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SERMON POUR LA FÊTE DE SAINTE GENEVIÈVE.
ANALYSE.
Sujet. Dieu a choisi ce qu'il y avait de plus faible dans
le monde, pour confondre les forts; et il a pris ce qu'il y avait de moins noble et
de plus méprisable, même les choses qui ne sont point, pour détruire celles qui
sont. Pensée
bien humiliante pour les sages et les grands du monde, mais bien consolante
pour les petits et pour les pauvres. Cette conduite de Dieu a paru
admirablement dans sainte Geneviève. Division. Simplicité de Geneviève, plus éclairée que toute la
sagesse du monde : première partie. Faiblesse de Geneviève, plus puissante que
toute la force du monde : deuxième partie. Et, pour parler de la sorte,
bassesse de Geneviève, plus honorée que toute la grandeur du monde : troisième
partie. 368 Première
partie. Simplicité de Geneviève, plus
éclairée que toute la sagesse du monde : 1° par l'union qu'elle voulut avoir
avec Dieu; 2° par les saintes communications que Dieu eut réciproquement avec
elle. 1°
Par l'union qu'elle voulut avoir avec Dieu. Dans ce dessein elle se consacra à
lui par le vœu de virginité, mais après avoir consulté là-dessus deux grands
évêques, ne voulant pas suivre ses propres lumières; en cela d'autant plus sage
qu'elle se. défia plus d'elle-même et de sa sagesse.
Pour mieux observer son vœu et pour se tenir plus étroitement liée à Dieu, elle
se sépara du monde, et embrassa la retraite; elle s'employa aux exercices les
plus bas de la charité et de l'humilité, et elle pratiqua une austère
pénitence. Voilà quelle fut la sagesse de Geneviève; ce fut une sagesse
évangélique, et la sagesse de l'Evangile passe toute la sagesse du monde. 2°
Par les saintes communications que Dieu eut avec elle; car c'est aux simples
que Dieu se communique : et de quels dons ne combla-t-il pas Geneviève? Quelles
connaissances, quelles vues, quel discernement des esprits! Quatre
règles pour engager Dieu à répandre sur nous ses lumières : 1° suivre le
conseil de nos pasteurs et de nos directeurs; 2° fuir le monde et les vains
commerces du monde; 3° s'adonner à la pratique de bonnes œuvres; 4° se purifier
par la pénitence. Deuxième
partie. Faiblesse de Geneviève plus
puissante que toute la force du monde : 1° pour la guérison des corps; 2° pour
la guérison des âmes. 1°
Pour la guérison des corps. Tant de miracles publiés, connus, avérés, le font
bien voir. Il n'y a que pour elle-même qu'elle n'usa point de ce don des
miracles; mais sa patience dans les maux de la vie ne fut-elle pas un miracle
encore plus grand que tous les autres? 2°
Pour la guérison des âmes. Combien de conversions a-t-elle opérées? combien d'afflictions a-t-elle soulagées, soit pendant sa
vie, soit depuis sa mort? Assez forte dans sa faiblesse même pour fléchir les
puissances du ciel, pour humilier les plus fières puissances de la terre, pour
confondre toutes les puissances de l'enfer. Voilà
pourquoi nos pères ont mis sous sa protection cette ville capitale; et combien
de fois en avons-nous éprouvé les salutaires effets? Mais nous avons bien lieu
de craindre que nos désordres ne les arrêtent; car qu'est-ce que Paris? et quelle corruption de mœurs ! Troisième
partie. Bassesse, pour ainsi dire, de
Geneviève, plus honorée que toute la grandeur du monde. Honorée, 1° par les
princes et par les rois; 2° par les évêques et les prélats de l'Eglise; 3° par
les saints. Ce n'est pas qu'elle n'ait eu des persécutions à soutenir; mais on
sait avec quel éclat elle en a triomphé. Surtout
depuis qu'elle jouit de la gloire dans le ciel, quel culte lui a-t-on rendu sur
la terre? Culte le plus solennel, culte le plus universel, culte le plus ancien
et le plus constant, culte le plus religieux. C'est ainsi que la mémoire du
juste, selon la parole du Prophète, est éternelle, et que celle des pécheurs
périra. Aspirons, non pas aux mêmes honneurs en ce monde, mais à la même gloire
dans l'éternité bienheureuse. Infirma
mundi elegit Deus, ut confundat fortia, et ignobilia mundi et contemptibilia elegit Deus, et ea quœ non sunt,
ut ea quœ sunt destrueret. Dieu
a choisi ce qu'il y avait de plus faible dans le monde, pour confondre les
forts ; et il a pris ce qu'il y avait de moins noble et de plus méprisable,
même les choses qui ne sont point, pour détruire celles qui sont. (Première Epitre aux Corinthiens, chap. I, 28.) Tel est, Chrétiens, l'ordre delà divine Providence, et c'est ainsi que notre Dieu prend
plaisir à faire éclater sa grandeur souveraine et sa toute-puissante vertu. Si,
pour opérer de grandes choses, il ne choisissait que de grands sujets, on
pourrait attribuer ses merveilleux ouvrages ou à la sagesse, ou à l'opulence,
ou au pouvoir et à la force des ministres qu'il y aurait employés; mais, dit
l'Apôtre des Gentils, afin que nul homme n'ait de quoi s'enfler d'une fausse
gloire devant le Seigneur, ce ne sont communément ni les sages selon la chair, ni
les riches, ni les puissants, ni les nobles, qu'il fait servir à l'exécution de
ses desseins ; il prend, au contraire, ce qu'il y a de plus petit, pour
confondre toutes les puissances humaines ; et, suivant l'expression de
l'Apôtre, il va chercher jusque dans le néant ceux qu'il veut élever au-dessus
de toutes les grandeurs de la terre : Infirma mundi
elegit Deus, ut confundat fortia; et ignobilia mundi et contemptibilia elegit Deus, et ea quœ non sunt, ut ea quœ sunt
destrueret. Pensée bien humiliante pour les uns,
et bien consolante pour les autres : bien humiliante pour vous, grands du
siècle ! tout cet éclat qui vous environne, cette autorité, cette élévation,
cette pompe, qui vous distinguent à nos yeux, ce n'est point là ce qui attire
sur vous les yeux de Dieu; que dis-je? c'est même,
selon les règles ordinaires de sa conduite, ce qu'il rejette, quand il veut
opérer, par le ministère des hommes, ses plus étonnantes merveilles; mais au même
temps, pensée bien consolante pour vous, pauvres, pour vous, que votre
condition a placés aux derniers rangs, pour vous, que l'obscurité de votre
origine, que la faiblesse de vos lumières rend, ce semble, incapables de tout.
Prenez confiance : plus vous êtes méprisables dans l'opinion du monde, plus
Dieu aime à vous glorifier, et à se glorifier lui-même en vous : infirma mundi elegit Deus. En voici,
mes chers auditeurs, un bel exemple: c'est celui de l'illustre et sainte
patronne dont nous solennisons la fête, et dont j'ai à faire le panégyrique.
Qu'était-ce, selon le monde, que Geneviève? Une fille simple, et dépourvue de
toutes les lumières de la science, une fille faible et sans pouvoir, une
bergère réduite, ou par sa naissance, ou par la chute de sa famille, au plus
bas état. Mais en trois mots, qui comprennent trois grands miracles et qui vont
partager d'abord ce discours, je vous ferai voir la simplicité de Geneviève
plus éclairée que toute la sagesse du monde : c'est la première 309 partie; la faiblesse de Geneviève
plus puissante que toute la force du monde : c'est la seconde partie ; et, si
je puis parler de la sorte, la bassesse de Geneviève plus honorée que toute la
grandeur du monde : c'est la troisième partie. Quel fonds, Chrétiens, de
réflexion et de morale! Ménageons tout le temps nécessaire pour le creuser et
pour en tirer d'utiles et de salutaires leçons, après que nous aurons demandé
le secours du ciel par l'intercession de Marie : Ave, Maria. PREMIÈRE PARTIE.
