22 : « justice de Dieu par la foi en
Jésus-Christ ». Or, comme il est dit en Rom. 10, 17, « la
foi vient de ce qu’on entend, et l’on entend parce que la parole du Christ a
été prêchée ». Puis donc que la parole du Christ vient du prédicateur, il
semble que la grâce, ou la justice, vienne du prédicateur de la foi.
13° Chacun peut
donner à autrui ce qui est sien. Or la grâce, ou le Saint-Esprit, appartient à
quelque homme, car elle lui est donnée. Quelqu’un peut donc donner la grâce ou
le Saint-Esprit à autrui.
14° Personne
ne doit rendre compte de ce qui n’est pas en son pouvoir. Or les prélats de
l’Église doivent rendre compte des âmes de leurs subordonnés ;
Hébr. 13, 7 : « Ce sont eux qui veillent pour le bien de
vos âmes comme devant en rendre compte. » Les âmes des subordonnés sont
donc au pouvoir des prélats, en sorte qu’ils peuvent les justifier par la
grâce.
15° Les ministres
de Dieu sont plus agréables à Dieu que les ministres d’un roi temporel ne sont
agréables à ce roi. Or les ministres du roi peuvent procurer à quelqu’un la
grâce du roi. Les ministres de Dieu peuvent donc procurer la grâce.
16° Tout ce qui
est cause de la cause, est cause de l’effet. Or le prêtre est cause de
l’imposition des mains, qui est cause de ce que le Saint-Esprit soit
donné ; Act. 8, 17 : « Ils leur imposaient les mains,
et ils recevaient le Saint-Esprit. » Le prêtre est donc cause de la grâce,
en laquelle le Saint-Esprit est donné.
17° Toute
puissance communicable à la créature lui a été communiquée, car si Dieu a pu et
n’a pas voulu communiquer, c’est qu’il était jaloux ; ainsi saint Augustin
argumente-t-il pour prouver l’égalité du Fils. Or le pouvoir de conférer la
grâce fut communicable à la créature, comme dit le Maître au quatrième livre,
dist. 5. Le pouvoir de conférer la grâce a donc été communiqué à quelque
créature.
18° Selon Denys,
la loi de la divinité est que, par les êtres de rang moyen, les derniers soit
ramenés à Dieu. Or le retour de la créature rationnelle vers Dieu a lieu
surtout par la grâce. C’est donc par les créatures rationnelles supérieures que
les inférieures obtiennent la grâce.
19° Chasser le
principal est plus que chasser l’accessoire. Or aux hommes a été donné le
pouvoir d’expulser les démons, qui sont pour nous la cause de la méchanceté,
comme cela est clair en Lc 10, 17 et en Mt 10, 8. Aux
hommes a donc été donné le pouvoir de chasser les péchés, et ainsi, de conférer
la grâce.
20° [Le répondant] disait qu’il fait cela par ministère. En sens contraire : Le prêtre du nouveau Testament est supérieur au prêtre de la loi ancienne. Or le prêtre de la loi ancienne agit par mode de ministère. Le prêtre du nouveau Testament a donc quelque chose de plus que le ministère.
21° L’âme vit
de la vie de nature et de la vie de la grâce. Or elle communique la vie de
nature à autre chose : le corps. Elle peut donc aussi communiquer à autrui
la vie de la grâce.
22° La faute et la
grâce sont contraires. Or l’âme peut être pour elle-même cause de faute. Elle
peut donc être pour elle-même cause de grâce.
23° L’homme est
appelé microcosme, en tant qu’il porte en soi une ressemblance du macrocosme.
Or, dans le macrocosme, quelque effet spirituel, à savoir l’âme sensitive et
végétative, vient d’une créature. Donc dans le microcosme aussi, c’est-à-dire
dans l’homme, l’effet spirituel qu’est la grâce vient d’une créature.
24° Selon le
Philosophe au quatrième livre de la Métaphysique,
chaque chose est parfaite lorsqu’elle peut faire une autre chose semblable à elle ;
et il parle de la perfection de la nature. Or la perfection de la grâce est
plus grande que celle de la nature. Un homme ayant la perfection de la grâce
peut donc établir autrui en la grâce.
25° L’action de la
forme est attribuée à ce qui a la forme ; par exemple chauffer, qui est
l’acte de la chaleur, est attribué au feu. Or justifier est l’acte de la
justice. On doit donc l’attribuer au juste. Or la justification n’a lieu que
par la grâce. Le juste peut donc, lui aussi, donner la grâce.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quinzième livre sur la Trinité
que les hommes saints ne peuvent pas donner le Saint-Esprit. Or dans le don de
la grâce, l’Esprit Saint est donné. L’homme saint ne peut donc pas donner la
grâce.
2° Si l’homme
ayant la grâce peut donner la grâce à autrui, ce n’est pas en la créant en lui
à partir de rien, car créer n’appartient qu’à Dieu ; ni non plus en
donnant généreusement quelque chose de la grâce qu’il a lui-même, car alors sa
grâce diminuerait, et il serait moins agréable à Dieu parce qu’il fait une
œuvre agréable à Dieu, ce qui est aberrant. L’homme ne peut donc en aucune
façon donner la grâce à autrui.
3° Anselme prouve
en son livre Pourquoi un Dieu-homme
que la réparation du genre humain ne pouvait se faire par un ange, car alors
l’homme serait débiteur de son salut à un ange, et ne pourrait aucunement
parvenir à l’égalité avec l’ange. Or le salut de l’homme se réalise par la
grâce. Le même inconvénient s’ensuivrait donc, si l’ange donnait la grâce à
l’homme. Et bien moins encore l’homme donne-t-il la grâce à l’homme. Aucune
créature ne peut donc donner la grâce.
4° Selon saint
Augustin, il est plus grand de justifier un impie que de créer le ciel et la
terre. Or c’est par la grâce que l’impie est justifié. Puis donc qu’aucune
créature ne peut créer le ciel et la terre, aucune ne pourra non plus conférer
la grâce.
5° Toute action a
lieu par une union entre l’agent et le patient. Or aucune créature ne pénètre
dans l’esprit, en lequel est la grâce. Aucune créature ne peut donc conférer la
grâce.
Réponse :
Il faut
accorder sans réserve qu’aucune créature ne peut créer la grâce par mode
d’efficience, bien qu’une créature puisse exercer un ministère ordonné à la
réception de la grâce. Et il y a trois raisons à cela.
La première se
prend de la condition de la grâce elle-même. En effet, comme on l’a dit, la
grâce est une certaine perfection qui élève l’âme à un certain être
surnaturel ; or aucun effet surnaturel ne peut venir d’une créature, pour
deux raisons. D’abord, parce que promouvoir une réalité au-delà de son état de
nature n’appartient qu’à celui qui a le privilège de fixer et de limiter les
degrés de la nature ; or il est assuré que cela est le propre de Dieu
seul. Ensuite, parce qu’une vertu créée n’agit que si l’on présuppose la
puissance de la matière, ou de quelque chose qui en tienne lieu. Or la
puissance naturelle de la créature ne s’étend pas au-delà des perfections
naturelles ; par conséquent, une créature ne peut effectuer aucune
opération surnaturelle. Et de là vient que les miracles ne se produisent que
par l’action de la puissance divine, bien qu’une créature coopère à
l’accomplissement du miracle, que ce soit en priant ou bien en exerçant un
ministère en quelque autre façon. Et pour cette raison, aucune créature ne peut
causer la grâce par mode d’efficience.
La deuxième
raison se prend de l’opération de la grâce. Car par la grâce, la volonté de
l’homme est changée : en effet, c’est elle qui prépare la volonté de
l’homme à vouloir le bien, suivant saint Augustin. Or changer la volonté est
propre à Dieu seul, bien que l’on puisse en quelque façon changer
l’intelligence d’autrui. Et la raison en est la suivante : puisque les
principes d’un acte sont la puissance et l’objet, l’acte d’une puissance peut
être changé de deux façons. D’abord du côté de la puissance, lorsque quelqu’un
opère dans la puissance elle-même ; ce qui n’appartient qu’à Dieu pour les
puissances qui ne sont pas liées à des organes, c’est-à-dire l’intelligence et
la volonté ; car dans les autres puissances, un autre peut agir en quelque
façon par accident, en tant qu’il a une action sur les organes. Ensuite du côté
de l’objet, c’est-à-dire en employant un objet qui meuve la puissance. Or
l’objet ne meut pas la volonté par nécessité, sauf ce qui est naturellement
voulu, comme la béatitude ou quelque chose de ce genre, qui est proposé à la
volonté par Dieu seul. Quant aux autres objets, ils ne meuvent pas la volonté
par nécessité. Mais les premiers principes connus naturellement meuvent l’intelligence
par nécessité, et non seulement eux mais aussi les conclusions qui ne sont pas
connues naturellement, à cause de leur relation nécessaire aux principes ;
à savoir que cette relation nécessaire ne se trouve pas entre la volonté des
autres biens et le bien désiré naturellement, puisque l’on peut parvenir de
multiples façons, du moins le croit-on, à ce bien désiré naturellement. Une
créature peut donc suffisamment mouvoir l’intelligence du côté de l’objet, mais
non la volonté. Et du côté de la puissance, ni l’intelligence ni la volonté.
Donc, parce que nulle créature ne peut changer la volonté, aucune créature ne
pourra non plus conférer la grâce, par laquelle la volonté est changée.
La troisième
raison se prend de la fin de la grâce elle-même. En effet, la fin est
proportionnée au principe agent, étant donné que la fin et le principe de tout
l’univers sont une seule chose. Voilà pourquoi, de même que la première action
par laquelle les réalités sont produites à l’existence, c’est-à-dire la
création, vient de Dieu seul, qui est le principe premier et la fin ultime des
créatures, de même la collation de la grâce, par laquelle l’esprit rationnel
est immédiatement uni à la fin ultime, vient de Dieu seul.
Réponse aux objections :
1° Seul Dieu
remet les péchés activement, comme on le voit clairement en
Is. 43, 25 : « C’est moi-même qui efface vos iniquités pour
l’amour de moi » ; quant aux hommes, on dit qu’ils les remettent par
ministère.
2° Denys parle de
la diffusion de la lumière divine par mode d’enseignement ; de la sorte,
en effet, les anges inférieurs sont éclairés par les supérieurs, et c’est ce
qu’il veut dire ici.
3° Ce n’est pas
parce que la grâce manque de bonté que celui qui l’a ne peut pas la répandre
sur autrui, mais c’est à cause de son excellence et en même temps à cause de
l’imperfection de celui qui l’a : car elle-même transcende l’état de la
nature créée, et celui qui l’a n’y participe pas de manière assez parfaite pour
pouvoir la communiquer.
4° Il n’en va pas
de même de la volonté et de l’intelligence, pour la raison susmentionnée.
5° Le Christ, en
tant que Dieu, infuse la grâce par mode d’efficience ; en tant qu’homme,
par ministère ; c’est pourquoi il est dit en Rom. 15, 8 :
« J’affirme, en effet, que le Christ a été ministre des circoncis, pour
montrer la fidélité de Dieu et accomplir les promesses faites à leurs
pères. »
6° Le Christ,
dans sa nature humaine, est appelé tête de l’Église au regard des autres
ministres, parce qu’il a eu un plus haut ministère que tous les autres, en tant
que c’est par la foi en lui que nous sommes sanctifiés, par l’invocation de son
nom que nous sommes imprégnés des sacrements, et par la vertu de sa Passion que
toute la nature humaine est purifiée du péché de notre premier père ; et
il y a de nombreuses autres choses de ce genre qui conviennent au Christ en
particulier.
7° Comme dit
saint Jean Damascène au troisième livre, l’humanité du Christ fut elle-même
comme un certain instrument de la divinité ; voilà pourquoi ce qui
appartient à l’humanité, comme la Résurrection, la Passion, etc., se rapporte
de façon quasi instrumentale à l’effet de la divinité. Ainsi donc, la
Résurrection du Christ ne cause pas en nous la résurrection spirituelle comme
une cause agissant principalement, mais comme une cause instrumentale. Ou bien
l’on peut dire qu’elle est la cause de notre résurrection spirituelle en tant
que nous sommes béatifiés par la foi en lui. Ou bien encore, qu’elle est la
cause exemplaire de la résurrection spirituelle, en tant qu’il y a dans la Résurrection
du Christ elle-même une certaine ressemblance de notre résurrection
spirituelle.
8° L’âme
sensitive et l’âme végétative, comme aussi les autres formes naturelles,
n’excèdent pas l’état de nature créée ; voilà pourquoi l’agent naturel, si
l’on présuppose la puissance qui est dans la nature relativement à de telles
formes, a en quelque façon pouvoir sur leur production ; mais il n’en va
pas de même pour la grâce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
9° L’argumentation
[du répondant] n’est pas tout à fait suffisante. Car être créé appartient
proprement à la réalité subsistante, à laquelle appartiennent proprement l’être
et le devenir ; mais les formes non subsistantes, soit substantielles soit
accidentelles, ne sont pas proprement créées, mais concréées, de même qu’elles
n’ont pas l’être par soi, mais dans autre chose ; et bien qu’elles n’aient
pas de matière ex qua, qui soit une
partie d’elles, elles ont cependant une matière in qua, dont elles dépendent, et par la mutation de laquelle elles
sont produites en l’être ; en sorte que leur devenir est proprement la
transmutation de leurs sujets ; par conséquent, à cause de la matière in qua, elles ne sont pas proprement
créées. Mais il en va autrement de l’âme rationnelle, qui est une forme
subsistante ; aussi être créée lui convient-il proprement.
Cependant, si
l’on suppose cette argumentation, il faut résoudre l’objection en disant
qu’elle conclut faux et faussement. En effet, il faut lui opposer que la
distance entre deux choses peut se comporter de trois façons. D’abord, elle
peut être infinie des deux côtés ; par exemple, si l’une avait une
blancheur infinie, et l’autre une noirceur infinie. Et c’est de cette façon
qu’il y a une infinie distance entre l’être divin et le non-être absolu. Ensuite,
elle peut être finie des deux côtés ; comme si l’une a une blancheur finie
et l’autre une noirceur finie. Et c’est ainsi que l’être créé est distant du
non-être relatif. Enfin, elle peut être finie d’un côté et infinie de
l’autre ; comme si l’une avait une blancheur finie et l’autre une noirceur
infinie. Et telle est la distance entre l’être créé et le non-être
absolu ; car l’être créé est fini, mais le non-être absolu est infini, en
tant qu’il excède tout manque imaginable. Cette distance peut donc être franchie
du côté où elle est finie, en tant que l’être fini lui-même est soit acquis
soit perdu ; mais non du côté où elle est infinie.
10° Pouvoir causer
la grâce relève d’une puissance infinie au pein sens du terme, en tant que
c’est le propre de la puissance qui institue la nature, et cette puissance est
infinie ; aussi ces deux choses sont-elles incompatibles : pouvoir
donner la grâce et ne pas pouvoir faire d’autres choses.
11° Il appartient
à la gloire du roi que ses soldats aient une puissance de telle nature et de
telle grandeur qu’elle ne les soustraie pas à la soumission au roi, et non une
puissance qui les retirerait de sa sujétion. Or, par la puissance de conférer
la grâce, la créature serait égalée à Dieu, puisqu’elle aurait une puissance
infinie. Ce serait donc une dérogation à la gloire divine, si une créature
avait une telle puissance.
12° Ce qu’on
entend n’est pas la cause suffisante de la foi ; et la preuve en est que
beaucoup entendent et ne croient pas. Mais la cause de la foi est Celui qui
fait assentir le croyant aux choses qui sont dites. Or il n’est pas poussé à
assentir par quelque nécessité de la raison, mais par la volonté ; voilà
pourquoi l’homme qui annonce extérieurement ne cause pas la foi, mais c’est
Dieu qui la cause, lui qui seul peut changer la volonté. Et il cause la foi
chez le croyant en inclinant la volonté et en éclairant l’intelligence par la
lumière de foi, afin qu’il ne s’oppose pas aux choses qui sont proposées par le
prédicateur. Le prédicateur, lui, se comporte comme quelqu’un qui dispose
extérieurement à la foi.
13° Ce qui est
mien comme ma possession, je peux le donner à autrui, mais non ce qui est mien
comme une forme inhérente : en effet, je ne peux pas donner à autrui ma
couleur ou ma quantité. Or c’est ainsi que la grâce appartient à l’homme, et
non de la première façon.
14° Bien que
le prélat ne puisse pas donner la grâce à un subordonné, il peut cependant, en
avertissant ou en corrigeant, coopérer à ce que la grâce soit donnée à
quelqu’un, ou à ce que, une fois donnée, elle ne soit pas perdue ; et
c’est sous ce rapport qu’il est tenu de rendre compte des âmes de ses
subordonnés.
15° Les ministres
du roi temporel ne procurent à quelqu’un la grâce du roi que par mode
d’intercession. Et par conséquent, les ministres de Dieu peuvent procurer à un
pécheur la grâce divine en l’obtenant par des prières, mais non en la causant
de manière efficiente.
16° L’imposition
de la main ne cause pas la venue de l’Esprit Saint, mais celui-ci survient en
même temps que l’imposition de la main. C’est pourquoi, dans le texte, il n’est
pas dit que les apôtres en imposant les mains donnaient le Saint-Esprit, mais
qu’ils imposaient les mains et que les fidèles recevaient le Saint-Esprit.
Cependant, si l’on dit que l’imposition des mains est en quelque façon la cause
de la réception de l’Esprit Saint, comme les sacrements sont la cause de la
grâce, ainsi qu’on le dira plus loin, alors l’imposition de la main n’aura pas
cet effet en tant qu’elle vient de l’homme, mais par institution divine.
17° L’opinion du
Maître, ici, à savoir que le pouvoir de créer et de justifier puisse être
conféré à la créature, n’est pas soutenue communément ; encore que le
Maître ne dise pas qu’à la créature puisse être conféré le pouvoir de justifier
par autorité, mais seulement par ministère. Et cependant, s’il est communicable
à la créature, il ne s’ensuit pas qu’il soit communiqué. En effet, quand on dit
que tout ce qui est communicable à la créature lui est communiqué, il faut
l’entendre des choses que la nature requiert, mais non de celles qui peuvent
être ajoutées aux principes naturels par la seule libéralité divine ; à
leur sujet, en effet, aucune jalousie n’apparaît si elles ne sont pas
conférées. Aussi le cas n’est-il pas semblable pour le Fils, car il entre dans
la notion de filiation que le fils ait la nature de celui qui engendre. Si donc
Dieu le Père ne communiquait pas la plénitude de sa nature au Fils, il
semblerait que cela se ramène soit à de l’impuissance, soit à de la
jalousie ; et surtout du point de vue de ceux qui disaient que le Père
engendre le Fils par nécessité de nature.
18° La parole de
Denys ne doit pas s’entendre en ce sens que les êtres inférieurs seraient unis
à la fin ultime par la puissance des causes intermédiaires, mais en ce sens que
les causes intermédiaires disposent à cette union, soit par illumination, soit
par un quelconque autre ministère.
19° Ce pouvoir fut
donné aux apôtres pour expulser les démons des corps, et il est certain que
cela est moindre que chasser le péché de l’âme. En outre, il ne leur fut pas
donné d’expulser les démons par leur propre puissance, mais par l’invocation du
nom du Christ, en obtenant cela par la prière ; ce qui est dit en
Mc 16, 14 le montre clairement : « en mon nom, ils
chasseront les démons ».
20° Le prêtre de
la loi ancienne n’agit pas même par mode de ministère pour la collation de la
grâce, si ce n’est de façon éloignée, par l’exhortation et l’enseignement. En
effet, les sacrements de la loi ancienne, dont il était le ministre, ne conféraient
pas la grâce, comme la confèrent les sacrements de la loi nouvelle, dont le
prêtre du nouveau Testament est le ministre ; par conséquent, le sacerdoce
nouveau est plus digne que l’ancien, comme le prouve l’Apôtre dans l’Épître aux
Hébreux.
21° L’âme ne
se rapporte pas de la même façon à la vie naturelle et à la vie de la grâce. En
effet, elle se rapporte à la vie de la grâce comme ce qui vit par autre chose,
mais à la vie de nature comme ce par quoi autre chose vit. Voilà pourquoi elle
ne peut pas communiquer la vie de la grâce, mais elle reçoit cette vie
communiquée ; en revanche, elle communique la vie de la nature, et
cependant ne la communique qu’en tant qu’elle est formellement unie au corps.
Or il n’est pas possible que l’âme soit formellement unie à une autre âme qui
peut vivre de la vie de la grâce ; il n’en va donc pas de même.
22° Il n’est pas
impossible qu’un agent agisse selon son espèce ou au-dessous ; mais rien
ne peut agir au-dessus de son espèce. Or la grâce est au-dessus de la nature de
l’âme ; mais la faute est soit au niveau de la nature, relativement à la
partie animale, soit au-dessous de la nature, relativement à la raison ;
il n’en va donc pas de même pour la faute et pour la grâce.
23° Dans le
microcosme qu’est l’homme, un accident spirituel n’excédant pas la nature est
causé en quelque façon par une puissance créée, à savoir, la science dans le
disciple par le docteur ; mais non la grâce, car elle dépasse la nature.
L’âme sensitive et végétative, elle, est contenue sous l’ordre naturel.
24° La perfection
de la grâce est supérieure à la perfection de la nature du côté de la forme qui
perfectionne, mais non du côté du perfectible. Car, d’une certaine façon, ce
qui est naturel est possédé plus parfaitement que ce qui est au-dessus de la
nature, en tant qu’il est proportionné à la puissance active naturelle, dont le
don surnaturel excède la proportion ; voilà pourquoi elle ne peut pas
transmettre un don surnaturel par sa propre puissance, bien qu’elle puisse
faire une chose semblable à elle dans la nature. Et cependant, cela n’est pas
universellement vrai ; car les créatures plus parfaites ne peuvent pas
faire une chose semblable à elles, comme le soleil ne peut pas produire un
autre soleil, ni l’ange un autre ange ; mais cela est vrai seulement pour
les créatures corruptibles, auxquelles une puissance générative a été procurée
par Dieu, afin que l’être, qui ne peut être continué selon l’individu, soit
continué selon l’espèce.
25° Il y a deux
actes de la forme. L’un qui est l’opération, par exemple chauffer, et c’est un
acte second ; et un tel acte de la forme est attribué au suppôt. L’autre
acte de la forme est la détermination formelle de la matière, et c’est un acte
premier, comme vivifier le corps est l’acte de l’âme ; et un tel acte
n’est pas attribué au suppôt de la forme. Or c’est ainsi que justifier est
l’acte de la justice ou de la grâce.
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Bernard au sermon sur la Cène du
Seigneur, « de même que le chanoine est revêtu de sa charge par le
livre, l’abbé par la crosse et l’évêque par l’anneau, de même les grâces, dans
leur diversité, sont transmises par des sacrements divers ». Or le livre
n’est pas la cause du canonicat, ni la crosse celle de la dignité d’abbé, ni
l’anneau celle de l’épiscopat ; les sacrements ne sont donc pas non plus
causes de grâce.
2° Si le
sacrement est cause de grâce, cette cause est soit principale, soit
instrumentale. Or elle n’est pas principale, car Dieu seul est ainsi cause de
grâce, comme on l’a dit. Ni non plus instrumentale, car tout instrument a une
action naturelle selon laquelle il opère de façon instrumentale ; tandis
que le sacrement, étant quelque chose de corporel, ne peut avoir aucune action
naturelle à l’égard de l’âme, qui est réceptrice de la grâce ; et ainsi,
il ne peut pas être cause instrumentale de la grâce.
3° Toute cause
active est soit perfective, soit dispositive, comme on peut le déduire des
paroles d’Avicenne. Or le sacrement n’est pas cause perfective de la grâce, car
alors il serait cause principale de la grâce ; ni non plus dispositive,
car la disposition à la grâce est dans le même sujet que la grâce, c’est-à-dire
dans l’âme, que la réalité corporelle n’atteint pas. Le sacrement n’est donc
nullement cause de grâce.
4° S’il est cause
de grâce, c’est soit par vertu propre, soit par quelque vertu ajoutée. Non par
vertu propre, car alors n’importe quelle eau sanctifierait comme l’eau du
baptême. Ni, de même, par une vertu ajoutée, car tout ce qui est reçu en autre
chose, est reçu en lui suivant le mode d’être de ce qui reçoit ; et ainsi,
puisque le sacrement est un élément matériel, comme dit Hugues de Saint-Victor,
il ne recevra qu’une vertu matérielle, qui ne suffit pas pour produire la forme
spirituelle. Le sacrement n’est donc nullement cause de grâce.
5° Cette vertu
reçue dans l’élément matériel sera soit corporelle, soit incorporelle. Si elle
est incorporelle, alors, puisqu’elle est un certain accident et que son sujet
est un corps, l’accident sera plus digne que le sujet : car l’incorporel
est plus noble que le corps. Et si c’est une vertu corporelle, et qu’elle cause
la grâce, qui est une forme spirituelle et incorporelle, il s’ensuit que l’effet
serait plus noble que la cause, ce qui est de nouveau impossible. Il est donc
impossible que le sacrement cause la grâce.
6° Si [le
répondant] disait qu’une telle vertu ajoutée n’est pas quelque chose de complet
dans une espèce, mais une certaine chose incomplète, alors en sens
contraire : l’incomplet ne peut pas être la cause du complet. Or la grâce
est une certaine chose complète. Une telle vertu incomplète ne peut donc pas
être cause de grâce.
7° L’agent
parfait doit avoir un instrument parfait. Or les sacrements agissent comme des
instruments de Dieu, qui est un agent très parfait. Ils doivent donc être
parfaits, et avoir une vertu parfaite.
8° Selon Denys au
cinquième chapitre de la Hiérarchie
ecclésiastique, la loi de la divinité est que les êtres de rang moyen
soient ramenés par les premiers, et les derniers par ceux de rang moyen. Il est
donc contre la loi de la divinité que, par les derniers, ceux de rang moyen ou
les premiers soient ramenés à Dieu. Or, dans l’ordre des créatures, les
corporelles sont les dernières, et les substances spirituelles sont les
premières. Il ne convient donc pas que la grâce, par laquelle l’esprit humain
est ramené à Dieu, soit conférée à cet esprit par des éléments corporels.
9° Saint
Augustin, au livre des 83 Questions,
distingue deux actions de Dieu : l’une qu’il opère par une créature
assujettie, et l’autre qu’il fait immédiatement par lui-même, et éclairer les
âmes est de cette dernière sorte. Or, conférer la grâce à l’âme, c’est
l’éclairer. Dieu ne se sert donc pas d’un sacrement comme d’un instrument
intermédiaire pour conférer la grâce.
