DE SECRETO

[Le pouvoir des supérieurs face au secret et à la dénonciation]

 

Rapport composé sur cinq questions posées à Maître Thomas d’Aquin

 

 

Traduction Charles Duyck, 2004

Edition numérique https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique 2004

 

Question 1 — [Un supérieur peut-il obliger un accusé à s'expliquer en présence de son accusateur?] 1

Question 2 — [Un supérieur peut-il obliger à avouer en secret d'une faute?] 2

Question 3 — [Un supérieur peut-il obliger à avouer en public d'une faute] 2

Question 4 — [Un supérieur peut-il obliger à avouer les péchés secrets?] 2

Question 5 — [Un supérieur peut-il obliger un confesseur à révéler la source de ses informations ?] 4

Question 6 — [Un supérieur peut-il enquêter sur le responsable d'un accident?] 5

 

 

 

 

Textum Taurini 1954 editum
ac automato translatum a Roberto Busa SJ in taenias magneticas
denuo recognovit Enrique Alarcón atque instruxit

Traduction Charles Duyck, 2004

 

 

Quaestio 1

[87982] De secreto, q. 1 arg. Prima quaestio fuit, si frater unus accusat alterum, vel alium de peccato occulto quod probari non potest, vel quod non scitur nisi ab accusato vel ab accusante; potest ne accusato praelatus praecipere ut coram accusante dicat veritatem; et utrum accusatus teneatur se prodere propter praeceptum. Quod si fecerit, et vinci poterit per duos, scilicet praelatum et accusatum, et ita publicabitur occultum.

Question 1 — [Un supérieur peut-il obliger un accusé à s'expliquer en présence de son accusateur?]

 

La première question est : si un frère accuse son frère ou quelqu’un d’autre d’une faute cachée qui ne peut pas être prouvée, ou qui n’est connue que de l’accusé ou de l’accusateur, le supérieur [praelatus : prélat, Abbé ?[1]] peut-il enjoindre à l’accusé de dire la vérité en présence de l’accusateur ?

Et est-ce que l’accusé est tenu, à cause de cette injonction, de se livrer ?

S’il fait cela et si les deux autres, l’accusé et le supérieur peuvent avoir gain de cause contre lui, alors la (faute) cachée sera rendue publique.

[87983] De secreto, q. 1 ad arg. Respondeo dicendum, quod praelatus non debet praecipere, et peccat graviter si praecipit, nec accusatus tenetur respondere, quia non tenetur se pandere et manifestare.

Je réponds en disant que le supérieur ne doit pas prescrire cela, et il pèche gravement s’il le fait. Et l’accusé n’est pas tenu de répondre parce qu’il n’est pas tenu de se découvrir et de révéler (sa faute).

 

 

Quaestio 2

[87984] De secreto, q. 2 arg. Secunda quaestio fuit : utrum in praedicto casu, praelatus accusato debeat seorsum praecipere ut sibi soli dicat veritatem.

Question 2 — [Un supérieur peut-il obliger à avouer en secret d'une faute?]

 

La deuxième question est : est-ce que, dans le cas précité, le supérieur devrait, en prenant à part l’accusé, lui enjoindre de lui dire la vérité à lui seul ?

[87985] De secreto, q. 2 ad arg. Respondeo dicendum, quod non debet praecipere, nec alter tenetur respondere, quia occulta relinquuntur divino iudicio, manifesta humano; quare in occultis non potest esse homo iudex : et ita nec praecipere nec procedere potest nisi iudex, nec alter tenetur obedire.

Je réponds en disant qu’il ne doit pas prescrire cela et que l’autre n’est pas tenu de répondre, parce que les choses cachées sont laissées au jugement divin, les choses manifestes au jugement humain. C’est pourquoi, dans les choses cachées, l’homme ne peut pas être juge, et ainsi il n’y a que le juge qui puisse prescrire cela et enquêter plus avant, et l’autre n’est pas tenu d’obéir.

 

 

Quaestio 3

[87986] De secreto, q. 3 arg. Tertia quaestio fuit : si aliquis accusat aliquem de aliquo crimine quod ipse solus scit, vel quod probare non potest, utrum praelatus debeat inquirere, vel praecipere, ut in capitulo dicat veritatem coram omnibus; et utrum accusatus teneatur confiteri coram praelato propter praeceptum.