Dieu seul, Chrétiens, est le Père
des lumières ; et une créature ne peut être véritablement éclairée, qu'autant
qu'elle s'approche de Dieu, et que Dieu se communique à elle. Tel fut aussi le
grand principe de l'éminente sagesse qui parut dans la conduite de l'illustre
et glorieuse Geneviève. C'était une simple fille, il est vrai; mais, par un
merveilleux effet de la grâce, cette simple fille trouva le moyen de s'unir à
Dieu dès l'instant qu'elle fut capable de le connaître, et Dieu réciproquement
prit plaisir à répandre sur elle la plénitude de ses dons et de son esprit;
voilà ce qui a relevé sa simplicité, et ce qui lui a donné, dans l'opinion même
des hommes, cet ascendant admirable au-dessus de toute la prudence du siècle. Il fallait bien que
Geneviève, toute ignorante et toute
grossière qu'elle était d'ailleurs, eût de hautes idées de Dieu, puisque dès sa première jeunesse elle se
dévoua à lui de la manière la plus parfaite. Ce fut peu pour elle de dépendre
de Dieu comme sujette ; elle voulut lui appartenir comme épouse. Comprenant que
celui qu'elle servait était un pur esprit, pour contracter avec lui une sainte
alliance, elle lit an divorce éternel
avec la chair ; sachant que par un amour spécial de la virginité, il s'était
l'ait le fils d'une vierge, elle forma, pour le concevoir dans son cœur, le
dessein de demeurer vierge; et, pour l'être avec plus de mérite, elle voulut
l'être par engagement, par vœu, par une profession solennelle : car elle était
dès lors instruite et bien persuadée de cette théologie de saint Paul, que
quiconque se lie à Dieu devient un même esprit avec lui ; et elle n'ignorait
pas qu'une vierge dans le christianisme, je dis une vierge par choix et par
état, est autant élevée au-dessus du reste des fidèles, qu'une épouse de Dieu
l'est au-dessus des serviteurs, ou, pour m'exprimer encore comme l'Apôtre,
au-dessus des domestiques de Dieu. C'est dans ces sentiments que Geneviève voue
à Dieu sa virginité, et qu'elle lui fait tout à la fois le sacrifice de son
corps et de son âme, ne voulant plus disposer de l'un ni de l'autre, même
légitimement; renonçant avec joie à sa liberté, dans une chose où elle trouve
un souverain bonheur à n'avoir plus de liberté ; et ajoutant aux obligations
communes de son baptême celle qui devait lui tenir lieu de second baptême,
puisque, selon saint Cyprien, l'obligation des vierges est une espèce de
sacrement qui met dans elles le comble de la perfection au sacrement de la foi. Mais admirons, mes chers
auditeurs, l'ordre qu'elle observe en tout cela. Le Saint-Esprit, dans les
Proverbes, dit que la simplicité des justes est la règle sûre et infaillible
dont Dieu les a pourvus, pour les diriger dans leurs entreprises et dans leurs
actions. Or, c'est ici que vous allez voir l'accomplissement de ces paroles de
l'Ecriture : Justorum simplicitas
diriget illos (1).
Geneviève formait un dessein dont les suites étaient à craindre, non-seulement pour tout le cours de sa vie, mais pour son
salut et sa prédestination : que fait-elle? parce
qu'elle est humble, elle ne s'en fie pas à elle-même ; et parce qu'elle est
docile, elle évite cet écueil dangereux du propre sens et de l'amour propre,
qui fait faire tous les jours aux sages du
monde tant de fausses démarches, et qui détourne si souvent de la voie
du ciel ceux qui croient la bien connaître et y marcher. Pour ne pas s'engager
même à Dieu par un autre mouvement que
celui de Dieu, Geneviève consulte les oracles par qui Dieu s'explique; elle
traite avec les prélats de l'Eglise, qui sont les interprètes de Dieu et de ses volontés : deux
grands évoques qui vivaient alors, celui d'Auxerre et celui de Troyes, passant
par Nanterre, sa patrie et le lieu de sa demeure, elle va se jeter à leurs
pieds, elle leur ouvre son cœur, elle écoute leurs avis ; et parce qu'elle
reconnaît que c'est Dieu qui
l'appelle, elle s'oblige à suivre
une si sainte vocation : non-seulement elle s'y
oblige, mais elle accomplit fidèlement ce qu'elle a promis ; et quelques années
d'épreuve écoulées, elle fait, entre les mains de l'évêque de Chartres, ce
qu'elle avait déjà fait dans l'intérieur de son âme, je veux dire le sacré vœu
d'une perpétuelle virginité ; n'agissant que par conseil, que par esprit
d'obéissance, que par ce principe de soumission qui faisait souhaiter à saint
Bernard d'avoir cent pasteurs pour veiller sur lui, bien loin 1 Prov., XI, 3. 370 d'affecter, comme on L'affecte souvent dans le monde, de
n'en avoir aucun : belle leçon, Chrétiens, qui nous apprend à chercher et à
discerner les voies de Dieu, surtout quand il s'agit de vocation et d'état, où
tous les égarements ont des conséquences si terribles, et en quelque manière si
irréparables pour le salut : instruction nécessaire pour notre siècle, où
l'esprit de direction abonde, quoiqu'en même temps il soit si rare ; où tant de
gens s'ingèrent d'en donner des règles, et où si peu de personnes les veulent
recevoir ; où chacun a le talent de gouverner et de conduire, et où l'on en
voit si peu qui aient le talent de se soumettre et d'obéir : mais exemple plus
important encore de cet attachement inviolable que nous devons avoir à la
conduite de l'Eglise, hors de laquelle, comme disait saint Jérôme, nos vertus
mêmes ne sont plus des vertus, la virginité n'est qu'un fantôme, le zèle qu'une
illusion, et tout ce que nous faisons pour Dieu se trouve perdu et dissipé. L'élément des vierges et des âmes
dévouées à Jésus-Christ en qualité de ses épouses, c'est la retraite et la
séparation du monde. Aussi est-ce le parti que Geneviève choisit; car d'aimer à
voir le monde et à en être vu, et prétendre cependant pouvoir répondre à Dieu
de soi-même; vouloir être de l'intrigue, entrer dans les divertissements, avoir
part aux belles conversations ; et, quelque idée de piété que l'on se propose,
se réserver toujours le droit d'un certain commerce avec le monde ; en user, dis-je, de la sorte, et croire alors
pouvoir garder ce trésor que nous portons dans nos corps comme dans des vases
de terre, j'entends le trésor d'une pureté sans tache, c'est ce que la prudence
du siècle a de tout temps présumé de faire,
mais c'est ce que la simplicité de Geneviève, plus clairvoyante et plus
pénétrante, traita d'espérance chimérique, et ce qui ne lui parut pas possible.
Dès le moment qu'elle lit son vœu, elle se couvrit du saint voile qui
distinguait ces prédestinés et ces élus que saint Cyprien appelle la plus noble
portion du troupeau de Jésus-Christ. Il ne lui fallut point de prédicateur pour
renoncer à tous ces vains ornements qui
corrompent l'innocence des filles du siècle, et qui servent
d'amorce à la cupidité et à la passion. Sans étude et sans lecture, elle connut
qu'elle devait faire le sacrifice de toutes les vanités humaines. Une croix
apportée du ciel par le ministère d'un
ange, et qui lui fut présentée par saint Germain, lui tint lieu désormais de
tout ce que l'envie de paraître lui eût fait ambitionner, si c'eût été une
fille mondaine ; et la manière simple dont elle traitait avec Dieu, sans
disputer ses droits contre lui, et sans raisonner inutilement sur la rigueur du
précepte, lui fit prendre des décisions plus exactes que celles de la théologie
la plus sévère. Or, si nous agissions, Chrétiens, dans le même esprit, c'est
ainsi que nous ferions voir en nous les fruits d'une sincère et véritable
réformation de mœurs : car si les prédicateurs de l'Evangile gagnent si peu à
vous remontrer ces vérités importantes? si, malgré tous leurs discours, vous
demeurez encore aussi attachés à je ne sais combien d'amusements et de
bagatelles du monde corrompu ; si, par exemple, on peut dire, à la honte de
notre religion, que les dames chrétiennes sont maintenant plus païennes que les
païennes mêmes en ce qui regarde l'immodestie et le luxe de leurs babils ; si
la licence et le désordre sur nulle autres points croissent tous les jours, ce
n'est, mes chers auditeurs, que parce que nous voulons nous persuader qu'il y a
là-dessus un devoir du monde qui nous autorise ; ce n'est que parce que nous
nous Hâtions de savoir bien accorder des choses que tous les saints ont jugées
incompatibles, et sauver l'essentiel du christianisme au milieu de tout ce qui
le détruit; enfin, ce n'est que parce que nous devenons ingénieux à nous
aveugler nous-mêmes, et qu'au lieu de nous étudier à cette bienheureuse
simplicité, qui fut toute la science de Geneviève, nous opposons à l'Esprit de
Dieu, les fausses maximes d'un esprit mondain qui nous perd. Que fait de plus cette sainte fille?
apprenez-le. Pour conserver le mérite de sa virginité,
elle s'engage, par état et par profession de vie, aux emplois les plus bas de
la charité et de l'humilité : car d'être vierge et d'être superbe, elle sait
que c'est un monstre aux yeux de Dieu; elle sait, sans que saint Augustin le
lui ait appris, qu'autant qu'une vierge humble est préférable , selon
l'Evangile , à une femme honnête dans le mariage, autant une femme humble dans
le mariage mérite-t-elle la préférence sur une vierge orgueilleuse. C'est pour
cela qu'elle s'humilie , et que, par un rare exemple
de sagesse, elle se réduit à la condition de servante ; c'est pour cela qu'elle
s'attache à une maîtresse fâcheuse, dont elle supporte les mauvais traitements,
et à qui elle obéit avec une patience et une douceur dignes de l'admiration des
anges; et c'est par là même aussi qu'elle évite le reproche que saint Augustin
faisait à une vierge chrétienne : O tu 371 virgo
Dei, nubere noluisti, quod licebat ; et extollis te, quod
non licet ; 0 âme insensée ! que
faites-vous.? Vous n'avez pas voulu vous allier à un époux de la terre, ce que
la loi de Dieu vous permettait ; et vous vous élevez par une fausse et vainc
gloire, ce que la loi ne vous permet pas. Mais pourquoi Geneviève ajoute-t-elle
à ses exercices d'humilité une si grande austérité de vie? pourquoi
se condamne-t-elle à des jeûnes si continuels, et fait-elle de son corps une
victime de pénitence? C'était une sainte en qui le péché n'avait jamais régné;
c'était une âme pure en qui la grâce du baptême s'était maintenue : pourquoi
donc se traiter si rigoureusement elle-même? Ah! Chrétiens, c'est un mystère
que la prudence de la chair ignore, mais qu'il plut encore à Dieu de révéler à
la simplicité de Geneviève. Elle était vierge : mais elle avait à préserver sa
virginité du plus contagieux de tous les maux, qui est la mollesse des sens.
