ARISTOTE

ECONOMIQUE

Traduction française :  M. HOEFER, 1843

 

PREFACE : DE LA SCIENCE ECONOMIQUE_ 1

LIVRE I : DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE_ 3

CHAPITRE I. Différence entre l'économie domestique et la politique. 3

CHAPITRE II. Des parties de la famille. — L'homme et la possession. 3

CHAPITRE III. Des devoirs du mari et de la femme. 4

CHAPITRE IV. Devoirs du mari envers la femme. 5

CHAPITRE V. Comment il faut faire usage des esclaves 5

CHAPITRE VI. De l'économe et de l'intendance de la maison. 6

LIVRE SECOND : Administration_ 10

 

PREFACE : DE LA SCIENCE ECONOMIQUE

Le petit traité de la science économique (οἰκονομική, scil. Ἐπιστημή) devait être le complément nécessaire du traité de la Politique. C'est ce qu'Aristote semble lui-même reconnaître lorsqu'il considère la famille comme l'élément primordial de la cité. Ces deux ouvrages paraissent avoir été composés peu de temps l'un après l'autre; l'Économique avant la Politique. Au moins le plan de l'Économique était- il déjà arrêté quand Aristote écrivait sur la Politique; car il cite ici, entre autres, un passage qui se trouve presque textuellement dans le premier livre de l'Économique, tandis que dans ce dernier ouvrage il ne cite pas une seule fois son traité delà Politique, dont il aurait eu cependant plusieurs fois occasion de parler (1).

Abordons maintenant une question fort controversée parmi les critiques. Les deux livres dont se compose le petit traité sur la science économique sont-ils l'un et l'autre également authentiques? C'est une opinion généralement accréditée depuis Vossius, que le second livre est apocryphe (2), tout en portant le caractère d'une antiquité incontestable. Les partisans de cette opinion s'appuient : 1°. sur l'autorité de Diogène de Laërte qui, dans l'énumération des œuvres d'Aristote, mentionne l'Économique en un livre ; 2". sur la différence du style du second livre comparé à celui du premier; 3°. sur l'incohérence de la matière, qui ne paraît avoir aucun rapport avec le sujet du premier livre.

Mais il est facile de se convaincre qu'aucune de ces raisons ne repose sur des fondements solides. D'abord l'autorité de Diogène, qui vivait vers le commencement du iiie siècle après Jésus-Christ, est loin d'être infaillible. Outre que la division d'un ouvrage peut être fort arbitraire, et quelquefois l'œuvre des copistes, ne voit-on pas que ce même Diogène indique souvent, pour des ouvrages anciens qui nous sont parvenus, un nombre de livres différent de celui admis aujourd'hui? Ainsi, sans chercher des exemples bien loin, la Politique d'Aristote, qui, selon Diogène de Laërte, se compose de deux livres, est évidemment le même traité que nous avons en huit livres.

Quant à l'objection tirée de la différence du style, elle n'est pas non plus sérieuse. J'admets, sans hésiter, que le style du second livre diffère sensiblement de celui du premier. Mais cette différence n'est-elle pas inhérente à la nature même; du sujet que traite l'auteur ? En effet, presque tout le second livre n'est qu'un recueil de faits historiques détachés, stratagemata, dont plusieurs sont peut-être textuellement empruntés à des historiens contemporains d'Aristote ou plus anciens que le célèbre Stagirite. Là, ce langage dogmatique, vigoureux, concis, parfois intentionnellement obscur, qui ailleurs caractérise Aristote, aurait été complètement hors de propos.

Enfin, pour ce qui concerne l'incohérence de la matière, personne n'oserait, il est vrai, la nier. Mais tirer de là, comme l'ont fait quelques critiques (3), un argument contre l'authenticité 'd'un livre, ce n'est pas faire preuve d'un jugement sain. Tout ce que l'on pourrait en conclure, c'est que ce livre nous est parvenu tronqué ou incomplet.

Après ce préambule, il sera aisé de formuler une opinion. Je pense donc, que le second livre du traité sur la science économique est réellement d'Aristote, sauf quelques interpolations ajoutées ultérieurement. De plus, je ne suis pas éloigné de croire qu'il faut considérer ce livre (moins le premier chapitre) comme un fragment étranger, par son contenu, à la science économique, et appartenant probablement au traité Sur la Richesse (Περὶ Πλούτον) (4), indiqué par Diogène de Laërte dans la liste des œuvres d'Aristote. En effet, quelle est la matière de ce livre? l'acquisition des richesses et la solution d'embarras pécuniaires par toutes sortes de stratagèmes que, pour la plupart, l'honnêteté réprouve et que la morale condamne.

Cette opinion semble, si je ne m'abuse, plus propre à concilier les avis en apparence contraires et répondre victorieusement aux objections des critiques.

Un mot maintenant sur ma traduction. L'Économique d'Aristote n'avait point encore été jusqu'ici traduite en français sur le texte original. Les deux vieilles traductions françaises, dont l'une est de Nicolas Oresme, et l'autre de Laurent de Premierfait, ont été faites sur le texte d'une ancienne traduction latine (5). La première a été imprimée (6) ; la seconde existe en manuscrit à la Bibliothèque royale de Paris, sous le n° 7331 (xv° siècle). Au commencement on lit :

« Cy commence le liure intitule Yconomiques. C'est de gouuerner hostel et mesnaige. Aristote, prince des philosophes peripatetiques et jadis maistre du grant Alexandre, baille et declaire en cestuiliure de yconomiques aux hommes la forme et maniere de honnestement et prouffitable- ment gouuerner la chose domestique, c'est a dire la chose de vne chascune particuliere maison, en laquelle est et preside homme ou femme, ou les deux conjoincls par mariage, ou aucune autre privee personne faisant chief en la maison. »

La fin est :

« Cy fine le liure de Yconomiques compose par Aristote, prince des philosophes, qui fut ramene en langaige fran- çois par maistre Lorent de Premierfait,l'an mil mi cent xvn, le premier jour de feburier. Collationne par Gille, hostel de l'Escu de France. »

Il est à remarquer que Nicolas Oresme « doyen de l'eglise de Nostrc Dame de Rouen, » et Laurent de Premierfait n'ont réellement traduit que le premier livre de l'Économique. Quant à ce qu'ils appellent le second livre, c'est un morceau incontestablement apocryphe, sur les devoirs de la femme (7), et qui ne se trouve dans aucun des manuscrits grecs (de la Bibliothèque royale) de l'Économique d'Aristote.Ce morceau primitivement écrit en latin, est probablement l'œuvre d'un commentateur au moins antérieur au xiiie siècle (8).

Quant au second livre, tel que le donnent les manuscrits de la Bibliothèque royale (n<M857, 2025, 2025, 2521), Oresme et Laurent de Premierfait n'en ont pas traduit un mot (9).

Ainsi donc, le traité de la Science économique, tel qu'il existe dans les anciens manuscrits grees et dans le texte original, n'avait point encore été traduit en français (10). Je n'avais donc point de modèle à suivre pour la traduction que je présente aujourd'hui au public, et pour laquelle je me suis servi du texte grec de l'édition de Tauchnitz ( Leipzig, 1831), collationné sur les quatre manuscrits indiqués de la Bibliothèque royale de Paris.

Paris, le 20 juillet 1843.

Dr Hoefer.

 

LIVRE I : DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

CHAPITRE I. Différence entre l'économie domestique et la politique.

§ 1.

La science économique et la science politique diffèrent entre elles, comme la famille et la cité, qui sont les objets respectifs de chacune de ces sciences. Mais, il y a encore une autre différence, qui consiste en ce que la constitution politique est entre les mains de plusieurs chefs, tandis que l'administration domestique n'est soumise qu'à un seul.

Quelques arts se proposent deux buts bien distincts, savoir : la fabrication d'un instrument et l'usage de cet instrument, tel qu'une lyre, une flûte. Il est du ressort de la science de jeter les fondements d'un État, et de bien user de sa constitution. Évidemment on peut en dire autant de la science économique, qui se propose l'acquisition d'une maison et la jouissance de ce bien. Or, la cité est un ensemble composé de maisons, de territoire et de possessions, suffisant à l'entretien d'une vie convenable. La cité doit donc se dissoudre, si elle ne peut pas réunir tous ces éléments, pour lesquels la communauté politique est précisément établie. Or, tout élément est naturellement essentiel à la chose pour laquelle il a été créé. Il s'ensuit donc que la science économique est, par son origine, antérieure à la politique; son objet est !a famille, et la famille est une partie essentielle de la cité. Occupons- nous maintenant de la science économique et de son objet.

CHAPITRE II. Des parties de la famille. — L'homme et la possession.

§ 1.

