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SERMON POUR
LE IXe DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE (a).
Ut appropinquavit, videns civitatem, flevit super eam
dicens : Quia si cognovisses et tu, et quidem in hâc die tuâ, quae ad pacem
tibi! Nunc autem abscondita sunt ab oculis tuis.
Comme Jésus s'approchait de Jérusalem, considérant cette
ville, il se mit à pleurer sur elle : Si tu avais connu, dit-il, du moins en ce
jour qui t'est donné, ce qu'il faudrait que tu fisses pour avoir la paix! mais
certes ces choses sont cachées à tes yeux. Luc., XIX, 41.
Comme on voit que de braves
soldats , en quelques lieux écartés où les puissent avoir jetés les divers
hasards de la guerre, ne laissent pas de marcher dans le temps préfix au
rendez-vous de leurs troupes assigné par le général : de même le Sauveur Jésus,
quand il vit son heure venue, se résolut de quitter toutes les autres contrées
de la Palestine, par lesquelles il allait prêchant la parole de vie ; et sachant
très-bien que telle était la volonté de son Père, qu'il se vînt rendre dans
Jérusalem pour y subir peu de jours après la rigueur du dernier supplice, il
tourna ses pas du
(a) Exorde. Justice de Dieu, suite de sa bonté.
Quelle elle est.
Premier point. Deus ab initio
tantùm bonus (Tertull., advers.
Marcion., lib. XI). Justice de Dieu, quelle. Non habemus pontificem qui
non possit compati infirmitatibus nostris (Hebr. IV, 15).
Second point. Deux règnes, par miséricorde et par
justice. Jérusalem ruinée (Deuter., XXVIII). Vengeance sur les Juifs.
Exemplaire pour les chrétiens.
Prêché à Metz, vers 1653.
Exorde et discours très-long, discussion sur les Juifs et
calamités publiques, guerre étrangère et séditions intestines qui rappellent les
attaques de l'Espagne et les révoltes de la Fronde, sentimentalisme et peut-être
emphase qui révèlent un premier essai; puis nombre d'expressions surannées,
telles que celles-ci: « Temps préfix, ès siècles des siècles, le débonnaire
Jésus, faim et soif enragée, cent ordures, quasi tout, si est-ce néanmoins,
jusqu'à tant que, je ne puis que je n'interrompe mou discours, ce que (pour
quant à ce que) Dieu est bon, c'est du sien et de son propre fond, pour vous
faire court, ruminer à part soi des desseins de nuire, cette menace est couchée
au Deutéronome, appréhender (pour prendre) la nature humaine, cet
endurcissement fit opiniâtrer les Juifs, » etc.
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côté de cette ville perfide, afin d'y célébrer cette pâque
éternellement mémorable et par l'institution de ses saints mystères et par
l'effusion de son sang. Comme donc il descendait le long de la montagne des
Olives, sitôt qu'il put découvrir cette cité, il se mit à considérer ses hautes
et superbes murailles, ses beaux et invincibles remparts, ses édifices si
magnifiques, son temple la merveille du monde, unique et incomparable comme le
Dieu auquel il était dédié , puis repassant en son esprit jusqu'à quel point
cette ville devait être bientôt désolée pour n'avoir point voulu suivre ses
salutaires conseils, il ne put retenir ses larmes ; et touché au vif en son cœur
d'une tendre compassion, il commença sa plainte en ces termes : Jérusalem, cité
de Dieu , dont les prophètes ont dit des choses si admirables (1), que mon Père
a choisie entre toutes les villes du monde pour y faire adorer son saint nom ;
Jérusalem, que j'ai toujours si tendrement aimée , et dont j'ai chéri les
habitants comme s'ils eussent été mes propres frères; mais Jérusalem, qui n'as
payé mes bienfaits que d'ingratitude, qui as déjà mille fois dressé des embûches
à ma vie, et enfin dans peu de jours tremperas tes mains dans mon sang ; ah ! si
tu reconnaissais, du moins en ces jours qui te sont donnés pour faire pénitence,
si tu reconnaissais les grâces que je t'ai présentées, et de quelle paix tu
jouirais sous la douceur de mon empire, et combien est extrême (a) le
malheur de ne point suivre mes commandements ! Mais hélas ! ta passion t'a voilé
les yeux , et t'a rendue1 aveugle pour ta propre félicité. Viendra, viendra le
temps, et il te touche de près, que tes ennemis t'environneront de remparts, et
te presseront, et te mettront à l'étroit, et te renverseront de fond en comble,
parce que tu n'as pas connu le temps dans lequel je t'ai visitée.
Il n'y eut jamais de doctrine si
extravagante que celle qu'enseignaient autrefois les marcionites, les plus
insensés hérétiques qui aient jamais troublé le repos de la sainte Eglise. Ils
s'étaient figuré la Divinité d'une étrange sorte. Car ne pouvant
1 Psal. LXXXVI, 3.
(a) Var. ; Grand.
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comprendre comment sa bonté si douce et si bienfaisante
pouvait s'accorder avec sa justice si sévère et si rigoureuse, ils divisèrent
l'indivisible essence de Dieu ; ils séparèrent le Dieu bon d'avec le Dieu juste.
Et voyez, s'il vous plaît, chrétiens, si vous auriez jamais entendu parler d'une
pareille folie. Ils établirent deux dieux, deux premiers principes, dont l'un,
qui n'avait pour toute qualité qu'une bonté insensible et déraisonnable,
semblable en ce point à ce dieu oisif et inutile des épicuriens, craignait
tellement d'être incommode à qui que ce fût, qu'il ne voulait pas même faire de
la peine aux méchants, et par ce moyen laissait régner (a) le vice à son
aise ; d'où vient que Tertullien le nomme « un dieu sous l'empire duquel les
péchés se réjouissaient : » Sub quo delicta gauderent (1). L'autre à
l'opposite, étant d'un naturel cruel et malin, toujours ruminant à part soi
quelque dessein de nous nuire, n'avait point d'autre plaisir que de tremper,
disaient-ils, ses mains dans le sang, et tâchait de satisfaire sa mauvaise
humeur par les délices de la vengeance. A quoi ils ajoutaient, pour achever
cette fable, qu'un chacun de ces dieux faisait un Christ à sa mode et formé
selon son génie; de sorte que Notre-Seigneur, qui était le Fils de ce Dieu
ennemi de toute justice, ne devait être à leur avis ni juge ni vengeur des
crimes, mais seulement maître, médecin et libérateur. Certes je m'étonnerais,
chrétiens, qu'une doctrine si monstrueuse ait jamais pu trouver quelque créance
parmi les fidèles, si je ne savais qu'il n'y a point d'abîme d'erreurs dans
lequel l'esprit humain ne se précipite, lorsque enflé des sciences humaines et
secouant le joug de la foi, il se laisse emporter à sa raison égarée. Mais
autant que leur opinion est ridicule et impie, autant sont admirables les
raisonnements que leur opposent les Pères ; et voici entre autres une leçon
excellente du grave Tertullien au second livre contre Marcion.
Tu ne t'éloignes pas tant de la
vérité, Marcion, quand tu dis que la nature divine est seulement bienfaisante. «
Il est vrai que dans l'origine des choses Dieu n'avait que de la bonté; et
jamais il n'aurait fait aucun mal à ses créatures, s'il n'y avait été forcé
1 Advers. Marcion., lib. II, n. 13.
(a) Var. : Et ainsi laissait triompher.
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par leur ingratitude : » Deus ab initio tantùm bonus
(1). Ce n'est pas que sa justice ne l'ait accompagné dès la naissance du monde ;
mais en ce temps il ne l'occupait qu'à donner une belle disposition aux belles
choses qu'il avait produites. Il lui faisait décider la querelle des éléments;
elle leur assignait leur place; elle prononçait entre le ciel et la terre, entre
le jour et la nuit; enfin elle faisait le partage entre toutes les créatures qui
étaient enveloppées dans la confusion du premier chaos. Telle était l'occupation
de la justice dans l'innocence des commencements. « Mais depuis que la malice
s'est élevée, dit Tertullien (2), depuis que cette bonté infinie qui ne devait
avoir que des adorateurs, a trouvé des adversaires ; » at enim ex quo malum
posteà erupit, atque inde jam cœpit bonitas Dei cum adversario agere, « la
justice divine a été obligée de prendre un bien autre emploi : il a fallu
qu'elle vengeât cette bonté méprisée, que du moins elle la fît craindre à ceux
qui seraient assez aveugles pour ne l'aimer pas. Par conséquent tu t'abuses,
Marcion, de commettre ainsi la justice avec la bonté, comme si elle lui était
opposée ; au contraire elle agit pour elle, elle fait ses affaires, elle défend
ses intérêts : » Omne justitiœ opus procuratio bonitatis est, dit
Tertullien; et voilà sans doute les véritables sentiments de Dieu notre Père
touchant la miséricorde et la justice. Ce qui étant ainsi, il n'y a plus aucune
raison de douter que le Sauveur Jésus, l'envoyé du Père, qui ne fait rien que ce
qu'il lui voit faire, n'ait pris les mêmes pensées.