Question 3 — [Un supérieur peut-il obliger à avouer en public d'une faute]

 

La troisième question est : si quelqu’un accuse quelqu’un d’autre d’un crime que lui seul connaît, ou qu’il ne peut pas prouver, est-ce que le supérieur doit faire une enquête ou lui enjoindre de dire la vérité au Chapitre [capitulo] en présence de tous; et est-ce que l’accusé est tenu d’avouer en présence du supérieur, à cause de l’injonction qui lui est faite ?

[87987] De secreto, q. 3 ad arg. Respondeo dicendum ut supra, et multo fortius, quod praelatus non debet praecipere, et si praecipiat, graviter peccat, nec alter tenetur se pandere; sed dicat : probet quod dicit accusans, aliter peto iustitiam de indebita accusatione; vel aliquid huiusmodi respondeat; vel taceat : quia in occultis non est homo iudex, ut dictum supra, quaest. II.

Je réponds en disant comme ci-dessus et en insistant davantage, que le supérieur ne doit pas faire d’injonction, et que, s’il le fait, il pèche gravement, et que l’autre n’est pas tenu de se découvrir. Mais il faudrait qu’il dise : « Que l’accusateur prouve ce qu’il dit, autrement je réclame justice pour une accusation injustifiée »; ou qu’il réponde quelque chose de ce genre, ou qu’il se taise; car dans les affaires secrètes, l’homme n’est pas juge, comme il a été dit ci-dessus, à la question 2.

 

 

Quaestio 4

[87988] De secreto, q. 4 arg. Quarta quaestio fuit : utrum commissa sub secreto teneatur subditus revelare ad praeceptum praelati.

Question 4 — [Un supérieur peut-il obliger à avouer les péchés secrets?]

 

La quatrième question : est-ce qu’un subordonné est tenu de révéler à la juridiction du supérieur les fautes qu’il a commises en secret ?

[87989] De secreto, q. 4 ad arg. Respondendum quod si ex receptione secreti periculum praeeminet scandali et ruinae, vel gravis praeiudicii, vel damni communitatis, cui potest obviari per revelationem secreti, potest in hoc casu praecipere, et alter tenetur revelare : quia maius malum praeponderat minori bono. Unde si maius malum sequitur ex observatione percepti secreti, quam ex revelatione, non debet servari secretum, maxime ubi exigitur per praeceptum : quia sicut iuramentum non est vinculum iniquitatis, ut ait Augustinus, sic secreti promissio non debet esse vinculum iniquitatis aut velamen. Si autem ex observatione secreti nullum imminet periculum aut scandalum, vel aliquid praedictorum, nec debet praecipere nec subditus tenetur, vel debet per praeceptum revelare secretum ubi nullum imminet periculum alicuius gravis, ut dictum est supra : quia si immineret, non fideliter, sed contra fidem teneretur secretum, in magnum praeiudicium aliorum. Haec autem quae dicta sunt de non praecipiendo, et non revelando secretum, intelligenda sunt, ut dicunt magistri praedicti, ubi fama vel infamia non praecessit, quia ubi talis fama praecessit, quod de crimine fieret inquisitio in foro iudiciali, vel contentioso, potest praelatus praecipere et inquirere et exigere iuramentum.

Il faut répondre que si, en raison de la réception du secret, il y a danger de scandale et de désastre, ou d’un préjudice grave, ou d’un dommage pour la communauté à laquelle il peut être fait obstacle à cause de la révélation du secret, dans ce cas le supérieur peut prescrire (de parler); et l’autre est tenu de révéler (sa faute); car un mal plus grand l’emporte sur un bien plus petit. Donc si un mal plus grand s’ensuit du respect d’un secret reçu que de la révélation (de ce secret), il ne faut pas que le secret soit gardé, surtout si (cela) est exigé par le précepte [de la charité][2]; en effet, de même que le serment n’est pas le lien de l’iniquité, comme dit saint Augustin, ainsi la promesse du secret ne doit pas être le lien de l’iniquité ou ce qui la voile.

