ARISTOTE

 

TRAITE DE LA GENERATION ET DE LA CORRUPTION

(DE GENERATIONE ET ORRUPTIONE)

 

Traduction de Jules  Barthélemy-Saint-Hilaire

Paris : Ladrange, 1866

Numérisé par Philippe Remacle http://remacle.org/

Nouvelle édition numérique https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique 2008

 

 

Introduction de Jules  Barthélemy-Saint-Hilaire: ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE. 2

LIVRE I. 54

CHAPITRE PREMIER. 54

CHAPITRE II. 56

CHAPITRE Ill. 60

CHAPITRE IV. 64

CHAPITRE V. 65

CHAPITRE VI. 69

CHAPITRE VII. 70

CHAPITRE VIII. 73

CHAPITRE IX. 76

CHAPITRE X. 77

LIVRE II. 80

CHAPITRE PREMIER. 80

CHAPITRE lI. 81

CHAPITRE III. 83

CHAPITRE IV. 84

CHAPITRE V. 85

CHAPITRE VI. 87

CHAPITRE VII. 89

CHAPITRE VIII. 90

CHAPITRE IX. 91

CHAPITRE X. 93

CHAPITRE XI. 95

 

Introduction de Jules  Barthélemy-Saint-Hilaire: ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE.

 

Les deux traités réunis dans ce volume sont une polémique contre l'école d'Élée, une des plus anciennes de la philosophie grecque. Le berceau de la philosophie est dans les colonies des côtes de l'Asie-Mineure : Thalès, Pythagore, Xénophane, etc. ; antécédents admirables, Homère, Sapho, etc. ; l'astronomie, les mathématiques, l'histoire, la médecine, etc., etc. Les trois confédérations : les Éoliens au nord ; les Ioniens au centre ; les Doriens au midi. Esquisse des principaux événements auxquels les philosophes ont été mêlés, de Thalès à Melissus, de 620 à 430 avant notre ère ; lutte de l'Ionie contre la Lydie, et contre l'empire des Perses. - Moyens matériels qu'on avait dans l'antiquité pour écrire des ouvrages ; les livres depuis Thalès jusqu'au temps d'Aristote ; témoignages d'Hérodote, de Thucydide, de Xénophon, de Platon, d'Aristote ; emploi général du papyrus égyptien; fabrication du papier, d'après Pline; lettres de Cicéron. Démonstration de ces faits; papyrus conservés dans nos musées, encriers et roseaux des scribes, remontant au moins à vingt-cinq siècles - Originalité de la philosophie grecque; elle ne doit rien à l'Orient; comparaison avec la philosophie Hindous. - Conclusions sur le système de l'école d'Élée ; sens véritable de la théorie de l'Unité.

 

J'ai réuni avec intention les deux traités qui remplissent ce volume. Ils me semblent répondre l'un et l'autre à un même ordre d'idées. Dans le premier, Aristote s'efforce de démontrer, contre le système de l'unité et de l'immobilité de l'être, comment les choses se produisent et comment elles finissent; dans le second (01), c'est la même discussion directement soutenue contre des représentants de l'école d'Élée, Xénophane, qui en est le fondateur, et Mélissus, qui a conservé encore les principes de cette doctrine, au moment où Socrate substitue aux incertitudes antérieures une philosophie nouvelle et définitive. La pensée est identique dans les deux traités ; la forme seule est différente ; ici, l'exposition générale d'un principe; là, une réfutation spéciale du principe contraire. Je reviendrai brièvement, à la fin de cette préface, sur la valeur de ces deux ouvrages, qui méritent d'être plus connus qu'ils ne le sont ; mais d'abord, je tiendrais à faire voir, aussi clairement que je le pourrai, ce qu'était le mouvement philosophique auquel Xénophane et Mélissus ont concouru, soit pour le créer, soit pour le suivre.

Xénophane et Mélissus! ce sont là des noms bien anciens ; au premier coup d'œil, il est assez difficile de comprendre qu'ils puissent exciter de nos jours un sérieux intérêt. Ces deux philosophes vivaient cinq ou six siècles avant notre ère ; et à cette distance, il semble que l'érudition seule puisse encore se sentir pour eux quelque sympathie surannée, et s'informer de leurs systèmes oubliés depuis si longtemps. Je ne veux pas certainement faire le procès de l'érudition ; mais je conçois les préventions qu'elle soulève, quand elle s'enfonce dans l'étude de ces temps reculés, où les documents font défaut, et dont il ne nous est resté que d'informes débris. Ici cependant plus que partout ailleurs, je demande qu'on veuille bien l'écouter un instant; car le sujet dont elle traite, à propos de Xénophane, est un des plus importants et un des plus vivants de toute l'histoire de l'esprit humain.

Ce n'est pas moins que la naissance de la philosophie, dans le monde auquel nous appartenons.

Pour la philosophie orientale, nous ne savons et peut-être ne saurons-nous jamais rien de précis en ce qui concerne ses époques principales et ses révolutions. Les temps, les lieux, les personnages nous échappent presqu'également, insaisissables et douteux dans l'obscurité impénétrable qui les recouvre. Nous connaîtrions même ces détails avec toute l'exactitude nécessaire, qu'ils pourraient satisfaire notre curiosité sans nous toucher beaucoup. La philosophie orientale n'a pas influé sur la nôtre; en admettant même qu'elle l'ait précédée dans l'Inde, dans la Chine, dans la Perse, dans l'Égypte, nous ne lui avons emprunté quoi que ce soit ; nous n'avons point à remonter à elle pour connaître qui nous sommes et d'où nous venons. Au contraire, avec la philosophie grecque, nous nous rattachons au passé d'où nous sommes sortis. Malgré les aveuglements d'un orgueil trop souvent coupable d'ingratitude, nous devons ne jamais oublier que nous sommes les fils de la Grèce ; elle est notre mère à peu près dans toutes les choses de l'intelligence. Interroger ses débuts, c'est encore interroger nos propres origines. De Thalès, de Pythagore, de Xénophane, d'Anaxagore, de Socrate, de Platon, d'Aristote jusqu'à nous, il n'y a qu'une différence de degré ; nous sommes tous dans la même voie, ininterrompue depuis tant de siècles, poursuivie sans relâche, et qui ne change pas de direction, tout en devenant de plus en plus longue et plus belle. Apparemment, nous n'avons point à rougir de tels ancêtres; et tout ce que nous avons à faire, c'est d'en rester dignes en les continuant.

On a pu dire, non sans justice, que la philosophie était née avec Socrate (02), et cet admirable personnage tient en effet une telle place qu'on a pu lui faire cet honneur insigne d'associer son nom à ce grand événement. Mais Socrate, modeste comme il l'était, n'eût pas accepté cette gloire ; il savait mieux que personne qu'avant lui il y avait déjà près de deux siècles que la philosophie s'essayait, quand il lui donna la force et le charme qui depuis lors ne l'ont plus quittée. Ce n'est pas à Athènes que la philosophie est née ; c'est dans l'Asie-Mineure ; car à moins de rayer de l'histoire les premiers des grands noms que je viens de rappeler, il faut reculer cet événement de deux cents ans environ ; le progrès inauguré par Socrate était une continuation ; ce n'était pas une initiative.

Toutes les origines sont nécessairement obscures; on s'ignore toujours soi-même au début, et la tradition pour ces premiers temps est incertaine, comme les faits eux-mêmes, qui ont passé presque inaperçus. Cependant si l'on n'exige point ici des précisions impossibles, les commencements de la philosophie grecque doivent nous paraître assez clairs pour qu'il n'y ait aucun motif plausible d'en douter. Thalès était de Milet; et l'histoire a constaté sa présence à l'armée d'un des rois de Lydie, vers la fin du Vie siècle avant notre ère. Un peu plus tard que lui, Pythagore, rentré, après de longs voyages, à Samos, sa patrie, la fuit pour éviter la tyrannie de Polycrate, qui l'opprime, et il va porter ses doctrines sur les côtes orientales de la grande Grèce à Sybaris et à Crotone. Xénophane, pour des raisons assez analogues, s'éloigne de Colophon ; et se réunissant à des fugitifs de Phocée, qui, à travers bien des périls, avaient enfin trouvé un asile sur les bords de la mer Tyrrhénienne à Élée (Hyéla ou Vélia), il fonde dans cette ville, alors toute récente, une école qui en a illustré le souvenir.

Pour le moment, je m'en tiens à ces trois personnages, les uns et les autres chefs d'écoles qui sont immortelles, quoique nous en sachions bien peu de chose: l'école d'Ionie, l'école Pythagoricienne et l'école d'Élée. Tout à l'heure, je pourrai associer à ces trois noms une foule d'autres noms que l'histoire de la philosophie ne peut pas omettre plus que ceux-là.

Mais rien qu'à considérer Thalès, Pythagore et Xénophane, un fait me frappe. Ils sont tous les trois de cette partie du monde Hellénique qui s'appelle l'Asie-Mineure, et ils sont presque contemporains. Milet sur le continent, Samos dans l'île de ce nom, et Colophon, un peu au nord d'Éphèse, sont à peine à vingt-cinq lieues de distance; sur cet étroit espace, presqu'au même moment, la philosophie trouve son glorieux berceau. Pour ne pas sortir de ces limites soit de lieux, soit de temps, soit même de sujet, joignez à ces trois noms de Thalès, de Pythagore et de Xénophane, ceux d'Anaximandre et d'Anaximène, qui sont aussi de Milet ; d'Héraclite, qui est d'Éphèse; d'Anaxagore, qui est de Clazomènes, un peu à l'ouest de Smyrne dans le golfe de l'Hermus ; de Leucippe et de Démocrite, qui étaient peut–être également de Milet, ou d'Abdère, colonie de Téos ; de Mélissus, qui est de Samos, comme Pythagore. Joignez en outre les noms de quelques sages, moins éclairés que les philosophes, mais non moins vénérés : Pittacus de Mytilène dans l'île de Lesbos, compagnon d'armes du poète Alcée pour renverser la tyrannie, et déposant, après dix ans de bienfaits, la dictature que ses concitoyens lui avaient remise ; Bias de Priène, donnant à la Confédération Ionienne des conseils qui, selon Hérodote, eussent pu la sauver ; Ésope, qui résida longtemps à Samos, et à Sardes près de Crésus, et dont Socrate ne dédaignait pas de mettre les fables en vers (03), ce pauvre esclave de Phrygie que la philosophie ne doit pas oublier de compter parmi les siens; enfin, même cette Aspasie de Milet, à qui Platon a laissé la parole dans le Ménexène, qui causait avec Socrate, qui donnait des leçons d'éloquence à Périclès, dont elle composait parfois les discours politiques, et à qui Raphaël a réservé une place dans son École d'Athènes.

On le voit donc : l'ingénieur Tiedemann a eu bien raison d'appeler l'Asie-Mineure  « la mère de la philosophie, et la patrie de la sagesse (04)  ». Les quelques faits que je viens de citer, et auxquels on pourrait en joindre bien d'autres, le prouvent assez; désormais, quand on parlera de la naissance de la philosophie dans notre monde Occidental, par opposition au monde Asiatique, nous saurons à qui appartient cette gloire, et à qui l'on doit équitablement la rapporter.

Mais pour peu qu'on y réfléchisse, on voit qu'il est impossible que la philosophie se développe toute seule. Évidemment tous les éléments de l'intelligence doivent être épanouis avant la réflexion ; la réflexion, régulière et systématique, ne se montre que très tard et après les autres facultés. Je n'ai pas besoin de m'étendre sur cette vérité, qu'on peut observer dans les peuples aussi bien que dans les individus. Je constate seulement que les choses ne se sont point passées dans l'Asie-Mineure autrement qu'ailleurs; sur cette terre fertile, la philosophie n'a point été une plante solitaire ni un fruit imprévu. Quelques mots suffiront pour rappeler ce qu'était la contrée prédestinée à ce noble enfantement. Je ne fais qu'indiquer des noms, les plus beaux et les plus incontestables.

A la tête de cette phalange, apparaît Homère, qui est né et a vécu certainement sur les côtes et dans les îles de l'Asie-Mineure, mille ans environ avant notre ère. Que dirais-je encore de ses poèmes? Comment égaler la louange à son génie? Tout ce que j'affirme, c'est qu'Homère n'est pas seulement le plus grand des poètes ; il en est aussi le plus philosophe. Un pays qui produit si tôt de tels chefs-d'œuvre est fait pour créer plus tard toutes les merveilles de la science et de l'histoire.

Après Homère, je cite Callinus d'Éphèse, contemporain de l'invasion des Cimmériens, qu'il a chantée, et martial comme Tyrtée; Alcman de Sardes, digne d'instruire et de charmer l'austère Lacédémone de Lycurgue; Archiloque de Paros; Alcée de Lesbos, à la lyre d'or, selon Horace ; Sapho de Mytilène ou d'Érèse, qu'on ne peut guère plus louer qu'Homère (05) ; Mimnerme de Smyrne, chantre des victoires de l'Ionie sur les Lydiens; Phocylide de Milet, portant la morale dans la poésie Anacréon de Téos; tout près des poètes, Terpandre de Lesbos, créent la musique, dont il fixe les trois modes principaux, le Lydien, le Phrygien et le Dorien; et peut-être aussi le fabuleux Arion, de Lesbos comme Terpandre.

Voilà pour la poésie. A côté d'elle, que de trésors moins brillants que les siens, quoique non moins précieux! L'astronomie et la géographie, créées par Anaximandre, et par Scylas, de Caryatide sur le golfe de lassus; les mathématiques, créées par Pythagore et ses disciples, prédécesseurs d'Aristarque de Samos, maître d'Archimède et d'Hipparque de Rhodes; l'histoire, créée par Xanthos de Sardes, décelée de Milet, Hellanicus de Mytilène, surtout par Hérodote d'Halicarnasse, appelé dès longtemps le père de l'histoire, et à qui je donnerais un autre nom, si j'en connaissais un plus juste et un plus beau; la médecine, partie de Samos pour Cyrène, Crotone, Rhodes et Cnide, avant de se fixer à Cos par Hippocrate, aussi grand peut-être dans son genre et aussi fécond qu'Homère peut l'être dans le sien; l'architecture des villes, créée par Hippodamos de Milet, qui fut aussi écrivain politique dont Aristote analyse les ouvrages (Politique, Livre Il, ch. 5); la sculpture et le moulage, par Théodore de Samos, fils de Rhoecus; la métallurgie par les Lydiens, etc., etc.

Je m'arrête pour ne pas pousser plus loin ces nomenclatures un peu trop arides. Mais il faut rappeler encore que cette fécondité prodigieuse ne cesse pas avec les temps dont nous nous occupons. Théophraste est d'Érèse; Épicure est élevé à Samos et à Colophon ; Zénon, l'honneur du Portique, naît à Cittium en Chypre; Éphore est de Cymé: Théopompe est de Chios ; Parrhasius et Appelle sont d'Éphèse et de Colophon; Strabon est d'Amasée sur le Pont, colonie d'une des villes grecques de la côte occidentale de l'Asie-Mineure, etc., etc.

J'avoue que, devant de pareilles splendeurs, que n'effacent en rien celles qui ont éclaté plus tard, je reste comme ébloui et je me demande si l'on a su rendre en général un juste hommage à tant de génie, à tant de perfection et à tant d'originalité. Je ne le crois pas; et ce serait là, selon moi, un motif de retracer, en partie du moins, l'histoire de ces colonies grecques de l'Asie-Mineure, auxquelles nous devons tant. Mais si j'aborde ce travail, et si j'essaie ici une rapide esquisse, ce n'est pas tout à fait pour réparer une injustice séculaire ; mon objet est moins vaste; c'est uniquement en vue de mieux comprendre ce mouvement extraordinaire et unique dans les fastes de l'esprit humain, et le mérite de ces promoteurs de la philosophie, et de ces pères de la science.

J'exposerai donc, sans d'ailleurs dépasser les bornes légitimes, ce qu'étaient ces colonies venues de la Grèce sur les côtes occidentales de l'Asie onze ou douze siècles avant l'ère chrétienne, et quels furent les principaux événements politiques qui agitèrent ces contrée durant deux siècles, de Xénophane à Mélissus, de Thalès à la guerre du Péloponnèse. Nous verrons nos philosophes prendre une large part à ces événements, et parfois même les diriger, bien que le plus souvent ils aient beaucoup à en souffrir.

Pour tout ce qui va suivre, je m'appuierai à peu près exclusivement sur Hérodote, sur Thucydide, sur Xénophon, et sur la chronologie des marbres de Paros ou d'Arundel (06).

Les colonies grecques des côtes de l'Asie-Mineure se partageaient en trois races distinctes, formant des confédérations séparées : les Éoliens au nord, les Ioniens au milieu, et les Doriens au sud, occupant les uns et les autres des espaces à peu près égaux. Les Éoliens, sortis les premiers de la métropole commune, étaient venus s'établir dans l'Asie un siècle environ après la prise de Troie, chassés du Péloponnèse par l'invasion des Héraclides. Les Ioniens étaient arrivés les seconds, à peu près quarante ans plus tard ; et les Doriens avaient été les derniers à suivre cet exemple, ou à sentir cette nécessité.

Les Éoliens, qui ont été les moins célèbres, et, à ce qu'il paraît, les moins distingués de ces trois peuples, occupaient douze villes (07): Cymé de Phricon, Larisses de Phricon, Néotichos, Temnus, Cilla, Notium, Æguiroëssa, Pitane, Égée, Myrine, Grynée et Smyrne. Cette dernière ville leur fut bientôt enlevée et jointe à la confédération Ionienne par des exilés de Colophon, qui s'y étaient réfugiés, et qui s'en emparèrent par surprise. Les Éoliens perdirent aussi quelques autres villes qu'ils avaient fondées dans les montagnes de l'Ida. Hors du continent, ils possédaient cinq villes dans l'île de Lesbos, une ville dans l'île de Ténédos, et une enfin dans ce groupe d'îlots qu'on appelait les Cent îles, du temps d'Hérodote. Les cités Éoliennes n'ont joué pour la plupart qu'un rôle obscur. Le sol de l'Éolide était meilleur que celui de l'Ionie ; mais le climat y était un peu plus rude, et surtout moins régulier.

Les Ioniens avaient douze villes, presque toutes fameuses. C'étaient, Milet, Myous et Priène en Carie; Éphèse, Colophon, Lébèdos, Téos, Clazomène et Phocée en Lydie; Érythrées, sur le promontoire que forme le mont Mimas; et deux îles, Samos au midi et Chios au nord. Une chose assez singulière, c'est que les Ioniens avaient quatre dialectes très différents. Samos avait le sien, qui ne ressemblait à aucun des trois autres; Milet, Myous et Priène avaient toutes trois le même ; les six villes suivantes avaient le leur; enfin les Chiotes et les Érythréens parlaient la même langue.

Les Doriens, venus après tous les autres, s'étaient établis plus bas vers la partie méridionale; et ils ne possédaient que six villes, bientôt réduites à cinq : Lindus, Talysus, Camirus, dans l'île de Rhodes; Cos, Cnide, et Halicarnasse. Cette dernière avait été exclue de la confédération, en punition d'un sacrilège qu'un de ses citoyens était accusé d'avoir commis.

Chacune de ces petites confédérations avaient un temple commun où elles se réunissaient. Pour les Doriens, c'était le temple de Triope. Pour les Ioniens, c'était le temple de Neptune Héliconien, sur le promontoire de Mycale, presqu'en face de Samos. C'est à ce temple que s'assemblait le conseil de la confédération Ionienne, le Panionium, dont la présidence était toujours réservée à un jeune homme de Priène. On ne connaît pas précisément le temple de l'Éolide. Ces temples servaient d'ordinaire à des fêtes purement religieuses; et dans les circonstances graves, on y délibérait sur les dangers de l'alliance et sur ses plus chers intérêts.

Tous ces établissements occupaient géographiquement un bien petit espace, et ils seraient absolument inconnus dans l'histoire si la renommée des cités et des états se mesurait à leur étendue territoriale. C'est à peine si tous ensemble, Éoliens, Ioniens et Doriens, ils tenaient 70 lieues de long sur 15 ou 20 de large, moins de trois degrés en latitude et moins d'un en longitude. Lesbos a quinze lieues de long sur cinq de large ; Samos n'a pas trente lieues de tour ; Chios est un peu plus grande.

Naturellement je m'occuperai des Ioniens plus que des autres ; ils ont été de beaucoup les plus actifs et les plus intelligents, dans le domaine de la navigation, du commerce, de la politique, des arts, des sciences et des lettres. Des nations très populeuses ont fait mille fois moins qu'eux.

Quand les Ioniens quittèrent l'Achaïe au nord du Péloponnèse sur le golfe de Crissa, ils y possédaient douze cantons ou douze cités ; c'est en souvenir de la patrie première qu'ils ne voulurent pas fonder en Asie plus de colonies qu'ils n'en avaient eu jadis dans la Grèce. Chassés par les Doriens, qui envahissaient le Péloponnèse en venant du nord, ils avaient traversé l'isthme de Corinthe, et ils s'étaient abrités, pour quelque temps du moins, dans l'Attique, le refuge ordinaire de tous les proscrits, comme le remarque Thucydide, dans le préambule de son histoire. Bientôt l'Attique, au sol peu fertile, ne suffit plus à ses habitants, et les fugitifs de l'Achaïe durent songer à un autre asile. Codrus venait de mourir héroïquement pour sauver sa patrie. La royauté abolie ne permettait plus à ses fils de rester dans un pays où ils ne recueillaient point l'héritage paternel. Ils se mirent à la tête de l'émigration; Nélée se dirigea vers Milet, et Androclus vers Éphèse. A en croire les marbres de Paros, c'est Nélée qui fonda les douze villes Ioniennes, et établit comme lieu fédéral, sous les auspices de la religion, le Panionium, qui ne fut pas aussi puissant que sans doute il l'avait espéré.

Les émigrants qui suivirent les fils de Codrus paraissent avoir été fort mêlés; ce n'étaient pas de purs Ioniens, comme on aurait pu le penser. Ceux qui étaient venus originairement de l'Achaïe dans l'Attique avaient rencontré, dans ce dernier pays, des races très diverses et très confuses, qui n'avaient rien de commun ni avec eux ni entre elles. C'étaient des Abantes de l'Eubée, des Miniens d'Orchomène, des Cadméens, des Dryopes, des Phocidiens, des Molosses, des Arcadiens, des Pélasges, des Doriens d'Épidaure, et une foule d'autres. Toutes ces peuplades étaient sur le pied de l'égalité; mais cependant les Ioniens qui descendaient des prytanes d'Athènes passaient pour les plus nobles, sans avoir d'ailleurs aucune prééminence réelle. Le surnom d'Ioniens était même à cette époque, et plus tard aussi, très peu relevé; les Athéniens en rougissaient, et les Milésiens, quand ils furent à l'apogée de leur puissance, aimaient à se séparer du reste de la confédération, qui jouissait toujours d'une assez faible estime. De leur côté, les Ioniens se faisaient vanité de leur origine ; et ils célébraient avec persévérance les Apatouries Athéniennes, fêtes intimes de la famille et de la phratrie, excepté ceux de Colophon et d'Éphèse, qui en avaient été privés par suite d'un meurtre sacrilège qu'ils avaient commis.

L'émigration d'ailleurs, quoique conduite par des fils de roi, n'était pas facile. Les fugitifs qui abordèrent à Milet n'avaient point amené de femmes avec eux. Ils s'en procurèrent par la violence; ils tuèrent les parents, les maris et les enfants de quelques Cariennes, et se firent ainsi des épouses de celles qu'ils avaient épargnées dans le massacre. Mais pour se venger, les femmes de Carie jurèrent de ne jamais manger avec leurs féroces conquérants et de ne jamais leur accorder le doux nom de mari. Pendant plusieurs générations, les filles tinrent le serment de leurs mères.

C'est qu'en effet le pays où abordaient les nouveau-venus était depuis longtemps occupé. Il y avait déjà, entre autres indigènes, des Pélasges, des Teucriens, des Mysiens, des Bithyniens au nord; des Phrygiens, des Lydiens ou Méoniens, au centre; des Cariens, des Lélèges, etc., au midi. C'étaient des tribus encore plus divisées entre elles que les Grecs eux-mêmes, bien qu'elles eussent aussi des sacrifices communs, par exemple à Mylasa, dans le temple de Jupiter Carien. Au début, les royaumes comme celui de Lydie ne s'étaient pas encore organisés, bien que les Lydiens, rejetés ensuite vers le centre, étendissent d'abord leur domination jusque sur les côtes, et qu'ils eussent envoyé des colonies dans la grande Grèce, dans l'Ombrie et sur la mer Tyrrhénienne. Les Mysiens, un peu au nord et à l'ouest de la Lydie, passaient pour les plus belliqueux de ces peuples. Les Phrygiens, plus septentrionaux encore, s'enrichissaient par l'élève des troupeaux. Leurs laines, leurs fromages, leurs viandes salées se vendaient à très haut prix sur les marchés de Milet. Les Lydiens exerçaient surtout l'industrie des métaux, que leur sol à moitié volcanique renfermait en énorme quantité, or, argent, fer, cuivre etc. Les Phrygiens et les Lydiens étaient d'un caractère timide ; et c'était de leur contrée que venaient la plupart des esclaves.

Quoiqu'arrivés par mer, les Ioniens ne paraissent pas avoir été fort habiles dans l'art de la navigation ; au rapport de Thucydide, ce ne fut guère que sous le règne de Cyrus et de Cambyse, son fils, que la marine Ionienne devint réellement puissante. Encore fallut-il que les Corinthiens, qui étaient alors les plus savants constructeurs, leur donnassent des leçons, dont ils profitèrent avec ardeur et avec succès. Ils durent cependant avoir le plus grand besoin, dès les premiers temps, du secours du cabotage. Ces villes, qui tiraient presque tout de l'intérieur, ne pouvaient s'enrichir que par un grand commerce d'exportation et d'importation. Elles servaient de comptoirs et de centre d'échange entre les indigènes et les pays d'où étaient venus les étrangers. Bientôt toutes ces cités prospérèrent d'une façon inouïe. Regorgeant d'habitants et de richesses, elles purent avoir des flottes puissantes ; elles peuplèrent de colonies toutes les côtes de la Méditerranée, au nord de l'Afrique, où Tyr et Sidon avaient déjà des établissements, dans la grande Grèce et la Sicile, dans la Gaule, dans l'Espagne en deçà et même au-delà des Colonnes d'Hercule, surtout dans la partie nord de la mer Égée, dans l'Hellespont, sans négliger la Propontide, et même la mer Noire, appelée alors le Pont. Milet à elle seule fonda, dit-on, soixante-quinze ou quatre-vingts colonies.

Ces premiers développements des colonies Grecques de l'Asie mineure, et surtout des colonies Ioniennes, sont peu connus, quoiqu'ils remplissent trois ou quatre siècles au moins de durée ; l'histoire ne commence réellement qu'au moment où les cités Helléniques des côtes entrent en lutte contre la monarchie Lydienne, c'est-à-dire vers le VIIIe siècle de notre ère, à l'époque de l'avènement des Mermnades.

Hérodote a raconté tout au long l'histoire de Gygès, arrivant au trône de Lydie par le meurtre de Candaule. Cette tradition n'a rien que de vraisemblable, bien qu'elle ne semble pas d'accord avec le récit de Platon, lequel est évidemment fabuleux. La colère de la reine, femme de Candaule, la trahison de Gygès, son amant, n'ont rien d'impossible; l'anneau n'est qu'un conte populaire, qui se retrouve plus tard, sous une autre forme, dans les Mille et une nuits. Archiloque, contemporain de Candaule et de Gygès, avait parlé de l'audace et du triomphe de ce soldat devenu roi, dans un de ses iambes trimètres que lisait encore Hérodote (08). Avec Candaule, finit la première dynastie Lydienne, qui prétendait descendre d'Hercule, et qui avait duré cinq cents cinq ans, pendant vingt-deux générations, à partir du demi-Dieu, à qui son orgueil la rattachait. Gygès inaugurait la seconde dynastie, celle des Mermnades.

Gygès, vers le début du VIIe siècle avant notre ère, ouvre un nouvel ordre de choses. Peut-être pour légitimer son usurpation, et aussi pour céder à des nécessités politiques, il se mit à attaquer les cités grecques, Milet, Smyrne et Colophon. Cependant la Lydie avait alors avec les Grecs, du moins ceux du continent, des relations qui semblaient toutes pacifiques. Comme tous les Grecs, ceux de l'Asie mineure ainsi que les autres, Gygès croyait et se soumettait à l'oracle de Delphes. Entouré de pièges aussitôt après son accession au trône, et craignant le mécontentement des Lydiens, fort attachés au roi qu'il avait assassiné, il avait voulu mettre le Dieu dans sa cause; il l'avait consulté en lui envoyant de riches présents. Le Dieu avait donné raison à l'usurpateur et au meurtrier. Mais la Pythie avait annoncé que la famille des Héraclides serait vengée sur le cinquième des descendants de Gygès. Ce cinquième successeur devait être l'infortuné Crésus, plus fameux encore par ses malheurs que par ses trésors, passés en proverbe. Mais ni Gygès, au comble de la prospérité, ni les Lydiens, tout indignés qu'ils avaient été, ne tinrent compte de l'avertissement de la Pythie ; le soldat adultère et assassin avait régné trente-huit ans très paisiblement, sauf ses guerres contre les villes de la côte. Il parait que Milet, Smyrne et Colophon avaient succombé sous ses armes.

Ardys, premier successeur de Gygès, régna plus longtemps encore que lui, c'est-à-dire pendant quarante-neuf ans. Il s'empara de Priène, et attaqua vainement Milet, qui put lui résister. Sadyatte, fils d'Ardys, ne resta que douze ans sur le trône. Quand il mourut, il y avait déjà six ans qu'il était en guerre contre Milet, comme son père. La ville, qu'il ne pouvait investir par mer, se défendait avec succès, bien que la campagne fût ravagée chaque année par l'ennemi, toujours prêt à recommencer ses incursions dévastatrices. Toutes les fois que les Milésiens essayaient de lutter en rase campagne, ils étaient presque certains d'une défaite; et deux fois, ils furent rudement battus à Liménée sur leur territoire, et dans les plaines du Méandre, où ils s'étaient imprudemment hasardés.

Alyalte, fils de Sadyatte, continua encore cinq ans la guerre contre Milet. Il se croyait sur le point de réduire la ville par la famine, lorsque, sur la réponse de l'oracle de Delphes, qu'il consultait comme ses aïeux, il consentit à faire la paix, que facilita aussi le stratagème de Thrasybule, tyran de Milet à cette époque. Averti par son ami Périandre, tyran de Corinthe et fils de Cypsèle, Thrasybule avait su dissimuler à un envoyé Lydien la véritable situation de la ville assiégée, et faire croire, dans ses murs, à une abondance qu'elle n'avait pas. Alyatte, trompé par le rapport de son ambassadeur abusé, se résolut à traiter avec Milet, quoiqu'il eût encore bien peu à faire peur la vaincre. Cette paix, conclue grâce à l'oracle et à l'adresse de Thrasybule, dura assez longtemps. Alyatte mourut après cinquante-sept années d'un règne d'ailleurs fort troublé. Pendant ce temps, il ne cessa ses bons rapports avec la Pythie. Guéri d'une longue maladie sur laquelle il l'avait consultée, il dédia au Dieu de Delphes une magnifique coupe en argent, dont la base était de fer, artistement soudé par Glaucus de Chios, l'inventeur de ce procédé alors tout nouveau et très admiré.

La guerre contre Milet n'avait pas été la seule qu'eût faite Alyatte; il s'était emparé de Smyrne, colonie de Colophon, et il avait même attaqué Clazomènes, située à quelque distance à l'ouest dans le même golfe. Mais Clazomènes l'avait repoussé victorieusement, en lui infligeant un assez rude échec. Alyatte avait été mieux inspiré et avait rendu un vrai service à l'Asie entière, en tournant ses armes contre les Cimmériens, qui avaient envahi ces riches et paisibles contrées, sous le règne d'Ardys, son grand-père. Chassés de leurs demeures par les Scythes nomades, ils avaient dû émigrer vers le midi. Débouchant sans doute par le Caucase, qu'ils avaient franchi, ils avaient tourné à l'ouest, et passant l'Halys, ils s'étaient avancés jusqu'au cœur de l'Asie mineure. Ils avaient surpris et brûlé Sardes, la capitale de la Lydie ; la forteresse seule placée sur un rocher très élevé, au pied duquel coulait le Pactole, avait pu leur résister. Ils avaient ensuite été repoussés; mais ils restaient toujours menaçants et toujours avides dans les régions environnantes. Alyatte les chassa de l'Asie et les rejeta à l'est, parmi les races sémitiques, dont l'Halys était la limite. Il paraît même qu'il put dès lors entretenir avec eux des relations assez faciles et assez bienveillantes.

Mais ce furent ces rapports de la Lydie avec les Scythes nomades qui attirèrent sur l'Asie mineure, d'abord les armes des Mèdes, et ensuite celles des Perses, bien autrement redoutables. Une troupe de Scythes, chassée de ses rudes climats, était descendue sur le territoire de la Médie, au nord-ouest de l'Euphrate. Cyaxare, qui régnait alors sur les Mèdes, avait reçu les fugitifs avec bonté. Non seulement il leur avait permis de s'établir sur ses terres; mais de plus il leur avait confié des enfants Mèdes, qui devaient apprendre leur langue et s'instruire, à leur école, dans l'art de lancer les flèches. Quelques-uns de ces barbares qui approchaient de plus près le roi Mède avaient eu à se plaindre, dans une occasion insignifiante, de paroles violentes qu'il leur avait adressées. Afin de se venger d'une insulte, ils tuèrent des enfants qui leur avaient été confiés, et ils se retirèrent à la cour d'Alyatte pour éviter le châtiment qui les menaçait. Cyaxare réclama les coupables; le roi de Lydie ne voulut pas les livrer ; et de là, une guerre qui dura plus de cinq ans, entre les Lydiens et les Mèdes. Cette cause était très futile ; mais le conflit aurait éclaté pour tout autre motif; car les deux royaumes se touchaient, et la collision entre des nations encore si farouches était inévitable.

Ici se place un événement qui a la plus haute importance, à la fois pour l'histoire de ces peuples, pour l'histoire de la science astronomique, et pour celle de la philosophie. On en était à la sixième année de la guerre ; une nouvelle rencontre avait eu lieu, et les deux armées étaient au plus fort d'une mêlée, quand tout à coup une éclipse de soleil les couvrit d'une nuit sombre, et les força subitement à cesser le combat, qui devenait un combat nocturne. Ce fait n'a rien d'improbable en lui-même, et il n'est pas étonnant qu'un phénomène de ce genre ait alors profondément ému les esprits. Mais Hérodote, qui nous en a gardé le souvenir, ajoute que cette éclipse de soleil avait été prédite à l'avance par Thalès de Milet, et qu'il avait indiqué aux Ioniens l'année où elle devait se produire (09).

Ce récit de l'historien, que j'admets pleinement pour ma part, a donné lieu à divers problèmes du plus grand intérêt. On a cherché à calculer cette éclipse, avec les procédés à peu près infaillibles dont dispose aujourd'hui notre astronomie, et l'on a espéré trouver par là une date irréfragable au milieu de cette chronologie confuse et douteuse. Mais sur un terrain qui semblait purement scientifique, on n'a pu s'entendre ni s'orienter sûrement. Le P. Pétau a calculé que l'éclipse a dû avoir lieu la 4e année de la 45e olympiade, c'est-à-dire l'an 592 avant l'ère chrétienne. Saint Martin, qui s'est occupé le dernier de cette question, a trouvé qu'une éclipse totale visible sur l'Halys, où se rencontraient les deux armées, n'avait pu se produire que le 30 septembre 610 (Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, nouvelle série, tome XII ). Il y a donc une différence de 18 ans entre les deux évaluations. Je pourrais en citer d'autres, non moins diverses parmi les auteurs modernes. Pline, chez les anciens, fixe la date de cette éclipse très précisément ; il la rapporte à la 4e année de la 48e olympiade, et à l'année 170 de la fondation de Rome (10). Cette concordance peu régulière nous reporte à peu près à l'an 580. Je ne veux pas entrer dans ces détails, parce que je ne me flatte pas de pouvoir les éclaircir; je me borne à désirer que la science astronomique puisse, sur cette donnée de l'histoire, établir quelque computation décisive.

La seconde question qu'on a soulevée, c'est de se demander s'il est possible que Thalès ait réellement calculé cette éclipse, et l'ait prédite, comme Hérodote l'avait entendu dire. Les historiens postérieurs en ont douté; de nos jours, M. G. Grote (11), en particulier, a nié que la science fût en état, à cette époque, de faire de pareilles prédictions, et d'aussi savants calculs. Je ne voudrais pas contredire une autorité aussi compétente; mais je ferai remarquer que, par le récit même d'Hérodote, vrai ou faux, il est avéré que, de son temps, c'est-à-dire un siècle après Thalès environ, on croyait au calcul possible des éclipses. Cela seul suffit à prouver que la science était déjà assez avancée. Une telle supposition atteste un très sérieux progrès. Pour que le vulgaire pût l'admettre et la répéter, il fallait bien que les savants en sussent plus que lui. Ce qui est encore non moins incontestable, c'est que, parmi ces peuples, la réputation de Thalès devait être grande pour qu'on lui attribuât sans hésitation ce miracle de science. Hipparque de Rhodes, au rapport de Pline, avait pu dresser un catalogue d'éclipses de soleil et de lune pour six cents ans. Du temps de l'écrivain romain, les calculs de l'astronome n'avaient pas été une seule fois démentis ; on eût dit qu' « Hipparque avait été admis aux conseils de la nature. » Hipparque est de 400 ans environ postérieur à Thalès: mais peut-être la distance qui sépare la science de l'un et de l'autre, est-elle assez bien proportionnelle à l'intervalle de temps qui est entr'eux. Or, ce n'est pas en un jour qu'on arrive à de telles précisions ; et je ne vois rien d'impossible à ce que Thalès, sous le règne d'Alyatte, ait inauguré une science qu'Hipparque poussait déjà si loin, 150 ans avant l'ère chrétienne.

Mais je poursuis.

La paix fut bientôt conclue entre les Lydiens et les Mèdes, par les bons offices de Syennésis, roi de Cilicie, et de Labynétus, roi de Babylone. Alyatte donna sa fille en mariage à Astyage, fils de Cyaxare. Le traité fut solennellement juré des deux parts; et selon l'usage de ces peuples, les ambassadeurs chargés de le conclure se firent une incision au bras, et sucèrent mutuellement le sang les uns des autres. Cette alliance, toute sincère qu'elle pouvait être, fut fatale à la Lydie, en l'entraînant dans une nouvelle guerre, où elle devait succomber et périr tout entière.

Alyatte mort, son fils Crésus, qui devait être le dernier roi de sa race, et accomplir la fatale prophétie de l'oracle de Delphes, monta sur le trône. Crésus, dont le nom est devenu synonyme de celui de richesse, était un prince des plus distingués; et bien que très fier de ses trésors héréditaires, accumulés par ses ancêtres, les Héraclides et les Mermnades, il n'était pas du tout l'homme voluptueux et faible qu'en général on suppose. A peine sur le trône, il songea à terminer l'œuvre de ses prédécesseurs, et à soumettre complètement toutes les cités grecques de la côte. Il leur chercha querelle sous divers prétextes plus ou moins plausibles, en commençant par Éphèse, et il eut bientôt réduit toutes les colonies à lui obéir. L'Ionie et l'Éolide étaient vaincues. Crésus sentit bien qu'il n'avait rien fait tant qu'il n'avait pas les îles en sa possession ; il se préparait donc à équiper une flotte pour traverser la mer, quand un conseil de Bias de Priène, d'autres disent de Pittacus de Mytilène, vint le faire renoncer è ce projet, peu sensé pour un peuple tel que les Lydiens. Le sage était venu à Sardes, et interrogé par le roi sur ce qui se passait de nouveau dans les îles : « Les gens des îles, répondit Bias, se disposent à venir attaquer Sardes avec dix mille hommes de cavalerie. - Plût au ciel, dit Crésus, qu'ils fissent cette imprudence ! - « Tu as bien raison, ô roi, répartit le sage, de désirer que les insulaires commettent une telle faute. Mais que crois-tu qu'ils pensent aussi de leur côté, quand ils apprendront que tu songes à les attaquer par mer? » Crésus comprit la leçon, toute piquante qu'elle était; et il se contenta de faire un traité d'alliance et d'hospitalité avec les Ioniens des îles.

Satisfait et tranquille de ce côté, Crésus chercha à étendre sa puissance à l'est et dans l'Asie mineure. Il eût bientôt sous sa main tous les peuples qui étaient placés en deçà de l'Halys: Phrygiens, Mysiens, Maryandiniens, Chalybes, Paphlagoniens, Thraces de Thynie et de Bithynie, Cariens, Pamphyliens et même Doriens, Ioniens et Éoliens. La Cilicie et la Lycie, au sud, purent seules échapper à sa domination. l'Halys est un des trois ou quatre grands fleuves qui délimitent et qui fécondent cette partie de la terre qu'on appelle l'Asie-Mineure. Prenant sa source dans les montagnes d'Arménie, il coule d'abord de l'est au sud-ouest, et s'infléchissant tout à coup presqu'à angle droit, il se dirige du sud au nord, pour se jeter dans la mer noire un peu à l'est de Sinope, la patrie de Diogène. Après l'Halys, trois autres fleuves, assez considérables pour ces contrées, se partagent la péninsule, coulant tous à l'ouest et descendant à la Méditerranée presque parallèlement : le Méandre, qui se jette dans le golfe de Milet: le Caystre, dans celui d'Éphèse; enfin, l'Hermus, dans celui de Smyrne, un peu au nord-ouest. Crésus pouvait donc se flatter d'avoir à lui toute l'Asie-Mineure, et d'avoir amené la monarchie lydienne à un degré de prospérité et de force qu'elle n'avait jamais connu; mais c'était là justement ce qui devait la perdre.

De très grands changements venaient de s'opérer dans l'Orient et dans les contrées limitrophes du royaume de Lydie, si démesurément étendu. Cyrus avait renversé l'empire d'Astyage, beau–frère de Crésus, avait vaincu les rois d'Assyrie, s'était fait un allié de celui d'Hyrcanie, et il pensait à attaquer la Lydie, qui avait semblé faire cause commune avec ses ennemis. Maître de tous les pays à l'est de l'Halys, il ne pouvait pas tarder à franchir ce fleuve. Par une pente à peu près irrésistible, la puissance des Perses déjà considérable devait chercher à s'étendre jusqu'à la mer, et à conquérir la presqu'île, avec tous les peuples qu'elle renfermait, les barbares et les Grecs compris. Crésus aperçut assez vite le danger qui le menaçait; et instruit par la défaite d'Astyage, il se prépara à la lutte le mieux qu'il put.

A peine consolé de la mort de son fils tué dans un accident de chasse, il résolut d'arrêter les progrès des Perses, en se donnant pour alliés les Grecs des côtes et tous ceux du Péloponnèse et de l'Occident. A cet effet, il envoya d'abord consulter tous les oracles, afin de s'assurer l'appui des Dieux et de la religion populaire. Les envoyés se rendirent à Delphes, à Dodone, à Abas dans la Phocide, à l'antre de Trophonius, au temple d'Amphiaraüs, à celui des Branchides près de Milet, à celui même de Jupiter Ammon. Crésus voulait d'abord leur poser quelques questions insidieuses pour éprouver leur véracité, et les consulter ensuite régulièrement sur la grande question de la guerre contre les Perses, qui alarmait déjà sa prudence. L'oracle de Delphes ayant été trouvé le plus sincère, avec celui d'Amphiaraüs, Crésus leur envoya des présents d'une magnificence inouïe, dont on peut lire la description détaillée dans Hérodote, qui avait avait vu encore dans les sanctuaires une partie de ces prodigieuses richesses. En même temps qu'il offrait ces cadeaux opulents, le roi de Lydie consultait les deux oracles sur l'opportunité de la guerre. Les oracles répondirent assez obscurément à cette question embarrassante, en disant que « si Crésus faisait la guerre aux Perses un grand empire serait détruit. » Lequel? Celui des Perses, ou celui de Lydie? Les devins ne le décidaient point. Mais ils donnaient à Crésus un excellent conseil: c'était de se faire des alliés et des appuis parmi les peuples les plus puissants de la Grèce. Consulté de nouveau sur ce point, l'oracle de Delphes désigna les Lacédémoniens dans la race Dorienne, et les Athéniens dans la race Ionienne, ceux-ci Pélasgiques, et les autres Hellènes. Crésus envoya donc des ambassadeurs dans les différentes parties de la Grèce ; mais ses avances ne furent acceptées que par les Lacédémoniens, bien disposés envers lui par quelques services antérieurs qu'ils en avaient reçus. Les autres Grecs, et les Athéniens en particulier, ne comprirent pas le danger prochain, et ne répondirent point aux ouvertures du roi lydien. Si l'on en croit la Cyropédie, Crésus était allé chercher des secours jusqu'en Égypte. Mais il est douteux qu'il eût à sa solde 120,000 Égyptiens, comme le veut ce bon Xénophon.

Crésus, se fiant à une réponse de l'oracle qu'il avait mal interprétée, envahit la Cappadoce, territoire Mède qui appartenait depuis peu à Cyrus. II fallait traverser l'Halys, assez large en cet endroit. La difficulté était fort grande, et le roi de Lydie ne put la vaincre que grâce à l'habileté de Thalès, qui avait suivi l'armée Lydienne avec un bon nombre de ses compatriotes. Thalès fit construire une vaste digue qui sépara le fleuve en plusieurs bras, ce qui permit de le franchir à gué. Telle est la tradition qu'Hérodote recueillit encore toute récente. Quant à lui, il semble croire que l'armée Lydienne passa tout simplement sur des ponts, qui, selon le dire populaire, n'avaient été construits que plus tard. Le fleuve, une fois traversé, Crésus s'empara de toute la contrée qu'il dévasta ; elle s'appelait la Ptérie.

Cyrus accourut à sa rencontre avec toutes ses troupes et avec tous les gens du pays qui avaient pu se joindre à lui. Mais avant d'engager la lutte, il fit parvenir aux Ioniens des propositions d'accommodement, afin qu'ils consentissent à quitter l'armée de Crésus. les Ioniens restèrent fidèles, prévoyant bien qu'une honteuse trahison ne pourrait que les déshonorer sans les servir, les Grecs étant hors d'état de résister seuls aux Perses, si, comme on pouvait le craindre, la Lydie était vaincue et conquise. Il valait encore mieux risquer une défaite commune, puisqu'on ne voulait point se rendre dès ce moment à la puissance des Perses, quelque menaçante qu'elle fût. La bataille, livrée dans les plaines de la Ptérie, à l'est de l'Halys, fut terrible; elle dura toute une journée et ne cessa qu'avec la nuit. la victoire ne se décida d'aucun des deux côtés.

Toutefois le désavantage fut évidemment du côté de Crésus; son armée s'était très vaillamment conduite ; mais elle était de beaucoup la moins nombreuse. Voyant que le lendemain Cyrus, affaibli quoique supérieur en forces, ne songeait pas à l'attaquer, Crésus leva le camp et se retira assez précipitamment vers Sardes, décidé à la défendre jusqu'à l'extrémité.

En même temps, il fit appel à ses alliés, Amasis, roi d'Égypte, Labynétus, roi de Babylone, et à Lacédémone. Il comptait, en réunissant tous les contingents qu'on lui enverrait, reprendre l'offensive au printemps suivant. II donnait sa capitale pour rendez-vous général dans cinq mois. Toutes ces mesures étaient sages; mais il commit la lourde faute de laisser disperser l'armée qui venait de combattre, persuadé que Cyrus ne pourrait amener de si tôt devant Sardes, la sienne, qui avait aussi beaucoup souffert. Au contraire, Cyrus se garda bien de licencier ses troupes; et après quelque repos, il marcha sur la Lydie, et arriva bientôt dans la vaste plaine où Sardes est bâtie.

Crésus, quoique surpris, ne perdit pas courage. Il se fiait à la valeur bien connue des Lydiens, et surtout à leur cavalerie, qui passait alors pour invincible, à la fois par son habileté à manier les chevaux et à se servir des longues lances qu'elle portait. De son côté, Cyrus compensa ce désavantage en mettant à son avant-garde toute la masse de ses chameaux les chevaux des Lydiens, peu habitués à l'aspect et à l'odeur de ces bêtes, devinrent indomptables. Les Lydiens mirent pied à terre; et malgré cet inconvénient, ils luttèrent avec vigueur. Vaincus après un grand carnage réciproque, ils n'eurent plus qu'à se renfermer dans leurs murs.

Crésus, bloqué par des forces victorieuses, s'adressa en toute hâte à ses alliés et particulièrement aux Lacédémoniens. Ils s'étaient décidés à lui envoyer le secours promis par le traité, quand ils apprirent que Sardes venait d'être emportée d'assaut, après quatorze jours de siège régulier, et que Crésus avait été fait prisonnier. Tombé aux mains des soldats et chargé de chitines, le malheureux roi de Lydie avait été condamné à être brûlé vif, avec quelques enfants des meilleures familles, et déjà les flammes commençaient à l'atteindre, quand le cœur de Cyrus s'amollit; il fut clément envers le vaincu, qui supportait avec résignation l'infortune dont il était frappé, et qui se rappelait à cet instant suprême les sages conseils que Solon, venu à sa cour, lui avait jadis donnés. Crésus avait alors 49 ans, et il en avait régné quatorze, depuis la mort de son père. Il vécut encore assez longtemps à la suite de Cyrus, l'accompagnant et le dirigeant même quelquefois dans ses expéditions.

La date de la prise de Sardes n'est pas moins flottante que celle de l'éclipse de Thalès. D'après les marbres de Paros, Sardes aurait été saccagée dans la 3e année de la 59e Olympiade, c'est-à-dire dans Vannée 537 avant notre ère. Fréret, d'après le témoignage de Sosicrate, cité dans la vie de Périandre par Diogène de Laërte, croit pouvoir fixer cette date à l'an 545. Volney, dans la chronologie d'Hérodote, la recule jusqu'en 557. En d'autres termes, le doute subsiste ; et cette date, tout importante qu'elle serait, reste à connaître.

Les Lydiens vaincus, les cités grecques sentirent tout le péril de leur situation. Les Éoliens et les Ioniens firent proposer au vainqueur de se soumettre aux mêmes conditions que, naguère, ils avaient obtenues de Crésus. Cyrus repoussa dédaigneusement ces offres, et il fit rappeler aux Ioniens qu'il les avait conviés vainement à lui quelques mois auparavant. Après ce refus hautain, il ne restait plus qu'a se préparer à la guerre. Le Panionium fut convoqué, et toutes les cités s'y rendirent, à l'exception de ceux de Milet, qui s'étaient arrangés préalablement; Cyrus les avait accueillis aux mêmes conditions que l'avait fait le royaume de Lydie.

Il est probable que c'est vers cette époque qu'on doit placer le conseil donné par Thalès à la confédération Ionienne. Avec une profonde prévoyance, il voulait que toutes les cités Ioniennes n'eussent qu'une seule assemblée se réunissant à Téos, qui était au centre; elles auraient d'ailleurs conservé chacune leurs institutions particulières. Mais en joignant leurs forces, elles eussent évidemment résisté mieux à l'ennemi de tous. les dissensions intestines les avaient affaiblies; la concorde seule pouvait les sauver. Le sage avis de Thalès ne fut pas écouté, à un moment où les affaires de l'Ionie n'étaient pas encore très mauvaises. Un avis plus énergique encore, donné quand elles s'étaient fort empirées, ne fut pas suivi davantage. Plus tard, Bias de Priène, membre du Panionium, voulait que tous les Ioniens réunis abandonnassent l'Asie ; et que ne faisant qu'une seule grande flotte, ils allassent s'établir dans l'île immense de Sardaigne, où ils fonderaient, tous d'accord, une puissante république. En restant au contraire sur le sol asiatique, Bias augurait qu'ils ne pourraient y défendre leur liberté. Hérodote croit que cette résolution héroïque aurait pu faire des Ioniens le peuple le plus fortuné de la Grèce entière. On se contenta de se concerter avec les Éoliens pour députer des ambassadeurs à Sparte, tant en leur nom qu'au nom des Ioniens, et pour implorer le secours de la république.