Elle était sainte; mais elle avait un corps naturellement corps de péché, dont
elle devait faire, comme dit saint Paul, une hostie vivante. Elle était soumise
à Dieu; mais elle avait une chair rebelle qu'il fallait dompter et assujettir à
l'esprit. Voilà ce qui lui fit oublier qu'elle était innocente, pour embrasser
la vie d'une pénitente. Le monde ne raisonne pas ainsi; mais je vous l'ai dit,
la grande sagesse de Geneviève est de raisonner tout autrement que le monde. Le
monde, quoique criminel, prétend avoir droit de vivre dans les délices; et
Geneviève, quoique juste, se fait une loi de vivre dans la pratique de la
mortification. Excellente pratique, par où elle se dispose aux communications
les plus sublimes qu'une créature ait peut-être jamais
eues avec Dieu. Nous avons peine à le comprendre ,
mais c'est la merveille de la grâce : une fille sans instruction et sans
lettres, telle qu’était Geneviève, parle néanmoins de Dieu comme un ange du
ciel. Elle ne sait rien ; et l'onction qu'elle a reçue d'en-haut
lui enseigne toutes choses. Elle demeure sur la terre et dans ce lieu d'exil ;
mais toute sa conversation est parmi les bienheureux et dans le séjour de la
gloire. Tandis que les doctes peuvent à peine s'occuper une heure dans
l'oraison, elle y passe les jours et les nuits. La vue de son troupeau,
l'aspect des campagnes, tout ce qui se présente à elle lui fait connaître Dieu
et l'élève à Dieu : c'est une fleur champêtre, que la main des hommes a peu
cultivée; mais qui, exposée aux rayons du soleil de justice, en tire tout cet
éclat dont brillent les justes, et toute cette bonne odeur de Jésus-Christ dont
parle saint Paul. Tant d'explications, de leçons, de discours, de livres, ne
servent souvent qu'à nous confondre. Geneviève, sans tous ces secours, découvre
ce qu'il y a dans Dieu de plus profond et de plus caché : pourquoi? parce que notre Dieu, dit Salomon, se plaît à parler aux
simples : Et cum simplicibus sermocinatio
ejus (1). Délaces extases qui la ravissent hors
d'elle-même, et ces visions célestes dont elle est éclairée ; ce sont des
mystères impénétrables pour nous, et des secrets qu'il ne lui était pas plus
permis qu'à l'Apôtre de nous révéler : Arcana
verba quœ non licet homini loqui (2). Grâces
singulières et faveurs divines d'autant moins suspectes, que jamais elles ne
produisirent dans cette âme solidement humble ni esprit d'orgueil et de
suffisance, ni esprit de censure et d'une réforme outrée, ni esprit de singularité
et de distinction, mais modestie et réserve, mais soumission et obéissance,
mais charité et douceur, mais discrétion la plus parfaite et prudence la plus
consommée. De là ce don de discerner les esprits, de démêler l'illusion et la
vérité, les voies détournées et les voies droites, les fausses inspirations de
l'ange de ténèbres et la vraie lumière de Dieu, en sorte que de toutes parts on
accourt à elle, qu'elle est consultée comme l'oracle, et que les maîtres même
les plus éclairés ne rougissent point d'être ses disciples, de recevoir ses
conseils et de les suivre. De là cette confiance avec laquelle ou lui donne la
conduite des vierges et le soin des veuves, pour les préserver des pièges du
monde, pour leur inspirer l'amour de la retraite, pour les former aux exercices
de la piété chrétienne, pour les instruire de tous leurs devoirs, et pour les
leur faire pratiquer. Sainte école où Dieu lui-même préside, parce que c'est,
si j'ose parler de la sorte, l'école de la simplicité évangélique. Mais, Chrétiens, qu'oppose le
monde à cette simplicité tant recommandée dans l'Ecriture, et maintenant si peu
connue dans le christianisme? Une fausse sagesse que Dieu réprouve. On veut
raffiner sur tout, et jusque sur la dévotion : on se dégoûte de ces anciennes pratiques,
autrefois si vénérables parmi nos pères, et de nos jours regardées par des
esprits présomptueux et remplis d'eux-mêmes, comme de frivoles amusements : on
veut de nouvelles routes pour aller à Dieu, de nouvelles méthodes pour s'entretenir avec Dieu, de nouvelles 1 Prov., III, 32. —2 2 Cor.,
XII, 4. 372 prières pour célébrer les grandeurs
de Dieu : on veut qu'une prétendue raison soit la règle de toute notre
perfection ; et tout ce qui peut en quelque manière se ressentir de cette
candeur et de cette pieuse innocence, par où tant d'âmes avant nous se sont
élevées et distinguées, on le met au rang des superstitions populaires, et on
le rejette avec mépris. Toutefois, mes chers auditeurs, comment le Sage nous
apprend-il à chercher Dieu ? dans la simplicité de
notre cœur : In simplicitate cordis
quœrite illum (1) ; de
quoi Job est-il loué par l'Esprit même de Dieu? de sa
simplicité : Et erat vir ille
simplex et rectus (2); par quel moyen Daniel
mérita-t-il la protection de Dieu? par sa simplicité :
Daniel in simplicitate sua libera tus est (3).