Et sans en aller chercher
d'autres preuves dans la suite de sa sainte vie, l'évangile que je vous ai
proposé nous en donne une bien évidente. Mon Sauveur s'approche de Jérusalem ;
et considérant l'ingratitude extrême de ses citoyens envers lui, il se sent
saisi de douleur, il laisse couler des larmes : « Ah ! si tu savais,
s'écrie-t-il, ce qui t'est présenté pour la paix ! » Mais, hélas ! tu es
aveuglée : Si cognovisses (3) ! Qui ne voit ici les marques d'une
véritable compassion? C'est le propre de la douleur de s'interrompre elle-même.
« Ah! situ savais! » dit mon Maître; puis arrêtant là son discours, plus il
semble se retenir, plus il fait
1 Advers. Marcion., lib. II, n.
11. — 2 Ibid., n. 13.— 3 Luc., XIX, 12.
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paraître une véritable tendresse. Ou plutôt, si nous
l'entendons, ce Si tu savais! prononcé avec tant de transport, signifie
un désir violent, comme s'il eût dit : Ah! plût à Dieu que tu susses ! C'est un
désir qui le presse si fort dans le cœur, qu'il n'a pas assez de force pour
l'énoncer par la bouche comme il le voudrait, et ne le peut exprimer que par un
élan de pitié. Ainsi donc la voix de ton pasteur t'invite à la pénitence, ô
ingrate Jérusalem ; trop heureuse, hélas! que tes malheurs soient plaints d'une
bouche si innocente et pleures de ces yeux divins, si ton aveuglement te pouvait
permettre de profiter de ses larmes ! Mais comme il prévoit que tu seras
insensible aux témoignages de son amour, il change ses douceurs en menaces : Et
viendra le temps, poursuit-il, que tu seras entièrement ruinée par tes ennemis :
pour quelle raison? parce que tu n'as pas reconnu l'heure dans laquelle je t'ai
visitée. C'est là la cause de leurs misères ; par où nous voyons que ce discours
de mon Maître n'est pas une simple prophétie de leur disgrâce future. Il leur
reproche le mépris qu'ils ont fait de lui; il leur fait entendre que son
affection méprisée se tournera en fureur, que lui-même, qui daigne les plaindre,
les verra périr sans être touché de pitié, et qu'il les poursuivra par les mains
des soldats romains, ministres de sa vengeance.
Voilà dans le même discours le
Sauveur miséricordieux et le Sauveur inexorable ; et c'est ce que je prétends
vous faire considérer aujourd'hui avec l'assistance divine. Sachez, ô fidèles,
qu'étant, comme nous sommes, l'Israël de Dieu et les vrais enfants de la race
d'Abraham, nous héritons des promesses et des menaces de ce premier peuple. Ce
que mon Maître a fait une fois au sujet de Jérusalem, tous les jours il le fait
à notre sujet, ingrats et aveugles que nous sommes : il invite et menace, il
embrasse et rejette ; premièrement doux, après implacable. Je vous représenterai
donc aujourd'hui par l'explication de mon texte les larmes et les plaintes du
Sauveur qui nous appellent à lui, puis la colère du même Sauveur qui nous
repousse bien loin de son trône ; Jésus déplorant nos maux à cause de sa propre
bonté, Jésus devenu impitoyable à cause de l'excès de nos crimes. Ecoutez
premièrement la voix douce et bénigne de cet Agneau sans tache; et après
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vous écouterez les terribles rugissements de ce lion
victorieux né de la tribu de Juda. C'est le sujet de cet entretien.
PREMIER POINT.
Pour vous faire entendre par une
doctrine solide combien est immense la miséricorde de notre Sauveur, je vous
prie de considérer une vérité que je viens d'avancer tout à l'heure, et que j'ai
prise de Tertullien. Ce grand homme nous a enseigné que Dieu a commencé ses
ouvrages par un épanchement de sa bonté sur toutes ses créatures, et que sa
première inclination, c'est de nous bien faire.- Et en vérité il me semble que
sa raison est bien évidente. Car pour bien connaître quelle est la première des
inclinations, il faut choisir celle qui se trouvera la plus naturelle, d'autant
que la nature est la racine de tout le reste. Or notre Dieu, chrétiens, a-t-il
rien de plus naturel que cette inclination de nous enrichir par la profusion de
ses grâces? Comme une source envoie ses eaux naturellement, comme le soleil
naturellement répand ses rayons, ainsi Dieu naturellement fait du bien. Etant
bon, abondant, plein de richesses infinies par sa condition naturelle, il doit
être aussi par nature bienfaisant, libéral, magnifique. Quand il te punit, ô
impie, la raison n'en est pas en lui-même. Il ne veut pas que personne périsse.
C'est ta malice, c'est ton ingratitude qui attire son indignation sur ta tête.
Au contraire si nous voulons l'exciter à nous faire du bien, il n'est pas
nécessaire de chercher bien loin des motifs; sa propre bonté, sa nature
d'elle-même si bienfaisante lui est un motif très-pressant et une raison intime
qui ne le quitte jamais. C'est pourquoi Tertullien dit fort à propos que « la
bonté est la première, parce qu'elle est selon la nature, » prior bonitas
secundùm naturam ; « et que la sévérité suit après, parce qu'il lui faut une
cause, » posterior severitas secundùm causam (1). Comme s'il disait : A
la munificence divine, il ne lui faut point de raison, si on peut parler de la
sorte ; c'est la propre nature de Dieu. Il n'y a que la justice qui va chercher
des causes et des raisons. Encore ne les cherche-t-elle pas, nous les lui
donnons; c’est nous qui fournissons par nos crimes la matière à sa juste
1 Advers. Marcion., lib. II, n. 11.
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vengeance. Par conséquent, comme dit très-bien le même
Tertullien, « ce que Dieu est bon, c'est du sien et de son propre fonds ; ce
qu'il est juste, c'est du nôtre : » De suo optimus, de nostro justus (1).
L'exercice de la bonté lui est souverainement volontaire, celui de la justice
forcé. Celui-là procède entièrement du dedans, celui-ci d'une cause étrangère.
Or il est évident que ce qui est naturel, intérieur, volontaire, précède
toujours ce qui est étranger et contraint. Il est donc vrai, ce que j'ai touché
dès l'entrée de ce discours, ce que je viens de prouver par les raisons de
Tertullien, « que dans l'origine des choses Dieu n'a pu faire paraître que de la
bonté : » Deus ab initio tantùm bonus.
Passons outre maintenant et
disons : Le Sauveur Jésus, chrétiens, notre amour et notre espérance, notre
pontife, notre avocat, notre intercesseur, qu'est-il venu faire au monde?
qu'est-ce que nous en apprend le grand apôtre saint Paul (2) ? N'enseigne-t-il
pas qu'il est venu pour renouveler toutes choses en sa personne, pour ramener
tout à la première origine, pour reprendre les premières traces de Dieu son
Père, et réformer toutes les créatures selon le premier plan, la première idée
de ce grand Ouvrier? C'est la doctrine de saint Paul en une infinité d'endroits
de ses divines Epîtres.— Et partant, n'en doutons pas, le Fils de Dieu
est venu sur la terre revêtu de ces premiers sentiments de son Père;
c'est-à-dire, ainsi que je l'ai exposé tout à l'heure, de clémence, de bonté, de
charité infinie. C'est pourquoi nous expliquant le sujet de sa mission en
saint Jean, chapitre III : « Dieu n'a pas envoyé son Fils au monde, dit-il
(3), afin de juger le monde, mais afin de sauver le monde. »
Mais n'a-t-il pas assuré,
direz-vous, que « son Père avait remis tout son jugement en ses mains (4)? » et
ses apôtres n'ont-ils pas prêché par toute la terre, après son ascension
triomphante, que « Dieu l'avait établi juge des vivants et des morts (5)? » «
Néanmoins, dit-il (6), je ne suis pas envoyé pour juger le monde. » Tout le
pouvoir de mon ambassade ne consiste qu'en une négociation de paix. Et plût à
Dieu que les hommes ingrats eussent voulu
1 De Resur. carn., n. 11. — 2
Philipp., III, 21. — 3 Joan., III, 17. — 4 Ibid., V, 22. — 5
Act., X, 42. — 6 Joan., XII, 47.