Sparte ne se décida pas à envoyer des forces réelles; mais elle chargea un des citoyens les plus recommandables, Lacrine, d'aller à Sardes enjoindre au vainqueur de ne faire de mal à aucune ville de la Grèce, sous menace de s'attirer le courroux de Lacédémone. Cyrus, qui ne savait pas même l'existence de Sparte, demanda ce que c'était; et se raillant de ces peuples qu'il croyait efféminés, il leur annonça qu'ils auraient bientôt à s'occuper de leurs propres dangers sans se mêler de ceux qui menaçaient l'Ionie. Appelé d'ailleurs dans d'autres parties de l'Asie par les affaires de Babylone, de Bactriane, des Saces et même de l'Égypte, il partit précipitamment de Sardes pour Ecbatane, laissant la garde de la ville à un Perse nommé Tabalus, et chargeant un Lydien, du nom de Paetyas, du transport de tous les trésors que les rois y avaient amassés depuis plusieurs siècles.

Pendant qu'il allait faire le siège de Babylone, Pactyas, gardant pour lui les trésors qui lui étaient confiés, se retira vers la côte et appela les Lydiens à l'insurrection. Il se forma bientôt une armée grâce à ses largesses, et il vint mettre le siège devant Sardes, que Tabalus défendait. Mais cette révolte ne dura pas longtemps. Un des lieutenants de Cyrus, Mazarès, arrivant au secours de la place, Pactyas fut forcé de prendre la fuite et de se retirer à Cymé. Réclamé par Mazarès, les Cymiens allaient le livrer, d'après le conseil de l'oracle des Branchides, sur le territoire des Milésiens, quand un courageux citoyen, nommé Aristodicus, sauva le fugitif en s'opposant, malgré le dieu, à ce qu'on violât contre un suppliant les lois de l'hospitalité. Pactyas se sauva à Mytilène, où les habitants de Cymé, revenus à de meilleurs sentiments, voulaient aussi le protéger; mais le malheureux fut arraché de force du temple de Minerve par des Chiotes, et il fut livré aux Perses, Cyrus ayant ordonné qu'on le lui amenât vivant. Pour prix de cette infamie, les Chiotes avaient reçu le canton d'Atarné, situé en Mysie, en face de Lesbos. Mais cette possession, acquise à ce prix honteux, ne leur porta pas bonheur ; et Hérodote assure qu'il se passa beaucoup de temps sans que les habitants de Chios osassent rien offrir aux Dieux, ni rien employer aux sacrifices, de ce qui venait dans ce pays maudit.

Mazarès, châtia rudement tous ceux qui avaient pris part à la révolte de Pactyas. Il réduisit en esclavage les habitants de Priène, vendus à l'encan. Il ravagea sans pitié toutes les plaines du Méandre pour enrichir ses soldats de butin ; mais la mort le surprit bientôt au milieu de ces vengeances. Par là, les Perses comptaient décourager de nouvelles insurrections. Mais les Grecs de la côte et les colonies de l'Éolide, de l'Ionie et de la Doride, ne se laissèrent pas effrayer, et elles se disposèrent bravement à une lutte inégale, où elles devaient succomber.

C'est ce qu'on peut distinguer comme la troisième et dernière période de l'histoire des Grecs de l'Asie-Mineure. La première période, qui dure de la fondation jusqu'au règne de Gygès, usurpateur de la monarchie Lydienne, est la plus longue; elle ne contient guère moins de 500 ans. La seconde est remplie par le conflit entre les cités grecques et le royaume des Lydiens ; elle s'étend jusqu'à la défaite de Crésus et la prise de Sardes. Mais la puissance des rois Lydiens était peu de chose en comparaison de la puissance des Perses, qui possédaient une partie considérable de l'Asie, qui étaient fort belliqueux, et qui, guidés par le génie de Cyrus, avaient fait de grands progrès dans l'art militaire.

Celui qui remplaçait Mazarès et était chargé de poursuivre l'œuvre de répression et de conquête, était un homme qu'on pouvait croire capable de toutes les cruautés et de toutes les bassesses. Il se nommait Harpagus, et s'était fait connaître par un acte de servilité presqu'inouï dans les fastes si avilis cependant de la cour des Perses. Astyage, roi des Mèdes, effrayé par un songe, avait chargé Harpagus, son confident, de faire périr l'enfant que sa fille Mandane venait d'avoir de Cambyse. Ce petit-fils d'Astyage devait être Cyrus. Harpagus, tout en acceptant l'ordre homicide, n'avait pas voulu tuer l'enfant de ses propres mains, et il avait remis le soin du meurtre à un berger. Celui-ci, attendri par les supplications de sa femme, avait substitué son enfant mort en naissant à celui qu'on lui remettait; et il avait fait croire à Harpagus que l'enfant royal avait péri. Plus tard la vérité avait été découverte; Astyage l'avait apprise tout entière; mais il avait dissimulé son courroux. Par un raffinement de barbarie abominable, il avait fait tuer un jeune fils d'Harpagus, et dans un repas solennel il avait servi au père les chairs de son enfant. Puis, il avait fait apporter, au milieu du festin, la tête et les mains de la victime cachées sous un voile dans une corbeille. Harpagus avait dû lui-même lever le voile; et en présence de cet épouvantable spectacle, il avait conservé tout son sang-froid. A la question du féroce Astyage, il avait répondu qu'il reconnaissait bien la viande qu'il avait mangée, et qu'il avait qu'à louer tout ce que le roi avait daigné faire.

Cependant il avait médité une vengeance; et pour renverser Astyage du trône, il avait secrètement suscité Cyrus à la rébellion. Le jeune prince n'avait pas ou de peine à soulever les Perses contre le joug odieux des Mèdes. Astyage, attaqué par son petit-fils, avait poussé l'aveuglement jusqu'à confier son armée à Harpagus, qu'il avait si affreusement outragé; et Harpagus n'avait pas manqué de le trahir. Astyage vaincu avait été épargné par Cyrus, qui l'avait laissé vivre ignominieusement. L'empire des Mèdes se trouvait détruit après 328 ans de durée, depuis Déjocès, fils de Phraorte. Cette partie de l'Asie appartenait désormais aux Perses, qui devaient la garder moins longtemps, et périr, environ deux siècles après, sous les coups d'Alexandre.

Tel était l'homme que Cyrus chargeait de réduire les cités grecques. J'ai tenu à rappeler ces détails, quoique d'ailleurs très connus, pour montrer à quels peuples et à quelles mœurs les Hellènes de la côte allaient avoir affaire.

Harpagus, usant de moyens d'attaque alors tout nouveaux, entourait les villes qu'il assiégeait de circonvallations, et bloquant les habitants, les forçait à se rendre. Il se dirigea d'abord contre Phocée. Ce siège, qui fit grand bruit à cette époque, doit nous intéresser encore vivement, parce que nous allons y retrouver un de nos philosophes, Xénophane, exilé de Colophon, et fuyant avec ses compatriotes sur les rives lointaines de la Tyrrhénie.

Les Phocéens étaient les premiers, parmi toute la race hellénique, qui eussent tenté les grands et périlleux voyages. Les premiers, ils avaient appris au monde ce que c'était que la mer Adriatique, la mer de Tyrrhène, l'Ibérie et Tartesse, reculées aux bornes de la terre, par delà les colonnes d'Hercule. Ils avaient même réformé les constructions navales ; et, laissant de côté les gros navires ronds, ils avaient employé les navires à cinquante rangs de rames, les Pentécontores. Dans le pays de Tartesse, ils avaient trouvé les relations les plus bienveillantes et les plus lucratives. Quand Phocée fut menacée, Arganthonius, monarque puissant de ces contrées, leur avait offert un asile dans son royaume, s'ils voulaient quitter l'Ionie; et comme on ne s'était pas encore décidé à l'émigration, le roi, en excellent allié, avait donné aux Phocéens une somme d'argent considérable pour les aider à ceindre leur ville d'une forte muraille. En effet, cette muraille, qui avait une étendue énorme, avait été construite contre les assaillants, et elle était formée de grandes pierres parfaitement jointes.

La précaution était efficace, et Harpagus se trouvait arrêté devant ces fortifications, qu'il ne pouvait prendre. La ville était bloquée depuis assez longtemps et soufrait déjà beaucoup, quand il fit proposer un accommodement aux assiégés : ils détruiraient un seul des ouvrages avancés de la place ; et ils y recevraient une garnison Perse, en signe de soumission. Les Phocéens, très affligés de cette extrémité, demandèrent un jour de trêve, et l'éloignement de l'armée perse. Harpagus, tout en prévoyant bien ce qui allait se passer, consentit à cet arrangement provisoire, et fit écarter ses troupes. Les Phocéens, profitant de ce répit, embarquèrent sur leurs pentécontores, les femmes, les enfants, et tout ce qu'on pouvait emporter, surtout les objets religieux enlevés aux temples, et ils firent voile pour Chios. les Perses, en entrant le lendemain dans la ville, n'y trouvèrent plus un seul habitant.

Cependant les Phocéens avaient d'abord voulu acheter, des Chiotes, les îles qu'on appelle les Oenusses; mais ceux-ci, craignant de nuire à leur propre commerce en se créant des concurrents si redoutables, refusèrent le marché. Alors les Phocéens pensèrent à se diriger vers la Corse (Cyrné, de ce temps), où vingt ans plus tôt ils avait fondé la ville d'Alalia, par le conseil d'un oracle. Mais avant de partir pour cet exil définitif, ils revinrent à Phocée et y surprirent la garnison Perse, qu'ils égorgèrent. Ce hardi coup de main ne leur servit pas cependant à rester dans leur ancienne demeure; ils remontèrent sur leur flotte, et pour bien prouver qu'ils ne la quitteraient point, ils jetèrent à la mer un bloc de fer, jurant de ne pas revenir avant que cette lourde masse ne surnageât sur l'eau. Mais en dépit de ce serment, l'épreuve était trop forte; la moitié des émigrants descendit à terre, et rentra dans Phocée ; l'autre partie, fidèle à l'engagement qu'on venait de prendre, résolut de fuir le joug intolérable des barbares, et cingla vers la Corse.

On y arriva bientôt, et l'on s'y établit comme on le désirait. Pendant cinq ans, on y fut assez tranquille, avec les compatriotes qu'on y retrouvait et qui y étaient arrivés depuis longues années. Mais soit esprit de rapine, soit besoin, soit jalousie, les Phocéens furent bientôt attaqués par leurs voisins, les Tyrrhéniens et les Carthaginois. Les Phocéens, qui n'avaient que soixante vaisseaux contre cent vingt, n'hésitèrent pas à engager la bataille ; ils allèrent chercher l'ennemi dans la mer de Sardaigne, et le défirent. Mais ils avaient perdu dans ce triomphe les deux tiers de leurs navires. Revenus en toute hâte à Alalie, ils y avaient repris leurs familles et leurs richesses, pour aller chercher un autre asile plus sûr que celui-là. Il paraît qu'une partie des exilés fut assaillie et massacrée par les Tyrrhéniens et les Carthaginois ; l'autre partie alla d'abord toucher à Rhégium en Sicile ; et delà se dirigeant au nord, ils allèrent fonder sur la terre d'Oenotrie la ville qui, du temps d'Hérodote, se nommait Hyélé. C'est celle qui est connue sous le nom d'Élée, illustrée par l'école philosophique qui s'y forma bientôt après.

C'est à Élée que Xénophane se réfugia, vers la même époque, fuyant Colophon, opprimée par les Perses, et se réunissant aux courageux Phocéens, qui détestaient la servitude autant que lui. Il est bien clair, que, quand Xénophane parle dans ses vers de l'invasion des Perses, qu'il appelle encore les Mèdes, il entend parler de cette attaque d'Harpagus, et non de la guerre Médique (12) comme on l'a cru quelquefois. La fondation d'Elée, qu'a chantée Xénophane ainsi que celle de Colophon, remonte, à ce qu'il semble, à l'année Cinq cent trente six ou Cinq cent trente-deux avant notre ère, peut-être même encore un peu plus bas; mais elle est à trente ans au moins de l'invasion de la Grèce par Mardonius et Datis, et rien ne doit faire croire que Xénophane ait pu vivre jusque-là.

On ne voit pas dans les détails que nous a conservés l'histoire quel a été le destin particulier de Colophon, qui était en Lydie comme Phocée. Mais il est bien présumable qu'elle partagea le même sort, et que les habitants, qui n'acceptèrent pas la domination des barbares, durent se réfugier par mer dans des contrées plus paisibles. Il est vrai qu'Hérodote ne parle, après les Phocéens, que des habitants de Téos, qui firent de même en emportant tout ce qu'ils purent sur leurs vaisseaux et, en allant fonder Abdère en Thrace, qu'avait déjà occupée jadis un citoyen de Clazomènes. Toutes les autres villes de l'Ionie, ajoute Hérodote, se soumirent après une vigoureuse résistance. On peut bien supposer que Xénophane faisait partie « de ces vaillants hommes » que loue l'historien, et qui ne cédèrent que devant la nécessité. Les Milésiens seuls firent exception. Ils étaient entrés en arrangement avec Cyrus, ainsi que je l'ai dit plus haut; et Harpagus respecta leur neutralité, se contentant d'avoir écrasé ou dispersé tout le reste de l'Ionie continentale. Les insulaires étaient à l'abri par leur situation; la Perse n'avait pas encore de flotte pour les atteindre et les subjuguer. Mais l'Ionie et l'Éolide furent si bien soumises qu'elles durent fournir des contingents à Harpagus, quand il marcha contre la Carie, qu'il réduisit bientôt. Les Cnidiens, qui avaient essayé de se défendre, en coupant à la hôte l'isthme qui les joignait à la terre ferme, avaient renoncé à leur entreprise, d'après le conseil de la Pythie, et ils s'étaient résignés à obéir aux Perses. les Pédasiens des environs d'Halicarnasse résistèrent un peu plus longtemps ; mais ils furent vaincus, ainsi que les Lyciens, qui montrèrent un héroïque courage. Quand Cyrus marcha contre Babylone, il pouvait se dire que toute l'Asie inférieure lui appartenait jusqu'à la mer.

Samos était alors la plus puissante des îles; par ses relations, soit avec la Grèce, soit avec l'Égypte, elle s'était fait une situation prépondérante. Pendant que Cambyse, le fils insensé de Cyrus, allait attaquer l'Égypte et s'y perdre, Polycrate régnait à Samos; et par une administration habile et peu scrupuleuse, il avait amené la prospérité de l'île à un degré qui la rendait l'envie de tous ses rivaux. A la faveur d'une insurrection qu'il avait fomentée, il s'était emparé du pouvoir avec ses deux frères, Pantagnote et Syloson. Tous trois s'étaient d'abord partagé la ville, et chacun y exerçait un pouvoir séparé. Mais bientôt Polycrate s'était défait de ses deux frères, en tuant l'un et en chassant l'autre ; Samos entière lui obéissait. Pour affermir son usurpation, il s'était lié avec Amasis, roi d'Égypte ; il lui envoyait des dons magnifiques; et il en recevait de lui. En peu de temps, il s'était acquis dans la Grèce une réputation immense ; toutes ses entreprises lui réussissaient à souhait; sa flotte se composait de cent vaisseaux à cinquante rangs de rames, et ses archers seuls étaient au nombre de mille.

D'ailleurs, sans ménagement pour aucun de ses voisins, il les rançonnait audacieusement; et un de ses principes politiques, c'était de ne pas même épargner ses amis quand l'occasion l'exigeait, sauf à les indemniser ensuite. Il avait conquis plusieurs îles aux environs de Samos, et même quelques villes sur le continent. Les Lesbiens, ayant secouru les Milésiens, qu'il attaquait, il les avait vaincus dans une bataille navale; et tous les prisonniers, chargés de chaînes, avaient été contraints de travailler an fossé profond dont il avait entouré les murs de la cité. Des exilés de Samos, fuyant les violences du tyran, avaient demandé du secours à Sparte et l'avaient obtenu. Les Lacédémoniens, avec une flotte assez forte, étaient venus assiéger la ville; mais après quarante jours d'efforts inutiles, ils avaient dû se retirer devant la vigueur de Polycrate, ou peut-être devant son or. Resté maître de Samos, le tyran y semblait invincible ; ceux des Samiens qui ne voulurent pas se résigner à son joug durent aller au loin chercher un asile, et fonder des colonies. Afin de se mettre à l'abri de tout danger, Polycrate, outre le vaste fossé que vit encore Hérodote, avait alimenté la ville d'eaux abondantes, qu'amenait un aqueduc passant sous une montagne. II avait fait construire un môle très haut qui s'avançait fort avant en mer, et qui rendait le port plus accessible. Enfin il avait élevé un temple qui était renommé comme le plus grand de tous les temples connus. Aristote signale aussi ces grands travaux de Polycrate.

Ami des lettres et des arts, le tyran avait, dit-on, assemblé le premier une bibliothèque, luxe alors fort rare, et dont l'Égypte seule avait donné le modèle; il attirait les poètes auprès de lui ; et Anacréon de Téos fut assez longtemps au nombre de ses convives et de ses flatteurs.

C'est à cette époque de la tyrannie de Polycrate qu'il faut sans doute rapporter les relations que Pythagore dut avoir avec lui, et pour lesquelles nous possédons des renseignements assez précis. Jamblique, Porphyre et Diogène de Laërte se rencontrent sur ce point ; et ils ne sont évidemment que l'écho d'auteurs beaucoup plus rapprochés du temps de Pythagore et qui avaient écrit sa vie, tels qu'Aristoxène le musicien, disciple d'Aristote, Apollonius de Tyr, Hermippe, Diogène, Antiphon, etc. Pythagore, fils de Mnésarque, appartenait par sa mère aux plus grandes familles de Samos, et pouvait faire remonter son origine jusqu'à Ancée, le fondateur de la colonie. Mnésarque, son père, semble avoir fait une fortune considérable dans le commerce des bleds. Tyrien selon les uns, Tyrrhénien selon les autres, il emmenait son fils dans ses voyages, et l'enfant parcourut de bonne heure les contrées qu'il devait étudier plus tard. Dès qu'il fut en âge de recevoir des leçons, son père, voyant en lui des facultés extraordinaires, l'avait mis en rapport avec les hommes les plus distingués de ce temps : Thalès, dit-on, Anaximandre, Anaximène de Milet, Phérécyde de Syros.

Le jeune homme connaissait déjà la Phénicie, où son père l'avait conduit; et lorsqu'il voulut se rendre en Égypte, Polycrate l'introduisit auprès d'Amasis par une lettre de recommandation. Ceci prouve qu'à cette époque du moins, Pythagore ne jugeait pas le tyran comme il le fit plus tard.

On n'est pas d'accord sur la durée du séjour de Pythagore en Égypte. II y a des biographes, tels que Jamblique, qui l'y fout demeurer pendant vingt-deux ans; ce qui est assez peu probable. Fait prisonnier par un des soldats de Cambyse, il fut emmené à Babylone; et là, il se mit en communication avec les Mages, de même qu'il l'avait fait avec les prêtres Égyptiens, admiré pour son intelligence, sa sagesse et sa beauté. Rentré dans sa patrie, à un âge déjà assez avancé, cinquante six ans selon Jamblique, il y ouvrit une école ; et quelques siècles après, les Samiens, fiers de leur compatriote, s'assemblaient encore, pour leurs délibérations politiques, dans un hémicycle qui avait conservé son nom. Aristoxène, plus rapproché des faits que Jamblique et les connaissant probablement assez bien, puisqu'Aristote, son maître, s'était beaucoup occupé de la philosophie pythagoricienne, ne lui donne que quarante ans, quand il quitta Samos pour fuir la tyrannie de Polycrate. Cicéron, dans sa République, place l'arrivée de Pythagore en Italie à la soixante-deuxième olympiade, c'est-à-dire en cinq cent vingt-huit avant Jésus-Christ, l'année même où Tarquin le Superbe monta sur le trône. Comme Scipion, en assignant cette date, prétend redresser un anachronisme populaire, il est à croire qu'il sait positivement ce qu'il avance, et qu'il ne commet pas lui-même une erreur.

Malgré les obscurités qui couvrent la vie de Pythagore, quoique tant d'écrivains s'en soient occupés dans l'antiquité, un point paraît avéré, c'est qu'il quitta Samos, privée de la liberté, pour aller trouver dans la Grande-Grèce un pays où la tyrannie ne choquât pas ses yeux, et qui lui assurât l'indépendance dont il avait besoin. Xénophane, vers la même époque, en avait fait autant, puisqu'il fuyait l'oppression des Perses, plus durs encore, s'il est possible, que les despotes locaux. C'était là le sort commun; il n'était pas facile de rester patriote ou philosophe sous la main pesante de tels maîtres. Pythagore alla donc porter à Crotone et à Sybaris des doctrines admirables, qui sans doute conservent quelque chose des religions orientales qu'il avait vues, mais qui sont dignes du respect de tous ceux qui aiment la sagesse et l'humanité.

Ces doctrines ne nous sont connues que par des intermédiaires ; rien ne nous est parvenu des ouvrages assez nombreux que, d'après le témoignage d'Héraclite, Pythagore parait avoir écrits (13) et qui, divulgués pour la première fois trois ou quatre générations plus tard par Philolaüs, étaient recherchés à si haut prix par Platon.

Polycrate, qui pour sa part avait contribué à l'instruction de Pythagore, finit d'une manière bien misérable, assez peu d'années après que le sage s'était exilé de Samos, devenue indigne de lui. Oréetès, commandant de Sardes nommé par Cyrus, s'efforçait d'étendre la domination perse du continent sur les îles, et il résolut de se défaire du tyran qui donnait tant de force à Samos, placée en face de son gouvernement. Voici le stratagème dont il s'avisa. Il envoya un émissaire secret à Polycrate pour lui faire savoir que, Menacé personnellement par les fureurs épileptiques de Cambyse, il désirait d'abord mettre en sûreté ses trésors, et qu'il priait le maître de Samos de vouloir bien les lui garder. Comme Polycrate pouvait ne pas se rendre à cette ouverture, Oroetès l'invitait à envoyer à Sardes un homme de confiance, à qui les coffres-forts remplis de pièces de monnaie seraient montrés. La moitié de cette richesse resterait au satrape; mais l'autre partie serait remise à Polycrate, qui pourrait s'en servir pour ses projets ambitieux, allant jusqu'à la conquête de toute la Grèce.

La convoitise de Polycrate ne sut pas résister; il envoya son secrétaire Maesandrius à Sardes, pour vérifier les assertions d'Oroetès. Le secrétaire, trompé par la vue des caisses, dont la surface seule était couverte d'or mais qui n'étaient remplies que de pierres, vint faire à son maître un rapport qui le combla de joie. Enivré d'une si belle espérance, Polycrate voulut aller de sa personne auprès de son complice. En vain ses amis et sa famille même voulurent le retenir. Il menaça sa fille, qui essayait de l'arrêter jusque sur le vaisseau, de ne la marier qu'après longues années ; et il partit, accompagné de son devin, nommé Hélée, qui ne prévoyait pas le piège. A peine arrivé à Magnésie, où Oroetès l'attendait, le traître le fit saisir et expirer sur la croix. Hérodote, qui n'est pas suspect de faiblesse pour les tyrans, plaint cependant Polycrate, dont le génie et la magnificence ne méritaient pas une si triste fin. Parmi les suivants de Polycrate dans cette malheureuse aventure, se trouvait, outre le devin imprudent, le fameux Démocède, médecin de Crotone, qui fut alors réduit en esclavage, et qui fut bientôt appelé à la cour de Darius pour le guérir d'une entorse, quand le roi de Perse, destructeur des Mages, eût fait tuer Oroetès, coupable de cruautés inutiles (14).

Privée de Polycrate, Samos ne pouvait tarder à tomber entre les mains des Perses. Le tyran, en partant pour le fatal rendez-vous, avait confié le pouvoir à Mmandrius; mais trop au-dessous de cette tache, Maeandrius s'était hâté de quitter la ville, quand les troupes d'Otanès, le nouveau Satrape, s'y étaient présentées conduites par Syloson, le frère exilé de Polycrate, qui avait su gagner la faveur de Darius, pour l'avoir vu jadis en Égypte. Syloson avait été rétabli dans Samos, à peu près complètement déserte d'habitants, et désormais sous la main des barbares, après une vive résistance que dirigeait Charilaüs, le frère de Maeandrius.

Aussi quand Darius, vainqueur de Babylone, par le dévouement de Zopyre, voulut aller porter la guerre chez les Scythes, le fameux pont où son armée traversa le Bosphore fut construit par un ingénieur de Samos, Mandroclès. Ce pont de bateaux n'avait pas moins de 4 stades de long, c'est-à-dire près de 800 mètres ; ce devait être un travail des plus difficiles. II était placé, à ce que croit Hérodote, entre Byzance et un temple construit à l'embouchure du Bosphore. Le Grand Roi, pour conserver ce souvenir, avait comblé l'ingénieur samien des plus splendides récompenses; et il avait fait élever sur le rivage deux colonnes avec des inscriptions grecques et assyriennes. Mandroclès avait consacré, dans le temple de Junon, un tableau où il avait fait représenter le vaste pont et l'armée des Perses défilant sous les regards de Darius, monté sur son trône. A son armée de terre, Darius avait joint une flotte considérable que conduisaient les Ioniens et les Éoliens, avec les gens de l'Hellespont. Elle avait ordre d'entrer dans la Mer noire, de remonter le cours du Danube, de l'Ister, et de jeter un pont sur le fleuve, à l'endroit où il se divise pour la première fois en plusieurs branches. Darius se dirigeait vers le même point par la Thrace avec toutes ses troupes. l'armée de terre comptait, dit-on, 700,000 hommes, et la flotte six cents vaisseaux. On y voyait figurer tous les peuples que renfermait l'empire des Perses dans ses vastes limites, depuis les côtes de l'Asie mineure jusqu'à l'Indus.

Le Grand Roi s'avançait péniblement au milieu de ces peuples farouches, qui s'appliquaient à fuir devant lui, et à l'attirer de plus en plus dans leurs steppes infranchissables, ainsi que, de nos jours, y fut attiré un autre conquérant non moins imprudent et non moins malheureux. Darius, pour signaler ses prétendus triomphes, élevait des colonnes avec des inscriptions pompeuses sur la soumission des Gètes. Il construisait de faciles monuments en ordonnant à chaque soldat de son innombrable armée de jeter, en passant, une pierre sur un endroit désigné, où se formait bientôt un énorme amas qu'on prenait pour une pyramide. L'armée Perse trouvait même dans ces sombres contrées quelques traces de l'influence grecque. Ces peuplades adoraient Zalmoxis, qui avait été, disait-on, esclave de Pythagore, fils de Mnésarque, à Samos, et qui, devenu riche et libre, avait apporté à ses grossiers compatriotes les germes de la civilisation hellénique, en leur transmettant quelques-unes des croyances de son savant maître. Hérodote n'admet pas cette tradition, et il pense que Zalmoxis ou Guébéleizis était de beaucoup antérieur à Pythagore, dont il admire d'ailleurs la haute sagesse (15). Mais cette tradition, toute fausse qu'elle pouvait être, atteste du moins dans quelle estime était tenu dès lors le nom du philosophe samien. C'était à lui qu'on rapportait la culture des mœurs et la réforme bienfaisante, quoiqu'incomplète, qui avait adouci les sauvages habitants de la Thrace.

Cependant, Darius était parvenu au Danube, et il y avait trouvé le pont de bateau: que, par ses ordres, y avaient construit les Ioniens, comme ils avaient construit celui du Bosphore. L'armée des Perses ayant passé, Darius voulait faire détruire le pont, pour que les Grecs pussent le suivre; mais, par bonheur, Coès, le chef des Mytiléniens, fut plus sage que le roi, et il parvint à lui persuader de conserver le seul moyen de passage qu'il pût espérer en cas de retraite. Darius se contenta donc de recommander aux Ioniens de l'attendre soixante jours, et de partir en détruisant le pont si, dans cet intervalle de temps, il n'était pas revenu.

Ce qu'il était facile de prévoir arriva. L'armée des Perses, après des marches aussi vaines que fatigantes vers le nord, dut rétrograder avec des pertes considérables et en abandonnant ses malades et ses blessés, aussi malheureuse que la Grande armée de 1812, à peu près dans les mêmes contrées, et contre les mêmes ennemis usant de la même tactique. Les Scythes, vainqueurs sans avoir livré de bataille, devancèrent les Perses au pont du Danube ; et Darius y aurait rencontré une Bérézina, sans la fidélité des Grecs auxquels le pont était confié. les Scythes les exhortèrent à le rompre, leur représentant que les soixante jours étaient passés, et que la promesse faite par eux avait été tenue. Un conseil qui pouvait avoir plus de poids sur les Ioniens, était celui de Miltiade, d'Athènes, qui était alors général et tyran de la Chersonèse de l'Hellespont.

Le futur vainqueur de Marathon les pressait de se retirer, et, en détruisant ainsi l'armée des Perses, de rendre la liberté à l'Ionie. Les chefs Ioniens délibérèrent; et, sur l'avis contraire d'Histiée de Milet, ils se décidèrent à attendre Darius et à le sauver. Avec Histiée, on comptait pour chefs des Ioniens, Strattis de Chios, Aeacès de Samos, Laodamas de Phocée; Aristagoras de Cymé était seul pour les Éoliens. Ce qui décida cette résolution singulière, ce ne fut pas la fidélité à la parole donnée ; ce fut simplement l'intérêt personnel. Histiée de Milet convainquit sans trop de peine ses collègues, intéressés comme lui, que, si l'appui des Perses leur manquait, aucun d'eux ne serait le mettre un seul instant dans sa cité particulière. Le peuple, délivré du joug étranger, rétablirait sur-le-champ la démocratie, et priverait ses chefs actuels de tout pouvoir, pour les punir d'avoir accepté la faveur du Grand Roi. Cette opinion prévalut; et Darius, échappant à la poursuite des Scythes, put repasser le Danube.

Que serait-il advenu si les Ioniens eussent rompu le pont et eussent fait périr l'armée avec son chef? C'eût été sans doute un affreux désastre pour l'empire des Perses; mais ce coup, quelque terrible qu'il eût été, n'aurait pu être décisif. Les défaites de Marathon, de Salamine, de Platée, n'y suffirent même pas. L'Ionie eût certainement respiré; quelque temps peut-être, elle aurait recouvré son indépendance; mais une nouvelle invasion, plus furieuse encore que les précédentes, l'aurait subjuguée. Le temps n'était pas arrivé pour la chute des Perses, qui étaient alors dans toute l'énergie d'un premier développement. Mais l'égoïsme des chefs Ioniens n'en fut pas moins coupable, et ils pouvaient se décider à garder leur poste par des motifs plus honorables que ceux qui les guidèrent.

Arrivé à Sestos, Darius s'en retourna par mer en Asie, laissant Mégabaze pour commander en Europe, et soumettre la Thrace avec la Macédoine. Bientôt, Mégabaze fut rappelé à Suse, ainsi qu'Histiée, qu'il ne parut pas prudent de laisser seul en Thrace, où Darius lui avait concédé un vaste territoire, à Myrcine, pour le récompenser de ses services.

Mais un nouvel effort et de nouveaux malheurs se préparaient pour l'Ionie. Histiée, en quittant Milet, avait remis le pouvoir à Aristagoras, son gendre et son cousin. Quelques exilés de Naxos, étant venus demander du secours à Aristagoras, celui-ci, ne se sentant pas assez fort pour tenter l'entreprise à lui seul, en avait référé à Artapherne, frère de Darius, qui résidait à Sardes, et commandait à toute cette satrapie, la première de l'Empire.

Artapherne, séduit par l'espoir de s'emparer de Naxos et de toutes les Cyclades, avait obtenu de Darius de mettre deux cents vaisseaux à la disposition d'Aristagoras. Mais la discorde avait éclaté bientôt entre les alliés. Naxos avait pu se défendre et repousser un siège de quatre mois. Aristagoras n'avait donc tenu aucune des belles promesses qu'il avait faites au satrape de Sardes. Craignant pour son propre pouvoir, il résolut de n'être pas coupable à demi, et d'en venir à une révolte ouverte, à laquelle le poussait Histiée, demeuré à Suse, auprès du Grand Roi. Afin de se gagner le cœur des Milésiens, il abdiqua spontanément la tyrannie, et rétablit le gouvernement populaire. II appela les autres villes Ioniennes à l'insurrection, et elles chassèrent tous les tyrans qui leur avaient été imposés.

C'était là une grande audace, et Aristagoras, avant de prendre ce parti extrême, avait consulté ses amis. Hécatée de Milet, l'historien, s'était prononcé pour qu'on ne fît pas la guerre sur le champ, parce qu'on n'avait pas les ressources nécessaires. Ne pouvant faire prévaloir cet avis, il avait insisté pour qu'on tournât toutes ses forces vers la mer, où l'on pouvait se flatter davantage de lutter. A cet effet, il conseillait de saisir toutes les richesses que Crésus avait naguère accumulées dans le temple des Branchides. Mais on n'écouta point Hécatée, quelque sage que fût son avis, et l'on résolut de s'insurger néanmoins. Aristagoras, qui sentait bien la faiblesse de l'Ionie, se rendit à Sparte, pour obtenir son alliance.

Dans sa conférence avec le roi Cléomène, Aristagoras, pour lui faire mieux comprendre ses projets, lui montrait les pays dont il lui parlait : Lydie, Phrygie, Cappadoce, Perse, etc., tracés sur une table d'airain qu'il avait apportée avec lui. C'était alors une chose fort nouvelle qu'une carte de géographie, et il paraît que c'était Anaximandre qui en était l'ingénieux inventeur. Cléomène ne lit qu'une question à son interlocuteur :   « Quelle distance y a t-il de la mer d'Ionie au lieu qu'habite le Roi? - Trois mois de marche,  » répondit assez naïvement Aristagoras, qui devait bien prévoir l'effet que cette réponse allait produire sur un Spartiate. Cléomène ordonna à l'étranger de quitter Lacédémone avant le coucher du soleil, et repoussa avec dédain des offres d'argent par lesquelles Aristagoras essayait de le séduire. Il y avait bien, en effet, la distance indiquée; et Hérodote énumère avec soin les cent onze stations royales de la grande et belle route que Darius avait fait construire, de Sardes à Suse, sur le Choaspe ou Karasou, fort loin encore à l'est de Babylone. C'était en tout 13,500 stades ou 450 parasanges, le parasange étant en moyenne de 30 stades ; en d'autres termes, c'était près de 600 de nos lieues. Pour affronter de telles entreprises et de tels obstacles, il fallait l'audacieux génie d'Alexandre, et deux cents ans de lutte de plus contre l'empire colossal des Perses. Cléomène n'était ni d'un caractère, ni d'un temps, à oser de telles choses.

Aristagoras, repoussé de Sparte, se rendit à Athènes, qui devenait de jour en jour plus puissante, depuis qu'elle avait renversé la tyrannie des Pisistratides ; tout récemment, elle venait d'envoyer des ambassadeurs à Artapherne, satrape de Sardes, pour l'empêcher de soutenir les prétentions d'Hippias, réfugié auprès de lui. Aristagoras, qui n'avait pu persuader le seul Cléomène, réussit, comme le remarque assez ironiquement Hérodote, à persuader les trente mille citoyens d'Athènes, en leur rappelant que jadis Milet avait été une colonie de leurs ancêtres. Il fut décidé qu'on enverrait vingt vaisseaux au secours de l'Ionie. Ce fut là, comme le dit aussi l'historien, le commencement de la guerre où la république devait se couvrir de gloire en sauvant la Grèce, et où l'empire des Perses devait recevoir de rudes échecs, précurseurs d'une ruine complète assez prochaine. En même temps, Aristagoras fit insurger les Péons, qui, des bords du Strymon, avaient été transportés en Phrygie par les ordres de Darius; s'échappant malgré la poursuite des Perses, ils passèrent du continent à Chios, de Chios à Lesbos, et de Lesbos à Doriscus, d'où ils retournèrent dans leur ancien pays.

Les vingt vaisseaux d'Athènes, rejoints par cinq vaisseaux d'Érétrie, arrivèrent à Éphèse; là, ils trouvèrent les frères d'Aristagoras amenant les troupes de Milet. Aristagoras était resté lui-même dans la ville pour tout organiser. On laissa la flotte à Coressus, sur le territoire d'Éphèse, et l'on s'avança vers Sardes, en suivant les bords du Caïstre et en traversant le Tmolus. La ville fut prise presque sans coup férir et incendiée facilement, la plupart des maisons étant couvertes en roseaux. Artapherne n'eut que le temps de se retirer dans la citadelle avec toutes ses troupes. Les Perses et les Lydiens, d'abord épouvantés par les flammes, reprirent courage et firent tête aux assaillants, qui furent bientôt obligés de se retirer et de regagner la côte. Les Perses, qui stationnaient sur l'Halys, accoururent promptement ; et ne trouvant plus les Ioniens à Sardes, ils les allèrent chercher jusqu'à Éphèse, où ils les défirent dans une grande bataille.

Les Athéniens, très découragés par cet échec, se retirèrent malgré toutes les instances d'Aristagoras; mais, lui, ne se découragea pas ; et réduit à ses seules forces, il s'assura tout à la fois l'assistance des villes de l'Hellespont, de la Carie et de la grande île de Chypre, où le tyran de Salamine, Onésilus, s'était, de son côté, soulevé contre les Perses.

Darius, en apprenant ce qu'avaient fait les Athéniens et la part qu'ils avaient prise à l'incendie de Sardes, jura de se venger sur eux de cette humiliation. Afin de préparer la guerre, il envoya d'abord Histiée pour ramener l'Ionie à l'obéissance par ses intrigues. Les affaires Ioniennes n'allaient pas bien d'ailleurs; Chypre venait d'être soumise après une vive résistance; la Carie, qui s'était révoltée, avait été réduite; Clazomène venait d'être reprise par Artapherne et Otanès; Cymé d'Aeolide avait également succombé. Aristagoras, trop faible pour supporter tant de revers, s'était retiré à Myrcine, l'ancien domaine de son beau-père Histiée. Hécatée de Milet voulait qu'on allât seulement à l'île de Léros, où l'on pouvait aisément s'abriter, pour revenir à Milet au moment favorable. Aristagoras, parti pour la Thrace, s'y fit tuer obscurément devant une citadelle; et son armée fut détruite.

Le sort d'Histiée ne valut pas beaucoup mieux. Suspect à Artapherne, qui avait surpris ses intrigues, il se sauva non sans peine de Sardes, et gagna l'île de Chios. Repoussé d'abord comme un agent des Perses, il gagna la confiance des Chiotes en leur révélant tout ce qu'il avait fait pour l'insurrection de l'Ionie. Ramené par eux à Milet, il n'y trouva pas le même accueil, parce que le peuple, redevenu libre, craignait de nouveau sa tyrannie. Chassé de sa patrie, il obtint des Lesbiens quelques navires, avec lesquels il alla faire la course aux environs de Byzance, pillant tous ceux qui ne voulaient pas se réunir à lui.

Cependant l'orage, préparé par la révolte d'Aristagoras, allait fondre sur l'Ionie, qui ne recula pas devant cet effroyable danger. Le Panionium, assemblé, résolut de faire la guerre. II n'y avait pas à penser à la soutenir sur le continent ; on n'y forma donc pas d'armée, et Milet dut songer à défendre à elle toute seule ses murailles menacées. Mais on organisa une flotte considérable, qui devait se réunir à Ladé, petite île en face de Milet. On s'y rendit en effet de toutes parts. Les Éoliens même de Lesbos y envoyèrent un contingent de soixante-dix vaisseaux. Les Milésiens, avec quatre-vingts, étaient placés à l'aile droite, vers l'Orient. Les Priéniens en avaient douze ; les Myontins, trois ; les Téïens, dix-sept ; les Chiotes, cent ; les Érythréens, huit; les Phocéens, trois seulement, comme les Myontins; enfin, les Samiens, placés à l'extrême gauche, à l'occident, avaient soixante-dix navires. Cette flotte était nombreuse; et elle aurait pu résister aux Phéniciens, aux Cypriotes, aux Ciliciens et aux Égyptiens, alliés des Perses. Mais la discorde se glissa parmi les Ioniens ; et le jour de la bataille, irrités les uns contre les autres, on se soutint mal. Les Samiens et les Lesbiens désertèrent les premiers ; les Chiotes furent à peu près les seuls qui firent bien leur devoir; mais ils étaient trop faibles. La défaite fut complète. Le chef courageux des Phocéens, Denys, dont l'énergie aurait pu sauver tout, si on l'eût écouté, n'eut d'autre parti à prendre que de s'enfuir sur les côtes de la Phénicie, et de là en Sicile, où il fit la course contre les Carthaginois et les Tyrrhènes.

Après la défaite de Ladé, Milet, assiégée par terre et par mer, résista vaillamment; mais elle fut prise d'assaut après un siège meurtrier; les guerriers furent massacrés ; les femmes et les enfants furent emmenés en esclavage et conduits, par ordre de Darius, près de l'embouchure du Tigre, tandis que les Perses occupaient la ville, avec la plaine où elle est située, et donnaient le reste du territoire, avec la montagne, aux Pédasiens de Carie. Athènes, qui avait abandonné Milet, fut profondément affligée de ses malheurs, avertissement de malheurs plus grands encore ; et un poète dramatique, Phrynichus, ayant osé mettre sur la scène ce lugubre épisode, tous les spectateurs fondirent en larmes ; le poète fut condamné à une amende de mille drachmes, et sa pièce fut sévèrement défendue.

Quant aux Samiens, prévoyant le destin qui les menaçait, ils le prévinrent en émigrant à Calacté, où les appelaient, en Sicile, les habitants de Zancle. Æacès, fils de Syloson, leur ancien tyran, expulsé par Aristagoras, revenait avec les Perses; et les Samiens, plutôt que de le subir, préférèrent changer de patrie. Ce furent, du reste, les seuls Ioniens qui adoptèrent ce parti ; ils ne furent suivis que par ceux des Milésiens qui avaient pu échapper au massacre. Aeacès rentra, en effet, à Samos, sous la protection des Perses, qui s'abstinrent de brûler les temples de cette seule ville, pour récompenser, disaient-il, la conduite des navires Samiens à Ladé. Histiée, avait fait une nouvelle tentative à la tête de quelques Ioniens et Éoliens qui étaient venus se joindre à lui ; il fut surpris près d'Atarné en Mysie. Emmené vivant à Sardes, Artapherne le fit mourir sur la croix, et il envoya sa tête, déposée dans du sel, à Darius, qui était à Suse. La flotte perse, après avoir hiverné à Milet, avait soumis toutes les îles, Chios, Lesbos, Ténédos, etc., tandis que, sur la terre ferme, on achevait de soumettre toutes les cités grecques.

La victoire des barbares avait des conséquences épouvantables; et, ainsi que les Perses l'avaient annoncé six ans auparavant, lorsqu'avait commencé l'insurrection d'Aristagoras, les hommes étaient égorgés; les enfants les mieux faits étaient châtrés; les jeunes filles les plus belles étaient conduites à Suse ; les villes étaient brûlées, avec les temples qu'elles renfermaient, pour venger l'incendie du temple de la divinité nationale de Sardes, la déesse Cybèle. En attendant, Artapherne, lieutenant de son frère, intervenait pour arranger à l'amiable les différends des Ioniens entr'eux ; et il leur imposait des tributs, dont la quotité n'avait pas changé au temps d'Hérodote, c'est-à-dire soixante ans plus tard. Mardonius, gendre de Darius, mis à la tête d'une grande armée de terre et de mer, rétablissait partout en Ionie le gouvernement populaire, tout en se dirigeant vers l'Europe, pour châtier Athènes et Érétrie, qui avaient secondé l'insurrection des colonies de l'Asie mineure. Érétrie, livrée par des traîtres, avait été bientôt vaincue par Datis; les temples incendiés ; et les hommes, chargés de chaînes, emmenés en esclavage près de Suse. Athènes, menacée quelques jours après Érétrie, affronte héroïquement, et presque seule avec les Platéens, les barbares à Marathon. Marathon! Je m'arrête, parce que je n'ai point à raconter les merveilles de tant de courage et de patriotisme. Que dis-je, de patriotisme I Athènes, qui devait éclairer le monde par son intelligence, le sauva alors par son imperturbable énergie. Si les Perses avaient triomphé, que devenait la civilisation occidentale? Que devenaient les destinées de l'Europe? Dieu seul le sait; mais Athènes mérite une éternelle reconnaissance. Marathon rendit possible les Thermopyles, Artémisium, Salamine, Platée, et Mycale, en face de Samos. La première condition pour vaincre les barbares était de ne pas les craindre. Voilà l'admirable exemple qu'avait donné l'Ionie, et qu'Athènes donnait à son tour, en présence d'un péril bien plus effrayant. Il y a vingt-deux siècles que la ville de Minerve nous a rachetés de la servitude asiatique. Nous qui connaissons aujourd'hui l'Asie en la civilisant, nous pouvons voir, mieux que les Grecs de Miltiade et de Thémistocle, de quel abîme ils nous ont tirés. Nous pouvons en jurer, comme Démosthène, par les héros morts à Marathon.

Mais c'est dans Hérodote qu'il faut lire ce grand et simple récit. Hérodote écrit à moins de trente ans de distance; à Olympie, il parle à des hommes qui avaient pris part à la victoire, et aux événements dont lui-même aurait presque pu être un témoin oculaire. Je ne veux pas répéter le noble historien de tant de gloire ; mais j'ai encore à dire quelques mots sur l'Ionie, pour conduire les choses jusqu'à l'époque où Mélissus, le dernier de nos philosophes professait, à Samos, les doctrines de l'école d'Elée.

Les Ioniens vaincus avaient été forcés de servir leurs maîtres et de les suivre contre la Grèce. A Salamine, deux amiraux Samiens, Théomestor, fils d'Androdamas, et Phylacus, fils d'Histiée, s'étaient distingués en combattant vaillamment contre les vaisseaux de Lacédémone, tandis que les Phéniciens combattaient ceux d'Athènes. Mais tout en formant une grande partie de la flotte de Darius et de Xerxès, les Grecs de l'Asie mineure n'attendaient qu'une occasion favorable pour se soulever. Après la défaite de Salamine, la flotte des Perses vint hiverner à Cymé et à Samos, après avoir reconduit le roi vaincu et son escorte; mais lorsque l'année suivante la flotte grecque, sous le commandement de Léotychidès, roi de Sparte, vint chercher les Perses dans les eaux de l'Asie mineure, toutes les cités de la côte et des îles étaient prêtes à lui donner la main et à se révolter. Samos en particulier brûlait de renverser Théomestor, que les barbares lui avaient imposé pour tyran. Elle avait envoyé des émissaires auprès de Léotychidès, soit à Sparte soit à Délos, pour l'assurer de ses dispositions ; et ce furent probablement ces ouvertures qui donnèrent au chef des Grecs l'assurance de venir attaquer les Perses à leur station. Mais les barbares, depuis la terrible leçon de Salamine, n'osaient plus affronter de bataille sur mer. La flotte phénicienne avait eu la permission de se retirer; et les Perses, qui n'avaient plus guère que des Ioniens et des Grecs de la côte avec eux, avaient changé leur station, de Samos à Mycale. Là, ils avaient tiré leurs navires à terre et les avaient entourés d'une forte palissade, et même d'une muraille qui pouvait servir de camp. A leur portée, était rassemblée une armée de soixante mille hommes sous le commandement de Tigrane, que Xerxès avait laissée pour maintenir l'Ionie. Dans cette position, les Perses se croyaient inexpugnables. Pour plus de sûreté, ils avaient désarmé les Samiens, qu'ils soupçonnaient avec raison d'avoir des intelligences avec Léotychidès, et qui avaient racheté tout récemment des prisonniers d'Athènes pour les renvoyer dans leur pays. De plus, les Perses avaient chargé les Milésiens de garder les routes qui menaient aux sommets de Mycale. Restés seuls dans leur camp, ils ne doutaient pas de pouvoir s'y défendre victorieusement. Ils y furent au contraire écrasés par la valeur des Athéniens et des Corinthiens, et par la défection des gens de Samos et de Milet. L'armée fut détruite, et Tigrane tué; la flotte fut brûlée; et les vainqueurs se retirèrent, après cet exploit, chargés d'un immense butin.

Après Mycale, l'Ionie était délivrée. Mais pourrait-elle se suffire à elle-même et se défendre contre la fureur des barbares, quand elle serait abandonnée à ses seules ressources? Il était bien douteux qu'elle fût de force à résister. Les généraux, rassemblés à Samos, délibérèrent pour savoir si les Ioniens ne devaient pas quitter pour toujours les côtes de l'Asie mineure, et se réfugier dans quelque partie de la Grèce qu'on leur assignerait. Les Athéniens s'opposèrent vivement à cette résolution, quoiqu'on eût pu indemniser très facilement les Ioniens, aux dépens des traîtres qui, dans l'invasion médique, avaient déserté la cause commune. Les Péloponnésiens cédèrent sans trop de peine à cet avis ; et l'on se borna à faire un traité d'alliance avec les Samiens, les Chiotes, les Lesbiens et tous ceux qui avaient aidé à la victoire. L'armée Perse s'était sauvée à Sardes, où Xerxès était resté depuis son retour humiliant, et qu'il quitta bientôt pour aller cacher à Suse sa honte et ses fureurs. La flotte Grecque, maîtresse de toute la mer Égée, et n'y redoutant plus d'ennemis, était revenue vers le Péloponnèse, en longeant toutes les côtes, et en rapportant d'Abydos quelques débris du fameux pont de Xerxès, qu'on voulait consacrer dans les temples, en souvenir du triomphe.

A l'abri désormais des entreprises de la Perse, l'Ionie s'empressa de réparer ses ruines, et se mit aussi étroitement qu'elle le put sous la protection d'Athènes, à qui la rattachaient tous les souvenirs du passé, et tous les intérêts du présent. Aussi l'Ionie, dès cette époque, prit-elle parti pour les Athéniens contre Sparte, dont les deux rois, Léotychidès et Pausanias, n'inspiraient qu'une médiocre confiance dans leurs rapports avec les barbares. Athènes, très puissante sur mer, pouvait apporter dans toutes les occasions un secours rapide et efficace, que Sparte, si même elle l'eût voulu, n'aurait pas pu garantir. Par toutes ces raisons, les Ioniens prirent une part très active à la confédération de Délos, qui les regardait plus que personne, et ils contribuèrent largement au fonds commun que firent les alliés pour se défendre contre le retour offensif des barbares (16). On était au lendemain de Platée et de Mycale, c'est-à-dire dans toute la ferveur de l'indépendance recouvrée et de la confiance réciproque. (vers 477 av. J.-C.)