10° Si à l’élément
matériel est conférée une vertu par laquelle il puisse causer la grâce, alors
ou bien cette vertu demeure après que le sacrement est accompli, ou bien elle
ne demeure pas. Si oui, alors, une fois l’eau du baptême sanctifiée par la
parole de vie, si quelqu’un y est baptisé après le baptême de quelqu’un
d’autre, il sera baptisé en l’absence de paroles proférées ; ce qui est
faux. Et si elle ne demeure pas, alors, puisqu’on ne peut rien assigner de
contraire qui la corrompe, c’est par elle-même qu’elle cesse ; et il
semble aberrant — puisqu’elle est un certain être spirituel, et parmi les plus
grands biens, étant cause de la grâce — qu’elle s’évanouisse si subitement.
11° L’agent
l’emporte sur le patient ; ainsi saint Augustin prouve-t-il au douzième
livre sur la Genèse au sens littéral
que le corps n’imprime pas dans l’âme les images par lesquelles il connaît. Or
un corps non uni à l’âme est plus éloigné de causer la forme surnaturelle de la
grâce, que le corps uni de causer en elle un effet naturel. Il ne semble donc
aucunement possible que de tels éléments corporels, qui sont dans les
sacrements, soient causes de grâce.
12° L’âme se
dispose plus efficacement à avoir la grâce qu’elle n’est disposée par les
sacrements, car la disposition qu’elle fait d’elle-même conduit à la grâce sans
le sacrement, mais l’inverse n’est pas vrai. Or, bien que l’âme se dispose à la
grâce, elle ne se montre pas comme une cause de grâce. Donc, bien que les
sacrements disposent en quelque façon à la grâce, on ne doit pas les appeler
des causes de grâce.
13° Un artisan
expert n’use d’un instrument que comme il convient à l’instrument ; ainsi
un menuisier ne se sert pas d’un marteau pour couper. Or Dieu est un artisan
très expert. Il n’use donc pas d’un instrument corporel pour produire un effet
spirituel, qui ne convient pas à la nature corporelle.
14° Un sage
médecin emploie de plus forts remèdes pour les maladies plus fortes. Or la
maladie du péché est très forte. Donc, pour la guérir par la collation de la
grâce, Dieu a dû appliquer des remèdes plus forts, et non des éléments
corporels.
15° La recréation
de l’âme doit correspondre à sa création par une ressemblance. Or Dieu a créé
l’âme sans l’intermédiaire d’aucune créature. Donc semblablement, il doit la
recréer par la grâce sans l’intermédiaire d’un sacrement.
16° Avoir des
aides est, pour un agent, un signe d’impuissance. Or les instruments aident à
obtenir l’effet de l’agent principal. Il ne convient donc pas à Dieu, qui est
un agent très puissant, de conférer la grâce par des sacrements comme par des
instruments.
17° En tout
instrument, une action naturelle de celui-ci est requise, qui contribue en
quelque façon à l’effet voulu par l’agent principal. Or l’action naturelle de
l’élément matériel ne semble rien faire pour l’effet de la grâce, que Dieu veut
réaliser dans l’âme : dans le baptême, en effet, l’ablution ne regarde pas
l’âme de plus près que l’eau elle-même. De tels sacrements n’agissent donc pas
à la façon d’un d’instrument pour produire la grâce.
18° Les sacrements
ne sont pas conférés sans ministre. Si donc les sacrements sont en quelque
sorte des causes de grâce, l’homme sera aussi en quelque façon une cause de
grâce ; ce qui s’oppose à la parole de saint Augustin disant que « le
pouvoir de justifier n’a pas été conféré à l’homme, afin que l’on ne mette pas
son espoir en l’homme ».
19° Dans la grâce,
le Saint-Esprit est donné. Si donc les sacrements sont des causes de grâce, il
seront la cause du don du Saint-Esprit ; ce qui s’oppose à saint Augustin
qui dit qu’aucune créature « ne peut donner l’Esprit Saint ». Les
sacrements ne sont donc aucunement causes de grâce.
En sens contraire :
1° Le Maître, au
quatrième livre des Sentences,
dist. 1, définissant le sacrement de la loi nouvelle, s’exprime
ainsi : « Le sacrement est la forme visible de la grâce invisible, de
sorte qu’il en porte l’image et en est la cause.
2° Saint Ambroise
dit que la grâce est plus forte que la faute ; et l’Apôtre le montre
clairement en Rom. 5, 15. Or la faute est causée dans l’âme par
l’infection du corps. La grâce peut donc être causée dans l’âme par la
sanctification d’un élément corporel.
3° Par
l’institution des sacrements, ou quelque chose est ajouté aux éléments
naturels, ou rien n’est ajouté. Si rien n’est ajouté, alors rien n’est conféré
au monde par l’institution des sacrements, ce qui est aberrant. Mais si une
chose est ajoutée, alors, puisque ce n’est pas en vain, cette chose pourra
effectuer ce qu’elle ne pouvait pas effectuer auparavant. Or ce ne peut être
que la grâce, puisque les sacrements ont été institués pour cela. Les
sacrements peuvent donc avoir la grâce pour effet.
4° [Le répondant] disait que seul est ajouté un certain ordre relatif à la grâce. En sens contraire : l’ordre est une certaine relation. Or la relation est toujours fondée sur quelque chose d’absolu, et c’est pourquoi le mouvement est par accident dans le genre relation. Si donc un ordre est ajouté, il est nécessaire que quelque chose d’absolu soit ajouté.
5° L’absolu n’est
pas causé par le relatif, car le relatif a un être très faible. Si donc
l’institution n’ajoute aux sacrements qu’une relation, ils ne pourront pas
sanctifier par institution ; ce qui va contre Hugues de Saint-Victor.
6° [Le répondant] disait que ce n’est pas cette relation qui est cause de sanctification, mais la puissance divine présente aux sacrements. En sens contraire : ou bien la puissance divine, qui est Dieu lui-même, est présente aux sacrements après l’institution autrement qu’avant l’institution, ou bien elle n’est pas présente autrement. Dans ce dernier cas, ils n’auront pas d’autre effet après l’institution qu’avant. Mais si elle est présente autrement, alors, puisque l’on ne dit de Dieu qu’il est d’une façon nouvelle dans une créature que parce qu’il fait en elle un nouvel effet, il sera nécessaire que quelque chose soit nouvellement ajouté aux sacrements eux-mêmes ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
7° En certains
sacrements est requise une matière sanctifiée, comme dans l’extrême-onction et
la confirmation. Or cette sanctification n’est pas faite inutilement. Une vertu
spirituelle est donc conférée par elle aux sacrements, et cette vertu leur
permettra d’être en quelque façon des causes de grâce, puisqu’elle est ordonnée
à cela.
Réponse :
Il est
nécessaire d’affirmer que les sacrements de la loi nouvelle sont en quelque
façon causes de grâce. En effet, on disait de la loi qu’elle tuait et qu’elle
augmentait la transgression, parce qu’elle donnait la connaissance du péché
mais ne conférait pas la grâce qui vient en aide contre le péché. Si donc la
loi nouvelle ne conférait pas la grâce, on dirait de même qu’elle tue et
qu’elle augmente la transgression ; or l’Apôtre enseigne le contraire. Et
elle ne confère pas la grâce par la seule instruction — car la loi ancienne
avait cela — mais aussi par ses sacrements, en causant en quelque façon la
grâce ; c’est pourquoi l’Église ne se contente pas du catéchisme par
lequel elle instruit celui qui se présente, mais elle lui ajoute des sacrements
pour que soit possédée la grâce, que les sacrements de la loi ancienne ne
conféraient pas mais signifiaient seulement. Or les signes se rattachent à
l’instruction. Ainsi donc, parce que la loi ancienne instruisait seulement, ses
sacrements étaient seulement des signes de la grâce ; mais parce que la
loi nouvelle à la fois instruit et justifie, ses sacrements sont à la fois
signes et causes de la grâce. Mais comment ils sont causes, tous ne
l’enseignent pas de la même façon.
Certains disent
en effet qu’ils sont causes de grâce non parce qu’ils opèrent quelque chose,
par une vertu mise en eux, pour que soit possédée la grâce, mais parce que la
grâce est donnée, à leur réception, par Dieu qui est présent aux sacrements, de
sorte qu’on les appelle causes de grâce à la façon d’une cause sine qua non ; et il donnent
l’exemple suivant : le porteur d’un denier de plomb reçoit cent livres,
non point parce que le denier de plomb serait une cause agissant pour que l’on
reçoive cent livres, mais parce que celui qui peut donner a décrété que tout
porteur d’un tel denier recevrait une telle somme. Semblablement, Dieu a
décrété que quiconque reçoit le sacrement sans feinte, reçevrait la grâce, non
pas en provenance des sacrements, mais de Dieu même ; et ils disent que
tel était le sentiment du Maître au quatrième livre des Sentences, dist. 1, lorsqu’il disait que celui qui reçoit le
sacrement « cherche le salut en des choses inférieures à soi, non
toutefois en provenance d’elles ». Mais cette opinion ne semble pas
conserver suffisamment la dignité des sacrements de la loi nouvelle. En effet,
à bien considérer l’exemple qu’ils proposent, et d’autres semblables, on ne
trouve pas que ce qu’ils appellent une cause sine qua non se rapporte à l’effet autrement que comme un signe. En
effet, le denier de plomb n’est qu’un signe de la réception de la somme, et la
crosse n’est qu’un signe du pouvoir qui est conféré à l’abbé. Par conséquent,
si les sacrements de la loi nouvelle se rapportent ainsi à la grâce, il
s’ensuit qu’il ne sont que des signes de la grâce, et ainsi, ils n’auront rien
de plus que les sacrements de la loi ancienne. À moins peut-être que l’on ne
dise que les sacrements de la loi nouvelle sont des signes de la grâce donnée
en même temps qu’eux, tandis que ceux de la loi ancienne sont des signes de la
grâce promise. Mais cela regarde plus la circonstance de temps que la dignité
des sacrements : car en ce temps-là, la grâce était promise, alors que
c’est maintenant le temps de la plénitude de la grâce, parce que la réparation
de la nature humaine est déjà faite ; donc, de ce point de vue, si nos
sacrements avaient eu lieu alors avec tout ce qu’ils ont maintenant, ils
n’auraient rien fait de plus que ceux-là, et ceux-là ne feraient maintenant pas
moins que les nôtres, sans que rien leur soit ajouté. Voilà pourquoi il faut
répondre autrement, et dire que les sacrements de la loi nouvelle opèrent
quelque chose pour que soit possédée la grâce.
Or une chose a
deux façons d’agir pour produire un effet. D’abord comme un agent par
soi ; et « agir par soi » se dit de ce qui agit par une forme
qui inhère à lui à la façon d’une nature complète, qu’il tienne cette forme de
lui-même ou d’autre chose, soit naturellement, soit violemment ; et c’est
de cette façon que l’on dit que le soleil et la lune éclairent, et que le feu
chauffe, ainsi que le fer enflammé et l’eau chaude. Ensuite, une chose agit de
façon instrumentale pour produire un effet ; et ce n’est pas par une forme
qui inhère à elle qu’elle agit pour produire l’effet, mais elle agit seulement
en tant qu’elle est mue par un agent par soi. En effet, la notion d’instrument
en tant qu’instrument consiste à mouvoir en étant mû ; ainsi, ce que la forme
complète est à l’agent par soi, le mouvement par lequel l’agent principal meut
l’instrument l’est à celui-ci, comme la scie agit pour produire le banc. En
effet, bien que la scie ait une action qui lui convient par sa forme propre,
par exemple diviser, cependant elle a un effet qui ne lui convient qu’en tant
qu’elle est mue par l’artisan, à savoir, faire une incision droite et qui
convienne à la forme de l’art. Et ainsi, l’instrument a deux opérations :
l’une qui lui convient par sa forme propre, l’autre qui lui convient en tant
qu’il est mû par l’agent par soi, et celle-ci dépasse la puissance de la forme
propre.
Il faut donc
répondre que ni le sacrement ni aucune créature ne peuvent donner la grâce à la
façon d’un agent par soi, car cela n’appartient qu’à la puissance divine, ainsi
qu’il ressort de l’article précédent ; mais les sacrements agissent de
façon instrumentale pour produire la grâce ; et en voici la preuve. Saint
Jean Damascène dit, au troisième livre, que la nature humaine était dans le
Christ comme un certain organe de la divinité ; voilà pourquoi la nature
humaine avait quelque part dans l’opération de la puissance divine : par
exemple, c’est par un toucher que le Christ purifia le lépreux ; ainsi, en
effet, le toucher du Christ causait de façon instrumentale la santé du lépreux.
Or, de même que la nature humaine était, dans le Christ, associée de façon
instrumentale aux effets de la puissance divine quant aux effets corporels, de
même quant aux spirituels ; c’est pourquoi le sang du Christ versé pour
nous eut la puissance de laver les péchés ; Apoc. 1, 5 :
« il nous a lavés de nos péchés dans son sang » ; et
Rom. 3, 24 : « justifiés […] en son sang ». Et ainsi,
l’humanité du Christ est cause instrumentale de justification ; et cette
cause nous est appliquée spirituellement par la foi et corporellement par les
sacrements — car l’humanité du Christ est à la fois esprit et corps — afin que
nous percevions en nous l’effet de la sanctification qui a lieu par le Christ.
Aussi le plus parfait sacrement est-il celui en lequel le corps du Christ est
réellement contenu, à savoir l’Eucharistie, et il est la consommation de tous
les autres, comme dit Denys dans la Hiérarchie
ecclésiastique. Les autres sacrements, eux, participent en quelque façon à
la vertu par laquelle l’humanité du Christ agit de façon instrumentale pour
produire la justification, et c’est pourquoi l’Apôtre dit de celui qui est
sanctifié par le baptême qu’il est « sanctifié par le sang du
Christ » (Hébr. 10, 10). Il est donc affirmé que la Passion du
Christ opère dans les sacrements de la loi nouvelle. Et par conséquent, les
sacrements de la loi nouvelle sont causes de grâce, comme agissant de façon
instrumentale pour produire la grâce.
Réponse aux objections :
1° Saint Bernard
évoque insuffisamment la notion des sacrements de la loi nouvelle, lorsqu’il
parle d’eux en tant qu’ils sont des signes et non en tant qu’ils sont des
causes.
2° Les sacrements
de la loi nouvelle ne sont pas causes principales de grâce, comme des agents
par soi, mais causes instrumentales. Et à l’instar des autres instruments, ils
ont deux actions : l’une qui excède la forme propre et a lieu par la vertu
de la forme de l’agent principal, qui est Dieu, et tel est l’acte de
justifier ; l’autre qu’ils exercent par leur forme propre, par exemple
laver ou oindre ; et cette action atteint corporellement l’homme même qui
est justifié, quant au corps par soi, et par accident quant à l’âme, qui sent
une telle action corporelle ; spirituellement, elle atteint l’âme elle-même,
en tant que celle-ci la perçoit dans son intelligence comme un certain signe de
la purification spirituelle.
3° Parce que la
fin ultime correspond à l’agent premier comme le principal au principal, ce
n’est pas la fin ultime qui est attribuée à ce qui agit non principalement,
mais la disposition à la fin ultime. Et ainsi, on dit que les sacrements sont
causes de grâce à la façon d’instruments qui disposent.
4° Pour produire
la grâce, les sacrements n’agissent pas par la vertu de leur forme propre, car
dans ce cas ils opéreraient comme des agents par soi ; mais ils agissent
par la vertu de l’agent principal qui est Dieu, vertu qui existe en eux. Or
cette vertu n’a pas un être complet dans la nature, mais elle est, dans un
genre de l’étant, quelque chose d’incomplet. Et cela se voit clairement
ainsi : l’instrument meut en tant qu’il est mû ; or le mouvement est
un acte imparfait, suivant le Philosophe ; par conséquent, de même que les
choses qui meuvent en tant qu’elles sont déjà assimilées à l’agent comme si elles
étaient au terme du mouvement, meuvent par une forme parfaite, de même celles
qui meuvent en tant qu’elles sont dans l’« être mû » lui-même,
meuvent par une vertu incomplète. Et pour que l’air meuve la vue, une telle
vertu est en lui dans la mesure où la couleur du mur le transmue comme en
devenir et non comme en acte accompli ; aussi l’espèce de la couleur
existe-t-elle dans l’air par mode d’intention, et non par mode d’étant complet
comme elle existe sur le mur. Semblablement, les sacrements agissent pour
produire la grâce parce que Dieu les meut pour ainsi dire vers cet effet. Et ce
mouvement englobe l’institution, la sanctification et l’application à celui qui
approche des sacrements ; c’est pourquoi ils ont une vertu non par mode
d’étant complet, mais comme incomplètement. Et ainsi, il n’est pas aberrant que
la vertu spirituelle soit dans une réalité matérielle, comme les espèces des
couleurs sont spirituellement dans l’air.
5° À proprement
parler, cette vertu ne peut être appelée ni corporelle, ni incorporelle :
en effet, corporel et incorporel sont des différences de l’étant complet. Mais
on dit proprement que la vertu est relative à l’incorporel, comme le mouvement
est plutôt appelé « relatif à l’étant » que « étant ». Or
l’objection procède comme si cette vertu était une certaine forme complète.
6° L’incomplet ne
peut être la cause du complet comme un agent par soi ; cependant
l’incomplet peut être ordonné en quelque façon au complet à la façon d’une
cause instrumentale, comme nous disons que le mouvement de l’instrument est la
cause de la forme induite par l’agent principal.
7° Il est de
la perfection de l’instrument non pas qu’il agisse par une vertu complète, mais
qu’il agisse en tant qu’il est mû, et par conséquent, par une vertu
incomplète ; il ne s’ensuit donc pas que les sacrements soient des
instruments imparfaits, bien que leur vertu ne soit pas un étant complet.
8° L’instrument
se rapporte à l’action comme une chose par laquelle on agit, plutôt que comme
une chose qui agit : en effet, il appartient à l’agent principal qu’il
agisse par un instrument. Et de la sorte, bien que les derniers ne ramènent pas
vers Dieu les premiers ou ceux de rang moyen, ils peuvent cependant se
comporter comme des êtres par lesquels se fait le retour à Dieu des premiers et
de ceux de rang moyen. C’est pourquoi Denys dit qu’il nous est naturel d’être
conduits vers Dieu par les sensibles comme par la main. C’est aussi la cause
qu’il donne de la nécessité de sacrements visibles, au premier chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique.
9° Il
convient à Dieu d’éclairer l’âme sans l’intermédiaire d’une créature qui agisse
pour produire l’illumination de l’âme comme un agent principal et par
soi ; cependant il peut y avoir un médium agissant de façon instrumentale
et dispositive.
10° Il est des
sacrements pour lesquels une matière sanctifiée est requise, comme dans
l’extrême-onction et la confirmation ; il en est d’autres pour lesquels
elle n’est pas requise par une nécessité du sacrement. Il est donc vrai pour
tous que la vertu du sacrement ne consiste pas seulement dans la matière, mais
dans la matière et la forme en même temps, ces deux choses étant un seul
sacrement ; par conséquent, la matière du sacrement peut bien être
appliquée à un homme, sans la forme convenable des paroles et les autres choses
qui sont requises pour cela, l’effet du sacrement ne s’ensuit pas. Mais dans
les sacrements qui ont besoin d’une matière sanctifiée, la vertu du sacrement,
après l’usage du sacrement, reste dans la matière partiellement et non
complètement. Et dans les sacrements qui n’ont pas besoin de matière
sanctifiée, rien ne reste après l’usage du sacrement ; aussi l’eau en
laquelle un baptême a été célébré n’a-t-elle rien de plus qu’une autre eau,
sauf peut-être à cause du mélange de chrême, qui n’est cependant pas de
nécessité pour le sacrement. Et il n’est pas aberrant que cette vertu cesse,
car cette vertu se comporte comme existant en devenir et dans l’« être
mû », comme on l’a dit ; et une telle vertu cesse lorsque cesse la
motion du moteur : en effet, aussitôt que le moteur cesse de mouvoir, le
mobile cesse aussi d’être mû.
11° Bien que
l’élément corporel soit moins noble que l’âme et pour cette raison ne puisse
rien effectuer dans l’âme par la vertu de sa nature propre, cependant il peut
effectuer quelque chose dans l’âme en tant qu’instrument agissant dans la
puissance divine.
12° L’âme agit en
disposant à la grâce en vertu de sa nature propre, tandis que le sacrement le
fait par la puissance divine comme instrument de celle-ci ; il n’en va
donc pas de même.
13° Par sa forme
propre, le sacrement signifie ou est de nature à signifier l’effet auquel il
est divinement ordonné ; et par conséquent, il est un instrument
convenable, car les sacrements causent en signifiant.
14° Les sacrements
de la loi nouvelle ne sont pas des remèdes faibles, mais forts, en tant que la
Passion du Christ opère en eux. Par contre, les sacrements de la loi ancienne,
qui ont précédé la Passion du Christ, sont appelés faibles, comme on le voit
clairement en Gal. 4, 9 : « Comment retournez-vous à ces
pauvres et faibles rudiments ? »
15° La création ne
présuppose rien qui puisse recevoir l’action d’un agent instrumental ;
mais la recréation le présuppose ; il n’en va donc pas de même.
16° Ce n’est pas
parce qu’il en a besoin que Dieu se sert d’instruments ou de causes
intermédiaires dans son action, mais pour une convenance des effets. En effet,
il est convenable que les remèdes divins nous soient procurés suivant notre
mode, c’est-à-dire par les réalités sensibles, comme dit Denys au premier
chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique.
17° L’action
naturelle de l’instrument matériel aide à obtenir l’effet du sacrement, en tant
que par elle le sacrement est appliqué au receveur, et en tant que la
signification du sacrement est accomplie par l’action susdite, comme la
signification du baptême est accomplie par l’ablution.
18° Il est des
sacrements pour lesquels un ministre déterminé n’est pas requis, comme on le
voit dans le cas du baptême ; et pour ceux-ci, la vertu du sacrement ne
réside nullement dans le ministre. Mais il en est d’autres pour lesquels un
ministre déterminé est requis, et la vertu de ceux-là réside partiellement dans
le ministre, comme aussi dans la matière et la forme. Toutefois, on dit du ministre
qu’il ne justifie que par mode de ministère, en tant qu’il agit pour produire
la justification en conférant le sacrement.
19° Le
Saint-Esprit n’est donné que par celui qui cause la grâce comme un agent
principal, ce qui n’appartient qu’à Dieu ; voilà pourquoi Dieu seul donne
le Saint-Esprit.
Objections :
Il semble que
non.
1° Rien n’est
divisé contre soi-même ; or la grâce se subdivise en opérante et
coopérante. Il y a donc différentes grâces : l’opérante et la
coopérante ; et ainsi, il n’y a pas qu’une grâce sanctifiante dans un
homme.
2° [Le répondant] disait qu’il y a, quant à l’habitus, une seule grâce opérante et coopérante, mais que la division se prend des différents actes. En sens contraire : les habitus se distinguent par les actes. Si donc les actes sont différents, il ne pourra y avoir un seul habitus pour l’une et l’autre grâce.
3° Nul n’a besoin
de demander ce qu’il a déjà. Or celui qui a la grâce prévenante trouve
nécessaire de demander la subséquente, suivant saint Augustin. Il n’y a donc
pas une unique grâce prévenante et subséquente.
4° [Le répondant] disait que celui qui a la grâce prévenante ne demande pas la grâce subséquente comme une autre grâce, mais comme la conservation de la même grâce. En sens contraire : la grâce est plus puissante que la nature. Or l’homme dans l’état de nature intègre a pu se maintenir par lui-même en ce qu’il avait reçu, comme il est dit au deuxième livre des Sentences, dist. 24. Celui qui a reçu la grâce prévenante peut donc se maintenir en elle ; et ainsi, il n’a pas besoin de demander cela.
5° La forme se
diversifie d’après la diversité des perfectibles. Or la grâce est la forme des
vertus. Puis donc que les vertus sont nombreuses, la grâce ne pourra être
unique.
6° La grâce
prévenante concerne la voie, tandis que la grâce subséquente concerne la
gloire ; c’est pourquoi saint Augustin dit : « Elle nous devance
pour que nous vivions selon la piété, elle nous suit pour que nous vivions à
jamais avec Dieu ; elle nous devance pour que nous soyons appelés, elle
nous suit pour que nous soyons glorifiés. » Or la grâce de la voie n’est
pas la même que la grâce de la patrie, puisqu’il n’y a pas une même perfection
pour la nature créée et pour la nature glorifiée, comme dit le Maître au
deuxième livre, dist. 3. La grâce prévenante et la grâce subséquente ne
sont donc pas la même chose.
7° La grâce
opérante concerne l’acte intérieur, mais la grâce coopérante, l’acte
extérieur ; c’est pourquoi saint Augustin dit qu’elle « prévient pour
que l’on veuille, et suit pour que l’on ne veuille pas en vain ». Or ce
n’est pas la même chose qui est au principe de l’acte intérieur et de l’acte
extérieur ; par exemple dans le cas des vertus, on voit clairement que la
charité est donnée pour l’acte intérieur, mais que la force, la justice et
autres vertus semblables sont données pour les actes extérieurs. Ce n’est donc
pas la même grâce qui est opérante et coopérante, ou prévenante et subséquente.
8° De même que la
faute est dans l’âme un défaut du côté de la volonté, de même l’ignorance est
un défaut du côté de l’intelligence. Or aucun habitus unique ne chasse toute
ignorance de l’intelligence. Il ne peut donc pas non plus y avoir un habitus
unique qui chasse toute faute de la volonté. Or la grâce chasse toute faute. La
grâce n’est donc pas un habitus unique.
9° La grâce et la
faute sont contraires. Or une faute unique n’infecte pas toutes les puissances
de l’âme. Une grâce unique ne peut donc pas non plus les perfectionner toutes.
10° À propos de ce
passage de Ex. 33, 13 : « Si j’ai trouvé grâce », la Glose dit : « Pour les saints,
une seule grâce ne suffit pas. Il en est une qui précède, afin qu’ils
connaissent et aiment Dieu ; l’autre est celle qui suit, afin qu’ils se
gardent purs, inviolés, et qu’ils progressent. » Et ainsi, il n’y a pas
qu’une grâce dans un homme.
11° Un mode
différent comportant une difficulté spéciale requiert un habitus
différent ; ainsi, pour conférer de grands dons, qui par leur grandeur
font difficulté, une vertu spéciale — la magnificence — est requise en plus de
la libéralité, qui se limite aux dons communs. Or, bien vouloir avec
persévérance ajoute à bien vouloir simplement une difficulté spéciale ;
par ailleurs, bien vouloir simplement est le propre de la grâce prévenante,
tandis que bien vouloir avec persévérance est le propre de la grâce
subséquente ; c’est pourquoi saint Augustin dit que la grâce prévient pour
que l’homme veuille, et qu’elle suit pour qu’il accomplisse ou persiste. La
grâce subséquente est donc un autre habitus que la grâce prévenante.
12° Les sacrements
de la loi nouvelle sont causes de grâce, comme on l’a dit. Or les différents
sacrements ne sont pas ordonnés au même effet. Il y a donc en l’homme diverses
grâces, qui sont conférées par les différents sacrements.