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recevoir l'éternelle miséricorde que je leur étais venu
présenter ; je ne paraissais sur la terre que pour leur bien faire. Mais leur
malice a contraint mon Père d'attacher la qualité de juge à ma première
commission. Ainsi sa première qualité est celle de Sauveur; celle de juge est
pour ainsi dire accessoire. Et d'autant qu'il ne l'a acceptée que comme à
regret, y étant obligé par les ordres exprès de son Père, de là vient qu'il en a
réservé l'exercice à la fin des siècles; en attendant il reçoit
miséricordieusement tous ceux qui viennent à lui ; il s'offre de bon cœur à eux,
pour être leur intercesseur auprès de son Père. Enfin telle est sa charge et
telle sa fonction, il n'est envoyé que pour faire miséricorde.
Et à ce propos il me souvient
d'un petit mot de saint Pierre, par lequel il dépeint fort bien le Sauveur à
Cornélius, Actes, X : « Jésus de Nazareth, dit-il, homme approuvé de
Dieu, qui passait bien faisant et guérissant tous les oppressés : »
Pertransiit benefaciendo et sanando omnes oppressos à diabolo (1). O Dieu,
les belles paroles et bien dignes de mon Sauveur! La folle éloquence du siècle,
quand elle veut élever quelque valeureux capitaine, dit qu'il a parcouru les
provinces moins par ses pas que par ses victoires (2). Les panégyriques sont
pleins de semblables discours. Et qu'est-ce à dire, à votre avis, que parcourir
les provinces par des victoires? N'est-ce pas porter partout le carnage et la
pillerie? Ah! que mon Sauveur a parcouru la Judée d'une manière bien plus
aimable ! il l'a parcourue moins par ses pas que par ses bienfaits. Il allait de
tous côtés guérissant les malades, consolant les misérables, instruisant les
ignorants, annonçant à tous avec une fermeté invincible la parole de vie
éternelle, que le Saint-Esprit lui avait mise à la bouche : Pertransiit
benefaciendo. Ce n'était pas seulement les lieux où il arrêtait, qui se
trouvaient mieux de sa présence. Autant de pas, autant de vestiges de sa bonté.
Il rendait remarquables les endroits par où il passait, par la profusion de ses
grâces. En cette bourgade il n'y a plus d'aveugles ni d'estropiés : sans doute,
disait-on, le débonnaire Jésus a passé par là.
1 Act., X, 38. — 2 Plin., Secund.
Paneg. Traj.
408
Et en effet, chrétiens, quelle
contrée de la Palestine n'a pas expérimenté mille et mille fois sa douceur? Et
je ne doute pas qu'il n'eût été chercher les malheureux jusqu'au bout du monde,
si les ordres de son Père ne l'eussent arrêté en Judée. Vit-il jamais un
misérable, qu'il n'en eût pitié? Ah ! que je suis ravi, quand je vois dans son
Evangile qu'il n'entreprend presque jamais aucune guérison importante, qu'il ne
donne auparavant quelque marque de compassion ! Il y en a mille beaux endroits
dans les Evangiles. La première grâce qu'il leur faisait, c'était de les
plaindre en son âme avec une affection véritablement paternelle. Son cœur
écoutait la voix de la misère qui l'attendrissait, et en même temps il
sollicitait son bras à les soulager.
Que ne ressentons-nous du moins,
ô fidèles, quelque peu de cette tendresse ! Nous n'avons pas en nos mains ce
grand et prodigieux pouvoir pour subvenir aux nécessités de nos pauvres frères;
mais Dieu et la nature ont inséré dans nos âmes je ne sais quel sentiment qui ne
nous permet pas de voir souffrir nos semblables, sans y prendre part, à moins
que de n'être plus hommes. Mes Frères, faisons donc voir aux pauvres que nous
sommes touchés de leurs misères, si nous n'avons pas dépouillé toute sorte
d'humanité (a). Ceux qui ne leur donnent qu'à regret, que pour se
délivrer de leurs importunités, ont-ils jamais pris la peine de considérer (b)
que c'est le Fils de Dieu qui les leur adresse ; que ce serait bien souvent leur
faire une double aumône, que de leur épargner la honte de nous demander ; que
toujours la première aumône doit venir du cœur : je veux dire, fidèles, une
aumône de tendre compassion, c'est un présent qui ne s'épuise jamais; il y en a
dans nos âmes un trésor immense et une source infinie. Et cependant c'est le
seul dont le Fils de Dieu fait état. Quand vous distribuez de l'argent ou du
pain, c'est faire l'aumône au pauvre ; mais quand vous accueillez le pauvre avec
ce sentiment de tendresse, savez-vous ce que vous faites? Vous faites l'aumône à
Dieu : « J'aime mieux, dit-il, la miséricorde que le sacrifice (1). »
1 Matth., IX, 13.
(a) Var. : Au nom de Dieu, faisons voir aux
pauvres que leurs misères nous touchent. — (b) Songent-ils bien que.
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C'est alors que votre charité donne des ailes à cette
matière pesante et terrestre, et par les mains des pauvres dans lesquelles vous
la consignez, elle la fait monter devant Dieu comme une offrande agréable. C'est
alors que vous devenez véritablement semblables au Sauveur Jésus, qui n'a pris
une chair humaine qu'afin de compatir à nos infirmités avec une affection plus
sensible.
Oui certes, il est vrai,
chrétiens : ce qui a fait résoudre le Fils de Dieu à se revêtir d'une chair
semblable à la nôtre, c'est le dessein qu'il a eu de ressentir pour nous une
compassion véritable; et en voici la raison, prise de l'Epitre aux Hébreux, dont
je m'en vais tâcher de vous exposer la doctrine, et rendez-vous s'il vous plaît
attentifs. Si le Fils de Dieu n'avait prétendu autre chose que de s'unir
seulement à quelques-unes de ses créatures, les intelligences célestes se
présentaient, ce semble, à propos dans son voisinage, qui à raison de leur
immortalité et de leurs autres qualités éminentes ont sans doute plus de rapport
avec la nature divine. Mais, certes, il n'avait que faire de chercher dans ses
créatures ni la grandeur ni l'immortalité. Qu'est-ce qu'il y cherchait,
chrétiens? la misère et la compassion. C'est pourquoi, dit excellemment la
savante Epître aux Hébreux : Non angelos apprehendit, sed semen Abrahœ
apprehendit (1) : « Il n'a pas pris la nature angélique, mais il a voulu
prendre (servons-nous des mots de l'auteur), il a voulu appréhender la nature
humaine. » La belle réflexion que fait, à mon avis, sur ces mots le docte saint
Jean Chrysostome (2)! Il a , dit l'Apôtre, appréhendé la nature humaine : elle
s'enfuyait, elle ne voulait point du Sauveur : qu'a-t-il fait? Il a couru après
d'une course précipitée, « sautant les montagnes (3), » c'est-à-dire les ordres
des anges, comme il est écrit aux Cantiques; « Il a couru comme un géant, à
grands pas et démesurés, » passant en un moment du ciel en la terre :
Exultavit ut gigas ad currendam viam (4). Là il a atteint cette fugitive
nature, il l'a saisie, il l'a appréhendée au corps et en l’âme : Semen Abrahœ
apprehendit. Il a eu pour ses frères, c'est-à-dire pour nous autres hommes,
une si grande tendresse, « qu'il a voulu en tout
1 Hebr., II, 16. — 2 In
Epist. ad Hebr., homil. V, n. 1. — 3 Cant.,
II, 8. — 4 Psal. XVIII, 6.
410
point se rendre semblable à eux : » Debuit per omnia
fratribus similari (1). Il a vu que nous étions composés de chair et de sang
: pour cela, il a pris non un corps céleste, comme disaient les marcionites; non
une chair fantastique et un spectre d'homme, comme assuraient les manichéens ;
quoi donc? une chair tout ainsi que nous, un sang qui avait les mêmes qualités
que le nôtre : Quia pueri communicaverunt carni et sanguini, et ipse
similiter participavit iisdem (2), dit le grand Apôtre aux Hébreux ; et
cela pour quelle raison? Ut misericors fîeret (3) : « afin d'être
miséricordieux, » poursuit le même saint Paul.
