Commentaire du Livre des Sens et des Sensations d’Aristote

Commentaire du traité de la mémoire et de la réminiscence d’Aristote

 

Par saint Thomas d’Aquin

 

Tractatus I ─ Sententia Libri De sensu et sensato

Tractatus II ─ De memoria et reminiscencia

Thomae Aquinatis op

Prologue : Traduction Alain Blachair 2019

© Le reste du livre Georges Comeau 2019

 

 

Edition numérique https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique 2019

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

 

 

Introduction aux deux traités 2

Leçon 1 ─ [Principe de la division des sciences] 2

Traité 1 – Sur le sens externe et la sensation, commentaire de saint Thomas 17

Leçon 2 ─ Les sens et les diverses catégories d’animaux. 17

Leçon 4 ─ Opinion de Démocrite sur la vision (Traduction Georges Comeau, 2019) 36

Leçon 5 ─ Blessures aux yeux ; correspondance entre les sens et les éléments (Traduction Georges Comeau, 2019) 44

Leçon 6 ─ Rapport entre la couleur et la lumière (Traduction Georges Comeau, 2019) 53

Leçon 7 ─ La génération et le mélange des couleurs (Traduction Georges Comeau, 2019) 62

Leçon 8 ─ La couleur n’est pas une émanation (Traduction Georges Comeau, 2019) 69

Leçon 9 ─ Les causes de la diversité des saveurs (Traduction Georges Comeau, 2019) 76

Leçon 10 ─ La saveur dépend de la terre, du sec et de l’humide (Traduction Georges Comeau, 2019) 83

Leçon 11 ─ Erreurs de Démocrite au sujet de la saveur (Traduction Georges Comeau, 2019) 93

Leçon 12 ─ Théorie de l’odeur; sa relation avec la saveur (Traduction Georges Comeau, 2019) 101

Leçon 13 ─ Les différentes espèces d’odeur (Traduction Georges Comeau, 2019) 109

Leçon 14 ─ L’odeur chez les animaux inférieurs, et autres questions (Traduction Georges Comeau, 2019) 116

Leçon 15 ─ L’odeur chez les animaux inférieurs, et autres questions (Traduction Georges Comeau, 2019) 125

Leçon 16 ─ L’action de l’objet sensible sur le milieu et autres questions (Traduction Georges Comeau, 2019) 134

Leçon 17 ─ Peut-on percevoir plusieurs choses à la fois? (Traduction Georges Comeau, 2019) 147

Leçon 18 ─ Existe-t-il un temps imperceptible? (Traduction Georges Comeau, 2019) 155

Leçon 19 ─ Rien n’échappe à nos sens, sauf l’indivisible. (Traduction Georges Comeau, 2019) 163

Traité 2 ─ Traité de la mémoire et de la réminiscence_ 171

Leçon 1 ─ Qu’est-ce que la mémoire? (Traduction Georges Comeau, 2019) 172

Leçon 2 ─ À quelle partie de l’âme appartient la mémoire? (Traduction Georges Comeau, 2019) 179

Leçon 3 ─ Comment se produit la mémoire. (Traduction Georges Comeau, 2019) 188

Leçon 4 ─ Différences entre la réminiscence et la mémoire. (Traduction Georges Comeau, 2019) 197

Leçon 5 ─ La réminiscence et les associations d’idées. (Traduction Georges Comeau, 2019) 202

Leçon 6 ─ Différence entre la réminiscence et le réapprentissage. (Traduction Georges Comeau, 2019) 209

Leçon 7 ─ Le temps et la réminiscence. (Traduction Georges Comeau, 2019) 216

Leçon 8 ─ Diffence entre la mémoire et la réminiscence. (Traduction Georges Comeau, 2019) 222

 

 

 

Textum Taurini 1949 editum
ac automato translatum a Roberto Busa SJ in taenias magneticas
denuo recognovit Enrique Alarcón atque instruxit

Prologue : Traduction Alain Blachair 2005.

© Martine Chifflot et Martine Ramet, 2010

Introduction aux deux traités

Lectio 1

Leçon 1[1] ─ [Principe de la division des sciences]

Traduction et notes par Alain Blachair, 2005

[81158] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 1 Sicut philosophus dicit in tertio de anima, sicut separabiles sunt res a materia, sic et quae circa intellectum sunt. Unumquodque enim intantum est intelligibile, inquantum est a materia separabile. Unde ea quae sunt secundum naturam a materia separata, sunt secundum seipsa intelligibilia actu: quae vero a nobis a materialibus conditionibus sunt abstracta, fiunt intelligibilia actu per lumen nostri intellectus agentis. Et, quia habitus alicuius potentiae distinguuntur specie secundum differentiam eius quod est per se obiectum potentiae, necesse est quod habitus scientiarum, quibus intellectus perficitur, etiam distinguantur secundum differentiam separationis a materia; et ideo philosophus in sexto metaphysicorum distinguit genera scientiarum secundum diversum modum separationis a materia. Nam ea, quae sunt separata a materia secundum esse et rationem, pertinent ad metaphysicum; quae autem sunt separata secundum rationem et non secundum esse, pertinent ad mathematicum; quae autem in sui ratione concernunt materiam sensibilem, pertinent ad naturalem.

Prologue : Comme le dit le Philosophe[2] dans le livre III du Traité de l’âme[3], c’est de la manière dont les choses se séparent de la matière qu’elles se rapportent à l’intellect. Tout ce qui est intelligible l’est dans la mesure où il est séparable de la matière. Il suit de là que ce qui est par nature séparé de la matière, est aussi par soi-même intelligible en acte, alors que ce qui est abstrait par nous des conditions matérielles devient intelligible en acte par la lumière de notre intellect agent. Parce que les habitus[4] de chaque puissance se distinguent spécifiquement conformément à la différence de ce qui constitue l’objet propre[5] [de cette puissance], il est nécessaire que ceux qui constituent les sciences[6], qui portent l’intellect à sa perfection, se distinguent eux aussi conformément aux différentes manières dont [leurs objets] sont séparés de la matière ; et c’est pourquoi le Philosophe, au sixième livre des Métaphysiques[7], distingue les genres de science selon les diverses manières [dont leurs objets] sont séparés de la matière. En effet, ceux qui sont séparés de la matière en réalité et selon la raison relèvent du métaphysicien, ceux qui sont séparés selon la raison et ne le sont pas en réalité relèvent du mathématicien, ceux qui selon leur notion concernent la matière sensible, relèvent du philosophe de la nature[8].

[La division de la science de la nature]

[81159] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 2 Et sicut diversa genera scientiarum distinguuntur secundum hoc quod res sunt diversimode a materia separabiles, ita etiam in singulis scientiis, et praecipue in scientia naturali, distinguuntur partes scientiae secundum diversum separationis et concretionis modum. Et quia universalia sunt magis a materia separata, ideo in scientia naturali ab universalibus ad minus universalia proceditur, sicut philosophus docet primo physicorum. Unde et scientiam naturalem incipit tradere ab his quae sunt communissima omnibus naturalibus, quae sunt motus et principium motus, et demum processit per modum concretionis, sive applicationis principiorum communium, ad quaedam determinata mobilia, quorum quaedam sunt corpora viventia: circa quae etiam simili modo processit distinguens hanc considerationem in tres partes. Nam primo quidem consideravit de anima secundum se, quasi in quadam abstractione. Secundo considerationem facit de his, quae sunt animae secundum quamdam concretionem, sive applicationem ad corpus, sed in generali. Tertio considerationem facit applicando omnia haec ad singulas species animalium et plantarum, determinando quid sit proprium unicuique speciei. Prima igitur consideratio continetur in libro de anima. Tertia vero consideratio continetur in libris quos scribit de animalibus et plantis. Media vero consideratio continetur in libris, quos scribit de quibusdam, quae pertinent communiter, vel ad omnia animalia, vel ad plura genera eorum, vel etiam ad omnia viventia, circa quae huius libri est praesens intentio.

Et, de même que les divers genres de sciences se distinguent conformément aux différentes manières dont les réalités sont séparables de la matière, de même les différentes parties de chaque science, et en particulier de la science de la nature, se distinguent selon les différents modes de séparation ou de concrétisation [de leurs objets]. Parce que ce qui est universel est à un plus haut point séparé de la matière, la science de la nature va de ce qui est universel à ce qui l’est moins, comme le philosophe l’enseigne dans le premier livre des Physiques[9]. C’est pourquoi il commence l’exposition de la science de la nature en débutant par ce qui est le plus commun à tous les êtres naturels, le mouvement et son principe, et qu’ensuite il avance[10] par voie de concrétisation, c’est à dire d’application des principes communs à certains [êtres] mobiles déterminés, dont certains sont les corps vivants : à leur propos aussi, il progresse en divisant leur étude en trois parties. En premier lieu, il étudie en effet l’âme en elle-même, d’une manière presque abstraite. Il étudie en deuxième lieu ce qui appartient à l’âme envisagée d’une manière concrète, c’est à dire en relation avec le corps, mais d’une manière générale. Il étudie ensuite les espèces singulières de plantes et d’animaux en leur appliquant tout ceci et en déterminant ce qui est propre à chaque espèce. C’est donc le Traité de l’âme qui contient la première de ces enquêtes, alors que la troisième est contenue dans les livres qu’il a écrits sur les animaux[11] et les plantes[12]. La seconde est contenue dans les livres qu’il a écrits sur certains sujets qui concernent en commun tous les animaux, plusieurs de leurs genres, ou même tous les vivants : l’intention présente de ce livre se rapporte à cette enquête.

[81160] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 3 Unde considerandum est, quod in secundo de anima quatuor gradus viventium determinavit. Quorum primus est eorum quae habent solam partem animae nutritivam per quam vivunt, sicut sunt plantae. Quaedam autem sunt, quae cum hoc habent etiam sensum sine motu progressivo, sicut sunt animalia imperfecta, puta conchylia. Quaedam vero, quae habent insuper motum localem progressivum, sicut animalia perfecta, ut equus et bos. Quaedam vero insuper intellectum, sicut homines. Appetitivum enim, quamvis ponatur quintum genus potentiarum animae, non tamen constituit quintum gradum viventium, quia semper consequitur sensitivum.

C’est pourquoi il faut considérer que, dans le livre II du Traité de l’âme[13], il a déterminé quatre degrés parmi les êtres vivants. Le premier d’entre eux est celui des êtres qui possèdent seulement la partie nutritive de l’âme, qui les fait vivre : ainsi en est-il des plantes. Il en est certains qui, en plus de cela, ont aussi le sens sans le mouvement de déplacement, comme c’est le cas des animaux imparfaits, par exemple les coquillages, alors que d’autres possèdent en outre le mouvement local progressif, comme les animaux parfaits, par exemple le cheval et le bœuf. Certains, d’autre part, ont en plus l’intellect, comme les hommes. Les facultés désirantes[14], bien qu’elles soient posées comme un cinquième genre de puissance de l’âme, ne constituent pourtant pas un cinquième degré des êtres vivants, parce qu’elles résultent toujours des facultés perceptives[15].

[81161] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 4 Horum autem, intellectus quidem nullius partis corporis actus est, ut probatur tertio de anima: unde non potest considerari per concretionem, vel applicationem ad corpus vel ad aliquod organum corporeum. Maxima enim concretio eius est in anima: summa autem eius abstractio est in substantiis separatis. Et ideo praeter librum de anima Aristoteles non fecit librum de intellectu et intelligibili: vel si fecisset, non pertineret ad scientiam naturalem, sed magis ad metaphysicam, cuius est considerare de substantiis separatis. Alia vero omnia sunt actus alicuius partis corporis: et ideo eorum potest esse specialis consideratio per applicationem ad corpus, vel organa corporea, praeter considerationem quae habita est de ipsis in libro de anima.

L’une de ces choses, l’intellect précisément, n’est l’acte d’aucune partie du corps[16], comme cela est prouvé au livre III du Traité de l’âme[17] : on ne peut donc l’étudier en concrétisant [ce qu’on en sait] ou en l’appliquant au corps ou à un organe corporel quelconque. Sa réalisation la plus concrète se trouve dans l’âme[18], la plus abstraite au contraire dans les substances séparées[19]. Et c’est pourquoi Aristote n’a pas composé de livre sur l’intellect et l’intelligible en dehors du Traité de l’âme : autrement, s’il l’avait fait, ce livre ne ressortirait pas de la science de la nature, mais plutôt de la métaphysique, à laquelle il appartient d’étudier les substances séparées. Toutes les autres facultés au contraire sont des actes d’une certaine partie du corps, et il est donc possible de les étudier en particulier dans leur union concrète avec le corps ou avec un organe corporel, après les avoir étudiées [abstraitement] dans le Traité de l’âme.

[81162] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 5 Oportet ergo huiusmodi considerationem mediam in tres partes distingui: quarum unum contineat ea, quae pertinent ad vivum, inquantum est vivum: et hic continetur in libro quem scribit de morte et vita, in quo etiam determinat de respiratione et expiratione, per quae in quibusdam vita conservatur; et de iuventute et senectute, per quae diversificatur status vitae. Similiter autem et in libro qui inscribitur de causis longitudinis et brevitatis vitae et in libro quem fecit de sanitate et aegritudine, quae etiam pertinent ad dispositionem vitae, et in libro quem dicitur fecisse de nutrimento et nutribili, qui duo libri apud nos nondum habentur. Alia vero pertineat[20] ad motivum: quae quidem continentur in duobus: scilicet in libro de causa motus animalium, et in libro de progressu animalium, in quo determinatur de partibus animalium opportunis ad motum. Tertia vero pertinet ad sensitivum. Circa quod considerari potest, et id quod pertinet ad actum interioris, vel exterioris sensus; et quantum ad hoc consideratio sensitivi continetur in hoc libro, qui inscribitur de sensu et sensato; idest de sensitivo et sensibili, sub quo etiam continetur tractatus de memoria et reminiscentia. Et iterum, ad considerationem sensitivi pertinet id, quod facit differentiam circa sensum in sentiendo, quod per somnum et vigiliam determinavit in libro quod inscribitur de somno et vigilia.

Il faut donc diviser l’enquête intermédiaire qui porte sur ce genre de choses en trois parties : l’une d’entre elles comprend ce qui concerne le vivant en tant que vivant : cela est contenu dans le livre qu’il écrivit sur la mort et la vie[21], dans lequel il détermine également ce qui touche à l’inspiration et à l’expiration, qui maintiennent en vie certains êtres, dans le livre sur la jeunesse et la vieillesse[22], qui constituent des états distincts du vivant. Il en est de même dans le livre qui est intitulé sur les causes de la longueur et de la brièveté de la vie[23], dans le livre qu’il a composé sur la santé et la maladie[24], qui concernent tous deux les dispositions de la vie, ainsi que dans le livre qui lui est attribué sur la nutrition et l’aliment[25], livres que nous ne possédons pas encore pour ces deux derniers. Une autre partie concerne les facultés motrices ; elle est contenue dans deux livres : celui qui porte sur la cause du mouvement des animaux[26], et l’autre sur la marche des animaux[27], dans lequel il détermine ce qui touche aux parties des animaux propres au mouvement. La troisième partie concerne la sensibilité. A ce propos, on peut étudier ce qui se rapporte à l’acte du sens intérieur ou à celui du sens extérieur ; en ce qui concerne ce dernier, l’étude de la sensibilité est contenue dans ce livre qui est intitulé De la sensation et du sensible, c’est à dire sur la sensibilité et le sensible, lequel contient également le traité sur la mémoire et la réminiscence[28]. Et enfin, à l’étude de la sensibilité appartient aussi ce qui crée une différence pour le sens dans l’acte de sentir, ce qu’il montre par le sommeil et la veille, dans le livre qui porte ce titre[29].

[81163] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 6 Sed quia oportet per magis similia ad dissimilia transire, talis videtur esse rationabiliter horum librorum ordo, ut post librum de anima, in quo de anima secundum se determinatur, immediate sequatur hic liber de sensu et sensato, quia ipsum sentire magis ad animam quam ad corpus pertinet: post quem ordinandus est liber de somno et vigilia, quae important ligamentum et solutionem sensus. Deinde sequuntur libri qui pertinent ad motivum, quod est magis propinquum sensitivo. Ultimo autem ordinantur libri qui pertinent ad communem considerationem vivi, quia ista consideratio maxime concernit corporis dispositionem.

Mais parce qu’il faut aller au plus dissemblable par l’intermédiaire du plus semblable[30], l’ordre rationnel de ces livres semble être celui ci : après le Traité de l’âme, où est établi ce qui se rapporte à l’âme en elle-même, vient immédiatement le présent livre De la sensation et du sensible, parce que l’acte de sentir lui-même appartient plus à l’âme qu’au corps ; après celui-ci, il faut placer le traité Du sommeil et de la veille, parce que ces états causent la paralysie des sens et leur fin[31]. Viennent ensuite les livres relatifs aux facultés motrices, qui sont plus proches des sens. Sont placés en dernier les livres qui se rapportent à l’étude de ce qu’il y a de commun à tout ce qui vit, parce que cela concerne surtout la disposition du corps.

 

 

[Plan du traité et du prologue]

Traduction du texte d’Aristote, par Guillaume de Moerbeke

Traduction du texte de Guillaume de Moerbeke, par Alain Blachair[32]

Quoniam autem de anima secundum ipsam determinatum est et de uirtute qualibet ex parte ipsius, consequens est facere considerationem de animalibus et uitam habentibus omnibus, que sunt proprie et que communes operationes eorum. Que igitur dicta sunt de anima subiciantur, de reliquis autem dicamus, et primum de primis.

Or, puisque l’on a déterminé ce qu’il en est de l’âme en elle-même et de chacune de ses facultés du point de vue de l’âme, la suite est de procéder à l’étude des animaux et de tous les êtres qui possèdent la vie, de leurs opérations propres, et de celles qui sont communes. Ce qui a été dit de l’âme étant donc supposé, nous parlerons du reste, et premièrement de ce qui vient en premier.

Videntur autem maxime, et communia et propria animalium, communia esse et corporis et anime.

Ce qu’il y a de plus important [dans ce domaine], de commun et de propre aux animaux semble être ce qui est commun au corps et à l’âme.

Puta sensus et memoria, et ira et desiderium et omnino appetitus, et cum hiis gaudium et tristicia ; et enim hec fere insunt omnibus animalibus. Cum hiis autem hec quidem omnium sunt uita participancium communia, hec uero animalium quibusdam. Existant autem horum maxima quatuor coniuga numero, uelut uigilia sompnus, et iuuentus et senectus, et respiratio et exspiratio, et uita et mors ; de quibus considerandum quid est unumquodque ipsorum et quibus pro causis accidit. Verum phisici est et de sanitate et infirmitate prima inuenire principia.

Par exemple : le sens et la mémoire, la colère, le désir et tout appétit, et avec eux la joie et la tristesse ; tout ceci appartient en effet ordinairement à tous les animaux. Outre ces caractères, certains sont communs à tous les êtres participant à la vie, d’autres au contraire à certains animaux [seulement]. Il en existe de plus importants qui forment des paires au nombre de quatre, ainsi la veille et le sommeil, la jeunesse et la vieillesse, l’inspiration et l’expiration, la vie et la mort ; il faut étudier à leur propos ce qu’est chacune d’entre eux, et les causes qui le provoquent. C’est aussi au philosophe de la nature[33] qu’il appartient de découvrir les premiers principes de la santé et de l’infirmité.

Nec enim sanitatem nec infirmitatem possibile fieri carentibus uita. Quare fere phisicorum plurimi et medicorum qui magis philosofice artem prosecuntur, hii quidem finiunt ad ea que de medicina, hii uero ex hiis que de natura incipiunt de medicina.

Ni la santé ni la maladie ne peuvent se produire en ce qui ne possède pas la vie. C’est pourquoi beaucoup de philosophes de la nature finissent par ce qui concerne la médecine, alors que les médecins qui exposent leur art de la manière la plus philosophique commencent à traiter de la médecine en débutant par ce qui appartient à l’étude de la nature.

Quod autem omnia dicta communia sint anime et corporis, non inmanifestum est. Omnia enim hec quidem cum sensu accidunt, hec uero per sensum ; quedam autem hec quidem passiones huius entes existunt, hec uero habitudines, hec autem conseruationes et salutaria, hec uero corruptiones et priuationes. Sensus autem quoniam per corpus insit anime, manifestum et per sermonem et absque sermone.

Que tout ce qui vient d’être dit soit commun à l’âme et au corps ne manque pas d’évidence. Tous ces caractères se produisent soit avec la sensation, soit en raison de la sensation ; certains existent à titre d’altération de la sensation, d’autres de disposition, d’autres afin de la conserver, d’autres pour la guérir, d’autres au contraire à titre de corruption ou de privation. Que la sensation appartienne à l’âme en raison du corps, c’est évident tant par le discours que sans le discours[34].

 

 

 

Commentaire de saint Thomas

 

Traduction et notes par Alain Blachair, 2005

[81164] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 7 Hic igitur liber, qui de sensu et sensato inscribitur, primo quidem in duas partes dividitur, in prooemium et tractatum, quod incipit, ibi, sed de sensu et sentire. Circa primum duo facit. Primo manifestat suam intentionem, ostendens de quibus sit tractandum. Secundo assignat rationem, quare necessarium est de his tractari, ibi, videntur autem maxima[35]. Dicit ergo primo iam determinatum esse in libro de anima, de anima secundum seipsam, ubi scilicet animam definivit. Iterum consequenter determinatum est de qualibet virtute et potentia eius: sed hoc dico ex parte ipsius. Cum enim potentiae animae, praeter intellectum, sint actus quarumdam partium corporis, dupliciter de his considerari potest: uno modo secundum quod pertinent ad animam, quasi quaedam potentiae vel virtutes eius; alio modo ex parte corporis. De ipsis ergo potentiis animae ex parte ipsius animae determinatum est in libro de anima, sed nunc consequens est facere considerationem de animalibus, et omnibus habentibus vitam: quod addit propter plantas determinando scilicet quae sunt operationes eorum propriae scilicet singulis speciebus animalium et plantarum. Et quae communes, scilicet omnibus viventibus, vel omnibus animalibus, vel multis generibus eorum, illa igitur quae dicta sunt de anima subiiciantur vel supponantur, idest utamur ipsis in sequentibus, tamquam suppositionibus iam manifestis. De reliquis autem dicamus, et primum de primis, id est primo de communibus, et postea de propriis. Iste enim est debitus ordo scientiae naturalis, ut determinatum est in principio libri physicorum[36].

Ce livre donc, intitulé De la sensation et du sensible, se divise précisément en deux parties, le prologue et le traité, qui commence par ces mots : Mais, en ce qui concerne le sens. En ce qui concerne la première de ces parties, Aristote fait deux choses. Il manifeste tout d’abord son intention en montrant de quoi il va traiter. En second lieu, il donne la raison pour laquelle il est nécessaire de traiter de cela, lorsqu’il dit : Ce qu’il y a de plus important. Il dit donc premièrement que ce qui concerne l’âme en elle-même a été déterminé dans le Traité de l’âme, où il a défini celle-ci. A été également déterminé par voie de conséquence ce qui concerne chacune de ses facultés et de ses puissances, mais je dis que cela fut déterminé du point de vue de l’âme. Puisque, en effet, les facultés de l’âme, autres que l’intellect, sont les actes de certaines parties du corps, elles peuvent être étudiées de deux manières : d’une première manière en tant qu’elles concernent l’âme, en tant qu’elles sont ses facultés ou puissances ; d’une autre manière, du point de vue du corps. Ce qui concerne les facultés de l’âme, du point de vue de celle-ci, a donc été déterminé dans le Traité de l’âme, et il faut maintenant poursuivre par l’étude des animaux et de tous les êtres qui possèdent la vie (addition qu’il fait à cause des plantes), c’est à dire en déterminant les opérations propres, à chacune des espèces animales ou végétales. Et celles qui sont communes, c’est à dire qui appartiennent à tous les vivants, à tous les animaux, ou à de nombreux genres d’entre eux. Ce qui a été dit de l’âme étant donc supposé, c’est à dire que nous l’utiliserons dans ce qui suit, à titre d’hypothèses[37] déjà démontrées. Nous parlerons du reste, et premièrement de ce qui vient en premier, c’est à dire que nous débuterons par ce qui est commun, et [nous poursuivrons] ensuite par ce qui est propre [à certains genres d’êtres vivants]. Tel est l’ordre qui doit être suivi dans la science de la nature, comme cela est démontré au début du livre des Physiques[38].

[81165] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 8 Deinde cum dicit videntur autem ostendit necessitatem praesentis considerationis. Si enim operationes tam propriae, quam communes animalium et plantarum, essent propriae ipsius animae, sufficeret ad hoc consideratio de anima. Sed quia sunt communes animae et corpori; ideo oportet, post considerationem de anima, de huiusmodi considerare, ut sciatur qualis dispositio corporum ad huiusmodi operationes vel passiones requiritur. Et ideo philosophus hic ostendit omnia communia esse animae et corpori. Circa autem hoc tria facit philosophus. Primo proponit quod intendit. Secundo numerat ea, de quibus est intentio, ibi, puta sensus. Tertio probat propositum, ibi, quod autem omnia dicta. Dicit ergo primo, quod illa quae sunt maxima et praecipua inter ea quae pertinent ad animalia et plantas, sive sint communia omnium animalium aut plurium, sive sint propria singulis speciebus, etiam ex ipso primo aspectu videntur esse communia animae et corporis. Unde aliam considerationem requirunt praeter eam quae est de anima absolute.

Lorsqu’il dit ensuite Ce qu’il y a de plus important[39], il montre la nécessité de l’enquête présente. En effet, si les opérations tant propres que communes des animaux et des plantes n’appartenaient qu’à l’âme elle-même[40], il suffirait pour les connaître d’étudier l’âme. Mais, parce qu’elles sont communes à l’âme et au corps, il faut les étudier, après l’avoir fait pour l’âme, afin de savoir quelle disposition du corps est requise pour ce genre d’opérations ou d’altérations[41]. Et c’est pourquoi le Philosophe montre que tout ceci est commun à l’âme et au corps. A ce propos, il fait trois choses. Tout d’abord, il expose quelle est son intention. En second lieu, il énumère ce dont il à l’intention [de traiter], à ces mots : Par exemple : le sens, etc. En troisième lieu, il prouve ce qu’il a annoncé, à ces mots : Que tout ce qui vient d’être dit, etc. Il dit donc premièrement que ce qu’il y de plus important et de principal dans les animaux et les plantes, est soit commun à tous les animaux ou à beaucoup d’entre eux, soit propre à des espèces singulières, et semble aussi à première vue être commun à l’âme et au corps. Cela exige donc une autre enquête en dehors de celle qui porte sur l’âme considérée à part.

[81166] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 9 Deinde cum dicit puta sensus enumerat ea de quibus est intentio: et primo ponit ea quae pertinent ad sensitivum, scilicet sensum et memoriam. Non facit autem de aliis mentionem, scilicet de imaginatione et aestimatione, quia haec non distinguuntur a sensu ex parte rei cognitae: sunt enim praesentium vel quasi praesentium; sed memoria distinguitur per hoc quod est praeteritorum inquantum praeterita sunt.

Lorsqu’il dit ensuite : Par exemple, le sens, etc., il énumère ce dont il a l’intention de traiter, et il mentionne d’abord ce qui concerne les facultés sensitives, à savoir la sensation et la mémoire. Il ne fait pas mention des autres facultés, l’imagination et l’estimative[42], parce qu’elles ne se distinguent pas du sens au point de vue de la chose connue : elles portent en effet sur des objets présents, ou donnés comme tels ; la mémoire s’en distingue au contraire parce qu’elle porte sur ce qui est passé, en tant qu’il est passé.

[81167] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 10 Secundo ponit illa quae pertinent ad motivum. Est autem propinquum principium motus in animalibus appetitus sensitivus, qui dividitur in duas vires, scilicet irascibilem et concupiscibilem, sicut dictum est in tertio de anima. Ponit ergo iram pertinentem ad vim irascibilem, et desiderium pertinens ad concupiscibilem; a quibus duabus passionibus, tamquam a manifestioribus, praedictae duae vires denominantur. Concupiscibilis enim denominatur a desiderio, irascibilis autem ab ira. Sed, quia sunt quaedam aliae animae passiones ad vim appetitivam pertinentes, ideo subiungit, et omnino appetitus ut comprehendat omnia quae ad vim appetitivam pertinent.

Il mentionne en second lieu ce qui concerne les facultés motrices. Le principe prochain du mouvement dans les animaux est en effet l’appétit sensible, qui se divise en deux facultés, à savoir l’irascible et le concupiscible, comme il est dit au livre III du Traité de l’âme[43]. Il mentionne donc la colère, qui se rapporte à la faculté de l’irascible, et le désir qui se rapporte au concupiscible ; c’est à partir de ces deux passions, en tant qu’elles sont plus apparentes, que les deuxfacultés précédentes sont nommées[44], le concupiscible recevant son nom du désir[45], l’irascible de la colère (ira). Mais, parce qu’il y a d’autres passions de l’âme se rapportant à la faculté désirante, il ajoute et tout appétit, afin que son énumération contienne tout ce qui concerne cette faculté.

[81168] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 11 Ad omnes autem passiones animae, sive sint in irascibili, sive in concupiscibili, sequitur gaudium vel tristitia, ut dicitur secundo Ethicorum; et ideo subdit et cum his gaudium et tristitiam, quasi finales ultimae passiones. Et subiungit quod haec, quae enumerata sunt, fere inveniuntur in omnibus generibus animalium. Dicit autem fere, quia plura eorum inveniuntur in omnibus animalibus tam perfectis quam imperfectis, scilicet sensus et desiderium et appetitus et gaudium et tristitia. Habent enim animalia imperfecta de sensibus solum tactum, habent etiam phantasiam et concupiscentiam et gaudium et tristitiam, licet indeterminate sint, et indeterminate moveantur, ut dictum est secundo de anima. Memoria vero et ira in eis totaliter non invenitur, sed solum in animalibus perfectis. Cuius ratio est, quia non omnia quae sunt inferioris generis, sed solum suprema et perfectiora, pertingunt ad aliquam participationem similitudinis eius, quod est proprium superiori generi. Differt autem sensus ab intellectu et ratione; quia intellectus vel ratio est universalium, quae sunt ubique et semper; sensus autem est singularium quae sunt hic et nunc. Et ideo sensus secundum suam propriam rationem non est cognoscitivus nisi praesentium.

A toute passion de l’âme, qu’elle réside dans l’irascible ou dans le concupiscible, font suite la joie ou la tristesse, comme il est dit au livre II de l’Ethique à Nicomaque[46] ; et c’est pourquoi il ajoute et avec eux la joie et la tristesse, parce qu’elles sont les passions qui terminent [les autres]. Il ajoute que ce qu’il vient d’énumérer se trouve ordinairement dans tous les animaux. Il dit ordinairement, parce que plusieurs d’entre ces choses se trouvent dans tous les animaux, tant parfaits qu’imparfaits, à savoir le sens, le concupiscible et les facultés désirantes, la joie et la tristesse. Des sens, les animaux imparfaits possèdent en effet le toucher seul ; ils possèdent également l’imagination, le désir, la joie et la tristesse, bien qu’elles ne soient pas déterminées et ne soient pas dirigées de manière déterminée[47], comme cela est dit au livre II du Traité de l’âme[48]. La mémoire et la colère ne se trouvent aucunement en eux, mais seulement dans les animaux parfaits. La raison en est que ce n’est pas tout ce qui appartient au genre inférieur, mais seulement ce qu’il y a de  plus parfait en ce genre, qui atteint une participation de ressemblance à ce qui est propre au genre supérieur. Le sens diffère en effet de l’intellect et de la raison : l’intellect ou la raison portent sur les universels, qui sont partout et toujours, le sens au contraire porte sur les [êtres] singuliers, qui sont ici et maintenant. De la vient que le sens selon sa notion propre n’est susceptible de connaître que ce qui est présent.

[81169] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 12 Quod autem sit aliqua virtus sensitivae partis, se extendens ad alia quae non sunt praesentia, hoc est secundum similitudinariam participationem rationis vel intellectus. Unde memoria, quae est cognoscitiva praeteritorum, convenit solum animalibus perfectis, utpote supremum quoddam in cognitione sensitiva. Similiter etiam appetitus sensitivus, consequens sensum secundum propriam rationem, est eius quod est delectabile secundum sensum, quod pertinet ad vim concupiscibilem, quae est communis animalibus. Sed quod animal tendat per appetitum ad aliquod laboriosum, puta ad pugnam vel aliquod huiusmodi, habet similitudinem cum appetitu rationali, cuius est appetere aliqua propter finem quae non secundum sensum sunt appetibilia. Et ideo ira, quae est appetitus vindictae, pertinet solum ad animalia perfecta, propter quamdam appropinquationem ad genus rationalium.

Qu’il existe une certaine faculté de la partie sensitive de l’âme, s’étendant à des réalités qui ne sont pas présentes, cela se produit par une participation par ressemblance à la raison ou à l’intellect. C’est pourquoi la mémoire, à laquelle il appartient de connaître le passé, convient seulement aux animaux parfaits, en tant qu’elle est le terme supérieur de la connaissance sensible. De manière semblable, l’appétit sensible, qui, selon sa notion propre, résulte du sens, porte sur ce qui est agréable aux sens, et se rapporte à la faculté concupiscible qui est commune à tous les animaux. Mais que l’animal tende par le désir à quelque chose de pénible, par exemple à la lutte ou à quelque chose de ce genre, cela ressemble à l’appétit rationnel, auquel il appartient de désirer certaines choses qui ne sont aucunement désirables au sens, en vue d’une fin [ultérieure][49]. Et par conséquent, la colère, qui est le désir de la vengeance, appartient seulement aux animaux parfaits, en raison d’une certaine proximité avec le genre des êtres rationnels.

[81170] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 13 Deinde ponit ea quae pertinent aliqualiter ad rationem vitae: et dicit quod cum praemissis inveniuntur alia in animalibus, quorum quaedam sunt communia omnibus participantibus vitam, non solum animalibus, sed etiam plantis. Quaedam vero pertinent solum ad quaedam genera animalium: et horum praecipua sub quadruplici coniugatione[50] [coniunctione] enumerantur [vel coniugatione]. Primam quidem coniugationem ponit vigiliam et somnum: quae inveniuntur in omnibus animalibus, non tamen in plantis. Secundam autem ponit iuventutem et senectutem, quae inveniuntur tam in animalibus quam in plantis. Cuiuslibet enim corruptibilis et generabilis vita distinguitur per diversas aetates. Tertiam ponit respirationem et expirationem, quae inveniuntur in quibusdam generibus animalium, scilicet in omnibus habentibus pulmonem. Quartam ponit vitam et mortem, quae inveniuntur in omnibus viventibus in hoc mundo inferiori. Et de his omnibus dicit considerandum quid unumquodque eorum sit, et quae sit causa eius. Et quia praedicta dixerat esse maxima, subiungit de quibusdam quae non sunt ita praecipua, sicut sanitas et aegritudo, quae non inveniuntur in omnibus individuis generum, in quibus nata sunt esse, sicut accidit de praemissis; sunt tamen nata inveniri in omnibus viventibus tam animalibus quam plantis.

Il énonce ensuite des caractères qui appartiennent d’une manière ou d’une autre à la notion de vie : et il dit qu’outre ceux qui précèdent, d’autres se trouvent dans les animaux, dont certains sont communs à tout ce qui participe à la vie, non seulement aux animaux, mais aussi aux plantes. D’autres, au contraire, ne concernent que certains genres d’animaux. Il énumère les principaux d’entre eux en quatre paires. La première paire qu’il énonce est celle du sommeil et de la veille, qui se trouvent dans tous les animaux, mais pas dans les plantes. La seconde est celle de la jeunesse et de la vieillesse, qui se trouvent à la fois dans les animaux et dans les plantes. La vie de n’importe quel être qui naît et se corrompt se divise en effet en différents âges. La troisième paire énoncée est celle de l’inspiration et de l’expiration, qui se trouvent dans certains genres d’animaux, à savoir ceux qui possèdent des poumons. La quatrième est celle de la vie et de la mort, qui se trouvent chez tous les vivants de ce monde inférieur[51]. A propos de tous ces caractères, il dit qu’il faut étudier ce qu’est chacun d’entre eux, et quelle est sa cause. Et, parce qu’il a dit que ceux qui précèdent étaient les plus importants [des caractères du vivant], il ajoute à propos de caractères qui le sont moins, comme la santé et la maladie, qu’ils ne se trouvent pas dans tous les individus du genre, dans lequel ils sont susceptibles de se trouver, comme c’est le cas des précédents ; ils sont néanmoins susceptibles de se trouver dans tous les vivants, tant les animaux que les plantes.

[81171] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 14 Dicit autem quod etiam ad naturalem philosophum pertinet invenire prima et universalia principia sanitatis et aegritudinis: particularia autem principia considerare pertinet ad medicum, qui est artifex factivus sanitatis; sicut ad quamlibet artem factivam pertinet considerare singularia circa suum propositum, eo quod operationes in singularibus sunt. Et quod haec consideratio pertineat ad naturalem probat, ibi, nec enim sanitatem et cetera. Et hoc dupliciter.

Il dit également que c’est au philosophe de la nature qu’il revient de découvrir les premiers principes universels de la santé et de la maladie : en étudier les principes particuliers revient au médecin, qui est le technicien qui produit la santé[52]. C’est de même à chaque technique de production[53] qu’il revient d’étudier les principes singuliers relatifs à ses buts, puisqu’elles opèrent dans des circonstances singulières. C’est à partir de ces mots : Ni la santé…, qu’il prouve, de deux manières, que cette étude concerne le philosophe de la nature.

[81172] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 15 Primo quidem per rationem. Non enim potest inveniri sanitas, nisi in habentibus vitam. Ex quo patet quod corpus vivum est proprium subiectum sanitatis et aegritudinis. Principia enim subiecti sunt principia propriae passionis. Unde, cum ad philosophum naturalem pertineat considerare corpus vivum et eius principia, oportet etiam quod consideret principia sanitatis et aegritudinis.

Il le prouve premièrement par une raison. La santé ne peut se trouver que dans les êtres qui possèdent la vie. Il est évident à partir de là que le corps vivant est le sujet propre de la santé et de la maladie. En effet, les principes d’un sujet sont les principes des altérations[54] qui lui sont propres. C’est pourquoi, puisque c’est au philosophe de la nature qu’il revient d’étudier le corps vivant et ses principes, il faut aussi qu’il étudie les principes de la santé et de la maladie.

[81173] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 16 Secundo probat idem per signum sive exemplum, quod concludit ex ratione inducta. Plurimi enim philosophorum naturalium finiunt suam considerationem ad ea etiam quae sunt de medicina. Similiter etiam plurimi medicorum, qui scilicet magis physice artem medicinae prosequuntur, non solum experimentis utentes sed causas inquirentes, incipiunt medicinalem considerationem a naturalibus. Ex quo patet quod consideratio sanitatis et aegritudinis communis est et medicis et naturalibus. Cuius ratio est, quia sanitas causatur quandoque quidem solum a natura, et propter hoc pertinet ad considerationem naturalis, cuius est considerare opera naturae: quandoque vero ab arte, et secundum hoc consideratur a medico. Sed quia ars non principaliter causat sanitatem, sed quasi adiuvat naturam et est ministrans ei; ideo necesse est quod medicus a naturali tamquam a principaliori principia suae scientiae accipiat, sicut gubernator navis ab astrologo. Et haec est ratio quare medici bene artem prosequentes a naturalibus incipiunt. Si qua vero sunt artificialia, quae solum fiunt ab arte, ut domus et navis, haec nullo modo pertinent ad considerationem naturalis, sicut ea quae fiunt solum a natura nullo modo pertinent ad considerationem artis, nisi inquantum ars utitur re naturali.

Il le prouve une seconde fois par un signe ou un exemple, qu’il conclut à partir de la raison présentée. Beaucoup de philosophes de la nature finissent leur enquête par ce qui appartient également à la médecine. De même, beaucoup de médecins, à savoir ceux qui traitent de leur art de la manière la plus proche de la philosophie de la nature, en recherchant les causes et pas seulement en usant d’expériences, commencent l’étude de la médecine en débutant par ce qui appartient à la philosophie de la nature. Il est évident à partir de cela que l’étude de la santé et de la maladie est commune au médecin et au philosophe de la nature. La raison en est que la santé est quelquefois causée par la nature seule, et par là ressort de l’objet d’étude du philosophe de la nature, à qui il appartient d’en étudier les œuvres. Parfois, elle est causée par la technique, et à ce titre, elle est étudiée par le médecin. Mais l’art n’est pas la cause principale de la santé, mais agit pour ainsi dire en secourant et en servant la nature ; c’est pourquoi il est nécessaire que le médecin reçoive les principes de sa science du philosophe de la nature comme d’un principe supérieur, de la même manière que le pilote d’un navire reçoit les siens de l’astronome. Et c’est la raison pour laquelle les médecins traitant correctement de leur art commencent par ce qui appartient à la philosophie de la nature. Si certaines œuvres de la technique sont produites uniquement par elle, comme c’est le cas pour une maison ou un navire, elles ne relèvent à aucun titre de l’étude du philosophe de la nature, de même que ce qui se fait de manière uniquement naturelle ne relève à aucun titre de l’étude des techniques, si ce n’est en tant que la technique utilise des réalités naturelles.

[81174] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 17 Deinde cum dicit quod autem probat propositum, scilicet quod omnia praedicta sunt communia animae et corpori: et utitur tali ratione. Omnia praedicta ad sensum pertinent: sensus autem communis est animae et corpori, sentire enim convenit animae per corpus: ergo praedicta omnia sunt communia animae et corpori. Primum manifestat quasi per inductionem. Praedictorum enim quaedam cum sensu accidunt, scilicet quae pertinent ad cognitionem sensitivam, ut sensus, phantasia et memoria, quaedam vero accidunt per sensum, sicut ea quae pertinent ad vim appetitivam, quae movetur per apprehensionem sensus. Aliorum vero, quae pertinent manifestius ad corpus, quaedam sunt passiones sensus, scilicet somnus, qui est ligamentum sensus, et vigilia quae est solutio eius; quaedam vero sunt habitudines sensus, scilicet iuventus et senectus quae pertinent ad hoc, quod sensus bene se habeant vel debiliter; quaedam vero sunt conservationes et salutaria sensus, scilicet respiratio, vita et sanitas; quaedam vero corruptiones, sicut mors et infirmitas. Secundum autem, scilicet quod sensus communis sit animae et corpori, dicit esse manifestum, et per rationem et sine ratione. Ratio enim est in promptu: quia cum sensus patiatur a sensibili, sicut ostensum est in libro de anima, sensibilia autem materialia sint et corporea, necesse corporeum esse, quod a sensibili patiatur. Absque autem ratione manifestum est experimento: quia turbatis corporeis organis impeditur operatio sensus; et eis ablatis, totaliter sensus tollitur.

Ensuite, lorsqu’il dit Que tout ce qui vient, il prouve ce qu’il a avancé, à savoir que tout ce qui vient d’être mentionné est commun à l’âme et au corps. La raison qu’il utilise est la suivante. Tout ce qu’il a mentionné concerne le sens ; or le sens est commun à l’âme et au corps, sentir convenant en effet à l’âme en raison du corps ; donc tout ce qui précède est commun à l’âme et au corps. Il prouve la première proposition par une sorte d’induction. Certaines des opérations mentionnées auparavant se produisent avec le sens, à savoir ce qui concerne la connaissance sensible (comme le sens [lui-même], l’imagination et la mémoire), certaines se produisent au moyen du sens, comme ce qui concerne la faculté désirante, qui est mue par ce que le sens saisit. Parmi les autres, qui concernent au contraire le corps de manière plus évidente, certaines sont des altérations[55] du sens, comme le sommeil, qui en est la paralysie, et la veille qui est la cessation de cette paralysie ; d’autres encore sont des dispositions du sens, comme la jeunesse ou la vieillesse qui se rapportent à son bon fonctionnement ou à sa faiblesse ; d’autres enfin ont rapport à la conservation ou à la survie du sens, comme la respiration, la vie et la santé, d’autres à leur corruption comme la mort ou l’infirmité. Il dit de la seconde proposition, à savoir que le sens est commun à l’âme et au corps, qu’elle est évidente, à la fois par le raisonnement et sans raisonnement. Le raisonnement est facile [à établir] : car, comme cela a été montré dans le Traité de l’âme, le sens est affecté par le sensible ; or, les sensibles sont matériels et corporels, il est donc nécessaire que ce qui est affecté par le sensible soit corporel. Sans raisonnement, c’est évident par l’expérience : le trouble affectant des organes corporels empêche l’opération du sens ; ceux-ci enlevés, le sens est totalement détruit.

Texte d’Aristote, traduit en latin par Guillaume de Moerbeke

Texte de Guillamue de Moerbeke, traduit par Alain Blachair

Capitulum I

Chapitre I[56]

Sed de sensu et sentire quid sit et quare accidit animalibus haec passio, dictum est prius in his quae de anima.

Mais, en ce qui concerne le sens et l’acte de sentir, on a dit auparavant, dans le Traité de l’âme[57], ce qu’ils sont, et pourquoi cette passion affecte les animaux.

Animal autem secundum quod animal necesse est unumquodque habere sensum ; per hoc enim determinamus animal esse et non animal.

Or, il est nécessaire que chaque animal possède des sens ; c’est en effet par là que nous distinguons l’animal et ce qui ne l’est pas.

Proprie autem secundum unumquodque tactus et gustus insequitur omnia necessario, tactus quidem propter dictam causam in hiis que de anima, gustus uero propter escam : sapidum[58] enim et insipidum[59] discernit ipso circa escam, ut hoc quidem fugiat, hoc autem prosequatur ; et omnino sapor est nutritivae partis animae passio.

En particulier, le toucher et le goût appartiennent nécessairement à chacun d’entre eux, le toucher surtout en raison de la cause qui a été exposée dans le Traité de l’âme[60], le goût en raison de la nourriture : c’est lui en effet qui distingue le sapide[61] et l’insipide[62] en matière de nourriture, afin de fuir l’un et de rechercher l’autre ; et la saveur est à tout point de vue une passion de la partie nutritive de l’âme.

Sensus autem qui per exteriora proficiscentibus ipsorum insunt, quemadmodum odoratus, auditus, uisus, omnibus quidem habentibus causa salutis insunt, ut presentientia prosequantur alimentum, mala autem et corruptiua fugiant.

Quant aux sensations extérieures, comme par exemple l’odorat, l’ouïe, elles appartiennent aux animaux qui s’avancent, et cela en vue de leur conservation, en tant qu’elles pressentent[63] les aliments à rechercher et les maux ou les choses nuisibles à fuir.

Et habentibus autem prudentiam eius quod bene gratia : multas enim annuntiant differentias, ex quibus contemplabilium inest discretio et agibilium.

Et pour ceux qui sont doués de prudence, elles servent à leur bien : elles leur annoncent nombre de différences, dont on peut tirer la connaissance des objets de contemplation et des actions.

Horum autem ipsorum ad necessaria quidem melior est uisus, et secundum se ; ad intellectum autem et secundum accidens auditus.

Parmi elles, la meilleure en ce qui concerne les choses nécessaires est la vue, et cela par elle-même ; relativement à l’intellect et par accident, c’est l’ouïe.

Multas quidem enim differentias et multimodas uisus annuntiat potentia, quia omnia corpora colore participant. Quare et communia magis per hunc sentiuntur. Dico autem communia magnitudinem, figuram, motum, numerum. Auditus vero soni tantum differencias ; paucis autem et eas quae uocis.

La faculté visuelle annonce en effet de nombreuses différences de toutes sortes, parce que tous les corps participent à la couleur. C’est pour cette raison que ce qui est commun est surtout senti par ce sens. J’appelle commun la grandeur, la figure, le mouvement, le nombre. En revanche, l’ouïe [ne montre] que les différences du son, et, pour peu d’animaux, les différences des voix.

Secundum uero accidens ad prudentiam auditus plurimam confert partem. Sermo enim audibilis existens causa est disciplinae, non secundum se sed secundum accidens ; ex nominibus enim constat, nominum uero unumquodque symbolum est. Quare sapientiores a natiuitate priuatorum utroque sensu sunt caeci mutis et surdis.

Mais l’ouïe contribue par accident à plusieurs parties de la prudence. La raison pour laquelle la parole audible existe est l’enseignement, non par elle-même, mais par accident ; elle consiste en effet en noms, et chaque nom est un symbole. C’est pourquoi, parmi ceux qui sont privés dès la naissance de l’un ou l’autre sens, les aveugles sont plus sages que les sourds et muets.

De uirtute itaque quam habet sensuum unusquisque, dictum est prius.

Ce qui regarde la puissance de chaque sens a été dit antérieurement[64].

 

 

Tractatus primus : De sensu exteriori

Traité 1[65] – Sur le sens externe et la sensation, commentaire de saint Thomas

Lectio 2

Leçon 2 ─ Les sens et les diverses catégories d’animaux.

Traduction par Alain Blachair, 2005

[81175] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 1 Praemisso prooemio, in quo ostendit philosophus suam intentionem, hic incipit prosequi suum propositum. Et primo determinat ea quae pertinent ad sensum exteriorem. Secundo determinat ea quae pertinent ad cognitionem sensitivam interiorem, scilicet de memoria et reminiscentia, ibi, de memoria et reminiscentia. Ille enim tractatus est pars istius libri secundum Graecos. Circa primum tria facit. Primo resumit quaedam, quae de sensu dicta sunt in libro de anima, quibus utendum est tamquam suppositionibus, ut supra dictum est. Secundo determinat veritatem, quam intendit circa opera sensuum et sensibilia, ibi, in quibus autem habent fieri. Tertio solvit quasdam dubitationes circa praemissa, ibi, obiiciet autem aliquis si omne corpus. Circa primum duo facit. Dicit enim primo, quid circa sensum in libro de anima dictum sit. Secundo assumit quaedam eorum, ibi, animal autem secundum quod animal.

Le prologue, dans lequel il manifeste son intention, une fois achevé, il commence ici à réaliser son dessein. Il détermine d’abord ce qui appartient au sens extérieur. Ensuite, il fait de même pour ce qui appartient à la connaissance sensible intérieure, c’est-à-dire la mémoire et la réminiscence, à partir des mots Qu’est-ce que la mémoire[66]? le traité à ce sujet étant d’après les Grecs une partie du présent livre. Sur le premier sujet, il fait trois choses. Tout d’abord, il rappelle certaines choses qui ont été dites au sujet des sens dans le Traité de l’âme, dont il se servira à titre d’hypothèses déjà démontrées, comme cela a été dit plus haut[67]. En second lieu, il établit la vérité qu’il a en vue au sujet des opérations des sens et des sensibles, à partir des mots : Pour savoir précisément, etc[68]. En troisième lieu, il résout certains doutes au sujet de ce qui précède, où il dit : On peut se demander si tout corps, etc. (leçon 15). Sur le premier point, il fait deux choses : il énonce ce qui a été dit à propos du sens dans le Traité de l’âme, et ensuite, il en reprend certaines choses, où il dit : Or, il est nécessaire que chaque animal, etc.

[81176] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 2 Dicit ergo primo, quod in libro de anima dictum est de sensu et sentire id est de potentia sensitiva et actu eius ; et duo dicta sunt de eis, scilicet quid sit utrumque eorum, et causa quare animalibus haec accidant. Vocat autem sentire passiones, quia actio sensus in patiendo fit, ut probatum est in secundo de anima. Quid autem sit sensus, et quare animalia sentiant, ostendit circa finem secundi de anima, per hoc scilicet quod animalia recipere possunt species sensibilium sine materia.