13° [Le répondant] disait que les sacrements suivants ne sont pas conférés pour amener une autre grâce, mais pour augmenter celle que l’on possède. En sens contraire : l’augmentation de la grâce ne fait pas varier l’espèce de la grâce. Si donc les causes sont à proportion des effets, il s’ensuivrait de la réponse susmentionnée que les sacrements ne différeraient pas par l’espèce.
14° [Le répondant] disait que les sacrements diffèrent par l’espèce selon les différentes grâces gratuitement données qui sont conférées dans les divers sacrements, et qui sont les effets propres des sacrements. En sens contraire : la grâce gratuitement donnée ne s’oppose pas à la faute. Puis donc que les sacrements sont surtout ordonnés contre la faute, il semble que les effets propres des sacrements, d’après lesquels les sacrements se distinguent, ne sont pas des grâces gratuitement données.
15° Diverses
blessures sont infligées à l’âme par les différents péchés, et toutes sont
assurément guéries par la grâce. Puis donc qu’aux diverses blessures
correspondent différents remèdes — car, selon la parole de saint Jérôme,
« ce qui guérit le talon ne guérit pas l’œil » —, il semble qu’il y
ait différentes grâces.
16° Le même ne
peut pas simultanément être possédé et non possédé par le même. Or
quelques-uns, comme les petits enfants baptisés, ont la grâce opérante sans
avoir la grâce coopérante. Ce n’est donc pas la même grâce qui est opérante et
coopérante.
17° La grâce est
proportionnée à la nature comme la perfection est proportionnée au perfectible.
Or ainsi en est-il dans la nature humaine, que l’être et l’opération ne
viennent pas immédiatement du même principe : car l’âme est principe
d’être par son essence, mais principe d’opération par sa puissance. Puis donc
que, dans les réalités gratuites, la grâce opérante ou prévenante est le
principe d’où provient l’être spirituel, alors que la grâce coopérante est le
principe de l’opération spirituelle, il semble que ce ne soit pas la même grâce
qui est opérante et coopérante.
18° Un habitus
unique ne peut produire deux actes tout ensemble et au même instant. Or l’acte
de la grâce opérante, qui est de justifier ou de guérir l’âme, et l’acte de la
grâce coopérante ou subséquente, qui est d’agir avec justice, sont simultanés
dans l’âme. Ce n’est donc pas la même grâce qui est opérante et
coopérante ; et ainsi, il n’y a pas une seule grâce dans l’homme.
En sens contraire :
1° Là où une
seule chose suffit, il est superflu d’en poser plusieurs. Or une seule grâce
suffit à l’homme pour le salut, car il est dit en
2 Cor. 12, 9 : « Ma grâce te suffit. » Il n’y a
donc qu’une seule grâce dans l’homme.
2° La relation ne
diversifie pas l’essence de la réalité. Or la grâce coopérante n’ajoute à la
grâce opérante qu’une relation. C’est donc essentiellement la même grâce qui
est opérante et coopérante.
Réponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, on appelle « grâce » soit celle qui est
gratuitement donnée, soit celle qui est sanctifiante.
Or il est
manifeste qu’il y a diverses grâces gratuitement données. Il existe en effet
diverses choses qui sont conférées à l’homme divinement et gratuitement,
au-dessus du mérite et du pouvoir de la nature humaine, telles la prophétie,
l’opération des miracles et autres choses semblables, dont l’Apôtre dit en
1 Cor. 12, 4 : « Il y a diversité de grâces. »
Mais la présente recherche ne porte pas sur celles-ci.
La grâce
sanctifiante, elle, comme on peut le voir d’après ce qui a été dit, se prend de
deux façons : d’abord au sens de l’agrément divin, qui est la volonté
gratuite de Dieu ; ensuite au sens d’un certain don créé qui perfectionne
l’homme formellement et le rend digne de la vie éternelle.
Si donc l’on
prend la grâce de cette seconde façon, il est impossible qu’il y ait plusieurs
grâces en un seul homme. Et la raison en est la suivante : le terme de
« grâce » signifie que, par elle, l’homme est suffisamment ordonné à
la vie éternelle ; en effet, gratus
[i. e. agréable] est une
façon de dire « agréé par Dieu pour qu’il ait la vie éternelle ». Or,
si l’on affirme qu’une chose ordonne suffisamment à quelque terme unique, cette
chose doit nécessairement être unique ; car s’il y en avait plusieurs,
aucune d’elles ne suffirait, ou bien l’une d’elles serait superflue. Mais il en
découle nécessairement que la grâce aussi est une unique chose simple. En
effet, il serait possible que rien qui soit un ne rende suffisamment digne de
la vie éternelle, mais pour cela l’homme serait rendu digne par plusieurs choses,
par exemple par plusieurs vertus ; que si l’en était ainsi, aucune de ces
nombreuses choses ne pourrait être appelée grâce, mais toutes en même temps
seraient appelées une grâce unique, car de toutes celles-ci ne résulterait dans
l’homme qu’une seule dignité relativement à la vie éternelle. Or ce n’est pas
ainsi que la grâce est une, mais elle l’est comme l’est un seul habitus
simple : et ce, parce que l’habitus se diversifie dans l’âme relativement
aux divers actes ; or les actes eux-mêmes ne sont pas la raison de
l’agrément divin, mais c’est d’abord l’homme qui est agréé par Dieu, ensuite
ses actes, comme on le lit en Gen. 4, 4 : « Le Seigneur
regarda favorablement Abel et ses présents. » Par conséquent, ce don que
Dieu accorde à ceux qu’il agrée dans son royaume et dans sa gloire, est
présupposé aux perfections ou aux habitus par lesquels les actes humains sont
perfectionnés pour être dignes d’être agréés par Dieu. Et ainsi, il est
nécessaire que l’habitus de la grâce demeure indivis, étant antérieur aux
choses par lesquelles se fait la distinction des habitus dans l’âme.
Mais si l’on
prend la grâce sanctifiante de la première façon, c’est-à-dire au sens de la
volonté gratuite de Dieu, alors il est avéré qu’il n’y a, du côté de Dieu même
agréant, qu’une seule grâce de Dieu, non seulement pour un homme mais aussi
pour tous : car rien de ce qui est en lui ne peut être divers ; en
revanche, elle peut être multiple du côté des effets divins : ainsi
disons-nous que tout effet que Dieu produit en nous par sa volonté gratuite,
par laquelle il nous agrée dans son royaume, relève de la grâce sanctifiante,
comme celui de nous envoyer de bonnes pensées et de saintes affections. Ainsi
donc la grâce, en tant qu’elle est un certain don habituel en nous, est unique ;
mais en tant qu’elle implique quelque effet divin en nous ordonné à notre
salut, on peut parler de multiples grâces en nous.
Réponse aux objections :
1° La grâce
opérante peut être distinguée de la grâce coopérante tant du côté de la volonté
gratuite de Dieu que du côté du don qui nous est conféré. En effet, la grâce
est appelée opérante relativement à l’effet qu’elle seule produit, et
coopérante relativement à l’effet qu’elle ne cause pas seule, mais avec la
coopération du libre arbitre. Donc, du côté de la volonté gratuite de Dieu, on
appellera grâce opérante la justification même de l’impie, qui se fait par
l’infusion du don gratuit lui-même. En effet, seule la volonté gratuite de Dieu
cause en nous ce don, et le libre arbitre n’en est aucunement la cause, si ce
n’est à la façon d’une disposition suffisante. Du côté de cette même volonté,
la grâce sera appelée coopérante en ce sens qu’elle opère dans le libre arbitre
en causant son mouvement, en libérant l’exécution de l’acte extérieur et en
facilitant la persévérance, toutes choses en lesquelles le libre arbitre a une
part d’action. Et de la sorte, il est certain que la grâce opérante diffère de
la grâce coopérante. Mais du côté du don gratuit, c’est essentiellement la même
grâce qui sera appelée opérante et coopérante : opérante, en tant qu’elle
détermine formellement l’âme, si bien que « opérant » se comprend
formellement à la façon dont on dit que la blancheur fait le mur blanc, car
cela n’est aucunement l’acte du libre arbitre ; et on l’appellera coopérante
en tant qu’elle incline à l’acte intérieur et extérieur, et en tant qu’elle
donne la faculté de persévérer jusqu’à la fin.
2° Les divers
effets qui sont attribués à la grâce opérante et coopérante ne peuvent
diversifier l’habitus ; car les effets qui sont attribués à la grâce
opérante sont causes de ceux qui sont attribués à la grâce coopérante : en
effet, de ce que la volonté est formellement déterminée par quelque habitus, il
suit qu’elle passe à l’acte de vouloir, et par l’acte même de vouloir est causé
l’acte extérieur. En outre, c’est par la fermeté de l’habitus qu’est causée la
résistance que nous opposons au péché. Et ainsi, c’est un même et unique
habitus de grâce qui détermine formellement l’âme, élicite l’acte intérieur et
extérieur, et en quelque sorte fait persévérer, en tant qu’il résiste aux
tentations.
3° Si fort que
soit son habitus de grâce, l’homme a cependant toujours besoin de l’opération
divine, par laquelle Dieu opère en nous selon les modes susmentionnés ; et
ce, à cause de l’infirmité de notre nature et de la multitude des empêchements,
qui n’existaient assurément pas dans l’état de nature créée ; c’est
pourquoi l’homme, alors, pouvait plus se tenir debout par lui-même que ne le
peuvent maintenant ceux qui ont la grâce, non certes à cause d’une imperfection
de la grâce, mais à cause de l’infirmité de la nature ; quoique, même
alors, ils aient eu besoin de la providence divine qui les dirige et les aide.
Voilà pourquoi celui qui a la grâce a besoin de demander le secours divin, qui
relève de la grâce coopérante.
4° On voit dès
lors clairement la solution au quatrième argument.
5° La grâce n’est
pas appelée forme des vertus comme si elle était une partie essentielle des
vertus : alors, en effet, il serait nécessaire que la multiplication des
vertus multipliât la grâce ; mais elle est appelée forme des vertus en
tant qu’elle complète formellement l’acte de vertu. Or de trois façons l’acte
de vertu est formellement déterminé. D’abord en tant que la substance de l’acte
est environnée par les circonstances requises, par la limitation desquelles il
est établi dans le milieu de la vertu. Et l’acte de vertu tient cela de la
prudence ; car le milieu de la vertu se prend de la raison droite, comme
il est dit au deuxième livre de l’Éthique.
Et ainsi, la prudence est appelée la forme de toutes les vertus morales. Or
l’acte de vertu ainsi établi dans le milieu est quasi matériel au regard de la
relation à la fin ultime, relation qui est ajoutée à l’acte de vertu par le
commandement de la charité ; et ainsi, on dit que la charité est la forme
de toutes les autres vertus. Mais de surcroît, la grâce ajoute l’efficace du
mérite : en effet, la valeur d’aucune de nos œuvres n’est estimée digne de
la gloire éternelle, si l’on ne présuppose l’agrément divin ; et ainsi, on
dit que la grâce est la forme et de la charité, et des autres vertus.
6° La grâce est
appelée prévenante et subséquente d’après l’ordre des choses qui se trouvent
dans l’être gratuit ; et la première de ces choses est la détermination
formelle du sujet, ou la justification de l’impie, ce qui est la même
chose ; la deuxième est l’acte de la volonté ; la troisième est
l’acte extérieur ; la quatrième est le progrès spirituel et la
persévérance dans le bien ; la cinquième est l’obtention de la récompense.
Ainsi l’on distingue d’une première façon la grâce prévenante de la subséquente
en appelant grâce prévenante celle par laquelle l’impie est justifié, et la
subséquente celle par laquelle le justifié agit. D’une deuxième façon, en appelant
prévenante celle par laquelle quelqu’un veut droitement, et subséquente celle
par laquelle il exécute la volonté droite en une œuvre extérieure. D’une
troisième façon, en sorte que la grâce prévenante soit référée à toutes ces
choses, mais la subséquente, à la persévérance dans les mêmes choses. D’une
quatrième, en sorte que la grâce prévenante soit référée à tout l’état de
mérite, et la subséquente, à la récompense.
Or dans les
trois premières distinctions, on voit clairement à partir de ce qu’on a dit de
la grâce opérante et de la coopérante comment la grâce prévenante et la
subséquente sont identiques ou différentes, car de ces trois façons la grâce
prévenante et subséquente semble être la même chose que la grâce opérante et
coopérante. Mais selon la quatrième distinction, si l’on considère en lui-même
le don gratuit qui est appelé grâce, on trouve que la grâce prévenante est la
même chose que la subséquente. En effet, de même que la charité de la voie
n’est pas ôtée mais demeure dans la patrie avec augmentation, pour la raison
qu’elle n’implique aucun défaut dans sa notion, de même la grâce, puisqu’elle
n’implique aucun défaut dans sa notion, devient gloire par son
augmentation : et si l’on dit que la perfection de la nature, quant à la
grâce, est différente dans l’état de voie et dans celui de la patrie, c’est à
cause d’une diversité non pas dans la forme qui perfectionne, mais dans la
mesure de la perfection. Mais si nous prenons la grâce avec toutes les vertus
qu’elle informe, alors la grâce et la gloire ne sont pas la même chose, car
certaines vertus comme la foi et l’espérance sont abolies dans la patrie.
7° Bien que les
actes extérieur et intérieur soient des perfectibles différents, ils sont
cependant ordonnés entre eux, car l’un est la cause de l’autre, comme on l’a
dit.
8° Il faut
considérer deux choses dans le péché : la conversion et l’aversion. Quant
à la conversion, les péchés se distinguent les uns des autres, mais dans
l’aversion ils sont connexes, en tant que l’homme se détourne du bien immuable
par n’importe quel péché mortel. Les vertus s’opposent donc aux péchés du côté
de la conversion ; et ainsi, des péchés différents sont chassés par des
vertus différentes, de même que des ignorances différentes le sont par des
sciences différentes. Mais du côté de l’aversion, tous sont remis par une seule
chose, qui est la grâce. Quant aux ignorances, elles n’ont pas entre elles en
une unique connexion ; il n’en va donc pas de même.
9° Il ne se
trouve pas qu’une faute unique perfectionne formellement toutes les fautes,
comme un unique habitus de vertu ou de grâce perfectionne toutes les
vertus ; et pour cette raison, une faute unique n’infecte pas toutes les
puissances comme une grâce unique les perfectionne — non qu’elle soit en toutes
comme en un sujet, mais en tant qu’elle détermine formellement les actes de
toutes les puissances.
10° Cette grâce
qui suit se comprend soit comme un autre effet de la volonté gratuite de Dieu,
soit comme le même habitus de grâce référé à un autre effet, ainsi qu’il ressort
de ce qu’on a déjà dit.
11° Avoir
fermement, immuablement un habitus et le mettre en œuvre, est une condition qui
est requise pour toute vertu, comme le montre clairement le Philosophe au
deuxième livre de l’Éthique :
voilà pourquoi ce mode ne requiert pas d’habitus spécial.
12° De même que
les diverses vertus et les divers dons du Saint-Esprit sont ordonnés à
différents actes, de même les divers effets des sacrements sont comme
différents remèdes du péché, des participations à la vertu de la Passion du
Seigneur qui dépendent de la grâce sanctifiante comme les vertus et les dons.
Mais les vertus et les dons ont un nom spécial, parce que les actes auxquels
ils sont ordonnés sont manifestes : aussi les distingue-t-on de la grâce
par leur nom. Par contre, les défauts du péché, contre lesquels les sacrements
sont institués, sont cachés ; c’est pourquoi les effets des sacrements
n’ont pas de nom propre, mais sont appelés du nom de grâce : on les
appelle « grâces sacramentelles », et c’est par elles comme par des
effets propres que les sacrements se distinguent. Or ces effets relèvent de la
grâce sanctifiante, qui est jointe à ces effets ; et ainsi, avec leurs
effets propres, les sacrements ont un effet commun, la grâce
sanctifiante ; et celle-ci, par le sacrement, est à la fois donnée à qui
ne l’a pas, et augmentée pour qui l’a.
13°
&
14° On voit dès lors clairement la solution aux
treizième et quatorzième arguments.
15° Tous les
péchés infligent une unique blessure du côté de l’aversion, comme on l’a dit,
et ainsi, ils sont guéris par un unique don de grâce ; mais du côté de la
conversion, ils infligent diverses blessures, qui sont guéries par les
différentes vertus, et par les différents effets des sacrements.
16° Chez les
petits enfants, bien que la grâce ne soit pas coopérante en acte, elle l’est
cependant en puissance : en effet, la grâce opérante qu’ils ont reçue sera
suffisante pour coopérer au libre arbitre lorsqu’ils pourront avoir l’usage de
celui-ci.
17° De même que
l’essence de l’âme est immédiatement principe d’être tandis qu’elle est
principe d’opération par l’intermédiaire des puissances, de même l’effet
immédiat de la grâce est de conférer l’être spirituel, ce qui relève de la
détermination formelle du sujet, en l’occurrence de la justification de
l’impie, laquelle est l’effet de la grâce opérante, tandis que l’effet de la
grâce par l’intermédiaire des vertus et des dons est d’éliciter les actes
méritoires, ce qui relève de la grâce coopérante.
18° Un habitus
unique ne peut causer au même instant deux actes qui seraient des opérations
distinctes et non ordonnées entre elles ; mais un habitus unique peut
causer deux actes dont l’un est une opération et l’autre la détermination
formelle d’un sujet, ou bien deux opérations dont l’une soit la cause de
l’autre, comme l’acte intérieur est la cause de l’acte extérieur, et tel est le
rapport des actes de la grâce opérante et coopérante, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit.
Objections :
Il semble que
non.
1° L’habitus ou
la perfection qui est dans l’essence doit être à l’effet de l’essence ce que
l’habitus qui est dans la puissance est à l’effet de la puissance. Or l’habitus
qui est dans une puissance perfectionne la puissance relativement à son acte,
comme la charité perfectionne la volonté relativement au vouloir ; et
l’effet propre de l’essence de l’âme est l’être, que l’âme confère au corps,
car l’âme est dans son essence la forme du corps. Puis donc que la grâce ne
perfectionne pas relativement à l’être naturel, que l’âme confère au corps,
elle ne sera pas dans l’essence de l’âme comme en un sujet.
2° Les opposés
sont de nature à affecter le même sujet. Or la grâce et la faute sont opposés.
Puis donc que la faute n’est pas dans l’essence de l’âme — cela ressort de ce
que rien n’est ôté de l’essence de l’âme, alors que pourtant le péché ou la
faute, suivant saint Augustin, est une privation du mode, de l’espèce et de
l’ordre —, il semble que la grâce ne soit pas dans l’essence de l’âme comme en
un sujet.
3° Les choses
gratuites présupposent les naturelles. Or les puissances sont des propriétés
naturelles de l’âme, suivant Avicenne. La grâce n’est donc pas dans l’essence
de l’âme si l’on ne présuppose la puissance ; et ainsi, elle est
immédiatement dans la puissance comme en un sujet.
4° Un habitus ou
une forme quelconque se trouve là ou se trouve son effet. Or n’importe quel
effet de la grâce, tant opérante que coopérante, se trouve dans les puissances,
comme on le voit par induction sur chaque effet. La grâce est donc dans les
puissances de l’âme comme en un sujet.
5° L’image de la
recréation correspond à l’image de la création ; et ces deux images sont
distinguées dans la Glose à propos de
ce passage du Psaume 4, 7 : « La lumière de votre visage,
Seigneur, a été imprimée sur nous comme un signe. » Or l’image de la
création se prend des puissances, à savoir, de la mémoire, de l’intelligence et
de la volonté, qui sont trois puissances de l’âme, comme dit la Maître au premier
livre des Sentences, dist. 3. La
grâce regarde donc les puissances de l’âme.
6° Les habitus
acquis s’opposent aux habitus infus. Or tous les habitus acquis sont dans les
puissances de l’âme. Donc la grâce aussi, qui est un don habituel infus.
7° Selon
saint Augustin, la bonne volonté de l’homme est préparée par la grâce. Or cela
signifie seulement que la volonté est perfectionnée par la grâce. La grâce est
donc une perfection de la volonté ; et ainsi, elle est dans la volonté
comme en un sujet, et non dans l’essence de l’âme.
En sens contraire :
1° La grâce est
dans l’âme en tant que celle-ci est ordonnée à Dieu. Or toute l’âme est
ordonnée à Dieu, en tant qu’elle se trouve en puissance à en recevoir quelque
chose. L’âme est donc réceptive de la grâce dans sa totalité. Or le tout, dans
l’âme, est la substance même de l’âme, tandis que les parties en sont les
puissances. L’âme est donc le sujet de la grâce par sa substance.
2° Le premier don
de Dieu se trouve en ce qui est premier en nous, et plus proche de Dieu. Or la
grâce est le premier don de Dieu en nous : en effet, elle précède et la
foi et la charité, ainsi que les autres vertus semblables, comme le montre
clairement saint Augustin au deuxième livre sur la Prédestination des saints. Or ce qui est premier en nous, et plus
proche de Dieu, c’est l’essence de l’âme, de laquelle dérivent les puissances.
La grâce est donc dans l’essence de l’âme comme en un sujet.
3° Le même être
créé ne peut être en divers sujets. Or la grâce est quelque chose de créé. Elle
ne peut donc être en diverses puissances. Or, puisque la grâce s’étend aux
actes de toutes les puissances en tant qu’ils peuvent être méritoires, elle est
soit dans l’essence de l’âme, soit dans toutes les puissances. Or elle n’est
pas en toutes ; elle est donc dans l’essence de l’âme comme en un sujet.
4° La cause
secondaire reçoit l’influence de la cause première avant que ne la reçoivent
les effets de la cause secondaire. Or l’essence de l’âme est le principe des
puissances ; et ainsi, elle est leur cause secondaire, Dieu étant leur
cause première. L’essence de l’âme reçoit donc l’influence de la grâce avant
que les puissances ne la reçoivent.
Réponse :
Comme on l’a
déjà dit, il y a deux opinions sur la grâce. L’une affirme que la grâce et la vertu
sont essentiellement une même chose ; et selon elle, il est nécessaire de
dire que la grâce est véritablement dans la puissance de l’âme comme en un
sujet, étant donné que la vertu qui perfectionne relativement à l’opération ne
peut être que dans la puissance, qui est le principe de l’opération : mais
on peut dire par une certaine appropriation, selon cette opinion, que la grâce
regarde l’essence et la vertu la puissance, parce que la grâce et la vertu,
encore qu’elles ne diffèrent pas par l’essence, diffèrent du moins par la
notion ; car le don de la grâce concerne l’âme elle-même avant de
concerner son acte, puisque l’âme n’est pas agréée de Dieu à cause de son acte,
mais c’est l’inverse, comme on l’a dit.
L’autre
opinion, que nous soutenons, est que la grâce et la vertu ne sont pas
identiques dans leur essence. Et par conséquent, il est nécessaire de dire que
la grâce est dans l’essence de l’âme comme en un sujet, et non dans les
puissances ; car puisque la puissance, en tant que telle, est ordonnée à
l’opération, il est nécessaire que la perfection de la puissance soit ordonnée
à l’opération selon sa notion propre. Or ce qui fait la notion de vertu, c’est
d’être cause prochaine de perfection pour agir droitement ; il serait donc
nécessaire, si la grâce était dans la puissance de l’âme, qu’elle soit
identique à quelqu’une des vertus. Si donc l’on ne soutient pas cela, il est
nécessaire de dire que la grâce est dans l’essence de l’âme, perfectionnant
celle-ci en tant qu’elle lui donne un certain être spirituel et la rend, par
une certaine assimilation, participante de la nature divine, comme on le lit en
2 Pet. 1, 4 ; de même que les vertus perfectionnent les
puissances pour qu’elles opèrent droitement.
Réponse aux objections :
1° Bien que la
grâce ne soit pas le principe de l’être naturel, elle perfectionne cependant
l’être naturel, en tant qu’elle ajoute l’être spirituel.
2° La faute
actuelle ne peut être que dans la puissance, qui est le principe de l’acte.
Mais la faute originelle est en l’âme dans son essence, par laquelle elle est
unie à la chair comme sa forme, l’infection originelle étant contractée dans
l’âme depuis la chair. Et bien qu’aucun des principes essentiels ne soit ôté à
l’âme, l’ordre de l’essence même de l’âme est cependant empêché par une sorte
d’éloignement, comme des dispositions contraires éloignent de l’acte de la
forme la puissance de la matière.
3° Les choses
gratuites présupposent les naturelles, si les unes et les autres sont prises
proportionnellement ; ainsi donc, la vertu, qui est le principe gratuit de
l’opération, présuppose la puissance, qui est le principe naturel de la même
opération ; et la grâce, qui est le principe de l’être spirituel,
présuppose l’essence de l’âme, qui est le principe de l’être naturel.
4° C’est dans
l’essence de l’âme que se trouve l’effet premier et immédiat de la grâce,
c’est-à-dire la forme selon l’être spirituel.
5° L’image de la
création réside et dans l’essence, et dans les puissances, en tant que par
l’essence de l’âme est représentée l’unité de l’essence divine, et que par la
distinction des puissances est représentée la distinction des Personnes :
et semblablement, l’image de la recréation consiste dans la grâce et les
vertus.
6° Les habitus
acquis sont causés par nos actes, aussi n’appartiennent-ils à l’âme que par
l’intermédiaire des puissances auxquelles appartiennent les actes. La grâce, en
revanche, est causée par l’influence divine ; il n’en va donc pas de même.
7° La grâce
prépare la volonté par l’intermédiaire de la charité, dont la grâce est la
forme.
Objections :
Il semble que
non.
1° La faute
s’oppose à la grâce. Or la faute n’est pas dans une chose corporelle. La grâce
n’est donc pas non plus dans les sacrements, qui sont des éléments matériels,
suivant Hugues de Saint-Victor.
2° La grâce
ordonne à la gloire. Or seule la nature rationnelle est capable de gloire.
C’est donc en elle seule que la grâce peut exister ; et ainsi, elle n’est
pas dans les sacrements.
3° On met la
grâce au nombre des plus grands biens. Or les plus grands biens sont dans des
biens moyens comme en des sujets. Puis donc que l’âme et ses puissances sont
des biens moyens, il semble que la grâce ne puisse pas être dans un autre
sujet ; et ainsi, elle n’est pas dans les sacrements.
4° Le sujet
spirituel est à l’accident spirituel ce que le sujet corporel est à l’accident
corporel. Donc par commutation, le sujet spirituel est à l’accident corporel ce
que le sujet corporel est à l’accident spirituel. Or l’accident corporel ne
peut exister en aucun sujet spirituel. L’accident spirituel, qui est la grâce,
ne peut donc pas non plus exister dans les éléments corporels que sont les
sacrements.
En sens contraire :
1° Hugues de
Saint-Victor dit que « les sacrements, par leur sanctification,
contiennent la grâce invisible ».
2° En
Gal. 4, 9, l’Apôtre dit que les sacrements de la loi ancienne sont
« de pauvres et faibles rudiments » ; parce qu’ils ne
contiennent pas la grâce, comme dit la Glose.
