La vertu cardinale de tempérance

 

         Titrer « La vertu cardinale de tempérance », c’est presque une provocation. Les seuls mots de ce titre qui passent comme une lettre à la poste, c’est la et de ! L’expression  passer comme une lettre à la poste  s’employait à l’origine pour les aliments de digestion facile. On l’évoque donc à bon droit au moment de parler, entre autres, de la bouffe. Les trois autres mots du titre soulèvent des difficultés et exigent des commentaires. Le premier fait sourire ; le second qualifie aussi bien un point qu’un prélat ; le troisième joue les trouble-fêtes dans un monde de l’excès. Voyons s’il est possible de reconnaître à chacun son droit de cité.

 

Le mot vertu est-il mort ?

 

         Le mot vertu est un mot qui agace et que, partant, on évite d’employer. Exagérant sans doute un peu, en 1934, Paul Valéry, insérait ce paragraphe dans son « Rapport sur les prix de vertu » à l’Académie française : « VERTU, Messieurs [il n’y avait pas encore de femmes chez les Immortels], ce mot Vertu est mort, ou du moins, il se meurt. Vertu ne se dit plus qu’à peine. J’avoue ne l’avoir jamais entendu. Ou, plutôt, et c’est plus grave, les rares fois où je l’ai entendu, il était ironiquement dit. Je ne me souviens pas, non plus, de l’avoir lu dans les livres les plus lus et les plus estimés de notre temps [1]. »

 

         « Ironiquement dit » ? En effet, un ironiste a lancé, un jour, avec un certain sourire : elle a perdu sa vertu ! Ou encore : c’est une femme de petite vertu ! Le contexte ne prêtait nullement à équivoque : il ne s’agissait ni du courage ni de la justice, mais de la chasteté. Dans un monde où ne régnait qu’un seul vice, l’impureté, il était normal que la chasteté s’arroge le nom de vertu, qu’elle devienne LA vertu, la « sainte vertu », comme dit Marc Oraison dans Le Mystère humain de la sexualité [2].Toujours attentifs au bon usage, les dictionnaires ont consigné ce sens nouveau du mot vertu. Le Petit Robert le fait en son quatrième sens : « Vieilli ou plaisant. »

 

         Paul Valéry affirme que le mot vertu ne se rencontre pas dans les livres les plus lus. D’accord, ce n’est pas dans les livres de Georges Simenon ou d’Agatha Christie qu’on trouve des développements sur les vertus, mais sous la plume des philosophes, des moralistes et des théologiens. Les livres des moralistes ne figurent pas parmi les plus lus, mais il y a des exceptions. Le Petit Traité des grandes vertus d’André Comte-Sponville, publié aux PUF, en 1995, dans Essais, Points 550, en 2006, a été traduit en vingt-quatre langues. Parmi les dix-huit vertus dont il fait l’éloge, les quatre « vertus cardinales » occupent les 3e, 4e, 5e et 6e places. Bien d’autres philosophes et moralistes ont écrit sur les vertus. Il suffit de consulter le catalogue d’une bonne bibliothèque pour en découvrir des centaines.

 

La notion cardinale de vertu

 

         Mais quel est la notion de vertu que l’on rencontre dans les vertus cardinales ? Le mot vertu est dérivé du latin virtus. On cherche le mot dans un dictionnaire latin : Virtus (vir). Avant de donner cinq sens de ce mot, mon dictionnaire latin (Bornecque) prévient : Rarement « vertu ». Puis le premier sens : Force physique. Vir est le mot qui désigne le mâle de l’espèce humaine ; la femelle, c’est mulier ; homo englobe les deux. Dans ses Satires, Juvénal met cette déclaration dans la bouche d’une femme : Homo sum. Le mot vertu a donc signifié d’abord la force physique du mâle humain. Il était vertueux de la vertu du taureau.

 

Comme la force physique jouait un rôle important à la guerre, le muscle y tenant lieu de poudre, et qu’on se battait constamment, le bon soldat, le soldat efficace était dit vertueux. Cette vertu avait nom courage. C’est le deuxième sens du mot virtus dans mon dictionnaire latin. On passait donc de la force physique à la valeur militaire et au courage. De là, on comprend sans difficulté pourquoi le mot a été étendu jusqu’aux remèdes. La vertu d’une potion, c’est la vaillance qu’elle déploie dans la lutte contre la maladie. La vertu d’un remède, comme celle d’un soldat, se mesure à son efficacité. « La vertu n’est qu’efficacité », conclut fort justement Alain [3].

 

Pour passer à la vertu morale, il suffit de regarder agir les humains et de se regarder agir. Dans quelque domaine que ce soit de l’activité humaine, c’est par des exercices souvent et longtemps répétés qu’on parvient à exécuter avec facilité, perfection et plaisir ce en quoi on désire exceller. Le funambule n’a pas marché au premier essai sur la corde raide ; le contorsionniste a mis du temps avant de réussir le geste de rapiécer son pantalon sans le retirer.

 

Quand les exercices répétés portent sur une inclination naturelle qu’on veut maîtriser, rendre docile à la raison, le résultat est une disposition stable qui a nom vertu morale. La justice n’est rien d’autre qu’une disposition stable, acquise par la répétition d’actes appropriés, qui fait rendre à chacun ce qui lui est dû.

 

Dans chaque art, chaque difficulté nouvelle doit être vaincue par des exercices spéciaux et souvent répétés. En devenant pianiste, on ne devient pas violoniste par surcroît. Chacun de ces arts est engendré par des exercices pertinents. Et il en est ainsi dans le domaine de la morale. Les difficultés du boire diffèrent de celles du manger. Tel individu mange raisonnablement qui boit comme un trou. Tel autre est plus facilement généreux que chaste. Bref, chaque difficulté nouvelle doit être vaincue par des exercices particuliers.

 

Le résultat en est une qualité stable qui rend l’action facile et agréable dans des domaines où elle était d’abord difficile et pénible. Dans son  De Virtutibus in communi (q. unique, a. 1), Thomas d’Aquin indique pourquoi il est avantageux de développer des vertus morales. D’abord, pour atteindre l’uniformité dans l’opération : ut sit uniformitas in operatione. L’uniformité, c’est l’absence de changement. Ce n’est pas de cette uniformité que naquit l’ennui. En second lieu, nous avons besoin de développer des vertus morales pour que l’opération s’effectue sans hésitation, in promptu. Enfin, pour que l’opération soit agréable, ut delectabiliter operatio compleatur.

 

Les quatre vertus premières ou cardinales

 

Les quatre vertus « premières ou cardinales » ne dérivent pas de la Bible, mais de la philosophie grecque. « Un verset du livre de la Sagesse est parfois cité, en traduction latine, par les théologiens scolastiques, comme les nommant et les recommandant : Sobrietatem enim et prudentiam docet et justitiam et virtutem, quibus utilius nihil est in vita hominum (op. cit. 8, 7). La nécessité toutefois de changer la “ sobriété ” en tempérance et la “ vertu ” en force est l’indice suffisant que l’origine véritable des vertus cardinales n’est pas dans la Bible. Par l’intermédiaire de Cicéron, elles dérivent chez les auteurs chrétiens de la philosophie stoïcienne [4]. » Les traducteurs de la Bible de Jérusalem ont effectué les changements dont parle le père Deman : « Aime-t-on la justice ? Ses labeurs, ce sont les vertus ; elle enseigne, en effet, tempérance et prudence, justice et force » (Sagesse 8, 7). Ceux de la Bible de Bayard, Médiaspaul ne les ont pas effectués : « Aime-t-on la justice ? Les vertus sont le fruit de ses efforts, car elle enseigne modération et intelligence, justice et courage. »

 

Les chrétiens ont été initiés aux quatre vertus par l’intermédiaire de Cicéron (~ 106 – ~ 43), parce qu’ils ne fréquentaient ni Platon (~ 428 – ~ 348) ni Aristote (~ 384 – ~322), qui en ont beaucoup parlé, surtout Aristote. Dans Le Banquet, Platon parle des vertus du Dieu : justice, tempérance, courage et savoir (196 b – 197 a-b). Vertu intellectuelle, la prudence est un savoir. Dans La République, il mentionne les quatre vertus de l’État : sagesse, courage, tempérance et justice (IV, 427 e). Cette sagesse peut être identifiée à la prudence, car par elle on est de bon conseil, et c’est la connaissance et non l’ignorance qui permet d’être de bon conseil (ibid., 428 b). Dans son Éthique de Nicomaque, Aristote parle longuement des quatre vertus. Du courage et de la tempérance (livre III) ; de la justice (livre V) ; des vertus intellectuelles, dont fait partie la prudence (livre VI).

 

Les quatre vertus « premières » des stoïciens, Ambroise de Milan (~ 330-340 – 397) les a faites cardinales (Deman, p. 394). Quand Thomas d’Aquin se demande si la tempérance est une vertu cardinale, il rappelle son  origine stoïcienne en disant : virtus principalis seu cardinalis (IIa-IIae, q. 141, a. 7). Mon dictionnaire latin prévient les traducteurs : principalis, pas « principal » mais premier.

 

L’adjectif cardinal vient du latin cardo, qui signifie gond. Le mot gond s’emploie encore dans l’expression sortir de ses gonds, que l’on applique à quelqu’un qui est hors de lui-même. Pour apprécier cette formule, il faut se rappeler qu’on l’appliquait jadis aux portes. Les gonds, c’étaient les pièces de fer en forme d’équerre sur lesquelles tournaient les pentures des portes et des fenêtres. La technique s’est modifiée ; nos portes et nos fenêtres ne tournent plus sur de tels gonds : le gond fait maintenant partie de la penture. Mais l’expression vertu cardinale remonte à cette époque, et elle a survécu à la disparition des gonds. Une porte à laquelle il manquait un gond tournait mal ; elle tournait mal également si les gonds étaient en mauvais état. Par analogie, une vertu cardinale est une vertu qui joue un rôle analogue à celui d’un gond de porte. Sans ces vertus dites cardinales, ou si elles ne sont pas suffisamment développées, la vie humaine ne tourne pas bien : elle grince.

 

Dans la lettre 120 à Lucilius, Sénèque (~ 4-65)  trace le portrait de l’homme de vertu parfaite : « … il était toujours le même, et dans toute sa conduite, pareil à soi, bon non plus seulement par dessein, mais entraîné par l’habitude non seulement il pouvait se conduire correctement, mais, à moins que ce fût droit, il ne pouvait rien faire. Nous avons compris qu’il possédait la vertu parfaite, que nous avons divisée en parties : il fallait refréner les désirs, comprimer les craintes, prévoir la conduite à tenir et distribuer à chacun son dû : nous avons reconnu la tempérance, le courage, la prudence, la justice, et avons confié à chacune son ministère. »

 

Saint Bernard (1091-1153) parle des vertus cardinales dans son célèbre traité de La Considération [5]. Il les présente dans l’ordre suivant : prudence, force, tempérance, justice. Il dit peu de choses de la prudence ; il en sera ainsi en milieu chrétien jusqu’à ce  que l’Éthique de Nicomaque d’Aristote tombe entre les mains des penseurs. Bernard présente la prudence comme mère de la force (chap. 9, p. 59). Sa maternité s’étendra plus tard à toutes les vertus quand on aura prouvé que la vertu morale requiert la prudence. Au sujet de la tempérance, l’austère moine nous étonne et il corrige Alain, comme nous verrons ci-dessous, quand il affirme : « Non, ce n’est pas seulement à tailler dans les abus que consiste la tempérance ; son rôle est tout autant de permettre ce qu’il faut » (chap. 9, p. 60).

 

Au chapitre 10, il aborde la justice en citant Tobie 4, 15 : « La règle même de la justice consiste à ne jamais faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît. » Mais il ajoute : « Ne jamais leur refuser ce que nous voudrions qu’on nous fît à nous-mêmes » (chap. 10, p. 60). Il s’approche ainsi de Matthieu 7, 12 : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : voilà la Loi et les Prophètes. » Bernard poursuit : « Mais cette vertu [la justice] ne va pas seule. Observe maintenant avec moi [il s’adresse à son fils spirituel devenu le pape Eugène III] l’heureuse liaison, l’union étroite de la justice avec la tempérance, puis de ces deux vertus avec celles dont nous avons parlé d’abord : la prudence et la force » (chap. 10, p. 61).

 

Thomas d’Aquin (1224 ou 1225-1274) avait en main l’Éthique de Nicomaque d’Aristote, qu’il commentera longuement. De plus, il nous a livré, dans la Somme théologique, un long exposé de chacune des vertus cardinales, dans l’ordre suivant : la prudence, la justice, la force (ou courage) et la tempérance (ou modération) (IIa-IIae, q. 47-170).

 

Thomas d’Aquin justifie l’ordre dans lequel il présente les vertus cardinales. À l’instar d’Aristote, il distingue l’intellect spéculatif, orienté vers la conquête de la vérité, et l’intellect pratique, orienté vers l’opération (l’agir et le faire). Puis il distingue trois vertus de l’intellect spéculatif : l’habitus des principes, la science et la sagesse, et deux vertus de l’intellect pratique : la prudence (qui dirige l’action) et l’art (qui dirige le faire). La prudence étant une vertu intellectuelle, il va de soi qu’elle détient  la prééminence sur les trois autres, vertus morales, ordonnées à la vie spéculative comme à leur fin [6]. Le prudent est « de bon conseil », aussi les détenteurs de responsabilités s’entourent-ils de conseillers : conseillers politiques, militaires, juridiques, etc.

 

L’ordre des trois vertus morales cardinales

 

Il reste à hiérarchiser les trois vertus morales cardinales : justice, courage et tempérance. Thomas d’Aquin se demande donc si la justice détient la prééminence (IIa-IIae, q. 58, a. 12).  Aux objections de ceux qui veulent accorder le premier rang à une autre vertu – chaque vertu a ses partisans –, il oppose une affirmation de Cicéron : « C’est dans la justice que la beauté de la vertu est le plus grande, et elle donne son nom à l’homme de bien [7]. » Et voici comment Thomas d’Aquin prouve que la justice occupe le premier rang parmi les vertus morales cardinales. 

 

Si nous parlons de la justice légale, il est évident qu’elle est la plus belle, præclarior, des vertus morales du fait que le bien commun, en vue de quoi les lois sont promulguées, est supérieur au bien particulier. C’est pourquoi Aristote déclare, d’après les traductions latine et française : « La plus belle, præclarissima, de toutes les vertus, c’est la justice ; ni l’étoile du soir, vesperus, ni celle du matin, lucifer, ne sont à ce point admirables. » Thomas d’Aquin donne comme référence Éthique de Nicomaque, V, chap. 1, 15. Jean Voilquin traduit : « Aussi, souvent, la justice semble-t-elle la plus importante des vertus et plus admirable même que l’étoile du soir et que celle du matin. » Traduire præclara par « importante » ne me semble pas très heureux : præclara signifie brillante, d’où la comparaison aux étoiles du soir et du matin. Mais le texte grec lui donne raison : kratistos signifie le meilleur, le plus important.

 

La justice occupe encore le premier rang des vertus morales quand on considère la justice particulière. Voici la position d’Aristote dans la Rhétorique : « Les plus importantes [des vertus] sont nécessairement les plus utiles à autrui, puisque la vertu est la faculté d’être bienfaisant. Aussi honore-t-on surtout les hommes justes et bienfaisants ; le courage est utile à autrui pendant la guerre ; la justice est utile à la fois pendant la guerre et pendant la paix [8]. » Dire que le courage est utile seulement pendant la guerre, c’est trop restrictif ; du courage, il en faut tous les jours. Il reste qu’Aristote donne  raison à Voltaire : « Qu’est-ce que vertu ? Bienfaisance envers le prochain [9]. » 

 

Au sujet de la force (courage), Thomas d’Aquin soulève la même question qu’au sujet de la justice. Comme il a répondu que la justice l’emportait sur les deux autres vertus morales, on est certain qu’il ne dira pas le contraire dans la IIa-IIae, q. 123, a. 12. Comme rien n’est plus efficace que la crainte des dangers de mort pour détourner l’homme du bien que lui dicte la raison, la force, qui règle le comportement dans les périls, surtout les périls de mort, vient avant la tempérance, dont le rôle est de régler l’inclination au plaisir. Or, il est plus difficile de supporter la douleur que de s’abstenir du plaisir [10]. Thomas d’Aquin commente ainsi ce passage d’Aristote : « Il est plus difficile de supporter la tristesse, ce qui relève de la force, que de s’abstenir des plaisirs, ce qui relève de la tempérance. Il s’ensuit que la force est plus louable que la tempérance [11]. » 

 

La primauté de la force (courage) sur la tempérance semble établie, mais Thomas d’Aquin se demande quand même si la tempérance est la plus grande, maxima, des vertus (IIa-IIae, q. 141, a. 8). Pour répondre à cette question, il se réfère à l’Éthique de Nicomaque (I, chap. 2, 7) : « Le bien de la multitude est plus divin que celui de l’individu. » C’est pourquoi plus une vertu a pour objet le bien de la multitude, meilleure elle est. Or, la justice et la force (courage) concourent davantage au bien de la multitude que la tempérance, qui ne règle que les convoitises et les plaisirs individuels. Il est donc manifeste que la justice et la force (courage) sont des vertus qui l’emportent, excellentiores, sur la tempérance. La justice nous conduit donc aux quatre vertus millénaires : prudence, justice, force et tempérance.

 

Les quatre vertus chez Alain

 

On ne les rencontre pas toujours ni peut-être souvent dans l’ordre que Thomas d’Aquin a justifié, mais les quatre sont présentes. Chez Alain [12], par exemple : « Les anciens enseignaient quatre vertus ; c’est dire qu’ils apercevaient quatre ennemis de la possession de soi. Le plus redoutable, c’est la peur, car elle fausse les actions et les pensées. Le courage est le premier aspect de la vertu, le plus honoré ; si la justice se présentait toujours sous l’apparence du courage, il y aurait plus de justice. […]

 

« L’autre ennemi de l’homme, c’est le plaisir ; ainsi la tempérance est la sœur du courage. Sœur moins honorée. Et pourquoi ? » L’explication qu’il donne est déficiente. « C’est que la tempérance, qui va toujours à refuser, peut venir de ne point désirer assez, ou encore de craindre trop les suites. » J’ai mentionné plus haut qu’Alain se montre ainsi plus austère que saint Bernard, qui signalait comme suit le côté positif de la tempérance : « Non, ce n’est pas seulement à tailler dans les abus que consiste la tempérance ; son rôle est tout autant de permettre ce qu’il faut. » Thomas d’Aquin ne craint pas d’affirmer que personne ne peut vivre sans quelque plaisir sensible et corporel (Ia-IIae, q. 34, a. 1), et que la tempérance « ne va pas toujours à refuser » car il considère l’insensibilité comme un vice (IIa-IIae, q. 142, a. 1). Nous le verrons ci-dessous.

 

« La richesse nous tient fort, poursuit Alain. Nous l’envions, et nous voilà esclaves : si nous l’avons, elle nous tient encore mieux. Nous voulons gagner sur tout, c’est-à-dire donner moins ou recevoir plus. Et la vertu, ou puissance intime par laquelle nous résistons à cet attrait de voler, c’est la justice. Non pas justice forcée par gendarmes et juges, mais justice libre.

 

« À considérer ces trois vertus, on s’aperçoit qu’elles sont comme des ombres portées par la quatrième, qui est la sagesse. » Ici, Alain s’accorde avec Platon, qui faisait ci-dessus de la sagesse la quatrième vertu, mais il diffère d’Aristote, qui distingue la sagesse de la prudence [13]. Pour Aristote, la sagesse est une vertu de l’intellect spéculatif, orienté vers la vérité ; la prudence, vertu de l’intellect pratique, dirige l’action ; elle est recta ratio agibilium (Thomas d’Aquin). Cependant, Alain a raison quand il voit les trois premières « comme des ombres portées par la quatrième », si l’on entend par là, comme le prouve Aristote, qu’il n’y a pas de vertu morale sans prudence. C’est ainsi qu’on a pu dire que la prudence est la mère de toutes les vertus. L’inverse est également vrai : il n’y  pas de prudence sans vertu morale.

 

Le roc d’une éthique universelle

 

Je termine l’histoire des quatre vertus, premières ou cardinales, par ce beau texte de E. F. Schumacher, tiré de Small is Beautiful : « Il n’est guère vraisemblable enfin que l’homme du XXe siècle soit appelé à découvrir une vérité qui n’a jamais été découverte auparavant. Dans la tradition chrétienne comme dans toutes les traditions authentiques de l’humanité, on a énoncé la vérité en termes religieux, langage devenu presque incompréhensible à la majorité des hommes modernes. On peut corriger le langage, et des auteurs contemporains l’ont fait, tout en laissant la vérité intacte. Dans toute la tradition chrétienne, il n’y a peut-être pas d’enseignement qui soit plus approprié et qui convienne mieux à la conjoncture moderne que la doctrine merveilleusement subtile et réaliste des quatre vertus cardinales : prudentia, justitia, fortitudo et temperantia [14]. »

 

Je rappellerais que ce sont les vertus « premières » des stoïciens et que la tradition chrétienne n’est pas la seule à les avoir conservées. Je n’ai cité qu’Alain, mais il y en a d’autres. C’est pourquoi je bâtirais une éthique universelle sur le roc des quatre vertus – cardinales ou pas, si le mot agace –  roc aussi solide que celui de Gibraltar. Certains proposent ce qu’ils appellent « la règle d’or », tirée de Tobie 4, 15 : « Ne fais à personne ce que tu ne voudrais pas subir. » Mais nous avons vu que saint Bernard a jugé bon de la compléter : « Ne jamais leur refuser ce que nous voudrions qu’on nous fît à nous-mêmes. » Cependant, comme la justice entre en jeu dès qu’autrui est concerné, la fameuse règle d’or nous situe dans le domaine de la justice.

 

La vertu cardinale de tempérance

 

La nécessité de la tempérance n’a d’égal que la difficulté de l’acquérir dans un monde de l’excès. Il faut insister sur le fait que cette vertu règle l’inclination au plaisir en la rendant docile à la raison. Et elle comporte un vice, l’insensibilité

 

         Nécessité et difficulté de la tempérance

 

             L’élimination de la pauvreté et de toutes les autres formes de l’injustice obligera à prendre des décisions courageuses, c’est évident. De plus, il faudra éduquer à la tempérance. « On ne devient pas tyran pour se garantir du froid et assouvir sa faim », avait constaté Aristote [15]. En commentant ce passage, Thomas d’Aquin précise que le tyran n’aspire pas aux nécessités de la vie, mais aux plus grands honneurs et aux plus grandes richesses (II, leçon 8, 267). Sans la tempérance, dit Xénophon (~ 430 – ~ 355), qui peut apprendre quelque chose de bien et le mettre en pratique ? Elle est le fondement de la vertu [16]. Platon corrobore : « Il est bien certain que si l’on n’est pas tempérant, il est impossible que naisse la justice » (Les Lois, III, 696 c). « On s’accorde à faire consister la tempérance dans la maîtrise à l’égard des voluptés et les désirs » (Le Banquet, 196 c). On sait que les voleurs à cravate ont des goûts très dispendieux.

 

Voltaire se trompe quand il déclare : « Que m’importe que tu sois tempérant ? C’est un précepte de santé que tu observes ; tu t’en porteras mieux, et je t’en félicite [17]. » En son temps, il n’était peut-être pas inquiétant que le cocher ait pris un verre de trop ; mais le risque est évident, de  nos jours, quand c’est un conducteur automobile ou un chirurgien qui a commis l’excès. La main d’un chirurgien éméché ne mériterait pas les éloges que lui décerne Paul Valéry dans son Discours aux chirurgiens [18]. De la justice, on passe à la nécessité du courage, puis à celle de la tempérance.

 

Dans Le chien qui porte à son cou le diné [sic] de son maître, La Fontaine prétend que ce chien était tempérant ; puis il pense aux hommes : « On apprend la tempérance aux chiens, et l’on ne peut l’apprendre aux hommes [19]. » Dans une autre fable, intitulée Rien de trop, il affirme de nouveau son pessimisme : « Je ne vois point de créatures se comporter modérément. » Il parle bien de toutes les créatures, et il commence par décrire les excès que commet le blé, puis il passe à ceux de l’arbre, puis à ceux des moutons, puis à ceux des loups et il aboutit aux humains : « De tous les animaux, l’homme a le plus de pente à se porter dedans l’excès [20]. »

 

La tempérance chez Thomas d’Aquin

 

         Le Petit Robert nous rappelle que le mot tempérance vient du latin temperantia. Cependant, à ce mot, dans mon dictionnaire latin, on met d’abord en garde : « Pas tempérance. » Suivent deux sens de temperantia : « 1. Mesure, modération. 2. Sobriété. » Si je vais au verbe temperare, d’où dérive temperantia, je vois qu’il a neuf sens. Le premier est particulièrement intéressant : « Mêler, en particulier mêler de l’eau à un liquide pour l’adoucir, le réchauffer, c’est-à-dire couper : Temperare vinum. Couper d’eau le vin. Temperare acetum melle. Mêler du vinaigre avec du miel. » On peut déjà pressentir que, la raison étant la règle de moralité, la tempérance va enjoindre de couper de raison quelque chose que Thomas d’Aquin va bientôt déterminer.

 

         Selon Thomas d’Aquin, la mesure et la modération doivent se rencontrer dans la pratique de toutes les vertus, et Montaigne de s’indigner :

« Ceux qui disent qu’il n’y a jamais d’excès en la vertu, d’autant que ce n’est plus vertu si l’excès y est, se jouent de paroles : “ Le sage mériterait le nom d’insensé, le juste celui d’injuste, s’il visait à la vertu même, au-delà de ce qui est suffisant [21]. ” C’est une subtile considération de philosophie. On peut et trop aimer la vertu, et se porter excessivement en une action juste [22]. »

 

         Si la modération se trouve dans toutes les vertus, quel peut bien être le rôle d’une vertu spéciale, la tempérance ? L’antonomase détient la clef de l’énigme. Le Petit Robert la définit ainsi : « Trope qui consiste à désigner un personnage par un nom commun ou une périphrase qui le caractérise, ou, inversement, à désigner un individu par le personnage dont il rappelle le caractère typique. » On a recours à un trope, figure de rhétorique, quand on dit le Philosophe pour Aristote ; l’Apôtre pour saint Paul ; le Prophète pour Mahomet ; la Ville pour Rome –  les papes donnent une bénédiction Urbi et orbi : à la Ville, Rome, et au monde – ; le docteur melliflu pour saint Bernard – ses adversaires le qualifiait plutôt de grenouille criarde – ; le docteur subtil pour Duns Scot ; le Roi soleil pour Louis XIV ; le Fléau de Dieu pour Attila, un don Juan, un Tartuffe, un Apollon ; une poubelle – du nom de l’inventeur, Eugène Poubelle –, etc. Bref, le langage courant est émaillé d’antonomases.

