Le commentaire de
la ‘Physique’ d’Aristote
par saint Thomas d’Aquin
Introduction, traduction et notes
Yvan Pelletier
Professeur retraité, Faculté de philosophie de
l’Université Laval
©Society
for Aristotelian-Thomistic Studies Société d’études aristotélico-thomistes
Dépôt légal – Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa
Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, 2018
Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin
Introduction par Yvan Pelletier
I. La mobilité : les
principes de l’être mobile
A. Ébullition des premières
opinions
·
De l’être et du non-être : contradiction!!!
·
Un substrat : pour changer, il faut rester le même!!!
B. Trois principes
internes : sujet, forme et privation
c) Vérité finale : matière, forme et privation
b) Réalité créée, non engendrée
II. La nature : les
principes de la méthode
a) Principe interne actif ou principe passif
III. Les causes
naturelles : les principes de la méthode
B. Causes obscures : Hasard et
Chance
a) Priorité de la nécessité issue de la fin
c) Misconception de la nécessité
I. Changement : perfection
de l’être mobile
b) Que de l’infini en puissance, de division comme de
composition
A. Les espèces par soi du
changement
C. Simultanéité et contiguïté
du moteur et du changement
D. Comparaisons entre
mouvements
E. Un premier moteur éternel,
immobile et immatériel
Commentaire de la
‘Physique’ d’Aristote et son commentaire par Thomas d’Aquin
Livre I - Les principes de la mobilité
Chapitre I - [Ordre naturel
d’apprentissage] -
Chapitre 2 - [Nombre des
principes – Opinions]
Chapitre 2 - [Nombre des
principes – Critique des opinions]
Chapitre 2 - [Nombre des
principes – Critique des opinions]
Chapitre 3 - [Critique de
Mélissos]
Chapitre 3 - [Critique de
Parménide]
Chapitre 3 - [Rejet de
demi-critiques]
Chapitre 4 - [Critique des
naturalistes]
Chapitre 4 - [Critique
d’Anaxagore]
Chapitre 5 - [Les Anciens ont
posé les contraires en principes]
Chapitre 6 - [Seulement trois
principes]
Chapitre 7 - [Les contraires et
la matière]
Chapitre 7 - [Principes
naturels : contraires et sujet]
Chapitre 8 - [Ignorance de la
matière]
Chapitre 9 - [Ignorance de la
privation]
Livre II - Les principes de la science de la nature
Chapitre 1 - [Attribution de la
nature]
Chapitre 2 - [Différence avec
la mathématique]
Chapitre 2 - [Extension de la
science naturelle]
Chapitre 3 - [Modalités des
causes]
Chapitre 4 - [Opinions sur le
hasard et la chance]
Chapitre 5 - [Définition du
hasard]
Chapitre 5 - [Portée des
opinions et maximes concernant le hasard]
Chapitre 6 - [Hasard,
chance : différence, causalité]
Chapitre 7 - [La démonstration
naturelle recourt aux quatre causes]
Chapitre 8 - [Le problème de la
finalité naturelle]
Chapitre 8 - [Démonstration de
la finalité naturelle]
Chapitre 8 - [Réfutation des
motifs de nier la finalité]
Chapitre 9 - [Nécessité
naturelle]
Livre III - Mouvement et infini
Chapitre 1 - [Division de
l’être]
Chapitre 1 - [Définition du
changement]
Chapitre 1 - [Confirmation de
la définition]
Chapitre 2 - [Confirmation de
la définition]
Chapitre 2 - [Le changement,
acte du mobile]
Chapitre 3 - [Un acte unique
pour le moteur et le mobile]
Chapitre 3 - [Le changement,
acte du moteur dans le mobile]
Chapitre 4 - [L’infini :
les Anciens]
Chapitre 4 - [Pour ou contre
l’infini]
Chapitre 5 - [Pas d’infini en
acte]
Chapitre 5 - [Pas d’infini
naturel]
Chapitre 5 - [Pas d’infini
naturel : démonstration générale]
Chapitre 5 - [Aucun corps n’est
infini en acte]
Chapitre 6 - [L’infini existe,
mais seulement en puissance]
Chapitre 6 - [Définition de
l’infini]
Chapitre 7 - [Addition et
division à l’infini et leurs limites]
Chapitre 8 - [Répliques aux
preuves de l’existence de l’infini]
Livre IV - Lieu, vide et temps
Chapitre 1 - [Importance et
difficulté de l’étude du lieu]
Chapitre 1 - [Inexistence
apparente du lieu]
Chapitre 2 - [Le lieu, ni forme
ni matière]
Chapitre 3 - [Prérequis à la
définition du lieu]
Chapitre 4 - [Essence et
définition du lieu]
Chapitre 4 - [Recherche de la
définition du lieu]
Chapitre 5 - - Fécondité de la
définition
Chapitre 6 - [Le vide —
Opinions]
Chapitre 7 - [Opinions et leur
réfutation dialectique]
Chapitre 8 - [Pas de vide
séparé : à partir du mouvement]
Chapitre 8 - [Pas de vide
séparé : à partir de la vitesse]
Chapitre 8 - [Pas de vide
séparé : à partir du vide même]
Chapitre 9 - [Pas de vide
intérieur]
Chapitre 10 - [Le temps —
discussion de son existence]
Chapitre 10 - [Le temps :
discussion de sa nature]
Chapitre 11 - [Discussion de la
nature du temps]
Chapitre 11 - [Définition du
temps]
Chapitre 11 - [Définition du
temps]
Chapitre 12 - [Particularités
du temps]
Chapitre 12 - [Être en un
temps]
Chapitre 13 - [Significations
de l’instant]
Chapitre 13 - [Le temps
corrompt]
Chapitre 14 - [Tout changement
s’effectue en un temps]
Chapitre 14 - [Solution de
difficultés]
Livre V - Espèces du changement
Chapitre 1 - [Changements par
soi et par accident]
Chapitre 1 - [Division du
changement]
Chapitre 1 - [Espèces du
mouvement]
Chapitre 2 - [Objets inaptes au
mouvement]
Chapitre 2 - [Objets du
mouvement]
Chapitre 3 - [Degrés de
proximité]
Chapitre 4 - [L’unité du
mouvement]
Chapitre 4 - [Unité par
continuité, perfection et régularité]
Chapitre 5 - [Changements et
mouvements contraires]
Chapitre 6 - [Repos contraires]
Chapitre 6 - [Opposition du
repos au mouvement]
Livre VI - Lieu, vide et temps
Chapitre 1 - [La grandeur
continue, sans éléments indivisibles]
Chapitre 1 - [Changement et
grandeur, sans parties indivisibles]
Chapitre 1 - Le temps ne se
compose pas d’éléments indivisibles
Chapitre 2 - Temps et grandeur,
pareillement infinis ou finis
Chapitre 3 - Prérequis à la
division du mouvement
Chapitre 4 - Prérequis à la division
du mouvement
Chapitre 4 - [Division du
mouvement]
Chapitre 5 - [Le temps premier
du changement]
Chapitre 6 - [Changer et avoir
changé se présupposent]
Chapitre 7 - [Fini et infini,
pareils en tout aspect du changement]
Chapitre 8 - [Pour l’arrêt et
le repos, pas de première partie]
Chapitre 9 - [Répliques aux
apories de Zénon]
Chapitre 10 - [Immobilité de
l’indivisible]
Chapitre 10 - [Aucun changement
infini]
Livre VII - Premier moteur et premier mobile
Chapitre 1 - [Pas de changement
sans moteur]
Chapitre 1 - [Existence d’un
premier moteur]
Chapitre 2 -
[Déplacement : rien entre moteur et mobile]
Chapitre 2 - [Altération,
croissance : rien entre moteur et mobile]
Chapitre 3 - [L’altération se
rapporte à des qualités sensibles]
Chapitre 3 - [Pas d’altération
pour les habitus de l’âme]
Chapitre 4 - [Conditions
générales de comparabilité]
Chapitre 4 - [Comparaison de
comparabilité entre changements]
Chapitre 5 - [Comparaisons des
changements]
Livre VIII - Éternité et immobilité du premier moteur
Chapitre 1 - [Éternité du
changement – opinions]
Chapitre 1 - [Éternité du
changement]
Chapitre 1 - [Anaxagore et
Empédocle]
Chapitre 2 - [Solution aux
objections]
Chapitre 3 - [Options de
répartition du changement et du repos]
Chapitre 3 - [Alternance
changement et repos chez les mêmes êtres]
Chapitre 4 - [Tout mobile doit
son changement à un moteur]
Chapitre 4 - [Tout mobile a
besoin d’un moteur]
Chapitre 5 - [Nécessité d’un
premier moteur]
Chapitre 5 - [Divisibilité du
mobile automoteur]
Chapitre 5 - [Partie qui impose
vs partie qui subit le changement]
Chapitre 6 - [Éternité du
premier moteur – Preuve par les automoteurs]
Chapitre 6 - [Éternité du 1er
moteur – Preuve par les principes moteurs]
Chapitre 7 - [Identité du
premier changement]
Chapitre 7 - [Primauté du
déplacement circulaire]
Chapitre 8 - [Déplacement
droit, non continu – Arguments propres]
Chapitre 8 - [Solution
d’objections]
Chapitre 8 - [Déplacement
droit, non continu – Arguments rationnels]
Chapitre 8 - [Déplacement
circulaire, continu – arguments propres]
Chapitre 9 - [Primauté du
déplacement circulaire – arguments propres]
Chapitre 9 - [Continuité,
primauté du déplacement circulaire – arg. rationnels]
Chapitre 10 - [Démontrer
l’unité du premier moteur, prérequis]
Chapitre 10 - [Discontinuité de
la projection] -
Chapitre 10 - [L’unicité du
premier moteur]
En rendant disponible cette traduction de la Physique
et de son plus précieux commentaire, je tiens à exprimer ma gratitude envers les
maîtres qui m’ont habilité à y comprendre quelque chose, et à saisir d’abord à
quel point Aristote et Thomas d’Aquin restent encore aujourd’hui les maîtres
par excellence les plus capables de former l’intelligence philosophique. Je
nommerai en particulier Mgr Maurice Dionne, à qui je dois tant
d’éclairages sur la mentalité de l’Organon, et M. Warren
Murray, à qui je suis redevable plus spécialement pour l’intelligence de la
philosophie de la nature. Plusieurs collègues, étudiants et amis ont eu la
patience de lire et discuter avec moi les textes d’Aristote et de saint Thomas,
puis de m’assister sans relâche de leurs commentaires, interprétations,
corrections ou objections ; je citerai plus spécialement Mme Laurence
Godin-Tremblay et MM. Louis Brunet, Louis Ouellet, Christian Renauld et Emmanuel
Vachon.
Je dois enfin une reconnaissance énorme à ma fille Maryse
pour les travaux graphiques et informatiques requis pour cette édition.
Yvan Pelletier, le 26
mai 2018
Voici une nouvelle traduction de la Physique
d’Aristote et de son commentaire par saint Thomas d’Aquin. Nouvelle de bien des
façons. On n’y trouvera toutefois aucune innovation sur le plan de l’établissement
critique des textes d’Aristote et de saint Thomas. J’adopte comme source les
textes de la Physique rigoureusement établis par W. D. Ross[1] et par Henri Carteron[2] pour leurs propres
traductions, et la version Marietti du commentaire de saint Thomas ainsi que de
la traduction latine de la Physique sur laquelle il se fonde, en les
confrontant avec les versions correspondantes de l’édition Léonine.
La nouveauté, ici, ne portera pas sur
l’érudition ; elle consistera à lire la Physique et son commentaire
comme issus de maîtres à penser toujours valides. L’investigation de la nature
des derniers siècles, spécialement en ses découvertes accélérées du siècle
dernier, porte à écarter comme périmée la pensée d’Aristote et de saint Thomas.
Les adeptes de la science expérimentale, et même les philosophes, n’y voient
plus, pour ce qui est de comprendre la nature, qu’une tentative admirable, mais
dépassée, quand ils ne l’excluent pas comme une entrave ou un facteur de
confusion et de retard. Presque jamais ils ne la fréquentent plus directement
qu’à travers des siècles de ouï-dire.
Les érudits, pour
leur part, dissocient volontiers les pensées des deux maîtres comme tout à fait
distinctes et fustigent la naïveté de qui prend encore l’explication de saint
Thomas comme une aide légitime pour approfondir la lettre aristotélicienne.
Un tout autre esprit anime la lecture
présente. Non pas, certes, que l’organisation du monde décrite par Aristote
tienne encore en ses détails concrets devant l’énorme volume d’observations
précises accumulées ces derniers siècles, du côté de l’infiniment grand comme
de l’infiniment petit. Il n’est pas question ici de soutenir contre toute
évidence l’articulation des sphères célestes ou l’analyse ancienne du corps
vivant. Mais malgré ce pan de considérations de détail caduques, l’essentiel de
la Physique, j’en reste convaincu, offre une base solide, vraie, plus
précieuse même, pour la compréhension d’ensemble de l’univers naturel, que
les théories les plus récentes de la science expérimentale. Il se trouve plus
de vérité dans les considérations générales d’Aristote sur le mouvement et ses
principes et ses causes, sur l’infini, le lieu et le temps, sur l’espace et le
vide, que dans les théories les plus récentes de notre science expérimentale.
De plus, les considérations de détail d’Aristote, même erronées, facilitent
souvent plus l’illustration et l’assimilation de ces notions que le chaos des
observations récentes, plus exactes, mais régulièrement entachées d’éléments
d’explication fantaisistes.
Qui se limite à ces dernières, malgré
leur détail mécanique de plus en plus précis, se retrouve inévitablement avec
un univers absurde et irrationnel, relatif et accidentel.
Le premier service que rend Aristote
réside dans sa perspective spéculative. Il n’y a rien d’automatique, en
scrutant la nature, à nourrir comme intention fondamentale celle de la
connaître. Notre volonté attend bien plus spontanément de cette investigation
la solution de problèmes de la vie concrète. Presque tous, même parmi ceux qui
paraissent les plus motivés à comprendre, ne justifient l’effort de connaître
la nature qu’en fonction d’une maîtrise augmentée sur elle, et de l’aide
apportée à une vie plus commode. Pareille visée pratique est lourde de conséquences.
En son premier effet, elle détache de la vérité. Exiger la vérité, en effet, la
vérité exacte, s’avère très encombrant dans la perspective pratique ; qui
attend pour agir de connaître la vérité exacte et certaine risque fort de ne
jamais passer à l’action. L’efficacité pratique se sent beaucoup plus à l’aise
dans l’approximation et méprise l’attachement fidèle à la vérité comme une
espèce de mesquinerie intellectuelle.
Donner ‘la pierre lancée en l’air’, ‘le
navire’, ‘le chariot’ comme des mouvements naturels, voir le repos comme ‘son
cas le plus simple’[3], ou la droite comme
‘le cas extrême de la courbe’[4], par exemple, et
constituer le cercle de carrés infiniment petits, définir le lieu comme un
espace indifféremment vide ou occupé, traiter le temps comme une quatrième
dimension homogène avec celles de l’espace, supprimer la fin et le bien de
l’explication du mouvement et enraciner celle-ci toute entière dans le dogme
d’une gravitation universelle, attribuer l’apparition et l’évolution des
espèces vivantes à une ‘sélection naturelle’, voilà, entre bien d’autres, des
approximations en soi absurdes, mais qui séduisent l’esprit ‘scientifique’, au
vu de leur fécondité pratique. D’abord données comme hypothèses de travail
plutôt choquantes, ces approximations font bientôt oublier à l’esprit en quête
d’efficacité leur inexactitude, leur saveur fictive, et finissent par tenir
lieu de vérités temporaires, leur familiarité comptant comme évidence, en
attendant que les remplacent des fictions encore plus étonnantes, mais plus
utiles.
La Physique d’Aristote
constitue la douche indispensable pour dégriser cet esprit pratique et lui
redonner le sens et le goût de la vérité, le ramener à préférer les causes
véritables dont dépend le monde réel aux moyens inventés qui promettent d’en
construire un meilleur.
Pour lui donner toutes les chances de
produire cet effet, je la livre traduite en une langue où se laisse reconnaître
sa vérité. Autant que possible, j’ai préféré, aux formules et au vocabulaire
auxquels on s’est habitué, calqués sur le latin ou le grec, les mots les plus
simples et les plus concrets du vocabulaire français. Cela dans l’idée de
rendre accessible l’enseignement aristotélicien, plutôt que de le réserver à
qui pense déjà le maîtriser du fait d’avoir développé une certaine facilité à
manipuler les termes techniques dont on a pris l’habitude de le revêtir.
C’est-à-dire, je
traduis, au lieu de translittérer ; j’allège, j’évite les répétitions, les
pléonasmes, les formules pesantes (longues introductions et divisions
répétitives), j’économise les subordonnées, auxquelles je préfère des adverbes
ou des incises ; autant que la clarté le permet, je substitue des pronoms aux
noms répétés ; je mets les références (‘sicut dictum est…’, ‘sicut probatum
est…’, etc.) en bas de page ; je supprime les mots de transition que la
ponctuation rend inutiles (‘autem’, ‘quidem’, ‘scilicet’, ‘ut’, ‘idest’, etc.).
Enfin, j’use des verbes les plus vivants et précis possible, pour éviter la
monotonie des ‘être’ et des ‘avoir’.
La Physique
constitue l’entrée en philosophie de la nature, le cœur, le tronc, le normal de
l’activité philosophique. Tout le reste de la philosophie y prépare, comme la
logique ; ou la développe, comme les traités qui suivent la physique ; ou la
prolongent, comme la sagesse proprement dite, qui étend à l’être comme tel et à
l’être par excellence les découvertes faites à l’occasion de l’être naturel ;
ou enfin l’applique à la direction de la vie humaine, comme l’éthique et la
politique.
La nature nous paraît
très familière, du fait que les sciences expérimentales nous ont abreuvés
depuis notre enfance des découvertes accélérées des derniers siècles. Nous
croyons bien connaître la nature à cause des progrès de la technologie, qui
nous donne l’impression de la maîtriser et de la mettre à notre service pour
faire ce que nous voulons et aller
jusqu’à l’infini et plus loin encore…
Mais qu’est-ce que la nature? Qu’est-ce
qu’une chose naturelle? Quels sont les éléments essentiels de son essence? De
quoi faut-il parler pour bien faire connaître la nature? Nous nommons spontanément
les choses comme nous les connaissons ; un nom bien choisi devrait donc garder
en lui trace de ce qu’on connaissait de la chose au moment de la nommer,
devrait informer sur le chemin emprunté pour venir à la connaître, et
faciliter ce chemin pour qui vient ensuite.