Si donc il n’y avait pas la grâce dans les sacrements de la loi nouvelle, ils
seraient eux-mêmes de pauvres et faibles rudiments, ce qui est absurde.
3° À propos de ce
passage du Psaume 17, 12 : « Il fit des ténèbres, etc. »,
la Glose dit que la rémission des
péchés a été placée dans le baptême. Or la rémission des péchés a lieu par la
grâce. La grâce est donc dans le sacrement de baptême, et dans les autres pour
une raison semblable.
Réponse :
La grâce est
dans les sacrements, non comme un accident dans un sujet, mais comme l’effet
dans la cause, à la façon dont les sacrements peuvent être causes de grâce. Or
il y a deux façons de dire que l’effet est dans la cause.
D’abord en tant
que la cause a une maîtrise sur l’effet, comme on dit que nos actes sont en
nous ; et nul effet n’est ainsi dans la cause instrumentale, qui ne meut
qu’en étant mue ; ce n’est donc pas ainsi que la grâce est dans les
sacrements.
Ensuite, par sa
ressemblance, en tant que la cause produit un effet qui lui est
semblable ; et cela advient de quatre façons. Premièrement, lorsque la
ressemblance de l’effet est dans la cause quant à l’être naturel, et suivant la
même notion, comme c’est le cas pour les effets univoques ; et c’est ainsi
que l’on peut dire que la chaleur de l’air est dans le feu qui le chauffe.
Deuxièmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause quant à
l’être naturel, mais pas suivant la même notion, comme on le voit clairement
dans les effets équivoques, et c’est de cette façon que la chaleur de l’air est
dans le soleil. Troisièmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la
cause quant à l’être non pas naturel mais spirituel, au repos cependant, comme
les ressemblances des produits de l’art sont dans l’esprit de l’artisan :
en effet, la forme de la maison dans le bâtisseur n’est pas une certaine
nature, comme la vertu caléfactive dans le soleil ou la chaleur dans le feu,
mais elle est une certaine intention intelligible reposant dans l’âme.
Quatrièmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause ni suivant
la même notion, ni comme une certaine nature, ni comme en un repos, mais à la
façon d’un certain écoulement : comme les ressemblances des effets sont
dans les instruments par l’intermédiaire desquels s’écoulent les formes depuis
les causes principales vers les effets. Et c’est de cette façon que la grâce
est dans les sacrements ; et elle y est d’autant moins que les sacrements
atteignent directement et immédiatement non pas la grâce elle-même dont nous
parlons maintenant, mais les effets propres, qui sont appelés grâces
sacramentelles, d’où s’ensuit l’infusion de la grâce sanctifiante, ou son
augmentation.
Réponse aux objections :
1° Une faute
existe dans quelque chose de purement corporel comme dans une cause, à savoir,
le péché originel dans la semence.
2°
&
3°
Les deuxième et troisième arguments concluent que la grâce n’est pas dans les
sacrements comme en des sujets.
4° Le spirituel
ne peut pas être instrument d’une réalité corporelle, ni inversement ;
voilà pourquoi la commutation de la proportion ne tient pas dans le
raisonnement.
Réponse aux objections en sens contraire :
Nous accordons
les autres arguments qui sont en sens contraire ; de telle façon,
cependant, que l’on comprenne que la grâce est dans les sacrements comme en des
causes instrumentales et des dispositions ; et ce, en raison de la vertu
par laquelle ils agissent pour produire la grâce.
Article 1 : La
justification de l’impie est-elle la rémission des péchés ?
Article 2 : La
rémission des péchés peut-elle avoir lieu sans la grâce ?
Article 3 :
Pour la justification de l’impie, le libre arbitre est-il requis ?
Article 4 :
Quel mouvement du libre arbitre est requis pour la justification : est-ce
un mouvement vers Dieu ?
Article 5 :
Dans la justification de l’impie, est-il requis un mouvement du libre arbitre
dirigé vers le péché ?
Article 6 :
L’infusion de la grâce et la rémission de la faute sont-elle une même
chose ?
Article 7 : La
rémission de la faute précède-t-elle naturellement l’infusion de la
grâce ?
Article 8 :
Dans la justification de l’impie, le mouvement du libre arbitre précède-t-il
naturellement l’infusion de la grâce ?
Article 9 : La
justification de l’impie se fait-elle en un instant ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le terme de
« justification » vient de la justice, qui est une seule vertu. Or la
rémission des péchés ne se fait pas par une vertu seulement, car les péchés ne
s’opposent pas à une vertu seulement, mais à toutes. La justification n’est
donc pas la rémission des péchés.
2° [Le répondant] disait que la rémission des péchés se fait par la justice générale. En sens contraire : la justice générale, suivant le Philosophe au cinquième livre de l’Éthique, est la même chose que toute vertu. Or la rémission des péchés n’est pas un effet de la vertu, mais de la grâce. La rémission des péchés ne doit donc pas être appelée « justification », mais plutôt « don de la grâce ».
3° Si la
rémission des péchés se fait par quelque vertu, elle doit se faire surtout par
celle qui ne peut coexister avec le péché. Or telle est la charité, qui n’est
jamais informe. La rémission des péchés ne doit donc pas être attribuée à la
justice, mais plutôt à la charité.
4° La même
conclusion semble ressortir de ce passage de Prov. 10, 12 :
« La charité couvre toutes les fautes. »
5° Le péché est
la mort spirituelle de l’âme. Or la mort s’oppose à la vie. Puis donc que la
vie spirituelle, dans l’Écriture, est surtout attribuée à la foi, comme on le
voit en Hab. 2, 4 et Rom. 1, 17 : « Le juste vit
de la foi », il semble que la rémission des péchés doive être attribuée à
la foi et non à la justice.
6° La même
conclusion semble ressortir de ce passage de Act. 15, 9 :
« ayant purifié leurs cœurs par la foi ».
7° La
justification précède la grâce comme le mouvement précède le terme d’arrivée.
Or la rémission des péchés suit la grâce comme l’effet suit la cause. La
justification est donc antérieure à la rémission des péchés ; et ainsi,
elles ne sont pas une même chose.
8° L’acte de la
justice consiste à rendre le dû. Or au pécheur n’est pas dû le pardon mais
plutôt la peine. La rémission des péchés ne doit donc pas être attribuée à la
justice.
9° La
justice regarde le mérite, tandis que la miséricorde regarde la misère, comme
dit saint Bernard. Or aucun mérite n’appartient au pécheur, mais il est plutôt
dans un état de misère : « le péché rend les peuples
misérables », comme on le lit en Prov. 14, 34. La rémission des
péchés ne doit donc pas être attribuée à la justice, mais plutôt à la
miséricorde.
10° [Le répondant] disait que, bien qu’il n’y ait pas de mérite en justice dans le pécheur, il y a cependant en lui un mérite par convenance. En sens contraire : la justice regarde l’égalité. Or le mérite par convenance n’est pas égal à la récompense. Le mérite par convenance ne suffit donc pas pour réaliser la notion de justice.
11° La rémission
des péchés est l’une des quatre choses qui sont requises pour la justification
de l’impie. La justification de l’impie n’est donc pas la rémission des péchés.
12° Quiconque
devient juste est justifié. Or quelqu’un a été fait juste sans que des péchés
lui aient été remis : le Christ, et le premier homme dans l’état
d’innocence, s’il eut la grâce. La justification n’est donc pas la rémission
des péchés.
En sens contraire :
1° À propos de ce
passage de Rom. 8, 30 : « ceux qu’il a appelés, il les a
aussi justifiés », il est dit dans la Glose :
« par la rémission des péchés ». La rémission des péchés est donc la
justification.
Réponse :
Il y a une
différence entre le mouvement et la mutation. Car c’est par un seul mouvement
qu’une chose affirmativement signifiée est abandonnée et qu’une autre
affirmativement signifiée est acquise : en effet, c’est un mouvement de
sujet à sujet, comme il est dit au cinquième livre de la Physique. Et l’on entend par sujet cette chose montrée
affirmativement, comme le blanc et le noir. Par conséquent, c’est par un seul
mouvement d’altération que le blanc est abandonné et que le noir est acquis.
Mais dans les mutations, qui sont la génération et la corruption, il en va
autrement ; car la génération est une mutation d’un non-sujet vers un
sujet, comme de non blanc à blanc ; et la corruption est une mutation d’un
sujet vers un non-sujet, comme de blanc à non blanc. Voilà pourquoi, dans
l’abandon d’une chose affirmée et dans l’acquisition de l’autre, il est
nécessaire de comprendre deux mutations, dont l’une soit une génération et
l’autre une corruption, soit au plein sens du terme, soit à un certain point de
vue. Si, par conséquent, dans le passage qui se fait de la blancheur à la
noirceur, on considère le mouvement lui-même, le même mouvement est représenté
par l’enlèvement de l’une et l’introduction de l’autre ; par contre, cela
ne signifie pas une même mutation, mais différentes mutations, qui cependant
s’accompagnent mutuellement, car la génération de l’une n’est pas sans la
corruption de l’autre.
Or la
justification signifie le mouvement vers la justice, comme le blanchissement
signifie le mouvement vers la blancheur ; quoique la justification puisse
signifier l’effet formel de la justice, car la justice justifie comme la
blancheur rend blanc. Si donc l’on prend la justification comme un certain
mouvement, alors, puisqu’il est nécessaire de concevoir un même mouvement par
lequel le péché est ôté et la justice est amenée, la justification sera la même
chose que la rémission des péchés, différant seulement par la notion, en tant
que les deux désignent le même mouvement, mais l’une par rapport au terme de
départ, l’autre par rapport au terme d’arrivée. Mais si l’on prend la
justification selon la voie de la mutation, alors la justification signifie une
mutation — la génération de la justice —, et la rémission des péchés une autre
mutation — la corruption de la faute. Et de la sorte, la justification et la
rémission des péchés ne seront la même chose que par concomitance. Mais que
l’on prenne la justification d’une façon ou de l’autre, il est nécessaire de la
nommer d’après une justice qui soit opposée à n’importe quel péché ; car
le mouvement a lieu d’un contraire à un contraire, et la génération et la
corruption s’accompagnant l’une l’autre portent aussi sur des contraires.
Or il y a trois
façons de parler de justice. D’abord en tant qu’elle est une certaine vertu
spéciale opposée aux autres vertus cardinales : en ce sens, on appelle
justice ce qui dirige l’homme dans ce qui est relatif aux échanges de la vie,
tels les divers contrats. Or cette vertu n’est pas contraire à tout péché, mais
seulement à ceux qui se font autour de tels échanges, comme le vol, la rapine,
etc. On ne peut donc pas prendre ici la justice en ce sens.
Ensuite, on
appelle justice légale celle qui, suivant le Philosophe, est toute vertu, ne
différant de la vertu que par la notion. En effet, la vertu, en tant qu’elle
ordonne son acte au bien commun, auquel tend aussi le législateur, est appelée
justice légale, car elle garde la loi ; comme le courageux, lorsqu’il combat
vaillamment dans l’armée pour le salut de la chose publique. Ainsi donc il est
clair que, bien que la justice légale soit d’une certaine façon toute vertu,
cependant n’importe quel acte de vertu n’est pas un acte de justice légale,
mais seulement celui qui est ordonné au bien commun, ce qui peut être le cas de
l’acte de n’importe quelle vertu ; et ainsi, par conséquent, tout acte de
péché n’est pas non plus opposé à la justice légale. La justification, qui est
la rémission des péchés, ne peut donc pas non plus être nommée d’après la
justice légale.
Enfin,
« justice » désigne un certain état propre, suivant lequel l’homme se
comporte dans l’ordre dû relativement à Dieu, au prochain et à lui-même, de
sorte qu’en lui les puissances inférieures sont soumises à la supérieure ;
et le Philosophe, au cinquième livre de l’Éthique,
appelle cela « justice dite métaphoriquement », parce qu’on la
considère entre diverses puissances de la même personne, alors que la justice
proprement dite est toujours entre des personnes différentes. Et à cette
justice s’oppose tout péché, puisque par n’importe quel péché est corrompu
quelque chose de l’ordre susdit. Voilà pourquoi la justification est nommée
d’après cette justice, soit comme le mouvement d’après le terme, soit comme
l’effet formel d’après la forme.
Réponse aux objections :
1° Cette
objection vaut pour la justice spéciale.
2° Le terme de
« justification » ne vient pas de la justice légale, qui est toute
vertu, mais de la justice qui implique une droiture générale dans l’âme, et
d’après laquelle la justification est nommée, plutôt que d’après la
grâce : car tout péché s’oppose à cette justice directement et
immédiatement, puisqu’il atteint toutes les puissances de l’âme, tandis que la
grâce est dans l’essence de l’âme.
3° La charité est
appelée cause de la rémission des péchés, en tant que l’homme, par elle, est
uni à Dieu, duquel il était détourné par le péché. Cependant, tout péché
s’oppose directement et immédiatement non pas à la charité, mais à la justice
susmentionnée.
4° On voit dès
lors clairement la solution au quatrième argument.
5° La vie
spirituelle est attribuée à la foi, parce que c’est dans l’acte de foi que la
vie spirituelle se manifeste en premier ; de même, il est dit au deuxième
livre sur l’Âme que le vivre est dans
les vivants par l’âme végétative, parce que c’est dans son acte que la vie se
manifeste en premier ; cependant, tout acte de la vie naturelle n’a pas
lieu par l’âme végétative. Et semblablement, tout acte de la vie spirituelle
n’appartient pas à la foi, mais aux autres vertus. Par conséquent, tout péché
ne s’oppose pas directement et immédiatement à la foi.
6° La
purification des cœurs est attribuée à la foi, parce que le mouvement de la foi
apparaît en premier dans la purification susdite : « pour s’approcher
de Dieu, il faut croire premièrement qu’il y a un Dieu », comme on le lit
en Hébr. 11, 6.
7° De même que la
justification peut être prise comme le mouvement vers la justice, et comme
l’effet formel de la justice, de même aussi pour la rémission de la
faute : car de même que la justice justifie formellement, de même aussi
elle rejette formellement la faute, comme la blancheur rejette formellement la
noirceur. Ainsi donc la rémission de la faute, en tant qu’elle est l’effet
formel de la justice ou de la grâce, suit la grâce ; et de même pour la
justification. Mais en tant qu’elle est signifiée comme un certain mouvement,
elle est conçue comme antérieure à la grâce, tout comme la justification.
8° Une opération
peut être nommée de deux façons : d’après le principe, et d’après la
fin ; ainsi, l’action que le médecin exerce sur le malade est appelée
médication du côté du principe, car elle est l’effet de la médecine, mais du
côté de la fin elle est appelée guérison, parce qu’elle est une voie vers la
santé. Ainsi donc, la rémission des péchés est appelée justification du côté du
terme ou de la fin ; elle est aussi appelée miséricorde du côté du
principe, en tant qu’elle est l’œuvre de la divine miséricorde ; quoique
dans la rémission des péchés quelque justice aussi soit observée, en tant que
« toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité », et
surtout du côté de Dieu, parce qu’en remettant les péchés il fait ce qui
convient à Dieu, comme dit Anselme dans le Proslogion :
« Quand vous épargnez les méchants, c’est juste parce que digne de
vous. » Et c’est ce qui est dit au Psaume 30, 2 :
« délivrez-moi selon votre justice ». En quelque façon aussi, mais
non suffisamment, la justice apparaît du côté de celui à qui le péché est
remis, en tant qu’en lui se trouve quelque disposition à la grâce, quoique
insuffisante.
9°
&
10° On
voit dès lors clairement la réponse aux neuvième et dixième arguments.
11° La rémission
des péchés, en quelque façon, se distingue de la justification soit réellement
soit par la notion ; et ainsi, elle est opposée à l’infusion de la grâce,
et on la pose comme une des quatre choses qui sont requises pour la
justification de l’impie.
12° La collation
de la justice appartient à la justification en tant que telle ; mais en
tant qu’elle est justification de l’impie, la rémission des péchés lui
appartient ; et de cette façon, elle ne convient pas au Christ, ni non
plus à l’homme dans l’état d’innocence.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Il est plus
facile de détruire que de construire. Or l’homme suffit par lui-même à
construire le péché. Il suffit donc par lui-même à le détruire ; et ainsi,
la rémission des péchés peut se faire sans la grâce.
2° Des péchés
contraires ne peuvent coexister dans le même sujet. Or quelqu’un qui a été dans
un péché peut par lui-même passer à un péché contraire : par exemple,
celui qui a été avare peut par lui-même devenir prodigue. Quelqu’un peut donc
par lui-même sortir du péché en lequel il a été ; et ainsi, semble-t-il,
la grâce n’est pas requise pour la rémission des péchés.
3° [Le répondant] disait que les péchés sont contraires comme des actes contraires, et non comme des formes contraires. En sens contraire : le péché demeure encore, une fois passé quant à l’acte, comme dit saint Augustin au livre sur le Mariage et la Concupiscence ; et il ne suffit pas pour la rémission des péchés que l’acte du péché soit passé. Il reste donc du péché quelque chose qui a besoin de rémission. Or les effets de choses contraires sont contraires. Les choses qui restent de péchés contraires sont donc contraires ; et ainsi, elles ne peuvent coexister ; et ainsi, la même chose s’ensuivra que précédemment.
4° Si deux
contraires sont médiats, l’un peut être ôté sans que l’autre soit
introduit ; par exemple, la noirceur peut être chassée sans l’introduction
de la blancheur. Or entre l’état de faute et l’état de grâce, il y a quelque
état moyen, à savoir, l’état de nature créée, en lequel, suivant certains,
l’homme n’eut ni la grâce ni la faute. Il n’est donc pas nécessaire, pour la
rémission de la faute, que l’on reçoive la grâce.
5° Dieu peut plus
réparer que l’homme ne peut corrompre. Or l’homme a pu, de l’état de nature en
lequel il n’avait pas la grâce, tomber dans l’état de faute. Dieu peut donc,
sans la grâce, ramener l’homme de l’état de faute à celui de nature.
6° Il est dit que
le péché, une fois passé quant à l’acte, demeure quant à l’obligation à la
peine, suivant saint Augustin au livre sur le Mariage et la Concupiscence, en tant que l’acte du péché passé est
imputé à châtiment. Donc à l’inverse, on dit qu’il est remis en tant qu’il
n’est pas imputé à châtiment, suivant ce passage du Psaume 31, 2 :
« Heureux l’homme à qui le Seigneur n’a imputé aucun péché. » Or,
imputer ou ne pas imputer pose quelque chose en Dieu seulement. Donc, pour la
rémission du péché, la grâce n’est pas requise en celui à qui le péché est
remis.
7° Quiconque
est totalement cause d’une chose, a totalement pouvoir sur elle pour la
détruire et la construire, car si l’opération de la cause cesse, l’effet cesse.
Or l’homme est totalement cause du péché. Il a donc totalement pouvoir sur le
péché pour le détruire ou le construire ; et ainsi, semble-t-il, l’homme
n’a pas besoin de la grâce pour la rémission du péché.
8° Puisque le
péché est dans l’âme, la rémission des péchés ne peut être faite que par ce qui
pénètre dans l’âme. Or Dieu seul pénètre dans l’âme, suivant saint Augustin.
Dieu seul remet donc le péché par lui-même sans la grâce.
9° Si la
grâce ôte la faute, alors c’est soit une grâce qui est, soit une grâce qui
n’est pas. Or ce n’est pas une grâce qui n’est pas, car ce qui n’est pas ne
fait rien ; ni de même une grâce qui est, car, puisqu’elle est un
accident, son être est d’inhérer ; et lorsque la grâce inhère, la faute
n’est plus là, et ainsi ne peut pas être chassée. La grâce n’est donc pas
requise pour la rémission de la faute.
10° La grâce et la
faute ne peuvent pas coexister dans l’âme. Si donc la grâce est infusée pour
remettre la faute, il est nécessaire que la faute ait d’abord été dans l’âme,
lorsque la grâce n’y était pas. Lors donc que la faute aura cessé d’être, on
pourra concevoir un dernier instant en lequel la faute était là ; et semblablement,
puisque la grâce commence à être, il est nécessaire de concevoir un premier
instant où la grâce inhère ; et il est nécessaire que ces instants soient
deux, car la grâce et la faute n’inhèrent pas en même temps. Or entre deux
instants quelconques se trouve un temps intermédiaire, comme il est prouvé au
sixième livre de la Physique. Il y
aura donc un temps en lequel l’homme n’a ni la faute ni la grâce ; et
ainsi, semble-t-il, la grâce n’est pas nécessaire pour la rémission de la
faute.
11° Saint Augustin
dit que c’est parce que Dieu nous aime qu’il nous donne ses dons, et non
l’inverse. Le don de la grâce présuppose donc l’amour divin. Or cet amour divin
par lequel Dieu le Père aime son Fils unique et les membres de celui-ci, ne
s’applique pas à l’homme en état de faute. La rémission de la faute précède
donc la grâce dans l’ordre de la nature ; et ainsi, la grâce n’est pas
requise pour la rémission des péchés.
12° Dans la loi
ancienne, comme Bède le montre clairement, le péché originel était remis par la
circoncision. Or la circoncision ne conférait pas la grâce, car, puisque la
plus petite grâce suffit pour résister à n’importe quelle tentation, l’homme
sous la loi ancienne aurait eu de quoi pouvoir vaincre la concupiscence ;
et ainsi, la loi ancienne n’eût pas tué occasionnellement, comme il est dit en
Rom. 7, 8 & 11, et ainsi, la mort du Christ n’eût pas
été nécessaire : « car si la justice s’acquiert par la loi,
Jésus-Christ sera donc mort en vain », comme il est dit en
Gal. 2, 21. Or cela est aberrant. Il semble donc aberrant que la
circoncision ait conféré la grâce ; la rémission des péchés peut donc se
faire sans la grâce.
En sens contraire :
1° Il est dit au
Psaume 77, 39 : « Il se souvenait qu’ils n’étaient que chair, un
souffle qui s’en va et ne revient plus. » La Glose : « allant au péché par lui-même, et ne revenant
pas du péché par lui-même ; aussi Dieu rappelle-t-il les hommes par la
grâce, car ils ne peuvent revenir par eux-mêmes ».
2° Il est dit en
Rom. 3, 24 : « justifiés gratuitement par sa grâce ».
Réponse :
La rémission
des péchés ne peut nullement avoir lieu sans la grâce sanctifiante. Et pour le
voir clairement, il faut savoir ceci. Il y a deux choses dans le péché :
l’aversion et la conversion ; or la rémission et la retenue du péché ne
regardent pas la conversion, mais plutôt l’aversion et la conséquence de
l’aversion ; voilà pourquoi, lorsque quelqu’un cesse d’avoir la volonté de
pécher, le péché ne lui est pas remis de ce seul fait, même s’il passe à la
volonté contraire. C’est pourquoi saint Augustin dit au livre sur le Mariage et la Concupiscence :
« Si cesser de pécher était la même chose que d’être sans péché,
l’Écriture se contenterait de nous dire : “Mon fils, avez-vous
péché ? Ne péchez plus.” Mais comme cela n’est pas suffisant, elle
ajoute : “Et pour ce qui est des péchés passés, priez Dieu qu’il vous les
pardonne.” » Or on dit que le péché est remis, dans la mesure où
l’aversion et les choses qui la suivent en raison du péché passé sont guéries.
Or il y a du côté de l’aversion trois choses qui s’accompagnent mutuellement,
et en raison desquelles la rémission des péchés ne peut se faire sans la
grâce : l’aversion, l’offense et l’obligation à la peine.
L’aversion
s’entend par rapport au bien immuable, que l’on pouvait avoir, et relativement
auquel on se fait impuissant ; sinon l’aversion ne serait pas coupable.
L’aversion susdite ne peut donc être ôtée que s’il se fait une union au bien
immuable, dont on s’est séparé par le péché. Or cette union n’a lieu que par la
grâce, par laquelle Dieu habite dans les esprits et l’esprit inhère à Dieu
lui-même par l’amour de charité. Pour guérir l’aversion susdite, l’infusion de
la grâce et de la charité est donc requise, de même que pour la guérison de la
cécité est requise la restitution de la puissance visuelle.
L’offense qui
s’ensuit du péché ne peut non plus être abolie sans la grâce, que l’offense
soit prise du côté de l’homme, en tant que l’homme offense Dieu en péchant, ou
du côté de Dieu, en tant qu’il est hostile au pécheur, suivant ce passage du
Ps. 5, 7 : « Vous haïssez tous ceux qui commettent
l’iniquité. » En effet, quiconque place une réalité digne après une
indigne, lui fait injure, et d’autant plus que la réalité est digne. Or
quiconque se constitue une fin dans la réalité temporelle — ce que fait tout
homme qui pèche mortellement —, met par là même, quant à son effet, la créature
avant le Créateur, aimant plus la créature que le Créateur ; car la fin
est ce qui est aimé au plus haut point. Puis donc que Dieu dépasse à l’infini
la créature, celui qui pèche mortellement commettra contre Dieu une offense
infinie du côté de la dignité de celui auquel, d’une certaine façon, une injure
est faite par le péché, lorsque Dieu lui-même est méprisé ainsi que son
précepte. C’est pourquoi les forces humaines ne suffisent pas pour abolir cette
offense, mais le don de la grâce divine est requis. On dit aussi que Dieu
lui-même est hostile au pécheur, ou qu’il le hait, non d’une haine qui s’oppose
à l’amour par lequel il aime toutes choses — car ainsi, il ne hait rien de ce
qu’il a fait, comme il est dit en Sag. 11, 25 —, mais qui s’oppose à
l’amour par lequel il aime les saints en leur préparant des biens éternels. Or
l’effet de cet amour est le don de la grâce sanctifiante, comme on l’a dit dans
la question sur la grâce. Par conséquent, l’offense qui rend Dieu hostile à
l’homme ne peut être ôtée que par le don de la grâce.
Enfin,
l’obligation à la peine venant du péché n’est pas seulement une obligation à la
peine sensible, mais surtout à la peine du dam, qui est la privation de gloire.
L’obligation à la peine n’est donc pas ôtée, tant que n’est pas donné à l’homme
ce par quoi il peut parvenir à la gloire. Or cela, c’est la grâce : voilà
pourquoi la rémission des péchés ne peut se faire sans la grâce.
Réponse aux objections :
1° Le péché est
lui-même une certaine destruction de la grâce, alors que sa rémission en est
une construction. C’est pourquoi il est plus facile de tomber dans le péché que
d’en sortir.
2° Les péchés ont
une contrariété du côté de la conversion, et ce n’est pas de là que se prend la
rémission des péchés, comme on l’a dit. Du côté de l’aversion et de ce qui suit
l’aversion, ils sont en convenance. Rien n’empêche donc que l’obligation à la
peine venant des actes contraires précédents demeure dans l’âme ; en
effet, celui qui passe de l’avarice à la prodigalité ne cesse pas d’avoir
l’obligation à la peine venant de l’avarice, mais seulement l’acte ou l’habitus
de celle-ci.