 

         Comment l’antonomase intervient-elle dans la tempérance ? Quand on entend parler d’un crime passionnel, tout le monde pense qu’il a été inspiré par un amour déçu ; personne ne pense qu’un humoriste a fait mourir de rire un de ses auditeurs. Quand Cicéron rapporte cette opinion d’Archytas : « … nul présent plus funeste, plus ruineux que le plaisir n’a été fait aux hommes, le plaisir, à la conquête duquel l’appétit se porte sans mesure et sans réflexion [23] », personne ne pense au plaisir d’écouter chanter les petits oiseaux, de humer le parfum des roses, de contempler des couchers de soleil. Tout le monde pense aux plaisirs les plus véhéments qui soient, plaisirs attachés à la conservation de l’individu (par le manger et le boire), plaisirs attachés à la propagation de l’espèce (par l’union des sexes). C’est par antonomase que le mot plaisir évoque ces plaisirs-là.

 

         Dans son traité de la tempérance, Thomas d’Aquin se demande d’abord si la tempérance est une vertu : Utrum temperantia sit virtus [24]. Il est essentiel à la vertu d’incliner l’homme au bien (Ia-IIae, q. 55, a. 3). Or, le bien de l’homme, c’est de se conformer en tout à la raison. C’est pourquoi toute vertu humaine incline vers ce qui est conforme à la raison. Il est donc manifeste que la tempérance est une vertu puisque, comme son nom l’indique, elle introduit de la modération et de la mesure dans la vie humaine. Personne ne pense que c’est un vice d’agir avec modération : en latin, moderatio signifie mesure, juste mesure, modération.

 

         Il se demande ensuite si elle est une vertu spéciale : Utrum temperantia sit specialis virtus (ibid., a. 2). En français,  spécial s’oppose à général, et le mot vient du latin species, espèce. [Le marteau est une espèce d’outil ; le saumon, une espèce de poisson.] Bref, la tempérance est-elle une espèce de vertu, à côté de la justice et du courage, ou quelque chose de commun à toute vertu ? C’est dans la réponse à cette question que nous allons rencontrer l’antonomase.

 

         Selon l’usage, Le bon usage, comme dit Grevisse, certains noms communs sont restreints pour signifier ce qu’il y a de principal parmi ce qu’ils désignent. Par exemple, comme il a été dit, le nom commun ville se disait à l’époque pour Rome. La Ville, c’était Rome. C’est l’emploi d’un nom commun par antonomase. Et selon Thomas d’Aquin, le nom tempérance s’emploie comme nom commun et aussi par antonomase. Comme nom commun, il ne désigne pas une vertu spéciale, mais une vertu générale, parce qu’il signifie alors une certaine modération ou mesure que la raison introduit dans les opérations et les passions, ce qui est commun à toute vertu morale. En un deuxième sens, le mot tempérance est employé par antonomase ; il désigne alors une vertu qui réfrène ou maîtrise la convoitise des plaisirs qui séduisent le plus les humains. En ce sens, la tempérance est une vertu spéciale puisqu’elle a une matière spéciale : l’inclination aux plaisirs les plus véhéments, qu’elle doit couper de raison.

 

         L’insensibilité, vice opposé à la tempérance

 

         À propos de l’inclination aux plaisirs les plus véhéments, que contrôle la tempérance, Thomas d’Aquin fait remarquer que cette vertu utilise les freins quand l’inclination est excessive, mais elle ne l’est pas toujours : parfois, elle est normale, et la tempérance n’a pas à la freiner ; parfois, elle est trop faible, et la tempérance doit la stimuler. C’est pourquoi il fait de l’insensibilité un vice opposé, par défaut, au juste milieu de la tempérance.

 

Tout ce qui va à l’encontre de l’ordre naturel est un vice. Or, la nature a joint le plaisir, delectatio, aux opérations nécessaires à la vie de l’homme. L’ordre naturel requiert donc de l’homme qu’il use de ces plaisirs dans la mesure où ils sont nécessaires à la conservation de l’individu et à la propagation de l’espèce. Si quelqu’un se détournait de ces plaisirs au détriment de l’ordre naturel, il commettrait une faute (IIa-IIae, q. 142, a. 1).

 

L’insensibilité, c’est donc l’état d’une personne en qui les plaisirs naturels ne jouent pas leur rôle. Pour certaines personnes, le plaisir de manger est inefficace : elles sont anorexiques ; pour d’autres, c’est l’inclination à l’union du mâle et de la femelle qui est absente (Ia-IIae, q. 94, a. 2) : elles sont homosexuelles ou simplement indifférentes à la propagation de l’espèce. La première fois qu’on entend parler d’homosexualité, on peut penser que le préfixe homo signifie homme au sens de mâle, mais il vient du grec omoios, « semblable ». Le mot homosexualité peut donc s’appliquer aussi bien aux femmes qu’aux hommes.  L’homosexualité incline vers une personne du même sexe : une femme vers une femme, un homme vers un homme. Pour dissiper cette équivoque, on emploie souvent « lesbienne » pour désigner une femme homosexuelle.

 

Cependant, le renoncement aux plaisirs qui forment la matière de la tempérance peut être volontaire et recommandable dans certains cas. Pour conserver ou recouvrer la santé de leur corps, il arrive que des personnes doivent s’abstenir de certains plaisirs du manger, du boire et du sexe. Il en est ainsi pour certaines professions. Thomas d’Aquin donne l’exemple des athlètes et des soldats, qui doivent couper dans les plaisirs, pour performer, dans le cas des athlètes [pas d’obèses sur les podiums], pour combattre loin de leurs épouses, dans le cas des soldats. Thomas d’Aquin donne ensuite l’exemple des pénitents qui le font pour recouvrer la santé de leur âme. Enfin, les contemplatifs doivent, pour vaquer aux choses de Dieu, se priver plus que les autres des plaisirs charnels. On pourrait ajouter certains scientifiques qui doivent s’éloigner, pendant des mois, de leur foyer, voire de la terre, comme les astronautes, pour faire progresser les connaissances de leur spécialité. Aucun de ces comportements ne doit être rapporté à l’insensibilité puisqu’ils sont justifiables devant la raison, règle de  moralité.

 

         Quelques questions quodlibétiques

 

Des questions quodlibétiques ? Décidons de ce terme, dirait Paul Valéry. Ce mot évoque une activité scolaire du Moyen Âge qui avait nom Question disputée. Au sens vieux ou littéraire, disputer signifie « Avoir une discussion. Disputer d'un sujet, sur un sujet avec quelqu’un. Disputer d'une question. Proverbe : Des goûts et des couleurs, il ne faut pas disputer. » Vieux également : « Engager une lutte violente de paroles avec quelqu’un.   Au lieu de disputer, discutons  (Buffon). »  

 

         Au Moyen Âge, il y avait deux sortes de « dispute » ou de débat : l’un qualifié d’ordinaire ; l’autre que l’on disait de quolibet (quidlibet signifie n’importe quoi), parce qu’il s’alimentait de n’importe quelle question venant de l’auditoire, tandis que le débat « ordinaire » portait sur une question choisie par le maître qui en était responsable ; le jour et l’heure étaient annoncés à l’avance pour que les personnes intéressées puissent s’y préparer, c’est-à-dire, dans bien des cas, chercher des colles, car les esprits forts espéraient piéger le maître. Les cours étaient suspendus dans toute la faculté quand un des maîtres tenait un débat, afin de permettre aux professeurs et aux étudiants intéressés d’y assister. Se joignaient à eux des membres du clergé parisien et des ecclésiastiques de passage. La dispute universitaire était, en quelque sorte, la corrida des clercs.

 

         Dans le débat « sur n’importe quoi », de quolibet, l’initiative venait de l’assistance, et des questions saugrenues pouvaient être posées au maître qui s’y risquait, car cet exercice n’était pas compris dans la charge normale d’un maître alors que le débat ordinaire l’était. Ce genre de débat se tenait deux fois par année : vers Noël et vers Pâques. Thomas d’Aquin est un des maîtres qui ont le plus pratiqué cette activité périlleuse. Il a laissé douze questions quodlibétiques (Éditions Marietti, 1949, texte latin, 269 pages de 24,5 cm x 17 cm) ; à raison de deux débats par année, cette activité se serait étendue sur six années d’enseignement. Par contre, nous possédons de lui le nombre impressionnant de cinq cent dix (510) débats ordinaires. J’ai d’abord écrit le nombre en lettres pour écarter tout soupçon d’erreur.

 

         Quelques exemples de questions posées lors d’un débat de quolibet, « sur n’importe quoi ». « Est-ce qu’un homme peut partir en croisade s’il craint l’incontinence de sa femme incapable de l’accompagner ? » (Quodlibet 4, q. 7, a. 2). Dans Les Pérégrines, Jeanne Bourin raconte les aventures et les exploits de femmes qui ont accompagné leurs maris en croisade. « Est-ce qu’une personne peut pécher en jeûnant ou veillant trop ? » (Quod. 5, q. 9, a. 2).  « Un homme peut-il être en même temps, naturellement ou miraculeusement, vierge et père ? » (Quod. 6, q. 10, a. unique.). « Si un enfant naît dans le désert, où il n’y a pas d’eau pour le baptiser, qu’en est-il de son salut s’il décède ? » (Quod. 6, q. 3, a. 1). « Celui qui meurt en allant à la croisade est-il dans un meilleur état que celui qui meurt sur le chemin du retour ? » (Quod. 5, q. 7, a. 2). « Est-ce que la frigidité empêche le mariage ? » (Quod. 11, a. 2).  Enfin : « La vérité est-elle plus forte que le vin, le roi et la femme ? » (Quod. 12, q. 14, a. 1).  Cela suffit, je pense, pour montrer que les questions d’un débat de quolibet étaient parfois saugrenues, et venons-en à deux des questions ci-dessus qui concernent notre sujet.

 

         La première : « Est-ce qu’un homme peut partir en croisade s’il craint l’incontinence de sa femme incapable de l’accompagner ? » (Quod. 4, q. 7, a. 2). Thomas d’Aquin n’hésite pas ; sa réponse, c’est « non ». Il convoque Augustin : « Si tu t’abstiens [de relations sexuelles] sans le consentement de ton épouse, tu lui donnes l’occasion de commettre la fornication [plus précisément l’adultère], et sa faute sera imputée à ton abstinence. » Or, en se faisant croisé, accipiendo crucem, un homme est empêché de rendre le dû, reddere debitum. Il semble donc que le péché de l’épouse lui serait imputé s’il partait quand même.

 

         Et Thomas d’Aquin justifie cette position. Les choses qui sont de nécessité ne doivent pas être omises pour vaquer à celles qui découlent de la volonté propre. Il cite Matthieu 15, 1- 6, où Jésus reproche aux pharisiens de transgresser le commandement de Dieu au nom de leur tradition. Dieu a dit : « Honore ton père et ta mère, et que celui qui maudit son père ou sa mère soit puni de mort. » Mais vous, vous dites : « Quiconque dira à son père ou à sa mère :  Les biens dont j’aurais pu t’assister, je les consacre, celui-là sera quitte de ses devoirs envers son père et sa mère. ” » Au commandement de Dieu, les pharisiens substituaient donc des oblations volontaires.  

 

Partir en croisade, c’est une action volontaire ; personne n’y est obligé. Mais s’occuper de son épouse, c’est une nécessité. Il s’ensuit que, si une épouse ne peut suivre son mari par suite d’un empêchement légitime, et que celui-ci craint qu’en son absence elle cède à l’incontinence, il ne doit pas se croiser et la quitter. Mais il en est autrement si l’épouse accepte d’observer la continence ou si elle peut et veut accompagner son époux.  

 

Deuxième question : « Est-ce que la frigidité empêche le mariage ? » Utrum frigiditas impediat matrimonium (Quod. 11, a. 2). L’auteur du Supplément de la Somme théologique repend la question dans les mêmes termes, mais il traduit frigiditas par impuissance. Il semble que la frigidité médiévale, pour nous l’impuissance, n’empêche pas le mariage parce que les vieillards sont impuissants, pourtant ils contractent le mariage. À cette objection, Thomas d’Aquin oppose que personne ne s’oblige à l’impossible. Or, il est impossible à un homme impuissant de s’unir charnellement à une femme. Donc s’il s’y oblige par le mariage, le contrat sera nul.

 

À ce qu’il a dit en réponse à l’objection que les vieillards sont incapables d’union charnelle, il ajoute : Les vieillards sont impuissants non pas quant à l’acte de la génération, mais quant à la génération. C’est pourquoi le mariage de ceux qui peuvent s’unir charnellement n’est pas dissous ; par contre, il est dissous dans le cas de ceux qui sont incapables d’une union charnelle. [Quand Thomas d’Aquin parle des « vieillards », il utile de savoir qu’à son époque 11 % des adultes atteignaient 60 ans alors qu’en l’an 2000, c’est 96 %.] L’importance que Thomas d’Aquin attache à l’union charnelle dans le mariage peut en étonner quelques-uns. L’argument qui suit va ajouter à leur étonnement.

 

Dans la Somme contre les Gentils (III, chap. 124), il prouve que le mariage doit unir un homme et une femme, matrimonium debeat esse unius ad unam. Le premier argument qu’il apporte n’était pas dans mon manuel de philosophie. Le voici dans toute sa verdeur. Il semble inné dans l’âme de tous les animaux [l’être humain en est un] qui pratiquent le coït de ne pas souffrir la présence d’un égal ou d’un rival. C’est pourquoi, à cause du coït, les animaux se livrent à de violents combats. Et il n’y a certes à cela qu’une seule raison, commune à tous les animaux : tout animal désire jouir librement du plaisir du coït comme du plaisir de la nourriture. Or, cette liberté est contrariée si plusieurs hommes ont accès à une seule femme, ou plusieurs femmes à un seul homme, comme le serait la liberté de jouir du plaisir de la nourriture si un animal risquait de se faire dérober par un autre la nourriture qu’il désire prendre. C’est pourquoi les animaux se battent pour la nourriture et pour le coït.

 

Les espèces de la tempérance

 

         Quand Thomas d’Aquin distingue des espèces de tempérance, il est bon de se rappeler l’objet de cette vertu ; il a été identifié ci-dessus par antonomase. C’est par antonomase, en effet, que le mot plaisir évoque les plaisirs les plus véhéments, plaisirs attachés à la conservation de l’individu (par le manger et le boire), plaisirs attachés à la propagation de l’espèce (par l’union des sexes). Thomas d’Aquin distingue d’abord les vertus qui ont pour objet les plaisirs attachés à la conservation de l’individu ; ce sont les plaisirs de la nourriture, delectationes ciborum. Deux vertus contrôlent les inclinations à ces plaisirs : l’abstinence, qui a pour objet le manger et le boire [l’eau, le café, le lait, etc.], et la sobriété, qui a pour objet les boissons enivrantes (IIa-IIae, q. 146, Avant-propos). En second lieu, il distingue la chasteté, qui contrôle l’inclination aux plaisirs attachés à la propagation de l’espèce ; ce sont les plaisirs vénériens ou sexuels, delectationes venereorum.

 

L’abstinence

 

         Le mot abstinence vient du latin abstinere, qui signifie, au sens transitif du verbe, écarter, s’abstenir. Quelque peu étonnant : quand il s’agit de nourriture, la tempérance exigerait que l’on s’abstienne ? Au sens courant du terme, s’abstenir évoque un sacrifice. Pourtant, manger raisonnablement finit par être agréable. Mais, de nos jours, Thomas d’Aquin est on ne peut plus d’actualité, car la liste est longue des aliments et des boissons dont il faut s’abstenir, non seulement pour prévenir l’obésité, mais pour conserver son poids santé. Qu’en était-il au XIIIe siècle ?

 

         Il semble que l’abstinence n’est pas une vertu

 

         Thomas d’Aquin se demande d’abord si l’abstinence est une vertu : Utrum abstinentia sit virtus (IIa-IIæ, q. 146, a. 1). Comme toujours, il apporte des objections, qui militent pour le non.

 

         – Quatre objections

 

 La première. Le royaume de Dieu ne consiste pas dans l’abstinence, car l’Apôtre dit (Rom 14, 17) : « Le royaume de Dieu n’est pas le manger et le boire. » À cet endroit, la Glose [25] note que « la justice ne consiste ni à s’abstenir ni à manger ». L’abstinence n’est donc pas une vertu. [Dans sa traduction, le père Folghera, o.p., y va avec « saint Paul », alors que Thomas d’Aquin emploie l’antonomase, l’Apôtre [26].] 

 

         La deuxième objection est suggérée par Augustin parlant à Dieu dans ses Confessions (X, chap. XXXI) : « Vous m’avez appris à ne prendre les aliments que comme des remèdes. » Or, ce n’est pas à la vertu, mais à l’art médical qu’il appartient de déterminer la modération dans les médicaments. Il s’ensuit que la modération dans l’usage des aliments ne relève pas de l’abstinence mais de l’art.

 

Troisième objection : « Toute vertu consiste dans un milieu » (ni trop, ni trop peu), comme dit le Philosophe [27]. Or, l’abstinence ne semble pas se tenir dans un milieu, mais dans un manque, in defectu, puisqu’elle a été nommée à partir d’une soustraction, ex substractione nominetur. Donc l’abstinence n’est pas une vertu.

 

Enfin, quatrième objection. Aucune vertu n’en exclut une autre. Or, l’abstinence exclut la patience. Grégoire le Grand (pape de 590 à 604) affirme en effet (Pastorales, III, 30)  que « par l’impatience, les esprits des abstinents sont, la plupart du temps, plerumque, exclus de l’asile de la tranquillité, a sinu tranquillitatis ». Au même endroit, il ajoute que « la faute d’orgueil transperce, transfigit, parfois, nonnunquam, les pensées des abstinents » et ainsi exclut l’humilité. Donc l’abstinence n’est pas une vertu.

 

À ces objections, Thomas d’Aquin oppose un texte de Pierre (2, 1, 5), que la Bible de Jérusalem traduit ainsi : « Apportez tout votre zèle à joindre à votre foi la vertu, à la vertu la connaissance, à la connaissance la tempérance. » [Il n’y est pas question de l’abstinence.] Je consulte une autre Bible (Paris, Bayard ; Montréal, Médiaspaul) : « Enrichissez votre foi par la force d’âme, la force d’âme par la connaissance, la connaissance par la maîtrise de soi. » Aucune des quatre traductions dont je dispose ne parle d’abstinence. Cependant, le texte latin que Thomas d’Aquin avait sous les yeux affichait bien le mot abstinenta. Voyons comment il en fait une vertu (IIa-IIae, q. 146, a. 1).

 

Selon Thomas d’Aquin, l’abstinence est une vertu.   

 

 L’abstinence, comme son nom l’indique comporte une soustraction d’aliments, importat subtractionem ciborum. [Subtractio vient du verbe subtrahere, qui signifie retirer, enlever.] Le nom d’abstinence peut donc être pris en un double sens. D’abord, selon qu’il signifie une suppression complète d’aliments. Le mot abstinence ne signifie alors ni une vertu ni un acte de vertu, mais quelque chose d’indifférent. [Tout dépend du motif : on peut se priver d’aliments pendant quelques jours pour recouvrer la santé, s’en priver pour maigrir, s’en priver pour faire une grève de la faim, s’en priver par pénitence, s’en priver pour mourir de faim.]

 

Le mot abstinence peut ensuite être entendu au sens où il signifie un comportement réglé par la raison. C’est nouveau pour nous. Le mot signifie alors ou une vertu ou un acte de vertu. Et c’est ce qui est signifié ci-dessus en invoquant l’autorité de Pierre quand il dit que l’abstinence doit être au service de la connaissance, c’est-à-dire qu’on doit être disposé à s’abstenir de certains aliments à cause des personnes avec lesquelles on vit, à cause de sa propre personne [son rang] ou à cause de sa santé. [Quand on invite à sa table des juifs et des musulmans, la politesse demande de ne pas leur servir de porc ni d’en manger sous leur nez. Mais en échange, elle leur demande de s’adapter aux mœurs de leurs pays d’accueil. Au nom de sa religion, on ne peut pas exiger n’importe quoi. Il y a quatre choses à distinguer : les croyances, le culte intérieur, le culte extérieur et la morale. Les deux premières échappent à toute contrainte. Mais le culte extérieur doit être soumis à la morale. On ne peut pas, en invoquant sa religion, revendiquer la polygamie, car la polygamie est un problème de morale. Il en est ainsi du crime d’honneur, et de bien d’autres comportements.]

 

Solutions des objections

 

Solution de la première objection. Considérés en eux-mêmes, l’usage des aliments et leur abstention sont sans rapport avec le royaume de Dieu. L’Apôtre dit en effet (I Cor 8, 8) : « Ce n’est pas un aliment, certes, qui nous rapprochera de Dieu [28]. Si nous n’en mangeons pas, nous n’avons rien de moins ; si nous en mangeons, nous n’avons rien de plus », sur le plan spirituel, s’entend. Mais l’un et l’autre, l’usage et l’abstention, quand ils sont accomplis raisonnablement, par la foi et l’amour de Dieu, concernent le royaume de Dieu.

 

Solution de la deuxième objection. La modération dans les aliments, quant à la quantité et à la qualité, relève de l’art médical lorsqu’il s’agit de  la santé du corps. [Aujourd’hui, nous dirions de la diététique : « ensemble des règles à suivre pour équilibrer l’alimentation et l’adapter aux besoins individuels » (Petit Robert)]. Mais, du point de vue des inclinations intérieures, la quantité et la qualité des aliments relèvent de l’abstinence, qui les rend conformes à la raison. [L’abstinence incite les anorexiques, les grévistes de la faim et les suicidaires à manger ; les pénitents et les gens à la diète à persévérer.] D’où cette réflexion d’Augustin, dans ses Questions sur l’Évangile, « C’est tout à fait sans intérêt », c’est-à-dire pour la vertu, « quel aliment et en quelle quantité quelqu’un les prend, du moment qu’il le fait en tenant compte des gens avec lesquels il vit, à cause de sa propre personne [de son rang] ou à cause de sa santé. »

 

Solution de la troisième objection, qui rappelait que toute vertu, selon Aristote, consiste en un juste milieu : « Tout homme averti fuit l’excès et le défaut, recherche la bonne moyenne et lui donne la préférence, moyenne établie non relativement à l’objet [la bouteille], mais par rapport à nous [29]. » La sobriété ne règle pas le plaisir, mais l’inclination au plaisir. Ce que l’on mange raisonnablement, l’abstinence permet que ce soit raisonnablement agréable au goût. Pourtant, le mot abstinence n’évoque pas un milieu mais une privation. Voici, la tempérance, dont l’abstinence est une espèce, règle les inclinations aux plaisirs les plus véhéments. Comme en ce domaine, il faut plus souvent freiner que stimuler, la droite raison dans le manger et le boire exige plus souvent le frein que l’apéritif. Mais l’abstinence consiste en un milieu puisque c’est la droite raison qui en est la règle.

 

Solution de la quatrième objection, qui soutient qu’une vertu ne peut pas exclure d’autres vertus. Thomas d’Aquin répond que les vices que l’abstinence semble faire commettre – l’impatience et les mouvements d’orgueil – ne proviennent pas de l’abstinence pratiquée selon la droite raison. La droite raison exige que l’on s’abstienne comme il importe de le faire, sicut oportet, c’est-à-dire avec un esprit joyeux, cum hilaritate mentis, et pour le bon motif, propter quod oportet, c’est-à-dire pour la gloire de Dieu et non pour sa gloire personnelle.

 

L’abstinence, vertu spéciale

 

Thomas d’Aquin se demande si l’abstinence est une vertu spéciale (IIa-IIae, q. 146, a. 2). Comme il a été dit ci-dessus (IIa-IIae, q. 123, a 12 ; q. 136, a. 1), la vertu morale protège le bien de la raison contre les assauts des passions [amour, colère, tristesse, audace, etc.]. C’est pourquoi chaque fois qu’une situation spéciale se présente où la passion risque de l’emporter sur la raison, une vertu spéciale est requise pour maintenir aux commandes cette faculté qui définit l’être humain. Or, les plaisirs causés par la consommation des aliments sont de nature à détourner l’être humain des exigences de la raison, tant à cause de leur intensité que de leur nécessité pour conserver la vie, que l’homme désire on ne peut plus, quam homo maxime desiderat. C’est pourquoi l’abstinence est, à juste titre, une vertu spéciale.

 

Pour conserver leur vie, des humains ont parfois mangé de la chair humaine. On a rapporté le cas des rescapés d’un avion qui s’était écrasé dans les Alpes. Selon Jeanne Bourin, certains croisés auraient mangé du Turc passé à la broche. Dans ces cas extrêmes, il ne faut parler ni de cannibalisme ni d’anthropophagie. Les anthropophages mangent de la chair humaine non pas par nécessité mais par goût. Quant au mot cannibalisme, il se dit aussi bien des animaux qui mangent des individus de leur espèce que des humains. Dans ce dernier cas, il est préférable de parler d’anthropophagie que de cannibalisme.

 

La gourmandise, un des sept péchés capitaux

 

Thomas d’Aquin distingue le péché de la faute. Quant au péché dit capital, il est intéressant d’en rencontrer l’ancêtre, d’en résumer l’histoire, de voir dans quel ordre les sept nous ont été présentés, puis d’admirer l’ordre  rigoureux que Thomas d’Aquin y a introduit et de s’étonner des différences entre ses péchés capitaux et ceux des catéchismes.