Les parties de la famille sont l'homme et la possession. C'est dans les détails que réside la connaissance de la nature de chaque chose ; et il en est de même pour la famille. On pourrait donc dire avec Hésiode, qu'il faut

La maison d'abord, puis la femme et le bœuf laboureur,

tant pour la subsistance que pour la demeure d'hommes libres. L'économie domestique doit s'occuper des devoirs de la femme, et nous la faire voir telle qu'elle doit être. Dans les soins de la possession, il faut suivre l'ordre de la nature. Or, d'après cet ordre, le premier soin est l'agriculture ; puis, viennent les industries qui exploitent le sol, comme la métallurgie, etc. Mais l'agriculture est le plus dans l'ordre de la justice; car elle n'est exercée par les hommes, ni comme une profession arbitraire, comme celle des taverniers et des mercenaires, ni comme une profession obligée , comme celle des guerriers (1). Ajoutons à cela, que l'agriculture est le plus dans l'ordre de la nature; car la mère fournit à tous la nourriture naturelle ; et la mère commune à tous les hommes, c'est la terre. De plus, l'agriculture contribue à la force de l'homme ; loin de rendre le corps chétif, comme les travaux d'atelier, elle le rend plutôt apte à supporter les veilles, la fatigue et, en outre, dispos à subir les périls de la guerre ; car, les possessions sont exclusivement situées en dehors des fortifications.

CHAPITRE III. Des devoirs du mari et de la femme.

§ 1.
 

En nous occupant des hommes, nous touchons tout d'abord aux devoirs de la femme ; car l'union du mari et de la femme est l'association la plus naturelle. Nous rappellerons ce que nous avons déjà dit ailleurs, que la nature exige ici ce que nous voyons pour tout animal. Le mâle a absolument besoin de la femelle, et réciproquement ; leur association est donc nécessaire. Chez les autres animaux, cette association ne se fait pas rationnellement; elle est instinctive et a pour but la propagation de l'espèce. Chez les animaux apprivoisés et plus intelligents, il y a, sous ce rapport, un peu plus de régularité; car ils manifestent un attachement réciproque et se portent des secours mutuels. C'est ce qui est surtout vrai pour l'homme : la femme partage les travaux du mari, non pas seulement pour être, mais pour être bien ; ils engendrent des enfants, non pas seulement par obéissance à la nature, mais encore dans un but d'utilité. A leur tour ils reçoivent, dans leur vieillesse infirme, les soins qu'ils avaient prodigués à des êtres débiles, dans un âge plus vigoureux. C'est ainsi que la nature accomplit son cercle éternel ; le nombre passe, l'espèce reste. La divinité a départi d'avance au mari et à la femme le rôle qui convient à chacun dans leur communauté. Toutes les choses sont disposées de manière à tendre vers le même but absolu , bien qu'elles n'aient pas toutes le même degré d'utilité et qu'il y en ait même quelques-unes de contraires à l'utilité. L'un des sexes est créé fort, l'autre faible ; celui-ci, par cela même qu'il est craintif, se tient davantage sur ses gardes; celui-là, par son courage , est plus propre à repousser l'attaque. Le premier apporte des biens du dehors ; le dernier conserve les biens de l'intérieur. Dans la répartition des travaux , la femme a reçu en partage ceux qui conviennent à sa nature sédentaire et incapable de vaquer aux occupations extérieures; tandis que l'homme, moins fait pour la tranquillité et le repos, corrobore sa santé par le mouvement même qu'il se donne.

Quant aux enfants, leur origine est d'un ressort commun, et leur utilité, d'un ressort individuel (2). A la première, correspond le développement physique, à la seconde, le développement moral ou l'éducation.

 CHAPITRE IV. Devoirs du mari envers la femme.


 

D'abord les lois doivent protéger la femme et la préserver de toute injustice; car c'est ainsi qu'il ne sera fait aucun tort au mari. C'est là l'idée des Pythagoriciens, lorsqu'ils disent de la loi commune, qu'elle est comme le rayon réfléchi d'un foyer ardent  (3). Le mari commet une injustice, s'il entretient un commerce illégitime, hors du ménage. Quant à l'approche conjugale, il ne faut point qu'elle se fasse desirer, et que l'absence ne rende point le repos impossible. La femme doit s'habituer à vivre en bonne intelligence avec son mari, soit présent, soit absent. C'est ce qu'exprime si bien ce vers d'Hésiode :

La vierge qui devient épouse doit apprendre des mœurs chastes,

car la dissemblance des caractères s'oppose à toute liaison amicale. Ce qui doit faire l'ornementdes époux, c'est l'absence de toute ostentation morale et physique dans leurs rapports mutuels. Tout autre ornement ne convient qu'aux acteurs qui représentent la vie conjugale sur la scène.

 CHAPITRE V. Comment il faut faire usage des esclaves


 

.Parmi les biens acquis, le premier et le plus nécessaire est aussi le meilleur et le plus éminent. Or, ce bien c'est l'homme (4). Il faut donc, avant tout, se procurer des esclaves dévoués. Il y a deux sortes d'esclaves, l'intendant et l'ouvrier. Comme nous voyons que l'éducation modifie le caractère des jeunes gens, il est nécessaire d'employer ce moyen pour former ceux qui doivent ordonner des travaux libéraux. Dans ses rapports avec les esclaves, le maître ne doit être ni trop sévère ni trop indulgent; il doit accorder de l'estime à ceux qui se livrent à des occupations plus libérales, et donner aux ouvriers des aliments en abondance. Puisque l'usage du vin rend les hommes libres insolents, et que ceux-ci, chez beaucoup de peuples, s'en abstiennent, comme les Carthaginois, dans les camps; à plus forte raison ne faut-il pas le permettre aux esclaves, ou du moins en petite quantité.

Il y a trois choses à considérer : le travail, la discipline et la nourriture. D'un côté, la nourriture sans discipline et sans travail engendre l'esprit d'insubordination. De l'autre, soumettre l'esclave à la discipline et au travail, sans le nourrir, c'est souverainement injuste et épuiser ses forces. Il reste donc de lui donner du travail et une nourriture suffisante. On ne peut point être le maître de ceux qu'on ne salarie pas ; or, pour l'esclave, le salaire c'est la nourriture. Il en est des domestiques comme des autres hommes: ils deviennent plus mauvais, lorsque les bons ne reçoivent pas de récompense en rapport avec leurs actions, et qu'il n'y a ni prix pour la vertu ni châtiment pour le vice. Il importe donc de prendre ceci en considération, et de distribuer ou d'ôter à chacun, selon son mérite, la nourriture, l'habillement, le repos et les punitions, en imitant ainsi les paroles et la pratique des médecins qui, à propos d'un remède, disent que la nourriture n'est pas un médicament, à cause de son usage continuel. Les meilleurs ouvriers sont ceux qui ne sont ni trop faibles ni trop courageux ; car les faibles et les courageux sont également impropres : les premiers ne supportent aucun travail, et les seconds ne sont pas faciles à gouverner. Enfin, il est nécessaire d'assigner à tous un terme ; il est conforme à la justice et à l'intérêt de leur proposer, comme prix de leurs peines, la liberté. Car les esclaves supportent volontiers la fatigue des travaux, quand ceux-ci sont récompensés et que l'esclavage a une fin. Leurs enfants doivent être autant de gages de fidélité ; et le maître doit se garder d'avoir en sa possession un trop grand nombre d'esclaves provenant d'une même race, comme cela arrive dans les villes. Les sacrifices et les réjouissances doivent être institués à cause des esclaves plutôt que pour les hommes libres. Plusieurs points justifient, sous ce rapport, le but de ces institutions.

CHAPITRE VI. De l'économe et de l'intendance de la maison.


 

Il y a quatre espèces d'économes, investis de la gestion des biens de la maison. Ceux qui ont le pouvoir d'acquérir des biens, doivent avoir aussi le talent de les conserver; sinon, le pouvoir d'acquérir ne sert de , rien ; ce serait comme un crible ou un tonneau percé avec lequel on puiserait de l'eau. Aux talents d'acquérir et de conserver les biens, il faut joindre ceux de les ménager et de les utiliser ; car, tous ces talents se rendent réciproquement indispensables. Chaque bien-fonds doit être distingué des autres; il y aura plus de terres fertiles que de stériles ; et les travaux seront distribués de manière qu'ils ne courent pas tous en même temps les chances d'un revers. Quant à la conservation des biens, il convient de mettre en pratique les institutions des Perses et des Lacédémoniens ; les institutions économiques de l'Attique sont également utiles ; là on revend ce que l'on achète ; et dans de petits ménages il n'y a pas de place pour cumuler des trésors. D'après les institutions perses, tout est sous la surveillance de l'économe; car, comme dit Dion à l'égard de Denys, personne n'a les mêmes soins et pour les affaires d'autrui et pour les siennes propres. Ainsi, tout ce que l'économe acquiert doit être aussi administré par lui. On pourrait ici appliquer le mot de ce Perse qui, à la question , ce qui engraisse le plus un cheval, répondit : l'œil du maître; ou le mot de ce Libyen auquel on demanda quel était le meilleur fumier, et qui répliqua : les traces des pas du maître.