Le mot ‘nature’ a cette compétence. Ou
l’avait, avant qu’on oublie ses premiers sens, en passant du latin aux langues
récentes. Il faisait état de la première observation qui s’offre à qui a
le loisir de regarder ce qui l’entoure sans la préoccupation de survivre, d’y
trouver aliment et protection : il s’y passe quelque chose, on y naît
et grandit, on y change. ‘Natura’ a jadis signifié
‘naissance’, marquant le premier émerveillement que provoquent les êtres de
notre univers : ils ont de spécial qu’ils doivent d’abord naître ou, plus
généralement, commencer à exister. Que voilà une façon étrange d’exister,
presque contradictoire, qui étonne forcément, si on n’en est pas empêché par
la familiarité due à l’abondance, à l’exclusivité, de pareils êtres offerts à
notre observation. Voilà un être… qui n’est pas! Qui a besoin de génération
pour être! Un être qui même engendré n’est pas encore tout à fait
lui-même : il a besoin de croître, et de s’altérer, pour compléter son
essence! et souvent il n’en trouve pas la matière où il est, il lui faut aller
chercher ailleurs de quoi se maintenir, grandir, se qualifier! Un être
précaire, sans cesse menacé de retourner au néant, de mourir, de se corrompre!
Qui y résiste autant qu’il peut, remplaçant au fur et à mesure ses parties
corrompues, mais qui finit par ne plus y arriver, par vieillir et disparaître.
Parménide a bien pu se scandaliser de
cet être si faible et si contingent, apparemment dédaigneux de la première
exigence de l’être : ne pas se compromettre avec le non-être. Parménide
l’a boudé, nié, malgré l’évidence sensible. Héraclite, par contre, l’a exalté à
l’absurde. Aristote s’en est étonné et s’est appliqué à en déchiffrer le
mystère. C’est cet effort qu’on accompagne dans la Physique. Le
Philosophe y investigue d’abord les racines de la mobilité, identifie
ce qu’on doit trouver au début du changement, ce qui rend possible, pour un
être qui n’est pas lui-même, de le devenir. C’est l’objet du premier livre.
Il décrit ensuite le type d’essence, la
manière d’être caractéristique de pareil être en besoin de changer : il
s’agira d’une nature, comportant aptitude et inclination à changer,
et dépendant d’une certaine variété de causes pour le faire. Deuxième livre.
À la suite de ces prémices, Aristote
entre au cœur du mystère naturel : il définit le mouvement,
objet de l’essence naturelle. Troisième livre. Puis il en examine les concomitances
et les conséquences : l’être mobile atteint son acte quelque part
et ce changement lui demande du temps. Quatrième et cinquième livres.
Enfin, il occupera le reste de son traité à chercher le premier commencement de
cet être mobile et de son mouvement, ainsi que la source de son unité :
comment se fait-il que tant de changement tienne dans un seul univers où tout
soit en interrelation, se passe dans le même temps, concoure au même bien? Il
en trouvera la réponse dans la dépendance d’un premier moteur et d’un premier
mobile.
Quoi qu’en pense Einstein, qui ne fait
remonter la lecture des premières pages du grand livre de la nature qu’à
Galilée, il y a dans ces considérations de la Physique le véritable
code de lecture indispensable à toute explication des phénomènes naturels. Qui
s’en dispense, je le disais plus haut, se condamne à ne trouver que des miettes
de cohérence dans un univers absurde et incohérent dans son ensemble, sans
cesse à réviser et à réexpliquer à partir de nouvelles hypothèses, imaginées
sur des bases de plus en plus invraisemblables et contradictoires.
Tout effort spéculatif se porte vers
l’être et s’efforce d’en élaborer une représentation conforme. La première et
plus commune observation faite sur ce qui existe, commune à tous les êtres qui
nous entourent, c’est leur changement : tous ces êtres bougent,
grandissent et diminuent, arrivent et partent, s’améliorent et se détériorent.
À tel point que cela nous paraît d’abord la façon normale d’exister,
indissociable de l’être. Mais de premiers étonnements surgissent, quand rien ne
nous menace ni n’exige de solution immédiate : Comment cela se fait-il? Par
quoi cela commence-t-il? Qu’y a-t-il à la racine du changement, pour le rendre
possible?
À la racine on aura quelque
chose ; car le néant ne change pas, ni ne peut changer. Ce quelque chose
existera déjà, car autrement il ne pourrait changer. Mais ce qui existe déjà
n’a pas besoin de changer, ne le peut pas non plus : on ne peut devenir ce
qu’on est déjà. Notre quelque chose n’existera donc pas encore, pour devenir ce
qu’il doit être. Et voilà qui complète un cercle sans issue apparente, car on
disait justement que ce qui n’existe pas ne se prête absolument pas à
changer : qu’est-ce qui pourrait changer ou faire quoi que ce soit,
n’étant encore rien?
Voilà ce qui a mis Parménide en crise,
le poussant à accuser le changement d’absurdité, d’impossibilité. Changer
implique de devenir différent. Mais ce qui est deviendra différent de quoi?
De l’être? Par une différence qui soit autre chose, donc qui ne soit pas? Toute
possibilité de différence ne se trouve-t-elle pas ainsi niée? Conclusion
inéluctable, semble-t-il : n’existe que l’Être, Un, Immobile, Éternel.
Admettre du mouvement, du changement, c’est s’engager sur une voie d’illusion.
— Le problème de fond de Parménide, de fait, réside dans l’orgueil de
l’intelligence : au lieu de confesser qu’on ne comprend pas, on accuse
la réalité, ou les sens qui nous renseignent sur elle, on s’entête à nier
l’évidence de l’expérience, on maintient que seule la rationalité, sa cohérence
personnelle peut avoir raison.
D’autres n’ont pas sombré dans pareille
bouderie et ont dévoilé peu à peu les clés du mystère. D’abord un
paradoxe : pour changer, il faut rester pareil! Voici Jean ; ce n’est pas
Paolo. On passe de l’un à l’autre, on a affaire à deux êtres distincts. Mais
pas à un changement, parce que Paolo ne garde rien de Jean. Pour assister à un
changement, on a besoin que quelque chose, présent au début, le soit aussi à
la fin et donne entretemps support à la différence qui se développe. Il faut
que tout soit la même chose, mais prenne des allures différentes de moment en
moment. Mais quel sujet joue ce rôle universel? Les premiers philosophes y vont
de leurs suggestions, de plus en plus subtiles, pour accommoder la diversité
des changements naturels. Thalès suggère l’eau ; Anaximène préfère l’air, plus
subtil ; Héraclite le feu, plus actif ; Anaximandre s’approche encore plus de
la vérité en soutenant que pareil sujet ne peut avoir de forme définie.
D’autres chercheront l’explication de la
variété dans la multiplication de ce sujet premier : quatre pour
Empédocle ; une infinité d’atomes de quelques formes différentes diversement
agencés, d’après Démocrite. Anaxagore aussi opte pour l’infinité, mais veut
voir de tout en tout, pour satisfaire Parménide, lui concédant que de fait il
faut déjà être pour devenir. Car comment arriver à d’autres formes, d’autres
agencements, s’ils ne se trouvaient pas déjà là? Qu’est-ce alors qui déterminera
l’agencement effectif? L’accent, la proportion, la majorité? D’où sera issue
cette préférence?
Assez rapidement, on
a compris que le changement impliquait un combat, une contrariété entre les
dispositions possibles. La variation d’apparence dépendra de la densité ou de
la rareté de l’élément constant. Mais l’inclination à l’une ou l’autre
appellera l’intervention de quelque agent extérieur.
Une influence
extérieure? Pour désigner les protagonistes de cette lutte, Empédocle semble
encore près de la fantaisie mythique, quand il met aux prises l’Amitié et la
Haine, une force qui rapproche contre une force qui éloigne. Déjà pourtant, il
entre dans la rationalité, puisque de fait condensation et raréfaction impliquent
unification et séparation, et que chez les humains, ce sont bien l’amitié et la
haine qui agissent en ce sens. Renvoyer à une Amitié et une Haine universelles,
c’est intelligemment reporter cette proportion sur ce qu’on observe de pareil
dans le cosmos.
Anaxagore, quant à lui, remarque trop
d’ordre dans le changement naturel pour l’assigner à des forces aveugles. Son
avis est qu’il faut plutôt recourir au projet d’une Intelligence animée d’une
sagesse providentielle.
Aristote reçoit et examine toutes ces
suggestions, souligne les difficultés qui les disqualifient comme absurdes ou
incomplètes, puis résume ce qu’il y trouve de bien observé, d’ailleurs présent
en chaque opinion sous diverses présentations concrètes, enfin le complète et
en assure la cohérence.
Le changement requiert dès le départ une
contrariété, puisqu’il consiste à devenir différent. Toutes les opinions l’ont
fait ressortir, de même que le besoin qu’un contraire soit meilleur que
l’autre, pour motiver le changement. Il s’agit toujours de commencer à être,
absolument ou relativement, et être vaut mieux que ne pas être.
Tous font allusion à une base matérielle
susceptible de prendre des formes opposées, et amenée à le faire par le
combat de contraires.
Pour que se produise un changement,
conclut Aristote, trois principes doivent intervenir. Les deux premiers sont
plus faciles à saisir : on devient différent : il faut donc ce qu’on
deviendra, qu’on n’est pas encore, et ce qu’on est déjà, qu’on ne sera plus,
l’opposé de ce qu’on deviendra. Sinon, pas de changement ; si on est blanc au
début et à la fin sucré, aucun changement n’est impliqué ; faute d’opposition
entre eux, les deux états coexistent facilement. De fait, la contrariété ne
suffit pas. Il faut en venir à la contradiction. Dans le premier doit résider
la négation du second. On doit se trouver au début privé du caractère qu’on
aura acquis à la fin. Commencer à être requiert qu’on cesse de ne pas être.
Devenir blanc, musicien, est réservé à qui ne l’est pas.
Plus difficile à saisir, il faut aussi
que quelque chose ne change pas, reste pareil, souffrant au départ la
privation, qui ne peut exister seule, qui même n’existe pas, revenant au fait,
pour ce qui est, de ne pas être d’une certaine manière. Assurément, les
contraires ne changent pas l’un en l’autre : le noir ne devient pas du
blanc, le non-musicien ne devient pas comme tel musicien, la privation ne
devient pas habitus. Sous les deux, il faut un sujet, d’abord privé d’une
qualité, puis revêtu d’elle. Toute production naturelle appelle donc un sujet
auquel l’attribuer. Et ce sujet, restant le même numériquement,
se conçoit sous deux angles : matière et privation. L’homme qui devient
musicien reste le même homme, mais perd sa privation musicale et y substitue la
musique.
Le devenir relève donc toujours d’un sujet composé, avec deux aspects
inaliénables : ce qui en lui tient lieu de support au changement, et ce
qui en offre un motif, la privation dont il souffre. Doit aussi intervenir la
forme qui fait l’objet de la privation, et à quoi se termine le devenir. Tout
ne peut s’expliquer par une influence extérieure : on ne change pas une
substance séparée ; quelque chose dans la constitution interne d’un être, dans
son essence, doit prêter au changement. En somme, les principes du changement
doivent coïncider avec les principes de l’essence. Dans la mesure où une
essence comporte privation, elle sera nature, c’est-à-dire tendra à naître,
commencer, changer, et sera susceptible de finir.
Le changement observable ne se réduit
pas à ce que des êtres deviennent différents, à ce qu’un homme devienne
médecin, musicien. De nouveaux êtres commencent absolument à exister : un
homme, un chien naissent ; du nouveau pétrole, du nouveau plomb, de l’eau
nouvelle se produisent ; d’autres périssent : un homme, un chien meurent,
de l’eau cesse d’en être. Ces changements ne peuvent s’attribuer à quelque
sujet de forme déterminée, qu’ils pourvoiraient ou dépouilleraient de quelque
forme secondaire.
Commencer à être se fait moyennant
génération ou création. C’est la génération qui nous intéresse ici, le
changement naturel. La création est étrangère à la nature, elle relève
directement de Dieu. La génération n’est toutefois qu’accidentelle, quand il y
s’agit de commencer à être tel : blanc, grand ou sucré. Elle est
substantielle, génération au sens fort, quand on y commence absolument à être.
Cette génération substantielle ne peut
se produire dans une matière commune définissable : de l’eau, de l’air,
ou même de l’infini. Cette dernière, comportant déjà son essence, n’est ouverte
qu’à quelque modification accidentelle. Elle ne peut non plus s’expliquer par
la composition différente d’éléments préexistants (atomes), car pareille
association ne présente pas l’unité indissociable d’un être.
Pourtant, ne récusons pas l’évidence
déjà obtenue : tout changement, si profond soit-il, commande un sujet,
une matière de base. La génération et la corruption requièrent elles aussi
leur sujet. Néanmoins, au moment d’intervenir dans la toute première existence
de tel nouvel être, ce sujet ne peut comporter d’essence, ne peut arriver comme
un être déjà déterminé, définissable, descriptible, pour quoi la nouvelle
essence ne compterait que comme accident compatible. Cette matière se devra
donc qualifier de première, se prêter à la génération dépouillée de toute composition
préalable avec une essence. Il faudra justement que ce soit l’essence du
nouvel être qui lui donne de contribuer à la première existence de celui-ci.
Aristote peut ainsi répondre à
Parménide. Oui, c’est à ce qui n’est pas encore qu’appartient de
s’engendrer : la forme substantielle individuelle de
l’être engendré n’existe pas avant la génération de ce dernier ; cet être à
engendrer, à strictement parler, n’existe pas. Mais oui aussi, être engendré
est réservé à quelque chose qui existe déjà : la matière première qui
recevra la forme substantielle en question n’a pas encore l’existence que cette
forme va lui procurer, elle n’est pas encore sous cette forme ; mais elle
existe auparavant sous une autre forme, dont elle doit être dépouillée ; pour
recevoir la nouvelle forme, elle devra n’en avoir plus aucune au moment de la
génération, elle devra ne plus pouvoir continuer à exister sans prêter son
concours au nouvel être dont elle va recevoir la forme.
Cette matière première ne se connaît pas directement, ne se décrit pas,
puisque c’est toujours la forme d’où une chose reçoit son existence
particulière qui la rend descriptible. Mais elle se connaît par sa nécessité,
à travers l’analogie avec la fonction de la matière seconde, de la matière
sujette au changement accidentel. De même que le bois du lit est autre chose
que sa forme, mais en procure le soutien existentiel indispensable, de même
la forme substantielle requiert quelque chose de distinct d’elle à quoi
conférer son style d’existence, en quoi elle existe, mais qui présente une
réalité distincte de la sienne. Cette matière de base ne peut exister
séparément, n’est rien de particulier en elle-même, ne comporte rien qui la
distingue de quoi que ce soit, mais elle se distingue du pur néant par son
aptitude réelle à recevoir l’existence de n’importe quelle forme substantielle
possible. Toute seule, elle n’est pas en acte, mais elle a puissance d’être,
une puissance actualisable par toute forme substantielle. Et elle existe déjà,
parce qu’elle n’est jamais seule, elle a toujours une forme substantielle unie
à elle qui lui donne d’être déjà en acte, mais dont elle garde la capacité de
se dépouiller pour en accueillir une autre.
Cette matière première est réelle ; elle
n’est pas une simple fiction pour faciliter la conception des réalités
naturelles. Elle n’existe pas sans forme, mais elle n’est pas la forme
elle-même. La forme lui donne l’existence précise qu’elle a, l’espèce et l’individualité
sous laquelle elle existe. Mais la forme ne lui donne pas absolument d’exister
; la matière première existe indépendamment de toute forme particulière, même
si ce n’est jamais sans aucune forme. Pour le manifester davantage, je me
permets de citer textuellement un développement pertinent d’un auteur peu
connu qui s’est donné la peine de colliger en une Somme philosophique
sur le modèle de sa Somme théologique les explications philosophiques
de saint Thomas disséminées à travers toute son œuvre.
La matière a une
existence propre distincte de l’existence de la forme. La raison en est manifeste, car il s’agit de l’existence par laquelle
la matière est absolument, non pas de celle par laquelle elle est tel individu
ou un individu tel. L’effet de la forme substantielle n’est pas que la matière soit
absolument, mais qu’elle soit tel individu, dans telle espèce. Pareillement, l’effet de la forme accidentelle est que
la matière seconde comporte telle qualité, telle figure, pas qu’elle soit telle
substance, de l’airain, du marbre. L’existence de la matière n’est donc
aucunement un effet de la forme substantielle. La majeure est manifeste, la
mineure se prouve de bien des façons.
En premier, certes, à
partir de la production de la matière. Car comme une production se termine à
l’être, où on a deux productions différentes et distinctes, on a des êtres
différents et distincts. Or la matière et la forme sont produites avec deux
productions tout à fait différentes et distinctes. En effet la matière est
inengendrée et incorruptible ; elle ne peut donc être produite que par création
et par Dieu. Tandis que les formes substantielles matérielles se tirent de la
puissance de la matière moyennant une transformation due à un agent naturel.
Par ailleurs, aucun agent naturel ne peut créer ; il ne peut donc pas donner à
la matière existence, moyennant une forme que son action induirait en elle, et
faire en conséquence qu’elle soit.
En second, à partir
de la production de la forme. De même que celle-ci, en effet, quant à son être
en acte, se tire de la puissance de la matière, de même, quant à son être en
puissance, elle est créée simultanément à la matière. Cependant, cet être de la
forme ne pourrait être créé simultanément à la matière, si celle-ci n’avait
pas son existence propre et un être propre dans lequel, puisque produit
ensemble par Dieu moyennant création, on puisse dire que cet être potentiel de
la forme est créé simultanément. Car autrement ce ne serait pas l’être en
puissance de la forme, mais son être actuel qui serait créé simultanément à la
matière. Donc la matière a un être actuel différent et distinct de l’être
actuel de la forme.
En troisième, à
partir de l’opération de l’agent naturel. L’effet de la forme substantielle est
l’effet de l’agent naturel, puisque ce que fait la forme formellement, c’est
cela que fait l’agent efficacement, comme le peintre, dit-on, et aussi la
couleur colorent le mur. Or l’agent naturel, par l’action avec laquelle il
induit une forme en une matière, ne donne pas à cette dernière d’être
absolument, c’est-à-dire son être absolu, mais seulement d’être de telle forme,
c’est-à-dire d’être en telle espèce. Donc l’effet de la forme n’est pas l’existence
de la matière.[5]
La matière première est de soi
ingénérable et incorruptible. Étant ce de quoi en premier on est engendré et à
quoi en dernier on est corrompu, elle ne peut pas s’engendrer, ce qui
impliquerait qu’elle existe avant d’être engendrée, ni se corrompre, ce qui
impliquerait qu’elle serait corrompue avant de l’être.