Mais Athènes devait abuser de l'hégémonie qui lui était spontanément dévolue; et elle amassait dès lors contre elles ces jalousies et ces haines qui amenèrent plus tard la guerre fratricide du Péloponnèse, à un moment où l'ennemi commun n'était pas encore détruit. La domination athénienne, comme le remarque Aristote, se faisait sentir lourdement à ses alliés, qui devaient être ses égaux et non ses sujets ; elle fut d'une sévérité inique envers les habitants de Naxos et de Thasos (467-465), qui n'avaient pas été assez dociles à ses ordres hautains. Mais la flotte athénienne, forte de 200 voiles, croisait sans cesse sur les côtes de l'Asie, et maintenait en respect celle des Phéniciens et des Perses, qu'elle poursuivait jusque dans les eaux du Nil. C'était là un service essentiel rendu à l'Ionie ; et l'Ionie, de son côté tolérait de sa grande alliée bien des vexations, en retour de la protection constante qu'elle en recevait. Sa reconnaissance dut être au comble, quand elle vit son indépendance garantie par un traité qu'Athènes arracha au Grand-Roi, après quelques victoires qui vinrent réparer une défaite en Égypte (455 av. J-C.) Ce traité, préparé par l'habileté et les exploits de Cimon en Chypre, stipulait que la Perse laisserait toutes les côtes de l'Asie mineure occupées par des Grecs parfaitement libres, sans les soumettre au tribut et sans faire approcher ses armées à une certaine distance de la côte. En retour, les Athéniens et leurs alliés n'attaqueraient plus Chypre, la Cilicie, la Phénicie ni l'Égypte. Les Grecs envoyèrent des ambassadeurs à Suse, où la convention fut ratifiée régulièrement, Callias représentant les Athéniens (17). (vers 449 av. J.-C. )

La république d'Athènes fut alors à l'apogée de sa puissance. A la tète d'une confédération maritime dont elle disposait à peu près à son gré, soutenue par une foule d'alliances sur le continent, maîtresse de nombreuses possessions sur toutes les côtes de la mer Égée, de l'Hellespont et des mers de la Grèce, dirigée par un homme tel que Périclès, elle pouvait aspirer à la domination absolue de toute la race grecque. Ce fut cette ambition qui l'aveugla et la perdit. Parmi ses alliés, Samos était le plus puissant ; et cette grande île avait conservé vis-à-vis d'Athènes une sorte d'égalité qui ne convenait guère aux projets dominateurs de la République. Une querelle de peu de gravité, survenue entre Samos et Milet, pour le petit territoire de Priène, amena l'intervention athénienne. Les deux partis furent invités à soumettre leurs différends à l'arbitrage de la République. Samos, qui craignait sans doute la partialité de Périclès pour Milet, patrie d'Aspasie, refusa d'accepter ce tribunal suspect. Athènes envoya sur-le-champ quarante vaisseaux pour contraindre Samos à l'obéissance. Le gouvernement oligarchique fut changé au profit de la démocratie; et cinquante des principaux citoyens, avec un même nombre d'enfants des meilleures familles, furent pris pour otages et déposés dans Ille de Lemnos. Une garnison fut laissée à Samos pour assurer le changement qui venait d'avoir lieu. (vers 439 avant notre ère.)

Ce procédé, de la part d'Athènes, était violent, et l'on y répondit par un procédé non moins étrange. Les exilés de Samos allèrent demander appui à Pissouthnès, satrape de Sardes. Avec quelques troupes qu'il leur accorda, ils revinrent à la tête de sept cents hommes ; et, surprenant de nuit la garnison athénienne, ils la livrèrent à Pissouthnès. En même temps, un autre coup de main non moins heureux leur avait rendu leurs otages de Lemnos. Bien plus, ils s'étaient entendus avec Byzance, qui était à peu près aussi mécontente qu'eux du gouvernement d'Athènes; et cette diversion devait leur être très utile. C'étaient un danger et une menace fort graves pour la République ; si elle souffrait cette révolte de Samos, c'en était fait de son hégémonie et de son empire, que consolidait la trêve de trente ans, conclue quelques années auparavant avec Sparte, sa seule rivale vraiment inquiétante.

Aussi, Athènes se promit-elle bien de châtier rudement Samos, et d'empêcher par un exemple terrible que personne fût tenté de l'imiter. Soixante vaisseaux furent expédiés sur-le-champ contre les rebelles ; seize furent détachés, soit pour aller observer la flotte phénicienne sur les côtes de l'Asie, Pissouthnès ne devant pas manquer de la mettre à la disposition des insurgés, soit pour aller demander des secours à Chios et à Lesbos, qui demeuraient dans le devoir, mais qui pouvaient aussi s'en écarter. Les quarante-quatre vaisseaux restés devant Samos étaient sous la conduite de Périclès, un des dix généraux annuels, parmi lesquels on comptait le poète Sophocle, qui venait de donner, l'année précédente, son Antigone. Les Samiens, bien qu'ils attendissent l'attaque, étaient allés assiéger Milet ; et ils en revenaient quand ils furent rencontrés, près de l'île Tragie, par Périclès. Quoi qu'ils eussent soixante et dix vaisseaux, dont vingt montés par des hommes de guerre, Périclès n'hésita pas à leur offrir la bataille. Il remporta la victoire; et les pertes qu'il avait pu faire furent réparées aussitôt par quarante navires venus d'Athènes, et vingt-cinq que Lesbos et Chios avaient loyalement fournis.

Au combat naval succéda une bataille. Les Athéniens descendus à terre y furent également victorieux; et ils se hâtèrent d'élever de fortes murailles pour bloquer la ville de trois côtés, en même temps que le siège était pressé par mer vigoureusement. Dans cette situation, les Samiens purent encore envoyer cinq vaisseaux sous les ordres de Stésagoras, afin de hâter l'arrivée de la flotte Phénicienne, dont ils avaient tant besoin. Périclès, pour prévenir la jonction de cette flotte, prit soixante des navires qui étaient à l'ancre devant Samos, et se dirigea, en toute hâte, vers Caunus en Carie, où, disait-on, les Phéniciens devaient se réunir. A peine Périclès s'était-il éloigné que les Samiens firent une sortie audacieuse; le camp des Athéniens, qui n'était pas fortifié, fut surpris ; une partie de leurs vaisseaux furent détruits; et le revers fut complet sur terre et sur mer. Mais ce succès des Samiens ne devait pas durer. Le retour de Périclès, après quatorze jours d'absence, vint tout changer. Seulement pendant cet intervalle, la ville avait pu se ravitailler largement et se disposer à soutenir un nouveau siège. Il recommença en effet; et le blocus fut renforcé par une soixantaine de vaisseaux venus d'Athènes, et trente autres donnés encore par Lesbos et Chios. C'étaient peut-être en tout deux cents voiles qui menaçaient Samos.

C'est à cet événement que Mélissus prit la part la plus patriotique et la plus heureuse. A la tête de la flotte et de l'armée, il profita de la faute de Périclès; et, animant ses concitoyens de tout son courage, il avait remporté le succès dont je viens de parler. Il paraît même, si l'on en croit Plutarque, citant Aristote, dans la vie de Périclès, que Mélissus avait vaincu Périclès lui-même dans une première lutte navale. Mais Thucydide, contemporain des faits, n'en dit rien ; et il est permis d'en douter. D'ailleurs, ce premier succès de Mélissus ne devait pas sauver sa patrie. Périclès, apprenant l'échec de son armée, était accouru en toute hâte. Mélissus était allé à sa rencontre ; mais il avait été vaincu en bataille rangée, peut-être aussi dans un autre combat de mer ; le blocus avait recommencé plus étroitement qu'auparavant. Samos, où sans doute Mélissus s'était renfermé, résista neuf mois encore; Périclès aimait mieux la prendre lentement, même en y consacrant beaucoup de temps et de dépense, plutôt que de prodiguer le sang Athénien.

A bout de ressources, les Samiens se rendirent enfin. Périclès rasa leurs murailles, se fit livrer les vaisseaux, et exigea le paiement des frais de la guerre, qui se montaient, dit-on, à 1,000 talents ou 5 millions 500,000 francs de notre monnaie. Samos acquitta immédiatement une partie de cette somme alors immense, et prit pour le reste des engagements garantis par des otages. On ajoute même que Périclès se montra d'une inhumanité révoltante envers un certain nombre de prisonniers, qu'il fit mourir sous le bâton après dix jours de torture. Mais c'est un historien postérieur, Duris de Samos, qui raconte ces atrocités, assez longtemps après, sous le règne de Ptolémée Philadelphe, sans doute par une rancune patriotique. Plutarque réfute ce récit, dont il ne trouve aucune trace ni dans Thucydide, ni dans Aristote, ni dans Éphore, qui lui ont surtout servi de guides pour la biographie de Périclès.

Athènes parait avoir attaché la plus grande importance à cette réduction de la ville révoltée. L'exemple pouvait être contagieux ; c'en était fait des vastes desseins que la république nourrissait, si les Samiens trouvaient des imitateurs. Aussi, quand le vainqueur revint à Athènes, il y fut accueilli avec enthousiasme. On fit des funérailles magnifiques aux guerriers morts dans cette expédition, et ce fut Périclès à qui l'Aréopage confia le soin de l'oraison funèbre. Nous n'avons pas celle-là ; mais nous pouvons nous en faire une idée par celle que nous a conservée Thucydide, du moins pour le fonds des idées. Cette autre oraison célébrait les guerriers qui avaient succombé dans la première année de la guerre du Péloponnèse. C'était aussi des victimes tombées sous les discordes civiles qui déchiraient la Grèce. Il y avait donc assez de ressemblance. L'éloge des citoyens perdus devant Samos reçut le plus vif accueil. Quand Périclès descendit de la tribune, toutes les femmes, dans leur émotion reconnaissante, se précipitèrent vers lui pour l'embrasser, elle couronnèrent de fleurs et de bandelettes, comme un athlète revenu victorieux des jeux publics. Une seule femme dans la foule ne partagea pas cette admiration unanime. C'était Elpinice, la sœur de Cimon, qui avait été longtemps le rival de Périclès :

 « Vraiment, lui dit-elle, voilà des exploits bien glorieux et qui méritent certainement tant de couronnes! Nous avons perdu de braves citoyens, non en faisant la guerre aux Phéniciens ou aux Mèdes, comme la fit mon frère Cimon, mais en ruinant et détruisant de fond en comble une ville alliée, qui tirait de nous son origine.  »

La critique n'était que trop vraie; mais le triomphe enivrait les vainqueurs; le destin de Samos n'était qu'un prélude de celui qui attendait bien d'autres cités grecques, dans la grande guerre que prévoyait déjà Périclès. Lui aussi il paraissait touché de son succès plus qu'il ne convenait à la modération habituelle de son caractère. Si l'on en croit le poète Ion de Chios, il se vantait d'avoir surpassé le fameux Agamemnon, qui avait mis dix ans à prendre une ville étrangère, tandis qu'il n'avait mis que neuf mois à prendre la plus riche et la plus puissante des villes de l'Ionie. Le mot de Périclès, rapporté par un ami de Cimon son adversaire, n'est pas très probable; car dans la bouche d'un tel homme d'état il eût été bien imprudent. C'était à la fois une vanité personnelle d'assez mauvais goût, et un défi bien inutile contre les alliés. Mais ce reproche du poète, qu'il soit faux ou qu'il soit vrai, suffit à montrer quelle importance Athènes avait attachée à cette guerre, courte mais très sanglante. Au jugement d'un observateur bien compétent, Thucydide, les Samiens victorieux auraient pu arracher à Athènes l'empire de la mer; et dans cette lutte, quelque regrettable qu'elle fût, il n'y allait de rien moins que de l'existence des deux républiques. Samos soumise, malgré l'énergique résistance de Mélissus, Athènes n'avait plus rien à craindre de personne, si ce n'est d'elle-même, sorte de danger que les états ne sentent jamais, pas plus que ne le sent l'orgueil des simples individus.

Je ne veux pas pousser plus loin ces considérations historiques ; mais il me semble qu'elles suffisent, toutes brèves qu'elles sont, pour nous faire entrevoir assez nettement le milieu réel où est née la philosophie, et où ont vécu et agi les vénérables personnages dont nous avions à nous occuper. Je résume les traits les plus saillants de ce tableau, par lequel j'ai tâché de ranimer, du moins en partie, la vie éteinte de ces temps solennels.

Oui, la philosophie a paru pour la première fois dans l'Asie mineure, six ou sept siècles avant notre ère. Ce sont des colonies grecques, sorties jadis de l'Ionie du Péloponnèse, qui ont allumé ce flambeau dans des contrées demi-barbares, et qui l'ont transmis à Athènes, où tout était prêt pour le recevoir. Anaxagore de Clazomènes a vécu avec Socrate; et Socrate est le père de Platon, on pourrait dire aussi le père d'Aristote. Mais avant Aristote, avant Platon, avant Socrate, le germe avait levé sur une autre terre ; et il a fallu qu'il fût enfin transplanté dans l'Attique pour y porter tous ses fruits. Oui, la philosophie a été précédée là, comme partout ailleurs, de la poésie ; Homère a chanté quatre ou cinq cents ans avant que Pythagore ne pensât. La science, sous toutes ses formes, astronomie, mathématiques, physique, histoire, médecine, a suivi et secondé la philosophie, qui a donné l'impulsion à tous ces rameaux, en en recevant elle-même de nouvelles forces. C'est au sein des dissensions civiles, de la guerre étrangère, du commerce, de l'industrie, des navigations lointaines, des combats et des périls de tous genres, c'est au sein des luttes héroïques d'une poignée d'hommes intelligents et libres contre un empire colossal, qu'il faut placer son humble et glorieux berceau. Pythagore et Xénophane n'ont émigré sur les rivages de l'Italie et dans la Grande Grèce que par horreur pour la tyrannie ou l'oppression. L'Italie, qui n'a été fécondée que per ces maîtres venus de l'autre côté des mers, n'a pu se développer, parce que la plante exotique n'avait pas trouvé en elle les aliments nécessaires à sa maturité. La philosophie devait revenir au foyer antique d'où étaient sortis les premiers émigrants, pour y rencontrer sa forme vraie, sa beauté, sa grandeur, et son indépendance, qu'a scellée le martyre.

Mais cette philosophie même, toute spontanée qu'elle nous paraît, a peut-être dû aussi l'étincelle qui a tout embrasé à des contacts avec ses voisins? Thalès a vécu avec les Lydiens, et ses ancêtres étaient de Phénicie; Pythagore, peut-être aussi d'origine phénicienne, a certainement visité la Syrie, l'Égypte, la Chaldée. Qu'y a-t-il appris? Qu'en a-t-il rapporté? En d'autres termes, qu'est-ce que la philosophie Grecque, l'aïeule de la nôtre, la mère de notre Occident, doit à la science Orientale? L'une et l'autre se sont-elle connues? L'esprit Grec, ou plutôt l'esprit Occidental, a-t-il emprunté quoi que ce soit au vieil esprit de l'Orient ? C'est une question encore obscure, malgré les récentes clartés. J'essaierai d'y répondre un peu plus loin. Mais d'abord, je veux, pour compléter ce qui précède, agiter une question beaucoup moins vaste, bien qu'elle ne laisse pas que d'avoir son importance et son intérêt, moins relevé mais non moins essentiel.

Nous connaissons nos philosophes, et nous savons en partie les événements principaux de leur vie ; nous avons des fragments de leurs ouvrages, quand nous ne les possédons pas en entier; si Homère est le seul, avec Platon, qui nous soit parvenu à peu près dans son intégrité, les autres auraient pu nous parvenir, quoique moins beaux, si le hasard des choses n'eût fait périr les écrits dépositaires de leurs pensées. Les anciens ont donc écrit ! Qui peut en douter ? Mais alors se présente ce problème, que je touche ici pour Thalès, Pythagore, Xénophane, et leurs contemporains, mais qui est le même pour l'Antiquité tout entière, en remontant plus haut qu'eux et en descendant beaucoup plus bas : ces ouvrages que nous possédons aujourd'hui, dans des débris mutilés ou dans toute leur étendue, comment sont-ils sortis des mains de leurs auteurs ? Sur quelle matière ont-ils été d'abord déposés? Quels moyens d'écrire avait-on du temps de Xénophane, et même du temps de Lycurgue ou d'Homère? Et pour circonscrire la recherche dans des limites étroites et positives, comment écrivait-on dans les colonies Grecques de l'Asie mineure, pour les besoins d'un commerce très actif, d'une politique très compliquée et très énergique, d'une poésie ardente, d'une science curieuse, en un mot pour tous les besoins d'une vie sociale déjà très développée et très intense?

Je crois qu'aujourd'hui nous sommes en mesure de répondre à cette question d'une manière parfaitement claire, et absolument décisive. Mais avant de donner le mot de cette énigme, je crois bon d'établir quelques faits incontestables pour démontrer que, sept siècles avant l'ère chrétienne, l'usage de l'écriture dans l'Asie mineure et même dans la Perse, à demi-sauvage, était presqu'aussi répandu et aussi facile qu'il peut l'être parmi nous. Les matériaux sont autres; mais ils valent à peu près ceux que nous avons encore, en dehors de la merveille de l'imprimerie. Les hommes de ces temps reculés n'ont pas le papier précisément comme les modernes; mais ils ont quelque chose qui le vaut, et qui ne leur rend pas moins de services.

J'ouvre au hasard Hérodote, Thucydide, Xénophane, Platon, Aristote; et je prends les choses telles qu'ils les racontent, ou mieux telles qu'ils les voient et telles qu'ils les pratiquent.

Harpagus est à la cour d'Astyage, le roi des Mèdes; et méditant une vengeance trop légitime contre un maître cruel, il veut s'entendre avec Cyrus, qui, malgré sa jeunesse, jouit déjà parmi les Perses d'une autorité d'où sortira tout à l'heure un vaste empire. Harpagus ne pouvant communiquer directement avec le jeune prince, qui a aussi bien des griefs à venger, lui fait porter par un serviteur affidé quelques produits de sa chasse; et dans le ventre d'un lièvre qu'il lui envoie, il coud et cache une lettre pour le pousser à la révolte et l'assurer de sa coopération. Que fait Cyrus? Comme il a ouvert le lièvre de sa propre main, ainsi que son complice le lui avait fait dire, et qu'il a lu la lettre hors de la présence de qui que ce soit, il fabrique une autre lettre, dans laquelle Astyage le nomme chef des Perses, alors soumis aux Mèdes. Cette lettre fausse est lue aux membres de la famille des Achéménides; elle les persuade, et Cyrus les mène à leur insu contre Astyage, qu'il renverse (18). Harpagus et Cyrus ne sont cependant que des barbares. Mais voici des gens plus cultivés dans l'Asie mineure et dans l'Égypte.

Polycrate, tyran de Samos, est sur le trône ; sa prospérité est au comble ; et le monde, qui l'admire on le craint, adore tant d'habileté et tant de fortune. Le sage Amasis, roi d'Égypte, qui est entré en relation d'alliance et même d'amitié avec le tyran heureux et redoutable, est alarmé de succès si constants; et connaissant l'instabilité des choses humaines, il conseille au trop fortuné mortel de se tenir sur ses gardes contre les retours de la destinée. Il lui écrit donc une lettre bienveillante et prophétique, où il lui recommande de s'imposer à lui-même quelque sacrifice, pour désarmer, s'il le peut, cette implacable faveur d'un sort trop souvent trompeur et perfide. Polycrate, presqu'aussi inquiet que celui qui le conseille, fait réponse à son ami ; il lui raconte dans une lettre, qu'il lui envoie en Égypte, le moyen qu'il a pris pour s'infliger de son propre choix, une perte douloureuse, et le hasard extraordinaire qui a rendu son sacrifice inutile. Amasis et Polycrate échangent des lettres et correspondent de Samos à Memphis, aussi facilement que pourraient le faire de nos jours des négociants de Smyrne et d'Alexandrie  (19).Je ne prétends pas que la lettre d'Amasis, telle que l'historien la rapporte, soit bien authentique ; mais il n'y a point à élever le moindre doute sur le fait même d'un commerce épistolaire entre les deux rois.

Ainsi que je l'ai rappelé plus haut, ce même Polycrate passe pour avoir amassé une nombreuse bibliothèque, et avoir été un des premiers dans le monde Grec à se donner cette jouissance sérieuse, qui coûtait alors fort cher. On en dit autant de Pisistrate, un peu antérieur à Polycrate, et qui aurait rendu publique la bibliothèque qu'il avait fondée à Athènes, adoucissant le peuple par cette flatterie intelligente, comme par tant d'autres. Les témoignages qui nous attestent ces faits sont assez tardifs, puisque l'un est d'Athénée et l'autre d'Aulu-Gelle ; mais je ne vois pas de motif de les révoquer en doute. Par l'Égypte, Polycrate recevait un exemple qu'il était facile d'imiter, comme je le dirai plus loin; et il pouvait appliquer cet exemple aux auteurs qui charmaient, depuis Homère, toute cette population des côtes, si sensible aux plaisirs de la poésie et aux leçons de la science. Quant à Pisistrate, il est certain que, s'il n'a pas ouvert de bibliothèque au public, il avait du moins des livres, et qu'il s'en occupait personnellement avec une attention toute politique. Plutarque raconte, dans la vie de Thésée, que Pisistrate retrancha dans Hésiode un vers qui pouvait blesser la vanité nationale des Athéniens, et qu'il en ajouta un au contraire dans Homère pour leur faire plaisir. Ces retranchements, ces additions, comment était-il possible de les faire? Uniquement, parce qu'on avait des copies de ces poèmes, où l'on pouvait à son gré opérer des changements qu'on croyait utiles.

Mais je reviens à l'usage des lettres missives dans l'époque que j'étudie.

Le satrape de Sardes, Orcetès, qui avait si cruellement traité Polycrate, s'était rendu odieux par sa conduite féroce envers tout ce qui l'entourait. Un de ses collègues lui ayant reproché le piège tendu au tyran de Samos, il l'avait tué ainsi que son fils. Darius, nouvellement monté sur le trône, était fort irrité contre Oroetès, qui, outre tant de crimes, était coupable encore d'avoir hésité dans la lutte des Mages et des Perses, après la mort de Cambyse. C'était plus qu'il n'en fallait pour que le nouveau roi eût tout intérêt à se défaire du satrape puissant qui commandait à la Phrygie, à la Lydie et à l'Ionie tout entières, et qui avait autour de lui une nombreuse armée. L'attaquer à force ouverte pouvait être une imprudence grave dans les débuts d'un règne difficile. Cependant Oroetès avait fait mourir secrètement les envoyés de Darius, qui lui avaient porté l'ordre de se rendre auprès du roi. Tant d'insolence devait être châtié, et il fallait prévenir la révolte, qui semblait imminente. Darius convoque les plus grands personnages parmi les Perses, et il leur demande de le délivrer du rebelle, soit en le tuant soit en le lui amenant. Mais il ne faut recourir qu'à la ruse. Trente exécuteurs de la volonté royale s'offrent aussitôt, chacun d'eux proposant d'accomplir seul l'entreprise. Darius, ne voulant pas choisir entre tant de dévouements, fait tirer ses amis au sort; et c'est Ragée, fils d'Artoutès, qui est désigné.

Que fait Ragée? Il écrit un grand nombre de dépêches, traitant de diverses affaires, et il les revêt du cachet de Darius. Arrivé à Sardes, il remet ces dépêches au secrétaire royal en présence d'Oroetès, chaque satrapie ayant auprès d'elle un représentant de l'autorité souveraine. Le cachet rompu, le secrétaire lit ces dépêches aux principaux officiers qui entouraient Orcetès, et à qui elles s'adressaient plus particulièrement. Tous ils reçoivent les ordres du maître, avec la plus profonde soumission et les marques ordinaires d'un respect sans bornes. Ragée, satisfait de cette première épreuve, et voyant qu'il pouvait compter sur leur obéissance, leur fait communiquer secrètement d'autres dépêches où Darius leur ordonne de ne plus servir Orcetès. Les officiers obéissent encore, et déposent leurs lances pour témoigner qu'ils quittent le satrape. Enfin Ragée, assuré qu'il peut tout sur eux, leur fait lire par le secrétaire royal ses dernières dépêches, où le roi leur prescrit de tuer le coupable. Aussitôt les officiers dociles attaquent leur chef et le font tomber sous le coup de leurs cimeterres. Darius et Polycrate étaient vengés (20).

Ainsi les Perses eux-mêmes, du temps de Darius, font usage des lettres aussi aisément que les Grecs plus policés et plus instruits qu'eux. Le Grand roi envoie ses ordres officiels dans toutes les parties de son vaste empire, et ses ordres sont écrits avec les mêmes formes et sur les mêmes matières qu'ils pourraient l'être encore aujourd'hui dans ces contrées peu civilisées.

Lorsque Pausanias, suspect aux Grecs et détesté des alliés, prend la résolution de trahir la noble cause qu'il avait tant servie à Platée, il entre en correspondance avec Xerxès, et dans la lettre qu'il lui fait tenir, il lui offre de lui soumettre Sparte et le reste de Grèce. Xerxès accepte les ouvertures du traître ; et lui écrivant de sa propre main, il lui fait remettre la lettre par Artabaze, satrape de Dascylitis. Les Éphores, soupçonnant l'infamie de leur roi, lui écrivent et le somment de revenir de la Troade à Sparte, pour y rendre compte de sa conduite. Pausanias, qui n'ose encore désobéir, se rend à l'injonction; et il n'en continue pas moins la correspondance criminelle. Mais l'homme qu'il a chargé d'une nouvelle lettre, craint pour sa propre sûreté, parce qu'il sait qu'aucun de ceux qui ont été chargés de ces messages avant lui n'est revenu de sa mission. Il ouvre les lettres qu'il porte, après avoir contrefait le cachet pour les refermer, s'il se trompe dans sa défiance ; et il y trouve la recommandation de le mettre à mort. Aussitôt il porte les lettres aux Éphores, et dénonce le roi qui livrait la Grèce aux barbares.

L'histoire de Thémistocle est à peu près celle de Pausanias. Un peu moins coupable, puisque les Athéniens l'avaient provoqué en le frappant d'un ostracisme inique, il entre en correspondance avec Artaxerxés ; et fuyant d'Argos à Corcyre, de Corcyre chez Admète roi des Molosses, et chez Alexandre roi de Macédoine, il vient enfin aborder à Éphèse, d'où il écrit au Grand roi, pour lui demander un asile que la Grèce lui refuse. Thucydide rapporte la lettre que Thémistocle écrivit à Artaxerxés, et il n'y a pas lieu d'en suspecter l'authenticité (21).

Il est inutile de multiplier les exemples; on pourrait en trouver beaucoup dans les auteurs, outre ceux que je viens d'indiquer. Mais il ne parait pas nécessaire d'aller plus loin; il est démontré que tout le monde, en Grèce et dans l'Asie mineure, emploie des lettres pour les affaires publiques et les affaires privées, à peu près comme nous le faisons de nos jours, et avec des moyens très analogues : matières qu'on se procure sans peine, qu'on peut sceller comme nous scellons les matières dont nous nous servons ; timbres officiels, cachets qu'on peut contrefaire sans les rompre, etc.

Quelles étaient ces matières ?

Un passage formel d'Hérodote nous l'apprend nettement. Le grand historien des temps primitifs du monde grec, rappelant comment Cadmus a jadis apporté l'alphabet de Phénicie, sur le continent et parmi les Ioniens, ajoute:

 « Les Ioniens donnent, de toute antiquité, aux livres le nom de Diphthères, ou de peaux, parce que, dans ces temps là, comme on n'avait pas de livres, on se servait de peaux de chèvre ou de mouton. Même encore de nos jours, il y a bien des barbares qui écrivent sur des Diphthères ou peaux de cette espèce (22).  »

Autre détail non moins curieux. Hérodote atteste avoir vu lui-même à Thèbes de Béotie, dans le temple d'Apollon Isménien, trois trépieds portant des inscriptions, en caractères dont on se servait en Ionie. Ces inscriptions remontaient à Laïus, père d'Oedi pe, quatre générations après Cadmus.

Le mot dont se sert Hérodote pour exprimer des Livres, est celui de Biblos; et l'on sait de la façon la plus précise ce que ce mot signifie : c'est une certaine partie du papyrus d'Égypte. Théophraste ne peut laisser à cet égard le moindre doute. Dans son Histoire des Plantes (23), il décrit les végétaux paludéens, et il s'arrête assez longuement au Papyrus, qui croit dans les eaux du Nil. Il indique les nombreux et importants usages auxquels le Papyrus peut servir; et après avoir dit qu'on fait des bateaux avec le bois :

 « Avec la Biblos, dit-il, on fabrique des a voiles, des nattes, parfois des vêtements, des sandales, des tables et une foule de choses, entre autres les livres (Biblia), si connus des étrangers.  »

La Biblos de Théophraste est donc cette partie de la tige du Papyrus qui, par sa flexibilité et sa résistance, peut se prêter aux divers emplois où le tissage et la torsion soumettaient cette matière à des épreuves assez fortes.

Sans parler des bibliothèques de Pisistrate et de Polycrate, il est constaté, par une foule de détails donnés par Platon, que, de son temps, les livres, au sens où nous comprenons ce mot, sont déjà fort répandus dans Athènes. Socrate raconte lui-même, dans le Phédon, qu'il a entendu quelqu'un lire un jour l'ouvrage d'Anaxagore, où il est avancé que l'Intelligence est la règle et le principe de toutes choses. Socrate, frappé de cette grande pensée et espérant trouver dans Anaxagore la solution de bien des problèmes, après ce noble début, se procure avec empressement ces livres, où il croit acquérir la science du bien et du mal ; il les lit avec avidité ; mais à mesure qu'il avance dans cette lecture, il se désenchante, et il met le livre de côté pour revenir à ses propres réflexions. Socrate a des livres, les consulte, et les quitte, absolument comme pourrait le faire parmi nous quelque amant de la science et de la sagesse, consultant les trésors de nos bibliothèques, et ne les trouvant pas toujours aussi féconds qu'il s'y attend.

Au début du Parménide, Antiphon raconte, d'après le récit de Pythodore, un des amis de Zénon d'Élée, que, quand Parménide déjà vieux vint à Athènes, avec son disciple, il alla demeurer au Céramique hors des murs. Socrate s'y transporta, suivi de beaucoup d'autres personnes, pour y entendre lire les écrits de Zénon. C'était la première fois que Zénon et Parménide les avaient apportés avec eux à Athènes. Socrate était alors fort jeune. C'est Zénon qui faisait lui-même la lecture de son livre, Parménide étant absent à ce moment là. Il était déjà près d'achever, quand Pythodore survint accompagné de Parménide, qui rentrait, et d'un autre auditeur, Aristote, qui fut plus tard un des Trente. Pythodore n'entendit donc que fort peu de chose de ce qui restait encore à lire; mais il assista à la fin de la lecture, qu'il avait d'ailleurs entendue dans une autre séance.

Socrate, ayant écouté jusqu'à la fin, invite Zénon à vouloir bien relire la première proposition du premier livre. Zénon s'y prête avec complaisance. Il reprend le livre, et relit la phrase qui avait arrêté Socrate, et dont Socrate veut avoir les expressions bien présentes pour engager la discussion sur les Idées :

 « Si les êtres sont multiples, disait Zénon, il faut qu'ils soient à la fois semblables et dissemblables entr'eux. Or cela est impossible ; car ce qui est dissemblable ne peut être semblable; et ce qui est semblable ne peut davantage être dissemblable.  »

La controverse commence alors; et Socrate, répétant la phrase de Zénon, lui demande si c'est bien ce qu'il a voulu dire; Zénon affirme que c'est bien là le but de son livre. Socrate se tournant alors vers Parménide :

 «Je vois clairement, lui dit-il, que Zénon s'attache à toi non seulement par les liens ordinaires de l'amitié, mais encore par ses écrits. Au fond, vous dites tous deux la même chose quoiqu'en termes différents, l'un soutenant que tout est un, et l'autre soutenant qu'il n'y a pas de pluralité.  »

Zénon avoue que Socrate a raison, et qu'il n'a écrit son livre que pour venir à l'appui du système de Parménide contre ceux qui voudraient le tourner en ridicule ; que son ouvrage répond aux partisans de la pluralité, et qu'il a pour objet de leur démontrer que leur système mène à des conséquences encore plus absurdes que le système opposé. Puis Zénon ajoute :

 « Entraîné par l'esprit de dispute, j'avais composé cet ouvrage dans ma jeunesse ; et on me le déroba avant que je me fusse demandé s'il fallait ou non le mettre au jour. Ainsi, Socrate, tu te trompais en croyant cet écrit inspiré par l'ambition d'un homme mûr, au lieu de l'attribuer au goût batailleur d'un jeune homme.  »

L'entretien se poursuit sur l'unité et la pluralité, avec les péripéties et les détours que l'on connaît, et que je ne suivrai pas. Mais ces détails nous prouvent que Zénon et Parménide, venus d'Élée, à l'Occident de la Grande-Grèce, ont dans leur pays des livres comme on en a dans Athènes, et que les interlocuteurs se servent de ces livres tout aussi commodément que nous le faisons des nôtres. On lit ces livres ; on les relit ; on en reprend quelques phrases, qu'on se fait répéter pour plus de certitude. Nous ne feuilletons pas autrement nos in-8° et nos in-12, qui ne sont pas plus maniables.

Dans le gracieux préambule du Phèdre, Socrate rencontre le jeune homme, qui va se promener dans la campagne, après être resté assis toute la matinée. A quoi donc Phèdre a-t-il consacré son temps? Il a écouté avec enthousiasme un morceau admirable que lui a lu Lysias, fils de Céphale ; et il est encore tout plein de l'ardeur que cette lecture lui a causée. Lysias était venu tout exprès, pour la lui faire, du Pirée à Munychie. Socrate prie son jeune compagnon de lui analyser ce merveilleux discours; Phèdre s'en défend, comme trop peu digne de répéter de si belles choses. Mais Socrate, qui connaît la passion de son délicat ami, lui affirme qu'il doit savoir par cœur la pièce tout entière, qu'il a dû se la faire relire plusieurs fois par l'auteur, qu'il ne s'est même pas contenté de si peu et qu'il a dû prendre le cahier pour le relire à son loisir ; qu'aussi bien c'est là la grave occupation qui l'a retenu toute la matinée et l'a empêché de sortir plus tôt. Phèdre se justifie, mais assez faiblement; et sur les instances de Socrate, il montre en effet le manuscrit qu'il tient de la main gauche, caché sous sa robe. Les deux interlocuteurs cherchent donc sur les bords de l'llissus, où Socrate se baigne les pieds afin de se rafraîchir en marchant, un endroit favorable pour lire tout à leur aise. Ils découvrent bientôt un lieu charmant de repos, sous un platane large et élevé, près d'un agnus-castus, dont les fleurs embaument l'air, au doux murmure d'une source limpide, parmi des statues et des figurines consacrées aux nymphes et au fleuve Achéloüs. Phèdre et Socrate s'asseyent à l'ombre, sur le frais gazon ; et le jeune homme lit le discours de Lysias, dans le manuscrit qu'il tient entre ses mains.

Socrate, tout en louant aussi le talent de Lysias, n'en fait pas autant de cas que son jeune ami; et il lui rappelle que, dans les temps passés, bien des sages ont écrit sur le même sujet, et au moins aussi bien, ne serait-ce que la belle Sapho, ou le docte Anacréon, ou même quelque prosateur. Phèdre n'en croit rien, et il somme Socrate de faire lui même mieux que Lysias, sous peine de ne lui rien lire désormais, s'il ne s'exécute pas sur-le-champ. Socrate essaie donc une concurrence qui ne lui semble pas impossible; et il refait le discours de Lysias, en se jouant sur le même thème, tout bizarre et paradoxal qu'il est. Mais il faut s'élever plus haut que cette lutte puérile sur un sujet rebattu; et Socrate saisit cette occasion pour donner au jeune homme une leçon de rhétorique et de goût. Lysias écrit beaucoup trop, il faut apprendre à juger ses œuvres pour ne pas leur attribuer plus de prix qu'elles n'en ont. Les hommes d'état, bien avisés, se gardent de composer des ouvrages et de laisser des écrits, qu'une postérité sévère pourrait critiquer. Si par hasard ils écrivent quelque chose, ils appliquent tous leurs soins à composer des écrits irréprochables. Mais Périclès, le plus parfait des orateurs et l'élève du grand Anaxagore, n'a rien laissé par écrit.

Socrate, en traçant les règles de la vraie rhétorique, arrive à l'invention de l'écriture et des livres. D'après une tradition conservée à Naucratis, ville du Delta, et qu'avait peut-être recueillie Solon, l'écriture avait été inventée par le dieu Teuth ; celui-ci l'avait communiquée au roi Thamus, qui régnait à Thèbes. Thamus n'admire pas cette découverte autant que celui qui en est le père, et il craint que l'écriture, loin de rendre les Égyptiens plus sages, ne leur nuise, en leur faisant croire qu'ils savent ce qu'ils auront lu superficiellement dans leurs livres.

 « C'est être d'une grande simplicité, dit Socrate, soutenant l'avis de Thamus, que de s'imaginer qu'on puisse déposer un art quelconque dans des livres, qu'on puisse l'y apprendre, comme s'il sortait jamais des livres quelque chose de clair et de solide, si ce n'est de raviver la mémoire de celui qui sait déjà ce qu'ils contiennent. Les produits de l'écriture sont comme ceux de la peinture. Interrogez des tableaux; ils vous répondront par un majestueux silence. Interrogez des livres ; ils vous feront toujours la même réponse. Vous croiriez à les entendre qu'ils sont bien savants. Mais une fois écrit, un discours roule de tous côtés, dans les mains de ceux qui le comprennent comme de ceux pour qui il n'est point fait. II ne sait même pas à qui il doit parler, avec qui il doit se taire. Méprisé ou attaqué injustement, il a toujours besoin que son père vienne à son secours ; car il ne peut ni résister ni se secourir lui-même.  »

Socrate met bien au-dessus de ces discours, morts dans l'écriture qui les consigne, le discours que la science grave dans l'âme de celui qui étudie, le discours vivant et animé qui réside dans l'intelligence, et dont le discours écrit n'est qu'un pâle simulacre. C'est celui là qu'il conseille à Phèdre de cultiver avec le plus de soin. Le poète, le prosateur corrigent et raturent mille fois ce qu'ils écrivent; ils y ajoutent; ils y retranchent ; mais il faut avant tout qu'ils tiennent à la parole du dedans, et qu'ils la cultivent avec la plus profonde attention, pour mériter ce beau nom de philosophe. C'est un avis que Phèdre peut donner à Lysias ; c'est un avis que Socrate saura faire goûter à ses jeunes amis, et entre autres au bel Isocrate, qui promet tant.

Je ne discute pas cette opinion du sage Athénien, quoiqu'elle ne me paraisse pas tout à fait digne de son bon sens ordinaire. Mais quelle qu'en soit la valeur, il en résulte que Socrate, Phèdre et tous leurs amis se servent de livres comme nous ; qu'ils écrivent leurs discours et leurs ouvrages comme nous écrivons les nôtres; qu'ils les étudient, qu'ils les corrigent, qu'ils les liment comme nous le faisons. Il en résulte, en outre, que, du temps de Platon, c'est à l'Égypte qu'on attribuait la découverte de l'écriture et l'invention des livres. Platon, descendant de Solon, devait être plus que personne au fait des traditions que son glorieux aïeul avait rapportées de la terre étrangère.

A ces faits déjà bien décisifs, j'en ajoute encore quelques autres de la même époque. Quand Xénophon, chef de la retraite des Dix mille, arrive de Byzance à Salmydesse, le point extrême de sa marche au nord, il rappelle que beaucoup de bâtiments, en entrant dans le Pont-Euxin, s'engravent sur les bas fonds de la côte. Les Thraces, habitants de ces parages, accourent et pillent les malheureux naufragés, s'entre-tuant à qui volera le plus de butin. De là, une foule de meubles qu'on trouve sur cette côte inhospitalière, et que les navigateurs transportent dans des caisses de bois, entre autres des livres, que sans doute ces barbares ne comprenaient pas, mais qu'ils conservaient pour les revendre (24).

Comme il y avait bon nombre de colonies grecques dans ces contrées, Byzance et d'autres, il n'est pas impossible que quelques navigateurs pensassent à faire le commerce des livres. On les transportait peut-être des côtes de l'Asie Mineure, d'Athènes et de bien d'autres villes, pour l'usage des colons et des émigrés, qui, loin de la patrie, n'en participaient pas moins à ses lumières, dont ils avaient besoin plus que jamais.

Je ne dis pas qu'au temps de Platon ou même antérieurement, il n'y eût point déjà dans Athènes des libraires, achetant et vendant des livres. C'est très probable ; mais nous n'avons pas de témoignages remontant aussi haut. Le premier de ce genre se rapporte à Zénon de Cittium. Avant de quitter cette ville, colonie des Phéniciens en Chypre, Zénon achète une cargaison de pourpre, pour en tirer quelque profit à Athènes, et il va consulter l'oracle sur la meilleure manière de vivre. Celui-ci lui conseille de devenir de la couleur des morts. Zénon interprète cette réponse en ce sens qu'il doit lire les ouvrages des anciens, et pâlir dessus. A peine arrivé à Athènes, après un triste naufrage, il se rend chez un libraire, et là il lit avec une vive joie le second livre des Mémoires de Xénophon sur Socrate. Dans son ravissement, il demande au marchand où il pourra rencontrer les auteurs qui écrivent de tels chefs-d'œuvre. Le libraire lui montre du doigt Cratès, qui, dans ce moment même, venait à passer dans la rue. Zénon se précipite sur les pas du maître, l'aborde et se fait son élève. Mais ne pouvant goûter la rudesse cynique, il quitte bientôt Cratès, quand il est lui-même en état d'écrire des ouvrages non moins distingués, entre autres un traité sur Pythagore (25). Zénon a trente ans alors ; et selon toute probabilité, Aristote est encore vivant ; c'est sur la fin du règne d'Alexandre.

Je cite un dernier fait, et je l'emprunte aux Problèmes d'Aristote, dans la section XVI, ch. 6 (page 914, a, 25, éd. de Berlin). L'auteur se demande pourquoi la tranche des livres présente diverses apparences, selon qu'on la coupe droit ou qu'on la coupe en biais. Je laisse l'explication de côté, parce qu'elle ne nous intéresse pas ici ; mais il est clair par là qu'Aristote avait des livres dans le genre des nôtres, à cet égard du moins qu'ils pouvaient être rognés de façon plus ou moins régulière. Plus loin, section XVIII, Aristote cherche pourquoi la lecture fait dormir certaines personnes, et pourquoi certaines autres au contraire prennent un livre quand elles veulent se tenir éveillées. Tout cela indique des emplois des livres tout à fait analogues à ceux que nous en faisons. On lisait dans son lit à Athènes, et les gens à qui cette fantaisie convenait ne s'en faisaient pas faute plus que nous.

D'où venaient ces livres et sur quelle matière étaient-ils écrits? Je n'hésite pas à répondre : ils étaient écrits sur Papyrus, et le Papyrus venait d'Égypte. Dès les temps les plus reculés, l'Égypte avait eu des rapports suivis avec la Grèce, à plus forte raison avec l'Asie Mineure. Les colonies les plus anciennes, conduites par Inachus, Cécrops et bien d'autres, étaient venues des bords du Nil, apportant entr'autres choses aux Hellènes les noms de tous leurs Dieux, dans une infinie diversité. Plus tard, le commerce et la guerre avaient multiplié les relations; et dans les siècles qui nous occupent, l'Égypte se trouve perpétuellement mêlée, pour des intérêts divers, à la politique de toutes les nations voisines, particulièrement à celle des villes Grecques de la côte. Lorsque les Perses eurent fait la conquête de l'Égypte, ces relations devinrent plus étroites et plus suivies. La flotte des Égyptiens et leur armée figurent à tout moment dans les batailles sur terre et sur mer. Il est évident que les peuples qui sont ainsi en contact font une foule d'échanges inévitables, et l'Égypte, qui était la seule à peu près à produire le Papyrus, devait en fournir amplement au reste du monde.

Il était tout simple que l'Égypte, qui avait découvert l'écriture, et qui possédait le Papyrus, dont elle faisait cet ingénieux usage, imaginât aussi des bibliothèques. Les livres une fois écrits, on devait les rassembler et les conserver, pour conserver avec avec eux la mémoire de tout ce qu'ils contenaient. En dépit du Thamus de Platon et de Socrate, ces manuscrits devaient paraître fort utiles et fort précieux. C'est en effet ce qui arriva. Un des rois d'Égypte, Osymandias, passe pour être le premier, ou un des premiers, qui eut une bibliothèque. Le souvenir de ce fait si curieux nous a été transmis par Diodore de Sicile, qui, dans la 180e olympiade, visita l'Égypte, comme l'avait visitée Hérodote quatre cent cinquante ans auparavant, et qui vit de ses propres yeux presque tout ce dont il parle. Après avoir dit un mot des tombeaux des rois, qui avaient été au nombre de quarante-sept, selon les récits des prêtres, et qui étaient encore au nombre de dix-sept quand Diodore y descendit (26), il décrit tout au long le fameux monument d'Osymandias. Parmi les édifices qu'on attribuait à ce roi, se trouve la bibliothèque sacrée, sur le fronton de laquelle on lisait cette inscription fameuse :  « Remède de l'âme. » Il ne ressort pas des paroles mêmes de Diodore que cette bibliothèque subsistât encore de son temps. Mais qu'elle ait existé, c'est ce qui ne fait guère de doute. Les prêtres Égyptiens avaient des livres de la plus haute antiquité, où étaient enregistrées les annales régulières du pays, et la succession non interrompue, depuis les origines, de 470 Pharaons et de cinq reines. Diodore, qui semble avoir vu ces livres, ne veut pas répéter, pour chaque règne, tout ce qu'ils contiennent ; mais il en donne. un extrait, et c'est d'après ces documents qu'il travaille. Si donc la bibliothèque sacrée n'existait plus cinquante ans avant notre ère, elle était tout au moins mentionnée dans ces annales officielles, d'ailleurs plus ou moins exactes, qu'on pouvait encore consulter (27).

D'après nos égyptologues les plus instruits, Ousimandouei, que les Grecs appelaient Osymandias, est un Pharaon de la XVIe dynastie ; cette dynastie répond à peu près à l'époque d'Inachus; c'est environ deux mille ans avant notre ère. Les Hyksos, ou pasteurs, forment la XVIIe dynastie.

De tels récits pourraient nous paraître fabuleux, et on pourrait ne pas croire à des livres d'une si prodigieuse ancienneté, si nous n'avions actuellement, dans nos musées, les preuves les plus irrécusables de la vérité de ces assertions. A Paris, à Turin, à Leyde, à Berlin, etc., se trouvent des papyrus et des manuscrits remontant à 13 et 14 siècles avant l'ère chrétienne, et même au-delà. Chacun peut les voir; et pour en connaître la date, on n'a qu'à interroger MM. Champollion, de Bougé, Mariette, Amédée Peyron, Leemans, Lepsius, etc., etc. Le fameux papyrus de Turin, dont Champollion parle dans sa lettre à M. de Blacas (p. 42), est tout au moins du XIIIe siècle avant l'ère chrétienne, comme l'a démontré M. Lepsius (Todtenbuch, p. 17). Dans le Livre des Rois, M. Lepsius a représenté, planche 6, un manuscrit qui remonte à la XIIIe ou XIVe dynastie ; ce qui nous reporterait bien plus haut encore. M. Mariette, dans sa Notice du musée de Boulaq (p. 148), décrit un papyrus trouvé à Thèbes, de près de deux mètres de long, qui appartient à une des trois premières dynasties du Nouvel-Empire. Ce manuscrit ne peut donc pas avoir moins de 1288 ans avant notre ère, et il en a peut-être 1700. Un autre manuscrit (ibid. p. 153), de 4 mètres et demi de long sur 0 m35 de haut, est de la XVIIIe dynastie, et par conséquent de 17 siècles antérieurs à l'ère chrétienne. On pourrait multiplier ces exemples tant qu'on voudrait ; mais ceux-ci suffisent, et je ne crois pas qu'il soit besoin de pousser la démonstration plus loin ; elle est complète.

Bien plus, à côté des manuscrits, on a trouvé les instruments qui servaient à les écrire, les godets à couleurs, les roseaux, répondant à nos encriers et à nos plumes; les polissoirs, pour unir le papyrus avant d'y tracer les caractères; les étuis, pour contenir les roseaux, etc. Au musée de Leyde, on voit des palettes de scribes, avec des godets, où l'on distingue fort nettement l'encre rouge ou noire, qui s'y est desséchée; avec des encriers en bronze, etc., etc. Tous ces débris sont antérieurs à la XVIe dynastie, selon M. Leemans (p. 108, n° 245 ). Au musée de Boulaq, il y a des palettes de scribes avec tous leurs accessoires, qui, suivant M. Mariette, sont antérieurs à Abraham (ibid., p.209). C'est une antiquité de 35 à 45 siècles. A Paris, dans notre musée Égyptien, il y a également tous les instruments à l'usage des scribes (salle civile, armoire P, vitrine X), de même que, dans la salle funéraire (vitrines LM), on peut voir des manuscrits roulés soit sur papyrus, soit sur toile, sans compter les grands papyrus déployés sous cadres vitrés et ayant plusieurs mètres de long. Des manuscrits à Leyde ont jusqu'à 12 mètres de longueur; et, en effet, ou pouvait fabriquer des papyrus d'une longueur indéfinie ; la hauteur seule était limitée, et n'allait guère au delà de 50 centimètres.

De tous les détails qui précèdent, et que je pourrais développer encore davantage, s'il en était besoin, je crois pouvoir tirer les conclusions suivantes, qui me semblent autant de faits certains.

Nos philosophes des cinquième et sixième siècles avant l'ère chrétienne ont écrit leurs ouvrages, soit dans l'Asie Mineure, soit dans la grande Grèce. Des fragments de ces ouvrages sont parvenus jusqu'à nous, à travers toutes les difficultés que la transmission des livres éprouvait avant la découverte de l'imprimerie, l'invention du papier de coton et de lin, ou l'emploi du parchemin. Ces livres de Xénophane et de Mélissus, et peut-être ceux de Thalès et de Pythagore, ont été écrits, comme tout le monde écrivait alors, sur du papyrus égyptien; ils devaient, en général, avoir la forme que nous voyons aux papyrus conservés dans nos musées. Il est possible que, dès une époque très ancienne, et sûrement dès l'époque d'Aristote, les feuilles de papyrus fussent superposées pour former des livres comme les nôtres. Dès lors, il a été facile de rassembler des bibliothèques, et celles qu'on attribue à Polycrate et à Pisistrate n'étaient, sans doute, que des imitations des bibliothèques égyptiennes, parmi lesquelles celle d'Osymandias a été la plus célèbre.

Que reste-t-il à savoir encore ? Une seule chose, peut-être, qui répondrait aux habitudes un peu minutieuses de notre curiosité moderne. C'est la fabrication du papyrus destiné aux lettres et aux ouvrages des écrivains. Par un hasard assez heureux, Pline, qui déjà était curieux à notre manière, nous a transmis ces renseignements; il nous dit comment, de son temps, se fabriquait le papier de papyrus. Il est à présumer que cette fabrication avait fait quelques progrès dans le long intervalle qui s'étend du règne d'Osymandias au premier siècle de notre ère; mais la partie essentielle de ces procédés devait être fort ancienne ; et, selon toute apparence, elle n'avait guère changé (28).

Pline met, avec raison, grand intérêt à la description de ce roseau appelé Papyrus, attendu que

 «la civilisation et le souvenir des choses sont attachés à l'usage du papier; l'immortalité des hommes en dépend.  »

Varron ne faisait pas remonter l'usage du papier (charta) plus haut que le règne d'Alexandre-le-Grand et la fondation d'Alexandrie. Ceci pouvait être vrai pour Rome; mais nous venons de voir que ce ne peut pas l'être pour l'Égypte ni pour la Grèce. Pline ne partage pas cette opinion de Varron, toute considérable qu'elle est; et voici ce qu'il dit de la plante précieuse qu'il veut étudier.

Le Papyrus naît dans les marécages ou dans les eaux stagnantes du Nil, à une profondeur quine dépasse pas deux coudées. La racine, qui est oblique, est grosse comme le bras à peu près ; la tige est triangulaire, et elle s'élève rarement à plus de dix coudées, diminuant de bas en haut. Avec la racine, on fait du feu, et même on confectionne quelques ustensiles de ménage. La tige ligneuse sert à faire des barques; avec l'écorce, on tisse des voiles (29), des nattes, des vêtements, des couvertures et des cordages. C'est précisément ce que nous avons lu tout à l'heure dans Théophraste, que Pline copie sans doute. Le Papyrus de l'Égypte est pour tous ces usages le meilleur qu'on connaisse; celui qui croit en Syrie, ou sur les bords de l'Euphrate près de Babylone, est loin de le valoir, surtout pour le papier.