Il dit donc d’abord qu’il a été question dans le Traité de l’âme sur le sens et l’acte de sentir, c’est à dire la faculté sensible et son acte, et que deux choses en ont été dites : ce qu’est chacun d’entre eux[69], et pourquoi ils se produisent chez les animaux[70]. Il appelle les sensations des passions, parce que le sens est actif lorsqu’il pâtit[71], comme cela est prouvé au livre II du Traité de l’âme[72]. Ce qu’est le sens, et pourquoi les animaux sentent, il le montre, vers la fin du livre II du Traité de l’âme[73], par le fait que les animaux peuvent recevoir les espèces sensibles sans la matière.

[81177] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 3 Deinde cum dicit animal autem assumit tria ex his, quae in libro de anima dicta sunt circa sensum : quorum primum pertinet ad sensum in communi ; secundum pertinet ad sensus qui sunt communes omnibus animalibus, et hoc, ibi, proprie autem secundum unumquodque ; tertium pertinet ad alios sensus, qui inveniuntur in animalibus perfectis, ibi, sensus autem qui per exteriora. Dicit ergo primo, quod omne animal inquantum est animal necesse est quod habeat sensum aliquem. In hoc enim, quod est sensitivum esse, consistit ratio animalis, per quam animal a non animali distinguitur. Attingit enim animal ad infimum gradum cognoscentium : quae quidem aliis rebus cognitione carentibus praeeminent in hoc quod plura entia in se continere possunt ; et ita virtus eorum ostenditur esse capacior, et ad plura se extendens. Et quanto quidem aliquod cognoscens universaliorem habet rerum comprehensionem[74], tanto virtus eius est absolutior et immaterialior et perfectior. Virtus autem sensitiva, quae inest animalibus, est quidem capax extrinsecorum, sed in singulari tantum : unde et quamdam immaterialitatem habet, inquantum est susceptiva specierum sensibilium sine materia ; infimam tamen in ordine cognoscentium, inquantum huiusmodi species recipere non potest nisi in organo corporali.

Ensuite, lorsqu’il dit : Or, il est nécessaire que chaque animal, etc., il reprend trois choses de ce qui a été dit à propos du sens dans le Traité de l’âme : la première concerne les sens en général ; la seconde, les sens qui sont communs à tous les animaux, et il l’expose où il dit : En particulier, le toucher et le goût, etc. ; la troisième concerne les autres sens, qui se trouvent dans les animaux parfaits, où il dit : Quant aux sensations extérieures, etc. Il dit donc d’abord qu’il est nécessaire que tout animal, en tant que tel, possède un sens quelconque. C’est en effet dans le fait d’avoir la sensation que consiste la notion d’animal, par laquelle on le distingue de ce qui ne l’est pas. L’animal en effet parvient au plus bas degré des êtres doués de connaissance. Leur supériorité sur les choses qui sont privées de connaissance consiste dans le fait qu’ils peuvent contenir plusieurs étants : leur faculté se révèle ainsi plus vaste et s’étend à plus de choses. Et la faculté d’un être connaissant est d’autant plus indépendante, immatérielle et parfaite, qu’il a des choses une compréhension plus universelle. Or, la faculté sensible, qui appartient aux animaux, est certes capable de recevoir les choses extérieures, mais seulement en tant qu’elles sont singulières : elle possède pour cette raison un certain caractère immatériel, en tant qu’elle peut recevoir les espèces sensibles sans la matière ; cette faculté est cependant la plus faible dans l’ordre des êtres connaissants, dans la mesure où elle ne peut recevoir les espèces de ce genre que dans un organe corporel.

[81178] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 4 Deinde cum dicit proprie autem ponit id quod pertinet ad sensus communes et necessarios animali. Circa quod considerandum est quod sensus communes et necessarii omni animali sunt illi, qui sunt cognoscitivi eorum, quae sunt necesse animali. Est autem animali aliquod sensibile necessarium dupliciter. Uno modo inquantum corpus est mixtum ex quatuor elementis ; et sic necessarium est animali debita commensuratio calidi et frigidi, humidi et sicci, et aliorum huiusmodi, quae sunt differentiae corporum mixtorum. Aliud autem est necessarium animali, inquantum corpus eius est vivum nutribile ; et sic necessarius est ei cibus conveniens. Per contraria autem horum animal corrumpitur. Et quamvis primum sit necessarium omni mixto corpori, secundum autem sit necessarium etiam plantis, tamen animal superabundat in hoc, quod horum notitiam habere potest ratione iam dicta secundum gradum suae naturae. Ad hoc igitur quod cognoscat ea, quae sibi sunt necessaria vel contraria secundum rationem corporis mixti, ordinatur sensus tactus, qui est cognoscitivus praedictarum differentiarum. Ad hoc autem quod cognoscat conveniens nutrimentum, necessarius est ei gustus, per quem cognoscitur sapidum et insipidum, quod est signum nutrimenti convenientis vel inconvenientis. Et ideo dicit quod gustus et tactus ex necessitate consequuntur omnia animalia.

Lorsqu’il dit ensuite : En particulier, le toucher et le goût, etc., il énonce ce qui touche aux sens communs et nécessaires à tous les animaux. Il faut remarquer à leur propos que ce sont ceux par lesquels est connu ce qui est nécessaire à l’animal. Un objet sensible quelconque est nécessaire de deux manières à l’animal. D’une première manière en tant que son corps est un mélange des quatre éléments : c’est ainsi qu’est nécessaire à l’animal la juste proportion de chaud et de froid, d’humide et de sec et d’autres choses du même genre, qui constituent les différences des corps mixtes. Autre chose est en outre nécessaire à l’animal, en tant que son corps est vivant et susceptible de nutrition : une nourriture qui lui convienne lui est donc nécessaire. Le contraire de ces deux besoins entraîne la corruption de l’animal. Et bien que le premier soit nécessaire à tous les corps composés, et que le second soit également nécessaire aux plantes, l’animal les dépasse parce qu’il peut en avoir, pour la raison déjà exposée, une connaissance dont le degré correspond à sa nature. C’est donc à la connaissance de ce qui lui est nécessaire ou contraire en tant que corps composé qu’est ordonné le sens du toucher, qui a la capacité de connaître les différences déjà mentionnées[75]. Pour connaître la nourriture qui lui convient, le goût lui est nécessaire, donnant la connaissance du sapide et de l’insipide, signes de la nourriture convenable ou nuisible. Et c’est pourquoi il dit que le goût et le toucher résultent nécessairement de ce qu’est tout animal.

[81179] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 5 Et de tactu quidem, causa assignata est in libro de anima, quia scilicet tactus est cognoscitivus eorum ex quibus componitur animal. Gustus autem est ei necessarius propter escam ; quia per gustum animal discernit delectabile et tristabile, sive sapidum et insipidum circa cibum, ut unum eorum prosequatur tamquam conveniens, alterum fugiat tamquam nocivum. Et totaliter, sapor est passio nutritivae partis animae ; non quod sit obiectum potentiae nutritivae, sed quia ordinatur ad actum nutritivae potentiae, sicut ad finem, ut dictum est. Alexander tamen dicit in commento, quod in quibusdam libris invenitur in Graeco quod sapor est gustativae nutribilis partis animae passio, quia videlicet sapor apprehenditur a gustu ordinato ad nutritionem.

En ce qui concerne le toucher en particulier, la cause de sa nécessité est donnée dans le Traité de l’âme[76] et elle consiste dans le fait qu’il connaît ce dont est composé l’animal. Le goût, quant à lui, est nécessaire à l’animal en vue de la nourriture ; car c’est au moyen du goût qu’il discerne l’agréable et le pénible, c’est à dire le sapide et l’insipide en fait de nourriture, afin de rechercher l’un en tant que nourriture convenable et de fuir l’autre en tant que nocif. Et à tout point de vue, la saveur est une passion de la partie nutritive de l’âme, non qu’elle soit l’objet de la faculté nutritive[77], mais parce qu’elle est ordonnée à l’acte de cette faculté comme à sa fin, comme on l’a dit. Alexandre[78] dit pourtant dans son commentaire que dans certains exemplaires grecs de ce traité, on trouve l’affirmation que la saveur est une passion de la partie nutritive et gustative de l’âme, parce que, de toute évidence, elle est perçue par le goût ordonné à la nutrition.

[81180] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 6 Deinde cum dicit sensus autem qui per exteriora prosequitur de sensibus, qui insunt solum animalibus[79] perfectis. Et primo assignat causam, propter quam communiter huiusmodi sensus insunt omnibus talibus animalibus. Secundo assignat causam, propter quam specialiter insunt quibusdam perfectioribus eorum, ibi, et habentibus autem prudentiam. Sciendum est circa primum, quod animalia perfecta dicuntur, quibus non solum inest sensitivum sine motu progressivo, ut ostrea, sed quae praeter id habent motivum secundum motum progressivum. Est autem considerandum quod huiusmodi animalia excedunt animalia imperfecta, idest immobilia, sicut illa animalia excedunt plantas et alia corpora mixta : plantae enim et corpora inanimata non habent aliquam notitiam eorum quae sunt eis necessaria ; sed animalia immobilia habent quidem cognitionem eorum quae sunt necessaria solum secundum quod eis praesentialiter offeruntur ; animalia autem progressiva accipiunt notitiam eorum etiam quae a remotis : unde haec magis accedunt ad cognitionem intellectivam quae non determinatur ad hic et nunc. Et sicut omnibus animalibus ad cognoscendum necessaria, quae pertinent ad nutritionem, secundum quod praesentialiter offeruntur, ordinatur gustus, ita ad cognoscendum ea quae offeruntur a remotis ordinatur odoratus. Odor enim et sapor quamdam affinitatem habent, ut infra dicetur. Et sicut per saporem cognoscitur convenientia cibi coniuncti, ita per odorem cognoscitur convenientia cibi a remotis.

Ensuite, lorsqu’il dit : Quant aux sensations extérieures, etc., il traite des sens qui appartiennent seulement aux animaux parfaits. Tout d’abord, il explique pourquoi, en général, les sens de ce genre appartiennent à tous ces animaux. En second lieu, il explique pourquoi ils appartiennent en particulier à certains des plus parfaits d’entre eux, à ces mots : Et pour ceux qui sont doués de prudence, etc. A propos du premier point, il faut savoir que sont appelés animaux parfaits ceux qui ne sont pas réduits à posséder la sensibilité sans le mouvement de déplacement[80], comme l’huître, mais qui peuvent en outre se mouvoir selon ce mouvement. Il faut remarquer en effet que les animaux de ce genre dépassent les animaux imparfaits, c’est-à-dire immobiles, autant que ces derniers dépassent les plantes et les autres corps composés : les plantes et les corps inanimés n’ont aucune connaissance de ce qui leur est nécessaire, mais les animaux immobiles ont une certaine connaissance de ce qui leur est nécessaire, uniquement dans la mesure où cela leur est présent ; les animaux mobiles reçoivent la connaissance de ces choses, y compris lorsqu’elles sont éloignées ; c’est pourquoi ils sont plus proches de la connaissance intellectuelle, qui n’est pas déterminée par ce qui est ici et maintenant. Et de même que chez tous les animaux, le goût est ordonné à la connaissance de ce qui est nécessaire à la nutrition, en tant qu’il est présent, de même l’odorat est ordonné à la connaissance de ces choses nécessaires lorsqu’elles sont éloignées. L’odeur et la saveur ont en effet une certaine ressemblance, comme on le dira plus loin. Et de même que par la saveur, on connaît la convenance de la nourriture présente, on connaît celle de la nourriture éloignée par l’odeur.

[81181] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 7 Alii autem duo sensus, scilicet visus et auditus, ordinantur ad cognoscendum a remotis omnia necessaria animali, vel corruptiva, sive sint ei necessaria secundum rationem corporis mixti, sive secundum rationem vivi corporis nutribilis. Manifestum enim est quod animalia per visum et auditum fugiunt corruptiva quaelibet, et salubria prosequuntur. Et ideo dicit quod illi sensus, qui per exteriora media fiunt, ut dictum est secundo de anima, scilicet odoratus, auditus et visus, insunt illis de numero animalium quae proficiscuntur, id est motu progressivo moventur omnibus quidem his propter unam causam communem, scilicet causam salutis, ut a remotis scilicet necessaria cognoscant, sicut per gustum et tactum praesentialiter. Et hoc est quod subdit ut praesentientia, id est a remotis sentientia prosequantur conveniens alimentum, et fugiant mala et corruptiva quaecumque, sicut ovis fugit lupum ut corruptivum, lupus autem sequitur ovem visam vel auditam aut odoratam, ut conveniens alimentum.

Deux autres sens, à savoir la vue et l’ouïe, sont ordonnés à la connaissance de tout ce qui est nécessaire à l’animal ou de ce qui peut le détruire, parmi les choses éloignées, que cela lui soit nécessaire de par sa nature de corps composé ou de par sa nature de corps vivant devant se nourrir. Il est en effet évident que les animaux, au moyen de la vue et de l’ouïe, fuient ce qui les détruit et poursuivent ce qui leur est salutaire. C’est pourquoi il dit que ces sensations, qui se produisent par des milieux extérieurs, comme il est dit au livre II du Traité de l’âme[81], à savoir l’odorat, l’ouïe et la vue, appartiennent à ceux des animaux qui s’avancent, c'est-à-dire qui se meuvent d’un mouvement de déplacement, et à tous ceux-ci dans un but commun, à savoir leur conservation, afin qu’ils connaissent parmi les choses éloignées ce qui leur est nécessaire, comme ils les connaissent dans les choses présentes au moyen du goût et du toucher. Et c’est ce qu’il ajoute en disant qu’ils les pressentent, c’est à dire qu’ils recherchent les aliments convenables, et fuient ce qui leur est mauvais ou destructeur en le percevant à distance : c’est ainsi que la brebis fuit le loup en tant que destructeur, alors que le loup la poursuit en tant qu’aliment convenable lorsqu’il la voit, l’entend ou en perçoit l’odeur.

[81182] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 8 Deinde cum dicit : et habentibus autem, assignat aliam causam specialem quibusdam perfectioribus animalibus. Et primo proponit hanc causam. Secundo circa has causas comparat sensus adinvicem, ibi, horum autem ipsorum. Circa primum, considerandum est, quod prudentia est directiva in agendis. Et universalis quidem prudentia est directiva respectu quorumcumque agendorum. Unde non est in animalibus, nisi in solis hominibus, qui habent rationem universalium cognoscitivam : in aliis autem animalibus sunt quaedam prudentiae particulares ad alios aliquos determinatos actus, sicut formica, quae congregat in aestate cibum, de quo vivat in hyeme. Praedicti autem sensus, maxime auditus et visus, proficiunt animalibus, ad huiusmodi prudentias particulares, et hominibus ad prudentiam universalem ad hoc quod aliquid bene fiat. Odoratus autem totaliter videtur necessitati nutrimenti deservire, parum autem prudentiae. Unde in omnibus, in quibus est perfecta prudentia, est deficientissimus iste sensus, ut dicitur libro secundo de anima.

Ensuite, lorsqu’il dit : Et pour ceux qui sont doués de prudence, etc., il en donne un autre but qui est propre aux animaux les plus parfaits. Il commence par présenter ce but. Ensuite, il compare les sens entre eux relativement à ce but, où il dit : Parmi elles, la meilleure, etc. Sur le premier point, il faut remarquer que la prudence est ce qui détermine les actions à accomplir. La prudence universelle en particulier dirige tout ce qui est à faire. C’est pourquoi une telle prudence ne se trouve chez aucun animal autre que l’homme, qui possède, lui, une raison capable de connaître les universels : les autres animaux possèdent une prudence particulière qui porte sur certains actes déterminés, comme la fourmi qui recueille en été la nourriture dont elle vivra en hiver. Les sens qui précèdent[82], et surtout la vue et l’ouie, servent aux animaux dans l’exercice de cette prudence particulière, et aux hommes dans l’exercice de leur prudence universelle, afin que leurs actes soient bien accomplis. L’odorat, quant à lui, semble totalement au service de la nécessité de se nourrir, et guère à celui de la prudence. C’est pourquoi ce sens est le plus déficient de tous, chez tous les êtres en qui se trouve la prudence parfaite, comme cela est dit au livre II du Traité de l’âme[83].

[81183] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 9 Quomodo autem deserviant praedicti sensus prudentiae, ostendit per hoc quod multas differentias rerum ostendunt, ex quibus homo proficit ad discernendum et contemplabilia et agibilia ; per effectus enim sensibiles homo elevatur in intelligibilium et universalium considerationem, et etiam ex sensibus per ea quae audivit, instruitur circa agenda. Alia vero animalia in nullo participant de contemplatione ; actionem autem participant particularem, sicut dicitur decimo Ethicorum. Ideo autem hi duo sensus multas differentias annunciant, quia obiecta eorum inveniuntur in omnibus corporibus, quia consequuntur ab ea, quae sunt communia omnibus corporibus, et inferioribus et superioribus. Color enim consequenter se habet ad lucem et diaphanum in quibus inferiora communicant caelesti corpori ; sonus autem consequitur motum localem, qui etiam invenitur in utrisque corporibus ; odor autem consequitur sola corpora mixta, ex quibus animal natum est nutriri.

Il montre comment ces sens servent à la prudence en disant parce qu’ils révèlent de nombreuses différences entre les réalités, dont l’homme tire profit dans le discernement de ce qu’il a à envisager et à faire ; c’est par les effets sensibles en effet que l’homme est élevé à la connaissance de l’universel et de l’intelligible, et c’est aussi par les sens, du fait de ce qu’il entend, qu’il est instruit dans le domaine de l’action morale[84]. Les autres animaux, au contraire, n’ont aucune part à la contemplation ; quant à l’action, ils y ont part en tant qu’elle est particulière, comme il est dit au livre X de l’Ethique[85]. Or, ces deux sens avertissent de multiples différences, parce que leurs objets se trouvent dans tous les corps, résultant de ce qui leur est commun, que ces corps soient inférieurs[86] ou supérieurs[87]. La couleur résulte de la lumière et du diaphane, que les corps inférieurs ont en commun avec les corps célestes ; le son est une conséquence du mouvement local, qui se trouve de même dans les deux sortes de corps ; l’odeur résulte seulement des corps mixtes, dont l’animal se nourrit par nature.

[81184] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 10 Deinde cum dicit horum autem ipsorum comparat circa praedictas causas visum et auditum. Et primo ponit comparationem. Secundo probat, ibi, multas quidem. Circa primum quidem dicit quod visus dupliciter praeeminet auditui. Uno quidem modo quantum ad necessaria ; puta ad quaerendum cibum, et ad vitandum corruptiva, quae certius apprehenduntur per visum, qui immutatur ab ipsis rebus, quam per auditum, qui immutatur a sonis, consequentibus motus aliquos rerum. Alio modo visus est praevium auditui secundum se, quia magis cognoscitivus est plurium quam auditus. Sed auditus praeeminet visui inquantum deservit intellectui ; et hoc est secundum accidens, ut post manifestabit.

Lorsqu’il dit ensuite : Parmi elles, la meilleure, etc., il compare la vue et l’ouïe quant aux buts susmentionnés. En premier lieu, il énonce cette comparaison. Il la prouve ensuite, à ces mots : La faculté visuelle annonce, etc. Sur le premier point, il dit que la vue est supérieure à l’ouïe de deux manières. En premier lieu, en ce qui concerne ce qui est nécessaire à la vie, c’est à dire à la recherche de la nourriture et à la fuite devant ce qui est nuisible : ces objets sont saisis de manière plus certaine par la vue, qui subit l’impression des les choses elles-mêmes, que par l’ouïe qui subit l’impression du, conséquence de certains mouvements des choses. La vue est supérieure à l’ouïe en elle-même d’une deuxième manière, par qu’elle est apte à connaître plus d’objets que l’ouïe. Mais l’ouïe est supérieure à la vue, lorsqu’elle est au service de l’intellect ; cette supériorité est accidentelle, comme il le montre plus tard.

[81185] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 11 Deinde cum dicit multas quidem manifestat quod dixerat. Et primo quod visus sit secundum se melior. Secundo quod auditus sit melior per accidens, ibi, secundum vero accidens. Dicit ergo primo, quod visus ideo secundum se est melior, quia potentia visiva, sua apprehensione annunciat nobis multas differentias rerum, et diversorum modorum. Et hoc ideo est, quia eius obiectum, quod est visibile, invenitur in omnibus corporibus. Fit enim aliquid visibile per hoc quod diaphanum illuminatur actu a corpore lucido, in quibus inferiora corpora cum superioribus communicant. Et ideo dicit, quod colore omnia corpora participant tam superiora quam inferiora ; quia in omnibus corporibus vel invenitur ipse color secundum propriam rationem, sicut in corporibus in quibus est diaphanum terminatum, vel saltem in eis inveniuntur principia coloris, quae sunt diaphanum et lux ; et ideo plura manifestantur per visum.

Ensuite, à partir des mots : La faculté visuelle, etc., il prouve ce qu’il vient de dire : tout d’abord, que la vue est meilleure en elle-même, et ensuite que l’ouïe est meilleure par accident, où il dit : Mais l’ouïe contribue par accident, etc. Il dit donc d’abord que la vue est meilleure en elle-même parce que la faculté visuelle nous avertit en les saisissant de nombreuses différences dans les réalités et dans leurs manières d’être. Cela vient de ce que son objet, le visible, se trouve dans tous les corps. Quelque chose devient visible en effet lorsque le milieu diaphane est illuminé en acte par un corps lumineux, phénomène que les corps inférieurs ont en commun avec les corps supérieurs. Et c’est pourquoi il dit que tous les corps, inférieurs et supérieurs, participent à la couleur, parce que dans tous les corps se trouve soit la couleur entendue dans sa notion propre, comme c’est le cas dans les corps environnés par le diaphane, soit au moins les principes de la couleur, qui sont le diaphane et la lumière ; c’est pourquoi quantité de choses sont révélées par la vue.

[81186] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 12 Per hunc etiam sensum magis cognoscuntur communia sensibilia : quia quanto potentia habet virtutem cognoscitivam universaliorem, et ad plura se extendentem, tanto est efficacior in cognoscendo ; quia omnis virtus quanto est universalior, tanto est potentior. Et dicuntur sensibilia communia, quae non cognoscuntur ab uno sensu tantum, sicut sensibilia, propria, sed a multis sensibus ; sicut magnitudo, figura, quies, motus et numerus. Qualitates enim, quae sunt propria obiecta sensuum, sunt formae in continuo ; et ideo oportet quod ipsum continuum inquantum est subiectum talibus qualitatibus, moveat sensum, non per accidens, sed sicut per se subiectum, et commune omnium sensibilium qualitatum. Omnia autem haec, quae dicuntur sensibilia communia, pertinent aliquo modo ad continuum, vel secundum mensuram eius ut magnitudo, vel secundum divisionem ut numerus, vel secundum terminationem ut figura, vel secundum distantiam et propinquitatem ut motus.

Les sensibles communs sont surtout connus par ce sens : c’est parce qu’une faculté est d’autant plus apte à la connaissance qu’elle possède une puissance de connaissance plus universelle et portant sur plus d’objets ; la capacité d’une faculté est en effet d’autant plus grande qu’elle est universelle. Lesensibles communs sont ainsi appelés parce qu’ils ne sont pas connus par un seul sens, comme les sensibles propres, mais par plusieurs, comme c’est le cas de la grandeur, de la figure, du repos, du mouvement et du nombre. En effet, les qualités, qui sont les objets propres des sens, sont des formes dans un continu ; c’est pourquoi il faut que ce continu, en tant qu’il est le sujet de telles qualités, meuve les sens, non par accident, mais comme sujet existant par lui-même et en tant qu’il est commun à toutes les qualités sensibles. Or, tout ce qui est appelé sensible commun est, d’une certaine manière, relatif au continu, soit en tant que mesure, comme la grandeur, soit en que division, comme le nombre, soit en tant que limite, comme la figure, soit en ce qui concerne la distance et la proximité, comme le mouvement.

[81187] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 13 Sed auditus annunciat nobis solas differentias sonorum, qui non inveniuntur in omnibus corporibus, nec sunt expressivae multarum differentiarum, quae sunt in rebus.[88] Paucis animalibus autem ostendit auditus differentias vocis. Vox enim est sonus ab ore animalis[89] prolatus cum imaginatione quadam, ut dicitur in secundo de anima ; et ideo vox animalis inquantum huiusmodi naturaliter significat interiorem animalis passionem, sicut latratus canum significat iram ipsorum ; et sic perfectiora animalia ex vocibus invicem cognoscunt interiores passiones : quae tamen cognitio in imperfectis animalibus deest. Sic ergo auditus non cognoscit per se nisi vel differentiam sonorum, utputa grave et acutum, aut aliquid huiusmodi, vel differentias vocis, secundum quod sunt indicativae diversarum passionum ; et sic cognitio auditus non se extendit ad cognoscendum per se tot rerum differentias, sicut visus.

Mais l’ouïe nous avertit seulement des différences des sons, qui ne se trouvent pas dans tous les corps et qui n’expriment pas non plus les nombreuses différences qui sont dans les choses. L’ouïe révèle à de rares animaux les différences des voix. La voix, en effet, est un son émis par la bouche d’un animal et accompagné d’un acte de l’imagination, comme il est dit au livre II du Traité de l’âme[90] ; par conséquent, la voix animale comme telle signifie naturellement la passion intérieure de l’animal, comme l’aboiement des chiens leur colère ; et c’est ainsi que les animaux les plus parfaits se communiquent entre eux par la voix leurs passions intérieures, connaissance absente chez les animaux imparfaits. C’est ainsi que l’ouïe ne connaît par elle-même que les différences des sons, du grave et de l’aigu, par exemple, ou les différences des voix, en tant qu’elles indiquent les différentes passions ; et pour cette raison, l’ouïe ne s’étend pas à la connaissance essentielle s différences des choses, comme s’y étend la vue.

[81188] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 14 Deinde cum dicit secundum accidens vero manifestat quod auditus per accidens melior sit ad intellectum ; et dicit quod auditus multum confert ad prudentiam. Et accipitur hic prudentia pro quadam intellectiva cognitione, non solum prout est recta ratio agibilium, ut dicitur sexto Ethicorum. Sed hoc est per accidens, quia sermo, qui est audibilis, est causa addiscendi non per se, id est secundum ipsas sonorum differentias, sed per accidens, inquantum scilicet nomina, in quibus sermo est, id est locutio componitur, sunt symbola, idest signa intentionum intellectarum, et per consequens rerum. Et sic doctor docet discipulum inquantum per sermonem significat ei conceptionem intellectus sui. Et plus homo potest cognoscere addiscendo ad quod est utilis auditus quamvis per accidens, quam de se inveniendo, ad quod praecipue est utilis visus. Inde est quod inter privatos a nativitate utrolibet sensu, scilicet visu et auditu, sapientiores sunt caeci, qui carent visu, mutis et surdis qui carent auditu.

Lorsqu’il dit ensuite : Mais l’ouïe contribue par accident, etc., il montre que l’ouïe est par accident supérieure à la vue, dans leur rapport à l’intelligence, et il dit qu’elle contribue beaucoup à la prudence. La prudence est ici entendue au sens d’une certaine connaissance intellectuelle, et non seulement en tant qu’elle la droite règle des actions, comme cela est dit au sixième livre de l’Ethique[91]. Mais cela se produit par accident, parce que la parole audible est cause de l’instruction, non par elle-même, c’est à dire en raison des différences sonores, mais par accident, dans la mesure où les noms, dont la parole ou la locution se compose, sont des symboles ou des signes des intentions intellectuelles et par conséquent des choses. Et c’est ainsi que le maître instruit le disciple en lui donnant par la parole des signes de ses concepts intellectuels. L’homme peut apprendre plus par l’instruction reçue, à laquelle l’ouïe, bien que par accident, est utile, qu’en découvrant par lui-même, chose pour laquelle c’est la vue qui est surtout utile. C’est pour cette raison que parmi ceux qui sont de naissance privés de l’un de ces sens, vue ou ouïe, les aveugles, privés de la vue, sont plus instruits que les sourds-muets, privés de l’ouïe.

[81189] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 15 Addit autem mutis, quia omnis surdus a nativitate ex necessitate mutus est. Non enim potest addiscere formare sermones significativos, qui significant ad placitum. Unde sic se habet ad locutionem totius humani generis, sicut ille, qui nunquam audivit aliquam linguam, ad imaginandum illam. Non est autem necessarium quod e converso omnis mutus sit surdus : potest enim contingere ex aliqua causa aliquem esse mutum, puta propter impedimentum linguae. Ultimo autem epilogando concludit quod dictum est de virtute, quam habet unusquisque sensus.

Il ajoute « muet » parce que tout sourd de naissance est nécessairement muet. Il ne peut en effet apprendre à former des discours dotés de la signification qu’il veut. C’est pourquoi il est face à toutes les paroles du genre humain comme celui qui n’a jamais entendu une certaine langue et qui devrait l’imaginer. Par contre, il n’est pas nécessaire que tout muet soit sourd : il peut arriver que quelqu’un soit muet pour une raison quelconque, par exemple à cause d’un défaut de la langue. Enfin, il conclut que ce qui a trait à la puissance de chaque sens a été dit auparavant.

 

Leçon 3

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Pour savoir précisément quel est le corps qui agit naturellement dans chacun des organes, on a cherché quelquefois des analogies dans les éléments des corps. Mais comme il n'est pas facile de comparer les cinq sens aux éléments, qui ne sont que quatre, on a été conduit à imaginer un cinquième élément.

On s'accorde unanimement à rapporter la vue au feu, et cela tient à ce qu'on ignore la vraie cause du phénomène suivant : lorsqu'on se presse l'œil et qu'on le frotte, il semble qu'il en sorte du feu et des étincelles. Cette apparence se produit surtout dans les ténèbres, ou bien lorsque l'on ferme les paupières, parce que de cette façon aussi l'on se met dans l'obscurité. Ce phénomène d'ailleurs soulève encore une autre question : s'il est impossible, en effet, d'ignorer qu'on sent et qu'on voit ce qu'on voit, il s'ensuit nécessairement que l'œil se voit lui-même. Or, pourquoi cette sensation n'a-t-elle pas lieu quand on laisse l'œil en repos?

L'explication de ce phénomène résoudra à la fois le doute qu'on élève et cette hypothèse qui veut que la vue soit de feu. Voici donc comment on peut l'expliquer : les corps lisses brillent naturellement dans l'obscurité, sans pourtant produire de lumière; or, ce qu'on appelle le milieu et le noir de l'œil paraît être lisse. Mais ce qui fait voir du feu quand l'oeil est frotté, c'est qu'il arrive alors, on peut dire, que ce qui est un devient deux. La rapidité du mouvement fait que ce qui voit et ce qui est vu paraissent différents. Aussi le phénomène n'a-t-il pas lieu si l'on ne frotte pas l'œil très vite, et s'il n'est pas dans l'obscurité; car, je le répète, les corps lisses brillent naturellement dans l'obscurité; et, par exemple, les têtes de quelques poissons et le fiel de la seiche. Quand on frotte l'œil lentement, la sensation ne se produit pas de manière à faire croire que ce qui voit et ce qui est vu soient tout à la fois deux choses et une seule; et c'est ainsi que l'œil se voit lui-même, tout comme il lui arrive également de se voir dans un miroir qui le réfléchit.

Si l'œil était de feu, ainsi qu'Empédocle l'assure, et ainsi qu'on l'avance dans le Timée; si la vision se produisait parce que la lumière sort de l'œil comme elle sort d'une lanterne, pourquoi la vue ne verrait-elle pas aussi dans les ténèbres? Prétendre qu'elle s'éteint dans l'obscurité après être sortie de l'œil, comme le soutient le Timée, c'est une assertion parfaitement vaine. Qu'entend-on, en effet, quand on dit que la lumière s'éteint? Le chaud et le sec sont éteints par l'humide et par le froid, comme on l'observe pour le feu et la flamme dans les corps en ignition. Mais ni l'un ni l'autre de ces deux éléments ne se rencontre dans la lumière; ou du moins, s'ils y sont, et qu'ils nous échappent, parce qu'ils y sont en quantité inappréciable, il faudrait alors que la lumière s'éteignît après le jour et dans l'eau, et que l'obscurité se produisît plus forte dans les temps de gelée. Si donc la flamme et tous les corps ignés subissent ces effets, pour la lumière il n'y y a rien de pareil.

Empédocle a si bien cru que la vision a lieu quand la lumière sort de l'œil, ainsi qu'on vient de le dire, que voici les expressions dont il se sert: « De même que quand on veut sortir, on se munit d'une lampe, - Éclair du feu brillant, dans une nuit d'hiver,

Et qu'on allume la lanterne, qui peut braver tous les vents d’hiver, Et repousser leur souffle changeant ; La lumière, qui se projette au dehors d'autant plus loin qu'elle est plus forte, Éclate en jets de rayons éblouissants ; De même le feu dès longtemps renfermé dans les membranes, Se répand par ces tuniques légères dans la pupille ronde; Mais ces tuniques voilent l’épaisseur de l'eau qui les inonde, Et le feu qui sort de l'œil s'étend d'autant plus loin. »

C'est ainsi que parfois Empédocle explique la vision; ailleurs, il soutient qu'elle est produite par les émanations des objets qu'on voit.

 

 

Lectio 3

Leçon 3 – L’œil est-il de feu ? Opinion d’Empédocle (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81190] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 1 Postquam philosophus resumpsit, ea quae sunt necessaria ad praesentem considerationem de ipsis virtutibus sensitivis, nunc accedit ad principale propositum in hoc libro, applicando considerationem sensus ad corporalia. Et primo quantum ad organum sensuum. Secundo, quantum ad sensibilia, ibi, de sensibilibus autem his. Circa primum duo facit. Primo attribuit organum sensuum elementis, improbando sermones aliorum. Secundo determinando id quod verius esse potest, ibi, quod quidem igitur. Circa primum duo facit. Primo tangit in generali, quomodo antiqui attribuebant organa sensuum elementis. Secundo descendit specialiter ad organum visus, circa quod a pluribus errabatur, ibi, faciunt autem omnes visum. Dicit ergo primo, quod priores philosophi quaerebant secundum elementa corporum, qualia essent corporea instrumenta, in quibus et per quae operationes sensuum exercerentur. Et hoc ideo, quia sicut in primo de anima dictum est, ponebant simile simili cognosci. Unde et ipsam animam ponebant esse de natura principiorum, ut per hoc posset omnia cognoscere, quasi omnibus conformis. Nam omnia in principiis communicant: et pari ratione, quia organa sensuum omnia corporalia cognoscunt, attribuebant ea elementis corporum.

Après être revenu sur les éléments nécessaires à l’étude actuelle sur les facultés sensitives, le Philosophe en vient maintenant au sujet principal du présent livre en appliquant l’étude des sens aux choses corporelles. Et il l’applique, en premier, aux organes des sens ; en deuxième, aux choses sensibles, où il dit : Quant aux choses mêmes qui sont perçues, etc. (leçon VI). Il trtaite la première partie en deux points. En premier, il attribue les organes des sens aux éléments en réfutant les doctrines des autres. En deuxième, il établit ce qui pourrait être plus vrai, où il dit : On a dit ailleurs qu’il était impossible, etc. (leçon V). Il traite le premier point en deux sections. En premier, il décrit en général comment les anciens attribuaient les organes des sens aux éléments. En deuxième, il en vient particulièrement à l’organe de la vue, sur lequel la plupart étaient en erreur, où il dit : On s’accorde unanimement, etc. Il dit donc en premier que les anciens philosophes se sont demandé, parmi les éléments des corps, quels sont les instruments corporels dans lesquels et par lesquels s’exercent les opérations des sens. La raison en est que, comme il est dit au livre I du Traité de l’Âme, ils affirmaient que le semblable est connu par le semblable. Ils affirmaient en conséquence que l’âme elle-même est de la nature des principes, de sorte qu’elle puisse connaître toutes choses en ayant une forme semblable à toutes choses. Toutes choses en effet se rejoignent en leurs principes, et pour la même raison, puisque les organes des sens connaissent tous les êtres corporels, ils leur attribuaient les éléments des corps.

[81191] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 2 Sed statim occurrebat eis una difficultas: sunt enim quinque sensus, et quatuor elementa; et ideo inquirebant cui possent organum quinti sensus applicare. Est autem inter aerem et aquam quoddam medium, aere quidem densius, aqua autem subtilius, quod dicitur fumus vel vapor, quae etiam quidam posuerunt esse primum principium: et huic attribuebant organum odoratus: quia odor secundum quamdam evaporationem fumalem sentitur: alios vero quatuor sensus attribuebant quatuor elementis; tactum autem terrae; gustum autem aquae, quia sapor sentitur per humidum; auditum autem aeri, visum igni.

Mais ils se heurtaient immédiatement à une difficulté : il y a en effet cinq sens et quatre éléments, et ils se demandaient donc auquel ils pouvaient attribuer l’organe du cinquième sens. Il existe cependant un certain intermédiaire entre l’air et l’eau, plus dense que l’air, plus subtil que l’eau, qu’on appelle fumée ou vapeur, que d’autres encore ont affirmé être le premier principe, et ils lui attribuaient l’organe de l’odorat, car l’odeur est sentie du fait d’une sorte d’évaporation de fumée ; quant aux quatre autres sens, ils les attribuaient aux quatre éléments : le toucher à la terre, le goût à l’eau, parce que la saveur est sentie du fait d’un milieu humide, l’ouïe à l’aire, et la vue au feu.

[81192] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 3 Deinde cum dicit faciunt autem accedit specialiter ad organum visus, quod attribuebant igni. Et primo improbat causam positionis. Secundo ipsam positionem, ibi, quoniam autem si ignis esset. Circa primum tria facit. Primo ponit causam, ex qua quidem movebantur ad attribuendum organum visus igni. Secundo movet quamdam dubitationem, ibi, habet autem dubitationem. Tertio determinat veritatem circa utrumque, causa utique huiusmodi. Ait ergo primo, quod omnes, qui attribuunt organum visus igni, hoc ideo faciunt, quia ignorant causam cuiusdam passionis, quae circa oculum accidit: si enim oculus comprimatur et fortiter moveatur, videtur quod ignis luceat: quod accidit si sint apertae palpebrae solum quando aer exterior est tenebrosus, aut etiam in aere claro, si primo claudantur palpebrae, quia per hoc fiunt tenebrae oculo clauso. Et hoc reputabant esse manifestum signum, quod organum visus ad ignem pertineret.

Puis lorsqu’il dit : On s’accorde unanimement, etc., il traite spécialement de l'organe de la vue, qu'ils attribuaient au feu. Et en premier, il exclut la cause de leur théorie. En deuxième, il réfute la théorie elle-même, où il dit : Si l’œil était de feu, etc. Il traite le premier point en trois sections. En premier, il présente la cause qui les incitait à attribuer l’organe de la vue au feu. En deuxième, il soulève un doute, où il dit : Ce phénomène d’ailleurs soulève, etc. En troisième, il établit la vérité sur les deux points et la cause de ce phénomène. Il dit donc en premier que tous ceux qui attribuent l’organe de la vue au feu le font parce qu’ils ignorent la cause d’un certain phénomène qui affecte l’œil ; en effet, si on presse sur l’œil et le bouge violemment, il semble qu’on voit briller du feu : quand les paupières sont ouvertes, cela arrive seulement quand il fait noir, ou encore quand il fait clair si on ferme d’abord les paupières, car on crée ainsi les ténèbres en fermant les yeux. Et ils pensaient que cela est un signe évident de ce que l’organe de la vue se rattache au feu.

[81193] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 4 Deinde cum dicit habet autem movet quamdam dubitationem circa praedicta. Manifestum est enim quod sensus cognoscunt sensibile praesens: unde et visus cognoscit visibile praesens, sicut ignis propter suam lucem est quid visibile praesens. Si ergo semper est praesens ignis visui, utpote organo visus in eo existente, videtur quod semper visus ignem deberet videre. Sed hoc quidem secundum principia, quae Aristoteles supponit, non sequitur. Supponit enim quod sensus est in potentia ad sensibile: et oportet quod per aliquod medium a sensibili immutetur. Unde secundum ipsum, sensibile superpositum sensui non sentitur, ut dicitur secundo de anima. Unde si etiam organum visus esset igneum, propter hoc visus non videret ignem. Sed secundum alios philosophos, visus et alii sensus percipiunt sensibilia inquantum sunt actu tales, idest similes sensibilibus utpote naturam principiorum habentibus, ut dictum est. Et ideo secundum eos, quibus organum visus erat igneum, sequebatur quod praedicto modo videret ignem. Sed tunc remanet dubitatio, quam Aristoteles hic inducit, quare oculus quiescens non videt ignem, sicut oculus motus.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ce phénomène d’ailleurs soulève, etc., il soulève un doute sur ce qui précède. Il est évident en effet que les sens perçoivent les objets sensibles présents ; il s’ensuit que la vue perçoit les objets visibles présents, comme le feu, à cause de sa lumière, est un objet visible présent. Si donc le feu est toujours présent à la vue, en tant qu’il existe dans l’organe de la vue, il semble que l’œil devrait constamment voir le feu. Mais, selon les principes établis par Aristote, cela ne s’ensuit pas. Il suppose en effet que le sens est en puissance au sensible, et il faut que le sensible l’affecte par un intermédiaire. Alors, selon lui, le sensible surajouté au sens n’est pas senti, comme il est dit au livre II du Traité de l’âme. Il s’ensuit que, même si l’organe de la vue était de feu, pour cette raison même la vue ne verrait pas le feu. Mais selon d’autres philosophes, la vue et les autres sens perçoivent les sensibles parce qu’ils leur sont semblables en acte, c'est-à-dire en tant qu’ils ont la nature de leurs principes, comme on l’a dit. C’est pourquoi, selon ceux pour qui l’organe de la vue était de feu, il s’ensuivait qu’il voit le feu de la façon décrite. Mais alors, il reste un doute, soulevé ici par Aristote : pourquoi l’œil en repos ne voit-il pas le feu comme l’œil soumis au mouvement ?

[81194] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 5 Deinde cum dicit causa quidem assignat causam praedictae apparitionis: per quam et dubitatio mota solvitur, et ostenditur quomodo inaniter putaverunt ignem visum. Et ad hoc accipiendum est, quod corpora laevia, idest polita et tersa, ex proprietate suae naturae habent quemdam fulgorem, quod in corporibus asperis et non planis non accidit, quia quaedam partes supereminent aliis et obumbrant eas: et quamvis in se aliqualiter fulgeant huiusmodi corpora, non tamen habent tantum de fulgore, quod de se possint facere medium lucidum actu, sicut facit sol et huiusmodi corpora. Manifestum est igitur quod illud quod est medium oculi, quod vocatur nigrum oculi, est quasi laeve et politum. Unde habet quemdam fulgorem ex ratione lenitatis, non ex natura ignis, sicut illi existimabant. Per hoc ergo iam remota est necessitas attribuendi organum visus igni, quia scilicet huius claritatis, quae apparet causa, potest aliunde assignari quam ab igne. Sed, sive hoc sit ex laevitate pupillae, remanet communis dubitatio, quare huiusmodi fulgorem videt oculus motus, quiescens vero non.

Ensuite, lorsqu’il dit : L’explication de ce phénomène, etc., il présente la cause de cette apparence, qui tout à la fois donne la solution de ce doute et montre comment ces philosophes ont supposé sans raison que la vue est du feu. Et dans ce but, il faut remarquer que les corps lisses, c'est-à-dire polis et propres, ont de par leur nature un certain éclat que n’ont pas les corps rugueux et non unis, car certaines parties sont plus élevées que les autres et leur font de l’ombre ; et bien que de tels corps dégagent une certaine lueur par eux-mêmes, ils ne luisent pourtant pas assez pour pouvoir rendre le milieu lumineux en acte, comme le font le soleil et les corps du genre. Or, il est évident que ce qui est le milieu de l’œil, appelé pupille, est comme lisse et poli. Il a donc une certaine lueur du fait de sa douceur et non parce qu’il aurait la nature de feu comme ils le pensaient. Cela suffit déjà à nier la nécessité d’attribuer le feu à lorgane de la vue, car cette clarté, qui semble en être la preuve, peut être attribuée à une autre cause que le feu. Toutefois, même si cela se produit parce que la pupille est lisse, il reste un doute général : pourquoi l’œil voit-il cette lumière quand l’œil est soumis au mouvement et non quand il est en repos ?

[81195] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 6 Et ideo assignat causam huius; et dicit quod talis fulgor apparet moto oculo, quia accidit per oculi motionem quasi quod unum fiat duo. Unum enim et idem subiecto est pupilla fulgens et videns. Inquantum autem est fulgens, proiicit fulgorem suum ad extra: inquantum autem est videns, cognoscit fulgorem, quasi recipiendo ipsum ab exteriori: cum autem est quiescens, emissio fulgoris fit ad exterius, et ita visus huiusmodi fulgorem non recipit ut videre possit. Sed, quando oculus celeriter movetur, illud nigrum oculi transfertur ad exteriorem locum, in quem pupilla emittebat suum splendorem, antequam ille splendor deficiat; et ideo pupilla ad alium locum velociter translata recipit splendorem suum quasi ab exteriori, ut sic videatur esse aliud videns et visum, quamvis sit idem subiecto: et ideo huiusmodi ibi apparitio fulgoris non fit nisi oculus celeriter moveatur: quia si moveatur tarde, prius deficiet impressio fulgoris ab exteriori loco, ad quem fulgor perveniebat, quam pupilla illuc perveniat.

Et il énonce donc la cause de ce fait, en disant que cette lumière se produit quand l’œil est mis en mouvement parce que, en quelque sorte, le mouvement de l’œil produit deux choses à partir d’une. En effet, la pupille qui luit et qui voit est un seul et même sujet. Cependant, en tant qu’elle luit, elle projette sa lueur à l’extérieur ; en tant qu’elle voit, elle connaît cette lueur comme en la recevant de l’extérieur ; mais quand elle est en repos, l’émission de la lueur se fait vers l’extérieur, et ainsi, la vue ne reçoit pas cette lueur de façon à pouvoir la voir. Mais quand l’œil est mû rapidement, ce noir de l’œil est transféré à un endroit extérieur d’où la pupille émet sa lumière avant que celle-ci s’éteigne ; c’est pourquoi la pupille, rapidement déplacée vers un autre lieu, reçoit sa splendeur comme de l’extérieur, de sorte que ce qui voit et ce qui est vu semblent être différents, bien qu’ils soient identiques par leur sujet[92] ; c’est pourquoi cette apparition de lumière ne s’y produit pas à moins que l’œil ne soit mû rapidement, car s’il est mû lentement, l’impression de lumière venant du lieu extérieur où la lumière était parvenue s’éteint avant que la pupille y parvienne.

[81196] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 7 Sed videtur quod nulla celeritas motus ad hoc sufficiat. Quantumcumque enim motus localis sit velox, oportet tamen quod sit in tempore: emissio autem fulgoris ad praesentiam corporis fulgentis, et eius cessatio ab ipsius absentia, utrumque fit in instanti: non ergo videtur possibile, quantumcumque oculus celeriter moveatur, quod prius perveniat pupilla ad exteriorem locum, quam cesset fulgor illuc perveniens ex pupilla in alio loco existente. Sed ad hoc dicendum est secundum Alexandrum in commento: pupilla corpus est quoddam et in partes divisibile: unde celeriter commoto oculo, cum aliqua pars pupillae ad alium locum pervenire incoeperit, adhuc fulgor illuc pervenit ex residuo corpore pupillae, quod nondum attingit locum illum; et inde est quod pupilla incipit videre fulgorem, quasi aliunde resplendentem. Et huius signum est quod huiusmodi fulgor non videtur defecisse, sed pertransit et subito disparet visio.

Mais il semble qu’aucune vitesse du mouvement n’y soit suffisante. En effet, si rapide que soit le mouvement local, il doit tout de même avoir lieu dans le temps ; or, l’émission de la lumière vers la présence du corps lumineux et sa cessation du fait de son absence se produisent tous deux en un instant ; il ne semble donc pas possible, si rapidement que l’œil soit déplacé, que la pupille parvienne au lieu extérieur avant que ne cesse la lumière envoyée à ce lieu par la pupille lorsqu’elle se trouvait dans l’autre lieu[93]. Mais il faut répondre comme l’a fait Alexandre dans son commentaire : la pupille est un corps, et il est divisible en parties ; alors, l’œil étant soumis à un mouvement rapide, quand une partie de la pupille a commencé à parvenir à l’autre endroit, la lueur parvient encore de cette partie au reste du corps de la pupille, qui n’est pas encore parvenu à ce lieu ; et de là vient que la pupille commence à voir la lueur comme venant d’ailleurs. Et le signe de ce fait est que cette lueur ne semble pas s’affaiblir, mais elle s’en va, et on cesse subitement de la voir.

[81197] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 8 Assignat etiam causam, quare talis apparitio accidit in tenebris et non in lumine; quia fulgor corporum laevium propter sui modicitatem obscuratur a magna claritate, sed in tenebris videtur; sicut etiam accidit de quibusdam aliis, quae modicum habent lucis, et propter hoc videntur in tenebris et non in lumine, sicut quaedam capita piscium et humor turbidus piscis, qui dicitur sepia. Et subiungit quod, si aliquis lente vel tarde moveatur, non accidit praedicta apparitio, per hoc quod videns et visum simul videatur esse unum et duo, ut dictum est: sed illo modo, quando scilicet celeriter movetur oculus, tunc oculus videt seipsum, quasi secundum diversum situm a seipso immutatus, sicut accidit in refractione vel in reflexione, puta cum oculus videt seipsum in speculo, a quo scilicet ab exteriori redit species oculi ad ipsum oculum per modum reflexionis cuiusdam, sicut et in praedicta apparitione fulgor oculi redit ad ipsum, ut dictum est.

Il montre aussi la cause du fait que cette apparition se produit dans les ténèbres et non dans la lumière : en effet, la lueur des corps lisses, à cause de sa faiblesse, est éclipsée par une clarté plus grande, mais on la voit dans les ténèbres ; la même chose se produit aussi pour d’autres objets qui dégagent peu de lumière et qui, pour cette raison, sont vus dans les ténèbres et non dans la clarté, comme certaines têtes de poissons et l’humeur brouillée d’un poisson appelé seiche. Et il ajoute que, si un objet bouge lentement ou avec retard, l’apparition par laquelle ce qui voit et ce qui est vu semblent être à la fois un et deux ne se produit pas, comme on l’a dit ; mais c’est ainsi, c'est-à-dire quand l’œil est mû rapidement, que l’œil se voit lui-même, pour ainsi dire affecté par lui-même à partir d’un autre endroit, comme c’est le cas dans la réfraction ou la réflexion, quand l’œil se voit lui-même dans un miroir, à partir duquel l’espèce de l’œil revient de l’extérieur à l’œil lui-même par voie de réflexion, comme dans l’autre apparition la lueur de l’œil retourne à l’œil, comme on l’a dit.

[81198] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 9 Deinde cum dicit, quoniam si accedit ad improbandum ipsam positionem. Et primo quantum ad hoc quod visum attribuebant igni. Secundo quantum ad hoc quod ponebant visum videre extramittendo, ibi, irrationale vero omnino est. Circa primum tria facit. Primo proponit opinionem Platonis. Secundo Empedoclis, ibi, Empedocles autem videtur. Tertio opinionem Democriti, ibi, Democritus autem quoniam. Circa primum duo facit. Primo obiicit contra Platonem. Secundo removet eius responsionem, ibi, dicere autem quod extinguatur. Circa primum sciendum est, quod Empedocles et Plato in Timaeo in duobus conveniebant, quorum unum est quod organum visus pertinet ad ignem: secundum est quod visio contingit per hoc quod lumen exit ab oculo, sicut ex lucerna. Ex his autem duabus concludit philosophus quod visus deberet videre in tenebris, sicut in luce. Potest enim etiam in tenebris lumen a lucerna emitti illuminans medium. Et ita, si per emissionem luminis oculus videt, sequitur quod etiam in tenebris oculus videre possit.