Bien qu’incorruptible, la matière rend
corruptible tout ce dont elle fonde l’être. La corruptibilité, en effet, est un
héritage inaliénable de la matière. Elle tient au fait qu’en même temps que la
forme qui la fait être, la matière garde une puissance à d’autres formes, qui
ne peut s’actualiser que par la corruption du composé auquel elle prête son
concours essentiel.
Enfin, Aristote dépasse la solution
absurde d’Anaxagore, que tout devrait déjà exister en tout d’une manière
cachée. Ce qui existe déjà de l’être à engendrer, avant sa génération, c’est
seulement sa matière, créée antérieurement, non engendrée ; mais pas sa forme.
Celle-ci n’aura toutefois pas besoin d’être créée. Elle ne pourra non plus être
engendrée, ce qui impliquerait à l’infini sa propre composition matérielle.
C’est seulement la substance composée des deux qui sera engendrée, et elle le
sera à partir de la matière seule, du fait que cette matière ait été créée apte
à ce qu’on en tire cette forme. Bref les formes commencent leur existence
réelle en se voyant éduites de la puissance de la matière. Cela comporte aussi
une analogie avec la manière dont la forme accidentelle se tire de la matière
seconde : le sculpteur, à proprement parler, ne donne pas au marbre une
forme qu’il lui imposerait de l’extérieur ; il dégage de lui une forme à
laquelle il est déjà apte de nature.
Proprement, la forme
ne vient pas à l’existence, mais le composé ; autrement, la forme serait
composée de matière et de forme, comme c’est cela qui à proprement parler vient
à l’existence, étant donné qu’en toute génération ce qui s’engendre le fait à
partir d’un sujet ou d’une matière en tant que de sa part. Tous ceux qui n’en
ont pas tenu compte se sont heurtés à des difficultés quant à la production des
formes substantielles. À cause de cela, en effet, certains ont été forcés de
dire que toutes les formes viennent par création ; car ils supposaient que les
formes viennent à l’existence, et ils ne pouvaient pas supposer qu’elles se
produisent à partir de matière, puisque la matière n’est pas partie de la forme
; il s’ensuivait qu’elles se produisent de rien, et par conséquent qu’elles
soient créées. Au contraire, d’autres ont soutenu à cause de cette difficulté
que les formes préexistaient dans la matière en acte, ce qui est supposer
l’existence cachée des formes, comme l’a soutenu Anaxagore. — La pensée
d’Aristote, par contre, qui suppose que les formes ne deviennent pas, mais le
composé, exclut l’un et l’autre. En effet, il ne faut ni dire que les formes
sont causées par un agent extrinsèque, parce que l’engendré naturel se trouve
semblable en espèce au générant même ; et parce que les formes substantielles
n’excèdent pas la vertu et la faculté des principes agents dans la nature, et
parce qu’autrement toute action de la nature sera cassée ; — ni qu’elles ont
toujours été en acte dans la matière, parce que ce qui est déjà ne devient
pas, mais en puissance seulement, et par conséquent, que dans la génération du
composé les formes substantielles matérielles sont tirées de la puissance de la
matière.[6]
En réponse à notre question
originale : où commence le changement ? Quel en est le
principe ? On doit dire que son principe est d’abord la matière, et
spécialement la matière première : un être absolument indéterminé, sans
aucune caractéristique spécifique. — Que c’est ensuite la forme, appelée à
donner un être différent à cette matière. — Et enfin que c’est le fait que
cette forme soit absente de la matière, bien que celle-ci en soit capable, ait
un être capable de la revêtir.
Nous comprenons ce qu’il y a au début du
changement, ce qu’on peut qualifier de principe du changement : un sujet privé d’une forme, une matière capable
d’être sous telle forme, mais qui ne l’est pas encore. Répétons que ces
principes de changement entraînent en un être une façon tout à fait
spéciale d’être. Aussi familière nous soit-elle, on ne la retrouve pas en tout
être. La substance séparée existe autrement. La substance éternelle, Dieu,
existe en toute perfection depuis toute éternité, privée d’aucune forme,
n’étant que forme, sans aucune composition de matière ; elle ne laisse aucune
place au changement, ne présente aucun besoin de progrès, ni ne détient aucune
aptitude au progrès. La substance séparée créée ne s’y prête pas plus ; sa
création l’a tout de suite mise en pleine possession de tout ce que son essence
comporte : elle n’a rien à apprendre, rien à compléter. Plus près de nous,
l’artéfact existe aussi autrement. Il a besoin d’être fabriqué pour exister,
mais une fois produit, il est complet, ne souffre d’aucune privation et
n’attend aucun changement. Seul l’être privé de son être, ou tout au
moins d’un aspect de sa perfection, est un être naturel, un être qui naît et se
qualifie, qui doit devenir ce qu’il est appelé à être. Même que cet être
changeant connaît une génération d’abord d’autant plus imparfaite qu’il est
appelé à une essence plus parfaite.
La réalisation de sa perfection requiert
un ressort, une ouverture au changement, des principes internes de changement.
C’est cela, présent en lui, qui en fait un être naturel, c’est cela sa nature,
c’est cela la nature. Et c’est cela le sujet de la science de la nature.
Dans toute science, on s’intéresse à un
sujet et on cherche à en connaître les propriétés. On a besoin de découvrir
dès le départ suffisamment sur l’essence de ce sujet pour saisir de quel genre
de causes son existence et ses propriétés peuvent dépendre, et par lesquelles
légitimement on pourra les expliquer. Entrer en science ou en philosophie de
la nature prérequiert donc de concevoir assez clairement ce qu’est un être
naturel et la nature qui le fait tel pour identifier ces types de causes où se
réduit son explication légitime.
Qu’est-ce qui produit
le type d’existence qu’on qualifie de naturelle, qu’est-ce que la
nature ? Comme pour tout ce qu’on cherche à définir, on y arrivera au
mieux en la distinguant d’autres entités d’abord perçues comme pareilles. On
comprendra au mieux ce qu’est un être naturel, ce qu’a de particulier la nature
qui le fait tel, en le comparant à un objet d’art, à une création humaine.
C’est d’ailleurs spontanément par opposition à l’art qu’on définit la
nature : elle n’est pas l’art, elle est ce que l’homme ne fait pas. Et
quelle est la différence? C’est justement que l’objet d’art comme tel est
complet. Chez lui, aucune privation de ce qui doit faire sa perfection, aucun
besoin correspondant, aucune tendance à cette forme dont il serait privé, pas
d’appel à un changement pour remédier à pareille privation. Ce qu’ont de
spécial les êtres naturels est de trouver enraciné en leur propre essence, en
leur propre manière d’être, le besoin d’un mouvement, d’un changement, d’un
complément ; puis éventuellement, une fois ce complément atteint,
l’inclination à y reposer, à y rester, à en jouir, à le défendre. C’est aussi,
ensuite, de comporter une opération spéciale, une action exercée sur soi ou
sur des choses environnantes, qui constitue son ultime perfection, sa raison
profonde d’être. Aussi, quand Aristote définit cette manière toute spéciale
d’être, il la donne comme « un principe et une cause de changement et
de repos dans l’être en lequel elle se trouve en premier, par soi et non par
accident »[7].
Contrairement à l’objet d’art, la chose
naturelle trouve en son essence un principe interne de changement et de repos.
C’est en raison de sa nature qu’elle se voit affectée par l’action d’un autre
agent naturel, c’est aussi elle qui la fait elle-même agir sur une autre chose
naturelle. Cela lui vient de sa nature, par exemple, que l’eau se laisse réchauffer
au point de bouillir, ou de s’évaporer, qu’elle se porte alors vers le haut, se
condense, puis retombe en pluie. Cela lui vient aussi de sa nature que le feu
réchauffe, brûle, carbonise. L’artéfact, au contraire, ne se voit habilité à
aucun mouvement propre par la forme qui le caractérise. Tout mouvement qui
l’engagera lui viendra d’un agent extérieur et concernera le bien de cet agent
extérieur. Ou dépendra de la nature du matériau dont il est fabriqué, et ne le
concernera donc pas non plus comme artéfact.
La nature d’une chose est responsable de
son mouvement dans la mesure où le principe interne dont dépend le mouvement
s’y trouve originalement et non suite au fait qu’elle soit composée d’éléments
de cette nature. Par exemple, un homme ne vieillit pas à proprement parler à cause de sa nature humaine, mais à cause de celle des éléments
contraires, opposés, réunis en lui ; il ne métabolise pas, il ne s’émeut pas à cause de sa nature humaine, mais en raison des natures végétale et
animale à sa racine. Bref, tomber, c’est naturel pour une matière pesante ;
s’alimenter, c’est naturel pour une plante ; ressentir, c’est naturel pour un animal.
Et c’est intelliger qui est naturel pour un homme.
Le principe d’un changement est encore
la nature de la chose qui change dans la mesure où ce changement ne peut avoir
lieu si ce dont il dépend est ailleurs. Par exemple, rien ne tend naturellement
à s’élever parce qu’autre chose est léger ; personne ne voit sa température
grimper parce qu’un autre fait de la fièvre ; rien ne tombe parce qu’autre
chose est pesant ; personne ne croît parce qu’un autre mange, ou digère parce
qu’un autre a un estomac. — Mais on peut guérir parce qu’un autre est médecin ;
alors guérir par l’effet de la médecine, même quand on se trouve soi-même le
médecin, n’est pas une guérison naturelle.
Dans une chose naturelle, qu’est-ce qui
répond à cette définition? Qu’est-ce qui est sa nature? Il n’y aura pas de
surprise à la trouver double, puisqu’on a identifié au principe de tout
changement deux principes réels : une matière et une forme. Voilà donc la
nature d’une chose : sa matière et sa forme.
La matière dont une chose est faite,
voilà ce qu’est une chose. De l’eau, c’est de l’hydrogène et de l’oxygène ; un
animal, c’est de l’eau, du potassium, de la chair, des os, etc. Cette matière
est sa nature et se trouve comme telle principe et responsable de changements
dans lesquels son composé entre. La matière d’une chose l’incline, l’ouvre à
une certaine forme ; c’est l’aspect passif de sa nature, c’est le support de sa
forme. C’est aussi la source de sa fragilité ; cette matière se trouvant
également apte à bien d’autres formes, la chose qui en est faite reste toujours
vulnérable à des actions susceptibles de lui enlever la forme qu’elle a pour
lui en conférer une autre.
Dès l’antiquité, et aujourd’hui encore,
les physiciens ont eu tendance à voir dans la matière l’essentiel de la nature
des choses, le principal de leur essence, de ce qui fait qu’elles sont ce
qu’elles sont. Sa permanence incline à lui reconnaître cette fonction.
Aristote surprend et innove, en découvrant
que plus encore que la matière dont elle est faite, c’est la forme revêtue par
cette matière qui fait la nature d’une chose naturelle : c’est à elle
qu’on reconnaît cette chose, c’est elle qui assure qu’on a de fait cette
chose-là et c’est elle le principe responsable des mouvements et changements
les plus caractéristiques de la perfection de cette chose : ses opérations.
La forme est l’aspect actif de la nature. Déjà dans les choses artificielles,
pas de couteau si le métal n’en revêt pas la forme caractéristique. De même
dans les choses naturelles, tous les matériaux de l’eau, sans la composition
spécifique qui constitue sa forme, ne peuvent causer l’eau. Non seulement la
forme donc est-elle aussi nature, mais elle l’est bien plus que la matière.
Comme la nature est à la fois matière et
forme, c’est à ces deux aspects qu’on s’intéressera en philosophant sur la
nature, sur les êtres mobiles. Mais c’est surtout à leur forme, car c’est bien
plus par leur forme qu’on peut connaître toutes choses. Et pour la matière, ce
ne sera même pas en tant que matière, ce sera en s’abstrayant de ce qu’elle a
de plus matériel, de son aspect individuel.
Une science traite d’un sujet : la
science de la nature traite de la nature, c’est-à-dire de la matière et de la
forme des êtres matériels comme principes de leur changement. Examinant et
démontrant les propriétés de ces êtres matériels, elle le fait en découvrant
ce dont ces propriétés dépendent : les causes de l’être naturel. De quels
genres sont ces causes ? C’est ce qui détermine la méthode plus
particulière de la science de la nature : la méthode d’une science tient
aux causes à partir desquelles elle explique et démontre ; il y a autant de
sciences différentes qu’il y a de combinaisons distinctes de causes par lesquelles
un sujet s’explique.
De quoi dépend l’existence d’une chose
naturelle ? De quoi dépend qu’elle change ou reste comme elle est ?
On a vu déjà que c’est entre autres de quoi elle est
faite. Si on n’a pas là de bronze ou de
marbre, on n’a pas de statue ; pas de table sans bois ou quelque matériau. Et
si tel objet n’était pas de fer, il ne rouillerait pas. De même chez les choses
naturelles, pas d’eau sans hydrogène et oxygène. La matière d’une chose
naturelle est non seulement le principe, le point de départ de changements,
mais aussi la cause dont dépendent l’existence, le changement et le repos
auxquels cette chose est soumise.
Ce qu’est une chose naturelle, on l’a
vu, c’est encore plus sa forme, quelque chose de distinct de la matière, qui la
dispose de manière spéciale, qui lui donne un être spécial. Chez des artéfacts
simples, ce qui est ainsi distinct de leur matière fait qu’ils sont ce qu’ils
sont, se résume tout à fait à leur allure extérieure, à leur configuration, à
ce qu’on en voit. D’où ce nom de ‘forme’. Ce qui fait que du bois soit table,
c’est cette configuration en surface et pattes. Chez les êtres naturels, cet
aspect de leur essence a quelque chose de plus complexe : ce qui fait
qu’une plante ou un animal soit ce qu’il est, ce n’est pas seulement la
configuration extérieure à laquelle on le reconnaît. C’est son âme, c’est son
principe de vie, mais comme c’est cela, distinct de sa matière, de son corps,
qui le fait ce qu’il est, on étend à sa désignation le nom de la forme qui fait
de la table qu’elle en soit une. C’est de cette ‘forme’, plus encore que de
leur matière, que dépend leur existence, leur nature, et tout ce qui leur
arrive.
Cette matière et cette forme, dont la
composition constitue la chose naturelle et la tient dans l’existence et le
changement ou le repos, dépend pour cette composition d’une cause antérieure,
d’où procède le vrai commencement de la chose : un agent qui l’effectue.
Un agent principal, surtout, mais qui compte éventuellement sur l’aide de
conseillers, d’assistants, d’exécutants, d’instruments.
Enfin, on ne comprend
encore bien aucun phénomène naturel, si on ne découvre pas pourquoi, dans quel
but, en vue de quel bien, l’agent les produit. En voilà même la principale
explication. On comprend déjà l’essentiel si on connaît la fin, même si on ne
saisit pas encore trop précisément d’où part le phénomène ou la matière ou la
forme des êtres naturels concernés. Mais tout reste confus tant qu’on n’a
aucune idée de cette fin. Comme on aurait beau connaître dans le détail le
grain et l’essence du bois dont une table est faite, on ne saurait pas même de
cette table qu’elle en est une, si on ne savait pas qu’elle est destinée à
porter des objets.
Ces quatre genres de causes sont les
quatre manières différentes dont les choses naturelles dépendent de quelque
chose dans ce qu’elles sont, ainsi que dans ce qui leur arrive. Il faut encore
souligner une interdépendance réciproque entre elles. La matière dépend de la
forme, en ce qu’elle est choisie comme son support adéquat ; et la forme dépend
de la matière, car elle ne peut exister sans se donner à une matière adéquate.
De même, la fin ne peut exister sans être réalisée, et même d’abord conçue, par
l’agent ; ni l’agent entrer en action sans poursuivre une fin. Mais il reste
que ces relations entre les causes définissent une hiérarchie distincte où la
fin trône comme la cause des causes ; principale responsable des choses
naturelles, elle est tout à fait indispensable à l’intelligence de la nature.
Ces quatre ‘genres’ de causes partagent d’ailleurs si inégalement la responsabilité
des êtres naturels qu’elles représentent plutôt des homonymes, comme causes,
que des espèces strictes. En les présentant, d’ailleurs, Aristote aime à en
parler plutôt comme des ‘τρόποι’ que comme des ‘εἴδη’[8], usant du vocabulaire qui lui sert généralement à énumérer des
homonymes. Il ne répugne pas totalement à utiliser le mot ‘εἶδος’ à leur sujet, quoique certainement pas
en un sens très strict, quand il les partage plus précisément en une grande
variété de modalités, qu’il nomme également des ‘τρόποι’[9]. Reconnaissant un grand nombre de ces modalités, il les ramène à
quelques principales, expliquant qu’en chaque genre de causes le même être ou événement dépend de plusieurs
causes qui s’ordonnent de différentes façons : l’une vient avant
l’autre après, quant à la généralité ou quant au temps ; l’une est par
soi l’autre par accident ; on peut aussi les regarder composées
ensemble ou une à une, et en puissance ou en acte.
Y a-t-il d’autres
types de causes? Beaucoup de scientifiques veulent faire du hasard la cause
principale de tout ce qui se passe dans la nature. De fait, on remarque d’emblée
que si le hasard mérite le nom de cause, si de lui dépendent effectivement des
changements naturels, s’il faut le donner éventuellement comme explication, ce
n’est jamais en le voyant comme étranger aux quatre genres déjà mentionnés. C’est toujours comme cause efficiente, c’est toujours en le
donnant comme son agent qu’on lui attribue la responsabilité de quoi que ce
soit. Faut-il en vérité lui reconnaître pareille responsabilité? se demande
ensuite Aristote. Le hasard agit-il de quelque façon dans la nature?
Il ne manque pas de naturalistes et de scientifiques
pour nier tout hasard, pour soutenir que tout arrive selon une nécessité déjà
préinscrite dans la série des causes antérieures. Dans quelle mesure et
comment les choses arrivent-elles nécessairement? Est-ce de fait le cas? Les
théories physiques contemporaines ont beaucoup secoué cette assurance, avec la
discontinuité de l’énergie, la relativité et un certain nombre des autres
théories les plus récentes.
Pour clarifier la question, Aristote invite à constater certaines distinctions
entre les résultats des changements qui touchent les choses naturelles.