 

Retour sur la notion de péché

 

Il faut peut-être se garder de passer immédiatement à capital, car l’histoire du mot péché ne manque pas d’intérêt. En latin, le substantif péché se dit peccatum ; le verbe pécher, peccare. Des auteurs latins étrangers au christianisme employaient couramment ces mots. À l’époque de Cicéron, de Virgile, de Tacite, d’Horace et de bien d’autres, on vivait littéralement dans le péché : c’était un péché pour le cheval de trébucher, pour l’athlète aussi ; pour l’écrivain de violer les règles de la grammaire ; pour l’orateur d’avoir un trou de mémoire, etc. Bref, toute faute et toute erreur était un péché.

 

On parle encore de péchés contre la bienséance, contre les règles d’un art, mais le mot péché est avant tout un mot du vocabulaire religieux. Dans les autres domaines, on parle surtout de fautes. Dans les épreuves sportives, les juges comptent les fautes des concurrents ; les enseignants soulignent les fautes quand ils corrigent des copies ; les dactylos font des fautes de frappe. Dans tous ces cas et dans bien d’autres que l’on pourrait évoquer, l’usage n’admet pas que l’on parle de péchés.

 

Le mot péché appartient au vocabulaire religieux, et la religion présuppose l’existence de Dieu (ou de dieux). L’un des sens du mot latin religio est le culte des dieux. Le péché est donc une faute, mais une faute spéciale : celle que l’homme commet dans ses rapports avec Dieu. Il s’ensuit que les athées ne commettent pas de péchés : ils ne commettent que des fautes contre les exigences de la morale. À ce sujet, Thomas d’Aquin dit clairement que, pour les moralistes, le péché est d’agir contre la raison ; tandis que, pour les théologiens, le péché est principalement, præcipue, une offense contre Dieu (Ia-IIae, q. 71, a. 6, obj. 5 et sol. ).

 

Le péché capital

 

L’adjectif capital vient du latin caput, qui signifie tête. Or, la tête, au sens propre, est un membre de l’animal qui est principe et directeur de tout l’animal. De là, métaphoriquement, le nom de tête est donné à tout ce qui est principe et exerce une direction. Ainsi, les hommes qui dirigent et gouvernent les autres sont dits « têtes des autres », capita aliorum. On parle aussi de vice capital au sens propre du mot, quand il s’agit d’une faute qui encourt la peine capitale, c’est-à-dire la peine de mort. Mais ce n’est pas en ce sens qu’on parle des péchés capitaux. Le mot est alors pris au sens figuré et désigne une faute qui est à l’origine d’autres fautes, principalement en tant que cause finale. [L’avare poursuit la richesse comme une fin ; le gourmand, le plaisir du manger et du boire, etc.] C’est pourquoi le vice capital n’est pas seulement le principe d’autres vices, mais il les dirige en quelque sorte. C’est pourquoi Grégoire le Grand compare les vices capitaux à des chefs d’armées (Morales, XXXI). 

 

L’ancêtre des péchés capitaux

 

Il est normal de demander à ceux qui perpétuent la doctrine des péchés capitaux si l’inventeur est connu. On le pense : il s’agirait d’un moine du IVe siècle, Évagre le Pontique (345-399). « Le Pontique » parce que originaire du Pont, pays du nord-est de l’Asie Mineure, en bordure du Pont-Euxin, nom grec de la mer Noire. Très tôt, Évagre entre en relation avec des savants comme Basile le Grand et Grégoire de Nazianze. En 380, il accompagne ce dernier à Constantinople. Après une aventure romanesque avec la femme d’un haut fonctionnaire, il s’embarque pour Jérusalem. En 383, il gagne l’Égypte, où il s’établit définitivement comme moine.

 

Il est le premier à avoir dressé une liste de huit « symptômes d’une maladie de l’esprit » qui se traduisent en actions mauvaises ; ce sont les ancêtres de nos péchés capitaux : la gourmandise, l’avarice, la luxure, la colère, la tristesse, la mélancolie, la vanité et l’orgueil. Grégoire le Grand modifia quelque peu cette liste (Morales, chap. 45) : « Quand l’orgueil, qui est le roi des vices, a pleinement soumis un cœur, il le donne à dévaster à sept vices principaux, qui sont comme ses capitaines. La racine de tout mal est l’orgueil (Ia-IIae, q. 84, a. 2) ; de cette racine vénéneuse sortent sept rejetons : la vaine gloire, l’envie, la colère, la tristesse (ou l’acédie), la gourmandise, la luxure, l’avarice. »  

 

Thomas d’Aquin va mettre de l’ordre dans les péchés capitaux

 

Voyons maintenant avec quelle rigueur Thomas d’Aquin distingue les sept péchés capitaux (Ia-IIae, q. 84, a. 4). D’après ce qui a été dit (a. 3), les vices capitaux sont ainsi qualifiés parce que d’autres en dérivent principalement comme de leur cause finale. [Par exemple, l’avare poursuit la richesse comme une fin ; l’impudique, le plaisir sexuel.] Les vices capitaux vont donc se distinguer d’après les fins qui meuvent l’appétit. Or, quelque chose meut l’appétit de deux manières. D’abord, il le meut directement ; en ce sens, le bien incite l’appétit à le poursuivre et à fuir le mal. Le bien meut l’appétit indirectement quand on poursuit un mal pour le bien qu’il renferme ou qu’on fuit un bien à cause du mal qu’il recèle.

 

Or, le bien de l’homme est triple : bien de l’âme, bien du corps, bien extérieur. Il existe un certain bien de l’âme, comme les louanges et les honneurs, qui sont recherchés de façon désordonnée par la vaine gloire, inanis gloria. Pour Thomas d’Aquin, comme pour le pape Grégoire, c’est la vaine gloire et non l’orgueil qui est le premier des péchés capitaux.

 

L’autre bien de l’homme, c’est le bien du corps. L’homme y poursuit deux fins. La première, c’est la conservation de l’individu par le manger et le boire. Ce bien peut être poursuivi de façon désordonnée par la gourmandise, gula en latin, qui a donné gueule et gueuleton. L’autre fin que l’homme poursuit, c’est la conservation de l’espèce par le coït. Le désordre ici, c’est la luxure, vice opposé à la chasteté (IIa-IIae, q. 153) et non l’impureté.

 

Le troisième bien de l’homme, ce sont les richesses. Le vice qui les prend pour fin a nom avarice. Et nous avons les quatre premiers péchés capitaux dans l’ordre justifié par Thomas d’Aquin : vaine gloire, gourmandise, luxure et avarice. Comparons-les aux quatre premiers du Catéchisme de l’Église catholique : l’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère. Seule l’avarice est dans les quatre premiers de Thomas d’Aquin. Il en est ainsi dans le petit Catéchisme de mon enfance : l’orgueil, l’avarice, l’impureté, l’envie.

 

Quand le bien meut l’appétit directement, nous avons trois sortes de biens que l’homme poursuit et quatre vices capitaux qu’ils présentent l’occasion de commettre. Voyons maintenant le deuxième cas : quand le bien meut l’appétit indirectement, on se détourne d’un bien à cause du mal qui lui est uni, propter aliquod malum conjunctum. Cela se produit de deux manières. Le bien dont on se détourne peut être le bien propre qui engendre la tristesse à cause des efforts qu’il exige. Ce vice, c’est l’acédie, une des espèces de tristesse que distingue Thomas d’Aquin.

 

Cette évocation du « bien propre » de l’homme appelle des précisions. Pour Thomas d’Aquin, l’homme est classé dans une espèce particulière à cause de son intelligence (IIa-IIae, q. 179, a. 1, sol. 2) de nature différente de l’intelligence animale [30]. Cette intelligence est ce qu’il y a de plus fondamental, principalissimum [31] et de meilleur dans l’homme, in homine optimum [32] ; rien dans les créatures n’est plus noble ni plus parfait que l’acte de l’intelligence [33].  Et le bien de l’intelligence, c’est la vérité, objet de la vie spéculative (De Veritate., q. 18, a. 6).

 

Mais cette vie spéculative exige des efforts, car elle est meilleure qu’une vie selon la nature de l’homme, melior quam vita quae est secundum hominem [34]. En effet, l’homme est composé d’un corps et d’une âme ; vivre comme s’il n’était qu’une intelligence ne lui est donc pas naturel. Une telle vie est au-dessus de l’homme, supra hominem (IIa-IIae, q. 180, a. 8, sol. 3). La vie spéculative, orientée vers la recherche de la vérité, exige donc des efforts. Ceux qui y renoncent, à cause des efforts requis, éprouvent de la tristesse

 

 C’est pourquoi Thomas d’Aquin place l’acédie dans le genre de la tristesse (Ia-IIae, q. 84, a. 4). Pourtant, le Catéchisme de l’Église catholique indique comme septième péché capital la paresse ou acédie ; il s’écarte alors de la pensée de Thomas d’Aquin. En parlant de la paresse, Thomas d’Aquin emploie ou bien le mot segnities (Ia-IIae, q. 41, a. 4) ou le mot pigritia (ibid., q. 44, a. 4, sol. 3), et la paresse est une espèce de crainte, non  une espèce de tristesse. Le paresseux n’est pas triste : il refuse de travailler par crainte de l’effort, tandis que l’acédique est triste de voir que son bien propre est difficile à atteindre. Un peu comme « les raisins trop verts » de la fable.

 

Enfin, la tristesse peut être causée par le bien du prochain. C’est alors l’envie chez celui qui y voit un obstacle à sa propre excellence. [La vedette d’hier a été éclipsée par une nouvelle venue, et elle ronge son frein.] Si l’envie comporte un désir de vengeance, ce qui est fréquent, c’est la colère,  appetitus vindictæ (Ia, q. 20, a. 1, sol. 2). Et nous avons les sept péchés capitaux bien articulés par Thomas d’Aquin : vaine gloire, gourmandise, luxure, avarice, acédie, envie et colère. Si l’on compare cette liste à celle du Catéchisme de l’Église catholique, on constate d’abord que l’ordre diffère, puis que Thomas d’Aquin place en tête la vaine gloire et non l’orgueil, qu’il emploie luxure et non impureté, acédie et non paresse. 

 

– La gourmandise est-elle un péché ?

 

         Thomas d’Aquin se demande d’abord si la gourmandise est un péché (IIa-IIae, q. 148, a. 1). Le mot gourmandise ne signifie pas le simple désir de manger et de boire, mais un désir désordonné, c’est-â-dire non conforme à la raison, règle de moralité. C’est en ce sens que la gourmandise est un péché, pour les théologiens ; une faute pour les moralistes, comme il a été dit ci-dessus.

 

Il se demande ensuite si elle est le plus grand des péchés (ibid., a. 3). La gravité d’un péché peut être envisagée d’un triple point de vue. Primo du point de vue de la matière du péché, et c’est le principal : les péchés les plus graves sont ceux qui portent sur les choses divines. La gourmandise n’est donc pas le plus grand puisqu’elle porte sur les choses qui concernent la sustentation du corps. Secundo du point de vue de celui qui pèche. De ce point de vue, le péché de gourmandise est plutôt diminué qu’aggravé, tant à cause de la nécessité de se nourrir que de la difficulté d’y garder la mesure. Tertio du point de vue des effets qui s’ensuivent. De ce point de vue, la gourmandise comporte une certaine grandeur [au sens vieilli du terme : grande taille, grande dimension], quamdam magnitudinem, du fait qu’elle occasionne divers péchés, diversa peccata.

 

Thomas d’Aquin va en étonner plus d’un en distinguant des espèces de gourmandise (ibid., a. 4). Comme il a été dit ci-dessus, la gourmandise est un désir désordonné de manger. Le désordre peut provenir de la nourriture même que l’on consomme et de sa manducation. En ce qui concerne la nourriture consommée, l’excès peut provenir de la sorte d’aliments, s’ils sont recherchés, c’est-à-dire coûteux ; du point de vue de la qualité, s’ils sont préparés avec trop de raffinement ; du point de vue de la quantité, s’ils sont consommés en surabondance. Du point de vue de la manducation, le désordre peut venir du fait que l’on devance l’heure raisonnable de manger ou que l’on ne respecte pas la manière convenable de le faire : par exemple, si l’on mange avec avidité. Isidore de Séville fusionne les deux premières circonstances et impute au gourmand quatre excès : selon la  substance, c’est-à-dire selon la qualité de la nourriture, puis selon la quantité, la manière et le temps.

 

La gourmandise est-elle un vice capital ?

 

 

Enfin, Thomas d’Aquin se demande si la gourmandise est un vice  capital (IIa-IIae, q. 148, a. 5). Il apporte trois objections ; j’en retiens deux.

 

Deux objections

 

Première objection. Il semble que la gourmandise n’est pas un vice capital. En effet, les vices sont dits capitaux quand d’autres vices trouvent en eux leur origine en les prenant comme fin. Mais la nourriture, objet de la gourmandise, n’est pas une fin. En effet, on ne la recherche pas pour elle-même mais pour nourrir le corps. La gourmandise n’est donc pas un vice capital. « Il faut manger pour vivre, et non vivre pour manger », déclare  Valère, dans L’Avare de Molière (acte III, scène première). Rares, sans doute, les gloutons qui vivent pour manger.

 

Deuxième objection. Il semble qu’un vice capital doit avoir une certaine primauté parmi les péchés. Mais cela ne convient pas à la gourmandise, qui semble être le moindre des péchés, en tant qu’elle est plus rapprochée de ce qui est naturel. [En effet, quoi de plus naturel que de manger pour vivre ?]  

 

À ces objections, Thomas d’Aquin oppose le témoignage du pape Grégoire le Grand, qui place la gourmandise parmi les péchés capitaux (Morales, chap. 45). Le texte mérite d’être cité : « Quand l’orgueil, qui est le roi des vices, a pleinement soumis un cœur, il le donne à dévaster à sept vices principaux, qui sont comme ses capitaines. La racine de tout mal est l’orgueil ; mais de cette racine vénéneuse sortent sept rejetons : la vaine gloire, l’envie, la colère, la tristesse (ou l’acédie), la gourmandise, la luxure et l’avarice. »

 

La gourmandise est un vice capital

 

Thomas d’Aquin répond à sa question. Un péché est qualifié de capital quand il donne naissance à d’autres qui prennent son objet pour fin [pour la luxure, ce sont les plaisirs sexuels ; pour la gourmandise, les plaisirs du manger.]  Comme le vice capital poursuit une fin très désirable, les hommes sont exposés, par le désir de cette fin, à multiplier les fautes. [Pour goûter le plaisir sexuel, ils commettent la fornication, l’adultère, l’inceste, l’onanisme, la sodomie, la bestialité, etc.] Or, ce qui rend une fin très désirable, c’est qu’elle contient quelque chose des conditions du bonheur, que tout être humain désire naturellement. Tel est le cas du plaisir : il appartient à la notion de bonheur, comme il est évident, selon le Philosophe [35].  [Personne ne peut vivre sans plaisir sensible et corporel (Ia-IIae, q. 34, a. 1).] C’est pourquoi il convient  de placer le vice de gourmandise, qui porte sur les plaisirs du toucher, premiers de tous, parmi les péchés capitaux. [Les fautes que le désir des plaisirs du manger occasionne sont moins connues que celles que suscite le désir des plaisirs sexuels. Aux excès déjà mentionnés, on peut ajouter que certains gloutons allaient vomir pour recommencer à manger ; que d’autres, pensant que le plaisir était proportionnel à la longueur du cou, enviaient les girafes.]

 

Solutions des objections

 

Solution de la première objection retenue. Les aliments sont les moyens de conserver la vie, et la vie est au plus haut point désirable, maxime appetibilis. C’est le but de presque tout (fere totus) le labeur humain. Il cite ici, après l’avoir atténué par un « presque », fere, l’affirmation de L’Ecclésiaste 6, 7 : « Toute la peine que prend l’homme est pour sa bouche. » [C’est de moins en moins vrai.] Cependant, la gourmandise porte davantage sur les plaisirs des aliments que sur les aliments. D’où ces propos d’Augustin : « Ceux qui se soucient peu de la santé de leur corps aiment mieux manger, à cause du plaisir qu’ils y prennent, que pour assouvir leur faim. Pourtant, le but de ce plaisir, c’est de n’avoir plus ni faim ni soif » (De la vraie religion, chap. 53).

 

Solution de la deuxième objection. La fin du péché se prend de ce vers quoi il tourne, ex parte conversationis ; sa gravité, de ce dont il éloigne, ex parte aversionis. C’est pourquoi il ne faut pas conclure qu’un vice capital dont la fin est au plus haut point désirable, maxime appetibilem, ait nécessairement une grande gravité. [Rappelons que ce n’est pas la gravité qui caractérise les péchés capitaux, mais le fait qu’ils donnent naissance à plusieurs fautes ; ce sont des péchés prolifiques.]

 

Les huit péchés capitaux de notre civilisation

 

Peu convaincu de la pertinence de nos sept péchés capitaux traditionnels, Konrad Lorenz (1903-1989), biologiste et zoologiste autrichien, en a proposé huit, qu’il pense mieux adaptés à notre civilisation. Mais d’abord, qu’elle influence ont encore les anciens ?

 

-– Que sont les anciens devenus ?

 

Avant d’aborder Les huit péchés capitaux de notre civilisation, selon Konrad Lorenz, voyons ce qui nous touche encore des sept anciens. Mentionner la vaine gloire fait hausser les épaules. La gourmandise ? L’obésité en forte croissance, même chez les enfants, et la malbouffe sont des problèmes graves, mais les chiffres suivants impressionnent davantage : un milliard d’êtres humains souffrent de la faim, de ce nombre 250 000 000 d’enfants. Jean Zigler disait récemment à la télévision qu’un enfant meurt de faim toutes les huit secondes. Pendant ce temps, les budgets de la défense des pays de la planète se sont élevés à 1738 milliards de dollars en 2011, soit une moyenne de 4,76 milliards par jour, c’est scandaleux. Les États-Unis se signalent avec un budget militaire de 700 milliards

 

La luxure ? Quand elle évoque la pédophilie, elle préoccupe. L’avarice ? « Attachement excessif à l’argent, passion d’accumuler, de retenir des richesses » (Petit Robert). Quand l’écart entre les riches et les pauvres ne cesse de croître, personne ne qualifie les riches d’avares, mais la définition donnée leur convient.

 

L’acédie ? Personne ne sait de quoi il s’agit. Nous la retrouverons chez Lorenz, mais sans le mot. L’envie ? Nous avons vu ci-dessus que Thomas d’Aquin considérait l’envie comme une espèce de tristesse, tout comme l’acédie (Ia-IIae, q. 35, a.  8). L’objet de la tristesse, c’est le mal qui nous atteint (face au mal, nous allons de la haine, à l’aversion, puis à la tristesse, si le mal n’est pas écarté). Or, il arrive que l’on considère le bien d’autrui comme un mal pour soi, quand on y voit une atteinte à sa gloire ou à son excellence. La nouvelle vedette suscite l’envie de l’ancienne. Il s’ensuit alors que le bien d’autrui engendre la tristesse (IIa-IIae, q. 36, a. 1).   

 

La colère ? On n’a pas à présenter la colère, car elle est bien connue : tout un chacun a vu un jour son hideux visage. Sans conteste, elle cause depuis toujours de terribles ravages. Massacres pendant les guerres, violence physique, qui entraîne parfois la mort de personnes âgées, de femmes ou d’enfants ; violence contre les animaux, voire contre les choses ; violence verbale ; vandalisme. Pour le stoïcien Sénèque (4 avant J.-C. -65), la colère est le pire de tous les vices.

 

– Les nouveaux péchés capitaux

 

Konrad Lorenz publia, en 1973, Les huit péchés capitaux de notre civilisation[36]. Les quelques bribes qui suivent sont présentées modestement comme une incitation à lire le livre, si ce n’est pas déjà fait, et non comme la quintessence de l’ouvrage. Voici ces huit nouveaux péchés capitaux.

 

1. Le surpeuplement

 

Le lecteur pense spontanément que le surpeuplement entraînera la famine. Le très optimiste Pierre Teilhard de Chardin s’en inquiétait en voyant que « la population du globe monte verticalement et que la terre arable se détruit sans précautions sur tous les continents [37] ». Lorenz voyait plutôt les humains s’abriter de la profusion des contacts sociaux d’une manière foncièrement inhumaine, et l’entassement de nombreux individus dans un espace restreint – les mégavilles – provoque inévitablement l’agressivité.

 

2. La dévastation de l’environnement  

 

Cette dévastation, en ravageant le monde extérieur, détruit en l’homme le respect de la beauté et de la grandeur de la nature : la population mondiale est urbanisée à 80 %, tous gens qui ont perdu contact avec la nature. Or, quand on n’apprécie plus le beau, le jour se lève où l’on n’appréciera plus le bon : kalos kagathos, forme abrégée de kalos kai agathos, « beau et bon », l’un n’allant pas sans l’autre, selon les anciens Grecs.  

 

3. La course contre soi-même

 

« La course de l’humanité avec elle-même, qui, pour notre malheur, devient toujours plus rapide avec le développement de la technologie. Cette contrainte du dépassement rend les hommes aveugles aux valeurs véritables et les prive du temps de réflexion, activité indispensable et proprement humaine. » La génération du cellulaire vissé à l’oreille, des écouteurs sur ou dans les oreilles et du iPad sur les genoux se demande de quelle maladie mentale souffre le penseur de Rodin. Pourtant il se livre à l’activité qui, selon Pascal, fait la grandeur et la dignité de l’homme [38]. Dans la société dont rêve Albert Jacquard, il n’y aurait plus de compétition ; cela commencerait dans les écoles, où l’on supprimerait les palmarès [39].   

 

4. Une tiédeur mortelle

 

Les progrès de la technologie et de la pharmacologie ont engendré une intolérance croissante à tout ce qui peut entraîner le moindre déplaisir. D’où l’incapacité d’éprouver une joie à laquelle on ne parvient qu’au prix d’un dur effort. « Le rythme, voulu par la nature, de contrastes balancés entre le flux et le reflux des souffrances et des peines, s’atténue en une imperceptible oscillation, ce qui engendre un ennui mortel » (op. cit., p. 164). Ces propos de Lorenz rappellent singulièrement les brèves considérations de Thomas d’Aquin sur l’acédie, et ils rejoignent cette affirmation de Pierre Teilhard de Chardin : « Le grand ennemi, l’ennemi no 1 du monde moderne, c’est l’ennui [40]. »

 

5. La dégradation génétique

 

« L’exigence de satisfaire immédiatement un instinct, la carence du sentiment des responsabilités et le manque de considération pour les autres sont des caractéristiques des petits enfants, facilement pardonnables vu leur âge. Le travail patient en perspective d’atteindre un but éloigné, la prise des responsabilités et les égards envers autrui sont des caractéristiques du comportement d’un homme mûr » (op. cit., p. 97). « Il n’est pas impossible que beaucoup d’infantilismes, qui transforment une grande partie de la jeunesse d’aujourd’hui en parasites sociaux, soient vraisemblablement d’origine génétique » (op. cit., p. 164).

 

6. La rupture de la tradition

 

Elle résulte du fait que nous avons atteint un point critique où les jeunes générations n’arrivent plus à s’entendre culturellement avec les anciennes, encore moins à s’identifier avec elles. Elles les traitent alors comme un groupe étranger et les affrontent avec une haine nationale. Les raisons de ce trouble de l’identification viennent avant tout du manque de contact entre parents et enfants, ce qui déjà chez le nourrisson entraîne des suites pathologiques.

 

7. La contagion de l’endoctrinement

 

L’extrême perfectionnement des moyens techniques conduit à des possibilités jamais atteintes dans l’histoire humaine d’influencer l’opinion publique et de créer l’uniformité des vues. Dès maintenant, en certains lieux, un individu qui se soustrait délibérément à l’influence des médias de masse, par exemple, à la télévision, passe pour un cas pathologique. Les effets dépersonnalisants de ces moyens sont accueillis avec plaisir par tous ceux qui veulent manipuler les foules.

 

8. Les armes nucléaires

 

Selon Lorenz, les armes nucléaires font peser sur l’humanité un danger plus facile à éviter que les sept menaces précédentes. « Il suffit de ne pas les fabriquer ou de ne pas les lancer », mais il ajoute : « Étant donné l’incroyable bêtise collective de l’humanité, c’est déjà un but difficile à atteindre » (op. cit., p. 159). Quand des pays possèdent l’arme nucléaire, il semble un peu bizarre qu’ils veuillent empêcher un autre pays de la développer.                                                                                                                                                                                                                                                    

 

La sobriété

 

         La sobriété est la deuxième espèce de tempérance que Thomas d’Aquin à distinguée. Il s’interroge d’abord sur la matière de la sobriété. Le  mot vient de mesure. En effet, quelqu’un est dit sobre, sobrius, parce qu’il garde la mesure. C’est pourquoi la sobriété aura pour matière spéciale la boisson dont la consommation avec mesure est le plus difficile et partant le plus louable. Or, c’est la boisson enivrante, parce que la consommer avec mesure apporte beaucoup, multum confert ; par contre, un petit excès nuit beaucoup, multum lædit, parce qu’il empêche l’usage de la raison plus que l’excès de nourriture.

 

[Le père Folghera a traduit multum confert par est utile. Si Thomas d’Aquin avait voulu dire que l’usage modéré de la boisson enivrante est simplement utile, il aurait employé utilis et non multum confert. Thomas d’Aquin ajoute : modicus excessus multum lædit ; Folghera traduit : « L’excès en est nuisible. » Il n’a pas vu modicus, ni multum lædit. Thomas d’Aquin dit qu’un excès modéré de boisson enivrante nuit beaucoup. Pourquoi ?  quia impedit usum rationis. Folghera traduit : « Parce qu’il obnubile la raison. » Thomas d’Aquin ne dit pas la raison mais « l’usage de la raison ».

 

         La sobriété est-elle une vertu spéciale ? (IIa-IIae, q. 149, a. 2). Il appartient à la vertu morale de préserver le bien de la raison contre ce qui peut y faire obstacle (q. 146, a. 2). C’est pourquoi, quand se dresse un obstacle spécial au bon usage de la raison, une vertu spéciale est requise pour l’écarter. Or, la boisson enivrante constitue, sans conteste, un obstacle spécial à l’usage de la raison en tant qu’elle trouble le cerveau en l’enfumant, sua fumositate. C’est pourquoi une vertu spéciale est requise pour écarter cet obstacle, et c’est la sobriété. On peut être raisonnable à la table et succomber devant la dive bouteille.  