Puis, lorsqu’il dit : Si l’œil était de feu, etc., il en vient à la réfutation de cette théorie. Il la réfute, en premier, quant au fait qu’ils attribuaient à vue au  feu; en deuxième, quant au fait qu’ils affirmaient que l’on voit en projetant quelque chose à l’extérieur, où il dit : Mais c’est une opinion dénuée, etc. (leçon IV, no 8). Il traite le premier point en trois parties. Il présente, en premier, l’opinion de Platon ; en deuxième, celle d’Empédocle, où il dit : Empédocle a si bien cru, etc. ; en troisième, l’opinion de Démocrite, où il dit : Démocrite a raison, etc. (leçon IV). Il traite la première partie en deux sections. En premier, il argumente contre Platon ; en deuxième, il réfute sa réponse, où il dit : Prétendre qu’elle s’éteint dans l’obscurité, etc. Quant au premier point, il faut savoir qu’Empédocle et le Timée de Platon étaient d’accord sur deux points, dont l’un est que l’organe de la vue se rapporte au feu ; le deuxième est que la vision se produit du fait que la lumière sort de l’œil comme d’une lampe. Le Philosophe conclut de ces deux idées que la vue devrait voir dans les ténèbres comme dans la clarté. En effet, même dans les ténèbres, la lumière peut être émise par une lampe et éclairer le milieu. Ainsi, si l’œil voyait par une émission de lumière, il s’ensuit qu’il pourrait voir même dans les ténèbres.

[81199] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 10 Deinde cum dicit dicere autem excludit positionem Platonis quam in Timaeo ponit dicens, quod, quando lumen egreditur ex oculo, si quidem inveniat in medio lumen, salvatur per ipsum, sicut per sibi simile, et ex hoc accidit visio. Si tamen non inveniat lumen, sed tenebras, propter dissimilitudinem tenebrarum ad lumen ab oculo egrediens extinguitur, et ideo oculus non videt.

Puis, lorsqu’il dit : Prétendre qu’elle s’éteint, etc., il réfute la théorie que Platon a avancée dans le Timée en disant que quand la lumière sort de l’œil, si elle trouve de la lumière dans le milieu ambiant, elle est conservée comme le semblable par son semblable, et la vision se produit de ce fait. Si par contre elle ne trouve pas de la lumière mais des ténèbres, à cause de la dissemblance entre les ténèbres et la lumière qui sort de l’œil, cette dernière s’éteint, et donc l’œil ne voit pas.

[81200] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 11 Sed Aristoteles dicit hanc causam non esse veram; et hoc probat ibi, quae enim. Non enim potest assignari ratio, quare lumen oculi a tenebris extinguitur, dicebant enim Platonici tres esse species ignis: scilicet lumen, flammam, et carbonem. Ignis autem, cum sit naturaliter calidus et siccus, extinguitur, vel ex frigido, vel ex humido: et hoc manifeste apparet in carbonibus et flamma. Sed neutrum contingit in lumen, quia nec per frigidum nec per humidum extinguitur. Non ergo bene dicitur, quod extinguitur ignis per modum ignis. Alexander autem in commento dicit, quod invenitur alia litera talis: qualis videtur quidem in carbonibus esse ignis et flamma in lumine: neutrum autem videtur conveniens. Neque enim humidum, nec frigidum, quibus extinctio fit. Et secundum hanc literam ratio Aristotelis magis videtur esse ad propositum. Lumen enim igneum quod apparet in carbonibus et flamma extinguitur frigido aut humido. Tenebrae autem neque sunt aliquid frigidum nec humidum. Non ergo per tenebras potest extingui lumen igneum egrediens ab oculo.

Mais Aristote dit que ce n’est pas une vraie cause, et il le prouve lorsqu’il dit : Qu’entend-on, en effet, etc. En effet, on ne peut pas donner de raison pour que la lumière de l’œil soit éteinte par les ténèbres ; les Platoniciens disaient en effet qu’il y a trois espèces de feu : la lumière, la flamme et le charbon ardent. Or, le feu, puisqu’il est naturellement chaud et sec, est éteint soit par le froid, soit par l’humidité, et cela est manifeste dans le cas des charbons ardents et des flammes. Mais ni l’un ni l’autre n’affecte ainsi la lumière, car elle n’est éteinte ni par le froid ni par l’humidité. Il n’est donc pas correct de dire que le feu est éteint à la manière du feu. Alexandre dit cependant, dans son commentaire, qu’on trouve un autre texte, qui dit plutôt : comme on observe bien que les charbons ardents ont du feu et des flammes dans leur lumière ; mais ni l’un ni l’autre ne semble s’appliquer. En effet, ce n’est ni par l’humidité, ni par le froid que l’extinction se produit. Et selon cette version, l’argument d’Aristote semble plus à propos. En effet, la lumière ardente qu’on voit dans les charbons et les flammes est éteinte par le froid ou l’humidité. Or, les ténèbres ne sont pas quelque chose de froid ni d’humide. Donc, les ténèbres ne peuvent pas éteindre la lumière de feu qui sort de l’œil.

[81201] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 12 Posset autem aliquis dicere, quod lumen igneum egrediens ab oculo non extinguitur in tenebris, sed quia debile est, nec confortatur ab exteriori lumen, ideo latet nos. Et propter hoc non fit visio.

Mais on pourrait dire que la lumière de feu qui sort de l’œil n’est pas éteinte dans les ténèbres mais que, parce qu’elle est faible et n’est pas soutenue par une lumière extérieure, elle nous est cachée ; et pour cette raison, il n'y a pas de vision.

[81202] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 13 Sed Aristoteles hoc reprobat ibi, si igitur. Circa quod sciendum est, quod lumen igneum extinguitur vel obtenebratur dupliciter. Uno quidem modo secundum proprietatem luminis, prout parvum lumen extinguitur ex praesentia maioris luminis. Alio modo secundum proprietatem ignis, qui extinguitur in aqua. Si ergo illud debile lumen ab oculo egrediens esset igneum, oporteret quod extingueretur in die propter excellentiorem claritatem, et in aqua propter contrarietatem ad ignem; et per consequens inter glacies magis obtenebraretur praedictum lumen visibile. Videmus enim hoc accidere in flamma et in corporibus igneis vel ignitis, quod tamen non accidit circa visum. Unde patet praedictam responsionem vanam esse.

Mais Aristote rejette cette idée où il dit : il faudrait alors que la lumière, etc. À ce sujet, il faut savoir que la lumière du feu est éteinte ou obscurcie de deux façons. La première résulte de la propriété de la lumière selon laquelle une faible lumière est éteinte par la présence d’une plus forte lumière. La deuxième façon résulte d’une propriété du feu, qui est éteint dans l’eau. Si donc cette faible sumière sortant de l’œil était de feu, il faudrait qu’elle soit éteinte pendant le jour à cause de la présence d’une clarté plus forte, et dans l’eau à cause de son opposition au feu ; par conséquent, cette lumière visible[94] serait obscurcie davantage parmi les glaces. En effet, nous observons ce phénomène dans les flammes et les corps en feu ou enflammés, et cela n’arrive pourtant pas pour la vue. Il est donc évident que la réponse en question est sans valeur.

[81203] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 14 Deinde cum dicit Empedocles autem narrat opinionem Empedoclis, de cuius improbatione iam dictum est: et dicit quod Empedocles videtur aestimare sicut dictum est, quod visio fiat lumine exeunte: et ponit verba eius quae metrice protulit. Dicebat enim quod ita accidit in visu, sicut quando aliquis cogitans progredi per aliquod iter per noctem hyemis, flant venti, praeparat lucernam, accendens lumen ardentis ignis, licet impetus omnium ventorum sufficienter prohibens, ponens accensum in laternam, et per hoc flatum ventorum spirantium impediens, scilicet eos ne possint eorum flatus pervenire usque ad lumen ignis, lumen autem ignis contentum extragrediatur, et quanto magis expansum fuerit extra, tanto magis illustrat aerem, ita tamen quod radii exeuntes sunt domiti, idest attenuati per velum laternae, puta per pellem, vel aliud huiusmodi. Non enim ita clare illuminatur aer per laternam, sicut illuminaretur ab igne non velato. Et similiter dicit accidere in oculo in quo lumen antiquum, idest a prima formatione oculi ad sensum contutatur, idest tute conservatur in miringis, idest in tunicis oculi per quas sicut per quosdam subtiles linteos lumen diffunditur circumquaque per pupillam, quae quidem tunicae revelant radiis per eas emissis profundum aquae fluentis circa ignis accensum in pupilla ad nutritionem, vel potius contemperationem ignis in profundo collocati. Et sic lumen extra pervenit, quando magis fuerit expansum, ab interiori procedens. Vel quod dicit circulo referendum est ad circularitatem pupillae.

Ensuite, lorsqu’il dit : Empédocle a si bien cru, etc., il expose l’opinion d’Empédocle, dont la réfutation a déjà été amorcée, en disant qu’Empédocle semble avoir l’opinion qu’on a dite, que la vision se produit par émission de lumière, et il reproduit les propos formulés en vers par ce philosophe. Il comparait en effet la vision à ce qui se passe quand quelqu'un[95], ayant l’intention d’aller à pied sur un chemin, la nuit, quand soufflent les vents d’hiver, prépare une lanterne, allume la lumière d’un feu ardent, même si la violence de tous les vents l’empêche suffisamment ; il met du feu dans sa lanterne et repousse ainsi le souffle des vents tourbillonnants (afin qu’ils ne puissent pas parvenir jusqu’à la flamme du feu) ; or, la lumière du feu enclos s’échappe et, plus elle se propage au dehors, plus elle illumine l’air, de sorte pourtant que les rayons qui en sortent sont domptés, c'est-à-dire affaiblis par le voile de la lanterne, une peau par exemple ou autre chose du genre. En effet, l’air n’est pas éclairé autant par la lanterne qu’il le serait par un feu non voilé. Et il dit que cela ressemble à ce qui se passe dans l’œil, dans lequel la lumière antique, c'est-à-dire remontant à la formation primitive de l’œil, est gardée pour la sensation, c'est-à-dire conservée en sûreté dans les membranes, c'est-à-dire les revêtements de l’œil, par lesquels, comme par des rideaux, la lumière est répandue tout autour par la pupille, et ces tuniques révèlent, par les rayons qu’ils émettent, une eau profonde qui coule autour du feu allumé dans la pupille pour nourrir, ou plutôt atténuer, le feu rassemblé dans les profondeurs. Et ainsi, la lumière parvient à l’extérieur, quand elle se propage davantage en provenance de l’intérieur. Ou bien, quand il dit de façon circulaire, cela se rapporte au fait que la pupille est ronde.

[81204] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 15 Notandum est, quod signanter dixit per velum domitis radiis, ad signandum causam quare non videtur in tenebris, quia scilicet lumen egrediens debilitatur per hoc quod transit per praedicta velamenta ut possint perfecte aerem illuminare. Positis autem verbis Empedoclis, subiungit, quod aliquando dicebat visionem fieri per emissionem luminis, ut dictum est, aliquando autem dicebat quod visio fit per quaedam corpora defluentia a visibilibus et pervenientia ad visum; et forte eius opinio erat, quod utrumque coniungeretur ad visionem.

Il faut remarquer qu’il a dit les mots importants des rayons étouffés par un voile pour signaler la raison du fait qu’on ne voit pas dans les ténèbres, à savoir que la lumière qui sort est affaiblie parce qu’elle traverse ces voiles de sorte qu’elle ne peut pas éclairer l’air parfaitement. Ensuite, après avoir exposé les propos d’Empédocle, il ajoute que celui-ci disait parfois que la vision se produit par émission de lumière, comme on l’a dit, mais il disait parfois que la vision se produit du fait de certains corps qui se dégagent des objets visibles et parviennent à la vue, et son opinion était peut-être que les deux à la fois contribuent à la vision.

 

Leçon 4

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Démocrite a raison quand il dit que la vue est de l'eau; mais il se trompe quand il croit que la vision n'est que l'image de l'objet. L'image se produit parce que l'œil est lisse ; mais la vue ne consiste pas dans cette propriété de l'œil; elle est uniquement dans l'être qui voit, et le phénomène signalé par Démocrite n'est qu'un effet de réflexion. Mais la théorie générale des images et de la réflexion n'était pas encore bien comprise au temps de Démocrite, à ce qu'il semble. Il est étrange aussi qu'il n'ait pas poussé plus loin qu'il ne l'a fait, et qu'il ne se soit pas demandé pourquoi l'œil est seul à voir, tandis qu'aucun des autres corps où se forment également des images ne peut voir comme lui.

Que la vue soit de l'eau, c'est donc là un point qui est vrai; mais il n'est pas vrai que l'on voie en tant qu'elle est de l'eau; on voit en tant qu'elle est diaphane, et c'est une qualité qui est commune encore à l'air. Mais l'eau conserve le diaphane et le reçoit mieux que 1’air, et voilà pourquoi la pupille et l'œil sont d'eau. Les faits eux-mêmes sont là pour le prouver. Ce qui s'écoule des yeux, quand on les perd, c'est de l'eau; et dans les animaux qui viennent de naître, la pupille est toujours d'une très-grande limpidité et d'un très-vif éclat, tandis que le blanc de l'œil, du moins dans les 32 animaux qui ont du sang, est épais et gras. Du reste, cette organisation a pour but d'y conserver l'humidité, sans qu'elle puisse se congeler : aussi l'œil est-il la partie du corps la plus capable de résister au froid ; car personne encore n'a eu le dedans des paupières gelé. Dans les animaux qui n'ont pas de sang, les yeux sont revêtus d'une peau dure, et c'est elle qui leur fait rempart.

Mais c'est une opinion dénuée de toute raison que de prétendre que la vue voie par quelque chose qui sort d'elle, et qu'elle s'étende jusqu'aux astres; ou bien même que, sortie de l'œil, elle se combine à une certaine distance avec la lumière extérieure, ainsi que quelques-uns le soutiennent. Certes il serait beaucoup mieux que cette combinaison eût lieu dans le principe même avec l'œil. Mais cela est encore peu admissible. En effet, qu'est-ce que c'est qu'une combinaison de lumière à lumière? Comment cela peut-il se faire? Le premier corps venu ne se combine point avec un corps quelconque. Comment la lumière du dedans se combinerait-elle avec celle du dehors? et que fait-on de la membrane qui les sépare?

 

 

Lectio 4

Leçon 4 ─ Opinion de Démocrite sur la vision (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81205] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 1 Post opinionem Platonis et Empedoclis hic tertio philosophus prosequitur de opinione Democriti. Circa quod tria facit. Primo ostendit in quo Democritus bene dixerit et in quo male. Secundo prosequitur illud in quo male dixit, ibi, incongruum autem est. Tertio prosequitur illud, in quo bene dixit, ibi, quod visus namque. Dicit ergo primo, quod Democritus bene dixit in hoc, quod visum attribuit aquae; sed in hoc male dixit, quod putavit visionem non aliud esse quam apparitionem rei visae in pupilla ex corporali dispositione oculi, quia scilicet oculus est laevis, idest politus, tersus. Et ita patet quod ipsum videre non consistit in hoc quod est apparere talem formam in oculo; sed consistit in vidente, idest in habente virtutem visivam: non enim oculus est videns propter hoc quod est laevis, sed propter hoc quod est virtutis visivae: illa enim passio, scilicet quod forma rei visae in oculo appareat, est reverberatio, idest causatur ex refractione sive reverberatione formae ad corpus politum. Sicut videmus in speculo accidere: cum enim immutatio diaphani, quae fit a corpore visibili pervenerit ad corpus non diaphanum, non potest ultra immutatio transcendere, sed quodam modo reflectitur ad similitudinem pilae, quae repercutitur proiecta ad parietem; et ex tali repercussione redit forma rei visae ad partem oppositam. Unde contingit quod aliquis in speculo videat seipsum, vel etiam in aliam rem, quae non directe visui eius obiicitur.

Après l’opinion de Platon et celle d’Empédocle, le Philosophe traite maintenant, en troisième lieu, de l’opinion de Démocrite. Il traite de ce sujet en trois parties. En premier, il montre en quoi Démocrite a eu raison et en quoi il a eu tort. En deuxième, il discute ce en quoi il a eu tort, où il dit : Il est étrange aussi, etc. En troisième, il discute ce en quoi il a eu raison, où il dit : Que la vue soit de l’eau, etc. Il dit donc en premier que Démocrite a eu raison d’attribuer la vue à l’eau, mais qu’il a eu tort de penser que la vision n’est rien d’autre qu’une apparition de la chose vue dans la pupille en raison de la disposition corporelle de l’œil, à savoir qu’il est lisse, car poli et propre. Et ainsi, il est évident que la vision ne consiste pas dans l’apparition d’une telle forme dans l’œil, mais qu’elle consiste dans le voyant, c'est-à-dire dans l’être qui a la faculté visuelle : en effet, l’œil ne voit pas parce qu’il est lisse, mais parce qu’il a la faculté visuelle, car cette faculté, à savoir que la forme de la chose vue apparaît dans l’œil, est une réflexion, causée par la réfraction ou le reflet de la forme sur le corps poli. C’est ce qui arrive dans le cas d’un miroir : en effet, quand l’impression causée au corps diaphane par un corps visible parvient à un corps non diaphane, le changement ne peut pas continuer plus loin, mais il est réfléchi un peu à la façon d’une balle lancée contre un mur, et, par suite de ce rebondissement, la forme de la chose vue retourne en sens opposé. C’est pourquoi il arrive que quelqu'un se voie dans un miroir, ou encore dans un autre objet qui ne s’offre pas directement à sa vue.

[81206] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 2 Sed hoc locum non habet nisi duo concurrant: quorum unum est, ut corpus sit superficie laeve, et ex hoc quodam modo fulgens, ut supra dictum est, per quem fulgorem moderatum manifestatur species in reflexione. Aliud est quod corpus illud sit interius ad aliquid terminatum, ut immutatio praedicta ultra non transeat. Et ideo videmus, quod nisi in vitro apponatur plumbum vel aliquod huiusmodi, quod impediat penetrationem, ne ulterius procedat immutatio, non fit talis apparitio. Utrumque autem horum concurrit in oculo. Est enim moderate fulgens propter laevitatem, ut supra habitum est, et habet aliquod in fundo, quod terminet eius pervietatem: unde manifestum est quod hoc accidens, scilicet quod forma rei visae appareat in oculo, accidit pure propter refractionem, quae est passio corporalis, quae causatur ex determinata corporis dispositione.

Mais cela ne se produit qu’à deux conditions : l’une est que la surface du corps soit lisse et, de ce fait, quelque peu luisant, comme on l’a dit, et que l’image soit manifestée par réflexion par cette légère lumière. L’autre est que ce corps ait une certaine borne intérieure, de sorte que cette impression n’aille pas au-delà. C’est pourquoi nous voyons que, à moins qu’on n’applique à la vitre du plomb ou quelque chose du genre qui empêche la pénétration de sorte que la modification n’aille pas plus loin, une telle image n’apparaît pas. Ces deux conditions sont réalisées dans l’œil. En effet, il est modérément luisant parce qu’il est lisse, comme on l’a vu, et il a quelque chose au fond qui borne sa transparence ; il est donc évident que cet accident, à savoir que la forme de la chose vue apparaît dans l’œil, se produit uniquement à cause de la réflexion, qui est une propriété corporelle et qui est causée par une disposition déterminée du corps.

[81207] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 3 Democrito tamen nondum erat manifestum de huiusmodi refractionibus, et de formis, quae apparent in corporibus specularibus propter refractionem praedictam. Ipsa autem visio secundum rei veritatem non est passio corporalis, sed principalis eius causa est virtus animae. Democritus tamen ponebat animam esse aliquid corporale; et ideo non est mirum si operationem animae nihil aliud esse dicebat quam passionem corporalem.

Cependant, ces réflexions et les formes qui apparaissent à cause d’elles dans les corps qui les reflètent n’étaient pas encore connus à l’époque de Démocrite. Or, la vision elle-même, dans la réalité, n’est pas une propriété corporelle, mais sa cause principale est la faculté de l’âme. Démocrite affirmait cependant que l’âme est une réalité corporelle, et il n'est donc pas surprenant qu’il ait dit que l’opération de l’âme n’est rien d’autre qu’une altération corporelle.

[81208] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 4 Sciendum tamen quod praedicta apparitio, quantum ad primam receptionem formae quae est visionis, est corporalis, non enim visio est actus animae nisi per organum corporeum: et ideo non est mirum si habeat aliquam causam ex parte corporeae passionis; non tamen ita quod ipsa corporea passio sit idem quod visio. Sed aliqua causa est eius quantum ad primam, ut ita dicam, percussionem formae visibilis ad oculum: namque reflexio consequens, nihil facit ad hoc quod oculus videat rem visam per speciem in eo apparentem, sed facit ad hoc quod alteri possit apparere. Unde etiam oculus videns rem per speciem, non videt ipsam speciem in eo apparentem.

Il faut pourtant savoir que cette image, quant à la première réception de la forme qu’est la vision, est corporelle : en effet, la vision n’est un acte de l’âme que par l’entremise d’un organe corporel ; il n’est donc pas étonnant qu’elle ait une cause du côté des altérations corporelles, mais pas de sorte que l’altération corporelle soit la même chose que la vision. Mais la vision a une cause quant au fait que l’œil est premièrement frappé, pour ainsi dire, par la forme visible, car la réflexion qui s’ensuit ne contribue en rien à ce que l’œil voie la chose au moyen de la forme qui y apparaît, mais elle contribue à ce que la forme puisse apparaître à quelqu'un d’autre. Alors, même l’œil qui voit la chose au moyen de la forme ne voit pas la forme même qui y apparaît.

[81209] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 5 Deinde cum dicit incongruum autem prosequitur quantum ad hoc quod Democritus male dixit. Et dicit quod valde incongruum videtur quod Democrito ponenti visionem nihil aliud esse quam apparitionem praedictam, non occurrerit ista dubitatio, quare alia corpora, in quibus formae rerum visibilium, quas idola nominabat, specialiter apparent, non videant, sed solus oculus. Ex quo manifeste apparet, quod non tota ratio visionis est praedicta apparitio; sed in oculo est aliquid aliud, quod visionem causat, scilicet virtus visiva.

Ensuite, où il dit : Il est étrange aussi, etc., il traite de ce en quoi Démocrite a eu tort. Et il dit qu’il semble très étrange que Démocrite, en affirmant que la vision n’est rien d’autre que cette image, n’ait pas songé à la difficulté suivante : pourquoi les autres corps, dans lesquels les formes des choses visibles qu’il appelait « idoles » apparaissent spécialement[96], ne voient-ils pas, et pourquoi est-ce seulement l’œil qui voit ? Il est donc tout à fait évident que cette image n’est pas la seule raison de la vision, mais il y a quelque chose d’autre dans l’œil qui cause la vision, et c’est la faculté visuelle.

[81210] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 6 Deinde cum dicit quod visus prosequitur id quod Democritus bene dixit. Et primo proponit necessitatem. Secundo manifestat per signa, ibi, et hoc est et ipsis operibus. Dicit ergo primo: hoc quod Democritus organum visus attribuit aquae, verum est. Sciendum tamen quod visio attribuitur aquae non secundum quod est aqua, sed ratione perspicuitatis, quae communiter in aqua et aere invenitur. Nam visibile est motivum perspicui, ut dicitur in libro de anima. Attribuitur magis tamen visio aquae quam aeri propter duo. Primo quidem, quia aqua magis potest conservari quam aer. Aer enim de facili diffunditur; et ideo ad conservationem visus convenientior fuit aqua quam aer. Natura autem facit semper quod melius est. Secundo, quia aqua est magis spissa quam aer, et ex ratione suae spissitudinis habet quod in ea per quamdam reverberationem appareat forma rei visae; et hoc competit instrumento visus: esse autem perspicuum competit medio in visu, eo quod commune est aeri et aquae: et ideo concludit, quod oculus et pupilla magis attribuuntur aquae quam aeri. Est etiam et corpus caeleste perspicuum; sed quia non venit in compositione corporis humani, propter hoc hic praetermittitur.

Puis lorsqu’il dit : Que la vue soit de l’eau, il explique ce en quoi Démocrite a eu raison. Et en premier, il montre que c’est nécessairement vrai. En deuxième, il le manifeste par des signes, où il dit : Les faits eux-mêmes sont là, etc. Il dit donc en premier que quand Démocrite attribue l’organe de la vue à l’eau, il dit vrai. Il faut pourtant savoir que la vision est attribuée à l’eau non en tant que c’est de l’eau, mais en raison de sa transparence, qui est commune à l’air et à l’eau. En effet, le visible est ce qui meut le milieu transparent, comme il est dit dans le Traité de l’âme. Pourtant, la vision est attribuée davantage à l’eau qu’à l’air pour deux raisons. En premier, parce que l’eau peut davantage se conserver que l’air. En effet, l’air se disperse facilement, et donc, l’eau convenait plus que l’air à la conservation de la vue ; or, la nature fait toujours ce qui est le meilleur. En deuxième, parce que l’eau est plus dense que l’air et que, du fait de sa densité, elle permet à la forme de la chose vue d’y apparaître par réflexion, et cela appartient à l’organe de la vue ; or, la transparence appartient au milieu dans la vue, du fait qu’elle est commune à l’air et à l’eau, et il conclut donc que l’œil et la pupille sont attribués davantage à l’air qu’à l’eau. Le corps céleste, lui aussi, est transparent, mais parce qu’il n’entre pas dans la composition du corps humain, il n’en est pas fait mention.

[81211] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 7 Deinde cum dicit et hoc est manifestat organum visus esse aquae, per tria signa, quae in ipsis operibus manifesta sunt; quorum primum est, quod si oculi destruantur, ad sensum apparet inde aqua discurrens. Secundum est, quod in oculis embryonum de novo formatis, qui quasi adhuc recipientes magis virtutem sui principii, excedunt et in frigiditate et claritate, quae duo sunt connaturalia aquae. Tertium signum est, quia in animalibus habentibus sanguinem, in quibus potest esse pinguedo, quasi ex sanguine generata, circa pupillam ponitur album oculi habens pinguedinem et crassitudinem quamdam, ut ex eius caliditate permaneat aqueum pupillae humidum absque congelatione, quae perspicuitatem aquae diminueret, et sic impediretur visio. Et ideo ratione praedictae pinguedinis oculus qui pinguescit propter eius caliditatem nullis unquam passus est frigus in toto eo quod intra palpebras continetur. In animalibus vero, quae sunt sine sanguine, in quibus non invenitur pinguedo, natura facit oculos durae pellis, ad protegendum humidum aqueum, quod est intra pupillam.

Ensuite, où il dit : Les faits eux-mêmes sont là, etc., il manifeste que l’organe de la vue est d’eau, par trois signes qui sont évidents dans ses opérations même ; le premier est que, si les yeux sont détruits, il est visible que de l’eau s’en écoule. Le deuxième est que les yeux nouvellement formés des embryons, qui reçoivent en quelque sorte une plus grande puissance de leur principe[97], ont une froideur et une clarté excessive, deux caractères distinctifs de l’eau. Le troisième signe est que chez les animaux qui ont du sang, et qui peuvent avoir de la graisse, qui est comme engendrée par le sang, la pupille est entourée par le blanc de l’œil, qui est plutôt gras et épais, de sorte que sa chaleur permette à l’eau de la pupille de rester humide sans se congeler, ce qui diminuerait la transparence de l’eau et nuirait ainsi à la vision. Et donc, en raison de cette consistance graisseuse de l’œil, qui est gras en raison de sa chaleur, personne n’a jamais souffert du froid dans tout ce qui est contenu sous les paupières. Par contre, chez les animaux privés de sang, en lesquels on ne trouve pas de graisse, la nature crée des yeux à peau dure afin de protéger l’humidité aqueuse à l’intérieur de la pupille.

[81212] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 8 Deinde cum dicit irrationale vero accedit ad improbandum quod aliqui posuerunt visionem fieri extramittendo, quod erat ratio attribuendi visum igni: unde hoc remoto, et illud removetur. Et circa hoc duo facit. Primo proponit duas opiniones ponentium quod videmus extramittendo. Secundo improbat alteram illarum, ibi, isto enim melius est. Dicit ergo primo, quod irrationale videtur quod visus videat aliquo ab eo exeunte. Quod quidem aliqui posuerunt dupliciter. Uno modo, ut id quod egreditur ab oculo extendatur usque ad rem visam; ex quo sequitur, quod cum nos videamus etiam astra, id quod egreditur a visu, extendatur usque ad astra: quod continet manifestam impossibilitatem. Cum enim egredi non sit nisi corporum, sequitur quod aliquod corpus egrediens ab oculo perveniet usque ad astra: quod idem apparet falsum multipliciter. Primo quidem, quia sequeretur plura corpora esse in eodem loco; tum quia illud quod egrederetur ab oculo simul esset cum aere; tum quia huiusmodi egredientia ab oculis oporteret multiplicari in eodem medio secundum multitudinem videntium per idem medium. Secundo, quia quaelibet emissio corporis in principio quidem est maior, in fine vero attenuatur, propter quod contingit quod flamma ex corpore accenso procedens tendit in summum: hic autem accidit contrarium. Dicunt enim mathematici, quorum est haec positio quod conus corporis egredientis ab oculo, est intra oculum basis illius res visae. Tertio, quia non posset quantitas oculi sufficere ad hoc quod tantum corpus ab eo progrederetur, quod attingeret usque ad astra quantumcumque subtiliaretur: talis enim est terminus subtilitatis corporum naturalium; et propterea quanto esset subtilius, tanto facilius corrumperetur. Et iterum: oporteret quod vel esset aer vel ignis illud corpus emissum ab oculo. Et aerem quidem emitti ab oculo non est necessarium, quia abundat exterius. Si vero esset ignis, videremus etiam ignem, vel non possemus videre media in aqua: nec etiam possemus videre nisi in sursum, quo tendit motus ignis. Non autem potest dici quod illud corpus, quod egreditur ab oculo, sit lumen, quia lumen non est corpus, ut probatum est in libro de anima.

Puis lorsqu’il dit : Mais c’est une opinion dénuée, etc., il en vient à la réfutation des propos de certains, qui ont affirmé que la vision se fait par émission hors de l’œil, ce qui était la raison d’attribuer la vue au feu ; alors, l’un étant réfuté, l’autre l’est aussi. Et il traite ce sujet en deux parties. En premier, il présente deux opinions de ceux qui affirment que nous voyons en émettant quelque chose. En deuxième, il en réfute une, où il dit : Certes il serait beaucoup mieux, etc. Il dit donc en premier qu’il semble déraisonnable que la vue voie en émettant quelque chose. Certains ont affirmé cela de deux façons. D’une façon, en disant que ce qui sort de l’œil s’étend jusqu’à la chose vue, d’où il s’ensuit que lorsque nous voyons jusqu’aux astres, ce qui sort de la vue s’étend jusqu’aux astres, ce qui constitue une impossibilité manifeste. En effet, comme rien ne peut sortir sinon un corps, il s’ensuit qu’un corps sortant de l’œil parvient jusqu’aux astres, ce qui est manifestement faux pour bien des raisons. En premier, parce qu’il s’ensuivrait que plusieurs corps se trouvent dans le même lieu, tant parce que ce qui sortirait de l’oeil serait au même endroit que l’air que parce que ce qui sortirait des yeux devreait se multiplier dans le même milieu selon le nombre de ceux qui voient par le même milieu. En deuxième, parce que toute émission d’un corps est plus forte au début, mais s’affaiblit à la fin, et c’est pourquoi la flamme qui jaillit d’un corps tend vers un sommet ; mais ici, c’est le contraire. Les mathématiciens, à qui appartient ce domaine, disent en effet que le sommet du corps qui sort de l’œil est à l’intérieur de l’œil et que sa base est la chose vue. En troisième, parce que la taille de l’œil n’est pas suffisante pour qu’il en sorte un corps assez grand pour parvenir jusqu’aux astres, peu importe combien il se raréfie : il y a en effet une limite à la raréfaction des corps naturels, et de plus, plus il se raréfie, plus il se corrompt facilement. Qui plus est, il faudrait que le corps émis par l’œil soit ou bien de l’air, ou bien du feu. Or, il n’est pas nécessaire que l’œil émette de l’air, car l’air est abondant à l’extérieur, mais s’il émettait du feu, nous verrions aussi le feu[98], ou nous ne pourrions pas voir à travers l’eau ; aussi, nous ne pourrions voir que vers le haut, car c’est là que tend le mouvement du feu. Et on ne peut pas dire que le corps qui sort de l’œil est de la lumière, car la lumière n’est pas un corps, comme il a été prouvé dans le Traité de l’âme.

[81213] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 9 Alia opinio est Platonis qui posuit quod lumen egrediens ab oculo non procedit usque ad rem, sed quodantenus, idest aliquod determinatum spatium, ubi scilicet cohaeret lumini exteriori, ratione cuius cohaerentiae fit visio, ut prius dictum est.

L’autre opinion est celle de Platon, qui a affirmé que la lumière qui sort de l’œil ne se rend pas jusqu’à la chose, mais jusqu’à un point, c'est-à-dire sur une distance déterminée où elle se rattache à la lumière extérieure, et que la vision se produit du fait de cette jonction, comme on l’a dit.

[81214] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 10 Deinde cum dicit isto enim melius praetermissa prima opinione tamquam maxime inconvenienti, consequenter improbat secundam dupliciter. Primo quidem, quia inutiliter et vane aliquid ponitur. Et hoc est quod dicit: melius esset dicere quod lumen interius coniungeretur exteriori in ipsa interiore extremitate oculi, quam extra per aliquam distantiam. Et hoc ideo, quia in illo spatio intermedio, si non est lumen exterius, extingueretur lumen interius a tenebris, secundum eius positionem, ut supra habitum est. Si vero attingat lumen usque ad oculum, melius est quod statim coniungatur; quia quod potest fieri sine medio melius est quam quod fiat per medium: cum aliquid fieri per pauciora melius sit quam per plura.

Ensuite, où il dit : Certes il serait beaucoup mieux, etc., omettant la première opinion parce qu’elle est parfaitement absuerde, il réfute la deuxième de deux façons. En premier, parce qu’elle affirme quelque chose d’inutile et de vain. Et c’est ce qu’il dit : il vaudrait mieux dire que la lumière intérieure se joint à l’extérieure dans l’extrémité intérieure de l’œil qu’à une certaine distance à l’extérieur. La raison en est que, dans cet espace intermédiaire, s’il n'y a pas de lumière à l’extérieur, la lumière intérieure sera éteinte par les ténèbres selon leur théorie, comme on l’a vu plus haut. Mais si la lumière se rend jusqu’à l’œil, il est préférable que les lumières se joignent immédiatement, car ce qui peut se faire sans intermédiaire est meilleur qu’avec un intermédiaire : il est préférable qu’une chose se fasse avec peu qu’avec beaucoup de moyens.

[81215] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 11 Deinde cum dicit sed hoc improbat coniunctionem luminis interioris ad exterius, etiam si fiat in principio oculi. Et hoc tripliciter. Primo quidem, quia coniungi vel separari est proprie corporum, quorum utrumque habet per se subsistentiam, non autem qualitatum, quae non sunt nisi in subiecto. Unde cum lumen non sit corpus sed accidens quoddam, nihil est dictum quod lumen adiungatur lumini, nisi forte corpus luminosum adiungeretur corpori luminoso. Potest autem contingere quod lumen intendatur in aere per multiplicationem luminarium: sicut et calor intenditur per augmentum calefacientis, quod tamen non est per additionem, ut patet in quarto physicorum. Secundo improbat per hoc, quod etiam dato quod utrumque lumen esset corpus, non tamen esset possibile quod utrumque coniungeretur, cum non sint eiusdem rationis. Non enim quodlibet corpus natum est coniungi cuilibet corpori, sed solum illa quae sunt aliqualiter homogenea. Tertio, quia cum inter lumen interius et exterius intercidat corpus medium, scilicet meninga, idest tunica oculi, non potest utriusque luminis esse coniunctio.

Puis lorsqu’il dit : Mais cela est encore, etc, il nie la jonction des lumières intérieure et extérieure, même si elle a lieu à la racine de l’œil. Il réfute cette idée de trois façons. En premier, parce que la jonction et la séparation sont le propre des corps, et c’est essentiellement la substance qui est sujette à ces deux choses, et non les qualités, qui sont uniquement dans un sujet. Alors, puisque la lumière n’est pas un corps mais un accident, rien n’établit que la lumière se joint à la lumière, à moins peut-être qu’un corps lumineux ne se joigne à un autre corps lumineux. Il peut cependant arriver que la lumière s’intensifie dans l’air par multiplication des luminaires, comme la chaleur s’intensifie par augmentation des sources de chaleur, ce qui ne se produit toutefois pas par addition, comme il est prouvé au livre IV des Physiques. La deuxième réfutation est que, même si on admettait que les deux lumières sont des corps, il ne serait pas possible qu’elles se joignent, puisqu’elles ne sont pas de la même source. En effet, n’importe quel corps ne peut pas se joindre à n’importe quel autre, mais seulement ceux qui ont une certaine homogénéité le peuvent. La troisième est que, puisqu’il se trouve entre la lumière intérieure et la lumière extérieure, soit la méninge, c'est-à-dire la membrane de l’œil, il ne peut pas y avoir jonction des deux lumières.

 

Leçon 5

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

On a dit ailleurs qu'il était impossible de voir sans lumière. Mais que ce soit la lumière ou l'air qui soit interposé entre l'objet qui est vu et l'œil qui le voit, c'est toujours le mouvement passant par cet intermédiaire qui produit la vision.

Et voilà bien pourquoi l'on a raison de dire que le dedans de l'œil est de l'eau; c'est que l'eau est diaphane, et l'on ne voit pas plus en dedans qu'en dehors sans lumière. Il faut donc que le dedans de l'œil soit diaphane, et qu'il soit de l'eau, puisqu'il n'est pas de l'air. En effet, l'âme n'est pas certainement à l'extrémité de l'œil, pas plus que l'organe sensible de l'âme. Évidemment elle est en dedans. Il s'ensuit que nécessairement il faut que le dedans de l'œil soit diaphane, et qu'il puisse recevoir la lumière.

Et cela peut bien se vérifier encore par les faits. Ainsi il est arrivé que des hommes blessés à la guerre près des tempes, de manière à ce que les pores des yeux fussent tranchés, ont senti survenir une obscurité comme si une lampe s'était éteinte, parce qu'en effet c'était bien une sorte de lampe que le diaphane et ce qu'on appelle la pupille, tranchés en eux par la blessure.

Si, dans ces divers cas, les choses se passent comme nous venons de le dire, il est évident qu'il faut aussi rapporter et attribuer chacun des sens à quelque élément de la manière suivante : il faut supposer que la partie de l'œil qui voit est de l'eau, que ce qui entend et perçoit les sons est de l'air, et que l'odorat est du feu.

En effet, ce que l'odoration est en acte, l'organe qui odore l'est en puissance, puisque c'est la chose sentie qui fait que le sens est en acte, de telle façon que nécessairement le sens n'est primitivement qu'en puissance. Mais l'odeur est une sorte d’exhalaison fumeuse, et l'exhalaison fumeuse vient du feu. Si l'organe de l'odorat est spécialement placé au lieu qui environne le cerveau, c'est que la matière du froid est chaude en puissance; et l'origine de l'œil est toute pareille à celle de l'odorat. L'œil est formé d'une partie du cerveau ; et le cerveau est la plus humide et la plus froide de toutes les parties qui entrent dans la composition du corps.

Quant au toucher, il se rapporte à la terre; et le goût n'est qu'une espèce de toucher. Et voilà pourquoi les organes propres à ces deux sens, le goût et le toucher, sont rapprochés du cœur, qui est l’opposé du cerveau, puisqu'il est la plus chaude des parties du corps.

Bornons ici nos considérations sur les parties sensibles du corps.

 

 

Lectio 5

Leçon 5 ─ Blessures aux yeux ; correspondance entre les sens et les éléments (Traduction Georges Comeau, 2019)

 [81216] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 1 Postquam philosophus improbavit opinionem ponentium visionem, fieri extramittendo, hic determinat veritatem. Et circa hoc tria facit. Primo manifestat qualiter visio fiat secundum suam sententiam. Secundo ex hoc reddit causam eius quod supra positum est de organo visus, ibi, et rationabiliter. Tertio manifestat causam illam per signum, ibi, et hoc etiam ab accidentibus. Resumit ergo primo, quod dictum est in libro de anima, quod sine lumine impossibile est videre: quia enim visio fit per medium, quod est diaphanum, requiritur ad visionem lumen, quod facit aliquod corpus esse actu diaphanum, ut dicitur in libro de anima. Et ideo sive illud medium, quod est inter rem visam et oculum sit actu aer illuminatus, sive sit lumen, non quidem per se subsistens, cum non sit corpus, sed quocumque alio corpore, puta aqua vel vitro, motus, qui fit per huiusmodi medium, causat visionem.

Après avoir réfuté l’opinion de ceux qui affirment que la vision se produit par émission vers l’extérieur, le Philosophe établit maintenant la vérité. Et il le fait en trois parties. En premier, il manifeste comment la vision se produit selon sa doctrine. En deuxième, il en déduit la cause de ce qui a été affirmé plus haut au sujet de l’organe de la vue, où il dit : Et voilà bien pourquoi, etc. En troisième, il manifeste cette cause par un signe, où il dit : Et cela peut bien se vérifier, etc. En premier, il reprend donc ce qui est dit dans le Traité de l’âme, à savoir qu’il est impossible de voir sans lumière ; en effet, puisque la vision se fait à travers un milieu, qui est diaphane, la vision nécessite la lumière, qui rend un corps diaphane en acte, comme il est dit dans le Traité de l’âme. Et donc, soit que ce milieu entre la chose vue et l’œil est de l’air illuminé en acte, soit qu’il est la lumière, non certes subsistante par elle-même, puisqu’elle n’est pas un corps mais affecte tout autre corps, tel que l’eau ou la vitre, le mouvement qui a lieu à travers ce milieu cause la vision.

[81217] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 2 Non est autem intelligendum quod huiusmodi motus sit localis, quasi quorumdam corporum defluentium a re visa ad oculum, sicut Democritus et Empedocles posuerunt: quia sequeretur quod per huiusmodi defluxum corpora visa diminuerentur quo usque totaliter consumerentur; sequeretur etiam quod oculus ex occursu continuo huiusmodi corporum destrueretur; neque etiam esset possibile ut totum corpus ab oculo videretur, sed solum secundum tantam quantitatem, quantam posset pupilla capere.

Il ne faut toutefois pas comprendre que ce mouvement serait local, comme consistant en certains corps qui s’écoulent de la chose vue jusqu’à l’œil, comme l’ont affirmé Démocrite et Empédocle, car il s’ensuivrait que, du fait de cet écoulement, les corps vus diminueraient au point de disparaître complètement ; il s’ensuivrait aussi que l’œil serait détruit par l’arrivée continue de tels corps ; il ne serait pas possible non plus que tout le corps soit vu par l’œil, qui en verrait seulement la quantité que la pupille serait capable de capter.

[81218] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 3 Est autem motus iste secundum alterationem: alteratio autem est motus ad formam, quae est qualitas rei visae, ad quam medium est in potentia inquantum est lucidum in actu, quod est diaphanum interminatum. Color autem est qualitas diaphani terminati, ut infra dicetur. Quod autem interminatum est, sic se habet ad terminatum, sicut potentia ad actum. Nam forma est quidam terminus materiae.

Ce mouvement consiste plutôt en une altération ; or, l’altération est un mouvement vers la forme, qui est une qualité de la chose vue, à laquelle le milieu est en puissance en tant qu’il est lumineux en acte, c'est-à-dire diaphane illimité. La couleur est la qualité du diaphane limité, comme on le verra plus loin. Or, ce qui est illimité a avec ce qui est limité un rapport de puissance à acte, car la forme est une certaine limitation de la matière.

[81219] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 4 Sed propter aliam rationem diaphaneitatis in medio perspicuo, sequitur quod medium recipiat alio modo speciem coloris quam sit in corpore colorato, in quo est diaphanum terminatum, ut infra dicetur. Actus enim sunt in susceptivis secundum modum ipsorum: et ideo color est quidem in corpore colorato sicut qualitas completa in suo esse naturali; in medio autem incompleta secundum quoddam esse intentionale; alioquin non posset secundum idem medium videri album et nigrum. Albedo autem et nigredo, prout sunt formae completae in esse naturali, non possunt simul esse in eodem: sed secundum praedictum esse incompletum sunt in eodem, quia iste modus essendi propter suam imperfectionem appropinquat ad modum quo aliquid est in aliquo in potentia. Sunt autem in potentia opposita simul in eodem.

Cependant, à cause d’une autre propriété de la transparence dans un milieu transparent, il s’ensuit que le milieu reçoit l’espèce de la couleur d’une autre façon qu’un corps coloré, auquel la transparence se termine, comme on le dira plus loin. En effet, les actes sont dans les sujets qui les reçoivent selon le mode de ces sujets ; il s’ensuit que la couleur est dans un corps coloré comme une qualité complète dans son être naturel, mais une qualité incomplète dans le milieu selon un être intentionnel[99] ; sinon, on ne pourrait pas voir le blanc et le noir à travers le même milieu. En effet, la blancheur et la noirceur, en tant qu’elles sont des formes complètes dans un être naturel, ne peuvent pas être en même temps dans le même objet, mais, selon cet être incomplet, elles sont dans le même objet, car ce mode d’être, du fait de son imperfection, s’approche du mode par lequel un être se trouve dans un autre en puissance : en effet, les opposés en puissance se trouvent dans la même chose.

[81220] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 5 Deinde cum dicit et rationabiliter assignat, super id quod dictum est, causam quare necesse sit visum attribuere aquae, quod supra solum per signa ostenderat. Et dicit quod quia immutatio medii illuminati a corpore viso causat visionem, rationabiliter id quod est intra pupillam, quae est organum visus, est aqueum. Aqua enim est de numero perspicuorum. Oportet autem quod, sicut exterius medium est aliquod perspicuum illuminatum sine quo nihil potest videri, ita etiam quod intra oculum sit aliquod lumen. Et, cum non sit visio nisi in perspicuo, necesse est quod est intra oculum sit aliquod perspicuum; non autem corpus caeleste, quia non venit in compositionem humani corporis; et ideo necesse est quod sit aqua quae sit servabilior et spissior quam aer ut dictum est.

Ensuite, où il dit : Et voilà bien pourquoi, etc., en plus de ce qui a été dit, il montre la cause pour laquelle il est nécessaire d’attribuer la vue à l’eau, ce qu’il a seulement montré ci-dessus par des signes. Et il dit que, comme l’impression du corps vu sur le milieu éclairé cause la vision, il est raisonnable que ce qui est à l’intérieur de la pupille, qui est l’organe de la vue, soit aqueux. En effet, l’eau est au nombre des corps transparents. Or, puisque le milieu extérieur est un corps transparent et éclairé sans lequel rien ne peut être vu, il est également nécessaire qu’il y ait de la lumière à l’intérieur de l’œil. Et comme il n'y a de vision que dans un milieu transparent, il est nécessaire qu’il y ait quelque chose de transparent dans l’œil, et non pas le corps céleste, qui n’entre pas dans la composition du corps humain ; c’est donc nécessairement de l’eau, qui se conserve mieux et est plus dense que l’air, comme on l’a dit.

[81221] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 6 Quare autem ad videndum requiratur lumen interius, manifestat cum dicit: non enim in ultimo. Si enim virtus visiva esset in exteriori superficie oculi, sufficeret ad videndum solum lumen exterioris perspicui, per quod immutatio coloris perveniret ad exteriorem superficiem pupillae. Sed anima sive sensitivum animae non est in exteriori superficie oculi, sed intra. Et est attendendum quod signanter addit aut animae sensitivum; anima enim cum sit forma totius corporis et singularum partium eius, necesse est quod sit in toto corpore et in qualibet parte eius: quia necesse est formam esse in eo, cuius est forma; sed sensitivum animae dicitur potentia sensitiva, quae quia est principium sensibilis operationis animae quae per corpus exercetur, oportet esse in aliqua determinata parte corporis; et sic principium visionis est interius iuxta cerebrum, ubi coniunguntur duo nervi ex oculis procedentes. Et ideo oportet quod intra oculum sit aliquod perspicuum receptivum luminis, ut sit uniformis immutatio a re visa usque ad principium visivum.

Il manifeste la raison pour laquelle une lumière intérieure est nécessaire à la vision quand il dit : elle n’est pas à l’extrémité. En effet, si la puissance visuelle était à la surface extérieure de l’œil, il suffirait pour voir d’avoir la lumière du milieu extérieur transparent, par laquelle l’impression de la couleur parviendrait à la surface extérieure de la pupille. Mais l’âme, ou la faculté sensitive de l’âme, n’est pas à la surface extérieure de l’œil, mais à l’intérieur. Et il faut remarquer qu’il ajoute intentionnellement ou la faculté sensitive de l’âme ; en effet, puisque l’âme est la forme du corps entier et de chacune de ses parties, elle est nécessairement dans le corps entier et dans chacune de ses parties, car la forme est nécessairement dans ce dont elle est la forme ; mais la partie sensitive de l’âme est appelée puissance sensitive ; celle-ci, étant le principe des opérations sensibles de l’âme qui sont effectuées par le corps, doivent être dans une partie déterminée du corps ; et ainsi, le principe de la vision est à l’intérieur près du cerveau, où se rejoignent deux nerfs provenant de l’œil. Il faut donc qu’il y ait dans l’œil quelque chose de transparent qui reçoit la lumière, de sorte qu’il y ait une altération uniforme allant de la chose vue jusqu’au principe de la vision.

[81222] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 7 Deinde cum dicit et hoc etiam manifestat quod dixerat per signum, quod accidit in quibusdam, qui in pugnis circa tempora vulnerantur; scissis enim poris, qui pupillam continuant visivo principio, subito tenebrae fiunt per visus amissionem, ac si lucerna extingueretur. Pupilla enim est sicut quaedam lampas illuminata ab exteriori lumine; et ideo, quando praescinduntur pori continuantes pupillam principio visivo, non potest lumen huius lampadis usque ad visivum principium pervenire, et ideo visus obscuratur.

Ensuite, où il dit : Et cela peut bien se vérifier, etc., il manifeste ce qu’il a dit par un signe, constaté chez certains qui ont été blessés près de la tempe dans une bataille ; en effet, lorsque les nerfs qui relient la pupille au principe visuel sont coupés, les ténèbres viennent subitement par la perte de leur vision, comme si une lampe s’éteignait. En effet, la pupille est comme une lampe éclairée par la lumière extérieure, et donc, quand sont coupés les nerfs qui relient la pupille au principe de la vue, la lumière de cette lampe ne peut par parvenir au principe de la vue, et la vue est donc obscurcie.