D’abord entre leur majorité, qui résulte toujours ou régulièrement des
mêmes causes et processus, et quelques autres, qui leur font exception et
dépendent de causes qui les produisent rarement. Remarquant que les effets du
hasard appartiennent à cette branche exceptionnelle, Aristote distingue là des
effets qui s’avèrent bons, ou mauvais, et d’autres, simplement indifférents. En
d’autres mots, certains de ces effets rares mériteraient d’être recherchés,
pour leur bonté, ou fuis, pour leur malice, tandis que d’autres ne feraient
jamais l’objet d’aucune préoccupation. Il arrive, par exemple, qu’un enfant
danse à la corde chez le troisième voisin, quand on part le matin pour le
travail, ou qu’une feuille tombe de son chêne ; qui s’en soucierait assez pour
en rendre le hasard responsable? Les faits de hasard concernent plutôt ces
résultats assez bons pour attirer ou assez mauvais pour répugner. Aristote note
alors, parmi ceux que leur bonté ou malice qualifie pour une recherche ou une
fuite, que certains se trouvent de fait recherchés, alors que d’autres se
produisent sans avoir fait l’objet d’aucune recherche, mais par pur accident.
On parle de hasard, conclut-il, et on a raison de le faire, quand ce qui arrive
aux êtres naturels cumule ces trois différences : la rareté, l’aptitude à
intéresser, l’absence de recherche effective. Ces effets-là revêtent un statut
assez spécial pour être signalés et à cette fin s’attribuent au hasard,
qu’Aristote définit donc comme la cause efficiente par accident d’effets
rares, susceptibles d’être recherchés, mais qui ne le soient pas de fait.
Parlant de cette cause efficiente spéciale, Aristote use plus souvent du
terme ‘chance’ (ἡ τύχη) que du terme qui correspond plus exactement au hasard (τὸ αὐτόματον). Ses lecteurs et traducteurs s’en trouvent en général plutôt déconcertés,
mais le fait doit simplement s’attribuer à l’usage plus répandu en grec du mot τύχη, ce qui se comprend assez bien du fait
qu’il s’agisse d’un terme plus simple que αὐτόματον, du fait encore plus que la chance est clairement l’action du hasard
qui se remarque le plus facilement. Une fois bien clarifié la nature du hasard,
Aristote explique ce qui justifie, à un niveau plus précis, de distinguer entre
hasard et chance. On parle plutôt de hasard dans le cadre général des événements
naturels, tandis que c’est en rapport à l’activité humaine qu’on en appelle
plus précisément à la chance. Le hasard réclame la paternité du bien et du mal
recherché et fui par la nature, quand il arrive sans de fait avoir été
recherché ou fui par elle ; quant à la chance et à la malchance, elles se
félicitent du bien et du mal que poursuit et fuit délibérément l’intelligence
humaine, mais seulement quand ils se produisent sans que cette dernière y ait
contribué. Mais rien n’empêche, par homonymie, d’interchanger un terme pour
l’autre, à condition de rester conscient de cette différence entre bien fortuit
naturel et intellectuel.
L’importance de la réflexion sur le hasard tient surtout à clarifier que
les faits indéterminés, accidentels, non ordonnés de fait à une fin, ne
s’expliquent qu’en exception à une causalité déterminée et ne peuvent ainsi
représenter le principal de ce qui se passe en notre univers.
Un autre élément important est de signaler que la considération
essentielle, en ce qui a trait au hasard, ne concerne pas l’imprévisibilité,
mais la rareté, le caractère accidentel. De fait, le hasard est généralement
imprévisible, comme les accidents et exceptions possibles en marge de la
causalité déterminée sont en nombre infini. Mais un résultat casuel prévu,
anticipé, ne cesse pas d’être dû au hasard, pour autant que sa prévision ne
fait pas opter pour sa cause comme pour un moyen proportionné de l’obtenir. La
question se pose surtout face à la providence divine ; comme elle prévoit tous
les effets, aussi rares et accidentels soient-ils, doit-on considérer qu’elle
les recherche tous, qu’ils soient bons, mauvais ou même indifférents? Ne
serait-il pas plus juste de reconnaître cette cause assez puissante pour
récupérer même le hasard dans ses plans? Faut-il sérieusement envisager qu’on
recherche effectivement le bien ou le mal qu’on saurait pouvoir à l’occasion
s’ensuivre accidentellement de moyens qu’on utilise pour atteindre certains
biens?
Pour répondre à ces questions, il faut prendre conscience que sous le
même nom de hasard on range, par homonymie, des cas de nature plus ou moins
différente. Il y a strictement hasard quand les trois conditions
s’appliquent : fait rare, bon ou mauvais, non recherché de fait. Mais la
ressemblance est assez grande pour parler encore de hasard, plus largement,
quand on veut de fait un fait bon qui s’ensuit rarement, par accident, de la
cause dont on l’espère, comme de gagner à la loterie, ou de rencontrer une
personne en un lieu où elle se trouve rarement, ou que l’archer très maladroit
atteigne du premier coup le centre de la cible qu’il vise de fait. Ou comme
lorsqu’arrive de fait un accident qu’on ne désire pas, mais dont on prend le
risque en se mettant dans une situation où il ne se produit à peu près jamais.
Même prévus, de tels faits ne peuvent se regarder à juste titre comme des
effets nécessaires d’une cause proportionnée.
La Providence prévoyant tous ces effets, s’y résignant ou les désirant,
faut-il cesser de les considérer comme dus au hasard, quand on parle
strictement et globalement? Je ne crois pas. On doit tout au moins considérer
qu’il y a, à ce niveau global et absolu, au moins l’action du hasard en ce sens
plus large du fait accidentel recherché, mais à travers des causes trop
accidentelles pour en être une cause proportionnée et nécessaire et naturelle.
On ne doit certainement pas considérer que ces événements arrivent
nécessairement, simplement parce que la Providence sait qu’ils se produiront.
L’une des causes
énumérées étonne souvent. Malgré l’évidence du fait, on s’émerveille
d’entendre dire que la nature agit en vue d’une fin. Que c’est une explication
valide des faits naturels, de mentionner le bien qui en résulte. Pourquoi des
incisives en avant et des molaires en arrière? Parce qu’elles permettent de
couper d’abord l’aliment, puis de le broyer, facilitant ainsi la digestion.
Pourquoi pleut-il? En vue de la croissance des plantes.
Il est assez surprenant de voir ainsi
prétendre que ce qui rend les phénomènes naturels nécessaires, inévitables,
n’est pas toujours antérieur à eux, mais pour le principal postérieur, étant
justement leur fin : bien des choses doivent naturellement se passer de telle
manière parce que telle fin y est visée. V.g. Pourquoi les animaux doivent-ils
enfanter? Pour perpétuer leur espèce, en remède à la mortalité individuelle.
Malgré l’évidence de pareille observation, des gens supposés instruits s’en
étonneront, confrontés à des objections qu’ils n’arrivent pas à résoudre.
Aristote satisfait à ce problème dans sa
réflexion supplémentaire sur le rôle de la fin dans la nature. Ce qui étonne et
dérange beaucoup, quand il est question de fin, de but, dans les phénomènes
naturels, c’est d’impliquer une intelligence derrière les lois naturelles, qui
les dispose de manière à conduire la nature à une fin. Composer des moyens en
vue d’une fin est en effet réservé à une intelligence, et les agents naturels
comme tels ne sont pas intelligents. Si donc ces derniers usent de moyens
adéquats aux fins auxquelles ils parviennent, ils doivent le faire en se
trouvant ainsi ordonnés par une intelligence extérieure et antérieure à la
nature, créatrice, ordonnatrice de la nature. Qui ne veut pas en venir là doit
concevoir une explication plus ‘simple’, interne à la nature, qui ‘économise’
l’intelligence.
En général, nos scientifiques se croient
capables de fournir pareille explication, sans recourir à l’intelligence d’une
providence. La fin leur semble alors un recours superflu : les
conséquences nécessaires de l’essence des choses et de leur matière leur
semblent tout expliquer de manière suffisante. C’était déjà le cas chez les
prédécesseurs d’Aristote.
Le premier besoin auquel satisfaire dans
cette direction sera de contrer les faits dont l’observation jette le plus
d’évidence sur la présence d’une finalité dans la nature : tout ce que la
nature fait paraît fait au mieux. Dans la nature, tout paraît ordonné de la
manière la plus commode pour donner les biens qu’elle produit, et pour réparer
au mieux d’éventuels maux. Chez les animaux, tout est manifestement organisé
pour assurer leur génération et leur vie. Chacun de leurs organes se trouve
constitué de la manière la plus appropriée à sa fonction. La même observation
s’impose chez les plantes. C’est seulement les êtres trop rudimentaires pour
qu’on en discerne clairement le bien qui prêtent à hésitation sur ce fait.
C’est cette observation, annonce Aristote, que devra attaquer et repousser le
sceptique qui s’attache à nier la finalité naturelle.
Sa stratégie repérera donc d’abord le
plus possible d’exceptions, de manière s’il se peut à donner l’impression qu’au
contraire ce sont les bons effets et la bonne organisation qui devraient se
regarder comme exceptionnels. La pluie détruit et inonde plus qu’elle ne
facilite la croissance, elle nuit plus qu’elle n’aide. Bien plus d’avortements
que de naissances se produisent naturellement, bien plus de gaspillage que
d’efficacité s’observe dans la nature, dira-t-on. Mais de fait il faut beaucoup
d’entêtement pour ne pas concéder que de toute façon la bonne organisation
domine de manière sensationnelle le fonctionnement naturel : on ne
trouve aucun organe inadéquat au bien de l’opération qu’il sert, sauf en des
cas individuels assez rares pour se classer spontanément comme maladies et
infirmités.
La stratégie antifinaliste recourra donc
en un second moment à la ‘sélection naturelle du bien accidentel’! Tout se
produit par accident, sans raison, sans recherche d’un bien, mais lorsque de
fait, par accident, c’est un bien qui en ressort, son agent s’en trouve plus
viable, répète l’opération, la transmet, tandis que ce dont l’accident n’a pas
été aussi heureux disparaît inévitablement. D’où viendrait l’impression finale
que toute l’action de la nature est efficace.
De fait, en absence
de préjugés, si on n’a pas décidé d’avance d’écarter tout créateur intelligent
à la source, l’évidence de la recherche d’une fin en tout ce que fait la nature
est phénoménale. Aristote en présente le moyen terme de différentes manières.
La constance. C’est surtout la constance des phénomènes de la nature qui prouve
au-delà de tout doute qu’ils se produisent en vue du résultat qu’ils atteignent.
Le hasard, l’accident est incapable d’arriver toujours, ou même souvent, au
même résultat de la même manière.
L’ordre. L’ordre aussi pointe dans la même direction. Il se trouve que
tous les processus naturels mettent en jeu différentes étapes aboutissant à un
résultat déterminé. La nature usant ainsi de fait de moyens qui mènent
déterminément à des fins, on ne peut lui en refuser l’aptitude.
L’art. On est d’abord surpris de voir Aristote tirer parti de l’art
pour parler de la nature. L’art est pourtant son opposé, ce contre quoi on
divise la nature. Mais justement, il devient d’autant plus frappant de
constater que ce fait de viser une fin, et sa manière de le faire, l’art
l’emprunte à la nature et y procède en l’imitant. L’art use généralement des
mêmes moyens que la nature pour atteindre la même fin ; il ajoute aussi souvent
d’autres moyens pour aider la nature à atteindre sa fin. Le procédé de l’art
n’a de sens que si la nature vise une fin.
L’apparente intelligence. La caractéristique
de l’intelligence est de mettre en œuvre des moyens adaptés à une fin. La
nature le fait tellement qu’on la soupçonne souvent d’intelligence, spécialement
chez les vivants.
La relation matière et forme. La nature est à la
fois matière et forme, et manifestement la matière est déterminée en vue du
bien de la forme, la forme est la fin de la matière. La nature, composant matière
et forme, vise donc nécessairement une fin.
Aristote revient ensuite sur les raisons
habituelles de refuser à la nature de poursuivre une fin. Car on reste mal à
l’aise de recevoir la conclusion même de démonstrations, quand elle contredit
celle de sophismes qu’on n’est pas à même de résoudre. Aristote montre comment
chacune de ces raisons, à y regarder de près, ajoute à l’évidence que la
nature, nécessairement et sans exception, agit en vue d’une fin.
Les exceptions. Loin d’annuler une constance, la perception d’exceptions la
confirme. Pour qu’on remarque que parfois et même souvent la nature n’atteint
pas le bien qu’elle vise, il faut avoir perçu qu’elle le visait. Même dans
l’art, les échecs et les fautes ne font que confirmer que l’artisan qui les
commet recherchait une autre fin ; c’est seulement en comparaison de la fin
recherchée que le résultat apparaît fautif. Il en va de même dans la
nature : tous les désastres, tous les monstres n’en sont qu’au vu d’une
fin bonne que la nature a échoué à réaliser. La nature ne produit pas un
infirme parce qu’elle ne vise pas la santé, mais parce que des circonstances
accidentelles l’ont empêchée de la réaliser.
La priorité temporelle de la cause.
Refuser que les changements naturels tendent à une fin déterminée, à un bien,
dénonce Aristote, cela revient à nier la nature même. Si tout ce qui se passe
n’a aucune direction, si quoi que ce soit arrive simplement par hasard, il n’y
a pas de nature, rien n’a d’essence, rien n’est bon pour quoi que ce soit. Car
la nature est justement la tendance d’un être incomplet à compléter son
essence, c’est le ressort intérieur qui pousse à être et à être au mieux. Le
seul fait qu’au contraire nous distinguions aisément le bien de chaque être,
et que ce bien soit le résultat le plus fréquent des changements que nous
observons, manifeste la stupidité de pareille prétention. Nous avons déjà
mentionné que cette constance ne peut absolument pas s’attribuer à la chance.
Sous prétexte que la cause doit précéder
l’effet, rattacher cette constance comme l’effet de nécessités matérielles ou
efficientes aveugles n’a aucune vraisemblance et n’explique rien. Car pourquoi
ces influences entraînent-elles ces effets? On pourrait se contenter de dire
que cela se trouve ainsi, s’il s’agissait d’un cas ou l’autre ; mais la
permanence ne peut s’attribuer au hasard. Qui prétendrait que c’est par hasard
qu’il a fait telle chose en tel lieu, si c’est ce qu’il fait chaque fois qu’il
y va?
L’automatisme.
Enfin, refuser à la nature de tendre à une fin parce qu’elle ne pense pas,
parce qu’elle ne peut en être consciente, cela ne fait pas plus de sens. Il
faut ne pas avoir remarqué que même l’artiste le plus intelligent, le plus
conscient, atteint au mieux et le plus efficacement sa fin quand justement il
n’a plus besoin de penser à ses moyens, quand il opte pour eux spontanément et
les met en œuvre automatiquement et sans du tout y penser. Quand, à l’inverse,
il doit penser à ses moyens, c’est justement parce qu’il est encore très gauche
pour assurer sa fin.
Un autre apport original d’Aristote, c’est la subtilité avec laquelle il
définit et ordonne la nécessité qui s’observe dans la nature. La nécessité,
c’est de ne
pas pouvoir ne pas être, ou être tel, exister, ou se
produire, ou reposer. L’intelligence l’apprécie beaucoup, car elle fonde les
explications les plus satisfaisantes. S’en trouve-t-il dans les choses
naturelles, ou tout y est-il purement contingent, capable de ne pas se produire
comme de le faire, de reposer comme de changer? Manifestement il y a quelque
nécessité : à 100 degrés Celsius, l’eau doit bouillir ; un homme doit être doté de raison ; le passage de la
lune entre terre et soleil génère forcément une éclipse. Le naturaliste a donc besoin d’identifier précisément à
quelle nécessité prête la nature. Qu’est-ce qui y force certains phénomènes à
en suivre d’autres?
Les naturalistes de tout temps favorisent spontanément comme source de
la nécessité naturelle les causes matérielles et efficientes, parce qu’elles
précèdent leur effet. L’antériorité paraît une condition incontournable de la
nécessité, de sorte que la nécessité issue de la fin paraît réservée à
l’homme, seul être naturel capable d’anticiper sa fin, d’en prévoir les
conditions. Aristote inverse la proportion. Il juge la nécessité finale comme
principale dans la nature. Ce qui oblige le plus les faits naturels à se
produire comme ils le font, affirme-t-il, tient à la fin que la nature y
poursuit. Toute autre nécessité dépend de celle-là ou s’y ajoute : puisque
telle matière, telle forme, tel agent se trouvent requis au bien que la nature
recherche, il lui faut accueillir avec eux les conséquences de leurs propriétés
inaliénables.
La nature, dit Aristote, fonctionne comme le constructeur, qui doit user
de pierre au fondement de sa maison, de bois pour les murs et de paille pour le
toit, en vue de la rendre habitable, mais qui doit accepter qu’à cause de cela
le sous-sol sera nécessairement humide, et le toit nécessairement fragile.
L’art imite d’ailleurs ce rapport : les dents et la forme générale de la scie
sont rendues nécessaires par sa fin : scier ; le fer est rendu nécessaire
à la fois par la forme à réaliser, et par la fin à assurer. C’est la matière
qui est nécessaire, mais c’est de la fin que provient sa nécessité. Pour citer
un cas naturel correspondant, c’est de leur fin : trancher et broyer, que provient
la nécessité pour les incisives et les molaires de revêtir telle forme, telle
solidité et telle position dans la bouche. Leur position n’a rien à voir avec leur constitution : ce n’est pas leur surplus de matière
qui oblige les molaires à pousser au fond de la bouche, ni leur forme plus
large. Rattacher cette nécessité aux gênes qui en inspirent la production
serait tout aussi farfelu.
Faute de comprendre et admettre ces enseignements simples, de même que
sur le hasard et les causes par accident en général, au fond sur la puissance
inhérente à la matière, de nombreux penseurs, tout au long de l’histoire de la
philosophie et dernièrement chez les théoriciens de la science expérimentale,
en appellent à la nécessité pour tout événement. Ils déclarent tout assez
prédéterminé pour se prêter à prévision. Somme toute, ils nient toute
contingence, toute causalité accidentelle, tout hasard : enivrés de
simplicité et de rationalité, ils défendent un déterminisme universel.
Tous, y compris Aristote et ses
meilleurs disciples, s’entendent sur le lien insécable entre nécessité absolue
et prévisibilité : un événement nécessaire absolument peut se prévoir,
si on en connaît les causes, et réciproquement celui qui se prévoit avec certitude,
ou simplement avec vérité[11], comporte nécessité
absolue : il est prédéterminé dans ses causes. Mais comme tout
événement comporte des causes factuelles, beaucoup ne comprennent pas que
certains faits ne s’y pas trouvent prédéterminés et prévisibles. Rendre le
hasard responsable leur paraît donc un procédé purement nominal pour cacher
l’ignorance des causes profondes. Ils nient ainsi en pratique toute contingence,
par incapacité d’en identifier la source. Aristote procède plus
humblement : l’observation montrant clairement des faits contingents et
imprévisibles, il concède que la remontée à leurs causes doive s’arrêter à de
premières causes inexplicables par d’antérieures.