3° Bien que les
péchés soient contraires du côté de la conversion, il n’est cependant pas
nécessaire que les aversions ou les peines restantes soient contraires, car
elles sont par accident les effets de contraires, puisqu’elles surviennent en
dehors de l’intention de l’agent. Or de la contrariété des causes s’ensuit une
contrariété dans les effets qui sont par soi, et non dans ceux qui sont par
accident. Et c’est pourquoi les actes contraires sont suivis d’habitus et de
dispositions contraires ; car de telles choses sont les effets des actes
de péché selon leur espèce.
4° Supposée vraie
l’opinion selon laquelle il fut un temps où Adam n’eut ni la grâce ni la faute
— quoique certains ne l’accordent pas —, il faut répondre que rien
n’empêche que des contraires soient médiats par rapport à un sujet pris
simplement, et immédiats quant à un temps déterminé ; par exemple,
« aveugle » et « voyant » sont médiats chez le chien, mais
pas après le neuvième jour. De même aussi pour l’homme, la grâce et la faute,
par rapport à l’état de nature créée, sont entre elles comme des contraires
médiats. Mais après le temps où Adam eut reçu ou pu recevoir la grâce en sorte
qu’elle passât à tous ses descendants, l’absence de grâce est toujours due à
une faute actuelle ou originelle.
5° Bien que,
selon certains auteurs, Adam n’ait pas eu la grâce dans l’état de sa création,
les mêmes auteurs affirment qu’il a acquis la grâce avant la chute. Il est donc
tombé de l’état de grâce et pas seulement de l’état de nature. Cependant, s’il
était tombé du seul état de nature, le don de la grâce divine eût été néanmoins
requis pour expier l’offense infinie.
6° De même que
l’amour dont Dieu nous aime laisse en conséquence quelque effet en nous, à
savoir la grâce, par laquelle nous sommes rendus dignes de la vie éternelle
vers laquelle elle nous dirige, ainsi le fait même que Dieu ne nous impute pas
nos crimes laisse en nous par voie de conséquence une chose qui nous rend
dignes d’être absous de la peine susdite, et cette chose est la grâce.
7° Le
pécheur est cause par soi du péché quant à la conversion ; mais quant à
l’aversion et aux choses qui la suivent, il est cause par accident,
puisqu’elles ne sont pas dans son intention. En effet, ces choses ne peuvent
pas avoir de cause par soi, puisque c’est d’elles que vient la notion de mal
dans le péché ; car le mal n’a pas de cause, suivant Denys au quatrième
chapitre des Noms divins. Ou bien il
faut répondre, et c’est mieux, que le pécheur est la cause du péché quant au
devenir, mais il n’est pas la cause de la permanence des choses qui sont
laissées par le péché ; au contraire, la cause de ces choses est en partie
la justice divine — par laquelle il a justement été ordonné que celui qui n’a
pas voulu se tenir en la grâce lorsqu’il le pouvait, ne le puisse plus même
s’il le veut —, et en partie l’imperfection des puissances de la nature,
qui ne suffisent pas pour l’expiation, pour les raisons déjà données. Par
exemple, l’homme qui se précipite dans une fosse est la cause de la chute
elle-même, mais le repos qui s’ensuit vient de la nature. Il ne peut donc pas
sortir de la fosse comme il a pu s’y jeter. Et il en est de même dans notre
propos.
8° Il y a deux
façons de comprendre l’opération de rémission de la faute : de manière
efficiente, et formellement ; par exemple, rendre blanc de manière
efficiente convient au peintre, rendre blanc formellement convient à la
blancheur. Ainsi la grâce est un médium dans la rémission de la faute, non
comme une chose qui agit par mode d’efficience, mais comme une chose qui n’agit
que formellement. Or, lorsqu’on dit que Dieu seul pénètre dans l’âme, on
n’exclut pas les qualités de l’âme soit naturelles soit gratuites — en effet,
l’âme est formellement déterminée par elles —, mais on exclut les autres
substances subsistantes, qui ne peuvent être au-dedans de l’âme comme y est
Dieu, qui est plus intimement dans l’âme que les formes susdites, étant donné
que Dieu est dans l’être même de l’âme comme le causant et le conservant,
tandis que les formes ou les qualités susdites n’atteignent pas cela, mais se
tiennent pour ainsi dire autour de l’essence de l’âme.
9° La grâce
qui est et inhère, chasse la faute, non la faute qui est, mais celle qui n’est
pas et qui était auparavant. En effet, elle ne chasse pas la faute à la façon
d’une cause efficiente — car il faudrait alors qu’elle agisse sur la faute
existante pour la chasser, comme le feu agit sur l’air existant pour le
corrompre —, mais elle chasse la faute formellement. Car du fait même qu’elle
détermine formellement le sujet, il s’ensuit que la faute n’est pas dans le
sujet, comme on le voit clairement dans le cas de la santé et de la maladie.
10° Il y a
plusieurs réponses courantes à cette objection et à d’autres semblables. La
première est que, bien que l’instant soit réellement un, il est cependant
nombreux quant à la notion, en tant qu’il est le commencement du futur et la
fin du passé. Et ainsi, rien n’empêche qu’il y ait dans l’âme tout ensemble et
au même instant la faute et la grâce ; de sorte, cependant, que la faute
soit dans cet instant en tant qu’il est la fin du passé, et la grâce en tant
qu’il est le commencement du futur. Mais cela ne peut se maintenir, car être le
commencement du futur et la fin du passé, cela implique divers aspects de
l’instant, par lesquels sa substance n’est pas multipliée, mais reste
une ; et ainsi, réellement, il s’ensuit que la faute et la grâce sont dans
l’âme en un même [quantum]
indivisible de temps — car le nom d’instant désigne le [quantum] indivisible de temps — or cela, c’est être en même temps,
et ainsi, il s’ensuit que des contraires inhèrent en même temps. En outre,
suivant le Philosophe au huitième livre de la Physique, « lorsque quelque chose en se mouvant se sert d’un
point comme s’il était deux, il est nécessaire qu’un repos intervienne au
milieu » ; et par cette raison, il prouve que les mouvements qui
reviennent en arrière ne sont pas continus. Si donc quelqu’un se sert d’un
instant comme s’il était deux, il est nécessaire qu’il conçoive quelque instant
intermédiaire : et ainsi, l’âme sera à un moment sans grâce ni faute, ce
qui est aberrant.
Voilà pourquoi
d’autres disent que, de même qu’entre deux points d’une ligne vient une ligne
intermédiaire, mais non entre deux points de deux lignes qui se touchent, de
même il n’est pas nécessaire qu’entre l’instant qui est le dernier du temps où
la faute inhérait, et l’instant qui est le premier du temps où la grâce inhère,
il y ait un temps intermédaire, puisque ce sont des instants de divers temps.
Mais cela ne peut pas non plus se soutenir. Car la ligne, étant une mesure
intérieure, se divise selon une distinction des réalités. Mais le temps est une
mesure extérieure, et il est un relativement à tout ce qui est dans le
temps : en effet, ce n’est pas par des temps différents que sont mesurés
l’être de la faute et l’être de la grâce, à moins d’entendre par « temps
différent » une autre partie du même temps continu. Il est donc nécessaire
qu’entre deux instants quelconques, désignés relativement à n’importe quelles
réalités, il y ait un temps intermédiaire. En outre, deux points de deux lignes
qui se touchent et inscrites en des corps localisés, sont unies par un point
unique inscrit dans une ligne extérieure du corps localisant, car les choses
dont les extrémités sont ensemble sont contiguës. Supposé donc que différentes
choses aient des temps différents, non continus mais quasi contigus, il sera
néanmoins nécessaire que dans le temps mesurant extérieurement corresponde à
leurs termes un seul instant indivisible ; et ainsi reviendra
l’inconvénient susmentionné, à savoir que la faute et la grâce sont en même
temps.
Aussi d’autres
disent-ils que de telles mutations spirituelles ne sont pas mesurées par le
temps qui est le nombre du mouvement du ciel — étant donné que l’âme, comme
n’importe quelle substance spirituelle, est au-dessus du temps —, mais qu’elles
ont un temps propre, en tant qu’il se trouve en elles un avant et un après. Et
cependant, un tel temps n’est pas continu, puisque la continuité du temps,
suivant le Philosophe au quatrième livre de la Physique, s’ensuit de la continuité du mouvement ; or les
affections de l’âme ne sont pas continues. Mais cela aussi est hors de notre
propos. Car on mesure par le temps non seulement les choses qui sont par
elles-mêmes dans le temps, comme le mouvement du ciel, mais aussi celles qui
ont par accident une relation au mouvement du ciel, en tant qu’elles résultent
d’autres choses qui ont par elles-mêmes une relation au temps susdit. Ainsi en
est-il également dans la justification de l’impie, qui résulte de pensées, de
paroles et d’autres mouvements semblables, qui sont par eux-mêmes mesurés par
le temps du mouvement du ciel.
Voilà pourquoi
il faut répondre autrement, et dire que l’on ne peut concevoir de dernier
instant en lequel le pécheur a la faute, mais qu’on peut concevoir un dernier
temps. Par ailleurs, on conçoit de fait un premier instant en lequel il a eu la
grâce : cet instant est le terme de ce temps en lequel il a eu la faute.
Or aucun intermédiaire ne vient entre un temps et le terme d’un temps. Il n’est
donc pas nécessaire de concevoir un temps ou un instant en lequel quelqu’un n’a
ni la faute ni la grâce. Et voici comment le montrer. Puisque l’infusion de la
grâce a lieu en un instant, elle est le terme d’un certain continu, par exemple
l’acte de la méditation par laquelle la volonté se dispose à recevoir la
grâce ; et le terme de ce mouvement est la rémission de la faute, car la
faute est remise par le fait même que la grâce est infusée. À cet instant, il y
a donc pour la première fois le terme de la rémission de la faute, c’est-à-dire
ne pas avoir de faute, et celui de l’infusion de la grâce, c’est-à-dire avoir
la grâce. Donc, dans tout le temps précédent qui se termine à cet instant, et
par lequel était mesuré le mouvement de la méditation susdite, le pécheur avait
la faute et n’avait pas la grâce, sauf au dernier instant seulement, comme on
l’a dit. Mais avant le dernier instant de ce temps, il n’y a pas lieu d’en
concevoir un autre immédiatement prochain, car quelque instant que l’on
conçoive autre que le dernier, il y aura entre lui et le dernier une infinité
d’instants intermédiaires. Et ainsi, il est clair qu’il n’y a pas lieu de
concevoir de dernier instant en lequel le justifié a la faute et n’a pas la
grâce ; mais l’on peut concevoir le premier instant où il a la grâce et
n’a pas la faute. Et cette solution peut se déduire des paroles du Philosophe
au huitième livre de la Physique.
11° De même que
Dieu cause en nous par son amour le don de la grâce, de même aussi il cause par
son amour la rémission de la faute ; il n’est donc pas nécessaire que la
rémission de la faute précède la grâce. Mais ce serait le cas si la rémission
de la faute précédait l’amour de Dieu et n’en était pas la conséquence.
12° Les sacrements
causent en signifiant ; en effet, ils causent ce qu’ils figurent. Et parce
que la circoncision a sa signification dans l’acte d’ôter, son efficace était
directement ordonnée à l’enlèvement de la faute originelle, et à la grâce par
voie de conséquence : soit que la grâce fût donnée en vertu de la circoncision
à la façon dont elle est donnée en vertu du baptême, comme certains le disent,
soit qu’elle fût donnée par Dieu en concomitance avec la circoncision. Et
ainsi, la rémission de la faute ne se faisait pas sans la grâce ;
cependant, cette grâce-là ne réprimait pas aussi parfaitement la concupiscence
que la grâce baptismale. Il était donc plus difficile de résister à la
concupiscence pour le circoncis que ce n’est le cas pour le baptisé ; et
il est dit que la loi ancienne, prenant occasion de cela, tuait occasionnellement,
bien que la circoncision ne fût pas contenue parmi les sacrements de la loi
mosaïque, étant donnée qu’elle ne vient pas de Moïse, mais des pères, comme il
est dit en Jn 7, 22. Et par conséquent, si quelque grâce était donnée
dans la circoncision, cela ne contredit pas le fait que la loi ancienne ne
justifiait pas.
Objections :
Il semble que
non.
1° Ce qui peut
convenir à ceux qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ne requiert pas l’usage
du libre arbitre. Or la justification convient aux enfants qui n’ont pas encore
l’usage du libre arbitre et qui sont justifiés par le baptême. La justification
de l’impie ne requiert donc pas l’usage du libre arbitre.
2° [Le répondant] disait que cela est spécial aux enfants qui sont seulement tenus par un péché qui leur vient d’ailleurs ; et cela n’a pas lieu chez les adultes, qui sont tenus par leurs propres péchés. En sens contraire : saint Augustin dit au quatrième livre des Confessions qu’un certain ami à lui, « travaillé par la fièvre, resta longtemps couché sans connaissance, dans la sueur des moribonds, et comme il n’y avait plus d’espoir, il fut baptisé dans l’inconscience ; moi, je ne me faisais pas de souci, et je présumais que son âme garderait plutôt ce qu’elle avait reçu de moi, et non pas ce qui s’opérait sur le corps d’un inconscient. Or il en était bien autrement, car il revint à la vie. » Or le retour à la vie se fait par la grâce justifiante. La grâce justifiante est donc parfois conférée à l’adulte sans mouvement de son libre arbitre.
3° [Le répondant] disait que cela a lieu seulement lorsque l’homme est justifié par un sacrement. En sens contraire : Dieu n’a pas lié sa puissance aux sacrements. Puis donc que la justification est une œuvre de Dieu, dépendante de sa puissance, il semble que même sans les sacrements un adulte puisse être justifié indépendamment du mouvement du libre arbitre.
4° L’homme peut
être dans un état où il serait adulte et n’aurait pas de péché actuel, mais
seulement le péché originel. En effet, au premier instant où l’on est adulte,
si l’on n’est pas baptisé, on est encore soumis au péché originel, et cependant
l’on n’a pas encore de péché actuel, car on n’a encore commis aucune transgression
qui nous fasse tenir pour coupable de péché. De plus, on n’est pas encore
coupable d’omission, car les préceptes affirmatifs n’obligent pas à tout
moment ; il n’est donc pas nécessaire que l’homme, au premier instant où
il est adulte, observe aussitôt les préceptes affirmatifs. Ainsi donc, l’adulte
peut avoir le péché originel sans aucun péché actuel, semble-t-il. Si donc cela
est cause que l’enfant peut être justifié sans mouvement du libre arbitre, il
semble que la même raison existe chez l’adulte.
5° Chaque fois
qu’une chose est communément en plusieurs autres, il est nécessaire qu’elle
leur convienne en raison d’une cause commune. Or être justifié convient aux
enfants et aux adultes ; puis donc que seule la grâce est la cause de la
justification chez les enfants, il semble que, même sans l’usage du libre
arbitre, elle suffise pour la justification chez les adultes.
6° De même que la
justice est un don de Dieu, de même aussi la sagesse. Or Salomon a reçu la
sagesse en dormant, comme on le lit en 1 Reg. 3, 5. Pour la même
raison, l’homme peut donc recevoir la grâce justifiante en dormant et sans
l’usage du libre arbitre.
7° [Le répondant] disait que c’est à cause d’un mérite précédent que Salomon a reçu la sagesse en dormant. En sens contraire : de même que chez les bons la volonté est requise, de même aussi chez les méchants, car il n’est de péché que volontaire. Or la volonté qui précède le sommeil ne fait pas que ce qui est opéré pendant le sommeil soit un péché. Rien non plus ne contribue donc à ce qu’un don divin soit reçu pendant le sommeil.
8° De même que
chez le dormeur l’usage du libre arbitre est lié, de même aussi chez le malade.
Or le malade est justifié sans l’usage du libre arbitre, comme le montre la
citation précédente de saint Augustin. Donc le dormeur aussi ; et nous
retrouvons ainsi la même conclusion que ci-dessus.
9° Dieu est
plus puissant que tout agent créé. Or le soleil matériel répand sa lumière dans
l’air sans aucune préparation précédente dans l’air lui-même. Donc à bien plus
forte raison Dieu infuse-t-il la lumière de la grâce dans l’âme sans aucune
préparation ayant lieu par l’acte du libre arbitre.
10° Puisque, selon
Denys, le bien est communicatif de soi, Dieu, qui est le souverain bien, se
communique souverainement lui-même. Or cela ne serait pas, s’il ne se
communiquait et à celui qui se prépare, et à celui qui ne se prépare pas.
L’usage du libre arbitre n’est donc pas requis dans la justification de l’impie
comme une préparation du côté de l’homme.
11° Saint Augustin
dit au huitième livre sur la Genèse au
sens littéral que Dieu fait en l’homme la justice comme le soleil fait dans
l’air la lumière, qui cesse lorsque cesse l’influx du soleil, et non comme
l’artisan qui fabrique un coffre et n’opère plus rien en lui une fois qu’il est
fait. Or le soleil opère dans l’air de la même façon au premier instant où
l’air est éclairé et lorsque la lumière persiste en lui. Dieu opère donc la
justice dans l’homme de la même façon au premier instant où il est justifié et
lorsque la justice est conservée en lui. Or la justice est conservée en l’homme
quand cesse l’usage du libre arbitre, comme on le voit bien dans le cas du
dormeur. L’homme peut donc être justifié dès le début sans aucun mouvement du
libre arbitre.
12° La disposition
qui est requise par nécessité pour l’introduction d’une forme se comporte de
telle sorte que la forme ne peut pas demeurer sans elle ; comme c’est
clairement le cas de la chaleur et de la forme du feu. Or la justice peut
demeurer sans l’usage du libre arbitre, comme chez le dormeur. L’usage du libre
arbitre n’est donc pas une disposition qui est requise par nécessité pour
l’infusion de la grâce.
13° Une chose qui
est naturellement antérieure et peut exister ou ne pas exister sans une chose
postérieure, ne requiert pas celle-ci pour que l’on dise qu’elle inhère, comme
cela se voit clairement dans le cas de la pesanteur et de la descente, sans
laquelle la pesanteur peut exister, par exemple lorsqu’un corps lourd est
empêché dans son mouvement. Or la grâce est naturellement antérieure à l’usage
du libre arbitre, sans lequel elle peut exister ou ne pas exister ; en
effet, elle est son principe formel, comme la pesanteur est celui du mouvement
naturel. La grâce peut donc être infusée sans l’usage du libre arbitre.
14° Notre
faible corps introduit dans l’âme la faute originelle sans nul usage du libre
arbitre. Donc à bien plus forte raison, Dieu, qui est très puissant, ne
requiert pas l’usage du libre arbitre pour infuser la grâce.
15° Dieu est plus
enclin à faire miséricorde qu’à condamner, comme dit la Glose au début de Jérémie. Or Dieu punit les enfants qui meurent
sans baptême sans qu’ils aient eu aucun usage du libre arbitre. À bien plus
forte raison fera-t-il donc miséricorde en infusant la grâce.
16° La disposition
à la forme, qui est exigée en celui qui reçoit la forme, ne vient pas du
receveur lui-même, mais d’autre chose ; par exemple, la chaleur qui
précède dans le bois comme disposition à la forme du feu, ne vient pas du bois
lui-même. Or l’usage du libre arbitre vient de l’homme qui doit être justifié.
Il n’est donc pas requis comme une disposition pour avoir la grâce.
17° La
justification a lieu par l’infusion de la grâce et des vertus. Or, suivant
saint Augustin, Dieu seul, sans nous, opère en nous la vertu. Notre opération,
qui a lieu par l’usage du libre arbitre, n’est donc pas requise pour la
justification.
18° Selon l’Apôtre
en Rom. 4, 4, « la récompense qui se donne à quelqu’un pour ses
œuvres ne lui est pas imputée comme une grâce, mais comme une dette ». Or
l’usage du libre arbitre est une certaine opération. Si donc l’usage du libre
arbitre est requis pour la justification, la justification n’aura pas lieu par
grâce, mais comme un dû ; ce qui est hérétique.
19° Celui qui
opère contre la grâce est plus éloigné d’elle que celui qui n’opère pas du
tout. Or Dieu donne parfois la grâce à un homme qui, par son libre arbitre,
agit contre elle, comme cela est clair dans le cas de saint Paul, à qui il est
dit en Act. 9, 5 : « Il t’est dur de regimber contre
l’aiguillon. » Donc à bien plus forte raison la grâce est-elle parfois
infusée à un homme sans l’usage du libre arbitre.
20° Un agent d’une
puissance infinie ne requiert aucune disposition dans le patient : en
effet, plus l’agent est puissant, moindre est la disposition préexistante avec
laquelle il accomplit son effet. Or Dieu est un agent d’une puissance infinie,
si bien qu’il ne requiert pas de matière préexistante mais opère à partir de
rien. Bien moins encore requiert-il donc une disposition ; et ainsi, dans
la justification de l’impie, qui est une œuvre divine, il ne requiert pas
l’usage du libre arbitre comme une disposition du côté de l’homme.
En sens contraire :
1° À propos de
1 Reg. 3, 5 : « Demande-moi ce que tu veux que je te
donne », la Glose dit :
« La grâce de Dieu requiert le libre arbitre. » Or la justification
se fait par la grâce de Dieu, comme on le lit en Rom. 3, 24. L’usage
du libre arbitre est donc requis pour la justification.
2° Saint Bernard
dit que la justification ne peut avoir lieu ni sans le consentement de celui
qui la reçoit, ni sans la grâce de celui qui la donne. Or le consentement de
celui qui la reçoit est l’acte du libre arbitre. L’homme ne peut donc pas être
justifié sans l’usage du libre arbitre.
3° Pour recevoir
une forme, une disposition est requise dans le receveur : en effet, ce
n’est pas n’importe quelle forme qui est reçue en n’importe quel sujet. Or
l’acte du libre arbitre se comporte comme une disposition à la grâce. L’usage
du libre arbitre est donc requis pour la réception de la grâce justifiante.
4° Dans la
justification de l’impie, un certain mariage spirituel est contracté entre
l’homme et Dieu ; Os. 2, 19 : « Je te fiancerai à moi
dans la justice. » Or, dans le mariage charnel, un consentement mutuel est
requis. Donc à bien plus forte raison dans la justification de l’impie. Et
ainsi y est requis l’usage du libre arbitre.
5° La
justification de l’impie ne se fait pas sans la charité, car, comme il est dit
en Prov. 10, 12, « la charité couvre toutes les fautes ».
Or, puisque la charité est une certaine amitié, elle s’accompagne d’un amour en
retour, comme le montre clairement le Philosophe au huitième livre de l’Éthique. Or l’amour mutuel requiert des
deux côtés l’usage du libre arbitre. La justification ne peut donc avoir lieu
sans l’usage du libre arbitre.
Réponse :
Personne, ayant
l’usage du libre arbitre, ne peut être justifié sans un usage du libre arbitre
qui ait lieu à l’instant même de sa justification. Mais en ceux qui ne sont pas
en possession de leur volonté, comme les enfants, cela n’est pas requis pour la
justification. Et de cela, trois raisons peuvent être données.
La première se
prend de la relation mutuelle de l’agent et du patient. Dans les réalités
corporelles, en effet, il est clair que l’action n’est pas accomplie sans un
contact par lequel ou bien l’agent seul touche le patient, quand le patient
n’est pas de nature à toucher l’agent, comme lorsque les corps supérieurs
agissent sur les réalités inférieures de ce monde en les touchant et sans être
touchés par elles ; ou bien l’agent et le patient se touchent
mutuellement, quand l’un et l’autre sont de nature à toucher et à être touchés,
comme lorsque le feu agit sur l’eau et vice
versa. Ainsi également, dans les réalités spirituelles, quand le contact
mutuel a lieu naturellement, l’action ne s’accomplit pas sans contact
mutuel ; sinon, il suffit que l’agent touche le patient. Or Dieu lui-même,
qui justifie l’impie, touche l’âme en causant la grâce en elle ; c’est pourquoi,
à propos du Psaume 143, 5 : « Touchez les montagnes »,
la Glose dit : « de votre
grâce ». Et l’esprit humain touche Dieu en quelque façon, en le
connaissant ou en l’aimant ; et c’est pourquoi, chez les adultes, qui
peuvent connaître et aimer Dieu, il est requis un usage du libre arbitre par
lequel ils connaissent et aiment Dieu ; et c’est la conversion à Dieu dont
il est dit en Zach. 1, 3 : « Retournez-vous vers moi, et je
me retournerai vers vous. » Quant aux enfants qui n’ont pas l’usage du
libre arbitre, ils ne peuvent pas connaître et aimer Dieu ; il suffit donc
pour leur justification que Dieu les touche par l’infusion de la grâce.
La deuxième
raison se prend de la notion même de justification. En effet, suivant Anselme
au livre sur la Vérité, la justice est
« la droiture de la volonté gardée pour elle-même » ; la
justification est donc un certain changement de la volonté. Or on prend le nom
de « volonté » tant pour désigner la puissance elle-même que pour
désigner l’acte de la puissance. L’acte de la puissance de volonté ne peut être
changé qu’avec la coopération de celle-ci : car s’il ne venait pas d’elle,
il ne serait pas son acte. Mais quant à la puissance de volonté, de même
qu’elle a été faite sans sa coopération, de même elle peut être changée sans sa
coopération. Or, pour la justification des adultes est requis un changement de
l’acte de la volonté ; en effet, c’est par l’acte de la volonté qu’ils se
sont tournés vers une chose de façon désordonnée, et cette conversion ne peut
être changée que par un acte contraire de la volonté ; voilà pourquoi
l’acte du libre arbitre est requis pour la justification des adultes. Mais les
enfants, qui n’ont pas la volonté tournée vers quelque chose par un acte de
leur propre volonté, mais ont seulement une puissance de volonté coupablement
déchue de la justice originelle, peuvent être justifiés sans mouvement de leur
propre volonté.
La troisième
raison se prend de la ressemblance de l’opération divine dans les réalités
corporelles. En effet, si Dieu produit quelque effet que la nature peut à
nouveau produire, il le produit suivant la même disposition que la nature. Par
exemple, si Dieu guérit quelqu’un miraculeusement, il causera la santé en lui
avec une certaine égalité des humeurs, et c’est aussi en produisant une telle
égalité que la nature guérit parfois quelqu’un, suivant la parole du Philosophe
disant au deuxième livre de la Physique
que si la nature faisait une œuvre d’art, elle la ferait de la même façon que
l’art, et vice versa. Or, par ses
principes naturels, l’homme peut avoir la justice de deux façons : d’abord
comme naturelle ou innée, en ce sens que certains sont enclins par leur nature
même aux œuvres de la justice ; ensuite comme acquise. Ainsi, la justice
infuse par laquelle les adultes sont justifiés est semblable à la justice
acquise par les œuvres ; par conséquent, de même que dans la justice
politique acquise est requis un acte de volonté par lequel on aime la justice,
de même aussi la justification ne s’accomplit pas chez les adultes sans l’usage
du libre arbitre. Mais la justice infuse par laquelle les petits enfants sont
justifiés est semblable à l’aptitude naturelle à la justice, qui se trouve
aussi chez les enfants ; et l’usage du libre arbitre n’est requis ni pour
l’une, ni pour l’autre.