Pour préparer le papier, on divise le Papyrus en bandes très minces, mais aussi larges que possible. La bande la meilleure est celle du centre de la plante, et ainsi de suite dans l'ordre de la division. C'était avec ces couches intérieures, exclusivement, qu'on faisait, jadis, les livres sacrés; et de là, le nom de Hiératique, appliqué à ce papier. Plus tard, on a donné au papier de première qualité, épuré par le lavage, le nom d'Auguste; de même qu'on a appelé du nom de Livie, femme d'Auguste, le papier de seconde qualité. L'Hiératique alors ne vint plus qu'au troisième rang. Au quatrième degré, était placé le papier Amphithéatrique, nommé du lieu où on le fabriquait. Puis venaient ensuite, en qualités de plus en plus inférieures, le papier de Saïs fait avec des rognures; le Ténéotique, d'une ville près de Saïs; il se vendait au poids; et enfin l'Emporétique, ou papier des marchands, qui ne servait qu'aux enveloppes et aux ballots. Au delà des bandes ainsi levées, venait l'écorce du Papyrus, assez pareille à celle du jonc ; elle ne servait qu'à faire des cordages, qui tiennent parfaitement à l'eau.

Toutes les sortes de papiers se fabriquaient de la même manière, la nature seule de la feuille étant différente. Les bandes ayant été levées avec soin, on les étendait sur une table, qu'on humectait avec l'eau du Nil ; ce liquide limoneux servait de colle pour fortifier les bandes et les joindre entr'elles. Sur la table un peu inclinée, on collait les bandes de toute leur longueur, en les rognant à chaque extrémité pour qu'elles fussent plus régulières et plus uniformes. Puis, on posait transversalement d'autres bandes, en forme de treillage. Pour empêcher le papier de se déchirer, on soumettait le tout à la presse, et l'on obtenait une feuille de papier, qu'on séchait ensuite au soleil. En accumulant ces feuilles les unes sur les autres, on en faisait une main (scapus), qui n'en comptait jamais plus de vingt. La largeur des feuilles était variable; les meilleures avaient jusqu'à treize doigts ; le hiératique n'en avait guère que onze; le papier dit Fannius, du nom d'un habile fabricant qui avait perfectionné le hiératique, n'en avait que dix ; le papier marchand était réduit à six. On pouvait aussi mettre des feuilles bout à bout, et l'on confectionnait ainsi du papier sans fin, comme le nôtre.

On estimait dans le papier, comme on le fait encore, la finesse, le corps, la blancheur, le poli. L'empereur Claude mit sa vanité à réformer le papier Auguste, qu'il trouvait trop fin et trop transparent, en faisant composer la chaîne avec des bandes de seconde qualité, et la trame, avec des bandes de première. De cette façon, on augmenta aussi la largeur, qui fut portée jusqu'à une coudée pour le plus grand papier. On préférait le papier de Claude pour les livres ; mais on garda celui d'Auguste pour la correspondance épistolaire.

On polissait le papier avec un morceau d'ivoire ou avec un coquillage bien lisse. Mais il ne fallait pas pousser cet apprêt au-delà de certaines bornes ; autrement, l'encre ne prenait plus aussi bien, et les caractères étaient exposés à s'effacer plus vite. C'est encore ce qui arrive à notre papier, quand il est par trop uni; il est plus beau à l'œil, peut-être; mais il n'est pas d'un bon service. L'eau du Nil, bourbeuse comme elle l'était, causait aussi un inconvénient de ce genre ; quand elle était versée avec trop peu d'attention, au début de l'opération, elle rendait le papier rebelle à l'écriture ; elle lui imprégnait même une odeur qu'on reconnaissait ; elle y faisait en outre des taches; et alors il fallait, pour qu'elles disparussent, faire des trous et coller artistement de petites pièces dans le papier. L'acheteur ne s'en apercevait qu'à l'usage, tant la fraude était adroite ; mais en ces endroits, le papier buvait et faisait étaler l'encre des caractères, qui devenaient peu lisibles.

Aussi Pline, pour éviter ces désagréments divers, indique-t-il des procédés de collage qui rendent le papier beaucoup plus doux que la toile de lin elle-même. Il trouve ces procédés très efficaces, et il dit avoir vu chez un de ses amis, grand amateur d'autographes, des manuscrits de Cicéron, du divin Auguste et de Virgile, sur du papier de ce genre. Il y a même vu des manuscrits de Tibérius et de Caïus Gracchus, monuments qui avaient deux cents ans de date, tant le papier ainsi collé résistait bien au temps.

Après tous ces détails, Pline revient à l'opinion de Varron sur l'emploi récent du papier en Italie; et il essaie de prouver, contre l'opinion de son docte devancier, que les livres étaient connus dès le temps de Numa Pompilius. Dans le cercueil de ce roi, retrouvé sous le consulat de P. C. Céthégus et de Baebius Tamphilus, 535 ans après sa mort, on découvrit des livres en papier. Les trois livres que la sibylle apporta à Tarquin-le-Superbe étaient en papier également; elle en brûla deux ; et le troisième, qu'accepta le roi mieux avisé, avait été conservé jusqu'au temps de Sylla, où il périt dans l'incendie du Capitole.

Si l'on veut une preuve décisive, autant qu'étendue, de l'usage qu'on faisait du papier dans l'antiquité, on n'a qu'à parcourir la correspondance de Cicéron ; à cet égard comme à tant d'autres, on y trouvera les renseignements les plus précis et les plus piquants. On se sert du papier avec la plus extrême facilité, et l'on en fait une prodigieuse consommation. Cicéron écrit à Atticus, tous les jours et même plusieurs fois par jour, tantôt des lettres très longues, et tantôt de simples billets ; il lui envoie par son messager quelques lignes, une page (pagella), quand il n'a pas plus à lui dire, ou une suite de pages interminables, quand il s'épanche ou qu'il discute des affaires importantes. Quand une lettre peut intéresser de nombreuses personnes, on en fait faire plusieurs copies, ou l'on autorise celui à qui l'on s'adresse à vouloir bien se charger de ce soin. Si le sujet de la lettre est délicat, on rature plus d'une d'une fois les expressions incomplètes qui ne rendraient pas tout à fait la pensée; on revient à plusieurs reprises sur son style ; on le polit; on l'aiguise. Si l'émotion de celui qui écrit est trop vive, il laisse parfois tomber ses larmes, qui effacent l'écriture. Quand la lettre est finie, on la ferme et on la cachette (obsignare). Si l'on a commis quelque oubli, si quelque détail a échappé, on ouvre sa lettre de nouveau ; et si le papier est plein, on écrit le supplément en travers (transversum). Quand on a lu la lettre qu'on vient de recevoir, et qu'elle ne contient rien qu'on veuille conserver, on la déchire (conscidere). On n'y manque point si le correspondant vous a par hasard demandé le secret. Si l'on a mis une lettre au rebut sans la déchirer, on peut la rendre à celui qui la réclame, et qui veut la faire revenir entre ses mains. Quand on manque de papier (charta, chartula), on efface ce qui est écrit sur un autre morceau, et l'on se sert de ce morceau lavé ou gratté pour un nouvel usage (delere.... in palimpsesto). Les lettres finies, on les remet en paquet (fasciculus) à un porteur, qui les rend fidèlement aux destinataires (label-tarins). On profite de l'occasion pour écrire à plusieurs amis en un seul voyage. Quand on a ouvert le paquet qu'on reçoit, on distribue les missives ; et s'il en est besoin, on expédie de nouveaux messagers pour les personnes absentes.

On peut prendre soi-même toute cette peine, écrire ses lettres de sa propre main, les cacheter, et les faire partir ; mais on peut tout aussi bien s'en remettre à un secrétaire (librarius); on lui dicte la lettre qu'on n'a pas le temps d'écrire soi-même, et l'on se contente alors de la signer. Si l'on est fatigué, si l'on a mal aux yeux surtout, c'est à une main étrangère qu'on a recours; alors, on s'excuse auprès de son ami de l'impuissance où l'on est de tenir la plume, comme nous dirions. Ces secrétaires sont nécessairement des hommes de confiance, puisqu'ils doivent partager les secrets de la famille, des affaires, de la politique. Le plus souvent ils justifient l'estime qu'on leur accorde ; parfois ils trahissent leurs maîtres; et ils se sauvent, en emportant les papiers. Comme ce sont d'ordinaire de simples esclaves, on les poursuit, on les ressaisit ; et il faut qu'ils soient réfugiés bien loin pour qu'on ne puisse pas les atteindre. A un serviteur infidèle ou incapable, on en substitue promptement un autre, qui est plus honnête ou plus habile ; et la correspondance n'est pas interrompue longtemps.

Si le commerce épistolaire est si rapide et si aisé pour l'usage privé, tout ce qui concerne la chose publique ne l'est pas moins. La rédaction de tous les actes officiels se fait avec une égale facilité. Dès que ces actes ont été accomplis dans les formes voulues, il en est fait à l'instant des copies sans nombre pour tous ceux qu'ils peuvent intéresser ; les ordres partent pour tous les fonctionnaires chargés de l'exécution à tous les degrés, et l'on correspond administrativement par des procédés prompts et sûrs, qui semblent bien valoir au moins les nôtres. Jusqu'aux limites les plus reculées de la République, le Sénat fait parvenir ses décrets ; et en même temps, il en fait des copies authentiques, qui restent dans ses archives. Sans les désordres de tout genre qui ont bouleversé la ville éternelle et l'Empire romain, tumultes civils, pillages, incendies, guerres étrangères, assauts, invasions, etc., il est bien à croire que nous aurions encore aujourd'hui tous ces documents, précieux pour l'histoire encore plus que pour notre curiosité archéologique. La matière sur laquelle tout cela était tracé peut se conserver presque sans altération, durant des trentaines de siècles; les papyrus de nos musées l'attestent. Si donc nous avons tant perdu de cette vénérable et féconde antiquité, c'est uniquement la faute des hommes; ce n'est pas celle du temps.

Comme suite et complément des lettres-missives, l'usage des livres est aussi répandu et aussi vulgaire dans le siècle de Cicéron qu'il peut l'être de nos jours. Il n'y a pas de citoyen un peu riche et un peu instruit qui n'ait sa bibliothèque, à l'exemple de celles qu'on avait depuis deux ou trois siècles à Alexandrie et dans toutes les villes de la Grèce (30). Chacun, à Rome, a des collections de livres, qu'on choisit personnellement, ou qu'on prie quelqu'ami de choisir à votre place, s'il est mieux placé pour le faire, ou si on lui reconnaît plus de goût qu'on n'en a soi-même. Cicéron charge Atticus, qui est à Athènes, de lui envoyer des statues et des ornements divers pour sa bibliothèque, qu'il appelle son Académie. Comme Atticus veut se défaire de quelques livres, qu'il a fait copier et qu'il vend, Cicéron le supplie de ne pas traiter avec un autre que lui ; la bibliothèque d'Atticus, composée avec un soin tout particulier, lui plaît infiniment; les copies qu'il demande seront le fond de la sienne, et il n'aura plus qu'à les compléter, selon ses besoins, ses études et ses plaisirs. On est en 686; Cicéron n'a pas plus de 40 ans, et il pense déjà à se retirer des affaires dans quelque beau et calme séjour, où il vivra avec ses livres, ces vieux amis qu'il aime tant à pratiquer, comme il le dit à Varron, passionné plus encore que lui pour la science, et les recherches de tout genre sur les antiquités de la patrie et celles des peuples étrangers. Plus tard, quand Cicéron peut se ménager quelques heures de repos et de solitude, il va s'enfermer dans sa bibliothèque, qu'il a fait si coquettement parer ; il s'y cache au milieu de ses livres; il en a des piles énormes amoncelées tout autour de lui. Quand il n'a pas tous ceux qu'il désire consulter, il se les fait copier (describere) chez les amis qui les possèdent. Si des amis éprouvent les mêmes lacunes, Cicéron est aussi complaisant qu'on l'a été à son égard ; il fait copier, par ses scribes, par ses lecteurs (anagnostes), par ses secrétaires, l'ouvrage réclamé, et il se procure la joie de l'offrir, de même qu'il avait été charmé d'en recevoir un autre qui ne lui agréait pas moins. Sans même qu'un ami vous en adresse la requête, on lui fait présent de quelque bon livre qu'il souhaite en secret, et qui peut lui être de quelque utilité. Si l'on est en visite chez quelqu'un et qu'on y trouve un livre à sa convenance, on le lui emprunte, et on le lui rend après qu'on s'en est servi, etc., etc.

Je pourrais multiplier ces détails à l'infini ; mais à quoi bon? On voit de reste que les Romains, à la fin de la République, et 150 ans avant Pline, qui nous a si bien décrit la fabrication du papier, avaient tiré du papyrus tout le parti que nous tirons aujourd'hui du lin et du coton. On écrivait tout autant à Rome que nous pouvons nous-mêmes écrire, pour les mêmes besoins sociaux, avec la même facilité, avec la même ardeur, et aussi avec les mêmes passions et la même vanité. La matière était autre; l'objet était le même. La grande différence, c'est l'imprimerie, qui ne devait être découverte que quinze ou seize siècles plus tard. Les copies des livres, des actes administratifs, des lettres, étaient coûteuses et lentes ; par suite, peu nombreuses et fort exposées à se perdre. La presse est venue rendre la publication, la transmission, la conservation, mille fois plus sûres, mille fois plus rapides, mille fois moins chères. A la main des copistes, on a substitué l'infaillible précision d'une machine, sa puissance sans borne, et son bon marché. Mais ce n'est là, quoi qu'on en puisse dire, qu'une transformation toute matérielle. L'essentiel était trouvé dans les temps les plus reculés. Le grand et véritable inventeur était encore le vieux Teuth, ou tel autre magicien d'Égypte, qui avait fait parler le papyrus et les caractères qu'y traçait le roseau du scribe, trempé dans la couleur. Malgré ce qu'en pensait le prudent Thamus, le discours écrit dans la pensée et dans l'intelligence ne suffisait qu'à celui qui le portait dans son âme, solitaire et presque muet. Le discours vivait par l'écriture, et pouvait se promettre une durée que l'individu éphémère ne devait jamais avoir. Les papyrus nous parlent encore et parleront longtemps à nos neveux, tandis que Thamus s'est tu depuis quarante siècles. Qui saurait même ce qu'il a pensé, si quelque hiérogrammate, moins scrupuleux que lui, n'eût consigné ses paroles ironiques sur une de ces feuilles de papyrus tant dénigré par le trop sage Pharaon?

Après avoir ainsi replacé nos philosophes dans la réalité des événements où leur vie s'est écoulée, studieuse ou guerrière, tranquille ou errante; après avoir replacé les ouvrages qu'ils ont écrits dans les conditions matérielles où ils les ont composés, il me semble que je puis me demander avec plus de certitude, et avec plus de sécurité en quelque sorte, jusqu'où va l'originalité de cette philosophie. Née, à ce qu'il nous apparaît, dans l'Asie Mineure, vers le vile siècle avant l'ère chrétienne, en rapports très fréquents et très intimes avec tous les pays qui l'entourent, que leur doit-elle? Leur a-t-elle emprunté quelque chose? Ou bien en est-elle absolument indépendante ? N'a-t-elle rien puisé que dans ses propres inspirations? Les doctrines de Thalès, de Pythagore, de Xénophane, sont-elles aussi spontanées, aussi originales que les poésies d'Homère, de Sapho, d'Archiloque ou d'Alcée? En d'autres termes, l'Occident, qui s'ouvre alors à la vie scientifique, doit-il quelque chose à l'Orient, avec lequel il est en contact, et qui passe pour l'avoir précédé de beaucoup dans ces voies austères, dont le terme suprême est la philosophie?

Je réponds sans hésiter : Non, la Grèce ne doit rien à personne, si ce n'est à elle-même ; les secours qu'elle a reçus peut-être ont été si légers qu'on peut affirmer que, dans la science, elle a été aussi nouvelle et aussi ingénieuse que dans tout le reste. Elle n'a pu recevoir de ses voisins que des germes informes, si elle en a reçu quelque chose, et elle les a transformés si complètement qu'on peut dire qu'elle les a réellement créés.

J'établis d'abord ce que l'on doit entendre par la philosophie. Je me borne à la définir:

 « L'idée désintéressée de la science. »

Observer pour savoir, sans autre but que de comprendre le monde où nous vivons, ses phénomènes, son origine et sa fin, voilà l'idée qui naît alors pour la première fois dans l'intelligence humaine, et qui, depuis Thalès, Pythagore et Xénophane jusqu'à nous, n'a fait que se développer de siècles en siècles, et qui se développera désormais sans interruption, tant que les siècles et le temps qu'ils mesurent, dureront pour le genre humain. C'est là si bien ce que fait la philosophie qu'au début elle embrasse toutes les sciences sans exception, et que c'est uniquement par la faiblesse de notre esprit et les nécessités de l'analyse universelle, que peu à peu les sciences particulières se spécialisent, et que la philosophie, qui n'en reste pas moins leur mère féconde, s'isole aussi de ses filles, sans cesser de les nourrir et de s'appuyer sur elles. La philosophie a reconnu assez vite son domaine propre, superposé à celui de toutes les autres sciences, dont elle est à la fois la racine et l'achèvement. Mais à ces premiers jours, elle se confondait avec toutes les sciences qui n'étaient pas encore issues de son sein. De là le beau et modeste nom qu'elle s'est donné. Pythagore, interrogé par Léon, tyran des Phliasiens (Sicyonie), lui répondit qu'il était philosophe, nom jusque-là inouï. Le philosophe n'est qu'un ami de la sagesse, c'est-à-dire de la raison, qui étudie les choses et s'étudie elle-même.

 « Les hommes, disait Pythagore, sont et marchent dans la vie à peu près comme la foule qui se rend aux fêtes solennelles. Dans ces vastes assemblées de la multitude, chacun de ceux qui s'y pressent ont des desseins divers. L'un y va pour vendre ses marchandises et par amour du gain ; l'autre n'est guidé que par l'amour de la gloire et par le désir de remporter le prix de la force ou de l'adresse. Une troisième classe, plus noble encore, n'y paraît que pour contempler la beauté des lieux où l'on se réunit, et les merveilles d'industrie qui y sont exposées aux yeux de tous. De même, dans la vie, les hommes réunis en société ont des occupations différentes. Les uns sont entraînés par les attraits irrésistibles de la richesse et du plaisir: les autres sont dominés par l'ambition du pouvoir et des honneurs, qui ne se gagnent que par les luttes ardentes et les rivalités homicides. Mais le but le plus relevé de l'homme, c'est de contempler dans cet univers toutes les beautés qu'il nous offre, et de mériter ainsi le titre de philosophe. Il est bien de contempler l'immense étendue des cieux et d'y suivre le cours des astres, qui s'y meuvent dans un ordre si régulier. Mais on ne peut le bien comprendre que par le principe purement intelligible qui régit tout avec nombre et mesure. La sagesse consiste à connaître autant qu'on le peut ces phénomènes divins, éternels, primitifs, immuables ; et la philosophie n'est que la poursuite assidue de cette noble étude, qui  éclaire et corrige les hommes (31).  »

Dès le début, la philosophie a donc su ce qu'elle faisait ; depuis vingt-cinq siècles, elle n'a cherché qu'à réaliser de plus en plus complètement la pensée qui l'animait à ses premiers pas. La sagesse de Pythagore est encore la nôtre, bien que les sciences aient fait de très grands progrès; mais le philosophe n'est pas changé; il sera toujours celui qui contemple et observe les choses, pour les comprendre et se comprendre lui-même. Voilà l'idée de la science et de la philosophie, dont je fais un honneur exclusif à la Grèce ; c'est de la Grèce que nous l'avons reçue, sans que personne avant elle y eût songé dans cet Orient, qu'elle croyait, et qu'on croit souvent encore, la source de toute lumière et de toute sagesse.

Cette idée, à qui la Grèce pouvait-elle alors l'emprunter? A l'Égypte, à la Phénicie, à la Perse, à l'Inde? Je ne vois pas d'autres peuples que ceux-là qui eussent à enseigner quelque chose aux Grecs; et je dis que ceux-là, tout en leur apprenant beaucoup de choses, ne leur ont point enseigné la philosophie. Sans doute, plusieurs de nos philosophes, et Pythagore en particulier, ont fait de longs voyages dans ces contrées, et ils y sont allés pour s'instruire. Pythagore, Phénicien peut-être par sa famille, ainsi que Thalès, s'est rendu en Égypte, comme Hérodote un siècle plus tard; il s'y est fait initier, dit-on, aux mystères, et on peut le croire sans peine ; car Solon aussi y était allé ; et, suivant toute apparence, il ne s'était pas borné à parler de l'Atlantide avec les prêtres de Saïs (32). Il est assez probable aussi que de l'Égypte Pythagore aura poussé en Chaldée, et que là il aura conféré avec les Mages, de même qu'il avait conversé avec les prêtres égyptiens. Grâce à la route royale que Darius avait fait construire, on se rendait de Sardes à Suse, au fond de la Perse, au-delà de l'Euphrate et du Tigre, sans autre embarras que la longueur d'un voyage qui durait trois mois. On ne voit pas pourquoi l'amour de la science n'aurait pas fait entreprendre de tels voyages, quand la politique, même avant la route de Darius, exigeait à tout moment des rapports de ce genre. Les sages parmi les Grecs ont été tentés de visiter l'Égypte, la Phénicie et la Chaldée, pays très curieux où ils croyaient trouver des trésors de science ; et, en réalité, ils ont bien pu parcourir ces contrées lointaines, quoiqu'elles fussent peu accessibles.

Qu'en ont-ils rapporté ? Aujourd'hui, et par suite de toutes les découvertes philologiques et archéologiques de notre siècle, hiéroglyphes, inscriptions cunéiformes, papyrus égyptiens, livres zends de Zoroastre, livres sacrés de l'Inde, religion des Brahmanes et des Bouddhistes, tout cela nous est ouvert; et nous pouvons voir, bien mieux que jamais les Grecs ne l'ont pu, ce que c'était que la prétendue sagesse de l'Orient. En face des monuments interprétés, si ce n'est complètement, du moins en partie, avec une exactitude suffisante, nous savons ce qu'ils valent et ce qu'ils peuvent donner. On y cherche vainement la philosophie; elle est absente. Comment les Grecs, même en se faisant initier aux plus secrets mystères, l'y eussent-ils trouvée, puisqu'elle n'y était pas?

J'écarte d'abord la Phénicie et la Judée tout entières; la Bible est un monument d'un prix incomparable, à la fois par ce qu'elle renferme et par ce qui en est sorti. Mais je ne vois pas que la Grèce en ait emprunté quoi que ce soit. Pourquoi, si les livres saints des Juifs lui eussent été communiqués, d'une manière ou d'une autre, s'en serait-elle cachée ? Elle a proclamé bien haut, et même beaucoup trop haut, la sagesse de l'Égypte et celle des Mages? Quelle difficulté aurait-elle éprouvée à exalter la sagesse hébraïque, si elle l'eût connue? On peut déplorer qu'elle l'ait ignorée ; et je crois aussi que la Grèce, déjà si capable de progrès par elle seule, eût été puissamment secondée par l'étude des livres de Moïse ; mais enfin elle n'en a rien su. Soutenir le contraire, ce peut être la preuve d'une foi ardente ; mais c'est une erreur manifeste, qui ne peut un seul instant résister à l'observation des faits. Lorsque plus tard, la Bible, traduite par les Septante, sous le règne de Ptolémée II, Philadelphe (275 avant J.-C. ), put être lue par les Grecs, on ne voit pas qu'elle les ait beaucoup émus ni éclairés. Au temps de Thalès et de Pythagore, elle aurait exercé bien moins d'influence encore; leur eût-elle été expliquée, ils ne l'eussent guère comprise ni écoutée. En fait, elle ne leur a rien fourni.

J'en dis à peu près autant de l'Égypte. Depuis la grande découverte de Champollion, et par tous les travaux qui l'ont confirmée en s'en inspirant, on sait assez bien ce qu'était la terre antique des Pharaons. Sauf des révélations tout à fait inattendues et d'un genre tout nouveau, on est certain qu'on n'y rencontrera pas de philosophie. Les croyances y abondent, d'un caractère très original, et assez beau quoique bizarre ; mais la science proprement dite n'y est pas; et tout concourt à prouver que, malgré la plus réelle intelligence, elle n'y a jamais été et n'y pouvait pas être. L'étude de l'Égypte n'en est pas moins curieuse ; mais il ne faut pas en attendre ce qu'elle ne contient point; elle a des annales, et elle n'a pas d'histoire ; elle a peut-être des observations exactes de certains phénomènes naturels, astronomiques surtout, et elle n'a pas de science ; elle a des doctrines religieuses, et elle n'a pas de philosophie. Comme la Phénicie, sa voisine, comme la Judée qu'elle a jadis subjuguée, et qui lui échappait, déjà du temps de Moïse, elle peut avoir de grandes notions ; elle ne les a jamais systématisées et assises sur des principes.

Pour juger des Mages de Chaldée, nous avons à la la fois, et ce que nous en apprend Hérodote, avec les autres écrivains contemporains, et ce que nous en apprennent les livres Zends, qui nous ont été tout récemment ouverts par la sagacité pénétrante de philologues en tête desquels il faut compter notre Eugène Burnouf.

Pour Hérodote, qui semble avoir vu les Mages de très près, ils ne sont guère plus que des devins. Lorsqu'Astyage, roi des Mèdes, veut faire interpréter un songe étrange qu'a eu sa fille Mandane, il s'adresse à ceux des Mages qui exercent cette profession, et il suit scrupuleusement leur conseil en donnant l'ordre de tuer son petit-fils, Cyrus. Lorsque Cambyse va tenter sa folle expédition en Égypte, c'est à un Mage qu'il remet le soin de gérer les affaires pendant son absence. Ce Mage abuse de la confiance du roi, et il fait monter sur le trône le faux Smerdis, son frère. Mais les Perses sont indignés de l'usurpation, qui les soumet à un Mage; sept conjurés, conduits par le Perse Darius, fils d'Hystaspe, égorgent les deux frères, détenteurs illégitimes du pouvoir. Ce sont des Mages qui expliquent le songe de Xerxès, quand il se dispose à marcher contre la Grèce, et c'est sur leur avis qu'il se décide. Quand il est en marche et sur les bords du Strymon, des Mages immolent des chevaux blancs, pour obtenir de favorables augures. La flotte, ayant été dispersée (en 480 avant J.-C.), par une tempête sur les côtes de Thrace, au cap Sépias, non loin de l'Athos, où une autre flotte avait péri dix ans auparavant, les Mages offrent des victimes au Vent et l'apaisent le quatrième jour. En un mot, on ne peut jamais faire un sacrifice sans la présence obligée d'un Mage, qui, pour accomplir la cérémonie pieuse, chante ce qu'Hérodote appelle une Théogonie.

Delà, dans l'antiquité Grecque et surtout à Rome, la réputation, et en même temps aussi l'horreur, des Mages. C'est de leur nom que s'appelle cet art mystérieux de la magie, redoutable dans l'opinion du vulgaire, qui faisait sans doute beaucoup de dupes, et que Pline a flétri avec plus de colère qu'il n'en mérite (33). Dès le temps d'Aristote, ces accusations étaient portées contre les Mages de la Perse et de la Chaldée; le philosophe avait fait un ouvrage tout exprès, le Magique (34), pour les défendre contre des soupçons qui lui semblaient sans fondement. Dans son livre De la Philosophie, il avait cru devoir s'occuper aussi des Mages, qu'il regardait comme plus anciens que les prêtres d'Égypte ; et rappelant leur théologie, il parlait des deux principes qu'il reconnaissent, le bon et le mauvais, Oromase et Arimane. D'autres écrivains postérieurs à Aristote ont fait des Mages les ancêtres des Gymnosophistes de l'Inde, et même des Juifs. Dans le livre de Daniel, écrit du temps de Darius, les Mages de Babylone ne sont que des astrologues, des enchanteurs et des interprètes de songes. On leur accorde cependant le titre de sages; mais les services qu'on leur demande ne semblent guère au-dessus du charlatanisme et de la fourberie des sorciers. Sont-ce les mêmes hommes qui, à Babylone, faisaient des observations astronomiques dont Aristote parle avec la plus grande estime (35) ?

Mais si les Mages sont des astronomes habiles, ils ne sont pas des philosophes, et les Ouvrages Zends que nous connaissons aujourd'hui d'une manière certaine le démontrent évidemment. Le Vendidad, le Yaçna, les Yashts, et tous les fragments attribués à Zoroastre (Sarathustra) renferment les débris d'une religion, qui paraît majestueuse et forte au travers de toutes ces obscurités; mais ils ne renferment pas une doctrine philosophique. Or, ces livres sont les seuls qu'on puisse attribuer aux Mages de la Chaldée; et si par hasard Pythagore a pu les consulter, il n'en a rien fait passer dans son propre système. Des prières, des invocations, des hymnes, des croyances confuses et peu arrêtées, quelques traces de légendes sacrées, une mythologie qui n'est plus celle des Védas et qui n'est pas non plus celle des Grecs, voilà surtout ce qu'on y peut lire. Ce n'est certainement pas sans une haute importance, et l'histoire des religions peut y découvrir les éléments les plus précieux ; mais l'histoire de la philosophie n'a rien à y recueillir. Les Mages, pas plus que les Égyptiens, n'ont inspiré les Grecs de l'Ionie.

Est-ce l'Inde? Pas davantage.

Une épaisse nuit couvre encore les origines et la chronologie indiennes. Comme ce pays n'a jamais écrit son histoire, nous avons la plus grande peine à classer les événements et les faits de toute sorte qui le concernent; les faits intellectuels n'échappent pas à cette confusion générale. Cependant au milieu de ce chaos, qui peut-être ne sera jamais débrouillé, quelques lignes principales se détachent, certaines quoique très vagues. On peut affirmer que tels monuments de l'esprit Hindou sont plus anciens ou plus récents que tels autres. Ainsi les Védas, et surtout le Véda historique, comme on l'a surnommé avec bien de l'indulgence, le Rik, sont de beaucoup antérieurs à tout le reste. Les Védas, ou tout au moins celui-là, n'ont guère moins de quinze siècles avant l'ère chrétienne. Mais, dans ces hymnes poétiques, il n'y a pas de philosophie. La mythologie exubérante qui s'y développe ne laisse pas de ressembler à la mythologie grecque, de même que les deux idiomes de la Grèce et de l'Inde brahmanique ont une ressemblance fraternelle. Mais le caractère philosophique y manque entièrement. Les Oupanishads, où on pourrait le retrouver peut-être après les Brahmanes, sont certainement postérieures aux temps qui nous occupent; et tandis que Thalès, Pythagore et Xénophane sont du VIe siècle avant notre ère, on ne peut pas faire remonter au-delà du IVe siècle les Oupanishads les plus vieilles.

Ainsi là encore les Grecs n'ont pu rien emprunter, en supposant même que dès-lors il fût possible d'entretenir quelque commerce un peu suivi avec les sages des bords de l'Indus, sans parler de ceux du centre ou de l'est de la presqu'île. Les Gymnosophistes n'ont été connus du monde grec que par l'expédition aventureuse d'Alexandre, et par l'ambassade de Mégasthène. Mais Alexandre et Mégasthène sont, de deux cents ans au moins, postérieurs à nos sages de Samos, de Milet et de Colophon.

Il est vrai que l'Inde, par un contraste frappant avec l'Égypte, la Judée et la Perse, possède une vraie philosophie. Nous en connaissons l'ensemble et déjà quelques monuments particuliers. En attendant une étude plus complète, nous savons que cette philosophie remplit toutes les conditions qui constituent la science telle que nous l'entendons aujourd'hui, telle que les Grecs l'ont toujours entendue. Elle est absolument indépendante, et elle a pour but, comme la sagesse des Grecs, de comprendre le monde et l'homme. Sans doute, elle les étudie fort mal l'un et l'autre ; mais elle en a fait son occupation unique ; et dans l'histoire générale de l'esprit humain, elle doit tenir une place considérable avec les six écoles qui la divisent et la composent.

Quelle est la date de cette philosophie? A quel moment la rapporter? C'est là tout ce qui nous intéresse ici.

On avait cru longtemps que l'une au moins de ces écoles, celle du Sânkhya-ath de Kapila, avait précédé l'apparition du Bouddhisme; et comme le Bouddha est mort en l'an 543 avant l'ère chrétienne, le Sânkhya devenait à peu près le contemporain de Thalès et de nos philosophes. A la suite du Sânkhya, on classait les autres écoles dans un ordre systématique et plus ou moins arbitraire, les faisant toutes plus récentes que lui, et par conséquent, postérieures à la philosophie de l'Asie-Mineure. Aujourd'hui, cette opinion ne parait plus soutenable, et les plus instruits des Brahmanes s'accordent à mettre le Sânkhya lui-même assez longtemps après le Bouddhisme. La philosophie n'est apparue dans l'ancienne religion que pour combattre ou tout au moins atténuer l'hérésie. Le Sânkhya, athée et spiritualiste tout ensemble, ne serait qu'une tentative de conciliation entre les croyances de la religion nouvelle et les croyances issues du Véda. Le Nyâya ou la Logique serait venue même avant le Sânkhya, pour les besoins de la discussion; et le Védânta serait postérieur à tous deux (36).

Je n'ai point à entrer dans des discussions de ce genre; et je ne veux pas pousser cet examen au-delà de ce que je viens d'en dire; ce serait fort inutile. II est clair pour nous qu'à placer même le Sânkhya avant l'apparition du Bouddhisme, les Grecs n'ont pu en rien connaître quand ils commençaient eux-mêmes à philosopher. Les voyages de Pythagore, en supposant qu'ils l'aient conduit jusqu'à Babylone et à Suse, ne lui ont pas appris des systèmes qui n'étaient pas nés encore dans le Pandjab ou sur les bords du Gange.

II faut ajouter que les Darçanas de la philosophie hindoue, tels qu'ils nous sont connus depuis Colebrooke, et par tous les renseignements postérieurs à ses fameux Mémoires, n'ont quoi que ce soit de commun avec les systèmes de la philosophie grecque de ces premiers temps. Ni dans Thalès, ni dans Pythagore, ni dans Xénophane, on ne peut surprendre aucune trace de ressemblance et d'imitation; et cela se conçoit, puisque, selon toute apparence, la philosophie brahmanique ne s'est développée que deux ou trois siècles plus tard.

Sortant de l'Inde, il serait bien plus inutile encore de pousser nos recherches jusqu'à la Chine. Lao-Tseu passe pour avoir vécu dans le VIe siècle avant l'ère chrétienne; mais les premiers philosophes grecs, eussent-ils lu le Tao-té-King, le Livre de la Voie et de la Vertu, qu'auraient-ils pu y trouver à leur usage (37) ?

Ainsi, ni la Chine, ni l'Inde, ni la Perse, ni même l'Égypte, n'ont inspiré aux Grecs leur philosophie. Je dirai, tout à l'heure, quelle part d'influence les doctrines égyptiennes ont pu exercer sur celle de Pythagore ; mais, d'une manière générale, on peut affirmer que la philosophie grecque. considérée à son berceau, est profondément originale ; et que l'idée de la science telle qu'elle a été conçue alors, l'a été pour la première fois par l'esprit humain. C'est là un très grand résultat. Je m'y fie d'autant plus volontiers qu'il n'est pas nouveau. Les considérations qui précèdent le démontrent; mais bien avant moi d'autres avaient émis cette opinion, sans en avoir déjà toutes les raisons que nous en possédons aujourd'hui.

Le docte et consciencieux Brucker, qui écrivait voilà juste un siècle, avant d'arriver à la philosophie grecque, recherche les débuts de la philosophie dans la terre entière ; il interroge successivement les Hébreux, les Chaldéens, les Perses, les Indiens, les Arabes, les Phéniciens, les Égyptiens, et une foule d'autres peuples. Il n'y rencontre pas la philosophie, qu'il leur demande bien en vain ; et, abordant enfin la Grèce :

« Maintenant, dit-il, arrivons-en aux Grecs, ce peuple illustré, dès le berceau même de la nation, par la culture de la sagesse et des arts, chez qui la philosophie a enfin trouvé son siège si longtemps désiré, après, que ce peuple eut reçu des barbares quelques germes de la connaissance des choses divines et humaines. »

Puis, après avoir étudié les vieilles théogonies allégoriques et la philosophie politique des Sages, le grave historien de la philosophie ajoute, en parlant de l'école d'Ionie :

« Jusqu'ici, nous n'avons considéré la philosophie des Grecs que dans les bégaiements de son berceau et de son enfance; mais nous voilà parvenus maintenant à cette époque où l'esprit humain commence à faire de la philosophie véritable, et à se montrer, par ses méditations régulières, sérieusement curieux de pénétrer la vérité des choses. C'est au génie des Grecs qu'il faut rapporter cette gloire, ainsi que je l'ai démontré, au seuil même de cette histoire, en recherchant les origines réelles de la philosophie (38). »

Pour ma part, je ne fais que répéter Brucker, et je m'estime heureux de m'appuyer sur cette respectable et solide autorité, qui a devancé de cent ans les lumières plus précises de notre âge. Ma conclusion est comme la sienne : Oui, la Grèce est absolument originale; elle a donné tout au monde, et le monde ne lui a rien donné, si ce n'est peut-être des semences partout ailleurs stériles, qu'elle seule a su féconder.

Je ne m'étendrai pas sur les systèmes de Thalès, de Pythagore et de Xénophane. Je les suppose connus, dans la mesure où ils peuvent l'être, d'après les rares fragments qui ont surnagé. Je me borne à quelques remarques très générales. Il est évident que, de ces trois systèmes, le plus complet et le plus grand de beaucoup, c'est celui de Pythagore. Nous ne pouvons l'entrevoir que par les analyses qui en ont été faites, sept ou huit siècles plus tard, par des esprits peu distingués ; mais elles suffisent pour nous montrer que les études embrassées par le sage de Samos étaient infiniment plus vastes, et en même temps plus exactes que toutes celles de ses contemporains. La philosophie y est déjà presque tout entière avec les parties essentielles qui la composent; et de plus, la culture des sciences, spécialement des mathématiques, est poussée très avant. Par malheur, le personnage de Pythagore, ainsi que sa doctrine, reste entouré d'une obscurité que rien ne peut dissiper. Ces ténèbres sont venues, sans doute, en grande partie, du silence qu'il a gardé lui-même, et qu'il a imposé à ses disciples, restés fidèles à cette prescription rigoureuse pendant plusieurs générations. Philolaüs, un peu antérieur à Platon, fut le premier qui enseigna la règle, à ce qu'on assure, et qui divulgua le système et peut-être aussi les livres du maître.

Ce qui n'est pas moins certain, c'est que Pythagore, tout philosophe qu'il est, conserve, à nos yeux, quelque chose de l'hiérophante, si ce n'est dans ses idées, au moins dans la société qu'il organise et où l'on n'entre que par une sévère initiation. Le Pythagorisme n'est pas ouvert aux profanes comme le naturalisme de Thalès, ou la métaphysique de Xénophane. Pythagore a des élèves; mais ils font partie d'une communauté régulière, soumise aux plus strictes observances et renfermée dans des limites infranchissables; c'est une sorte de cité philosophique, religieuse et politique, étroite et rigide. Elle porte bientôt ombrage à ses voisins, qui la détruisent par le fer et par le feu, d'autant plus aisément qu'elle est toute pacifique. Évidemment, cette organisation de l'école pythagoricienne rappelle les collèges des prêtres Égyptiens, et peut-être aussi ceux des Mages. La métempsycose est un dogme tout oriental, qui ne s'est point naturalisé dans le monde Hellénique, quoique Platon l'ait pris sous son patronage. Pythagore, tout ensemble le fondateur d'une école, le chef d'une association, l'initiateur d'une doctrine qui ne s'adresse qu'à des adeptes, est le seul parmi les philosophes Grecs à nous présenter ces aspects. On doit croire que ce sont ses voyages en Égypte et en Chaldée qui lui ont inspiré de tels desseins, transportés dans des pays auxquels ils convenaient si peu. Pythagore en a gardé une auréole au moins aussi sainte que scientifique; il reste à part, au milieu de tout ce qui l'a précédé et de tout ce qui l'a suivi. Sa doctrine est incomplète, mais grandiose et majestueuse; sa morale est d'une irréprochable pureté, que celle de Platon n'a pas même surpassée, tout en étant beaucoup plus profonde.

Laissant de côté les individus, on peut remarquer que la philosophie Grecque tout entières été placée dans cette condition exceptionnelle, et très favorable, de n'avoir point devant elle une religion fondée sur des livres sacrés. En Égypte, en Judée, en Perse, et dans l'Inde, il en est autrement. Non seulement la religion dans ces contrées a précédé la philosophie comme partout ailleurs ; mais de plus, elle s'est appuyée sur des monuments réputés divins. Pendant de longs siècles, elle a suffi à tous les besoins moraux et intellectuels de ces peuples. Plus tard, la philosophie est sortie des sanctuaires. Dans l'Inde Brahmanique ou Bouddhiste, par exemple, elle a pu se développer avec une grande fécondité, si ce n'est avec un grand succès, libre quoique toujours un peu suspecte. Dans la Grèce au contraire, ou plutôt dans les colonies Grecques de l'Asie-Mineure, il n'y a rien de semblable. La Grèce n'a jamais eu de livres divins et révélés. Orphée, Linus et les chantres antiques des premiers mystères n'ont parlé qu'en leur nom ; le polythéisme, variable et dispersé comme il l'était, n'est jamais arrivé à se concentrer dans un corps de doctrines qui pût devenir une orthodoxie. Jamais les pontifes n'ont formé une corporation puissante et dominatrice ; on les révérait, on ne leur obéissait pas. Quelques croyances communes modifiées par les diversités infinies des légendes locales, quelques cérémonies générales qui n'avaient rien d'obligatoire, des oracles que l'on consultait à son gré, des jeux solennels, voilà les liens très relâchés de l'Hellénisme. Le seul livre qui l'ait passionné, c'est une épopée. Mais une épopée charme les esprits et ne les conduit pas; elle ravit les cœurs, mais n'impose pas la foi; elle entretient de nobles sentiments par des souvenirs patriotiques, mais elle ne règle pas les mœurs. Un poème épique n'est ni la Bible, ni le Zendavesta, ni les Mantras du Brahmanisme, ni la Triple Corbeille des Bouddhistes. A vrai dire, la philosophie a été la seule religion sérieuse des Hellènes.

C'est de l'indépendance absolue de la philosophie dans le monde Grec qu'est venue sa grandeur, qui nous étonne et nous instruit encore après vingt-cinq siècles. Sous la tutelle d'une religion mieux disciplinée, qui sait si elle fût née aussi promptement, si elle eût vécu d'une vie aussi énergique et aussi belle, si elle eût enfanté de tels chefs-d'œuvre et porté des fruits si savoureux? Sans doute, la race Hellénique était admirablement douée ; et elle a réussi dans le domaine de la philosophie à peu près comme dans tous les autres. Mais ces qualités merveilleuses eussent pu ne pas s'épanouir aussitôt, si la sève se fût épanchée d'abord dans d'autres canaux, et notamment dans ceux de la religion. La mythologie n'était qu'une sorte de jeu pour les imaginations; les facultés plus hautes de l'âme devaient se prendre ailleurs et chercher un aliment plus substantiel et plus vrai. Je suis très loin de nier les bienfaits des religions, et je pense qu'il est bon qu'elles aient toujours et chez tous les peuples précédé la philosophie; mais je ne puis m'empêcher de penser que, si la religion des Hellènes eut été plus sérieuse, leur philosophie et leur science l'eussent été peut-être beaucoup moins, dommage irréparable pour la Grèce, et pour nous, qui ne sommes que ses enfants et ses continuateurs.

Enfin, tout en attribuant à l'Asie-Mineure et à ces petites républiques Grecques qui en occupaient les côtes, la gloire insigne d'avoir inventé la philosophie et la science, avec la poésie, la musique et tant d'autres arts, j'entends bien ne porter aucune atteinte à la gloire incomparable d'Athènes. D'abord c'était en partie d'Athènes qu'étaient sorties ces colonies si actives, si intelligentes, si poétiques, si guerrières, au temps de Codrus. C'était à Athènes que s'étaient réunis, si non que s'étaient recrutés, les Ioniens; et l'on peut croire qu'Athènes n'avait pas laissé de donner de son sang et de son esprit aux colons qu'elle ne pouvait plus abriter, et qu'elle devait bannir après un assez long séjour. Puis, ces colonies elles-mêmes ne purent conserver dans leur propre sein le germe qu'elles avaient conçu. Si Thalès reste à Milet, Pythagore quitte Samos pour Sybaris et Crotone ; Xénophane quitte Colophon pour Élée ; et la philosophie exilée un instant dans la Grande-Grèce, y compris la Sicile, trouve enfin son véritable empire dans Athènes avec Socrate et Platon, au temps d'Anaxagore, de Périclès, de Phidias et de Sophocle. Alors, elle y est le chef-d'œuvre de l'intelligence Grecque, inépuisable mère de tant de chefs-d'œuvre en tout genre. Après avoir été deux fois transplantée, elle revient au sol primitif des colonies Ioniennes, pour y produire sa fleur la plus exquise et son fruit le plus mûr. Dans la Grande-Grèce, la philosophie n'a été qu'un accident apportée par les catastrophes politiques; elle y a peu duré, quoiqu'elle y ait jeté un vif éclat. Une fois fixée à Athènes, elle y est restée plus de mille ans, depuis le siècle de Périclès jusqu'à celui de Justinien, institutrice de Rome, aïeule et rivale toujours vénérée d'Alexandrie.

Athènes et l'Ionie, ou d'un seul mot, la Grèce nous apparaît donc avec une supériorité prodigieuse sur tout ce qui n'est pas elle. Nous la plaçons à une distance incommensurable de tous les peuples qui l'entourent, qui la combattent, qui la déchirent, et qui mille fois plus nombreux qu'elle ne peuvent cependant la vaincre. En fait de poésie, d'art, de science, de philosophie, que pèsent auprès des Grecs, je ne dis pas des Scythes et toutes ces nations nomades du septentrion, mais les Perses, les Hindous, et même les Égyptiens? Que serait l'antiquité sans les Hellènes? Que n'est-elle pas grâce à eux? Les historiens de l'humanité, Herder entr'autres, ont voulu découvrir les causes de cette prééminence extraordinaire dans des circonstances toutes matérielles, la configuration des lieux, le climat, les besoins du commerce, etc. Sans nier des influences de cet ordre, on peut trouver qu'elles n'expliquent pas suffisamment les choses, et qu'elles ne donnent pas le mot de ce problème délicat. Les côtes de l'Asie-Mineure, celles de la mer Égée, de l'Attique, du Péloponnèse, de la Grande-Grèce n'ont pas varié ; et néanmoins, où est l'esprit qui animait les Hellènes à ces fécondes époques? Qu'est devenue l'âme de ces peuples au milieu d'une nature immuable, toujours aussi riche et aussi belle, pour des races qui ne comptent plus dans les destinées et les progrès de l'intelligence?

A cette question, il n'est guère possible de répondre autrement que par le fait lui-même. La Grèce est au-dessus de toutes les nations. Nous voyons bien comment, même d'après les débris insuffisants qui nous sont restés de ses œuvres. Mais pourquoi ce petit peuple, à un moment déterminé, dans un court intervalle de quelques siècles, a-t-il été choisi pour être la lumière et le guide immortel de tous les peuples dans l'empire de l'esprit? C'est là un secret de la Providence, impénétrable comme tant d'autres, que l'on peut admirer, mais qu'il est si difficile de comprendre. Les Grecs, qui ne pouvaient pas avoir sur le genre humain les larges vues que nous présente aujourd'hui la philosophie de l'histoire, appuyée sur tant d'observations, ont cependant essayé de s'expliquer à eux-mêmes la merveille de leur génie ; je préfère encore les interroger plutôt que de répondre à leur place. Écoutons trois témoins également dignes de foi, et presque contemporains : Hippocrate, Platon, Aristote, l'un au nom de la physiologie, l'autre au nom de la philosophie et du patriotisme, le troisième au nom de la politique. A côté d'eux, nous pourrions en attester encore la poésie; Eschyle, qui combattit à Marathon, nous donnerait son héroïque suffrage.

Dans ce traité des Airs, des Eaux et des Lieux, qu'on pourrait croire une inspiration de la science moderne, Hippocrate est amené par son sujet à faire le parallèle des deux races et des deux contrées qu'il connaît si bien, pour i avoir toujours vécu :

« Je veux, dit-il, en comparant l'Asie et l'Europe, montrer combien ces deux contrées diffèrent l'une de l'autre en toute chose, et faire voir que les peuples qui les habitent, n'ont entr'eux aucune ressemblance de conformation. Il serait trop long d'énumérer toutes les différences; mais me bornant à celles qui sont les plus importantes et les plus sensibles, j'exposerai l'opinion que je me suis faite. Je dis donc que l'Asie diffère considérablement de l'Europe par la nature de toutes ses productions, par celles qui viennent de la terre aussi bien que par les hommes qui la cultivent. Tout ce qui naît en Asie est beaucoup plus beau et plus grand, le climat y est meilleur, et les peuples y ont un caractère plus doux et plus docile. La cause en est dans le juste équilibre des saisons....; les bestiaux qu'on y nourrit sont florissants; leur fécondité est étonnante, et l'élevage réussit à souhait ; les hommes y sont bien développés ; ils se distinguent des autres races par la beauté de leurs formes, par leur taille avantageuse, et entr'eux ils ne diffèrent presque point d'apparence et de stature. On peut dire que c'est avec le printemps qu'une telle contrée a le plus de rapport, à cause de la constitution et de la douceur des saisons de l'année. Mais ni le courage viril, ni la patience dans les fatigues, ni la souffrance dans le travail, ni l'énergie morale ne se développent dans une telle nature, que la race soit indigène ou étrangère; et nécessairement l'amour du plaisir l'emporte sur tout le reste. Quant à la pusillanimité et au défaut de courage, si les Asiatiques sont moins belliqueux et d'un naturel plus pacifique que les Européens, la cause en est surtout dans le climat, qui n'offre de grandes vicissitudes ni de chaud ni de froid, mais dont les inégalités ne sont que peu sensibles.

Là, en effet, l'intelligence n'éprouve pas de secousses, et le corps ne subit pas de changements extrêmes, impressions qui rendent le caractère plus farouche et qui y mêlent une part plus grande d'indocilité et de fougue qu'une température toujours égale. Ce sont les changements du tout au tout qui éveillent l'intelligence humaine et l'empêchent de s'endormir dans l'immobilité. Telles sont les causes d'où dépend, ce me semble, la pusillanimité des Asiatiques. Il faut y ajouter les institutions. La plus grande partie de l'Asie est soumise à des rois. Or, là où les hommes ne sont pas maîtres de leurs personnes, ils s'inquiètent peu de s'exercer aux armes, mais uniquement de se faire paraître impropres au service militaire; car les dangers ne sont pas également partagés; les sujets vont à la guerre, en supportent les fatigues, et ils meurent pour leurs maîtres, loin de leurs enfants, de leurs femmes et de tout ce qui leur est cher. Tandis que tout ce qu'ils déploient d'activité et de courage tourne au profit de leurs maîtres, qui grandissent et s'accroissent, eux, n'en recueillent d'autre fruit que les périls et la mort. Il est inévitable, en outre, que de tels hommes voient souvent les incursions de l'ennemi et la cessation des travaux changer leurs champs en déserts. Ainsi, ceux mêmes à qui la nature aurait donné, chez ces peuples, du cœur et d'heureuses dispositions, seraient par les institutions politiques empêchés d'en faire usage. La grande preuve de ce que j'avance, c'est qu'en Asie tous les peuples, grecs ou barbares, qui, exempts de maîtres, se régissent par leurs propres lois et travaillent pour eux-mêmes, sont les plus belliqueux de tous. S'exposant aux dangers pour leur propre compte, ils jouissent du prix de leur courage, ou ils subissent la peine de leur lâcheté!... Ils ne sont pas, comme les Asiatiques, gouvernés par des rois... Chez les hommes qui sont soumis à la royauté, le courage manque forcément. Leur âme est asservie, et ils se soucient peu de s'exposer aux périls, de leur plein gré, pour accroître la puissance d'autrui. Mais, au contraire, quand on n'obéit qu'à ses propres lois, et qu'on s'expose aux dangers dans son propre intérêt et non dans l'intérêt d'un autre, on les accepte volontiers, et l'on se jette de tout cœur dans tous les hasards, parce qu'on recueille pour soi-même le fruit de la victoire. C'est ainsi que les lois contribuent largement à former le courage.