Manifestement, certains principes et causes générables et corruptibles
vont sans génération et corruption. Autrement, tout serait nécessaire, puisque nécessairement ce qui s’engendre et se détruit comporte une
cause non accidentelle.[12]
Tel Socrate, Aristote ne ressent aucune
gêne à illustrer son point de manière triviale : faute d’admettre la
contingence de certaines causes, on devra déclarer prédéterminé de toute
éternité, et donc prévisible, que tel homme connaîtra une mort par violence, ou
par maladie, en sortant puiser de l’eau après un repas trop épicé !!!
L’absurdité de pareille conséquence oblige à renoncer au déterminisme
universel. Remonter du futur au passé conduit toujours à un événement irréductible
à une cause antérieure déterminante, à un événement au contraire susceptible
de se produire comme de ne pas le faire. Le repas épicé devait donner soif ; la
soif devait faire sortir pour puiser ; la sortie devait mettre en présence de
bandits, ou d’un froid qui provoque une pneumonie. Mais ce repas pouvait être
épicé ou non ; on pouvait le prendre ou non ; les épices
auraient pu manquer à sa préparation ; quelque retard aurait pu survenir.
Bref, il n’était pas éternellement prédéterminé qu’on le prenne. Toutes ses
conséquences pouvaient aussi rencontrer un empêchement et ne pas se produire.
Sans doute le vivant
devra-t-il mourir, quelque chose est déjà arrivé qui le détermine, telle la
présence des contraires dans le même sujet. Mais par maladie ou par violence,
ce n’est pas encore fixé ; ce le sera si telle autre chose se produit. De
toute évidence, on remonte à un principe déterminé, mais celui-ci ne se réduit
plus à un autre.[13]
Ce principe irréductible à un autre, Aristote y reconnaît la source de
tous les accidents et particulièrement de ceux qui attirent le plus notre
attention, les faits de hasard : « Voilà le principe de tout ce qui est
arrivé ; mais rien d’autre ne l’a lui-même fait arriver. »[14] Par ailleurs,
remarque-t-il, l’existence de pareilles causes indéterminées et imprévisibles
est si évidente que tous, nonobstant les théories opposées qu’ils mettent de
l’avant, la reconnaissent concrètement assez pour délibérer de leurs actions à
venir, laissant ainsi voir qu’ils ne les considèrent pas comme prédéterminées[15].
Pour Aristote en fait l’accident n’a pas de cause : « Ce qui
existe autrement comporte génération et corruption, mais pas l’être par
accident. »[16] « L’accident, insiste Aristote, n’est qu’un nom »[17], « il voisine le non-être »[18]. L’accident n’a pas de cause, commente saint Thomas[19], parce que seul l’être en a une et que tout n’est qu’à la mesure de
l’unité qu’il présente. D’unité réelle, l’accident n’en possède pas. Son unité
se réduit à celle que la raison lui confère en lui imposant un nom. Blanc et
musicien, par exemple, ne présentent aucune unité d’essence ; ils coïncident simplement
dans le même homme, ce qu’on relève en formant l’appellation de ‘musicien
blanc’. Il en va pareillement pour l’effet du hasard : la raison constate
sa coïncidence avec un autre effet, et elle lui en fait partager la cause. Il
n’a donc pas de cause propre pour l’annoncer du fait de s’y trouver en
puissance. Certes, tout effet a une cause ; une fois produit et déterminé, on
peut découvrir sa cause factuelle, toute accidentelle qu’elle soit. Mais si le
lien entre eux est accidentel, cette cause n’a pas toujours été déterminée à
produire cet effet.[20]
L’effet du hasard est donc indéterminé
et imprévisible faute d’unité essentielle entre l’effet accidentel et sa
cause. Beaucoup néanmoins ne se résignent pas à cette indépendance entre accidents. Ils espèrent leur trouver une relation
déterminée en élargissant le paysage. La cause par accident, remarquent-ils,
tient au concours de plusieurs facteurs extérieurs qui la forcent à un effet
différent de celui qu’elle produirait normalement. Par exemple, « on
aborde par accident à Égine, quand on est parti sans intention d’y aller, mais
qu’on y est allé poussé par la tempête ou pris par des pirates »[21]. Les pirates ou la
tempête interfèrent avec la volonté du pilote et le font aborder ailleurs. Ne
serait-ce donc pas simplement l’ignorance de ces facteurs extérieurs qui rend
imprévisible le résultat final et lui donne couleur d’accident et de
hasard ? De même, on attribuera au hasard qu’une dame sortie de chez elle
pour aller faire des emplettes meure en recevant sur la tête un outil échappé
du 3e étage par un ouvrier. Un observateur au courant de ce mélange
de faits aurait pourtant prévu le drame et l’aurait considéré comme inévitable.
Voilà l’argument le
plus souvent invoqué pour nier le hasard, jusque chez les scientifiques[22]. Il s’accorde avec
la conception que la science moderne et la philosophie rationaliste se font
du hasard. La formulation suivante leur agrée :
Sans doute, le mot hasard
n’indique pas une cause substantielle, mais une idée : cette idée est
celle de la combinaison entre plusieurs systèmes de causes ou de faits qui se
développent chacun dans sa série propre, indépendamment les uns des autres.
Une intelligence supérieure à l’homme ne différerait de l’homme à cet égard
qu’en ce qu’elle se tromperait moins souvent que lui, ou même, si l’on veut,
ne se tromperait jamais dans l’usage de cette donnée de la raison.[23]
Nos contemporains définissent le hasard
comme un concours de chaînes causales indépendantes. Défini ainsi, il
perd le caractère indéterminé de ses effets : ceux-ci ne peuvent plus se
prétendre imprévisibles qu’au sens de la difficulté extrême à identifier
dans le détail le système complexe de causes qui en est responsable.[24] Aristote, pourtant,
maintient qu’un effet de hasard n’a pas de cause déterminée susceptible de le
faire prévoir avec assurance ; il reste imprévisible quelque précision
qu’atteigne la connaissance des éléments en présence. Saint Thomas
connaissait lui aussi cette manière qui deviendra familière chez les modernes
d’éliminer l’existence objective du hasard.[25] Une cause naturelle,
concède-t-il, ne manque de produire son effet que si quelque obstacle l’en empêche.
Mais l’obstacle, opposera-t-on, n’est-il pas lui même déterminé à empêcher
cette cause de produire son effet? Cet empêchement n’entre-t-il pas dans le
jeu de la nécessité? Nos déterministes le soutiennent : puisque le hasard
nomme simplement ce concours de causes indépendantes, cette cause naturelle
avec son obstacle, en observer la conjugaison permettra de prédire à coup sûr
cet effet spécial, mais rigoureusement déterminé. Le résultat ne surprendra
que l’ignorant. Comme Aristote, saint Thomas nie la prédétermination de ce
concours de causes et de leur effet original. Lui aussi en appelle à leur unité
accidentelle, une unité et un être sans cause :
Tout ce qui est par soi a bien une cause, mais pas ce qui est par accident,
parce qu’il n’est ni vraiment, ni vraiment un. Le blanc a une cause, et
pareillement le musicien. Mais le musicien blanc n’en a pas, parce qu’il n’est
pas vraiment, ni n’est vraiment un. Manifestement, l’obstacle qui empêche
l’action d’une cause ordonnée à son effet la plupart du temps concourt parfois
avec elle par accident. Ce concours n’a donc pas de cause, du fait d’être
accidentel. Pour cette raison, le résultat de ce concours ne se réduit pas à
une cause préexistante dont il découlerait avec nécessité.[26]
En d’autres mots, qui définit le hasard
comme concours de causes déterminées le regarde trop tard. Un effet ne relève
pas du hasard en tant qu’il procède d’un concours de causes déterminées.
Certes, qui connaît ce concours est à même d’en prédire l’effet. Mais le hasard
a alors terminé son travail : dès que le concours est déterminé, le hasard
a déjà produit son effet. Le hasard est antérieur au concours.
Dès qu’il y a orientation déterminée, il n’y a plus de hasard. Quand
nous voyons un ensemble de causes accidentellement convergentes, avant même
qu’elles ne fassent intersection, nous nous trouvons déjà dans un ordre
déterminé où il n’y a plus de contingence proprement dite. La véritable
contingence et le hasard sont antérieurs à la direction qui se déterminera dans
l’intersection : la prévision en
question ne se fait pas à partir de la cause propre de ce phénomène, mais à
partir d’un effet désormais déterminé qui se prolongera dans l’intersection : elle n’est donc pas prévision de l’effet d’une cause
indéterminée, ce qui est impossible.[27]
Découvrir un moment à partir duquel un
événement s’est trouvé déterminé à se produire, et prévisible, aussi ancien que
soit ce moment, n’annule pas qu’il soit un effet contingent du hasard et
fondamentalement imprévisible. Si cet événement ne montre pas d’unité
essentielle avec sa cause prochaine, il ne dépend pas de la nature et il y a un
moment antérieur où le concours de ses causes pouvait ne pas se produire :
« On peut bien remonter la série des causes déterminées qui entrent en jeu
jusqu’à un certain point, mais non indéfiniment ; faute de quoi la nature en
tant que nature serait le hasard. »[28] On met beaucoup
d’énergie à nier le hasard, à tout vouloir nécessaire, mais on aboutit à tout
remettre entre les mains du hasard et à nier la nature même, fondement de
toute nécessité dans le monde qui nous entoure.
Une autre confusion entache le
déterminisme absolu : il confond prévoir et connaître. Parce que Dieu
connaît tous les effets du hasard, on leur crédite une prévisibilité.
Cependant, Dieu ne prévoit pas les agissements du hasard. En raison de sa
nature très spéciale, son intelligence n’est pas comme la nôtre soumise à
l’ordre et aux conditions de la temporalité : elle comprend dans une
seule intuition de l’être tout ce qui a été, est et sera.[29] L’intelligence
humaine ne peut apercevoir les choses futures que dans leurs causes, mais Dieu
les connaît directement en elles-mêmes. Connaître les choses et vouloir leur
existence résident dans son acte même d’exister, qui ne se distingue pas même
de son essence[30]. L’essence divine
comprend tout être selon son mode d’être, car il existe pour autant qu’il
participe de son essence, qui est l’être même ; de même l’intelligence divine
saisit tout ce qui est connaissable du fait même de son existence et de sa
participation à lui, quel que soit ce mode d’existence et sa place dans le
temps.[31] Dieu connaît donc
les effets du hasard parce qu’il connaît directement et non par leur cause les
faits accidentels. Ils ne sont pas connaissables pour nous, parce que nous ne
connaissons les faits futurs que dans leur cause et ces faits-là n’ont pas de
cause, à proprement parler. Dieu connaît même ces faits comme contingents et
comme faits de hasard et imprévisibles[32] ; autrement il ne
les connaîtrait pas vraiment, puisqu’on ne connaît quoi que ce soit vraiment
qu’en le connaissant comme il est.
En voulant
soumettre tous les phénomènes naturels à une nécessité inéluctable, le
déterminisme souffre de daltonisme à un autre chef : il ne réalise pas que
les choses naturelles ne se prêtent pas à une nécessité assez absolue pour
garantir totalement quelque fait futur. On peut parler d’une nécessité
naturelle, mais contrairement à la nécessité mathématique ou métaphysique,
elle admet exception. À proprement parler, tous les faits naturels sont
contingents, ce qui se voit à ce qu’ils se produisent seulement la plupart du
temps, ouverts donc à quelques ratés.
Les événements qui procèdent de la nature sont des événements qui
arrivent la plupart du temps. Ils sont contingents parce qu’avant qu’ils ne
soient posés, il y a toujours possibilité d’un accident.[33]
Contingents,
ils ne prêtent donc à aucune prévisibilité sûre. Aussi probables qu’ils soient,
aussi profondément inscrits soient-ils dans la nature de leurs sujets, ils ne
sont jamais à ce point déterminés dans leur cause qu’elle ne saurait manquer de
les produire. Toujours, quelque accident, quelque cause concurrente, quelque
obstacle reste susceptible de les retarder, de les diminuer et même de les éliminer.
Tout effet naturel futur est incertain, non
seulement parce qu’il peut ne pas répondre à l’intention de la nature, mais
aussi parce qu’aucun des effets intentionnés n’est suffisamment prédéterminé
dans sa cause… Seule une cause absolument déterminée peut exclure la
contingence du futur. Il est faux de croire que dans une cause naturelle
certains effets sont parfaitement déterminés à être, d’autres prédéterminés à
ne pas être ou à ne point répondre à l’intention de la nature.[34]
Cette
contingence inhérente aux choses naturelles annule d’avance toute vraisemblance
de déterminisme, elle impose un degré d’indétermination à tous les faits naturels,
elle ouvre grande la porte à l’action omniprésente du hasard. On s’en convaincra
définitivement en appréhendant la cause de cette contingence dans l’essence
même des êtres naturels. Aristote l’a pointée dès les premières pages de la Physique, en énumérant les principes du
changement : la matière et la forme, principes à la fois de l’essence des
choses naturelles et de leur inclination à changer.
Toutefois, la
forme donne à la chose naturelle d’être ce qu’elle est ; elle est donc en
elle-même, pour les choses naturelles, un principe de détermination, non de
changement ni de contingence. C’est par son absence, par sa privation, a
expliqué Aristote, que la forme devient occasion de contingence et de changement.
L’être naturel, on l’a vu, n’est pas dès le début ce qu’il doit être. D’abord
il n’est pas, il a besoin d’être engendré. Même engendré, plus sa forme
comporte de perfection, plus il doit compter sur un changement extensif pour
réaliser la plénitude de sa forme. Le principe de toute cette contingence des
êtres naturels, c’est donc leur sujet, qui doit recevoir cette plénitude de
leur forme à travers génération, altération, croissance et déplacement. Ce
sujet, qu’Aristote appelle leur matière, n’est d’abord rien de ce que ces
choses naturelles doivent être, sinon en puissance[35].
J’appelle matière ce qui n’est
par soi ni telle chose, ni de telle quantité, ni ne mérite aucune autre des
attributions qui déterminent l’être.[36]
C’est de là
que vient cette indétermination, cette disqualification inaliénable des choses
naturelles face à toute nécessité totale. En puissance à leur forme substantielle
et accidentelle, la matière des choses naturelles peut ne pas la recevoir aussi
bien que la recevoir. Aucun changement naturel n’est à l’abri de ne pas se
produire, aussi fortement que la nature y incline par ailleurs. L’avantage de
la matière, c’est sa puissance, son ouverture à quelque forme que la nature
veuille lui donner. Mais cette puissance ne va pas sans la puissance opposée,
une puissance égale à ne pas recevoir cette forme ou à en recevoir une autre, et
même à la perdre une fois qu’elle l’a reçue.
Toute puissance l’est en même
temps de la contradictoire… Tout ce qui peut exister peut aussi ne pas
s’actualiser. Donc ce qui a puissance d’être l’a et d’être et de n’être pas. La
même chose donc peut et être et n’être pas. Or ce qui a puissance de ne pas
être peut très bien ne pas être.[37]
Voilà, le
plus radicalement, la source de la contingence dans la nature, voilà la prise
que le hasard trouve chez elle : le caractère matériel des êtres naturels
leur impose une indétermination telle que rien de futur n’est absolument assuré
chez eux. « C’est
la matière, parce que susceptible d’être autre qu’elle n’est le plus souvent,
qui sera la cause de l’accident. »[38]
Toute contingence tient à la
matière, parce que le contingent est ce qui peut être ou ne pas être : or
la puissance ressortit à la matière. La nécessité quant à elle résulte de la
nature de la forme.[39]
Pire encore,
« de
la matière rien ne peut provenir sinon par hasard, parce que
la matière est en puissance à la multiplicité »[40]. Du moins, tout événement attribué au hasard tire ultimement sa cause
de la puissance de la matière. Vérifions-le pour chacune des occasions de
l’effet de hasard : le concours de causes indépendantes, la déficience de
l’agent, l’indisposition de la matière prochaine.
En réduisant les faits contingents à leurs
seules causes particulières immédiates, nous trouvons que les accidents
adviennent ou à cause du concours de deux causes non contenues l’une en
l’autre, comme des voleurs qui me tombent dessus sans que je l’aie voulu… ou à
cause de la déficience de l’agent dont une faiblesse l’empêche de parvenir à sa
fin, comme lorsqu’on tombe sur la route par fatigue… ou encore dû à l’indisposition
de la matière, qui ne reçoit pas la forme visée par l’agent ou la reçoit
autrement, comme l’animal né avec des parties monstrueuses.[41]
Chaque fois,
la matière constitue la cause profonde de l’effet accidentel. Empruntons à
Charles De Koninck l’illustration de causes indépendantes qui collaborent par
accident à un effet donné : tel chien se trouve tué par un arbre qui
s’écroule sur lui.[42] Voilà un événement éminemment accidentel : la chute d’un arbre et
la cause de la mort d’un chien ne détiennent aucune une unité essentielle. Sinon,
tout arbre, en tombant, tuerait un chien. C’est la composition matérielle du
chien qui en occasionne la possibilité. Fait de matière corruptible, le pauvre
pouvait mourir d’une infinité de manières, dont aucune n’avait de titre
vraisemblable à se prétendre naturellement prédéterminée. Cette potentialité
illimitée est principale responsable de ce que notre chien ait trouvé la mort
sous un arbre.
Le concours de plusieurs causes se dit accidentel lorsque la matière
indéterminée en est cause. Cette cause se trouvant indéterminée, le concours
qui en résulte est imprévisible.[43]
Cependant, la
responsabilité revient aussi à tout ce qui y a de fait concouru : l’arbre,
tombé parce que lui aussi constitué d’une matière prêtant à processus et influences
multiples de corruption : coup de vent, foudre, pourriture… Sa pourriture
résulterait éventuellement de vieillesse, de maladie, d’insectes… L’arbre
aurait pu aussi ne pas tomber ou le faire à un autre moment ; les insectes
auraient pu cesser de le ronger à cause de guêpes venues y faire leur nid ; la
bourrasque aurait pu se trouver ralentie ou déviée par quelque facteur thermodynamique.
La course du chien aurait pu se voir retardée par un obstacle sur lequel il
aurait trébuché… La matière sous-jacente s’ouvrait dès le début à toutes ces
éventualités, dont aucune ne se trouvait définitivement inscrite dans la
nature des choses en présence.