Réponse aux objections :
1° Parce que les
enfants n’ont pas de quoi pouvoir se tourner vers la cause justifiante,
celle-ci, c’est-à-dire la Passion du Christ, leur est appliquée par le
sacrement de baptême, et par là ils sont justifiés.
2° Concernant
l’adulte qui n’est pas en possession de son esprit, il faut distinguer :
s’il n’a jamais eu l’usage de sa raison, le même jugement vaut pour lui et pour
les petits enfants ; mais s’il a eu un jour le jugement de sa raison,
alors, s’il a désiré le baptême au temps où il a eu l’usage de la raison, et
qu’au temps de sa folie il est baptisé sans connaissance ou à son corps
défendant, il obtient l’effet du baptême à cause de la volonté
précédente ; surtout si, après le baptême, il récupère l’usage du libre
arbitre et que ce qui a été fait lui plaît ; et c’est le cas dans ce
passage de saint Augustin ; car les efforts qu’il fait à l’encontre ne lui
sont pas imputés, puisqu’il n’agit pas par volonté mais par imagination. Mais
si, lorsqu’il était en possession de son esprit, il n’a pas désiré le baptême,
il ne faut pas le lui procurer s’il est sans connaissance ou qu’il résiste, en
quelque danger de mort qu’il soit : en effet, il sera jugé d’après le
dernier instant où il fut en possession de son esprit. Et s’il lui est procuré,
il ne reçoit ni le sacrement, ni la réalité du sacrement ; quoiqu’une
disposition puisse être miraculeusement laissée en lui par l’invocation même de
la Trinité et la sanctification de l’eau, de sorte que, lorsqu’il aura récupéré
l’usage du libre arbitre, il sera plus facilement changé pour le bien.
3° Même sans
sacrement, Dieu infuse la grâce à de petits enfants, comme c’est manifestement
le cas de ceux qui sont sanctifiés dans le sein maternel. Semblablement, il
pourrait conférer la grâce sans sacrement à un adulte qui ne serait pas en
possession de son esprit, de la même façon qu’il la confère avec le sacrement.
4° Qu’un adulte
ait le péché originel sans péché actuel, cette supposition est estimée
impossible par certains auteurs. En effet, lorsqu’il commence à être adulte,
s’il fait ce qui est en lui, la grâce lui sera donnée, par laquelle il sera
exempt du péché originel ; que s’il ne le fait pas, il sera coupable d’un
péché d’omission. Car, puisque n’importe qui est tenu d’éviter le péché, et que
cela ne peut se faire que si l’on se donne une fin convenable, n’importe qui
est tenu, dès qu’il est en possession de son esprit, de se tourner vers Dieu,
et d’établir en lui sa fin ; et par là, il est disposé à la grâce. En
outre, saint Augustin dit que « la concupiscence du péché originel rend le
petit enfant enclin à la convoitise, mais quant à l’adulte, elle le fait
convoiter en acte ». En effet, il ne peut pas arriver facilement que
quelqu’un, infecté du péché originel, ne se soumette pas à la convoitise du
péché par le consentement au péché.
5° La
justification est dans le petit enfant et dans l’adulte en raison d’une cause
unique et commune, c’est-à-dire en raison de la grâce ; cependant,
celle-ci est diversement reçue en l’un et en l’autre, selon la condition
différente de l’un et de l’autre. En effet, tout ce qui est reçu en quelque
chose, est en lui suivant le mode d’être du receveur. Et de là vient que, chez
l’adulte, la grâce est reçue avec l’usage du libre arbitre, mais non chez le
petit enfant.
6° Il y a trois
façons possibles de répondre à cela. D’abord en disant que ce sommeil durant
lequel la sagesse fut infusée à Salomon ne fut pas un sommeil naturel, mais le
sommeil de la prophétie, dont on lit en Nombr. 12, 6 :
« S’il se trouve parmi vous un prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en
vision, ou je lui parlerai en songe. » Or, dans ce sommeil, l’usage du
libre arbitre n’est pas lié.
Ensuite on peut
dire que, de même qu’il est requis, pour l’infusion de la justice, que la
volonté, qui est son sujet, se tourne vers Dieu, de même il est requis, dans
l’infusion de la sagesse, que l’intelligence se tourne vers Dieu. Or, pendant
le sommeil, l’intelligence peut se tourner vers Dieu, mais non le libre arbitre
ou la volonté. Et en voici la raison. Deux choses appartiennent à
l’intelligence : percevoir, et juger des choses perçues. Or
l’intelligence, lorsqu’on dort, n’est pas empêchée de percevoir quelque chose,
soit en provenance de choses qu’elle a déjà considérées — et c’est pourquoi
l’homme fait parfois des syllogismes en dormant —, soit par l’illumination de
quelque substance supérieure, que l’intelligence du dormeur est plus apte à
percevoir, à cause du repos où elle se trouve du côté des actes des sens, et
surtout lorsque les phantasmes sont apaisés ; c’est pourquoi il est dit en
Job, 33, 15-16 : « Pendant les songes, dans les
visions de la nuit, lorsque les hommes sont accablés de sommeil et qu’ils
dorment dans leur lit, c’est alors que Dieu leur ouvre l’oreille et les
instruit de ce qu’ils doivent savoir. » Et telle est la cause principale
de ce que des futurs sont vus à l’avance dans le sommeil. Mais le parfait
jugement de l’intelligence ne peut avoir lieu pendant le sommeil, étant donné
que le sens est alors lié, lui qui est le premier principe de notre
connaissance. En effet, le jugement se fait au moyen d’une analyse par les
principes ; par conséquent, il est nécessaire que nous jugions de toutes
choses d’après ce que nous recevons par le sens, comme il est dit au troisième
livre sur le Ciel et le Monde. Or
l’usage du libre arbitre suit le jugement de la raison ; voilà pourquoi
l’usage du libre arbitre, par lequel la volonté se tourne vers Dieu, ne peut
pas être suffisant lorsqu’on dort : car bien qu’il soit un mouvement de la
volonté, il suit l’imagination plutôt que le complet jugement de la
raison ; et ainsi, l’homme peut percevoir la sagesse en dormant, mais non
la justice.
Enfin, on peut
dire que l’intelligence est contrainte par l’intelligible, alors que la volonté
ne peut pas être contrainte par l’objet d’appétit. La sagesse, qui est la
droiture de l’intelligence, peut donc être infusée sans l’usage du libre
arbitre, mais non la justice, qui est la droiture de la volonté.
7° Le
mouvement du libre arbitre qui précède dans l’état de veille ne peut faire que
l’acte du dormeur soit méritoire ou déméritoire, considéré en lui-même ;
cependant, il peut faire qu’il ait quelque degré de bonté ou de méchanceté, en
tant que la vertu de l’acte du veilleur est laissée dans l’activité du dormeur,
comme la vertu de la cause est laissée dans l’effet. Et de là vient que les
vertueux font en dormant de meilleurs songes que d’autres non vertueux, comme
il est dit au premier livre de l’Éthique ;
c’est aussi pour cela que la pollution nocturne est parfois considérée comme
coupable. Ainsi également, Salomon put en veillant se disposer à la sagesse
qu’il devait recevoir en dormant.
8° Le sacrement
de baptême ne doit pas être procuré à un malade lorsqu’il n’est pas en
possession de son esprit, même s’il a eu auparavant le désir du baptême, sauf
si l’on craint pour sa vie, ce qui n’est assurément pas le cas du
dormeur ; les deux cas ne sont donc pas semblables sur ce point, mais ils
le sont pour le reste.
9° L’air,
par la nature de son espèce, est dans l’ultime disposition pour recevoir la
lumière, en raison de sa diaphanéité ; voilà pourquoi il est éclairé dès
que se présente l’astre éclairant ; et aucune autre préparation n’est
requise, sauf peut-être l’éloignement d’un obstacle. Mais l’âme intellectuelle
n’est pas dans l’ultime disposition pour recevoir la justice, sauf lorsqu’elle
veut en acte, car la puissance s’accomplit par l’acte, par lequel elle est
déterminée à l’un des opposés, alors qu’elle est de soi en puissance aux
deux ; comme une matière qui est en puissance à plusieurs formes est
adaptée, par des dispositions, à une forme plutôt qu’à une autre.
10° Dieu, dans son
infinie bonté, se communique lui-même aux créatures par quelque ressemblance de
sa bonté, qu’il leur donne généreusement par le fait même qu’il communique sa
bonté de la meilleure façon ; et cette meilleure façon suppose qu’il
prodigue ses dons avec ordre, suivant sa sagesse, c’est-à-dire à chacun selon
sa condition ; et de là vient qu’une disposition ou une préparation est
requise du côté de ceux auxquels Dieu prodigue ses dons. Ou bien l’on peut
répondre que cette objection vaut pour la préparation qui précède
temporellement l’infusion de la grâce, et sans laquelle Dieu accorde parfois la
grâce, opérant subitement chez quelqu’un le mouvement de contrition et infusant
la grâce ; car, comme il est dit en Eccli. 11, 23 :
« Il est aisé à Dieu d’enrichir tout d’un coup celui qui est
pauvre. » Mais cela n’exclut pas l’usage du libre arbitre qui a lieu à
l’instant même où la grâce est infusée. Car il se manifeste une plus parfaite
communication de la bonté divine en ce que Dieu opère dans l’homme
simultanément l’habitus et l’acte de justice, que s’il y opérait seulement
l’habitus.
11° De même que le
soleil est la cause de la lumière non seulement quant à l’être, mais aussi
quant au devenir, de même aussi Dieu est la cause de la grâce et quant à
l’être, et quant au devenir. Or, pour le devenir d’une réalité, qui implique un
certain changement, est requise une chose qui n’est pas requise pour l’être de
cette réalité ; par exemple il est requis, lorsque la lumière arrive dans
l’air, que l’air se rapporte au soleil d’une autre façon qu’auparavant ;
ce qui se fait par le mouvement du soleil, mouvement sans lequel il pourrait y
avoir conservation de la lumière dans l’air, si le soleil est toujours présent.
Et semblablement, il est requis pour le devenir de la grâce elle-même que la
volonté se comporte envers Dieu autrement qu’avant ; et pour cela est
exigé un changement de la volonté, qui n’a pas lieu chez les adultes sans
l’usage du libre arbitre, comme on l’a dit.
12°
Telle
disposition est requise pour le devenir d’une réalité, qui ne l’est pas pour
l’être de cette réalité, comme on le voit surtout dans la génération des
animaux et des plantes ; par conséquent, rien n’empêche, si de telles
dispositions cessent une fois que la réalité est advenue, que celle-ci soit
néanmoins conservée dans son être. Et ainsi, lorsque cesse le mouvement du
libre arbitre qui était nécessaire à la justification, la justice peut demeurer
habituellement.
13° Rien n’empêche
qu’une chose naturellement antérieure et ne pouvant advenir sans une chose
postérieure, puisse néanmoins exister sans celle-ci ; par exemple, l’âme
étant la cause formelle, efficiente et finale du corps, comme il est dit au
deuxième livre sur l’Âme, elle est
naturellement antérieure au corps et peut exister sans le corps, et pourtant,
selon l’ordre de la nature, elle ne peut advenir que dans le corps. Et il en va
de même pour la grâce et l’usage du libre arbitre.
14° Le corps
infecte l’âme par le péché originel du fait même qu’il lui est uni. Or ce péché
ne regarde pas la volonté de celui qui est infecté, mais sa nature ; voilà
pourquoi il n’est pas étonnant que l’usage du libre arbitre ne soit pas requis pour
une telle infection. Semblablement, l’âme de l’enfant obtient la grâce par le
fait même qu’il est uni au Christ par le sacrement de baptême sans l’usage du
libre arbitre. Mais chez les adultes, l’usage du libre arbitre est requis, pour
la raison susmentionnée.
15° En disant que
Dieu est plus enclin à faire miséricorde qu’à punir, on n’exclut pas que de
plus nombreuses conditions soient requises pour le bien que Dieu opère en nous
en faisant miséricorde, que pour le mal que Dieu punit en nous, car, suivant
Denys, le bien procède d’une cause entière et totale, tandis que le mal résulte
de défauts particuliers. Mais par là, il est montré que Dieu fait miséricorde
suivant ce qui vient de lui, alors qu’il punit suivant ce qui vient de nous, et
qui est tel qu’il ne peut y être ordonné que par la peine ; par
conséquent, il fait miséricorde par son intention principale, mais il punit
pour ainsi dire en dehors de l’intention de la volonté antécédente, selon la
volonté conséquente. Et cependant, on peut répondre à l’objection proposée en
disant qu’à l’infection du péché originel, par laquelle l’âme est infectée
avant qu’elle ait l’usage du libre arbitre, correspond par une certaine
ressemblance la justification des enfants avant qu’ils aient l’usage du libre
arbitre.
16° Les réalités
naturelles peuvent être disposées à la forme par une certaine violence, en
sorte que le principe de la disposition soit au-dehors, sans que le patient
contribue en rien ; en elles, par conséquent, la disposition à la forme ne
vient pas d’un principe intérieur, mais du dehors. Mais la volonté ne peut pas
subir de violence ; voilà pourquoi le cas n’est pas semblable.
17° Dieu produit
en nous des vertus sans que nous les causions, mais non toutefois sans que nous
y consentions.
18° L’acte du
libre arbitre qui a lieu dans la justification de l’impie ne se rapporte pas de
la même façon à l’habitus de la justice générale, dont il a été question, et à
son exécution et son accroissement. À l’habitus, d’une part, il ne peut pas se
rapporter comme un mérite, étant donné qu’à l’instant même est infusée la
justice, qui est le principe du mérite : il s’y rapporte seulement comme
une disposition. Mais d’autre part, il se rapporte à l’exécution de la justice
et à son accroissement sous l’aspect du mérite, car l’homme, par le premier
acte informé par la grâce, mérite le secours divin dans les choses susdites.
Ainsi donc, la justice n’est pas accordée aux œuvres humaines comme une
récompense, mais l’accroissement et la continuation de la justice est en quelque
sorte une récompense par rapport aux actes méritoires précédents.
19° Bien que saint
Paul, avant qu’il eût été justifié, attaquât directement la grâce de la foi,
cependant, à l’instant même de sa justification, il consentit par son libre
arbitre ébranlé par la grâce. En effet, Dieu peut en un instant envoyer à
quelqu’un le mouvement de volonté gratuite sans lequel il n’y a pas de
justification ; mais celle-ci peut avoir lieu sans préparation précédente.
20° Cette
disposition n’est pas requise à cause de l’impuissance de l’agent, mais à cause
de la condition du receveur, c’est-à-dire de la volonté, qui ne peut pas être
changée par violence, mais qui l’est par son propre mouvement. Or ce mouvement
du libre arbitre ne se rapporte pas seulement à la grâce comme une disposition,
mais aussi comme un achèvement : en effet, les opérations sont des
accomplissements des habitus ; par conséquent, que l’habitus soit
introduit en même temps que son opération, prouve la perfection de l’agent, car
la perfection de l’effet montre la perfection de la cause.
Objections :
Il semble que
non.
1° Ce qui suit la
justification n’est pas requis pour la justification. Or, puisque le mouvement
vers Dieu vient de la grâce, il suit la grâce ; c’est pourquoi il est dit
en Lam. 5, 21 : « Convertissez-nous à vous, Seigneur, et
nous nous convertirons. » Le mouvement du libre arbitre vers Dieu n’est
donc pas parmi les choses qui sont requises pour la justification.
2° Le mouvement
du libre arbitre est requis pour la justification comme une certaine
disposition du côté du libre arbitre. Or ce à quoi l’homme a besoin d’être
attiré, ne regarde pas le libre arbitre. Puis donc que l’homme, pour qu’il se
convertisse à Dieu, a besoin d’être attiré, suivant ce passage de
Jn 6, 44 : « Personne ne peut venir à moi, si mon Père qui
m’a envoyé ne l’attire », il semble que le mouvement du libre arbitre vers
Dieu ne soit pas parmi les choses qui sont requises pour la justification de
l’impie.
3° L’homme
parvient à la justice par la voie de la crainte : « car celui qui est
sans crainte ne pourra devenir juste », comme il est dit en
Eccli. 1, 28. Or l’homme, par la crainte, n’est pas mû vers Dieu mais
plutôt vers les peines. Le mouvement du libre arbitre qui est requis pour la
justification de l’impie n’est donc pas un mouvement vers Dieu.
4° [Le répondant] disait que cela est vrai pour la crainte servile, mais non pour la crainte filiale. En sens contraire : Toute crainte inclut dans sa notion une fuite. Or, par la fuite, on s’écarte de ce que l’on fuit, et l’on ne s’en approche pas. Donc, en ce qu’il craint Dieu, l’homme n’est pas mû vers Dieu, mais s’écarte plutôt de lui.
5° Si un mouvement
du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification, celui-là surtout
devrait être requis, par lequel l’homme est mû vers Dieu de la façon la plus
achevée. Or l’homme est mû vers Dieu de façon plus achevée par la charité que
par la foi. Si donc un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la
justification, on ne devrait pas attribuer la justification à la foi mais
plutôt à la charité ; or c’est le contraire qui apparaît en
Rom. 5, 1 : « Étant justifiés par la foi, ayons la paix
avec Dieu. »
6° Le mouvement
du libre arbitre qui est requis dans la justification est comme l’ultime
disposition à la grâce, avec laquelle la grâce est infusée. Or la disposition à
la forme avec laquelle la forme est introduite, est telle qu’elle ne peut pas
exister sans la forme, puisqu’il y a une nécessité à l’égard de la forme. Puis
donc que le mouvement de foi peut exister sans la grâce, il semble que la
justification ne doive pas être attribuée au mouvement de foi.
7° L’homme peut
connaître Dieu par la raison naturelle. Or la foi n’est requise pour la
justification que pour autant qu’elle fasse connaître Dieu. Il semble donc que
l’homme puisse être justifié sans mouvement de foi.
8° De même que
par le mouvement de foi l’homme connaît Dieu, de même aussi par l’acte de
sagesse. La justification ne doit donc pas être mise au compte de la foi plutôt
que de la sagesse.
9° Dans la foi
sont contenus de nombreux articles. Si donc un mouvement de foi est requis pour
la justification, il semble qu’il soit nécessaire de penser à tous les articles
de foi, ce qui ne peut se faire subitement.
10° Il est dit en
Jacq. 4, 6 que « Dieu donne sa grâce aux humbles » ;
et ainsi, pour la justification de l’impie est requis un mouvement d’humilité,
qui n’est pas un mouvement vers Dieu, sinon l’humilité aurait Dieu pour objet
et pour fin, et serait une vertu théologale. Le mouvement qui est requis pour
la justification de l’impie n’est donc pas un mouvement du libre arbitre vers
Dieu.
11° Dans la
justification de l’impie, la volonté de l’homme se tourne vers la justice. Le
mouvement du libre arbitre doit donc être un acte de justice, qui n’est pas un
mouvement vers Dieu.
12° Le rôle de
l’homme dans la justification de l’impie consiste à ôter un empêchement, comme
on dit de celui qui ouvre la fenêtre qu’il cause l’éclairement de la maison. Or
l’empêchement à la grâce est le péché. Du côté du justifié n’est donc pas
requis un mouvement du libre arbitre vers Dieu, mais seulement contre le péché.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jacq. 4, 8 : « Approchez-vous de Dieu, et il s’approchera
de vous. » Or Dieu s’approche de nous par l’infusion de la grâce. Donc,
pour que nous soyons justifiés par la grâce, il est nécessaire que nous nous
approchions de Dieu par un mouvement du libre arbitre vers lui.
2° La
justification de l’impie est une certaine illumination de l’homme. Or il est
dit au Psaume 33, 6 : « Approchez-vous de lui, afin que
vous en soyez éclairés. » Puis donc que l’homme ne s’approche pas de Dieu
par une démarche du corps mais par des mouvements de l’esprit, comme dit saint
Augustin, il semble qu’un mouvement du libre arbitre soit requis pour la
justification de l’impie.
3° Il est dit en
Rom. 4, 5 : « Lorsqu’un homme croit en celui qui justifie
l’impie, sa foi lui est imputée à justice. » Donc, pour que l’impie soit
justifié, un mouvement de foi vers Dieu est requis.
Réponse :
Comme on l’a
déjà dit, le mouvement du libre arbitre qui a lieu dans la justification est
requis afin que l’homme touche la cause justifiante par un acte propre. Or la
cause justifiante est Dieu, qui a opéré notre justification par le mystère de
son Incarnation, par laquelle il s’est fait le médiateur de Dieu et des hommes.
Voilà pourquoi un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification
de l’impie.
Mais puisque le
libre arbitre peut se mouvoir vers Dieu de multiples façons, le mouvement
requis par nécessité pour la justification semble être celui qui est antérieur
aux autres et inclus dans tous les autres, et c’est le mouvement de foi :
« Il faut que celui qui s’approche de Dieu croie d’abord qu’il
existe », comme on le lit en Hébr. 11, 6. Personne ne peut se
mouvoir vers Dieu par un autre mouvement, quel qu’il soit, s’il ne se meut en
même temps que cela par le mouvement de foi, car tous les autres mouvements de
l’esprit vers Dieu qui justifie regardent la volonté, seul le mouvement de foi
regarde l’intelligence. Or la volonté n’est mue vers son objet qu’en tant que
celui-ci est appréhendé ; en effet, le bien appréhendé meut la volonté,
comme il est dit au troisième livre sur l’Âme.
Un mouvement de la partie appréhensive est donc requis pour le mouvement de
l’affective, comme la motion du moteur pour l’« être mû » du mobile.
Et de cette façon, un mouvement de foi est inclus dans le mouvement de charité,
et en n’importe quel autre mouvement par lequel l’esprit se meut vers Dieu.
Mais parce que
la justice réside de manière achevée dans la volonté, pour cette raison, si
l’homme se convertissait à Dieu seulement par l’intelligence, il ne toucherait
pas Dieu par ce qui reçoit la justice, c’est-à-dire par la volonté, et ainsi,
il ne pourrait pas être justifié. Il est donc requis non seulement que
l’intelligence se convertisse à Dieu, mais aussi la volonté. Or le premier
mouvement de la volonté vers quelque chose est le mouvement d’amour, comme on
l’a dit dans la question sur les passions de l’âme ; et ce mouvement est
inclus dans le désir comme la cause dans l’effet ; en effet, on désire une
chose comme un objet aimé. L’espoir, quant à lui, implique un certain désir
avec un certain sursaut de l’âme, comme si elle tendait vers quelque chose
d’ardu. Donc, de même qu’un mouvement de connaissance a lieu en même temps que
le mouvement d’amour, de même le mouvement d’amour a lieu avec un mouvement
d’espoir ou de désir ; car de même que l’objet appréhendé meut l’amour, de
même l’amour meut le désir ou l’espoir. Ainsi donc, dans la justification de
l’impie, le libre arbitre se meut vers Dieu par un mouvement de foi,
d’espérance et de charité : en effet, il est nécessaire que le justifié se
convertisse à Dieu en l’aimant avec l’espoir du pardon. Et ces trois choses
sont comptées pour un seul mouvement complet, en tant que l’un est inclus dans
l’autre ; cependant, ce mouvement est nommé d’après la foi, étant donné
que celle-ci contient virtuellement en elle-même les autres mouvements, et
qu’elle est incluse en eux.
Réponse aux objections :
1° Se mouvoir
vers Dieu par le libre arbitre, suit d’une certaine façon l’infusion de la
grâce, dans l’ordre de la nature, mais non temporellement, comme on le verra
clairement plus loin. Or l’infusion de la grâce est l’une des choses qui sont
requises pour la justification ; cela n’entraîne donc pas que le mouvement
du libre arbitre vers Dieu suive la justification.
2° Cette
attirance n’implique pas une violence, mais une opération divine par laquelle
Dieu opère dans le libre arbitre en le tournant où il veut ; et ainsi, ce
à quoi l’homme est attiré regarde en quelque sorte le libre arbitre.
3° La crainte servile,
qui n’a de regard que pour la peine, est requise pour la justification comme
une disposition précédente, mais non comme entrant dans la substance de la
justification : car elle ne peut coexister avec la charité, mais à la
venue de la charité la crainte s’en va ; d’où
1 Jn 4, 18 : « Il n’y a point de crainte dans
l’amour. » Mais la crainte filiale, qui craint la séparation, est incluse
virtuellement dans le mouvement d’amour : en effet, désirer l’union à
l’aimé et craindre la séparation relèvent de la même notion.
4° La crainte
filiale inclut quelque fuite ; non toutefois la fuite de Dieu, mais la
fuite de la séparation de Dieu, ou de l’égalité avec Dieu, étant donné que la
crainte implique une certaine révérence par laquelle l’homme n’ose pas se comparer
à la divine majesté, mais se soumet à elle.
5° Un mouvement
de charité vers Dieu est requis, mais dans ce mouvement est cependant inclus un
mouvement de foi, comme on l’a dit.
6° Bien que
croire à Dieu ou croire Dieu puisse se faire sans la justice, cependant croire
en Dieu, ce qui est l’acte de foi formée, ne peut pas se faire sans la grâce ou
la justice. Et un tel acte de croire est requis pour la justification, comme on
le voit clairement en Rom. 4, 5 : « Lorsqu’un homme croit
en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputée à justice. »
7° Après la chute
de la nature humaine, l’homme ne peut être réparé que par le médiateur de Dieu
et des hommes, Jésus-Christ ; et ce mystère, celui de la médiation du
Christ, est tenu par la seule foi. C’est pourquoi la connaissance naturelle ne
suffit pas pour la justification de l’impie, mais il est requis d’avoir la foi
en Jésus-Christ, soit explicitement soit implicitement, selon les divers temps
et les diverses personnes. Et c’est ce qui est dit en Rom. 3, 22 :
« justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ ».
8° Ce que
l’intelligence des principes naturellement connus est à la sagesse ou à la
science acquise par la raison, c’est-à-dire un principe, la foi l’est
relativement à la sagesse infuse ; par conséquent, le premier mouvement
vers Dieu de connaissance gratuite n’appartient pas à la sagesse ni à la
science infuse, mais à la foi.
9° Bien que les
articles de foi soient nombreux, il n’est cependant pas nécessaire de penser
actuellement à eux tous à l’instant même de la justification, mais seulement de
considérer Dieu à travers l’article affirmant qu’il justifie et remet les
péchés ; en effet, les articles sur l’Incarnation et la Passion du Christ
y sont implicitement inclus, ainsi que les autres choses qui sont requises pour
notre justification.
10° Un mouvement
d’humilité s’ensuit du mouvement de foi dans la mesure où, ayant considéré la
hauteur de la divine majesté, on se soumet soi-même à elle ; et ainsi, le
mouvement d’humilité n’est pas le premier qui est requis dans la justification.
11° Dans la
justice générale, dont nous parlons maintenant, est incluse l’ordination
convenable de l’homme à Dieu, comme on l’a déjà dit ; et ainsi, tant la
foi que l’espérance et que la charité est contenue dans une telle justice.