Je sais ce que le monde en pense ; que c'est une vertu toute contraire à ses
maximes, qu'il en fait le sujet ordinaire de ses railleries : mais malgré tout
ce qu'en pense le monde, malgré tout ce qu'il en dit et ce qu'il en dira, il me
suffit, mon Dieu, de savoir, comme votre Prophète, que vous aimez cette
bienheureuse simplicité : Scio quod simplicitatem diligas (4) ;
et c'est assez pour moi que vous en connaissiez le prix : Sciat
Deus simplicitatem meam
(5). Voilà, mes Frères, ce qui doit
nous affermir dans le droit chemin de la justice chrétienne, et ce qui nous y
doit faire marcher avec assurance. Le monde parlera, le monde rira ; de faux
sages viendront nous dire coque la femme de Job disait à son époux : Adhuc permanes in simplicitate
tua (6) ; Eh quoi ! vous vous arrêtez à ces
bagatelles? vous vous laissez aller à ces scrupules,
et dans un siècle comme celui-ci, vous prenez garde à si peu de chose ? quelle simplicité et quelle folie! On nous le dira; mais nous
répondrons : Oui, dans un siècle si dépravé, je m'attacherai à mon devoir,
j'irai tète levée, et je ferai gloire de ma simplicité ; j'y vivrai et j'y
mourrai dans cette simplicité de la foi, dans cette simplicité de l'espérance,
dans cette simplicité de là charité de Dieu et de la charité du prochain, dans
cette simplicité d'une conduite équitable, humble, modeste, désintéressée, sans
détours, sans artifices, sans intrigues. Parla j'engagerai Dieu à me conduire
lui-même; et avec un tel guide, je ne craindrai point de m'égarer : Qui ambulat simpliciter, ambulat cunfidenter (7). Voulez-vous en effet, Chrétiens, que Dieu répande sur vous
ses lumières avec la même 1 Sap., I, 1.— 2 Job, I, 1.— 3 1 Mach., II, 60.— 4 1 Paral., XXIX,
17. — 5 Job, XXXI, 6.— 6 Ibid., II, 9.— 7 Prov., X, 9. abondance qu'il les répandit sur
Geneviève? voici pour cela quatre règles que je vous
propose , et que me fournit l'exemple de cette sainte vierge. Première règle :
suivre le conseil de ceux que Dieu a établis dans son Eglise pour être les
pasteurs de vos âmes, et pour vous diriger dans les voies du salut; ne rien
entreprendre d'important, et où votre conscience se trouve en quelque péril,
sans les consulter; aller à eux comme à la source des grâces, et les écouter
comme Dieu même, leur ouvrir votre cœur, et leur exposer simplement et avec
confiance vos sentiments, vos désirs, vos bonnes et vos mauvaises dispositions
: prendre là-dessus leurs avis ; et, quelques vues contraires qui vous puissent
survenir à l'esprit, les tenir pour suspectes et les déposer, si ce n'est que
vous eussiez d'ailleurs une évidence absolue de l'erreur où l'on vous conduit
et de l'égarement où l'on vous jette : suivant une telle maxime, et la suivant
de bonne foi , vous agirez sûrement ; car Dieu est fidèle, dit l'Apôtre; et
puisqu'il vous envoie à ses ministres, il est alors engagé par sa providence à
les éclairer eux-mêmes, à leur inspirer ce qui vous convient, et à leur mettre
pour vous dans la bouche des paroles de vie. Je vais plus loin, et, pour votre
consolation, j'ose dire que si quelquefois ils se trompaient, ou Dieu ferait un
miracle pour suppléer à leur défaut et pour vous redresser, ou que jamais il ne
vous imputerait une illusion dont vous n'avez pas été L'auteur, et dont vous
n'avez pu moralement vous préserver. Seconde règle : fuir le monde et ce que vous savez être, dans le commerce du monde, ou pernicieux, ou seulement même dangereux. Je ne prétends pas que tous doivent se renfermer dans le cloître, et se cacher dans la solitude : Dieu dans le monde a ses serviteurs sur qui il fait reposer son esprit, à qui il fait entendre sa voix, et qu'il comble des trésors de sa miséricorde ; mais pour goûter ces divines communications, il faut qu'ils soient au milieu du monde sans être du monde; c'est-à-dire, il faut qu'ils vivent séparés au moins d'un certain monde, d'un monde corrompu où le libertinage règne, d'un monde médisant où le prochain est attaqué , d'un monde volage où l'esprit se dissipe, où toute l'onction de la piété se dessèche, où l'on ne peut éviter mille scandales, légers, il est vrai, mais dont la conscience est toujours blessée : il faut que, se réduisant à la simplicité d'une vie retirée, s'éloignant du tumulte et du bruit, renonçant 373 aux vanités et aux pompes humaines
, uniquement attentifs à écouter Dieu, ils lui préparent ainsi et leurs esprits
et leurs cœurs. Telle fut la prudence de Geneviève, de cette fille si simple
selon le monde, mais, selon Dieu, si sage et si bien instruite des mystères de
la grâce et des dispositions qu'elle demande. Troisième règle : s'adonner à la
pratique des bonnes œuvres, et surtout des œuvres de charité et d'humilité, en
faire toute son étude, et y borner toute sa science : et, pendant que les
esprits curieux s'arrêtent à raisonner sur les secrets de la prédestination
divine , pendant qu'ils en disputent avec chaleur et qu'ils entrent sans cesse
là-dessus en de longues et d'éternelles contestations, s'en tenir simplement,
mais solidement, à cette courte décision du prince des apôtres : Quapropter, fratres, magis satagite, ut per bona opera
certam vestram electionem faciatis (1) ;
Point tant de discours, mes Frères, point tant de controverses et de subtilités
: vous avez la loi, pratiquez-la; vous avez tous vos devoirs marqués,
observez-les; vous avez parmi vous des pauvres et des malades, prenez soin de
les assister : soyez charitables, soyez humbles, soyez soumis, soyez patients,
vigilants, fervents. C'est là tout ce qu'il vous importe de savoir, et dès que
vous le saurez bien, vous en saurez plus que ne peuvent vous en apprendre, dans
leurs questions curieuses et souvent peu utiles, tous les philosophes et les
théologiens : pourquoi? non-seulement
parce que c'est en cela qu'est renfermée toute la science du salut, mais parce
que Dieu, qui se découvre aux âmes fidèles et humbles, se fera lui-même sur
tout le reste votre maître, et vous donnera des connaissances où la plus
sublime théologie ne peut atteindre. Quatrième et dernière règle : ajouter à la pratique des bonnes œuvres l'austérité de la pénitence; et comme votre vie, mes chers auditeurs, est déjà par elle même une pénitence continuelle, puisqu'elle est remplie de souffrances, les prendre, ces peines et ces afflictions de la vie, avec un esprit chrétien, avec un esprit soumis, en un mot, avec un esprit pénitent. Voilà par où vous purifierez votre cœur, en vous acquittant devant Dieu de toutes vos dettes : et où Dieu fait-il plus volontiers sa demeure, que dans les cœurs purs? Ainsi, quelque dépourvus que vous puissiez être de toute autre lumière, la lumière de Dieu vous conduira, vous touchera, vous élèvera. Il ne 1 2 Petr., I, 10. lui faudra point de dispositions naturelles; il ne sera
point nécessaire que vous soyez de ces grands génies que le monde admire, et à
qui le monde donne un si vain encens. Sans cette doctrine qui enfle; sans être
capables, par la supériorité de vos vues ou la profondeur de vos raisonnements,
de pénétrer les secrets de la nature les plus cachés, d'éclaircir les questions
de l'école les plus épineuses et les plus obscures, de former de hautes
entreprises et de gouverner les états, vous serez capables, dans la ferveur de
la prière, de recevoir les dons de Dieu, et d'avoir avec lui le commerce le
plus sacré, le plus étroit, le plus sensible, le plus touchant. Vous l'avez vu
dans l'exemple de votre illustre patronne. Mais, si la simplicité de Geneviève
a été plus éclairée que toute la sagesse du monde, je puis dire encore que sa
faiblesse a été plus forte que toute la puissance du monde : c'est la seconde
partie. DEUXIÈME PARTIE.
Je l'ai dit d'abord, Chrétiens, et je dois ici le redire : c'est le propre de Dieu de se servir d'instruments faibles, et souvent même des plus faibles, pour les plus grands ouvrages de sa puissance; et quand Cassiodore veut faire l'éloge de cette vertu souveraine et sans bornes que nous reconnaissons en Dieu, et qui est un de ses premiers attributs, il ne croit pas en pouvoir donner une plus haute idée, que de s'écrier, en s'adressant à Jésus-Christ : O Seigneur! qui peut douter que vous ne soyez un Dieu, et un Dieu tout-puissant, puisque dans votre sainte humanité, et ensuite dans la personne de vos serviteurs, vous avez rendu les faiblesses et les misères mêmes toutes puissantes ? O vere Omnipotens, qui ipsas miserias fecisti potentes ! Aussi est-ce pour cela que Dieu tant de fois a fait des coups extraordinaires, a opéré des miracles, a triomphé de ses ennemis, non par sa main, mais par la main d'une femme. Est-il question de dompter l'orgueil d'un Holopherne? il suscite une Judith. Faut-il défaire des armées nombreuses, et les mettre en fuite? il emploie une Débora. Veut-il sauver tout son peuple, dont on a conjuré la ruine? il ne lui faut qu'une Esther. Mais voici, Chrétiens, quelque chose de plus surprenant , et qui marque mieux la force de notre Dieu; car, après tout, ces femmes dont nous parle l'Ecriture, et dont les faits héroïques ont été si hautement loués par le Saint-Esprit, c'étaient des femmes distinguées , des princesses même et des reines, des sujets recommandables 374 selon le monde : Judith possédait de