[81223] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 8 Deinde cum dicit igitur si exclusis falsis opinionibus aliorum, accedit ad principale propositum. Et primo quantum ad organa sensuum non necessariorum. Secundo quantum ad organa sensuum necessariorum, ibi, tactivum autem. Circa primum duo facit. Primo adaptat organa sensuum elementis. Secundo manifestat quod dixerat, ibi, quod enim actu odoratur. Circa primum, considerandum est quod non fuit secundum sententiam Aristotelis quod organa sensuum elementis attribuerentur, ut patet in libro de anima, sed quia alii philosophi organa sensuum quatuor elementis attribuebant; ideo quasi in hoc condescendens, dicit quod suppositis his quae dicta sunt de visu, oportet, secundum quod aliqui dicunt, unumquodque sensitivorum, idest organorum sensus, attribuere alicui uni elementorum, sicut alii faciunt. Existimandum est quod visivum oculi attribuendum sit aquae, sensitivum autem sonorum sit attribuendum aeri, igni vero odorativum.

Puis lorsqu’il dit : Si, dans ces divers cas, etc., après avoir réfuté les opinions des autres, il en vient à sa thèse principale. Et il traite, en premier, des organes des sens non nécessaires ; en deuxième, des organisations des sens nécessaires, où il dit : Quant au toucher, il se rapporte, etc. Il traite le premier point en deux parties. En premier, il fait correspondre les organes des sens aux éléments. En deuxième, il manifeste ce qu’il a dit, où il dit : En effet, ce que l’odoration, etc. Quant au premier point, il faut remarquer que ce n’était pas la doctrine d’Aristote d’attribuer les organes des sens aux éléments, comme cela est évident dans le Traité de l’âme, mais, parce que d’autres philosophes ont attribué les organes des sens aux quatre éléments, comme par condescendance envers eux, dit que, si on suppose ce qui a été dit de la vue, il faut attribuer, selon les dires de certains, chacune des facultés sensitives, c'est-à-dire des organes des sens, à l’un des éléments, comme le font les autres. Il faut penser que la faculté visuelle de l’œil doit être attribuée à l’eau, que la sensation des sons doit être attribuée à l’air et que l’odorat doit être attribué au feu.

[81224] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 9 Sed hoc videtur esse contra id quod dictum est in libro de anima. Pupilla est aquae, auditus vero aeris, olfactus autem alterius, horum autem ignis aut nullius est, aut omnibus communis. Sed dicendum est, quod id quod est odoratus potest accipi dupliciter. Uno modo secundum potentiam; et sic organum odoratus est aeris vel aquae, ut dicitur in secundo de anima. Alio modo secundum actum; et sic est verum quod hic dicitur, ut ipse probabit. Et ideo signanter non dixit odorativum esse ignis, sicut dixerat sensitivum sonorum esse aeris, visivum oculi esse aquae; sed dicit odoratum esse ignis. Odorativum enim dicitur secundum potentiam, sed odoratus secundum actum.

Mais cela semble contraire à ce qui est dit dans le Traité de l’âme, à savoir que la pupille est d’eau, l’ouïe est d’air, l’odorat est des deux, et quant au feu, il n’appartient à aucun ou est commun à tous. Mais il faut dire que l’odorat peut être considéré de deux façons. L’une est selon la puissance, et ainsi, l’organe de l’odorat est d’air ou d’eau, comme il est dit au livre II du Traité de l’âme. L’autre façon est selon l’acte, et ainsi, ce qu’il dit ici est vrai, comme il l’a prouvé. C’est pourquoi il est notable qu’il n’ait pas dit que l’odorat est de feu, comme il avait dit que le sens de l’ouïe est d’air et que la vision de l’œil est d’eau, mais il dit que la senteur est de feu. En effet, on parle de l’odorat comme étant en puissance, mais de la senteur comme étant en acte.

[81225] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 10 Deinde cum dicit quod enim probat quod dixerat de organo odoratus. Et circa hoc tria facit. Primo ostendit odorativum esse in actu ignis. Secundo concludit quale debeat esse organum odoratus, quod est odoratus in potentia, ibi, propter quod et circa cerebrum. Tertio ostendit similitudinem organi odoratus ad organum visus, oculi autem generatio. Ait ergo primo, quod odorativum, idest organum habens virtutem odorandi, oportet quod sit hoc in potentia, quod actualis odoratus est in actu: quod manifestat per hoc quod sensibile facit sensum agere, idest esse in actu vel etiam operari. Oportet enim quod sensitivum sit in potentia sensibile; alioquin non pateretur ab ipso. Unde relinquitur quod sensitivum sit in potentia, sensus in actu. Manifestum est autem quod odor est fumalis evaporatio: non quidem ita quod fumalis evaporatio sit ipsa essentia odoris, hoc enim improbatum est, secundo de anima, longius enim diffunditur odor quam fumalis evaporatio; sed hoc dicitur, quia fumalis evaporatio est causa quod sentiatur odor. Fumalis enim evaporatio est ab igne vel a quocumque calido: ergo odoratus in actu fit per caliditatem, quae principaliter est in igne; et ideo in temporibus et locis calidis flores sunt maioris odoris.

Ensuite, où il dit : Mais l’odeur est une sorte, etc., il prouve ce qu’il a dit de l’organe de l’odorat. Et ce sujet se divise en trois points. En premier, il montre que l’odeur[100] est du feu en acte. En deuxième, il conclut comment doit être l’organe de l’odorat, qui est l’odorat en puissance, où il dit : Si l’organe de l’odorat, etc. En troisième, il montre la ressemblance de l’organe de l’odorat avec l’organe de la vue, où il dit : et l’origine de l’œil, etc. Il dit donc en premier que l’odorat, c'est-à-dire l’organe qui a la faculté de sentir, doit être en puissance ce que le fait de sentir est en acte ; la preuve en est que le sensible fait agir le sens, en le faisant être en acte ou en provoquant son activité. Il faut en effet que la faculté sensitive soit en puissance à l’objet sensible, sinon elle n’en serait pas affectée. Il reste donc que la faculté sensitive est en puissance et que la sensation est en acte. Or, il est évident que l’odeur est une exhalaison fumeuse[101], non de sorte que l’exhalaison fumeuse soit l’essence même de l’odeur, car cette idée a été réfutée au livre II du Traité de l’âme, car l’odeur se propage plus loin que l’exhalaison fumeuse, mais le Philosophe dit cela parce que l’exhalaison fumeuse est la cause de la sensation de l’odeur. En effet, l’exhalaison fumeuse vient du feu ou de quelque chose de chaud ; l’odorat en acte est donc produit par la chaleur, qui se trouve principalement dans le feu ; c’est pourquoi les fleurs sont plus odorantes dans les temps et les lieux où il fait chaud.

[81226] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 11 Deinde cum dicit propter quod concludit ex praemissis, quod organum odoratus dicitur esse in loco, qui est circa cerebrum. Organum enim odoratus est in potentia odor in actu, qui est per calorem vel ignem; et ita oportet quod sit potentia: potentia autem calidum est materia contrariorum, nec potest esse in potentia ad unum eorum nisi secundum quod est actu sub altero, vel perfecte, vel imperfecte. Perfecte, sicut quando est sub forma medii, et ideo oportet quod substantia organi odoratus sit id, quod est actus frigidum, quod praecipue est in loco circa cerebrum.

Ensuite, lorsqu’il dit : Si l’organe de l’odorat, etc., il conclut de ce qui précède qu’on dit que l’organe de l’odorat se trouve à un endroit voisin du cerveau. En effet, l’organe de l’odorat est en puissance l’odeur en acte, qui est causée par la chaleur ou par le feu ; il faut donc qu’il soit en puissance ; or, ce qui est chaud en puissance est une matière susceptible des contraires et ne peut pas être en puissance à l’un des contraires à moins d’être l’autre contraire en acte, de façon parfaite ou imparfaite : de façon parfaite, comme quand il[102] est sous la forme du milieu, et il faut donc que la substance de l’organe de l’odorat soit ce qui est froid en acte, ce qui se trouve principalement dans le voisinage du cerveau.

[81227] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 12 Deinde cum dicit oculi autem ostendit convenientiam organi odoratus ad organum visus: et dicit, quod etiam oculi generatio habet eundem modum quantum ad hoc quod constat ex cerebro, quia cerebrum inter omnes partes corporis est humidius et frigidius, et ita habet naturam aquae quae est naturaliter frigida et humida; et congruit organo odoratus, quod debet esse calidum in potentia, et organo visus quod debet esse aquae.

Ensuite, où il dit : L’œil est formé d’une partie, etc., il montre ce que l’organe de l’odorat a en commun avec l’organe de la vue : il dit que la génération de l’œil, elle aussi, a lieu de la même façon parce qu’elle se fait à partir du cerveau, car le cerveau est la plus humide et la plus froide de toutes les parties du corps, et il a ainsi la nature de l’eau, qui est naturellement froide et humide ; cela aussi à l’organe de l’odorat, qui doit être chaud en puissance, et à l’organe de la vue, qui doit être d’eau.

[81228] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 13 Sed tunc videtur convenienter attribuisse Plato visum igni, sicut et hic Aristoteles odoratum. Dicendum est autem quod organum odoratus est aquae, inquantum aqua est potentia calidum, quod est ignis; organum autem visus est aqua inquantum est perspicua, et per consequens lucida in potentia.

Mais alors, il semblerait que Platon a raison d’attribuer la vue au feu, comme Aristote lui attribue ici l’odorat. Il faut dire toutefois que l’organe de l’odorat est d’eau en tant que l’eau est en puissance à la chaleur, qui est de feu, alors que l’organe de la vue est d’eau en tant que l’eau est transparente, et donc lumineuse en puissance.

[81229] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 14 Sed quia ignis est etiam lucidus actu sicut et calidum, adhuc posset aliquis dicere quod convenienter visus attribuitur igni. Dicendum est ergo quod eodem modo quo Aristoteles attribuit odoratum igni, nihil prohibet visum attribui igni, non secundum proprias eius qualitates, quae sunt calidum et siccum, sed secundum quod est lucidus actu: quod etiam attendisse videntur aliquid philosophi, augmentum sumentes a fulgore, qui apparet moto oculo. Sed tamen quantum ad hoc improbavit eorum opinionem Aristoteles; non quidem quia ponebant visum in actu esse ignem, quod aliqualiter esset verum, inquantum scilicet visus in actu, non fit sine lumine, sicut nec odoratus in actu sine calore; sed quia ponebant organum visus esse lucidum actu, ponentes visionem fieri non suscipiendo, sed extramittendo.

Mais comme le feu, lui aussi, est lumineux en acte aussi bien que chaud, on pourrait dire de plus qu’il est convenable d’attribuer la vue au feu. Il faut donc dire que de la même façon qu’Aristote attribue l’odorat au feu, rien n’empêche d’attribuer la vue au feu, non en raison de ses qualités propres, qui sont le chaud et le sec, mais en tant qu’il est lumineux en acte ; cela semble aussi avoir été l’opinion de certains philosophes, qui s’appuient sur l’argument[103] de la lumière qui apparaît par suite du mouvement de l’œil. Pourtant, à ce sujet, Aristote a réfuté leur opinion, non certes parce qu’ils affirmaient que la vue est du feu en acte, ce qui serait vrai d’une certaine façon (en tant que la vue en acte n’a pas lieu sans lumière, comme l’odorat en acte n’a pas lieu sans chaleur), mais parce qu’ils affirmaient que l’organe de la vue est lumineux en acte en disant que la vision se produit non par réception, mais par émission de lumière.

[81230] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 15 Deinde cum dicit tactivum autem determinat de organis sensuum necessariorum. Et primo ostendit quae cuique elemento sunt attribuenda. Secundo in quo loco sint sita, ibi, et ideo iuxta cor. Dicit ergo primo, quod organum tactus attribuitur terrae, et similiter organum gustus, qui est tactus quidam, ut in tertio de anima dictum est. Quod quidem non est sic intelligendum, quasi organum tactus vel gustus sit simpliciter terreum. Capillis enim et crinibus non sentimus, quae sunt magis terrea; sed quia, ut tertio de anima dicitur, terra maxime miscetur in organo ipsorum sensuum. Et de organo quidem tactus ratio ista est quia ut dicitur secundo de anima, organum tactus, ad hoc quod sit in potentia ad contrarias qualitates tangibiles, debet esse mediocriter complexionatum: et ideo oportet quod sit ibi secundum quantitatem plus de terra, quae inter alia elementa minus habet de virtute activa. De organo autem gustus ratio manifesta est. Sicut enim organum odoratus debet esse aqueum, ut sit ibi potentia calidum, sine quo non fit odoratus in actu, ita etiam organum gustus debet esse terreum, ut sit potentia humidum, sine quo non est gustus in actu.

Ensuite, où il dit : Quant au toucher, il se rapporte, etc., il traite des organes des sens nécessaires. Et il montre lesquels doivent ê attribuer à quel élément. En deuxième, il montre où ces organes se trouvent, où il dit: Et voilà pourquoi ces organes, etc. Il dit donc en premier que l’organe du toucher est attribué à la terre, ainsi que l’organe du goût, qui est une sorte de toucher, comme il est dit au livre III du Traité de l’âme. Il ne faut cependant pas comprendre cela comme si l’organe du toucher ou du goût était fait absolument de terre. En effet, nous ne sentons pas les cheveux et les poils, qui sont plus terreux. Il faut plutôt comprendre, comme il est dit au livre III du Traité de l’âme, que la terre entre davantage dans la composition de ces sens. Dans le cas de l’organe du toucher, la raison en est que, comme il est dit au livre II du Traité de l’âme, l’organe du toucher, pour être en puissance à des qualités palpables contraires, doit avoir une composition moyenne, et il faut donc qu’il s’y trouve une plus grande quantité de terre, élément qui a moins de puissance active que les autres. Dans le cas de l’organe du toucher, la raison est évidente. En effet, comme l’organe de l’odorat doit être d’eau pour être en puissamce à la chaleur, sans laquelle il n'y a pas d’odorat en acte, de même l’organe du goût doit être de terre pour être en puissance à l’humidité, sans laquelle il n'y a pas de goût en acte.

[81231] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 16 Deinde cum dicit et ideo ostendit, ubi sit organum tactus et gustus constitutum; et dicit quod est iuxta cor, et assignat huius rationem, quia cor est oppositum cerebro secundum situm et qualitatem: et sicut cerebrum est frigidissimum omnium, quae in corpore sunt, ita et cor est calidissimum inter omnes corporis partes: et propter hoc sibi invicem opponuntur secundum situm, ut per frigiditatem cerebri temperetur caliditas cordis. Et inde est quod illi, qui habent parvum caput secundum proportionem ceterorum membrorum, impetuosi sunt, tamquam calore cordis non sufficienter reflexo per cerebrum. Et e converso illi, qui excedunt immoderate in magnitudine capitis sunt nimis humorosi et pinguiores per magnitudinem cerebri calorem cordis impedientem: propter quod oportet organum tactus, quod terreum est, esse principaliter in loco calidissimo corporis, ut per caliditatem cordis ad temperiem terrae frigiditas reducatur.

Ensuite, où il dit : Et voilà pourquoi les organes, etc., il montre où les organes du toucher et du goût sont constitués, en disant que c’est près du cœur. Il en donne comme raison que le cœur est l’opposé du cerveau par sa position et sa qualité, et, de même que le cerveau est le plus froid de tous les organes du corps, de même le cœur est la plus chaude des parties du corps; pour cette raison, ils s’opposent par leur position, de sorte que la froideur du cerveau tempère la chaleur du corps. De là vient que ceux qui ont de petites têtes en proportion des autres membres sont impétueux, du fait que la chaleur du cœur n’est pas suffisamment freinée par le cerveau. Et inversement, ceux dont la tête est excessivement grosse sont trop lymphatiques et trop gras parce que la grandeur du cerveau entrave la chaleur du corps; pour cette raison, il faut que l’organe du toucher, qui est de terre, se trouve principalement à l’endroit le plus chaud du corps, de sorte que la froideur de la terre soit ramenée à une température modérée par la chaleur du cœur.

[81232] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 17 Nec obstat quod per totum corpus animal sentit sensu tactus: quia sicut alii sensus fiunt per medium extrinsecum, ita tactus et gustus per medium intrinsecum, quod est caro. Et sicut visivum principium non est in superficie oculi, sed intrinsecus; ita etiam principium tactivum est intrinsecus circa cor. Cuius signum est quod laesio, si accidat in locis circa cor, est maxime dolorosa.

Et cela n’empêche pas l’animal d’avoir le sens du toucher dans tout son corps, car, de même que les autres sens s’exercent par un intermédiaire extérieur, de même le toucher et le goût s’exercent par un intermédiaire intérieur, qui est la chair. Et de même que le principe de la vue n’est pas à la surface de l’œil, mais à l’iintérieur, de même le principe du toucher est à l’intérieur, près du cœur. Un signe de ce fait est qu’une blessure, si elle est subie à un endroit voisin du cœur, est excessivement douloureuse.

[81233] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 18 Nec tamen oportet esse duo principia sensitiva in animali; unum circa cerebrum ubi constituitur principium visivum, odorativum et auditivum, et aliud circa cor ubi constituitur principium tactivum et gustativum. Sensitivum enim principium primo quidem est in corde, ubi est fons caloris in corde animalis. Nihil enim est sensitivum sine calore, ut dicitur in libro de anima. Sed a corde derivatur virtus sensitiva ad cerebrum, et exinde procedit ad organa trium sensuum, visus, auditus et odoratus: tactus autem et gustus referuntur ad ipsum cor per medium coniunctum, ut dictum est. Ultimo autem epilogat quod de sensitivis partibus corporis sit hoc modo determinatum sicut in superioribus habitum est.

Cependant, il n’est pas nécessaire qu’il y ait deux principes sensitifs dans l’animal, l’un près du cerveau, où est constitué le principe de la vue, de l’odorat et de l’ouïe, et l’autre près du cœur, où est constitué le principe du toucher et du goût. En effet, le principe de la sensation est en premier dans le cœur, où se trouve la source de chaleur dans le cœur des animaux. En effet, rien ne peut sentir sans chaleur, comme il est dit dans le Traité de l’âme. Mais la faculté sensitive se propage du cœur au cerveau et procède de là aux organes des trois sens, vue, ouïe et odorat; le toucher et le goût, par contre, se ramènent au cœur par un intermédiaire uni au corps, comme on l’a dit. En dernier, il conclut qu’il faut traiter des parties sensitives du corps de la façon exposée ci-dessus.

 

Leçon 6

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Quant aux choses mêmes qui sont perçues par chacun des organes des sens en particulier, c'est-à-dire la couleur, le son, l'odeur, le goût et le toucher, il a été expliqué d'une manière générale dans le Traité de l’âme, quelle en est l'action, et comment elles sont en acte relativement à chacun des organes spéciaux. Voyons maintenant en détail ce qu'il faut entendre par chacune de ces choses, c'est-à-dire ce que c'est que la couleur, le son, l'odeur, le goût et enfin aussi le toucher. Nous commencerons par la couleur.

D'abord toutes ces choses peuvent être considérées sous deux points de vue, soit en acte, soit en puissance. Jusqu'à quel point la couleur en acte et le son en acte se rapprochent- ils ou diffèrent-ils des sensations en acte que nous avons appelées vision et audition? c'est ce qui a été discuté dans le Traité de l’âme. Expliquons ici ce que doit être chacune de ces choses pour produire la sensation et l'acte.

Ainsi qu'il a été dit dans ce même ouvrage, la lumière est la couleur du diaphane par accident. Lors donc qu'il y a un corps igné dans le diaphane, sa présence fait la lumière; et son absence, les ténèbres. Ce que nous appelons diaphane n'appartient pas exclusivement à l'air ou à l'eau ou à tout autre corps qui reçoit aussi sa dénomination de cette propriété. C'est en quelque sorte une nature et une force commune qui n'existe pas séparément, mais qui est dans ces corps, et qui est également dans les autres, plus dans ceux-ci, moins dans ceux-là.

De même qu'il y a nécessairement une limite extrême pour les corps, de même aussi il y en a une pour cette force particulière.

Ainsi donc la nature de la lumière est bien dans le diaphane indéterminé; mais quant au diaphane qui est dans les corps, il est bien évident qu'il a une limite.

C'est là précisément ce qu'est la couleur, comme on peut s'en convaincre par l'observation des faits; car, ou la couleur est à la limite des corps, ou elle est elle-même leur limite. Aussi les Pythagoriciens appelaient-ils la surface, couleur. En effet, la couleur est bien à la limite du corps, mais elle n'est pas précisément la limite même du corps; il faut penser au contraire que la même nature qui prend couleur en dehors la prend aussi en dedans.

L'eau et l'air même paraissent également se colorer, et l'éclat qu'ils prennent quelquefois n'est pas autre chose qu'une couleur; mais si la mer et l'air, quand on les regarde de loin, n'ont pas la même couleur que quand on s'en approche, c'est que la couleur est alors dans une substance tout indéterminée. Au contraire pour les corps déterminés, à moins que le milieu qui les entoure n'en fasse changer l'aspect, l'apparence même de la couleur se fixe et se détermine. Ainsi, il est évident que de l'une et de l'autre part c'est bien la même chose qui reçoit la couleur; et c'est le diaphane qui, en tant qu'il est dans les corps, et il est plus ou moins dans tous, fait que tous peuvent participer de la couleur.

Mais comme la couleur est dans une limite, elle doit être aussi à la limite du diaphane; et par conséquent, on pourrait définir la couleur : la limite du diaphane dans un corps déterminé. De plus, pour tous les corps qui sont diaphanes, à proprement parler, comme l'eau ou tels autres corps analogues, et même pour ceux qui paraissent avoir une couleur propre, la couleur est également à leur extrémité.

 

 

Lectio 6

Leçon 6 ─ Rapport entre la couleur et la lumière (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81234] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 1 Postquam philosophus ad organa sensuum applicavit considerationem de sensibus animalium, hic applicat ea ad ipsa sensibilia. Et primo dicit de quo est intentio. Secundo exequitur propositum, ibi, quemadmodum igitur dictum est de lumine. Circa primum duo facit. Primo proponit intentum secundo manifestat quod dixerat, ibi, est quidem igitur unumquodque. Dicit ergo primo, quod de sensibilibus propriis, quae sentiuntur secundum unumquodque sensitivum, idest secundum singula organa sensuum, (quod dicitur ad differentiam sensibilium communium scilicet de colore, sono et odore, quae sentiuntur per visum, auditum et odoratum) et de gustu et tactu, idest de sensibilibus horum sensuum, dictum est in libro de anima, universaliter et quomodo habent in sensum agere, et qualis sit operatio sensus secundum unumquodque organum immutatum a praedicto sensibili. Dictum est enim in secundo de anima, quod sensus est potentia sensibile, et quod sensibilia faciunt sensum esse in actu. Sed nunc considerandum est quid sit quodlibet sensibile secundum seipsum, scilicet quid sit color, quid sonus, quid odor, quid sapor; et similiter de tactu, idest de sensibilibus tactus. Sed primum dicendum est de colore, qui est obiectum visus, eo quod visus est spiritualior inter omnes sensus.

Après avoir appliqué aux organes des sens l’étude sur les sens des animaux, le Philosophe l’applique ici aux objets sensibles. Et en premier, il dit quelle est son intention. En deuxième, il approfondit la question, où il dit : Ainsi qu’il a été dit, etc. Il traite le premier point en deux parties. En premier, il présente son intention; en deuxième, il manifeste ce qu’il a dit, où il dit : D’abord toutes choses, etc. Il dit donc en premier que les sensibles propres (ainsi appelés par distinction avec les sensibles communs) qui sont perçus par chaque faculté sensitive, c'est-à-dire par chacun des organes des sens, à savoir la couleur, le son et l’odeur, qui sont sentis par la vue, l’ouïe et l’odorat, ainsi que le goût et le toucher, c'est-à-dire les sensibles perçus par ces sens, ont été discutés dans le Traité de l’âme de façon générale : on y a expliqué comment ils agissent sur les sens et quelle est l’opération de chaque sens en fonction de chaque organe affecté par l’objet sensible en question. On a dit en effet, au livre II du Traité de l’âme, que le sens est en puissance le sensible et que les sensibles rendent le sens en acte. Mais maintenant, il faut examiner ce qu’est chacun des sensibles en lui-même, c'est-à-dire ce qu’est la couleur, ce qu’est le son, ce qu’est l’odeur, ce qu’est la saveur, et de même pour le toucher, c'est-à-dire les objets sensibles au sens du toucher. Mais il faut parler en premier de la couleur, qui est l’objet de la vue, parce que la vue est le plus spirituel des sens.

[81235] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 2 Non est tamen per hoc intelligendum, quod de omnibus his sensibus in hoc libro determinare intendat; sed quod omnium horum sensibilium consideratio, necessaria sit ad propositam intentionem. Sed cum sensibilia tactus sint vel proprietates elementorum, idest calidum, frigidum, humidum et siccum, de quibus determinatum est in libro de generatione, vel sint proprietates corporum distinctorum, sicut durum et molle et alia huiusmodi, de quibus determinatum est in libro Meteororum; unde nunc restat determinare de tribus, scilicet de colore, odore et sapore. De sono enim determinatum est in libro de anima, eo quod eadem est ratio generationis soni et immutationis auditus organi a sono. Qualiter autem immutentur organa sensuum a sensibilibus, pertinet ad considerationem libri de anima.

Il ne faut pourtant pas comprendre qu’il ait l’intention de traiter de tous ces sens dans le présent traité, mais que l’étude de tous ces sensibles est nécessaire au présent propos. Mais comme les sensibles objets du toucher sont soit des propriétés des éléments, comme le chaud, le froid, l’humide et le sec, dont on a traité dans le livre De la génération, soit des propriétés de corps distincts, comme le dur, le mou et d’autres propriétés du genre, dont on a traité dans le livre des Météorologiques, il reste donc à traiter de trois choses : la couleur, l’odeur et la saveur. En effet, le son a été étudié dans le Traité de l’âme, parce que la raison de la génération du son est également la raison de l’impression du son sur l’organe de l’ouïe. Cependant, la façon dont les organes des sens reçoivent l’impression des sensibles relève de l’étude du Traité de l’âme.

[81236] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 3 Deinde cum dicit est quidem exponit quod dictum est, scilicet quod considerandum sit quid sit color et sapor et cetera. Unumquodque horum enim dupliciter est. Uno quidem modo prout sentitur in actu. Alio vero modo, prout est sensibile in potentia. Quid autem sit unumquodque eorum secundum actum, idest secundum quod est color actu perceptus a sensu, aut sapor vel quodcumque aliud sensibile, dictum est in libro de anima, quomodo scilicet unumquodque horum idem sit vel alterum sensui secundum actum, scilicet visioni vel auditioni, quia videlicet visibile in actu est idem visioni in actu, visibile autem in potentia non est idem visui in potentia. Ergo quid unumquodque sensitivum sit in actu dictum est in libro de anima, in quo determinatum est de sensibilibus in actu; sed quid sit unumquodque eorum secundum seipsum, quod natum est facere sensitivum actu, est nunc dicendum in hoc libro.

Ensuite, où il dit : D’abord toutes ces choses, etc., il explique ce qui a été dit, à savoir qu’il faut étudier ce que sont la couleur, la saveur et le reste. En effet, chacun d’eux existe de deux façons : d’abord, en tant qu’il est senti en acte, ensuite, en tant qu’il est sensible en puissance. Ce qu’est chacun d’eux en acte, c'est-à-dire en tant qu’il est une couleur perçue en acte par le sens, ou une saveur ou tout autre sensible, a été expliqué dans le Traité de l’âme, à savoir comment chacun d’eux est identique ou différent de la sensation en acte, telle que la vision ou l’audition ; en effet, le visible en acte est la même chose que la vision en acte, mais le visible en puissance n’est pas la même chose que la vision en puissance. Alors, ce qu’est chaque faculté sensitive en acte a été dit dans le Traité de l’âme, où on a traité des sensibles en acte, mais ce qu’est chacun d’eux en lui-même qui soit capable d’actualiser la faculté sensitive est ce dont il faut traiter maintenant dans ce livre.

[81237] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 4 Deinde cum dicit quemadmodum igitur determinat de sensibilibus secundum modum praetactum. Et primo de colore. Secundo de sapore, ibi, de odore vero et sapore. Tertio de odore, ibi, eodem autem modo oportet intelligere. Prima autem pars dividitur in duas partes. In prima, ostendit quid sit color in communi. In secunda parte determinat de differentiis colorum, ibi, est ergo inesse perspicuo. Circa primum duo facit. Primo proponit principia coloris. Secundo investigat coloris definitionem ex huiusmodi principiis, ibi, quemadmodum ergo et corporum. Est autem duplex coloris principium: unum quidem formale, scilicet lumen; aliud materiale, scilicet perspicuum. Primo ergo tangit principium formale, scilicet lumen. Secundo principium materiale, scilicet perspicuum, ibi, quod autem dicimus. Dicit ergo primo, quod sicut dictum est in libro de anima, lumen est color perspicui: quod quidem dicitur secundum quamdam proportionem, ex eo quod sicut color est forma et actus corporis colorati, ita lumen est forma et actus perspicui.

Ensuite, où il dit : Ainsi qu’il a été dit, etc., il traite des sensibles de la manière qu’il vient de dire. Et en premier, il traite de la couleur. En deuxième, il traite de la saveur, où il dit : Parlons ici de l’odeur, etc. (leçon IX). En troisième, il traite de l’odeur, où il dit : C’est en suivant encore la même marche, etc. (leçon XII). La première partie se divise en deux sections. Dans la première, il montre ce qu’est la couleur en général. Dans la deuxième, il traite des différences de couleurs, où il dit : Il est donc possible, etc. (leçon VII). Il traite la première section en deux points. En premier, il présente les principes de la couleur. En deuxième, il recherche la définition de la couleur à partir de ces principes, où il dit : @@@ Or, la couleur a deux principes : un formel, qui est la lumière ; l’autre matériel, qui est le transparent. Il traite donc, en premier, du principe formel, à savoir la lumière ; en deuxième, du principe matériel, où il dit : Ce que nous appelons diaphane, etc. Il dit donc en premier que, comme il est dit dans le Traité de l’âme, la lumière est la couleur de ce qui est transparent ; on dit cela toutefois selon une certaine proportion, du fait que, comme la couleur est la forme et l’acte du corps coloré, de même la lumière est la forme et l’acte de ce qui est transparent.

[81238] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 5 Differt autem quantum ad hoc quod corpus coloratum in seipso habet causam sui coloris, sed corpus perspicuum habet lumen ab alio. Et ideo dicit quod lumen est color perspicui secundum accidens, idest per aliud, non quia lumen sit actus perspicui inquantum huius. Quod autem sit actus eius secundum aliud, manifestat per hoc, quod, quando aliquod corpus ignitum, scilicet actu lucidum, adest perspicuo, ex praesentia eius fit lumen in perspicuo, ex privatione vero fiunt tenebrae. Non sic autem est de colore; quia color manet in corpore colorato quocumque praesente vel absente, licet non sit actu visibilis sine lumine.

Les deux diffèrent cependant en ce que le corps coloré a en lui-même la cause de sa couleur, alors que le corps transparent tire sa lumière d’ailleurs. C’est pourquoi il dit que la lumière est la couleur du transparent par accident, c'est-à-dire du fait d’autre chose, et non parce que la lumière est l’acte du transparent en tant que tel. Qu’elle soit l’acte du transparent du fait d’autre chose, il le manifeste en montrant que, quand un corps allumé, c'est-à-dire lumineux en acte, est près d’un corps transparent, sa présence rend lumineux le corps transparent, et son absence provoque les ténèbres. Il n’en va pas de même pour la couleur, car la couleur demeure dans le corps coloré, peu importe ce qui est présent ou absent, même si elle n’est pas visible en acte sans lumière.

[81239] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 6 Deinde cum dicit quod autem determinat de perspicuo: et dicit quod, hoc quod dicitur perspicuum, non est proprium vel aeris vel aquae, vel alicuius huiusmodi corporum, sicut est vitrum et alia corpora transparentia; sed est quaedam natura communis, quae in multis corporibus invenitur; scilicet quaedam naturalis proprietas in multis inventa, quam etiam virtutem nominat, inquantum est quoddam principium visionis. Et quia Platonici ponebant communia, sicut sunt separata secundum rationem, ita etiam separata esse secundum esse, ideo ad hoc excludendum subiungit, quod natura perspicuitatis non est aliqua natura separata, sed est in his corporibus sensibilibus, scilicet in aere et aqua et in aliis; in quibusdam quidem magis, in quibusdam vero minus.

Ensuite, où il dit : Ce que nous appelons diaphane, etc., il traite de la transparence, en disant que ce qu’on appelle transparent n’est pas propre à l’air ou à l’eau, ou à un autre corps de ce genre comme la vitre ou d’autres corps transparents, mais elle est une nature générale qu’on trouve dans beaucoup de corps, c'est-à-dire que c’est une propriété naturelle qu’on trouve dans bien des corps et qu’il appelle aussi force, en tant qu’elle est un principe de la vision. Et parce que les Platoniciens affirmaient que les caractères communs, de même qu’ils sont séparés par la raison, sont également séparés dans leur être, il ajoute pour écarter cette idée que la nature de la transparence n’est pas une nature séparée, mais elle est dans ces corps sensibles, à savoir l’air, l’eau et certains autres corps, davantage dans certains et moins dans d’autres.

[81240] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 7 Ad cuius evidentiam sciendum est quod philosophus dicit in secundo de anima, visibile non solum est color, sed etiam quoddam aliud, quod ratione comprehenditur innominatum. Est autem in genere visibilis communiter accepti, aliquid ut actus, aliquid vero ut potentia. Non est autem in hoc genere ut actus aliqua qualitas propria alicuius elementorum; sed ipsorum lumen, quod est quidem primo in corpore caelesti, derivatur autem ad inferiora corpora. Ut potentia quidem in hoc genere est id, quod est proprium luminis susceptivum: quod quidem in triplici ordine graduum se habet.

Pour bien comprendre, il faut savoir que le Philosophe dit, au livre II du Traité de l’âme, que le visible n’est pas seulement la couleur, mais aussi autre chose qui est perçu par la raison mais n’a pas de nom. Or, dans le genre du visible considéré en général, il y a quelque chose en acte et quelque chose en puissance. Ce qui est en acte dans ce genre n’est pas une qualité propre à l’un des éléments, mais la lumière de ceux-ci, qui a sa source dans le corps céleste, en est dérivée vers les corps inférieurs. Ce qui est en puissance dans ce genre est ce qui est propre à recevoir la lumière, ce qui peut se produire en trois degrés.

[81241] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 8 Primus quidem gradus, cum id quod est luminis susceptivum est totaliter lumine repletum, quasi perfecte in actum reductum, ita quod ulterius non sit receptivum alicuius qualitatis vel formae huius generis; quod quidem inter omnia corpora maxime competit soli. Unde corpus solare non potest esse medium in visu, ut sit recipiens et reddens formam visibilem. Proprietas autem lucendi secundum ordinem quemdam descendendo, procedit usque ad ignem: ulterius usque ad quaedam corpora, quae propter parvitatem sui luminis, non possunt lucere nisi in nocte, ut supra dictum est.

Le premier degré se réalise lorsque ce qui est capable de recevoir la lumière en est totalement rempli et est ainsi parfaitement en acte, de sorte qu’il n’est plus capable de recevoir une autre qualité ou une autre forme dans ce genre; parmi tous les corps, cela s’applique surtout au soleil. Le corps du soleil ne peut donc pas être l’intermédiaire dans la vue en recevant et en redonnant la forme visible. La propriété d’émission de lumière, dans l’ordre descendant, passe ensuite au feu, et ensuite jusqu’à certains corps qui, à cause de la faiblesse de leur lumière, ne peuvent luire que pendant la nuit, comme on l’a dit.

[81242] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 9 Secundus gradus est, eorum quae de se non habent lumen in actu, sed sunt susceptiva luminis per totum: huiusmodi corpora proprie dicuntur perspicua sive transparentia, vel diaphana. Phanon enim in Graeco idem est quod visibile. Et haec quidem proprietas transparendi invenitur quidem maxime in corporibus caelestibus, praeter corpora astrorum, quae occultant quod post se est; secundario autem in igne, secundum quod est in propria sphaera propter raritatem; tertio in aere; quarto in aqua; quinto etiam in quibusdam terrenis propter abundantiam aeris vel aquae in ipsis.

Le deuxième degré est celui des corps qui n’ont pas par eux-mêmes de la lumière en actes, mais dont la totalité est capable de recevoir la lumière; ces corps sont proprement appelés transparents ou diaphanes. En effet, phanon en grec veut dire visible. Et cette propriété de transparence se trouve au plus haut degré dans les corps célestes, à l’exception des corps des astres qui cachent ce qui est au-delà d’eux, puis deuxièmement dans le feu, en tant qu’il est dans sa propre sphère à cause de sa faible densité, troisièmement dans l’air, quatrièmement dans l’eau, et cinquièmement dans certains corps terreux à cause de l’abondance d’air ou d’eau qu’ils contiennent.

[81243] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 10 Tertius et infimus gradus est terrae, quae maxime distat a corpore caelesti, quae minime nata est recipere de lumine, sed in superficie tantum: exteriores enim partes propter sui grossitiem interiores obumbrant, ut ad eas non perveniat lumen. Quamvis autem in solis corporibus medii gradus proprie dicatur perspicuum vel diaphanum secundum nominis proprietatem, communiter tamen loquendo, potest dici perspicuum, quod est luminis susceptivum qualitercumque. Et ita videtur philosophus hic de perspicuo loqui.

Le troisième et dernier degré est celui de la terre, qui est la plus éloignée du corps céleste et est la moins apte à recevoir la lumière, sinon en surface seulement; en effet, les parties extérieures, à cause de leur grossièreté, voilent les parties intérieures de telle sorte que la lumière n’y parvient pas. Cependant, même si c’est seulement les corps du deuxième degré qu’on appelle transparents ou diaphanes au sens propre de ces termes, on peut pourtant appeler transparent de façon générale ce qui peut recevoir la lumière de n’importe quelle façon. Et il semble que c’est ainsi que le Philosophe parle de la transparence.

[81244] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 11 Deinde cum dicit quemadmodum ergo investigat definitionem coloris. Et primo investigat genus. Secundo differentiam, ibi, sed eamdem naturam. Tertio definitionem concludit, ibi, quare color utique etiam. Est autem considerandum quod semper oportet subiectum ponere in definitione accidentis, ut dicitur septimo metaphysicae: differenter tamen. Nam, si accidens definitur in abstracto, subiectum ponitur loco differentiae; id autem, quod pertinet ad genus accidentis, ponitur loco generis; sicut cum dicitur, simitas est curvitas nasi. Cum autem accidens definitur in concreto, e converso subiectum ponitur loco generis, sicut cum dicitur, simus est nasus curvus. Quia ergo hic color definiendus est in abstracto, primo incipit investigare loco generis id quod est essentialiter ipse color. Et concludit ex praedictis, quod, cum perspicuum non sit natura separata, sed in corporibus existens; necesse est quod sicut corporum, in quibus haec natura invenitur, est aliquod ultimum, si sit finita: ita et ipsius perspicui, quod significat qualitatem talium corporum, oportet esse aliquod ultimum.

Ensuite, où il dit : De même qu’il y a nécessairement, etc., il recherche la définition de la couleur. Et en premier, il en recherche le genre; en deuxième, la différence spécifique, où il dit : il faut penser au contraire, etc.; en troisième, il conclut la définition, où il dit : et par conséquent, on pourrait, etc. Or, il faut remarquer qu’on doit toujours inclure le sujet dans la définition de l’accident, comme il est dit au livre VII des Métaphysiques, mais de manières différentes : si l’accident est défini abstraitement, le sujet tient lieu de différence spécifique, et ce qui appartient au genre de l’accident tient lieu de genre, comme quand on dit que la « camusité » est la courbure du nez. Lorsque l’accident est défini concrètement, au contraire, le sujet tient lieu de genre, comme quand on dit que le camus est un nez courbé. Alors, comme il faut ici définir la couleur dans l’abstrait, il commence par rechercher en premier, en fait de genre, ce que la couleur est essentiellement. Et il conclut de ce qui précède que, puisque la transparence n’est pas une nature séparée mais existe dans les corps, dans lesquels on trouve cette nature, il est nécessaire que, comme les corps dans lesquels on trouve cette nature ont une limite extrême, s’ils sont finis, de même aussi le transparent lui-même, qui signifie la qualité de ces corps, doit avoir une limite extrême.

[81245] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 12 Et eadem ratio est de omnibus qualitatibus corporum quae per accidens fiunt quanta secundum corporum quantitatem: unde per accidens terminatur secundum corporum terminationem. Est ergo considerandum quod sicut corporum, quaedam terminata dicuntur, quia propriis terminis terminantur, sicut corpora terrestria; quaedam interminata, eo quod non terminantur propriis terminis, sed alienis: ita etiam est et circa perspicuum. Quoddam enim est interminatum ex seipso, quia nihil habet in se determinatum unde ipsum videatur. Quoddam autem est terminatum, quia determinate habet aliquid in seipso, unde videatur secundum propriam terminationem.

Et la même raison s’applique à toutes les qualités des corps qui, par accident, ont une certaine quantité en raison de la quantité des corps; alors, elles se terminent par accident là où les corps se terminent. Il faut donc remarquer que de même que certains corps sont qualifiés de limités parce qu’ils se terminent à leurs propres limites, comme c’est le cas des corps terrestres, alors que d’autres sont illimités parce qu’ils ne se terminent pas à leurs propres limites mais aux limites d’autres corps, de même en va-t-il pour la transparence. En effet, un objet est illimité en lui-même parce qu’il n’a rien de limité en lui-même qui lui permette d’être vu. Un autre objet est limité parce qu’il a en lui-même quelque chose de déterminé qui lui permet d’être vu de fait de sa propre limite.

[81246] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 13 Perspicuum igitur indeterminatum est susceptivum luminis, cuius natura non est ut suscipiatur solum in extremo, sed per totum medium. Manifestum est autem quod ipsius perspicui, quod significat qualitatem in corporibus existentem, ut dictum est, est aliquid ultimum: et quod sit color, manifestum est ex his, quae accidunt; non enim videntur corpora colorata, nisi secundum suas extremitates. Per quod apparet quod color, vel est extremitas corporis, vel est in extremitate corporis. Et inde est quod Pythagorici colorem vocabant Epiphaniam, idest apparitionem, quia illud, quod apparet in superficie corporum, color est. Non est autem verum quod color sit extremitas corporis, ut Pythagorici posuerunt; quia sic esset superficies, vel linea, vel punctus; sed est in extremitate corporis, sicut natura perspicui est in corporibus.

Or, le transparent illimité peut recevoir la lumière, dont la nature est d’être reçue non seulement à son extrémité, mais dans tout son milieu. Or, il est manifeste que le transparent, qui signifie une qualité qui existe dans les corps, comme on l’a dit, a une limite, et le fait que cette limite est la couleur est évident parce que l’on constate que seules les extrémités des corps colorés sont visibles. On reconnaît par là que, ou bien la couleur est l’extrémité du corps, ou bien elle se trouve à l’extrémité du corps. Et c’est pourquoi les Pythagoriciens appelaient la couleur « épiphanie », c'est-à-dire apparition, parce que ce qui apparaît à la surface du corps est la couleur. Il n’est pourtant pas vrai que la couleur soit l’extrémité du corps, comme l’affirmaient les Pythagoriciens, car elle serait alors une surface, une ligne ou un point, mais elle est à l’extrémité du corps, tout comme la nature du transparent se trouve dans les corps.

[81247] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 14 Deinde cum dicit sed eamdem investigat id quod ponitur in definitione coloris sicut differentia; scilicet eius subiectum, quod est perspicuum. Et dicit, quod oportet existimare eamdem naturam esse, quae est susceptiva coloris in corporibus, quae colorantur exterius, idest non per proprium colorem, sed ex aliquo exteriori, et in his quae colorantur interius per proprium colorem. Illa autem quae colorantur ab exteriori, sunt perspicua, sicut aer et aqua: et hoc manifestat per colorem, qui apparet in aurora ex resplendentia radiorum solis ad aliqua corpora.

Ensuite, lorsqu’il dit : il faut penser au contraire, etc., il recherche ce qui entre dans la définition de la couleur en tant que différence spécifique, c'est-à-dire son sujet, qui est le transparent. Et il dit qu’il faut estimer que c’est la même nature qui reçoit les couleurs dans les corps qui sont colorés extérieurement, c'est-à-dire pas par leur propre couleur mais par quelque chose d’extérieur, et dans ceux qui sont colorés de l’intérieur par leur propre couleur. Or, ceux qui sont colorés de l’extérieur sont transparents, comme l’air et l’eau; et il illustre ce fait par la couleur qui apparaît à l’aurore à cause de l’éclat des rayons du soleil sur certains corps.

[81248] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 15 Assignat tamen differentiam inter corpora quae colorantur ab exteriori vel a seipsis. In his enim quae ab exteriori colorantur, propter hoc quod non habent determinatum colorem de se, non videtur idem color de prope et de longe, sicut apparet in aere et aqua maris, quae de longe apparet alterius coloris quam de prope. Quia enim horum color videtur secundum aliquam reverberationem, necesse est quod secundum varietatem situs prospicientis varietur apparitio propter diversam reverberationis figuram; sed in corporibus quae de se habent determinatum colorem est determinata phantasia, idest apparitio coloris, et non variatur secundum diversum situm aspicientium, nisi forte per accidens, puta cum corpus continens facit aliquam transmutationem apparitionis, vel quando color videtur per alium; sicut quae continentur in vase vitri rubei videntur rubea, vel etiam per aliquam reverberationem splendoris, sicut patet in collo columbae.

Il établit cependant une différence entre les corps qui sont colorés de l’extérieur et ceux qui le sont d’eux-mêmes. En effet, ceux qui sont colorés de l’extérieur, du fait qu’ils n’ont pas par eux-mêmes une couleur déterminée, ne semblent pas avoir la même couleur de près et de loin, comme on le voit dans l’air et dans l’eau de la mer, qui semble avoir une autre couleur de loin que de près. En effet, comme leur couleur est vue par une sorte de réflexion, il est nécessaire que leur apparence varie selon la différence de position du spectateur à cause de la configuration différente de la réflexion, mais, pour les corps qui ont par eux-mêmes une couleur déterminée, leur imagination, c'est-à-dire leur apparence de couleur, est déterminée et ne varie pas selon la position différente du spectateur, sinon peut-être par accident, comme quand le corps qui les contient provoque un changement d’apparence ou quand la couleur est vue à travers autre chose, par exemple quand le contenu d’un vase en verre rouge semble rouge, ou encore quand la lumière est réfléchie comme on le voit sur le cou de la colombe.

[81249] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 16 Quia igitur color, qui videtur in utrisque corporibus, non differt secundum proprium subiectum coloris, sed secundum apparitionis causam, quae est vel interius vel exterius; manifestum etiam quod utrobique est idem susceptivum coloris. Manifestum etiam quia in iis quae colorantur ab exteriori, perspicuum est susceptivum coloris, et etiam quod in his quae colorantur interius, perspicuum est quod facit ea participare colorem: quod quidem perspicuum in corporibus invenitur secundum magis et minus, ut dictum est. Quae enim istorum corporum plus habent de aere vel aqua, plus habent de perspicuo; minus autem habent quae superabundant in terrestri. Si ergo coniungamus duo quae dicta sunt: scilicet quod color sit in extremitate corporis, et quod corpora participent colorem secundum perspicuum; sequitur quod color sit quaedam extremitas perspicui.

Alors, comme la couleur qu’on voit dans les deux corps ne diffère pas en raison du sujet propre de la couleur, mais en raison de la cause de son apparence, qui est soit intérieure soit extérieure, il est également manifeste que dans les deux cas, c’est la même chose qui reçoit la couleur. Il est évident en effet que dans les objets qui sont colorés par une influence extérieure, c’est le transparent qui reçoit la couleur, et même dans les objets qui sont colorés de l’intérieur c’est le transparent qui les fait participer à la couleur; or, le transparent se trouve dans les corps dans une plus ou moins grande mesure, comme on l’a dit. En effet, ceux de ces corps qui ont plus d’air ou d’eau ont plus de transparence; ceux qui sont excessivement terrestres en ont moins. Si nous mettons ensemble deux choses déjà dites, à savoir que la couleur est à l’extrémité du corps et que les corps participent à la couleur du fait de la transparence, il s’ensuit que la couleur est une extrémité de la transparence.

[81250] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 17 Deinde cum dicit quare color concludit definitionem coloris. Et primo in his quae per se colorantur interius. Secundo in his quae colorantur ab exteriori, ibi, et ipsorum autem perspicuorum. Concludit ergo, quod color est extremitas perspicui in corpore determinato: quod quidem additur, eo quod huiusmodi corpora sunt, quae secundum se colorantur. In definitione autem debet poni id quod est per se. Quod autem dicit colorem esse extremitatem perspicui, non repugnat ei quod dixerat supra, colorem non esse extremitatem. Illud enim dixit de extremitate corporis; hoc autem de extremitate perspicui, quod nominat corporis qualitatem, sicut calidum et album. Et ideo color non est in genere quantitatis, sicut superficies, quae est extremum corporis; sed est in genere qualitatis, sicut et perspicuitas; quia extremum et id cuius est extremum, unius generis sunt. Si autem corpora intrinsecus quidem habent superficiem in potentia, non autem actu, ita etiam intrinsecus non colorantur in actu, sed in potentia, quae reducitur ad actum facta corporis divisione: illud autem intrinsecum non habet virtutem movendi visum, quod per se colori convenit.

Ensuite, où il dit : et par conséquent, on pourrait définir, etc., il donne pour conclure la définition de la couleur. Et il le fait, en premier, pour les choses qui sont colorées par elles-mêmes de l’intérieur; en deuxième, pour celles qui reçoivent la couleur de l’extérieur, où il dit : De plus, pour tous les corps, etc. Il conclut donc que la couleur est l’extrémité de la transparence dans un corps déterminé; il ajoute ces derniers mots parce que de tels corps sont ceux qui sont colorés par eux-mêmes. Cependant, quand il dit que la couleur est l’extrémité du transparent, cela ne contredit pas son énoncé précédent selon lequel la couleur n’est pas une extrémité : il avait dit cela de l’extrémité du corps, mais il dit ceci de l’extrémité de la transparence, qu’il dit être une qualité du corps, comme le chaud et le blanc. Il s’ensuit que la couleur n’est pas dans le genre de la quantité, comme la surface, qui est l’extrémité du corps, mais elle est dans le genre de la qualité, comme la transparence, car l’extrémité et ce dont elle est l’extrémité appartiennent au même genre. Si donc les corps ont à l’intérieur une surface en puissance mais non en acte, de même aussi ils ne sont pas colorés à l’intérieur en acte, mais en puissance, et la couleur est amenée à l’acte une fois effectuée la division du corps : en effet, l’intérieur n’a pas le pouvoir d’affecter la vue, ce qui est une propriété essentielle de la couleur.

[81251] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 18 Deinde cum dicit et ipsorum manifestat rationem coloris quantum ad ipsa perspicua interminata, sicut est aqua vel quicquid aliud huiusmodi habet aliquem colorem; quia in omnibus his non est color, nisi secundum extremitatem.

Ensuite, lorsqu’il dit : De plus, pour tous les corps, etc., il manifeste la notion de la couleur dans le cas des transparents illimités, tels que l’eau ou tout autre corps du genre qui ont une couleur, car tous ces corps n’ont aucune couleur, sinon à leur extrémité.

 

Leçon 7

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Il est donc possible que ce qui produit la lumière dans l'air se trouve aussi dans le diaphane des corps déterminés; il est possible qu'il ne s'y trouve pas et que le diaphane en soit privé; et de même que dans l'air il y a tantôt lumière et tantôt obscurité, de même dans les corps, il y a le blanc et le noir.