La
fondamentale indétermination de la matière sera encore responsable si c’est
une déficience de l’agent qui compromet un processus. Ainsi, une fleur de coudrier
peut ne pas produire de noisettes, une fois frappée par la grêle.[44] De fait, la situation diverge assez peu du cas précédent : on
observe encore la confrontation de deux agents, sans autre cause que la matière
de l’agent principal, ouverte, parce que corruptible, à se voir bloquée par un
agent extérieur. La déficience peut aussi avoir une origine plus interne. La
fleur de coudrier peut se trouver incompétente, être privée de l’aspect de sa
forme requis à l’effet de produire des noisettes. Bien sûr, la responsabilité
ne reviendra pas radicalement à la forme de la fleur, cause au contraire de sa
perfection, de sa compétence. Toute imperfection de la sorte s’impute encore à
la matière, pour son incapacité à recevoir la plénitude de la forme. « L’échec
d’un fait naturel régulier a pour cause la matière, pas toujours parfaitement
soumise à la vertu de l’agent. »[45] La puissance de la matière n’est jamais épuisée par la forme ; elle
peut donc toujours faire défaut. Par ailleurs, entre cette indétermination et
la possible déficience, la marge reste indéfinie, la matière se trouvant pure
puissance :
La marge
d’indétermination qui excède la forme et cette forme même sont incommensurables,
puisque la matière est indétermination... La forme est définie, mais la marge
d’indétermination reste toujours indéfinie, même si la portée diminue selon la
perfection de la forme. Dire : « Il ne reste plus qu’une certaine
quantité d’indétermination », c’est supprimer l’indétermination. Tout ce
que nous pouvons dire, c’est qu’étant donnée telle perfection de la forme, il y
a d’autant plus de probabilité qu’elle l’emporte sur la matière. Que la matière
ne lui joue aucun tour, cela n’est pas déterminé d’avance.[46]
Un effet de
hasard peut enfin se produire à cause de l’indisposition de la matière à
recevoir la forme visée par un agent naturel. L’action d’un agent se reçoit en
effet sur le mode du patient. L’agent a beau être efficace en lui-même, si la
matière sur laquelle il agit n’est pas disposée à recevoir la forme qu’il vise,
un effet accidentel s’ensuivra. Il y a différentes modalités selon lesquelles
cette indisposition peut se présenter :
La nécessité issue de la cause efficiente ne
dépend pas seulement de l’agent, mais aussi de la condition du sujet qui en
reçoit l’action. Ce dernier peut n’y avoir aucune puissance, comme la laine,
incapable de devenir une scie ; sa puissance peut aussi se voir neutralisée par
un agent contraire, ou par des dispositions ou des formes inhérentes à lui, la
puissance de l’agent rencontrant un obstacle plus fort qu’elle, comme le fer
qu’une trop faible source de chaleur ne peut liquéfier. Il faut donc à la fois,
pour la production de l’effet, une disposition du patient à le recevoir et la
victoire de l’agent sur la résistance du patient, forcé à recevoir une
disposition contraire.[47]
Le changement
substantiel nécessite qu’un agent actualise la forme en puissance dans la
matière. La matière est en puissance à la forme, en puissance à toutes les
formes, mais pas à toutes les formes également et immédiatement. Plus la forme
que l’agent veut donner est complexe et parfaite, plus la matière requiert
préparation ; le changement substantiel prérequiert d’autant plus altération
des accidents qu’il s’agit de disposer à une forme plus parfaite.
Il s’ensuit
une nécessaire contingence dans la nature, l’œuvre naturelle représentant
ainsi une victoire de la forme sur l’indétermination, sur la résistance de la
matière :
Où la forme n’épuise pas totalement la puissance de la matière, cette
dernière demeure toujours en puissance à une autre forme ; l’existence de
pareils sujets n’est donc pas nécessaire ; elle résulte plutôt d’une victoire
de la forme sur la matière.[48]
De fait, une
matière parfaitement soumise à la forme garderait toujours sa forme. Elle ne
requerrait même aucune génération et ne prêterait à aucune corruption. Les
choses naturelles existeraient telles quelles de tout temps, avec une nécessité
intrinsèque totale. Mais alors il n’y aurait pas de nature, car l’œuvre propre
de celle-ci est justement la génération de la substance et son perfectionnement.
Insister sur le déterminisme supprime la nature, en refusant la contingence
inhérente à la matière :
La contingence propre à l’ordre de la
génération et de la corruption n’existerait pas si, en toutes choses, la
matière était parfaitement subordonnée, parfaitement soumise à la forme. S’il
en était ainsi, non seulement elle aurait toujours et nécessairement cette
forme, mais il ne pourrait plus y avoir la finalité caractéristique des œuvres
de la nature, finalité qui ne se rencontre pas dans les êtres incorruptibles,
et qui est précisément la fin du devenir comme tel. C’est la production de la
substance et l’œuvre de son perfectionnement qui sont les termes propres de
l’opération de la nature : l’altération et l’augmentation. Or, si la
matière était par sa nature immédiatement disposée à la forme, il ne pourrait
plus y avoir dans la nature que du mouvement local.[49]
Le hasard et
l’indétermination dans la nature découlent de la contingence des choses
naturelles, une contingence irréductible, du fait de se fonder dans la
puissance de la matière. Le caractère contingent des effets du hasard est donc
absolu et irréductible lui aussi. Toutefois, les mots
‘contingent’ et ‘possible’ s’emploient souvent dans un sens qui déguise la
nécessité sous l’apparence de la contingence et fait paraître déterminés les
effets du hasard.
On a conçu différemment le possible et
le nécessaire. On les a distingués selon l’événement, comme Diodore, qui
définit l’impossible comme ce qui n’arrive jamais et le nécessaire comme ce qui
arrive toujours ; le possible comme ce qui tantôt arrive, tantôt n’arrive pas.
Les Stoïciens les ont distingués par leurs empêchements extérieurs. Ils ont
appelé nécessaire ce qu’on ne peut pas empêcher d’être vrai ; impossible ce qui
s’en trouve toujours empêché ; possible ce qui peut en être empêché ou ne pas
l’être. Voilà deux définitions manifestement inadéquates. La première
distinction résulte a posteriori : on n’est pas nécessaire du fait de toujours être ;
plutôt, on est toujours du fait d’être nécessaire ; la même correction s’impose
pour le possible et l’impossible. La seconde définition reste extrinsèque et
quasi par accident : on n’est pas nécessaire du fait de ne pas avoir d’empêchement,
mais c’est d’être nécessaire qui exclut tout empêchement. Plus en accord avec
la nature des choses, on appelle nécessaire ce que sa nature détermine seulement
à être ; impossible ce qu’elle détermine seulement à ne pas être ; possible ce
qu’elle ne détermine tout à fait ni à être ni à ne pas être, qu’il tende
davantage à l’un qu’à l’autre, ou qu’il leur reste indifférent. Boèce attribue
cette distinction à Philon, et manifestement elle correspond mieux à la pensée
d’Aristote.[50]
Définir le
contingent par une possibilité d’empêchement rejette hors de son essence la
raison de sa contingence, en un obstacle extérieur. Il devient alors facile de
passer au déterminisme : il n’y a qu’à tenir compte de cet obstacle, à le
qualifier lui-même comme déterminé, et la contingence devient toute relative à
l’observateur, plus spécifiquement à son niveau d’ignorance. Mais la
contingence s’enracine dans la nature même des choses contingentes ; elle en
est inaliénable.
On peut
maintenant apprécier la profondeur de ce petit chapitre d’Aristote sur la
nécessité dans la nature[51]. Une fois mesurée la radicale contingence de tout événement naturel,
on voit bien que la nécessité capable d’éclairer son intelligence lui vient
de sa fin. La nature visant telle fin, il lui faut user de tel moyen. Une
nécessité seulement secondaire découlera des propriétés attachées à la matière
et à l’agent de ce moyen. On ne peut compter sur une nécessité dans l’autre
sens et s’attendre que l’existence de telle matière et de tel agent garantiront
absolument tel comportement des choses naturelles. Trop d’accidents peuvent
s’interposer.
Par contre,
nier la finalité naturelle aboutit inévitablement au déterminisme. Sans la
lumière de la fin, la science moderne, comme avant elle les présocratiques, ne
peut solliciter d’explication que de causes motrices et matérielles aveugles et
indifférentes. Le désir d’une science rigoureuse portera à surfaire leur
pouvoir nécessitant, peut-être en donnant de calculer et prévoir assez
précisément des événements naturels, mais au fond sans rien en comprendre.
Éventuellement on confondra possibilité et nécessité, comme Leibniz.
Or la possibilité
d’une chose naturelle ne justifie pas suffisamment son existence. Elle ne le
fait qu’en logique et en mathématique. En géométrie, on démontre l’existence
d’une figure, si on montre possible sa construction. C’est qu’en mathématique et en logique n’interviennent que des causes formelles ; la possibilité y est
toute métaphorique. Dans la nature, au contraire, la
possibilité a sens de véritable contingence ; elle ne s’invoque donc pas comme
explication suffisante de l’existence :
In nature however, possibility will … never
of itself provide a basis for profitable reasonings. Anyone can see that
elephants are possible, for example, but this possibility is known by
hind-sight and throws no further light on what an elephant is, or how he is
possible. To show how the elephant is possible…, we would need to know its
inner essential design and perceive there how such a beast can come to be. Even
from such knowledge, which no doubt would need to draw upon the whole universe,
we could never conclude that elephants do in fact exist. To achieve this
conclusion we would have to know how, from previously existing things (A),
elephants (B) necessarily proceed, on the assumption that if A, then B… In
fact, most knowledge of possibility in nature is of the hind-sight type, and
even when we reach some understanding of concrete possibility we can never do
away with the first. For instance, we know that there are planetary systems,
and several hypotheses are in vogue to account for their formation. Now suppose
we eventually learned how they in fact come to be, as we know why eclipses
occur ; we would then understand how they are concretely possible, yet this
possibility would not be the reason they exist, any more than the mere
possibility of the universe can be the cause of its existence... The study of
nature may therefore be viewed as progress from what is known to be possible
because it is there, like an oak tree, toward understanding of the proper
reason of its possibility − which is the same as knowledge of its causes.
Still, it must not be forgotten that the latter possibility will never account
for the fact, no matter how exhaustive the knowledge of all that is required
for its possibility.[52]
Le trait marquant, chez l’être naturel,
est qu’il change. Il en a un besoin indispensable, du fait que sa manière
d’être ‘flirte’ radicalement avec le néant : à l’origine, il n’existe
pas, ce qui l’oblige déjà à changer pour commencer à être ; une fois engendré,
il continue sous bien des aspects à ne pas être comme il devrait, carence à
corriger moyennant une grande variété de changements plus superficiels, de
lieu, de quantité, de qualité. Appréhender la nature et l’être naturel exige
donc une conception claire de l’essence du changement.
Aristote, notons-le, use le plus souvent
du mot ‘mouvement’ pour le désigner, pratique quelque peu déconcertante à l’abord. Du moins pour le lecteur français, qui n’est pas familier
avec un usage aussi large du mot. Mais le lecteur grec éprouvait sans doute le
même malaise, si l’on se fie au virage qu’Aristote effectue, au moment de
parcourir les espèces du changement : il réserve un moment ‘mouvement’ (κίνησις) à
la désignation des changements accidentels et étend le seul mot ‘changement’ (μεταβολή) à la génération et
la corruption, changements nettement plus radicaux. Il ne garde toutefois pas
longtemps ce scrupule et parle encore par après de ‘mouvement’ au sens le plus
général. Il utilise ce mot parfois de pair avec ‘changement’, mais le plus
souvent seul ; même au moment de définir le changement dans sa plus grande
extension. Les deux mots peuvent s’employer quasi indifféremment. Il n’y a pas
lieu de s’en formaliser outre mesure, vu la forte dose d’arbitraire qui a
présidé au choix de l’un ou l’autre terme pour la désignation du changement
dans toute son extension et dans la visée plus spéciale de telles ou telles de
ses espèces. On nomme comme on connaît ; il fallait donc s’attendre à ce que la
désignation de tout ce qui concerne le changement commence par celle de son
espèce la plus manifeste, le changement de lieu. Aussi, tout ce vocabulaire,
étymologiquement, a pour premier sens le déplacement, en français, en grec et
en latin, et vraisemblablement en toute langue. C’est on ne peut plus évident
avec κίνησις, motus, mouvement ; ce l’est tout à fait aussi avec des termes réservés au
changement local : φόρα, latio, déplacement, transport ; ce l’est encore avec μεταβολὴ et mutatio. ‘Changement’ fait un cas spécial, bien que sans faire exception. Il y
s’agit d’abord d’échanger un objet pour un autre, de leur faire échanger leur
place. Les usages les plus anciens le rattachent au troc, qui faisait
d’ailleurs le sens de son ancêtre en latin tardif ‘cambiare’.
Cette commune première imposition associée au déplacement préparait
également tous ces termes à s’étendre progressivement à la désignation des
autres espèces de changement : la croissance, l’altération, la génération
et la corruption. C’est l’occasion plus que la nécessité sémantique qui a porté
à spécialiser plutôt l’un que l’autre en des sens plus ou moins communs.
Toujours est-il qu’en français on est plus à l’aise d’étendre ‘changement’ à
l’ensemble, de réserver ‘déplacement’ ou ‘transport’ au mouvement local et
d’étendre, mais avec un certain effort mental, ‘mouvement’ à l’ensemble des
changements accidentels. C’est de cette façon que je les utiliserai le plus
possible dans la traduction, ce qui me portera à faire un usage moins large de
‘mouvement’ que n’en font Aristote et saint Thomas, à qui le grec et le latin
le permet plus aisément.[53]
Maintenant, c’est une chose de voir que
ça bouge autour de nous, que tout se meut, que tout change ; c’en est une autre
de concevoir clairement de quoi il s’agit. Une différence que Descartes a
violemment négligée ; malgré son idolâtrie pour les notions claires et distinctes,
il a profondément méprisé l’effort de définition d’Aristote.
Qui donc en effet ne
comprend pas le changement, quel qu’il soit, qui s’accomplit en nous lorsque
nous changeons de lieu, et qui donc concevrait la même chose, si on lui
dit : « Le lieu est la surface du corps ambiant »?, puisque
cette surface peut changer, tandis que je demeure immobile et ne change pas de
lieu, et qu’au contraire, elle peut être mue avec moi de telle sorte que, bien
que ce soit encore la même qui m’entoure, je ne suis cependant plus dans le
même lieu. En vérité, ne paraissent-ils
pas proférer des paroles magiques, ayant une puissance occulte et qui dépassent
les bornes de l’intelligence humaine, en disant que « le
mouvement », qui est une chose bien connue de tout 1e monde est
« l’acte d’un être en puissance en tant qu’il est en puissance »?
Car qui comprend ces mots? Qui donc ignore ce qu’est le mouvement et qui
n’avoue pas que ces gens ont cherché un noeud sur une baguette de jonc? On doit
donc dire qu’il ne faut jamais expliquer
les choses par des définitions de ce genre, de crainte qu’à la place des choses
simples, nous en comprenions de composées.[54]
Pourtant, la notion confuse qui assure
en totale certitude que du changement se produit, qui suffit à le distinguer du
repos, ne donne pas de concevoir clairement de quoi il s’agit. Or le
changement constitue l’être naturel, c’est de lui que ce dernier tire sa façon
propre d’exister. Personne ne saura donc rien de clair du monde naturel sans
concevoir nettement ce qu’il en est du changement.
Tout le reste de la philosophie de la
nature — infini, lieu, vide, temps, premier moteur, génération, déplacement,
altération, croissance, vie, sensation — intéresse le naturaliste comme des
précisions sur le changement, s’en présente comme les espèces, concomitants et
conséquences. Sans une définition claire du changement, tout cela ne se
comprendra que fort confusément.
Cependant, la tâche n’est pas facile, et
on comprend que Descartes ait pu s’en décourager et la bouder. C’est que
concevoir clairement, c’est définir, et que définir, c’est d’abord rattacher ce
que l’on définit à un genre, à une notion plus commune, plus facilement connue,
qui indique comme la famille d’êtres de laquelle relève le sujet à définir.
Ainsi définir l’homme, le chien ou le varan, c’est d’abord discerner en eux la
nature animale. Voilà une opération loin d’être évidente dans le cas qui nous occupe. On n’identifie pas spontanément sous quoi
ranger le changement qui soit antérieur à lui, plus connu, plus général.
Immanquablement, on sollicite une notion postérieure, une espèce, un cas
particulier. D’instinct, on qualifie le changement de passage d’un état
à un autre. Or un passage, c’est une espèce très particulière de
changement : l’espèce d’une espèce, une espèce de déplacement. Et un état
renvoie à l’absence de changement. La connaissance de chacun des éléments de
cette définition pré-requiert donc une conception claire du changement. Ce ne
peut être elle qui nous apprenne ce qu’est ce dernier.
Einstein aussi, on le signalait, dans sa
prétention à faire mieux, plus simple, pointe directement des déplacements ou
des repos spéciaux, des cas. Oubliant même de les définir, il cherche tout de
suite à les produire.
Considérons un corps
au repos, où aucun mouvement n’est constatable. Pour changer la position
d’un tel corps, il est nécessaire d’exercer sur lui une certaine influence, de
le pousser ou de le soulever ou de faire agir sur lui d’autres corps, tels que
des chevaux ou des machines à vapeur.[55]
Le point de départ normal d’une
définition, c’est l’un des dix genres d’êtres : tout ce qu’on veut définir
représente une substance, une quantité, une qualité, une relation, un lieu, une
position, un temps, une action, une passion ou un habitus. Or aucun de ces
genres suprêmes n’offre assez d’universalité pour contenir le changement. Le
style d’être qu’il caractérise est plus commun qu’eux, les transcende, se
retrouve en chacun d’eux. Il faut donc en chercher la notion encore plus près
de celle de l’être comme tel, parmi les toutes premières distinctions
susceptibles de la colorer.
Aussi Aristote se livre-t-il à une
observation plus générale et plus simple pour en venir à représenter plus
clairement l’essence du changement sans cercle vicieux, sans pétition de
principe : tout être matériel possède son essence de l’une de deux
façons : parfaitement ou imparfaitement. Chaque chose observée se
présente comme achevée, mature, ne manquant de rien ; ou comme appelée à mieux,
privée encore de quelque développement. Par exemple, on ne comprend rien à la
nature d’un enfant, si on le voit comme complet, achevé, si on ne le met pas en
relation avec quantité de perfections à acquérir et dont il est capable,
moyennant le temps et l’aide requis.
Or le signe le plus manifeste de la
perfection des êtres qui se présentent à notre observation la plus
facile : un sportif, un médecin, un artisan, c’est qu’ils exécutent les
actes caractéristiques de leur nature, qu’on les voit en action. C’est donc là
ce qu’on signale pour prouver leur maturité : ils sont ‘en acte’. Par analogie, on étend l’expression à
tout ce qui détient à la perfection son essence : il est en acte. — Réciproquement, le signe le plus
clair qu’un acte est la perfection normale d’un être, c’est qu’il en est
capable, qu’il en a le pouvoir. On nomme donc en référence à elle tout ce qui
est appelé à une perfection donnée : il en est capable, il est en
puissance à cette perfection, dit-on, il a cette perfection ‘en puissance’.