Telle est, en toutes choses, la comparaison générale qu'on peut établir entre l'Europe et l'Asie (39) ».

Dans le Ménexène de Platon, Aspasie, cette citoyenne de Milet, dont Socrate ne fait que répéter les discours, consacre un hymne à la gloire des Grecs, vainqueurs des hordes asiatiques :

« Quand les Perses, maîtres de l'Asie, marchaient à l'asservissement de l'Europe, nos pères, les enfants de ce sol, les repoussèrent victorieusement. Pour bien apprécier cette valeur, transportons- nous par la pensée à l'époque où toute l'Asie obéissait déjà à son troisième monarque (40). Le premier, Cyrus, après avoir affranchi par son génie les Perses, ses compatriotes, subjugua encore leurs maîtres, les Mèdes, et régna sur le reste de l'Asie jusqu'à l'Égypte. Son fils soumit l'Égypte et toutes les parties de l'Afrique où il put pénétrer. Darius, le troisième, étendit les limites de son empire jusqu'à la Scythie par les conquêtes de son armée de terre, et ses flottes le rendirent maître de la mer et des îles. Nul n'osait résister ; les peuples étaient asservis; tant de nations puissantes et belliqueuses avaient passé sous le joug des Perses !... C'est en se reportant à ces circonstances, qu'on pourra estimer ce qu'il y eut de courage déployé à Marathon par ces guerriers qui soutinrent l'attaque des barbares, châtièrent l'insolent orgueil de toute l'Asie, et qui, par ces premiers trophées, apprirent aux Grecs que la puissance des Perses n'était pas invincible, et qu'il n'y a ni multitude ni richesse qui ne cèdent au courage...

Il faut donc déférer la première palme à ces guerriers. La seconde appartient aux vainqueurs des journées navales de Salamine et d'Artémise. Ceux de Marathon avaient appris aux Grecs qu'un petit nombre d'hommes libres suffisaient pour repousser sur terre une multitude infinie de barbares ; mais il n'était pas encore prouvé que cela fût possible sur mer... Ils méritent donc des éloges ces braves marins qui délivrèrent les Grecs de leur frayeur, et rendirent les vaisseaux des Perses aussi peu redoutables que leurs soldats. Le troisième fait de l'indépendance grecque, en date et en vaillance, est la bataille de Platée, la première dont la gloire ait été commune aux Lacédémoniens et aux Athéniens. La conjoncture était critique, le péril imminent; ils triomphèrent de tout. Tant de vertu mérite nos éloges et ceux des siècles à venir. »

Et Aspasie, à quoi attribue-t-elle ce courage et cette gloire? A une seule cause, à la liberté, dont jouissait Athènes :

« Voilà pourquoi les ancêtres de ces guerriers et les nôtres, et ces guerriers eux-mêmes nés si heureusement, et élevés au sein de la liberté, ont fait tant de belles actions publiques et particulières dans le seul but de servir l'humanité (41). »

Le panégyrique est au niveau des  hauts faits qu'il loue ; Aspasie est digne de prononcer l'éloge d'Athènes et de ses enfants; et quand Ménexène remercie Socrate en le quittant, il ne peut s'empêcher de s'écrier : « Par Jupiter, Aspasie est bien heureuse de pouvoir, étant femme, composer de pareils discours._ » Le jeune homme avait raison ; mais il pouvait ajouter que cette femme était de Milet, et que ses aïeux, plus faibles encore qu'Athènes, avaient aussi plus d'une fois combattu les Perses, avant qu'Athènes ne les vainquit.

Enfin, Aristote est de l'avis de Platon et d'Hippocrate. Parlant des qualités requises dans les citoyens d'un état bien organisé, il dit :

« Pour se faire une idée de ces qualités, on n'a qu'à jeter les yeux sur les cités les plus célèbres de la Grèce et sur les diverses nations qui se partagent la terre. Les peuples qui habitent les climats froids, même dans l'Europe, sont en général pleins de bravoure ; mais ils sont certainement inférieurs en intelligence et en industrie. Aussi ils conservent bien leur liberté; mais ils sont politiquement indisciplinables, et ils n'ont jamais pu conquérir leurs voisins. En Asie, au contraire, les peuples ont plus d'intelligence et plus d'aptitude pour les arts; mais ils manquent de cœur, et ils restent sous le joug d'un esclavage perpétuel. La race grecque, qui topographiquement est intermédiaire, réunit les qualités des deux autres. Elle possède à la fois l'intelligence et le courage. Elle sait en même temps garder son indépendance et former de très bons gouvernements, capable, si elle était réunie en un seul état, de conquérir l'univers (42). »

Voilà ce qu'ont pensé trois hommes tels qu'Aristote, Platon et Hippocrate, sur le génie de la Grèce. Ils n'ont pas nié les influences extérieures, dont l'action est trop visible ; mais ils se sont surtout attachés aux causes morales. Ils ne se sont pas trompés.

Aujourd'hui même, quoique nous soyons plus éclairés par une plus longue expérience, que pourrions nous ajouter à des considérations si justes et prises en quelque sorte sur le fait ? Que la Grèce reste donc ce qu'elle a été, ensevelie dans sa gloire, mais immortelle autant que peuvent l'être les œuvres de l'homme, naissant à un certain jour, et destinées inévitablement à périr, toutes belles et toutes parfaites qu'elles sont.

Je voudrais terminer ici cette préface déjà trop longue ; mais elle ne serait pas complète, si je ne revenais aux deux traités qui en ont été l'occasion, et si je n'insistais sur la grande question à laquelle s'est principalement arrêtée l'école d'Élée, représentée par Xénophane et Mélissus : je veux dire l'unité et l'immobilité de l'être. Qu'est-ce que signifie cette discussion surgissant au début de la philosophie, et soulevée par des hommes qui se sont mêlés à toutes les choses pratiques de la vie, guerre, politique, voyages, colonisations ? Outre qu'ils sont philosophes et spéculatifs, nous les voyons tous agir avec une énergie qui nous étonnerait, si nous ne connaissions les mœurs et les nécessités terribles de ces temps agités. Thalès est à l'armée d'Alyatte, et il délibère au Panionium ; Pythagore parcourt longtemps les pays étrangers, malgré tous les périls et toutes les traverses ; Xénophane, exilé volontaire de sa patrie subjuguée par les Perses, va rejoindre les Phocéens au-delà des mers; Mélissus défend Samos contre les Athéniens, avec une vigueur que Périclès ne surmonte qu'à grand-peine. Voilà des généraux et des hommes d'état qui s'occupent de métaphysique, chose toujours fort rare; et de plus, voilà des hommes d'action qui semblent se perdre dans des subtilités, dont on a accusé, trop souvent avec raison, l'école Éléatique. A en juger par le Parménide de Platon, ces critiques seraient assez méritées ; et l'on pourrait à bon droit être surpris que ces minuties dialectiques aient absorbé l'attention de pareils esprits.

Mais il faut bien le remarquer : Parménide, quoique disciple et successeur de Xénophane, est déjà sur une autre voie que son maître ; il dénature, et il exagère ses idées, peut-être sous l'influence de cet esprit général de la Grande-Grèce, qui inventait alors l'art de la rhétorique en Sicile, et qui déjà poussait à l'excès les théories Pythagoriciennes sur les nombres.

Ce n'est pas là l'esprit de Xénophane, autant qu'on en peut juger par les fragments qui nous restent de lui, et par le traité même dont je donne la traduction, Selon moi, voici le point de vue auquel il convient de se placer pour apprécier au vrai la valeur ou l'insuffisance de ces doctrines, s'essayant alors, et mal affermies dans l'intelligence des hommes qui s'éveillait.

Le premier coup-d'oeil jeté sur la nature, au milieu de laquelle nous vivons, nous en montre tout d'abord l'unité ; ce n'est que plus tard, et par l'effort de l'analyse, que nous distinguons des parties diverses dans cet ensemble et dans cette totalité, dont la splendeur nous éblouit et dont l'étendue nous frappe et nous déconcerte. L'Inde, soit antérieure, soit postérieure à la philosophie Grecque, n'a jamais pu sortir de cette impression accablante de l'unité ; elle s'y est absorbée tout entière, et la science. proprement dite lui est demeurée absolument étrangère durant toute son existence. Des théories plus ou moins hardies, des intuitions plus ou moins raisonnables sur le principe universel des choses, jamais d'études spéciales et positives sur les phénomènes naturels, tel est l'écueil et la grandeur du génie Indien. On ne trouve rien de plus dans les Védas, les Brahmanas, les Oupanishads, les épopées, les codes, et même dans les Darçanas philosophiques. Mais pour le génie Grec, il a évité cette fascination et ce péril. S'il s'est appliqué un instant à l'idée de l'unité, par bonheur il a su bientôt s'en détacher, pour considérer de plus près et avec plus de succès quelques-unes des portions principales de cette unité, qui n'est pas autre chose que le reflet de l'infini lui-même.

Cela est si vrai que, tout en cherchant à expliquer le monde, Thalès étudie le principe matériel dont il est formé. Quoique se trompant sur ce principe, qu'il voit dans l'eau, c'est cependant à l'observation de la nature qu'il s'adresse et qu'il demande le secret des choses. Il fait de la géométrie, et il suit curieusement le cours des astres, puisqu'il est peut-être en état de prédire une éclipse de soleil. Selon Aristote, dont le témoignage est décisif, Thalès admettait que l'univers était plein de Dieux, qui y entretenaient l'âme et le mouvement. Pythagore n'est pas moins fidèle à l'idée de l'ensemble, tout en le décomposant; ses découvertes en mathématiques et en astronomie ne lui font pas perdre de vue un seul instant l'harmonieux arrangement du monde, dans lequel il reconnaît des catégories, mais où il reconnaît surtout une admirable unité. Pour lui, les contraires forment toujours, deux à deux, un tout, qui leur est supérieur. C'est l'unité qui est le principe véritable dans l'univers matériel, aussi bien que dans les nombres ; Pythagore s'élève ainsi à la notion de Dieu, sans le distinguer suffisamment du monde, qu'il ordonne et qu'il régit.

Dans Xénophane, la pensée d'un Dieu un et tout puissant est éclatante, sans être encore approfondie, comme elle doit l'être plus tard dans Platon, et surtout dans la théologie chrétienne. Je crois que c'est cette première vue de l'unité divine qui a jeté ses éblouissements et ses obscurités dans les théories de l'école d'Élée. A mon sens, c'est ainsi qu'on doit expliquer les erreurs de cette noble doctrine. Le regard de Xénophane ne s'étend pas très loin, si l'on veut ; mais du moins il ne s'égare pas. Parménide incline déjà aux sophismes, qui porteront son disciple, l'intrépide Zénon, à nier le mouvement, et Gorgias, à soutenir le nihilisme le plus faux et le moins sincère. Mélissus tient, en quelque sorte, le milieu entre le fondateur du système et ceux qui l'ont poussé à l'extrême et à l'absurde. Je rapproche Xénophane et Mélissus, et voici. les différences principales qui m'apparaissent de l'un à l'autre.

Plein de respect et de piété pour cette grande idée, que personne, jusqu'à lui, n'avait conçue aussi nettement, Xénophane écarte avec le même soin les fictions gracieuses, mais dégradantes, des poètes et l'anthropomorphisme grossier du vulgaire. Dieu n'a ni les vices, ni la figure des mortels et des misérables humains qui le font à leur image. Dans l'univers, il n'est rien qui lui ressemble ; car pourquoi le semblable serait-il créateur plutôt que créé? Dieu, qui ne peut venir d'un être qui lui ressemblerait, peut venir bien moins encore de ce qui serait au dessous de lui. Il ne vient donc de rien ; il est nécessairement éternel. Par une conséquence non moins nécessaire, il est tout-puissant. S'il y avait plusieurs dieux, ces dieux seraient plus forts ou plus faibles les uns que les autres. Il n'y aurait donc plus de Dieu ; car le propre de Dieu, c'est de dominer tout et de n'être dominé par qui que ce soit. Éternel, tout-puissant, Dieu est un ; car s'il avait à côté de lui des rivaux, il ne pourrait accomplir ses décrets et sa volonté souveraine.

Voilà, dans la théodicée de Xénophane, quelques principes excellents, que la théologie chrétienne n'a pas repoussés, et qu'elle a même soigneusement recueillis. Mais ici la vue de Xénophane se trouble, ce qui. n'a rien de surprenant; et voulant pénétrer dans la nature plus intime de Dieu, il fait des faux pas sur cette route ardue, où tant d'autres que lui ont échoué. A l'entendre, Dieu, qui ne ressemble à aucun autre être, est du moins semblable à soi ; il est pareil dans toutes ses parties, et tout entier dans chacune d'elles. Ceci peut être encore admis ; mais Xénophane, retombant dans des métaphores qui ne valent pas mieux que l'anthropomorphisme critiqué, par lui si justement, compare Dieu à une sphère. En conséquence, il déclare que Dieu ne peut être ni infini ni fini, qu'il ne peut avoir ni mouvement ni repos, pas plus qu'il n'a ni commencement, ni milieu, ni fin. D'ailleurs, Xénophane ne se fait pas illusion sur les difficultés insondables de cette question, et dans de très beaux vers, que nous a conservés Sextus Empiricus, il s'écrie : « Il n'est pas de mortel qui ait pu voir clair dans ces profondeurs; il n'y en aura pas qui puisse jamais savoir à fond ce que sont les Dieux et l'univers, dont j'essaie de parler. Si quelqu'un, par hasard, rencontrait un jour la vérité complète, il ne saurait pas lui-même jusqu'à quel point il la possède ; et sur tout cela, il n'y a jamais eu que vraisemblance.  »

Parménide ne paraît pas être allé aussi loin que son maître sur ce grand sujet. Zénon, élève de Parménide et fondateur de la Dialectique, si l'on en croit Diogène de Laërte citant Aristote, en arriva bientôt à ce scepticisme que Gorgias devait porter à son dernier terme. Mais, encore une fois, je n'ai point à m'occuper ni de Zénon ni de Parménide ; et j'en arrive à Mélissus, que je dois seul étudier encore après Xénophane.

Mélissus, quoique séparé du chef de l'école par trois ou quatre générations, est plus fidèle à son exemple et à ses enseignements. Seulement, au lieu de rester attaché au Dieu de Xénophane, éternel, un, tout puissant et peut-être aussi tout intelligent, il dévie ; à la place de Dieu, c'est à l'être qu'il s'adresse, l'être pris dans toute son abstraction et dans toute sa stérilité. Mais les spéculations du métaphysicien, bien qu'elles ne soient plus aussi justes, n'en sont pas moins encore d'une beauté et d'une profondeur singulières.

L'être ne peut venir de l'être ; car alors, il se précéderait lui-même, ce qui est contradictoire. Ce qui ne le serait pas moins, c'est qu'il pût venir du néant. L'être n'a donc pas été produit à un instant quelconque ; l'être est donc éternel. Il ne peut pas davantage être détruit ni finir ; car ou il se changerait en néant, ce qui est impossible ; ou il se changerait en un autre être, ce qui n'est plus périr. L'être a donc toujours été, et il sera toujours. S'il n'a pas été produit, il n'a pas de commencement ; s'il ne peut être anéanti, il n'a pas de fin. Or, sans fin et sans commencement, il est précisément infini. S'il est infini, il est un ; car l'infinitude exclut la pluralité. Deux infinis ou plusieurs infinis sont inintelligibles. Éternel, un, infini, l'être est par conséquent immobile et immuable; car en quel lieu pourrait-il se mouvoir autre que lui-même? Doué d'une unité absolue, quelle modification, quel changement, quelle altération pourrait-il subir ? S'il pouvait jamais devenir autre en quoi que ce fût, il ne serait plus semblable à lui-même. Sa première forme périrait, une forme nouvelle viendrait à être, et avec le progrès du temps, cet être éternel et infini disparaîtrait et serait réduit à n'être rien. L'être, étant éternel, infini, un, ne peut avoir de corps ; il ne peut être matériel ; car alors, il aurait des parties distinctes, et c'en serait fait de son unité, de son infinité, de son éternité. Il n'y a que l'être qui existe et soit réellement ; toutes les choses, dont nos sens nous affirment l'existence, ne sont que des apparences plus ou moins trompeuses et fugitives; elles ne sont pas à proprement parler, puisqu'elles changent et qu'elles périssent après être nées. Mais l'être véritable ne se modifie, ni ne change jamais; et si les choses qui nous apparaissent étaient ce que nous les croyons, elles seraient alors immuables et éternelles comme l'être lui-même. Il n'y a que l'unité qui existe, et la pluralité n'existe point.

Pour ma part, je trouve ces idées de Mélissus tout à fait dignes de celui à qui on les attribue, et de l'école dont il fait partie. Elles sont sans contredit fausses à quelques égards ; mais au travers même de ces ruines et de ces fragments, on sent une grandeur et une puissance que l'histoire de la philosophie, à commencer peut-être par Aristote, n'a pas toujours appréciées avec assez de justice.

J'avoue qu'après Xénophane, après Mélissus, Anaxagore, me semble plus explicable. Anaxagore, contemporain du général de Samos, est venu éclairer la physique, et la cosmologie de son temps, en introduisant cette féconde idée de l'univers régi par l'Intelligence. On sait l'admiration de Socrate pour cette doctrine, quoiqu'Anaxagore, à son avis, n'en eût pas tiré tout ce qu'elle contenait ; on sait l'éloge magnifique d'Aristote, disant qu'après tant d'aberrations, Anaxagore faisait l'effet d'un homme de bon sens venant parler raison au milieu d'insensés (43). Il serait inique de diminuer la gloire d'Anaxagore et de la contester contre Socrate et Aristote ; elle lui appartient bien toute entière, et ce n'est pas la première fois qu'un mot de génie a été comme une révélation. Mais on peut trouver que Xénophane et même Mélissus l'avaient préparée par des théories qui s'en rapprochaient beaucoup. On doit revendiquer pour eux ce mérite, qui ne laisse pas d'être encore assez haut.

Tel est le sens véritable de ce système de l'unité dans l'école d'Élée, si souvent obscurcie et rapetissée à des proportions peu exactes. L'unité Éléatique n'est pas autre chose que Dieu, recherché, entrevu, étudié, comme on pouvait le faire à ces débuts de la science et de l'observation; ce n'était pas encore tout à fait l'Intelligence d'Anaxagore, encore bien moins la providence de Socrate et de Platon ; mais c'était le pressentiment certain de tout cela ; et malgré les justes critiques qu'on peut adresser à l'école dont Xénophane est le chef, ce sont ces vues sublimes qui font sa grandeur et son importance dans l'histoire de la philosophie.

Je m'arrête ici, et je résume, pour plus de clarté, les idées que je viens de développer, avec moins de concision peut-être que je n'eusse voulu le faire.

L'avènement de la philosophie dans notre monde occidental m'a paru un fait si considérable que j'ai voulu l'entourer de toutes les lumières suffisantes, en interrogeant l'histoire sur les peuples et sur les circonstances au milieu desquelles il s'est produit. Il est très remarquable que ce fait se soit passé au contact de l'Europe et de l'Asie, et à leur première rencontre, la guerre de Troie, où elles s'étaient heurtées auparavant, étant laissée de côté, comme fabuleuse ou tout au moins comme trop peu connue.

Ce contact a eu lieu sur un espace de terre où les colonies Grecques avaient à peine la place de se mouvoir ; c'est à une époque relativement barbare, mais pleine d'une fécondité qui depuis lors ne s'est jamais renouvelée. L'Asie-Mineure est l'antécédent d'Athènes, qu'elle a même dépassée à quelques égards, témoin Homère. Mais l'Asie, qui avait conçu ce germe admirable sous l'influence de peuples qui lui étaient étrangers, n'a pas pu le développer ; pour qu'il parvint à toute sa puissance et à toute sa perfection, il fallut qu'il retournât à l'antique contrée d'où il était sorti cinq ou six siècles antérieurement.

J'ai cherché, en outre, à montrer que, dans cette production virile, le génie Hellénique, à qui le monde la doit, ne devait rien qu'à lui-même. Les peuples voisins ne lui ont donné que de très vagues inspirations, si toutefois il en a reçu quelque chose. Les Égyptiens, les Chaldéens, les Hindous tiennent une grande place dans le passé de l'humanité; mais en philosophie et d'une manière plus générale, en fait de science, ils ne sont rien à côté de la Grèce, et certainement ils ne l'ont pas instruite. La philologie comparée a constaté, de nos jours, que la langue de l'Iliade et celle du Véda étaient au fond une seule et même langue, et que le Grec et le Sanskrit sont deux frères issus d'une mère commune. Mais si l'origine, rejetée dans des temps que l'histoire ne peut atteindre, est la même, les destinées ont été tout autres. Le monde Grec a produit les lettres, les sciences, les arts que nous cultivons sur ses traces ; il a contribué, pour une part immense, au progrès de la civilisation chrétienne, telle que nous en jouissons. Le monde Hindou a produit le Brahmanisme et le Bouddhisme, relégué au-dessous de nous, on sait à quelle distance, malgré des qualités de plus d'un genre, qu'il serait injuste de méconnaître. Entre le monde Grec et le monde Hindou, la Perse, qui est leur intermédiaire par les lieux aussi bien que par les temps, n'a joué presqu'aucun rôle, et la Grèce n'en a tiré que la gloire impérissable des Miltiade, des Léonidas, des Thémistocle et des Alexandre.

Cependant l'Inde, la Perse, la Grèce, l'Égypte, la Judée même, toutes différentes qu'elles sont entr'elles, et avec les diversités intellectuelles qui les séparent, appartiennent toutes les cinq à une race unique.

L'ethnologie, qui ne doit pas usurper trop d'importance dans ces études, mais qui ne doit pas non plus en être tout à fait bannie, découvre une identité manifeste, sous les oppositions de mœurs, d'esprit et de langage. Cette race supérieure est celle qui est appelée Indo-Caucasique. Les peuples Sémitiques eux-mêmes en relèvent comme les autres, bien que leurs aptitudes soient absolument distinctes, toutes puissantes en fait de religion, infécondes pour presque tout le reste. Mais dans cette vaste et belle famille, qui a comme le monopole de la véritable intelligence, c'est la Grèce, qui, tout compris, occupe encore le premier rang ; lorsque jadis elle dédaignait le monde entier sous le nom de Barbares, son orgueil n'était pas aussi mal inspiré qu'on pouvait le croire ; quoiqu'il eût mieux valu être plus modeste, les Hellènes, guidés par un sûr instinct, ne se trompaient pas trop ; et aujourd'hui que nous pouvons prononcer impartialement, c'est toujours à eux que nous décernons la palme. L'avenir, quel qu'il puisse être, aura bien de la peine à la leur ravir ; pour ma part, je ne balance pas à la leur assurer, sans nier la grandeur, et, même à quelques égards, la supériorité de leurs rivaux. Mais qui peut-on mettre au-dessus des Hellènes, quand ils se présentent à nous avec la poésie, les lettres et les arts, avec les sciences, la philosophie et l'histoire?

Enfin, j'ai essayé de marquer, dans ce berceau de la philosophie naissante, la place de l'école d'Élée, et le mérite spécial de Xénophane et de Mélissus, entre Thalès et Pythagore.

Il faut bien le répéter : tout cela, même à l'intervalle de vingt-cinq ou trente siècles, c'est notre propre histoire. Nous descendons de la Grèce, et sans elle nous ne serions pas ce que nous sommes.

C'est elle qui a instruit Rome; et c'est par Rome et par la Grèce que le Christianisme nous a conquis et civilisés, profitant lui-même de tout ce qui l'avait précédé et lui frayait la route. La science sous toutes les formes avait manqué à l'orient ; c'est la Grèce qui l'a inventée et qui nous l'a transmise (44). Rome, et le monde moderne tout entier depuis l'invasion des barbares, n'ont fait que suivre cette trace, parfois bien effacée, mais jamais perdue. En m'efforçant de jeter un jour nouveau sur ces premiers vestiges, j'ai voulu rendre justice à nos ancêtres et nous rappeler nos devoirs en rappelant leurs titres et leurs services. L'intelligence humaine marche bien lentement, quoi qu'elle en puisse penser ; et dans la route indéfinie qu'elle parcourt, il est bon qu'elle porte quelquefois ses regards en arrière, pour voir d'où elle est partie, et mieux conduire ses pas dans l'avenir illimité qui l'attend.

 

Février 1866.

 

NOTES :

 

(01) Voir plus loin, pages 191 et suivantes, la Dissertation spéciale sur l'authenticité et le caractère du Traité sur Mélissus, Xénophane et Gorgias.

(02) Voir l'Introduction à l'histoire de la philosophie, 2e leçon par M. Victor Cousin, cours de 1828; voir aussi l'Histoire générale de la philosophie, 3e leçon, page 102.

(03) Phédon de Platon, traduction de M. V. Cousin, pages 191 et 193.

(04)Tiedemann, Esprit de la philosophie spéculative, en allemand, 1781. Tome I, page 139.

(05) Voir l'admirable ouvrage de M. Villemain sur le Génie de Pindare, pages 101 et suivantes ; voir aussi l'Histoire de la littérature grecque par Ottfried Müller, traduction Hillebrand, Tome I, pages 218 et suivantes.

(06) Parmi les modernes, je m'appuierai surtout sur l'Histoire de la Grèce, par M. G. Grote, la plus complète et la meilleure que je connaisse.

(07) J'énumère ces villes dans l'ordre que leur assigne Hérodote; mais en allant du sud au nord, Il vaudrait les ranger ainsi : Temnus, Néotichos, Larisses, Cymé, Egée, Myrine, Grynée, Pitane, Cilla ; et les deux dernières, de position inconnue.

(08) Hérodote, livre 1, ch. 12; et Platon, République, livre II, p. 69, traduction de M. V. Cousin.

(09) Hérodote, livre I, ch. 74.

(10) Pline, Histoire naturelle, livre II, ch 9, p. 106, édition et traduction de M. Littré.

(11) M. G. Grote, Histoire de la Grèce, tome lll, page 311.

(12) M. Victor Cousin a mis ce point hors de doute : Fragments philosophiques, philosophie ancienne, 1865, pages 3 et 4.

(13) Diogène de Laërte, Vie de Pythagore, § 6, livre VIII, ch. 1. La correspondance entre Anaximène et Pythagore peut bien n'être pas apocryphe; voir Diogène de Laërte, dans les biographies des deux philosophes.

(14) L'an 230 de Rome, ou 523 avant Jésus-Christ, selon Pline, livre XXXIII, ch. 6, page 408, édition Littré.

(15) Hérodote, Livre IV, ch. 95.

(16) M. G. Grote, Histoire de la Grèce, tome V, page 353 et suiv.

(17) M. G. Grote insiste, avec beaucoup de raison et de force, sur la haute importance de ce traité, Histoire de la Grèce, tome V pages 451 et suiv.

(18) Hérodote, livre I, chap. 123 et suivants.

(19) Hérodote, Livre III, chap. 40 et suivants.

(20) Hérodote, livre III, chap. 126 et suivants.

(21) Thucydide, livre I, chap. 128 et suivants.

(22) Hérodote, livre V, chap. 69 et suivants.

(23) Théophraste, Histoire des Plantes, livre IV, chap 9.

(24) Xénophon, Anabase, livre VII, ch. 5, § 4, page 313, édition de Firmin Didot.

(25) Diogène de Laërte, livre VII, Vie de Zénon de Cittium.

(26) J'y suis descendu moi-même en 1855, lors de mon voyage en Égypte, et j'ai trouvé que l'admiration de Diodore était encore fort au-dessous de la réalité; Lettres sur l'Égypte, Thèbes et Philae, pages 274 et suiv.

(27) Diodore parle au moins deux fois de son voyage en Égypte; Bibliothèque historique, livre I, ch. 44, § 1, et ch. 46. § 7. Pour la bibliothèque d'Osymandias, voir même livre, ch. 49. § 3. Les prêtres de Saïs, parlant à Solon, lut citent leurs livres sacrés, où se gardent la annales du pays remontant à 8,000 ans; Timée, trad. de M. V. Cousin, page 109.

(28) Pline, histoire naturelle, livre XIII, ch. 21 et suivants, édition et traduction de M. É. Littré.

(29) C'est ce qu'avait vu Hérodote quand il voyageait en Égypte, livre II, ch. 96. Nous avons aussi au Musée du Louvre des sandales en papyrus.

(30) César, au rapport de Suétone, avait chargé Varron d'organiser des bibliothèques publiques, composées de livres grecs et latins. Varron avait composé un ouvrage spécial sur les bibliothèques, malheureusement perdu; voir le Varron de M. Gaston Boissler, pages 22 et 47.

(31) Jamblique, Vie de Pythagore, chap. XII, §§ 58 et 59, de l'édition de Firmin Didot, à la suite de Diogène de Laërte. Avec tous ces documents de Jamblique et de Porphyre, on pourrait refaire une vie très intéressante et un exposé complet des principales doctrines de Pythagore.

(32) Voir le Timée de Platon, traduction de M. V. Cousin, p. 107 et suiv.

(33) Pline, Histoire naturelle, livre XXX, consacré tout entier à cette question.

(34) Diogène de Laërte. dans son préambule, § 8.

(35) Aristote, Traité du Ciel, livre II, ch. 12, § 1, page 178 de ma traduction.

(36) Voir le très remarquable ouvrage de M. Banerjea, Dialogues on the Hlndu philosophy, Londres, 1861, in-8°, page 50 et passim. M. Banerjea est professeur au Bishop's college de Calcutta, et son ouvrage est dédié à M. John Muir.

(37) Voir l'ouvrage de M. Stanislas Julien, le Lao-tseu-tao-te-king, Imprimerie royale. 1842.

(38) Brucher, Histoire de la Phil. Tome 1, p. 364 et 457.

(39) Hippocrate, Traité des Airs, des Eaux et des Lieux, chapitres 12, 16 et 23, pages 53, 63, 83, édition Littré, tome II.

(40) Eschyle. Les Perses, vers 765 et suivants, fait une énumération un peu différente. On voit que, pour Eschyle et pour Platon, l'Asie se borne à la Perse.

(41) Ménexène de Platon, traduction de M. V. Cousin, pages 196 et suivantes C'est aussi ce qu'Eschyle met dans la bouche du chœur, répondant à Atossa, mère de Xerxès: « Nul mortel ne peut dire que les Athéniens sont ses esclaves ou ses sujets;  » Les Perses, V. 242.

(42) Aristote, Politique, livre IV, ch,. 6, § 1, de ma traduction, page 217 de la 2e édition .

(43) Aristote, Métaphysique, livre I, ch. 3, traduction de M. Victor Cousin, Fragments philosophiques, 5e édition, page 204.

(44) Voir ma préface au Traité du Ciel d'Aristote, page XXXIX.

 

LIVRE I.

 

CHAPITRE PREMIER.

Objet général de ce traité. Examen des systèmes antérieurs; opinions diverses ; examen des théories d'Anaxagore, de Leucippe et de Démocrite; réfutation particulière d'Empédocle; citation de quelques-uns de ses vers. Idées différentes qu'on se fait de la production des choses, selon qu'on admet un seul ou plusieurs principes élémentaires.

 

§ 1. [314b] Pour nous rendre compte de la production et de la destruction des choses qui naissent et qui meurent naturellement, il nous faut, comme pour tout le reste, considérer à part leurs causes et leurs rapports. Nous aurons aussi, en traitant de l'accroissement et de l'altération, à voir ce qu'est chacun de ces phénomènes, et à examiner si la [5] nature de la production et celle de l'altération sont les mêmes, ou si elles sont distinctes en réalité, comme elles le sont par les noms qui les désignent.

§ 2. Parmi les anciens, les uns ont pensé que ce qu'on appelle production absolue n'est qu'une altération ; les autres ont pensé que la production des choses et l'altération sont des phénomènes différents. Ceux qui prétendent que l'univers est un tout uniforme, et qui font sortir toutes les choses d'un seul et même principe, ceux-là doivent nécessairement [10] regarder la production comme une simple altération, et supposer que ce qui naît, à proprement parler, ne fait qu'être altéré. Au contraire, ceux qui admettent que la matière se compose de plus d'un principe, tels qu'Empédocle, Anaxagore et Leucippe, ceux-là doivent avoir une opinion tout opposée.

§ 3. Anaxagore cependant a méconnu en ceci l'expression propre; et souvent, dans son langage, il confond naître et mourir [15] avec changer. Du reste, il reconnaît la pluralité des éléments, comme le font d'autres philosophes. Ainsi, Empédocle a dit que les éléments des corps étaient au nombre de quatre, et qu'avec les principes moteurs tous les éléments étaient au nombre de six. Quant à Anaxagore, il les a crus en nombre infini, ainsi que le croyaient Leucippe et Démocrite. En effet, Anaxagore reconnaît pour éléments les corps composés de parties similaires, les Homoeoméries, tels que l'os, la chair et [20] la moelle, et toutes les autres substances, dont chaque partie est synonyme du tout.

§ 4. Démocrite et Leucippe prétendent que tous les corps sont composés primitivement d'indivisibles ou d'atomes, lesquels sont infinis, et par le nombre et par leurs formes, et que les corps ne diffèrent essentiellement entre eux que par les éléments dont ils sont formés, et par la position et par l'ordre de ces éléments.

§ 5. Anaxagore semble [25] ici d'une opinion opposée à celle d'Empédocle; car ce dernier dit que le feu, l'eau, l'air et la terre, sont les quatre éléments, et qu'ils sont plus simples que la chair ou l'os, ou telles autres des Homoeoméries, ou corps à parties similaires. Anaxagore, au contraire, prétend que les corps similaires sont simples, et qu'ils sont les vrais éléments, tandis que la terre, le feu et l'air, sont des composés, et que les germes des éléments sont répandus partout.

§ 6. [315a] Ainsi donc, quand on prétend faire sortir toutes les choses d'un élément unique, il faut nécessairement considérer la production et la destruction des choses comme une simple altération. Alors, le sujet des phénomènes demeure toujours un, et toujours le même; et c'est précisément d'un sujet de ce genre qu'on peut dire qu'il subit une altération. Mais quand on reconnaît plusieurs espèces de substances, on doit trouver aussi que l'altération diffère de la production ; [5] car alors la production et la destruction des choses ont lieu par suite de la combinaison et de la séparation des éléments.

C'est en ce sens qu'Empédocle a pu dire :

« .... II n'est pour rien de nature constante,

« Et tout n'est que mélange et séparation. »

§ 7. C'est là, comme on le voit, un langage qui convient parfaitement à l'hypothèse de ces philosophes ; et c'est bien aussi la manière dont ils s'expriment. [10] Ainsi, ces philosophes eux-mêmes sont forcés de reconnaître que l'altération est quelque chose de différent de la production ; et cependant il est impossible qu'il y ait altération réelle, d'après les principes qu'ils énoncent. Du reste, il est assez facile de se convaincre de l'exactitude de l'opinion que nous émettons ici. En effet, de même que la substance restant en repos, nous voyons qu'elle éprouve en elle-même un changement de grandeur que l'on appelle accroissement et diminution, de même aussi noua pouvons y observer l'altération.

§ 8. [15] Mais d'autre part, il n'est pas moins impossible d'expliquer l'altération d'après ce que disent ceux qui admettent plus d'un principe; car les affections qui nous font dire qu'il y a altération sont des différences des éléments, je veux dire, le chaud et le froid, le blanc et le noir, le sec et l'humide, le mou et le dur, et toutes les autres propriétés analogues, [20] ainsi que le dit encore Empédocle :

« Le soleil est partout blanc et plein de chaleur;

« Partout la pluie étend son voile et sa froideur. »

II fait les mêmes distinctions pour tout le reste des choses; et par conséquent, si l'eau ne peut venir du feu, ni la terre venir de l'eau, il s'ensuit que le noir ne peut pas davantage venir du blanc, ni le dur venir du mou : et le même raisonnement s'appliquerait à tous les autres changements. [25] Or, c'était là précisément ce qu'on entendait par altération.

§ 9. Mais n'est-il pas évident qu'il faut toujours supposer l'existence d'une seule et unique matière pour les contraires, soit qu'elle change en se déplaçant dans l'espace, soit qu'elle change par accroissement ou diminution, soit qu'elle change par altération ? [315b] Il faut qu'il n'y ait qu'un seul élément, et une seule et même matière, pour toutes les qualités qui changent les unes dans les autres; et si l'élément est unique, il y a aussi altération.

§ 10. Ainsi, Empédocle nous paraît contredire les faits les plus réels, et tout ensemble se contredire lui-même ; car il prétend [5] à la fois que les éléments ne peuvent venir les uns des autres, mais qu'au contraire tout le reste vient d'eux ; et en même temps, après avoir ramené à l'unité la nature toute entière, la Discorde exceptée, il tire ensuite chaque chose de l'unité qu'il a imaginée. A l'entendre, les choses se séparant de cette unité élémentaire par certaines différences et par certaines modifications, telle chose est devenue de l'eau, et telle autre, du feu. [10] C'est ainsi qu'il appelle le soleil blanc et chaud, et la terre lourde et dure. Mais ces différences étant supprimées, et elles peuvent l'être, puisqu'elles sont nées à un certain moment, il est évident que la terre alors peut venir de l'eau, tout aussi bien que l'eau venait de la terre. De même encore pour toutes les autres choses qui ont dû se modifier et changer, non pas seulement à l'époque dont il parle, mais qui changent également aujourd'hui.

§ 11. [15] Ajoutez que, dans le système d'Empédocle, il y a des principes d'où les choses peuvent naître et se séparer de nouveau, d'autant plus aisément que, à l'en croire, il y a un combat perpétuel et réciproque entre la Discorde et l'Amour. Voilà comment tous les choses semblent naître alors d'un seul principe ; car le feu, l'eau et la terre, étant encore unis, ne formaient pas tout l'univers. Mais avec cette théorie, [20] on ne sait pas s'il faut leur reconnaître un seul principe ou plusieurs, je veux dire à la terre, au feu, et aux éléments de cet ordre. C'est qu'en effet, en tant qu'on suppose, comme matière, un principe d'où sortent la terre et le feu changeant par le mouvement qui se produit, il n'y a bien alors qu'un seul et unique élément. Mais en tant que cet élément lui-même est produit par la réunion de ces substances, qui se combinent, il s'ensuit que ces substances, avant leur réunion, sont elles-mêmes plus élémentaires, et [25] antérieures par leur nature.

§ 12. Mais il nous faut, à notre tour, parler d'une manière générale de la production et de la destruction des choses, entendues au sens absolu. Nous rechercherons si elle est ou n'est pas, et nous dirons comment elle est. On parlera aussi des autres mouvements simples, tels que l'accroissement et l'altération.

 

CHAPITRE II.

Insuffisance de la théorie de Platon; retour sur la théorie de Démocrite et de Leucippe. - Théorie nouvelle sur la production et l'altération des choses; méthode à suivre; importance de la question des atomes; opinion de Démocrite et de Leucippe; opinion du Timée; erreur des uns et des autres. C'est surtout à l'observation des faits qu'on doit s'appliquer; mérite de Démocrite à cet égard. Idées de la divisibilité des choses; on peut la supposer infinie. Difficultés de cette théorie; difficultés non moins grandes de la théorie des atomes; réfutation de cette théorie. Idée générale qu'Il faut se faire de la production des choses.

§ 1. Platon n'a donc étudié la production et la destruction [30] qu'en considérant la manière dont elles sont dans les choses, et encore n'a-t-il pas étudié la production dans toute sa généralité, mais seulement celle des éléments. Il n'a rien dit sur la formation de tous les corps du genre de la chair, des os et autres corps analogues; il n'a pas parlé non plus, ni de l'altération ni de l'accroissement, et il n'a pas montré comment il les conçoit dans les êtres.

§ 2. Du reste, on peut affirmer que personne, si l'on en excepte Démocrite, n'a parlé d'aucun de ces sujets autrement que d'une façon toute superficielle. [35] Quant à lui, il semble bien avoir songé à toutes les questions; mais il diffère de nous en expliquant la manière dont les choses se passent. [316a]  Personne, comme nous venons de le dire, n'a pensé à expliquer l'accroissement, si ce n'est peut-être dans le sens où tout le monde comprend ce phénomène, c'est-à-dire en disant que les corps s'accroissent, parce que le semblable vient se joindre au semblable. Mais comment ce phénomène a lieu, c'est ce qu'on n'a point encore expliqué.

§ 3. D'ailleurs, on n'a pas étudié non plus davantage la question du mélange, ni aucune des questions de ce genre, et par exemple, [5] la question de savoir comment les choses peuvent agir ou souffrir, et comment telle chose produit et telle autre souffre les actions naturelles.

§ 4. Démocrite et Leucippe, en ne s'attachant qu'aux formes des éléments, en font sortir l'altération et la production des choses. Ainsi, c'est de la division et de la combinaison des atomes que viennent la production et la destruction ; c'est de leur ordre et de leur position que vient l'altération. Mais comme ces philosophes trouvent la vérité [10] dans la simple apparence, et que les phénomènes sont à la fois contraires et en nombre infini, ils ont dû faire les formes des atomes infinies aussi, de telle sorte que, selon les changements de la disposition, la même chose peut sembler contraire à tel ou tel observateur. Elle semble transformée, pour peu que la moindre parcelle étrangère vienne s'y mêler et s'y ajouter, et elle semble totalement différente par le déplacement d'une seule de ses parties. C'est ainsi qu'avec les mêmes lettres on peut faire à son choix une tragédie et une comédie.

§ 5. Mais, comme tout le monde, presque sans exception, croit en général que la production et l'altération des choses sont des phénomènes très différents, et que les choses, pour se produire ou se détruire, doivent se combiner ou se séparer, tandis qu'elles s'altèrent par les changements de leurs propriétés, il faut nous arrêter à ces questions, qui offrent, en effet, de nombreuses et réelles difficultés. [20] Si l'on ne fait de la production des choses, par exemple, qu'une combinaison, cette théorie a une foule de conséquences insoutenables. Mais il y a d'autres arguments en sens contraire non moins décisifs, et qu'il est très difficile de réfuter, démontrant que la production ne peut pas être autre chose qu'une simple combinaison, et que, si la production n'est pas une combinaison, dès lors il n'y a plus du tout de production, et qu'elle n'est qu'une altération. Il n'en faut pas moins essayer de résoudre ces difficultés, toutes graves qu'elles sont.

§ 6Le point essentiel, [25] au début de toute cette discussion, c'est de savoir si les choses se produisent, s'altèrent, et s'accroissent, ou souffrent les phénomènes contraires à ceux-là, parce qu'il y a des atomes, c'est-à-dire des grandeurs primitives indivisibles ; ou bien s'il n'y a pas du tout de grandeurs indivisibles. Ce problème est de la plus haute importance. D'autre part, en supposant qu'il y ait des atomes, on peut se demander encore si, comme le veulent Démocrite et Leucippe, ces grandeurs indivisibles sont des corps, ou si ce sont de simples surfaces, comme on le dit dans le Timée.

§ 7. Mais il est absurde, [30] ainsi que nous l'avons démontré ailleurs, de pousser l'analyse des corps jusqu'à les réduire en surfaces; et par conséquent, il serait plus raisonnable de croire que les atomes sont des corps. J'avoue du reste que cette opinion offre aussi bien peu d'apparence de raison. On peut néanmoins, dans ce système, ainsi qu'on l'a dit, [35] expliquer l'altération et la production des choses, en métamorphosant le même corps selon sa rotation, selon son contact, ou selon les différences de ses formes. C'est là ce que fait Démocrite,  [316b] et voilà ce qui l'amène à nier la réalité de la couleur, attendu que, selon lui, c'est la rotation seule des corps qui la produit. Mais ceux qui admettent la division des corps en surfaces ne peuvent plus rendre compte de la couleur; car en accumulant des surfaces qui ont de la largeur les unes avec les autres, on arrive uniquement à produire des solides ; mais l'on ne saurait jamais réussir à en tirer aucune qualité corporelle.

§ 8. [5] La cause qui a fait que ces philosophes ont aperçu moins bien que d'autres les phénomènes sur lesquels tout le monde est d'accord, c'est le défaut d'observation. Au contraire, ceux qui ont donné davantage à l'examen de la nature sont mieux en état de découvrir ces principes, qui peuvent s'étendre ensuite à un si grand nombre de faits. Mais ceux qui, se perdant dans des théories compliquées, n'observent pas les faits réels, n'ont les yeux fixés que sur un petit nombre de phénomènes ; et ils se prononcent plus aisément.

§ 9. [10] C'est encore ici qu'on-peut bien voir toute la différence qui sépare l'étude véritable de la nature et une étude purement logique; car pour démontrer, par exemple, qu'il y a des atomes ou grandeurs indivisibles, ces philosophes prétendent que, s'il n'y en avait pas, le triangle même, le triangle idéal, serait multiple, tandis que, sur cette question, Démocrite paraît ne s'en être rapporté qu'à des études spéciales et toutes physiques. Du reste, la suite de cette discussion fera mieux voir ce que nous voulons dire.

§ 10. C'est une grande difficulté [15] de supposer que le corps existe, qu'il est une grandeur divisible à l'infini, et qu'il est possible de réaliser cette division. Que restera-t-il, en effet, dans le corps qui puisse échapper à une division pareille ? Si l'on suppose [20] qu'une chose est divisible absolument, et qu'on puisse réellement la diviser ainsi, il n'y aurait rien d'impossible à ce qu'elle pût être absolument divisée, bien qu'elle ne le fût pas en réalité, ni à ce qu'elle le fût effectivement. Il en est donc de même si l'on divise la chose par moitié ; et, d'une manière toute générale, si une chose naturellement divisible à l'infini, vient à être divisée, il n'y aura point là d'impossibilité, pas plus qu'il n'y a rien d'impossible à supposer qu'elle puisse être divisée en dix mille fois dix mille, bien que personne ne puisse pousser la division jusque-là.

§ 11. Puisque le corps est censé doué de cette propriété, admettons qu'il soit absolument ainsi divisé. Mais alors que restera-t-il donc après toutes ces divisions ? Sera-ce une grandeur? Mais cela n'est pas possible ; car alors il y aurait quelque chose qui aurait échappé à la division ; et l'on supposait, au contraire, que le corps était divisible sans aucune limite et absolument. [25] Mais s'il ne reste plus ni corps ni grandeur, et qu'il y ait cependant encore division, ou bien cette division ne portera que sur des points, et alors les éléments qui composeront le corps seront sans aucune grandeur ; ou bien, il n'y aura plus rien du tout.

§ 12. Par conséquent, soit que le corps vienne de rien, soit qu'il soit composé, c'est toujours réduire le tout à n'être qu'une apparence. Même en admettant que le corps puisse venir de points, il n'y aura pas là encore de quantité. [30] En effet, quand tous ces points se touchaient pour former une seule grandeur, que la grandeur était bien une, et que tous y étaient, tous ces points réunis ne faisaient pas que le tout fût plus grand ; car divisé en deux ou plusieurs points, le tout n'est ni plus grand ni plus petit qu'auparavant ; de telle sorte qu'on aurait beau réunir tous ces points, on n'arriverait jamais à en composer une vraie grandeur.

§ 13. Si l'on dit que, par la division, on arrive à ne plus avoir qu'une sorte de sciure du corps, [317a] même dans cette hypothèse c'est toujours d'une certaine grandeur que le corps provient, et il reste la même question : à savoir, comment ce dernier corps est divisible à son tour. Si l'on dit que ce qui s'est détaché n'est pas un corps, mais que c'est quelque forme séparable, ou quelque propriété, il en résulte que la grandeur se réduit à des points et à des contacts modifiés de cette façon. Alors il est absurde de croire que la grandeur puisse jamais venir de choses qui ne sont pas des grandeurs.

§ 14. [5] Mais de plus, dans quel lieu seront ces points, soit qu'on les suppose sans mouvement, soit qu'on les suppose mobiles? Il n'y a bien toujours qu'un seul contact pour deux choses; mais il faut aussi supposer qu'il existe quelque chose qui n'est ni le contact, ni la division, ni le point.

Si donc l'on admet que tout corps quelconque, quelque dimension qu'il ait, peut être toujours divisible absolument, voilà les conséquences auxquelles on arrive.

§ 15.  D'autre part, si, après la division, je puis recomposer le bois que j'ai scié, ou telle autre matière, en lui rendant sa première unité et en la refaisant toute pareille à ce qu'elle était, [10] il est clair que je puis toujours faire la même chose, en quelque point que je coupe le bois. Donc, en puissance le corps est toujours divisible absolument et sans limite. Qu'y a-t-il donc ici en dehors et à part de la division, si l'on dit que c'est une propriété du corps ? On peut toujours demander comment le corps se résout en des propriétés de ce genre, comment il peut en être formé, et comment ces propriétés peuvent être séparées du corps.

§ 16. Si donc il est impossible [15] que les grandeurs se composent de simples contacts, ou de points, il faut nécessairement qu'il y ait des corps et des grandeurs indivisibles. Mais cette supposition même des atomes crée une impossibilité non moins insurmontable. Bien qu'on ait examiné cette question ailleurs, on n'en doit pas moins essayer de la résoudre encore ici ; et pour y parvenir, il faut la reprendre tout entière dès le principe.

§ 17. Nous dirons donc d'abord qu'il n'y a rien d'absurde à soutenir [20] que tout corps sensible est à la fois divisible et indivisible en un point quelconque, attendu qu'il se peut qu'il soit divisible en simple puissance, et indivisible en réalité. Mais ce qui paraît tout à fait impossible, c'est qu'un corps soit ensemble l'un et l'autre en puissance ; car si cela était possible, ce ne pourrait jamais être de cette façon que le corps eût tout ensemble les deux propriétés d'être indivisible et divisible en réalité, mais seulement de pouvoir être réellement divisible en un point quelconque. [25] Il n'en restera donc absolument rien, et le corps se sera perdu dans quelque chose d'incorporel.

En admettant qu'il pût renaître, soit en venant de points, soit même en ne venant absolument de rien du tout, comment cette reproduction du corps serait-elle possible ?

§ 18. Ce qui est évident, c'est que le corps se divise réellement en parties distinctes et séparées, et en grandeurs toujours de plus en plus petites, qui s'éloignent les unes des autres, et qui s'isolent. [30] Mais ce qui n'est pas moins certain, c'est que ce morcellement partiel ne peut être poussé à l'infini, et qu'il n'est pas non plus possible de diviser le corps en un point quelconque; car cette division indéfinie n'est pas praticable, et elle ne peut aller que jusqu'à une certaine limite.

§ 19. Il faut donc qu'il y ait des atomes ou grandeurs invisibles, surtout si l'on admet que la production et la destruction des choses se font, l'une par désunion, l'autre par réunion. Tel est le raisonnement qui semblerait démontrer qu'il y a nécessairement des grandeurs indivisibles, des atomes. [317b] Mais nous nous faisons fort de prouver que ce raisonnement repose, sans le savoir, sur un paralogisme caché, que nous allons dévoiler.

§ 20. Comme le point ne tient pas au point, la divisibilité absolue peut, en un sens, appartenir aux grandeurs, et en un autre sens, ne peut pas leur appartenir. En admettant cette théorie, [5] on semble admettre aussi qu'il n'y a plus que le point, qui est partout et en tous sens. Par une conséquence nécessaire, la grandeur en se divisant se réduit à rien ; car le point étant partout, le corps ne peut se composer que de contacts ou de points.

§ 21. Or cela revient à dire que le corps est absolument divisible, puisqu'il y a partout un point quelconque, que tous ensemble sont comme chacun en particulier, et qu'effectivement il n'y en a pas plus d'un seul ; car les points ne sont pas à la suite les uns des autres. Par conséquent non plus, le corps n'est pas absolument divisible ; [10] car si le corps est divisible à son milieu, il le sera également dans le point qui tient à celui-là. Mais l'instant ne continue pas l'instant, non plus que le point ne continue le point. Or, c'est en cela précisément que consistent la division et la composition des corps, de telle sorte qu'il y ait aussi union et désunion de parties. Mais le corps néanmoins ne se réduit pas en atomes, et il ne provient pas d'atomes, théorie qui renferme bien des difficultés insolubles. Le corps ne peut pas être formé [15] non plus de manière à ce que la division y soit possible sans aucune limite. Si le point suivait en effet le point, il en serait ainsi ; mais le corps se résout en parties de plus en plus petites, et la combinaison a lieu entre les plus petites parties.