Quant aux autres couleurs, il faut dire avec quelques détails à quel nombre elles peuvent s'élever. D'abord le blanc et le noir pourront être placés à côté l'un de l'autre, de telle sorte que l'un et l'autre soient invisibles séparément à cause de leur petitesse, tandis que le résultat des deux sera pourtant visible. Or, ce résultat ne peut être ni blanc ni noir; mais comme nécessairement il doit avoir une couleur, et qu'aucune de ces deux-là n'est possible, il faut qu'il ait une couleur mélangée et d'une autre espèce. Voilà donc un moyen d'expliquer comment il y a beaucoup d'autres couleurs que le blanc et le noir.

Le rapport des parties entre elles peut à lui seul créer aussi un grand nombre de couleurs. On peut en effet réunir trois parties contre deux ou trois contre quatre, et ainsi du reste pour d'autres nombres, et les combiner de cette façon l'une avec l'autre. Les parties qui n'ont entre elles aucun rapport numérique, soit par excès, soit par défaut, sont incommensurables; et en ceci il en est absolument comme pour les accords des sons. Les couleurs qui pourront être exprimées par des nombres proportionnels, aussi bien que les accords qui sont dans le même cas, paraissent être les couleurs les plus agréables, telles que le pourpre, l'écarlate, et d'autres couleurs analogues. D'ailleurs elles sont peu nombreuses, par la même raison qu'il y a également fort peu d'accords de ce genre. Mais les autres couleurs sont celles qui ne sont pas exprimables en nombres; ou pour mieux dire, il serait possible de rendre toutes les couleurs par des nombres; mais les unes sont ordonnées régulièrement, les autres ne le sont pas; et ces dernières précisément, lorsque la proportion n'est pas régulière, ne sont pas ordonnées, parce qu'elles ne peuvent pas être exprimées en nombres. Voilà donc une première manière d'expliquer la génération des couleurs.

 

Une seconde, c'est que les couleurs peuvent paraître les unes à travers les autres, comme le savent bien les peintres; aussi parfois ils passent une seconde couleur sur une autre qui est plus éclatante, et ils emploient ce procédé, par exemple, lorsqu'ils veulent représenter quelque chose qui doit être dans l'air ou dans l'eau. C'est ainsi que le soleil paraît blanc par lui-même, tandis que vu à travers un nuage ou de la fumée, il paraît rouge. Dans ce cas encore, les couleurs se multiplieront de la même façon qu'on a d'abord exposée, c'est-à-dire qu'on pourrait établir un certain rapport des couleurs qui sont à la surface avec celles qui sont plus profondes; et il y en aura également qui ne seront pas du tout en rapport.

 

 

Lectio 7

Leçon 7 ─ La génération et le mélange des couleurs (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81252] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 1 Postquam philosophus ostendit quid est color, hic procedit ad distinguendum species colorum. Et primo quantum ad colores extremos. Secundo quantum ad colores medios, ibi, de aliis autem coloribus. Quia vero differentiae, quibus species distinguuntur, debent esse per se generis divisivae et non per accidens, ut patet in septimo metaphysicae; ideo ex ipsa natura coloris, quam per definitionem supra positam explicaverat, concludit diversitatem specierum ipsius. Habitum est enim ex praemissis, quod subiectum coloris est perspicuum secundum suum extremum in corporibus terminatis. Proprius autem actus perspicui inquantum huius est lux, cuius praesentia in diaphano non determinato, sicut est aer, facit lumen, eius autem absentia facit tenebras. Contingit ergo in extremo perspicui terminatorum corporum inesse illud, quod in aere facit lumen; et hoc faciet ibi colorem album, et per eius absentiam efficietur color niger. Quod quidem non est sic intelligendum quasi in colore nigro nihil sit luminis: sic enim nigredo non esset contraria albedini, utpote non participans eamdem naturam, sed esset pura privatio, sicut tenebra aeris. Sed dicitur nigredo causari per absentiam luminis, quia minimum habet de lumine inter omnes colores, sicut albedo plurimum. Contraria enim sunt, quae in eodem genere maxime distant, ut dicitur decimo metaphysicae.

Après avoir montré ce qu’est la couleur, le Philosophe en vient maintenant à distinguer les espèces de couleurs. Et il le fait, en premier, pour les couleurs extrêmes; en deuxième, pour les couleurs intermédiaires, où il dit : Quant aux autres couleurs, etc. Mais comme les différences par lesquelles les espèces se distnguent doivent diviser le genre par elles-mêmes et non par accident, comme on le oit au livre VII des Métaphysiques, c’est donc à partir de la nature même de la couleur, qu’il a expliquée dans la définition donnée ci-dessus, qu’il conclut la diversité de ses espèces. On a vu en effet dans ce qui précède que le sujet de la couleur est le transparent par son extrémité qui touche les corps bornés. Or, l’acte propre du transparent en tant que tel est la lumière, dont la présence dans le transparent illimité tel que l’air crée la clarté et dont l’absence crée les ténèbres. Il arrive donc, à l’extrémité du transparent, qu’il y a dans les corps limités quelque chose qui produit la clarté dans l’air, et cela produit en eux la couleur blanche, et leur absence produit la couleur noire. Il ne faut pourtant pas comprendre cela au sens où il n’y aurait aucune clarté dans la couleur noire : ainsi, en effet, la noirceur ne serait pas le contraire de la blancheur, ne participant pas à la même nature, mais elle serait pure privation, comme les ténèbres de l’air. Mais on dit que la noirceur est causée par l’absence de clarté, parce qu’elle a le moins de lumière parmi toutes les couleurs, comme la blancheur en a le plus. Les contraires sont en effet les choses le plus distantes l’une de l’autre dans le même genre, comme il est dit au livre X des Métaphysiques.

[81253] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 2 Deinde cum dicit de aliis procedit ad distinguendum colores medios; et dividitur in partes duas. In prima ponit quosdam modos generationis distinctionis colorum mediorum, non secundum ipsorum existentiam, sed secundum apparentiam. Secundo assignat veram generationem mediorum colorum secundum suam naturam, ibi, si autem commixtio est corporum. Circa primum philosophus duo facit. Primo ponit duos modos generationis et distinctionis mediorum colorum secundum apparentiam. Secundo comparat illos modos adinvicem, ibi, dicere autem sicut antiqui. Prima pars dividitur in duas, secundum duos modos, quos ponit. Secunda pars incipit ibi, unus autem apparere. Circa primum duo facit. Primo ponit generationem colorum mediorum. Secundo assignat distinctionem ipsorum, ibi, multos autem proportione.

Ensuite, lorsqu’il dit : Quant aux autres couleurs, etc., il en vient à distinguer les couleurs intermédiaires, et cela se divise en deux parties. Dans la première, il présente certains modes de génération et de distinction des couleurs interméiaires, non selon leur existence mais selon leur apparence. En deuxième, il montre la vraie génération des couleurs intermédiaires selon leur nature, où il dit : S’il y a mixtion des corps, etc. (leçon VIII, no 9). Le Philosophe traite la première partie en deux sections. En premier, il présente deux modes de génération et de distinction des couleurs intermédiaires selon leur apparence. En deuxième, il compare entre eux ces deux modes, où il dit : Il est d’ailleurs absurde, etc. (leçon VIII). La première section se divise en deux selon les deux modes qu’il a présentés. La deuxième partie commence où il dit : Une seconde, c’est que les couleurs, etc. Il traite le premier mode en deux points. En premier, il décrit la génération des couleurs intermédiaires; en deuxième, il établit leur distinction, où il dit : Le rapport des parties entre elles, etc.

[81254] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 3 Dicit ergo primo, quod cum dictum sit de coloribus extremis, dicendum est de aliis coloribus, scilicet mediis, distinguendo quot modis contingit eos generari. Supponitur ergo aliquid esse invisibile propter eius parvitatem. Contingit ergo duobus parvis corporibus non visibilibus propter parvitatem iuxta se positis, quorum unum sit nigrum, et aliud sit album, illud quod ex utroque compositum est, videri propter maiorem quantitatem. Omne autem quod videtur in huiusmodi corporibus, secundum aliquem colorem videtur. Illud autem totum, nec videtur ut album, nec ut nigrum: quia tam illud quod est album, quam illud quod est nigrum in ipso, positum est esse invisibile propter parvitatem. Unde necesse est quod videatur quasi quidam color ex utroque commixtus: et sic fit alia species coloris praeter album et nigrum. Ex quo patet quod contingit colores plures accipere, quam album et nigrum.

Il dit donc en premier qu’on a parlé des couleurs extrêmes et qu’il reste à parler des autres couleurs (les couleurs intermédiaires) en distinguant le nombre de façons dont elles peuvent être engendrées. Supposons donc qu’une chose est invisible à cause de sa petitesse. Il peut donc arriver que deux corps juxtaposés, qui ne sont pas visibles à cause de leur petitesse et dont l’un est noir et l’autre est blanc, forment un composé qui est visible parce qu’il est plus grand. Or, tout ce qui est vu dans de tels corps est vu selon une certaine couleur. Mais ce tout n’est vu ni comme blanc, ni comme noir, car on a affirmé que ce qui est blanc en lui-même et ce qui est noir en lui-même sont invisibles à cause de leur petitesse. Il est donc nécessaire qu’on voie une certaine couleur comme mélange des deux, et une autre espèce de couleur est ainsi produite en plus du blanc et du noir. Il est donc évident qu’on peut admettre plus de couleurs que le noir et le blanc.

[81255] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 4 Deinde cum dicit multos autem assignat distinctionem mediorum colorum. Et primo assignat causam distinctionis mediorum colorum ex diversa proportione albi et nigri. Secundo assignat causam quare quidam colores medii sunt delectabiles, et quidam non, ibi, et eodem itaque modo. Circa primum considerandum est quod sicut philosophus dicit decimo metaphysicae, ratio mensurae primo quidem invenitur in numeris, secundo in quantitatibus continuis, deinde ultimo transfertur etiam ad quantitates, secundum quod in eis potest inveniri excessus unius qualitatis super aliam, sive per modum intensionis, prout aliquid dicitur albedo maior, quae est in maiori superficie. Quia vero proportio est quaedam habitudo quantitatum adinvicem; ubicumque dicitur quantum aliquo modo, ibi potest dici proportio. Et primo quidem in numeris; quia omnes in prima mensura, quae est unitas, sunt adinvicem commensurabiles. Communicant autem omnes in prima mensura, quae est unitas.

Ensuite, où il dit : Le rapport des parties entre elles, etc., il établit la distinction entre les couleurs intermédiaires. Et en premier, il présente la cause de leur distinction d’après les différentes proportions de noir et de blanc. En deuxième, il établit la cause pour laquelle certaines couleurs intermédiaires sont agréables et d’autres pas, où il dit : et en ceci il en est absolument, etc. Pour le premier point, il faut remarquer que, comme le dit le Philosophe au livre X des Métaphysiques, la notion de mesure se trouve tout d’abord dans les nombres, deuxièmement dans les quantités continues, et en dernier on l’applique également aux quantités soit selon qu’on peut y trouver l’excès d’une qualité par rapport à une autre, soit par mode d’élargissement, selon qu’un objet est dit avoir plus de blancheur parce qu’il a une plus grande surface. Alors, comme la proportion est un certain rapport de quantités entre elles, partout où on parle de quantité de quelque façon, on peut parler de proportion. Et ce, en premier, dans les nombres, car ils sont tous commensurables entre eux dans la première mesure, qui est l’unité. En effet, ils ont tous en commun la première mesure, qui est l’unité.

[81256] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 5 Sunt autem diversae proportiones numerorum, secundum quod diversi numeri adinvicem comparantur. Alia enim est proportio trium ad duo, quae vocatur sesquialtera, et alia quatuor ad tria, quae vocatur sesquitertia. Quia vero quantitates continuae non resolvuntur in aliquod indivisibile, sicut numeri in unitatem, non est necesse omnes quantitates continuas esse adinvicem commensurabiles; sed est invenire aliquas, quarum una excedat alteram, quae tamen non habent commensurationem. Quaecumque tamen quantitates continuae proportionantur adinvicem, secundum proportionem numeri ad numerum, earum est una mensura communis; puta si una sit trium cubitorum, et alia quatuor, utraque mensuratur cubito.

Mais il existe diverses proportions des nombres, selon que des nombres divers sont comparés entre eux. En effet, la proportion de 3 à 2, appelée sesquialtère[104], diffère de la proportion de 4 à 3, appelée sesquitierce[105]. Mais comme les quantités continues ne se ramènent pas à quelque chose d’indivisible, comme les nombres se ramènent à l’unité, il n’est pas nécessaire que toutes les quantités continues soient commensurables entre elles, mais on en trouve certaines dont l’une dépasse l’autre sans qu’elles soient pourtant commensurables. Cependant, toutes les quantités continues qui sont proportionnées entre elles selon une proportion d’un nombre à un autre ont une mesure commune; par exemple, si l’une a trois coudées et l’autre quatre, les deux sont mesurées par la coudée.

[81257] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 6 Et ad hunc modum in qualitatibus etiam contingit esse excessum et defectum, vel secundum aliquam proportionem numeralem, vel secundum excessum incommensurabilem. Et hoc est quod dicit quod contingit esse multos medios colores secundum diversas proportiones. Contingit enim quod album iaceat iuxta nigrum secundum proportionem duorum ad tria, vel trium ad quatuor, vel quorumlibet aliorum numerorum: aut secundum nullam proportionem numeralem, sed solum secundum incommensurabilem superabundantiam et defectum.

Et de cette façon, dans les qualités aussi il peut y avoir excès et défaut soit selon une proportion numérique, soit selon un excès incommensurable. Et c’est ce qu’il dit : il peut y avoir beaucoup de couleurs intermédiaires selon des proportions diverses. Il arrive en effet que le blanc soit juxtaposé au noir selon une proportion de 2 à 3, ou de 3 à 4, ou de n’importe quels autres nombres, ou selon aucune proportion numérique mais seulement selon un excès et un défaut incommensurables.

[81258] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 7 Deinde cum dicit eodem itaque ostendit quare quidam colores sunt delectabiles et quidam non; et assignat circa hoc duas rationes. Secundam ponit, ibi, vel etiam omnes colores. Dicit ergo primo, quod ex quo medii colores distinguuntur secundum diversas proportiones albi et nigri, eodem modo oportet se habere in mediis coloribus, sicut et in consonantiis quae causantur secundum proportionem vocis gravis et acutae. Sicut enim in consonantiis illae sunt proportionatissimae et delectabilissimae quae consistunt in numeris, sicut diapason in proportione duorum ad unum, et diapente in proportione trium ad duo; ita etiam in coloribus illi qui consistunt in proportione numerali sunt proportionatissimi, et hi etiam videntur delectabilissimi, sicut croceus et purpureus, idest rubeus. Et sicut paucae symphoniae delectabiles, ita etiam pauci sunt colores tales. Alii vero colores, qui non sunt delectabiles, non consistunt in proportione numerali.

Puis lorsqu’il dit : et en ceci il en est absolument, etc., il montre pourquoi certaines couleurs sont agréables et d’autres pas, et il donne deux raisons pour cela. Il donne la deuxième où il dit : ou, pour mieux dire, il serait possible, etc. Il dit donc en premier que, du fait que les couleurs intermédiaires se distinguent selon des proportions diverses de blanc et de noir, il en est absolument de même pour les couleurs intermédiaires et pour les accords des sons, qui sont causés selon la proportion des sons aigus et graves. En effet, de même que parmi les accords des sons les mieux proportionnés et les plus agréables sont ceux qui consistent dans des nombres, comme l’octave dans la proportion de 2 à 1 et la quinte dans la proportion de 3 à 2, de même dans les couleurs celles qui consistent en une proportion numérique sont les mieux proportionnées, et elles semblent également les plus agréables, comme le jaune safran et le pourpre, c'est-à-dire le rouge. Et de même que peu d’accords sont agréables, de même peu de couleurs le sont. Mais les autres couleurs, qui ne sont pas agréables, ne consistent pas en une proportion numérique.

[81259] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 8 Deinde cum dicit vel etiam assignat aliam rationem, quare quidam colores sunt delectabiles, et quidam non. Et dicit quod omnes species colorum possunt dici quod sint ordinatae secundum numeros. Et potest ad hoc movere, quia si sit excessus solum secundum superabundantiam et defectum, non erit alia species coloris, sed tunc solum quando superabundantia et defectus est secundum aliquam proportionem numeralem. Hoc autem supposito, adhuc sequeretur ipsos eosdem colores esse inordinatos quando sunt puri; puta si in una parte sit excessus albi supra nigrum secundum unam proportionem, in alia autem parte secundum aliquam aliam numeralem proportionem, et hoc confuse et absque ordine. Et ideo, quando non erit per totum eadem proportio numeralis, sequitur quod huiusmodi colores erunt inordinati et indelectabiles. Ultimo autem concludit hunc esse unum modum generationis mediorum colorum.

Ensuite, où il dit : ou pour mieux dire, il serait possible, etc., il donne une autre raison pour laquelle certaines couleurs sont agréables et d’autres pas. Et il dit qu’on peut affirmer que toutes les espèces de couleurs sont ordonnées selon des nombres. Et il peut en venir à cette affirmation parce que, s’il y avait supériorité seulement par excès et défaut, on n’aurait pas une autre espèce de couleur, mais seulement lorsque l’excès et le défaut seraient selon une proportion numérique. Si cela est admis, il s’ensuit aussi que ces mêmes couleurs sont désordonnées quand elles sont pures[106], par exemple s’il y a un excès de blanc par rapport au noir selon une certaine proportion dans une partie et selon une autre proportion dans une autre partie, le tout de façon confuse et sans ordre. C’est pourquoi, quand la proportion numérique n’est pas la même partout, il s’ensuit que ces couleurs sont désordonnées et désagréables. En dernier, il conclut que tel est un mode de génération des couleurs intermédiaires.

[81260] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 9 Deinde cum dicit unus autem ponit secundum modum generationis mediorum colorum. Et primo assignat generationem colorum mediorum. Secundo distinctionem ipsorum, ibi, multi autem et sic erunt. Dicit ergo primo, quod praeter modum praedictum est unus alius modus generationis mediorum colorum secundum apparentiam, per hoc, quod unus colorum apparet per alium, ita quod ex duobus coloribus resultat apparitio cuiusdam medii coloris. Et ponit duo exempla: primum in artificibus; sicut quandoque faciunt pictores ponentes unum colorem super alium, ita tamen quod manifestior color, idest fortior et tenacior, subtus ponatur; alioquin si debilior poneretur subtus, nullatenus apparet: et hoc praecipue faciunt quando volunt facere in sua pictura quod aliquid appareat ac si esset in aere vel aqua, ut puta cum pingunt pisces quasi in mari natantes, tunc enim superponunt fortiori colori piscium, quaedam debilem colorem, quasi aqua. Aliud vero exemplum ponit in rebus naturalibus. Sol enim secundum se videtur albus propter luminis claritatem; sed quando videtur a nobis mediante caligine sive fumo resoluto a corporibus, fit tunc puniceus, idest rubicundus. Et sic patet quod id quod secundum se est unius coloris, quando videtur per alium colorem, facit apparentiam tertii coloris. Fumus enim secundum se non est rubeus, sed magis niger.

Puis lorsqu’il dit : Une seconde, c’est que les couleurs, etc., il montre le deuxième mode de génétation des couleurs intermédiaires. Et il explique, en premier, la génération des couleurs intermédiaires; en deuxième, leur distinction, où il dit : Dans ce cas encore, les couleurs, etc. Il dit donc en premier qu’en plus du mode précédent, il y a un autre mode de génération des couleurs intermédiaires selon leur apparence, du fait qu’une couleur apparaît à travers une autre de sorte que deux couleurs produisent l’apparence d’une couleur intermédiaire. Et il donne deux exemples : le premier est celui des artistes; ainsi, les peintres mettent parfois une couleur par-dessus une autre; ils mettent toutefois en dessous la couleur plus éclatante, c'est-à-dire plus vive et plus résistante; autrement, si la couleur plus faible était en dessous, elle ne paraîtrait pas du tout; et ils agissent ainsi surtout quand ils veulent faire en sorte qu’un objet, dans leur peinture, semble être dans l’air ou dans l’eau, par exemple lorsqu’ils peignent des poissons nageant dans la mer; en effet, ils superposent à la couleur plus vive des poissons une couleur faible comme celle de l’eau. Il donne un autre exemple dans les êtres naturels. En effet, en lui-même, le soleil semble blanc à cause de la clarté de sa lumière, mais quand nous le voyons à travers le brouillard ou la fumée dégagée des corps, il devient pourpre, c'est-à-dire rougeâtre. Et ainsi, il est évident que ce qui est en soi d’une seule couleur, quand il est vu à travers une autre couleur, donne l’apparence d’une troisième couleur. En effet, la fumée n’est pas rouge par elle-même, mais plutôt noire.

[81261] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 10 Deinde cum dicit multi autem assignat etiam secundum hunc modum rationem distinctionis colorum. Et dicit, quod eodem modo multiplicantur medii colores secundum hunc modum generationis eorum, sicut et secundum praedictum, scilicet secundum diversas proportiones. Est enim accipere quamdam proportionem coloris infra positi, quod dicit esse in profundo, ad colorem supra positum, quem dicit esse in superficie. Et quidam tamen colores, supra et infra positi, non sunt in proportione aliqua numerali, et ideo causantur colores ut delectabiles et indelectabiles, ut supra dictum est.

Ensuite, où il dit : Dans ce cas encore, les couleurs, etc., il établit pour ce mode également une raison de la distinction des couleurs. Et il dit que les couleurs intermédiaires se multiplient de la même façon selon ce mode de génération que selon le mode précédent, c'est-à-dire selon des proportions diverses. On peut en effet admettre une certaine proportion de la couleur du dessous, qu’il appelle profonde, par rapport à la couleur appliquée par-dessus, qu’il dit être à la surface. Pourtant, certaines couleurs, appliquées au dessus ou en dessous, ne sont en aucune proportion numérique, et c’est pourquoi cela cause des couleurs agréables ou désagréables, comme on l’a dit.

 

Leçon 8

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Il est d'ailleurs absurde de prétendre, comme le voulaient les anciens, que les couleurs ne sont que des émanations des corps, et que c'est là la cause qui nous les fait voir. En effet, on doit nécessairement, dans ce système, réduire toutes les sensations au toucher; et alors il vaut mieux sur-le-champ admettre que c'est l'intermédiaire indispensable à la sensation qui, par le mouvement reçu de la chose sensible, produit la sensation même, qui ainsi a lieu par le toucher et non par des émanations.

Ainsi donc, pour les couleurs placées les unes à côté des autres, on doit nécessairement supposer que, de même qu'elles ont une grandeur invisible, de même aussi le temps dans lequel elles sont perçues est insensible; de telle sorte que les mouvements des deux couleurs nous échappent, et qu'elles semblent n'en être qu'une seule parce qu'elles sont aperçues à la fois.

Mais dans l'autre cas, il n'y a aucune nécessité pareille; seulement la couleur qui est à la surface étant mobile et étant mue par celle qui est au-dessous, elle ne produira pas un mouvement identique à celui qu'elle produirait étant seule. Aussi elle paraît autre et ne paraît ni blanche ni noire.

Mais s'il ne peut y avoir aucune grandeur qui soit invisible, et si tout ce qui est visible a une dimension quelconque, il y aurait aussi dans ce cas un certain mélange des couleurs, et cette supposition n'empêche point encore qu'il n'en résulte une certaine couleur commune quand on regarde de loin.

Nous montrerons dans ce qui va suivre qu'il n'y a pas de grandeur qui soit invisible.

S'il y a mixtion des corps, ce n'est pas seulement ainsi que le croient quelques philosophes quand les formes les plus petites possible et qui échappent alors à nos sens, sont placées les unes près des autres; mais les corps peuvent aussi se combiner tout entiers et en restant tout ce qu'ils sont, les uns avec les autres, comme on en a établi la théorie pour tous les corps au Traité de la Mixtion. Pans ce dernier sens, il n'y a de mélange que pour les corps qu'on peut réduire à leurs formes les plus petites possible, comme des hommes, des chevaux, ou des graines, parce que pour les hommes, un individu homme est la forme la plus petite; pour les chevaux, c'est un cheval; et par suite c'est la juxtaposition des individus qui de la masse de ces deux genres d'êtres forme un mélange; mais nous ne disons jamais qu’un individu homme se mêle à un individu cheval. Quant à toutes les choses qui ne peuvent pas se diviser en leurs formes les plus petites, pareilles à celles-là, il ne peut pas y avoir pour elles le genre de mélange qu'on vient d'indiquer; mais elles se mêlent absolument, et c'est de ces choses qu'on peut dire surtout que naturellement elles se mêlent. Nous avons déjà dit antérieurement, dans le Traité de la Mixtion, à quelles conditions le mélange peut le plus ordinairement devenir possible.

Mais il est évident que quand les corps se mêlent, il faut bien que leurs couleurs se mêlent aussi, et que c'est là la cause vraie qui fait qu'il y a beaucoup de couleurs ; et ce n'est pas parce qu'elles sont superposées les unes sur les autres ou juxtaposées. Car ce n'est pas en regardant de loin qu'on ne voit qu'«ne couleur unique aux choses mélangées, c'est en les regardant de près, c'est de quelque façon qu'on les regarde. S'il y a plusieurs couleurs, c'est que les corps qui se mêlent peuvent se mêler dans des rapports très-divers, tantôt en conservant des proportions numériques, tantôt en ayant seulement des différences incommensurables du plus au moins, tantôt enfin aussi de la même façon que semblent se mêler les couleurs placées, soit l'une à côté de l'autre, soit l'une sur l'autre.

Nous avons déjà parlé ailleurs du mélange des corps; nous dirons plus loin pourquoi les espèces des couleurs, des sons et des saveurs, sont limitées, et non pas infinies.

Voilà ce que nous avions à dire pour expliquer la nature de la couleur et ses nombreuses diversités.

Il a déjà été question du son et de la voix dans le Traité de l’âme.

 

 

Lectio 8

Leçon 8 ─ La couleur n’est pas une émanation (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81262] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 1 Positis duobus modis generationis colorum mediorum, hic comparat praedictos modos adinvicem. Et circa hoc tria facit. Primo excludit quamdam positionem, ex qua procedebat unus praedictorum modorum. Secundo comparat praedictos modos adinvicem, ibi, in his autem quae secus invicem. Tertio ostendit quantum ad quid utrique praedictorum modorum sustineri possint, ibi, quare si non contingit. Dicit ergo primo, quod antiqui posuerunt colorem nil aliud esse quam quemdam effluxum a corporibus visis, sicut supra Democritus, et etiam Empedocles posuerunt, quod visio sit propter huiusmodi causam, scilicet propter defluxum idolorum a corporibus visis. Et quia unumquodque videtur per proprium colorem, ideo crediderunt nihil aliud esse colorem quam huiusmodi defluxionem. Sed hoc dicere est omnino incongruum.

Après avoir exposé deux modes de génération des couleurs intermédiaires, il les compare maintenant entre eux. Et cela se divise en trois parties. En premier, il réfute une théorie d’où provenait l’un des modes décrits. En deuxième, il compare ces modes entre eux, où il dit : Ainsi donc, pour les couleurs, etc. En troisième, il montre dans quelle mesure ces deux modes peuvent être reconnus vrais, où il dit : Mais s’il ne peut y avoir, etc. Il dit donc en premier que les anciens ont affirmé que la couleur n’est rien d’autre qu’un certain effluve dégagé par les corps vus, comme on a vu plus haut que Démocrite ainsi qu’Empédocle ont affirmé que la vision est produite par cette cause, celle de l’émanation d’une image hors des corps vus. Et comme toute chose est vue grâce à sa couleur propre, ils ont cru que la couleur n’était rien d’autre que cet effluve. Mais une telle affirmation ne convient pas du tout.

[81263] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 2 Non enim poterant ponere, quod huiusmodi corpora, defluentia a corporibus visis ingrederentur intra oculum, quia sic corrumperetur substantia eius: unde oportebat omnibus modis quod visio fieret per contactum corporum resolutorum ad ipsum oculum, ex huiusmodi contactu immutatum ad videndum. Si ergo immutatio talis sufficit ad causandum visionem, melius est dicere quod visio fiat per hoc quod medium statim a principio moveatur a sensibili, quam dicere visionem fieri per contactum et defluxionem. Natura enim per pauciora se expedit inquantum potest.

En effet, ils ne pouvaient pas affirmer que ces corps qui se dégagent des corps vus entrent dans l’œil, car cela corromprait la substance de ce dernier; il fallait donc, selon tous les modes mentionnés, que la vision se fasse par contact des effluves de ces corps avec l’œil, dont la vision serait provoquée par ce contact. Si donc cette impression suffit à causer la vision, il vaut mieux dire que la vision se produit du fait que le milieu est mû tout de suite au point de départ par l’objet sensible, plutôt que de dire que la vision se produit par effluve et contact. La nature agit en effet en utilisant le moins de moyens qu’elle peut.

[81264] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 3 Sunt autem et alia, quibus praedicta positio ostenditur esse falsa. Primo quidem, quia si visio fieret per contactum, tunc sensus visus non distingueretur a tactu, quod patet esse falsum. Visus enim non est cognoscitivus contrarietatum tactus. Secundo, quia corpora visa per continuum defluxum diminuerentur, et tandem totaliter consumerentur, nisi aliis defluxionibus supervenientibus, eorum quantitas servaretur. Tertio quia huiusmodi corpora defluentia a rebus visis cum sint subtilissima, a ventis propellerentur. Unde non fieret recta visio. Quarto, quia visus non indigeret lumine ad videndum, ex quo visio fieret per contactum visibilis: et multa alia huiusmodi inconvenientia sequuntur quae, quia manifesta sunt, philosophus praetermisit.

Il y a aussi d’autres façons de montrer que cette théorie est fausse. En premier, si la vision se faisait par contact, le sens de la vue ne se distinguerait pas de celui du toucher, ce qui est évidemment faux. En effet, la vue ne connaît pas les qualités contraires perçues par le toucher. Deuxièmement, parce que les corps vus à cause des effluves continus diminueraient et finiraient par disparaître totalement, à moins que leur quantité ne soit conservée par l’arrivée d’autres effluves. Troisièmement, parce que ces corps dégagés par les choses vues, étant excessivement subtils, seraient chassés par le vent; la vision n’aurait donc pas lieu en ligne droite. Quatrièmement, parce que la vue n’aurait pas besoin de lumière pour voir, puisque la vue aurait lieu par contact avec le visible; et il s’ensuivrait beaucoup d’autres absurdités du genre, mais le Philosophe n’en fait pas mention parce qu’elles sont évidentes.

[81265] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 4 Deinde cum dicit in his autem comparat praedictos modos adinvicem. Ubi considerandum est quod primum modus generationis mediorum colorum assignabatur ab illis, qui ponebant colorem esse defluxionem. Et ideo, postquam Aristoteles ostendit falsitatem huius positionis secundum se, concludit inconveniens, quod sequitur in eis hac assignatione generationis colorum mediorum. Et dicit, quod qui ponunt medios colores generari, per hoc quod colores extremi secus invicem ponuntur necesse est eis dicere non solum quod magnitudo sit invisibilis, sed etiam, quod aliquod tempus sit insensibile ad hoc quod habeant propositum; quia ponebant visionem fieri per motum localem corporum defluentium. Nihil autem movetur ad aliquam distantiam secundum motum localem, nisi in tempore. Oportet autem assignare aliquod tempus, in quo defluxus fiat a re visa ad oculum; et tanto oportet ponere maius tempus, quanto fuerit maior distantia.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ainsi donc, pour les couleurs, etc., il compare ces deux modes entre eux. Il faut remarquer ici que le premier mode de génération des couleurs intermédiaires était supposé par ceux qui affirmaient que la couleur est une émanation. C’est pourquoi, après avoir montré la fausseté de cette théorie comme telle, Aristote cojclue une absurdité qui s’ensuit pour eux du fait qu’ils attribuent ce mode de génération aux couleurs intermédiaires. Et il dit que pour ceux qui affirment que les couleurs intermédiaires sont engendrées du fait que les couleurs extrêmes sont placées les unes à côté des autres, il est nécessaire de dire non seulement qu’elles ont une grandeur invisible, mais aussi que le temps pendant lequel elles sont perçues est insensible pour prouver leur assertion, car ils affirmaient que la vision est produite par le mouvement local des effluves des corps. Mais rien ne se meut sur une certaine distance par mouvement local, sinon dans le temps. Or, il faut supposer un certain temps pendant lequel les émanations se déplacent de la chose vue à l’œil, et il faut supposer un temps d’autant plus long que la distance est plus grande.

[81266] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 5 Manifestum est autem quod corporum minimorum secus invicem positorum non est omnino eadem distantia ad oculum: et sic oportet diversa esse tempora, in quibus perveniunt motus ab eis ad oculum. Non ergo videbitur totum, quod ex huiusmodi corporibus componitur, ut unum, sicut supra ponebatur nisi lateat tempus, in quo unus motus praeoccupat alium. Et ita necesse est ponere tempus insensibile in hoc modo generationis colorum. Sed hic, in secundo modo generationis colorum nulla necessitas est quod ponatur tempus insensibile, quia non ponitur visio fieri per defluxum secundum motum localem, sed ille color, qui in superficie, ponitur immobilis existens, idest cum maneat immobilis secundum locum, immutatur tamen per motum alterationis ab inferiori colore, ita ut non similiter moveat, visum, sicut per se moveret vel color supra positus vel suppositus, vel alius color medius apparebit et nec album nec nigrum.

Il est cependant évident que les corps minuscules placés ensemble n’ont pas tout à fait la même distance à l’œil, et ainsi, le mouvement qui part d’eux doit parvenir à l’œil à divers moments. Alors, on ne verra pas le tout composé de ces corps comme une unité, comme on l’a affirmé plus, haut, à moins que le temps pendant lequel un mouvement précède l’autre ne soit pas perçu. Et ainsi, il est nécessaire de supposer un temps imperceptible dans ce mode de génération des couleurs. Mais dans l’autre cas, dans le second mode de génération des couleurs, il n’y a aucune nécessité de supposer un temps imperceptible, car on n’affirme pas que la vision est produite par un effluve en mouvement local, mais la couleur qui est à la surface, qu’on suppose comme étant immobile, c'est-à-dire qui reste immobile selon le lieu, est pourtant affectée d’un mouvement d’altération par la couleur d’en dessous, de sorte qu’elle n’affectera pas la vue semblablement, comme la couleur du dessus ou celle du dessous affecterait la vue à elle seule, mais elle semblera être une autre couleur intermédiaire, ni blanche ni noire.

[81267] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 6 Est autem considerandum quod ponentibus visum fieri per defluxionem et tactum, etiam remota generatione mediorum colorum, quam ponebant, sequitur tempus esse insensibile. Oportet enim eos dicere quod nullum corpus totum simul videatur, sed per aliquam temporis successionem, cum ponant visum fieri per contactum. Non est autem possibile quod totum aliquod magnum corpus, vel defluxus eius, simul tangatur a pupilla, propter eius parvitatem. Et ideo sequitur tempus esse insensibile, cum de aliquibus nobis videatur, quod simul ea tota videamus.

Il faut remarquer par ailleurs que pour ceux qui affirment que la vision se produit par émanation et contact, même si on rejette le mode de génération des couleurs intermédiaires qu’ils affirmaient, il s’ensuit que le temps est imperceptible. Ils sont obligés de dire en effet qu’aucun corps n’est vu en entier d’un seul coup, mais qu’il est vu selon une succession temporelle, puisqu’ils affirment que la vision se produit par contact. Il n’est pas possible qu’un corps de grande taille, ou son émanation, soit touché tout à la fois par la pupille, petite comme elle est. Il s’ensuit donc que ce temps est imperceptible, puisqu'il nous semble que nous voyons certaines choses en entier d’un seul coup.

[81268] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 7 Est tamen considerandum quod aliquod corpus visui se offerens potest considerari dupliciter. Uno modo secundum quod est totum unum in actu, et singulae partes eius in eo existentes sunt quodammodo in potentia, et sic visio fertur in totum simul sicut in aliquid unum, non autem in aliquam eius partem determinate. Alio autem modo potest considerari corpus, quod visui se offert, secundum quod aliqua pars ipsius accipitur ut determinata in seipsa, et quasi ab aliis partibus distincta; et sic visus non fertur in totum simul, sed in unam partem post aliam. Et hoc quidem tempus, quo visio totius mensuratur, non est insensibile simpliciter, cum anima sentiendo prius et posterius in motu, sentiat tempus, ut patet in quarto physicorum. Sed tanto est huiusmodi tempus sensibilius quanto sensus fuerit perspicacior, et maior diligentia fuerit apposita.

Il faut pourtant remarquer qu’un corps qui s’offre à la vue peut être considéré de deux façons. En premier, selon qu’il est un tout unique en acte et que chacune des parties qui se trouvent en lui sont d’une certaine façon en puissance, et ainsi la vision se porte sur le tout en même temps comme sur quelque chose d’un et non de façon déterminée sur l’une de ses parties. De l’autre façon, le corps qui s’offre à la vue peut être considéré selon que l’une de ses parties est considérée comme déterminée en elle-même et comme distincte des autres parties, et ainsi, la vue ne s’attache pas au tout d’un seul coup, mais à une partie après l’autre. Alors, ce temps qui mesure la vision du tout n’est pas absolument imperceptible, puisque l’âme, en percevant l’avant et l’après dans le mouvement, perçoit le temps, comme il est évident au livre IV des Physiques. Mais ce temps est d’autant plus perceptible que le sens est plus aigu et qu’on y porte une plus grande attention.

[81269] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 8 Deinde cum dicit quare si non ostendit qualiter praedicti duo modi generationis colorum sustineri possint, et usque ad quid se extendant, scilicet usque ad apparentiam; concludens ex praedictis, quod si non contingit aliquam magnitudinem esse invisibilem, sed quaelibet magnitudo ab aliqua distantia est visibilis, ut sequitur, erit quaedam commixtio colorum haec, scilicet per alternos colores, et illo etiam modo per positionem colorum secus invicem, nihil prohibet, quin appareat quidam color communis ab aliqua distantia, ex qua scilicet non potest videri per se uterque color simplicium propter corporis parvitatem. Quod autem nulla magnitudo sit invisibilis simpliciter propter parvitatem, dicit in sequentibus esse videndum.

Ensuite, où il dit : Mais s’il ne peut y avoir, etc., il montre comment ces deux modes de génération des couleurs peuvent être admis et jusqu’à quoi ils s’étendent, c'est-à-dire jusqu’à l’apparence : il conclut de ce qui précède que s’il ne peut y avoir aucune grandeur qui soit invisible, mais si toute grandeur est visible à partir d’une certaine distance, il s’ensuit qu’il y aura un certain mélange des couleurs, à savoir par alternance de couleurs, et de cette façon aussi, en juxtaposant les couleurs, rien n’empêche qu’une certaine couleur commune n’apparaisse à partir d’une certaine distance, à partir de laquelle on ne peut voir seule aucune des deux couleurs simples à cause de la petitesse des corps. Quant au fait qu’aucune grandeur n’est invisible de façon absolue à cause de sa petitesse, il dit qu’on discutera cela plus loin.

 

[81270] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 9 Deinde cum dicit si autem ponit modum generationis mediorum colorum, qui est non solum secundum apparentiam, sed secundum existentiam. Et primo determinat generationem mediorum colorum. Secundo assignat rationem distinctionis ipsorum secundum istum modum generationis, ibi, multi autem erunt. Quia vero iste modus generationis mediorum colorum accipitur secundum mixtionem corporum, ideo praemittit primo de mixtione corporum adinvicem; et subiungit secundo de mixtione colorum, ibi, simul autem quae sit necessitas. Dicit ergo primo, quod mixtio corporum adinvicem non solum est secundum quidem hunc modum, quem quidam putaverunt, quod quaedam minima iuxta alia ponerentur, quae propter parvitatem essent nostris sensibus immanifesta. Sed contingit aliqua corpora totaliter immisceri, ita scilicet quod totum toti immisceatur, sicut dictum est in libro de generatione, ubi universaliter tractatum est de corporum mixtione. Est autem verum, quod quaedam miscentur illo modo scilicet per positionem minimorum iuxta invicem, quaecumque scilicet possunt usque ad minima dividi; sicut multitudo hominum dividitur usque ad unum hominem, tamquam usque ad aliquid unum minimum, et multitudo equorum usque ad unum equum, et multitudo seminum usque ad unum semen, quod est unum granum tritici, vel aliquid huiusmodi. Unde bene potest dici quod talium multitudo est permixta per hoc, quod minima secus invicem ponuntur, sicut si homines confuse equis permiscentur, vel semina tritici seminibus hordei, non tamen erit permixtio talium totaliter. Singulae enim partes multitudinum remanebunt impermixtae, quia unus homo non permiscetur uni equo, nec aliquod aliud huiusmodi alicui tali.

Puis lorsqu’il dit : S’il y a mixtion des corps, etc., il présente un mode de génération des couleurs intermédiaires qui ne touche pas seulement l’apparence, mais aussi l’existence. Et en premier, il traite de la génération des couleurs intermédiaires. En deuxième, il établit la raison de leur distinction selon ce[107] mode de génération, où il dit : S’il y a plusieurs couleurs, etc. Mais comme ce mode de génération des couleurs intermédiaires se rapporte au mélange des corps, il traite d’abord du mélange des corps entre eux, et il enchaîne en deuxième par le mélange des couleurs, où il dit : Mais il est évident que quand les corps, etc. Il dit donc en premier que le mélange des corps entre eux ne se fait pas seulement de la façon que certains ont supposée, à savoir que des éléments minimes sont juxtaposés et qu’ils ne seraient pas perçus par nos sens à cause de leur petitesse. Mais il affive que des corps soient totalement mélangés de telle sorte que le tout est mélangé au tout, comme il est dit au Traité de la génération, où on traite de façon universelle du mélange des corps. Mais il est vrai que certaines choses sont mélangées de cette façon, c'est-à-dire par juxtaposition d’éléments minimes : ce sont les choses qui peuvent se diviser jusqu’à des éléments minimes; ainsi, une multitude d’hommes se divise jusqu’à un seul homme, en tant qu’on parvient à la plus petite unité, une multitude de chevaux se divise jusqu’à un seul cheval, une multitude de semences se divise jusqu’à une seule semence, c'est-à-dire un grain de froment ou quelque chose du genre. On peut donc dire avec raison qu’une multitude de ces choses est mélangée par le fait que les plus petits éléments sont mis les uns à côté des autres, comme si les hommes étaient mélangés sans ordre avec les chevaux, ou les grains de froment aux grains d’orge, mais ce ne sera pourtant pas un mélange total de ces choses. En effet, chacune des parties de ces multitudes demeure sans mélange, car un homme n’est pas mélangé à un cheval, ni autre chose du genre à autre chose.

[81271] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 10 Sed eorum quae non dividuntur usque ad minimum, scilicet corporum continuorum et similium partium, sicut vinum et aqua, non potest fieri mixtio modo praedicto, scilicet per positionem minimorum iuxta invicem, quia non est in eis accipere minimum; sed per hoc quod totum toti commiscetur, ita quod nulla pars remanet impermixta. Et haec sunt, quae maxime et verissime nata sunt permisceri. Quomodo autem haec fieri possint, determinatum est in libro de generatione.

Mais les choses qui ne se divisent pas jusqu’à un élément minimal, à savoir les corps continus qui ont des parties semblables, comme le vin et l’eau, ne peuvent pas se mélanger de cette façon, c'est-à-dire par juxtaposition des plus petits éléments, car on ne peut pas y trouver un plus petit élément, mais plutôt, le tout se mélange au tout de telle sorte qu’aucune partie n’en reste non mélangée. Et ces choses sont celles qui sont les plus véritablement aptes à se mélanger. Mais la manière dont cela peut se faire a été décrite dans le Traité de la génération.

[81272] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 11 Deinde cum dicit simul autem post commixtionem corporum tangit commixtionem colorum. Et dicit manifestum esse secundum praedeterminata quae sit necessitas quod commixtis corporibus colores misceantur. Dictum enim est supra quod perspicuum secundum quod existit in corporibus, facit colores participari. Perspicuum autem diversimode invenitur in corporibus secundum maius et minus, et similiter lucidum; et ideo permixtis coloribus in quibus est lucidum et diaphanum, necesse est quod fiat permixtio colorum. Et ista est principalis causa quod sunt multi colores praeter album et nigrum. Non autem est principalis causa supernatatio, idest quod unus color ponatur super alium, neque secus invicem positio, scilicet quod minima colorata iuxta invicem ponantur, quia color medius videtur praeter album et nigrum, non quidem de longe, nec de prope, sed ex quacumque distantia. Et ita patet quod iste est modus generationis colorum mediorum secundum ipsorum existentiam; alii autem duo modi pertinent ad solam apparentiam.

Ensuite, lorsqu’il dit : Mais il est évident, etc., après le mélange des corps, il traite du mélange des couleurs. Et il dit que d’après ce qui précède, on voit avec évidence pourquoi il est nécessaire que quand les corps se mélangent, leurs couleurs se mélangent. On a dit plus haut, en effet, que la transparence, en tant qu’elle existe dans les corps, fait participer aux couleurs. Or, la transparence se trouve de façons diverses dans le corps, à un degré plus ou moins grand, et la luminosité également; c’est pourquoi, quand des corps[108] qui ont de la luminosité et de la transparence sont mélangés, les couleurs sont nécessairement mélangées. Et c’est la principale cause du fait qu’il y a beaucoup de couleurs en plus du blanc et du noir. La cause principale n’est pas la superposition, ou le fait qu’une couleur est appliquée sur une autre, ni la juxtaposition, c'est-à-dire la mise de tout petits objets colorés les uns à côté des autres, car la couleur semble intermédiaire entre le blanc et le noir, pas de loin ni de près, mais à n’importe quelle distance. Et ainsi, il est évident que tel est le mode de génération des couleurs intermédiaires selon leur existence même; les deux autres modes ne concernent que leur apparence.

[81273] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 12 Deinde cum dicit multi autem assignat causam distinctionis colorum mediorum secundum praedictum modum generationis. Et dicit quod multi generantur colores medii, quoniam multis proportionibus solum invicem contingit commiscere corpora, et per consequens ipsos colores. Quaedam quidem secundum determinatos numeros, quaedam vero secundum solam superabundantiam incommensurabilem. Et alia omnia eodem modo hic dicenda sunt circa mixtionem, quae supradicta sunt in aliis duobus modis, scilicet in positionem colorum iuxta invicem, et in superpositione unius coloris super alterum. Unum autem est, quod restat posterius determinandum, quare scilicet sint finitae et non infinitae species colorum, saporum et sonorum.

Puis lorsqu’il dit : S’il y a plusieurs couleurs, etc., il donne la cause de la distinction des couleurs intermédiaires selon ce dernier mode de génération. Et il dit que beaucoup de couleurs intermédiaires sont engendrées parce que les corps peuvent se mélanger selon de nombreuses proportions, et par conséquent les couleurs aussi. Cependant, certaines peuvent le faire selon des nombres déterminés, et d’autres seulement selon un excédent impossible à mesurer. Et il faut redire ici tout ce qui a été dit plus haut au sujet des mélanges pour les deux autres modes, à savoir la juxtaposition des couleurs et l’application d’une couleur par-dessus une autre. Il reste cependant une question à résoudre plus tard, à savoir s’il y a un nombre fini ou infini d’espèces de couleurs, de saveurs et de sont.

[81274] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 13 Ultimo autem epilogando concludit. Iam dictum est quid sit color, et propter quam causam sint multi colores. Excusat autem se deinceps a determinatione soni et vocis: quia de his iam determinatum est in libro de anima, eo quod eadem est ratio generationis ipsorum et immutationis, quae secundum quod immutant pertinent ad considerationem libri de anima.

En dernier, il conclut en disant qu’on a expliqué ce qu’est la couleur et quelle est la cause du grand nombre de couleurs. Mais il se dispense de traiter ensuite du son et de la voix, car il en a déjà parlé dans le Traité de l’âme, étant donné que l’explication de leur génération est la même que celle de l’impression qu’ils produisent sur les sens, et, en tant qu’ils affectent les sens, leur étude relève du Traité de l’âme.

 

Leçon 9

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Parlons ici de l'odeur et de la saveur. Ces affections sont à peu près les mêmes, bien qu'elles ne se produisent pas toutes les deux dans les mêmes organes. La nature des saveurs est plus claire pour nous avons l'odorat beaucoup moins fin que tous les autres animaux. Il faut ajouter même que l'odorat est en nous le moins bon de tous les sens dont nous sommes doués. Au contraire, nous avons le toucher plus délicat que tous les autres animaux; et le goût n'est qu'une sorte de toucher.

D'abord la nature propre de l'eau, c'est d'être sans saveur; mais il faut nécessairement, ou que l'eau ait en elle toutes les saveurs, qui alors n'échappent à nos sens que par leur faiblesse même, comme le prétend Empédocle; ou bien, que l'eau renferme une matière qui soit eu quelque sorte le germe de toutes les saveurs, et qu'ainsi toutes les saveurs viennent de l'eau, celles-ci d'une partie, celles-là d'une autre; ou bien enfin, que l'eau n'ayant en soi aucune diversité de saveurs, la cause effective des saveurs soit par exemple la chaleur et aussi le soleil.

Mais ici l'erreur où tombe Empédocle est par trop facile à découvrir. Ainsi l'on peut bien se convaincre que les saveurs des fruits changent par l'effet de la chaleur, quand on les a détachés de l'arbre et qu'on les fait sécher au soleil ou au feu. Dans ce cas apparemment les saveurs ne se modifient pas parce qu'elles tiennent de l'eau quelque nouveau principe; mais elles changent dans l'intérieur même du fruit, soit que se desséchant avec le temps elles deviennent sûres et amères de douces qu'elles étaient, et s'altèrent de cent façons ; soit que soumises à l'action du feu elles prennent, l'on peut dire, toutes les variétés possibles sans exception.

Il ne se peut pas davantage que l'eau soit la matière unique qui contienne le germe de toutes les saveurs ; car nous voyons sortir de la même eau, comme d'une même nourriture, les saveurs les plus différentes.

Reste donc la dernière explication, à savoir que la saveur change parce que l'eau vient à éprouver quelques modifications. Mais il est évident que ce n'est pas par la puissance seule de la chaleur que l'eau acquiert cette puissance que nous appelons saveur. L’eau en effet est le plus léger de tous les liquides; elle est même plus légère que l'huile, bien que l'huile par sa viscosité s'étende et surnage à la surface de l'eau, qui d'ailleurs est fluide, et qu'on retiendrait plus difficilement dans la main que de l'huile. Mais comme l'eau est le seul liquide qui ne s'épaississe pas en s'échauffant, il faut évidemment chercher une autre cause à la saveur; car tous les liquides qui ont de la saveur deviennent plus épais; et ainsi, la chaleur ne fait que contribuer à cet effet que produisent aussi d'autres causes.

 

 

Lectio 9

Leçon 9 ─ Les causes de la diversité des saveurs (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81275] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 1 Postquam philosophus determinavit de colore, hic consequenter determinat de sapore. Et primo dicit de quo est intentio. Secundo exequitur propositum, ibi, igitur aquae natura. Dicit ergo primo, quod post colorem dicendum est de odore et sapore. Et circa hoc assignat duorum causam. Prima quidem, quare coniunctim de eis sit agendum, scilicet propter eorum convenientiam, quia utrumque eorum est fere eadem passio. Nominat autem utrumque passionem, quia utrumque eorum est in tertia specie qualitatis, quae est passio, vel passibilis qualitas. Dicit autem saporem et odorem fere esse eamdem passionem, quia utrumque causatur ex permixtione humidi et sicci secundum aliqualem terminationem a calido: non tamen utrumque eorum est omnino in eisdem: quia odor magis sequitur siccum, et ideo principalius est in fumali evaporatione; sapor autem magis sequitur humidum.