Voilà les notions
assez communes pour définir le changement sans le présupposer ; c’est grâce à
elles qu’on l’assimile à d’autres réalités qui présentent du commun avec lui.
Ἡ τοῦ δυνάμει ὄντος ἐντελέχεια, ᾗ τοιοῦτον, κίνησίς ἐστιν. — Le changement, c’est la finalisation de ce qui est en
puissance, en tant que tel.[56]
Le génial de cette définition se
comprend bien, une fois familier avec les notions d’acte et de puissance comme deux
regards à porter sur tout être qui ne doive pas à lui seul son existence. Le
changement est un acte, c’est dire qu’il constitue plutôt la perfection d’un
être, non quelque imperfection pour lui ; changer, c’est se compléter, c’est
entrer en possession de la perfection de son être. C’est un bien, donc, un
grand bien. Mais la perfection appartient normalement… à un être parfait. L’originalité de cette perfection que constitue le changement, c’est de se trouver le fait
d’un être imparfait, auquel sa perfection due manque encore. Se réchauffer,
c’est le fait de l’eau froide ; guérir, c’est le fait d’un animal encore
malade. Par ailleurs, être tiède, à demi guéri, voilà des perfections…
imparfaites, mais non des changements. Le changement est la perfection d’un
être imparfait dans la mesure où il n’a pas renoncé à sa perfection ultime ;
c’est la finalisation, la réalisation actuelle de sa capacité à cette
perfection. Le réchauffement, c’est la réalisation, l’acte, de la
puissance que possède l’eau froide à être chaude.
Certes, pareille définition fait un peu
formule magique ou incantation pour des esprits peu férus d’abstraction. Elle
s’assimile mieux en la visitant chez un certain nombre de cas concrets.
L’esprit humain ne saisit justement une notion abstraite qu’en la tirant, en
l’abstrayant de plusieurs instances, car il n’atteint l’intelligible que
dans l’observation sensible. Aristote énumère donc quelques exemples spécifiques.
Tout revient en somme à ce que la perfection de qui est capable de faire
quelque chose, c’est de le faire : ainsi l’acte, la perfection
caractéristique de l’altérable, c’est l’altération factuelle ; celle du
crescible, c’est de croître ; du générable, la génération ; et ainsi de suite.
Le changement a un
sujet, il ne constitue pas une forme pure. La puissance dont il est l’acte
existe en ce mobile : c’est lui dont le changement représente l’acte,
c’est en lui qu’on en trouve la réalité. Tout de même, il dépend d’une cause
efficiente : le moteur qui réduit ce mobile en acte. Le changement
présente donc un rapport à la fois au mobile, dont il est la passion, et au
moteur, dont il est l’action. Là, Aristote saisit une particularité qui échappe
généralement : en soi, changer autre chose n’implique pas de changer soi-même
; le moteur n’est pas mû, du seul fait de mouvoir. De fait, tout moteur
matériel entre lui-même en changement du moment qu’il entraîne changement en
un mobile ; mais c’est du fait de devoir introduire ce changement moyennant un
contact qui donne au mobile l’occasion d’agir en retour sur lui. Mais ce changement
reçu du mobile en est un autre que
celui infligé au mobile. Par contre, c’est le même changement ou
mouvement qui est action chez le moteur et passion chez le mobile. C’est le
même enseignement qu’un professeur donne et que son étudiant reçoit ; c’est le
même coup que l’agresseur donne et que sa victime reçoit.
Au titre de changement accède en premier la génération, cas radical où une nouvelle substance commence à exister, sans
impliquer d’autre sujet commun avec une précédente que la matière première qui
auparavant revêtait la forme de cette dernière. S’y oppose la corruption, cas
inverse où cette substance cesse d’être, revient à la matière première, perd sa
forme substantielle.
Il faut mentionner ensuite le cas plus superficiel du changement
accidentel, où un sujet déjà existant, une substance, perd un accident pour en
acquérir un autre. Ce type de changement présente une différence
notable : il est progressif, il demande du temps, alors que la génération
et la corruption sont l’affaire d’un instant. C’est cette différence qui
mérita au changement accidentel un nom plus précis, celui de ‘mouvement’.
Le changement va nécessairement d’un opposé à un autre. La génération
et la corruption mettent en jeu les opposés absolument les plus forts :
l’affirmation et la négation, les contradictoires, bref l’être et le non-être.
Les mouvements, quant à eux, impliquent ce qui s’oppose le plus fortement à
l’intérieur d’un même genre : les contraires. Il y a donc autant
d’espèces de mouvements que de genres d’êtres ouverts à la contrariété. Cela exclut la
substance, qui n’a pas de contraire. Une substance
peut être ou ne pas être, donc être engendrée ou corrompue ; mais n’en contrarie
jamais une autre.
La relation non plus ne prête pas à
mouvement. Que l’un des relatifs change, cela
impliquera une relation différente pour son corrélatif, mais pas de changement
chez lui. Ainsi, quand un cousin meurt, son cousin cesse d’en être un, mais
sans changer pour autant ; un compte de banque qui est le double d’un autre
cesse de l’être et devient son égal, si l’autre double, mais sans pourtant
changer aucunement. La relation n’oppose pas assez fortement pour fonder un
mouvement.
Par le fait même, les attributions impliquant relation : la position et l’habitus,
ne fondent aucun mouvement non plus.
Paradoxalement, on ne trouvera non plus aucune ouverture au mouvement
dans l’action
et la passion, puisque le mouvement… ne change pas.
Le temps
non plus, qui en constitue la mesure ; une
mesure qui changerait ne garderait aucune aptitude à mesurer.
Il reste donc trois genres d’êtres susceptibles de mouvement, ceux qui
présentent de la contrariété stricte : la quantité, la qualité et le lieu,
qui offriront respectivement à la substance l’opportunité de croître, de
s’altérer et de se déplacer.
Le mouvement local est tellement familier que généralement personne ne
pense à s’en étonner et à lui chercher explication, à le réduire à d’autres
causes que son agent, sans prendre conscience que cela revient à convaincre
l’univers d’absurdité. Aristote a vu plus clair. Il a expliqué le mouvement
naturel par l’attraction de chaque chose pour sa quantité, sa qualité et son
lieu naturels, qui offrent au mieux les conditions de son bien, de son être, de
son existence. Les mouvements non-naturels, quant à eux, supposent quelque
violence, du fait de quelque moteur qui réduise à son propre bien cette chose
qu’il violente. Son explication laisse un mystère irrésolu, celui de la
projection, du mouvement qui se passe de contact ; les modernes proposeront
sans sourciller des influences à distance, sans contact, comme l’attraction
mutuelle des corps, mais c’est une absurdité qu’Aristote se refuse à concéder.
Il a de fait élaboré une autre explication du mouvement du projectile une fois
échappé au contact de son projecteur, basée sur la transmission de son
influence à l’air ambiant, mais elle non plus ne satisfait pas.
L’essence tout à fait spéciale de l’être
naturel, enseigne Aristote, tient à comporter un principe de changement et de
repos. Il aspire à être, n’étant d’abord qu’une matière purement potentielle.
Une fois engendré, il aspire à son être complet et parfait. D’abord trop petit
et incompétent en regard de ses opérations caractéristiques, il se trouve même
éventuellement ailleurs qu’où sa maintenance, sa croissance et sa qualification
peuvent s’assurer. Il a besoin de s’approcher de son essence comme accomplie
moyennant sa génération, puis un mouvement progressif, varié et
continu jamais définitivement terminé : déplacement, croissance,
altération.
Des faits et propriétés accompagnent par
suite son existence ; d’autres en donnent erronément l’impression.
Nécessairement composé, fait d’une matière, et d’une forme qui lui impose une
extension continue en des parties ordonnées, il se trouve divisible : ses
parties, si elles viennent à se séparer, deviennent chacune un être distinct.
Voilà qui l’ouvre sur la multiplicité, la pluralité, le nombre : les êtres
naturels se comptent, on peut leur assigner un nombre.
Cette division du corps continu, en
chacun de ses aspects : solide, superficie, ligne, et en chacune de ses
dimensions : longueur, largeur, profondeur, peut se poursuivre à l’infini.
En conséquence, le nombre présente une aptitude à augmentation infinie. Des
impressions inexactes en résultent : le monde naturel prend apparence
d’une réalité infinie occupant un espace principalement vide auquel correspondrait
un nombre infini pour le mesurer. Plutôt, l’infini répugne à l’existence. Et
la quantité toujours finie de l’être naturel le force aussi à se trouver
toujours quelque part, dans un lieu ; chaque moment de son mouvement correspond
à quelque instant d’un temps unique. Le naturaliste doit examiner ces
propriétés, vérifier leur existence, les définir, en mesurer la portée.
D’abord l’infini : aussi absurde
que paraisse son existence, il se voit manifestement impliqué par les réalités
naturelles. Comment y intervient-il au juste? La continuité des parties de
l’être mobile paraît l’appeler, mais, imparcourable, il rendrait impossible le
mouvement. Zénon a profité de ce fait pour multiplier contre lui les apories.
Beaucoup d’aspects de l’être mobile,
puisqu’il s’agit d’un corps, sont continus : sa grandeur, son mouvement,
son temps. D’où une capacité de division qui ne connaît aucun terme :
chaque partie peut infiniment se diviser en d’autres
plus petites, par un point, un moment, un instant. — De plus, chaque aspect
peut se prolonger infiniment dans le sens de l’une ou de l’autre de ses
extrémités : une grandeur prête toujours à une plus grande et l’univers
offre une capacité d’expansion apparemment infinie. De toute manière, tout
corps limité n’en implique-t-il pas un autre au-delà de lui, infiniment ?
Les mêmes apparences affectent le mouvement et le temps : le premier peut
toujours avoir commencé avant et se prolonger ensuite, infiniment ; il demande
d’avoir été précédé et d’être suivi par un autre, infiniment ; de même, le
temps se prolonge vers le passé et vers le futur, toujours sans connaître de
fin.
Aristote a fort à résoudre. Faut-il concéder l’existence de cet infini envahissant? Si oui,
comment traiter avec Zénon? Reconnaître l’absurdité d’un monde en mouvement et
le rejeter comme une funeste illusion trahirait l’évidence irrécusable de
l’observation sensible. Faudrait-il alors dénoncer, à la Descartes, le malin
génie qui nous a donné des sens capables de nous tromper si efficacement?
Platon voyait de l’infini dans les
essences des êtres naturels, car il situait leur essence dans un monde à part,
immatériel. Or rien ne limite, ne finit l’essence, la forme en tant que telle.
Elle ne connaît de finitude qu’incarnée dans une matière. Le blanc, par exemple,
est infiniment blanc ; il est blanc sans limite, sauf pour autant qu’il s’agit
d’une table blanche, d’un chandail blanc. Mais Platon a fait fausse
route : il n’y a pas de tel champ immatériel d’idées ; les formes
naturelles n’existent que concrètement, à l’intérieur même des êtres
matériels, auxquels elles fournissent leur manière concrète, individuelle
d’être. En définitive, dans le monde matériel, on ne trouve rien qui soit de
fait infini, qui soit infini en acte.
Tout corps est dans un lieu, et un lieu
est nécessairement fini, déterminé, comme il enveloppe et délimite son contenu.
Pour être quelque part, il faut avoir des limites ; et il faut une orientation
déterminée : le haut et le bas, la gauche et la droite, l’avant et l’arrière
constituent des positions déterminées.
Il est de la nature du nombre de se
compter, d’être nombrable. Or on ne peut compter complètement qu’un nombre
fini. L’infini ne pouvant se parcourir, un nombre existant est nécessairement
limité, fini, achevé. — Il n’existe pas non plus de corps réel infini, ni
infiniment un autre corps à l’extérieur de tout corps. Pour être touché par un
corps interne, on n’a pas besoin d’en toucher un externe. Il y a un corps qui
est le dernier, à la limite de l’univers, qui n’est lui en aucun lieu et a
simplement une position en regard des corps qu’il contient. Seule l’imagination
suggère l’inverse.
Le mouvement et le temps existant en
succession, il n’existe jamais tout à la fois de mouvement ou de temps
infini : le mouvement déjà fait et le passé n’existent plus, le mouvement
encore à faire et le futur n’existent pas encore. Ce qui existe du mouvement et
du temps est extrêmement limité : le moment, l’instant. Si limités en fait
qu’ils ne sont même pas du mouvement ni du temps. Car mouvement et temps
impliquent continuité, divisibilité, parties, ce qu’on ne trouve ni dans le
moment ni dans l’instant.
Il y a tout de même de l’infini dans l’univers naturel, mais un
infini en puissance. Les choses peuvent toujours être augmentées, éventuellement
augmentent infiniment, mais ne sont jamais de fait infiniment plus grandes ; à
tout moment elles sont finies, limitées. L’infini n’existe jamais comme une
réalité présente. Il n’a qu’un être très imparfait : une non-existence
encore, une existence en puissance qui, à l’opposé de ce qui se trouve
d’habitude en puissance, n’existera jamais tout entier en acte.
Les nombres et le temps peuvent toujours
être augmentés, mais ne se trouvent à aucun moment
augmentés infiniment.
Les grandeurs, le
mouvement, le temps peuvent toujours se diviser en parties plus petites :
mètre, décimètre, centimètre, millimètre… millénaire, siècle, année, jour,
heure…
C’est qu’il s’agit de réalités
continues. Pas simplement consécutives, dont les parties ne comporteraient pas
d’intermédiaires de même espèce, comme les unités d’un nombre, les grains d’un
chapelet. Pas simplement contiguës, dont les parties se toucheraient, comme
des maisons collées l’une sur l’autre, chacune avec son mur propre. Mais
continues, dont les extrémités des parties se confondent, qui ont pour limite
extrême la même.
De telles réalités ne peuvent avoir que
des parties virtuelles ; deux choses réelles, en acte, ne peuvent avoir en acte
la même partie ; dès qu’on divise un continu, ses parties ne sont plus
continues, mais au plus contiguës.
Il faut comprendre cette existence
seulement virtuelle de l’infini pour répondre à Zénon. Celui-ci croyait
démontrer l’impossibilité du mouvement en l’accusant d’obliger à parcourir
l’infinité des parties de la grandeur sur laquelle il a lieu : incapable
de franchir l’infinité des parties de la distance qui l’en sépare, le lièvre ne
pourrait joindre la tortue ; la flèche ne pourrait atteindre le talon
d’Achille. Mais de fait la grandeur à parcourir ne demande pas de venir à bout
de l’infinité de ses parties, puisque celles-ci ne sont que virtuelles. La
grandeur étant continue ne possède pas de parties en acte.
L’infini implique toujours de
l’imperfection, un aspect non fini. Il y a contradiction à en supposer un…
fini, qui existe totalement. Sauf en un autre sens, celui où Dieu est infini
dans son être et dans chacune de ses attributions : c’est que son être
n’implique aucune limite, ne manque de rien. L’infini dont il est question ici
se définit exactement par l’inverse : il aurait toujours quelque chose
au-delà de lui, il lui manque toujours quelque partie.
Une chose dont l’être mobile a
absolument besoin, c’est d’aboutir quelque part. Parce qu’il ne peut trouver
son repos, sa perfection, que dans un lieu approprié, doté des qualités
requises pour son maintien, son développement, sa reproduction. La chose est
immédiatement évidente, spécialement pour le vivant, qui clairement ne se
réalise pas aussi bien n’importe où. Le lieu est tellement lié à l’existence
naturelle qu’on parle pratiquement comme de synonymes du fait d’exister et de
se trouver quelque part, de n’être nulle part et de ne pas exister.
Mais l’essence précise du lieu ainsi
occupé est moins évidente, comme elle l’était aussi pour la nature et le
mouvement. Eux aussi, très certains quant à leur existence et quant à une
certaine conception confuse, résistaient à une définition précise au point de
décourager facilement le chercheur et de le jeter dans la bouderie : “ces
choses n’existent pas, ne se peuvent pas”.
Une chose est
absolument certaine : tout être naturel est quelque part, aucun n’est
nulle part. Même que le changement le plus évident et le premier observé chez
les choses naturelles est celui de leur lieu. Le philosophe de la nature ne se
contente cependant pas, comme Descartes[57], de cette intuition
confuse du lieu ; il en veut une conception précise. Et en cela comme dans le
reste, dès qu’on se met à examiner la question, on semble reculer ; ce qui
paraissait évident semble devenir douteux, on se met même à douter qu’un lieu
soit quelque chose de réel. Être
quelque part, cela veut-il vraiment dire quelque chose? Est-ce réalité ou
illusion? Le lieu d’une chose, est-ce autre chose que la chose même? Cela
existe-t-il séparément de cette chose qui s’y trouve? Le lieu d’une chose
naturelle, comme son mouvement, ne dépend-il pas de la fantaisie de son
observateur?
D’emblée, certaines
observations manifestent de manière frappante l’existence du lieu : 1° le remplacement : des choses
sortent de leur lieu et y sont remplacées par d’autres, cela montre que le lieu
est autre chose que les êtres qui s’y trouvent ; 2° le déplacement, qui consiste
justement à changer de lieu ; 3° l’attraction des choses naturelles pour le lieu où elles
trouvent au mieux les conditions de leur perfection.
Mais qu’est-ce que
c’est au juste que cette réalité d’existence si évidente? Dès qu’on essaie de
le préciser, le lieu veut s’échapper et donne l’impression que rien de spécial
ne mérite ce nom.
Ce ne peut pas être une réalité
matérielle qui coïncide avec son contenu, vu l’impénétrabilité absolue des
êtres matériels. Ce n’est rien — ni sa forme, ni sa matière — de son contenu,
puisqu’il en est indépendant, séparable, comme le remplacement, le déplacement
et la croissance le montrent.
Première évidence : un lieu contient, c’est une réalité en laquelle on est. Pour saisir la
nature véritable du lieu, il faudra comprendre cette manière de parler,
distinguer le lieu d’une multiplicité d’homonymes dont on dit aussi qu’on s’y
trouve, qu’on est en eux. Chaque fois qu’on donne une chose comme se trouvant en une autre, on n’en
donne pas immanquablement le lieu. On vise tantôt le tout, en lequel se
trouvent ses parties, ou les parties, en lesquelles se trouve leur tout ; ou le
genre, en lequel résident ses espèces, ou les espèces où on trouve leur genre ;
ou la matière, où se réalise la forme ; ou l’agent, en qui se trouve ultimement
le mobile, comme en ce qui initie son mouvement ; enfin, on vise souvent aussi
la fin, en quoi, ou en vue de quoi, les moyens sont mis en œuvre. Dans tous ces
cas, une réalité n’est déclarée ‘en’ une autre que par homonymie avec le lieu, qui appelle la chose
naturelle à résider ‘en’ lui. Il y a même manière de parler, du fait d’une certaine
ressemblance avec le lieu, seul, plus proprement, à contenir et mesurer ce qui
s’y trouve.