Par contre, si du respect du secret ne découle aucun péril ou scandale ou quoi que ce soit contre les commandements [praedictorum], le supérieur ne doit pas faire de prescription, et le subordonné n’est pas tenu. Mais il doit, selon le précepte [de la charité] [per praeceptum], révéler son secret quand il n’y a aucun danger qui menace quelqu’un gravement, comme il a été dit plus haut. Car s’il y avait menace, le secret serait tenu non en conformité avec la foi, mais en opposition avec elle, pour le plus grand préjudice d’autrui. Ce qui a été dit de la non prescription et de la non révélation du secret doit être compris comme le disent des maîtres célèbres [magistri praedicti], quand l’honneur ou le déshonneur n’entrent pas en compte; car, quand un tel sentiment entre en compte, ce qui se produit s’il s’agit d’une investigation au sujet d’un crime dans une affaire judiciaire ou une affaire de lutte, le supérieur peut prescrire, enquêter et exiger un serment.

 

 

Quaestio 5

[87990] De secreto, q. 5 arg. Quaestio quinta talis fuit : aliquis dicit in confessione mala periculosa alterius, dans licentiam confessori ut illi praelato denuntiet, tacito nomine confitentis. Item ex alia parte traditur una littera sub secreto occulto ipsi confessori, in qua eadem continentur denuntianda quae in confessione sunt dicta; proceditur ad inquisitionem, tandem invenitur per confessionem delati sive accusati, veram fuisse denuntiationem : post hoc praelatus volens scire unde habuit ortum denuntiatio, praecipit illi confessori, unde ipse habuit litteram illam, quam extra confessionem receperat. Alter respondet : licet extra confessionem receperim, tamen sub secreto recepi, nec potest manifestari praelato, quin prodatur peccatum confessum, et praelato confessa sunt illa quae denuntiata erant, et hoc asserit confessor, quia certum est sibi quod dicitur. Quaeritur ergo utrum debeat praecipere praelatus, et ille obedire, vel utrum praelatus debeat credere dicenti.

Question 5 — [Un supérieur peut-il obliger un confesseur à révéler la source de ses informations ?]

 

Voici quelle est la cinquième question : quelqu’un révèle en confession les péchés [mala] d’un autre, donnant licence au confesseur de les dénoncer au supérieur, en taisant le nom du dénonciateur. De même, d’autre part, il livre à ce même confesseur, sous le sceau du secret une lettre dans laquelle se trouve ce qui a été dit en confession, pour le dénoncer. On procède à une enquête et on trouve pour finir, grâce à la confession de celui qui a été dénoncé, ou de l’accusé, que la dénonciation était vraie; après cela, le supérieur, voulant savoir d’où est venue la dénonciation, enjoint à ce confesseur (de dire) d’où lui-même a obtenu cette lettre qu’il a reçue en dehors de la confession. L’autre répond : "bien que je l’ai reçue hors confession, je l’ai cependant reçue sous le sceau du secret; et elle ne peut être révélée au supérieur sans que ne soit trahi le péché confessé." Et ce qui avait été dénoncé est confessé au supérieur, et le confesseur soutient cela parce que ce qui a été dit est pour lui une certitude. On pose la question de savoir si le supérieur doit prescrire [c'est-à-dire commander au confesseur de dire d’où lui-même a obtenu cette lettre], et si le confesseur doit obéir, ou bien si le supérieur doit se contenter de faire confiance à ce qui lui a été dit.

[87991] De secreto, q. 5 ad arg. Respondeo praelatus non debet praecipere, nec ille tenetur obedire, non solum ratione confessionis quam revelare se crederet, sed ratione secreti sub quo accepit; et maxime in proposito, nulla est quaestio, ubi constat denuntiationem veram fuisse, nec timetur periculum, nec aliquod grave imminere. In tali enim casu non licet secretum extra confessionem inquirere, vel revelare. Frater Thomas autem dicebat, quod si iudicialiter agatur, scilicet si accusans dicit se probaturum, vel obligat se ad poenam talionis, praelatus potest inquirere per praeceptum, et ille tenetur obedire, et respondere sicut iudici veritatem, quia ubi saecularis iudex potest exigere iuramentum, praelatus religiosus potest dare praeceptum. Sed contra hoc obiicitur, quod in occultis non est homo iudex, sed solus Deus, et iura volunt quod si aliquis iurat ad praeceptum iudicis de dicenda veritate, non astringitur huiusmodi iuramento dicere veritatem de occultis, scilicet de iis quae probari non possunt, quia talia dicuntur in iure occulta, quae probari non possunt. Igitur videtur quod talis non tenetur se pandere propter praelati praeceptum, nec esse propter iuramentum a iudice requisitum. Unde in hoc sententia eius non concordat sententiae aliorum magistrorum.