Après avoir traité de la couleur, le Philosophe traite ensuite de la saveur. Et en premier, il dit ce qu’il entend montrer. En deuxième, il développe sa thèse, où il dit : La nature propre de l’eau, etc. Il dit donc en premier qu’après la couleur, il faut parler de l’odeur et de la saveur. Et à ce sujet, il montre la cause des deux. La première raison pour laquelle il faut traiter des deux en même temps est leur association, parce que les deux sont presque la même affection. Il donne aux deux le nom d’affection parce que les deux sont dans la troisième espèce de la qualité, qui est l’affection ou la qualité qui peut subir. Et il dit que la saveur et l’odeur sont presque la même affection parce que les deux sont causées par un mélange d’humide et de sec qui se termine d’une certaine façon par la chaleur, non toutefois parce que les deux sont absolument dans les mêmes choses, car l’odeur est causée davantage car le sec et se trouve donc principalement dans l’évaporation fumeuse, alors que la saveur est causée davantage par l’humide.

[81276] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 2 Deinde cum dicit manifestius autem assignat causam, quare prius dicendum est de sapore quam de odore. Videbatur enim esse dicendum de odore immediate post colorem, quia odor sentitur per medium extrinsecum sicut et color, non autem sapor. Sed ordo disciplinae requirit, ut a manifestioribus ad minus manifesta procedatur: manifestius est autem nobis genus saporum quam odorum. Unde de saporibus prius est agendum. Ideo autem sapor est nobis manifestior, quia certiori sensu sentitur a nobis. Sensum enim olfactus peiorem habemus et per comparationem ad cetera animalia, et per comparationem ad ceteros sensus qui in nobis sunt. Cuius ratio est, quia sicut supra dictum est, odoratus in actu perficitur per calidum igneum. Est autem organum olfactus circa cerebrum, quod est frigidius et humidius omnibus partibus corporis, ut supra habitum est. Homo autem inter omnia animalia habet cerebrum maius secundum quantitatem sui corporis, ut dicitur in libro de partibus animalium. Et ideo oportet quod homo deficiat in sensu odoratus.

Ensuite, où il dit : La nature des saveurs, etc., il donne la raison pour laquelle il faut traiter de la saveur avant l’odeur. Il semblait en effet qu’il fallait parler de l’odeur tout de suite après la couleur parce que l’odeur est perçue par un milieu extrinsèque comme la couleur, ce qui n’est pas le cas de la saveur. Mais l’ordre de l’apprentissage exige que l’on procède du plus évident au moins évident; or, le genre des saveurs nous est plus évident que celui des odeurs. Il faut donc traiter des saveurs en premier. Et la raison pour laquelle la saveur nous est plus évidente est que nous la percevons par un sens plus certain. En effet, notre sens de l’odorat est moins bon, tant par comparaison aux autres animaux que par comparaison aux autres sens que nous avons. La raison en est que, comme on l’a dit, l’odorat en acte se réalise par une chaleur venue du feu. Or, l’organe de l’odorat est près du cerveau, qui est la plus froide et la plus humide de toutes les parties du corps, comme on l’a vu plus haut. Or, l’homme est celui de tous les animaux qui a le plus gros cerveau par rapport au volume de son corps, comme il est dit au livre des Parties des animaux. C’est pourquoi il faut que l’odorat soit faible chez l’homme.

[81277] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 3 Sed homo habet certissimum tactum inter omnia animalia. Cum enim tangibilia sint ea ex quibus constituitur corpus animalis, scilicet calidum et frigidum, humidum et siccum, et alia huiusmodi, quae consequuntur; non potuit esse, quod organum tactus esset denudatum ab omni qualitate tangibili, sicut pupilla caret omni colore; sed oportuit organum tactus esse in potentia ad qualitates tangibiles, sicut medium est in potentia ad extrema, ut dicitur in secundo de anima. Et ideo oportet, quod sensus tactus tanto sit certior quanto complexio corporis est magis temperata, quasi ad medium reducta. Hoc autem maxime oportet esse in homine, ad hoc quod corpus eius sit proportionatum nobilissimae formae. Et ideo homo inter alia animalia habet certissimum tactum, et per consequens gustum, qui est tactus quidam. Et huius signum est, quod homo minus potest sustinere vehementiam frigoris et caloris quam alia animalia: et etiam inter homines tanto est aliquis magis aptus mente, quanto est melioris tactus; quod apparet in his qui habent molles carnes, sicut dictum est in secundo de anima.

Mais l’homme a le sens du toucher le plus certain de tous les animaux. En effet, comme les objets tangibles sont ce de quoi est constitué le corps de l’animal, à savoir le chaud et le frois, l’humide et le sec, et les autres propriétés du genre qui s’ensuivent, il n’était pas possible que l’organe du toucher soit dépouillé de toute qualité tangible comme la pupille est privée de toute couleur, mais il fallait que l’organe du toucher soit en puissance aux qualités tangibles comme le milieu est en puissance aux extrêmes, comme il est dit au livre II du Traité de l’âme. Il faut donc que le sens du toucher soit d’autant plus certain que la complexion du corps est plus tempérée, et située ainsi dans le milieu. Mais il faut que cela se réalise au plus haut degré chez l’homme, de sorte que son corps soit proportionné à la forme la plus noble. C’est pourquoi, parmi tous les animaux, c’est l’homme qui a le toucher le plus certain, et le goût aussi par conséquent, puisqu’il est une sorte de toucher. Et un signe de ce fait est que l’homme est moins capable que les autres animaux de subir un froid et une chaleur intenses, et même parmi les hommes, plus il a l’esprit vif, meilleur est son sens du toucher, et on le voit chez ceux qui ont la chair délicate, comme on l’a dit au livre II du Traité de l’âme.

[81278] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 4 Deinde cum dicit igitur aquae exequitur propositum. Et primo determinat de sapore secundum veritatem. Secundo excludit falsas positiones quorumdam de natura saporis, ibi, Democritus autem. Prima pars dividitur in duas. In prima determinat quae sit natura saporis. In secunda determinat de speciebus saporum, ibi, quemadmodum autem colores. Circa primum duo facit. Primo excludit opiniones quasdam circa generationem saporum. Secundo determinat veritatem, ibi, apparent autem sapores. Circa primum duo facit. Primo ponit tres opiniones circa generationem saporum. Secundo improbat eas, ibi, horum autem, sicut Empedocles.

Ensuite, où il dit : D’abord la nature propre de l’eau, etc., il développe sa thèse. Et en premier, il traite de la saveur selon la vérité. En deuxième, il réfute les fausses théories de certains au sujet de la nature de la saveur, où il dit : Démocrite et la plupart des naturalistes, etc. (leçon XI, no 7). La première partie se divise en deux. Dans la première, il détermine quelle est la nature de la saveur. Dans la deuxième, il traite des espèces de saveurs, où il dit : De même que les couleurs se forment, etc. (leçon XI). Il traite la première partie en deux points. Dans la première, il réfute certaines opinions concernant la génération des saveurs. En deuxième, il établit la vérité, où il dit : Toutes les saveurs qu’on découvre, etc. Il traite le premier point en deux sections. En premier, il présente trois opinions concernant la génération des saveurs. En deuxième, il les réfute, où il dit : Mais ici l’erreur où tombe Empédocle,etc.

[81279] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 5 Incipit autem determinare naturam sive generationem saporum ab aqua, quae videtur esse subiectum saporum; et dicit, quod ipsa natura aquae secundum se, vult esse idest habet naturalem aptitudinem ad hoc quod sit insipida: et si aqua habet aliquem saporem, hoc est per mixtionem alicuius terrestris. Tamen quamvis aqua sit secundum se insipida, est tamen radix et principium omnium saporum. Qualiter autem hoc esse possit, tripliciter aliqui assignaverunt.

Il commence donc à traiter de la nature ou de la génération des saveurs à partir de l’eau, qui semble être le sujet des saveurs, et il dit que la nature même de l’eau comme telle veut être, c'est-à-dire a la capacité naturelle d’être insipide, et si l’eau a quelque saveur, c’est par mélange avec quelque chose de terrestre. Pourtant, même si l’eau comme telle est insipide, elle est pourtant la racine et le principe de toutes les saveurs. Mais certains ont expliqué de trois façons comment cela peut se faire.

[81280] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 6 Empedocles enim dixit, quod omnes sapores sunt actu in ipsa aqua, sed sunt insensibiles propter parvitatem partium, in quibus radicantur. Secunda opinio fuit Democriti et Anaxagorae, sicut dixit Alexander in commento, quod in aqua quidem non erant sapores, idest actu, sed erat ibi quaedam materia saporum quemadmodum pansperma, idest universale semen, ita scilicet quod omnes sapores fiant quidem ex aqua, sed alii sapores ex aliis aquae partibus. Ponebant enim partes indivisibiles esse principia corporum. Nullum autem indivisibile est actu saporosum, sed oportet corpus sapidum esse compactum. Et ideo non ponebant esse sapores in actu sed saporum semina, ita tamen quod diversa indivisibilia corpora sint semina diversorum saporum, sicut et diversarum naturarum. Tertia opinio est dicentium quod differentia saporum non est ex parte ipsius aquae, sed solum ex parte agentis, quod aquam transmutat diversimode, sicut sol, vel quodcumque aliud calidum.

Empédocle a dit en effet que toutes les saveurs sont en acte dans l’eau, mais sont imperceptibles à cause de la petitesse des parties dans lesquelles elles s’enracinent. La deuxième opinion était celle de Démocrite et d’Anaxagore, comme le dit Alexandre dans son commentaire : il n’il y a pas de saveurs dans l’eau, du moins en acte, mais il y a une matière des saveurs qui est de quelque manière pangénératrice, c'est-à-dire qui est un germe universel, de sorte que toutes les saveurs viennent de l’eau, mais que des saveurs différentes viennent de parties différentes de l’eau. Ils affirmaient en effet que les principes des corps sont des parties indivisibles. Or, rien d’indivisible n’a une saveur en acte, mais il faut que le corps sapide soit un assemblage. C’est pourquoi ils affirmaient qu’il n'y a pas de saveurs en acte, mais des germes de saveurs, de sorte toutefois que des corps indivisibles divers soient les germes de diverses saveurs comme de diverses natures. Dans la troisième opinion, on affirmait que la différence de saveurs n’est pas du côté de l’eau, mais seulement du côté de l’agent, qui modifie l’eau de façons diverses, comme le soleil ou tout objet chaud.

[81281] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 7 Deinde cum dicit horum autem improbat per ordinem praedictas tres opiniones. Et primo opinionem Empedoclis: dicens quod dictum Empedoclis est apertum mendacium. Si enim diversitas saporum esset actus in parvis partibus aquae, oporteret quod immutatio saporum non fieret nisi per hoc quod diversae partes aquae attraherentur ad corpus cuius sapores immutantur: hoc autem non semper fit. Si enim fructus ablati ab arbore exponantur soli, vel etiam decoquantur ad ignem, manifestum est quod immutatur eorum sapor per actionem caloris et non per aliam actionem ab aqua, quod posset dici de fructibus, qui dum pendent in arbore, mutant saporem attrahendo diversos humores a terra, sed in fructibus decisis ab arbore, videmus transmutationem saporum factam, per hoc quod ipsi fructus transmutantur facta resolutione interioris humoris per modum cuiusdam resudationis; et ita, dum iacent aliquo tempore ad solem, transmutantur de dulcedine in amaritudinem, aut e converso, vel ad quoscumque alios sapores, secundum diversam qualitatem decoctionis.

Ensuite, où il dit : Mais ici l’erreur ou tombe, etc., il réfute dans l’ordre ces trois opinions. Et en premier, celle d’Empédocle, en disant que cette opinion est un mensonge évident. En effet, si la diversité des saveurs était en acte dans de petites parties d’eau, l’impression des saveurs ne pourrait avoir lieu que par le fait que diverses parties d’eau seraient attirées au corps dont les saveurs sont affectées ; or, ce n’est pas toujours le cas. Si en effet les fruits cueillis d’un arbre sont exposés au soleil, ou encore s’ils sont cuits au feu, il est évident que leur saveur est modifiée par l’action de la chaleur et non par une autre action de l’eau, ce qu’on pourrait dire des fruits qui, lorsqu’ils pendent à l’arbre, changent de saveur en attirant diverses humeurs de la terre, mais dans les fruits détachés de l’arbre, on voit le changement des saveurs se faire du fait que les fruits eux-mêmes changent en perdant leur humidité intérieure par voie d’évaporation, et ainsi, quand ils sont exposés pendant quelque temps au soleil, leur saveur change du doux à l’amer ou inversement, ou à toute autre saveur, selon la qualité diverse de leur cuisson.

[81282] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 8 Secundo cum dicit similiter autem improbat secundam opinionem Democriti et Anaxagorae. Et dicit, quod etiam impossibile est aquam esse materiam saporum, quasi continentem omnia semina eorum, ita scilicet quod diversae partes eius sint semina diversorum saporum; quia videmus omnes unum et idem corpus immutari ad diversos sapores. Sicut enim eadem esca, quae sumitur ab animali vel planta, convertitur in diversas partes animalis vel plantae, ita et convertitur in diversos sapores convenientes diversis partibus; sicut unius plantae alius sapor est radicis, seminis et fructus; et diversarum plantarum ex eodem cibo nutritarum sunt diversi sapores. Et hoc est manifestum indicium quod diversi sapores non causantur ex diversis partibus aquae. Unde relinquitur quod causantur ex hoc quod aqua transmutatur in diversos sapores, secundum quod aliqualiter patitur ab aliquo immutante.

En deuxième, où il dit : Il ne se peut pas davantage, etc., il réfute la deuxième opinion, qui est celle de Démocrite et d’Anaxagore. Et il dit qu’il est également impossible que l’eau soit la matière des saveurs comme si elle contenait tout leurs germes, de telle sorte que les diverses parties de l’eau soient les germes des diverses saveurs, car nous voyons tous qu’un seul et même corps reçoit l’impression de diverses saveurs. En effet, comme la même nourriture prise par un animal ou une plante est convertie en diverses parties de l’animal ou de la plante, de même elle est convertie en diverses saveurs qui conviennent aux diverses parties, comme dans une même plante la racine, les semences et les fruits ont des saveurs différentes; de plus, des plantes différentes recevant la même nourriture ont des saveurs différentes. Et cela est un indice évident que les saveurs diverses ne sont pas causées par les parties diverses del’eau. Il reste donc qu’elles sont causées par le fait que l’eau est transformée en saveurs diverses selon qu’elle subit une certaine influence d’un agent modificateur.

[81283] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 9 Tertio ibi, quod quidem improbat tertiam opinionem dicentium, quod sapores causantur ex mutatione aquae a solo calido. Et dicit manifestum esse quod aqua non accipit qualitatem saporis ex sola virtute calidi immutantis: aqua enim est subtilissima inter omnes humores et inter omnia corpora, quae sensibiliter humectant. Non autem dicit, inter omnia humida, quia aer, qui est humidus, est subtilior aqua.

En troisième, où il dit : Reste donc la dernière explication, etc., il réfute la troisième opinion, selon laquelle les saveurs sont causées par une modification de l’eau provenant uniquement de la chaleur. Et il dit qu’il est évident que l’eau ne reçoit pas la qualité de la saveur sous la seule influence de la chaleur; en effet, l’eau est la plus subtile de toutes les humeurs et de tous les corps qui humectent de façon perceptible. Mais il ne dit pas « de tous les corps humides », car l’air, qui est humide, est plus subtil que l’eau.

[81284] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 10 Poterat autem esse dubium de oleo propter hoc quod supernatat aquae et plus diffunditur quam aqua. Et ideo ad hoc removendum subdit, quod aqua est subtilior etiam ipso oleo, et quod oleum supernatet aquae est propter aeritatem vel raritatem ipsius, sicut et ligna supernatant aquae. Sed quod oleum plus diffundatur quam aqua contingit propter eius lubricitatem et viscositatem: aqua enim est valde divisibilis, et ita una pars eius non sequitur ad aliam, sicut contingit in oleo. Et propter hoc quia aqua est subtilior oleo et magis divisibilis, difficilius est conservare aquam in manu, quam oleum: facilius enim tota cum manu elabitur, quam oleum.

On peut avoir un doute au sujet de l’huile, étant donné qu’elle flotte sur l’eau et se répand davantage que l’eau. C’est pourquoi, pour écarter cette idée, il ajoute que l’eau est plus subtile même que l’huile et que l’huile flotte sur l’eau parce qu’elle contient de l’air ou est de faible densité, comme le bois flotte aussi sur l’eau. Mais si l’huile se répand davantage que l’eau, c’est parce qu’elle est glissante et visqueuse; l’eau, en effet, est très divisible, et une de ses parties n’adhère pas à l’autre comme c’est le cas de l’huile. Et à cause du fait que l’eau est plus subtile et plus divisible que l’huile, elle est plus difficile à garder dans la main que l’huile; en effet, elle s’écoule totalement de la main plus facilement que l’huile.

[81285] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 11 Quia igitur aqua, propter sui subtilitatem, si sit pura non habens aliquid permixtum, non ingrossatur a calido agente, sicut alia, in quibus sunt partes terrestres, quae remanent subtili humido exhalante, manifeste sequitur quod oportet aliquam aliam causam ponere generationis saporum, quam immutationem aquae a caliditate: quia omnes sapores inveniuntur in corpore aliquo grossitudinem habente. Non tamen removetur, quod calidum sit aliqua causa immutans aquam ad saporem; sed non est tota causa: requiritur enim aliquid aliud; unde est magis concausa quam causa.

Alors, comme l’eau, à cause de sa subtilité, si elle est pure et n’est mélangée à rien, n’est pas épaissie par un agent chaud comme d’autres corps qui contiennent des parties terrestres, lesquelles demeurent après évaporation de l’humidité subtile, il s’ensuit avec évidence qu’il faut supposer une autre cause de la génération des saveurs que l’impression de la chaleur sur l’eau, car toutes les saveurs se trouvent dans des corps qui ont une certaine épaisseur. Cela n’empêche pourtant pas que la chaleur soit une cause qui produit la saveur dans l’eau, mais ce n’est pas la cause unique : il faut en effet quelque chose d’autre. Elle est donc une cause contributive plutôt que la cause.

 

 

 

Leçon 10

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Toutes les saveurs qu'on découvre dans les fruits se trouvent aussi, à ce qu'il semble, dans la terre. Du moins, plusieurs anciens naturalistes ont prétendu que l'eau variait avec la nature du sol qu'elle traverse; et cela est surtout manifeste pour les eaux salées, puisque les sels sont une espèce de terre. Ainsi, les eaux, quand elles filtrent dans la cendre qui est amère, produisent une saveur amère comme elle. il en est de même pour les autres matières que les eaux traversent; et de fait, il y a beaucoup de sources qui sont amères, d'autres qui sont acides, d'autres enfin qui ont les saveurs les plus variées.

Par là on comprend sans peine comment c'est surtout dans les végétaux que se montre la diversité des saveurs. En effet, l'humidité, comme toute autre chose, est naturellement modifiée par son contraire; or, c'est le sec qui est ce contraire. Aussi l'humidité est-elle modifiée par le feu; car la nature du feu est sèche; mais le propre du feu, c'est le chaud, comme le sec est le propre de la terre, ainsi qu'on l'a dit dans le Traité des Eléments. Du reste, en tant que feu et que terre, ces éléments ne peuvent par leur nature, ni rien faire ni rien souffrir, pas plus qu'aucun autre élément; c'est seulement en tant qu'il y a en eux une opposition des contraires qu'ils peuvent produire et souffrir des modifications de toutes sortes.

Ainsi donc, de même que quand on dissout quelque couleur ou quelque saveur dans un liquide, on fait que l'eau contracte cette couleur et cette saveur, de même la nature agit sur l'élément sec et l'élément terreux; elle filtre l'humidité à travers le sec et le terreux, elle la met en mouvement par le chaud, et lui donne enfin toutes les qualités qu'elle doit avoir.

La modification qui est alors produite dans l'humidité est précisément la saveur; et cette modification affecte et change le sens du goût, en le faisant passer de la puissance à l'acte, puisqu'elle amène l'organe qui sent à cet état nouveau, tandis qu'antérieurement il n'était qu'en puissance. En effet, sentir n'est pas un acte analogue à celui par lequel on apprend ce qu'on ne sait point ; c'est bien plutôt un acte analogue à celui par lequel on contemple ce qu'on sait.

Pour se convaincre que les saveurs sont ou une modification ou une privation, non pas du sec en général, mais seulement du sec qui peut nourrir, il suffit d'observer qu'il n'y a pas plus de sec sans humidité qu'il n'y a d'humidité sans sec; car aucun de ces éléments ne peut isolément nourrir les animaux : il n'y a que leur mélange qui soit nutritif. Dans, la nourriture que s'assimilent les animaux, ce sont les parties sensibles au toucher qui seules font l'accroissement et la mort de l'animal; et la substance assimilée ne cause ces deux phénomènes qu'en tant que chaude et froide; car c'est le chaud et le froid qui font l'accroissement de l'animal et son dépérissement. Mais l'aliment assimilé ne nourrit qu'en tant qu'il est perceptible au goût, puisque tout être ne se nourrit que de ce qui est doux en soi, ou le devient par suite d'un mélange. Nous discuterons ce sujet d'une manière complète dans le Traité de la Génération; ici nous ne ferons que l'effleurer en tant qu'il nous sera nécessaire de le faire. Ainsi, c'est la chaleur qui fait augmenter l'être qui se nourrit; elle élabore la nourriture, elle attire toutes les parties légères, et elle laisse toutes les parties amères et salées qui sont trop lourdes.

Ce que la chaleur extérieure produit sur l'extérieur des corps, elle le produit aussi dans l'organisation intérieure des animaux et des végétaux; c'est par son action qu'ils ne se nourrissent que de ce qui est doux. Si les autres saveurs viennent se mêler au principe doux dans la nourriture, c'est de la même façon que l'on mêle dans celle-ci un corps salé et acide pour l'assaisonner ; et c'est en vue de contrebalancer ce que le doux et la partie qui surnage pourraient avoir de trop nutritif.

 

 

Lectio 10

Leçon 10 ─ La saveur dépend de la terre, du sec et de l’humide (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81286] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 1 Postquam philosophus exclusit opiniones aliorum de causa generationis saporum, hic assignat veram causam secundum propriam opinionem. Et circa hoc tria facit. Primo assignat causam generationis saporum. Secundo definit saporem, ibi, et hoc est sapor. Tertio manifestat quod dixerat, ibi, quoniam autem non omnis sicci. Circa primum tria facit. Primo ostendit quod sapor est terrae et non solum aquae, ut antiqui ponebant. Secundo ostendit quod aqua immutatur a sicco terrestri ad sapores, ibi, pati enim et cetera. Tertio concludit causam generationis saporum, ibi, quemadmodum igitur qui lavant. Circa primum duo facit. Primo proponit quod intendit. Secundo manifestat propositum, ibi, quare multi antiquorum. Dicit ergo primo, quod omnes sapores quicumque apparent in fructibus plantarum, in quibus manifeste diversificantur sapores, sunt et in terra: non quidem ita quod terra pura saporem habeat, cum non habeat humorem; sed ad modicam permixtionem humidi, cum alteratione calidi, acquirit aliquem saporem.

Après avoir réfuté les opinions des autres sur la cause de la génération des saveurs, le Philosophe en détermine maintenant la vraie cause selon sa propre opinion. Et il traite ce sujet en trois parties. En premier, il donne la cause de la génération des saveurs. En deuxième, il définit la saveur, où il dit : La modification qui est alors produite, etc. En troisième, il manifeste ce qu’il a dit, où il dit : Pour se convaincre que les saveurs, etc. Il traite la première partie en trois sections. En premier, il montre que la saveur vient de la terre et non seulement de l’eau, comme le pensaient les anciens. En deuxième, il montre que l’eau subit l’impression du sec de la terre pour prendre des saveurs, où il dit : En effet, l’humidité, etc. En troisième, il conclut en énonçant la cause de la génération des saveurs, où il dit : Ainsi donc, de même que, etc. Il traite la première section en deux points. En premier, il propose sa thèse. En deuxième, il la manifeste, où il dit : Du moins, plusieurs anciens, etc. Il dit donc en premier que toutes les saveurs qui se révèlent dans les fruits des plantes, dans lesquels les saveurs sont manifestement diverses, se trouvent aussi dans la terre, non que la terre pure ait une saveur, car elle n’a pas d’humidité, mais quand elle est mélangée à un peu d’humidité, avec modification produite par la chaleur, elle acquiert une saveur.

[81287] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 2 Deinde cum dicit quare multi manifestat quod dixerat, per duo signa. Quorum primum sumitur secundum dictum, in quo multi antiquorum naturalium conveniunt: qui dicunt talis saporis esse aquam, per qualem terram transeat; et hoc manifestum est maxime in salsis aquis, non quidem ipsius maris, quia hoc habet aliam causam, ut in libro Meteororum ostensum est; sed quia aquae quorumdam fontium sunt salsae, propter hoc quod transeunt per similem terram. Nec hoc debet videri mirum; quia sal est quaedam species terrae, sicut et alumen vel sulphur. Unde et quidam montes inveniuntur de sale: hoc etiam apparet in aquis colatis per cinerem, quae habent amarum saporem, sicut cinis, per quem colantur. Inveniuntur quoque fontes diversorum saporum propter diversas terras per quas transeunt.

Ensuite, lorsqu’il dit : Du moins, plusieurs anciens, etc., il manifeste ce qu’il a dit par deux signes. Le premier est tiré d’un énoncé sur lequel beaucoup d’anciens philosophes de la nature sont d’accord : ils disent que l’eau a la saveur de la terre qu’elle traverse ; et cela est surtout évident pour les eaux salées, pas celles de la mer cependant, car cela a une autre cause, comme il est montré dans le livre des Météorologiques, mais parce que les eaux de certaines sources sont salées du fait qu’elles traversent une terre semblable. Et cela ne doit pas sembler étonnant, car le sel est une espèce de terre, comme l’alun ou le soufre. Ainsi, on trouve des montagnes faites de sel ; on constate cela également dans les eaux filtrées à travers la cendre, qui ont une saveur amère comme la cendre qu’elles traversent. On trouve aussi des sources de saveurs diverses à cause des terres diverses qu’elles traversent.

[81288] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 3 Est autem considerandum quod Aristoteles non inducit hoc ad ostendendum universaliter causam generationis saporum: quia per hoc non manifestatur nisi causa saporum in aquis; sed totum hoc inducit quasi quoddam signum ad ostendendum quod sapores conveniunt terrae et non soli aquae.

Il faut cependant remarquer qu’Aristote ne mentionne pas cela pour montrer de façon universelle la cause de la génération des saveurs, car cela manifeste seulement la cause des saveurs dans les eaux, mais il mentionne tout cela comme signe pour montrer que les saveurs se rattachent à la terre et non seulement à l’eau.

[81289] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 4 Secundum signum ponit ibi rationabiliter itaque et dicit quod sapores conveniunt terrae rationabiliter, quia saporum genus maxime manifestatur et diversificatur in his quae nascuntur immediate ex terra, propter affinitatem ipsorum ad terram.

Il donne le deuxième signe où il dit : Par là on comprend sans peine, etc. Il dit qu’il est raisonnable que les saveurs se rattachent à la terre, car le genre des saveurs se manifeste surtout dans les choses qui naissent immédiatement de la terre, du fait de leur affinité avec la terre.

[81290] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 5 Deinde cum dicit pati enim probat quod humidum aquae immutatur ad sapores a terra. Et primo probat propositum. Secundo excludit quamdam obiectionem, ibi, qua quidem igitur. Dicit ergo primo, quod humidum natum est pati a suo contrario sicut et omnia alia patiuntur a suis contrariis, ut probatum est in primo de generatione. Contrarium autem humido est siccum: unde humidum naturaliter patitur a sicco. Et, quia non solum terra est sicca, sed etiam ignis; ideo etiam patitur ab igne; quamvis quatuor qualitatum elementalium duae conveniant singulis, nam ignis est calidus et siccus, aer calidus et humidus, aqua frigida et humida, terra frigida et sicca. In singulis tamen elementis singulae harum qualitatum principaliter inveniuntur quasi propriae ipsis.

Puis lorsqu’il dit : En effet, l’humidité, etc., il prouve que l’humidité de l’eau subit l’impression de la terre pour acquérir des saveurs. Et en premier, il prouve son énoncé. En deuxième, il écarte une objection, où il dit : Du reste, en tant que feu, etc. Il dit donc en premier que l’humide est susceptible de subir les effets de son contraire, comme toute autre chose subit les effets de son contraire, comme il a été prouvé au livre I du Traité de la génération. Or, le contraire de l’humide est le sec ; donc, l’humide subit naturellement l’effet du sec. Aussi, parce que ce n’est pas seulement la terre qui est sèche, mais le feu aussi, l’humide subit aussi l’effet du feu, même si deux des quatre qualités des éléments se trouvent dans chaque élément : en effet, le feu est chaud et sec, l’air chaud et humide, l’eau froide et humide, la terre froide et sèche. Pourtant, dans chacun de ces éléments, on trouve principalement une seule de ces qualités qui soit sa qualité propre.

[81291] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 6 Nam ignis proprie calidus est, quia ignis est nobilissimum inter elementa et propinquissimum caelesti corpori, ideo contingit ei proprie et secundum se calidum esse, quod est maxime activum; siccum vero competit ei propter excessum caliditatis, quasi iam humiditate consumpta. Aeri vero competit quidem calidum secundario ex affinitate ad ignem; secundum se autem competit ei humidum, quod est nobilius inter qualitates passivas, quasi calore resolvente humiditatem et non consumente propter maiorem distantiam a prima causa caloris, quae est corpus caeleste. Aquae vero proprie et secundum se competit frigidum, quod est secunda qualitas activa, quasi privative se habens ad calidum: competit autem ei humidum secundario secundum propinquitatem ad aerem. Terrae vero competit quidem frigidum secundario, quasi ex propinquitate aquae; siccum autem competit ei proprie et per se, quasi propter longissimam distantiam a fonte caloris non soluta terra in humiditatem, sed in ultima grossitie permanente. Et haec determinata sunt in libro de elementis, idest in secundo de generatione, unde humidum maxime natum est pati a sicco terrestri.

En effet, la chaleur est le propre du feu, car le feu est le plus noble des éléments et le plus proche du corps céleste ; c’est pourquoi il lui appartient en propre et essentiellement d’être chaud, ce qui est la qualité la plus active ; le sec lui convient à cause de l’excès de chaleur, du fait que l’humidité est éliminée. La chaleur appartient à l’air de façon secondaire du fait de son affinité avec le feu ; essentiellement, il lui appartient d’être humide, ce qui est la plus noble des qualités passives, de sorte que la chaleur y dissout l’humidité, mais sans la consumer, à cause de la plus grande distance de la cause première de la chaleur, qui est le corps céleste. Quant à l’eau, il lui appartient en propre et essentiellement d’être froide, ce qui est la deuxième qualité active, du fait de son rapport de privation avec la chaleur ; l’humidité lui appartient de façon secondaire du fait de sa proximité avec l’air. Le froid appartient à la terre du fait de sa proximité avec l’eau, alors que le sec lui appartient proprement et essentiellement, car, du fait de sa très grande distance de la source de chaleur, la terre ne se dissout pas dans l’humidité, mais son épaisseur demeure extrême. Et cela a été été établi dans le traité des éléments, c'est-à-dire le livre II du Traité de la génération. C’est pourquoi l’humide est le plus susceptible d’être affecté par le sec de la terre.

[81292] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 7 Deinde cum dicit qua quidem excludit quamdam obiectionem. Non enim sequitur quod humidum a magis sicco patiatur, nisi patiatur a sicco in quantum est siccum. Posset autem aliquis hoc negans dicere, quod humidum patitur maxime ab igne inquantum est ignis; et ideo ad hoc excludendum dicit quod ignis inquantum est ignis, nihil natum est facere vel pati, nec etiam aliquod aliud corporum. Et hoc probat, quia secundum hoc nata sunt aliqua agere et pati abinvicem, quia habent contrarietatem, ut ostensum est in primo de generatione. Igni autem inquantum ignis, et terrae, inquantum terrae, nihil est contrarium, sicut nec alicui substantiae. Unde relinquitur quod huiusmodi corpora non agant et patiantur inquantum sunt ignis vel terra vel aliquid huiusmodi; sed inquantum calidum vel frigidum, humidum et siccum. Sed contra hoc videtur esse dubitatio.

Ensuite, où il dit : Du reste, en tant que feu et terre,etc., il écarte une objection. En effet, il ne s’ensuit pas que l’humide soit affecté par du plus sec, à moins qu’il ne soit affecté par le sec en tant qu’il est sec. Mais quelqu'un pourrait nier cela en disant que l’humide est affecté surtout par le feu en tant qu’il est feu ; c’est pourquoi, pour réfuter cette idée, il dit que le feu, en tant que feu, n’est susceptible de rien faire ni subir, ni aucun des autres corps non plus. Et il prouve cela parce que les choses sont susceptibles d’agir et de subir mutuellement en autant qu’elles ont des contraires, comme il est démontré au livre I du Traité de la génération. Or, rien n’est contraire En effet, rien n’est contraire au feu en tant que feu, à la terre en tant que terre, ni à aucune autre substance. Il reste donc que de tels corps n’agissent pas ni ne subissent en tant qu’ils sont du feu, de la terre ou autre chose du genre, mais en tant qu’ils sont chauds ou froids, humides ou secs. Mais il semble y avoir une objection contre ce que nous disons.

[81293] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 8 Si enim igni competit per se esse calidum et siccum, si agit inquantum est calidum, videtur sequi quod agit inquantum est ignis. Ad hoc sciendum est, quod quidam opinati sunt calorem esse formam substantialem ignis, et secundum suam formam substantialem habebit aliquod contrarium et per consequens erit activus: sed quia ignis non solum significat formam, sed compositum ex materia et forma, ideo hic dicitur, quod ignis non est activus, nec est ei aliquid contrarium. Et sic solvit Alexander in commento. Sed hoc non potest stare; quia idem non potest esse in genere substantiae et accidentis secundum illud philosophi primo physicorum: quod vere est, nulli accidit. Forma autem substantialis ignis reducitur ad genus substantiae; ergo non potest esse quod calor sit forma substantialis ignis, cum sit accidens aliorum. Item forma substantialis non percipitur sensu, sed intellectu: nam quod quid est, est proprium obiectum intellectus, ut dicitur tertio de anima. Unde cum calidum sit sensibile per se, non potest esse forma substantialis alicuius corporis.

En effet, s’il appartient au feu d’être essentiellement chaud et sec, s’il agit en tant qu’il est chaud, il semble s’ensuivre qu’il agit en tant qu’il est du feu. Il faut savoir à ce sujet que certains ont pensé que la chaleur est la forme substantielle du feu et que, de par sa forme substantielle, il a un contraire et par conséquent il est actif, mais que, parce que le feu ne signifie pas seulement la forme, mais le composé de matière et de forme, c’est pour cette raison qu’il dit ici que le feu n’est pas actif et n’a pas de contraire. Et telle est la solution d’Alexandre dans son commentaire. Mais cela n’est pas soutenable, car la même chose ne peut pas être dans le genre de la substance et celui de l’accident, selon ce que dit le Philosophe au livre I des Physiques : ce qui existe vraiment n’est pas l’accident de quelque chose. Or, la forme substantielle du feu tombe dans le genre de la substance ; il n’est donc pas possible que la chaleur soit la forme substantielle du feu, puisqu’elle est l’accident d’autres choses. De plus, la forme substantielle n’est pas perçue par les sens, mais par l’intelligence, car le ce-que-c’est est l’objet propre de l’intelligence, comme il est dit au livre III du Traité de l’âme. Alors, comme la chaleur est essentiellement sensible, elle ne peut pas être la forme substantielle d’un corps.

[81294] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 9 Est ergo dicendum, quod calor per se inest igni non sicut forma substantialis, quae non percipitur sensu, sed sicut proprium accidens eius; et quia actio naturalis est alicuius contrarii alternantis, ideo ignis agit secundum suum calorem, cuius est aliquid contrarium; non autem secundum suam formam substantialem, quae caret contrarietate; nisi contrarietas large accipiatur secundum differentiam perfecti et imperfecti in eodem genere; per quem modum etiam in numeris contrarietas invenitur, secundum quod minor numerus est ut imperfectum et pars respectu maioris. Formae autem substantiales rerum sunt sicut numeri, ut dicitur octavo metaphysicorum. Et per hunc modum est etiam inter differentias cuiuslibet generis contrarietas, ut in decimo metaphysicorum: sic enim animatum et inanimatum, sensibile et insensibile sunt contraria. Sed adhuc potest esse dubitatio.

Il faut dire que la chaleur est essentiellement dans le feu non comme forme substantielle, car celle-ci n’est pas perçue par les sens, mais comme sa propriété essentielle, et puisque l’action naturelle fait passer d’un contraire à l’autre, le feu agit par sa chaleur, laquelle a un contraire, et non selon sa forme substantielle, qui n’a pas de contraire, à moins qu’on n’entende la contrariété au sens large selon la différence de l’imparfait et du parfait dans le même genre ; de cette façon, on trouve aussi de la contrariété dans les nombres, en ce qu’un plus petit nombre est imparfait par rapport à un plus grand et en est une partie. Or, les formes substantielles des choses sont comme les nombres, comme il est dit au livre VIII des Métaphysiques. Et de cette façon, il y a aussi contrariété entre les différences spécifiques de tout genre, comme il est dit au livre X des Métaphysiques ; par exemple, l’animé et l’inanimé, le sensible et l’insensible sont des contraires. Mais il peut y avoir encore un doute.

[81295] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 10 Si enim in elementis non est principium actionis forma substantialis sed accidentalis; cum nihil agat ultra speciem, non videtur, quod per actionem naturalem elementorum transmutetur ad formam substantialem, sed solum ad formam accidentalem. Et propter hoc quidam posuerunt quod omnes formae substantiales sunt a causa supernaturali, et quod agens naturale solum alterando disponat ad formam. Et hoc reducitur ad opinionem Platonicorum, qui posuerunt quod species separatae sunt causae generationis, et quod omnis actio est a virtute incorporea. Stoici autem, sicut Alexander dicit, posuerunt quod corpora secundum seipsa agunt, inquantum scilicet sunt corpora. Aristoteles autem hic tenet mediam viam, quod corpora agunt secundum qualitates suas.

En effet, si le principe d’action dans les éléments n’est pas la forme substantielle mais une forme accidentelle, puisque rien n’agit hors de l’espèce, il ne semble pas que l’action naturelle des éléments produise une transformation vers une forme substantielle, mais seulement vers une forme accidentelle. Pour cette raison, certains ont affirmé que toutes les formes substantielles proviennent d’une cause surnaturelle et que l’agent naturel ne fait que disposer à la forme quand il cause une modification. Et cela se ramène à l’opinion des Platoniciens, qui affirmaient que les espèces séparées sont les causes de la génération et que toute action provient d’une puissance incorporelle. Quant aux Stoïques, comme l’a dit Alexandre, ils affirmaient que les corps agissent par eux-mêmes, c'est-à-dire en tant qu’ils sont des corps. Aristote propose ici une solution intermédiaire, à savoir que les corps agissent du fait de leurs qualités.

[81296] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 11 Et ideo dicendum quod unumquodque agit secundum quod est in actu, ut patet primo de generatione. Necesse est autem quod esse qualitatum elementalium derivetur a principiis essentialibus eorum; ita etiam, ut virtus Angeli competat huiusmodi qualitatibus ex virtute formarum substantialium. Omne autem, quod agit in virtute alterius, facit simile ei in cuius virtute agit; sicut terra facit domum ex virtute domus quae est in anima; et calor naturalis generat carnem animatam ex virtute animae; et per hunc etiam modum, per actionem qualitatum elementalium transmutatur materia ad formas substantiales.

Il faut donc dire que tout être agit en tant qu’il est en acte, comme il est montré au livre I du Traité de la génération. Il est cependant nécessaire que l’être des qualités des éléments soit dérivé de leurs principes essentiels, de même aussi que le pouvoir de l’ange[109] convient à de telles qualités en vertu des formes substantielles. Or, tout ce qui agit par le pouvoir d’un autre fait quelque chose de semblable à ce par le pouvoir de quoi il agit, comme la terre fait une maison en vertu de la maison qui est dans l’âme, et la chaleur naturelle engendre la chair animée par le pouvoir de l’âme ; et c’est également de cette façon, par l’action des qualités des éléments, que la matière est transformée pour recevoir des formes substantielles.

[81297] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 12 Deinde cum dicit quemadmodum ergo concludit ex praemissis generationem saporum. Et dicit, quod sicut illi qui in humido aqueo lavant colores et sapores, idest corpora colorata et saporosa, faciunt aqua habere talem colores et saporem: ita etiam e converso, quando humidum aqueum colatur per siccum terrestre, et cum hoc fit aliqua immutatio a calido digerente et quodammodo commiscente humidum sicco, qualificatur humor aqueus qualitate saporosa.

Ensuite, où il dit : Ainsi donc, de même que, etc., il tire dece qui précède sa conclusion sur la génération des saveurs. Et il dit que, de même que ceux qui lavent des couleurs et des saveurs, c'est-à-dire des corps colorés et savoureux, dans une mixture aqueuse donnent à l’eau ces couleurs et ces saveurs, de même inversement, quand la mixture aqueuse est filtrée par un corps sec terreux et qu’une impression est produite ainsi par la chaleur qui digère l’humidité sèche et s’y mélange en quelque façon, l’humidité aqueuse reçoit une qualité savoureuse.

 [81298] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 13 Deinde cum dicit et hoc est inducit, ex praemissis praedictis, definitionem saporum; et dicit, quod sapor nihil est aliud quam passio facta in humido aqueo a dicto sicco, scilicet terrestri cum additione calidi, quae gustum secundum potentiam alterando, in actum reducit; quod quidem additur ad differentiam odoris et quarumdam aliarum passionum, quae causantur ab humido et sicco per actionem calidi, quae tamen non sunt immutativa gustus, sed aliorum sensuum.

Ensuite, où il dit : La modification qui est alors produite, etc., il déduit de ce qui précède la définition des saveurs, en disant que la saveur n’est rien d’autre que l’affection produite dans la mixture aqueuse par un certain élément sec, qui est terreux avec addition de chaleur et qui, en modifiant le goût selon sa puissance, l’amène à l’acte; il ajoute cette dernière mention pour distinguer la saveur de l’odeur et de certaines autres affections qui sont causées par l’humide et le sec sous l’action de la chaleur et qui n’affectent pourtant pas le goût, mais d’autres sens.

[81299] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 14 Deinde cum dicit ducit enim manifestat definitionem saporis, et quantum ad ultimam partem eius: nam prima pars eius manifesta est ex praecedentibus. Dixerat autem quod sapor alterat gustum secundum potentiam: et ad hoc manifestandum subdit, quod sapor, sicut et quodlibet sensibile, reducit in actum sensitivum, quod prius erat in potentia ad sensibile; quia sentire, quod sequitur actionem sensibilis in sensum, non fit secundum addiscere, sed secundum speculari, idest non habet similitudinem cum eo quod est addiscere, quia alias in eo qui addiscit, generatur habitus scientiae de novo; sed in eo qui sentit, non generatur sensus de novo per actionem sensibilis, sed sensus fit actu operans, sicut contingit in eo qui speculatur actu.

Ensuite, lorsqu’il dit : En effet, sentir n’est pas, etc., il manifeste la définition de la saveur pour ce qui est de sa dernière partie, car sa première partie est évidente d’après ce qui précède. Or, il avait dit que la saveur modifie le goût selon sa puissance, et, pour que cela soit évident, il ajoute que la saveur, comme tout sensible, amène à l’acte la faculté sensible qui était auparavant en puissance au sensible, car la sensation, qui fait suite à l’action du sensible sur le sens, n’a pas lieu par apprentissage, mais par contemplation, c'est-à-dire qu’elle ne ressemble pas au fait d’apprendre, car chez celui qui apprend, un nouvel habitus de science est engendré, mais chez celui qui a une sensation, un sens nouveau n’est pas engendré par l’action du sensible, mais le sens devient agissant en acte, comme c’est le cas chez celui qui contemple en acte.

[81300] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 15 Deinde cum dicit quoniam autem manifestat quod supra dixerat, scilicet quod sapor non sit solum in humido sive sicco. Et circa hoc tria facit. Primo ostendit quod sapor fundatur simul in humido et sicco. Secundo probat quoddam quod supposuerat, ibi, et sunt oblati cibi. Tertio probationem manifestat, ibi, oportet quidem. Dicit ergo primo, quod sapores sunt passiones quantum ad dulce, vel privationes quantum ad amarum, quod se habet ut imperfectum et privatio ad dulce sicut nigrum ad album; sed non cuiuslibet sicci, sed nutrimentalis; ex quo scilicet possunt nutriri animalia et plantae. Ex hoc possumus accipere quod nec siccum sine humido, nec humidum sine sicco pertinet ad sapores; quia esca, qua nutriuntur animalia, non est solum humidum, vel solum siccum, sed commixtum ex his. Ex iisdem enim nutrimur, ex quibus sumus, ut dictum est secundo de generatione et eadem ratio est de plantis.

Ensuite, où il dit : Pour se convaincre que les saveurs, etc., il manifeste ce qu’il a dit, à savoir que la saveur ne se trouve pas seulement dans l’humide ou le sec. Et il traite ce point en trois parties. En premier, il montre que la saveur est fondée sur l’humide et le sec à la fois. En deuxième, il prouve quelque chose qu’il a supposé, où il dit : Dans la nourriture que s’assimilent, etc. En troisième, il clarifie sa preuve, où il dit : Nous ne discuterons ce sujet, etc. Il dit donc en premier que les saveurs sont des affections, dans le cas du doux, ou des privations, dans le cas de l’amer, qui a valeur d’imparfait et de privation par rapport au doux, comme le noir par rapport au blanc; elles n’affectent pas n’importe quelle substance sèche, mais les substances nutritives, dont les animax et les plantes peuvent se nourrir. Nous pouvons comprendre par là que ni le sec sans l’humide, ni l’humide sans le sec n’appartient aux saveurs, car les aliments dont se nourrissent les animaux ne sont pas seulement humides, ni seulement secs, mais ils sont un mélange des deux. En effet, nous sommes nourris par ce dont nous provenons, comme il est dit au livre II du Traité de la génération, et cela s’applique également aux plantes.

 [81301] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 16 Deinde cum dicit et sunt probat quod supposuerat, quod sapor sit passio vel perfectio nutrimenti. Ubi considerandum est quod cibi, qui offeruntur animalibus, ad duo eis deserviunt: scilicet ad augmentum, quo perducuntur ad perfectam quantitatem, et ad nutrimentum, per quod conservatur substantia. Deserviunt etiam cibi et ad generationem; sed hoc iam non pertinet ad individuum, sed ad speciem. Dicit ergo, quod cibi animalibus oblati, cum sint de numero sensibilium, inquantum sunt tangibilia, causant augmentum et decrementum, quia calidum et frigidum facit augmentum et decrementum; ita quod calidum proprie facit augmentum: eius est enim dilatare et diffundere quasi movendo ad circumferentiam; frigidum autem causat decrementum, quia eius est constringere, quasi movendo ad centrum, unde in iuventute animalia augentur, in senectute decrescunt.

Ensuite, où il dit : Dans la nourriture que s’assimilent, etc., il prouve ce qu’il avait supposé, à savoir que la saveur est une affection ou une perfection de la nourriture. Il faut remarquer ici que la nourriture qui est offerte aux animaux leur sert à deux choses : la croissance, qui les amène à leur quantité parfaite, et l’alimentation, qui sert à conserver leur substance. Les aliments servent aussi à la génération, mais cela ne concerne plus l’individu, mais l’espèce. Il dit donc que les aliments offerts aux animaux, puisqu’ils sont au nombre des êtres sensibles, en tant qu’ils sont tangibles, causent l’augmentation et la diminution, parce que le chaud et le froid produisent l’augmentation et la diminution, de sorte que le chaud est la cause propre de l’augmentation; il lui appartient en effet de dilater et de répandre en dirigeant en quelque sorte vers la circonférence, alors que le froid cause une diminution, car sa propriété est de resserrer, comme en dirigeant vers le centre; c’est pourquoi les animaux augmentent dans la jeunesse et décroissent dans la vieillesse.

[81302] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 17 Nec est contrarium quod dicitur secundo de anima, quod cibus auget prout est quantus; quia quantitas non sufficeret ad augmentum, nisi esset calor convertens et dirigens; sed cibus oblatus nutrit, inquantum est gustabilis. Et hoc probat per hoc quod omnia nutriuntur dulci, quod percipitur gustu; et hoc vel simplici dulci, vel commixtione aliorum saporum. Nec etiam est contrarium, quod secundo de anima dictum est, quod tactus est sensus animalium alimenti; quia ibi humorem, idest saporem ponit inter tangibilia; et ibidem dicit, quod sapor est delectamentum nutrimenti, inquantum scilicet indicat convenientiam eius.

Et cela n’est pas contraire à ce qui est dit au livre II du Traité de l’âme, à savoir que la nourriture fait augmenter selon qu’elle a une quantité, car la quantité ne suffirait pas pour produire l’augmentation s’il n'y avait pas la chaleur qui la convertit et la dirige, mais la nourriture offerte nourrit en tant qu’elle peut être goûtée. Et il prouve cela en disant que toutes choses sont nourries par le doux, qui est perçu par le goût, soit que le doux le soit absolument, soit qu’il soit mélangé à d’autres saveurs. Ce n’est pas contraire non plus au livre II du Traité de l’âme lorsqu’il est dit que le toucher est la sensation de la nourriture des animaux, car il place à cet endroit l’humidité, c'est-à-dire la saveur, parmi les choses tangibles, et il dit au même endroit que la saveur est le plaisir de la nourriture, en tant qu’elle indique que la nourriture est convenable.

[81303] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 18 Deinde cum dicit oportet quidem confirmat probationem praemissam. Et primo quantum ad hoc, quod dixit omnia nutriri dulci. Secundo quantum ad hoc quod dixerat de commixtione aliorum, ibi, commiscetur autem. Dicit ergo primo: quae pertinent ad augmentum et nutrimentum, oportet determinare in his quae sunt de generatione: dixit autem de his in libro de generatione in universali, sed adhuc magis dicendum est de his in libro de generatione animalium, ad quem pertinet consideratio de alimento animalium; nunc autem quantum ad propositum pertinet, tangendum est aliquid, scilicet quod calor naturalis active causat augmentum per extensionem quamdam; et construit nutrimentum digerendo, inquantum scilicet attrahit id quod est leve et dulce, et relinquit id quod est salsum et amarum propter gravitatem. Unde omnes faeces animalium sunt satis amarae vel salsae; et hoc manifestat per similitudinem in toto universo. Quia facit calor naturalis in animalibus et plantis, quod facit calor solis in corporibus exterioribus: attrahit enim humidum subtile, et relinquit id quod est terrestre et grossum; unde aquae complutae sunt dulces, quamvis mare a quo plurima fit resolutio, sit quod alii sapores commiscentur in cibo dulci quod solum nutrit, loco condimenti; sicut manifeste apparet de sapore salso et acuto, ut scilicet per huiusmodi sapores reprimatur dulce, ne nimis nutriat. Est enim nimis repletivum et supernatativum, quia facile attrahitur a calore propter sui levitatem.