 

         L’usage du vin est-il totalement illicite ? (IIa-IIae, q. 149, a. 3). Si la sobriété est une vertu qui rend conforme à la raison l’usage des boissons enivrantes, il s’ensuit que l’usage du vin ne peut pas être totalement illicite. L’Ecclésiastique (31, 27-28) l’affirme sans équivoque : « Le vin, c’est la vie pour l’homme, quand on en boit modérément. Quelle vie mène-t-on privé de vin ? Il a été créé pour la joie des hommes. Gaîté du cœur et joie de l’âme, voilà le vin qu’on boit quand il faut et à sa suffisance. » Il cite également l’Apôtre donnant ce conseil à Timothée (1 5, 23) : « Cesse de ne boire que de l’eau ; bois du vin modérément à cause de ton estomac et de tes fréquents malaises. » Il aurait pu citer Les Proverbes (31, 6-7) : « Procure des boissons fortes à qui va mourir, du vin à qui est rempli d’amertume : qu’il boive, qu’il oublie sa misère, qu’il ne se souvienne plus de son malheur. »

 

         Bref aucun aliment n’est en lui-même interdit, ni aucune boisson. Le Seigneur s’est prononcé clairement à ce sujet : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme ; mais ce qui sort de sa bouche, voilà ce qui souille l’homme » (Matthieu 15, 11). C’est pourquoi boire du vin n’est pas, en soi, illicite. Cependant cela peut le devenir dans certains cas. Parfois, celui qui en boit le supporte mal ou s’est obligé par vœu à s’en abstenir. Parfois, quand il est bu outre mesure. Parfois, en boire devient illicite à cause des autres qui seraient scandalisés.

 

         Le Coran et le vin

 

         Le Coran interdit le vin : « Ils t’interrogent sur le vin et le jeu. Dis-leur : L’un et l’autre sont un mal. Les hommes y cherchent des avantages, mais le mal est plus grave que l’avantage n’est grand » (Sourate II, 216). On s’étonne cependant de lire : « Ô croyants ! ne priez point lorsque vous êtes ivres » (Sourate IV, 46). « Ô croyants ! le vin et le jeu de hasard […] sont une abomination inventée par Satan ; abstenez-vous-en et vous serez heureux. Satan désire exciter la haine et l’inimitié entre vous par le vin et le jeu » (Sourate V, 92, 93). On s’étonne de nouveau : « Parmi les fruits, vous avez le palmier et la vigne, d’où vous retirez une boisson enivrante et une nourriture agréable » (Sourate XVI, 69). Pierre Damien (1007-1072), docteur de l’Église, avait ajouté la philosophie, comme invention du diable.

 

         Mais au paradis, le vin coulera à flots (Sourate XLVII, 16) : « Voici le tableau du paradis qui a été promis aux hommes pieux : des fleuves d’eau qui ne se gâte jamais, des fleuves de lait dont le goût ne s’altérera jamais, des fleuves de vin doux à boire. »  Qui connaît le moindrement l’Évangile se rappelle forcément les paroles de Jésus à la dernière cène : « Je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de mon Père » (Matthieu 26, 29, Bible de Jérusalem). La traduction de la Bible de Bayard, Médiaspaul diffère quelque peu : « Désormais, je ne boirai plus du produit de la vigne, jusqu’au moment de le boire avec vous, dans le règne de mon Père. »

 

         L’ivrognerie

 

         Après avoir traité de la sobriété, Thomas d’Aquin passe au vice qui lui est opposé. En latin, il emploie le mot ebrietas (IIa-IIae, q. 150, a. 1). La facilité fait rendre le mot par ébriété, mais, en français, l’ébriété n’est pas un vice. Le Petit Robert donne comme synonyme ivresse avec l’exemple suivant : être en état d’ébriété. L’ivresse non plus n’est pas un vice. C’est l’ivrognerie qui en est un, et le Petit Robert la définit fort bien : « Habitude de s’enivrer. »

 

La vertu est une disposition stable. La personne qui, par la répétition d’actes appropriés, a acquis la sobriété à l’état de vertu, maîtrise son inclination au plaisir de consommer des boissons enivrantes. Un acte contraire ne détruit pas l’habitude ancrée. Le vice opposé à la sobriété est, lui aussi, une disposition stable, engendrée par la répétition d’actes contraires à la vertu. La personne qui a développé ce vice est devenue incapable de contrôler son inclination au plaisir de consommer des boissons enivrantes. Elle peut, à l’occasion, conformer sa conduite à la raison, mais elle ne possède pas la sobriété à si bon compte : « Une hirondelle ne fait pas le printemps. » De même, un acte de sobriété ne rend pas sobre. Voltaire se trompe quand il affirme : « Néron, le pape Alexandre VI, et d’autres monstres de cette espèce, ont répandu des bienfaits ; je réponds hardiment qu’ils furent vertueux ces jours-là [41]. »

 

Il semble que l’ivrognerie n’est pas un péché, car tout péché a un péché qui lui est contraire. Par exemple, à la lâcheté s’oppose l’audace, à la pusillanimité la présomption, à la douceur la cruauté. Or, aucun péché ne s’oppose à l’ivrognerie. Il semble donc qu’elle n’est pas un péché. Thomas d’Aquin n’ignore pas que le vice opposé à l’ivrognerie – il parle bien de vice, vitium – n’a pas de nom, cependant il affirme que celui qui s’abstiendrait sciemment de vin au point de nuire gravement à sa santé ne serait pas exempt de faute.

 

Au sujet de la relation entre le vin et la santé, on peut se rappeler le conseil, cité ci-dessus, de Paul à Timothée : « Cesse de ne boire que de l’eau. Prends un peu de vin à cause de ton estomac et de tes fréquents malaises » (1 Tim 5, v. 23). Thomas d’Aquin trouve que le pain et le vin sont la matière convenable pour l’eucharistie parce que ce sont les aliments que les hommes [des pays qu’il connaissait] consomment communément (IIIa, q. 74, a. 1). Dans sa Règle, saint Benoît prescrit : « Considérant les limites des faibles, nous pensons qu’une hémine de vin par jour suffira à chacun » (chap. 40, 3). [Une hémine, c’est 271 millilitres. Donc un peu plus d’un quart de litre.] Il ajoute : « Nous lisons que le vin ne convient aucunement aux moines, mais,  puisque, de nos jours, on ne peut en persuader les moines, convenons du moins de n’en pas boire jusqu’à satiété, mais modérément » (ibid., 6). L’expression  de nos jours (nostris temporibus) fait sourire quand on pense que saint Benoît a terminé la rédaction de sa Règle en 540, sept ans avant sa mort.

 

         Le témoignage de Pascal en faveur du vin est bien connu : « Trop et trop peu de vin : ne lui en donnez pas, il ne peut trouver la vérité ; donnez-lui en trop, de même [42]. » Horace (- 65 - -8) rapporte une opinion qui s’apparente à celle de Pascal : « Des vers ne peuvent durer et plaire longtemps, s’ils ont été écrits par des buveurs d’eau [43]. » Il ne s’agit pas seulement de procurer de la joie, mais de permettre à l’être humain d’atteindre son bien propre, la vérité. Rappelons que le trop et le trop peu se déterminent par rapport au sujet et non à la bouteille ; trop pour l’un peut être juste assez pour l’autre.

        

La chasteté

 

Enfin, la chasteté, troisième espèce de tempérance – les deux premières étant, simple rappel, l’abstinence et la sobriété. Thomas d’Aquin se demande d’abord si la chasteté est une vertu (IIa-IIae, q. 151, a. 1). Il va prouver en quelques lignes qu’elle en est une parce qu’elle réfrène, comme son nom l’indique – du latin castitas, on remonte à castigare, qui signifie contenir –, l’inclination aux plaisirs sexuels, c’est-à-dire qu’elle la rend docile à la raison. Or, c’est précisément le rôle de la vertu de rendre dociles à la raison, règle de moralité, toutes les inclinations naturelles, surtout les plus véhémentes, comme le sont les inclinations représentées par le lit, la table et la bouteille, la « dive bouteille » de Rabelais.

 

Les stoïciens fixaient comme idéal de supprimer les passions. Pour eux, elles étaient des maladies de l’âme, et ils ne voyaient pas comment une maladie, même peu grave, pouvait être utile. Augustin a protesté : « Sans passions, nous ne pouvons pas vivre correctement, non recte vivimus [44]. » Les choses sans lesquelles on ne peut vivre correctement, on les traite avec respect. Thomas d’Aquin demande qu’on s’en fasse de bons instruments en les rendant dociles à la raison par des actes répétés de la vertu concernée.  

 

Solution d’une objection

 

 La première objection refusait à la chasteté le nom de vertu. Nous parlons de vertu de l’âme. Mais la chasteté semble appartenir au corps : on dit, en effet, de quelqu’un qu’il est chaste selon la manière dont il se comporte dans l’usage de certaines parties du corps. Il s’ensuit que la chasteté n’est pas une vertu.

 

La chasteté est dans l’âme comme dans son sujet, répond Thomas d’Aquin, mais sa matière est dans le corps [comme la sobriété a sa matière dans les boissons enivrantes]. Il appartient, en effet, à la chasteté que, selon le jugement de la raison et le choix de la volonté, on use avec mesure, moderate, de certains membres du corps. Folghera traduit ainsi : « La chasteté réside dans l’âme, mais sa matière, c’est le corps. » Pas le corps, mais des membres du corps. Par la chasteté, dit Thomas d’Aquin, on peut faire un usage raisonnable non pas du corps, mais de membres du corps, moderate utatur corporalibus membris et non moderate utatur corpore.

 

La chasteté est-elle distincte de l’abstinence ?

 

Après ce qui a été dit ci-dessus, on croyait savoir que l’abstinence et la chasteté sont deux vertus distinctes, mais Thomas d’Aquin remet en question cette distinction (IIa-IIae, q. 151, a. 3). Il rappelle d’abord que le désir des  plaisirs du toucher est l’objet propre de la tempérance (IIa-IIae, q. 141, a. 4). [Plaisirs du toucher ? Il faut se garder de penser au plaisir de flatter son petit chien ou son chat.] Pour comprendre ce que Thomas d’Aquin entend par les plaisirs du toucher, il faut aller à Ia-IIae, q. 31, a. 6, où il se demande si les plaisirs du toucher sont plus grands que les plaisirs des autres sens [les autres sens sont la vue, l’ouïe et l’odorat ; le goût est un toucher].

Folghera traduit ainsi : « La tempérance a pour objet propre les plaisirs du toucher. » Non ; Thomas d’Aquin dit que la tempérance est circa concupiscencias delectationum tactus. Folghera a escamoté concupiscencias, du verbe concupiscere, qui signifie désirer vivement. Pourtant, il avait bien dit, en Ia-IIae, q. 146, a. 2, que la vertu morale défend le bien de la raison contre les assauts des passions. C’est le désir du plaisir que la tempérance contrôle et non le plaisir. Le désir du plaisir sexuel est mauvais quand il conduit à le rechercher dans l’adultère, l’inceste, la pédophilie et les autres déviations.  

 

 Quand il est conforme à la raison, par exemple, lors de relations sexuelles entre époux, il peut faire poser des actes qui suspendent momentanément l’usage de la raison. Selon Démocrite (~ 460 - ~ 370) : « L’acte sexuel est une courte apoplexie [45]. »  À ce sujet, Thomas d’Aquin affirme : « Il n’est pas contraire à la vertu que l’acte de la raison soit parfois interrompu en posant un acte conforme à la raison » (IIa-IIae, q. 153, a. 2, sol. 2).

 

Ces points capitaux étant clarifiés, voyons comment Thomas d’Aquin prouve que la chasteté est une vertu distincte de l’abstinence. La tempérance porte donc sur les désirs des plaisirs du toucher. C’est pourquoi où se rencontrent diverses sortes de plaisir, des vertus diverses, comprises sous la tempérance, sont requises. Or, les plaisirs sont proportionnés aux opérations, dont ils sont les perfections, comme il est dit dans l’Éthique de Nicomaque (X, chap. 4, 4) : « Le plaisir appartient à l’ordre des choses complètes et achevées. »  [Folghera n’a pas traduit : quarum sunt perfectiones ; dont [les plaisirs] sont les perfections [ou les achèvements]. « Toute activité trouve son achèvement dans le plaisir » (ibid., v. 11).

 

Or, il est évident que sont d’un autre genre les opérations qui concernent l’usage des aliments, qui assurent la conservation de l’individu, et les opérations qui concernent l’usage des choses vénériennes, usum venereorum, par lesquelles l’espèce est propagée. C’est pourquoi la chasteté, qui concerne le désir des plaisirs vénériens, est une vertu distincte de l’abstinence, qui concerne le désir des plaisirs des aliments.

 

La luxure, vice opposé à la chasteté

 

Thomas d’Aquin va traiter de la luxure en général, puis de ses espèces. Au sujet de la luxure en général, il se demande d’abord quelle est sa matière ; puis si un acte vénérien peut être sans péché ; enfin si la luxure est un péché capital.

 

La luxure en général

 

Le mot luxure vient du latin luxuria. Mon dictionnaire latin prévient les traducteurs : « Très rarement  luxure ” », mais : « 1) Surabondance. 2) Luxe. 3) Mollesse, débauche. » Quand Thomas d’Aquin fait de la luxure le vice opposé à la chasteté, il est évident qu’il s’agit du troisième sens du mot, mais il ne s’agit pas d’un emploi équivoque. Il y a un élément commun entre ce sens et les autres : c’est la notion de surabondance. Dans le cas des péchés de luxure, il s’agit de la surabondance du plaisir sensible.

 

Thomas d’Aquin se demande d’abord si la luxure a pour matière les seuls désirs et plaisirs…venereæ. Folghera rend ce dernier mot par de la volupté. Je consulte mon Petit Robert. Au sens vieilli, le mot volupté signifie : « Goût, recherche des plaisirs des sens ou des plaisirs sexuels. » C’est décidément trop large ; il faudrait ne retenir que les « plaisirs sexuels ». Si l’on va au latin venerius, on voit que le mot vient de Vénus, la déesse de l’amour. Venerius a donné vénérien. L’expression maladies vénériennes a pris un coup de vieux, elle aussi : on parle maintenant de MTS et de ITSS. Il semble donc que sexuels serait une bonne traduction de venereæ. Et Thomas d’Aquin se demanderait si la luxure a pour matière les seuls désirs et plaisirs sexuels (IIa-IIae, q. 153, a. 1).

 

À cause de l’idée de surabondance qu’il évoque, le mot luxure pourrait s’appliquer à tous les débordements, à tous les excès, mais, comme il s’y ajoute une sorte de dissolution de l’âme dans le plaisir, le mot est employé par antonomase pour désigner les débordements sexuels.

 

Thomas d’Aquin se demande ensuite si un acte vénérien peut être sans péché (q. 153, a. 2). Il rappelle d’abord en quoi consiste le péché – la faute dans les actes humains. Il y a faute quand l’ordre établi par la raison n’est pas respecté. Or, cet ordre consiste dans l’adaptation des moyens à la fin. C’est pourquoi il n’y a pas de faute à user, conformément à la raison, de certaines choses en vue de leur fin. Or, de même qu’est vraiment bon ce qui conserve la nature corporelle de l’individu, de même est un bien excellent, bonum excellens, ce qui conserve la nature de l’espèce humaine. Or, de même qu’à la conservation de la vie d’un homme est ordonné l’usage de la nourriture, de même à la conservation de tout le genre humain est ordonné l’usage des choses vénériennes, usus venereorum. D’où ce mot d’Augustin : « Ce que les aliments sont pour le salut de l’homme, les rapports sexuels le sont pour le salut du genre humain » (De Bono conjugali, chap. 16). C’est pourquoi de même que l’usage de la nourriture ne comporte aucune faute s’il est conforme aux exigences de la raison, de même l’usage des choses vénériennes n’en comporte aucune s’il est conforme aux exigences de sa fin, la génération humaine.

 

Faire de la génération humaine la fin du mariage n’est pas une invention de saint Augustin. Des païens avaient affirmé avant lui que seul le souci de s’assurer une descendance justifiait l’activité sexuelle. Rien d’étonnant qu’un chrétien comme Philon d’Alexandrie (~ 12 avant J.-C. - ~ 54 après J.-C.) l’ait fait sienne. Dans  La Tyrannie du plaisir, Jean-Claude Guillebaud rapporte quelques-unes de ses opinions. D’abord, pour lui la procréation est le but unique du mariage. Plus sévère que les Grecs, il condamne les rapports avec une femme que l’on sait stérile, parce qu’ils seraient inspirés par la recherche du plaisir. Il interdit la contraception et condamne l’homosexualité en des termes d’une incroyable sévérité : il recommande de « tuer sans hésitation […] l’homme efféminé qui défigure l’œuvre de la nature et […] contribue à la désertification et au dépeuplement des villes en laissant perdre sa semence » (op. cit., p. 215).

 

Heureusement, ce n’est pas de lui que l’Église romaine a suivi et gardé la doctrine, mais d’abord d’Augustin, comme disait, en 534, le pape Jean II. Augustin sera le docteur commun de l’Église romaine jusqu’à ce que Thomas d’Aquin le supplante. Augustin était plus humain que Philon, Thomas d’Aquin le sera davantage qu’Augustin.  

 

Les fins du mariage

 

Quand saint Paul dit aux Corinthiens (1, 10, 31) : « Tout ce que vous faites : manger, boire, ou n’importe quoi d’autre, faites-le pour la gloire de Dieu », cela n’exclut pas que ses auditeurs entendaient bien atteindre d’autres fins : manger pour la gloire de Dieu, soit, mais en même temps, manger pour vivre. Que la fin du mariage soit la génération humaine n’exclut pas qu’il ait d’autres fins, comme nous verrons à l’instant chez Thomas d’Aquin.

 

Dans IIIa, q. 29, a. 2, Thomas d’Aquin assignait comme fin du mariage engendrer et élever des enfants, finis matrimonium est proles generanda et educanda. Mais, dans la Somme contre les Gentils (III, chap. 123), il signale d’autres avantages au mariage. D’abord, entre un mari et son épouse semble régner la plus grande amitié, maxima amicitia. En effet, ils s’unissent non seulement dans l’acte de la copulation charnelle, in actu carnalis copulæ, qui, même chez les bêtes, forme une société agréable, suavem societatem, mais encore dans le partage de toute la vie domestique.

 

Quand on reconnaît l’importance de l’amitié : « L’amitié est absolument indispensable à la vie ; sans amis, nul ne voudrait vivre, même en étant comblé de tous les autres biens [46] » ; quand on sait que la vie en couple est le lieu de la plus grande amitié, maxima amicitia, on ne s’étonne pas de voir les gens vivre en couple. Le Phèdre de Platon se termine ainsi : « … entre amis tout est commun. » Or, c’est dans le mariage ou dans la vie en couple que la communauté est le plus large : même lit, même table, mêmes joies, mêmes peines, mêmes problèmes ; l’ennui n’a pas sa place. 

 

Dans les années 1950, Charles De Koninck – père de douze enfants – disait à ses étudiants – j’en étais alors – qu’il ne fallait pas hiérarchiser les fins du mariage et considérer les fins qualifiées de « secondaires » comme moins importantes. Vatican II a donné raison à mon éminent professeur : « Le mariage et l’amour conjugal sont d’eux-mêmes ordonnés à la procréation et à l’éducation. D’ailleurs, les enfants sont le don le plus excellent du mariage et ils contribuent grandement au bien des parents eux-mêmes. » Mais le Concile d’ajouter : « sans sous-estimer pour autant les autres fins du mariage [47]. »

 

L’expression sans sous-estimer m’intriguait ; tout traducteur est parfois traître : Traduttore, traditore. Je suis donc allé au latin du texte conciliaire. Le verbe qui a été traduit par sous-estimer, c’est posthabere, qui signifie placer en second rang, faire passer après. À sous-estimer, les traducteurs auraient dû préférer sans mettre en second rang ou sans faire passer après les autres fins du mariage. Ils auraient ainsi éliminé la catégorie des fins « secondaires ». Dans 50, 3, Vatican II ajoute : « Le mariage n’est pas institué en vue de la seule procréation. » On peut donc se marier pour d’autres raisons. Et c’est pourquoi l’Église catholique romaine bénit des mariages de personnes âgées, de personnes handicapées, de couples stériles. Sans possibilité d’avoir des enfants, sans concupiscence à apaiser, on peut se marier pour s’offrir des secours réciproques. « Mon joug est doux et mon fardeau léger », a dit le Christ (Matthieu 11, 30). Encore plus léger quand on le porte à deux dans le mariage.

 

La procréation des enfants a été considérée jadis comme la fin première et unique du mariage. Il fut un temps où « le célibat était une chose mauvaise et punissable [48]. » « Le mariage était donc obligatoire. Il n’avait pas pour but le plaisir, son objet principal n’était pas l’union de deux êtres qui se convenaient et qui voulaient s’associer pour le bonheur et pour les peines de la vie » (ibid., p. 52). Platon apporte sa caution : « Le mariage utile à l’État, voilà en fait, dans chaque cas, celui auquel on doit être prétendant, et non pas celui qui nous plaît le plus à nous-mêmes. […] S’il arrive qu’à trente-cinq ans, on ne soit pas encore marié, on paiera une amende annuelle [49]. » Dans son traité Des Lois, Cicéron énumère les tâches des censeurs, c’est-à-dire de ces magistrats chargés, chez les Romains, d’établir le cens [dénombrement des citoyens et évaluation de leur fortune] et qui avaient le droit de contrôler les mœurs. L’une de ces responsabilités : « Ils ne permettront pas le célibat » (III, chap. III). Les Juifs avaient une prescription semblable : « Il n’y aura pas de stérile chez toi, de l’un et l’autre sexe » (Deutéronome 7, 14). Marie connaissait cette prescription, elle en savait les exigences, et Thomas d’Aquin ne doute pas qu’elle était disposée à les assumer si Dieu le voulait, si Deo placeret (IIIa, q. 28, a. 4, sol. 1).

 

Deuxième objection et solution

 

Partout où il y a quelque chose d’excessif qui éloigne du bien de la raison, il y a quelque chose de vicieux, car la vertu est détruite par le trop et le trop peu, per superfluum et diminutum. Mais tout acte charnel comporte une surabondance de plaisir qui absorbe la raison au point où personne ne pourrait penser au moment où il l’éprouve [50]. Et saint Jérôme d’ajouter que, pendant cet acte, l’esprit de prophétie ne touchait pas le cœur des prophètes. Il semble donc qu’aucune union charnelle ne peut être sans péché.

 

Voici la réponse de Thomas d’Aquin. Comme nous l’avons dit plus haut (q. 152, a. 2, sol. 2 ; Ia-IIae, q. 64, a. 2), le milieu de la vertu ne se mesure pas selon la quantité, mais selon ce qui convient à la raison droite. C’est pourquoi l’abondance du plaisir que produit un acte sexuel conforme à la raison n’est pas contraire au milieu de la vertu. De plus, ce n’est pas la quantité de plaisir sensible, qui résulte de la disposition du corps, qui importe à la vertu, mais la disposition intérieure par rapport à ce plaisir. Que la raison ne puisse émettre un acte libre et s’élever à la considération des choses spirituelles au moment où ce plaisir est éprouvé ne signifie pas que cet acte est contraire à la vertu. Car il n’est pas contraire à la vertu que l’acte de la raison soit parfois interrompu par un acte qu’il est conforme à la raison de poser. Sinon, se livrer au sommeil serait contraire à la vertu.

 

La luxure, vice capital

 

Thomas d’Aquin se demande enfin si la luxure est un vice capital (q. 153, a. 4). On qualifie de capital un vice qui a une fin très désirable de sorte que la poursuite de cette fin amène à commettre beaucoup d’autres fautes. Or, la fin de la luxure est le plaisir sexuel, qui est le plus intense des plaisirs. C’est pourquoi ce plaisir est au plus haut point désirable, selon l’appétit sensible, tant à cause de la véhémence du plaisir qu’à cause du caractère connaturel de ce désir. Il est donc évident que la luxure est un vice capital. En distinguant les espèces de luxure, il énumérera quelques-unes des  fautes que fait commettre le désir du plaisir sexuel. Il importe de remarquer qu’il a dit « selon l’appétit sensible », car il place au-dessus des plaisirs sensibles les plaisirs intellectuels et spirituels (Ia-IIae, q. 31, a. 5).

 

Les espèces de luxure

 

La luxure a été définie comme le vice opposé à la chasteté, et le premier venu connaît au moins deux ou trois manières de manquer à la chasteté. Le père Sertillanges la présente comme « un chef de vices haut gradé ». Thomas d’Aquin va nous en parler sous le titre « parties » ou « espèces » de luxure. En note, le père Folghera s’excuse auprès de ses lecteurs de langue française : « On comprendra qu’en raison des délicates matières traitées en cette question 154, nous n’en donnions pas la traduction française. » « On comprendra » ? Je ne dois pas être le seul à ne pas comprendre : quand Thomas d’Aquin a abordé cette question, il n’a pas changé de langue.

 

 

Considérations sur chacune des espèces de luxure

 

Thomas d’Aquin distingue six espèces de luxure ou de fautes contre la chasteté : la fornication, l’adultère, l’inceste, le stupre, le rapt et le sacrilège. Il s’attarde sur la première, la fornication, la moins grave de toutes, mais sans doute la plus répandue

 

La fornication simple est-elle une faute grave ?

 

D’abord, quelle est l’origine de ce mot bizarre fornication ? Comment peut-on la qualifier de simple ? Quelle est la gravité de cette faute ?

 

Origine du mot fornication

 

Les amateurs d’étymologie se demandent d’où vient ce mot étrange, fornication. Le Petit Robert nous apprend qu’il remonte au début du XIIe  siècle ; en latin ecclésiastique, fornicatio, de fornix « voûte », parce que les prostituées habitaient à Rome des chambres voûtées. On appelait fornication les relations éphémères qui se nouaient dans ces chambres voûtées. C’est un de ces cas où l’étymologie d’un mot ne nous apprend rien de sa signification, car ces chambres voûtées auraient pu servir à bien d’autres usages.