Les travaux domestiques doivent donc être répartis de telle façon que les uns soient soumis à la surveillance du mari, et les autres à celle de la femme. Cet arrangement est moins nécessaire dans de petits ménages que dans ceux qui sont administrés par des intendants. Car dans l'administration domestique, comme partout ailleurs, rien n'est bien fait, si le maître ne dit pas ce qu'il faut faire. Il est impossible que les intendants remplissent bien leurs devoirs, si les maîtres sont insouciants. C'est pour donner non- seulement un bon exemple, mais encore pour servir les intérêts de la maison, que les maîtres doivent se lever plus tôt et se coucher plus tard que leurs domestiques. La maison est comme une cité : elle doit être constamment bien gardée. Pour que tout soit fait selon les ordres donnés, il ne faut accorder de repos ni le jour ni la nuit ; il importe de veiller constamment pour l'intérêt de la santé, de l'économie et de la philosophie.

Si les domaines sont petits, il sera utile d'adopter l'usage attique pour la distribution des produits des champs. Bans les domaines plus considérables, les dépenses pour l'année et pour chaque mois, ainsi que l'entretien des ustensiles d'un emploi journalier ou d'un usage moins fréquent, rentreront dans les attributions des intendants. Pour que rien de ce qui importe à l'intégrité de l'administration, n'échappe à la vigilance du maître, les intendants eux-mêmes doivent être de temps en temps soumis à des inspections sévères.

Dans l'établissement d'une maison, il faut avoir égard aux propriétés foncières qui en dépendent, à la santé et au séjour de ceux qui doivent l'habiter. Dans le choix des propriétés foncières, il s'agit de voir quelles sont celles qui conviennent à la culture des arbres fruitiers et des plantes qui fournissent des étoffes pour l'habillement  (5); et pour les fruits, il faut distinguer ceux qui sont secs de ceux qui sont humides. Quant aux autres propriétés, il faut connaître celles qui sont exposées aux vents, celles qui sont à l'abri des vents et celles qui conviennent aux esclaves, aux hommes libres, aux femmes, aux maris, aux hôtes et aux citoyens. Enfin, l'habitation la plus agréable et la plus utile à la santé, est celle qui est bien aérée en été, et bien exposée au soleil en hiver. Dans ce cas, la maison la mieux située est celle dont la façade regarde le nord, mais non pas dans toute son étendue.

Dans les grands ménages, un portier incapable de tout autre travail, semble bien utile pour surveiller tout ce qui entre dans la maison et tout ce qui en sort. Pour l'arrangement des ustensiles, il convient d'adopter l'ordre des Lacédémoniens : tout instrument doit être à sa place, afin qu'on l'ait sous sa main, lorsqujni veut s'en servir.

(1)  Politique, liv. VIII, chap. 10. Τοῖς δούλοις ἆθλον προκεῖσθαι τὴν ἐλευθερίαν. Comparez Économique, liv. I, chap. 6 [τοῖς δούλοις] τὴν ἐλευθερίαν κεῖσθαι ἆθλον.

(2) Voyez Fabncii biblioiheca grœca, vot. III, p. 274 (édit. Harles, Hambourg, 17031.

(3) Voyez Fabricii bibliotheca grœca, vol. III, p. 274.

(4) C'est probablement à cet ouvrage et non à l'Économique qu'Aristote fait allusion dans le livre VII, chap, 5 de la Politique.

(5) Cette traduction n'est point celle de Guillaume de Brabant, dont la bibliothèque de l'Arsenal possède un exemplaire manuscrit du xm° siècle (n° 19 , sciences et arts) ; car le second livre des traductions d'Oresme et de Laurent de Premierfait diffère essentiellement du second livre de l'ancienne traduction latine littérale.

(6)  A Paris, 1489. (Chez Anthoinc Vorard.)

(7) L'auteur se montre très maladroit en faisant à la fin une longue dissertation sur les femmes citées dans les chants d'Homère, sans dire un mot sur les mœurs des femmes grecques du temps d'Aristote.

(8)* Duval (Aristotelis opera, Paris, 1619, tom. III, in-fol., p. 675) allègue gratuitement qu'Arétin a traduit ce morceau apocryphe en latin sur un ancien manuscrit grec plus complet (si credere licet). Arétin , dont la traduction latine parut vers 1435, devait avoir trouvé ce morceau tout préparé dans la traduction littérale du xiiie siècle, non pas au commencement, mais à la fin du second livre de l'Économique. (Voyez n° 19 (sciences et arts) des manuscrits do la bibliothcque de l'Arsenal.)

(9)  Dans la traduction d'Oresme, le second livre commence (manuscrit n° 6860, de la Bibliothèque royale ) :

« Il convient que la femme ait dominacion et seigneurie sur toutes les choses qui sont dedans la maison et qu'elle ait la cure de toutes ces choses selon les loys escriptes. » ~ Et il se termine : « Et appartient que homme tant comme il a vie considcre et pense moult de soy avoir justement a sa femme, et a ses lîls et filles et a ses parents. »

Dans la traduction de Laurent de Premierfait, ce même livre commence (manuscrit n° 7351 de la Bibliothèque royale) :

« Il convient que la bonne femme ait domination sur toutes les choses qui sont dedans la maison et quelle ait la cure de toutes choses selon les loys escriptes. Et sur ceste première règle nous entendons que la femme ait la cure et garde des choses qui des- courent et sont en la maison ; mais non pas gèneralement de toutes choses comme des tresors et precieuses marchandises sans riens aliener ne vendrc'aU prejudice de la maison, etc. » — La fin est : « Si appartient auss\que tandis que lomme vit, qu'il considere tousiours et pense en son couraige a soy justement maintenir enuers sa femme , ses enllans et ses parens, afin qu'il attribue et face a chascun deulx tels honneur et prouffits comme il se doit, sicomme nous deismes au quart precedent chappitre de cestuy present nostre liure de yconomiques. Amen. »

Au reste, ces deux traductions n'ont aujourd'hui quelque valeur que comme monuments de l'état de la langue française au xve siècle.

Ce second livre qui, comme on voit, n'a rien de commun avec le second livre de l'original grec, est divisé, dans ces deux traductions , en huit chapitres.

(10) On ne saurait compter comme une traduction complète, le fragment d'Estienne de la Boétie, publié en 1600, chez Claude Morel ; ce morceau curieux est intitulé : Les Économiques d'Aristote, c'est-à-dire La manière de bien gouverner une famille : il se compose de douze pages, plus un feuillet de titre et un feuillet de table , en tout huit feuillets. Ce petit traité est extrêmement rare ; il paraît que Montaigne le publia à part, soit avant, soit après la Mesnagerie de Xénophon, également traduite par Estienne de la Boétie, et à la suite de laquelle se trouvent les Règles de mariage de Plutarque, la lettre de Consolation de Plutarque à sa femme, et un recueil de poésies latines et françaises d'Estienne de la Boétie.

(A. M.)

NOTES.

LIVRE PREMIER.

(1) Le manuscrit 2025 donne ici une leçon plus simple, mais qui parait tronquée : οὐ γὰρ ἀπαντθρώπως οὔτε ἀκόντως ὥσπερ πολεμικαί, car elle n'est point exercée inhumainement ni centre la volonté, comme la profession des guerriers.

(2) Le manuscrit 2025 dit tout l'inverse : leur origine est d'un ressort individuel (τὴν μὲν γένεσιν ἴδιον), et leur utilité d'un ressort commun (τὴν δὲ ὠφελίαν κοίνην).

(3) Je propose d'introduire ici une légère correction dans le texte et de lire  ὥσπερ ἀκτῖνα ἀφ' ἑστίας ἠγμένην, au lieu de ἱκέτιν καὶ ἀφ' ἑστίας ἠγμένην , phrase qui ne donne pas de véritable sens. En adoptant cette correction, il faudra retrancher ὡς ἥκιστα δοκεῖν , ou ὡς ἥλιστα ἀδικεῖν, qui me parait être une glose maladroite introduite par les copistes pour justifier en quelque sorte la leçon ordinaire. Les comparaisons tirées des sciences physiques et mathématiques sont tout à fait dans l'esprit des doctrines de Pythagore.

(4) II faut se rappeler ici que, d'après les idées des anciens, l'esclave était en quelque sorte assimilé aux animaux domestiques, c'était une propriété, une chose, κτῆμα. Aristote lui-même définit l'esclave, un instrument vivant, susceptible de manier d'autres instruments. ( Voyez Politique, liv. I, p. 10.)

(5) Le texte est ici fort laconique : λέγω δὲ κτήματα μὲν, οἷον καρποῖς καὶ ἐσθῆτι ποῖα συμπέρει. Je me suis permis d'en compléter le scnydans la traduction.

 

 

LIVRE SECOND : Administration

 

 

I. Un véritable administrateur économique doit bien connaître les localités de son ressort, être doué de talents naturels, ami du travail qu'il se choisit librement, et être juste. S'il manque de ces qualités, il ne réussira guère dans les affaires qu'il entreprendra.