Je réponds : le supérieur ne doit pas prescrire, et le confesseur n’est pas tenu d’obéir, non seulement en raison de la confession qu’il croirait dévoiler, mais en raison du secret sous le sceau duquel il l’a reçue; et en particulier, dans le sujet traité, il n’y a pas de question, dès lors qu’il apparaît que la dénonciation était vraie, et il n’y a pas de danger à craindre et il n’y a rien qui menace[3]. En conséquence, dans un tel cas, il n’est pas permis d’enquêter sur le secret de la confession, ni de le révéler. S’il s’agit d’une affaire à traiter en justice, disait frère Thomas[4], c'est-à-dire que si l’accusateur prétend qu’il apportera des preuves ou s’il s’engage en vertu de la peine du talion[5], le supérieur peut faire une enquête par prescription [per praeceptum : "ordre formel"?], et l’autre est tenu d’obéir et de répondre selon la vérité du jugement, parce que, quand un juge séculier peut exiger un serment, le supérieur peut donner une injonction.

Mais on peut objecter à cela que dans les choses secrètes, ce n’est pas l’homme qui est juge, mais Dieu seul; et le droit veut que si quelqu’un, sur l’ordre d’un juge, jure de dire la vérité, il n’est pas astreint, par un serment du même genre, de dire la vérité sur des choses secrètes, c'est-à-dire sur des choses qui ne peuvent pas être prouvées, parce qu’en justice sont dites secrètes ces choses qui ne peuvent être prouvées.

Donc il semble qu’un homme dans ce cas n’est pas tenu de se découvrir à cause de l’injonction du supérieur et ne peut être poursuivi par un juge à cause de son serment. En cela, l'avis [de Maître Thomas] ne concorde pas avec celui des autres maîtres.

 

 

Quaestio 6

[87992] De secreto, q. 6 arg. Sexta quaestio fuit : aliquod factum malum est accidens, sed nescitur quis fecerit, verbi gratia furtum est in domo, vel domus combusta est, vel aliquid huiusmodi, potest ne praelatus inquirere per praeceptum, et ille qui fecerit, revelare?

Question 6 — [Un supérieur peut-il enquêter sur le responsable d'un accident?]

 

La sixième question est celle-ci : quelque action a tourné mal « par accident », mais on ne sait qui l’a commise : à cause d’une parole, un vol a été commis dans une maison, ou une maison a été incendiée, ou quelque chose de ce genre; le supérieur peut-il enquêter par injonction, et celui qui a commis l’acte peut-il le révéler ?

[87993] De secreto, q. 6 ad arg. Respondeo : dixit frater Thomas quod potest praelatus praecipere in genere sic : praecipio, ut qui hoc fecit, vel scit, tenetur dicere. In hoc non concordant alii magistri cum fratre Thoma de Aquino.

Je réponds : frère Thomas dit que le supérieur peut prescrire, dans ce genre de cas, ainsi : « j’enjoins que celui qui a fait cela ou qui sait qui l’a fait est tenu de le dire ». En cela les autres maîtres ne sont pas d’accord avec le frère Thomas d’Aquin.

 



[1] Remarque de traduction : nous traduisons le terme "praelatus" par "le supérieur [ecclésiastique]". On pourrait dire aussi : "le prélat, l'Abbé."

[2] per praeceptum : On hésite entre "la Règle de l'Ordre" et "le commandement des préceptes évangéliques". Au plan théologique, c'est le deuxième sens qui est le bon.

[3] "nec timetur periculum, nec aliquod grave imminere" : rupture de construction difficile à comprendre.

[4] Cette insère prouve que ce document est le reportage des réponses de Maître Thomas par un de ceux qui étaient venu le trouver.

[5] " Si je mens, que je sois frappé des mêmes peines que celui que j'accuse."