grands biens, Débora jugeait le peuple avec une
autorité suprême , Esther se trouvait assise sur le trône. Or, dans ces
conditions éminentes, une femme , toute faible qu'elle
est, ne laisse pas, sans miracle, de pouvoir beaucoup, et d'être capable
d'entreprendre des choses importantes. Mais qu'une bergère, telle qu'était
Geneviève, pauvre, dénuée de tout, sans nom, sans crédit, sans appui, demeurant
dans son état vil et méprisable, remplisse le monde du bruit de ses merveilles,
exerce un empire absolu sur les corps et sur les esprits, dispose, pour ainsi
dire, à son gré des puissances du ciel, commande aux puissances de la terre,
fasse trembler les puissances de l'enfer , devienne la protectrice des villes
et des royaumes, ah! Chrétiens, c'est un des mystères que saint Paul a voulu
nous faire connaître, lorsqu'il a dit: Infirma mundi
elegit Deus, ut confundat fortia. Et jamais cette parole de l'Apôtre s'est-elle
accomplie si visiblement et si authentiquement que dans la personne de cette
bienheureuse fille dont nous honorons aujourd'hui la mémoire? Car, qu'est-ce que la vie de
Geneviève, sinon une suite de prodiges et d'opérations surnaturelles, que
l'infidélité même est obligée de reconnaître? Y a-t-il maladie si opiniâtre et
si incurable qui n'ait cédé à l'efficacité de sa prière? et ce don des
guérisons, que le maître des Gentils assure avoir été une des grâces communes
et ordinaires dans la primitive Eglise, quand et en qui a-t-il paru avec plus
d'éclat? je ne parle pas de ces guérisons secrètes ,
particulières , faites à la vue d'un petit nombre de témoins, et contre
lesquelles un esprit incrédule croit toujours avoir droit de s'inscrire en faux
; mais je parle de ces guérisons publiques, connues, avérées, et que les
ennemis mêmes de la foi n'ont pu contester. Ce miracle des ardents, dont
l'Eglise de Paris conserve des monuments si certains ; cent autres aussi
incontestables que celui-là, qu'il me serait aisé de produire, mais dont je
n'ai garde de remplir un discours qui doit servir à votre édification, ne nous
marquent-ils pas de la manière la plus sensible quel pouvoir Geneviève avait
reçu de Dieu pour tous ces effets de grâces et de bonté qui sont au-dessus de
la nature ? Si son corps après sa mort n'a pas prophétisé comme celui d'Elie,
ne semble-t-il pas qu'il ait encore fait plus ? n'en
est-il pas sorti mille fois une vertu semblable à celle qui sortait de
Jésus-Christ même, ainsi que nous l'apprend l'Evangile? n'est-il
pas jusque dans le tombeau une source de vie pour tous ceux qui ont recours à
cette précieuse relique ; et les esprits les moins disposés à en convenir,
convaincus par leur propre expérience, ne lui ont-ils pas rendu des hommages ? témoin cette action de grâces, en forme d'éloge, qu'Erasme
composa, et où il déclara si hautement que notre sainte était après Dieu sa
libératrice, et qu'il ne vivait que par le bienfait de son intercession. Il n'y a que pour elle-même , Chrétiens, que Geneviève n'usa jamais de ce don des
miracles, qui fut un de ses plus beaux privilèges, ayant passé toute sa vie
dans des infirmités continuelles, et voulant en cela se conformer au Sauveur
des hommes, à qui l'on reprochait d'avoir sauvé les autres et de ne s'être pas
sauvé lui-même. Mais la patience invincible qu'elle fit paraître dans tous les
maux dont elle fut accablée , la joie dont elle se
sentait comblée en souffrant, cette vigueur de l'esprit qui, dans un corps
infirme, la mettait en état de tout entreprendre et de tout exécuter,
n'était-ce pas à l'égard d'elle-même un plus grand miracle que tout ce qu'elle
opérait de plus merveilleux en faveur des autres? Et cette vertu de Dieu dont
elle était revêtue, ne trouvait-elle pas de quoi éclater, ou
, selon le terme de saint Paul, de quoi se perfectionner davantage dans
une santé languissante, que dans un corps robuste? Nam
virtus in infirmitate perficitur
(1). A ce don de guérir les corps, ajoutez un autre don mille fois plus excellent, c'est celui de guérir les âmes. Ainsi l'avait prédit le grand évoque d'Auxerre, saint Germain, en disant de Geneviève qu'elle serait un jour la cause du salut de plusieurs; prédiction vérifiée par l'événement. Combien de pécheurs a-t-elle retirés de leurs voies corrompues, et remis dans les voies de Dieu ? Combien de païens et d'idolâtres a-t-elle éclairés dans un temps où les ténèbres de l'infidélité étaient répandues sur la terre ; et quels fruits ne produisit point son zèle dans ce royaume maintenant très chrétien, mais où l'erreur dominait alors, et était placée jusque sur le trône? Qui sait combien d'affligés elle consolait, combien de misérables elle soutenait, combien d'ignorants elle instruisait dans ces saintes et fréquentes visites, où tour à tour elle parcourait les prisons, les hôpitaux, les cabanes des pauvres , faisant partout sentir les salutaires effets de sa charité? Et, sans m'engager dans un détail infini, qui peut dire combien de cœurs, depuis tant de siècles, ont été touchés, pénétrés, gagnés à Dieu, et le 1 2 Cor., XII, 9. 375 sont tous les jours, par la
puissante vertu de ses cendres que nous avons conservées, et que nous
conserverons comme un des plus riches dépôts? Vous le savez, Seigneur, vous en
avez été témoin, et vous l'êtes sans cesse; vous savez, dis-je, de quelle
onction on est rempli à la vue de ce tombeau, dont vous avez fait notre
espérance et notre asile ; vous savez quelles lumières on y reçoit, et quels
sentiments on en remporte. Daignez, ô mon Dieu, ne tarir jamais cette source
féconde de toutes les bénédictions célestes. Voilà donc, Chrétiens, le miracle
que nous ne pouvons assez admirer, et que je vous ai d'abord proposé :
Geneviève, assez forte dans sa faiblesse pour fléchir les puissances mêmes du
ciel, pour humilier les plus fières puissances de la terre, pour confondre
toutes les puissances de l'enfer. Prenez garde : je dis pour fléchir les
puissances mêmes du ciel, apaisant, en faveur des hommes, la colère de Dieu,
détournant ses fléaux, et rengageant à suspendre ses foudres prêtes à tomber
sur nos têtes ; nous obtenant, après tant de désordres, un pardon que nous n'eussions
pas osé demander pour nous-mêmes, et dont l'énormité de nos crimes nous rendait
indignes; nous ouvrant tous les trésors de la divine miséricorde, et la
forçant, en quelque sorte, à nous combler de ses richesses. Je dis, pour
humilier les plus fières puissances de la terre : le fameux et barbare Attila
en fut un exemple mémorable. Ce prince, accoutumé au sang et au carnage ,
marchait à la tête de la plus nombreuse armée; déjà l'Allemagne avait éprouvé
les tristes effets de sa fureur ; déjà notre France était inondée de ce torrent
impétueux, qui répandait partout devant soi la terreur, et portait le ravage et
la désolation. Que lui opposer, et par où conjurer cette affreuse tempête dont
tant de provinces étaient menacées ? Sera-ce par les supplications et 1rs
remontrances des plus grands hommes, qui, tour à tour, font sans cesse de
nouvelles tentatives auprès de ce redoutable conquérant pour le gagner? Mais,
enflé de ses succès, il n'eu devient que plus audacieux et plus intraitable.
Sera-ce par les menaces et par les promesses ? Mais ses forces
, jusque-là invincibles, le mettent en état de ne rien craindre ; et les
plus belles promesses ne répondent point encore à son attente, et ne peuvent
contenter son insatiable ambition. Sera-ce par la multitude et la valeur des
combattants? Mais tout plie en sa présence, et sur son passage il ne trouve nul
obstacle qui l'arrête. Ah ! Chrétiens, l'heure néanmoins approche où ce cruel
tyran doit être abattu, et toutes ses forces détruites ; ce tison fumant, pour
user de cette expression d'Isaïe, sera éteint : et comment? C'est assez pour
cela de quelques larmes qui couleront des yeux de Geneviève, et qu'elle versera
au pied de l'autel. Oui, ces larmes suffisent : l'ennemi se trouble, une subite
frayeur le saisit, cette formidable armée est en déroute, et l'orage comme une
fumée, se dissipe. Enfin, je dis, pour confondre toutes les puissances de l'enfer
: avec quel empire a-t-elle commandé aux démons mêmes, avec quel respect ces
esprits de ténèbres ont-ils écouté sa voix, et lui ont-ils obéi? avec quelle honte ont-ils vu leur domination renversée, et
sont-ils sortis des corps, au premier ordre qu'ils en ont reçu? C'est de quoi
nous avons les preuves certaines, et ce qui me fait reprendre avec le Docteur
des nations : Infirma mundi elegit
Deus, ut confundat fortia. C'est pour cela même aussi, mes
chers auditeurs, vous le savez, que la sage piété de nos pères n'a pas cru
pouvoir mieux défendre et conserver cette ville capitale où nous vivons, qu'en
la confiant aux soins et la mettant sous la protection de la toute-puissante et
glorieuse Geneviève : ceci vous regarde, et demande une réflexion particulière.