Et quoi donc ! le Fils de Dieu
dans l'éternité de sa gloire était-il sans miséricorde? Non, certes: mais sa
miséricorde n'était pas accompagnée d'une compassion effective, parce que, comme
vous savez, toute véritable compassion suppose quelque douleur; et partant le
Fils de Dieu, dans le sein du Père éternel, était également incapable de pâtir
et de compatir. Et lorsque l'Ecriture attribue ces sortes d'affections à la
nature divine, vous n'ignorez pas que cette façon de parler ne peut être que
figurée. C'est ce qui a obligé le Sauveur à prendre une nature humaine ; « parce
qu'il voulait ressentir une réelle et véritable pitié: » Ut misericors fieret.
Si donc il voulait être touché pour nous d'une pitié réelle et véritable, il
fallait qu'il prît une nature capable de ces émotions ; ou bien disons
autrement, et toutefois toujours dans les mêmes principes : notre Dieu dans la
grandeur de sa majesté avait pitié de nous comme de ses enfants et de ses
ouvrages ; mais depuis l'incarnation il a commencé à nous plaindre comme ses
frères, comme ses semblables, comme des hommes tels que lui. Depuis ce temps-là
il ne nous a pas plaints seulement comme l'on voit ceux qui sont dans le port
plaindre souvent les autres qu'ils voient agités sur la mer d'une furieuse
tourmente ; mais il nous a plaints comme ceux qui courent le même péril se
plaignent les uns les autres, par une expérience sensible de leurs communes
misères. Enfin, l'oserai-je dire ? il nous a plaints, ce bon frère, comme ses
compagnons de fortune, comme ayant eu à passer par les mêmes misères que nous,
ayant eu ainsi que nous une chair sensible aux
1 Hebr., II, 17. — Ibid.,
14. — 3 Ibid., 17.
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douleurs et un sang capable de s'émouvoir, et une
température de corps sujette comme la nôtre à toutes les incommodités de la vie
et à la nécessité de la mort. C'est pourquoi l'Apôtre se glorifie de la grande
bénignité de notre pontife: « Ah ! nous n'avons pas un pontife, dit-il (1), qui
soit insensible à nos maux: » Non habemus pontificem, qui non possit compati
infirmitatibus nostris : pour quelle raison ? « Parce qu'il a passé par
toute sorte d'épreuves : » Tentatum per omnia.
Vous le savez, chrétiens; parmi
toutes les personnes dont nous plaignons les disgrâces, il n'y en a point pour
lesquelles nous soyons émus d'une compassion plus tendre, que celles que nous
voyons dans les mêmes afflictions (a), dont quelque fâcheuse rencontre
nous a fait éprouver la rigueur. Vous perdez un bon ami ; j'en ai perdu un
autrefois; dans cette rencontre d'afflictions ma douleur et ma compassion s'en
échauffera davantage ; je sais par expérience combien il est sensible de perdre
un ami. Ici je vous annonce une douce consolation, ô pauvres nécessiteux,
malades oppressés, enfin généralement misérables, quels que vous soyez. Jésus
mon pontife n'a épargné à son corps ni les sueurs, ni les fatigues, ni la faim,
ni la soif, ni les infirmités, ni la mort. Il n'a épargné à son esprit ni les
tristesses, ni les injures, ni les ennuis, ni les appréhensions. O Dieu! qu'il
aura d'inclination de nous assister, nous qu'il voit du plus haut des cieux
battus de ces mêmes orages dont il a été autrefois attaqué ! Tentatum per
omnia. Il a tout pris jusqu'aux moindres choses, « tout jusqu'aux plus
grandes infirmités, si vous en exceptez le péché : » Absque peccato (2).
Encore connaît-il bien par sa propre expérience combien est grand le poids du
péché : « Il a daigné porter les nôtres à la croix sur ses épaules innocentes :
» Peccata nostra ipse pertulit in corpore suo super lignum (3). On dirait
« qu'il s'est voulu rendre en quelque sorte semblable (b) aux pécheurs :
» In similitudinem carnis peccati, dit saint Paul (4), afin de déplorer
leur misère avec une plus grande tendresse. De là ces larmes amères, de là ces
1 Hebr., IV, 15. — 2 Ibid.
— 3 I Petr., II, 24. — 4 Rom.,
VIII, 3.
(a) Var. : Affligées des mêmes infortunes.— (b)
Il s'est rendu autant qu'il s'est pu faire semblable.
412
plaintes charitables que nous avons vues aujourd'hui dans
notre évangile.
Et je remarque, ô fidèles, que cette compassion ne l'a pas
seulement accompagné durant le cours de sa vie. Car si l'Apôtre l'a, comme vous
voyez, attachée à sa qualité de pontife, selon sa doctrine tout pontife doit
compatir. Or le Sauveur n'a pas seulement été mon pontife, lorsqu'il s'est
immolé pour mes péchés sur la croix ; « mais à présent il est entré au
sanctuaire par la vertu de son sang; afin de paraître pour nous devant la face
de Dieu (1) » et y exercer un sacerdoce éternel selon l'ordre de Melchisédech.
Il est donc pontife et sacrificateur à jamais ; c'est la doctrine du même
Apôtre. Ce qui a donné la hardiesse à l'admirable Origène de dire ces
affectueuses paroles : « Mon Seigneur Jésus pleure encore mes péchés, il gémit
et soupire pour nous : « Dominus Jesus luget etiam nunc peccata mea, gemit
suspiratque pro nobis (2). Il veut dire que, pour être heureux, il n'en a
pas dépouillé les sentiments d'humanité. Il a encore pitié de nous ; il n'a pas
oublié ses longs travaux, ni toutes les autres épreuves de son laborieux
pèlerinage. Il a compassion de nous voir passer une vie dont il a éprouvé les
misères, qu'il sait être assiégée de tant de diverses calamités. Ce sentiment le
touche dans la félicité de sa gloire, encore qu'il ne le trouble pas. Il agit en
son cœur, bien qu'il n'agite pas son cœur. Si nous avions besoin de larmes, il
en donnerait.
Pour moi, je vous l'avoue,
chrétiens, c'est là mon unique espérance ; c'est là toute ma joie et le seul
appui de mon repos. Autrement dans quel désespoir ne m'abîmerait pas le nombre
infini de mes crimes? Quand je considère le sentier étroit sur lequel Dieu m'a
commandé de marcher, la prodigieuse difficulté qu'il y a de retenir dans un
chemin si glissant, une volonté si volage et si précipitée que la mienne; quand
je jette les yeux sur la profondeur impénétrable du cœur de l'homme, capable de
cacher dans ses replis tortueux tant d'inclinations corrompues dont je n'aurai
nulle connaissance ; enfin quand je vois l'amour-propre faire pour l'ordinaire
la meilleure partie de mes actions, je frémis
1 Hebr., IX, 12, 24. — 2 In
Levit., hom. VII, n. 2.
413.
d'horreur, ô fidèles, qu'il ne se trouve beaucoup de péchés
dans les choses qui me paraissent les plus innocentes. Et quand même je serais
très-juste devant les hommes, ô Dieu éternel, quelle justice humaine ne
disparaîtrait point devant votre face? Et qui serait celui qui pourrait
justifier sa vie, si vous entriez avec lui dans un examen rigoureux ? Si le
saint apôtre saint Paul, après avoir dit avec une si grande assurance « qu'il ne
se sent point coupable en soi-même, ne laisse pas de craindre de n'être pas
justifié devant vous : » Nihil mihi conscius sum, sed non in hoc justificatus
sum (1), que dirai-je, moi misérable? Et quels devront donc être les
troubles de ma conscience? Mais, ô mon aimable Pontife, c'est vous qui répandez
une certaine sérénité dans mon cœur, qui me fait vivre en paix sous l'ombre de
votre protection. Pontife fidèle et compatissant à mes maux, tant que je vous
verrai à la droite de votre Père avec une nature semblable à la mienne, je ne
croirai jamais que le genre humain lui déplaise, et la terreur de sa majesté ne
m'empêchera point d'approcher de l'asile de sa miséricorde. Vous avez voulu être
appelé par le prophète Isaïe, « En homme de douleurs, et qui sait ce que c'est
que l'infirmité : » Virum dolorum et scientem infirmitatem (2). Vous
savez en effet par expérience, vous savez ce que c'est que l'infirmité de ma
chair, et combien elle pèse à l'esprit, et que vous-même en votre passion avez
eu besoin de toute votre constance pour en soutenir la foi-blesse. « L'esprit
est fort, disiez-vous ; mais la chair est infirme (3). » Cela me rend
très-certain que vous aurez pitié de mes maux. Fortifiez mon âme, ô Seigneur,
d'une sainte et salutaire confiance par laquelle me défiant des plaisirs, me
défiant des honneurs de la terre, me défiant de moi-même, je n'appuie mon cœur
que sur votre miséricorde, et établi sur ce roc immobile, je voie briser à mes
pieds les troubles et les tempêtes qui agitent la vie humaine.