Il y a quatre espèces d'administrations qui constituent , en quelque sorte, le type auquel se rapportent toutes les autres, savoir : l'administration royale, celle du gouverneur de province, celle de l'État, et celle de l'homme privé. La plus grande et la plus simple est l'administration royale; la plus variée et la plus facile est celle de l'État. L'administration privée, qui est la plus limitée, est aussi très variée. Toutes ces espèces ont nécessairement entre elles beaucoup de points communs. Examinons quelles sont les attributions particulières de chacune.

1°. Nous allons d'abord parler de l'administration royale. Celle-ci, d'une puissance absolue, est revêtue de quatre formes, suivant qu'elle s'occupe du numéraire, des exportations, des importations, et des dépenses. Pour le numéraire, il faut s'assurer de sa qualité, et savoir quand il faut en hausser ou baisser la valeur. Quant aux importations et aux exportations , il importe de ne pas ignorer lesquelles il faut choisir, et quand il faut admettre ce choix (1). Enfin, s'il faut payer les dépenses en monnaies ou en marchandises.

2°. Administration du gouverneur. Elle porte sur six espèces de revenus , savoir : le revenu territorial , les produits particuliers du sol, les bénéfices du commerce, les revenus des impôts , des troupeaux , et les produits d'autres industries. La première espèce et la plus sûre, est le revenu territorial ; les, uns l'appellent tribut foncier, les autres , dîme. La seconde espèce , formée des produits particuliers du sol , comprend l'or, l'argent , ou tout autre produit naturel. La troisième espèce se compose des bénéfices du commerce. La quatrième espèce renferme les revenus des champs et du marché. La cinquième comprend les troupeaux ; on l'appelle épicarpie et dîme. La sixième espèce enfin se compose des revenus des capitaux et des industries manuelles.

3°. Administration de l'État. Les meilleurs revenus de cette administration se retirent des produits particuliers du pays , du commerce , de l'impôt sur les jeux et les transactions journalières.

4°. Administration privée. Celle-ci n'est pas partout uniforme, parce qu'elle ne tend pas à un but unique. Elle est aussi très restreinte, les recettes et les dépenses étant peu considérables. Son principal revenu provient du sol ; puis, viennent les bénéfices des travaux journaliers et l'intérêt de l'argent prêté. Indépendamment de cela, il faut prendre en considération un principe commun à toutes les administrations, savoir, que les dépenses ne doivent pas dépasser les recettes.

Après avoir établi ces divisions, il nous faudra d'abord examiner, si l'administration provinciale, ou l'État dont nous nous occuperons, doit jouir de tous ces revenus que nous venons de passer en revue, ou seulement de la portion la plus considérable de ces revenus, dans le cas où la province ou l'État pourrait y suffire. Ensuite, nous examinerons quels sont les revenus qui n'existent pas encore et qui pourraient être créés ; quelle est la nature et la quotité des dépenses actuelles (2) qui pourraient être retranchées, sans inconvénient. Voilà ce que nous avions à dire des diverses espèces d'administrations et de leurs divisions en général.

Nous avons rassemblé les faits particuliers les plus remarquables, qui ont servi à l'acquisition naturelle ou artificielle des richesses. Leur histoire ne nous paraît pas être sans utilité ; car plusieurs de ces faits pourraient venir à l'appui de ces questions générales, si quelqu'un voulait entreprendre de les traiter à fond.

II. Kypselus de Corinthe avait fait le vœu de consacrer à Jupiter tous les biens des Corinthiens, s'il devenait maître de la ville. Pour remplir ce vœu, il ordonna un recensement général de toutes les richesses ; ce recensement fait, il se saisit de la dixième partie de chaque bien et ordonna de faire valoir tout le restant. L'année révolue, il recommença la même chose, de telle façon qu'au bout de dix ans, il se trouva en possession de tous les biens qu'il avait consacrés à Jupiter, et les Corinthiens en avaient acquis d'autres.

III. Lygdamis de Naxus avait envoyé quelques citoyens en exil. Comme personne ne voulait acheter leurs biens, si ce n'est à vil prix, il les vendit lui- même aux exilés. Tous les objets consacrés aux dieux, et qui restaient inachevés dans les ateliers, il les vendit aux exilés et à d'autres citoyens, en permettant à chaque acquéreur d'y faire graver son nom.

IV. Les habitants de Byzance, pressés par le besoin d'argent, vendirent les terres sacrées; celles qui étaient fertiles étaient vendues pour un certain temps, et celles qui étaient sans rapport, à perpétuité. Ils vendirent de même les biens nationaux, ceux des sociétaires du culte, ainsi que toutes les propriétés semblables situées sur des territoires privés ; car ceux à qui appartenaient les autres portions de ces territoires, les achetaient à un prix très élevé. Ils vendirent ensuite à ces sociétaires les domaines publics, situés à l'entour du Gymnase, aux environs de la place publique, du port et des marchés; de plus, les salines et le monopole du sel. Ils obligèrent les prestidigitateurs , les devins, les marchands de médicaments et autres industriels de ce genre, à payer, en impôt, le tiers de leurs recettes. Ils établirent une banque unique pour le change des monnaies, en défendant, sous peine de confiscation, de faire aucune transaction et aucun achat avec une monnaie étrangère. Comme il y avait une loi d'après laquelle nul n'était citoyen s'il n'était né de père et de mère ayant droit de cité, ils décrétèrent, toujours par suite du besoin d'argent, que ceux qui n'étaient issus que d'un seul parent citoyen, pourraient acquérir ce droit, moyennant une redevance de trente mines.

Exposés à la famine, et privés des moyens d'acheter du blé, ils emmenèrent à terre les bâtiments qui stationnaient dans les ports. L'époque du départ étant arrivée, les marchands, fâchés d'être retardés, leur payèrent, sous forme de rançon, le dixième des intérêts de leurs marchandises; ils furent obligés de donner, sans estimation, ce dixième à tous ceux qui leur achetaient quelque chose. Quelques étrangers domiciliés avaient prêté de l'argent sur des propriétés ; comme ils n'avaient pas les moyens de rembourser cet argent, ils décidèrent que celui qui paierait le tiers de la dette, sous forme d'impôt, serait maître de la propriété engagée (3).

V. Hippias d'Athènes vendit les avancements des édifices faisant saillie sur la voie publique ; les gradins, les enclos et les portes s'ouvrant au dehors. Les propriétaires qui s'y trouvaient intéressés les achetèrent; et il gagna ainsi beaucoup de richesses. Il démonétisa le numéraire qui avait alors cours à Athènes, et ordonna qu'on apportât chez lui tout l'argent monnayé, pour une valeur déterminée. Par une convention préalable, il le frappa d'un coin différent et l'émit de nouveau en circulation. Il avait établi, par un règlement, que tous les commandants de trirèmes, les chefs de tribus, enfin tous ceux qui étaient obligés de contribuer aux frais des jeux ou à toute autre dépense publique, pourraient être inscrits comme ayant rempli leur obligation, moyennant une légère redevance qu'ils auraient à payer. Il ordonna aussi à la prêtresse de Minerve, dans l'Acropolis, de payer en tribut, à l'occasion d'un mort, une mesure d'orge, autant de froment et une obole. Le même tribut était établi pour chaque cas de naissance.

VI. Les Athéniens qui demeuraient à Potidée, manquant d'argent pour subvenir aux frais de la guerre, décrétèrent un cens général de toutes les propriétés , en estimant les propriétés non pas en masse et par tribu, mais individuellement et avec indication de l'endroit où se trouvait chaque propriété, de manière que les pauvres ne pouvaient pas être surtaxés (4). Celui qui ne possédait rien, devait payer une cote personnelle de deux mines. Ces mesures eurent pour effet le paiement intégral du cens de la part de chaque individu (5).

VII. La ville d'Athènes était pressée par le besoin d'argent. Comme les habitants avaient pour coutume de célébrer splendidement la fête de Bacchus, pour laquelle ils faisaient beaucoup de dépenses en offrandes magnifiques, et dont les préparatifs duraient toute l'année, Antissée leur conseilla, à l'approche de cette fête, de faire le vœu à Bacchus de lui offrir, l'année suivante, le double d'offrandes, et de vendre celles qu'ils avaient déjà rassemblées. Ce fut par ce moyen qu'il procura assez d'argent pour faire face aux dépenses les plus nécessaires.

VIII. Les habitants de Lampsaque attendaient l'arrivée d'un grand nombre de trirèmes. Le prix de la farine était alors de quatre drachmes le médimne. Aussitôt les marchands, qui devaient approvisionner les bâtiments, reçurent l'ordre d'élever le prix à six drachmes, d'ajouter trois oboles au prix ordinaire de l'huile, dont la mesure valait quatre drachmes, et d'en faire autant pour le vin et d'autres objets de consommation. Or, les individus ne touchaient, pour leur compte, que le prix ancien de leurs marchandises ; et la ville, percevant l'excédant ou le produit net de la hausse, s'enrichissait considérablement.