 

Le père Sertillanges trouve que « la fornication simple n’a de simple que le nom [51] ». En latin, simplex ne doit pas être nécessairement traduit par simple ; il peut être plus clair de le traduire par non composé, c’est-a-dire qui n’est pas composé d’éléments. Le cuivre est un corps simple ; le bronze est un alliage de cuivre et d’étain. La fornication  qualifiée de simple est une relation sexuelle entre une femme et un  homme libres et consentants ; cette relation ne comporte pas un élément qui en ferait un adultère, un inceste, un stupre, un rapt ou un sacrilège. Voici comment Thomas d’Aquin prouve que la fornication simple est, selon lui, une faute grave.

 

La fornication simple, une faute grave

 

Est grave toute faute commise directement contre la vie de l’homme. Or, la fornication simple comporte un désordre qui tourne au détriment de l’enfant qui naîtrait de cette relation sexuelle. [L’argument de Thomas d’Aquin est moins convaincant de nos jours, car les moyens d’éviter l’enfant sont disponibles.] Nous voyons, en effet, chez tous les animaux où les soins du mâle et de la femelle sont requis pour l’éducation des petits, qu’il n’y a pas chez eux d’accouplement au hasard des rencontres, mais accouplement du mâle avec une femelle déterminée, qu’elle soit unique ou multiple – il a prouvé plus haut, qu’elle ne doit pas être multiple [52] – ; c’est évident chez les oiseaux. Il n’en est pas ainsi chez les animaux quand la femelle suffit à élever seule la progéniture. L’accouplement a alors lieu au hasard des rencontres, comme on le voit chez les chiens et chez d’autres animaux.

 

Or, il est manifeste que, pour l’éducation d’un être humain, non seulement sont requis les soins de la mère qui le nourrit de son lait, mais aussi, et bien plus encore [nous y reviendrons], les soins du père, qui doit l’instruire, le défendre et le faire progresser dans les biens tant intérieurs qu’extérieurs. Et c’est pourquoi il est contraire à la nature de l’homme de s’accoupler au hasard des rencontres ; il faut que cela se fasse entre un mâle et une femelle déterminée, avec laquelle il demeure longtemps, voire pendant toute la vie.

 

Il s’ensuit qu’il est naturel aux mâles de l’espèce humaine de chercher à être certains de leurs enfants, parce que l’éducation de ces derniers leur incombe. Or, cette certitude serait impossible s’il y avait accouplement au hasard. Ce choix d’une femme déterminée s’appelle mariage. C’est pourquoi on dit qu’il est de droit naturel.

 

Mais parce que le mariage est ordonné au bien commun du genre humain tout entier, et que les lois sont promulguées en vue du bien commun (Ia-IIae, q. 90, a. 2), il s’ensuit que le mariage fait l’objet de lois, Nous dirons, dans la troisième partie de cet ouvrage, de quelle façon se fait cette détermination, lorsque nous traiterons du sacrement de mariage. [Thomas d’Aquin n’ayant pas terminé la Somme théologique, nous ne savons pas ce qu’il aurait dit des lois concernant le mariage.] Puisque la fornication est un accouplement fortuit, en dehors du mariage, elle est donc contraire au bien de l’enfant à élever. C’est pourquoi elle est une faute grave.

 

Cette conclusion conserve sa valeur même si le fornicateur pourvoit suffisamment à l’éducation de l’enfant, car ce qui tombe sous la détermination de la loi est jugé selon ce qui arrive communément, et non ce qui peut arriver dans tel cas particulier.

 

Dans la Somme contre les Gentils,Thomas d’Aquin revient sur la fornication et il apporte des éléments nouveaux quand il se demande pour quelle raison la fornication simple est un péché, selon la loi divine, alors que le mariage [qui comporte une union charnelle semblable] est naturel (III, chap. 122).

 

Il apparaît comme vain, aux yeux de Thomas d’Aquin, le raisonnement de ceux pour qui la simple fornication n’est pas une faute. Ils disent, en effet : « Soit une femme non mariée, qui n’est sous le pouvoir de personne, ni de son père ni d’aucun autre. Si quelqu’un s’en approche, alors qu’elle y consent, il ne lui cause aucun tort puisque cela lui plaît et qu’elle a pouvoir sur son corps. Il ne fait de tort à personne d’autre puisque cette femme n’est sous le pouvoir de personne. » Il ne semble donc pas qu’il y ait faute.

 

Il ne semble pas, non plus, que ce serait une réponse suffisante si quelqu’un disait que cet acte est une offense à Dieu. Car nous n’offensons Dieu qu’en tant que nous agissons contre notre bien : Non Deus a nobis offenditur nisi ex eo quod contra nostrum bonum agimus (III, chap. 122) et l’acte en cause ne semble pas contraire à notre bien. Ainsi, il ne saurait être une injure à Dieu. [Cette phrase de Thomas d’Aquin constitue une exigence redoutable pour ceux qui enseignent la morale. Il ne leur suffit pas de dire que telle manière de se comporter est à éviter : il faut qu’ils prouvent à ceux qui l’ont adoptée ou qui voudraient l’adopter qu’ils SE nuisent ou Se  nuiraient. Faire le bien, c’est, pour Thomas d’Aquin, se faire du bien.]

 

De même encore il ne semble pas suffisant de répondre qu’en raison du scandale cet acte est une offense au prochain. Il arrive, en effet, que quelqu’un se scandalise d’un acte qui de soi n’est pas peccamineux ; dans un tel cas, l’acte n’est qu’accidentellement une offense au prochain. Or, ici la question est de savoir si la fornication est une faute en elle-même et non en raison de circonstances. Il faut chercher la solution dans les principes énoncés antérieurement (Somme contre les Gentils, III, chap. 112 et suivants).

 

Le fornicateur agit contre son bien

 

Comme il a été dit, en parlant de la Providence (Ia, q. 22), Dieu pourvoit à chaque être en vue de son bien. Or, le bien d’un être, c’est qu’il atteigne sa fin [que le prunier produise des prunes, le cerisier des cerises] ; le mal, qu’il en soit détourné. Et il en est des parties comme du tout. Chaque partie de l’homme et chacun de ses actes doivent atteindre leur fin. Or, si elle est superflue pour la conservation de l’individu, la semence est nécessaire à la propagation de l’espèce. Les autres superfluités, telles les éjections, l’urine, la sueur et autres choses semblables, ne sont à rien nécessaires : le bien de l’homme est uniquement de les rejeter. 

 

Or, ce n’est pas seulement ce que l’on veut de la semence – la rejeter – mais qu’elle soit émise pour l’utilité de la génération, à laquelle le coït est ordonné. Toutefois la génération de l’homme serait vaine si ne lui était assurée la nourriture adéquate, debita nutritio, sans laquelle il ne pourrait survivre. [Thomas d’Aquin désapprouve ainsi ceux qui mettent des enfants au monde quand ils n’ont pas de quoi les nourrir et les éduquer.]  Ainsi donc l’émission de la semence doit être ordonnée pour que puisse s’ensuivre la génération et l’éducation de l’engendré, et geniti educatio.  

 

Ainsi il est évident que toute éjaculation de semence produite de telle manière que la génération ne peut suivre est contre le bien de l’homme. La provoquer délibérément est donc une faute. Il est question d’une manière [d’émettre la semence] qui, de soi, rend la génération impossible, comme toute émission de semence sans union naturelle du mâle et de la femelle. C’est pourquoi ces fautes sont dites contre nature. Mais si, par accident, la génération ne peut suivre d’une union du mâle et de la femelle, ce ne serait pas contre nature ni ne serait une faute ; tel est le cas d’une femme stérile. [On ignorait l’époque qu’un homme pouvait être stérile.] De même encore, il serait contraire au bien de l’homme que l’émission de la semence soit telle que la génération suive, mais qu’une éducation convenable ne soit pas possible. [C’est le cas, comme j’ai dit, de ceux qui font des enfants sans avoir de quoi les nourrir et les éduquer.]

 

[Thomas d’Aquin évoque, comme dans la Somme théologique, la conduite des animaux ; il le fait avec les connaissances qu’il en possédait.] Quand la femelle suffit seule à assurer l’éducation des rejetons, le mâle et la femelle ne cohabitent plus après le coït, c’est évident chez le chien. Par contre, chez certains animaux, la femelle ne peut assumer seule cette tâche ; après le coït, le mâle et la femelle demeurent alors ensemble autant qu’il est nécessaire. Il en est ainsi chez les oiseaux, car les oisillons ne peuvent dès leur naissance aller chercher leur nourriture. En plus, il faut les couver pour les réchauffer. La femelle seule ne saurait suffire. Aussi, sous l’impulsion de la divine Providence [nous dirions de l’instinct], le mâle reste-t-il naturellement avec la femelle.

 

Dans l’espèce humaine, il est évident que la femme ne pourrait pas seule assurer l’éducation des enfants, puisque les nécessités de la vie humaine requièrent beaucoup de choses qu’un seul ne peut fournir. Il est donc conforme à la nature humaine qu’après le coït l’homme demeure avec la femme, et ne la quitte pas aussitôt pour aller indifféremment vers quelque autre, comme c’est le cas des fornicateurs.

 

On remarquera en outre que, dans l’espèce humaine, les enfants n’ont pas seulement besoin de nourriture pour leur corps, comme les autres animaux, mais encore d’éducation pour leur âme – la santé, la vigueur et la beauté sont des qualités du corps ; les sciences, les arts et les vertus morales sont des qualités de l’âme. Les autres animaux ont naturellement leurs arts, suas prudentias, par lesquels ils peuvent pourvoir à leurs besoins, tandis que l’être humain est guidé par sa raison et, pour acquérir sa prudence, il a besoin d’une longue expérience. D’où il est nécessaire que des parents déjà expérimentés instruisent leurs enfants quand ils sont parvenus à l’âge de discrétion. Cette formation nécessite beaucoup de temps. Enfin, à cause de la poussée des passions qui corrompent le jugement prudentiel, les enfants ont besoin non seulement d’enseignement mais encore de réprimande. À cela la femme seule est impuissante ; s’impose l’intervention de l’homme en qui la raison est plus parfaite pour instruire, ad instruendum, et la force plus grande pour corriger, ad castigandum. [J’y reviendrai dans quelques instants.]

 

Ainsi, dans l’espèce humaine, il ne suffit pas, comme chez les oiseaux, d’un temps réduit pour assurer la croissance de l’enfant : une longue période de vie est requise. Puisque la cohabitation du mâle et de la femelle est nécessaire chez tous les animaux, tant que la formation de la progéniture appelle l’intervention paternelle, il est donc naturel que l’homme s’établisse en société avec une femme déterminée, non pour une courte mais pour une longue durée. Nous donnons à cette société le nom de mariage. Le mariage est donc naturel à l’homme, et l’union par la fornication, réalisée en dehors du mariage, est contre le bien de l’homme.  À cause de cela, elle est nécessairement une faute.

 

Gravité de la faute

 

Cependant, il ne faut pas considérer comme une faute légère l’émission de la semence sans qu’elle ait pour fin la génération et l’éducation en arguant que c’est une faute légère ou qu’il n’y ait aucune faute à se servir de quelque organe du corps pour un but autre que celui auquel la nature le destine, par exemple, marcher sur les mains ou faire avec les pieds ce qui normalement se fait avec les mains, parce que ces usages désordonnés s’opposent peu au bien de l’homme. La perte désordonnée de la semence est incompatible avec le bien de la nature qu’est la conservation de l’espèce. Aussi après le péché d’homicide, qui détruit la nature humaine en acte de vie, ce genre de péché semble-t-il tenir le second rang : il empêche la nature humaine d’apparaître à la vie.

 

[Thomas d’Aquin ignorait qu’une éjaculation contient deux cent cinquante millions de spermatozoïdes – Albert Jacquard en a compté plusieurs centaines de millions – et qu’un seul fera démarrer le processus vital s’il rencontre un ovule. La nature a donc peu de respect pour les spermatozoïdes : elle les laisse mourir par milliards.]

 

Thomas d’Aquin prend appui sur l’autorité divine de la Bible. Il  y trouve l’évidence qu’est illicite l’émission de semence à laquelle ne peut suivre la génération. Il est dit dans Le Lévitique (18, 22-23) : « Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme. Tu ne donneras ta couche à aucune bête. » Dans I Cor 6, 10 : « Ni les impudiques, ni ceux qui se livrent à la sodomie ne posséderont le royaume de Dieu. » Dans Le Deutéronome (23, 18) : « Il n’y aura pas de prostituée sacrée parmi les filles d’Israël, ni de prostitué sacré parmi les fils d’Israël. » Enfin dans I Cor 6, 18: « Fuyez la fornication. » Ainsi est écartée l’erreur de ceux qui prétendent que l’émission de la semence n’est pas une faute plus grande que la perte des autres humeurs et que la fornication n’est pas une faute.

 

L’insistance sur l’émission de la semence en vue de la procréation n’est pas une invention chrétienne. Dans La Tyrannie du plaisir, on lit cet étonnant passage de Jean-Claude Guillebaud, parlant de l’Antiquité : « La fidélité exigée d’une femme mariée n’est pas le fruit d’un quelconque sentiment mais une pure affaire de procréation. Une femme adultère est absoute lorsqu’il est avéré qu’elle était stérile ou déjà enceinte au moment de l’acte […] Une femme mariée violée doit prendre sur elle de se suicider aussitôt » (op. cit., p 189-190). À la page suivante, Guillebaud tire cette conclusion : « La morale sexuelle répressive n’est donc pas d’origine chrétienne. »

 

–Quelques affirmations précédentes exigent des commentaires

Premier commentaire. « La raison de l’homme est plus parfaite, perfectior, que celle de la femme. » Chez Thomas d’Aquin, la raison et l’intelligence ne sont pas deux facultés différentes (Ia, q. 79, a. 8) : ce sont deux manières de saisir la vérité. Par l’intelligence, on saisit immédiatement certaines vérités. Par exemple, il n’est pas nécessaire de prouver que le tout est plus grand que sa partie, que deux choses égales à une même troisième sont égales entre elles, etc. La raison, c’est l’intelligence qui avance pas à pas vers la vérité. Il faut démontrer que l’âme est immortelle, que Dieu existe. Avec les mêmes jambes, on marche et on court ; avec la même intelligence, on saisit immédiatement, sans « parce que », certaines vérités et on en démontre d’autres. Nous sommes sur le plan spéculatif.

Comment Thomas d’Aquin pouvait-il affirmer que la raison est plus parfaite chez l’homme que chez la femme ? Il n’avait jamais enseigné à des femmes. L’accès des femmes dans les universités, au début du XXe siècle, a commencé à bouleverser bien des préjugés, dont l’ordre prétendument naturel d’aptitude des hommes, viri, au commandement. En France, en 1861, une Française est reçue bachelière à la Faculté des lettres de Lyon, celle de Paris lui avait fermé ses portes. Jusqu’au tournant du XXe siècle, la présence féminine dans les universités françaises ne dépasse pas 3 % ; vers la fin de la décennie 1900, leur présence se rapproche de 10 %. Dans la plupart des pays, c’est au XXe siècle que les femmes entrent en nombre à l’université. « Sur les bancs de la plupart des universités, en Iran, [les femmes] représentent jusqu’à 60 % des effectifs [53]. » Partout elles y ont administré la preuve de leur capacité de raisonner aussi facilement sinon mieux que les hommes.

Sur le plan de la conduite humaine, il ne semble pas que la femme soit inférieure à l’homme. Bien au contraire. La raison est la règle de moralité. Or, il semble évident que les crimes qui se commettent dans le monde le sont en majorité par des hommes. La population des prisons en est un signe. En France, on compte sur les femmes pour ralentir les messieurs au volant.

« Lorsque nous parlons de l’homme et de la femme, écrit Jean Rostand, il ne faut jamais oublier que nous comparons non pas deux types naturels et biologiques, mais deux types artificiels et sociaux, dont la divergence relève certainement, en partie, de facteurs éducatifs [54]. » Aristote (~384 - ~322) avait exprimé une opinion encore plus forte : « L’homme est naturellement [sic] plus apte au commandement que la femme, mais cet ordre peut être inversé dans certains cas et dans certains lieux. Dans certains cas : la nature produit assez souvent des hommes efféminés et des femmes viriles. Dans certains lieux : les coutumes de certains pays, l’éducation que les femmes y reçoivent peuvent combler l’écart et même renverser l’ordre naturel d’aptitude au commandement qui existe entre les sexes [55]. » Pascal opine du bonnet : « Il n’y a rien qu’on ne rende naturel ; il n’y a naturel qu’on ne fasse perdre [56]. »

 

Le deuxième commentaire porte sur l’affirmation suivante : « La perte désordonnée de la semence [il en est ainsi quand elle n’est pas déposée où la nature veut qu’elle le soit] est incompatible avec le bien de la nature humaine qu’est la conservation de l’espèce. Aussi après le péché d’homicide, qui détruit la nature humaine en acte de vie, ce genre de péché semble-t-il tenir le second rang : il empêche la nature humaine d’apparaître à la vie », affirme Thomas d’Aquin.  

Le second rang après l’homicide ? Pour s’accorder quelque chance de comprendre, il faut situer les propos de Thomas d’Aquin dans leur époque. Dans La Tyrannie du plaisir, Jean-Claude Guillebaud écrit, en se fondant sur l’Encyclopædia universalis, qu’au Moyen Âge et jusqu’à la Renaissance, on suivait le médecin grec Galien (né en 129 ou 131, décédé en 201 ou 216). Galien soutenait, contrairement à Aristote, que la procréation nécessitait la coopération de la semence masculine et de la semence féminine, et que cette dernière était produite au moment de l’orgasme. Sans orgasme, pas de procréation (op.cit., p. 256).

Comme Thomas d’Aquin connaissait le traité De la génération des animaux d’Aristote, on ne s’étonne pas qu’il ait opté pour la position du Philosophe de préférence à celle de Galien. À l’instar du médecin grec, Thomas d’Aquin parle de semence féminine, mais il pense, comme Aristote,  qu’elle n’est pas nécessairement requise pour la conception, tale semen non est materia quæ de necessitate requiritur ad conceptum (IIIa, q. 31, a. 5, sol. 3).

Pour décrire la notion qu’on avait jusqu’au XIXe siècle de la semence masculine,  Albert Jacquard (1925- …) utilise cette métaphore : « Pour les Grecs, l’homme qui procrée un enfant est semblable au boulanger qui met un pain dans le four ; la mère n’est qu’un réceptacle, utile mais passif ; pour l’essentiel, l’enfant vient du père, uniquement du père. » Les choses se sont précisées quand Anton van Leuwenhoek (1632-1723) a inventé le microscope, il y a trois siècles. « Son premier soin a été d’examiner non seulement le contenu de l’eau puisée dans un marécage […], mais aussi le contenu du sperme masculin : il a découvert des êtres curieux, animés de mouvements vifs, que nous appelons maintenant spermatozoïdes, et qu’il qualifia d’“ homoncules ”.  [Diminutif de homo, « homme » ; petit être vivant à forme humaine.] Il avait cru voir, dans la tête enflée de ces spermatozoïdes, un bébé tout fait ; le rôle de la mère, pendant neuf mois, était simplement de nourrir et faire grandir ce bébé préfabriqué par le père [57]. » On peut comprendre qu’après l’homicide Thomas d’Aquin ait placé la faute contre nature, qui consiste à détruire l’homoncule, un être humain en puissance [58]. On n’est pas encore au temps des spermatozoïdes que la nature détruit elle-même par milliards.

 

Pour Thomas d’Aquin, déposer la semence humaine où elle ne peut se développer, c’était comme déposer le grain de blé sur une pierre. C’était donc compromettre le devenir d’un être humain. « La théorie inverse avait été proposée, poursuit Jacquard, lorsque l’on a découvert dans l’organisme féminin cette cellule particulièrement grosse qu’est l’ovule : il parait d’ailleurs plus raisonnable d’imaginer qu’un bébé tout préparé y est présent, car elle est 80 000 fois plus volumineuse qu’un spermatozoïde. C’est alors au père qu’est attribué un rôle bien secondaire » (op. cit., p. 17).

Jacquard de nouveau : « La querelle entre “ ovistes ” et “ spermatistes ” reste celle du sens commun et est perpétuée par le langage. Nous ne réagissons pas lorsque nous lisons dans les livres d’éducation sexuelle destinés aux enfants : “ Pour que tu naisses, il a fallu que ton papa dépose une graine dans le ventre de ta maman ” ; cette présentation qui attribue au père le rôle essentiel de la semence, et à la mère le rôle passif du terrain, est parfaitement contraire à la réalité » (op. cit., p. 17).

–Une porte de sortie pour les récalcitrants

 

Les arguments de Thomas d’Aquin contre la fornication n’ont pas convaincu tous ses lecteurs, tant s’en faut. Les fornicateurs ne pensent pas tous qu’ils commettent une faute grave quand ils satisfont leur désir sexuel. Pour découvrir la porte de sortie que Thomas d’Aquin leur ménage, il faut lire Ia-IIae, q. 19, a. 5.

 

L’objet de la volonté, c’est le bien tel qu’il lui est proposé par la raison. Or, ce qui est bien peut être considéré comme mauvais par la raison ; ce qui est mauvais peut être considéré comme bon. Par exemple, s’abstenir de la fornication, c’est bien, selon Thomas d’Aquin, mais la volonté n’y tend que si la raison lui présente comme un bien de s’en abstenir. Si une raison errante lui présente comme un mal de s’abstenir de la fornication, la volonté qui tendrait quand même à s’abstenir de la fornication serait mauvaise.

 

Si Thomas d’Aquin avait pris comme exemple une raison qui considère la fornication comme un bien, la volonté y tendrait, mais aucun individu ne serait obligé de forniquer, car on ne peut ni ne doit faire tout ce qui est bien. C’est pourquoi il a employé l’exemple de s’abstenir de la fornication. Si s’abstenir de la fornication est présenté comme un mal, tous ceux qui pensent ainsi n’ont pas le choix : ils doivent forniquer,  raisonnablement, car la raison est la règle de moralité.

 

Y a-t-il des gens qui pensent que s’abstenir de la fornication est mal ? Ne me vient à l’esprit que l’exemple de Zorba le Grec, mais il n’en manque sûrement pas pour penser que la fornication ou amour libre n’est pas une faute. Étienne Tempier, évêque de Paris de 1268 à 1279, mis au courant des enseignements peu catholiques qui se dispensaient à la Faculté des arts, institua une enquête. 219 propositions furent condamnées. La 183 est ainsi formulée : « La fornication simple, c’est-à-dire d’une personne libre avec une personne libre, n’est pas un péché. » Cette opinion n’était pas une tache d’huile dans l’enseignement ; il s’en enseignait bien d’autres fort étonnantes. Par exemple, 152 : « Les propos des théologiens sont fondés sur des fables. » 153 : « On ne sait rien de plus quand on sait la théologie. » 174 : « Il y a des fables et des erreurs dans la loi chrétienne comme dans les autres. » 175 : « La loi chrétienne empêche d’apprendre. » Selon Étienne Gilson, c’est du Voltaire à son meilleur.

 

Voici le deuxième exemple que donne Thomas d’Aquin. Croire au Christ, c’est bon. Mais, si une raison présente la foi au Christ comme mauvaise, la volonté doit s’en détourner. Dans Entrez dans l’espérance, Jean-Paul II évoque le texte de Thomas d’Aquin concernant la foi au Christ : « La position de saint Thomas est on ne peut plus nette : il est à tel point favorable au respect inconditionnel de la conscience qu’il soutient que l’acte de foi au Christ serait indigne de l’homme au cas où, par extraordinaire, ce dernier serait en conscience convaincu de mal agir en accomplissant un tel acte. L’homme est toujours tenu d’écouter et de suivre un appel, même erroné, de sa conscience qui lui paraît évident. Il ne faut toutefois pas en conclure qu’il peut persévérer impunément dans l’erreur, sans chercher à atteindre la vérité [59]. »

 

Ce texte soulève quelques difficultés. D’abord, dans le cas de « l’acte de foi au Christ », on ne peut pas parler d’évidence : personne n’a l’évidence qu’il doit rejeter la foi au Christ ni l’évidence qu’il doit l’accepter. On adhère à un objet de foi non pas parce qu’il  est vu, mais parce qu’il plaît : non quia visum sed quia placet. De plus, l’expression par extraordinaire semble ignorer le milliard de musulmans qui croient aussi fermement, sinon davantage, au Coran que les chrétiens à l’Évangile. Et voici ce que le Coran leur apprend : « Ils [les chrétiens] disent : Dieu a un fils : loin de nous ce blasphème » (Sourate X, 69). « Dieu ne peut pas avoir d’enfant. Loin de sa gloire ce blasphème » (Sourate XIX, 36).  « Dieu n’a point de fils, et il n’y a point d’autre Dieu à côté de lui » (Sourate XXIII, 92). Pour eux, leur attitude n’est pas une erreur, et ils peuvent la maintenir « impunément ». Comment pourraient-ils « chercher à atteindre la vérité » quand ils sont convaincus, autant que Jean-Paul II, de la détenir ?

 

Ces sourates soulèvent un énorme litige de langage. La clef est dans Sourate VI, 101 : « Créateur du ciel et de la terre, comment aurait-il des enfants, lui qui n’a point de compagne ? » Le Fils de Dieu dont parlent les chrétiens n’est pas engendré avec une compagne : il est produit par un acte de l’intelligence. Tout musulman croit que Dieu se connaît et qu’il s’aime. C’est la base de la doctrine sur la Trinité (Ia, q. 27, a. 3).

                                                       

–La fornication est-elle la plus grave des fautes ?

 

On pourrait penser que la question porte sur les six espèces de faute contre la chasteté – fornication simple, adultère, inceste, stupre, sacrilège et péchés contre nature – et que Thomas d’Aquin se demande si la fornication est la faute la plus grave de ces fautes. Mais non ; il se demande étonnamment si la fornication est la plus grave des fautes qu’on puisse commettre (IIa-IIae, q. 154, a. 3). On imagine bien qu’il va dire « non », mais voyons quand même.

 

La gravité d’une faute peut s’entendre de deux manières : en elle-même et par accident. Quand on la considère en elle-même, une faute est plus ou moins grave selon le bien auquel elle s’oppose. Or, la fornication s’oppose au bien de l’enfant à naître. C’est pourquoi elle est plus grave, selon son espèce, que les fautes qui s’opposent aux biens extérieurs, comme le vol et les autres fautes du même genre. Mais elle est moins grave que les fautes contre Dieu et moins grave que la faute contre la vie de l’homme déjà né, comme l’homicide.