Mais, ô Dieu, éloignez de moi
une autre sorte de confiance qui règne parmi les libertins ; confiance aveugle
et téméraire, qui ajoutant l'audace au crime et l'insolence à l'ingratitude, les
enhardit à se révolter contre vous par l'espérance de l'impunité. Loin de nous,
loin de nous, ô fidèles, une si détestable manie ! Car de même que
1 I Cor., IV, 4. — 2 Isa.,
LIII, 3. — 3 Matth., XXVI, 41.
414
la pénitence, en même temps qu'elle amollit la dureté de
nos cœurs, attendrit aussi et amollit par ses larmes le cœur irrité de Jésus,
ainsi notre endurcissement nous rendrait à la fin le cœur du même Jésus endurci
et inexorable. Arrêtons-nous ici, chrétiens ; et sur cette considération,
entrons avec l'aide de Dieu dans notre seconde partie.
SECOND POINT.
Ceux qui sont tant soit peu
versés dans les Ecritures, savent bien qu'une des plus belles promesses que Dieu
ait faites à son Fils, est celle de lui donner l'empire de tout l'univers, et de
faire par ce moyen que tous les hommes soient ses sujets. Or encore que nous
fassions semblant d'être chrétiens, et qu'à nous entendre parler on put croire
que nous tenons ce titre à honneur, si est-ce néanmoins que nous n'épargnons
rien pour empêcher que cet oracle divin ne soit véritable. Et certainement il
s'en faut beaucoup que le Sauveur ne règne sur nous, puisque d'observer sa loi
c'est la moindre de nos pensées. Et toutefois comme il serait très-injuste qu'à
cause de notre malice le Fils de Dieu fût privé d'un honneur qui lui est si bien
dû, lorsque par nos rébellions il semble que nous nous retirions de son empire,
il trouve bien le moyen d'y rentrer par une autre voie. Le Fils de Dieu donc
peut régner en deux façons sur les hommes.
Il y en a sur lesquels il règne
par ses charmes, par les attraits de sa grâce, par l'équité de sa loi, par la
douceur de ses promesses, par la force de ses vérités ; ce sont les justes ses
bien-aimés et c'est ce règne que David prophétise en esprit au psaume XLIV : «
Allez, ô le plus beau des hommes, avec cette grâce et cette beauté qui vous est
si naturelle ; allez-vous-en, dit-il, combattre et régner: » Specie tuâ et
pulchritudine tuà (1). Que cet empire est doux, chrétiens ! et de quel
supplice, de quelle servitude ne seront pas dignes ceux qui refuseront une
domination si juste et si agréable ! Aussi le Fils de Dieu régnera sur eux d'une
autre manière bien étrange, et qui ne leur sera pas supportable. Il y régnera
par la rigueur de ses ordonnances, par l'exécution
1 Psal. XLIV, 5.
415
de sa justice, par l'exercice de sa vengeance. C'est de ce
règne qu'il faut entendre le psaume II, dans lequel Dieu est introduit parlant à
son Fils en ces termes : « Vous les régirez, ô mon Fils, avec un sceptre de fer,
et vous les romprez tout ainsi qu'un vaisseau d'argile: » Reges eos in virgà
ferreâ, et sicut vas figuli confringes eos (1). Donec ponam inimicos
tuos scabellum pedum tuorum (2). Dominus regnavit, exultet terra (3);
Dominus regnavit, irascantur populi (4). Et de ces vérités, nous en avons
un exemple évident dans le peuple juif.
Le Fils de Dieu vient à eux dans
un appareil de douceur, plutôt comme leur compagnon que comme leur maître.
C'était un homme sans faste et sans bruit, le plus paisible qui fût au monde. Il
voulait régner sur eux par sa miséricorde et par ses bienfaits, ainsi que je
vous le disais tout à l'heure. Mais comme il n'y a point de fontaine dont la
course soit si tranquille, à laquelle on ne fasse prendre par la résistance la
rapidité d'un torrent ; de même le Sauveur irrité par tous ces obstacles que les
Juifs aveugles opposent à sa bonté, semble déposer en un moment toute cette
humeur pacifique. C'est ce qu'il leur fit entendre une fois, étant près de
Jérusalem, par une parabole excellente rapportée en saint Luc,
dans laquelle il se dépeint soi-même sous la figure d'un roi (a), qui
s'en étant allé bien loin dans une terre étrangère, apprend que ses sujets se
sont révoltés contre lui ; et pour vous le faire court, voici la sentence qu'il
leur prononce : « Pour mes ennemis, dit-il: (5), qui n'ont pas voulu que je
régnasse sur eux, qu'on me les amène et qu'on les égorge en ma présence : » où,
certes, vous le voyez bien autre que je ne vous le représentais dans ma première
partie. Là il ne pouvait voir un misérable, qu'il n'en eût pitié ; ici il fait
venir ses ennemis et les fait égorger à ses yeux.
En effet, il a exercé sur les
Juifs une punition exemplaire, que vous voyez clairement déduite dans notre
évangile. Et d'autant qu'il m'a semblé inutile de chercher bien loin des raisons
où mon
1 Psal. II, 9. — 2 Psal.,
CIX, 2. — 3 Psal. XCVI, 1. — 4 Psal. XCVIII, 1. — 5 Luc,
XIX, 12 et seq.
(a) Var. : Comme an roi.
416
propre texte me fournit un exemple si visible et si
authentique dans la désolation de Jérusalem, je me suis résolu de me servir des
moyens que le Fils de Dieu lui-même semble m'avoir mis à la main. Je m'en vais
donc employer le reste de cet entretien à vous représenter, si je puis, les
ruines de Jérusalem encore toutes fumantes du feu de la colère divine. Et comme
vous avez reconnu dans notre première partie, qu'il n'y a rien de plus aimable
que les embrassements du Sauveur, j'espère qu'étant étonnés dans le fond de vos
consciences d'un événement si tragique, vous serez contraints d'avouer qu'il n'y
a rien de plus terrible que de tomber en ses mains, quand sa bonté surmontée par
la multitude des crimes, est devenue implacable. Pour cela, je toucherai
seulement les principales circonstances.
Jérusalem, demeure de tant de
rois, qui dans le temps qu'elle fut ruinée était sans difficulté la plus
ancienne ville du monde, et le pouvait disputer en beauté avec celles qui
étaient les plus renommées dans tout l'Orient, pendant deux mille et environ
deux cents ans qui ont mesuré sa durée, a certainement éprouvé beaucoup de
différentes fortunes ; mais nous pouvons toutefois assurer que tandis qu'elle
est demeurée dans l'observance de la loi de Dieu , elle était la plus paisible
et la plus heureuse ville du monde. Mais déjà il y avait longtemps qu'elle se
rendait de plus en plus rebelle à ses volontés, qu'elle souillait ses mains par
le meurtre de ses saints prophètes, et attirait sur sa tête un déluge de sang
innocent qui grossissait tous les jours; jusqu'à tant que ses iniquités étant
montées jusqu'au dernier comble, elles contraignirent enfin la justice divine à
en faire un châtiment exemplaire. Comme donc Dieu avait résolu que cette
vengeance éclatât par tout l'univers , pour servir à tous les peuples et à tous
les âges d'un mémorial éternel, il y voulut employer les premières personnes du
monde, je veux dire les Romains, maîtres de la terre et des mers, Vespasien et
Tite que déjà il avait destinés à l'empire du genre humain ; tant il est vrai
que les plus grands potentats de la terre ne sont après tout autre chose que les
ministres de ses conseils.
Et afin que vous ne croyiez pas
que ce débordement de l'armée romaine dans la Judée soit plutôt arrivé par un
événement
417
fortuit que par un ordre exprès de la Providence divine,
écoutez la menace qu'il en fait à son peuple par la bouche de son serviteur
Moïse; c'est-à-dire six à sept cents ans (a) avant que ni Jérusalem ni
Rome fussent bâties ; elle est couchée au Deutéronome chapitre XXVIII: «
Israël, dit Moïse, si tu résistes jamais aux volontés de ton Dieu, il amènera
sur toi des extrémités de la terre une nation inconnue, dont tu ne pourras
entendre la langue (1), » c'est-à-dire avec laquelle tu n'auras aucune sorte de
commerce : ce sont les propres mots de Moïse. Un mot de réflexion, chrétiens.