Dès le temps que la monarchie française prit naissance, Dieu lui désigna cette
protectrice. Paris devint dans la suite des siècles une des plus nobles et des
plus superbes villes du monde; et s'il s'est maintenu jusqu'à présent dans
cette splendeur, si, malgré les vicissitudes continuelles des choses humaines,
il a subsisté et subsiste encore, si mille fois il n'a pas péri ou par le feu
ou par le fer, ou par la famine ou par la contagion, ou par la sécheresse ou
par l'inondation des eaux, ignorez-vous que c'est à sa bienheureuse patronne
qu'il en est redevable? Après les secours qu'il en a reçus dans les plus
pressantes nécessités, après qu'elle l'a si souvent préservé et des fureurs de
la guerre, et de l'ardeur des flammes, et des injures de l'air, et de la
stérilité des campagnes, et du débordement des fleuves, les païens auraient
érigé Geneviève en divinité : mais vous, mes Frères, mieux instruits, vous vous
contentez, et devez en effet vous contenter de la reconnaître pour votre
bienfaitrice , de l'honorer et de l'invoquer comme votre avocate auprès du seul
Dieu que vous adorez. Protection visible dont nous avons eu et dont nous avons
tous les jours les plus éclatants témoignages ; protection invisible, et 376 non moins efficace en mille
rencontres sur la personne de nos rois, et sur tout le corps de l'état;
protection, (le dirai-je, mes chers auditeurs, mais n'est-il pas vrai?)
protection d'autant plus nécessaire, que l'iniquité du siècle est plus
abondante, et doit plus irriter le ciel contre nous. Car qu'est-ce que cette ville si nombreuse, et quel spectacle présenterais-je à vos yeux, si je vous en faisais voir toutes les abominations? Qu'est-ce, dis-je, que Paris? un monstrueux assemblage de tous les vices , qui croissent, qui se multiplient , qui infectent et les petits et les grands, et les pauvres et les riches ; qui profanent même ce qu'il y a de plus sacré, et qui s'établissent jusque dans la maison de Dieu. Ne tirons point le voile qui couvre en partie ces horreurs; nous n'en connaissons déjà que trop : or, que serait-ce donc, si nous n'avions pas une médiatrice pour prendre nos intérêts auprès de Dieu, et pour arrêter ses coups? Mais après tout, mes Frères, Dieu ne se lassera-t-il point? la mesure de nos crimes ne se remplira-t-elle point, et ne pourra-t-il pas arriver que ce secours de Geneviève cesse enfin pour nous? Quand les Israélites eurent oublié le Seigneur, jusques à faire des sacrifices à un veau d'or, pendant que Moïse était sur la montagne et priait pour eux, l'Ecriture nous apprend que Dieu en fit un reproche à ce législateur : Va, Moïse, lui dit-il, descends de la montagne, et tu verras le désordre de ton peuple; car c'est ton peuple, et non plus le mien : Vade, descende, peccavit populus tuus (1) Ce n'est plus mon peuple, puisqu'il a choisi un autre Dieu (pic moi, et que, dans l'état de corruption où il est réduit, je ne le connais plus; mais c'est encore le tien, puisque, tout corrompu qu'il est, tu viens intercéder et me solliciter pour lui. Va donc, et tu seras toi-même témoin de ses dérèglements et de ses excès. Tu te promettais quelque chose de sa piété et de sa religion; mais tu connaîtras en quelle idolâtrie il est tombé depuis qu'il t'a perdu de vue : après s'être abandonné à l'intempérance, aux jeux, aux festins, à la bonne chère, après s'être plongé dans les débauches les plus impures et les plus abominables, tu verras avec quelle insolence il s'est fait une idole qu'il adore comme le Dieu d'Israël, protestant qu'il n'y a point d'autre divinité que celle-là qui l'ait pu tirer de la servitude; voilà où en est ce peuple qui t'est si cher : Vade, dascende, peccavit populus tuus. Mais laisse- 1 Exod., XXXII, 7. moi, Moïse, ajoute le Seigneur ;
car je vois bien que c'est un peuple indocile et endurci dans son péché : Cerno quod populus iste durœ cervicis
sit (1) ; ne me parle donc plus en sa faveur, ne
t'oppose plus au dessein que j'ai de l'exterminer et de le perdre ; tes prières
me font violence : donne-moi trêve pour quelques moments, afin que ma colère
éclate : Dimitti me, ut irascatur
furor meus (2). Je sais, Chrétiens, ce que fit Moïse;
qu'il ne se désista pas pour cela de demander grâce? qu'il conjura Dieu de
retenir encore son bras, lui remontrant qu'il y allait de sa gloire,
l'intéressant par la considération d'Abraham , d'Isaac et de Jacob; consentant
plutôt à être effacé lui-même du livre de vie, que de voir périr ce peuple, et,
par des instances si fortes, faisant enfin changer l'arrêt que la justice
divine avait prononcé : mais vous savez que ce ne fut pas sans des suites bien
funestes et bien terribles, puisque, outre les vingt-trois mille hommes que
Moïse, pour punir ce scandale, fit passer par le fil de l'épée, de tous les
autres qui se trouvèrent coupables, il n'y en eut pas un qui entra dans la
terre de Chanaan. Faut-il, mes chers auditeurs, que je vous explique cette figure, ou pour mieux dire, cette vérité qui ne vous convient que trop? n'en faites-vous pas vous-mêmes l'application , et n'en découvrez-vous pas déjà tout le mystère? Tandis que Geneviève vivait sur la terre, et qu'elle animait le peuple par sa présence et par son exemple, Paris était dans la ferveur, et l'on admirait l'innocence et la sainteté de ce petit nombre de chrétiens qui l'habitaient. Maintenant que la mort nous a ravi ce grand modèle, et que Geneviève est sur la montagne, où elle représente à Dieu nos besoins, nous nous licencions, nous nous faisons des idoles à qui nous présentons notre encens, des idoles d'or, des idoles de chair, et, comme les Israélites, nous nous disons les uns aux autres : Voilà les dieux que nous devons servir : Illi sunt dii tui (3). Or, sur cela, mes chers auditeurs , le Seigneur, si indignement traité, et si justement courroucé contre nous, n'a-t-il pas le droit de dire à la sainte patronne dont vous implorez auprès de lui l'assistance, ce qu'il disait à Moïse : Vade, descende, peccavit populus tuus ; Allez, et voyez quel est ce peuple pour qui vous employez avec tant de zèle votre crédit. Que ce soit votre peuple, j'y consens; mais ce n'est plus le mien, car c'est un peuple idolâtre : idolâtre du monde , qu'il adore 1 Exod., XXXII, 9. — 2 Ibid.,
10. — 3 Ibid., 7. 377 comme son Dieu; idolâtre des faux
biens du monde, dont il ne cherche qu'à se remplir par tous les moyens que lui
suggère son insatiable convoitise ; idolâtre des grandeurs du monde, où ses
ambitieux désirs le font sans cesse aspirer ; idolâtre des plaisirs du monde et
des plus infâmes voluptés, où il demeure honteusement plongé. Pourquoi donc
vous tenez-vous entre lui et moi? pourquoi
entreprenez-vous de toucher ma miséricorde, et que ne laissez-vous agir ma
justice ? Dimitte me, ut irascatur furor meus. Qui
doute, encore une fois, Chrétiens, que Dieu ne parle, ou ne puisse parler de le
sorte à Geneviève, et qui sait si Geneviève elle-même, indignée que nous
secondions si mal ses soins, ne se retirera pas? si
peut-être elle ne se tournera pas contre nous? car les saints n'ont pas moins
de zèle pour la gloire de Dieu, que pour notre salut : qui sait, dis-je, je le
répète, qui sait si Geneviève de sa part, ne répondra point à Dieu : Seigneur,
vous êtes juste, et tous vos jugements sont équitables; j'ai veillé sur ce
peuple que vous aviez confié à ma garde ; je vous ai mille fois offert pour lui
mes vœux, et vous les avez écoutés ; mais c'est toujours un peuple infidèle, un
peuple endurci ; j'en ai pris soin, et rien ne le touche, rien ne le guérit: je
le remets entre vos mains, et je le livre à vos vengeances ? A Dieu ne plaise,
mes chers auditeurs, que nous attirions sur nous une telle malédiction ! Il y
a, j'en conviens, une providence de Dieu toute spéciale sur cette ville ; mais
aussi cette providence de faveur a ses bornes, qu'elle ne passe point, et hors
desquelles elle ne nous suivra point. Geneviève, il est vrai, fait des
miracles, mais ces miracles ne doivent point servir à fomenter vos désordres,
et à vous autoriser dans votre impénitence. Dès que vous en profiterez pour vous
convertir, tout ira bien, et jamais ils ne cesseront ; mais quand vous en
abuserez pour pécher avec plus d'impunité, avec plus d'obstination et plus
d'audace, ce seraient alors des miracles contre Dieu même; et qui peut croire
que Dieu voulût communiquer à ses saints sa toute-puissance, ou qu'ils
voulussent la recevoir, pour en user contre ses propres intérêts? Que faut-il
donc faire ? Imiter la foi de sainte Geneviève, la ranimer dans nos cœurs, la
réveiller, cette foi divine : avec cela, si nous ne faisons pas les mêmes
miracles que Geneviève a faits, nous en ferons d'autres, c'est-à-dire nous nous
convertirons, et nous rentrerons en grâce avec Dieu; nous guérirons les
maladies, non pas celles de nos corps, mais celles de nos âmes, dont les suites
sont encore bien plus dangereuses et plus funestes pour nous ; nous confondrons
l'enfer, et nous le surmonterons, en nous dégageant, de ses pièges et de la
honteuse captivité où il nous tient asservis ; nous chasserons de notre cœur
les démons qui nous possèdent, le démon del'avarice,
le démon de l'ambition, le démon de l’impureté; nous triompherons du monde et
de tous ses charmes : car voilà les miracles que Dieu exige de nous, et pour lesquels
Jésus-Christ nous a promis sa grâce : Signa autem eos qui crediderint, hœc sequentur : in nomine meo dœmonia ejicient
; super œgros manus
importent, et bene habebunt
(1). Aux premiers temps de l'Eglise, tout cela s'accomplissait à la lettre,
dans l'ordre de la nature : maintenant que l'Eglise n'a plus besoin de ces témoignages
sensibles, tout cela peut s'accomplir en esprit, et dès aujourd'hui
s'accomplira, si nous le voulons, dans l'ordre surnaturel. Sans ces miracles,
ne comptons point sur la protection de Geneviève : car elle n'est point la
protectrice de nos vanités et de notre luxe, de notre mollesse et de nos
sensualités, de notre amour-propre et de nos passions. Ah ! grande Sainte, reprenez en ce jour tout votre zèle pour notre sanctification et notre salut; et dès ce même jour nous reprendrons les voies de notre Dieu, et nous embrasserons une vie toute nouvelle. Comme prédicateur de l'Evangile, je ne viens point ici vous demander pour mes auditeurs, des prospérités temporelles; c'est ce qui les a perdus en mille rencontres, et ce qui achèverait de les perdre : je ne vous prie point de détourner de nous les fléaux salutaires qui peuvent nous rappeler de nos égarements et nous convertir; l'effet de cette prière nous serait trop préjudiciable et trop funeste. Mais ce que je vous demande, et ce que doit vous demander tout chrétien éclairé des lumières de la foi, ce sont les grâces de Dieu, ces grâces purement spirituelles, ces grâces fortes et victorieuses, ces grâces propres à nous toucher, à nous avancer, à nous perfectionner. Si les afflictions et les adversités humaines nous sont pour cela nécessaires, j'ose en mon nom et au nom de toutes les âmes vraiment fidèles, vous supplier de nous les obtenir. Agissez contre nous, afin de mieux agir pour nous. Vous connaissez dans Dieu nos véritables intérêts, et nos intérêts sont bien mieux entre vos mains que dans les nôtres. Cependant, 1 Marc, XVI, 18. 378 Chrétiens, il nous reste à voir comment enfin la bassesse de
Geneviève, pour user toujours de cette expression, a été plus honorée que toute
la grandeur du monde : c'est le sujet de la troisième partie. TROISIÈME PARTIE.