 

La première objection avançait que la fornication semble la plus grave des fautes parce qu’une faute semble d’autant plus grave qu’elle découle d’un plus vif désir, libido. Or, c’est à l’origine de la fornication qu’on trouve le plus vif désir. La fornication semble donc la faute la plus grave. Thomas d’Aquin répond que le désir qui aggrave la faute, c’est celui  qui consiste dans l’inclination de la volonté [car il n’y a pas de passions dans la volonté] ; donc plus l’inclination de la volonté est forte, plus la faute est grave, tandis que la passion qui [au sens strict] est [un mouvement de l’appétit sensitif ] diminue la faute. En effet, plus est grande l’impulsion de la passion, plus la faute est légère. Or, dans la fornication, la passion atteint son apogée [la liberté de la volonté est diminuée d’autant et d’autant la gravité de la faute]. C’est pourquoi Augustin dit que de tous les combats des chrétiens les plus rudes sont ceux de la chasteté, la lutte y est de tous les jours et rare la victoire. 

 

Dans la IIa-IIae, q. 123, a. 5, sol. 3, Thomas d’Aquin répond à une objection qui avance qu’un homme ne devrait pas risquer sa vie, à la guerre, parce que la paix est l’occasion de nombreuses fautes contre les mœurs, multarum lascivarum occasio. Les maux que la paix écarte, à savoir les homicides et les sacrilèges, sont beaucoup plus graves, multo pejora, que ceux qu’elle occasionne En effet, les maux que la paix occasionne appartiennent principalement au domaine de la chair, præcipue pertinent ad vitia carnalis. Il s’ensuit que la fornication n’est pas la plus grave des fautes. Loin s’en faut, car il va prouver (q. 154, a. 12) que la fornication simple est la moins grave des fautes de luxure. Mais attendons.

 

L’adultère

 

Après s’être attardé à la fornication, Thomas d’Aquin émet quelques considérations sur le stupre et le rapt. Je vais d’abord à l’adultère, mieux connu que ces derniers (IIa-IIae, q. 154, a. 8). Thomas d’Aquin se demande si l’adultère est une espèce particulière de luxure.

 

Selon son habitude, il donne ce qui lui semble l’étymologie du mot adultère, adulterium en latin. Il aurait été formé de trois mots latins : ad « vers », alienum « d’autrui », torum « lit ». L’adultère conduit au lit d’autrui, par opposition au lit conjugal. Cette démarche est entachée d’une double faute : une contre la chasteté, l’autre contre le bien de l’enfant qui naîtrait éventuellement. D’abord en tant qu’il s’approche d’une femme qui ne lui est pas unie par le mariage, l’adultère viole la foi conjugale, la promesse de fidélité. Le mariage ayant été institué dans l’intérêt de l’enfant, si un enfant naît d’une relation adultère, il n’est pas protégé par le mariage ; si le coupable use d’une femme mariée à un autre, un nouvel enfant nuirait aux enfants de cet autre. Thomas d’Aquin ne mentionne pas ici que l’adultère comprend également une faute contre la justice. Il le fera en commentant l’Éthique de Nicomaque (V, chap. VI).

 

C’est pourquoi L’Ecclésiastique – Vulgate – stipule (23, 32)) : « Ainsi périra encore toute femme qui abandonne son mari. » Primo elle désobéit à la loi du Très-Haut qui prescrit : « Tu ne commettras pas d’adultère. » Secundo elle manque à son devoir envers son mari parce qu’elle lui enlève la certitude au sujet de ses enfants. Tertio elle s’est souillée par l’adultère et a conçu des enfants d’un étranger, ce qui compromet le bien de ses propres enfants.  

 

La première infraction – désobéir à la loi de Dieu – est commune à toutes les fautes graves. Les deux autres concernent spécialement l’adultère en tant qu’il constitue une dérogation à l’ordre naturel. D’où il est manifeste que l’adultère est une espèce déterminée de luxure, car il représente une façon particulière d’enfreindre la chasteté.

 

Aristote stigmatise l’infidélité : « Quant aux rapports intimes avec une autre ou avec un autre, que ce soit, en règle absolue, un déshonneur d’avoir ouvertement ces relations, quelles que puissent être les circonstances, tant qu’on est un époux et qu’on en porte le nom. Et si, pendant toute la période de procréation, quelqu’un est surpris en flagrant délit pour un acte de ce genre, qu’il soit frappé d’une peine déshonorante, atimie proportionnée à sa faute [60]. » Aristote insiste sur le « période de procréation » parce que, si un enfant naissait d’une telle relation, son éducation serait gravement hypothéquée. De nos jours, les risques d’engendrer dans une relation adultère sont quasi inexistants.

 

Dans son Éthique de Nicomaque, Aristote va placer l’adultère avec les fautes contre la justice (V, chap. VI). En effet, chaque fois qu’autrui est concerné, on est dans le domaine de la justice. Or, dans l’adultère, il faut au moins que l’un des partenaires soit marié ;  si les deux le sont, on a une double injustice : les deux conjoints trompés sont blessés.   

 

Dans ses Satires, Horace a des pages percutantes sur l’adultère [61]. Un homme connu sortait d’un lupanar : « Courage, lui dit le divin Caton ; quand un jeune homme a les veines gonflées par un violent désir, c’est là qu’il doit aller, plutôt que de prendre les femmes d’autrui. » C’est cette idée qu’on attribue généralement à saint Augustin quand il écrit dans son traité De l’Ordre (II, chap. 4) : « Enlève les courtisanes des choses humaines, tu auras semé le désordre partout par les passions. »

 

Dans l’Ancien Testament, les personnes coupables d’adultère encouraient la peine de mort. Le Lévitique (20, 10) est formel : « L’homme qui commet l’adultère avec la femme de son prochain devra mourir, lui et sa complice. » Nous avons vu, plus tôt, que, dans l’Antiquité, une femme mariée violée devait prendre sur elle de se suicider aussitôt. Le Coran ne mentionne pas la peine de mort comme châtiment de l’adultère mais le fouet : « Vous infligerez à l’homme et à la femme adultères cent coups de fouet à chacun » (Sourate XXIV, 2). Cependant, les meilleurs interprètes du texte sacré disent qu’il est bien difficile de prouver l’adultère ; il ne suffit pas, dit l’un d’eux, de trouver une femme et un homme nus dans un lit pour conclure à l’adultère.

 

L’inceste

 

Le mot inceste vient du latin incestum, lui-même formé du préfixe privatif in et de castus, chaste. Selon l’étymologie du mot, toute faute contre la chasteté est un inceste. Mais l’usage l’a affecté aux relations sexuelles entre personnes liées par consanguinité ou affinité. [En latin, affinitas signifie parenté par alliance. ] De telles relations ont été interdites, bien avant le christianisme, pour une triple raison.

 

Primo parce que l’homme doit naturellement un certain respect à ses parents et, par conséquent, aux autres consanguins, car il tire d’eux, de façon proche, son origine. À tel point que, dans l’Antiquité, rapporte Valère Maxime, il n’était pas permis à un fils de se baigner en compagnie de son père, pour qu’ils ne se voient pas nus. [Les costumes de bain n’étaient pas encore inventés.] Or, il est évident, d’après ce qui a été dit, que ce sont les actes vénériens qui comportent le plus, maxime, une certaine honte, quædam turpitudo, contraire au respect. Il s’ensuit que ces actes inspirent du respect aux hommes [verecundantur, de verecundari, avoir de la retenue, de la discrétion, du respect.] C’est pourquoi il ne convient pas que l’union charnelle se pratique entre ces personnes. Cette raison semble exprimée dans Le Lévitique (18, 7) : « C’est ta mère, tu ne découvriras pas sa nudité. » Et la même interdiction est ensuite étendue aux autres consanguins.

Thomas d’Aquin ne nomme pas les autres ; de plus, il ne commence pas par le premier du Lévitique, qui est le père. Voici les autres parents dont il ne faut pas découvrir la nudité (6, 17) : « Aucun de vous ne s’approchera de sa proche parente pour en découvrir la nudité. Tu ne découvriras pas la nudité de ton père ni de ta mère, de la femme de ton père, de ta sœur, de la fille de ton fils ou de ta fille, de la fille de la femme de ton père, née de ton père, de la sœur de ton père ou de ta mère, du frère de ton père ni de son épouse, ni de ta belle-fille, de la femme de ton frère, d’une femme et celle de sa fille, la fille de son fils ni la fille de sa fille, ce serait un inceste. » Selon Le Lévitique, la parenté est épuisée.

Le Code criminel du Canada (art. 155), stipule (1) : « Commet un inceste quiconque, sachant qu’une autre personne est, par les liens du sang, son père ou sa mère, son enfant, son frère, sa sœur, son grand-père, sa grand-mère, son petit-fils, sa petite-fille, selon le cas, a des rapports sexuels avec cette personne. (2) Quiconque commet un inceste est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans. (3) Nul ne doit être déclaré coupable d’une infraction au présent article si, au moment où les rapports sexuels ont eu lieu, il a agi par contrainte, violence ou crainte émanant de la personne avec qui il a eu ces rapports sexuels. (4) Au présent article, “ frère ” et “ sœur ” s’entendent notamment d’un demi-frère et d’une demi-sœur. » L’énumération de (1) est presque la copie du Lévitique 18, 7-16.  

Au temps de Thomas d’Aquin, la notion d’inceste englobait beaucoup plus de personnes. Écoutons l’éminente médiéviste Régine Pernoud : « Pour nous, le mot désigne des relations entre membres de la famille au sens étroit du terme, le seul que nous connaissions aujourd’hui : père, mère, enfant. À l’époque franque, comme à l’époque impériale et plus tard aux temps féodaux, il s’agit de relations conjugales entre cousins ou parents que nous considérons aujourd’hui comme extrêmement éloignés [62]. » Puis elle procède à une énumération qui va beaucoup plus loin que Le Lévitique : la veuve de son frère, la sœur de sa femme décédée, sa belle-mère, sa cousine germaine, une cousine issue d’un germain, la veuve de son oncle du côté paternel ou maternel, sa belle-fille ou la fille de celle-ci, la tante paternelle ou maternelle. L’interdiction s’étendra jusqu’au septième degré de parenté, mais le concile de Latran, en 1215, la ramènera aux quatre premiers degrés. Ce n’est pas tout : « Ajoutons que l’on assimile à l’inceste le mariage entre personnes unies par des liens spirituels, ceux qu’ont créés les sacrements de mariage et de confirmation : ainsi un parrain qui épouserait sa filleule tomberait-il sous le coup des sanctions qui frappe l’inceste » (op. cit., p. 176).

 

Secundo, poursuit Thomas d’Aquin, il est nécessaire aux personnes liées par le sang de vivre ensemble. C’est pourquoi, si elles n’étaient pas empêchées de s’unir charnellement, une trop grande occasion de le faire leur serait offerte et ainsi leurs âmes s’amolliraient par la luxure. C’est pourquoi, dans la loi ancienne, les personnes obligées de vivre ensemble ont été, semble-t-il, l’objet de cette prohibition de manière spéciale.

 

De nouveau, Régine Pernoud nous éclaire. « Ces prescriptions obstinément répétées ne se comprennent que si l’on tient compte des circonstances concrètes de la vie durant cette même période [époque franque, époque impériale et temps féodaux]. La famille, c’est l’ensemble des gens vivant à un même foyer, “ taillant au même chanteau (la même miche de pain), buvant au même pot ” ; autrement dit, la famille “ coutumière ”, qui persiste durant les temps féodaux et médiévaux, et encore par-delà, beaucoup plus tard que nous ne serions portés à le croire, dans nos campagnes. […] Dans ces conditions, la dignité de la vie de famille exigeait que l’on se montrât sévère envers toute relation entre cousins, même éloignés » (ibid., p. 176-177).

 

Tertio permettre l’inceste empêcherait la multiplication des amis. En effet, quand l’homme prend une épouse en dehors de sa parenté, tous les consanguins de cette épouse se lient à lui par une amitié spéciale, comme s’ils étaient ses propres consanguins. Conscient de cet avantage, Augustin a écrit, dans la Cité de Dieu (XV, chap. 16) : « Une très juste raison de charité invite les hommes, pour qui la concorde est utile et honorable, à multiplier leurs liens de parenté. » Régine Pernoud ajoute : « Ces mesures prises par l’Église incitaient aussi les groupes familiaux à s’ouvrir, à s’étendre avec chaque mariage, ce qui étendait aussi le cercle de la solidarité familiale » (ibid., p. 177).

 

Aristote ajoute une quatrième raison d’interdire l’inceste. L’homme aime naturellement les personnes qui sont de même sang. Si à cet amour on ajoutait celui qui vient de l’union charnelle, l’ardeur de l’amour deviendrait trop grande, et l’on atteindrait le comble de l’impudeur [63]. Pour ces raisons, il est évident que l’inceste est une espèce déterminée de la luxure.

 

L’inceste au début de l’humanité

 

Au sujet de l’inceste, le père Sertillanges a commis cet étonnant paragraphe : « Il est évident qu’au début de l’humanité, il fallut bien marier les frères et les sœurs, et alors, les fautes mêmes, puisqu’elles étaient commises entre personnes aptes au mariage, n’étaient pas des incestes. Plus tard, la nécessité disparaissant et les raisons fournies à l’instant [plus haut dans son texte] reprenant ou multipliant leur empire, on dut revenir aux unions normales [64]. »

 

– Inceste et fixisme ou créationnisme

 

Quand il parle du « début de l’humanité », on peut envisager deux hypothèses : 1) le fixisme ou créationnisme ; 2) l’évolutionnisme. Selon la première hypothèse, Dieu fabrique le premier homme avec la glaise du sol (Genèse 2, 7) et il lui fait une aide assortie (ibid., 18). Selon Thomas d’Aquin, même dans le paradis terrestre, la race humaine se serait propagée par l’union des sexes. L’inclination à cette union y était donc présente. Les enfants mâles d’Adam et Ève étaient naturellement inclinés à s’unir sexuellement à leurs enfants femelles (Ia-IIae, q. 94, a. 2). Les garçons ne pouvaient pas aller vers les filles du voisin, car il n’y avait pas de voisin. Quand Sertillanges écrit : « il fallut bien marier les frères et les sœurs », il tient des propos anachroniques : il n’y eut pas de contrainte ; les unions sexuelles entre frères et sœurs se firent naturellement. Je ne comprends pas qu’il ajoute : « les fautes mêmes » car il n’y avait pas de fautes. L’inceste n’était pas encore entré dans les bonnes mœurs.

 

Inceste et évolutionnisme

 

Les choses se présentent fort différemment dans l’hypothèse de l’évolutionnisme. L’origine du monde remonte alors à quelque quatorze milliards d’années ; c’est le moment du Big Bang. L’évolution suit ensuite son cours, abandonné au hasard selon certains scientifiques, mais non selon d’autres. Agnostique, Jean Rostand affirmait qu’une grenouille n’est pas le produit du hasard, à plus forte raison l’être humain ; selon d’autres scientifiques, l’évolution est orientée vers l’être humain par une cause supérieure. Il y a deux millions d’années, environ, le moment de l’hominisation est venu : une âme humaine, créée par Dieu, a été introduite dans le produit le plus parfait de l’évolution. On a souvent dit que c’était le singe ; mais non, affirme Albert Jacquard : « Les hommes et les singes descendent d’un ancêtre commun [le Bonobo, peut-être], ce qui est tout différent [65]. » Agnostique, le même Jacquard ne voit pas ainsi le passage à l’humain : « C’est la conscience de la mère qui donne l’humanité [66]. »

 

Le cadeau de l’âme spirituelle, qui donnait naissance à l’espèce humaine, a-t-il été offert à un primate adulte ? Il me semble que Thomas d’Aquin, s’il avait vécu au temps de l’évolution, aurait répondu non. Car il affirme que ce n’est pas le corps qui contient l’âme, mais l’âme qui contient le corps (Ia, q. 76, a. 3). Elle n’est pas « jetée dans le corps », comme lance  malencontreusement Pascal [67]. » C’est l’âme qui fabrique son corps. L’âme du chêne fabrique le chêne ; l’âme du lion fabrique le lion ; l’âme humaine fabrique le corps humain. Introduire une âme humaine dans un primate adulte, c’eût été comme introduire une âme de chêne dans un sapin adulte : elle aurait sans doute étouffé avant de l’avoir transformé en chêne. Il semble donc que l’âme humaine a été introduite dès l’union d’une spermatozoïde et  d’un ovule, disons de Bonono, puis qu’elle a fabriqué le premier corps humain.

 

Personne ne sait avec certitude où cela s’est produit, mais il est de plus en plus question de l’Afrique. Les primates – on imagine un mâle et une femelle –  qui avaient reçu une âme humaine n’en savaient rien. Ils ont continué de vivre nus – le vêtement n’est pas l’objet d’une inclination naturelle, dit Thomas d’Aquin, mais un produit de l’art : les ours blancs, les pingouins et les manchots vivent nus, les esquimaux sont vêtus –, ils ont continué de grimper dans les arbres pendant longtemps avant de grimper dans les rideaux. Lentement leur raison, servie par quatre mains, leur a fait inventer des arts de plus en plus sophistiqués, et des bribes de langage.

 

Selon les scientifiques, le Big Bang, qui a déclenché l’évolution, remonte à 13 700 000 000 d’années. L’hominisation aurait été réalisée après 13 698 000 000 d’années, soit il y a 2 000 000 d’années. Comme les nombres astronomiques sont inimaginables, transposons-les sur une échelle à mesure humaine, soit une année de 365 jours. Le Big Bang aurait retenti… non, il n’a pas retenti faute d’air pour véhiculer les ondes ; on le situerait tout au début de la première seconde de janvier ; l’hominisation aurait alors lieu le 31 décembre à 22 h 45. J’ai arrondi à 14 milliards pour la rapidité du calcul.

 

L’humanité est donc très jeune ; non seulement jeune, disait le théologien suisse Maurice Zundel, mais  « elle n’est pas encore née [68] ». Zundel regarde dans tous les secteurs de l’activité humaine et hoche la tête de droite à gauche : « Il n’y a personne. » Il ne voit que des êtres prisonniers,  d’abord du hasard qui les a fait naître de tels parents, dans tel pays, dans tel milieu. Le primate dont il descend le retient, l’empêchant de naître à l’humanité. Les propos de Zundel nous rappellent un personnage célèbre, Diogène le Cynique (né ~ 404 ou 413 - ~ 323 ou 327), qui logeait dans un tonneau. Il lui arrivait de se promener, sous le soleil du midi, un fanal allumé à la main. Aux curieux qui le pensaient un peu dingue, il répondait : « Je cherche un homme. »

 

Dans son Entretien sur la foi, avec Vittorio Messori, le cardinal Joseph Ratzinger admet que, dans l’hypothèse évolutionniste à la Teilhard de Chardin, il n’y a de place pour aucun péché originel. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu rédemption puisqu’il n’y avait aucun péché à rédimer [69]. Rédimer signifie racheter. Mais les évolutionnistes répliqueraient que leur humanité, si elle n’a pas besoin d’être rachetée, a besoin d’être sauvée : elle n’a pas besoin d’un rédempteur mais d’un sauveur. Et ils invoqueraient Thomas d’Aquin.

 

Thomas d’Aquin distingue soigneusement, en effet, le bonheur imparfait d’ici-bas et le bonheur parfait de l’au-delà (Ia-IIae, q. 3, a. 5). Le bonheur d’ici-bas est à la portée de l’homme, avec de la chance, précise Aristote [70]. Par contre, le bonheur parfait, qui consiste dans la vision de l’essence divine, est inaccessible à la nature humaine : il faut l’aide de Dieu (Ia-IIae, q. 5, a. 5). Cette aide nous a été apportée par le Sauveur : vertus théologales, sacrements, Église. Il nous a équipés pour que nous puissions atteindre une fin inaccessible à notre nature. C’est ainsi que la grâce ne détruit pas la nature, mais la parfait, l’achève (Ia, q. 1, a. 8).

 

Les premiers chrétiens étaient familiers avec l’appellation de Sauveur. Le grec a été la langue liturgique jusque vers le milieu du IIIe siècle. Il faut le savoir pour comprendre que les premiers chrétiens aient marqué leur présence en dessinant un poisson, ichthus, en grec, acronyme de Iesous Kristos Theou Uios Soter,  « Jésus Christ, fils de Dieu et Sauveur. » Jusqu’à tout récemment, on lisait sur les vêtements sacerdotaux : IHS, Iesus Hominum Salvator, » « Jésus, Sauveur des hommes ».

 

Cependant, le Samedi saint, le célébrant chantait : O certe necessarium Adæ peccatum : Ô péché d’Adam, assurément nécessaire. Puis il renchérissait : O felix culpa quæ talem ac tantum meruit habere Redemptorem : Ô heureuse faute, qui nous a mérité d’avoir un tel et si grand Rédempteur ! Quand Vittorio Messori demande au cardinal Ratzinger : « Adam, Ève, la pomme, le serpent… Que faut-il en penser ? », le cardinal répond : « Le récit de l’Écriture sainte sur les origines ne parle pas à la manière historiographique moderne, mais s’exprime au moyen d’images » (ibid., p. 94). Il avait dit plus tôt : « Je concède […] que peuvent être modifiables des expressions comme “ péché originel ” » (ibid., p. 92).

 

Le stupre, le rapt, le sacrilège

Certains lecteurs vont se demander si je parle toujours des espèces de luxure en titrant : Le stupre, le rapt, le sacrilège. Tout le monde connaît des crimes familiers, au moins la pédophilie. Voyons ce qu’il en est pour Thomas d’Aquin de ces trois nouveaux venus.

Le stupre

         Si vous ouvrez votre Petit Robert, vous lirez : « Rare et littéraire. Débauche honteuse, humiliante. » Une citation d’André Gide à l’appui. Ce n’est pas en ce sens que Thomas d’Aquin emploie le mot. Chez lui, le stupre est le viol d’une vierge sous la garde de son père. Il se demande donc s’il s’agit là d’une espèce particulière de luxure (IIa-IIae, q. 154, a. 6). Oui, répond-il, et il s’explique. Quand, concernant la matière d’un vice, une déviation, difformitas, spéciale se rencontre, on doit poser une nouvelle espèce de ce vice. Quand une vierge sous la garde de son père est déflorée, il se produit une difformité ou déviation spéciale. Tant du côté de la jeune fille qui, du fait qu’elle est déflorée sans qu’aucun contrat de mariage n’ait précédé, se trouve empêchée par la suite de conclure un mariage légitime, et est placée sur la voie de la prostitution, dont elle se gardait pour ne pas perdre le sceau de sa virginité. Tant du côté du père qui a la charge de la garder, selon L’Ecclésiastique (42, 11) : « Ta fille est indocile ? Surveille-la bien, qu’elle n’aille pas faire de toi la risée de tes ennemis, la fable de la ville, l’objet des commérages, et te déshonorer aux yeux de tous. » Le Deutéronome (22, 20) renchérit : « Si l’on n’a pas trouvé à la jeune femme les signes de la virginité, on la fera sortir à la porte de la maison de son père, et ses concitoyens la lapideront jusqu’à ce que mort s’ensuive, pour avoir commis une infamie en Israël en déshonorant la maison de son père. » [Le crime d’honneur trouve là un fondement dans l’Ancien Testament.] C’est pourquoi il est manifeste que le stupre, qui consiste en la défloration illicite des vierges sous la garde des parents, est une espèce particulière de luxure.

         Le rapt

 

Le mot rapt vient du latin rapere, qui signifie emporter, emmener, entraîner vivement ou violemment ; enlever. Le substantif latin est raptus, qui a donné rapt en français. Le Petit Robert le définit ainsi : « Enlèvement illégal (d'une personne). Rapt d'un enfant. » Il renvoie à kidnapping, anglicisme : « Enlèvement (d'une personne) en vue d'obtenir une rançon. » Les auteurs d’un enlèvement sont des ravisseurs. Le rapt, au sens où l’entend Thomas d’Aquin, est une espèce de luxure. Parfois, le rapt rejoint le stupre ; parfois le rapt se trouve sans le stupre, et parfois le stupre sans le rapt. Il apporte des exemples pour illustrer chaque cas.

Le rapt et le stupre se rejoignent quand quelqu’un fait violence à une vierge pour la déflorer. Cette violence est parfois commise tant à l’égard de la vierge elle-même qu’à l’égard du père ; parfois elle est commise à l’égard du père, mais non à l’égard de la vierge, par exemple lorsque celle-ci consent à être enlevée par violence de la maison paternelle. La violence du rapt diffère encore d’une autre façon, car parfois la jeune fille est enlevée de force de la maison paternelle et violée contre son gré, mais parfois, même si elle est enlevée de force, c’est de son plein gré qu’elle a des relations sexuelles avec son ravisseur, que ce soit dans la fornication ou dans le mariage [si elle épouse son ravisseur]. Quelle que soit la manière dont la violence se présente, la notion de rapt est toujours vérifiée. Mais on rencontre aussi le rapt sans le stupre si le ravisseur enlève une veuve ou une fille qui n’est plus vierge. Enfin, le stupre n’est pas aggravé d’un rapt quand quelqu’un déflore illicitement une vierge sans avoir usé de violence.

         Le sacrilège

         Thomas d’Aquin se demande si le sacrilège peut être une espèce de luxure (IIa-IIae, q. 154, a. 10). Certains pensent, sans doute, que sa question aurait été mieux comprise s’il s’était demandé si une faute contre la chasteté peut être un sacrilège. Nous verrons qu’il faut y penser à deux fois avant d’améliorer les questions de Thomas d’Aquin. Mais d’abord, qu’est-ce qu’un sacrilège ?