Les Mèdes, les Perses, les Syriens, dont nous apprenons par l'histoire que
Jérusalem a subi le joug avant sa dernière ruine, étaient tous peuples de
l'Orient, avec lesquels par conséquent elle pouvait entretenir un commerce assez
ordinaire. Mais pour les Romains , que de vastes mers, que de longs espaces de
terre les en séparaient ! Rome à l'Occident, Jérusalem à son égard jusque dans
les confins de l'Orient; c'est ce qu'on appelle proprement les extrémités de la
terre. Aussi les Romains s'étaient déjà rendus redoutables par tout le monde,
que les Juifs ne les connaissaient encore que par quelques bruits confus de leur
grandeur et de leurs victoires. Mais poursuivons notre prophétie.
« Ce peuple viendra fondre sur
toi tout ainsi qu'une aigle volante : » In similitudinem aquilœ volantis.
Ne vous semble-t-il pas à ces marques reconnaître le symbole de l'empire romain,
qui portait dans ses étendards une aigle aux ailes déployées. Passons outre. «
Une nation audacieuse, continue Moïse (2), » (et y eut-il jamais peuple plus
orgueilleux que les Romains, ni qui eût un plus grand mépris pour tous les
autres peuples du monde, qu'ils considéraient à leur égard comme des esclaves?)
« qui ne respectera point tes vieillards, et n'aura point de pitié de tes
enfants. » Ceci me fait souvenir de cette fatale journée dans laquelle les
soldats romains étant entrés de force dans la ville de Jérusalem, sans faire
aucune distinction de sexe ni d'âge, les enveloppèrent tous dans un massacre
commun. Quoi plus? « Ce peuple, dit Moïse, t'assiégera dans toutes tes places; »
et il paraît par l'histoire qu'il
1 Deuter., XXVIII, 49. — 2 Ibid., 50.
(a) Var. : Plusieurs centaines d'années
avant.
418
n'y en a eu aucune dans la Judée qui n'ait été contrainte
de recevoir garnison romaine et quasi toutes après un long siège. Et enfin « ils
porteront par terre tes hautes et superbes murailles qui te rendaient insolente
: » Destruentur muri tui firmi atque sublimes, in quibus habebas fiduciam
(1). Ne dirait-on pas que le prophète a voulu dépeindre ces belles murailles de
Jérusalem, ces fortifications si régulières, ces remparts si superbement élevés,
«ces tours de si admirable structure, qu'il n'y avait rien do semblable dans
tout l'univers, » selon que le rapporte Josèphe (2)? Et tout cela toutefois fut
tellement renversé, qu'au dire du même Josèphe, historien juif, témoin oculaire
de toutes ces choses et de celles que j'ai à vous dire, « il n'y resta pas aucun
vestige que cette ville eût jamais été (3). »
O redoutable fureur de Dieu, qui
anéantis tout ce que tu frappes ! Mais il fallait accomplir la prophétie de mon
Maître, qui assure dans mon évangile, « qu'il ne demeurerait pas pierre sur
pierre dans l'enceinte d'une si grande ville : » Non relinquent in te lapidem
super lapidem (4). C'est ce que firent les soldats romains en exécution des
ordres de Dieu. Et Tite leur capitaine et le fils de leur empereur, après avoir
mis fin à cette fameuse expédition, resta toute sa vie tellement étonné des
marques de la vengeance divine, qu'il avait si évidemment découvertes dans la
suite de cette guerre, que quand on le congratulait d'une conquête si glorieuse
: « Non, non, disait-il, ce n'est pas moi qui ai dompté les Juifs; je n'ai fait
que prêter mon bras à Dieu, qui était irrité contre eux (5).» Parole que j'ai
d'autant plus soigneusement remarquée , qu'elle a été prononcée par un empereur
infidèle, et qu'elle nous est rapportée par Philostrate, historien profane, dans
la Vie d'Apollonius Tyaneus !
Après cela, chrétiens, nous qui
sommes les enfants de Dieu, comment ne serons-nous point effrayés de ses
jugements, qui étonnent jusqu'à ses ennemis? Mais ce n'est ici que la moindre
partie de ce qu'il prépare à ce peuple; vous allez voir tout à l'heure
1 Deuter., XXVIII, 52. — 2 De bell. Judaic.,
lib. V, cap. IV, n. 3. — 3 De Bell Judaic., lib. VII, cap. I, n. 1. — 4
Luc, XIX, 44. — 5 Philost., Apol. Tyan. Vit., lib. VI, cap. XIV.
419
quelles machines il fait jouer, quand il veut faire sentir
la pesanteur de son bras aux grandes villes et aux nations tout entières ; et
Dieu veuille que nous n'envoyions pas quelque funeste exemple en nos jours !
Non, non, nation déloyale, ce n'est pas assez, pour te punir, de l'armée des
Romains, non que les Romains, je l'avoue, ne soient de beaucoup trop forts pour
toi, et c'est en vain que tu prétends défendre ta liberté contre ces maîtres du
monde. Mais s'ils sont assez puissants pour te surmonter, il faut quelque chose
de plus pour t'affliger ainsi que tu le mérites : que deux ou trois troupes de
Juifs séditieux entrent donc dans Jérusalem, et qu'elle en devienne la proie,
afin que tous ensemble ils deviennent la proie des Romains.
O Dieu, quelle fureur ! l'ennemi
est à leur porte, et je vois dans la ville trois ou quatre factions contraires
qui se déchirent entre elles, qui toutes déchirent le peuple, se faisant entre
elles une guerre ouverte pour l'honneur du commandement ; mais unies toutefois
par la société de crimes et de voleries. Figurez-vous dans Jérusalem plus de
vingt-deux mille hommes de guerre, gens de carnage et de sang, qui s'étaient
aguerris par leurs brigandages; au reste si déterminés qu'on eût dit, rapporte
Josèphe (1), qu'ils se nourrissaient d'incommodités, et que la famine et la
peste leur donnaient de nouvelles forces. Toutefois, Messieurs, ne les
considérez pas comme des soldats destinés contre les Romains : ce sont des
bourreaux que Dieu a armés les uns contre les autres. Chose incroyable, et
néanmoins très-certaine ! à peine retournaient-ils d'un assaut soutenu contre
les Romains, qu'ils se livroient dans leur ville de plus cruelles batailles.
Leurs mains n'étaient pas encore essuyées du sang de leurs ennemis, et ils les
venaient tremper dans celui de leurs citoyens. Tite les pressait si vivement
qu'à peine pouvaient-ils respirer ; et ils se disputaient encore les armes à la
main à qui commanderait dans cette ville réduite aux abois, qu'eux-mêmes avaient
désolée par leurs pilleries, et qui n'était presque plus qu'un champ couvert de
corps morts.
Vous vous étonnez à bon droit de
cet aveuglement dont ils sont encore menacés dans le XXVIIIe chapitre du
Deutéronome :
1 De Bell. Judaic., lib. V, cap. VIII, n. 2; cap.
XII. n. 4; cap. XIII, n. 7.
420
Percutiam vos amentiâ et furore mentis (1) : « Je
vous frapperai de folie et d'aliénation d'esprit. » Mais peut-être vous ne
remarquez pas que Dieu a laissé tomber les mêmes fléaux sur nos têtes. La
France, hélas ! notre commune patrie, agitée depuis si longtemps par une guerre
étrangère, achève de se désoler par ses divisions intestines. Encore parmi les
Juifs, tous les deux partis conspiraient à repousser l'ennemi commun, bien loin
de vouloir se fortifier par son secours ou y entretenir quelqu'intelligence, le
moindre soupçon en était puni de mort sans rémission. Et nous au contraire....
Ah! fidèles, n'achevons pas; épargnons un peu noire honte; songeons plutôt aux
moyens d'apaiser la juste colère de Dieu qui commence à éclater sur nos têtes,
aussi bien la suite de mon récit me rappelle.
Je vous ai fait voir l'ennemi
qui les presse au dehors des murailles, vous voyez la division qui les déchire
au dedans de leur ville; voici un ennemi plus cruel qui va porter une guerre
furieuse au fond des maisons. Cet ennemi dont je veux parler c'est la faim, qui
suivie de ses deux satellites, la rage et le désespoir, va mettre aux mains non
plus les citoyens contre les citoyens, mais le mari contre la femme, et le père
contre les enfants ; et cela pour quelques vieux restes de pain à demi rongés.