Il est de l'honneur de Dieu que
ses serviteurs soient honorés, et qu'après les avoir employés à procurer sa
gloire, il prenne soin lui-même de les glorifier. C'est sur quoi le Prophète
royal lui disait : Seigneur, vous savez bien rendre à vos amis ce que vous en
avez reçu ; et s'ils ont eu le bonheur de vous faire connaître parmi les
hommes, ils en sont bien payés par le haut degré d'élévation où vous les faites
monter dans le ciel, et même par la profonde vénération où leurs noms sont sur
la terre : Nimis honorificati
sunt amici tui, Deus (1). Or, entre les saints ,
il semble que Dieu s'attache spécialement à élever ceux qui dans le monde se
sont trouvés aux plus bas et aux derniers rangs. Les saints rois, tout rois qu'il ont été, sont moins connus et moins révérés que mille
autres Saints qui sont sortis des plus viles conditions et qui ont vécu dans
l'obscurité et dans l'oubli. Comme si Dieu, jusque dans l'ordre de la sainteté,
se plaisait encore à humilier la grandeur du siècle, et à faire voir une
prédilection particulière pour les petits : Et exaltavit
humiles (2). Ainsi, pour ne me point éloigner de
mon sujet, Geneviève, quoique bergère, et rien de plus, a-t-elle été jusqu'à
présent honorée, et l'est-elle de nos jours par tout ce qu'il y a de plus
auguste et de plus grand ; je veux dire, honorée par les princes et les rois,
honorée par les évoques et les prélats de l'Eglise, honorée par les saints,
enfin honorée par tous les peuples. Je ne prétends pas m'engager dans un long
récit des faits que les écrivains ont recueillis ; en voici quelques-uns des
plus marqués, et qui pourront me suffire : écoutez-les. Honorée par les princes et les rois. L'histoire nous apprend combien Chilpéric, l'un des premiers rois de notre France, et encore païen, la respecta jusqu'à lui donner un accès libre dans son palais et au milieu de sa cour; jusqu'à l'entretenir , à la consulter et à suivre ses conseils ; jusqu'à révoquer un arrêt porté contre des criminels qu'il voulait punir sans rémission , et dont il ne put néanmoins se défendre d'accorder la grâce aux sollicitations de Geneviève. Nous savons quel fut son crédit auprès de Clovis, combien elle contribua à la 1 Psal., CXXXVIII, 17. — 2
Luc., I, 52. conversion de ce prince infidèle et de tout son royaume ,
quelles conférences elle eut sur cette importante affaire avec l'illustre
Clotilde, quels moyens elle lui fournit pour l'accomplissement de ce grand
dessein, et quel succès répondit à ses vœux et consomma heureusement une si
sainte entreprise. On a vu, dans le cours de tous les Ages suivants, nos rois
eux-mêmes venir à son tombeau , et là déposer toute la
majesté royale pour fléchir les genoux en sa présence, pour lui présenter leurs
hommages, pour lui adresser leurs prières, pour reconnaître son pouvoir, et
pour lui soumettre en quelque sorte leur couronne et leurs états. 0 triomphe de
notre religion ! les tombeaux des rois sont foulés aux
pieds, et le tombeau d'une bergère est révéré comme un sanctuaire: pourquoi? parce que Dieu veut couronner son humilité : Et exaltavit humiles. Honorée par les évêques et les
prélats de l'Eglise. Quelle idée en conçut saint Germain ,
évoque d'Auxerre, et en quels termes s'en expliqua-t-il? Poussé par l'Esprit de
Dieu, il passait en Angleterre pour y combattre l'hérésie victorieuse et
triomphante, et pour y établir la grâce de Jésus-Christ contre les erreurs de
Pelage; mais sur sa route, combien s'estima-t-il heureux d'avoir trouvé
Geneviève encore enfant? Avec quelle admiration vit-il dans un âge si tendre
une raison si avancée, des lumières si pures , des connaissances si justes, des
inclinations si saintes, et une piété si solide et si chrétienne? De quels
éloges et de quelles bénédictions la combla-t-il? sans
égard ni à l'obscurité de sa naissance, ni à la pauvreté de sa famille, de quoi
félicita-t-il les parents, et qu'annonça-t-il de la fille pour l'avenir? Il la
considéra et la recommanda comme un des plus précieux trésors que possédât la
France, et un des plus riches dons que le ciel eût faits à la terre. Quels
témoignages lui rendit le généreux et glorieux évêque de Troyes, saint Loup?
Quels sentiments en eut le véritable et zélé archevêque de Reims, saint Rémi,
et que ne puis-je parler de tant d'autres qui, tout pasteurs des âmes qu'ils
étaient, ne crurent point avilir leur ministère ni se dégrader, en lui
communiquant leurs desseins, en recevant ses avis, en écoutant ses humbles et
respectueuses remontrances, en entrant dans ses vues, et profitant, si je l'ose
dire, de ses instructions? Honorée des saints. Je n'en veux
qu'un exemple, il est mémorable, et c'est celui du fameux Siméon Stylite. Cet
homme tout céleste , cet homme, miracle de son siècle
par 379 l'austérité de sa pénitence, du fond de l'Orient et du haut
de cette colonne où il n'était occupé qui; des choses divines, aperçut
l'éclatante lumière qui brillait dans l'Occident, connut tout le mérite et
toute la sainteté de Geneviève, porta vers elle ses regards, la salua en
esprit, et l'invoqua. Enfin, honorée de tous les peuples.