IX. Les Héracléotes expédièrent quarante navires contre les tyrans du Bosphore. Comme leurs finances n'étaient pas dans un état prospère, ils achetaient aux marchands tout le blé, l'huile, le vin et autres denrées que ceux-ci avaient à vendre. Ils fixèrent un terme au paiement ; ce qui arrangea d'un côté les marchands, qui aimaient mieux vendre leurs marchandises en gros qu'en détail, de l'autre, les Héracléotes, qui embarquèrent, non pas l'argent de la solde militaire , mais des vivres, sur des vaisseaux de transport dont chacun était commandé par un questeur. Arrivés sur le sol ennemi, ils vendirent tous ces vivres aux soldats, qui fournirent ainsi eux-mêmes l'argent avec lequel les généraux devaient les solder, jusqu'au retour dans leur patrie.

X. Les Lacédémoniens, à qui les Samiens avaient demandé les moyens de se rendre dans leur pays, décrétèrent que les citoyens, leurs domestiques et leur bétail jeûneraient pendant un jour. La dépense que chacun aurait fait, représentait la somme qu'il avait à fournir aux Samiens.

XI. Les Carthaginois avaient dans leur ville beaucoup de troupes mercenaires. Ne pouvant payer la solde qu'ils leur devaient, ils firent proclamer, que si quelque citoyen ou quelque colon avait une saisie à exécuter contre la ville ou contre un particulier, il n'aurait qu'à présenter sa réclamation. Comme le nombre des réclamants était considérable, les Carthaginois saisirent, sous quelque prétexte plausible, les navires qui appareillaient pour le Pont, et ils fixèrent un terme pour rendre raison de cette conduite. S'étant ainsi procuré beaucoup d'argent, ils s'empressèrent de solder les troupes et de les congédier. La saisie fut jugée devant le tribunal ; les parties lésées furent dédommagées aux frais de l'Etat.

XII. Les habitants de Cyzique avaient emprisonné les riches pendant une insurrection dans laquelle le peuple l'avait emporté. Or, comme ils n'avaient pas les moyens de payer les soldats, ils portèrent un décret, suivant lequel les prisonniers ne seraient point condamnés à mort, mais envoyés en exil, après avoir payé une amende.

XIII. Les habitants de Chio avaient une loi d'après laquelle toutes les dettes étaient portées sur les registres publics. Manquant d'argent, ils décidèrent que les débiteurs céderaient leurs dettes à l'État, et que l'État paierait de ses revenus.les intérêts aux créanciers jusqu'à ce que tout fût remis dans l'état de prospérité première.

XIV. Mausolus, tyran de Carie, ayant reçu du roi de Perse l'ordre de payer le tribut, fit assembler les habitants les plus riches. «Le roi, leur dit-il, me demande des impôts ; et moi, je ne suis pas riche. » Aussitôt se lèvent des hommes qui avaient reçu à cet égard leurs instructions, et dirent combien chacun donnerait pour sa part. Cet exemple entraîna les riches qui, soit honte, soit crainte, promirent et donnèrent bien davantage. — Dans une autre occasion , manquant d'argent, il fit assembler les habitants de Mylasse, et leur dit : « Votre capitale n'est point fortifiée, et le roi de Perse marche contre elle. » En conséquence, il ordonna à tous les citoyens de lui apporter la plupart de leurs richesses, en les assurant que, avec les richesses qu'on lui apporterait, il garantirait celles qui leur restaient. Par ce moyen, il se procura beaucoup d'argent. Quant au mur de fortification , il prétendit que la divinité s'opposait, pour le moment, à sa construction.

XV. Condalus, intendant de Mausolus, chaque fois qu'il visitait sa province et qu'on lui offrait en cadeau un mouton ou un veau, faisait inscrire le nom du donateur et l'époque où il avait reçu ce don ; puis il faisait reconduire l'animal chez celui qui l'avait donné, et nourrir jusqu'au retour de son voyage. Au bout d'un temps suffisamment long, il réclamait non seulement l'animal ainsi nourri, mais encore les intérêts du rapport. — Il vendait aussi le produit des arbres qui bordaient les routes royales. — Lorsqu'un soldat venait à mourir, Condalus faisait payer une drachme le droit de porter le corps en dehors des portes de la ville. C'était pour lui un moyen de gagner non-seulement beaucoup d'argent, mais encore d'empêcher les chefs de le tromper sur le nombre des décès de leurs soldats (6). — Voyant que les Lyciens aimaient à porter une longue chevelure, il leur annonça qu'il avait reçu une lettre du roi Mausolus, qui lui ordonnait d'envoyer des cheveux pour des perruques (7), et de faire tondre ses sujets. Il ajouta aussi que s'ils voulaient lui payer un impôt décapitation, il ferait venir des cheveux de la Grèce. On lui donna volontiers ce qu'il demanda ; et il tira ainsi d'une masse de gens beaucoup de richesses.

XVI. Aristote le Rhodien, gouverneur de la Phocée, se voyant dans la gêne, et les Phocéens divisés en deux factions opposées, prit à part l'une de ces factions et lui dit en secret que les autres lui avaient donné de l'argent pour faire pencher la balance de leur côté ; mais qu'il aimait mieux recevoir de l'argent d'eux et leur confier l'administration de la ville. Ceux qui étaient présents à ce discours s'empressaient de lui donner tout l'argent qu'il leur demandait. Puis il montra cet argent aux partisans de la faction opposée; et ceux-ci lui en donnèrent au moins tout autant. Après avoir ainsi reçu des deux mains, il s'attacha à réconcilier les deux factions ennemies. — Voyant que les citoyens étaient accablés de procès, et qu'il leur avait été fait beaucoup de tort pendant la guerre, il établit un tribunal en déclarant que tous ceux qui ne se présenteraient pas, dans un terme prescrit, devant ce tribunal, seraient , passé ce délai, déboutés de leurs demandes. Il s'empara ainsi de la décision d'un grand nombre de procès et d'arrêts d'amendes pécuniaires ; et recevant à la fois des deux côtés, il amassa passablement de richesses.

XVII. Les Clazoméniens, pressés par une disette et manquant d'argent pour acheter du blé, arrêtèrent, que les particuliers donneraient à l'État, toute leur huile, moyennant intérêt ; car ce pays est très fertile en olives. L'emprunt étant conclu, ils équipèrent des navires et les expédièrent dans les entrepôts de commerce, où ils achetèrent du blé contre un dépôt d'huile. — Ces mêmes Clazoméniens devaient à leurs troupes vingt talents de solde. Ne pouvant fournir cette somme, ils payèrent aux chefs quatre talents d'intérêts par an. Comme leurs affaires ne se rétablissaient point et que leurs dépenses continuaient à être sans résultat, ils firent frapper de la monnaie de fer, qu'ils substituèrent à la valeur de l'argent, pour la somme de vingt talents. Puis ils distribuèrent cette monnaie aux habitants les plus riches de la ville, proportionnellement à la fortune de chacun, et reçurent en retour le prix pair. Ainsi, les particuliers eurent de quoi subvenir à leurs besoins journaliers, et la cité fut libérée de sa dette. D'un autre côté, les revenus publics étant en partie employés pour payer les intérêts dans la proportion de l'avance de chacun, la monnaie de fer ne tarda pas à disparaître de la circulation.

XVIII. Les Selymbriens avaient une loi qui leur défendait d'exporter du blé dans un temps de famine. Comme ils avaient besoin d'argent et qu'il leur restait encore d'ancien blé, ils firent une décision qui obligeait chaque particulier de donner à la ville tout son blé, pour un prix déterminé, et de ne garder chez lui que ce qui était nécessaire pour la nourriture de sa personne pendant un an. Puis ils permirent l'exportation de ce blé ainsi amassé à quiconque s'offrait, après en avoir fixé le prix à leur convenance.

XIX. Les Abydéniens voyant leurs terres laissées en friche, par suite d'une sédition, et ne recevant plus d'avances de la part des colons auxquels ils devaient déjà, arrêtèrent, que quiconque prêterait de l'argent aux agriculteurs, pour les encourager au travail, aurait les prémices de la récolte, et que le reste appartiendrait aux laboureurs.

XX. Les Éphésiens ayant besoin d'argent, portèrent une loi qui défendit aux femmes tout ornement d'or, en leur ordonnant de donner ceux qu'elles avaient alors, en dépôt à la ville. Ils fixèrent aussi une contribution en argent, en accordant aux payants la permission d'inscrire leurs noms sur les colonnes du temple, comme à ceux qui les auraient consacrées.