§ 22. La production absolue et parfaite des choses ne se borne pas, comme on le prétend, à l'union des éléments et à leur désunion, pas plus que l'altération n'est un simple changement dans le continu. Mais c'est là une erreur complète, que tout le monde commet. [20] Encore une fois, il n'y a pas de production et de destruction absolues des choses, par union et désunion d'éléments ; il y en a seulement, quand une chose tout entière change, en venant de telle autre.

§ 23. Parfois aussi, l'on pense que l'altération est un changement quelconque du même genre; mais il y a ici une différence considérable. Dans le sujet, une partie se rapporte à l'essence, et l'autre à la matière. [25] C'est seulement quand il y a changement dans ces deux choses qu'il y a vraiment production et destruction ; il n'y a que simple altération, quand il y a changement dans les propriétés et les qualités accidentelles de la chose.

§ 24. C'est en se désunissant et en s'unissant que les choses deviennent facilement destructibles ; par exemple, quand les eaux se divisent en petites gouttelettes, elles deviennent plus vite de l'air, tandis que, si elles restent en masse, elles le deviennent plus lentement.

§ 25. Ceci, du reste, sera plus clair dans ce qui va suivre. Mais ici nous avons voulu seulement prouver qu'il est impossible que la production des choses soit une simple combinaison, comme l'ont prétendu quelques philosophes.

 

CHAPITRE Ill.

De la production absolue et de la destruction des choses; difficulté de cette question ; de la production et de la destruction relatives. Méthode à suivre dans cette recherche; citation du Traité du mouvement. De la perpétuité des êtres et de leur constante succession ; réciprocité de production et de destruction. Distinctions verbales importantes à faire; citation de Parménide. Différence de la production absolue et relative; différences de la destruction considérée sous ces deux rapports. Opinion vulgaire sur ce sujet; on donne trop en général au témoignage des sens. Explications diverses; manière de comprendre la perpétuité des phénomènes.

§ 1. Ceci fixé, il faut rechercher d'abord s'il y a bien réellement quelque chose qui naisse et qui meure d'une manière absolue, ou s'il n'y a rien qui naisse et meure, à proprement parler. Dans ce cas, il faut rechercher si une chose quelconque ne vient pas toujours d'une autre chose d'où elle sort : comme, par exemple, du malade [35] vient le bien portant, et du bien portant vient le malade, ou comme le petit vient du grand, et le grand vient du petit, toutes les autres choses sans exception se produisant de cette même manière. [318a] Que si l'on admet une production absolue, alors il faudra que l'être vienne absolument du non-être, du néant, de telle sorte qu'il serait vrai d'affirmer que le néant appartient à certains êtres. Une production relative peut bien venir d'un non-être relatif; et par exemple, le blanc peut venir du non-blanc, ou le beau vient du non-beau ; mais la production absolue doit venir de l'absolu non-être.

§ 2. [5] Or, l'Absolu en ceci exprime, ou le primitif dans chaque catégorie de l'être, ou l'universel, c'est-à-dire, ce qui renferme et contient tout. Si c'est le primitif que signifie l'absolu, il y aura production de substance, venant de ce qui n'est pas substance. Mais ce qui n'a pas de substance, et ce qui n'est point telle chose déterminée ne peut évidemment être non plus à aucune autre des catégories, [10] telles que la qualité, la quantité, le lieu, etc. ; car alors ce serait admettre que les qualités des substances en peuvent être séparées. Si c'est le non-être d'une façon générale que signifie l'absolu, c'est alors la négation universelle de toutes choses; et par conséquent, ce qui naît et se produit doit nécessairement naître de rien.

§ 3. Du reste, nous avons parlé ailleurs de ce sujet, et nous en avons traité déjà plus au long. Mais nous résumerons ici notre pensée, et nous dirons en peu de mots [15] qu'en un sens il peut y avoir absolue production de quelque chose venant du néant, du non-être, et qu'en un autre sens, rien ne peut jamais venir que de ce qui est.

C'est qu'en effet ce qui est en simple puissance et n'est pas en réalité, doit être préalablement et nécessairement des deux façons que nous venons d'indiquer. Mais il n'en reste pas moins à examiner, avec le plus grand soin, cette question, dont la difficulté peut encore nous étonner même après les développements qui précèdent, à savoir comment la production absolue peut avoir lieu, soit qu'elle vienne de ce qui est en puissance, soit qu'elle ait lieu de toute autre façon.

§ 4. [20] On peut rechercher, en effet, s'il y a uniquement production de la substance et de telle chose déterminée et réelle, ou s'il n'y a pas aussi production de la qualité, de la quantité, du lieu etc. Mêmes questions également pour la destruction. Que si réellement quelque chose vient à se produire et à naître, il est évident qu'il doit y avoir une certaine substance qui est au moins en puissance, si elle n'est pas en réalité, et en entéléchie, d'où sortira la production de la chose, et dans la quelle la chose devra se changer de toute nécessité, quand elle est détruite.

§ 5. [25] Se peut-il qu'une des autres catégories qui sont en toute réalité, en entéléchie, appartienne à cet être en puissance ? En d'autres termes, peut-on appliquer les idées de quantité, de qualité, de lieu, à ce qui n'est telle chose qu'en puissance, et est en puissance uniquement, sans être telle chose d'une manière absolue, ni même sans être absolument du tout ? Car si cet être n'est aucune chose en réalité, mais qu'il soit toutes choses en puissance, le non-être ainsi compris peut avoir une existence séparée ; et alors on en arrive à cette conséquence, qu'ont encore redoutée par dessus [30] tout les premiers philosophes, de faire naître les choses du pur néant.

Mais si l'on n'admet pas que ce soit un être véritable ou une substance, et que ce soit quelque autre des catégories indiquées, alors on suppose, ainsi que nous l'avons déjà dit, que les qualités et les affections peuvent être séparées des substances.

§ 6. Tels sont les problèmes qu'il faut discuter ici, dans la mesure qui convient, de même qu'il nous faut rechercher quelle est la cause qui rend la production des êtres éternelle, soit la production absolue, soit la production partielle. [318b] Or, comme il n'y a, selon nous, qu'une seule et unique cause d'où part le principe du mouvement, et comme il n'y a également qu'une seule et unique matière, il faut expliquer ce que c'est que cette cause.

§ 7. Mais déjà nous en avons parlé dans notre Traité du mouvement, quand nous y avons établi qu'il y a, d'une part, quelque chose d'immobile durant toute l'éternité, et d'autre part, quelque chose qui est mis au contraire dans un éternel mouvement. [5] L'étude du principe immobile des choses relève d'une philosophie différente et plus haute ; mais quant au moteur qui meut tout le reste, parce qu'il est mis lui-même dans un mouvement continu, nous en parlerons plus tard, en expliquant quelle est la cause de chacun des phénomènes particuliers. Ici nous nous bornerons à traiter de cette cause qui se présente sous forme de matière, et qui fait que la production des choses et leur destruction ne font jamais défaut dans la nature. [10] Mais cette discussion éclaircira peut-être, du même coup, le doute que nous venons d'élever tout à l'heure, et l'on verra comment il faut entendre aussi la destruction absolue et l'absolue production des choses.

§ 8. D'ailleurs, c'est déjà une question bien assez embarrassante que de savoir quelle peut-être la cause qui entretient et enchaîne la génération des choses, si l'on suppose que ce qui est détruit s'en retourne dans le néant, et que le non-être n'est rien ; [15] ce qui n'est pas, n'étant ni substance, ni qualité, ni quantité, ni lieu, etc. Car alors, puisque à tout instant quelqu'un des êtres disparaît et s'éteint, comment se fait-il que le monde entier n'ait pas été déjà depuis si longtemps épuisé mille fois, si la source d'où vient chacun de ces êtres est limitée et finie? Certes si cette perpétuelle succession ne cesse jamais, ce n'est pas que la source d'où proviennent les êtres soit infinie ; [20] car cela est tout à fait impossible, puisqu'en réalité rien n'est infini, et que c'est même seulement en puissance que quelque chose peut être infini dans la division. Or nous avons démontré que la division était seule à être incessante et à ne jamais manquer, parce qu'on peut toujours prendre une quantité de plus en plus faible. Mais ici nous ne voyons rien de pareil. La perpétuité de la succession ne devient-elle pas nécessaire par cela seul que la destruction d'une chose est la production d'une autre, et que, réciproquement, [25] la production de celle-ci est la mort et la destruction de celle-là ?

§ 9. Par là, on aura une cause qui pourra suffire à tout expliquer pour la production et la destruction des choses : ici, dans leur généralité, et là, dans chacun des êtres particuliers. Mais il n'en faut pas moins rechercher pourquoi, en parlant de certaines choses, on dit d'une manière absolue qu'elles se produisent et qu'elles se détruisent, tandis qu'en parlant de telles autres choses, on ne le dit pas absolument, s'il est bien vrai que la production [30] de tel être soit la même chose que la destruction de tel autre, et si à l'inverse la destruction de celui-ci est bien la production de celui-là.

§ 10. Cette différence d'expression demande aussi à être expliquée, puisque nous disons d'un être qu'il est, dans tel cas, absolument détruit, et non pas qu'il l'est seulement sous tel rapport; et puisque nous prenons la production dans un sens absolu, aussi bien que la destruction. Ainsi telle chose devient telle autre chose ; mais elle ne devient pas absolument. Voilà, par exemple, comment nous disons de quelqu'un qui apprend, qu'il devient savant, [35] mais nous ne disons pas pour cela qu'il devient et se produit absolument. En se rappelant ce que nous avons dit bien souvent, [319a] à savoir que tels noms expriment une substance réelle et que tels autres ne l'expriment pas, on peut voir d'où vient la question ici posée ; car il importe beaucoup de déterminer ce en quoi se change l'objet qui change. Par exemple, la transition d'un objet qui devient du feu peut être une production absolue ; mais c'est aussi la destruction de quelque chose, par exemple, de la terre. De même, la production de la terre [5] est bien sans doute aussi une production ; mais ce n'est pas une production absolue, bien que ce soit une destruction absolue, et par exemple, la destruction du feu.

§ 11. C'est en ce sens que Parménide ne reconnaît que deux choses au monde : l'être et le non-être, qui sont pour lui le feu et la terre. Peu importe, du reste, de faire l'hypothèse de ces éléments, ou d'autres éléments pareils ; car nous ne recherchons que la manière dont les phénomènes se passent, et non leur sujet. Ainsi, la modification qui mène les choses à l'absolu [10] non-être, c'est une destruction absolue ; et au contraire, ce qui les mène absolument à l'être, c'est une absolue production. Mais quelles que soient les substances où l'on considère la production et la destruction, soit le feu, soit la-terre, soit tout autre élément analogue, la production et la destruction n'en sont pas moins toujours, l'une de l'être, et l'autre du non-être.

§ 12. Telle est donc une première différence d'expression, qu'on peut établir entre la production et la destruction absolues, et entre la production et la destruction qui ne sont pas absolues. Une autre différence qui peut les distinguer, c'est la matière où elles ont lieu, quelle que soit cette matière. Celle dont les différences expriment [15] davantage telle ou telle réalité, est aussi davantage de la substance ; et celle dont les différences expriment davantage la privation est davantage du non-être. Ainsi, la chaleur est une certaine catégorie et une espèce réelle ; au contraire, le froid n'est qu'une privation ; et c'est par ces mêmes différences que la terre et le feu se distinguent.

§ 13. Pour le vulgaire, ce qui constitue surtout la différence de la production et de la destruction, c'est que l'une est perceptible aux sens, et que l'autre ne l'est pas. [20] Quand il y a changement en une matière sensible, le vulgaire dit que l'objet naît et se produit, et qu'il meurt et se détruit quand il change en une matière invisible. C'est que les hommes définissent en général l'être et le non-être, selon qu'ils sentent la chose ou ne la sentent pas ; de même qu'ils prennent pour l'être ce qu'on connaît, et pour le non-être, ce qu'on ignore. Mais alors c'est la sensibilité qui remplit la fonction de la science. De même donc que les hommes ne conçoivent [25] leur propre vie et leur être que par ce qu'il sentent ou peuvent sentir, de même aussi conçoivent-ils l'existence des choses, cherchant bien à connaître la vérité, mais ne la trouvant pas dans ce qu'ils disent.

§ 14. C'est que la production et la destruction absolues des choses sont tout autres, selon qu'on les considère d'après l'opinion commune, ou dans leur réalité véritable. C'est ainsi que l'air et le vent existent moins, comme corps, si l'on s'en rapporte au simple témoignage des sens ; et voilà pourquoi [30] l'on croit que les choses qui sont détruites absolument, se détruisent en se changeant en ces éléments, tandis que l'on croit que les choses naissent et se produisent, quand elles se changent en quelque élément qu'on puisse toucher; et par exemple, en terre. Mais dans la vérité, ces deux éléments sont substance et espèce, bien plus que la terre elle-même.

§ 15. On a donc expliqué ce qui fait qu'il y a la production absolue, en tant que destruction de quelque chose, et la destruction absolue, en tant que production [35] de quelque chose aussi. Cela tient en effet à ce que la matière est différente, soit parce que l'une est substance, [319b] tandis que l'autre ne l'est pas, soit parce que l'une est davantage, et que l'autre est moins, ou bien enfin que la matière d'où vient la chose, et celle où elle va, est plus ou moins sensible. On dit des choses, tantôt qu'elles naissent et deviennent absolument, et tantôt on dit limitativement qu'elles deviennent telle ou telle chose, sans qu'elles viennent l'une de l'autre réciproquement, à la manière dont nous l'entendons ici. [5] Nous nous bornons en effet maintenant à expliquer pourquoi, toute production étant la destruction de quelque autre chose, et toute destruction étant la production d'une autre chose aussi, nous n'attribuons pas dans le même sens la production et la destruction aux choses qui changent les unes dans les autres.

§ 16. Ceci du reste ne résout pas la question que nous nous posions en dernier lieu. Mais cela nous explique pourquoi de quelqu'un qui apprend, on dit qu'il devient savant, [10] et non pas qu'il devient absolument; tandis que d'une chose qui pousse naturellement, on dit d'une manière absolue qu'elle naît et devient. Ce sont là les déterminations, les différentes catégories, dont les unes expriment l'être réel et particulier, les autres la qualité, les autres la quantité. Par suite, de toutes les choses qui n'expriment pas une substance, on ne dit point d'une manière absolue qu'elles deviennent, mais qu'elles deviennent telle ou telle chose. Cependant, pour tous les cas également, la production ne s'applique expressément qu'aux objets placés dans une des deux séries. Par exemple; dans la catégorie de la substance, on dit que la chose devient, [15] si c'est du feu qui se produit ; on ne le dit pas, si c'est de la terre ; dans la catégorie de la qualité, on dit que la chose devient, si l'être devient savant, et non pas s'il devient ignorant.

§ 17. Ainsi donc, voilà comment nous expliquons pourquoi certaines choses se produisent d'une manière absolue, et comment d'autres ne se produisent, ni d'une manière absolue, ni du tout, jusque dans les substances elles-mêmes. Nous avons dit aussi pourquoi le sujet, en tant que matière, est la cause de la production continue et éternelle des choses, [20] attendu qu'il peut indifféremment se changer dans les contraires, et que, pour les substances, la production d'un phénomène est toujours la destruction d'un autre; et réciproquement, que la destruction de celui-ci est la production de celui-là.

§ 18. Du reste, il n'y a pas non plus à se demander pourquoi c'est cette destruction éternelle des êtres qui fait que quelque chose peut se produire ; car de même qu'on dit qu'une chose est détruite absolument, quand elle passe à l'insensible et au non-être, de même on peut dire qu'elle se produit et vient du non-être, quand elle vient de l'insensible. [25] Par conséquent, soit qu'il y ait, soit qu'il n'y ait pas préalablement un sujet, la chose vient toujours du néant; de telle sorte que, tout à la fois, la chose, en se produisant vient du non-être, et qu'en se détruisant, elle retourne au non-être encore. C'est bien là ce qui fait qu'il n'y a ni cessation ni lacune ; car la production est la destruction du non-être, et la destruction est la production du néant.

§ 19. Mais on pourrait se demander si ce non-être absolu [30] est le second des deux contraires ; et par exemple, la terre et tout ce qui est lourd étant le non-être, si c'est le feu et tout ce qui est léger qui est, ou qui n'est pas l'être. Mais on peut dire encore que la terre est l'être, et que le non-être est la matière de la terre, comme il l'est également du feu. Mais la matière de l'un et de l'autre de ces éléments est-elle donc différente? Et est-il impossible qu'ils viennent l'un de l'autre, non plus que des contraires? [320a] Car le feu, la terre, l'eau et l'air ont des contraires ; ou bien, leur matière est-elle la même en un sens, et n'est-elle différente qu'en un autre sens ? Car ce qui est le sujet de part et d'autre est identique, et c'est le mode seul d'existence qui ne l'est pas. [5] Mais arrêtons-nous à ce que nous venons de dire sur ce sujet.

 

CHAPITRE IV.

Différences de la production et de l'altération ; distinction du sujet et de l'attribut du sujet ; définition de l'altération, exemples divers; définition de la production absolue, et, exemples divers. Fin de la comparaison entre la production et I'altération.

§ 1. Il faut maintenant expliquer en quoi diffèrent la production et l'altération ; car nous pensons que ces changements des choses sont tout à fait distincts l'un de l'autre, attendu que le sujet qui est un être réel, et la modification, qui, naturellement, est attribuée au sujet, sont quelque chose de tout différent, et qu'il peut y avoir changement [10] de l'un et de l'autre.

§ 2. Il y a altération quand le sujet demeurant le même et étant toujours sensible, il subit un changement dans ses propriétés spéciales, qui peuvent être d'ailleurs ou contraires ou intermédiaires. Ainsi par exemple, le corps est bien portant ; et ensuite il est malade, tout en restant le même. C'est encore ainsi que l'airain est tantôt arrondi, et tantôt anguleux, tout en restant le même substantiellement.

§ 3. Mais lorsque l'être vient à changer tout entier, [15] sans qu'il reste rien de sensible, en tant que seul et même sujet, et que, par exemple, le sang se forme en venant de toute la semence, que l'air vient de toute l'eau, ou réciproquement, l'eau de tout l'air; alors il y a, dans ce cas, production de l'un, et destruction de l'autre. C'est surtout vrai, lorsque le changement passe de l'insensible au sensible, soit pour le sens du toucher, soit pour tous les autres sens ; par exemple, lorsqu'il y a production d'eau, ou lorsqu'il y a dissolution [20] de l'eau en air ; car l'air est comparativement à peu près insensible.

§ 4. Mais si dans ces choses, il subsiste quelque qualité identique pour les deux termes de l'opposition, dans l'être qui naît, et dans celui qui est détruit ; et si par exemple, lorsque l'eau se forme en venant de l'air, ces deux éléments sont également diaphanes et froids, alors il ne faut plus que l'une de ces deux propriétés seulement appartienne au corps dans lequel se fait le changement. Quand il n'en est pas ainsi, ce n'est qu'une simple altération ; [25] par exemple, dans le cas où l'homme musicien est venu à disparaître, et l'homme non-musicien s'est produit et a paru. Mais l'homme n'en demeure pas moins toujours le même. Si donc ce n'était pas essentiellement une propriété ou affection de cet être que l'habileté; ou l'ignorance, en fait d'art musical, alors il y aurait production de l'un des phénomènes et destruction de l'autre. Aussi voilà pourquoi ce ne sont là que des modifications de l'homme, tandis que c'est production et destruction de l'homme qui est musicien, et de l'homme qui ne sait pas la musique. [30] Il n'y a là qu'une affection du sujet qui subsiste, et c'est là précisément ce qu'on appelle une altération.

§ 5. Lors donc que le changement d'un terme contraire à l'autre se fait en quantité, c'est augmentation et diminution ; quand c'est dans le lieu, c'est translation ; quand c'est en propriété spéciale et en qualité, c'est altération proprement dite. Mais lorsque rien [320b] ne demeure absolument du sujet, dont l'un des contraires est une affection ou un accident, c'est qu'il y a production, d'une part, et destruction, d'autre part.

§ 6. Or c'est la matière qui est, éminemment et par excellence, le sujet susceptible de la production et de la destruction ; et en un certain sens, elle est aussi ce qui subit les autres espèces de changements, parce que tous les sujets, quels qu'ils soient, sont susceptibles de certaines oppositions par contraires. [5] Du reste, nous nous arrêtons ici, dans ce que nous avions à dire sur la production et la destruction, et aussi sur l'altération, pour expliquer si elles sont ou ne sont pas, et comment elles sont.

 

CHAPITRE V.

Théorie de l'accroissement ; ses différences avec la production et l'altération, soit dans le sujet de l'accroissement, soit dans la manière dont l'accroissement se produit ; déplacement insensible de l'objet accru. Difficulté de comprendre d'où vient l'accroissement dans les corps; toutes les parties du corps s'accroissent à la fois. Conditions essentielles de l'accroissement, au nombre de trois. Comparaison de l'accroissement et de l'altération. - Théorie nouvelle de l'accroissement; distinction de l'acte et de la puissance ; il faut que la puissance se réalise pour qu'il y ait accroissement; rapport de l'élément nouveau qui fait croître le corps, au corps qui est accru.

§ 1. Nous avons encore à parler de l'accroissement, et à dire en quoi l'accroissement diffère de la production et de l'altération, et comment les choses qui s'accroissent peuvent croître, et les choses qui diminuent, diminuer.

§ 2. [10] Il faut donc examiner d'abord si la différence de ces phénomènes, les uns aux autres, consiste uniquement dans le sujet auquel ils se rapportent. Un changement qui se fait de tel être à tel autre être, et par exemple, de la substance en simple puissance à la substance en réalité, en entéléchie, est-il une production, une génération ? Le changement qui a lieu en grandeur, est-il accroissement et diminution? Ou enfin, celui qui a lieu en qualité est-il une altération ? [15] Mais les deux derniers phénomènes dont on vient de parler, ne sont-ils pas toujours des changements de choses qui, de la puissance, passent à la réalité, à l'entéléchie? Ou bien aussi, n'est-ce pas le mode du changement qui diffère? Ainsi l'objet qui est altéré, non plus que l'objet qui naît et devient ne paraissent pas nécessairement devoir changer de lieu. Mais ce qui croit, et ce qui décroît ; doit en changer, tout en en changeant autrement que l'objet qui se meut dans l'espace.

§ 3. Car l'objet [20] mu dans l'espace change tout entier de place, tandis que ce qui s'accroît ne change que comme une chose qui glisse et s'étend ; le sujet demeurant en place, ses parties seules changent de lieu. Mais ce n'est pas comme celles de la sphère, tournant sur elle même ; car celles-là changent de place le corps tout entier ; la sphère demeurant dans le même lieu. Au contraire, les parties de l'objet qui s'accroît tiennent toujours de plus en plus de place, de même que celles de l'objet qui décroît en tiennent de moins en moins.

§ 4. [25] On le voit donc : le changement dans un objet qui naît, dans celui qui s'altère et dans celui qui s'accroît, diffère non pas seulement par l'objet qui subit le changement, mais aussi par la manière dont le changement se fait. Mais quant à l'objet propre auquel s'applique le changement de l'accroissement et du décroissement, croître et décroître paraissant ne s'appliquer qu'à une grandeur, comment doit-on concevoir qu'il s'accroît ? Doit-on comprendre qu'il se forme, [30] dans ce cas, corps et grandeur réelle de ce qui n'est corps et grandeur qu'en simple puissance, et qui en réalité, en entéléchie, n'a ni corps ni grandeur véritable ? Mais cette explication même peut se prendre en un double sens ; et l'on peut, encore se demander de laquelle des deux façons l'accroissement doit avoir lieu. Vient-il de la matière qui serait isolée et séparée en elle-même ? Ou vient-il de la matière qui serait dans un autre corps ? Mais ces deux manières de comprendre l'accroissement, ne sont-elles pas également impossibles? [321a] Si en effet la matière de l'accroissement est isolée, ou elle n'occupera aucune portion de l'espace, ou elle sera comme un point, ou bien elle ne sera que du vide ; et ce sera un corps non-perceptible à nos sens. Dans l'une de ces deux suppositions, elle ne peut pas être ; et dans l'autre, elle doit exister nécessairement dans un lieu ; car ce qui en provient doit toujours être quelque part, de telle sorte que ce corps y est aussi, ou par lui-même, ou indirectement.

§ 5. Mais si l'on suppose que la matière est dans un corps, et qu'elle y soit séparée, de manière qu'elle ne fasse point partie de ce corps, ni par elle-même, ni par accident, il résultera de cette hypothèse une foule d'impossibilités manifestes. Je m'explique : par exemple, s'il se forme de l'air, venant de l'eau, ce ne sera pas parce que l'eau change, mais parce que la matière de l'air sera renfermée dans l'eau, qui le produit, comme dans une espèce de vase ; [10] car rien n'empêche que les matières ne soient en nombre infini, de façon qu'elles puissent aussi se produire en réalité et en entéléchie. Il faut ajouter de plus que ce n'est pas même ainsi que l'air paraît venir de l'eau, comme s'il sortait d'un corps qui resterait toujours ce qu'il était.

Il vaut donc mieux supposer que la matière est inséparable dans tous les corps, une et identique, numériquement parlant, bien qu'elle ne soit pas une et identique au point de vue de la raison.

§ 6. C'est par les mêmes motifs [15] qu'il ne faut pas supposer que la matière du corps n'est que des points ou des lignes ; car la matière est précisément ce dont les points et les lignes sont les extrémités ; elle ne peut jamais exister sans quelque propriété, ni sans forme. Ainsi donc, une chose vient toujours d'une autre chose absolument, ainsi qu'on l'a déjà dit ailleurs ; et elle vient d'une chose qui existe en réalité, en entéléchie, soit de même genre, soit de même forme. [20] Par exemple, le feu est produit par le feu ; l'homme est produit par l'homme ; c'est-à-dire par une réalité, une entéléchie ; car le dur ne peut venir de la simple qualité de dur ; la matière est la matière d'une substance corporelle, c'est-à-dire d'un corps spécial et déterminé, puisque le corps ne peut jamais être quelque chose de commun. Elle est la même, soit pour la grandeur, soit pour la propriété de cette grandeur, séparable aux yeux de la raison, mais non séparable dans l'espace, à moins qu'on ne suppose que les propriétés puissent être séparées des corps qui les possèdent.

§ 7. [25] Il est donc évident, d'après cette discussion, que l'accroissement dans les choses n'est pas un changement qui viendrait d'une grandeur en simple puissance, mais sans aucune dimension en réalité, en entéléchie ; car alors la qualité commune serait séparable ; et l'on a dit, antérieurement ailleurs, que c'était là une chose impossible. [30] De plus, un changement de ce genre s'applique spécialement, non pas à l'accroissement, mais à la production ; car l'accroissement n'est que le développement d'une grandeur préexistante, de même que la diminution n'est que son amoindrissement. Voilà pourquoi il faut que l'objet qui s'accroît ait d'abord une certaine grandeur. Par conséquent, il ne se peut pas que l'accroissement, qui passe à l'entéléchie de la grandeur, vienne d'une matière dénuée de toute grandeur ; car ce serait là bien plutôt une production, et ce ne serait pas un véritable accroissement.

§ 8. Il est donc préférable de reprendre cette étude entière, [321b] comme si nous en étions tout à fait au début, et de rechercher quelles peuvent être les causes de l'accroissement et de la diminution des choses, après avoir constaté ce qu'on entend par s'accroître ou diminuer. Dans un objet qui croit, il semble donc que toutes les parties, sans exception, s'accroissent. De même, dans la diminution, toutes les parties de l'objet semblent devenir de plus en plus petites. [5] De plus, l'accroissement paraît avoir lieu, parce que quelque chose se joint au corps ; et le décroissement, parce que quelque chose en sort. Mais l'accroissement ne peut se faire nécessairement que par quelque chose qui est incorporel ou corporel. Si c'est par l'incorporel, alors la partie commune serait séparable ; or il est impossible qu'il y ait une matière séparée de toute grandeur, ainsi qu'on vient de le dire. Si c'est par quelque chose de corporel que l'accroissement a lieu, il en résulte alors qu'il y aura deux corps dans un seul et même lieu, à savoir celui qui s'accroît et celui qui fait croître. Or c'est là encore une impossibilité.

§ 9. On ne peut pas [10] même dire que l'accroissement et la diminution des choses puissent avoir lieu de la même façon que quand, par exemple, l'air vient de l'eau, puisque alors le volume de l'air est devenu plus considérable. Ce n'est donc plus là un simple accroissement de l'eau ; c'est la production d'un corps nouveau, dans lequel le premier corps a changé ; et c'est la destruction de son contraire. Ce n'est là l'accroissement ni de l'un ni de l'autre. Mais, ou ce n'est même l'accroissement de rien, ou bien c'est l'accroissement de ce qui est commun aux deux objets, celui qui est produit, aussi bien que celui qui est détruit ; et cette partie commune est un corps aussi. [15] L'eau non plus que l'air ne s'est pas accrue ; seulement l'un a disparu et péri, tandis que l'autre s'est produit ; et il faut qu'il y ait un corps, puis qu'il y a eu accroissement.

§ 10. Mais il y a là encore une impossibilité nouvelle ; car il faut rationnellement conserver les conditions indispensables sans lesquelles on ne peut concevoir le corps qui s'accroît, ou celui qui diminue. Or, il y en a trois : l'une, c'est que toute partie quelconque devient plus grande dais une grandeur qui s'accroît : [20] par exemple, si c'est de la chair, une partie quelconque de la chair s'accroît. La seconde condition, c'est que l'accroissement a lieu par une certaine adjonction au corps; et troisièmement enfin, il faut tout à la fois que l'objet s'accroisse et qu'il persiste. En effet, lorsqu'une chose se produit ou disparaît absolument, elle ne persiste point; mais quand elle subit une altération, ou un accroissement, ou une réduction, cette chose, tout en étant accrue ou altérée, demeure et subsiste la même. Ici, c'est la qualité de la chose qui seule cesse d'être la même ; [25] là, c'est la grandeur même qui ne reste pas identique. Si donc l'accroissement était bien ce qu'on a prétendu, la chose accrue pourrait alors s'accroître sans que rien vînt s'y adjoindre, ni que cette chose persistât, de même qu'elle pourrait dépérir, sans que rien en sortît, et sans que la chose accrue subsistât davantage. Mais il faut absolument conserver ces conditions, puisqu'on a supposé que c'était là, en effet, l'accroissement.

§ 11. On pourrait encore demander : [30] Qu'est-ce qui s'accroît précisément? Est-ce le corps auquel vient s'ajouter quelque chose? Par exemple, lorsque telle cause fait accroître la cuisse dans le corps d'un homme, est-ce bien la cuisse elle-même qui devient plus grosse ? Et pourquoi ce qui fait grossir la cuisse, [35] c'est-à-dire la nourriture, ne s'accroit-il pas aussi ? Pourquoi donc, en effet, les deux ne s'accroissent-ils pas à la fois ? Car ce qui s'accroît et ce qui accroît sont plus grands; comme en mêlant de l'eau et du vin, la quantité de l'un et de l'autre devient plus grande également. Ne peut-on pas dire que cela tient à ce que, dans un cas, la substance demeure et subsiste, tandis que la substance, et c'est ici la substance de la nourriture, disparaît dans l'autre cas ? Ici encore c'est l'élément dominant, qui donne son nom au mélange, comme quand on dit que le mélange est du vin, [322a] parce que le mélange entier fera l'effet de vin et non pas d'eau.

§ 12. Il en est de même aussi pour l'altération. Si, par exemple, la chair subsiste et reste toujours ce qu'elle est, et s'il survient à la chair une qualité essentielle qui n'y était pas antérieurement, la chair alors a été simplement altérée. [5] Mais parfois, ce qui altère la chose, ou ne souffre rien lui-même dans sa propre substance, qui n'a pas été altérée ; ou quelquefois il est altéré aussi. Mais ce qui altère, ainsi que le principe du mouvement, est dans l'objet accru et dans l'objet altéré ; car c'est en eux que se trouve le principe moteur. Or il se peut aussi que ce qui entre dans le corps y devienne plus grand, en même temps que le corps qui le reçoit et en profite ; par exemple, si l'élément qui entre y devient de l'air. Mais en souffrant cette transformation, il est détruit ; et le principe moteur n'est plus en lui.

§ 13. [10] Après avoir suffisamment exposé ces difficultés, il faut essayer de découvrir la solution de ce problème, en admettant toujours les conditions suivantes : que l'accroissement n'est possible qu'autant que le corps accru demeure et persiste, et que rien ne peut s'accroître sans que quelque chose ne vienne s'y ajouter, ni diminuer sans que quelque chose n'en sorte ; que de plus tout point sensible quelconque du corps accru ou diminué est devenu ou plus grand ou plus petit ; [15] que le corps n'est pas vide ; que deux corps ne peuvent jamais être dans le même lieu; et enfin que le corps où l'accroissement se produit, ne peut pas s'accroître par de l'incorporel.

§ 14. Nous arriverons à la solution cherchée, en admettant d'abord que les corps à parties non-similaires peuvent s'accroître, parce que ce sont les corps à parties similaires qui s'accroissent ; car les premiers ne sont composés que des seconds. Il faut ensuite remarquer que, quand on parle de la chair et de l'os, et de toute autre partie [20] analogue des corps, ceci peut se prendre en un double sens, comme pour toutes les autres choses qui ont leur espèce et leur forme dans la matière ; car la matière et la forme sont également appelées de la chair et de l'os. Dire que. toute partie quelconque d'un corps s'accroît, et que quelque élément nouveau vient s'y adjoindre, c'est là une assertion qui est possible selon la forme; mais elle ne l'est pas selon la matière. Il faut penser qu'il en est ici comme lorsqu'on mesure de l'eau avec une mesure qui reste la même ; l'eau qui survient est autre, et toujours autre. [25] C'est également ainsi que s'accroît la matière de la chair, et il n'y a pas addition à toute partie quelconque ; mais telle partie s'écoule et telle autre s'agrège ; et l'adjonction n'a lieu qu'à toute partie quelconque de la figure et de l'espèce.

§15. Mais pour les corps composés de parties non-similaires, par exemple, pour la main, il est plus évident que tout s'accroît d'une manière proportionnelle ; car, dans ce cas, [30] la matière de l'espèce étant différente, elle est plus facile à distinguer que pour la chair et pour les corps à parties similaires. Voilà pourquoi, même sur un mort, il semble qu'on reconnaîtrait encore de la chair et des os plus aisément qu'on n'y retrouve la main et le bras. Ainsi, en un sens on peut dire que toute partie quelconque de la chair s'accroît; et en un autre sens, on ne peut pas dire que toute partie s'accroisse. Selon la forme, il s'est joint quelque chose à toute partie quelconque, mais non pas suivant la matière. [35] Cependant le tout est devenu plus grand, parce que quelque chose est venu s'y ajouter, qu'on appelle la nourriture et qu'on appelle aussi le contraire. Mais ce quelque chose [322b] ne fait que changer dans la même espèce ; comme par exemple, lorsque l'humide vient s'adjoindre au sec, et qu'en s'adjoignant, il change en devenant sec lui-même. En effet, il se peut tout à la fois que le semblable s'accroisse par le semblable, et, dans un autre sens, que ce soit par le dissemblable.

§ 16. On pourrait encore demander ce que doit être exactement la chose qui produit l'accroissement. [5] Il est clair que ce nouvel élément doit être le corps en puissance. Par exemple, si c'est de la chair qu'il accroît, il doit être chair en puissance, tout en étant en réalité et en entéléchie une autre chose ; et cette autre chose a dû se détruire pour devenir de la chair. Ainsi donc, elle n'est pas en soi ce qu'elle devient ; car alors il y aurait production et non pas simple accroissement. Mais la chose qui s'accroît est précisément dans celle-là. Qu'a donc éprouvé le corps par cet élément nouveau, pour qu'il se soit ainsi accru? A-t-il subi un mélange, comme lorsqu'on verse de l'eau dans du vin, de manière à ce que le mélange entier puisse faire encore du vin? [10] Ou bien, de même que le feu brûle quand il touche quelque chose de combustible, de même dans le corps qui s'accroît et qui, en réalité et en entéléchie, est de la chair, la substance intérieure, qui a la force d'accroître, fait-elle de la chair réelle et en entéléchie de la chair en puissance qui s'est approchée d'elle ? Il faut donc que cet élément nouveau coexiste et soit avec l'autre ; car s'il était à part, ce serait une production réelle. C'est ainsi que l'on peut faire du feu avec du feu, qui existe préalablement, en jetant du bois dessus; [15] de cette façon, ce n'est bien qu'un accroissement, tandis que, quand les bois eux-mêmes viennent à brûler, il y a production véritable.

§ 17. Mais la quantité, prise dans son sens universel, ne se produit pas plus ici que ne pourrait se produire l'animal, lequel ne serait ni homme, ni aucun animal particulier. De fait, il en est ici de la quantité, comme là il en est de l'universel. Ainsi donc, la chair et l'os nu la main, ou les nerfs et les parties similaires de ces organes, s'accroissent, parce qu'une certaine quantité de matière vient sans doute s'y ajouter, mais sans que cette matière soit une quantité appréciable de chair. [20] En tant donc que l'élément nouveau est l'un et l'autre en puissance, et par exemple une certaine quantité de chair, en ce sens, cet élément accroit le corps ; car il faut qu'il devienne de la chair, et de la chair en une certaine quantité. Mais c'est en tant seulement qu'il est de la chair, que l'élément ajouté peut nourrir le corps. C'est par là que, rationnellement, la nourriture et l'accroissement diffèrent l'un de l'autre. Voilà aussi pourquoi le corps est nourri tout le temps qu'il vit et dure, et même qu'il dépérit ; mais il ne s' accroît pas sans cesse. [25] Au fond, la nutrition est identique et se confond avec l'accroissement ; mais leur être est différent. Ainsi donc, en tant que l'élément qui vient s'ajouter est en puissance, une certaine quantité de chair peut accroître la chair ; mais c'est seulement en tant qu'il est chair en puissance, qu'il peut être nourriture.

§ 18. [20] Cette forme, ou cette espèce sans matière est dans la matière, comme une puissance immatérielle ; mais s'il vient s'ajouter au corps quelque matière qui, en puissance, est immatérielle, tout en ayant aussi en puissance la quantité ces corps immatériels seront alors plus grands. Mais si cette matière ajoutée en arrive à ne pouvoir plus rien produire, et si, de même que l'eau en se mêlant de plus en plus au vin arrive à le rendre de plus en plus aqueux, et à le convertir enfin tout à fait en eau, alors elle pourra amener la destruction de la quantité ; mais la forme et l'espèce n'en demeureront pas moins.

 

 

CHAPITRE VI.

De l'action réciproque des éléments les uns sur les autres; de leur mélange; opinion de Diogène d'Apollonie. Pour comprendre que les éléments agissent ou souffrent les uns par les autres, il faut expliquer ce qu'on entend par leur contact sens divers de ce mot. Différences du mouvement et de l'action; le moteur immobile n'a pas besoin nécessairement de toucher l'objet qu'il meut; l'objet mu peut ne rien toucher à son tour. Fin de la théorie du contact.

§ 1. [323a] Comme il faut, en étudiant la matière et conséquemment les éléments, dire tout d'abord s'ils sont ou ne sont pas, si chacun d'eux est éternel ou s'ils sont créés d'une façon quelconque, et, étant créés, s'ils peuvent tous se produire mutuellement de la même manière, ou si l'un d'eux est antérieur aux autres, [5] il s'ensuit qu'il est nécessaire de bien déterminer préalablement les choses dont on n'a parlé jusqu'à cette heure que d'une façon très vague et très insuffisante.

§ 2. En effet, tous ceux qui admettent la création pour les éléments eux-mêmes, aussi bien que pour les composés qui en résultent, se bornent à tout expliquer par la réunion et la désunion, par la passivité et par l'action. Mais l'union n'est qu'un mélange ; et l'on ne nous a pas défini clairement ce que nous devons entendre par le mélange des corps. D'autre part, il n'est pas possible non plus qu'il y ait altération, [10] ni désunion ou réunion, sans un sujet qui agisse et qui souffre ; car ceux qui admettent la pluralité des éléments, les font naître de l'action et de la souffrance réciproques des uns sur les autres.

§ 3. Cependant il faut bien toujours arriver à dire que toute action vient d'un seul et unique élément ; et voilà comment Diogène avait raison en soutenant que, si tous les éléments ne venaient pas d'un seul, ils ne pourraient avoir entr'eux ni action [15] ni souffrance réciproques, et que, par exemple, le chaud ne pourrait pas se refroidir, ni le froid s'échauffer de nouveau. Ce n'est pas, disait-il, la chaleur et le froid qui se changent l'un dans l'autre ; mais évidemment c'est le sujet qui subit le changement. Par conséquent, concluait Diogène, dans les corps où il peut y avoir action et souffrance, il faut nécessairement qu'il y ait une seule nature sujette à ces deux phénomènes.

 Sans doute, soutenir que toutes les choses [20] sont dans ce même cas, ce ne serait pas exact ; et ceci ne s'observe en effet que dans les choses subordonnées les unes aux autres.

§ 4. Mais si l'on veut s'expliquer nettement l'action, la souffrance et le mélange, il faut, nécessairement aussi, étudier ce que c'est que le contact des choses entr'elles. Les choses ne peuvent pas réellement agir et souffrir l'une par l'autre, quand elles ne peuvent pas se toucher mutuellement ; et si elles ne se sont pas touchées antérieurement, d'une façon quelconque, elles ne peuvent pas du tout être mêlées l'une à l'autre. [25] Il faut donc d'abord définir ces trois phénomènes : le contact, le mélange, et l'action.

§ 5. Partons de ce principe : c'est que, pour toutes les choses où il y a mélange, il faut absolument qu'elles puissent se toucher entr'elles; et si l'une agit et que l'autre souffre, à proprement parler, il faut encore que ce contact soit possible. voilà notre motif pour parler d'abord du contact.

§ 6. Mais, [30] de même que la plupart des autres mots sont pris en plusieurs sens, tantôt par homonymie, et tantôt par dérivation d'autres mots qui leur sont antérieurs, de même cette diversité d'acceptions se représente pour le mot de Contact. Toutefois le contact proprement dit ne peut s'appliquer qu'aux choses qui ont une position, et il n'y a de position que pour les choses qui ont aussi un lieu ; car il faut entendre le contact et le lieu comme le font [323b] les mathématiques, soit que chacun d'eux, le lieu et le contact, soient séparés des choses, soit qu'ils existent de toute autre façon. Si donc, ainsi qu'on l'a démontré antérieurement, se toucher c'est avoir ses extrémités réunies, on peut dire que ces choses-là se touchent, qui, ayant des grandeurs et des positions déterminées, ont leurs extrémités réunies ensemble.

§ 7. Mais la position appartenant aux choses qui ont aussi un lieu, et la première différence du lieu étant le hala et le bas, avec les autres oppositions de ce genre, il s'ensuit que toutes les choses qui se touchent doivent avoir pesanteur ou légèreté, ou ces deux propriétés à la fois, ou au moins l'une des deux. Or, ce sont les choses de cette espèce qui sont susceptibles d'agir et de souffrir. [10] On doit donc évidemment en conclure que ces choses-là se touchent naturellement, qui, étant des grandeurs séparées et distinctes, auront leurs extrémités bout à bout, et pourront l'une mouvoir, et l'autre être mue, réciproquement l'une par l'autre. Mais comme le moteur ne meut pas de la même manière que meut à son tour l'objet mu, et que ce dernier ne peut mouvoir qu'autant que lui-même est mis en mouvement, tandis que l'autre peut mouvoir tout en restant lui-même immobile, il est évident que nous pourrons appliquer les mêmes distinctions au corps qui agit ; [15] car, dans le langage commun, on dit tout aussi bien que ce qui meut agit, et que ce qui agit meut.

§ 8. Cependant il y a ici quelque différence ; et il faut bien distinguer : c'est que tout ce qui meut ne peut pas toujours agir, comme nous le verrons en opposant ce qui s'agit à ce qui souffre. Un corps ne souffre que dans les cas où le mouvement est une affection ou passion ; et il n'y a passion que dans le cas où le corps est simplement altéré; par exemple, dans le cas où il devient chaud, ou devient blanc. Mais l'idée de mouvoir a plus d'extension que celle d'agir. [25] Donc il est évident que parfois les moteurs doivent toucher les choses qu'ils meuvent, et que parfois ils ne les touchent pas.

§ 9. La définition du contact, prise dans son sens le plus général, s'applique aux corps qui ont une position, l'un des corps en contact pouvant mouvoir, et l'autre pouvant être mu, et le moteur et le mobile n'ayant d'autre rapport entr'eux que celui d'action et de souffrance.

§ 10. [25] Dans les cas les plus ordinaires, la chose qui est touchée touche la chose qui la touche ; car presque tous les objets que. nous pouvons observer sont mis en mouvement avant de mouvoir aussi à leur tour ; et dans tous ces cas, il semble qu'il y a nécessité que l'objet qui est touché touche l'objet qui le touche. Mais nous disons qu'il se peut parfois aussi que le moteur seul touche l'objet auquel il donne le mouvement, et que l'objet qui est touché ne touche pas l'autre qui le touche. [30] Comme les corps homogènes ne meuvent que quand ils sont mus eux-mêmes, il faut, ce semble, qu'un corps qui est touché, touche aussi. Par conséquent, s'il y a quelque moteur qui, tout en étant lui-même immobile, communique le mouvement, il faudra qu'il touche l'objet qu'il meut, sans que rien le touche lui-même. C'est ainsi, en effet, que nous disons quelquefois que la personne qui nous fait de la peine, nous touche sans que nous la touchions nous-mêmes.

§ 11. Voilà ce que nous avions à dire sur le contact, considéré dans les objets naturels.

 

CHAPITRE VII.

Théorie de l'action et de la passion ; opinions des philosophes; Démocrite est celui qui a le mieux compris ce sujet; cause de l'erreur des philosophes. Le semblable ne peut éprouver aucune action de la part de son semblable; rapport nécessaire de l'agent et du patient; leur identité et leur différence. Conciliation des deux opinions opposées, dans une distinction verbale, qu'on ne fait pas toujours. Analogie du mouvement avec les deux phénomènes de l'action et de la passion ; le premier moteur peut être immobile; le premier agent peut également être impassible. Fin de la théorie de l'action et de la passion.

§ 1. [324a] A la suite de ce qui précède, nous allons expliquer ce qu'on doit entendre par agir et souffrir. Nous avons reçu des philosophes antérieurs à nous des théories assez divergentes entr'elles sur ce sujet. Cependant ils conviennent assez unanimement que le semblable ne peut rien souffrir du semblable, parce que l'un n'est pas plus [5] actif ni passif que l'autre ; et que les semblables ont toutes leurs qualités absolument identiques. Puis, on ajoute que ce sont naturellement les corps dissemblables et les corps différents qui ont action et passion réciproques les uns sur les autres. Par exemple, quand un feu moindre est éteint par un feu plus grand, nos philosophes prétendent que le feu qui est moindre souffre en effet par suite de l'opposition des contraires, beaucoup étant le contraire de peu.

§ 2. [10] Démocrite est le seul, à part de tous les autres, qui ait avancé en ceci une opinion particulière. Il soutient que ce qui agit et ce qui souffre est au fond identique et semblable, parce qu'il n'accorde pas que des choses différentes et tout autres puissent souffrir quoi que ce soit les unes des autres ; et si certaines choses, tout en étant différentes entr'elles, ont les unes sur les autres quelqu'action réciproque, ce phénomène, selon lui, se passe en elles non pas en tant qu'elles sont différentes, mais en tant qu'elles ont au contraire un point quelconque de ressemblance et d'identité.

§ 3. [15] Telles sont donc les opinions émises avant nous. Mais les philosophes qui les soutiennent peuvent sembler se contredire entre eux ; et, la cause de leurs dissentiments à cet égard, c'est que dans une question où il fallait considérer l'ensemble du sujet, ils n'en ont considéré, les uns et les autres, qu'une seule partie.

§  4. Il est bien vrai que ce qui est tout à fait semblable et ne diffère absolument d'aucune façon que ce soit, ne peut absolument rien souffrir, ni rien éprouver de la part de son semblable. [20] Pourquoi l'un des deux objets, en effet, agirait-il plutôt que l'autre ? S'il est possible que la chose souffre en quelque manière de son semblable, alors elle pourra se faire souffrir aussi elle-même. Or, ceci étant admis, il en résulterait que rien au monde ne serait impérissable, ni immobile, si l'on suppose que le semblable, en tant que semblable, peut agir, puisqu'alors tout être quelconque pourra se donner le mouvement à lui-même, et le donner tout aussi bien à l'être qui est tout à fait différent, et qui n'a rien du tout d'identique. [20] En effet, la blancheur ne peut subir aucune action de la part d'une ligne, ni une ligne rien éprouver de la part de la blancheur, si ce n'est peut-être par accident et indirectement : dans le cas, par exemple, où la ligne serait par hasard blanche ou noire ; car les choses ne peuvent pas modifier spontanément leur nature, quand elles ne sont pas contraires entr'elles, ou qu'elles ne viennent pas de contraires.

§ 5. Mais comme [30] agir et souffrir ne sont pas naturellement la propriété de la première chose venue et prise au hasard, et qu'ils ne se produisent que dans les choses qui sont contraires entr'elles, ou qui ont entr'elles une certaine contrariété, il en résulte nécessairement que l'agent et le patient doivent être semblables et identiques, au moins par leur genre, et qu'ils sont dissemblables et contraires par leur espèce. Ainsi, la nature veut que le corps subisse l'action du corps, que la saveur subisse l'action de la saveur, la couleur de la couleur ; en un mot, qu'un objet homogène puisse souffrir une action de la part de l'objet homogène. [324b] La cause en est que tous les contraires sont dans le même genre, et que les contraires agissent et souffrent les uns de la part des autres. Donc il faut nécessairement qu'en un sens, l'agent et le patient soient pareils ; et en même temps, il faut aussi qu'ils soient dissemblables et différents entr'eux.

§ 6. [5] Puis donc que l'agent et le patient sont les mêmes et semblables en genre et dissemblables en espèce, et que ce sont là les rapports des contraires, il s'ensuit évidemment que les contraires et les intermédiaires agissent et souffrent réciproquement, les uns à l'égard des autres. C'est en eux absolument que se passent la destruction et la production des choses. Aussi, est il tout simple que le feu échauffe et que le froid refroidisse; [10] en un mot, qu'une chose qui agit assimilé à elle la chose qui souffre son action; puisque ce qui agit et ce qui souffre sont des contraires, et que la production est précisément le passage de la chose à son contraire. Il en résulte que nécessairement ce qui souffre se change en ce qui agit ; et c'est seulement ainsi qu'il y aura production aboutissant au contraire.

§ 7. Voilà ce qui explique très bien comment, sans dire expressément les mêmes choses, nos philosophes peuvent cependant, des deux parts, arriver à découvrir la nature et la vérité. [15] Ainsi, tantôt nous disons que c'est le sujet même qui souffre, quand, par exemple, nous disons que telle personne se guérit, qu'elle s'échauffe, qu'elle se refroidit, et qu'elle éprouve telles autres affections du même genre ; et tantôt aussi, nous disons que c'est le froid qui devient chaud, ou que c'est la maladie qui devient la santé ; et des deux parts, l'expression est vraie.