Ensuite, où il dit : Nous discuterons ce sujet, etc., il confirme cette preuve. Et il le fait, en premier, quant à son affirmation que toutes choses sont nourries par le doux; en deuxième, quant à ce qu’il a dit au sujet du mélange avec d’autres choses, où il dit :  Si les autres saveurs viennent, etc. Il dit donc en premier qu’il faut traiter de ce qui concerne l’augmentation et la nutrition dans la discussion entourant la génération; or, il en a parlé dans le Traité de la génération de façon universelle, mais il faudra en parler davantage dans le livre De la génération des animaux, dont relève l’étude des aliments des animaux; mais maintenant, pour ce qui concerne notre propos, il faut mentionner quelque chose, à savoir que la chaleur naturelle cause activement l’augmentation par un certain agrandissement, et elle produit la nutrition en dirigeant, du fait qu’elle attire ce qui est léger et doux et laisse de côté ce qui est salé et amer à cause de sa pesanteur. C’est pourquoi, les matières fécales des animaux sont assez amères ou salées; et il manifeste cela par une comparaison avec l’univers entier. En effet, la chaleur naturelle des animaux et des plantes fait ce que fait la chaleur du soleil dans les corps extérieurs : elle attire en effet l’humidité subtile et laisse de côté ce qui est terreux et épais. C’est pourquoi les eaux de pluie sont douces, même si la mer, d’où provient la majeure partie de l’évaporation, est salée[110]. D’autres saveurs se mélangent à la nourriture douce, laquelle seule nourrit, en tant que condiments, comme cela est évident pour les saveurs salées et acides, de sorte que ces saveurs tempèrent le doux pour qu’il ne nourrisse pas à l’excès. En effet, le doux est trop bourratif et surnage trop, car il est facilement attiré par la chaleur à cause de sa légèreté.

[81304] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 19 Deinde cum dicit commiscentur autem assignat causam commixtionis aliorum saporum ad nutrimentum. Et dicit salsum. Ex hoc concludit quod omnia nutriuntur dulci, quod est attractum a calido naturali.

Puis lorsqu’il dit : Si les autres saveurs viennent, etc., il donne la cause du mélange d’autres saveurs dans la nourriture. Et il parle du salé. Et il parle du salé[111]. Et il conclut de là que toutes choses sont nourries par le doux, lequel est attiré par la chaleur naturelle.

 

Leçon 11

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

De même que les couleurs se forment du mélange du blanc et du noir, de même les saveurs se forment de l'amer et du doux. Les nuances des saveurs varient selon que le doux et l'amer y entrent en plus ou moins grande proportion, soit d'après certains nombres et certains mouvements précis du mélange, soit même dans des proportions tout indéterminées. Les saveurs qui, dans leur mélange, plaisent au goût, sont les seules qui soient soumises à un rapport numérique. Ainsi, le gras est la saveur du doux; le salé et l'amer sont à peu près la même saveur; le fort, l'âcre, l'aigre et l'acide sont des nuances intermédiaires. C'est qu'en effet les espèces de saveurs ressemblent beaucoup à celles des couleurs. Des deux côtés, ces espèces sont au nombre de sept ; si l'on suppose, comme il est bon de le faire, que le gris soit une sorte de noir, il ne reste que le fauve qui se rapporte au blanc, comme le gras se rapporte au doux; l'écarlate, le violet, le vert et le bleu se placent entre le blanc et le noir, et toutes les autres couleurs ne sont que des mélanges de celles-là. Et de même que le noir est dans le diaphane la privation du blanc, de même aussi le salé et l'amer sont la privation du doux dans l'humide nutritif. Aussi voilà pourquoi la cendre des choses brûlées est toujours très amère; c'est que la partie potable que ces choses contenaient est épuisée.

Démocrite et la plupart des naturalistes qui ont traité de la sensibilité, commettent ici une erreur énorme : ils croient que toutes les choses sensibles sont tangibles. Pourtant s'il en était ainsi, il faudrait évidemment que chaque sens ne fût qu'une sorte de toucher; mais il est bien facile de reconnaître que ceci est impossible.

Ils confondent en outre les perceptions communes à tous les sens avec celles qui sont propres à chacun séparément. Ainsi, la grandeur, la figure, le rude et le lisse, l'aigu et l'obtus dans les masses, sont des choses que perçoivent en commun tous les sens, ou si ce n'est tous, du moins la vue et le toucher. C'est là aussi ce qui fait que les sens se trompent sur ces choses, tandis qu'ils ne se trompent pas sur les perceptions propres : la vue, sur la couleur; et l'ouïe, sur les sons. Il y a des naturalistes qui ramènent les perceptions propres aux perceptions communes, comme le fait encore Démocrite, qui, pour expliquer le blanc et le noir, prétend que l'un est rude, et l'autre, lisse.

Démocrite confond aussi les saveurs et les figures; et cependant connaître les choses communes appartiendrait à la vue bien plutôt qu'à tout autre sens, si aucun d'eux pouvait avoir cette faculté. Or, si c'était plutôt au goût qu'appartînt cette fonction, les plus petites nuances dans chaque genre d'objets devant être discernées par le sens le plus délicat, il faudrait que le goût sentît mieux qu'aucun autre sens toutes les choses communes, qu'il jugeât le mieux aussi des autres figures. Ajoutons que toutes les choses sensibles ont des contraires ; ainsi, dans la couleur le noir est le contraire du blanc; et dans les saveurs, l'amer est le contraire du doux. Mais la figure ne paraît pas pouvoir être contraire à la figure; et par exemple, de quel polygone la circonférence est-elle le contraire? En outre, les figures étant infinies, il faut alors aussi que les saveurs soient infinies comme elles; car comment telle saveur produirait-elle sensation, tandis que telle autre n'en produirait pas?

Voilà ce qu'il y avait à dire ici sur la saveur et sur ses rapports aux objets que perçoit le goût. Les autres faits relatifs aux saveurs doivent être étudiés spécialement dans cette partie de l'histoire de la nature qui concerne les végétaux.

 

 

Lectio 11

Leçon 11 ─ Erreurs de Démocrite au sujet de la saveur (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81305] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 1 Postquam philosophus determinavit generationes saporum, hic distinguit species saporum. Et circa hoc tria facit. Primo ostendit in communi generationem mediorum saporum. Secundo ostendit quomodo medii sapores diversificantur, ibi, et secundum proportionem et cetera. Tertio ostendit quomodo album et nigrum se habeant adinvicem, ibi, et quemadmodum nigrum. Dicit ergo primo, quod sicut alii colores medii generantur ex commixtione albi et nigri, et ipsorum secundum se vel ex compositione causarum albi et nigri, ita medii sapores generantur mixtione dulcis et amari, vel ipsorum secundum se, vel ex mixtione causarum dulcis et amari. Calidum enim perfecte digerens humidum, causat saporem dulcem; privatio autem humidi perfecte digesti, est causa amaritudinis. Alii vero sapores causantur secundum quod humidum medio modo se habet, nec totaliter est consumptum, nec totaliter est indigestum. Quia enim sapor propinquius sequitur humorem quam calorem, non oportet considerare medium et extrema secundum calidum, sed secundum humidum aliqualiter passum a sicco et calido, quia in hoc principaliter consistit natura saporis; alioquin si medium et extrema acciperentur in saporibus secundum calidum, non essent dulce et amarum extrema, sed dulce esset medium. Nam calidum intensum et consumens frigidum, aut digerens calidum, aut omnino deficiens in digerendo propter victoriam frigidi, causat Ponticum vel acetosum saporem; calor autem moderatus sufficiens ad digerendum causat dulcedinem.

Après avoir traité de la génération des saveurs, le Philosophe distingue maintenant les espèces de saveurs. Et il le fait en trois parties. En premier, il montre en général la génération des saveurs intermédiaires. En deuxième, il montre comment les saveurs intermédiaires se diversifient, où il dit : Les nuances des saveurs varient, etc. En troisième, il montre quel est le rapport du blanc et du noir entre eux, où il dit : Et de même que le noir est dans le diaphane, etc. Il dit donc en premier que, de même que les couleurs intermédiaires sont engendrées par mélange de blanc et de noir, qui se mélangent soit par eux-mêmes, soit par mélange des causes du blanc et du noir, de même les saveurs intermédiaires sont engendrées par le mélange du doux et de l’amer, soit en eux-mêmes, soit par le mélange des causes du doux et de l’amer. En effet, la chaleur, en digérant parfaitement l’humidité, cause la saveur douce, alors que la privation de l’humidité parfaitement digérée est la cause de l’amertume. Quant aux autres saveurs, elles sont causées par le fait que l’humidité se situe entre-deux : elle n’est ni totalement consumée, ni totalement indigérée. En effet, puisque la saveur suit l’humidité de plus près que la chaleur, il ne faut pas consirérer le milieu et les extrêmes selon la chaleur, mais selon l’humidité subie de quelque façon par le sec et le chaud, car c’est en cela que consiste principalement la nature de la saveur; autrement, si on considérait le milieu et les extrêmes des saveurs d’après la chaleur, le doux et l’amer ne seraient pas les extrêmes, mais le doux serait le milieu. En effet, la chaleur intense qui consume le froid, soit en digérant le chaud, soit en ne parvenant pas du tout à digérer parce que le froid l’emporte, cause la saveur piquante[112] ou acide, tandis qu’une chaleur modérée qui suffit pour digérer cause la saveur douce.

[81306] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 2 Deinde cum dicit et secundum agit de distinctione mediorum saporum. Et primo quantum ad differentiam delectabilis et indelectabilis. Secundo quantum ad nomina, ibi, qui quidem ergo pinguis. Tertio quantum ad numerum, per similitudinem ad colores, ibi, fere enim aequales. Dicit ergo primo, quod medii sapores diversificantur secundum proportionem commixtionis, inquantum scilicet unusquisque eorum vel magis vel minus accedit ad dulcedinem, sive amaritudinem. Quod quidem contingit dupliciter, sicut in coloribus dictum est: uno modo secundum numeralem proportionem observatam in praedicta commixtione et transmutationem humidi a calido; alio modo secundum indeterminatam superabundantiam, absque proportione numerali. Solum autem illi sapores delectant gustum, qui sunt commixti secundum numeralem proportionem.

Puis lorsqu’il dit : Les nuances des saveurs varient, etc., il traite de la distinction des saveurs intermédiaires. Et il le fait, en premier, quant à la différence entre les saveurs agréables et désagréables ; en deuxième, quant à leurs noms, où il dit : Ainsi, le gras est la saveur, etc. ; en troisième, quant à leur nombre, par comparaison avec les couleurs, où il dit : C’est qu’en effet les espèces, etc. Il dit donc en premier que les saveurs intermédiaires se diversivient selon la proportion du mélange, en tant que chacune d’elles s’approche plus ou moins de la douceur ou de l’amertume. Cela se produit de deux façons, comme on l’a dit pour les couleurs : d’une façon, selon une proportion numérique observée dans ce mélange et dans la transformation de l’humide par le chaud ; d’une autre façon, selon un excédent indéterminé et sans proportion numérique. Or, les seules saveurs qui plaisent au goût sont celles qui sont mélangées selon une proportion numérique.

[81307] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 3 Distinguit sapores medios secundum nomina. Et dicit quod sapor pinguis est quasi idem cum dulci: uterque enim sapor designat digestionem humidi a calido: verumtamen in dulci sapore ostendit calor magis dominari super humidum; unde pinguis sapor propinquior est aquoso sive insipido sapori propter abundantiam humiditatis. Similiter etiam amarus sapor et salsus fere sunt idem: uterque enim ostendit excessum caloris consumentis humidum: verumtamen in amaro videtur esse maior consumptio humiditatis quam in salso quia in salso videtur esse consumptum humidum infusum corpori: in amaro autem videtur esse ulterius resolutum et consumptum, vel totaliter vel in parte, humidum, conglutinans substantiam corporis. Unde faeces corporum resolutorum et interminatorum sunt amarae.

Il distingue les saveurs intermédiares par leurs noms. Et il dit que la saveur grasse est presque identique à la saveur douce : les deux saveurs, en effet, dénotent la digestion de l’humidité par la chaleur. Il est pourtant vrai que dans la saveur douce, on voit la chaleur prédominer sur l’humidité; c’est pourquoi la saveur grasse est plus proche de celle de l’eau ou d’une saveur insipide à cause de l’abondance d’humidité. Pareillement, les saveurs amère et salée sont prèsque identiques : les deux en effet présentent un excès de chaleur qui consume l’humidité; cependant, on voit que dans la saveur amère l’humidité est consumée davantage que dans le salé, car, dans le salé, c’est l’humidité infuse dans le corps qui se trouve consumée, alors que dans l’amer, l’humidité qui agglutine la substance du corps semble évaporée et consumée davantage, soit totalement, soit en partie. C’est pourquoi les restes des corps désagrégés et dissous sont amers.

[81308] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 4 In medio autem sunt Ponticus sive mordicativus sapor, et austerus, idest acetosus, et acutus: ita tamen quod Ponticus et acetosus consistunt in humore nondum digesto propter defectum caloris: propter quod fructus indigesti sunt vel acetosi saporis, ut poma acerba vel Pontici, sicut pyra acerba. Ponticus tamen sapor videtur plus habere de terrestri. Unde et terra fere Ponticum saporem habet: acetosus autem videtur plus habere de frigido. Stypticus autem sapor videtur etiam multum habere de terrestri, propinquius enim est Ponticus, sed plus habet de calido, magis enim ad digestionem accedit; unde etiam quaedam digesta habent saporem stypticum, sicut fructus myrti. Acutus autem sapor significat excessum caloris, non quidem consumentis, sed superdigerentis humidum.

Au milieu, on trouve la saveur piquante ou âpre et aigre, c'est-à-dire acide, et aiguë, de telle sorte pourtant que le piquant et l’acide consistent en une humidité non encore digérée à cause du manque de chaleur; c’est pourquoi les fruits indigestes ont soit une saveur acide, comme les prunes acides, ou piquante, comme les poires vertes. Pourtant, la saveur piquante semble être plus terreuse. Cest pourquoi la terre a à peu près une saveur piquante; la saveur acide semble avoir plus de froid. La saveur astringente semble en effet être très terreuse; elle est plus proche de la saveur piquante, mais elle a plus de chaleur, car la digestion[113] y est plus avancée; c’est pourquoi certaines choses digérées ont une saveur astringente, comme le fruit du myrte. La saveur aigre dénote un excès de chaleur, qui ne consume pas l’humidité cependant, mais la digère à fond.

[81309] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 5 Deinde cum dicit fere enim distinguit sapores medios secundum numerum per similitudinem ad colores. Et dicit quod species humorum, idest saporum, sunt fere aequales numero speciebus colorum: septem autem species saporum sic numerandae sunt, ut pinguis sapor non distinguatur a dulci, salsum autem distinguatur ab amaro: ita quod si his tribus saporibus addantur alii quatuor supernumerati, erunt septem sapores. Similiter etiam rationabiliter dicitur ex parte colorum, quod lividum se habet ad nigrum sicut salsum ad amarum; flavum autem ad album, sicut pingue ad dulce. In medio autem erunt hi colores: puniceus, idest rubeus, et alurgon, idest citrinus, et viridis et ciarium, idest color caelestis, ita tamen quod viride et ciarium magis appropinquant ad nigrum, puniceum autem et citrinum magis appropinquant ad album. Sunt autem aliae species plurimae colorum et saporum, ex commixtione praedictarum specierum adinvicem.

Puis lorsqu’il dit : C’est qu’en effet les espèces, etc., il distingue les saveurs intermédiaires selon leur nombre par ressemblance aux couleurs. Et il dit que les espèces d’humidité, c'est-à-dire de saveurs, sont à peu près égales en nombre aux espèces de couleurs : en effet, on compte ainsi sept espèces de saveurs, puisque la saveur grasse ne se distingue pas de la douce et que la salée se distingue de l’amère, de sorte que si on ajoute à ces trois saveurs les quatre autres énumérées ci-dessus, cela fait sept saveurs. De même aussi, on peut dire raisonnablement du côté des couleurs que le gris se rapporte au noir comme le salé à l’amer ; le jaune se rapporte au blanc comme le gras au doux. Dans le milieu, il y a les couleurs suivantes : le punique, ou rouge, l’alurgon, ou citron, le vert et le ciarium, c'est-à-dire la couleur du ciel, de sorte pourtant que le vert et le ciarium s’approchent davantage du noir, alors que le punique et le citron s’approchent davantage du blanc. Il y a par ailleurs un très grand nombre de couleurs et de saveurs par suite du mélange des espèces énmérées entre elles.

[81310] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 6 Deinde cum dicit et quemadmodum comparat amarum ad dulce. Et dicit, quod sicut nigrum est privatio albi in perspicuo, ita amarum et salsum est privatio dulcis in humido nutrimentali. Semper enim alterum contrariorum est ut privatio, ut patet ex decimo metaphysicorum. Et, quia amarum est privatio dulcis, inde est quod omnium combustorum cinis est amarus, propter exhalationem humidi nutrimentalis, quod potabile vocat.

Ensuite, où il dit : Et de même que le noir est, etc., il compare l’amer au doux. Et il dit que, comme le nour est la privation du blanc dans le transparent, de même l’amer et le salé sont la privation du doux dans l’humidité nourrissante. En effet, l’un de deux contraires est toujours une privation, comme il est montré au livre X des Métaphysiques. Et comme l’amer est la privation du doux, il s’ensuit que la cendre de toute chose brûlée est amère, à cause de l’évaporation de l’humidité nourrissante, qu’il appelle potable.

[81311] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 7 Deinde cum dicit Democritus autem excludit falsas opiniones aliorum de natura saporum. Primo in generali quantum ad omnia sensibilia. Secundo in speciali, quantum ad sapores, ibi, quidam autem proprie. Circa primum duo facit. Primo improbat opinionem antiquorum, quantum ad hoc quod reducebant omnia sensibilia ad qualitates tangibiles, secundo quantum ad hoc quod reducebant sensibilia propria ad sensibilia communia, ibi, amplius autem communibus. Dicit ergo primo, quod Democritus et plurimi naturalium philosophorum, quicumque intromittunt se ad loquendum de sensibilibus, faciunt quoddam incongruissimum, quia omnia, scilicet sensibilia, dicunt esse tangibilia: quod si esset verum, sequeretur quod quilibet sensus esset tactus, cum potentiae distinguantur secundum obiecta. Quod autem hoc sit falsum, facile est videre; quia alii sensus sentiuntur per medium extraneum, non autem tactus.

Puis lorsqu’il dit : Démocrite et la plupart des naturalistes, etc., il réfute les fausses opinions des autres au sujet de la nature des saveurs. Il le fait, en premier, de façon générale au sujet de tous les sensibles, et en deuxième, en particulier pour les saveurs, où il dit : Il y a des naturalistes qui ramènent, etc. Il traite le premier point en deux parties. En premier, il réfute l’opinion des anciens quant au fait qu’ils réduisaient tous les sensibles à leurs qualités tangibles ; en deuxième, il la réfute quant au fait qu’ils ramenaient les sensibles propres aux sensibles communs. Il dit donc en premier que Démocrite et la plupart des philosophes de la nature (tous ceux qui ont entrepris de parler des sens) font quelque chose de très incohérent, car ils disent que tous les objets sensibles sont tangibles ; or, si c’était vrai, il s’ensuivrait que chaque sens est un toucher, puisque les puissances se distinguent selon leurs objets. Il est facile de voir que cela est faux, car les autres sens perçoivent par un milieu externe, mais pas le toucher.

[81312] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 8 Deinde cum dicit amplius autem arguit antiquos in hoc, quod utebantur sensibilibus communibus quasi propriis. Reducebant enim colores et sapores et alia sensibilia ad magnitudinem et figuram. Magnitudo enim et figura, et asperum et leve, secundum quod ad figuram pertinent, et similiter acutum et obtusum, quae etiam pertinent ad dispositiones figurarum habentium angulos, sunt communia sensuum: quamvis non omnia haec percipiantur ab omnibus sensibus, percipiuntur tamen saltem tactu et visu; et ita non sunt propria sensibilia, quia sic uno solo sensu sentirentur. Dicit autem quod acutum et obtusum, quod est in melodiis, vel in magnitudinibus secundum aliam literam, id est in corporibus ad differentiam acuti, secundum quod est in vocibus et in saporibus. Et quod praedicta sunt sensibilia communia, manifestat per quoddam signum, quod circa huiusmodi, quae dicta sunt decipiuntur sensus, qui tamen non decipiuntur de propriis sensibilibus, sicut visus non decipitur de colore, nec auditus de sonis.

Ensuite, où il dit : Ils confondent en outre, etc., il reproche aux anciens le fait qu’ils considéraient les sensibles communs comme des sensibles propres. Ils réduisaient en effet les couleurs, les saveurs et les autres sensibles, à leur grandeur et à leur figure. La grandeur et la figure, en effet, ainsi que le rude et le léger en tant qu’ils se rapportent à la figure, et également l’aigu et l’obtus, qui concernent aussi la configuration des figures qui ont des angles, sont communs aux sens : même si toutes ces choses ne sont pas perçues par tous les sens, elles sont perçues au moins par le toucher et la vue; et elles ne sont donc pas des sensibles propres, car ainsi, elles seraient perçues par un seul sens. Il dit donc que l’aigu et l’obtus, qui sont dans les mélodies, ou dans les grandeurs selon une autre version, c'est-à-dire dans les corps, diffère de l’aigu qui se trouve dans les voix et dans l’aigre qui est dans les saveurs. Et que ces choses soient des sensibles communs, il le montre au moyen d’un signe : les sens sont trompés au sujet des choses qu’on a énumérées, alors qu’ils ne sont pas trompés au sujet de leurs sensibles propres, comme la vue n’est pas trompée au sujet de la couleur, ni l’ouïe au sujet des sons.

[81313] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 9 Deinde cum dicit quidam autem excludit opiniones praedictas in speciali. Et primo narrat eas. Secundo improbat, ibi, quamvis autem nullius. Dicit ergo primo, quod quidam reducunt propria sensibilia ad ista communia, sicut Democritus, qui nigrum dixit esse asperum, existimans obscuritatem nigri causari propter hoc quod partes, quae supereminent in aspero, occultant alias. Album autem dixit esse laeve, existimans claritatem albi provenire ex hoc, quod laeve totaliter illustretur propter hoc quod partes eius aequaliter iacent. Sapores autem reduxit ad figuras propter hoc, quod invenit acutum et obtusum in saporibus sicut in figuris, aequivocatione deceptus.

Puis lorsqu’il dit : Il y a des naturalistes qui ramènent, etc., il réfute ces opinions en particulier. Et en premier, il les relate ; en deuxième, il les réfute, où il dit : et cependant connaître les choses communes, etc. Il dit donc en premier que certains réduisent les sensibles propres à ces choses communes, comme Démocrite, qui a dit que le noir était rude, estimant que l’obscurité de la couleur noire était causée par le fait que les parties surélevées dans l’objet rude cachent les autres. Il a dit par contre que le blanc est lisse, estimant que la clarté du blanc provient du fait que l’objet lisse est totalement éclairé parce que ses parties sont toutes au même niveau. Quant aux saveurs, il les a ramenées aux figures parce qu’il a trouvé l’aigu et l’obtus dans les saveurs comme dans les figures, car il était trompé par les noms équivoques[114].

[81314] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 10 Secundo ibi, quamvis aut improbat praedictam opinionem de saporibus tribus rationibus. Quarum prima est, quod nullus sensus cognoscit figuras quasi propria sensibilia; et si essent alicui sensui propria maxime pertinerent ad visum. Sed, si sapores essent figurae, sequeretur quod gustus magis ea cognosceret. Si ergo hoc est verum, cum sensus aliquis quanto est certior tanto possit maxime discernere etiam minima in unoquoque genere, sequeretur, quod gustus tamquam certissimus cognosceret communia sensibilia, et maxime discerneret figuras: quod patet esse falsum, quia visus in hoc est potentior.

En deuxième, où il dit : et cependant connaître les choses communes, etc., il réfute cette opinion sur les saveurs par trois arguments. Le premier est qu’aucnn sens ne connaît les figures comme ses sensibles propres, et, si elles relevaient en propre à l’un des sens, ce serait surtout la vue. Mais si les saveurs étaient des figures, il s’ensuivrait qu’elles seraient connues surtout par le goût. Si donc cela était vrai, puisqu’un sens est d’autant plus certain qu’il est le plus capable de discerner même ce qui est le plus petit en tout genre, il s’ensuivrait que le goût connaîtrait de la façon la plus certaine les sensibles communs et discernerait le mieux les figures, ce qui est évidemment faux, car c’est la vue qui a la meilleure capacité de le faire.

[81315] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 11 Secundam rationem ponit ibi amplius sensibilia quae talis est. Omnia sensibilia habent contrarietatem, quia secundum ea fit alteratio, ut probatum est septimo physicorum, sicut in colore sunt contraria album et nigrum, in saporibus autem dulce et amarum, et idem patet in aliis.

Il présente le deuxième argument où il dit : Ajoutons que toutes les choses, etc. Le voici : tous les sensibles ont des contraires, car l’altération se produit selon ces contraires, comme il est prouvé au livre VII des Physiques : par exemple, les contraires sont le blanc et le noir dans les couleurs, le doux et l’amer dans les saveurs, et ainsi de suite.

[81316] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 12 Videtur autem esse instantia in lumine, quod secundum se non habet contrarietatem, utpote qualitas propria existens supremi corporis contrarietate carentis. Tenebra vero opponitur ei ut privatio, non ut contrarium. Habet tamen contrarietatem secundum quod participat in coloribus. Sed figura non videtur esse contraria figurae; non enim est assignare quod polygoniarum, idest figurarum habentium multos angulos sit contrarium circumferens, idest circulus, qui nullum angulum habet. Contraria enim maxime distant. Non enim est dare aliquam figuram, qua non sit invenire aliam plures angulos habentem: ergo sapores non sunt figurae.

Il semble y avoir exception dans le cas de la lumière, qui en tant que telle n’a pas de contraire, car elle existe comme qualité propre du corps suprême, qui n’a pas de contraire. Les ténèbres s’y opposent en tant que privation et non comme contraire. Elle admet pourtant un contraire selon qu’elle participe des couleurs. Mais une figure ne semble pas être contraire à une autre; on ne peut pas dire en effet lequel des polygones, c'est-à-dire des figures ayant plusieurs angles, est contraire à la circonférence, c'est-à-dire au cercle, qui n’a aucun angle. En effet, les contraires ont la plus grande distance entre eux. Or, on ne peut pas trouver une figure dont le nombre d’angles ne serait dépassé par aucune autre figure; donc, les saveurs ne sont pas des figures.

[81317] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 13 Tertiam rationem ponit ibi amplius et quae talis est. Figurae sunt infinitae, sicut et numeri: multiplicantur enim secundum numerum angulorum et linearum, ut patet in triangulo. Si ergo sapores essent figurae, sequeretur quod essent infinitae species saporum: quod patet esse falsum, quia nulla esset ratio quare unus sapor sentiretur et non alius. Non autem discernit sensus infinitos sapores: ergo sapores non sunt figurae.

Il présente la troisième raison où il dit : En outre, les figures étant infinies, etc. La voici : les figures sont en quantité infinie, comme les nombres; elles se multiplient en effet selon le nombre d’angles et de lignes, comme on le voit dans le triangle. Si donc les saveurs étaient des figures, il s’ensuivrait qu’il y aurait une infinité d’espèces de saveurs, ce qui est évidemment faux, car il n’y aurait aucune raison pour qu’une saveur soit sentie et non une autre. Or, le sens ne discerne pas une infinité de saveurs; donc, les saveurs ne sont pas des figures.

[81318] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 14 Ultimo autem epilogando concludit quod dictum est de sapore et gustabili: quaedam autem aliae proprietates saporum propriam habent considerationem in libro de plantis, quem Aristoteles non fecit, sed Theophrastus, ut Alexander hic dicit in commento.

En dernier, il conclut en disant qu’on a parlé de la saveur et du goûtable; cependant, d’autres propriétés des saveurs ont été étudiées comme telles dans le livre des plantes, qui n’a pas été écrit par Aristote, mais par Théophraste[115], comme le dit Alexandre dans son commentaire à cet endroit.

 

Leçon 12

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

C'est en suivant encore la même marche qu'il faut traiter des odeurs, parce que l'effet que le sec produit dans l'humide, l'humide sapide le produit également, en un autre genre, dans l'air et dans l'eau. Ici aussi, pour les odeurs, nous rappelons que le diaphane est commun à ces deux éléments; mais le diaphane est odorable, non pas en tant qu'il est diaphane, mais en tant qu'il peut transmettre et retenir la sécheresse sapide.

En effet, l'odoration a lieu, non pas seulement dans l'air, mais encore dans l'eau; c'est ce qu'on peut voir bien évidemment par les poissons et par les animaux à écailles. Certainement ils perçoivent les odeurs, bien qu'il n'y ait pas d'air dans l'eau, l'air, quand il y en a dans l'eau, remontant à la surface; et que de plus ces animaux ne respirent point. Si donc l'on admet que l'eau et l'air sont tous deux humides, la nature du sec sapide dans l'humide sera précisément l'odeur; et le corps qui aura ces qualités sera un corps odorant.

Que toute cette modification des corps vienne de leur sapidité, c'est ce dont on peut facilement se convaincre en observant les choses qui ont de l'odeur et celles qui n'en ont pas. Ainsi, les éléments, c'est-à-dire le feu, l'air, l'eau, la terre, sont sans odeur, parce que leurs parties sèches et leurs parties humides sont privées de saveur, à moins que quelque chose d'étranger ne s'y mêle et ne leur en donne. Voilà aussi pourquoi la mer a de l'odeur ; car elle a de la saveur et de la sécheresse ; et le sel est plus odorant que le nitre, comme le prouve bien l'huile qu'on tire de tous deux en les desséchant ; mais le nitre est plutôt de la terre. La pierre est aussi sans odeur, parce qu'elle est insipide ; mais les bois sont odorants, parce qu'ils ont une saveur; et ceux qui sont aqueux en ont moins que les autres. Parmi les métaux, l'or est sans odeur, parce qu'il est sans saveur; mais l'airain et le fer sont odorants. Quand l'humide des métaux a été calciné par le feu, les scories ont toujours moins d'odeur; l'argent et le plomb sont plus ou moins odorants que quelques autres métaux, parce qu'ils sont aqueux.

Quelques naturalistes pensent que l’exhalaison fumeuse qui est commune à la fois à l'air et à la terre, est l'odeur; et tous ceux qui ont traité de l'odeur se jettent dans cette explication. Aussi Héraclite a-t-il dit que si tout venait à se réduire en fumée, ce seraient les nez qui connaîtraient toutes choses. Dans ce système que tous appliquent à l'odeur, on la considère, tantôt comme une vapeur, tantôt comme une exhalaison, parfois aussi comme l'un et l'autre à la fois. Or, la vapeur est une sorte d'humidité, et l'exhalaison fumeuse est bien, comme on l'a dit, commune à la terre et à l'air; et c'est de celle-là que l'eau se compose, comme de celle-ci se forme une espèce de terre. Mais l'odeur ne paraît être ni l'un ni l'autre; car la vapeur est bien de l'eau, et il est impossible que l'exhalaison fumeuse se produise jamais dans l'eau; or, les êtres qui vivent dans l'eau ont la perception de l'odeur, comme on vient de le dire. De plus, dans ce système, l'exhalaison ressemble beaucoup aux émanations ; et si cette hypothèse n'est pas admissible (pour la vue), elle ne l'est pas non plus (pour l'odeur).

Il est donc clair que l'humide, tant celui qui est dans l'air que celui qui est dans l'eau, peut recevoir et souffrir quelque modification de la part de la sécheresse sapide; car l'air est humide par sa nature.

Il est tout aussi clair que, si le sec qui est comme filtré dans les liquides agit également dans l'air, il faut que les odeurs soient analogues aux saveurs; et cette ressemblance est réelle en effet à certains égards; par exemple, les odeurs sont âpres et douces, rudes et fortes, grasses même; et l'on pourrait dire que les odeurs fétides correspondent aux saveurs âcres. Aussi de même qu'on ne peut boire les saveurs de ce genre, de même on ne peut respirer les odeurs fétides. Il est donc évident que ce que la saveur est dans l'eau, l'odeur l'est dans l'air et dans l'eau tout à la fois, et que c'est ce qui fait que le froid et la congélation, qui émoussent les saveurs, annulent aussi les odeurs ; car le refroidissement et la congélation font disparaître la chaleur qui met en mouvement et élabore les unes et les autres.

 

 

Lectio 12

Leçon 12 ─ Théorie de l’odeur; sa relation avec la saveur (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81319] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 1 Postquam philosophus determinavit de saporibus, hic incipit determinare de odoribus. Et dividitur in duas partes. In prima determinat de odoribus. In secunda comparat sensum odoratus ad alios sensus, ibi, videtur autem sensus, qui est odorandi. Circa primum duo facit. Primo determinat generationem et naturam odoris. Secundo determinat species ipsius, ibi, species autem odorabilis. Circa primum duo facit. Primo manifestat quid sit passivum in generationem odorum. Secundo quid sit activum, ibi, quoniam vero ab enchymo. Circa primum tria facit. Primo proponit quod intendit. Secundo exponit quod dixerat, ibi, commune autem his. Tertio probat, ibi, non enim solum. Dicit ergo primo, quod eodem modo oportet intelligere in generatione odorum, sicut et in generatione saporum: scilicet quod aliquid est in generatione saporum passivum, et aliquid activum. Dictum est enim circa sapores, quod humidum aqueum patitur a sicco terrestri, et sic reducitur per actionem caloris ad hoc quod sit saporosum: in generatione autem odoris est activum humidum enchymum. Et dicitur enchymum ab en, quod est in, et chymos, quod est humor, quasi humore existente imbibito et incorporato alicui sicco. Hoc igitur est activum in odore; passivum autem est aliquod aliud genus, quod comprehendit sub se aerem et aquam.

Après avoir traité des saveurs, le Philosophe commence ici à traiter des odeurs. Et cela se divise en deux parties. Dans la première, il traite des odeurs; dans la deuxième, il compare le sens de l’odorat aux autres sens, où il dit : Comme les sens sont en nombre impair, etc. (leçon XIV, no 10). Il traite la première partie en deux points. En premier, il traite de la génération et de la nature de l’odeur. En deuxième, il en détermine les espèces, où il dit : Il y a deux espèces principales d’odeurs, etc. (leçon XIII). Il traite le premier point en deux sections. En premier, il manifeste ce qu’il y a de passif dans la génération des odeurs. En deuxième, il montre ce qui est actif, où il dit : Que toute cette modification, etc. Il traite la première section en trois points. En premier, il énonce ce qu’il veut montrer. En deuxième, il explique ce qu’il a dit, où il dit : Ici aussi, pour les odeurs, etc. En troisième, il le prouve, où il dit : En effet, l’odoration a lieu, etc. Il dit donc en premier qu’il faut comprendre la génération des odeurs de la même façon que la génération des saveurs, à savoir qu’il y a dans la génération des saveurs un élément passif et un élément actif. On a dit en effet au sujet des saveurs que l’humidité de l’eau est affectée par la sécheresse de la terre et est ainsi amenée, par l’action de la chaleur, à avoir une saveur; dans la génération de l’odeur, l’élément actif est l’humidité enchyme. Et le mot enchyme vient de « en » (dans) et « chyme » (humidité), c'est-à-dire que l’humidité imbibe quelque chose de sec et y est incorporée. Tel est donc l’élément actif de l’odeur ; l’élément passif est d’un autre genre et inclut de l’air et de l’eau.

[81320] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 2 Deinde cum dicit commune autem exponit quid sit illud genus commune aeri et aquae, quod est susceptivum odoris. Et dicit, quod commune utrique dicitur esse perspicuum, non tamen perspicuum, inquantum perspicuum est susceptivum odoris, sed coloris, ut supra habitum est; sed est susceptivum odoris secundum quod est lavabile vel mundabile enchymae siccitatis, idest secundum quod est receptivum enchymi sicci: quam quidem receptionem vocat lavationem, vel mundationem, inquantum aliquid per humidum receptivum natum est ablui vel mundari.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ici aussi, pour les odeurs, etc., il explique quel est le genre commun de l’air et de l’eau qui est capable de recevoir l’odeur. Et il dit que ce qui est commun aux deux est appelé transparence, mais ce n’est pas la transparence comme telle qui est capable de recevoir l’odeur : elle peut recevoir la couleur, comme on l’a vu; mais elle peut recevoir l’odeur en tant qu’elle est lavable ou purifiable de la sécheresse enchyme, c'est-à-dire en tant qu’elle peut recevoir l’enchyme sec, et il appelle cette réception lavage ou nettoyage en tant qu’une chose, en recevant l’humidité, est susceptible d’être lavée ou purifiée.

[81321] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 3 Deinde cum dicit non enim probat quod supposuerat, scilicet quod susceptivum odoris non solum sit aer, sed etiam aqua. Et primo inducit huius probationem. Secundo concludit quid sit proprium susceptivum odoris, ibi, si quis ergo. Dicit ergo primo, quod odor non solum suscipitur in aere, sed etiam in aqua; et hoc manifeste ostenditur propter hoc quod pisces aliqui, ut sunt ostracoderma, idest animalia durae testae, viventia in aqua, videntur odorare ex hoc quod a longe odore trahuntur ad alimentum, quod videre non possunt. Et ex hoc apparet quod aqua est susceptiva odoris, duplici ratione. Primo quidem, quia huiusmodi animalia non vivunt in aere, sed in aqua. Quod autem sub aqua, in qua huiusmodi pisces degunt, non sit aer sed aqua, probat per hoc, quod aer supernatet aquae etiam si infra aquam ponatur; sicut patet de ventre inflato, si per violentiam submergatur, quod supernatabit aquae. Secundo etiam, quia si daretur quod aer esset intra aquam, cum tamen huiusmodi animalia non respirent aerem, ita non sentirent odorem, si solus aer esset odoris susceptivus.

Ensuite, où il dit : En effet, l’odoration a lieu, etc., il prouve ce qu’il a supposé, à savoir que ce qui peut recevoir l’odeur n’est pas seulement l’air, mais également l’eau. Et en premier, il présente cette preuve. En deuxième, il conclut ce qui a la propriété de recevoir l’odeur, où il dit : Si donc l’on admet que l’eau, etc. Il dit donc en premier que l’odeur n’est pas reçue seulement dans l’air, mais aussi dans l’eau, et ce qui le montre avec évidence, c’est que certains poissons, comme les ostracodermes[116], c'est-à-dire des animaux à coquille dure qui vivent dans l’eau, semblent percevoir l’odeur parce qu’ils sont attirés de loin par l’odeur vers leur nourriture, qu’ils ne peuvent pas voir. Et cela manifeste que l’eau peut recevoir l’odeur, pour deux raisons. En premier, parce que ces animaux ne vivent pas dans l’air, mais dans l’eau. Et il prouve le fait que sous l’eau, dans laquelle de tels poissons séjournent, il n'y a pas d’air mais de l’eau, en disant que l’air surnage l’eau même si elle est poussée sous l’eau, comme c’est évident d’une outre gonflée si elle est submergée par violence, qui revient flotter sur l’eau. En deuxième aussi, parce que si on admettait que l’air est à l’intérieur de l’eau, puisque ces animaux ne respirent pas l’air, ils ne sentiraient pas l’odeur si l’air était seul à pouvoir recevoir l’odeur.

[81322] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 4 Deinde cum dicit si quis ergo concludit quid sit proprium susceptivum odoris: et dicit quod aer et aqua, quae sunt susceptiva odoris, sunt humida; sequitur quod odor nihil sit aliud quam quaedam natura, scilicet forma ab enchymo sicco impressa in humido, quod est aer et aqua; et illud est odorabile, quod est tale, idest humidum habens naturam sibi impressam ab enchymo sicco.

Puis, où il dit : Si donc l’on admet, etc., il conclut en disant ce qui est propre à recevoir l’odeur : il dit que l’air et l’eau, qui sont capables de recevoir l’odeur, sont humides; il s’ensuit que l’odeur n’est rien d’autre qu’une certaine nature, à savoir la forme du sec enchyme imprimée dans l’humide, qui est l’air et l’eau; et c’est cela qui peut être perçu par l’odorat, à savoir l’humide qui a une nature imprimée en lui par le sec enchyme.

[81323] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 5 Deinde cum dicit quoniam vero probat quod enchymus sit effectivum odoris. Et hoc probat tripliciter. Primo quidem per ea quae habent vel non habent odorem. Secundo per diversas opiniones quorumdam de odore, ibi, videtur autem quibusdam. Tertio per affinitatem odoris ad saporem, ibi, adhuc autem siquidem. Dicit ergo primo, quod manifestum est et per ea quae habent odorem, quod haec passio, quae est odor, sit impressa ab enchymo, idest ab humore imbibito et comprehenso a sicco, ut supra dictum est. Primo enim elementa omnia, scilicet ignis, aqua, terra, carent odore; quia sive sint humida, sive sicca, sunt achyma, idest sine humore comprehenso a sicco; quia quae eorum sunt humida habent humidum sine sicco; quae autem eorum sunt sicca habent siccum sine humido, nisi sit facta aliqua commixtio elementorum. Unde mare habet aliquem odorem, quia in eo siccum terrestre est admixtum humido aqueo, ut manifestatur per salsum saporem. Sal etiam magis habet odorem, quam nitrum. Et quod ista duo, scilicet sal et nitrum, habeant aliquid de enchymo, manifestatur per hoc quod oleum exit ab eis per aliquod artificium; et ex hoc manifestatur quod est in eis aliquis humor pinguis comprehensus a sicco: sed nitrum minus habet de huiusmodi humore quam sal; et ideo est minus odorabile.

Ensuite, où il dit : Que toute cette modification, etc., il prouve que l’enchyme est ce qui produit l’odeur. Et il le prouve de trois façons. En premier, par les choses qui ont une odeur ou n’en ont pas. En deuxième, par les diverses opinions de certains au sujet de l’odeur, où il dit : Quelques naturalistes pensent, etc. En troisième, par l’affinité entre l’odeur et la saveur, où il dit : Il est tout aussi clair que, etc. Il dit donc en premier qu’il est évident, tant par les choses qui ont une odeur [que par celles qui n’en ont pas[117]], que la propriété qu’est l’odeur est conférée par l’enchyme, c'est-à-dire l’humidité imbibée dans le sec et englobée par lui, comme on l’a dit. En premier, en effet, tous les éléments, feu, [air,] eau et terre, sont sans odeur, car, qu’ils soient humides ou qu’ils soient secs, ils sont achymes, c'est-à-dire sans humidité englobée dans le sec, car les éléments qui sont humides ont l’humide sans le sec, et ceux qui sont secs ont le sec sans l’humide, à moins qu’il n’y ait un mélange des éléments. C’est pourquoi la mer a une odeur, car le sec de la terre y est mélangé à l’humide de l’eau, comme la saveur du sel le montre bien. En effet, le sel est plus odorant que le nitre[118]. Et que les deux, le sel et le nitre, ont quelque chose d’enchyme, on le voit parce que de l’huile en est extraite par un moyen artificiel; et cela montre qu’ils contienneut une certaine humeur grasse contenue par le sec, mais le nitre contient moins de cette humidité que le sel, et c’est pourquoi il est moins odorant.

[81324] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 6 Secundo manifestat idem in lapidibus et lignis: et dicit quod lapis solidus et durus caret odore, quia non habet praedictum humorem, a quo odor causatur, propter magnam sui terrestritatem; sed ligna habent odorem, quia habent aliquid de praedicto humore: quod patet ex hoc, quia inflammabilia sunt propter pinguedinem in eis existentem. Unde ligna, quae habent humorem magis aquosum et minus pinguem, quasi non comprehensum a sicco, sunt minus odorabilia, sicut patet de ligno populeo: ligna autem abietis et pinea sunt multum odorabilia, propter pinguedinem humoris ipsorum.

En deuxième, il montre la même chose pour les pierres et le bois, en disant que la pierre, solide et dure, est sans odeur, parce qu’elle n’a pas cette humidité qui cause l’odeur, parce qu’elle est très terreuse, mais le bois a une odeur parce qu’il a une certaine quantité de cette humidité; cela est évident parce qu’il est inflammable à cause du gras qu’il contient. C’est pourquoi les bois qui ont une humidité plus aqueuse et moins grasse, non incluse dans le sec, sont moins odorants, comme c’est évident pour le bois de peuplier, tandis que les bois de sapin et de pin sont très odorants parce que leur humidité est grasse.

[81325] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 7 Tertio manifestat idem in metallis, inter quae aurum est minime odorabile, eo quod caret praedicto humore: quod contingit propter eius magnam terrestritatem, quae significatur ex maximo pondere eius. Est enim ponderosius ceteris metallis. Sed aes et ferrum est odorabile, quia humidum in eis digestum est imbibitum a sicco, et non est totaliter ab eo separatum, sicut in auro. Unde et scoriae eorum, propter adustionem humidi, sunt minus odorabiles. Argentum vero et stannum sunt magis odorabilia quam aurum, minus vero quam aes et ferrum: habent enim humorem magis aquaticum et minus comprehensum a sicco quam aes et ferrum. Quia tamen humiditas eorum aliqualiter comprehenditur a sicco, non sunt penitus absque odore, sicut aurum.

En troisième, il montre la même chose pour les métaux, dont l’or est le moins odorant, du fait qu’il est privé de cette humidité; il en est ainsi parce qu’il est très terreux, ce qui est manifesté par son poids très grand. En effet, il est plus pesant que les autres médaux. Mais l’airain et le fer sont odorants, parce que leur humidité est digérée et imbible par le sec et n’en est pas totalement séparée comme dans l’or. C’est pourquoi leurs scories[119], parce que l’humidité a été consumée, sont moins odorantes. Cependant, l’argent et l’étain sont plus odorants que l’or, mais moins que l’airain et le fer; leur humidité, en effet, est plus aqueuse et moins enfermée par le sec que celle de l’airain et du fer. Pourtant, comme leur humidité est renfermée de quelque façon dans le sec, ils ne sont pas totalement sans odeur comme l’or.

[81326] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 8 Deinde cum dicit videtur autem ostendit quod enchymum sit activum odoris per opiniones aliorum. Secundo excludit eas, ibi, sed neutrum horum. Tertio concludit propositum, ibi, quoniam ergo. Dicit ergo primo: quibusdam videtur quod odor sit fumalis evaporatio, quae est communis aeri et terrae, quasi medium inter ea, quia est aliquid resolutum a sicco terrestri non pertingens ad subtilitatem aeream: et omnes antiqui qui loquuntur de odore, propinqui fuerunt ad hanc positionem. Unde et Heraclitus dicit, quod, si omnia entia resolverentur in fumum, nares percipientes odorem, discernerent omnia entia, quasi omnia entia essent odores. Existimabat enim Heraclitus vaporem esse rerum principium.

Ensuite, lorsqu’il dit : Quelques naturalistes pensent, etc., il montre que l’enchyme est le principe actif de l’odeur, d’après les opinions des autres. En deuxième, il les réfute, où il dit : Mais l’odeur ne paraît être, etc. En troisième, il établit sa conclusion, où il dit : Il est donc clair que l’humide, etc. Il dit donc en premier qu’il semble à certains que l’odeur est une évaporation fumeuse, qui est commune à l’air et à la terre comme une sorte d’intermédiaire entre eux, parce qu’elle est une substance dégagée par la sécheresse de la terre et qui n’atteint pas à la subtilité de l’air ; et tous les anciens qui ont parlé de l’odeur ont été proches de cette théorie. C’est pourquoi Héraclite dit que si tous les êtres étaient réduits en fumée, les narines, percevant l’odeur, discerneraient tous les êtres, comme si tous les êtres étaient des odeurs. Héraclite estimait en effet que la vapeur est le principe des choses.

[81327] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 9 Quia tamen non omnes philosophi posuerunt odorem esse fumum, sed quidam aliquid simile, ideo ad hanc diversitatem manifestandam subiungit, quod quidam attribuebant odori exhalationem, quidam evaporationem, quidam utrumque; et ostendit differentiam inter haec duo; quia evaporatio nihil aliud est quam quaedam humiditas aquea resoluta; exhalatio autem sive fumus est commune aeri et terrae, cum sit resolutio quaedam ex sicco terrestri, sicut dictum est. Et signum huius differentiae est quod ex evaporatione quando condensatur, generatur aqua, ex fumali autem evaporatione aliquid terrestre.

Pourtant, comme tous les philosophes n’ont pas affirmé que l’odeur est une fumée, mais autre chose de semblable, il ajoute, pour montrer cette divergence, que certains attribuaient l’odeur à l’exhalaison, d’autres à l’évaporation, d’autres aux deux, et il montre la différence entre les deux, car l’évaporation n’est rien d’autre qu’une humidité aqueuse dissoute, alors que l’exhalaison ou la fumée est commune à l’air et à la terre, puisque elle une sorte de dissolution de la sécheresse terrestre, comme on l’a dit. Et le signe de cette différence est que l’évaporation, lorsqu’elle se condense, engendre de l’eau, alors que l’évaporation fumeuse engendre quelque chose de terreux.

[81328] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 10 Secundo ibi sed neutrum excludit praedictas positiones duabus rationibus. Quarum prima est, quia vapor pertinet ad aquam, quae non est odorabilis absque admixtione sicci, sicut supra dictum est; fumus autem non potest fieri in aqua, tamen fit odor, ut supra est ostensum per hoc, quod quaedam animalia odorant in aqua: ergo odor non est fumus nec vapor.

Deuxièmement, où il dit : Mais l’odeur ne paraît être, etc., il réfute ces théories, par deux arguments. Le premier est que la vapeur se rattache à l’eau, qui n’est pas odorante sans mélange avec une substance sèche, comme on l’a dit plus haut; or, il ne peut pas y avoir de fumée dans l’eau, et pourtant il y a de l’odeur, comme on l’a montré par le fait que certains animaux perçoivent une odeur dans l’eau; l’odeur n’est donc ni une fumée ni une vapeur.

[81329] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 11 Secundam rationem ponit ibi amplius evaporatio quae talis est. Similis ratio est quod evaporatio dicatur odor, et quod colores dicantur effluxiones; sed illud non dicitur de coloribus, ut supra dictum est; ergo nec istud bene dicitur de odoribus. Utrobique enim sequitur quod sensus fiat per tactum, et odorum, et colorum; et quod corpora odorata et visa diminuerentur, et tandem totaliter resolverentur per effluxionem: et hoc est inconveniens, praesertim cum inveniatur tam a remotis aliquid videri et odorari, quod nullo modo resolutio corporis usque illuc reduci possit. Sic enim ad tantam distantiam, et color et odor per spiritualem immutationem medii percipi possunt.

Il présente le deuxième argument où il dit : De plus, dans ce système, etc. Le voici : c’est pour une raison semblable que l’évaporation est appelée odeur et que les couleurs sont appelées émanations. Or, on ne peut pas dire cela des couleurs, comme on l’a dit; donc, on ne peut pas le dire sensément pour les odeurs. Dans les deux cas, en effet, il s’ensuit que la sensation a lieu par toucher des odeurs comme des couleurs, et que les corps sentis et vues diminueraient et finiraient par se dissoudre totalement par émanation; et cela est absurde, principalement parce qu’une chose peut être vue et sentie de si loin qu’il n’y a aucun moyen que ce qui se dégage du corps puisse se rendre jusque-là. En effet, à une si grande distance, la couleur et l’odeur peuvent être perçues par l’impression spirituelle du milieu.