12° Le péché
empêche la grâce surtout en raison de l’aversion ; voilà pourquoi, afin
d’ôter cet empêchement, il est requis une conversion du libre arbitre à Dieu.
Objections :
Il semble que
non.
1° Un mouvement
de charité suffit pour la rémission ; Lc 7, 47 :
« Beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé. »
Or le mouvement de charité se porte directement vers Dieu. Donc, pour la
justification de l’impie, un mouvement vers Dieu suffit, et il n’est pas requis
de mouvement dirigé vers le péché.
2° Le bien
immuable est plus efficace que le bien transitoire. Or la conversion au bien
transitoire suffit pour que l’homme tombe dans le péché. La conversion au bien
immuable suffit donc pour que l’homme soit justifié.
3° L’homme ne
peut avoir un mouvement dirigé vers le péché que s’il pense au péché. Or
personne ne peut penser à ce que la mémoire ne possède pas ; or il arrive
que l’on ait oublié le péché commis. Si donc un mouvement du libre arbitre
dirigé vers le péché est requis pour la justification de l’impie, il semble que
tel homme qui a oublié ses péchés ne puisse jamais être justifié.
4° Il arrive
qu’un homme se soit laissé entraîner à nombreux crimes. Si donc un mouvement du
libre arbitre est requis dans la justification, il semble, pour la même raison,
qu’il lui faille en cet instant penser à chacun de ses péchés ; ce qui est
impossible, car il n’a pas de raison de penser à l’un plutôt qu’à l’autre.
5° Quiconque se
tourne vers une chose comme vers une fin ultime, se détourne par là même d’une
autre fin ultime, car il est impossible qu’un seul ait plusieurs fins ultimes.
Or lorsque l’homme, par la foi formée, se meut vers Dieu, il se meut vers lui
comme vers une fin ultime. Il se détourne donc par là même du péché ; et
ainsi, il ne semble pas qu’un mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché
soit nécessaire.
6° Le mouvement
qui part du péché et le mouvement dirigé vers lui ne sont pas identiques, de
même que le mouvement qui part du blanc n’est pas le même que le mouvement
dirigé vers le blanc. Or la justification est un mouvement qui part du péché.
Ce n’est donc pas un mouvement dirigé vers le péché.
En sens contraire :
1° Il est dit au
Psaume 31, 5 : « Je confesserai contre moi-même mon
injustice au Seigneur, et vous m’avez remis l’impiété de mon péché. » Or
l’homme ne peut dire cela qu’en pensant au péché. Un mouvement du libre arbitre
dirigé vers le péché est donc requis pour la justification.
2° Pour la
justification de l’impie est requise la contrition, qui est la première partie
de la pénitence, par laquelle les péchés sont ôtés. Or la contrition est la
douleur au sujet du péché. Un mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché
est donc requis dans la justification de l’impie.
Réponse :
La
justification de l’impie ajoute quelque chose à la justification pure et
simple. Car la justification pure et simple implique seulement l’infusion de la
justice, mais la justification de l’impie y ajoute la rémission de la
faute ; et cette rémission ne vient pas uniquement de ce que l’homme
s’abstient du péché, mais quelque chose de plus est requis. C’est pourquoi
saint Augustin dit au livre sur le Mariage
et la Concupiscence : « Si cesser de pécher était la même chose
que d’être sans péché, l’Écriture se contenterait de nous dire : “Mon
fils, avez-vous péché ? Ne péchez plus.” Mais comme cela n’est pas
suffisant, elle ajoute : “Et pour ce qui est des péchés passés, priez Dieu
qu’il vous les pardonne.” » Ainsi donc, pour la justification pure et
simple est requise une conversion de l’homme, par le libre arbitre, à la cause
justifiante, conversion qui est un mouvement du libre arbitre vers Dieu. Mais
dans la justification de l’impie, il est requis en plus de cela que l’on se
convertisse à la destruction du péché passé. Or de même qu’il se fait une
conversion à Dieu dès lors que l’homme connaît Dieu par la foi et l’aime, et
qu’il désire ou espère la grâce, de même il est nécessaire qu’une conversion du
libre arbitre dirigée vers le péché ait lieu dès lors que l’homme se reconnaît
pécheur, ce qui relève de l’humilité, et qu’il déteste le péché passé, en sorte
qu’il soit mécontent de l’avoir fait et ne veuille pas recommencer.
Réponse aux objections :
1° L’amour divin
ne peut exister sans une détestation de ce qui sépare de Dieu ; voilà
pourquoi, en plus du mouvement d’amour vers Dieu, il est requis dans la
justification une détestation du péché. Et c’est pourquoi sainte Madeleine, à
qui il fut dit : « beaucoup de péchés lui sont remis », avait
versé des larmes pour ses péchés.
2° La conversion
au bien immuable suffit pour la justification pure et simple ; mais pour
la justification de l’impie est aussi requis un mouvement dirigé vers le péché,
comme on l’a dit, car, pour que l’homme soit justifié du péché passé, il ne
suffit pas seulement qu’il veuille la justice et ne pèche pas, mais il faut
encore qu’il agisse contre l’iniquité passée en la détestant. Et il n’est pas
requis, chez celui qui pèche, de détestation de Dieu ou de la justice, sinon
par voie de conséquence : car ce qui est bon, personne ne l’a en haine, si
ce n’est en tant qu’il est incompatible avec un autre bien que l’on aime ;
le pécheur ne hait donc la justice et Dieu que par accident, c’est-à-dire du
fait même qu’il aime immodérément un bien transitoire.
3° Il n’est pas
nécessaire qu’au moment même de la justification l’on pense à tel ou tel péché
de façon déterminée, mais seulement que l’on soit affligé de s’être détourné de
Dieu par sa propre faute : soit absolument, soit sous la condition que
l’on se soit détourné, c’est-à-dire lorsqu’on ignore si l’on s’est jamais
détourné de Dieu par le péché mortel ; et par un mouvement de ce genre, celui
qui a oublié peut être contrit du péché.
4° Tous les
péchés ont en commun l’aversion de Dieu, en raison de laquelle ils empêchent la
grâce ; il n’est donc pas requis, pour la justification, qu’au moment même
de la justification l’on pense à chaque péché : il suffit de penser que
l’on s’est détourné de Dieu par sa faute. Mais le ressouvenir de chaque péché
doit ou précéder, ou au moins suivre la justification.
5° De ce que l’on
s’est donné Dieu comme fin, il suit que l’on ne place pas sa fin dans le péché,
et ainsi, que l’on se détourne du propos de pécher. Mais cela ne suffit pas
pour la destruction du péché passé, comme on l’a dit ; l’argument n’est
donc pas concluant.
6° Le mouvement
du libre arbitre dirigé vers le péché pour le poursuivre ou l’embrasser, est opposé
à la justification, mais non le mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché
pour le fuir : en effet, ce mouvement s’accorde avec la justification, qui
est un mouvement qui part du péché, car la fuite d’une chose est un mouvement
qui part de cette chose.
Objections :
Il semble que
oui.
1° Proposer une
affirmation et en écarter la négation sont une même chose. Or la faute ne
semble pas être autre chose que le défaut de grâce. Il semble donc que le
retrait de la faute soit la même chose que l’infusion de la grâce.
2° La grâce et la
faute s’opposent comme les ténèbres et la lumière. Or le retrait des ténèbres
et l’introduction de la lumière sont une même chose. La rémission de la faute
et l’infusion de la grâce sont donc une même chose.
3° Le retrait de
la faute s’entend surtout de la destruction de la souillure. Or la souillure ne
semble rien être de positif dans l’âme, car alors elle viendrait en quelque façon
de Dieu ; et ainsi, il semble qu’elle soit seulement une privation ;
or elle n’est privation que de ce avec quoi elle ne peut pas exister, et c’est
la grâce. Le retrait de la faute n’est donc rien d’autre que l’infusion de la
grâce.
4° [Le répondant] disait que la souillure ne pose pas seulement l’absence de la grâce, mais aussi une aptitude et une dette relativement à la grâce qu’il faut avoir. En sens contraire : toute privation pose une aptitude dans le sujet, puisque le retrait de la privation et l’introduction de l’habitus sont une même chose. Cela n’empêche donc pas que le retrait de la faute et l’infusion de la grâce soient une même chose.
5° Selon le
Philosophe, la génération d’une chose est la corruption d’une autre. Puis donc
que le retrait de la faute en est une certaine corruption, et que l’infusion de
la grâce est une certaine génération de celle-ci, l’infusion de la grâce est la
même chose que le retrait de la faute.
En sens contraire :
1° Parmi les
quatre choses qui sont requises pour la justification de l’impie, figurent ces
deux que sont l’infusion de la grâce et la rémission de la faute.
2° Si deux choses
quelconques sont telles que l’une peut exister sans l’autre, elles ne sont pas
identiques. Or l’infusion de la grâce peut exister sans la rémission d’aucune
faute, comme pour les anges bienheureux, pour le premier homme avant la chute,
ainsi que pour le Christ. La rémission de la faute et l’infusion de la grâce ne
sont donc pas identiques.
Réponse :
La rémission de
la faute et l’infusion de la grâce ne sont pas une même chose, et en voici la
preuve. Les mutations se distinguent par les termes. Le terme de l’infusion de
la grâce est que la grâce inhère, et le terme de la rémission de la faute est
que la faute n’existe pas. Or il faut remarquer entre les opposés une certaine
différence, de la façon suivante.
Certains
opposés sont tels que l’un et l’autre posent une nature, comme le blanc et le
noir ; et en de tels opposés, la négation de l’un ou de l’autre est une
négation réelle, c’est-à-dire d’une réalité. Voilà pourquoi, puisque
l’affirmation n’est pas une négation — car être blanc n’est pas la même chose
que ne pas être noir —, mais qu’elles diffèrent réellement, la corruption du
noir, dont le terme est que le noir n’existe pas, et la génération du blanc,
dont le terme est que le blanc existe, sont réellement des mutations
différentes, bien qu’il y ait un seul mouvement, comme on l’a déjà dit.
D’autres
opposés sont tels que l’un seulement est une certaine nature, tandis que l’autre
n’est que le retrait ou la négation de celle-ci, comme cela est clair pour ceux
qui s’opposent selon l’affirmation et la négation, ou selon la privation et la
possession ; et pour de tels opposés, la négation de l’opposé qui pose une
nature, est réelle, car elle porte sur quelque réalité, tandis que la négation
de l’autre opposé n’est pas réelle, car elle ne porte pas sur une
réalité : en effet, c’est une négation de négation ; voilà pourquoi
cette négation de négation, qu’est la négation de l’autre opposé, ne diffère en
rien, quant à la réalité, de la position de l’autre ; aussi la génération
du blanc est-elle la même chose, quant à la réalité, que la corruption du non
blanc. Mais parce que la négation, bien qu’elle ne soit pas une réalité de la nature,
est cependant une réalité de la raison, la négation de la négation, quant à la
notion, ou du point de vue de notre manière de connaître, est autre chose que
la position de l’affirmation ; et ainsi, la corruption du non blanc, du
point de vue de notre manière de connaître, est autre chose que la génération
du blanc.
Il est donc
clair que, si la faute n’est absolument rien de positif, l’infusion de la grâce
et la rémission de la faute sont identiques quant à la réalité, mais non
identiques quant à la notion. Mais si la faute pose quelque chose non quant à
la notion mais réellement, alors la rémission de la faute est autre chose que
l’infusion de la grâce, si on les considère comme des mutations, bien que du
point de vue du mouvement elles soient un, comme on l’a déjà dit. Or la faute
pose quelque chose, et pas seulement l’absence de grâce. En effet, l’absence de
grâce, considérée en elle-même, est seulement une peine, et n’est une faute que
dans la mesure où elle est laissée par un acte volontaire précédent ; comme
les ténèbres ne sont de l’ombre que dans la mesure où elles sont laissées par
l’interposition d’un corps opaque. Donc, de même que l’enlèvement de l’ombre
implique non seulement le retrait des ténèbres mais aussi celui du corps qui
fait obstacle, de même la rémission de la faute implique non seulement
l’enlèvement de l’absence de grâce mais aussi l’enlèvement de l’empêchement de
la grâce, qui venait du précédent acte de péché ; non pas en sorte que cet
acte n’ait pas été, car cela est impossible, mais en sorte que l’influx de la
grâce ne soit pas empêché à cause de lui. Ainsi donc, il est clair que la
rémission de la faute et l’infusion de la grâce ne sont pas une même chose
quant à la réalité.
Réponse aux objections :
1°, 2°, 3°
&
4° On voit dès lors clairement la solution aux
quatre premiers arguments.
5° Le Philosophe
dit que la génération d’une chose est la corruption d’une autre, par
concomitance — car elles sont nécessairement simultanées —, ou bien à cause de
l’unité du mouvement qui a pour terme ces deux mutations.
Objections :
Il semble que
oui.
1° À propos de ce
passage du Psaume 62, 3 : « je me suis présenté devant vous
comme dans votre sanctuaire », la Glose
dit : « Si l’on n’abandonne pas d’abord le mal, on ne parviendra
jamais au bien. » Or la rémission de la faute fait abandonner le mal, et
l’infusion de la grâce fait parvenir au bien. La rémission de la faute est donc
naturellement antérieure à l’infusion de la grâce.
2° Dans l’ordre
de la nature, le receveur se conçoit avant la réception elle-même. Or la forme
n’est reçue que dans une matière propre. Il faut donc concevoir la matière
propre avant la réception de la forme. Or, pour que la matière soit propre à
une forme, il est nécessaire qu’elle soit dépouillée de la forme contraire. La
matière est donc naturellement dépouillée d’une forme avant de recevoir une
autre forme ; et ainsi, la rémission de la faute est naturellement
antérieure à l’infusion de la grâce.
3° [Le répondant] disait que la grâce, en tant qu’elle se rapporte à Dieu qui infuse la grâce, est naturellement antérieure à la rémission de la faute ; mais en tant qu’elle a une relation au sujet, elle est postérieure à la rémission de la faute. En sens contraire : dans l’infusion de la grâce est inclus le rapport de la grâce à son sujet, auquel elle est infusée. Si donc elle est postérieure par ce rapport au sujet, il semble que l’infusion de la grâce, dans l’absolu, vienne naturellement après la rémission de la faute.
4° [Le répondant] disait que la grâce a deux rapports au sujet : l’un, en tant qu’elle détermine formellement le sujet, et de ce point de vue, elle est postérieure à la rémission de la faute ; l’autre, par lequel elle chasse du sujet la faute, et ainsi, l’infusion de la grâce précède naturellement la rémission de la faute. En sens contraire : la grâce chasse la faute en raison de son opposition à elle. Or les opposés se chassent mutuellement, puisqu’ils ne se tolèrent pas dans le même sujet. Donc, du fait même que la grâce détermine formellement le sujet, elle chasse la faute. Et ainsi, il n’est pas possible que la grâce, par son rapport au sujet qu’elle détermine formellement, soit postérieure, et par son rapport à la faute qu’elle chasse, soit antérieure.
5° L’être d’une
réalité est naturellement antérieur à son agir. Or, puisque la grâce est un
accident, son être est d’inhérer. Le rapport de la grâce au sujet qu’elle
détermine formellement est donc naturellement antérieur à son rapport au
contraire qu’elle chasse. Et ainsi, la réponse susmentionnée ne semble pas
pouvoir tenir.
6° La fuite du
mal est naturellement antérieure à la pratique du bien. Or la rémission de la
faute regarde la fuite du mal, tandis que l’infusion de la grâce est ordonnée à
la pratique du bien. La rémission de la faute est donc naturellement antérieure
à l’infusion de la grâce.
7° L’ordre des
causes suit l’ordre des effets. Or l’effet de la rémission de la faute est
d’être pur, tandis que l’effet de l’infusion de la grâce est d’être agréable.
Être pur est naturellement antérieur à être agréable, car tout ce qui est
agréable est pur, mais l’inverse n’est pas vrai ; et, suivant le
Philosophe, « est antérieur ce qui est impliqué sans réciprocité ».
La rémission de la faute est donc naturellement antérieure à l’infusion de la
grâce.
8° La faute et la
grâce sont entre elles comme des formes contraires dans la nature. Or, dans les
réalités naturelles, l’expulsion d’une forme est naturellement antérieure à
l’introduction d’une autre, étant donné qu’il ne se produit pas que des formes
contraires coexistent dans une matière ; il est donc nécessaire de
concevoir la forme qui existait auparavant comme chassée avant que la nouvelle
forme soit introduite. La rémission de la faute est donc naturellement
antérieure à l’infusion de la grâce.
9° S’éloigner du
terme de départ est naturellement antérieur à parvenir au terme d’arrivée. Or,
dans la justification de l’impie, la faute se comporte comme le terme dont on
s’éloigne par la rémission de la faute, tandis que le terme d’arrivée est la
grâce elle-même, à laquelle on parvient par son infusion. La rémission de la
faute est donc naturellement antérieure à l’infusion de la grâce.
10° [Le répondant] disait que l’infusion de la grâce est postérieure, en tant que la grâce est le terme de la justification ; mais en tant qu’elle est le principe qui dispose en ôtant le contraire, elle est antérieure. En sens contraire : un agent d’une puissance infinie n’exige pas de disposition dans la matière sur laquelle il opère. Or l’infusion de la grâce vient d’un agent d’une puissance infinie, à savoir, de Dieu. Aucune disposition n’est donc exigée.
11° Nulle forme
venant totalement de l’extérieur n’exige une disposition dans la matière. Or la
grâce est de ce genre. Donc, etc.
12° La rémission
de la faute et l’infusion de la grâce se comportent comme une purification et
une illumination. Or, suivant Denys, la purification se place avant
l’illumination. La rémission de la faute précède donc naturellement l’infusion
de la grâce.
13° Si, dans la
justification de l’impie, Dieu opérait successivement, il ôterait d’abord la
faute et ensuite infuserait la grâce ; comme la nature, dans le
blanchissement, ôte la noirceur avant d’amener la blancheur. Or, que Dieu opère
subitement la justification, ôte l’ordre du temps, non celui de la nature. La
rémission de la faute est donc naturellement antérieure à l’infusion de la
grâce.
En sens contraire :
1° La cause
précède naturellement l’effet. Or la grâce n’est cause de la rémission de la
faute que dans la mesure où elle est infusée. L’infusion de la grâce précède
donc naturellement la rémission de la faute.
2° L’agent
naturel ne chasse de la matière la forme contraire qu’en amenant dans la matière
la ressemblance de sa forme. Donc Dieu, pour la même raison, n’ôte lui aussi la
faute de l’âme qu’en amenant en elle la ressemblance de sa bonté, c’est-à-dire
la grâce ; et ainsi, l’infusion de la grâce précède naturellement la
rémission de la faute.
3° De même que la
faute est parfois remise par la grâce, de même la grâce est parfois chassée par
la faute. Or la grâce est chassée par une faute qui précède l’expulsion de la
grâce. Donc semblablement, la faute est remise par une grâce qui précède la rémission
de la faute.
4° C’est en la
créant que Dieu infuse la grâce, et en l’infusant qu’il la crée. Or la création
de la grâce est naturellement antérieure à la rémission de la faute. L’infusion
de la grâce est donc naturellement antérieure à la rémission de la faute.
5° L’agent est
naturellement antérieur au patient. Or, dans la justification de l’impie, la
grâce est du côté de l’agent, et la faute du côté du patient ou du receveur.
L’infusion de la grâce est donc naturellement antérieure à la rémission de la
faute.
Réponse :
En n’importe
quel genre de cause, la cause est naturellement antérieure à l’effet. Or il
arrive que le même soit cause et effet relativement au même, suivant des genres
de causes différents ; comme la purification est cause de la santé dans le
genre de la cause efficiente, tandis que la santé est cause de purification
suivant le genre de la cause finale ; semblablement, la matière est cause
de la forme, en quelque façon, en tant qu’elle supporte la forme, et la forme
est d’une autre façon la cause de la matière, en tant qu’elle donne à celle-ci
d’exister actuellement. Voilà pourquoi rien n’empêche qu’une chose soit avant
et après une autre, suivant des genres de causes différents. Mais cependant, il
faut appeler purement et simplement antérieur dans l’ordre de la nature ce qui
est antérieur suivant le genre de cette cause qui est antérieure sous l’aspect
de la causalité, telle la fin, qui est appelée cause des causes, parce que
c’est à la cause finale que toutes les autres causes doivent d’être
causes : car l’efficient n’agit que pour la fin, et c’est par l’action de
l’efficient que la forme perfectionne la matière et que la matière supporte la
forme.
Il faut donc
dire que chaque fois qu’une forme est chassée d’une matière et qu’une autre
forme est amenée, l’expulsion de la forme précédente est naturellement
antérieure sous l’aspect de la cause matérielle : en effet, toute
disposition à la forme se ramène à la cause matérielle ; et, pour la
matière, être dépouillée de la forme contraire est une certaine disposition à
la réception de la forme. De plus, le sujet, c’est-à-dire la matière, comme il
est dit au premier livre de la Physique,
est nombrable : en effet, il est nombré quant à la notion, en tant qu’en
lui, en plus de la substance du sujet, se trouve la privation, qui se tient du
côté de la matière et du sujet. Mais sous l’aspect de la cause formelle, est
naturellement antérieure l’introduction de la forme, qui perfectionne
formellement le sujet et chasse le contraire. De plus, la forme et la fin
reviennent numériquement au même, tandis que la forme et l’efficient reviennent
au même spécifiquement, en tant que la forme est la ressemblance de
l’agent ; aussi l’introduction de la forme est-elle naturellement
antérieure suivant l’ordre de la cause efficiente et finale ; et cela
montre clairement, d’après ce qui a été dit, qu’elle est purement et simplement
antérieure dans l’ordre de la nature.
Ainsi donc, on
voit clairement que, absolument parlant, selon l’ordre de la nature, l’infusion
de la grâce est antérieure à la rémission de la faute ; mais suivant
l’ordre de la cause matérielle, c’est l’inverse.
Réponse aux objections :
1° Le point de
vue où se place cette glose est celui de l’évitement de l’œuvre mauvaise et de
la pratique de l’œuvre bonne : en effet, rejeter le mal est une moindre
chose que de faire le bien, et par conséquent, c’est une chose naturellement
antérieure ; mais son point de vue n’est pas celui des habitus qui sont
infusés ou chassés.
2° Cet argument
raisonne suivant l’ordre de la cause matérielle, selon lequel, du point de vue
du sujet, l’infusion de la grâce est postérieure.
3° On voit dès
lors clairement la solution au troisième argument.
4° Cette
objection raisonne suivant l’ordre de la cause formelle : c’est en effet
formellement que la grâce, en inhérant, chasse la faute.
5° La grâce ne
chasse pas la faute de manière efficiente, mais formellement ; elle
n’existe donc pas avant qu’elle chasse la faute, mais en même temps.
6° Cette
objection, comme la première, raisonne du point de vue des opérations et non
des habitus.
7° Être pur n’est
pas l’effet propre de la rémission de la faute, car cela est possible sans
l’idée de rémission de faute, comme en l’homme dans l’état d’innocence ;
mais l’effet propre de la rémission de la faute est de devenir pur, et cela
n’est pas plus commun que d’être agréable, car nul ne peut devenir pur si ce
n’est par la grâce. Il faut cependant savoir que par cet argument ne serait
prouvée la priorité naturelle que dans l’ordre de la cause matérielle, car les
genres se rapportent aux espèces à la façon d’une matière.
8° Il faut faire
la même distinction pour les formes naturelles que pour le sujet qui nous
occupe.
9° S’éloigner du
terme de départ est antérieur dans la voie de la génération et du mouvement,
puisque cette voie se ramène à l’ordre de la matière, car le mouvement est
l’acte de ce qui existe en puissance ; mais accéder au terme d’arrivée est
antérieur suivant l’ordre de la cause finale.
10° Dans les
œuvres de Dieu, il n’est pas requis de disposition à cause de l’impuissance de
l’agent, mais à cause de la condition de l’effet ; et une telle
disposition, à savoir le retrait du contraire, est particulièrement nécessaire,
car des contraires ne peuvent coexister.
11° La forme qui
vient totalement de l’extérieur requiert une disposition convenable dans le
sujet, soit préexistante, comme la lumière requiert la diaphanéité dans l’air,
soit imprimée en même temps par le même agent, comme la chaleur parfaite est
introduite en même temps que la forme du feu. Et semblablement, la faute est
chassée par Dieu en même temps que la grâce est infusée.
12° Dans l’ordre
de la purification et de l’illumination, il faut employer une distinction
semblable à celle du cas présent.
13° Si Dieu opérait
successivement la justification, l’expulsion de la faute serait antérieure
quant au temps, mais postérieure quant à la nature : en effet, l’ordre du
temps suit l’ordre du mouvement et de la matière. Et en ce sens, le Philosophe
dit que, dans un même sujet, l’acte est postérieur à la puissance quant au
temps, mais antérieur quant à la nature ; car c’est d’après ce qui est
antérieur dans l’ordre de la cause finale qu’une chose est dite purement et
simplement antérieure quant à la nature, comme on l’a dit.
Objections :
Il semble que
oui.
1° La cause
précède naturellement l’effet. Or la contrition est cause de la rémission de la
faute. Elle la précède donc naturellement ; et par conséquent, elle
précède l’infusion de la grâce, car elles vont ensemble.
2° [Le répondant] disait que la contrition n’est cause de la rémission de la faute qu’à la façon d’une disposition matérielle. En sens contraire : la contrition est cause sacramentelle de la rémission de la faute et de l’infusion de la grâce. En effet, puisque la pénitence est un sacrement de la loi nouvelle, elle cause la grâce, et ainsi, elle cause la rémission de la faute ; et elle ne fait pas cela en raison de ses autres parties que sont la confession et la satisfaction, qui présupposent la grâce et la rémission de la faute ; et ainsi, il reste que la contrition elle-même est cause sacramentelle de la rémission de la faute et de l’infusion de la grâce. Or la cause sacramentelle est une cause instrumentale, comme il ressort de la question précédente. Puis donc que l’instrument se ramène au genre de la cause efficiente, la contrition ne sera pas cause de la rémission de la faute comme une disposition matérielle, mais plutôt dans le genre de la cause efficiente.
3° L’attrition
précède l’infusion de la grâce et la rémission de la faute. Or la contrition ne
diffère de l’attrition que par l’intensité de la douleur, qui ne modifie pas
l’espèce. La contrition précède donc au moins naturellement l’infusion de la
grâce et la rémission de la faute.
4° Il est dit au
Psaume 88, 15 : « La justice et l’équité sont la préparation de
votre trône. » Or l’âme devient le trône de Dieu par l’infusion de la
grâce et la rémission de la faute. Puis donc que l’homme pratique la justice et
l’équité en étant contrit de son péché, il semble que la contrition soit une
préparation pour l’infusion de la grâce ; et ainsi, elle est naturellement
antérieure.
5° Le mouvement
vers un terme précède naturellement le terme. Or la contrition est un certain
mouvement qui tend vers la destruction du péché. Elle précède donc
naturellement la rémission de la faute.