§ 8. Il en est de même aussi en ce qui concerne l'agent ; et nous disons .parfois que c'est telle personne qui échauffe telle chose, et parfois aussi que c'est la chaleur qui échauffe ; car tantôt c'est la matière qui souffre l'action ; et tantôt aussi, c'est le contraire qui souffre. Ainsi, c'est en regardant les choses sous ce point de vue que les uns ont prétendu que l'être qui agit et celui qui souffre doivent avoir quelque chose d'identique ; et que les autres, regardant d'un côté différent, ont prétendu que c'était tout le contraire.

§ 9. Mais le raisonnement qu'on peut faire, pour expliquer [25] ce que c'est qu'agir et souffrir, est le même que celui par lequel on explique ce que c'est que mouvoir et être mu. Ainsi, l'expression de moteur se prend aussi en deux sens. D'abord, la chose où se trouve le principe du mouvement semble être le moteur, puisque le principe est la première des causes ; et c'est, en second lieu, le dernier terme relativement à l'objet qui est mu, et à la production de la chose.

§10. La même observation s'applique à l'agent ; et c'est ainsi que nous disons également, et que c'est le médecin qui guérit, ou que c'est le vin qu'il ordonne au malade. [30] Rien n'empêche donc que le premier moteur, dans le mouvement qu'il donne, ne reste lui-même immobile ; parfois même il y a nécessité qu'il le soit ; mais le dernier terme doit toujours, pour mouvoir, être d'abord mu lui-même.

§ 11. Dans l'action aussi, le premier terme n'est pas affecté, et il est impassible ; mais il faut que le dernier terme, pour pouvoir agir, souffre aussi lui-même quelqu'action préalablement. Toutes les choses qui n'ont pas la même matière agissent sans souffrir elles-mêmes et en restant impassibles : [35] par exemple, l'art de la médecine ; car tout en faisant la santé, elle n'éprouve aucune action de la part du corps qu'elle guérit. [325a] Mais la nourriture, en faisant la santé, souffre et éprouve elle-même aussi quelque affection ; car ou elle est échauffée, ou elle est refroidie, ou elle éprouve telle affection différente, en même temps qu'elle agit. C'est que d'une part, la médecine est ici, en quelque sorte, comme le principe, tandis que, d'autre part, la nourriture est le dernier terme, qui touche l'organe auquel elle s'applique. Ainsi donc, toutes les choses actives qui n'ont pas leur forme [5] dans la matière restent impassibles ; et toutes celles qui ont leur forme dans la matière peuvent souffrir quelqu'action. Nous disons aussi que la matière indifféremment est la même, pour un quelconque des deux termes opposés, et nous la considérons comme étant pour eux leur genre commun. Mais ce qui peut devenir chaud doit nécessairement s'échauffer, quand l'objet qui échauffe est présent et tout proche de lui. Aussi voilà pourquoi, parmi les choses qui agissent, les unes, comme je viens de le dire, [10] sont impassibles, et que les autres, au contraire, peuvent souffrir, et comment il en est pour les agents tout de même que pour le mouvement. Là, en effet, le moteur primitif est immobile; et, ici, parmi les agents, c'est le premier acteur qui est impassible, et à l'abri de toute souffrance.

§ 12. Mais si l'agent est cause, tout aussi bien que le moteur, d'où vient que le principe du mouvement, le but en vue duquel se fait tout le reste, n'exerce pas lui-même d'action ? Par [15] exemple, la santé n'est pas un agent, et l'on ne pourrait l'appeler ainsi que par pure métaphore. Dès que l'agent existe, il s'ensuit que le patient qui souffre l'action devient quelque chose; mais quand les qualités sont tout acquises et présentes, le sujet n'a plus à devenir; il est déjà tout ce qu'il doit être. Les formes et les fins des choses sont, on peut dire, des qualités et des habitudes, tandis que c'est la matière qui, en tant que matière, est toute passive. Ainsi donc, le feu a sa chaleur dans la matière ; et si la chaleur était quelque chose de séparable de la matière du feu, elle ne pourrait rien éprouver ni souffrir. [20] Mais il est impossible, sans doute, que la chaleur soit séparée du feu qui échauffe ; et s'il y a des choses qui soient séparées de cette manière, ce que nous venons de dire ne serait vrai que pour celles-là.

§ 13. En résumé, nous nous bornons aux considérations précédentes pour expliquer ce que c'est qu'agir et souffrir, pour faire voir à quelles choses l'un et l'autre appartiennent, par quel moyen et comment l'action et la passion se produisent.

 

CHAPITRE VIII.

Réfutation de la théorie qui suppose que l'action et la passion s'exercent dans les substances matérielles par les pores. Opinion des anciens philosophes; citation d'Empédocle; Leucippe et Démocrite sont plus près de la vérité. L'unité de l'être est impossible, ainsi que son immobilité. Étranges aberrations des anciens philosophes. Exposé de la théorie de Leucippe ; exposé de celle d'Empédocle ; ses rapports et ses différences avec celle de Leucippe. Citation du Timée de Platon ; comparaison de Platon et de Leucippe. Quelques objections contre la théorie de Platon, contre la théorie de l'unité, et celle des atomes. Impossibilité d'admettre l'existence des atomes et de comprendre d'où leur est venu le mouvement; la vision à travers les milieux devient inexplicable. - Fin de la réfutation de la théorie qui explique par les pores l'action et la passion dans les choses.

 

§ 1. [25] Exposons encore une fois comment les deux phénomènes de l'action et de la passion sont possibles. Parmi les philosophes, les uns pensent que, quand une chose souffre passivement un effet quelconque, c'est que l'agent qui produit l'effet en dernier ressort et principalement, pénètre dans cette chose par certains pores ou conduits. C'est ainsi, disent-ils, que nous voyons, que nous entendons, et que nous percevons toutes nos autres perceptions des sens. Si, de plus, les objets peuvent être vus au travers de l'air, de l'eau [30] et des corps diaphanes, c'est que ces corps ont des pores qui sont invisibles, à cause de leur petitesse, mais d'ailleurs fort serrés et rangés régulièrement en ordre ; plus les corps sont diaphanes, plus ils ont de ces pores en grand nombre.

§ 2. C'est ainsi que des philosophes se sont expliqué les choses, comme l'a fait, par exemple, Empédocle. Mais on n'a point borné cette théorie à l'action et à la souffrance, et l'on a même prétendu que les corps ne se mélangeaient entre eux que quand leurs pores [35] étaient réciproquement commensurables. [325b] Leucippe et Démocrite ont tracé ici mieux que personne le vrai chemin ; et ils ont tout expliqué d'un seul mot, en prenant le point de départ réel qu'indique la nature. En effet, quelques anciens ont cru que l'être est nécessairement un et immobile. Selon eux, le vide n'existe pas, et il ne peut pas y avoir de mouvement dans l'univers, puisqu'il n'y a pas de vide séparé des choses. [5] Ils ajoutaient qu'il ne peut pas non plus y avoir de pluralité, du moment qu'il n'y a pas de vide qui divise et isole les choses ; que, du reste, prétendre que l'univers n'est pas continu, mais que les êtres qui le composent se touchent, tout séparés qu'ils sont, cela revient à dire que l'être est multiple et n'est pas un, et qu'il y a du vide ; que si l'être est absolument divisible en tous sens, dès-lors, il n'y a plus d'unité pour quoi que ce soit, de sorte qu'il n'y a pas davantage de pluralité, et que le tout est entièrement vide ; [10] que si l'on suppose que l'univers soit mi-partie d'une façon et mi-partie de l'autre, cette explication, disent-ils, ressemble par trop à une hypothèse toute gratuite ; car alors, jusqu'à quel point et pourquoi telle partie de l'univers est-elle ainsi et est-elle pleine, tandis que telle autre partie est divisée ? Et de cette façon, on arrive également, selon eux, à soutenir nécessairement qu'il n'y a pas de mouvement dans l'univers.

§ 3. C'est en partant de ces théories, en bravant et en dédaignant le témoignage des sens, sous prétexte qu'on doit suivre uniquement la raison, que quelques philosophes en sont venus à croire que l'univers est un, [15] immobile et infini ; car autrement, la limite, selon eux, ne pourrait que confiner au vide.

§ 4. Telles sont donc les théories de ces philosophes, et telles sont les causes qui les ont poussés à comprendre ainsi la vérité. Sans doute, si l'on s'en tient à de purs raisonnements, ceux-là semblent acceptables ; mais, si l'on veut considérer les faits, [20] c'est presqu'une folie que de soutenir de pareilles opinions ; car, il n'y a pas de fou qui soit allé jusqu'à ce point d'aberration, de trouver que le feu et la glace sont une seule et même chose. Mais confondre les choses belles en soi avec celles qui ne nous le paraissent que par l'usage, sans trouver, d'ailleurs, aucune différence entr'elles, ce ne peut être que le résultat d'un véritable égarement d'esprit.

§ 5. Quant à Leucippe, il se croyait en possession de théories qui, tout en s'accordant avec les faits attestés par les sens, ne devaient pas compromettre, selon lui, ni la production [25] ni la destruction, ni le mouvement ni la pluralité des êtres. Mais, après cette concession faite à la réalité des phénomènes, il en fait d'autres à ceux qui admettent l'unité de l'être, sous prétexte qu'il n' y a pas de mouvement possible sans le vide, et il accorde que le vide est le non-être, et que le non-être n'est rien de ce qui est. Ainsi, d'après lui, l'être, proprement dit, est excessivement nombreux ; l'être, ainsi entendu, ne peut pas être un ; et, loin de là, [30] ces éléments sont en nombre infini, et sont seulement invisibles à cause de la ténuité extrême de leur volume. Leucippe ajoute que ces particules se meuvent dans le vide, car il admet le vide, et qu'en se réunissant, elles causent la production des choses, et qu'en se dissolvant, elles en causent la destruction ; que les choses agissent ou souffrent, selon qu'elles se touchent mutuellement, et qu'ainsi, elles ne sont pas une seule et même chose ; et que, se combinant et s'entrelaçant les unes aux autres, elles produisent tout l'univers. [35] Leucippe en conclut que jamais la pluralité ne saurait sortir de la véritable unité, pas plus que l'unité ne peut venir davantage de la vraie pluralité, et que tout cela est absolument impossible, de part et d'autre. [326a] Enfin, de même qu'Empédocle et quelques autres philosophes, qui prétendent que dans les choses l'action qu'elles souffrent et subissent s'exerce par le moyen des pores, Leucippe croit de même que toute altération et toute souffrance des choses ont lieu de cette même manière, la dissolution et la destruction se produisant par le moyen du vide, et l'accroissement se faisant, également, par le moyen des particules solides, qui entrent dans les choses.

§ 6. [5] Pour Empédocle, il doit tenir nécessairement à peu près le même langage que Leucippe ; car il dit qu'il doit y avoir des particules solides et indivisibles, si les pores ne sont pas absolument continus. Or, cette continuité des pores est impossible ; car alors, il ne pourrait y avoir rien de solide, si ce n'est les pores ; et tout, sans exception, ne serait plus que du vide. Donc, il faut, selon Empédocle, que les particules qui se touchent soient [10] indivisibles, et que les intervalles seuls qui les séparent soient vides ; et c'est là ce qu'il appelle les pores. Or, ces opinions sont aussi celles de Leucippe sur l'action et la passion dans les choses.

§ 7. Telles sont les explications qu'on a données sur la façon dont les choses sont tantôt actives et tantôt passives. Ainsi, l'on voit ce qu'il en est réellement pour ces philosophes, et comment ils s'expriment à cet égard, en soutenant des systèmes qui sont à peu près d'accord avec les faits.

§ 8. [15] Mais, dans les théories d'autres philosophes, tels qu'Empédocle, on aperçoit moins nettement comment ils conçoivent la production, la destruction, l'altération des choses, et la manière dont ces phénomènes ont lieu. Ainsi pour les uns, les éléments primitifs des corps sont indivisibles; ils ne diffèrent entr'eux que par les formes, et c'est de ces éléments que les corps sont primitivement composés, et c'est en eux que, définitivement, ils se dissolvent. Mais, quant à Empédocle, [20] on voit bien assez clairement qu'il pousse la production et la destruction des choses jusqu'aux éléments eux-mêmes. Du reste comment peut se produire et se détruire la grandeur compacte de ces éléments ? C'est ce qui n'est pas du tout clair dans son système ; c'est, en outre, ce qu'il ne saurait expliquer, puisqu'il nie que le feu même soit un élément, ainsi qu'il nie également l'existence de tous les autres. Platon a soutenu la même thèse dans le Timée; [25] car, tant s'en faut que Platon s'exprime sur ce point comme Leucippe, que l'un admet que les indivisibles sont des solides, et l'autre, qu'ils ne sont que des surfaces; que l'un soutient que tous les solides indivisibles sont déterminés par des figures dont le nombre est infini, et l'autre, qu'ils ont des figures finies et précises. Le seul point où tous les deux s'accordent, c'est qu'ils admettent l'existence des indivisibles, et leur limitation par des figures.

§ 9. [30] Si c'est bien de là en effet que viennent les productions et les destructions des choses, il y aurait dès lors, pour Leucippe, deux manières de les concevoir, le vide et le contact. C'est ainsi, selon lui, que chaque chose serait distincte et divisible.. Mais, pour Platon au contraire, il n'y a que le contact tout seul, puisqu'il rejette l'existence du vide. Nous avons parlé, dans nos recherches antérieures, du système des surfaces indivisibles ; et quant aux solides indivisibles, ce n'est pas le lieu ici d'examiner plus longuement les conséquences de cette théorie, que nous laisserons de côté pour le moment.

§ 10. Mais en nous permettant une légère digression, nous dirons que, [326b] nécessairement, dans ces systèmes, tout indivisible doit être impassible; car il ne saurait être passif et souffrir aucune action que par le vide, qu'on n'admet pas ; et il ne peut produire non plus aucune action sur quoi que ce soit, puisqu'il ne peut être, par exemple, ni dur, ni froid. Certainement, il est absurde de se borner à accorder la chaleur uniquement à la forme sphérique ; [5] car dès lors, il y a nécessité aussi que la qualité contraire, c'est-à-dire le froid, appartienne à quelqu'autre figure que la sphère. Mais si ces deux qualités existent dans les choses, je veux dire la chaleur et le froid, il serait absurde de croire que la légèreté et la pesanteur, la dureté et la mollesse, n'y peuvent pas être également. Je reconnais que Démocrite [10] prétend que chaque indivisible peut être plus pesant, s'il est plus considérable, de telle sorte qu'évidemment aussi il pourra être plus chaud.

§ 11. Mais il est impossible que, étant ainsi qu'on le dit, ces indivisibles ne subissent pas d'influence les uns de la part des autres, et que, par exemple, ce qui est médiocrement chaud ne subisse pas d'influence de la part de ce qui a une chaleur infiniment plus forte. Mais si le dur subit une influence, le mou doit aussi en subir une ; car on ne dit d'une chose qu'elle est molle qu'en pensant à une action qu'elle peut souffrir, puisque le corps mou est précisément celui qui cède aisément à la pression.

§ 12. D'ailleurs il n'est pas moins absurde de n'admettre dans les choses absolument rien que la forme ; et, si l'on admet la forme, de n'en supposer qu'une seule, soit, par exemple, le froid, soit la chaleur; car il ne peut pas y avoir une seule et même nature pour ces deux phénomènes opposés.

§ 13. Il y a une égale impossibilité, il est vrai, à supposer que l'être, en restant un, puisse avoir plusieurs formes ; car étant indivisible, il éprouverait ses affections diverses dans le même point. Par conséquent, il aurait beau souffrir, et, par exemple, être refroidi, par cela même il produirait aussi quelqu'autre action, ou il souffrirait même quelqu'autre affection quelconque.

§ 14. On pourrait faire les mêmes remarques pour toutes les autres affections ; car soit qu'on admette des solides indivisibles, soit qu'on admette des surfaces indivisibles, les conséquences sont les mêmes, puisqu'il n'est pas possible que les indivisibles soient, tantôt plus rares, et tantôt plus denses, s'il n'y a pas de vide dans les indivisibles.

§ 15. Il est tout aussi absurde de supposer que de petits corps sont indivisibles, et que de grands corps ne le sont pas. [25] Dans l'état présent des choses, la raison comprend, en effet, que les corps plus grands peuvent se broyer bien plus aisément que les petits, attendu qu'ils se dissolvent sans peine, précisément parce qu'ils sont grands, et qu'ils touchent et se heurtent à beaucoup de points. Mais pourquoi les indivisibles se trouveraient-ils absolument dans les petits corps plutôt que dans les grands ?

§ 16. De plus, tous ces solides ont-ils une seule et même [30] nature, ou bien diffèrent-ils les uns des autres, les uns étant de feu, et les autres, de terre selon leur masse ? S'il n'y a qu'une seule et même nature pour tous, quelle cause peut les avoir divisés ? Ou bien, pourquoi, en se touchant, ne se réunissent-ils pas tous, par leur contact, en une seule et même masse, comme de l'eau quand elle touche de l'eau? La dernière eau ajoutée ne diffère en rien de celle qui la précédait. Mais si ces indivisibles sont différents les uns des autres, alors que sont-ils? [35] Evidemment, il faut admettre que ce sont là les principes et les causes des phénomènes, bien plutôt qu'ils n'en sont les simples formes ; [327a] et d'autre part, si l'on dit qu'ils diffèrent de nature, ils peuvent alors, en se touchant mutuellement, agir ou souffrir les uns par les autres.

§ 17. Bien plus, quel sera le moteur qui les mettra en mouvement ? Si ce moteur est différent d'eux, alors l'indivisible est passif. Si chaque indivisible se meut lui-même, ou il deviendra divisible, moteur en une partie, et [5] mobile dans une autre, ou bien les contraires coexisteront dans la chose. La matière alors sera une, non pas seulement numériquement, mais aussi en puissance.

§ 18. Ceux donc qui prétendent que les modifications subies par les corps se produisent par le mouvement des pores, doivent prendre garde ; car s'ils admettent que le phénomène a lieu même quand les pores sont pleins, ils leur prêtent alors un rôle bien inutile, puisque, si le corps, en cet état, souffre de la même façon, on peut supposer que, sans avoir de pores, et étant lui-même continu, il pourrait tout aussi bien souffrir tout ce qu'il souffre.

§ 19. Mais comment la vision pourrait-elle se produire de la façon dont on l'explique dans ce système? Il n'est pas plus possible en effet qu'elle passe par les contacts au travers des objets diaphanes, qu'au travers des pores, si ces pores sont tous pleins. [15] Où sera donc la différence d'avoir ou de ne point avoir de pores, puisque tout sera plein également? Que si ces pores même sont supposés vides, et s'il doit y avoir des corps en eux, alors se représenteront les mêmes difficultés. Mais si l'on suppose que les pores ont de si petites dimensions qu'ils ne puissent plus recevoir un corps quelconque, c'est une opinion ridicule de s'imaginer que le petit est vide, et que le grand ne l'est pas, quelle que soit son étendue, et d'aller croire que le vide soit autre chose que la place du corps, de telle sorte [20] qu'évidemment, il faudrait que le vide fût toujours en volume égal au corps lui-même.

§ 20. En un mot, il est bien inutile de supposer des pores. Si une chose n'agit pas par son contact sur une autre, elle n'agira pas davantage parce qu'elle traversera des pores; et si c'est par le contact qu'elle agit, alors, même sans pores, les choses agiront ou souffriront l'action toutes les fois que la nature les aura mises, l'une envers l'autre, dans une relation de ce genre.

§ 21. On voit enfin, par tout ceci, qu'imaginer des pores dans le sens où quelques philosophes les ont compris, c'est une erreur complète ou une hypothèse bien vaine. Les corps étant absolument divisibles en tous sens, il est ridicule de supposer des pores, puisque, en tant que les corps sont divisibles, ils peuvent toujours se séparer.

 

CHAPITRE IX.

Détails nouveaux sur la théorie de la production des choses et de leurs propriétés actives et passives ; actions qui se produisent au contact et à distance; explication insuffisante de Démocrite; transformation des corps changeant d'état sans changer de place. Fin de la théorie de l'action et de la passion.

 

§ 1. Quant à nous, remontant au principe que nous avons si souvent énoncé, reprenons l'explication de la manière dont la production, l'action et la souffrance ont lieu dans les choses. Si, en effet, une chose a telle propriété tantôt en simple puissance, tantôt en réalité, en entéléchie, et si naturellement elle peut souffrir dans telle de ses parties, et ne pas souffrir dans, telle autre, mais que, pour sa totalité, elle souffre dans la proportion même où elle a cette propriété, il est clair qu'elle souffrira plus ou moins selon que cette propriété sera plus ou moins forte en elle. C'est en ce sens surtout qu'on pourrait plus aisément admettre l'existence des pores ; ils seraient ainsi dans les corps, comme, dans les métaux, s'étendent quelquefois des veines continues de la matière susceptible d'une certaine affection.

§ 2. Ainsi tant que la chose est homogène et qu'elle est une, elle est impassible. Il en est encore de même, quand les choses ne se touchent pas entr'elles, ou n'en touchent pas d'autres qui peuvent, parleur nature, agir ou souffrir ; je veux dire, par exemple, que non seulement le feu échauffe au contact, mais qu'il échauffe aussi à distance ; car le feu échauffe l'air, et l'air échauffe le corps, parce que l'air peut, par sa nature, à la fois agir et souffrir.

§ 3. Mais quand on dit qu'une chose peut souffrir dans une de ses parties et peut ne pas souffrir dans une autre, on doit expliquer ce qu'on entend par là, après la définition donnée dans le principe. Si en effet, la grandeur n'est pas absolument divisible en tous sens, mais qu'il y ait quelque chose, corps ou surface, qui soit indivisible en elle, il s'ensuivrait qu'il n'y a plus de grandeur qui puisse être totalement passive. Mais il n'y aurait plus rien non plus qui pût être continu. Or, si c'est là une erreur et que tout corps soit toujours divisible, il n'importe plus que le corps soit divisé réellement, et comme tel susceptible de contacts, ou qu'il soit simplement divisible ; car du moment qu'il peut être divisé aux points de contact, ainsi qu'on le prétend, il peut être regardé comme divisé, même avant de l'être ; et il sera divisible, puisque rien de ce qui est impossible ne se produit jamais.

§ 4. Ce qui rend tout à fait absurde de soutenir que l'action et la passion ont lieu de cette manière, par la scission des corps, c'est que cette théorie supprime et détruit l'altération. Ainsi, nous voyons qu'un même corps, sans cesser d'être continu, est tantôt liquide, tantôt coagulé, sans qu'il souffre cette modification, ni par la division de ses parties, ni par leur combinaison, ni par leur déplacement, ni par leur contact, comme le prétend Démocrite. Car le corps n'a eu ni à changer de position, : ni à changer de place, ni à changer de nature, pour devenir coagulé, de liquide qu'il était. On ne voit pas non plus que les choses durcies et coagulées soient actuellement indivisibles dans leur masse ; mais le corps tout entier est également liquide, et parfois il devient tout entier dur et il se coagule.

§ 5. Enfin, dans ce système, il ne saurait plus y avoir ni accroissement des choses, ni dépérissement; car, aucun corps n'aura pu devenir plus grand s'il n'y a qu'une simple addition, et s'il ne change pas tout entier lui-même, par suite du mélange d'une chose étrangère, ou par suite de quelque changement qui se passe en lui.

§ 6. Nous nous bornerons à ce que nous venons de dire, en ce qui concerne la production des choses, leur action, leur génération et leurs modifications réciproques. Ceci suffit également pour comprendre dans quel sens ces phénomènes sont possibles, et comment ils ne le sont pas, d'après les explications qui en ont été quelquefois données.

CHAPITRE X.

Théorie du mélange; Il y a des philosophes qui ont nié que les choses pussent jamais se mêler entr'elles; réfutation de cette théorie; idée générale des conditions du mélange. Nature diverse des corps mélangés; différence de la juxtaposition et du mélange véritable; pour qu'il y ait mélange entre les choses, il faut qu'il y ait homogénéité entr'elles, et même une certaine proportion; la goutte de vin dans une grande quantité d'eau ; facilité ou difficulté du mélange, selon la variété dans la nature et la forme des choses. Fin de la théorie du mélange.

§ 1. Il nous reste à étudier ce que c'est que le mélange des choses, et nous suivrons ici la même méthode que précédemment ; car, c'est là le troisième des sujets que nous nous étions proposé d'examiner, au début de ces recherches. Il faut donc voir ce qu'est le mélange, ce qu'est la chose susceptible d'être mélangée, quelles sont les choses entre lesquelles le mélange peut se faire, et comment ce phénomène s'accomplit.

§ 2. D'autre part, on peut même aussi se demander s'il existe bien réellement un mélange des choses, ou si ce n'est là qu'une erreur; car, on peut croire qu'une chose ne doit jamais se mêler à une autre, ainsi que le prétendent quelques philosophes. En effet, disent-ils, quand les choses qui ont été mêlées subsistent encore et ne sont pas altérées, on ne peut pas dire qu'elles sont actuellement plus mêlées qu'elles ne l'étaient auparavant ; mais elles sont toujours au même état. Si l'une des deux choses est venue à disparaître, dans le mélange, on ne peut plus dire qu'elles sont mêlées, mais seulement que l'une existe et que l'autre n'existe plus, tandis que le mélange ne peut vraiment avoir lieu qu'entre des choses qui existent également. Enfin, ajoutent-ils, il n'y a pas non plus de mélange, et par la même raison, si les deux choses qui se réunissent viennent toutes les deux à être détruites en se mêlant ; car il est bien impossible que des choses qui ne sont plus du tout puissent être mélangées.

§ 3. Cette théorie, comme on le voit, a pour but de déterminer en quoi le mélange des choses diffère de leur production et de leur destruction, et aussi en quoi la chose mélangée diffère de la chose produite, et de la chose détruite ; car, évidemment, le mélange doit différer en supposant qu'il soit réel. Une fois ces questions éclaircies, celles que nous nous étions posées se trouveront résolues.

§ 4. C'est là ce qui fait aussi qu'on ne peut pas dire que la matière s'est mêlée au feu qui l'a consumée, ni même qu'elle s'y mêle pendant qu'elle brûle, de même qu'on ne pourrait pas dire qu'elle se mêle à elle-même, dans les parties du feu, pas plus qu'au feu lui-même ; mais on dit simplement que le feu s'est produit, et que la matière combustible s'est détruite. De même encore, on ne peut pas dire davantage, ou de la nourriture, que c'est en se mêlant au corps, ou de la forme du cachet, que c'est en se mêlant à la cire, qu'elles donnent une certaine figure à la masse entière. On doit reconnaître aussi que, ni le corps et la blancheur, ni, en un mot, les qualités et les affections des corps ne peuvent se mêler aux choses, puisqu'on voit, au contraire, que les deux subsistent. La blancheur et la science ne peuvent pas davantage composer réellement un mélange, non plus qu'aucune des qualités ou attributs qui ne sont pas séparables.

§ 5. Aussi, est-ce se tromper que de soutenir que toutes choses ont été jadis confondues, et que tout s'est trouvé mêlé ; car tout ne peut point se mêler indifféremment à tout. Il faut toujours que chacune des deux. choses qui se mêlent puisse subsister séparément; or, jamais les qualités des choses n'en peuvent être séparées. Mais comme parmi les choses, les unes sont en simple puissance et les autres en toute réalité, il s'ensuit que les choses qui se mêlent peuvent, en un sens, exister encore, et, en un autre sens, ne plus exister. Si, en réalité, le produit qui résulte du mélange est quelque chose de différent, il n'en est pas moins toujours, en puissance, les deux choses qui existaient avant de se mélanger et de se perdre dans le mélange. C'est là, précisément, la réponse à la question que soulevait la théorie dont nous venons de parler ; et il semble que les mélanges se forment de choses qui étaient antérieurement séparées, et qui peuvent l'être encore de nouveau. Ainsi, les choses mélangées ne subsistent pas en réalité, comme demeure et subsiste le corps et la blancheur qui le caractérise; et elles ne sont pas non plus détruites, soit l'une des deux isolément, soit toutes deux à la fois, puisque leur puissance se conserve toujours.

§ 6. Mais laissons ceci de côté, et passons à la question suivante, qui consiste à savoir si le mélange est quelque chose que puissent percevoir nos sens. Par exemple, lorsque ,les choses mélangées sont divisées en parties assez petites, et qu'elles sont placées assez proche les unes des autres pour que l'une ne soit plus sensiblement distincte de l'autre, y a-t-il alors ou n'y a-t-il pas mélange ? Mais n'est-il pas possible aussi que, dans le mélange, les choses quelconques soient placées, parties par parties, les unes à côté des autres? Car on appelle encore cela un mélange ; et c'est ainsi que l'on dit que la paille est mêlée au grain, quand, à côté de chaque grain, est placé un brin de paille.

§ 7. Si un corps est divisible, et si un corps, quand il est mêlé à un autre corps, doit lui être homogène, il faudrait que toute partie quelconque du mélange s'unit à une autre partie quelconque. Mais comme le corps ne peut jamais être divisé en ses parties les plus petites, et comme la juxtaposition n'est pas du tout le mélange et est tout autre chose, évidemment on ne peut plus dire que les choses sont mélangées, quand elles se conservent ce qu'elles sont, en petites particules. Alors il y a juxtaposition ; mais il n'y a ni mixtion, ni mélange ; et la définition d'une partie du mélange ne pourra plus être la même que celle qu'on donnerait du mélange tout entier. Quant à nous, nous disons que, pour qu'il y ait un vrai mélange, il faut que la chose mélangée soit composée de parties homogènes ; et, de même qu'une partie d'eau est de l'eau, de même aussi doit être une partie quelconque du mélange. Mais si le mélange n'est qu'une juxtaposition faite de particules à particules, aucun des faits que nous venons d'analyser n'aura lieu ; et ce sera seulement pour les yeux que les deux choses paraîtront mélangées. Aussi la même chose paraîtra mélangée à tel observateur qui n'aura pas la vue bien perçante, tandis que Lyncée trouvera qu'il n'y a pas de mélange.

§ 8. La division n'explique pas le mélange, non plus que ne l'explique la réunion d'une partie quelconque à une autre partie, puisque la division ne saurait avoir lieu de cette manière.

Donc, ou il n'y a pas de mélange possible, ou il faut se mettre à un autre point de vue pour exposer comment ce phénomène peut avoir lieu. Rappelons d'abord que , parmi les choses, ainsi que nous l'avons dit, les unes sont actives, les autres sont passives sous l'action de celles-là. Les unes ont une influence réciproque ; ce sont celles dont la matière est la même, pouvant agir les unes sur les autres, ou souffrir les unes par les autres également. D'au

très agissent, tout en restant impassibles; ce sont celles dont la matière n'est pas la même ; et pour celles-là, il n'y a pas de mélange possible. Voilà comment la médecine ne se mêle pas aux corps pour faire la santé, et pourquoi la santé ne s'y mêle pas non plus.

§ 9. Même, parmi les choses qui peuvent agir et souffrir réciproquement, toutes celles qui sont faciles à se diviser, quand elles se mêlent en grand nombre à un petit nombre d'autres choses, et en quantité considérable à une quantité peu considérable, ne produisent pas précisément un mélange, mais seulement un accroissement de l'élément qui prédomine. Alors l'une des deux choses mélangées se change en celle qui prédomine ; ainsi, une goutte de vin ne se mêle pas à une quantité d'eau qui serait de dix mille amphores ; car, dans ce cas, l'espèce est dissoute et change, en disparaissant dans la masse d'eau toute entière. Mais, lorsque les quantités sont à peu près égales, alors chacun des éléments perd de sa nature pour prendre de celle de l'élément qui est prédominant. Le mélange ne devient pas un des deux absolument ; mais il devient quelque chose d'intermédiaire et de commun.

§ 10. Il est donc évident qu'il n'y a mélange que lorsque des choses qui agissent ont une certaine opposition entr'elles; car alors , elles peuvent souffrir quelqu'effet l'une par l'autre. De petites choses, approchées de petites choses, se mélangent davantage; car elles s'intercalent plus aisément et plus vite les unes dans les autres. Mais une grande quantité, sous l'action d'une autre quantité, grande aussi, ne produit cet effet qu'à la longue.

§ 11. Ainsi, parmi les choses divisibles et passives, celles qui se délimitent aisément , peuvent se mélanger ; car ces choses se divisent sans peine en petites parties. C'est là, précisément, ce qu'on entend par se délimiter aisément ; par exemple, les liquides sont de tous les corps, ceux qui sont le plus susceptibles de mélange ; car le liquide est, parmi les choses divisibles, celle qui se détermine et se délimite le plus aisément, pourvu qu'il ne soit pas visqueux ; les corps visqueux ne font que rendre le volume total plus grand et plus considérable. Mais, lorsque l'un des deux corps qui se mêlent est seul à être passif, ou qu'il l'est beaucoup, et que l'autre l'est fort peu, le mélange, résultant des deux, ou n'est pas du tout plus considérable, ou ne l'est guère davantage. C'est ce qui arrive pour l'étain mêlé à l'airain ; car, il y a certains corps qui sont assez indécis les uns à l'égard des autres, et sont d'une nature ambiguë. On peut observer que ces corps-là ne se mêlent qu'imparfaitement et dans une certaine mesure ; on dirait que l'un est un simple réceptacle, tandis que l'autre est la forme. C'est là justement ce qui arrive pour ces deux corps qui viennent d'être nommés; car, l'étain qui est comme une simple affection de l'airain sans matière, disparaît presque complètement et s'évanouit par le mélange, auquel il ne fait que donner une certaine couleur. Le même phénomène arrive aussi pour d'autres corps.

§ 12. On voit donc, d'après tous les détails précédents, que le mélange est possible et ce qu'il est; on voit comment il se produit, et quelles sont les choses entre lesquelles il peut avoir lieu. Ce sont celles qui peuvent souffrir une action les unes de la part des autres, et qui sont facilement déterminables et facilement divisibles. Les substances de ce genre ne sont pas nécessairement détruites dans le mélange; mais elles n'y restent pas non plus absolument les mêmes ; leur mélange n'est pas une simple juxtaposition, et les deux corps ne sont plus perceptibles aux sens. Mais on dit d'une chose qu'elle est mélangée, lorsque, pouvant se déterminer facilement, elle peut tout à la fois agir et souffrir, et qu'elle se mêle à une chose qui a aussi ces mêmes propriétés ; car la chose mélangée ne l'est jamais que relativement à une chose qui lui est homonyme. En un mot, le mélange est l'union, avec altération, des choses mélangées.

FIN DU LIVRE I.

 

 

LIVRE II.

 

CHAPITRE PREMIER.

Théorie des éléments des corps; leur nombre; citation d'Empédocle. La matière n'est point séparée des corps, comme on semble le croire dans le Timée de Platon ; réfutation de cette théorie; elle est en partie vraie, et en partie fausse. Citation de divers ouvrages antérieurs. Théorie nouvelle sur les principes élémentaires des corps, leur nature et leur nombre.

 

§ 1. [329a.26] On vient de parler du mélange, du contact, de l'action et de la passion, et l'on a expliqué comment ces phénomènes se passent dans les choses qui subissent des changements naturels. On a traité, en outre, de la production et de la destruction absolues des choses ; et l'on a expliqué de quelle manière, dans quels cas, et pourquoi elles ont lieu. On a également étudié [30] l'altération, et l'état de l'être altéré. Enfin, on a fait voir les différences de chacun de ces phénomènes. Maintenant, il nous reste à étudier ce qu'on appelle les éléments des corps ; car la production et la destruction, dans toutes les substances que compose la nature, ne peuvent se manifester sans les corps que perçoivent nos sens.

§ 2. Parmi les philosophes, les uns prétendent que tous les éléments sont formés d'une seule et unique matière, et ils supposent que c'est l'air, ou le feu, ou quelque corps intermédiaire, faisant, de cette matière, un corps substantiel et tout à fait distinct et séparé. [329b] D'autres croient qu'il y a plus d'un seul élément, et ils admettent alors simultanément, ceux- ci le feu et la terre, et ceux-là, l'air en troisième lieu, avec ces deux premiers éléments. D'autres enfin, comme Empédocle, ajoutent l'eau pour quatrième élément. Dans ces divers systèmes, c'est par la réunion, la séparation, ou l'altération de ces éléments, que sont causées la production et la destruction des choses.

§ 3. [5] Accordons sans la moindre difficulté, que ces primitifs des choses peuvent très convenablement être appelés des principes et des éléments, et que c'est de leur changement, par une division ou une combinaison réciproque, ou bien de telle autre espèce de changement éprouvé par eux, que viennent la production et la destruction des choses. Mais en admettant qu'il y a une seule et même matière en dehors de tous les éléments, et en la faisant séparée et [10] corporelle, on se trompe ; car il est impossible, que ce corps, s'il est perceptible à nos sens, puisse exister sans présenter quelques contraires ; et il faut nécessairement que cet infini, que quelques philosophes prennent pour leur principe, soit léger ou pesant, froid ou chaud.

§ 4. Mais la manière dont on a parlé de ce principe, dans le Timée, n'a aucune précision ; car on n'a pas dit assez clairement, si ce réceptacle de toutes choses est distinct et séparé des éléments. [15] Ce qui est certain, c'est que Timée n'a recours pour aucun d'eux à ce principe, bien qu'il ait dit cependant que c'est le sujet antérieur de tout ce qu'on appelle des éléments, ainsi que l'or est préalablement le sujet des ouvrages d'or. Cependant cette explication n'est pas très bonne, sous la forme où on nous la donne ; elle s'applique bien aux cas où il y a simple altération ; mais pour les cas où il y a production et destruction, il serait impossible de dénommer les choses par celles d'où elles sont venues. [20] Timée a bien raison de dire qu'il est beaucoup plus vrai de soutenir que chaque ouvrage d'or est de l'or ; mais, quoique les éléments des choses soient solides, il en pousse l'analyse jusqu'aux surfaces. Or il est bien impossible que des surfaces soient la matière primitive dont on nous parle.

§ 5. Nous aussi, nous reconnaissons bien qu'il y a une certaine matière [25] des corps que nos sens perçoivent ; mais cette matière, d'où viennent ce qu'on appelle les éléments, n'est jamais isolée, et elle se présente toujours avec des contraires. Du reste, on a traité ce sujet ailleurs avec plus d'étendue et d'exactitude.

§ 6. Néanmoins, comme les corps primitifs peuvent aussi, de cette façon, venir de la matière, il faut parler de [30] ces corps, en admettant que la matière est bien le principe, et le premier principe des choses, mais qu'elle en est inséparable, et qu'elle est le sujet des contraires. Ainsi, le chaud, par exemple, n'est pas la matière du froid, pas plus que le froid n'est la matière du chaud ; mais la matière est le sujet de tous les deux.

§ 7. Ainsi d'abord, le corps qui est perceptible en puissance à notre sensibilité, voilà le principe ; puis ensuite viennent [35] les contraires, comme, par exemple, la chaleur et le froid, et en troisième lieu, le feu et l'eau et les autres éléments semblables. Tous ces corps se changent bien les uns dans les autres ; mais ce n'est pas de la manière dont le disent Empédocle et d'autres philosophes ; [330a] car, d'après leurs théories, il n'y aurait plus même d'altération. Ce ne sont que les oppositions des contraires qui ne changent pas les unes dans les autres. Du reste, comme ce sont là les principes des corps, il n'en faut pas moins étudier leurs qualités et leur nombre ; car les autres philosophes s'en servent bien dans leurs systèmes, après les avoir admis par hypothèse ; mais ils ne disent pas pourquoi ces contraires ont telle nature et sont dans le nombre où nous les voyons.

 

CHAPITRE lI.

Définition du corps tel que le sens du toucher nous le fait connaître; énumération des principaux contraires qu'offre le corps tangible; différences de ces contraires; action différente du froid et du chaud, du sec et du liquide ; rapport de toutes les autres différences à ces quatre différences fondamentales.

 

§ 1. Puisque nous cherchons quels sont les principes du corps perceptible à nos sens, c'est-à-dire, du corps que le toucher peut atteindre, et puisqu'un corps que le toucher nous fait connaître est celui dont le sens spécial est le toucher, il s'ensuit évidemment que toutes les oppositions par contraires, qu'on peut observer dans le corps, n'en constituent pas les espèces et les principes, mais que ce sont seulement ceux des contraires qui se rapportent au sens du toucher. Les corps diffèrent bien par leurs contraires, mais par leurs contraires que le toucher peut nous révéler. [10] Voilà pourquoi ni la blancheur, ni la noirceur, ni la douceur, ni l'amertume, ni aucun des contraires sensibles ne sont un élément des corps.

§ 2. Ce qui n'empêche pas que la vue ne soit un sens supérieur au toucher, et que, par conséquent, l'objet de la vue ne soit supérieur aussi. Mais la vue n'est pas une affection du corps tangible, en tant que tangible, et elle se rapporte à une toute autre chose, qui d'ailleurs peut bien être antérieure par sa nature.

§ 3. [15] Or pour les tangibles eux-mêmes, il faut étudier et distinguer les différences primitives qu'ils offrent, et leurs premières oppositions par contraires. Les oppositions et contrariétés que le toucher nous révèle sont les suivantes : le froid et le chaud, le sec et l'humide, le lourd et le léger, le dur et le moule-visqueux et le friable, l'uni et le raboteux, l'épais et le mince. Parmi ces contraires, le lourd et le léger ne sont ni actifs ni passifs ; [20] car ce n'est pas parce qu'ils agissent l'un sur l'autre, ou parce qu'ils souffrent l'un par l'autre, qu'on leur donne le nom qu'ils portent. Cependant, il faut que les éléments puissent agir et souffrir les uns par les autres réciproquement, puisqu'ils se mêlent et se changent réciproquement, les uns dans les autres.

§ 4. Mais le chaud et le froid, le sec et l'humide, sont ainsi appelés, les uns, parce qu'ils agissent, les autres, parce qu'ils souffrent. [25] Ainsi, le chaud est ce qui réunit les substances homogènes ; car désunir, comme le fait à ce qu'on dit. le feu, c'est au fond combiner les choses de même espèce, puisqu'il arrive alors que le feu fait sortir et enlève les substances étrangères. Le froid, au contraire, réunit et combine également, et les choses qui sont de même espèce, et celles qui n'en sont pas. On appelle liquide ce qui est indéterminé dans sa propre forme, mais peut en recevoir aisément une d'ailleurs. [30] Le sec est, au contraire, ce qui ayant une forme bien déterminée dans ses propres limites, ne peut en recevoir une nouvelle qu'avec peine.

§ 5. C'est de ces différences premières que viennent le mince et l'épais, le visqueux et le friable, le dur et le mou, et les autres différences analogues. Ainsi, un corps qui a la faculté de pouvoir facilement remplir l'espace, se rattache au liquide, parce qu'il n'est pas déterminé lui-même, et qu'il obéit sans la moindre peine à l'action de l'objet qui le touche, en se laissant donner une forme par cet objet. Le mince peut également remplir l'espace, [330b] parce que n'ayant que des parties légères et petites, il remplit bien et touche tout à fait, propriété qui distingue surtout le corps mince. Donc évidemment, le mince se rapproche du liquide, tandis que l'épais se rapproche du sec. D'autre part aussi, le visqueux appartient au liquide, parce que le visqueux n'est qu'une sorte de liquide, avec de certaines qualités, comme l'huile.  [5] Mais le friable se rattache au sec, parce que le friable est ce qui est complètement sec, et l'on peut croire qu'il ne s'est coagulé que par l'absence même de tout liquide. On peut dire encore que le mou fait partie du liquide,  parce que le mou est ce qui cède en se repliant sur soi et sans se déplacer, comme le liquide le fait précisément aussi. Voilà pourquoi le liquide n'est pas appelé mou, tandis que le mou se rattache à la classe du liquide. [10] Enfin le dur appartient au sec ; car le dur est quelque chose de coagulé, et le coagulé est sec.

§ 6. Du reste, sec et liquide, sont des mots qui se prennent en plusieurs sens. Ainsi, le liquide et le mouillé peuvent être considérés comme les opposés du sec, de même que le sec et le coagulé sont les opposés du liquide. Toutes ces propriétés [15] diverses se rattachent au liquide et au sec, pris au sens primitif de ces mots ; car, comme le sec est opposé au mouillé, et que le mouillé est ce qui a à sa surface un liquide étranger, tandis que l'imprégné est ce qui en a jusqu'au fond, et comme le sec est au contraire ce qui est privé de toute liqueur étrangère, il est évident que le mouillé tient du liquide, tandis que le sec, qui y est opposé, tiendra du sec primitif.

§ 7. Il en est encore de même du liquide et du coagulé ; ainsi, le liquide étant ce qui a une humidité propre, et le coagulé étant ce qui en est privé, on doit conclure que, de ces deux qualités, l'une appartient à la classe du liquide, et l'autre à celle du sec.

§ 8. Il est donc évident que toutes les autres différences peuvent être rapportées aux quatre premières, [25] et que celles-là ne peuvent pas être réduites à un moindre nombre ; car le chaud n'est pas la même chose que l'humide ou le sec, pas plus que l'humide n'est ni le chaud ni le froid ; le froid et le sec ne sont pas davantage subordonnées entr'eux, pas plus qu'ils ne le sont au chaud et à l'humide. En résumé, il n'y a nécessairement que ces quatre différences principales.

 

CHAPITRE III.

Combinaisons des éléments entre eux; il n'y en a que quatre, parce que les contraires s'excluent. Théories antérieures sur le nombre des éléments : Parménide, Platon, Empédocle. Nature des divers éléments ; lieux divers qu'ils occupent dans l'espace.

§ 1. [30] Comme il y a quatre éléments, et que les combinaisons possibles, pour quatre termes, sont au nombre de six ; mais, comme aussi les contraires ne peuvent pas être accouplés entr'eux, le froid et le chaud, le sec et l'humide ne pouvant jamais se confondre en une même chose, il est évident qu'il ne restera que quatre combinaisons des éléments : d' une part chaud et sec, chaud et humide ; et d'autre part, froid et sec, froid et humide.

§ 2. [331a] Ceci est une conséquence toute naturelle de l'existence des corps qui paraissent simples, le feu, l'air, l'eau et la terre. Ainsi, le feu est chaud et sec ; l'air est chaud et humide, puisque l'air est une sorte de vapeur ; [5] l'eau est froide et liquide ; enfin, la terre est froide et sèche. Il en résulte que la répartition de ces différences entre les corps premiers se comprend très bien, et que le nombre des uns et des autres est en rapport parfait.

§ 3. Tous les philosophes, en effet, reconnaissant les corps simples pour éléments, en ont admis tantôt un, tantôt deux, tantôt trois, tantôt quatre.

§ 4. Ceux qui n'en admettent qu'un seul [10] sont obligés de faire naître tous les autres de la condensation ou de la raréfaction de cet élément. Par suite, ils admettent deux principes, le rare et le dense, ou le chaud et le froid ; car, dans ce système, ce sont là les agents formateurs, et l'élément unique est soumis à leur action en tant que matière.

§ 5. Les philosophes qui, comme Parménide, admettent déjà deux éléments, le feu et la terre, regardent les éléments intermédiaires, l'air et l'eau, comme des mélanges de ceux-là. [15] Il en est de même aussi de ceux qui en admettent trois, comme le fait Platon, dans ses divisions; car, pour lui, l'élément moyen n'est qu'un mélange. Ainsi ceux qui admettent deux éléments et ceux qui en admettent trois sont presque complètement d'accord, si ce n'est que les uns divisent l'élément moyen en deux, et que les autres lui laissent son unité.

§ 6. Quelques-uns, comme Empédocle, en reconnaissent nettement quatre ; [20] mais, lui aussi, les réduit à deux ; car il oppose au feu tous les autres éléments réunis. D'après Empédocle, le feu, non plus que l'air, ni aucun des autres éléments, n'est simple, mais mélangé. Les corps simples sont tous simples sans doute ; mais ils ne sont pas cependant identiques. Par exemple, le corps qui est pareil au feu, est de l'espèce du feu ; mais pourtant ce n'est pas précisément du feu. Le corps qui est pareil à l'air est de l'espèce de l'air, sans être de l'air ; et de même, pour tout le reste des éléments. [25] Mais le feu est un excès de la chaleur, de même que la glace est un excès du froid ; car la congélation et l'ébullition sont des excès d'un certain genre, l'une de froid et l'autre de chaleur. Si donc la glace est une congélation de liquide et de froid, le feu sera aussi une ébullition de chaud et de sec. Voilà pourquoi rien ne peut naître ni de la glace ni du feu.

§ 7. [30] Les corps simples étant au nombre de quatre, ils appartiennent deux à deux à chacun des deux lieux de l'espace; l'air et le feu sont du lieu qui est porté vers la limite extrême ; la terre et l'eau sont du lieu qui est vers le centre. [331b] Les éléments extrêmes et les plus purs sont le feu et la terre ; les éléments intermédiaires et les plus mélangés sont l'eau et l'air ; dans chaque série, l'un des deux est contraire à l'autre ; car l'eau est le contraire du feu, et la terre est le contraire de l'air, puisqu'ils ont dans leur composition des affections contraires.

§ 8. Cependant, absolument parlant, les quatre corps simples n'appartiennent chacun qu'à une seule affection. Ainsi, la terre est plutôt du sec que du froid; l'eau est plutôt du froid que du liquide; [5] l'air est plutôt du liquide que du chaud ; le feu est plutôt du chaud que du sec.

 

CHAPITRE IV.

Théorie de la permutation des éléments les uns dans les autres; les différences des éléments entre eux peuvent être plus ou moins nombreuses ; facilité et difficulté de la permutation ; exemples divers, selon la proximité ou la distance des éléments entre eux dans l'ordre où ils sont rangés, selon l'identité ou l'opposition des qualités des éléments. — Fin de la première partie de la théorie de la permutation réciproque des éléments.

§ 1. Après avoir montré plus haut que les corps simples se produisent les uns les autres réciproquement, et l'observation sensible pouvant en même temps nous attester qu'ils se produisent bien ainsi ; car autrement il n'y aurait pas d'altération, puisque l'altération ne s'applique qu'aux affections des choses qu'on peut toucher, [10] il nous faut dire de quelle manière a lieu le changement des éléments les uns dans les autres, et s'il est possible que tout élément naisse de tout élément, ou si cela est possible seulement pour les uns, et impossible pour les autres.

§ 2. S'il est un fait évident, c'est que tous peuvent naturellement changer les uns dans les autres ; car la production des choses va aux contraires et vient des contraires. Tous [15] les éléments ont une opposition les uns à l'égard des autres, parce que leurs différences sont contraires ; ainsi dans quelques éléments, les deux différences sont contraires, et par exemple dans l'eau et le feu, dont l'un est sec et chaud, tandis que l'autre est liquide et froide. D'autres éléments n'ont qu'une seule des deux différences, comme l'air et l'eau, dont l'un est liquide et chaud, et l'autre est froide et liquide.

§ 3. [20] Donc il est clair qu'en général tout élément peut naturellement venir de tout élément. Il n'est pas difficile de s'en convaincre en observant comment le phénomène a lieu pour chaque élément en particulier ; car on verra que tous viendront de tous. La seule différence, c'est que le changement se produira avec plus ou moins de vitesse, avec plus ou moins de facilité. Toutes les fois que les éléments ont des points de rapport, ils se métamorphosent très vite les uns dans les autres ; [25] ceux qui n'en ont pas se changent lentement. Cela tient à ce qu'une seule et unique chose change plus aisément que plusieurs. C'est ainsi que l'air viendra du feu par l'unique changement de l'une des deux qualités, puisque l'un est sec et chaud, et l'autre chaud et liquide. Il en résulte que si le sec est dominé par le liquide, il se produit de l'air, et qu'ensuite, de cet air il se produit de l'eau, si c'est le chaud qui est dominé par le froid ; [30] car l'un était liquide et chaud, et l'autre était froide et liquide. Il suffira donc que la chaleur seule change pour qu'il se produise de l'eau.

§ 4. C'est encore de la même façon que la terre vient de l'eau, et que le feu vient de la terre ; car ces deux éléments aussi ont, l'un à l'égard de l'autre, un point de réunion et de raccord. L'eau est liquide et froide, la terre est froide et sèche, [35] de sorte que si c'est le liquide qui est dominé, il se produit de la terre. D'un autre côté, le feu étant sec et chaud, et la terre étant sèche et froide, [332a] si le froid est détruit, de la terre il se produira du feu. On le voit donc, la production des corps simples a lieu circulairement ; et ce mode de changement est le plus faciIe de tous, parce que les éléments qui se suivent ont toujours des points de réunion et de raccord.