XXI. Denys de Syracuse, pour se procurer de l'argent, annonça, dans une assemblée qu'il avait convoquée, que Cérès lui avait apparu, et qu'elle lui avait ordonné de faire porter dans le temple tout ornement des femmes, et qu'il avait lui-même donné l'exemple, en y portant les ornements de ses propres femmes. Il exigea donc que les autres citoyens en fissent autant, afin de prévenir la colère de la déesse ; et il déclara sacrilège toute personne qui s'y refuserait. Chacun obéit, craignant, soit la déesse , soit le tyran, et fit ce qui lui était prescrit. Après cela, Denys offrit un sacrifice à la déesse, et lui enleva tous ces ornements, à titre d'emprunt. Lorsqu'au bout de quelque temps les femmes recommencèrent à porter des ornements, il ordonna que quiconque d'entre elles porterait des ornements d'or, devrait déposer dans le temple une offrande fixée d'avance. — Une autre fois, ayant besoin d'argent pour une construction de trirèmes qu'il allait entreprendre, il convoqua une assemblée, et annonça qu'une certaine ville allait se rendre à lui, et qu'il ne lui fallait plus pour cela que de l'argent. Il demanda, en conséquence, aux citoyens de lui apporter chacun deux statères. Ceux-ci obéirent. Deux ou trois jours après, sous prétexte que l'entreprise avait manqué, il rendit avec éloge à chacun sa part de contribution. Par ce moyen il gagna la confiance des citoyens. Aussi, ceux-ci, croyant être remboursés, s'empressèrent-ils de lui apporter l'argent qu'il leur avait demandé de nouveau. Mais, cette fois il le garda pour subvenir aux frais de la construction des navires. — Pour rétablir ses finances, il fit frapper de la monnaie d'étain dont il recommanda beaucoup l'usage dans une assemblée publique. Les citoyens l'adoptèrent par un décret, mais à contrecœur; car chacun préférait la monnaie d'argent à la monnaie d'étain. Continuant donc à manquer d'argent, il demanda aux citoyens de lui en apporter. Ceux-ci dirent qu'ils n'en avaient point. Alors il fit apporter sur la place publique ses meubles et les vendit, comme contraint par la nécessité. Les Syracusains les achetèrent; quant à lui, il fit enregistrer ce que chacun d'eux avait acheté. Après en avoir reçu le prix, il ordonna à chacun de rendre le meuble qu'il avait acheté. — Les citoyens accablés d'impôts ne nourrissaient plus de bestiaux. Denys voyant cela, leur dit qu'il avait, pour le moment, assez de revenus , et que désormais les propriétaires de troupeaux seraient exempts d'impôts. Cette promesse engagea donc beaucoup de gens à acquérir des troupeaux. Mais lorsqu'il crut le moment favorable, il ordonna un recensement et rétablit l'impôt. Les citoyens, indignés de se voir dupés, tuèrent leurs bestiaux et les vendirent. Et comme il fit porter un règlement déterminant le nombre des bestiaux qui devaient être tués par jour, les Syracusains, de leur côté, les offrirent en sacrifice. Alors il leur défendit de sacrifier aucun animal femelle. — Dans une autre circonstance, pour se procurer de l'argent, il fit inscrire chez lui les fortunes de tous les orphelins , et il s'adjugea la jouissance de ces biens jusqu'à l'âge de puberté de leurs héritiers. — A la prise de Rhégium, il déclara aux habitants assemblés qu'il avait le droit de les vendre tous comme esclaves; que cependant, s'ils voulaient lui rembourser tous les frais de la guerre, et lui payer trois mines par tête, il leur accorderait la liberté. Les habitants de Rhégium s'empressèrent de déterrer leurs trésors cachés; les pauvres eux-mêmes empruntèrent de l'argent aux riches et aux étrangers, et tous lui apportèrent la rançon demandée. Denys la reçut, ainsi que les objets cachés qu'on avait déterrés ; mais il n'en vendit pas moins les habitants comme esclaves. — Denys avait emprunté aux Syracusains de l'argent sous garantie. Lorsque ceux-ci vinrent le lui réclamer, il ordonna que chaque habitant lui apportât , sous peine de mort, tout ce qu'il possédait d'argent. Cela fait, il frappa la monnaie d'un autre coin, et, donnant à une drachme la valeur de deux, il remboursa ainsi et sa dette et l'argent que les citoyens lui avaient apporté sur son ordre. — Partant pour la Tyrrhénie, avec une flotte de cent vaisseaux, Denys enleva du temple de Leucothée une masse considérable d'or et d'argent, ainsi que beaucoup d'autres ornements. Instruit que les navigateurs possédaient de grandes richesses, il fit annoncer par un héraut, que chacun eût à lui apporter la moitié de son butin , et que l'autre moitié serait laissée intacte au propriétaire ; que le contrevenant serait puni de mort. En conséquence, les navigateurs lui apportèrent la moitié de leurs richesses, croyant jouir tranquillement du restant qu'ils remportèrent. Mais après s'en être saisi il fit rapporter aussi l'autre moitié.

XXII. Les Mendéens utilisèrent les perceptions des droits du port et d'autres revenus pour l'administration de la ville. Ils ne percevaient pas les impôts du territoire et des maisons ; mais ils inscrivaient les noms des propriétaires. Chaque fois que l'État avait besoin de finances, ces derniers payaient ce qu'ils devaient, et ils y trouvaient leur profit, en utilisant pendant des années un capital dont ils ne payaient pas les intérêts. — Dans une guerre contre les Olynthiens, les Mendéens, manquant d'argent, mais possédant des esclaves, arrêtèrent, que chaque citoyen vendrait ses esclaves, à l'exception d'un mâle et d'une femelle, et qu'il prêterait à l'État l'argent provenant de cette vente.

XXIII. Callislrate trouva le moyen de faire rapporter le double au péage qui se vendait, en Macédoine, généralement vingt talents. Voyant que c'était toujours les riches qui l'achetaient, parce qu'ils devaient fournir une caution de vingt talents, il annonça que tout le monde aurait la faculté d'acheter le péage, en fournissant des garants pour le tiers et la somme que chacun pourrait se procurer par les moyens de persuasion.

XXIV. Timothée d'Athènes, manquant d'argent pendant la guerre qu'il avait entreprise contre les Olynthiens, fit frapper de la monnaie de cuivre et la distribua aux soldats. Comme ceux-ci en étaient mécontents, il leur dit que tous les négociants et marchands forains leur vendraient pour cela des marchandises. Quant aux marchands, il leur déclara que quiconque accepterait de la monnaie de cuivre, pourrait acheter avec elle tous les objets de commerce du pays ainsi que le produit des dépouilles; que si à la fin il leur restait encore de cette monnaie de cuivre, on n'aurait qu'à la lui rapporter, et qu'il la reprendrait pour de l'argent. — Pendant la guerre contre Corcyre, privé des moyens de payer ses soldats qui, n'obéissant plus à leurs chefs, demandaient leur solde avec menace de déserter à l'ennemi, Timothée fit assembler les troupes et leur dit, que les tempêtes empêchaient le convoi d'argent d'arriver; qu'il était assez riche pour pouvoir les gratifier d'une avance de trois mois de solde. Les soldats pensant que Timothée ne leur aurait jamais fait une pareille promesse, s'il n'attendait réellement un convoi, ne réclamèrent plus leur solde et se tinrent tranquilles jusqu'à ce que leur chef eût achevé les dispositions qu'il avait projetées. Pendant le siège de Samos, il vendit aux habitants les fruits et autres produits des champs, et se procura ainsi les moyens de solder ses troupes. Comme les vivres devinrent rares dans le camp, par suite de nouveaux arrivants, il défendit par un ordre du jour de vendre de la farine au-dessous d'un médimne, et des liquides au-dessous d'une mesure. En conséquence les taxiarques et les capitaines accaparèrent tous les vivres et les distribuèrent ensuite aux soldats. Les arrivants apportaient des vivres, et ceux qui s'en allaient vendaient ce qui leur restait. Il advint ainsi que les troupes vivaient dans l'abondance.

XXV. Datame (8) le Perse pouvait bien tirer pour ses soldats leur subsistance journalière du pays ennemi, mais il n'avait pas de monnaie pour les solder. Et lorsque, le terme étant échu, on lui adressa des réclamations, il employa le stratagème suivant : Il fit assembler les troupes et leur dit, qu'il ne lui manque pas d'argent, mais que cet argent se trouve dans un pays qu'il leur indique. Aussitôt il leva le camp et dirigea sa marche vers le lieu désigné. Lorsqu'il en était peu éloigné, il prit les devants et enleva des temples qui s'y trouvaient tous les vaisseaux d'argent creux. Puis, les chargeant sur des mulets, il les exposa pendant la route à tous les regards, comme si ces vaisseaux étaient d'argent pur. Les soldats, trompés par l'apparence, reprennent courage et se réjouissent d'avance de recevoir leur paye. Mais Datamc leur annonce qu'il doit envoyer cet argent à Amisus pour l'y faire monnayer. Or, Amisus était à plusieurs journées de distance, et on était en hiver. Pendant tout ce temps il abusait de l'armée, ne lui donnant que les subsistances nécessaires; il prenait à son service exclusif tous les artisans, les taverniers, les brocanteurs qui se trouvaient dans le camp, et leur défendait toute autre relation.