Où son nom ne s'est-il pas répandu, et dans quel endroit du monde chrétien
n'a-t-il pas été parlé d'elle? Elle n'était pas encore en possession de cette
gloire immortelle dont elle jouit dans le séjour bienheureux, que la voix
publique la mit au rang des saints, la béatifia et la canonisa. Le jugement des
fidèles prévint le jugement de l'Eglise ; et l'événement nous a bien appris que
la voix du peuple était dès lors la voix de Dieu même. Ce n'est pas qu'elle n'ait eu des
persécutions à soutenir. Dieu, qui l'avait prédestinée pour la couronner dans
le ciel, lui fil éprouver sur la terre le sort de ses élus ; et plus il voulut
rehausser l'éclat de son triomphe, plus il exerça sa patience et lui laissa
essuyer de violents combats. Nous savons qu'il y eut un temps orageux, où ce
soleil parut obscurci, où cette âme si innocente et si nette se trouva chargée
des plus atroces accusations et des plus noires calomnies; où tous les ordres
ecclésiastiques et séculiers se tournèrent contre elle; où sa vertu fut traitée
d'hypocrisie et d'illusion ; où les merveilleux effets de son pouvoir auprès de
Dieu furent attribués aux sortilèges et à la magie. Nous le savons ; mais aussi
n'ignorons-nous pas que le soleil, sortant du nuage qui le couvrait, n'en est
que plus lumineux; et que toutes les suppositions de l'envie, toutes ses
inventions contre Geneviève, ne servirent qu'à la relever, qu'à la mettre dans
un plus grand jour, et «à lui donner une splendeur toute nouvelle. Les évoques
se firent ses apologistes; bientôt les esprits furent détrompés; le mensonge
fut confondu, la vérité tirée des ténèbres qui l'enveloppaient, l'innocence
hautement confirmée, et l'incomparable vierge, dont l'enfer avait entrepris de
flétrir la mémoire, remise dans son premier lustre, et rétablie dans sa
première réputation. Depuis cette victoire que remporta Geneviève, quels
honneurs lui ont rendus le ciel et la terre? le ciel,
dis-je, qui nous l'a enlevée, mais afin qu'elle nous devînt, pour ainsi parler,
encore plus présente par une protection continuelle ; la terre, où elle répand
les saintes richesses qu'elle va puiser dans le sein de la Divinité, et qu'elle
nous communique si abondamment. C'est de cette terre d'exil que nous faisons
monter vers elle, et que nous lui offrons notre encens. Culte le plus solennel
: nous voyons pour cela toutes les sociétés de l'Eglise se réunir, les plus
augustes compagnies s'assembler, tout le peuple, grands et petits, paraître en
foule, et chacun se faire un devoir de contribuer par sa présence à la pompe de
ces cérémonies et de ces fêtes, où, comme l'arche du Seigneur, sont portées
avec tant d'appareil les précieuses reliques dont nous avons éprouvé mille
fois, et dont tous les jours nous éprouvons la vertu. Culte le plus universel :
il y a des dévotions particulières, et propres de certaines âmes, de certains
états ; celle-ci est la dévotion commune, de tout sexe, de tout âge, de toute
condition. Culte le plus ancien et le plus constant. Tout s'altère et tout se
ralentit par le nombre des années. Des pieux exercices que nos pères
pratiquaient, combien se sont abolis ou parla négligence de ceux qui leur ont succédé , ou par une prétendue force d'esprit dont on s'est
piqué, ou par le dangereux penchant que nous avons à la nouveauté? mais depuis tant de siècles on a toujours conservé, surtout
dans cette ville capitale, les mêmes sentiments à l'égard de Geneviève; ceux
qui nous ont précédés nous les ont transmis; nous les avons, et nous en ferons
part à ceux qui viendront après nous, afin qu'ils les fassent eux-mêmes passer
aux autres qui les suivront jusqu'à ta dernière consommation des temps. La face
des choses a changé bien des fois; mais dans les différentes situations des
affaires et au milieu de toutes les révolutions, le culte dont je parle a
toujours subsisté. La face des choses changera encore : car dans la vie humaine
y a-t-il rien qui ne soit sujet aux vicissitudes et aux variations ? mais malgré les variations et les vicissitudes, jugeant de
l'avenir par le passé, ce culte, si solidement établi et si profondément gravé
dans les cœurs, subsistera. L'hérésie l'a combattu, le libertinage en a raillé
; mais tous les efforts de l'hérésie, toutes les impiétés du libertinage ne lui
ont pu donner la moindre atteinte ; il s'est maintenu contre toutes les attaques,
et jamais les plus violentes attaques ne l'affaibliront. Culte le plus
religieux : il y a certains temps de l'année, certaines fêtes et certains jours
où la piété des peuples se réveille, et où ils donnent des marques plus
sensibles de leur religion : telle est la fête que nous célébrons aujourd'hui.
Il semble qu'a ce grand jour tous 380 les cœurs se raniment; on voit le
tombeau de Geneviève entouré et comme investi de troupes innombrables de
suppliants qui se relèvent sans cesse et se succèdent. Le temple qui les
reçoit, cet auguste et vénérable monument de la pieuse antiquité, les peut à
peine contenir. A l'entrée de cette sainte maison, il n'est point d'âmes si
indifférentes qui ne se trouvent ou saisies d'une crainte respectueuse, ou
remplies d'une confiance toute filiale. Que de sacrifices offerts au Dieu
vivant ! que de vœux présentés à Geneviève ! que de cantiques récités en son honneur! que
de larmes répandues à ses pieds! Ah! Chrétiens, que ces sentiments de religion,
si ardents et si vifs, ne sont-ils d'ailleurs aussi efficaces et aussi parfaits
qu'ils le devraient être ! Mais nous en abusons, et nous les corrompons ; nous
allons à Geneviève avec des cœurs tendres pour elle, et durs pour Dieu ; nous
demandons à Geneviève qu'elle nous conduise au port du salut où Dieu nous
appelle, et nous ne voulons pas prendre la voie que Dieu nous a marquée ; nous
apportons auprès des cendres de Geneviève nos péchés pour en obtenir la
rémission, et nous ne voulons ni les expier par la pénitence, ni même en interrompre
le cours par la réformation de nos mœurs; nous prétendons honorer Geneviève,
sans cesser de déshonorer Dieu et de l'outrager. Comment l'entendons-nous, et
par où avons-nous cru jusqu'à présent pouvoir faire une si monstrueuse
alliance? Quoi qu'il en soit, vous voyez
dans notre sainte l'accomplissement de cette parole du Saint-Esprit, que la
mémoire du juste sera éternelle : In memoria œterna erit justus
(1); au lieu que celle des pécheurs périra et périt en effet tous les jours : Periit memoria eorum (2). Tant de grands idolâtres de leur grandeur et
enflés de leur fortune, étaient recherchés, respectés, redoutés sur la terre,
tandis que l'humble Geneviève ne pensait qu'à y servir Dieu ; ils n'étaient
attentifs qu'à leur propre gloire, et elle n'était attentive qu'à la gloire de
Dieu; ils ne travaillaient qu'à éterniser leur nom dans le monde, et elle ne
travaillait qu'à y rendre le nom de Dieu plus célèbre. Qu'est-il arrivé? Toute
la grandeur des uns s'est évanouie, leur fortune dans un moment a été détruite,
ils ont disparu ; et la mort en les 1 Psal., CXI, 7. — 2 Ibid.,
IX, 7. faisant disparaître aux yeux des
hommes, les a effacés de notre souvenir. Où parle-t-on d'eux? et si l'on parle de quelques-uns, est-ce pour solenniser
leurs fêtes? est-ce pour chanter publiquement leurs
louanges? est-ce pour implorer auprès de Dieu leur
secours? est-ce pour se prosterner devant leurs
tombeaux? je dis, devant ces tombeaux abandonnés et
déserts; ces tombeaux d'où nous ne remportons qu'une triste et lugubre idée de
la fragilité humaine, ces tombeaux où souvent, sans nulle réflexion à celui
qu'ils couvrent de leur ombre et qu'ils tiennent enseveli dans les ténèbres,
nous allons seulement vanter les ornements qui frappent notre vue, et admirer
les inventions de l'art dans la matière qui les compose : voilà, grands du
siècle, à quoi se termine cette fausse gloire dont vous êtes si jaloux. Mais la
gloire des saints, et en particulier la gloire de Geneviève, est une gloire
solide et durable : sans avoir jamais cherché à briller dans le monde, elle y
est plus connue et plus révérée que tous les monarques et tous les conquérants
du monde. Ce n'est pas que, par rapport au monde, Dieu n'ait laissé et ne
laisse encore bien des saints, après leur mort, dans l'état obscur où ils ont
voulu vivre; mais que leur importe que leurs noms soient inconnus aux hommes,
lorsqu'ils sont marqués avec les caractères les plus glorieux dans le livre de
vie? leur humilité n'est-elle pas abondamment
récompensée par ce poids immense d'une gloire immortelle dont ils sont comblés
dans le séjour même de la gloire? C'est à cette gloire, Chrétiens, que nous
devons aspirer sans cesse; c'est à l'égard de cette gloire qu'il nous est
permis de penser à nous élever, à nous pousser, à nous avancer. Travaillons-y
selon les exemples et sous les auspices de l'illustre Geneviève : selon ses
exemples, puisque Dieu nous la propose aujourd'hui comme notre modèle; sous ses
auspices, puisque nous l'avons choisie, et que Dieu lui-même nous l'a donnée
pour notre avocate auprès de lui, et notre patronne. Imitons ses vertus, pour
nous rendre dignes de sa protection, et servons-nous de sa protection, pour
nous mettre en état de bien imiter ses vertus. C'est ainsi que nous aurons part
à ses faveurs en cette vie, et à son bonheur clans l'autre, où nous conduise,
etc. |