         Le mot sacrilège vient du latin sacrilegium, qui signifie vol dans un temple, vol d’objets sacrés. Aristote donne l’exemple d’un fiancé qui se rendit chez sa promise et repartit sans l’emmener. Outragés, les parents  glissèrent des objets sacrés dans ses bagages, puis ils le firent mettre à mort comme voleur d’objets sacrés [71]. Cependant, le mot sacrilège a une autre signification : « Profanation du sacré, acte d'irrévérence grave envers les objets, les lieux, les personnes revêtus d'un caractère sacré » (Petit Robert). Il est bon d’aller voir ce que Thomas d’Aquin dit du sacrilège dans la Somme théologique (IIa-IIae, q. 99, a. 1 et 2). Il rapporte l’opinion d’Isidore de Séville (né entre 560-570, décédé en 636) qui voit dans sacrilegium : sacra legere (sacra, « objets sacrés » ; legere, « ramasser, cueillir »). Cueillir des prunes dans le verger du voisin, à son insu, c’est voler.

         Avant de réponde à sa question, Thomas d’Aquin nous renvoie à IIa-IIae, q. 99, a. 2, sol. 2, où il est dit que des péchés divers peuvent être ordonnés à une même fin coupable, de même qu’une vertu peut tenir d’autres vertus sous son commandement. Un voleur peut être menteur et intempérant; la justice peut exiger du courage et de la tempérance. Ici, Thomas d’Aquin rappelle que l’acte d’une vertu ou d’un vice, ordonné à la fin d’une autre vertu ou d’un autre vice, prend leur espèce. C’est ainsi qu’un vol commis en vue d’un adultère prend place dans l’espèce de l’adultère. Or, il est évident qu’observer la chasteté en vue de rendre un culte à Dieu est un acte de religion, comme il est évident chez les personnes qui font et observent le vœu de chasteté [72]. Il est donc manifeste que la luxure, lorsqu’elle viole quelque chose qui appartient au culte divin, appartient à l’espèce du sacrilège. C’est de cette manière que le sacrilège peut être placé parmi les espèces de luxure.

         Dans La Tyrannie du plaisir, Jean-Claude Guillebaud rapporte que, sur les tablettes découvertes en Mésopotamie et datant de 3000 ans avant J.-C., des textes médicaux faisaient état de relations amoureuses qualifiées de sacrilèges avec des femmes réservées aux dieux (p. 281). Thomas d’Aquin n’inventait donc pas quand il parlait de relations sacrilèges quand elles étaient commises avec des personnes qui avaient fait vœu de chasteté pour être entièrement à Dieu.

         Ceux qui pensaient que Thomas d’Aquin aurait été mieux compris en se demandant si une faute contre la chasteté peut être un sacrilège,  soulevaient un tout autre problème. Une faute contre la chasteté serait un sacrilège si elle devenait un moyen de commettre un vol d’objet sacré. Par exemple, satisfaire, comme dirait Freud, les « désirs pulsionnels grossiers et primaires [73] » d’un sacristain homosexuel pour avoir accès à la sacristie et en profiter pour subtiliser un vase sacré. Dans la question de Thomas d’Aquin, le sacrilège était le moyen d’éprouver le plaisir de l’union charnelle ; maintenant, il est le moyen de commettre un sacrilège.

Considérations sur les vices contre nature

         Après avoir traité des six espèces de luxure qu’il a distinguées (q. 154, a. 1 – fornication simple, adultère, inceste, stupre, rapt et sacrilège –, Thomas d’Aquin se demande si le vice contre nature est une espèce de luxure : Utrum vitium contra naturam sit species luxuriae (q. 154, a. 11). Cette question sous-entend une distinction entre les vices qui ne sont pas contre nature, les six premiers, et ceux qui le sont, et dont il va parler. Pourquoi les six ne sont-ils pas contre nature ?

          Le vice contre nature est-il une espèce de luxure ?

         On examine ce qu’ont en commun, les six premiers, qui ne sont pas contre nature, selon Thomas d’Aquin, ce qui ne signifie pas qu’ils sont conformes à la raison, règle de moralité. On peut procéder par élimination. Il n’y a pas adultère dans les six, ni inceste, ni stupre, ni rapt, ni sacrilège, mais il y a coït, c’est-à-dire accouplement du mâle avec la femelle, ce qui n’est pas contre nature, même si c’est contraire à la raison. Il dira que ces six espèces de vice ne sont pas en désaccord avec la nature humaine,  non repugnant humanæ naturæ (q. 154, a. 11, sol. 1). Le verbe repugnare ne doit pas être traduit par répugner, car il évoquerait l’odorat, alors que Thomas d’Aquin raisonne ;  repugnare signifie résister, s’opposer à, être en désaccord, être incompatible. Il faut voir en quel sens ils ne sont pas incompatibles avec la nature humaine.

– Rappel du fondement de la loi naturelle

 

  Pour le voir, il faut se rappeler ce qu’il dit de la loi naturelle : contient-elle un seul précepte ou plusieurs (Ia-IIae, q. 94, a. 2). Pour se faire une juste idée de la loi naturelle, il importe d’oublier les jolies métaphores qui nous la présentent comme étant « gravée dans le cœur de l’homme » ou encore « écrite et gravée dans l’âme », comme dit Léon XIII, cité par le Catéchisme de l’Église catholique (§ 1954). Thomas d’Aquin dit simplement que la loi naturelle est quelque chose d’élaboré par la raison, aliquid per rationem constitutum (Ia-IIae, q. 94, a. 1), à partir des inclinations naturelles.

 

Il dégage d’abord le premier précepte de la loi naturelle à partir de l’inclination fondamentale au bien, chez tous les êtres, et de la répulsion face au mal ; le bien étant défini comme ce qui convient ; le mal, comme ce qui ne convient pas, et qui tournerait au détriment de l’être incapable de le repousser. Cette inclination ne fait pas partie de la loi naturelle, mais elle amène à en dégager le premier précepte : il est avantageux de faire le bien et d’éviter le mal (Ia-IIae, q. 94, a. 2).  

 

Armé du seul précepte : « Il faut faire le bien et éviter le mal », l’être humain se sentirait souvent démuni face aux situations infiniment variées de la vie quotidienne. Il sollicite donc plus de précision. Thomas d’Aquin va en fournir. Comment va-t-il procéder ? Trois mots à retenir de la manière dont il a dégagé le premier précepte : nature, inclination, précepte. Comme la raison procède du commun au particulier, il va appliquer ce principe à la considération de l’être humain en le voyant d’abord comme une substance, puis comme un animal et enfin comme un être doué de raison. Il va nous montrer par là ce que signifie « faire le bien et éviter le mal » quand on considère l’être humain de chacun de ces trois points de vue.

 

D’abord, il y a dans l’homme une inclination selon la nature qu’il partage avec toutes les substances : chacune tend à la conservation de son être selon la nature qui lui est propre. Tout d’abord, l’être humain ressent une puissante inclination à conserver sa vie. Cette inclination ne fait pas partie de la loi naturelle, mais en font partie les règles de conduite que la raison humaine va dégager pour que cette inclination atteigne son but : règles concernant le boire, le manger, le sommeil, le vêtement, l’habitation, le travail, le jeu… L’être humain y parvient pendant un certain nombre d’années, de même que le chien ou le chêne. La survie de l’individu en dépend.

 

En second lieu, il y a dans l’homme une inclination à rechercher certains biens spéciaux, conformes à la nature qu’il partage avec les autres animaux : l’inclination à l’union du mâle et de la femelle, commixtio maris et fœminæ, et à l’éducation des enfants (Ia-IIae, q 94, a. 2) [ou des petits dans le cas des animaux]. Cette inclination assure la survie de l’espèce. À partir de cette inclination, l’homme se donne des règles de conduite pour gérer à son avantage l’inclination d’un sexe vers l’autre. Inutile de dire que l’unanimité ne règne pas en ce domaine. Pour différentes raisons, certaines personnes laissent aux autres la tâche de propager l’espèce. Personne ne dit que leur comportement est contraire à la loi naturelle. Les homosexuels y renoncent en raison d’une inclination naturelle qui émane de leur complexion corporelle, ex natura corporalis complexionis, comme Thomas d’Aquin a dit dans son commentaire de l’Éthique de Nicomaque (VII, leçon 5, 1374).

 

En troisième lieu, il y a dans l’homme une inclination au bien conforme à sa nature d’être raisonnable, qui lui est propre ; ainsi a-t-il une inclination naturelle à connaître la vérité sur Dieu et à vivre en société. Que Thomas d’Aquin parle d’une inclination naturelle à connaître la vérité sur Dieu, il n’y a là rien d’étonnant. Au Moyen Âge, l’université – pour les Médiévaux, c’était le studium generale – comprenait quatre facultés : les arts, la médecine, le droit (civil et canonique) et la théologie. C’était une honte de blanchir à la Faculté des arts. La faculté prestigieuse, c’étai la Faculté de théologie. Savoir un peu de théologie était plus valorisant que d’exceller en grammaire. Dans son Éthique de Nicomaque, Aristote avait dit que la source principale du bonheur de l’homme consistait, dans la contemplation de la vérité, activité de sa faculté la plus noble, l’intelligence. « Aussi, affirmait-il, l’activité de Dieu, qui l’emporte par sa félicité, ne peut-elle être que contemplative » (X, chap. 8, 7).  

 

Ce rappel permet de mieux comprendre la réponse que Thomas d’Aquin va apporter à sa question sur le vice contre nature. La voici. Comme il a été dit (q. 154, a. 6 et 9), il y a une espèce déterminée de luxure là où se rencontre une déviation qui rend l’acte sexuel indécent. Ce qui peut se produire de deux façons. D’abord, quand l’acte est incompatible avec la droite raison, ce qui est commun à tout vice de luxure ; puis quand, en plus d’être incompatible avec la droite raison, l’acte est incompatible avec la manière naturelle de poser l’acte sexuel. [Il faut se rappeler Ia-IIae, q. 94, a. 2. L’union des sexes est nécessaire à la survie de l’espèce humaine.] Quand cette manière naturelle n’est pas observée, on parle de vice contre nature.

 

Cela peut se produire de plusieurs manières. Primo lorsque le plaisir sexuel est obtenu sans union ; c’est la masturbation, que certains appelaient en latin mollities. Secundo quand l’union charnelle est accomplie avec un être qui n’est pas de même espèce ; c’est la bestialité. Tertio quand les rapports sexuels ont lieu entre personnes du même sexe : un homme avec un homme, une femme avec une femme ; c’est ce que l’Apôtre appelle le vice sodomitique, sodomiticum vitium (Rom, 1, 26). Quarto quand le mode naturel de l’accouplement n’est pas observé, soit en n’utilisant pas l’organe destiné à cette fin, soit en employant des manières monstrueuses et bestiales de s’accoupler.

 

Après cette énumération des vices contre nature, le père Sertillanges émet la remarque suivante : « Il est certain, quoi qu’en pensent ceux qui ne réfléchissent pas, que toutes ces déviations, même la première [la masturbation], sont plus graves, à juger les choses en soi, qu’aucune de celles qu’on a précédemment nommées [74]. » Les six précédemment nommées sont la fornication, l’adultère, l’inceste, le rapt, le stupre et le sacrilège. Mais Sertillanges dit bien « à juger les choses en soi » et non dans un contexte de circonstances aggravantes.

 

Thomas d’Aquin vient d’appeler vice sodomitique les rapports sexuels  entre personnes de même sexe. Il ne disposait pas du mot homosexualité, qui a été fabriqué en 1869. C’est pourquoi le Petit Robert nous réserve des surprises au mot sodomie  : « Pour un homme, pratique du coït anal avec un homme ou avec une femme. »  Comme il n’y a pas de coït anal en homosexualité féminine, une lesbienne ne peut pas sodomiser sa compagne. Il ne faut donc pas prendre les deux mots comme synonymes. Le coït anal est à l’homosexualité ce que le coït vaginal est au mariage : il n’en découle pas comme une propriété géométrique. À homosexualité : « Tendance, conduite des homosexuels. Homosexualité masculine. Homosexualité féminine. »

 

– Nature de l’espèce et nature de l’individu

 

Thomas d’Aquin place l’homosexualité avec les fautes contre nature, parce qu’elle exclut l’union du mâle et de la femelle. Cependant, il fait à maintes reprises la distinction entre nature de l’espèce et nature particulière ou de l’individu : Ia-IIae, q. 51, a. 1 ; q. 34, a. 2 ; q. 58, a. 1 ; q. 85, a. 6 ; IIa-IIae, q. 65, a. 1, sol. 1, etc. Il a reconnu (Ia-IIae, q. 94, a. 2) que l’union des sexes est une inclination fondamentale chez les humains, car elle assure la survie de l’espèce. L’homosexualité est donc contraire à la nature de l’espèce, mais elle peut être conforme à la nature de certains individus. Seule la science est en mesure de trancher cette question. S’il arrivait qu’elle tranchât un jour en faveur des homosexuels, le respect de la morale pour la nature n’essuierait aucune rebuffade : le devoir de propager l’espèce n’est pas imposé à chaque individu en particulier.

 

L’opinion d’Aristote est à considérer : « Les uns se livrent à ces pratiques dépravées [les habitudes homosexuelles] sous l’impulsion de la nature, d’autres par l’effet de l’habitude, comme c’est le cas pour ceux qui sont l’objet de violence dès leur enfance. Tous ceux en qui la nature est responsable de ces habitudes ne sauraient être accusés de manquer d’emprise sur eux-mêmes [75] » ou d’incontinence.  

 

Voici le commentaire qu’en fait Thomas d’Aquin.  Chez certains, [l’homosexualité] provient de la nature d’une complexion corporelle, ex natura corporalis complexionis, qu’ils ont reçue dès le début, a principio. Chez d’autres, par contre, [elle] découle de l’habitude, parce que, par exemple, ils se sont habitués à de tels comportements depuis leur enfance, a pueritia. Il en va de même chez ceux qui y aboutissent à cause d’une maladie corporelle [76].

 

Aristote parle de violence parce qu’il s’agit de pratiques non naturelles ; Thomas d’Aquin parle d’habitudes acquises, parce qu’il ne travaillait pas sur le texte grec, mais sur une traduction latine qui employait le verbe assuefacere, qui signifie accoutumer, habituer. Le point important, c’est que les deux parlent d’inclination naturelle dans certains cas d’homosexualité.

 

– L’homosexualité dans le Catéchisme de l’Église catholique

 

Après avoir défini l’homosexualité, le Catéchisme de l’Église catholique poursuit : « Sa genèse psychique reste largement inexpliquée. S’appuyant sur la Sainte Écriture, qui présente [les relations homosexuelles] comme des dépravations graves, la Tradition a toujours déclaré que “ les actes d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés ”. Ils sont contraires à la loi naturelle. Ils ferment l’acte sexuel au don de la vie. Ils ne procèdent pas d’une complémentarité affective et sexuelle véritable. Ils ne sauraient recevoir d’approbation en aucun cas [77]. »

 

Ces affirmations suscitent quelques commentaires. La psychologie peut identifier l’homosexualité non naturelle, mais elle est incapable d’identifier l’homosexualité qu’Aristote et Thomas d’Aquin qualifient de naturelle. Ce dernier parle d’une homosexualité de naissance, a principio, à cause de la complexion naturelle du corps, ex natura corporalis complexionis. C’est la biologie qui pourra identifier un jour des gênes qui expliqueraient le phénomène. La Sainte Écriture n’est pas un traité de biologie ni un traité d’astronomie – l’affaire Galilée l’a imposé de façon péremptoire.

 

Pour que les actes d’homosexualité « ferment l’acte sexuel au don de la vie », il faudrait que les homosexuels soient en mesure de le poser. Deux hommes ne le peuvent pas ni deux femmes, car l’acte sexuel qui donne la vie, c’est le coït, union d’un mâle et d’une femelle. Le CEC ajoute : « Les actes d’homosexualité sont contraires à la loi naturelle. » En prenant appui sur Thomas d’Aquin, on peut nuancer : l’homosexualité est contraire à l’inclination naturelle de l’espèce, mais il n’est pas prouvé qu’elle soit contraire à l’inclination naturelle d’une « quantité non négligeable » d’individus. L’Abbé Pierre s’indigne : « Cette formule m’a fait sauter au plafond : à partir de quel nombre des hommes deviennent-ils quantité non négligeable [78] ? »

 

La première référence à la Sainte Écriture que donne le CEC pour condamner la sodomie, c’est Genèse 19, 1-29. Lot héberge deux étrangers pour la nuit. Les Sodomites l’apprennent et ils encerclent la maison, depuis les jeunes jusqu’aux vieux, tout le peuple sans exception. Ils appellent Lot et lui disent : « Où sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit ? Fais-les sortir, nous allons les violer. » La réponse de Lot laisse pantois : « Je vous en supplie, mes frères, ne commettez pas le mal. Écoutez, j’ai deux filles qui n’ont pas connu d’hommes, je les fais sortir et faites-leur ce que vous voulez. Mais ne touchez pas à ces hommes : ils sont sous la protection de mon toit » (op. cit., 19, 1-8). Le CEC aurait pu nous épargner ce texte. « Ne commettez pas le mal » en sodomisant les deux hommes qui sont sous mon toit, mais « faites ce que vous voulez avec mes deux filles vierges ». Pantois, en effet, on a le souffle coupé.

 

Il y a d’autres actes homosexuels dont on peut douter qu’ils soient intrinsèquement mauvais. Deux personnes hétérosexuelles mariées n’entretiennent pas leur amour que par le coït : ce n’est pas tout ou rien, écrit le cardinal Suenens. « La traduction physique de l’amour est nécessaire aux époux, même s’ils sont obligés de s’abstenir de l’acte final [79]. » L’amour s’alimente de mille petits gestes : sourires, paroles aimables, compliments, cadeaux, baisers, caresses, étreintes… Deux personnes homosexuelles – hommes ou femmes – vivant ensemble peuvent poser ces gestes. Dans sa lettre aux Romains (1, 26), saint Paul dénonce « les femmes qui ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature ; pareillement les hommes, délaissant l’usage naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétrant l’infamie d’homme à homme. » Il ne s’agit évidemment pas là de petits gestes amoureux. Aux Corinthiens (1, 6, 9-10) : « Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, [etc.] n’entreront dans le Royaume de Dieu. » Les dépravés, ce sont les hommes et les femmes nommés dans Romains 1, 26. Dans sa première lettre à Timothée, il nomme les homosexuels (1, 10).

 

Le CEC poursuit (§ 2358) : « Un nombre non négligeable [80] d’hommes et de femmes présentent des tendances homosexuelles foncières. Ils [en grammaire, le masculin l’emporte toujours sur le féminin ; de moins en moins dans la réalité] ne choisissent pas leur condition homosexuelle, elle constitue pour la plupart d’entre eux une épreuve. Ils doivent être accueillis avec respect, compassion et délicatesse. On évitera à leur égard toute marque de discrimination injuste. »

 

Si les auteurs du CEC avait tenu compte de la position de Thomas d’Aquin, ils auraient été justifiés de parler d’une homosexualité découlant de la nature de la complexion corporelle de certaines personnes, ex natura corporalis complexionis, comme il a été dit ci-dessus. Leur condition est une « épreuve » dans un monde qui ignore qu’on naît homosexuel comme on naît prédestiné à l’obésité, à cause d’un gène qui vient d’être découvert. Le CEC veut qu’on les traite « avec respect, compassion et délicatesse ». Avec respect et délicatesse, comme on doit traiter tout le monde ; compassion ? Non, car la compassion est « un sentiment qui porte à plaindre et partager les maux d'autrui ». Les homosexuels veulent être compris et non plaints. Le CEC ajoute : « On évitera à leur égard toute marque de discrimination injuste. » Bref, on s’en tiendra à la discrimination juste ! Difficile de ne pas tiquer.

 

Enfin (CEC, 2359) : « Les personnes homosexuelles sont appelées à la chasteté. […]  … elles peuvent et doivent se rapprocher graduellement et résolument de la perfection chrétienne. » Tout le monde doit pratiquer la chasteté, c’est-à-dire maîtriser son inclination aux plaisirs sexuels, mais chacun doit le faire selon son état. Cependant, pour les auteurs du CEC, il n’y a qu’une morale, la morale catholique romaine hétérosexuelle. On veut donc l’imposer aux homosexuels. Depuis saint Paul, la psychologie et la biologie ont fait des  progrès. Au lieu de répéter de siècle en siècle les mêmes interdictions, il faudrait peut-être repenser certaines positions.

 

– Le vice contre nature est la plus grave des fautes contre la chasteté 

  Thomas d’Aquin vient de prouver (q. 154, a. 11) que le vice contre nature est une espèce de luxure, mais en un sens spécial, car il ne l’avait pas nommé dans les six espèces énumérées à l’article premier. Ces six espèces sont caractérisées par le fait qu’elles ne sont pas incompatibles avec la nature humaine, non repugnant humanæ naturæ (q. 154, a. 11, sol. 1). Elles sont conformes à une inclination fondamentale de la nature humaine, qui tend à l’union des sexes pour assurer la survie de l’espèce (Ia-IIae, q.  94, a. 2). Or, l’union des sexes s’accomplit dans la fornication simple, dans l’adultère, dans l’inceste, dans le stupre, dans le rapt et dans le sacrilège tel que défini. Dans le vice contre nature, il n’y a pas d’union du sexe masculin avec le sexe féminin.

Thomas d’Aquin se demande maintenant si le vice contre nature est le plus grand péché parmi les espèces de luxure (q. 154, a. 12). Il va donc le comparer aux six espèces énumérées à l’article premier. Dans n’importe quel genre, l’erreur sur un principe dont dépendent des conclusions est la pire des erreurs, c’est-à-dire qu’elle est plus grave que l’erreur portant sur une application du principe en cause. Par exemple, quelqu’un peut être d’accord avec le précepte : « Il ne faut pas voler », mais se tromper dans l’une ou l’autre de ses multiples applications : il peut cacher des revenus à l’impôt sans penser commettre un vol. La situation la plus grave serait qu’il n’admette pas que le vol est défendu et qu’il s’empare de ce qui appartient à autrui chaque fois que l’occasion s’en présente.

Or, les principes de la raison sont les énoncés conformes à la nature, ea quæ sunt secundum naturam. Car, étant présupposées les choses qui sont déterminées par la nature, la raison dispose les autres choses selon ce qui convient. [La nature incline à manger ; la raison cherche la manière de manger pour que cette inclination concoure à la santé de l’individu et à sa survie.] Cela est évident tant dans le domaine spéculatif que dans le domaine pratique. C’est pourquoi de même que, dans le domaine spéculatif, l’erreur au sujet des principes dont la connaissance est naturelle à l’homme est la plus grave et la plus honteuse ; de même, dans le domaine de l’action, agir contre ce qui est déterminé par la nature est le plus grave et le plus honteux, gravissimum et turpissimum. Or, l’être humain transgresse, dans les vices contre nature, ce qui est déterminé par la nature au sujet de l’usage des choses sexuelles, car il « recherche le plaisir en dehors de l’union des sexes [81] ». Il s’ensuit donc que le péché y est le plus grave.

Après le vice contre nature vient l’inceste, qui, comme il a été dit, est conforme à l’inclination fondamentale de la nature humaine, mais viole le respect naturel que nous devons aux personnes conjointes. Indignée, Uta Ranke-Heinemann explose : « L’onanisme est un vice plus grave, selon Thomas d’Aquin, que l’inceste avec sa propre mère  [82]. » Dans la référence qu’elle donne (IIa-IIae, q. 154, a. 11 et 12), on ne trouve pas cette affirmation. Au contraire, en citant Le Lévitique (18, 7), Thomas d’Aquin a nommément condamné cette forme d’inceste : « C’est ta mère, tu ne découvriras pas sa nudité. »  

Dans les six autres espèces de luxure, les principes naturels sont  respectés, c’est-à-dire qu’il y a union des sexes, commixtio maris et fœminæ (Ia-IIae, q. 94, a. 2), mais est enfreint ce qui est déterminé et prescrit par la raison droite. Or, quelqu’un contrarie davantage la raison quand il use des choses vénériennes non seulement contre ce qui convient à la génération d’enfants, mais encore en causant une injustice à autrui. C’est pourquoi la fornication simple, qui se pratique entre personnes consentantes, sans blesser une autre personne, est la moindre des espèces de luxure. L’injustice est plus grande quand un homme abuse d’une femme sous le pouvoir d’un autre que si elle est seulement sous sa garde. C’est pourquoi l’adultère [la femme est alors sous le pouvoir de son mari] est plus grave que le stupre [la femme n’est alors que sous la garde]. Et l’un et l’autre peuvent être aggravés par la violence. C’est pourquoi le rapt d’une vierge est plus grave que le stupre, et le rapt d’une épouse, plus grave que l’adultère. Et tous sont aggravés par le sacrilège, comme il a été dit (a. 10, sol. 2).

L’eutrapélie !

Après avoir longuement disserté sur les vertus et les vices qui portent sur les plaisirs véhéments qui accompagnent la conservation de l’individu par le boire et le manger et la propagation de l’espèce par l’union charnelle, Thomas d’Aquin traite de certaines vertus secondaires, qui portent sur des plaisirs moindres que les précédents (IIa-IIae, q. 157, a. 4 et sol. 2). On les groupe sous la rubrique « Les vertus annexées à la tempérance ». Ce sont : I. La continence (et l’incontinence). II. La clémence et la douceur (la colère, la cruauté et la brutalité). III. La modestie (l’humilité, l’orgueil, la studiosité, la retenue dans les geste, la vertu dans les délassements, la modestie de la mise et des ornements, la toilette féminine). Les dimensions d’un article m’obligent à faire un choix ; je m’en tiendrai à la vertu dans les délassements, qui a nom eutrapélie. Pourquoi pas la toilette féminine, car selon Étienne Gilson, Thomas d’Aquin s’y connaissait en chiffons ?

Ne cherchez pas le mot eutrapélie dans le Petit Robert, ni dans le “ Grand ”, mais dans un dictionnaire grec. Le nom eutrapelia signifie  souplesse d’esprit ; enjouement, fine raillerie. L’adjectif eutrapelos signifie   souple d’humeur ou d’esprit ; enjoué. Ces deux mots sont formés du préfixe eu « bien » et du verbe trepô « tourner ». Jupiter tourne ses traits vers l’ennemi, la personne enjouée tourne des traits d’esprit vers ses auditeurs pour les dérider.