XXVI. Chabrias d'Athènes conseilla à Taos, roi d'Egypte (9), qui manquait d'argent pour une expédition militaire, de faire comprendre aux prêtres la nécessité de diminuer le nombre des choses sacrées et des victimes pour subvenir aux frais de la guerre (10). Ayant entendu ce conseil, tous les prêtres, pour ne point laisser distraire les choses sacrées, fournirent au roi de leur propre argent. Ceci obtenu, Chabrias dit au roi d'ordonner à ces mêmes prêtres de lui payer le dixième des dépenses qu'ils faisaient jusqu'alors pour leur entretien et celui du temple, et de lui prêter le restant jusqu'après avoir terminé la guerre contre le roi des Perses. Les colonies devaient également payer une certaine contribution, et chaque individu sa cote personnelle; le blé devait être vendu au-dessus de son prix ordinaire; l'acheteur devait payer au fisc une obole par chaque mesure; les navires, les ateliers et tous les métiers devaient être soumis à la dîme. Chabrias lui conseilla, en outre, au moment où l'expédition partirait, de faire porter chez lui tout l'argent ou l'or non monnayé. Chacun apportant ainsi ce qu'il avait, Chabrias engagea le roi de se servir de ces richesses à titre d'emprunt, et de recommander aux no- marques d'en payer les intérêts avec les revenus publics.

XXVII. Iphicrates d'Athènes, pour fournir à Cotys les moyens de payer les troupes que celui-ci rassemblait de toutes parts, s'y prit de la manière suivante : il lui conseilla de commander à tous les hommes placés sous ses ordres d'ensemencer chacun un terrain de trois médimnes. Par ce moyen, il obtint une grande quantité de blé, dont la vente lui procura beaucoup d'argent.

XXVIII. Cotys le Thrace demanda aux Périnthiens un emprunt pour lever des troupes. Les Pé- rinthiens refusèrent cette demande. Alors il les pria de lui envoyer des citoyens auxquels serait confiée la garde de quelques places, afin qu'il pût se servir des soldats qui se trouvaient employés à cette garde. Les Périnthiens s'empressèrent d'accéder à cette demande, dans l'espoir de se constituer les maîtres des places qu'ils devaient garder. Mais Cotys jeta les citoyens envoyés en prison, et ne les remit en liberté qu'après avoir reçu l'emprunt commandé.

XXIX. Mentor le fils avait pris Hermias et les places que celui-ci avait occupées. Il laissa dans le pays les administrateurs qu'Hermias avait établis. Comme cet acte inspira à tout le monde une confiance générale, les habitants rentrèrent en possession de leurs trésors cachés ou enfouis ; Cotys profita de ce moment pour s'en emparer.

XXX. Memnon de Rhodes, éprouvant, après la prise de Lampsaque, le besoin d'argent, demanda, sous forme d'impôt, aux plus riches une certaine somme d'argent, en leur disant qu'ils seraient remboursés avec le tribut des autres citoyens. Après que ceux-ci eurent apporté leur tribut, il ordonna de le lui laisser aussi, à titre d'emprunt, en même temps qu'il fixa un terme pour le remboursement. Une autrefois, se trouvant dans le même besoin, il pria les habitants de lui avancer de l'argent et de se laisser rembourser par les impôts. Ils obéirent, croyant bientôt rentrer dans leurs fonds. Le moment de percevoir les impôts étant arrivé, Mem- non leur déclara qu'il en avait également besoin , et qu'il leur rendrait plus tard leur argent avec intérêt. Il se faisait donner par les soldats six jours de rations de blé et de solde, sur la consommation totale de l'année, en leur annonçant qu'il les exempterait ces jours-là de toute garde, corvée et dépense. Déjà avant cette époque, en distribuant aux soldats leurs rations de blé, le second jour de chaque nouvelle lune, il avait omis, dans le premier mois, trois jours ; dans le suivant, cinq, et ainsi de suite, jusqu'à trente jours.

XXXI. Charidème l'Orite, en possession de quelques places de l'Eolide, et en guerre avec Artabaze, devait la solde à ses troupes. D'abord les habitants lui payèrent les impôts demandés ; mais, bientôt, ils lui dirent qu'ils ne possédaient plus rien. Charidème ordonna à la localité qui lui paraissait la plus riche, de faire transporter, sous sa sauvegarde, l'argent et les meubles précieux dans un autre endroit ; ajoutant que ce transport se ferait ouvertement. Après avoir conduit les habitants ainsi persuadés, à quelque distance de la ville, il visita leurs bagages, prit ce qu'il lui fallait, et les renvoya dans leurs pays. Charidème avait fait proclamer dans les villes qui étaient sous sa dépendance, qu'il était défendu, à tout citoyen, sous peine d'amende, d'avoir des armes dans sa maison. Puis il fit semblant de ne point donner suite à cette défense ; et lorsque les habitants s'étaient persuadé que cet ordre était illusoire, et que chacun continuait à garder chez lui ses armes, il commença tout à coup une visite domiciliaire qui eut pour résultat une amende infligée à tous les détenteurs d'armes.

XXXII. Un certain Philoxenus, de Macédoine, gouverneur de la Carie, se trouvant avoir besoin d'argent, annonça aux Cariens la célébration prochaine des fûtes de Bacchus, désigna les plus riches d'entre eux pour diriger et entretenir les chœurs, et ordonna tous les autres préparatifs. Les voyant mécontents, Philoxenus s'informa par des espions, combien ils lui donneraient pour accorder la dispense de ces frais. Les Cariens lui offrirent beaucoup plus qu'ils ne croyaient eux-mêmes dépenser pour les fêtes de Bacchus, afin d'être quittes de cette corvée et de ne point être obligés de s'absenter de leurs affaires. Ayant ainsi accepté ce que ceux-ci lui offraient, il en désigna d'autres, jusqu'à ce qu'il eût recueilli ce qu'il voulait et ce que chacun pouvait lui donner.

XXXIII. Evœsès le Syrien, gouverneur d'Egypte, ayant appris que les nomarques allaient s'insurger, les appela dans son palais et les fit tous pendre ; en même temps il fit dire à leurs familiers, qu'ils étaient en prison. Ceux-ci se mirent à travailler pour racheter les leurs. Après être convenu du prix de chacun , et en avoir reçu la somme fixée, il ne leur rendit à tous que des cadavres.

XXXIV. Cléomènes d'Alexandrie, gouverneur d'Egypte, défendit l'exportation du blé, pendant une grande disette qui désolait tous les pays, excepté l'Egypte, qui n'en était que médiocrement atteinte. Comme les nomarques alléguaient qu'ils ne pourraient verser les impôts, si cette défense n'était pas levée, Cléomènes permit l'exportation, en soumettant le blé à une taxe très forte. C'était un moyen de ne faire sortir du pays qu'une petite quantité de blé, de recevoir des impôts considérables et de faire taire les réclamations des nomarques. — En traversant sur un bateau la province qui vénère le crocodile comme une divinité, Cléomènes vit un de ses mignons enlevé par un crocodile. En conséquence, il convoqua les prêtres et leur déclara qu'étant l'offensé, il se vengerait sur les crocodiles ; et il ordonna d'en l'aire la chasse. Mais, les prêtres, pour ne pas laisser tomber leurs dieux en discrédit, amassèrent tout ce qu'ils pouvaient d'or, et le lui donnèrent. C'est ainsi qu'il se laissa apaiser. — Le roi Alexandre avait commandé à Cléomènes de fonder une ville près du Phare et d'y transporter l'ancien entrepôt des marchandises de Canobe. Cléomènes se rendit donc à Canobe et prescrivit aux prêtres et aux propriétaires de cet endroit, de venir coloniser la localité désignée par Alexandre. Les prêtres et les autres habitants lui offrirent de l'argent, pour ne point transplanter ailleurs leur ville de commerce. Cléomènes accepta cet argent et partit. Mais, il revint bientôt; et comme les préparatifs pour les constructions étaient tout prêts, il demanda aux Canobiens une somme d'argent au delà de leurs moyens; car, il lui importait d'exécuter l'ordre d'Alexandre. Or, ceux-ci ne pouvant pas payer cette somme, il les déporta. — Informé que l'homme qu'il avait envoyé au marché, avait acheté des marchandises à un prix beaucoup plus bas qu'il ne l'avait calculé, il raconta aux parents de l'acheteur qu'il avait appris que celui-ci lui faisait payer ses emplettes trop cher; mais qu'il n'y consentirait pas. En même temps, il simula une grande colère, en accusant la sottise de son homme d'affaires. Les parents de celui-ci répondirent à Cléomènes qu'il ne fallait pas ajouter foi à ces bruits, et qu'il fallait au moins attendre que l'autre vînt se justifier lui-même. A son retour, il apprit de ses parents tout ce que Cléomènes leur avait dit; et, pour se justifier devant eux ainsi que devant Cléomènes, il rapporta le prix dont il avait payé les marchandises. — Le blé se vendant dans le pays au prix de dix drachmes, Cléomènes appela auprès de lui les laboureurs et leur demanda combien ils voulaient lui vendre le blé, « moins cher, dirent-ils, qu'aux marchands. » Mais il leur ordonna de le lui vendre comme aux autres ; et il taxa lui-même le blé au prix de deux drachmes, et le vendit ainsi.—Dans une autre circonstance, Cléomènes convoqua les prêtres, et leur dit que les dépenses, pour le service divin, étaient fort inégalement réparties dans le pays, et qu'il fallait diminuer le nombre des temples et des prêtres. Aussitôt les prêtres lui apportèrent leurs trésors privés ou publics, craignant que Cléomènes n'exécutât sa menace; car chacun tenait à conserver son temple et sa fonction sacerdotale.