6° Saint Augustin
dit : « Celui qui t’a créé sans toi, ne te justifiera pas sans
toi » ; et ainsi, le mouvement du libre arbitre, qui vient de notre
côté, est requis pour la justification, et la précède naturellement. Or la
justification a pour terme la rémission de la faute. Le mouvement du libre arbitre
précède donc naturellement la rémission de la faute.
7° Dans le
mariage charnel, le consentement mutuel précède l’union. Or par l’infusion de
la grâce est contracté un certain mariage spirituel de l’âme avec Dieu, suivant
ce passage d’Osée, 2, 19 : « Je te fiancerai à moi dans la
justice. » Le mouvement du libre arbitre, par lequel a lieu le
consentement de l’âme à Dieu, précède donc naturellement l’infusion de la
grâce.
8° Dans les
choses qui sont mues par elles-mêmes, la motion du moteur extérieur se rapporte
à l’« être mû » du mobile comme dans celles qui sont mues par autre
chose. Or la motion qui est celle de l’agent extérieur, qu’il meuve comme agent
principal ou comme auxiliaire, précède naturellement l’« être mû » du
mobile. Puis donc que, dans la justification de l’impie, l’âme n’est pas
totalement mue mais se meut elle-même d’une certaine façon, comme auxiliaire,
suivant ce passage de 1 Cor. 3, 9 : « Nous sommes les
coopérateurs de Dieu », il semble que l’opération même de l’âme,
c’est-à-dire le mouvement du libre arbitre, précède naturellement la rémission
de la faute, par laquelle l’âme est mue du vice à la vertu.
En sens contraire :
1° La contrition
est un acte méritoire. Or l’acte méritoire n’a lieu que par la grâce. La grâce
est donc la cause de la contrition. Or la cause précède naturellement l’effet.
L’infusion de la grâce précède donc naturellement la contrition.
2° À propos de ce
passage de Rom. 5, 1 : « étant justifiés par la
foi etc. », la Glose
dit : « Aucun mérite humain ne précède la grâce de Dieu. » Or la
contrition est un certain mérite humain. Elle ne précède donc pas l’infusion de
la grâce.
3° [Le répondant] disait qu’elle précède comme une certaine disposition. En sens contraire : la disposition est moins parfaite que la forme à laquelle elle dispose. Or la contrition désigne quelque chose de plus parfait que la grâce. La contrition n’est donc pas une disposition à la grâce. Preuve de la mineure : l’acte second est d’une plus grande perfection que l’acte premier, puisqu’il se comporte à la façon d’un habitus. Or la contrition est un acte second, puisqu’il est l’opération de la grâce, de même que considérer est l’opération de la science. Donc, de même que la considération existe plus parfaitement que la science, de même la contrition existe plus parfaitement que la grâce.
4° L’effet de la
cause efficiente n’est jamais une disposition à celle-ci car, dans la voie du
mouvement, il suit l’efficient, alors que, dans la même voie, la disposition
précède ce à quoi elle dispose. Or la contrition se rapporte à la grâce comme
l’effet de la cause efficiente se rapporte à sa cause efficiente. La contrition
n’est donc pas une disposition à la grâce ; et nous retrouvons ainsi la
même conclusion que ci-dessus. Preuve de la mineure : l’habitus et la puissance
se ramènent au même genre de cause, puisque l’habitus supplée à ce qui manque à
la puissance. Or la puissance est cause de l’acte dans le genre de la cause
efficiente. Donc l’habitus aussi. Or la grâce se rapporte à la contrition comme
l’habitus à l’acte. La contrition se rapporte donc à la grâce comme l’effet à
la cause efficiente.
5° Ce qui ne
contribue en rien à l’introduction de la forme, n’est pas une disposition à la
forme. Or la contrition ne contribue en rien à l’infusion de la grâce, car sans
la contrition il peut y avoir infusion de la grâce, comme c’est clairement le
cas du Christ, des anges, et du premier homme dans l’état d’innocence. La
contrition n’est donc pas une disposition à la grâce ; et nous retrouvons
ainsi la même conclusion que ci-dessus.
6° Saint Bernard
dit que deux choses sont requises pour l’œuvre de notre salut, à savoir, Dieu
qui donne, et le libre arbitre qui reçoit. Or le don est naturellement
antérieur à la réception. La grâce, qui, dans notre justification, est du côté
de Dieu qui donne, précède donc naturellement la contrition, qui est du côté du
libre arbitre qui reçoit.
7° La contrition
ne peut coexister avec le péché. La rémission du péché précède donc
naturellement la contrition.
Réponse :
Sur ce sujet,
il y a trois opinions. Certains prétendent que le mouvement du libre arbitre,
dans l’absolu, précède naturellement l’infusion de la grâce. Ils disent en
effet que ce mouvement du libre arbitre n’est pas la contrition mais
l’attrition, qui n’est pas un acte de foi formée, mais de foi informe. Mais
cela ne semble pas pertinent, car toute douleur du péché, en celui qui a la
grâce, est contrition ; et semblablement, tout acte de foi uni à la grâce
est un acte de foi formée. L’acte de foi informe et l’attrition, dont ceux-ci
parlent, précèdent donc temporellement l’infusion de la grâce. Et nous ne
parlons pas à présent de tels mouvements du libre arbitre, mais de ceux qui
coexistent avec l’infusion de la grâce, et sans lesquels la justification ne
peut avoir lieu chez les adultes ; car elle le peut sans les mouvements
précédents, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
Voilà pourquoi
d’autres disent que ces mouvements sont méritoires et informés par la grâce,
aussi suivent-ils naturellement la grâce ; et ils précèdent naturellement
la rémission de la faute, car la grâce opère par ces actes la rémission de la
faute. Mais il ne peut en être ainsi. Car ce qui cause une chose par opération,
cause à la façon d’une cause efficiente. Si donc la grâce cause la rémission de
la faute par un acte de contrition et de foi formée, elle la causera à la façon
d’une cause efficiente ; ce qui n’est pas possible. Car la cause qui
détruit quelque chose par mode d’efficience est posée dans l’être avant que ce
qu’elle détruit soit dans le non-être ; car elle n’agirait pas pour la
destruction de ce qui n’existe plus. Il s’ensuivrait donc que la grâce serait
dans l’âme avant que la faute soit remise ; ce qui est impossible. Il est
donc clair que la grâce n’est pas la cause de la rémission de la faute par
quelque opération, mais par la détermination formelle du sujet, détermination
qui est impliquée dans l’infusion de la grâce ; voilà pourquoi rien
d’intermédiaire ne vient entre l’infusion de la grâce et la rémission de la
faute.
Il est donc nécessaire
d’affirmer, suivant une autre opinion, que les mouvements susdits se rapportent
l’un à l’autre dans le même ordre, de sorte que, dans l’ordre de la nature,
d’une certaine façon ils précèdent, et d’une autre façon ils suivent. Car si
l’on considère l’ordre de la nature suivant la notion de cause matérielle,
alors le mouvement du libre arbitre précède naturellement l’infusion de la
grâce comme la disposition matérielle précède la forme. Mais si on le considère
suivant la notion de cause formelle, c’est l’inverse. Et dans les réalités
naturelles, semblable est le cas de la disposition qui est une nécessité pour
la forme : elle précède la forme substantielle d’une certaine façon,
c’est-à-dire suivant la notion de cause matérielle ; en effet, la disposition
matérielle se tient du côté de la matière. Mais d’une autre façon, c’est-à-dire
du côté de la cause formelle, la forme substantielle est antérieure, en tant
qu’elle perfectionne et la matière, et les accidents matériels.
Réponse aux objections :
1° La contrition
est cause de la rémission de la faute, en tant qu’elle est une disposition à la
grâce.
2° Le sacrement
de pénitence a le privilège de conférer la grâce par le pouvoir des clefs,
auxquelles le pénitent se soumet. Si donc l’on considère la contrition en
elle-même, elle ne se rapporte à la grâce qu’à la façon d’une
disposition ; mais si on la considère en tant qu’elle a le pouvoir des
clefs dans son vœu, alors elle opère sacramentellement en vertu du sacrement de
pénitence, de même qu’elle opère en vertu du baptême, comme c’est clairement le
cas pour l’adulte qui a le sacrement du baptême seulement dans son vœu. Il n’en
résulte donc pas que la contrition soit cause efficiente de la rémission de la
faute, à proprement parler, mais c’est le pouvoir des clefs, ou le baptême, qui
est cause efficiente. Ou bien l’on peut dire que la contrition se rapporte à la
rémission de la faute à la façon d’une cause efficiente quant à l’obligation à
la peine temporelle, mais quant à la souillure et à l’obligation à la peine
éternelle elle s’y rapporte seulement à la façon d’une disposition.
3° La contrition
ne diffère pas de l’attrition précédente seulement par l’intensité de la
douleur, mais par la détermination formelle de la grâce ; et ainsi, la
contrition a relativement à la grâce une relation de postériorité que
l’attrition n’a pas.
4° Cette
préparation a lieu à la façon d’une disposition matérielle.
5° La contrition
est un mouvement vers la rémission de la faute non comme distante d’elle, mais
comme unie à elle ; aussi la considère-t-on comme étant en mouvement
achevé plutôt qu’en « être mû » ; et cependant, le mouvement
précède le terme dans l’ordre de la cause matérielle, car le mouvement est
l’acte de ce qui existe en puissance.
6° « Il ne
te justifiera pas sans toi » doit s’entendre ainsi : sans que tu
te disposes à la grâce en quelque façon ; et de la sorte, il n’est pas
nécessaire que le mouvement du libre arbitre précède, si ce n’est à la façon
d’une disposition.
7° Le
consentement est la cause efficiente du mariage charnel, mais le mouvement du
libre arbitre n’est pas la cause efficiente de l’infusion de la grâce ;
voilà pourquoi il n’en va pas de même.
8° Dans la
justification de l’impie, l’homme est le coopérateur de Dieu non pas comme s’il
effectuait la grâce en même temps que lui, mais seulement comme celui qui se
prépare à la grâce.
Réponse aux objections en sens contraire :
1° La contrition
a lieu par la grâce comme par ce qui la détermine formellement ; et de la
sorte, il s’ensuit que la grâce est antérieure sous l’aspect de la cause
formelle.
2° Le mérite
humain ne précède pas la grâce sous le rapport du mérite, c’est-à-dire en sorte
que la grâce soit objet de mérite ; l’acte humain peut cependant précéder
la grâce comme une disposition matérielle.
3° La contrition
a lieu par le libre arbitre et par la grâce. En tant qu’elle procède du libre
arbitre, elle est une disposition à la grâce, disposition qui coexiste avec la
grâce, comme la disposition qui est une nécessité coexiste avec la forme. Mais
en tant qu’elle a lieu par la grâce, elle se rapporte à la grâce comme un acte
second.
4° De même que
l’habitus perfectionne formellement la puissance, de même ce qui est laissé
dans l’acte par l’habitus est formel au regard de la substance de l’acte, que
la puissance fournit ; et ainsi, l’habitus est le principe formel de
l’acte formé, bien qu’il inclue la notion de cause efficiente au regard de la
formation.
5° La disposition
ne contribue pas à la forme par mode d’efficience, mais seulement matériellement,
en tant que, par la disposition, la matière est rendue adéquate à la réception
de la forme. Et c’est ainsi que la contrition contribue à l’infusion de la
grâce en celui qui a une faute, bien qu’elle ne soit pas requise chez
l’innocent. En effet, plus de choses sont requises dispositivement pour le
retrait de la forme contraire avec introduction simultanée de la forme, que
pour la seule introduction de la forme.
6° Ce qui est du
côté de celui qui donne, est antérieur formellement ; mais ce qui est du
côté du receveur, est antérieur matériellement.
7° Cet argument
n’entraîne pas que le retrait de la faute précède la contrition, car d’une
certaine façon la faute est remise par la contrition elle-même, de même que la
forme de l’eau est chassée par une chaleur extrême ; et ainsi, elles
n’existent pas ensemble ; et semblablement, la faute et la contrition non
plus.
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est
impossible qu’une même puissance ait plusieurs mouvements tout ensemble et au
même instant ; comme une unique matière n’est pas non plus tout ensemble
et au même instant sous diverses formes disparates. Or deux mouvements du libre
arbitre sont requis dans la justification de l’impie, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit. La justification de l’impie ne peut donc pas avoir lieu en un
instant.
2° [Le répondant] disait que ces deux mouvements appartiennent à des puissances différentes : car le mouvement du libre arbitre vers Dieu appartient au concupiscible, tandis que le mouvement du libre arbitre dirigé vers le péché, étant une certaine détestation du péché, est dans l’irascible. En sens contraire : détester est la même chose que haïr. Or la haine est dans le concupiscible, tout comme l’amour, suivant le Philosophe au deuxième livre des Topiques. Détester n’est donc pas dans l’irascible.
3° L’irascible et
le concupiscible, suivant saint Jean Damascène, sont les parties de l’appétit
sensitif. Or l’appétit sensitif ne s’étend qu’au bien qui lui convient, ou à
son contraire ; mais Dieu lui-même, et le péché sous son aspect de péché,
en tant qu’il est détestable, ne sont pas tels. Ces mouvements ne relèvent donc
pas du concupiscible ni de l’irascible, mais de la volonté ; et par conséquent,
ils appartiennent à une puissance unique.
4° [Le répondant] disait que le mouvement du libre arbitre vers Dieu est un mouvement de foi, qui relève de l’intelligence, tandis que la contrition relève de la volonté, à laquelle il revient de souffrir du péché ; et ainsi, ils n’appartiennent pas à une puissance unique. En sens contraire : selon saint Augustin, « on ne peut croire sans le vouloir ». Donc, bien qu’un acte de l’intelligence soit requis dans la croyance, un acte de la volonté n’y est pas moins requis ; et ainsi, il reste que deux mouvements de la même puissance sont requis pour la justification de l’impie.
5° Il appartient
au même de se mouvoir depuis un terme et vers un terme. Or détester le péché,
c’est se mouvoir depuis un terme, et se mouvoir vers Dieu, c’est se mouvoir
vers un terme. La contrition, qui est une détestation du péché, appartient donc
à la même puissance à laquelle appartient le mouvement vers Dieu ; et
ainsi, ils ne peuvent pas coexister.
6° Rien ne se
meut en même temps vers des termes différents et contraires. Or Dieu et le
péché sont des termes différents et contraires. L’âme ne peut donc pas se
mouvoir en même temps vers Dieu et vers le péché ; et nous retrouvons
ainsi la même conclusion que ci-dessus.
7° La grâce n’est
donnée qu’à celui qui est digne. Or tant que l’on est soumis à la faute, on
n’est pas digne de la grâce. Il est donc nécessaire que la faute soit chassée
avant que la grâce soit infusée. Et ainsi la justification, qui inclut ces deux
choses, n’a pas lieu en un instant.
8° Une forme qui
reçoit le plus et le moins doit, semble-t-il, advenir successivement en un
sujet, de même que la forme qui ne reçoit pas le plus et le moins est reçue
subitement en un sujet, comme on le voit clairement pour les formes substantielles.
Or la grâce a une intensité dans un sujet. Il semble donc qu’elle soit
introduite successivement ; et ainsi, l’infusion de la grâce n’a pas lieu
en un instant ; et par conséquent, la justification de l’impie non plus.
9° Comme en
n’importe quelle mutation, il est nécessaire de poser deux termes dans la
justification de l’impie : le terme de départ et le terme d’arrivée. Or
les deux termes de n’importe quelle mutation sont incontingents, c’est-à-dire
qu’ils ne peuvent coexister. Deux choses dont l’une est antérieure à l’autre
sont donc incluses dans la justification de l’impie. Et ainsi, la justification
de l’impie est successive, et non en un instant.
10° Rien de ce qui
est en devenir avant d’être en acte accompli, ne se fait en un instant. Or la
grâce est en devenir avant d’être en acte accompli. L’infusion de la grâce n’a
donc pas lieu en un instant ; et nous retrouvons ainsi la même conclusion
que ci-dessus. Preuve de la mineure : dans les réalités permanentes, ce
qui devient n’existe pas ; mais lorsqu’il est fait, il existe désormais.
Or la grâce est au nombre des réalités permanentes. Si donc elle devient en
même temps qu’elle est faite, en même temps elle existe et n’existe pas ;
ce qui est impossible.
11° Tout mouvement
est dans la durée. Or dans la justification de l’impie est requis un certain
mouvement du libre arbitre. La justification de l’impie se fait donc dans la
durée ; et ainsi, pas en un instant.
12° Pour la
justification de l’impie, la contrition des péchés est requise. Or, lorsque
quelqu’un a commis de nombreux péchés, il ne peut en un même instant ni être
contrit de tous ses péchés ni réfléchir sur eux tous. La justification de
l’impie ne peut donc avoir lieu en un instant.
13° Chaque fois
qu’entre les extrêmes d’une mutation existe quelque médium, la mutation est
successive, non instantanée. Or quelque médium existe entre la faute et la
grâce, à savoir, l’état de nature créée. La justification de l’impie est donc
une mutation successive.
14° La faute
et la grâce ne coexistent pas dans l’âme. Le dernier instant où la faute est en
elle est donc autre que le premier instant où la grâce est en elle. Or entre
deux instants quelconques vient un temps intermédiaire. Entre l’expulsion de la
faute et l’infusion de la grâce vient donc un temps intermédiaire. Or la
justification inclut l’une et l’autre. La justification a donc lieu dans la
durée, et non en un instant.
En sens contraire :
1° La
justification de l’impie est une certaine illumination spirituelle. Or
l’illumination corporelle a lieu en un instant, non dans la durée. Puis donc
que les réalités spirituelles sont plus simples que les corporelles et moins
soumises au temps, il semble que la justification de l’impie ait lieu en un
instant.
2° Plus un agent
est puissant, moindre est le temps qu’il met à produire son effet. Or l’acteur
de la justification est Dieu, qui est d’une puissance infinie. La justification
a donc lieu en un instant.
3° Il est dit au
livre des Causes que la substance et
l’action d’une substance spirituelle, par exemple l’âme, a lieu en un instant
d’éternité, et non dans le temps.
4° À l’instant
même où il y a dans la matière une disposition achevée, il y a aussi la forme.
Or le mouvement du libre arbitre qui est requis dans la justification est une
complète disposition à la grâce. Donc, à l’instant même où ont lieu ces
mouvements, il y a la grâce.
Réponse :
La
justification de l’impie a lieu en un instant. Et pour le voir clairement, il
faut savoir que, quand on dit qu’une mutation a lieu en un instant, il ne faut
pas comprendre que ses deux termes sont dans un instant ; en effet, cela
est impossible, puisque toute mutation a lieu entre des termes opposés, à
proprement parler ; mais il faut comprendre que le passage d’un terme à
l’autre a lieu en un instant ; et cela se produit avec quelques opposés,
et non avec d’autres.
En effet,
lorsqu’il faut admettre quelque médium entre les termes du mouvement, il est
nécessaire que le passage d’un terme à l’autre soit successif, car le médium
est ce vers quoi est d’abord muté ce qui est mû continûment, avant d’être muté
vers le terme ultime, comme le Philosophe le montre clairement au cinquième
livre de la Physique ; et
j’entends « médium » selon n’importe quelle distance des extrêmes,
que ce soit une distance en position, comme dans le mouvement local, ou bien
une distance quant à la notion de quantité, comme dans le mouvement
d’accroissement et de diminution, ou encore quant à la notion de forme, comme
dans l’altération ; et ce, que ce médium soit d’une autre espèce, comme le
gris entre le blanc et le noir, ou bien de la même espèce, comme le moins chaud
entre le plus chaud et le froid.
Mais lorsque
entre les deux termes de la mutation ou du mouvement ne peut exister un médium
de l’une des façons susdites, alors le passage d’un terme à l’autre n’est pas
dans la durée, mais en un instant. Et cela a lieu quand les deux termes du
mouvement sont une affirmation et une négation, ou bien une privation et une
forme. Car entre l’affirmation et la négation, il n’y a aucunement de
médium ; ni entre la privation et la forme, dans le receveur propre ;
et j’envisage ici le cas où une chose d’une autre espèce est intermédiaire
entre les extrêmes. Mais dans le cas où il y a quelque médium selon le plus ou
le moins d’intensité, bien qu’il ne puisse y avoir de médium par soi, il peut
cependant y avoir un médium par accident. Car la négation ou la privation, à
proprement parler, n’a pas plus ou moins d’intensité ; mais par accident,
quant à sa cause, on peut en considérer quelque intensité plus ou moins
grande : de la sorte, celui qui a l’œil arraché est dit plus aveugle que
celui qui a un bandeau sur l’œil, étant donné que la cause de la cécité est
plus radicale. Ainsi donc, si l’on prend de telles mutations par leurs termes propres,
à proprement parler il est nécessaire qu’elles soient instantanées, et non dans
la durée ; ainsi en est-il de l’illumination, de la génération et de la
corruption, et d’autres choses semblables. Mais si on les prend quant aux
causes de leurs termes, on peut considérer en elles une succession ; comme
c’est manifestement le cas de l’illumination : car bien que l’air passe
subitement des ténèbres à la lumière, cependant la cause de l’obscurité est
ôtée successivement, à savoir l’absence du soleil, qui devient successivement
présent par un mouvement local ; et ainsi, l’illumination est le terme du
mouvement local, et elle est indivisible, comme n’importe quel terme du
continu.
Ainsi donc, je
dis que les extrêmes de la justification sont la grâce et la privation de la
grâce, entre lesquelles il ne vient pas de médium dans le receveur
propre ; il est donc nécessaire que le passage de l’une à l’autre ait lieu
en un instant — bien que la cause de cette privation soit ôtée successivement,
soit dans la mesure où l’homme, en pensant, se dispose à la grâce, soit du
moins dans la mesure où un temps se passe après que Dieu a préordonné qu’il
donnerait la grâce —, et ainsi, l’infusion de la grâce se fait en un instant.
Et parce que l’expulsion de la faute est l’effet formel de la grâce infusée, de
là vient que toute la justification de l’impie a lieu en un instant. Car la
forme, la disposition à la forme achevée et l’abandon de l’autre forme, tout a
lieu en un instant.
Réponse aux objections :
1° Quand il y a
deux mouvements tout à fait disparates, ils ne peuvent coexister dans la même
puissance que si l’un est la raison de l’autre. Alors, en effet, ils peuvent
exister ensemble, car ils sont d’une certaine façon un unique mouvement ;
ainsi, quand on recherche quelque chose pour une fin, on recherche en même
temps la fin et le moyen ; et semblablement, quand on fuit ce qui s’oppose
à la fin, on recherche la fin en même temps que l’on fuit le contraire. Et
semblablement, la volonté se meut vers Dieu en même temps qu’elle hait le
péché, car il est contre Dieu.
2° De tels
mouvements du libre arbitre regardent la volonté, non l’irascible et le
concupiscible ; et ce, parce que leur objet est quelque chose
d’intelligible, non quelque chose de sensible. Cependant, on les trouve parfois
attribués à l’irascible et au concupiscible, parce que la volonté elle-même est
appelée irascible et concupiscible, à cause de la ressemblance de l’acte. Et
dans ce cas, la contrition peut être attribuée à la fois au concupiscible, en
tant que l’homme hait le péché, et à l’irascible, en tant qu’il s’irrite contre
le péché, se proposant d’en tirer vengeance.
3°,
4° &
5°
On voit dès lors clairement la solution aux troisième, quatrième et cinquième
arguments.
6° La volonté ne
se meut pas en même temps à la poursuite de choses contraires ; mais elle
peut se mouvoir en même temps à la fuite de l’un et à la poursuite de l’autre,
surtout si la poursuite de l’un est la raison de la fuite de l’autre.
7° La grâce est
donnée à celui qui est digne, non en sorte que l’on soit suffisamment digne
avant d’avoir la grâce, mais parce que, du fait même qu’elle est donnée, elle
rend l’homme digne ; il est donc digne de la grâce en même temps qu’il a
la grâce.
8° Pour qu’une
forme soit reçue successivement en un sujet, ce n’est pas son plus ou moins
d’intensité dans le sujet qui fait quelque chose, mais le plus ou moins
d’intensité de la forme contraire ou du terme opposé. Or la privation de la
grâce ne reçoit le plus ou le moins que par accident, en raison de sa cause, comme
on l’a déjà dit ; voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que la grâce soit
reçue successivement dans le sujet. Si elle diminuait en intensité dans le
sujet, cela pourrait contribuer à ce que la grâce soit abandonnée
successivement ; mais la grâce ne diminue pas en intensité dans le même
sujet ; voilà pourquoi elle n’est ni abandonnée successivement, étant
donné qu’elle-même ne diminue pas en intensité, ni introduite successivement,
étant donné que sa privation ne diminue pas en intensité.
9° La solution
ressort de ce qui précède : car on ne dit pas que la mutation est en un
instant pour signifier que ses deux termes existeraient au même instant, comme
on l’a dit.
10° Le devenir
d’une réalité permanente peut se prendre de deux façons. D’abord proprement ;
et dans ce cas, on dit qu’une réalité devient, tant que dure le mouvement dont
le terme est la génération de la réalité ; et ainsi, dans les réalités
permanentes, ce qui devient n’existe pas, mais le devenir de la réalité existe
à travers la succession, suivant ce que dit le Philosophe au sixième livre de
la Physique : « ce qui
devient, devenait et deviendra ». Ensuite, le devenir se dit
improprement : de la sorte, on dit d’une chose qu’elle devient, au premier
instant où elle est faite ; et ce, parce que cet instant, en tant qu’il
est le terme du temps antérieur où elle devenait, s’approprie ce qui est dû au
temps antérieur. Et dans ce cas, il n’est pas vrai que ce qui devient n’est
pas, mais il est vrai qu’il existe maintenant pour la première fois, et avant
cela, n’existait pas ; et c’est ainsi qu’il faut comprendre que, pour les
choses qui adviennent subitement, le devenir et l’être accompli sont en même
temps.
11° Le mouvement
n’est pas pris ici en tant qu’il est un passage de la puissance à l’acte, car
dans ce cas il est mesuré par le temps ; mais « mouvement du libre
arbitre » désigne son opération même, qui est l’acte du parfait, comme il
est dit au troisième livre sur l’Âme ;
et ainsi, il peut avoir lieu en un instant, de même que l’être parfait est en
un instant.
12° À l’instant où
l’homme est justifié, il est nécessaire qu’il ait une contrition non pas de
chaque péché en particulier, mais de tous en général, la contrition spéciale de
chaque péché ayant lieu avant ou après.
13° Après que
l’homme est tombé dans la faute, il ne peut y avoir de médium entre la grâce et
la faute, car la faute n’est ôtée que par la grâce, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a déjà dit ; et la grâce n’est perdue que par la faute ; bien
qu’avant la faute il y ait eu un état intermédiaire entre la grâce et la faute,
suivant l’opinion de certains.
14° Il ne
faut pas admettre de dernier instant en lequel la faute a existé, mais un
dernier temps, comme on l’a déjà dit.