§ 5. L'eau peut bien [5] aussi venir du feu, la terre venir de l'air ; et à l'inverse, l'air et le feu peuvent venir aussi de l'eau et de la terre. Mais cette transformation est plus difficile, parce qu'il y a alors plus de choses à changer. En effet, pour que le feu vienne de l'eau, il faudra que le froid et le liquide soient préalablement détruits ; pour que l'air vienne de la terre, il faudra que le froid et le sec soient détruits également. Même nécessité [10] pour que l'eau et la terre viennent du feu et de l'air ; car il faut alors que les deux qualités subissent le changement.

§ 6. Aussi la production qui a lieu de cette façon est plus lente. Mais si l'une des qualités de chacun des deux est détruite, le passage est plus facile. Seulement il ne se fait plus alors de l'un à l'autre réciproquement ; mais du feu et de l'eau viendront la terre et l'air ; et de l'air et de la terre, viendront le feu et l'eau. En effet, si le froid de l'eau [10] et le sec du feu sont détruits, il se formera de l'air, parce qu'il ne reste plus que le chaud de l'un et le liquide de l'autre. Mais si le chaud du feu est détruit, ainsi que le liquide de l'eau, il se forme de la terre, parce qu'il ne reste alors que le sec de l'un et le froid de l'autre.

§ 7. C'est de même que de l'air et de la terre, il se forme du feu et de l'eau ; car si la chaleur de l'air vient à être détruite, ainsi que le sec de la terre, il se formera de l'eau, puisqu'il restera le liquide de l'un et le froid de l'autre. Mais lorsque c'est le liquide de l'eau et le froid de la terre qui se perdent, il se forme du feu, parce qu'il reste le chaud de l'un et le sec de l'autre, qualités propres du feu.

§ 8. Cette explication de la production du feu s'accorde très bien avec les faits que la sensation nous atteste ; car c'est surtout la flamme qui est du feu ; or, la flamme n'est que de la fumée brûlée, et la fumée se compose d'air et de terre.

§ 9. Dans les éléments qui se suivent et se succèdent, il n'est pas possible, quand une seule des deux qualités a été détruite dans l'un ou. l'autre, qu'il y ait passage et transmutation des éléments en aucun autre corps, parce que les résidus qui subsistent dans les deux sont ou identiques, ou contraires. Alors ni des uns, ni des autres il ne peut résulter de corps : [30] par exemple, si le du feu est détruit et si le liquide de l'air l'est également, il n'y a plus de résultat possible, puisque la chaleur est ce qui reste de part et d'autre. Et de même, si c'est la chaleur qui disparaît des deux, il ne reste plus que des contraires, à savoir le sec et le liquide. De même aussi pour tous les autres cas, puisque, dans tous les cas de ce genre, il reste toujours, tantôt la qualité identique, et tantôt la qualité contraire. [35] Ainsi donc évidemment, pour produire les éléments passant et changeant d'un à un, il suffit qu'une seule qualité soit détruite ; mais pour les éléments qui passent de deux à un seul, ils ont besoin que plusieurs qualités soient détruites.

§ 10. En résumé, on a expliqué que tout élément naît de tout élément, et l'on a montré de quelle façon la transmutation se fait des uns dans les autres.

 

CHAPITRE V.

Suite de la théorie de la permutation des éléments ; il est Impossible qu'il n'y ait qu'un seul élément d'où viendraient tous les autres; dans cette hypothèse, il y aurait altération de l'élément unique, mais jamais production réelle des éléments divers; citations du Timée de Platon. Exposé nouveau de la manière dont les éléments changent les uns dans les autres ; la permutation se fait d'autant plus vite qu'ils ont une qualité commune ; rapport des éléments extrêmes entre eux et des éléments moyens. Limites nécessaires de cette transformation ; on ne peut aller à l'infini dans aucun des deux sens ; démonstration littérale de ce principe.

§ 1. Les détails qui précèdent ne nous empêchent pas de considérer ces questions sous un autre jour. Si la matière des corps naturels est, comme le croient quelques philosophes, [5] l'eau et l'air, ou des éléments de ce genre, il faut qu'ils soient un, deux, ou plusieurs de ces éléments. Certes, il ne se peut pas que toutes les choses ne soient qu'un seul et unique élément : par exemple, que tout ne soit que de l'air, de l'eau, du feu ou de la terre, puisque le changement se fait dans les contraires. [10] En effet, supposons que tout est de l'air et que l'air subsiste dans tous les changements, il y aura dès lors simple altération ; il n'y aura plus de production.

§ 2. Mais, dans cette hypothèse même, il ne semble pas possible que l'eau soit en même temps de l'air ou tel autre élément analogue.  Il y aura toujours, entre les qualités, une opposition et une différence, où le feu n'aura qu'une des deux parties, par exemple, la chaleur. [15] Mais le feu ne pourra jamais être simplement de l'air chaud ; car c'est là une altération, et il ne paraît pas que les choses se passent ainsi. D'autre part, si, à l'inverse, on suppose que l'air vient du feu, ce changement ne pourra avoir lieu que par le changement de la chaleur en son contraire. Cette qualité contraire sera donc dans l'air ; et alors l'air sera quelque chose de froid. Par conséquent, il est impossible que le feu soit de l'air chaud, puisqu'il en résulterait que le même élément serait chaud et froid en même temps. Il y aura donc, outre ces deux éléments, quelqu'autre chose qui restera identique ; et c'est quelqu'autre matière commune aux deux.

§  3. Le même raisonnement serait applicable pour tout autre élément que l'air, et il ne peut y en avoir un qui serait la source unique d'où tous les autres seraient sortis. [20] Il n'y a pas non plus, outre ceux-là, quelqu'autre intermédiaire, comme serait, par exemple, un élément qui tiendrait le milieu entre l'air et l'eau, ou l'air et le feu, plus dense que l'air et le feu, et plus léger que tous les autres ; car alors cet intermédiaire serait, avec opposition des contraires, air et feu tout à la fois. Mais le second des contraires est la privation ; et par suite, il ne se peut pas que cet élément intermédiaire subsiste seul, comme quelques philosophes le disent de l'infini et du contenant. [25] Il faut donc que chacun des éléments connus puisse être indifféremment cet intermédiaire, ou qu'aucun d'eux ne le puisse.

§ 4. Mais s'il n'y a pas de corps sensibles antérieurs à ceux-là, les éléments que nous connaissons sont tous ceux qui existent. Il faut donc, ou que les éléments subsistent éternellement tels qu'ils sont, sans se changer les uns dans les autres, ou bien qu'ils changent perpétuellement. On peut admettre encore qu'ils peuvent tous changer, ou bien que les uns le peuvent et que les autres ne le peuvent pas, ainsi que l'a dit Platon dans le Timée.

[30] Or, on a démontré plus haut, que les éléments se changent nécessairement les uns dans les autres mais on a démontré aussi qu'ils ne se changent pas également vite sous cette influence mutuelle, et que le changement a lieu plus rapidement pour ceux qui ont un point de raccord, c'est-à-dire une qualité commune, et plus lentement pour ceux qui n'en ont pas. Si donc il n'y a qu'une seule opposition de contraires, suivant laquelle les corps viennent à changer, [35] il faut nécessairement alors qu'il y ait deux éléments ; car c'est la matière qui sert de milieu aux deux contraires, non perceptible et non séparable. [333a] Mais comme il y a visiblement davantage d'éléments, le moins qu'il puisse y avoir d'oppositions, c'est deux ; et quand il y en a deux, il ne peut pas y avoir trois termes seulement ; il en faut absolument quatre, ainsi qu'on peut le voir. C'est là le nombre des combinaisons deux à deux ; car, bien qu'il y en ait en tout six, il en est deux qui ne peuvent jamais se produire, parce qu'elles sont contraires l'une à l'autre. Du reste, on a traité antérieurement ces questions.

§ 5. Mais, quoique les éléments se changent les uns dans les autres, il est impossible que le principe de la transformation se trouve ni dans l'un des extrêmes, ni au au milieu ; voici ce qui le prouve. D'abord, quant aux extrêmes, il n'est pas possible que toutes les choses soient du feu, non plus qu'elles soient toutes de la terre ; car cela reviendrait à dire que tout naît du feu, ou que tout naît de la terre. [10] Mais on ne peut pas dire davantage, ainsi que le veulent quelques philosophes, que ce soit le milieu qui est le principe, et que l'air se change en feu et en eau, ni que l'eau se change en air et en terre ; les extrêmes, je le répète, ne pouvant jamais se changer les uns dans les autres.

§ 6. Ainsi, il faut trouver un point d'arrêt, et l'on ne peut pas plus d'une part que de l'autre aller à l'infini en ligne droite ; car il y aurait alors pour un seul et unique élément des oppositions et des contraires en nombre infini. Soit en effet la terre représentée par T, [15] l'eau représentée par E, l'air par A, et le feu par F. Si A se change en F et en E, l'opposition sera entre A et F. Supposons que ces contraires soient la blancheur et la noirceur. D'autre part, si A se change en E, ce sera une autre opposition ; car E et F ne sont pas identiques. Soit l'opposition de la liquidité et de la sécheresse, représentées, la sécheresse par S, et la liquidité par L. [20] Si donc c'est le blanc qui demeure et subsiste, l'eau sera liquide et blanche ; et si elle n'est pas blanche, elle sera noire, puisque le changement ne se fait que dans les contraires. Il faut donc nécessairement que l'eau soit ou blanche ou noire, et l'on peut supposer que ce soit le premier cas. De la même manière aussi, S, la sécheresse, sera à F. Ainsi, F, c'est-à-dire le feu, se changera également [25] en eau ; car ce sont là les contraires ; et le feu était noir d'abord et ensuite sec, comme l'eau était d'abord liquide et ensuite blanche.

§ 7. Il est donc évident que tous les éléments pourront changer les uns dans les autres ; les qualités restantes se trouveront dans T, la terre, ainsi que les deux points de réunion et de raccord, le noir et le liquide, puisque ces deux qualités ne se sont pas encore combinées ensemble, de quelque façon que ce soit.

§ 8. [30] Voici bien la preuve qu'on ne peut ici aller à l'infini, principe auquel nous nous sommes référé avant d'établir la démonstration qui précède, c'est que si l'on suppose que le feu, représenté par F, se change en un autre élément, et ne revient pas en arrière, et que, par exemple il se change en R, il y aura, dès lors, pour le feu et pour R, une opposition de contraires différente de celles qu'on a dites, puisque R ne peut être identique [35] à aucun des éléments désignés par T, E, A et F. [333b] Supposons que la qualité C est à F, et que la qualité S, soit à R. C alors sera à tous les éléments T, E, A et F ; car tous ces éléments changent les uns dans les autres. Mais, en admettant que ceci n'ait pas encore été démontré, il est évident du moins que si R se change de nouveau en un autre élément, il y aura dès lors une autre opposition de contraires ; et elle aura lieu entre R, et le feu F. [5] Il en sera toujours de même du terme ajouté, et il fera toujours une opposition avec les termes précédents, de sorte que, si ces termes sont en nombre infini, il y aura aussi des oppositions en nombre infini pour un seul et unique élément. Or, si cela est possible, il sera dès lors impossible et de donner la définition et d'expliquer la production de quelqu'élément que ce soit, puisqu'il faudra, si l'un vient de l'autre, parcourir autant d'oppositions qu'on vient de dire et même davantage. [10] Il s'ensuit que pour quelques-uns des éléments, il n'y aura jamais de changement possible ; par exemple, si les intermédiaires sont en nombre infini ; et il le faut, si les éléments sont infinis eux-mêmes. Ainsi par exemple, il n'y aura pas de changement d'air en feu, si les oppositions à parcourir sont infinies en nombre.

§ 9. Enfin aussi, tous les éléments se réduisent à un seul ; car il faut que toutes ces oppositions appartiennent, soit celles d'en haut aux éléments qui sont au-dessous de F, soit celles d'en bas, à ces mêmes éléments, de telle sorte que tous se réduiront à un seul.

 

CHAPITRE VI.

Réfutation de la théorie d'Empédocle, sur la comparaison des éléments entre eux, soit sous le rapport de la quantité, soit sous le rapport de l'effet et de la proportion. Dans le système d'Empédocle, l'accroissement des choses se réduit à une simple addition ; il n'explique pas non plus la production des choses, qu'il soumet à l'empire du hasard. ni la cause du mouvement originel, ni la véritable nature de l'âme. — Citations diverses des vers d'Empédocle.

§ 1. Quand on voit des philosophes admettre la pluralité des éléments des corps, et nier en même temps que les éléments changent les uns dans les autres, ainsi que le fait Empédocle, on pourrait leur demander avec quelqu'étonnement comment alors ils peuvent soutenir que les éléments sont comparables les uns aux autres. C'est bien là cependant ce que prétend Empédocle quand il dit  :

« car tous les éléments étaient égaux entre eux. »

[20] Si c'est en quantité qu'ils le sont, il faut que, dans tous les objets comparables, il y ait quelque chose de commun qui puisse servir à les mesurer ; par exemple, si d'un seul cotyle d'eau on peut faire dix cotyles d'air, c'est que les deux éléments étaient, à certain égard, la même chose, puisqu'ils ont la même mesure.

§ 2. Si les objets ne sont pas ainsi comparables sous le rapport de la quantité, telle quantité correspondant à telle autre, il faut du moins qu'ils le soient sous le rapport de l'effet qu'ils peuvent produire. [25] Ainsi par exemple : si un cotyle d'eau peut produire autant de froid que dix cotyles d'air, alors les éléments sont encore comparables entre eux sous le rapport de la quantité, non pas précisément en tant qu'ils sont une quantité matérielle, mais en tant qu'ils peuvent exercer une certaine action.

§ 3. On pourrait encore comparer les puissances ou les forces, non pas seulement par la mesure directe de la quantité, mais encore proportionnellement et par analogie. Ainsi, l'on peut dire que telle chose est chaude comme telle autre chose est blanche. Le mot Comme exprime le rapport de ressemblance, s'il s'agit de la qualité ; et, s'il s'agit de quantité, il exprime l'égalité. [30] Mais il semble absurde que les corps qui ne peuvent permuter les uns dans les autres, ne soient pas comparables entre eux sous le rapport de l'analogie, et qu'ils le soient seulement par la mesure de leur puissance, et parce que telle quantité de feu, par exemple, peut être aussi chaude et produire la même chaleur que telle quantité d'air plus considérable. En effet une substance de même nature, si elle est en quantité plus grande, pourra devenir proportionnellement équivalente, parce qu'elle sera du même genre.

§ 4.  [35] J'ajoute que, suivant le système d'Empédocle, il n'y aura d'accroissement possible que [334a] celui qui se fait par addition. C'est ainsi qu'il suppose que le feu s'accroît par le feu, quand il dit :

« La terre accroît la terre, et l'air même accroît l'air.»

Or ce n'est là qu'une simple addition, et il ne paraît pas que les choses qui s'accroissent puissent s'accroître ainsi.

§  5. Mais il est bien plus difficile encore pour Empédocle d'expliquer la production des êtres dans la nature; car [5] tous les êtres qui naissent et se produisent selon les lois naturelles, ou naissent toujours d'une certaine façon régulière, ou du moins le plus souvent de cette façon ; les êtres qui se produisent contre cet ordre éternellement 'constant, ou du moins le plus ordinaire, sont le fruit d'une cause fortuite et du hasard. Qu'est-ce qui fait donc que d'un homme naît un homme, ou toujours et suivant une règle éternelle, ou du moins le plus ordinairement, de même que du blé vient toujours du blé, et non pas un olivier? Est-ce que les os ne se forment pas aussi de la même manière ? Mais non, [10] les choses ne se produisent pas au hasard, et par une rencontre fortuite, comme le dit Empédocle ; elles se produisent par une certaine raison.

§ 6. Quelle est donc la cause de tous ces phénomènes? Ce n'est certes pas ni la terre ni le feu. Ce ne sont pas davantage l'Amour et la Discorde ; car l'un n'est cause que de la combinaison des choses, et l'autre de leur division. Cette cause, c'est l'essence de chaque chose ; ce n'est pas seulement comme le dit Empédocle :

« Mélange et désaccord des choses mélangées. »

[15] Ce ne serait alors que ce qu'on appelle du hasard ; ce n'est plus là de la raison ; car il est bien possible qu'il y ait parfois un mélange fortuit et confus.

§ 7. Ainsi ce qui est cause de chacun des êtres naturels, c'est leur organisation ; c'est la propre nature de chacun d'eux, dont Empédocle ne dit pas un seul mot. On peut affirmer qu'il ne traite pas véritablement de la nature, quoique la nature soit précisément l'ordre et le bien pour toutes choses. Mais Empédocle n'a d'éloges absolument que pour le mélange et la confusion. [20] Cependant ce n'est pas la Discorde, c'est l'Amour qui a séparé les éléments, lesquels, selon lui, sont antérieurs à Dieu lui-même, puisque les éléments d'Empédocle sont aussi des Dieux.

§ 8. Il ne parle non plus du mouvement que d'une manière toute générale ; car il n'est pas suffisant de dire que ce sont la Discorde et l'Amour qui donnent le mouvement, si l'on ne précise pas que l'Amour consiste à causer telle espèce de mouvement, et la Discorde à en causer telle autre. Empédocle aurait donc bien dû ici ou [25] définir exactement les choses, ou imaginer quelque hypothèse, ou faire quelque démonstration, d'ailleurs puissante ou faible, ou s'en tirer de toute autre manière.

§ 9. Autre objection. Les corps sont tantôt mus par force, et contre nature, et tantôt ils sont animés d'un mouvement naturel; ainsi par exemple, le feu se dirige en haut, sans que ce soit par force, et il ne va que par force en bas. Or, le mouvement naturel est contraire au mouvement forcé. Par conséquent comme il y a un mouvement forcé, il y a aussi un mouvement naturel. [30] Est-ce donc l'Amour, ou n'est-ce pas l'Amour qui produit ce dernier mouvement ? Lorsque la terre a un mouvement qui la porte en bas, c'est un mouvement contraire à la Concorde, et qui ressemble à une séparation. Ce serait alors la Discorde plutôt que l'Amour, qui serait cause du mouvement naturel; et par conséquent, l'Amour serait bien plutôt que la Discorde tout à fait contre nature. Or, si ce ne sont pas du tout ni la Discorde ni l'Amour qui produisent le mouvement, les corps eux-mêmes n'ont plus ni de mouvement ni de repos. Mais c'est là une conséquence qui est absurde.

§ 10. [35] Empédocle reconnaît bien que les corps sont de toute évidence en mouvement ; [334b] car c'est la Discorde qui les a séparés. L'Éther a été porté dans les hautes régions, non point par la Discorde, mais, comme le dit quelquefois Empédocle, par une sorte de hasard.

« L'air alors vole ainsi, mais souvent autrement. »

Quelquefois encore Empédocle dit que le feu dut naturellement se porter en haut, et que l'éther vint

[5] « S'appuyer fortement aux bases de la terre. »

Enfin Empédocle nous apprend que le monde est aujourd'hui dirigé par la Discorde, absolument de même qu'antérieurement il l'était par l'Amour.

§ 11. Quel est donc, selon lui, le premier moteur, et la première cause du mouvement ? Ce n'est certes pas l'Amour et la Discorde, bien que cependant l'un et l'autre causent une certaine espèce de mouvement ; et s'ils sont le premier moteur qui existe, ce serait là le véritable principe des choses.

§ 12. [10] Enfin, il n'est pas moins absurde de supposer que l'âme vienne des éléments ou qu'elle soit un des éléments ; car alors comment pourront se produire les altérations propres de l'âme ? Par exemple, comment comprendre qu'elle peut avoir ou ne pas avoir le talent de la musique ? Comment comprendre la mémoire ou l'oubli ? Il est évident que si l'âme est du feu, elle aura, en tant que feu, toutes les qualités qui appartiennent au feu. Si l'âme est un mélange des éléments, elle aura les affections des corps ; mais aucune des affections de l'âme, n'est corporelle. Du reste, cette discussion appartient à une toute autre étude que celle-ci.

 

CHAPITRE VII.

Suite de la réfutation d'Empédocei ; quand on nie que les éléments puissent se changer les uns dans les autres, on ne peut expliquer la formation des différentes substances organiques; citation d'Empédocle. — La difficulté d'expliquer la formation des substances diverses n'est pas moins grande quand on admet l'unité de la matière. Indication d'une théorie nouvelle, où ce seraient les contraires qui, par leur action réciproque, formeraient toutes les substances de la nature.

§ 1. J'en viens à ce qui concerne les éléments dont les corps sont composés. Tous les philosophes qui admettent un élément commun, ou qui admettent que les éléments changent les uns dans les autres, doivent nécessairement aussi reconnattre que, si l'une de ces suppositions est réelle, l'autre doit l'être également. Mais ceux qui ne veulent pas que les éléments puissent s'engendrer mutuellement, ni venir chacun de chacun, si ce n'est comme des moellons viennent d'un mur, [20] ceux-là soutiennent une théorie absurde ; car alors, comment de ces éléments fera-t-on venir les os, les chairs ou telle autre substance analogue?

§ 2. Il est vrai que cette difficulté subsiste, et qu'à ceux qui admettent que les éléments s'engendrent mutuellement, on peut tout aussi bien demander de quelle manière les éléments en arrivent à produire quelque chose de différent d'eux-mêmes. Par exemple, si du feu vient l'eau, et si de l'eau vient le feu, c'est qu'il y a entre eux quelque sujet commun. [25] Mais des éléments, il sort bien certainement aussi de la chair et de la moelle ; or, comment ces substances se produisent-elles ?

§ 3. De quelle façon peuvent-elles se produire, d'après les théories de ceux qui suivent la doctrine d'Empédocle? Nécessairement, il n'y a, entre ces éléments, qu'une juxtaposition comme celle des matériaux d'un mur, qui se compose de briques et de pierres ; dans un mélange de ce genre, les éléments demeurent ce qu'ils sont, et ils sont placés parties à parties les uns à côté des autres. [30] C'est donc ainsi, d'après ces théories, que la chair et toutes les autres choses analogues se seront formées.

§ 4. Mais il en résulte que le feu et l'eau ne ressortent jamais d'une des parties quelconques de la chair, de même que, dans les transformations de la cire, de telle partie peut sortir une sphère, et de telle autre, une pyramide. Tout ce qu'on voit, c'est que l'une et l'autre de ces figures peuvent tout aussi bien venir indifféremment de chacune des deux parties de la cire. C'est donc ainsi [35] que de la chair, sortiraient les deux éléments du feu et de l'eau, et qu'ils seraient produits à la fois par une partie quelconque. Mais, avec les principes d' Empédocle, l'explication n'est plus possible ; et il faut que chaque élément vienne d'un autre lieu, ou d'une autre partie, comme dans le mur c'est d'un lieu différent que viennent la brique et la pierre.

§ 5. [335a] De même encore pour les philosophes qui n'admettent qu'une matière unique pour tous les éléments, il y a quelque embarras à expliquer comment une substance peut se former de deux éléments, par exemple, de chaud et de froid, ou de feu et de terre. Si la chair se compose des deux et n'est cependant ni l'un ni l'autre, ni une simple juxtaposition de ces éléments conservant leur nature spéciale, que reste-t-il donc à admettre si ce n'est que le composé qui en est ainsi formé est la pure matière ? Car la destruction de l'un des éléments produit ou l'autre élément, ou la matière.

§ 6. Mais comme le chaud et le froid peuvent être plus ou moins forts, on doit dire que, quand l'un est absolument réel, en entéléchie, l'autre n'est plus qu'en puissance ; et quand le sujet n'a pas absolument l'une des deux qualités, et que le froid par exemple est à demi chaud, [10] et le chaud à demi froid, parce que les excès dans un sens ou dans l'autre s'effacent réciproquement par le mélange, alors il n'y a pas précisément ni de pure matière, ni l'un ou l'autre de ces contraires existant absolument en réalité, en entéléchie ; il n'y a qu'un intermédiaire. Mais selon qu'en puissance l'un des deux peut être plus chaud que froid ou le contraire, dans cette même proportion le corps est en puissance deux fois plus chaud ou plus froid, ou trois fois plus, ou suivant tel autre rapport.

§ 7. [15] Ainsi, toutes les autres choses viendront du mélange des contraires ou des éléments ; les éléments eux-mêmes viendront de ces contraires qui sont, en quelque sorte, les éléments en puissance, non pas comme l'est la matière, mais plutôt de la façon qu'on vient de dire.

De cette façon, le résultat qui se produit est bien un mélange, tandis que de l'autre façon c'est de la matière pure.

§ 8. Du reste, les contraires aussi sont passifs, dans le sens de la définition qui en a été donnée dans nos premières recherches ; par exemple, le chaud réel est froid en puissance, et le froid en réalité est chaud en puissance également, de sorte qu'à moins d'un équilibre complet, ils changent l'un dans l'autre. De même pour tous les autres contraires qu'on voudrait citer. C'est ainsi que d'abord les éléments changent, et que d'eux ensuite viennent les chairs, les os et [25] toutes les substances analogues, le chaud devenant froid, et le froid devenant chaud, à mesure qu'ils se rapprochent du moyen terme. Là il n'y a plus ni l'un ni l'autre des contraires ; le milieu est multiple et n'est pas indivisible. De même aussi le liquide et le sec, et les autres éléments de ce genre produisent, quand ils sont arrivés à la moyenne, la chair, les os et les autres substances analogues à celles-là.

 

CHAPITRE VIII.

Composition générale des corps mixtes ; il y a dans tous de la terre et de l'eau, qui sont des éléments indispensables ; il y a aussi de l'air et du feu, contraires aux deux premières. Phénomène de la nutrition allégué à l'appui de cette théorie. Comment le feu est le seul des éléments simples qui se nourrisse.

§ 1. [30] Tous les corps mixtes qui sont répandus autour du lieu central sont composés de tous les éléments simples. Ainsi, il y a de la terre dans tous, parce que chacun de ces corps est le mieux, et le plus souvent, dans le lieu qui lui est propre. Il y a aussi de l'eau dans tous les mixtes, parce qu'il faut que les composés soient déterminés, et que l'eau est, parmi les corps simples, le seul qui se détermine aisément. [335b] D'autre part, la terre ne peut pas davantage subsister sans l'humide qui la tient réunie; et si l'humide en était complètement retiré, elle tomberait en poussière.

§ 2. Ce sont bien là les causes qui font qu'il y a de l'eau et de la terre dans tous les corps mixtes. Mais il y a aussi de l'air et du feu, parce que ces éléments sont contraires à la terre et à l'eau ; [5] la terre est contraire à l'air, et l'eau est contraire au feu, autant qu'une substance peut être contraire à une autre substance.

§ 3. Ainsi donc, puisque les productions des choses viennent des contraires, il faut nécessairement, quand les deux extrêmes des contraires se trouvent dans les choses, que l'autre aussi des deux contraires s'y retrouve également. Par conséquent, dans tout composé se retrouveront tous les corps simples.

§ 4. Le phénomène de la nutrition, considéré dans chacun des êtres, semble témoigner [10] en faveur de cette théorie. Tous les êtres se nourrissent d'éléments identiques à ceux qui les composent; or, tous se nourrissent de plusieurs éléments, et ceux-là même qui sembleraient surtout ne se nourrir que d'un aliment unique, comme les plantes, qui se nourrissent d'eau, ne s'en nourrissent pas moins aussi de plusieurs. C'est que la terre est toujours mêlée à l'eau ; et voilà comment les cultivateurs, dans leurs irrigations laborieuses, ne font qu'un mélange d'eau et de terre.

§ 5. Mais comme la [15] nutrition appartient à la matière, et comme l'être ainsi nourri, bien que compris et enveloppé dans la matière, est la forme et l'espèce, il est tout naturel de croire que, parmi les corps simples, le feu est le seul qui se nourrisse, tous les autres ne faisant que se produire les uns les autres réciproquement, ainsi que les anciens l'ont prétendu. Car, c'est le feu seul et lui surtout qui représente la forme, puisqu'il est toujours, par sa nature propre, porté vers la limite. [20] Or, chaque chose est naturellement portée vers la place qui lui appartient ; mais la forme et l'espèce de toutes choses se trouvent toujours dans les limites qui les déterminent.

§ 6. On voit donc, par ce qui précède, que tous les corps se composent de tous les éléments simples.

 

CHAPITRE IX.

La matière et la forme, premiers principes des choses ; nécessité d'un troisième principe, la cause motrice. - Réfutation de la théorie des Idées telle que Socrate l'expose dans le Phédon ; les Idées ne peuvent expliquer la production des choses ; elles ne produisent pas ; on voit une foule de choses se produire sous nos yeux par d'autres causes. — Réfutation de la théorie qui explique la production des choses par le mouvement de la matière ; la matière est passive et n'agit pas. Exemples divers tirés des procédés de l'art.

§ 1. Comme il y a des choses qui sont produites et périssables, et que tout ce qui naît [25] et se produit se trouve dans le lieu qui environne le centre, il faut d'abord parler de la production des choses, prise dans toute sa généralité, et dire à quel nombre et de quelle nature sont ses principes. De cette manière, nous étudierons plus facilement les faits particuliers, après avoir acquis préalablement la connaissance des faits généraux.

§ 2. Ces principes sont ici en même nombre et du même genre que ceux qu'on découvre dans les êtres éternels et primitifs. L'un de ces principes est comme matière ; l'autre est comme forme. [30] Mais il en faut en outre un troisième qui se joigne à ces deux autres ; car ces deux-là ne sont pas plus capables de produire ici quelque chose que dans les primitifs.

§ 3. Ainsi donc, c'est la matière, qui, pour les êtres produits, est cause qu'ils peuvent être et ne pas être. Or, parmi les choses, il y en a qui sont de toute nécessité, par exemple, les substances éternelles ; il y en d'autres qui ne sont pas nécessairement. [35] Pour les unes, il est impossible qu'elles ne soient pas; et pour les autres, il est impossible [336a] qu'elles soient, parce qu'il ne se peut pas que rien soit autrement que ne l'exige la nécessité. Mais il y a d'autres choses qui peuvent également être et ne pas être ; c'est précisément tout ce qui est produit et est périssable ; car tantôt ces choses-là sont, et tantôt elles ne sont pas. Ainsi donc, la production et la destruction ne se rapportent qu'à ce qui peut être et ne pas être.

§ 4. C'est bien là, en tant que matière, la cause des choses produites ; mais en tant que but final, la cause, c'est la forme et l'espèce; et c'est là la définition de l'essence de chaque chose.

§ 5. Mais à ces deux principes, il faut toujours en ajouter un troisième. Or ce principe-là, tous les philosophes semblent ne l'apercevoir que comme en rêve, [10] et personne n'en parle avec quelque précision. Les uns ont cru, comme Socrate dans le Phédon, que la nature des Idées suffisait pour expliquer la production des choses ; car Socrate, reprochant aux autres de n'avoir rien dit à cet égard, suppose que, parmi les choses qui existent, les unes sont des Idées, et que les autres reçoivent ces Idées, auxquelles elles participent; que l'être de chaque chose est dénommé d'après son Idée, et que les choses se produisent quand elles reçoivent cette Idée, et qu'elles périssent quand elles la perdent. [15] Par conséquent, si tout ceci est vrai, Socrate pense que les Idées sont nécessairement la cause de la production et de la destruction des choses. D'autres, au contraire, ont cru voir cette cause dans la matière elle-même, parce que c'est d'elle que, selon eux, venait le mouvement.

§ 6. Mais ni les uns ni les autres n'ont raison ; car si les Idées, en effet, sont causes, pourquoi ne produisent-elles pas toujours d'une manière continue? Pourquoi tantôt produisent-elles et tantôt ne produisent-elles pas, quoique les Idées subsistent toujours, ainsi que les choses qui peuvent y participer ? [20] De plus, il y a des choses pour lesquelles on voit clairement que c'est quelque autre chose que l'Idée qui en est cause. Ainsi, c'est le médecin qui fait la santé, c'est le savant qui fait la science, bien que la santé même et la science même existent, ainsi que les êtres qui peuvent y participer. Il en est de même aussi pour toutes les autres choses qui sont faites selon l'art qui peut les accomplir.

§ 7. D'autre part, quand on prétend que c'est la matière qui produit les choses [25] par le mouvement qu'elle leur donne, sans doute c'est là une opinion plus d'accord avec la nature que la théorie des Idées ; car, ce qui altère les choses et les transforme peut paraître davantage la vraie cause de leur production ; et en général, dans les produits de la nature aussi bien que dans ceux de l'art, on regarde habituellement comme faisant les choses tout ce qui leur donne le mouvement.

§ 8. Toutefois ces derniers philosophes eux-mêmes n'ont pas raison ; car, [30] être passif et être mû, ce sont bien les propriétés qui appartiennent à la matière, tandis que mouvoir et agir appartiennent à une tout autre puissance. C'est là ce qu'on peut observer également dans tout ce que fait l'art comme dans tout ce que fait la nature. Ainsi, ce n'est pas l'eau elle-même qui fait l'animal sorti de son sein (c'est la nature) ; ce n'est pas davantage le bois qui fait le lit, c'est l'art. De là, on peut conclure que ces philosophes non plus ne s'expriment pas bien, et leur erreur vient de ce qu'ils omettent la cause la plus importante de toutes, [35] en supprimant l'essence et la forme.

§ 9. [336b] Il s'ensuit, de plus, qu'ils confèrent aux corps des forces à l'aide desquelles ils les font naître un peu trop mécaniquement, en laissant de côté la cause qui tient à l'espèce. Comme d'après les lois de la nature, ainsi qu'ils le disent, le chaud désagrège et le froid coagule, et comme chacun [5] des autres éléments agit et souffre à sa manière, cela leur suffit pour affirmer que c'est aussi de là et par là que tout le reste des choses se produit et se détruit. Le feu lui-même leur paraît subir le mouvement et souffrir.

§ 10. L'erreur est à peu près la même que si l'on allait prendre la scie, et les autres instruments analogues, pour la vraie cause de tout ce qu'ils produisent, et le leur rapporter, sous prétexte que du moment qu'on scie il faut nécessairement [10] que le bois soit tranché, et que du moment qu'on rabote, il y a nécessité égale que la planche s'aplanisse; et ainsi de suite. En conséquence, bien que le feu soit le plus actif des éléments, et qu'il communique le mouvement le plus énergique, ils ne voient pas comment il agit, et qu'il agit plus mal que les instruments ordinaires.

§ 11. Quant à nous, comme nous avons antérieurement parlé des causes en général, nous n'avons fait ici que traiter de la matière et de la forme.

 

CHAPITRE X.

La production et la destruction des choses sont continues comme le mouvement, et dépendent de la translation circulaire de l'univers ; nécessité de deux mouvements ; la translation circulaire oblique répond à cette nécessité. Régularité de la production et de la destruction naturelles ; durée périodique des êtres; action de Dieu ; lois immuables qu'il a établies dans la perpétuité des choses ; ordre admirable du monde ; c'est le changement des corps qui maintient leur durée. — Le premier moteur immobile, seul principe du mouvement universel; la continuité du mouvement dépend de la continuité du mobile.

§ 1. [15] Il faut ajouter une autre considération : c'est que le mouvement de translation étant éternel, ainsi qu'on l'a démontré, il s'ensuit nécessairement que, dans ces conditions, la production des choses doit être également continue : car ce mouvement causera indéfiniment la production des choses, en amenant et en ramenant la cause qui peut les produire. Ceci nous prouve en même temps que ce que nous avons dit antérieurement est exact, et que nous avons eu raison de faire de la translation, et non de la production, le premier des changements. [20] En effet, il est bien plus rationnel de faire de ce qui est la cause qui produit ce qui n'est pas, que de faire de ce qui n'est pas la cause qui produit ce qui est. Or, ce qui est soumis à la translation existe, tandis que l'être qui se produit et devient n'existe pas ; et c'est là ce qui fait précisément que la translation est antérieure à la production.

§ 2. Après avoir supposé et démontré qu'il y a dans les choses une production et une destruction continuelles, [25] et que le mouvement de translation est cause de la génération des choses, il doit nous être évident que, le mouvement de translation étant unique, il est impossible que la production et la destruction existent toutes deux simultanément, puisqu'elles sont des contraires ; car une cause qui est et subsiste toujours la même et dans les mêmes conditions, ne peut jamais faire que la même chose, selon l'ordre de la nature. Par conséquent, ou ce sera la production, ou ce sera la destruction, qui sera éternelle.

§ 3. Ainsi il faut qu'il y ait [30] plusieurs mouvements, et des mouvements contraires, soit par leur direction, soit par leur inégalité ; car les causes des contraires sont contraires aussi. Ce n'est donc pas précisément la translation première qui peut être cause de la production et de la destruction des choses ; mais c'est la translation suivant le cercle oblique. Dans cette translation, en effet, il y a à la fois la continuité d'un seul mouvement et la possibilité de deux mouvements ; car, il faut nécessairement, pour que la production et la destruction [337a] puissent être continues, que le mouvement soit perpétuel, afin que ces changements mêmes ne défaillent jamais. D'autre part, il faut que les mouvements soient au nombre de deux, pour que ce ne soit pas un de ces phénomènes qui subsiste perpétuellement tout seul.

§ 4. Ainsi donc, c'est la translation de l'univers qui est cause de la perpétuité, et c'est l'inclinaison du cercle qui produit le rapprochement ou l'éloignement ; car il se peut que la cause soit tantôt loin et tantôt près. [5] L'intervalle étant inégal, le mouvement sera inégal aussi. Par suite, si, en étant présent et en s'approchant, il cause la production des choses, en étant absent et en s'éloignant, ce même mouvement causera la destruction. De plus, s'il produit en s'approchant plusieurs fois, il détruit en s'éloignant plusieurs fois aussi ; car les causes des contraires sont contraires entre elles.

§ 5. Il faut ajouter que la destruction et la production naturelles s'accomplissent en un temps égal. [10] C'est là ce qui fait que le temps de la durée et de la vie de chaque être peut s'exprimer en nombre, et se déterminer de cette manière. En ceci, il y a un ordre régulier pour tous les êtres. La durée et la vie sont toujours mesurées par une certaine période à parcourir; seulement cette période n'est pas la même pour tous indistinctement, et elle est plus courte pour les uns et plus longue pour les autres. La période qui mesure l'existence des êtres est pour ceux-ci d'une année ; pour ceux-là, elle est plus forte, [10] tandis que pour d'autres encore la mesure est moindre.

§ 6. Les phénomènes sensibles sont là pour attester la vérité de ce que nous disons ici. Quand le soleil se montre, il y a production; quand il se retire, il y a destruction; et ces deux phénomènes se passent en des temps égaux; car le temps de la destruction naturelle est égal à celui de la production. [20] Mais souvent il arrive que la destruction est plus rapide, à cause de l'action combinée des éléments entre eux. Quand la matière, en effet, est irrégulière et n'est pas partout la même, il faut aussi que les productions qui en sortent soient irrégulières comme elle, et que les unes soient plus rapides et les autres plus lentes ; et alors, la production des unes peut devenir une destruction pour les autres.

§ 7. [25] Néanmoins, ainsi que nous l'avons dit la production et la destruction doivent toujours être continuelles, et elles ne doivent jamais défaillir par les causes que nous avons expliquées. Ceci, du reste, se comprend très bien ; car, ainsi que nous le soutenons, la nature recherche toujours le mieux en toutes choses. Or, être vaut mieux que ne pas être ; et ailleurs nous avons énuméré les diverses acceptions de ce mot d' Être ; [30] mais il ne se peut pas que l'être subsiste dans toutes les choses, attendu que quelques-unes sont trop éloignées du principe. En prenant la seule voie qui restât, Dieu a complété le tout en rendant la génération continuelle et perpétuelle. L'être alors est aussi compact et continu que possible, parce qu'une production perpétuelle et un devenir constant sont le plus près possible de l'existence même. Or, ce qui est cause de cette production, comme on l'a déjà dit bien souvent, c'est la translation circulaire, parce que c'est la seule qui soit continue.

§ 8. [337b] Voilà comment toutes les choses qui se changent les unes dans les autres, selon leurs propriétés passives et actives, comme les corps simples, par exemple, ne font aussi qu'imiter cette translation circulaire, qu'elles reproduisent. Quand l'air, en effet, vient de l'eau, et que [5] le feu vient de l'air, et qu'ensuite l'eau à son tour vient du feu, la production a eu lieu circulairement, peut-on dire, puisqu'elle est revenue sur elle-même. C'est ainsi que, le mouvement de ces phénomènes se développant en ligne droite, imite le mouvement circulaire, et qu'il devient continu.

§ 9. Ceci nous permet en même temps d'éclaircir une question qu'on soulève quelquefois, à savoir comment il est possible, chaque corps se portant à la place qui lui est propre, que les corps composés ne se soient pas séparés et dissous pendant la durée infinie des temps. [10] La raison en est bien simple, c'est qu'ils se changent et se métamorphosent les uns dans les autres. Si chacun d'eux restait à sa place spéciale et qu'il ne fût pas modifié par son voisin, il y a déjà bien longtemps qu'ils se seraient séparés et isolés. Ces corps changent donc par suite d'un double mouvement de translation ; et parce qu'ils changent, il n'y en a pas un seul qui puisse demeurer jamais en un lieu immuable et déterminé.

§ 10. [15] On peut donc voir, d'après tout ce qui précède, qu'il y a bien réellement production et destruction des choses, et quelle en est la cause, de même qu'on voit ce que c'est que le créé et le destructible. Mais puisqu'il y a un mouvement, il faut qu'il y ait un moteur, ainsi qu'on l'a démontré dans d'autres ouvrages. Si le mouvement est éternel, il faut qu'il y ait quelque chose d'éternel aussi ; le mouvement étant continu, ce quelque chose qui est un, doit être éternellement le même, immobile, [20] incréé, inaltérable. En supposant même que les mouvements circulaires pussent être plusieurs en nombre, ils pourraient bien être plusieurs, mais tous, tant qu'ils seraient, devraient nécessairement être soumis à un seul et unique principe. D'autre part, puisque le temps est continu, le mouvement doit l'être comme lui ; car il est impossible qu'il y ait du temps sans mouvement. Le temps est donc le nombre de quelque chose de continu, c'est-à-dire de la translation circulaire, ainsi que nous l'avons dit en débutant.

§ 11. Mais le mouvement est-il continu parce que le mobile qui le reçoit est continu aussi ? Ou bien l'est-il à cause de la continuité du lieu où il s'accomplit, je veux dire l'espace ; ou bien à cause de la continuité de l'affection que subit la chose? Il est clair que le mouvement est continu, parce que le mobile est continu ; car, comment l'affection d'une chose pourrait-elle être continue, si ce n'est par la continuité même de la chose dans laquelle elle se manifeste? Si le mouvement n'est continu que par le lieu dans lequel il est, ce ne peut être alors que par l'espace, qui a seul la propriété de le contenir, [30] parce qu'il a une certaine grandeur. Or, il n'y a de grandeur continue que celle du cercle, parce que cette grandeur est toujours continue à elle-même. Ainsi, ce qui fait la continuité du mouvement, c'est le corps qui a la translation circulaire; et c'est le mouvement, à son tour, qui fait que le temps est continu.

 

CHAPITRE XI.

Théorie de la perpétuelle et régulière succession des choses. Dans quelle mesure intervient la nécessité ; choses nécessaires et choses contingentes ; nécessité absolue, nécessité relative ; rapport du nécessaire et de l'éternel. La production des choses ne peut être perpétuelle que si elle est circulaire. — Ordre admirable des choses ; le mouvement circulaire de la sphère supérieure règle tous les mouvements inférieurs, celui du soleil, celui des saisons et tous les autres. Perpétuité des espèces ; disparition successive des individus ; éternité de certaines substances. — Fin du traité.

 

§ 1. Comme dans toutes les choses qui se meuvent d'un mouvement continu, soit pour se produire, soit pour s'altérer, soit en un mot pour changer, nous voyons toujours un fait exister [338a] après un autre, et un phénomène se produire à la suite d'un phénomène, de manière à ce qu'il n'y ait ni lacune ni défaillance, il nous faut rechercher s'il y a quelque chose de nécessaire, ou, si rien n'étant nécessaire, il est possible de toutes choses qu'elles ne soient pas. Or, il est évident que certaines choses sont nécessaires ; et c'est là ce qui fait que dire d'une chose précisément qu'elle sera, est tout différent de dire qu'elle doit être ; car, du moment qu'il est vrai de dire [5] d'une chose qu'elle sera, il faut aussi qu'un jour il soit vrai de dire de cette chose qu'elle est; tandis que, quand il est vrai de dire simplement d'une chose qu'elle doit être, rien n'empêche qu'elle ne soit pas : par exemple, il se peut très bien que quelqu'un qui devait se promener ne se promène pas.

§ 2. Mais comme parmi les choses qui sont, il y en a qui peuvent aussi ne pas être, il est évident qu'il en sera de même encore pour les choses qui deviennent et se produisent, et qu'il n'y a pas là non plus de nécessité. [10] Toutes les choses qui se produisent sont-elles ou ne sont-elles pas dans ce cas? N'y en a-t-il pas quelques-unes qui doivent nécessairement se produire? Et n'en est-il pas pour le devenir ce qu'il en est pour l'existence ? N'y a-t-il pas là aussi des choses qui ne peuvent pas ne pas être, tandis que d'autres le peuvent? Par exemple, il y a nécessité qu'il y ait des solstices périodiques, et il ne serait pas possible qu'ils ne fussent point.

§ 3. Ce qui est vrai, c'est qu'il faut nécessairement que l'antérieur se produise pour que le postérieur se produise aussi à son tour : [15] par exemple, pour qu'il y ait une maison, il faut d'abord qu'il y ait un fondement, et pour qu'il y ait un fondement de maison, il faut du mortier. Mais parce que la fondation a été faite, est-il nécessaire que la maison soit faite également? Ou n'est-ce nécessaire que si la maison elle-même est nécessaire d'une manière absolue? A ce point de vue alors, il est nécessaire en effet que, le fondement ayant été fait, la maison se fasse aussi ; car c'était là réellement la relation de l'antérieur au postérieur,  que, si le postérieur doit être, il faut nécessairement aussi que l'antérieur ait été avant lui.

§ 4. [20] Si donc le postérieur est nécessaire, il faut que l'antérieur le soit de même ; et si l'antérieur est nécessaire et que le postérieur le soit comme lui, ce n'est pas à cause de lui en aucune façon ; c'est seulement parce que l'on supposait la nécessité de ce postérieur lui-même. Ainsi donc, là où le postérieur est nécessaire, il y a réciprocité ; et toujours alors quand l'antérieur s'est produit, il y a nécessité que le postérieur se produise à son tour.

§ 5. [25] Si, descendant de degrés en degrés, la succession va à l'infini, dès lors il ne sera plus nécessaire que le postérieur se produise absolument. Mais ce ne sera pas même nécessaire d'après l'hypothèse qu'on vient de poser ; car il y aura toujours une autre chose qui, nécessairement, précédera le postérieur, et cette autre chose devra se produire nécessairement aussi. Par conséquent, comme il n'y a pas de principe possible pour l'infini, il n'y aura pas non plus de premier terme qui fasse que le dernier doive se produire nécessairement.

§ 6. [30] Mais même dans les choses qui ont une limite finie, il ne sera pas vrai de dire qu'il y a nécessité que les êtres se produisent absolument : par exemple, que la maison soit produite, parce que le fondement a été produit; car, si la maison a été produite, sans devoir être toujours nécessairement, il en résulterait que ce qui peut n'être pas toujours serait toujours. Mais une chose ne peut être toujours sous le rapport de sa production que si sa production est nécessaire; [35] car le nécessaire et l'éternel vont ensemble.  [338b] Ce qui est nécessairement ne peut pas ne pas être ; et par suite, s'il est nécessairement, il est par cela même éternel ; et s'il est éternel, il est nécessairement. De même encore, si la production de la chose est nécessaire, cette production est éternelle aussi ; et du moment qu'elle est éternelle, elle est nécessaire également.

§ 7. Si donc la production absolue de quelque chose est nécessaire, il faut nécessairement que cette production soit circulaire et revienne sur elle-même ; [5] car il faut absolument ou que la production ait une limite ou qu'elle n'en ait pas. Si elle n'en a pas, il faut qu'elle ait lieu en ligne droite ou en cercle. Mais pour qu'elle soit éternelle, il est impossible qu'elle soit en ligne droite ; car alors elle n'aurait pas de commencement, ni en bas, comme nous le voyons, en prenant les choses qui seront, ni en haut si nous prenons celles qui ont été. Mais il faut nécessairement un commencement à la production, sans qu'elle soit limitée ; et elle doit être éternelle. [10] Il y a donc nécessité que la production soit circulaire. C'est ainsi que la réciprocité ou le retour sera nécessaire; et, par exemple, si telle chose est nécessairement, l'antérieur de cette chose est nécessaire aussi ; et si cet antérieur est nécessaire, il faut nécessairement aussi que le postérieur se produise. Voilà donc bien une éternelle et véritable continuité; car il n'importe pas que cette continuité se fasse entre deux ou plusieurs intermédiaires. [15] Ainsi la nécessité absolue ne se trouve que dans le mouvement et dans la production circulaires ; et du moment que le cercle a lieu, chaque chose se produit ou s'est produite nécessairement; de même, que s'il y a nécessité, la production a lieu circulairement.

§ 8. Tout cet ordre est parfaitement raisonnable ; et puisqu'il a été démontré encore ailleurs que le mouvement circulaire est éternel, ainsi que le mouvement du Ciel, il est évident que tout cela se passe et se passera nécessairement, et que tous les mouvements qui se rattachent à celui-là et que celui-là produit, sont nécessaires comme lui ; [339a] car si le corps qui reçoit éternellement le mouvement circulaire le communique à quelqu'autre corps, il s'ensuit que le mouvement de ces autres corps doit être également circulaire ; et par exemple, la translation s'accomplissant d'une certaine façon dans les sphères supérieures, il faut bien que le soleil se meuve de la même manière. Du moment qu'il en est ainsi pour le soleil, les saisons ont par cette cause un cours circulaire, [5] et elles reviennent périodiquement; et tous ces grands phénomènes se passant de cette façon, tous les phénomènes inférieurs se passent avec la même régularité.

§ 9. Mais quoi ! Quand il y a des choses qui s'accomplissent réellement ainsi, et quand, par exemple, l'eau et l'air ont bien ce mouvement circulaire, puisque pour former le nuage il faut qu'il ait plu, et pour qu'il pleuve, il faut qu'il y ait un nuage, comment se fait-il que les hommes et les animaux ne reviennent pas également sur eux-mêmes, de façon à ce que le même individu reparaisse? [10] Car, de ce que votre père a été, il ne s'ensuit pas nécessairement que vous deviez être ; ce qui est seulement nécessaire, c'est que si vous êtes, il faut que votre père ait été. La cause en est que c'est là une génération qui se fait en ligne directe.

§ 10. Mais le principe de la recherche que nous nous proposons ici, ce serait encore de nous demander si toutes choses reviennent également ou ne reviennent pas sur elles-mêmes, et s'il n'est pas vrai que les unes reviennent numériquement et individuellement, tandis que les autres ne reviennent qu'en espèce. Pour toutes les choses dont la substance demeure incorruptible dans le mouvement qu'elle reçoit, il est évident qu'elles restent toujours numériquement identiques, [15] puisque le mouvement se conforme alors au mobile. Mais toutes celles, au contraire, dont la substance est corruptible, doivent nécessairement accomplir ce retour, non pas numériquement, mais uniquement sous le rapport de l'espèce. C'est ainsi que l'eau vient de l'air et que l'air vient de l'eau, le même en espèce, mais non le même numériquement. Mais s'il est des choses qui reviennent numériquement aussi les mêmes, ce ne sont jamais celles dont la substance est telle qu'elle peut ne pas être.

 

FIN DU TRAITÉ DE LA PRODUCTION ET DE LA DESTRUCTION DES CHOSES.