XXXV. Antimènes, de Rhodes, nommé par Alexandre inspecteur des routes autour de Babylone, se procura de l'argent de la manière suivante : une loi anciennement en vigueur en Babylonie, et qui était alors tombée en désuétude, ordonnait de payer au fisc le dixième des importations. Attendant le moment où les satrapes devaient arriver, ainsi qu'un grand nombre de soldats, d'envoyés, de voyageurs particuliers, d'artisans appelés, et qui en amenaient d'autres, bref, attendant le moment où ils arrivaient chargés de présents, Antimènes perçut la dîme prescrite par la loi mentionnée. — Dans une autre circonstance semblable, il ordonna une estimation générale de tous les esclaves qui étaient dans le camp, en permettant à chaque propriétaire d'estimer son esclave au prix qu'il voudrait; de plus, il ordonna de lui payer annuellement huit drachmes par tête ; ajoutant que, moyennant ce prix, il s'engagerait à rembourser le prix de l'estimation , si l'esclave venait à s'évader (11). Un grand nombre d'esclaves étant ainsi inscrits, Antimènes retira beaucoup d'argent de cette spéculation. Lorsqu'un esclave venait à s'enfuir, il ordonnait au satrape de la province où cet esclave s'était réfugié, de le ramener vivant, ou d'en payer le prix au maître.

XXXVI. Ophélas d'Olynthe, qui avait établi un gouverneur dans la province d'Athribites, reçu du visite des nomarques de cette contrée, qui lui promettaient de lui fournir bien plus d'impôts, s'il voulait consentir à éloigner le gouverneur actuel. Il leur demanda s'ils étaient en mesure de remplir leur promesse. En ayant reçu une réponse affirmative, il leur fit verser les impôts qu'ils avaient eux-mêmes évalués, sans cependant destituer le gouverneur. C'est ainsi qu'il semblait vouloir ne point déshonorer celui qu'il avait nommé, et ne point demander plus d'impôts que les nomarques n'avaient eux-mêmes estimés ; et il se procura ainsi beaucoup de richesses.

XXXVII. Pythoclès, d'Athènes, conseilla aux Athéniens d'acheter, au nom de l'État, tout le plomb que les particuliers avaient fait venir de Tyr, et qu'ils vendaient au prix de deux drachmes ; puis de le vendre, au profit de l'État, au prix constitué de six drachmes.

XXXVIII. Chabrias, après avoir rassemblé un équipage complet pour cent vingt navires, tandis qu'il n'en fallait que pour soixante, ordonna à l'équipage des soixante navires restants, de pourvoir, pendant deux mois, à l'entretien des autres en activité, ou de mettre aussi à la voile. Or ceux-là aimant mieux rester chez eux, fournirent ce qui leur fut imposé.

XXXIX. Antimènes prescrivit aux satrapes de remplir, suivant la coutume du pays, les trésors placés auprès des routes royales. Chaque fois que l'armée ou le peuple était dans le besoin, il envoyait, sans avoir recours au roi, quelqu'un chargé de vendre ce qui était déposé dans les trésors.

XL. Cléomènes, à l'approche de la nouvelle lune, et lorsqu'il devait fournir la ration aux soldats, arrivait à dessein sur un navire. Vers la fin du mois, il distribua la ration et se rembarqua. Puis, le mois suivant, il retarda son arrivée jusqu'à la nouvelle lune. Les soldats qui venaient ainsi de recevoir leurs rations, se tenaient tranquilles. Mais Cléomènes, sautant un mois dans l'année, frustrait toujours l'armée d'un mois de solde.

XLI. Stabelbius, devant la paye à ses troupes, dit, dans une assemblée, qu'il n'avait nul besoin des simples soldats, et que si les chefs en avaient besoin, il leur donnerait de l'argent pour en recruter à l'étranger; enfin, qu'il aimait bien mieux destiner aux chefs la solde qu'il donnait aux soldats. En conséquence, il commandait à chacun de congédier leurs compagnies. Les chefs, croyant en tirer pour eux-mêmes des bénéfices , s'empressèrent de souscrire à cet ordre. Peu de temps après, Stabelbius convoqua les chefs et leur dit : « De même que le joueur de flûte n'est bon à rien sans le chœur, de même les chefs sont inutiles sans les simples soldats. » Et il les congédia ainsi à leur tour.

XLII. Quand Denys, se promenant dans les temples, apercevait une table d'or ou d'argent, il la faisait servir en honneur du bon génie et enlever. Quant aux statues qui étaient représentées offrant de leurs mains une coupe; « je l'accepte, » leur disait-il, et il la faisait emporter. Il dépouillait les statues de leurs vêtements d'or et de leurs couronnes, en promettant de leur en donner de plus légers et de plus odoriférants ; et il les enveloppait de vêtements blancs et leur mettait des couronnes de violettes (12).


 

LIVRE PREMIER.

(1) J'adopte ici le texte du manuscrit n° 2551 : Περὶ δὲ τὰ ἐξαγώγιμα καὶ εἰσαγώγεμα πότε καὶ τίνα περιαιρετέον. Les mots : παρὰ τῶν σατραπῶν ἐν τ῀Ιη ταγ῀Ιη ἐκλαβόντι αὐτῷ λυσιτελήσει διατίθεσθαι. περὶ δὲ τὰ ἀναλώματα, qui rendent le contexte embarrassant, ne se trouvent pas dans le manuscrit indiqué.

(2) Le manuscrit 2551 ne parle pas de dépenses actuelles, les mots νῦν ἀναλουμένων n'y sont pas.

(3) Ce dernier fait ne se trouve point dans la vieille traduction latine, du XIIIe siècle. (Manuscrit n° 19 (sciences et arts) de la bibliothèque de l'Arsenal.)

(4) Je conjecture qu'il faut lire ici ὑπερτιμᾶσθαι, au lieu de ὑποτιμᾶσθαι que porte le texte,

(5) Tout ce chapitre manque dans la vieille traduction latine (manuscrit n° 19 , de la bibliothèque de l'Arsenal). Je ferai observer une fois pour toutes, qu'au moins le tiers de ces stratagemata manque dans cette traduction latine du xiii° siècle.

(6) On voit que ce genre de fraude, si commun dans la comptabilité militaire moderne, remonte à des temps assez anciens.

(7) L'origine des perruques, προκόμια, est fort ancienne. Les Mèdes et même les Carthaginois faisaient usage de προκόμια ; ce qui prouve qu'il est bien ici question de perruques, c'est que Condalus promet aux Lyciens de faire venir des cheveux de la Grèce, et de laisser, par conséquent , leur chevelure intacte, moyennant une certaine rétribution.

(8) D'autres disent Didale et même Vandale (manuscrit latin n° 10, de la bibliothèque de l'Arsenal).

(9)  Ce roi se nomrme aussi Tachos. Il vivait vers 360 avant J. C., et fut détrôné par Neetanèbe II, dernier rejeton de la dynastie nationale en Egypte.

(10) Camerarius (voyez Aristotelis opera, édit. Duval, t. II, p. 69I) s'est complètement trompe sur le sens de cette phrase :  συνεβούλευε τῶν τε ἱερῶν τινα καὶ ἱερείων τὸ πλῆθος φάναι πρὸς τοῖς ἱερεῖς δεῖν παραλυθῆναι, κ. τ. λ.).,en prenant ἱερείων pour le gén. plur. de ἱερεία, prêtresse, au lieu de le prendre pour celui ἱερεῖον, victime. C'est pourquoi il a traduit : Suasit, ut demonstraret utriusque sexus sacerdotibus , sibi propter sumptus belli, numerum ipsorum diminuere necesse est; au lieu qu'il aurait fallu traduire : Suasit, ut demonstraret sacerdotibus, sacra quœdam et victimarum numerum, propter sumptus belli diminuere, etc., ce qui présente un sens beaucoup plus exact et parfaitement concordant avec ce qui suit.

(11) C'est là probablement le premier fait d'un système d'assurance dont l'histoire fasse mention.

(12) J'adopte avec Sylburg la leçon  λευκοίνους, se. στεφάνους;, couronnes de violettes. Le manuscrit n° 2025 donne ἐλευσκίνους ; et le manuscrit n° 2023, ἐλευαίνους.