Que dis-je, pour du pain?, ils eussent été trop heureux , pour cent ordures qui
sont remarquées dans l'histoire, et que je m'abstiens de nommer par le respect
de cette audience ; jusque-là qu'une femme dénaturée, qui avait un enfant dans
le berceau (ô mères, détournez vos oreilles!) eut bien la rage de le massacrer,
de le faire bouillir et de le manger. Action abominable et qui fait dresser les
cheveux, prédite toutefois dans le chapitre du Deutéronome que j'ai déjà
cité tant de fois. « Je te réduirai à une telle extrémité de famine, que tu
mangeras le fruit de ton ventre : » Comedes fructum uteri tui (2).
Et à la vérité, chrétiens, quand
je fais réflexion sur les diverses calamités qui affligent la vie humaine ;
entre toutes les autres la famine me semble être celle qui représente mieux
l'état d'une âme criminelle et la peine qu'elle mérite. L’âme, aussi bien que le
1 Deut., XXVIII, 28. — 2 Ibid., 53.
421
corps, a sa faim et sa nourriture. Cette nourriture, c'est
la vérité, c'est un bien permanent et solide, c'est une pure et sincère beauté;
et tout cela c'est Dieu même. Comme donc elle se sent piquée d'un certain
appétit qui la rend affamée de quelque bien hors de soi, elle se jette (avec
avidité sur l'objet des choses créées qui se présentent à elle, espérant s'en
rassasier; mais ce sont viandes creuses, qui ne sont pas assez fortes et n'ont
pas assez de corps pour la sustenter. Au contraire la retirant de Dieu, qui est
sa véritable et solide nourriture, ils la jettent insensiblement dans une
extrême nécessité, et dans une famine désespérée. D'où vient que l'enfant
prodigue, si vous y prenez garde, sortant de la maison paternelle, arrive en un
pays où il y a une horrible famine (1) ; et le mauvais riche enseveli dans les
flammes, demande et demandera éternellement une goutte d'eau qui ne lui sera
jamais accordée (2). C'est la véritable punition des damnés, toujours tourmentés
d'une faim et d'une soif si enragée, qu'ils se rongent et se consument eux-mêmes
dans leur désespoir. Que si vous voulez voir une image de l'état où ils sont,
jetez les yeux sur cette nation réprouvée, enclose dans les murailles de
Jérusalem.
Il n'est pas croyable combien il
y avait de monde renfermé dans cette ville. Car outre que Jérusalem était déjà
fort peuplée, tous les Juifs y étaient accourus de tous côtés, afin de célébrer
la Pâque selon leur coutume. Or chacun sait la religion de ce peuple pour toutes
ses cérémonies. Comme donc ils y étaient assemblés des millions entiers, l'armée
romaine survint tout à coup et forma le siège, sans que l'on eût le loisir de
pourvoir à la subsistance d'un si grand peuple. Ici je ne puis que je
n'interrompe mon discours, pour admirer vos conseils, ô éternel Roi des siècles,
qui choisissez si bien le temps de surprendre vos ennemis. Ce n'était pas
seulement les habitants de Jérusalem, c'était tous les Juifs que vous vouliez
châtier. Voilà donc pour ainsi dire toute la nation enfermée dans une même
prison, comme étant déjà par vous condamnée au dernier supplice; et cela dans le
temps de Pâque, la Principale de leurs solennités ; pour accomplir cette fameuse
prophétie, par laquelle vous leur dénonciez « que vous changeriez
1 Luc., XV, 14. — 2 Ibid.,
XVI, 24.
422
leurs fêtes en deuil : » Convertam festivitates vestras
in luctum (1). Certes, vous vous êtes souvenu, ô grand Dieu! que c'était
dans le temps de Pâque que leurs pères avaient osé emprisonner le Sauveur. Vous
leur rendez le change, ô Seigneur ; et dans le même temps de Pâque, vous
emprisonnez dans la capitale de leur pays leurs enfants, imitateurs de leur
opiniâtreté.
En effet qui considérera l'état
de Jérusalem et les travaux dont l'empereur Tite fit environner ses murailles,
il la prendra plutôt pour une prison, que pour une ville. Car encore que son
armée fût de près de soixante mille hommes des meilleurs soldats de la terre, il
ne croyait pas pouvoir tellement tenir les passages fermés, que les Juifs qui
savaient tous les détours des chemins, n'échappassent à travers de son camp,
ainsi que des loups affamés pour chercher de la nourriture. Jugez de l'enceinte
de la ville, que soixante mille hommes ne peuvent assez environner. Que fait-il?
il prend une étrange résolution, et jusqu'alors inconnue : ce fut de tirer tout
autour de Jérusalem une muraille, munie de quantité de forts; et cet ouvrage,
qui d'abord paraissait impossible, fut achevé en trois jours, non sans quelque
vertu plus qu'humaine. Aussi Josèphe remarque « que je ne sais quelle ardeur
céleste saisit tout à coup l'esprit des soldats (2) ; » de sorte qu'entreprenant
ce grand œuvre sous les auspices de Dieu, ils en imitèrent la promptitude.
Voilà, voilà, chrétiens, la
prophétie de mon évangile accomplie de point en point. Te voilà assiégée de tes
ennemis, comme mon Maître te l'a prédit quarante ans auparavant : « O Jérusalem,
te voilà pressée de tous côtés ; ils t'ont mise à l'étroit, ils t'ont environnée
de remparts et de forts (3) : » ce sont les mots de mon texte. Et y a-t-il une
seule parole qui ne semble y avoir été mise pour dépeindre cette
circonvallation, non de lignes, mais de murailles? Depuis ce temps quels
discours pourraient vous dépeindre leur faim enragée, leur fureur et leur
désespoir; et la prodigieuse quantité de morts qui gisaient dans leurs rues sans
espérance de sépulture, exhalant de leurs corps pourris le venin, la peste et la
mort?
1 Amos, VIII,10.— 2 De Bell. Judaic.,lib. V,
cap. XII, n. 2.— 3 Luc, XIX, 43.
423
Cependant, ô aveuglement ! ces
peuples insensés, qui voyaient accomplir à leurs yeux tant d'illustres
prophéties tirées de leurs propres livres, écoutaient encore un tas de devins
qui leur promettaient l'empire du monde. Comme l'endurci Pharaon, qui voyant les
grands prodiges que la main de Dieu opérait par la main de Moïse et d'Aaron ses
ministres, avait encore recours aux illusions de ses enchanteurs (1). Ainsi Dieu
a accoutumé de se venger de ses ennemis. Ils refusent de solides espérances; il
les laisse séduire par mille folles prétentions : ils s'obstinent à ne vouloir
point recevoir ses inspirations ; il leur pervertit le sens, il les abandonne à
leurs conseils furieux ; ils s'endurcissent contre lui ; « le ciel après cela
devient de fer sur leur tête : » Dabo vobis cœlum desuper sicut ferrum
(2); il ne leur envoie plus aucune influence de grâce.
Ce fut cet endurcissement qui
fit opiniâtrer les Juifs contre les Romains, contre la peste, contre la famine,
contre Dieu qui leur faisait la guerre si ouvertement; cet endurcissement,
dis-je, les fit tellement opiniâtres, qu'après tant de désastres il fallut
encore prendre leur ville de force. Ce qui fut le dernier trait de colère que
Dieu lança sur elle. Si on eût composé, à la faveur de la capitulation beaucoup
de Juifs se seraient sauvés. Tite lui-même ne les voyait périr qu'à regret. Or
il fallait à la justice divine un nombre infini de victimes; elle voulait voir
onze cent mille hommes couchés sur la place dans le siège d'une seule ville. Et
après cela encore poursuivant les restes de cette nation déloyale, elle les a
dispersés par toute la terre : pour quelle raison? Comme les magistrats après
avoir fait rouer quelques malfaiteurs, ordonnent que l'on exposera en plusieurs
endroits sur les grands chemins leurs membres écartelés pour faire frayeur aux
autres scélérats : cette comparaison vous fait horreur; tant y a que Dieu s'est
comporté à peu près de même. Après avoir exécuté sur les Juifs l'arrêt de mort
que leurs prophètes leur avaient, il y avait si longtemps, prononcé, il les a
épandus çà et là parmi le monde, portant de toutes parts imprimée sur eux la
marque de sa vengeance.
Peuple monstrueux, qui n'a ni
feu ni lieu; sans pays et de tout
1 Exod., VII et VIII. — 2 Levit., XXVI, 19.
424
pays ; autrefois le plus heureux du monde, maintenant la
faille et la haine de tout le monde; misérable, sans être plaint de qui que ce
soit; devenu dans sa misère par une certaine malédiction la risée des plus
modérés. Ne croyez pas toutefois que ce soit mon intention d'insulter à leur
infortune. Non, à Dieu ne plaise que j'oublie jusqu'à ce point la gravité de
cette chaire! Mais j'ai cru que mon évangile nous ayant présenté cet exemple, le
Fils de Dieu nous invitait à y faire quelque réflexion : donnez-moi un moment de
loisir pour nous appliquer à nous-mêmes celles que nous avons déjà faites, qui
sont peut-être trop générales.