L’eutrapélie, vertu dans les jeux

Thomas d’Aquin se demande d’abord si les jeux peuvent être l’objet d’une vertu : Utrum in ludis possit esse aliqua virtus (IIa-IIae, q. 168, a. 2). Le mot ludus en latin revêt plusieurs significations : « Jeu, amusement, divertissements, plaisanterie, badinage, exercices. »

Des objections apportées, je e ne retiens que la première. Il ne semble pas que le jeu puisse faire l’objet d’une vertu. En effet, Ambroise rapporte la parole du Seigneur : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez. » Je crois donc qu’il faut éviter non seulement les excès, mais tous les jeux. Or, ce qui peut se pratiquer vertueusement n’est pas totalement à éviter. Il ne peut donc pas y avoir de vertu dans les jeux.

À ceux qui soutenaient que le jeu ne pouvait être l’objet d’une vertu, Thomas d’Aquin opposait cette recommandation d’Augustin : « Je veux que tu te ménages, car le sage doit, de temps en temps, relâcher son application au devoir. » Or, cette détente de l’esprit par rapport au devoir s’obtient par les paroles et les exercices. Il est donc normal que le sage et le vertueux en fassent parfois usage. D’ailleurs Aristote pose dans les jeux une vertu qu’il appelle eutrapelia, que nous pourrions rendre par enjouement, amabilité, jucunditas.  

Réponse de Thomas d’Aquin

De même que l’homme a besoin de repos physique pour refaire les forces de son corps, qui ne peut travailler sans arrêt, car il possède une vigueur limitée, proportionnée à des travaux déterminés ; de même l’esprit, dont la vigueur est elle aussi limitée, proportionnée à des activités déterminées, a besoin de repos. C’est pourquoi, quand l’esprit se livre à l’activité en dépassant la mesure, il se fatigue ; d’autant plus que, dans les œuvres de l’esprit, le corps travaille en même temps, puisque l’esprit se sert de facultés qui agissent par les organes du corps. Or, les biens connaturels à l’homme, ce sont les biens sensibles. [L’être humain ne fait aucun effort pour écouter le chant des oiseaux, pour humer le parfum des fleurs ou admirer un coucher de soleil.]  C’est pourquoi, quand l’esprit s’élève au-dessus des réalités sensibles pour s’appliquer aux œuvres de la raison, qu’il s’agisse de la raison pratique ou de la raison spéculative, il en résulte une fatigue psychique. La fatigue est encore plus grande quand il s’applique aux activités de la contemplation, car il s’élève alors davantage au-dessus des choses sensibles, quoique, dans les activités extérieures de la raison pratique, il puisse y avoir une plus grande fatigue physique. Dans les deux cas cependant, on se fatigue d’autant plus qu’on s’applique plus intensément aux activités de la raison. Or, de même que la fatigue corporelle s’élimine par le repos du corps, de même la fatigue de l’esprit s’élimine par le repos de l’esprit, qui est le plaisir. Le plaisir !

C’est pourquoi il faut remédier à la fatigue de l’esprit en s’accordant quelque plaisir, qui interrompe l’effort de la raison. Dans les Conférences des Pères, on lit que saint Jean l’Évangéliste, devant certains qui s’étaient scandalisés de le trouver en train de jouer avec ses disciples, demanda à l’un d’eux, qui portait un arc, de tirer une flèche. Quand il se fut exécuté à plusieurs reprises, Jean lui demanda s’il pourrait continuer sans arrêt. L’archer répondit que, s’il continuait toujours, l’arc se briserait. Jean fit alors remarquer que l’esprit de l’homme se briserait de même s’il ne se relâchait jamais de son application.

Ces paroles et actions dans lesquelles on recherche le repos de l’âme s’appellent divertissements ou récréations, Il est donc nécessaire d’en user de temps et temps comme moyens de donner à l’esprit un certain repos. C’est ce que dit Aristote quand il déclare : « L’homme qui fait un travail pénible a besoin de délassement, et le jeu a pour but de délasser ; il faut donc recourir au jeu, au moment opportun, comme s’il s’agissait d’un remède [83]. »

À ce sujet, il y a trois défauts à éviter. Le premier et le principal, c’est de ne pas chercher le plaisir dont on vient de parler dans des actions ou paroles honteuses ou nocives. C’est pourquoi Cicéron avertit : « Il y a deux façons de se divertir, l’une grossière, effrontée, obscène, visant au scandale ; l’autre élégante, courtoise, fine et spirituelle [84]. » En second lieu, il faut aussi veiller à ce que la gravité de l’âme ne se dissipe pas totalement. Ambroise avertit à son tour : « Prenons garde, en voulant détendre notre esprit, de ne pas perdre toute harmonie, qui est comme l’accord des bonnes actions. » Au même endroit, Cicéron venait de dire : « Nous ne laissons pas à nos enfants pleine licence dans leurs jeux, nous leur laissons une liberté qui n’exclut pas l’observation des règles morales, de même il convient que nos récréations même s’éclairent d’un peu de lumière honnête. » Enfin, il faut encore veiller, comme dans toutes les actions humaines, à ce que le jeu convienne aux personnes, aux temps et aux lieux, et qu’il soit bien ordonné selon les autres circonstances, c’est-à-dire qu’il soit « digne du moment et de l’homme », comme dit Cicéron.

Tout cela est ordonné selon la règle de la raison. Or, l’habitus [disposition stable] qui opère selon la raison est une vertu morale. C’est pourquoi, en ce qui concerne les jeux, il peut y avoir une vertu, qu’Aristote appelle « eutrapélie » (enjouement). Et l’on dit que quelqu’un est enjoué, eutrapelos, quand il transforme facilement les paroles et les actes en délassement.

Solution de l’objection retenue

Les plaisanteries, comme il a été dit, doivent être en harmonie avec les occupations et avec les personnes. Selon Cicéron, quand les auditeurs sont fatigués, il n’est pas inutile que l’orateur aborde quelque chose de nouveau ou qui prête à rire, à moins que le sérieux de la question l’interdise. Or, la doctrine sacrée se rapporte aux choses les plus hautes (Proverbes 8, 6) : « Écoutez, car j’ai à vous parler de grandes choses. » C’est pourquoi Ambroise n’exclut pas totalement la plaisanterie de la vie humaine, mais il est intransigeant quand il s’agit de l’enseignement sacré. Il avait dit, avant le texte cité par l’objection : « Quoique les plaisanteries soient parfois honnêtes et agréables, elles sont incompatibles avec l’enseignement de l’Église ; comment pourrions-nous employer ce que nous ne trouvons pas dans les Saintes Écritures ? » [Ceux qui ont lu des encycliques n’y ont jamais trouvé de drôleries. Mais les homélies ne sont pas des encycliques. J’ai assisté à la messe de Jean XXIII, à Saint-Pierre de Rome, lors de son 80e anniversaire. Il a fait rire l’assistance deux ou trois fois, plutôt trois que deux. On rapporte que saint Césaire d’Arles (~470-542) était tellement “ intéressant ” qu’il faisait barrer les portes de sa cathédrale pendant ses sermons pour empêcher les assistants de sortir.]

L’excès de jeu peut-il être une faute ?

Comme la vertu se situe dans un milieu entre le trop et le trop peu, Thomas d’Aquin se demande d’abord s’il peut y avoir une faute par excès de jeu : Utrum in superfluitate ludi possit esse peccatum (IIa-IIae, q. 168, a. 3) Sa réponse n’étonnera personne.

Dans tout ce qui peut être dirigé par la raison, l’excès, superfluum, consiste à dépasser la règle imposée par la raison, le défaut, diminutum, consiste à rester au-dessous des exigences de la raison. Or, il a été dit que les jeux ou les plaisanteries, en paroles ou en actes, peuvent être dirigés par la raison. C’est pourquoi l’excès dans le jeu s’entend de ce qui excède la règle de raison, ce qui peut se produire de deux manières. D’une première manière, par la nature des actions distrayantes. C’est le genre de plaisanterie que Cicéron a qualifié ci-dessus de « grossier, insolent, déshonorant et  obscène », ce qui a lieu quand on emploie des paroles ou des actions honteuses, ou qui nuisent au prochain.

De la seconde manière, il peut y avoir excès dans le jeu quand font défaut les circonstances requises. Par exemple, lorsqu’on se livre au jeu à des moments – sur le temps de travail, par exemple – ou en des lieux prohibés, ou encore d’une façon qui ne convient pas à l’occupation ou à la personne.

Le défaut de jeu peut-il être une faute ?

Thomas d’Aquin se demande maintenant si l’on peut pécher par défaut de jeu : Utrum in defectu ludi consistat aliquod peccatum (IIa-IIae, q. 168, a. 3). La réponse est moins prévisible. Dans les actions humaines, tout ce qui s’oppose à la raison est vicieux. Or, il est contraire à la raison de constituer un poids pour les autres, par exemple, en n’offrant rien d’agréable [au regard, à l’ouïe, voire à l’odorat] ou encore en empêchant les autres de se réjouir. C’est pourquoi Sénèque avertit : « Conduis-toi sagement de façon que personne ne te tienne pour désagréable, ni ne te méprise comme vulgaire. » Or, ceux qui refusent le jeu « ne disent jamais de drôleries et gênent ceux qui en disent, parce qu’ils n’acceptent pas les jeux même modérés des autres. Aristote ne nous étonne pas quand il parle de l’agrément que l’on trouve en compagnie des gens d’esprit et que, par contre, personne ne recherche l’amitié des gens moroses [85].

Mais, parce que le jeu est utile en vue du plaisir et du repos, comme aussi le plaisir et le repos ne sont pas recherchés pour eux-mêmes, mais qu’ils sont au service de l’activité, il s’ensuit que le défaut de jeu est moins grave que l’excès. C’est ainsi qu’en parlant de l’amitié fondée sur le plaisir, Aristote est restrictif : « Peu d’amis suffisent, de  même que dans les aliments il faut peu de condiments [86]. »  

Ceux qui considèrent le Moyen Âge comme une époque bien austère ne le connaissent pas. Thomas d’Aquin n’exemptait pas de faute non seulement ceux qui ne disaient rien de drôle, mais également ceux qui par leur mine renfrognée paralysaient les esprits enjoués.

Conclusion

 

Pour se réconcilier avec la notion de vertu, il suffit de prendre conscience que, dans chaque art, chaque difficulté nouvelle doit être vaincue par des exercices particuliers et répétés : en devenant pianiste, on ne devient pas violoniste par surcroît. Et il en est ainsi dans le domaine de la morale. Les difficultés du boire diffèrent de celles du manger. Tel individu mange raisonnablement qui boit comme un trou. Tel autre est plus facilement généreux que chaste. Bref, chaque difficulté nouvelle doit être vaincue par des exercices particuliers.

 

Le résultat en est une qualité stable, qui rend l’action facile et agréable dans des domaines où elle était d’abord difficile et pénible. Dans De Virtutibus in communi, (q. unique, a. 1), Thomas d’Aquin souligne trois avantages à développer des vertus morales. D’abord, pour atteindre l’uniformité dans l’opération : ut sit uniformitas in operatione. En second lieu, pour que l’opération s’effectue sans hésitation, in promptu. Enfin, pour que l’opération soit agréable, ut delectabiliter operatio compleatur.

 

Les chrétiens ont reçu les quatre vertus  – prudence, justice, force (courage) et tempérance (modération) – par l’intermédiaire de Cicéron, parce qu’ils ne fréquentaient ni Platon ni Aristote, qui en ont beaucoup parlé, surtout Aristote, dans son Éthique de Nicomaque. Les quatre vertus premières des stoïciens, Ambroise de Milan les a faites cardinales. Quand Thomas d’Aquin se demande si la tempérance est une vertu cardinale, il rappelle leur origine stoïcienne en disant : virtus principalis seu cardinalis (IIa-IIae, q. 141, a. 7). Mon Bornecque prévient les traducteurs : principalis, ce n’est pas principal mais premier.

 

La tempérance est la moins prestigieuse des vertus cardinales : c’est la prudence qui vient en tête. Vertu intellectuelle, elle jouit du prestige de l’intelligence dans laquelle elle se développe. Comme la personne prudente est de bon conseil, on retrouve partout la prudence dans les conseillers politiques, militaires, financiers, juridiques, etc. La justice suit de près, car nos vertus les plus grandes sont les plus utiles aux autres, et partout on réclame justice, à cor et à cri. Enfin, comme on fuit plus la douleur qu’on ne recherche le plaisir, le courage, qui protège contre la peur, l’emporte sur la tempérance, qui règle l’inclination au plaisir. 

 

La tempérance est une vertu qui, par des actes répétés, rend docile à la raison l’inclination aux plaisirs les plus véhéments, : plaisirs attachés à la conservation de l’individu, par le manger et le boire ; plaisirs attachés à la conservation de l’espèce, par l’union des sexes. Un vice y est opposé, c’est l’insensibilité, c’est-à-dire l’état d’une personne chez qui les plaisirs naturels ne jouent pas leur rôle. Chez certaines personnes, le plaisir de manger est inefficace ; chez d’autres, c’est l’inclination à l’union du mâle et de la femelle qui est absente (Ia-IIae, q. 94, a. 2).

 

Thomas d’Aquin distingue d’abord les vertus qui ont pour objet les plaisirs attachés à la conservation de l’individu, ce sont les plaisirs de la nourriture, delectationes ciborum. En second lieu, les plaisirs attachés à la propagation de l’espèce, ce sont les plaisirs sexuels ou vénériens, delectationes venereorum, objet de la chasteté. Deux vertus contrôlent les inclinations aux plaisirs liés à la conservation de l’individu : l’abstinence, qui a pour objet le manger et le boire [l’eau, le café, le lait, etc.], et la sobriété, qui a pour objet les boissons enivrantes (IIa-IIae, q. 146, Avant-propos).

 

         Le mot abstinence pour désigner la vertu à pratiquer à la table ne manque pas de nous étonner. Mais, au XIIIe siècle, le verbe abstinere pouvait signifier la privation d’un aliment ou bien un comportement réglé par la raison.  Le vice opposé à l’abstinence, c’est la gourmandise. Thomas d’Aquin en a distingué quatre espèces, comme il a été dit ci-dessus.

 

Après avoir traité de l’abstinence et du vice opposé, la gourmandise, Thomas d’Aquin aborde l’autre vertu qui règle l’inclination au plaisir lié à la conservation de l’individu, la sobriété, qui a pour objet la boisson enivrante En consommer avec mesure apporte beaucoup, multum confert ; par contre, un petit excès nuit beaucoup, multum laedit, parce qu’il perturbe l’usage de la raison plus que l’excès de nourriture. Le vice opposé à la sobriété est l’ivrognerie. La personne qui a développé ce vice est devenue incapable de contrôler son inclination au plaisir de consommer des boissons enivrantes. Thomas d’Aquin n’ignore pas que le vice opposé à l’ivrognerie n’a pas de nom, cependant il affirme que s’abstenir sciemment de vin au point de nuire gravement à sa santé ne serait pas exempt de faute.

 

Enfin, la troisième espèce de tempérance, la chasteté. Elle est une vertu qui, par des actes répétés, rend docile à la raison l’une des inclinations les plus fortes de l’être humain. En parlant des vertus cardinales, Thomas d’Aquin avait justifié l’ordre suivant : prudence, justice, force (courage) et tempérance (modération). Il ne compare pas les trois espèces de tempérance – abstinence, sobriété et chasteté – pour y découvrir un ordre et le justifier. Mais il semble évident, d’après ce qui a été dit, que c’est la chasteté qui viendrait en tête, à cause des fautes que la luxure fait commettre au détriment de la famille, cellule de la société.  

 

Dans la liste de nos péchés capitaux, nous disions moins bien l’impureté. Le premier venu connaît au moins deux ou trois manières de violer la chasteté. Le père Sertillanges présente la luxure comme « un chef de vices haut gradé ». Thomas d’Aquin distingue six espèces de luxure : la fornication, l’adultère, l’inceste, le stupre, le rapt et le sacrilège. Certains lecteurs peuvent s’étonner, par exemple, que la masturbation n’en fasse pas partie. La distinction entre ces six manquements à la chasteté et les vices contre nature va en fournir la réponse.

         Après avoir traité des six espèces de luxure qu’il a distinguées, Thomas d’Aquin se demande si le vice contre nature est une espèce de luxure : Utrum vitium contra naturam sit species luxuræ (IIa-IIae, q. 154, a. 11). Cette question sous-entend une distinction entre les vices qui ne sont pas contre nature, les six premiers, et ceux qui le sont, et dont il va parler. Pourquoi les six ne sont-ils pas contre nature ?

         Qu’ils ne soient pas contre nature ne signifie pas qu’ils sont conformes à la raison, règle de moralité. Dans les six, il y a coït, c’est-à-dire accouplement du mâle et de la femelle, ce qui n’est pas contre nature, même si c’est contraire à la raison. Il dira que ces six espèces de vice ne sont pas en désaccord avec la nature humaine,  non repugnant humanæ naturæ (q. 154, a. 11, sol. 1). Repugnare signifie résister, s’opposer à, être en désaccord, être incompatible. Pour voir en quel sens ces vices ne sont pas incompatibles avec la nature humaine, il faut se rappeler ce qu’il dit de la loi naturelle (Ia-IIae, q. 94, a. 2). Les six premières espèces de luxure ne sont pas contraires à la nature humaine, c’est-à-dire à l’inclination à l’union des sexes, qui assure la survie de l’espèce. Celle-ci peut être assurée dans les six cas. Il n’en est pas ainsi dans les vices contre nature.

 Il y a une espèce déterminée de luxure chaque fois que se rencontre une déviation qui rend l’acte sexuel indécent. Par exemple, quand l’acte est incompatible avec la droite raison, ce qui est commun à tout vice de luxure ; ou encore, quand, en plus d’être incompatible avec la droite raison, l’acte est incompatible avec l’ordre naturel de l’acte sexuel. Quand cet ordre naturel est enfreint, on parle de vice contre nature.

 

Cela peut se produire de plusieurs manières. Primo lorsqu’on se procure le plaisir sexuel sans union charnelle ; c’est la masturbation, que certains appelaient en latin mollities. Secundo quand l’union charnelle est réalisée avec un être qui n’est pas de même espèce ; c’est la bestialité. Tertio quand les rapports sexuels ont lieu entre personnes du même sexe : un homme avec un homme, une femme avec une femme. Quarto quand la manière naturelle de s’accoupler n’est pas observée, soit en n’utilisant pas l’organe approprié,   soit par des manières monstrueuses et bestiales de le faire.

Dans les six autres espèces de luxure, les principes naturels sont  sauvegardés, mais ne l’est pas ce qui est déterminé et prescrit par la raison droite. Or, quelqu’un contrarie davantage la raison quand il use des choses vénériennes non seulement contre ce qui convient à la génération d’enfants, mais encore en causant une injustice à autrui. C’est pourquoi la fornication simple, qui se pratique entre personnes consentantes, sans en blesser une autre, est la moindre des espèces de luxure.

Une note joyeuse pour terminer, l’eutrapélie. Si vous imaginiez le Moyen Âge comme un millénaire bien austère, parce qu’il a inventé le Dies irae, vous ne le connaissiez pas vraiment. Thomas d’Aquin n’exemptait pas de faute non seulement ceux qui ne disaient rien de drôle, mais également ceux qui, par leur mine renfrognée, paralysaient les esprits enjoués. Dans cette veine bien chrétienne, Thérèse d’Avila prévenait ses religieuses : « Nous sommes assez sottes par nature, mes sœurs, ne le soyons pas davantage par grâce. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        

 

        

 

 



[1] Paul Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 939-940.

[2] Op. cit., Paris, Seuil, 1966, p. 46.

[3] Alain, Philosophie, tome second, PUF, 1955, p. 35.

[4] Th. Deman, o.p., La Prudence, Éditions de la Revue des Jeunes, 1949, p. 394.

[5] Op. cit., Montréal, Valiquette, I, 8-11, p. 58-64.

[6] In III Sent., d. 35, q. 1, a. 4, sol. 1 ; Somme contre les Gentils, III, chap. 37

[7] Cicéron, Des Devoirs, Paris, Garnier-Flammarion, GF 156, 1967, I, chap. 7, p. 119.

[8] Aristote, Rhétorique, Paris, « Les Belles Lettres », 1932, chap. 9, 1366 b, p. 108.

[9] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, GF 28, 1964, p. 373.

[10] Aristote, Éthique de Nicomaque, trad. Voilquin, III, chap. 9, 2.

[11] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, III, leçon 18, 585.

[12] Philosophie, tome second, Paris, PUF, 1955, p. 38-39.

[13] Éthique de Nicomaque, VI, chap. 4.

[14] Op. cit., Contretemps/Le Seuil, 1978, p. 306.

[15] Aristote, La Politique, Paris, Gallimard, tel 221,  II, chap. 7, 11.

[16] Xénophon, Œuvres complètes, Paris, Garnier-Flammarion, tome 3, GF 152, 1967, p. 307-308.

[17] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, GF 28, 1964, p. 373.

[18] Paul Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome I, 1957, p. 907-923.

[19] La Fontaine, Fables, livre VIII, VII.

[20] Ibid., livre IX, XI.

[21] Horace Épîtres, livre I, VI.

[22] Montaigne, Les Essais, Le Livre de Poche, tome I, p. 253.

[23] De la vieillesse, Paris, Garnier-Flammarion, GF 156, 1967, p. 32.

[24]  Somme théologique, IIa-IIae, q. 141, a. 1. Les divisions de cet ouvrage étant bien connues, je ne répéterai pas le titre chaque fois que je vais le citer.

[25] La Glose, ce sont les commentaires écrit en marge ou entre les lignes.

[26] J.-D. Folghera, o.p., Somme théologique, La Tempérance, Éditions de la Revue des Jeunes, 1928, p. 103.

[27] Aristote, Éthique de Nicomaque, Paris, Classiques Garnier, II, chap. 6,  8.

[28] La Bible de Jérusalem donne cette autre traduction : «  Ce n’est pas un aliment, certes, qui nous fera comparaître en jugement devant Dieu. »

[29] Aristote, Éthique de Nicomaque, II, chap. 6, 8.

[30] Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Paris, Seuil, 1955, p. 182.

[31] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, X, leçon 4, 1807.

[32] Ibid., leçon 10, 2080.

[33] Somme contre les Gentils, III, chap. 27.

[34] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, X, leçon 11, 2105.

[35]  Éthique de Nicomaque, I, chap. 8 ; X, chap. 7.

[36]  Op. cit., traduit de l’allemand par Élizabeth de Miribel, Paris, Flammarion, 1973, 169 pages.

[37] L’Avenir de l’homme, Paris, Seuil, 1959, p. 300.

[38] Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1949, p. 194, 346, 347

[39] Le Monde s’est-il créé tout seul ? Albin Michel, Le Livre de Poche 31748, 2008, p. 127.

[40] L’Avenir de l’homme, Paris, Seuil, 1959, p. 184.

[41] Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, GF 28, p. 373.

[42] Pascal, Pensées, section II, 71.

[43] Épîtres, livre I, XIX.

[44] La Cité de Dieu, livre XIV, IX.

[45] Les Penseurs grecs avant Socrate, Paris, Garnier-Flammarion, GF 31, p. 171.

[46] Aristote, Éthique de Nicomaque, Paris, Garnier, 1961, VIII, chap. premier, 1.

[47] L’Église dans le monde de ce temps, Deuxième partie, chap. 1, Dignité du mariage et de la famille, 50, 1.

[48] Fustel de Coulanges, La Cité antique, Paris, Hachette, p. 51.

[49] Platon, Les Lois, VI, 772, 773, 774.

[50] Aristote, Éthique de Nicomaque, VII, chap. 11, 4

[51] A.-D. Sertillanges, o.p., La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 346.

[52] Somme contre les Gentils, III, chap. 124.

[53] Jean-Claude Guillebaud, Le Commencement d’un monde, Paris, Seuil, Points 646, 2008, p. 313.

[54] Jean Rostand, L’Homme, Paris, Gallimard, 1962, Idées 5, p. 98.

[55] Aristote, Politique, Québec, PUL, 1951, I, chap. 5,  1.

[56] Pascal, Pensées, section II, 94.

[57] Albert Jacquard, Moi et les autres, Paris, Seuil, Inédit Virgule, V 17, 1983, p. 14-15.

[58] Somme contre les Gentils, III, chap. 122.

[59]  Op. cit., Plon/Mame, 1994, p. 279-280.

[60]  Politique, Paris, Gallimard, Tel 221, VII, chap. 16, 18.

[61] Horace, Satires, Paris, Garnier, 1967, GF 159, p. 151- 153.

[62] Régine Pernoud, La Femme au temps des cathédrales, Stock, 1980, p. 175.

[63] Aristote, Politique, Paris, Gallimard, Tel 221, II, chap. 4, 2-3.

[64] La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 349.

[65] Albert Jacquard, Moi et les autres, Paris, Seuil, Points, Inédit Virgule 17, 1983, p. 76.

[66] Le Monde s’est-il créé tout seul ? Albin Michel, Le Livre de Poche, 31748, p. 122.

[67] Pensées, section III, 233.

[68] Gilbert Géraud, Maurice Zundel, ses pierres de fondation, Québec, Anne Sigier, 2005, p. 12-16.

[69] Op. cit., Paris, Fayard, 1985, p. 92.

[70] Rhétorique, I, 1362 a.  

[71] Aristote, Politique, Paris, Gallimard, Tel 221, V, chap. 4,  5, p. 163.

[72] Saint Augustin, De la Virginité, chap. 8.

[73] Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p. 25.

[74] A. D. Sertillanges, o.p., La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 350.

[75] Aristote, Éthique de Nicomaque, Paris, Garnier, 1961, VII, chap. 5, 3-4.

[76] Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Éthique de  Nicomaque, VII, leçon 5,  1374.

[77] O.p., paragraphe 2357.

[78] Testament, p. 22.

[79] Léon-Joseph Suenens, Amour et Maîtrise de soi, Desclée de Brouwer, 1960, p. 92-93

[80] Abbé Pierre, Testament, Paris, Bayard Éditions, 1994, p. 22.

[81] A. D. Sertillanges, La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, p. 349.

[82] Uta Ranke-Heinemann, Des Eunuques pour le royaume des cieux, Paris, Robert Laffont, 1990, p.  354.

[83] Aristote, Politique, Paris, Gallimard, Tel 221, VIII, chap. 3,  4.

[84] Cicéron, Des Devoirs, I, XXIX.

[85] Éthique de Nicomaque, VIII, chap. 3, 1 ; chap. 5, 2.

[86] Éthique de Nicomaque, IX, chap.  10, 2.