Le lieu présente des propriétés inséparables : il contient et, ce faisant,
limite ; il est indépendant, n’est rien de la réalité qu’il contient ; il comporte des qualités propres, une orientation particulière ; chose suprêmement caractéristique, il est immobile. Comme limite,
faut-il encore dire, le lieu propre n’est pas
plus petit, ni même plus grand que ce qu’il
circonscrit ; comme spécialement qualifié, il en offre un approprié à chaque chose naturelle.
Toutes ces constatations amènent à
écarter des candidats au titre de genre : le lieu n’est ni la forme, ni la
matière, ni rien de la chose qui se trouve en lui, puisqu’il en est
indépendant. Constat plus subtil : le lieu n’est pas non plus un
intervalle entre deux choses, un espace que son contenu occuperait.
On doit assimiler certaines précisions,
pour prendre nettement conscience que le lieu ne saurait être un espace, une
association de dimensions de… rien : lieu et contenu sont contigus,
non continus, puisqu’ils ne coïncident aucunement, le lieu ne faisant d’aucune
façon partie de son contenu ; ce n’est pas tout le corps contenant qui mérite
l’appellation de lieu, mais seulement sa limite interne extrême ; il
faut enfin distinguer entre mouvements par soi et par accident : on se
meut par soi quand on est activement à la recherche d’un autre lieu où on
trouvera mieux son bien, pas quand on ‘repose’ à l’intérieur d’autre chose qui
se meut.
Le discours familier sur le lieu fait
rejeter comme triviales les considérations d’Aristote. Elles sont pourtant
fondamentales pour résister à l’intimidation de la science moderne. À entendre
sans cesse parler comme si depuis Galilée, ou Descartes, ou Einstein, il était
‘prouvé que…’, la discussion commence toujours en concédant des absurdités qui
en entraînent d’autres. On perd l’assurance, l’aplomb requis pour résister aux
affirmations les plus stupides.
Qu’est donc le lieu, finalement ? La
limite interne extrême immobile du corps contenant. Le genre qui le
définit est ‘limite’. Pas ‘espace’, pas ‘intervalle’, malgré les apparences. Ce
n’est pas le contenu lui-même, manifestement, ni le contenant, qui déborde le
lieu et n’est pas nécessairement immobile. Que reste-t-il là alors ?
L’imagination suggère un espace, un intervalle, qui resterait là quand le lieu
se vide de son contenu ; ce qui le suggère à l’imagination est le fait que
souvent un contenu n’est pas tout de suite remplacé par un autre corps de même
nature ou de même densité. Mais cette solution imaginée est impossible. Les
réalités naturelles sont impénétrables, de sorte que la réalité d’un espace ne
pourrait coïncider avec celle d’un corps contenu. En outre, cet espace devrait
lui-même être quelque part, avoir son propre espace avec lequel il coïnciderait,
et ainsi à l’infini. De plus, comme il serait solidaire du corps contenant, il
se déplacerait avec lui, coïncidant ainsi avec d’autres espaces en quantité de
plus en plus grande, virtuellement infinie. En réalité, dans un lieu, il ne se
trouve rien d’autre que le corps qu’il contient, et les dimensions observées là
sont seulement celles de ce corps contenu. Un lieu qui se vide de son contenu,
se remplit au fur et à mesure d’un autre contenu qui porte avec lui sa propre
quantité et ses propres dimensions. C’est une attitude pratique qui porte à
négliger un corps moins dense, l’air par exemple, comme n’étant rien, comme
laissant le lieu vide ; pour qui veut agir, cela ne fait pas de différence de
penser le lieu vide ou plein d’air ; mais pour qui veut savoir, il y a toute la
différence entre le vrai et l’absurde.
Le lieu d’une chose représente
finalement une entité très simple : il est la limite du corps en
lequel cette chose se trouve. Il faut préciser néanmoins ce que cette
limite a de spécial, comment elle se distingue d’autres. Cette limite du corps
contenant, genre de l’essence du lieu, se différencie du corps contenant
lui-même par son immobilité. Le corps contenant, et ses limites avec lui,
peuvent se mouvoir, mais le lieu est immobile. Voilà encore qui pousse à
imaginer un espace là, qui soit immobile, d’autant plus que l’air même paraît
un tel espace, étant transparent et apparemment incorporel.
Mais cette immobilité signifie que la
limite du corps contenant ne se regarde pas comme aspect de celui-ci, mais
comme référence à une position précise à l’intérieur de l’univers, en rapport
avec son tout qu’on ne peut observer, décrire, mesurer précisément. Comme le
lieu ou la position d’un navire dans l’eau qui s’écoule se mesure d’après la rive
et l’ensemble du cours d’eau qui reste immobile. Le lieu, à parler exactement,
est propre à son contenu : deux contenus n’occupent pas le même lieu.
Mais pour manifester son immobilité, on préférera indiquer où se trouve une
chose en citant un lieu commun immobile plutôt qu’un lieu propre mobile. Le
lieu se distingue du vase, en somme. Ce dernier, contraste Aristote, figure un
lieu qui se déplace, alors qu’inversement le lieu se révèle un vase immobile.
Comme, en réalité, tout se déplace dans l’univers, le corps contenant dont on
prend la limite comme indication du lieu, se veut un mode de référence à une
position fixe dans l’univers total. Voilà l’aspect formel du lieu, et la
limite du corps contenant offre simplement la matière où se réalise cet aspect
formel.
Aristote ajoute une deuxième différence spécifique : ‘première’. Il
veut marquer que le lieu d’une chose, à proprement parler, en est le lieu
propre, qu’elle seule occupe. Et non un lieu commun, partagé avec d’autres
occupants.
Pour ne pas sombrer
dans l’absurdité et l’arbitraire en parlant du lieu, il faut toujours avoir à
l’esprit que la nécessité, dans la nature, s’impose principalement à partir du
bien, de la fin poursuivie. Ce sont les conditions du bien de chaque chose qui
rendent nécessaire que lui arrive ce qui lui échoit naturellement. Son lieu ne
fait pas exception. Fondamentalement, une chose naturelle tend vers un lieu ou
y repose parce qu’elle trouve en ce lieu les conditions de sa meilleure existence.
Plusieurs situations types s’ensuivent.
La plus simple : ces conditions
sont satisfaites dans le lieu où la chose est ; elle y repose alors, et ne
manifeste aucune inclination à en chercher un autre. La difficulté de changer
des habitudes où on se sent confortable illustre bien cette tendance au repos
de tout être déjà parfait.
Situation un peu plus active : ces
conditions de bien-être s’attachent à un autre lieu que celui où la chose se
trouve ; elle tend alors vers ce lieu de toutes ses énergies. Par exemple,
l’animal tombé à l’eau se débat à toute force pour retourner au lieu où il
trouvera de l’air à respirer, et non une eau qui le suffoque. L’observation se
fait plus facilement chez les vivants, mais elle vaut aussi pour les êtres
inanimés : la pierre en l’air tend à retourner au sol ; l’air ou l’eau
tendent à s’échapper de sous l’objet lourd qui les écrase. Voilà la motivation
la plus simple du mouvement et du repos.
Plus complexe : le bien se trouve
en un lieu, mais le corps enveloppant qui ‘représente’ ce lieu voyage ; il
faut ‘attacher’ la chose à ce lieu, et qu’elle y reste, malgré l’instabilité du
support immédiat. Par exemple, le bateau ancré dans le port ou au quai d’où
l’eau s’écoule ; il est ‘dans cette eau qui s’écoule’, mais ce n’est pas en
tant qu’elle s’écoule qu’elle fournit un lieu adéquat au bateau ; c’est plutôt
en tant qu’elle a telle position en relation au lieu commun : le fleuve,
le port. Car là se trouve son bien : sa maintenance en bon état, son
utilité.
Plus complexe encore : les
conditions de la meilleure existence voyagent, changent de lieu. La chose doit
donc changer de lieu, pour se trouver toujours dans celui qui possède ces
conditions de sa meilleure existence. Il s’agit d’un déplacement ‘par
accident’, comme dans le cas du vase : il est mieux, pour l’eau, de rester
dans le vase et de voyager avec lui, que de rester dans le même lieu, une fois
qu’il perd la capacité d’assurer son bien ; il est mieux, pour le marin, de
demeurer dans le navire, que dans le lieu strict et de s’y noyer ; pour l’être
terrestre, d’accompagner la terre où elle va, la terre elle-même restant dans
le lieu où son bien est assuré, qui ne demeue pas en permanence le même. De
même un homme, tout au long du jour, change de lieu pour trouver ailleurs les
conditions différentes de son bien du moment : la chapelle, la salle à
manger, la classe, la chambre et… la toilette.
Si on oublie la nécessité initiale
attachée au bien, la tentation sera de ne voir là que du relatif. L’eau se
pense toujours au même endroit, dans le vase ; l’observateur plus éloigné la
pense toujours en déplacement, puisque le vase change de lieu. L’homme se
pense toujours au même endroit, sur sa chaise ; l’observateur extérieur le voit
en déplacement, dans le train ; l’observateur plus extérieur encore le voit en
plus grand déplacement, sur la terre ; l’alien, de plus loin, le
regarde accompagner son système solaire. Mais à chaque moment, il se trouve en
un lieu immobile, position fixe en fonction de l’univers matériel.
À bien comprendre que
le lieu est limite, et non corps, on échappe à toutes les objections que
faisait surgir le fait de le comprendre comme un intervalle, un espace qui
coïnciderait avec le corps localisé. On comprend par exemple que le lieu n’a
pas à grandir avec les corps en croissance ; plutôt ces corps changent de lieu,
sortent de leur lieu : la limite du corps qui les contient en devient une
autre, plus à même de satisfaire leur besoin.
Le point, étant
simple, n’étant pas un corps, ne peut pas se contenir en une limite qui soit
autre que lui, le lieu étant par essence égal au corps contenu. Seuls les corps
ont un lieu et le point n’en est pas un. Le point ne représente d’ailleurs pas
une réalité naturelle, mais une fiction de l’imagination ; il n’y a pas à se
surprendre qu’il ne se soumette pas aux nécessités qui s’imposent à tout être
naturel.
Le lieu n’étant pas conçu comme
comportant des dimensions, il n’y a plus à craindre qu’il compénètre le corps
qu’il contient.
Le lieu se trouve de fait ‘quelque
part’, mais pas comme en un lieu. La limite du corps contenant est en ce corps
même comme sa propre limite, à la manière dont le point ou la ligne ou la
surface sont en ce qu’ils délimitent, ce qui est autre chose que de résider en
un lieu. On a signalé déjà que se trouver ‘en’ s’attribue à de
multiples homonymes, et pas seulement au localisé[58].
L’homme d’aujourd’hui s’étonnera qu’on parle de lieu comme d’un aspect
fondamental de l’être naturel. S’en tenant à une conception éthérée du
lieu : simple relation de position en référence à deux axes arbitrairement
désignés, le moderne perd même la signification naturelle du mouvement, marque
spécifique de l’être naturel ; la nature même devient pour lui chose absurde.
Les choses naturelles se déplacent toutes, oui, mais pourquoi? Si ce
n’est pas que toutes ont un lieu privilégié où trouver la réalisation de leur
être initialement imparfait, leur mouvement ne reste plus que la conséquence
bêtement nécessaire de leur matérialité ou de chocs fortuits. De fait, les
choses naturelles puisent tout le sens de ce qui leur est nécessaire dans leur
fin, leur perfection, leur bien. En outre, le mouvement local constitue un
fondement sous-jacent à la croissance et à l’altération. Lui retirer son sens
jette aussi les deux autres mouvements dans l’absurdité de la nécessité purement
matérielle.
Ultimement, quel est le lieu du monde entier? Il n’en a pas, n’étant
limité par aucun corps extérieur. Alors comment se déplace-t-il? Où se va-t-il?
Il ne se déplace pas comme tel, ce sont ses parties qui le font à l’intérieur
de lui.
Le plein et le vide
représentent des notions voisines du lieu. Les trois sont en fait la même
chose, le plein et le vide étant encore le lieu, simplement désigné par le fait
que sa propriété de contenir se trouve réalisée ou non.
On pense au vide comme on pense à
l’espace, pour comprendre la possibilité et la signification du déplacement.
Aristote enracine toute explication pertinente dans le bien qu’il y a à se
déplacer et allègue le bien qu’il y a pour chaque chose à se trouver en son
lieu, suivant des qualités de ce lieu en affinité aux conditions du bien de son
contenu.
Mais à répugner à la finalité en la
nature, et à chercher une plus grande certitude de sa connaissance en la
mathématisant, en faisant abstraction de conditions matérielles d’existence
difficiles à mesurer, on finit par trouver de l’attrait à des hypothèses aussi
manifestement invraisemblables à première vue que l’espace et le vide.
Le vide serait un lieu sans aucun corps
à l’intérieur de lui. Il rendrait ainsi possible, il serait en fait
indispensable au déplacement, laissant une place à occuper pour le corps qui
se déplace. Sans vide devant lui, le corps ne semble pas pouvoir avancer,
puisque les corps sont impénétrables. En outre, la raréfaction interne des
corps paraît tout autant impossible, s’il n’y a pas quelque vide interstitiaire
à occuper. De même, l’alimentation et la croissance paraissent réclamer le
vide, toujours pour éviter la compénétration des corps. Aristote contre toutes
ces finasseries encore issues plus de l’imagination que de l’intelligence.
Dans le vide, le déplacement n’a aucune
signification : rien ne peut lui offrir une fin, car aucune position n’est
meilleure qu’une autre, le vide étant dépourvu de toute qualité ou différence.
Dans le vide, donc, on serait forcément au repos. Ou même pas, puisqu’il n’y
aurait aucun sens à rester là où rien ne peut assurer son bien. Dans le vide,
le repos n’a pas plus de sens que le déplacement.
Et si par impossible on est supposé en
mouvement, il n’y aura donc jamais de repos, puisqu’il n’y aurait aucune de
raison de s’arrêter, tout étant pareil, rien n’offrant résistance ni
accomplissement. C’est de fait ce que les modernes ont fini par croire, en formant
cette fiction du vide : un corps en mouvement dans le vide ne s’arrêtera
jamais.
Autre conséquence : la vitesse d’un
corps mû dans le vide serait infiniment supérieure, sans aucune proportion,
avec sa vitesse en lieu non vide, aucune résistance ne limitant son
déplacement. — Et encore : dans le vide, tout se déplacerait pareillement
et à même vitesse, car rien ne viendrait affecter la vitesse du mobile. Le tout
sonne absurde.
Le vide n’est rien ; il ne peut donc pas
se retirer, comme l’eau, pour laisser la place à un corps qui s’introduit en
son lieu et ne pas se trouver en même temps au même lieu. Le corps qui entre
dans le vide s’y trouvera donc en coïncidence avec ce vide, comme un cube de
bois qui dédoublerait un cube d’eau. Le lieu vide ne cesserait pas même de
l’être en se remplissant ! Mais c’est impossible : le cube de bois
est autre chose que ses accidents : il n’est pas ses qualités sensibles ni
sa grandeur ; à supposer que par impossible on l’en dépouille, qu’aura-t-il de
différent que ce vide dont on parle?
Qu’il y ait du vide, ou que le lieu soit
un espace enlève la nécessité pour un corps de se trouver en un lieu. Puisque cela ne lui donne rien : il a déjà ses propres dimensions
; si le lieu n’est que ces dimensions-là sans rien d’autre, être dans un lieu
ne sera pas autre chose que d’être.
Sans vide intérieur,
imagine-t-on, tout mouvement est impossible : le déplacement, parce qu’il
exigerait que tout se meuve simultanément ; tous les autres, parce qu’ils
exigeraient que tout changement soit compensé par un changement inverse
simultané.
En fait, aucune des deux interprétations
possibles du vide intérieur : des trous distincts du plein, des
dimensions vides pénétrant tout le corps, ne tient la route. Le voir comme des
trous dans les corps rencontre les mêmes difficultés que le
vide extérieur. Par ailleurs, imaginer un vide compénétrant ne rendra compte que d’un mouvement vers le
haut, le rare se trouvant léger. Et le vide ne sera plus un lieu, mais la cause
du mouvement, en faisant le corps léger. Mais il faudra alors que le vide se meuve, et donc qu’il ait un lieu ;
or c’était supposé être lui le lieu. Il faudra ensuite que le vide tende vers
un ailleurs qui soit vide, ce qui est absurde. Finalement, le vide ne peut se
déplacer. Et s’il le pouvait, ce serait à une vitesse sans proportion.
L’être naturel, qui se caractérise par
le fait d’atteindre la perfection de son être à travers le changement, non
seulement connaît son mouvement et son repos quelque part, mais aussi en un
temps.
Pas de nature, pas de choses naturelles,
pas de phénomène naturel sans temps. Encore une fois, il s’agit d’une réalité
extrêmement familière, intime même. À tout propos, en tout projet, en toute
action et en tout ce qui arrive, le temps intervient. On vérifie sans cesse
quel temps cela va prendre, si on en aura assez, comment le temps va passer. Et
pourtant, là aussi, dès qu’on essaie d’en saisir la notion, de se représenter
ce qu’il est, on n’y arrive pas et la tentation vient de penser que peut-être,
somme toute, le temps n’existe pas et n’est qu’une fiction de notre
imagination. On cite toujours à ce propos le constat de saint Augustin :
Quid est tempus? Si nemo a me quaerat, scio ; si quaerenti explicare velim,
nescio! — Qu’est le temps? Si personne ne me le demande, je le sais ; si je veux
l’expliquer à qui me le demande, je ne le sais plus![59]
Voilà encore un point où on croit
généralement que les anciens n’ont rien compris et dont on commence seulement
avec la science moderne à se faire une idée un peu juste. Entre autres choses,
on prétend souvent que la connaissance du temps dépend bien plus des
mathématiques et de calculs compliqués que de réflexion philosophique.
Our knowledge of time as of space owes more to the labours of
mathematicians and physicists than to those of professed philosophers.[60]
Aristote aborde la question du temps, et
de l’instant, sa limite, de la même manière que celle du lieu : il soumet
d’abord à un examen dialectique le jugement à porter sur son existence et sur
son essence.
Il est tout d’abord extrêmement difficile de décrire comment existe le temps, sous quelle forme o