Chrétiens, quels que vous soyez,
en vérité quels sentiments produit dans vos âmes une si étrange révolution? Je
pense que vous voyez bien par des circonstances si remarquables et par le
rapport de tant de prophéties ; et il y en a une infinité d'autres qui ne
peuvent pas être expliquées dans un seul discours; vous voyez bien, dis-je, que
la main de Dieu éclate dans cet ouvrage. Au reste, ce n'est point ici une
histoire qui se soit passée dans quelque coin inconnu de la terre, ou qui soit
venue à nous par quelques bruits incertains. Cela s'est fait à la face du monde.
Josèphe, historien juif, témoin oculaire , également estimé et des nôtres et de
ceux de sa nation, nous l'a raconté tout au long ; et il me semble que cet
accident est assez considérable pour mériter que vous y pensiez.
Vous croirez peut-être que la
chose est trop éloignée de notre âge pour nous émouvoir ; mais certes ce nous
serait une trop folle pensée de ne craindre pas, parce que nous ne voyons pas
toujours à nos yeux quelqu'un frappé de la foudre. Vous devriez considérer que
Dieu ne se venge pas moins, encore que souvent il ne veuille pas que sa main
paroisse. Quand il fait éclater sa vengeance, ce n'est pas pour la faire plus
grande ; c'est pour la rendre exemplaire : et un exemple de cette sorte, si
public , si indubitable , doit servir de mémorial es siècles des siècles. Car
enfin si Dieu en ce temps-là haïssait le péché, il n'a pas commencé à lui plaire
depuis, outre que nous serions bien insensés d'oublier la tempête qui a submergé
les Juifs, puisque nous voyons à nos yeux des restes de leur naufrage que Dieu a
jetés pour ainsi dire
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à nos portes; et ce n'est pas pour autre raison que Dieu
conserve les Juifs, c'est afin de faire durer l'exemple de sa vengeance. Enfin
il est bien étrange que nous aimions mieux nous-mêmes peut-être servir
d'exemple, que de faire profit de celui des autres. Quand nous ne verrions dans
le peuple juif qu'une grande nation qui est tout à coup renversée, ce serait
assez pour nous faire craindre la même punition, particulièrement en ces temps
de guerre où sa justice nous poursuit et nous presse si fort. Mais si nous
considérons que c'est le peuple juif, autrefois le peuple de Dieu, auquel nous
avons succédé, qui est la figure de tout ce qui doit nous arriver, selon que
l'enseigne l'Apôtre (1), nous trouverons que cet exemple nous touche bien plus
près que nous ne pensons, puisqu'étant l'Israël de Dieu et les vrais enfants de
la race d'Abraham , nous devons hériter aussi bien des menaces que des promesses
qui leur sont faites.
Mais il faut, ô pécheur, il faut
que j'entre avec toi dans une discussion plus exacte ; il faut que j'examine si
tu es beaucoup moins coupable que ne le sont les Juifs. Tu me dis qu'ils n'ont
pas connu le Sauveur : et toi, penses-tu le connaître? Je te dis en un mot avec
l'apôtre saint Jean, « que qui pèche ne le connaît pas, et ne sait qui il est :
» Qui peccat, non vidit eum, nec cognovit eum (2). Tu l'appelles ton
Maître et ton Seigneur ; oui de bouche : tu te moques de lui ; il faudrait le
dire du cœur. Et comment est-ce que le cœur parle? Parles œuvres : voilà le
langage du cœur, voilà ce qui fait connaître les intentions. Au reste ce cœur,
tu n'as garde de le lui donner ; tu ne le peux pas : tu dis toi-même qu'il est
engagé ailleurs dans des liens que tu appelles bien doux. Insensé ! qui trouves
doux ce qui te sépare de Dieu ! et après cela, tu penses connaître son Fils.
Non, non, tu ne le connais pas : seulement tu en sais assez pour être damné
davantage, comme les Juifs dont les rébellions ont été punies plus
rigoureusement que celles des autres peuples, parce qu'ils avaient reçu des
connaissances plus particulières.
Mais, direz-vous, les Juifs ont
crucifié le Sauveur. Et ignorez-vous, ô pécheurs, que vous foulez aux pieds le
sang de son testament,
1 I Cor., X, 6, 11. — 2 I
Joan., III, 6.
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que vous faites pis que de le crucifier ; que s'il était
capable de souffrir, un seul péché mortel lui causerait plus de douleur que tous
ses supplices? Ce n'est point ici une vaine exagération; il faut brûler toutes
les Ecritures, si cela n'est vrai. Elles nous apprennent qu'il a voulu être
crucifié, pour anéantir le péché : par conséquent il n'y a point de doute qu'il
ne lui soit plus insupportable que sa propre croix. Mais je vois bien qu'il faut
vous dire quelque chose de plus ; je m'en vais avancer une parole bien hardie,
et qui n'en est pas moins véritable. Le plus grand crime des Juifs n'est pas
d'avoir fait mourir le Sauveur. Cela vous étonne? Je le prévoyais bien, mais je
ne m'en dédis pourtant pas ; au contraire , je prétends bien vous le faire
avouer à vous-mêmes : et comment cela? Parce que Dieu depuis la mort de son Fils
les a laissés encore quarante ans sans les punir. Tertullien remarque très-bien
« que ce temps leur était donné pour en faire pénitence (1) : » il avait donc
dessein de la leur pardonner. Par conséquent quand il a usé d'une punition si
soudaine, il y a eu quelque autre crime qu'il ne pouvait plus supporter, qui lui
était plus insupportable que le meurtre de son propre Fils. Quel est ce crime si
noir, si abominable? C'est l'endurcissement, c'est l'impénitence. S'ils eussent
fait pénitence, ils auraient trouvé dans le sang qu'ils avaient violemment
répandu, la rémission du crime de l'avoir épanché.
Tremblez donc, pécheurs
endurcis, qui avalez l'iniquité comme l'eau, dont l'endurcissement a presque
étouffé les remords de la conscience, qui depuis des années n'avez point de
honte de croupir dans les mêmes ordures, et de charger des mêmes péchés les
oreilles des confesseurs. Car enfin ne vous persuadez pas que Dieu vous laisse
rebeller contre lui des siècles entiers. Sa miséricorde est infinie; mais ses
effets ont leurs limites prescrites par sa sagesse. Elle qui a compté les
étoiles, qui a borné cet univers dans une rondeur finie, qui a prescrit des
bornes aux flots de la mer, a marqué la hauteur jusqu'où elle a résolu de
laisser monter tes iniquités. Peut-être t'attendra-t-il encore quelque temps :
peut-être; mais, ô Dieu, qui le peut savoir? C'est un secret qui est caché dans
1 Lib. III cont. Marc, n. 23.
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l'abîme de votre providence. Mais enfin tô! ou tard ou tu
mettras fin à tes crimes par la pénitence, ou Dieu l'y mettra par la justice de
sa vengeance. Tu ne perds rien pour différer. Les hommes se hâtent d'exécuter
leurs desseins, parce qu'ils ont peur de laisser échapper les occasions, qui ne
consistent qu'en certains moments dont la fuite est si précipitée; Dieu tout au
contraire, il sait que rien ne lui échappe, qu'il te fera bien payer l'intérêt
de ce qu'il t'a si longtemps attendu.
Que s'il commence une fois à
appuyer sa main sur nous, ô Dieu! que deviendrons-nous? Quel antre assez
ténébreux, quel abîme assez profond nous pourra soustraire à sa fureur? Son bras
tout-puissant ne cessera de nous poursuivre, de nous abattre, de nous désoler;
il ne restera plus en nous pierre sur pierre; tout ira en désordre, en
confusion, en une décadence éternelle. Je vous laisse dans cette pensée. J'ai
taché de vous faire voir, selon que Dieu me l'a inspiré, d'un côté la
miséricorde qui vous invite, d'autre part la justice qui vous effraie; c'est à
vous à choisir, chrétiens : et encore que je sois assuré de vous avoir fait voir
de quel côté il faut se porter, il y a grand danger que vous ne preniez le pire.
Tel est l'aveuglement de notre nature; mais Dieu par sa grâce vous veuille
donner et à moi de meilleurs conseils.
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