[81330] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 12 Deinde cum dicit quod ergo concludit propositum, scilicet quod ex quo odor non est nec vapor, nec fumus, manifestum est quod humidum, quod est in spiritu, idest in aere et in aqua, patitur ab enchyma siccitate, et sic odor fit et sentitur. Humidum enim non solum invenitur in aqua, sed etiam in aere.

Puis lorsqu’il dit : Il est donc clair que l’humide, etc., il tire la conclusion souhaitée, à savoir que, puisque l’odeur n’est ni une vapeur ni une fumée, il est manifeste que l’humidité qui est dans le souffle, c'est-à-dire dans l’air et dans l’eau, est affectée par la sécheresse enchyme, et c’est ainsi que l’odeur est produite et sentie. En effet, l’humidité ne se trouve pas seulement dans l’eau, mais aussi dans l’air.

[81331] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 13 Deinde cum dicit adhuc autem manifestat quod enchymum sit activum odoris per affinitatem ad saporem. Et circa hoc tria facit. Primo proponit dicens: et si enchymum similiter facit odorem in humido aqueo et in aere, sicut siccum terrestre lavatum per humidum aqueum facit sapores, manifestum est quod odores oportet proportionatos esse saporibus.

Ensuite, où il dit : Il est tout aussi clair que, etc., il manifeste que l’enchyme est l’élément actif de l’odeur en raison de son affinité avec la saveur. Et il traite ce sujet en trois points. En premier, il propose sa thèse en dicant que, si l’enchyme produit pareillement l’odeur dans l’humidité aqueuse et dans l’ir, de même que la sécheresse terreuse lavée par l’humidité aqueuse produit les saveurs, il est manifeste que les odeurs sont forcément proportionnées aux saveurs.

[81332] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 14 Secundo ibi, sed adhuc manifestat propositum adaptando odores saporibus. Et dicit quod in quibusdam hoc accidit manifeste. Dicuntur enim acetosi et dulces odores, et austeri, et styptici, et Pontici, et crassi, sicut et sapores; sed amaros odores non dicimus, sed putridi odores proportionabiliter respondent amaris saporibus, quia amari sapores difficile sorbentur. Putrida sunt dysanapneusta, idest difficilis respirationis. Unde manifestum est ex hac affinitate odoris ad saporem, quod sicut sapor fit in aqua, ita odor in aere et aqua.

En deuxième, où il dit : et cette ressemblance est réelle, etc., il manifeste son assertion en comparant les odeurs aux saveurs. Et il dit que dans certains cas, cela apparaît ave évidence. On parle en effet d’odeurs aigres, douces, âpres, astringentes, piquantes et grasses, comme pour les saveurs, mais on ne parle pas d’odeurs amères; toutefois, les odeurs putrides correspondent de façon proportionnelle aux saveurs amères, car les saveurs amères sont avalées difficilement. Les odeurs putrides sont dysanapseustes, c'est-à-dire difficiles à respirer. Il est donc évident, en raison de cette affinité entre l’odeur et la saveur, que de même que la saveur se produit dans l’eau, de même l’odeur est produite dans l’air et dans l’eau.

[81333] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 15 Tertio ibi, et propter. Probat praedictam affinitatem per impedimenta saporis et odoris; quia per frigus et congelationem, sapores hebetantur et odores, exterminantur, inquantum per praedicta aufertur calidum, quod generat et movet odores et sapores, ut ex dictis apparet.

En troisième, où il dit : et que c’est ce qui fait que le froid, etc. Il prouve cette affinité au moyen de ce qui empêche la saveur et l’odeur : en effet, le froid et la congélation émousse les saveurs et suppriment les odeurs du fait qu’ils enlèvent la chaleur qui engendre et meut les odeurs et les saveurs, comme il ressort de ce qu’on a dit.

 

Leçon 13

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Il y a deux espèces principales d'odeurs; car on a tort de soutenir que les odeurs n'ont pas d'espèces, comme quelques-uns le disent. Il est certain qu'elles en ont; nous montrerons ici comment cela est, et jusqu'à quel point cela n'est pas. D'abord on a pu essayer de les classer comme les saveurs, ainsi que nous l'avons dit; et alors c'est indirectement qu'elles sont agréables et désagréables. En effet, comme les saveurs sont des affections de la faculté nutritive, les odeurs des aliments sont agréables à l'animal quand il désire sa nourriture; mais elles cessent de lui plaire quand il s'est repu, et qu'il n'a plus besoin de rien; la nourriture même qui exhale ces odeurs ne lui plaît pas alors davantage. Ainsi donc, nous pouvons le redire, ces odeurs ne sont agréables et pénibles qu'indirectement et par accident; et voilà aussi pourquoi celles-là sont perçues indistinctement par tous les animaux. Mais il y en a d'autres qui sont agréables par elles-mêmes, comme celles des fleurs; celles-là n'excitent ni plus ni moins l'animal à prendre ses aliments ; elles ne contribuent en rien à provoquer son appétit; elles feraient plutôt le contraire; car le mot de Strattès, se moquant d'Euripide, est très-juste : « Quand vous faites cuire de l'oignon, n'y versez pas de l'ambre. » Et ceux qui aujourd'hui mettent ainsi des aromates dans leurs boissons, forcent le plaisir par l'habitude même, jusqu'à ce que des deux sensations diverses qu'ils reçoivent, il se forme comme une seule impression agréable, et que le plaisir leur vienne d'une sensation unique.

Ainsi, la perception de cette espèce d'odeurs est propre à l'homme. Quant à la perception des odeurs qui tiennent aux saveurs, elle appartient aussi aux autres animaux, comme on vient de le dire. Et c'est parce que ces odeurs ne sont agréables que par accident qu'on a pu classer leurs espèces selon les saveurs mêmes; mais on ne peut classer ainsi les autres, parce que leur nature est par elle-même ou agréable ou pénible. Ce qui fait que cette odoration est spéciale à l'homme, c'est la frigidité même qui règne autour de son cerveau. En effet, comme le cerveau est froid naturellement, comme le sang des veines qui l'environnent est léger et très-pur, mais facile à se refroidir, et que par suite l'évaporation de la nourriture en se refroidissant dans ces parties produit des fluxions morbides, cette espèce particulière d'odeurs a été donnée à l'homme comme un moyen puissant de santé. Elle n'a pas certainement un autre objet que celui-là, et bien évidemment elle remplit cette fonction.

Ce qui le prouve, c'est que souvent la nourriture, tout agréable qu'elle est, soit sèche, soit liquide, est dangereuse; mais celle qui plaît parce qu'elle exhale une odeur bonne en soi-même, quelle que puisse être d'ailleurs la disposition de l'individu, celle-là, on peut dire, lui est toujours favorable.

Voilà pourquoi c'est par la respiration que l'odeur est perceptible, non pas à tous les animaux il est vrai, mais aux hommes; et parmi les animaux qui ont du sang, aux quadrupèdes, et à tous ceux en général qui par leur organisation sont davantage en rapport avec l'air. Les odeurs étant portées vers le cerveau par la légèreté même de la chaleur qu'elles contiennent, les parties qui environnent cet organe en sont plus saines. C'est que la puissance de l'odeur est naturellement chaude, et que la nature emploie la respiration à deux fins : directement, à la fonction qu'accomplit la poitrine, et indirectement et par surcroît, à celle de l'odorat. En effet, quand on respire, on produit, comme en passant, le mouvement qui a lieu par les narines.

Mais ce mode particulier d'odoration appartient spécialement à l'organisation de l'homme, parce que, relativement à sa grandeur, il a le cerveau plus humide et plus gros que le reste des animaux. Aussi l'homme est pour ainsi dire le seul des animaux qui sente, et qui goûte avec plaisir l'odeur des fleurs et toutes les autres odeurs analogues; car la chaleur et le mouvement de ces odeurs sont en rapport avec l'excès d'humidité et de fraîcheur qui est dans le cerveau humain.

Quant à tous les autres animaux qui ont des poumons parce qu'ils respirent, la nature ne leur a donné que la sensation de l'autre espèce d'odeur, afin de ne pas faire deux organes; et il leur suffit, quoiqu'ils respirent les deux espèces d'odeurs comme les hommes, d'avoir uniquement la perception de l'une des deux.

 

 

Lectio 13

Leçon 13 ─ Les différentes espèces d’odeur (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81334] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 1 Postquam philosophus determinavit generationem et naturam odoris, hic determinat de speciebus odorum. Et circa hoc duo facit. Primo determinat diversas species odoris. Secundo determinat modum odorandi, ibi, et propter hoc fit per respirationem. Circa primum tria facit. Primo proponit esse aliquas species odoris. Secundo determinat de speciebus odoris per convenientiam ad species saporum, ibi, hoc quidem enim est secundum sapores. Tertio determinat species, quae sunt odoris secundum se, ibi, quidam autem secundum ipsos. Dicit ergo primo, quod duae sunt species odorabilis: una quidem per convenientiam ad sapores, alia secundum se. Falsum est enim quod quidam dicunt, odorabile species non habere; sed oportet determinare quomodo habeat, et quomodo non habet. Est enim determinare species odorum secundum convenientiam ad species saporum, ut supra dictum est; non autem sunt determinatae odoris species secundum se nisi solum secundum diversa odorabilia; sicut si dicamus alium esse odorem rosarum et violarum, et aliorum huiusmodi. Discernitur tamen in his odoribus delectabile et abominabile.

Après avoir traité de la génération et de la nature de l’odeur, le Philosophe traite maintenant des espèces d’odeurs. Et il traite ce sujet en deux parties. En premier, il détermine les diverses espèces d’odeurs. En deuxième, il traite de la façon de percevoir les odeurs, où il dit : Voilà pourquoi c’est par la respiration, etc. Il traite la première partie en trois sections. En premier, il affirme qu’il y a des espèces d’odeurs. Deuxièmement, il traite des espèces d’odeurs par comparaison avec les espèces de saveurs, où il dit : D’abord on a pu essayer, etc. Troisièmement, il détermine les espèces qui relèvent essentiellement de l’odeur, où il dit : Mais il y en a d’autres qui sont agréables, etc. Il dit donc en premier qu’il y a deux espèces d’odorants : l’une par comparaison avec les saveurs, l’autre par essence. Certains disent que l’odorant n’a pas d’espèces, mais c’est faux; il faut toutefois déterminer comment il a des espèces et comment il n’en a pas. On peut en effet déterminer les espèces d’odeurs selon leur concordance avec les espèces de saveurs, comme on l’a dit; cependant, il n'y a pas d’espèces déterminées d’odeurs en tant que telles, sinon selon divers odorants, comme si nous disons que l’odeur des roses diffère de celle des violettes et de choses du genre. On distingue cependant dans ces odeurs l’agréable et le détestable.

[81335] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 2 Deinde cum dicit hoc quidem determinat de speciebus odorum, quae consequuntur species saporum. Et dicit, quod inter odorabilia aliquid est odorativum secundum saporis species, ut supra dictum est; et ideo delectabile et contristans est in eis secundum accidens, idest non inquantum habent odorem, sed inquantum eorum odor significat nutrimentum. Odor enim est quaedam passio nutrimenti, sicut et sapor: animal enim discernit conveniens nutrimentum a remotis per odorem, sicut coniunctum per saporem. Et ideo huiusmodi odores non sunt delectabiles animalibus repletis, et quae cibo non indigent, sicut nec esca habens hos odores est his delectabilis; sed animalibus appetentibus cibum, idest esurientibus vel sitientibus, sunt huiusmodi odores appetibiles, sicut et cibus vel potus est eis appetibilis. Unde manifestum est quod huiusmodi odorabile habet delectationem et tristitiam secundum accidens, sicut dictum est, scilicet ratione nutrimenti.

Puis lorsqu’il dit : D’abord on a pu essayer, etc., il traite des espèces d’odeurs qui sont consécutives aux espèces de saveurs. Et il dit que parmi les odorants, certains le sont selon les espèces de saveurs, comme on l’a dit; et ainsi, ils sont agréables ou déplaisants par accident, c'est-à-dire pas en tant qu’ils ont une odeur, mais en tant que leur odeur signifie la nourriture. En effet, l’odeur est une propriété de la nourriture, comme la saveur, car l’animal perçoit la nourriture éloignée qui lui convient par l’odeur, comme il perçoit la nourriture en contact avec lui par la saveur. C’est pourquoi ces odeurs ne sont pas agréables aux animaux repus, qui n’ont pas besoin de nourriture, comme les aliments qui ont ces odeurs ne leur sont pas agréables, mais pour les animaux qui désirent se nourrir, parce qu’ils ont faim ou soif, ces odeurs sont désirables, comme la nourriture ou la boisson leur sont désirables. Il est donc évident qu’un tel odorant apporte plaisir ou tristesse par accident, comme on l’a dit, en raison de la nutrition.

[81336] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 3 Et, quia nutrimentum est commune omnibus animalibus, idcirco omnia animalia percipiunt hos odores: quod tamen intelligendum est de omnibus animalibus habentibus motum progressivum, quae necessario habent quaerere alimentum ex longinquo per odorem: animalibus autem immobilibus sufficit gustus et tactus ad discernendum convenientiam alimenti.

Et comme la nutrition est commune à tous les animaux, pour cette raison tous les animaux perçoivent ces odeurs; il faut toutefois comprendre cela de tous les animaux qui ont un mouvement progressif, qui doivent nécessairement chercher une nourriture éloignée par l’audeur; pour les animaux immobiles, le goût et le toucher suffisent pour discerner la convenance de la nourriture.

[81337] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 4 Deinde cum dicit quidam autem determinat species odoris per se. Et primo ponit huiusmodi species odoris. Secundo ostendit a quibus animalibus percipiantur, ibi, hoc quidem igitur odorabile. Circa primum tria facit. Primo proponit quid intendit. Secundo probat propositum, ibi, nihil enim magis. Tertio excludit obiectionem contrariam, ibi, qui autem nunc commiscent. Dicit ergo primo, quod quidam odores sunt delectabiles secundum seipsos, idest non per comparationem ad alimentum, sicut fit de odoribus florum.

Puis lorsqu’il dit : Mais il y en a d’autres qui sont, etc., il détermine les espèces de l’odeur comme telle. Et en premier, il énonce ces espèces de l’odeur. En deuxième, il montre par quels animaux elles sont perçues, où il dit : Ainsi, la perception de cette espèce, etc. Il traite la première partie en trois points. En premier, il propose ce qu’il veut montrer. En deuxième, il prouve sa proposition, où il dit : celles-là n’excitent ni plus ni moins, etc. Il dit donc en premier que certaines odeurs sont agréables en elles-mêmes, c'est-à-dire sans rapport avec des aliments, comme c’est le cas des odeurs des fleurs.

[81338] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 5 Deinde cum dicit nihil enim probat quod huiusmodi odores sunt secundum se delectabiles; quia scilicet non habent conferre ad escam, ut videlicet appetentes escam magis his odoribus delectentur, et repleti minus. Neque etiam huiusmodi odores conferunt aliquid ad desiderium escae, sicut odores, de quibus supra dictum est, promoventes escae appetitum; sed magis accidit contrarium: quia per immixtionem horum odorabilium, redditur esca indelectabilis, quia frequenter quae bene redolent secundum huiusmodi odorem, sunt mali saporis.

Ensuite, lorsqu’il dit : celles-là n’excitent ni plus ni moins, etc., il prouve que ces odeurs sont agréales par elles-mêmes : en effet, elles n’ont pas de rapport avec la nourriture de sorte que ceux qui désirent manger prennent plus de plaisir à ces odeurs, et ceux qui sont repus s’en réjouissent moins. De plus, ces odeurs ne contribuent en rien au désir de manger, comme les odeurs dont on a parlé plus haut, qui stimulent le désir de la nourriture; c’est plutôt le contraire qui arrive, car le mélange de ces odorants rend la nourriture désagréable : il arrive souvent que ce qui dégage une bonne odeur de ce genre a un mauvais goût.

[81339] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 6 Et inducit ad hoc verbum cuiusdam poetae comici, qui Stratis dicebatur, qui in vituperium alterius poetae, scilicet Euripidis exquirentis cibaria nimis delicate parata, dixit: quando lentem decoquis, non infundas myron, idest unguentum suaviter redolens: quia non oportet quod in pulmento tuo apponas aliqua suaviter redolentia.

Et il cite en ce sens les paroles d’un poète comique appelé Stratis[120], qui, en critiquant u autre poète, Euripide[121], parce qu’il recherchait une nourriture trop délicatement apprêtée, a dit : Quand on cuit des lentilles, on n’y verse pas du parfum, c'est-à-dire un onguent qui dégage une odeur agréable, car il n’est pas nécessaire d’ajouter à ton ragoût des produits aromatiques.

[81340] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 7 Deinde cum dicit qui autem excludit obiectionem quae posset fieri propter consuetudinem quorumdam talia cibis admiscentium. Sed ipse respondet dicens, quod illi qui huiusmodi virtutes, idest res odoriferas, commiscent cibis et potibus, faciunt per consuetudinem quamdam violentiam naturali delectationi, ut scilicet perveniant ad hoc quod unum et idem sit delectabile duobus sensibus, scilicet gustui et odoratui, sicut naturaliter est unum delectabile uni sensui.

Ensuite, où il dit : Et ceux qui aujourd'hui mettent ainsi, etc., il écarte une objection qui pourrait être soulevée à cause de la coutume de certains qui mélangent de tels produits aux aliments. Il y répond en disant que ceux qui mélangent de telles puissances, c'est-à-dire des substances odorantes, à leur nourriture et à leur boisson, font violence en quelque sorte par leur habitude au plaisir naturel, de sorte qu’ils parviennent à ce qu’une seule et même chose soit agréable aux deux sens, le goût et l’odorat, comme un seul objet est naturellement agréable à un seul sens.

[81341] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 8 Deinde cum dicit hoc quidem ostendit a quibus huiusmodi odorabilia percipiantur. Et circa hoc tria facit. Primo proponit quid intendit. Secundo assignat causam dictorum, ibi, causa autem est. Tertio excludit obiectionem, ibi, cibus. Dicit ergo primo, quod hoc odorabile, quod secundum se delectat vel contristatur, est proprium hominis, quia scilicet solus homo huiusmodi odorabilia discernit, et in eis delectatur vel contristatur. Unde quantum ad hoc abundat in homine sensus odoratus prae aliis animalibus. Sed odor, qui coordinatur sapori, competit etiam aliis animalibus, quae in huiusmodi odoribus discernendis habent acutiorem sensum quam homo; et quantum ad hoc supra dixit, quod sensum odoratus habemus peiorem aliis animalibus. Et, quia illi odores, qui coordinantur saporibus, habent delectationem per accidens, scilicet per comparationem ad escam; ideo species eorum distinxit secundum species saporum: quod non contingit in his odoribus, qui secundum propriam naturam habent tristitiam vel delectationem; sed huius odoris species distingui non possunt nisi secundum odorabilia, ut dictum est.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ainsi, la perception de cette espèce, etc., il montre par qui de tels odorants sont perçus. Et il traite ce point en trois sections. En premier, il énonce ce qu’il veut montrer. En deuxième, il indique la cause de ce qu’il a dit, où il dit : Ce qui fait que cette odoration, etc. En troisième, il écarte une objection, où il dit : Ce qui le prouve, c’est que souvent, etc. Il dit donc en premier que l’odorant qui réjouit ou attriste en lui-même est propre à l’homme, parce que l’homme seul discerne de tels odorants et s’en réjouit ou s’en attriste. C’est pourquoi, sous ce rapport, le sens de l’odorat est plus développé chez l’homme que ches les autres animaux. Mais l’odeur qui est coordonnée à la saveur se trouve aussi chez les autres animaux, qui ont une perception plus vive que l’homme pour discerner ces odeurs; et sous ce rapport, il a dit plus haut que nous avons un moins bon sens de l’odorat que les autres animaux. Et comme les odeurs qui sont coordonnées aux saveurs causent du plaisir par accident, c'est-à-dire par comparaison à la nourriture, il distingue leurs espèces selon les espèces de saveurs, ce qu’il ne fait pas pour les odeurs qui causent en elles-mêmes du plaisir ou de la tristesse, car les espèces de ces odeurs ne peuvent être distinguées que selon les odorants, comme on l’a dit.

[81342] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 9 Deinde cum dicit causa autem assignat causam praedictorum: et dicit, quod odor secundum se delectabilis, est proprius hominis ad contemperandum frigiditatem cerebri ipsius. Homo enim habet maius cerebrum secundum quantitatem sui corporis inter cetera animalia: cerebrum autem secundum suam naturam est frigidum, et sanguis qui circa cerebrum continetur in quibusdam subtilibus venis, est de facili, infrigidabilis; et ex hoc contingit, quod fumi resoluti a cibo sursum ascendentes propter loci infrigidationem, inspissantur infrigidati, et ex hoc causantur rheumaticae infirmitates in hominibus; et ideo in adiutorium sanitatis contra superfluam cerebri frigiditatem attributa est ita species odoris hominibus; et si quandoque huiusmodi odores gravent cerebrum, hoc est quia non adhibentur secundum quod debent, sed superflue ipsum calefacientes faciunt nimiam resolutionem; sed, si modo debito adhibeantur, conferunt ad sanitatem; et hoc manifeste apparet ex effectu, cum tamen nulla alia utilitas appareat talis odoris: parum enim deservit intellectui perceptio talium odorum ad investigandas naturas rerum, cui multum deservit visus et auditus, ut supra ostensum est.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ce qui fait que cette odoration, etc., il présente la cause de ce qu’il vient de dire, en disant que l’odeur agréable par elle-même est propre à l’homme et vise à tempérer la froideur de son cerveau. En effet, l’homme a un cerveau plus gros par rapport à la masse de son corps que les autres animaux; or, selon sa nature, le cerveau est froid, et le sang qui est contenu dans les veines très fines qui l’entourent est facilement refroidissable; de là vient que les vapeurs dégagées par un aliment qui montent à cause du refroidissement de l’endroit épaississent une fois refroidies, et cela cause des rhumatismes chez les hommes; c’est pourquoi cette espèce d’odeurs a été accordée aux hommes, pour protéger leur santé contre une froideur excessive du cerveau; et si ces odeurs accablent parfois le cerveau, c’est parce qu’elles ne sont pas employées comme il faut, mais, en le réchauffant excessivement, causent trop d’évaporation; si toutefois elles sont employées de la bonne façon, elles sont utiles à la santé; et leurs effets le montrent avec évidence, même si on ne voit aucune autre utilité à de telles odeurs; en effet, leur perception n’a guère d’utilité pour l’intelligence dans sa recherche de la nature des choses, à laquelle la vue et l’ouïe sont grandement utiles, comme on l’a montré plus haut.

[81343] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 10 Deinde cum dicit cibus enim excludit quamdam obiectionem. Posset enim aliquis dicere, quod ad praedictum remedium sanitatis sufficeret aliqua species odorabilis, quae coordinatur sapori. Sed ipse respondet, quod illa species odoris, quae est delectabilis propter cibum, multotiens magis gravat caput, vel propter superfluam humiditatem, vel propter superfluam siccitatem. Sed illa species odoris, quae est secundum se delectabilis, semper est utilis ad sanitatem ex sui natura. Addit autem ut est dicere, propter indebitum usum.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ce qui le prouve, c’est que souvent, etc. On pourrait dire en effet que pour apporter un tel remède à la santé, il suffirait d’avoir une espèce d’odorant qui est jointe à la saveur. Mais il répond que l’espèce d’odeur qui est agréable à cause de la nourriture, dans bien des cas, appesantit plutôt la tête, soit à cause de l’excès d’humidité, soit à cause de l’excès de sécheresse. Mais l’espèce d’odeur qui est agréable en elle-même est toujours utile à la santé de par sa nature. Mais il ajoute pour ainsi dire à cause de son usage inapproprié.

[81344] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 11 Deinde cum dicit et propter concludit ex praedictis debitum modum odorandi. Et primo in hominibus et in aliis animalibus respirantibus. Secundo in animalibus non respirantibus, ibi, quae vero non respirant. Circa primum tria facit. Primo proponit quod intendit. Secundo assignat causam propositam quantum ad homines, ibi, ascendentibus namque. Tertio quantum ad alia animalia, ibi, aliis vero. Dicit ergo primo, quod, quia odor utilis est ad contemperandum cerebri frigiditatem, ideo odoratio fit per respirationem; non quidem in omnibus animalibus, sed in hominibus et quibusdam animalibus habentibus sanguinem, sicut in quadrupedibus et avibus, quae etiam magis participant aerem et naturam aeris, ut eorum motus demonstrat.

Puis lorsqu’il dit : Voilà pourquoi c’est par la respiration, etc., il conclut de ce qui précède la façon requise de percevoir les odeurs. Et il le fait, en premier, pour les hommes et les autres animaux qui respirent; en deuxième, pour les animaux qui ne respirent pas, où il dit : Il est du reste évident que les animaux, etc. (leçon XIII). Il traite la première section en trois parties. En premier, il présente ce qu’il veut montrer. En deuxième, il en donne la cause quant aux hommes, où il dit : Les odeurs étant portées vers le cerveau, etc. En troisième, il la montre pour les autres animaux, où il dit : Quant à tous les autres animaux, etc. Il dit donc en premier que c’est parce que l’odeur est utile pour tempérer la froideur du cerveau que l’odorat se fait par respiration, non certes chez tous les animaux, mais chez les hommes et certains animaux qui ont du sang, tels que les quadrupèdes et les oiseaux, qui participent également davantage de l’air et de la nature de l’air, comme le démontre leur mouvement.

[81345] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 12 Deinde cum dicit ascendentibus namque manifestat causam, quare odor percipitur respirando quantum ad homines. Et dicit quod odores ascendunt ad cerebrum, quia calor igneus, qui resolvit odores, dat eis quamdam levitatem, ut superiora petant; et ex hoc sequitur quaedam sanitas circa cerebrum. Odor enim habet virtutem calefaciendi, propter calidum igneum a quo causatur et resolvitur. Unde natura utitur respiratione ad duo: ut operose quidem, id est principaliter ad adiutorium thoracis, id est pectoris et ad refrigerium caloris. Ut adventitie autem, idest secundario ad percipiendum odorem. Dum enim homo respirat commovet aerem per nares attrahendo, et sic facit pertransire odores usque ad organum olfactus.

Puis lorsqu’il dit : Les odeurs étant portées vers le cerveau, etc., il manifeste la raison pour laquelle l’odeur est perçue dans la respiration dans le cas des hommes. Et il dit que les odeurs montent vers le cerveau parce que la chaleur du feu, qui fait évaporer les odeurs, leur donne une légèreté qui les fait chercher les hauteurs, et il s’ensuit une certaine santé autour du cerveau. En effet, l’odeur a le pouvoir de réchauffer, à cause de la chaleur du feu qui la cause et fait qu’elle se dégage. Alors, la nature utilise la respiration à deux fins : au fonctionnement, c'est-à-dire principalement pour aider le thorax, c'est-à-dire la poitrine, et pour refroidir ce qui est chaud. De façon accessoire ou secondaire, pour la perception de l’odorat. En effet, quand l’homme respire, il fait bouger l’air en l’attirant dans ses narines et fait ainsi parvenir les odeurs jusqu’à l’organe de l’odorat.

[81346] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 13 Ideo autem tale genus est proprium naturae humanae, quia homo habet inter cetera animalia, secundum proportionem suae magnitudinis, maius cerebrum et humidius aliis animalibus: et ideo solus homo inter cetera animalia sentit et delectatur in odoribus florum et aliorum huiusmodi odorum, et motus ad cerebrum reducet ad debitam mensuram hyperbolem, id est superexcessum frigiditatis et humiditatis cerebri. Addit autem ut est dicere quia alia animalia fugiunt malos odores inquantum sunt corruptivi.

La raison pour laquelle ce genre d’odeurs est propre à la nature humaine, c’est que l’homme, entre tous les animaux, a le cerveau le plus gros et le plus humide en proportion du volume de son corps; c’est pourquoi, seul parmi tous les animaux, il sent l’odeur des fleurs et d’autres odeurs du genre et y prend plaisir, et leur mouvement vers le cerveau ramène à la mesure requise l’hyperbole, c'est-à-dire l’excès de froideur et d’humidité du cerveau. Et il ajoute pour ainsi dire parce que les autres animaux fuient les mauvaises odeurs en tant qu’elles sont causes de corruption.

[81347] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 14 Deinde cum dicit aliis vero assignat causam odorandi per respirationem quantum ad alia animalia. Et dicit, quod animalibus habentibus pulmonem, quae sola respirant, natura dedit sensum alterius odoris, idest pertinentia ad cibum per respirationem, ut non faciat duo organa, unum respirandi et alium odorandi, cum sufficiat organum respirandi etiam ad odorandum, sicut hominibus, quantum ad duo genera odorabilium, et ita etiam aliis animalibus quantum ad unum tantum.

Ensuite, où il dit : Quant à tous les autres animaux, etc., il établit la cause pour laquelle les autres animaux perçoivent les odeurs par la respiration. Et il dit que la nature a donné aux animaux qui ont des poumons, les seuls qui respirent, la sensation de l’une des odeurs, celle qui détecte les aliments par la respiration, afin de ne pas produire deux organes, l’un pour respirer et l’autre pour sentir les odeurs, puisque l’organe de la respiration suffit également à l’odorat, comme il suffit auxles hommes pour les deux genres d’odeurs et suffit également aux autres animaux pour un genre d’odeurs seulement.

 

Leçon 14

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Il est du reste évident que les animaux mêmes qui ne respirent pas ont aussi la sensation de l'odeur. Ainsi, les poissons et toute la race des insectes sentent de loin, et fort bien, la nourriture spéciale qui leur convient, à quelque distance qu'ils en soient, à cause des qualités nutritives de l'odeur. C'est ce que font les abeilles pour leur miel, et cette espèce de petites fourmis qu'on appelle knipes en quelques lieux; et les rougets de mer, et beaucoup d'autres animaux, qui sentent très-finement leur nourriture par l'odeur qu'elle exhale.

Ce qu'on ne sait pas également bien, c'est par quel organe ils sentent; et l'on pourrait se demander comment ils perçoivent l'odeur, puisque c'est uniquement en respirant que l'odoration est possible, comme on peut l'observer dans tous les animaux qui respirent. Mais aucun de ceux dont nous parlons n'a la respiration, et pourtant ils sentent l'odeur. Admettre qu'ils ont encore quelqu'autre sens, outre les cinq qu'on connaît, est chose impossible; car c'est l'odoration qui doit s'appliquer à l'odorable. Or, ces animaux perçoivent l'odorable; mais ce n'est peut- être pas de la même façon que les autres. Dans les animaux qui respirent, le souffle fait lever la partie qui est placée sur la membrane comme une sorte de couvercle; et voilà pourquoi ils ne sentent pas quand ils n'aspirent pas. Au contraire dans les animaux qui ne respirent point, cet opercule est tout enlevé; c'est comme pour l'organisation des yeux : certains animaux ont des paupières qu'ils doivent ouvrir sous peine de ne pas voir, tandis que les animaux à yeux durs n'en ont pas, et qu'ainsi ils n'ont pas besoin de tégument, et voient sur-le-champ du moment qu'il leur est possible de voir.

De même aucun des animaux autres que l'homme, ne souffre de l'odeur des corps qui sentent mauvais par eux-mêmes, à moins que d'ailleurs ces corps ne leur soient nuisibles. Cependant ces odeurs les font mourir tout aussi bien ; et de même que souvent les hommes ont la tête appesantie et meurent par la vapeur du charbon, de même aussi les animaux autres que l'homme sont tués par la force du soufre et des corps bitumineux; et la douleur les fait fuir. D'ailleurs, en que beaucoup de plantes aient des odeurs repoussantes, ils ne s'inquiètent en rien de la mauvaise odeur pour elle-même, à moins que l'odeur n'agisse sur leur goût et n'importe à leur alimentation.

Comme les sens sont en nombre impair, et que tout nombre impair a un milieu, il semble que l'odorat tienne aussi une sorte de place moyenne, d'une part entre les sens qui touchent directement leurs objets, je veux dire le toucher et le goût; et de l'autre, entre les sens qui ne perçoivent que par un intermédiaire, je veux dire la vue et l'ouïe. Voilà aussi pourquoi l'odeur est à la fois une qualité des aliments, (et les aliments appartiennent au même genre que le toucher), et une qualité des milieux nécessaires à la vue et à l'ouïe; en d'autres termes, on odore dans l'air et dans l'eau. Ainsi, l'odorable est quelque chose de commun à ces deux éléments, et se retrouve également dans le milieu propre du toucher, dans celui de l'ouïe et dans le diaphane. C'est donc avec quelque raison qu'on a pu assimiler l'odeur à une sorte de teinture et d'ablution de la sécheresse qui est dans l'humide et dans le fluide.

Bornons-nous à ce qui précède sur la question de savoir jusqu'à quel point l'odeur a ou n'a pas d'espèces.

Mais il est une opinion soutenue par quelques Pythagoriciens, qui n'est pas fort exacte : ils prétendent qu'il y a des animaux qui se nourrissent d'odeurs. D'abord nous voyons que toute nourriture doit être composée, car les êtres qui se nourrissent ne sont pas simples eux-mêmes; et voilà pourquoi il se forme des résidus des aliments, soit dans les êtres eux-mêmes, soit en dehors, comme dans les végétaux. De plus, l'eau toute seule et sans mélange est incapable de nourrir, car il faut toujours que la matière qui doit être assimilée ait une sorte de solidité corporelle ; à bien plus forte raison ne peut-on, avec quelque apparence, supposer que l'air puisse prendre un corps. Ajoutons que tous les animaux ont un organe qui reçoit la nourriture, et d'où le corps la tire pour se l'assimiler ; mais l'organe qui perçoit l'odeur est placée dans la tête, et l'odeur entre avec l'exhalaison aériforme de sorte qu'elle va au lieu même qui sert à respirer.

Il est donc évident que l'odorable, en tant qu'odorable, ne contribue en rien à l'alimentation. Mais il n'est pas moins clair qu'il contribue à la santé comme le prouve la sensation même, et comme le prouve aussi ce que nous venons de dire. Par conséquent, le rôle que la saveur joue dans la nourriture, pour les êtres quand ils se nourrissent, l'odeur le remplit pour la santé.

Bornons-nous aux détails qui précèdent sur chacun des organes des sens.

 

 

Lectio 14

Leçon 14 ─ L’odeur chez les animaux inférieurs, et autres questions (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81348] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 1 Postquam philosophus ostendit quod homines et quaedam alia animalia odorant respirando, hic inquirit quomodo animalia non respirantia odorant. Et circa hoc duo facit. Primo ostendit quid circa huiusmodi animalia sit manifestum. Secundo quid circa ea sit dubium, ibi, quomodo autem et cetera. Dicit ergo primo manifestum esse quod animalia quae non respirant, sentiant odorabile, ex hoc quod videmus pisces et omne genus entomorum, idest insectorum animalium, sicut sunt formicae, apes, et huiusmodi, acute sentire de longe nutrimentum suum, quando distant a proprio cibo, plus quam per proprium visum possent id percipere. Unde manifestum est, quod id percipiunt propter nutritivam speciem odoris, scilicet inquantum sentiunt illam odoris speciem, quae proportionatur sapori, et indicat qualitatem nutrimenti.

Après avoir montré que les hommes et d’autres animaux perçoivent l’odeur en respirant, le Philosophe recherche ici comment les animaux qui ne respirent pas perçoivent l’odeur. Et il traite ce sujet en deux parties. En premier, il montre ce qui est évident au sujet de ces animaux. En deuxième, il montre ce qui est douteux, où il dit : Ce qu’on ne sait pas également bien, etc. Il dit donc en premier qu’il est évident que les animaux qui ne respirent pas sentent les odeurs, car nous voyons que les poissons et tous les animaux à segments ou insectes, comme les fourmis, les abeilles et autres, sentent de loin leur nourriture, quand ils en sont éloignés, plus qu’ils ne pourraient la repérer par leur sens de la vue. Il est donc évident qu’ils la perçoivent grâce à l’espèce nutritive de l’odeur, en tant qu’ils sentent l’espèce d’odeur qui est proportionnée à la saveur et indique la qualité de la nourriture.

[81349] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 2 Et ponit exemplum de apibus, quae longe moventur ad suum cibum quaerendum, scilicet mel, et de quibusdam formicis parvis, quae habent sex pedes, et quibusdam animalibus aliis, quae purpurae vocantur propter colorem, et similiter multa animalia non respirantia inveniuntur, quae acute a remotis sentiunt suam escam propter odorem.

Et il donne l’exemple des abeilles, qui s’en vont loin pour chercher leur nourriture, le miel par exemple, et de certaines petites fourmis qui ont six pattes ainsi que de petits animaux qui sont appelés pourpriers à cause de leur couleur; on trouve pareillement beaucoup d’animaux qui ne respirent pas et qui perçoivent vivement et à longue distance leur nourriture à cause de l’odeur.

[81350] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 3 Deinde cum dicit quomodo autem ostendit quid circa huiusmodi animalia sit dubium. Et circa hoc tria facit. Primo movet dubitationem. Secundo solvit, ibi, sed non forte eodem. Tertio manifestat solutionem magis per simile, ibi, similiter autem et aliorum. Dicit ergo primo, quod, cum manifestum sit quod praedicta animalia sentiunt odorem, non est manifestum quomodo sentiant odorem. Et ratio dubitationis est, quia omnia animalia respirantia percipiunt odorem uno modo, scilicet respirando. Hoc enim per experimentum apparet accidere in omnibus animalibus respirantibus. Sed circa praedicta animalia apparet quod non respirant et tamen sentiunt odorabile.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ce qu’on ne sait pas également bien, etc., il montre ce qui est douteux au sujet de ces animaux. Et il traite ce sujet en trois points. En premier, il soulève le doute. En deuxième, il le résout, où il dit : mais ce n’est peut-être pas de la même façon, etc. En troisième, il clarifie davantage la solution par une comparaison, où il dit : De même aucun des animaux, etc. Il dit donc en premier que, alors qu’il est évident que ces animaux sentent l’odeur, leur manière de la sentir n’est pas évidente. Et la raison de ce doute est que tous les animaux qui respirent perçoivent l’odeur de la même façon, en respirant. L’expérience semble montrer que c’est le cas de tous les animaux qui respirent. Mais il semble que les autres animaux dont il est question ne respirent pas et pourtant sentent l’odorant.

[81351] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 4 Posset autem aliquis assignare rationem, dicens quod quodam alio sensu, qui est propter quinque sensus nominatos, huiusmodi animalia sentiunt odorabile; et posset videri responsio probabilis, quia sentire est pati quoddam, unde diversus modus sentiendi est quasi diversus modus patiendi, qui indicat diversitatem potentiae passivae, sicut diversus modus agendi significat diversitatem virtutis activae: videmus enim quod quanto calor est fortior tanto calefactio est vehementior; et sic ex parte passivorum quae alio modo patiuntur, aliam potentiam passivam habere videntur; et sic quae alio modo sentiunt videntur habere alium sensum. Sed quod alio modo sentiant odorabile est impossibile; quia ubi est idem sensibile est idem sensus. Potentiae enim distinguuntur secundum obiecta. Idem autem est sensibile, quod sentiunt utraque animalia, scilicet odorabile. Unde non potest esse alius et alius sensus.

On pourrait pourtant en donner la raison en disant que c’est par un autre sens, différent des cinq sens nommés, que ces animaux sentent l’odorant, et cette réponse pourrait sembler probable, car sentir, c’est subir en quelque façon, et donc, une façon de sentir différente est comme une façon de subir différente, qui dénote une différence de puissance passive, comme une façon différente d’agir dénote une différence de puissance active; nous voyohs en effet que plus la chaleur est intense, plus le réchauffement est puissant; et ainsi, du côté des puissances passives, ce qui subit différemment semble avoir une puissance passive différente, et donc, ceux qui sentent d’une autre façon semblent avoir un autre sens. Mais il est impossible qu’ils sentent l’odorant d’une autre façon, car là où est le même sensible, il y a le même sens. En effet, les puissances se distinguent selon les objets. Or, le sensible perçu par les deux classes d’animaux est le même : c’est l’odorant. Il ne peut donc pas y avoir deux sens différents.

[81352] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 5 Deinde cum dicit sed non forte solvit praemissam dubitationem per hoc quod idem odorabile sentiunt cum eodem sensu, sed non eodem modo. Considerandum enim est quod modus sentiendi potest diversificari dupliciter. Uno modo per se, quod est secundum diversam habitudinem sensibilis ad sensum; et talis diversitas in modo sentiendi diversificat sensum; puta quod unus sensus sentit sensibile coniunctum, sicut tactus, alius autem sensibile remotum, sicut visus. Est et alia diversitas in modo sentiendi per accidens, quae non diversificat sensum et attenditur secundum remotionem prohibentis; et talis diversitas in modo sentiendi est in proposito, quia in animalibus respirantibus per respirationem removetur quoddam quod per modum cooperculi subiacet organo odoratus; et ideo quando non respirant impediuntur ab odorando propter huiusmodi cooperculum. Sed animalia non respirantia carent huiusmodi cooperculo, et ideo non indigent respiratione ad odorandum, sicut videmus in oculis, quod quaedam animalia, habent palpebras, quae si non aperiantur, non possunt huiusmodi animalia videre.

Puis lorsqu’il dit : mais ce n’est être pas de la même façon, etc., il résout ce doute en disant qu’ils sentent l’odorant avec le même sens, mais pas de la même façon. Il faut remarquer en effet que la manière de sentir peut se différencier de deux façons. La première façon est essentielle, à savoir selon la différence des rapports entre le sensible et le sens, et cette différence dans la manière de sentir cause la différence des sens, par exemple quand un sens perçoit le sensible en contact avec lui, comme le toucher, et un autre perçoit le sensible éloigné, comme la vue. L’autre façon est une différence par accident dans la façon de sentir, qui ne cause pas une différence de sens et est considérée selon l’enlèvment de l’obstacle; et cette différence dans la façon de sentir est ce dont il est question, car, chez les animaux qui respirent, la respiration enlève quelque chose qui se trouve sous l’organe de l’odorat à la manière d’un couvercle, et donc, quand ils ne respirent pas, ils sont empêchés de percevoir l’odeur à cause de ce couvercle. Mais les animaux qui ne respirent pas n’ont pas un tel couvercle, et ils n’ont donc pas besoin de la respiration pour sentir l’odeur; nous voyons cela aussi pour les yeux, car certains animaux ont des paupières, et, si elles ne sont pas ouvertes, ces animaux ne peuvent pas voir.

[81353] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 6 Huiusmodi autem palpebras dedit natura animalibus indigentibus acutiori visu propter securitatem oculi ut oculus conservetur. Unde animalia habentia duros oculos, quasi non indigentia acuto visu, non habent huiusmodi palpebras, et ideo non indigent aliquo motu aperiente palpebras ad videndum, sed statim oculos habent ad videndum, et facultatem nullo remoto.

La nature a donné des paupières aux animaux qui ont besoin d’une vision plus aiguë pour assurer la sécurité et la conservation de l’œil. C’est pourquoi les animaux qui ont des yeux durs, comme ils n’ont pas besoin d’une vision aiguë, n’ont pas de telles paupières et n’ont donc pas besoin d’un mouvement d’ouverture des paupières pour voir, mais leurs yeux ont la faculté de voir immédiatement, sans que rien ne soit enlevé.

[81354] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 7 Deinde cum dicit similiter autem manifestat praedictam solutionem per aliud simile per olfactum, in quo est quaedam alia diversitas, inter animalia, quae non diversificat sensum. Nullum enim aliorum animalium, praeter hominem, graviter fert ea quae habent foetidum odorem secundum seipsa, idest non per comparationem ad nutrimentum. Et hoc quidem superius dixerat.

Puis lorsqu’il dit : De même aucun des animaux, etc., il manifeste cette solution par une autre comparaison concernant l’odorat, dans lequel il y a une différence entre les animaux qui ne cause pas des sens différents. En effet, aucun des animaux autres que l’homme ne souffre gravement du fait des substances qui ont une odeur repoussante en elles-mêmes, c'est-à-dire pas en rapport avec l’alimentation. Et c’est quelque chose qu’il a dit plus haut.

[81355] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 8 Sed poterat esse circa haec dubitatio ex hoc quod quaedam animalia videntur huiusmodi foetidos odores fugere. Et ideo repetit ut hanc dubitationem removeret; et dicit, quod alia animalia non fugiunt odores secundum se foetidos nisi per accidens, inquantum, scilicet accidit huiusmodi foetidum odorem esse corruptivum. Cum enim odor causetur ex calido, humido et sicco, ut supra dictum est: quandoque contingit quod foetidus odor provenit ex magna distemperantia in praedictis qualitatibus, et sic simul cum odore immutatur medium ad aliquam pessimam passivam dispositionem, quae corrumpit corpora aliorum animalium, sicut et hominis; quam quidem immutationem alia animalia sentiunt per sensum tactus, et ideo fugiunt huiusmodi foetida.

Mais il pouvait y avoir un doute à ce sujet du fait que certains animaux semblent fuir de telles odeurs repoussantes. C’est pourquoi il revient là-dessus pour écarter ce doute : il dit que les autres animaux ne fuient pas les odeurs qui sont repoussantes en elles-mêmes, sinon par accident, en tant que cette odeur repoussante aurait un effet destructeur. En effet, puisque l’odeur est causée par le chaud, l’humide et le sec, comme on l’a dit plus haut, il arrive parfois qu’une odeur repoussante provienne d’un grand déséquilibre de ces qualités, et ainsi, en même temps que l’odeur, le milieu est perturbé et acquiert une très mauvaise disposition passive qui corrompt les corps des autres animaux aussi bien que celui de l’homme; les autres animaux sentent cependant cette impression par le sens du toucher, et c’est pourquoi ils fuient ces odeurs repoussantes.

[81356] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 9 Et ponit exemplum, quod homines patiuntur gravedinem capitis a fumo carbonum propter eius distemperantiam et quandoque usque ad corruptionem. Similiter est de sulphure. Unde animalia fugiunt huiusmodi corruptiva propter passionem corporis, quam sentiunt; sed de ipsa foetiditate odoris secundum se considerata non curant, quamvis multa terrae nascentium habeant foetidos odores nisi secundum quod foetiditas odoris repraesentat aliquod circa gustum, vel circa convenientiam proprii nutrimenti.

Et il donne comme exemple le fait que les hommes souffrent de maux de tête causées par les fumées de charbon en raison de leur déséquilibre et que cela entraîne parfois même la mort. Il en va de même pour le soufre. Les animaux fuient donc ces odeurs destructrices à cause de la souffrance qu’ils sentent dans leurs corps, mais ils ne se soucient pas de la répugnance de l’odeur considérée comme telle, bien que beaucoup de choses qui naissent de la terre aient des odeurs fétides, sinon en tant que les odeurs fétides représentent quelque chose qui concerne le goût ou la convenance de leur nourriture propre.

[81357] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 10 Deinde cum dicit videtur autem comparat sensum odoratus ad alios sensus. Et primo determinat veritatem. Secundo excludit errorem, ibi, quod autem quidam. Circa primum considerandum est quod secundum consuetudinem Pythagoricorum philosophus utitur huiusmodi proprietate numeri ad ostendendum comparationem sensuum. Numerus enim impar non potest dividi in duo media, sicut par; sed in medio remanet aliquid indivisum inter duas partes aequales, sicut in quinario remanet unitas media inter duo et duo. Cum autem sensus sint in impari numero constituti, scilicet quinario, duo eorum sunt tactivi, quia scilicet sentiunt suum sensibile coniunctum non per medium extraneum, scilicet tactus et gustus; duo autem eorum, scilicet visus et auditus, sentiunt suum sensibile remotum per alia, idest per extrinseca media. Odoratus autem in medio utrorumque, unde et cum utriusque convenit: cum tactu quidem et gustu, qui sunt sensus nutrimenti, ut dicitur in secundo de anima, inquantum odorabile est quaedam passio nutritivorum secundum quod odor proportionatur sapori. Et sic tangibilia et gustabilia sunt in eodem genere cum odoribus: et est idem genus visibilis et audibilis et odorabilis, inquantum scilicet utraque cognoscuntur per medium extraneum. Unde odorant animalia per aerem et aquam, sicut vident et audiunt. Et sic patet quod odorabile est aliquid commune utrisque.

Ensuite, lorsqu’il dit : Comme les sens sont en nombre impair, etc., il compare le sens de l’odorat aux autres sens. Et en premier, il établit la vérité. En deuxième, il écarte une erreur, où il dit : Mais il est une opinion soutenue, etc. Pour le premier point, il faut remarquer que le Philosophe utilise, selon la coutume des Pythagoriciens, une telle propriété des nombres pour montrer comment les sens se comparent. En effet, un nombre impair ne peut pas se diviser en deux moitiés, comme un nombre pair, mais il reste quelque chose au milieu qui n’est pas divisé entre deux parties égales, comme dans le nombre 5 il reste un au milieu entre 2 et 2. Or, les sens étant en nombre impair, car il y en a, deux sont tactiles, car ils sentent le sensible avec lequel ls sont en contact; ce sont le toucher et le goût. Deux autres, la vue et l’ouïe, perçoivent leur sensible à distance par autre chose, à savoir des milieux extrinsèques. L’odorat se situe au milieu des deux et a donc quelque chose de commun avec les deux : avec le toucher et le gout, qui sont les sens de l’alimentation, comme il est dit au livre II du Traité de l’âme, en tant que l’odorant est une propriété des substances nutritives qui rend l’odeur proportionnée à la saveur. Et ainsi, les substances qui peuvent touchées et goûtées sont du même genre que les odeurs, et celles qui peuvent être vues, entendues et touchées appartiennent aussi à un même genre en tant que chacune est connue par un milieu extérieur. C’est pourquoi les animaux sentent par l’air et par l’eau, et ils voient et entendent aussi par ces moyens. Et ainsi, il est évident que l’odorant est commun aux deux genres.

[81358] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 11 Inest enim tactuali, secundum quod est passio nutrimenti, et sic concurrit in eodem cum tangibili et gustabili qualitate; et similiter inest perspicuo et audibili, idest percipitur per medium perspicuum, per quod videtur, et per quod etiam auditur, idest per aerem et aquam; licet non inquantum huiusmodi sunt perspicua, sed inquantum sunt susceptiva enchymae siccitatis, ut supra dictum est. Et ideo a quibusdam rationabiliter ista duo assimilantur, ut esse enchymae siccitatis odoriferae in humido aqueo et fusibili, idest aereo propter facilem diffusionem, sit sicut tinctura quaedam, quae refertur ad immutationem medii a colore, et sicut lotura, quae refertur ad sapores, quia scilicet odor habet convenientiam cum utrisque. Et post hoc epilogando concludit, dictum esse quomodo oporteat distinguere species odorabilis, et quomodo non, inquantum scilicet accipiuntur odores secundum seipsos.

Il se trouve en effet dans le touchable en tant qu’il est une propriété de la nourriture, et ainsi, il a ce trait commun avec la qualité touchable et goûtable; il a également un trait commun avec le transparent et l’audible, c'est-à-dire qu’il est perçu à travers un milieu transparent, par lequel on voit et par lequel on entend également, à savoir l’air et l’eau; pourtant, ce n’est pas en tant que ces milieux sont transparents, mais en tant qu’ils peuvent recevoir les enchymes de la sécheresse, comme on l’a dit. C’est pourquoi certains comparent raisonnablement ces deux choses : l’être de la sécheresse enchyme odoriférante dans l’humidité aqueuse et fluide, c'est-à-dire aérienne parce qu’elle se dissipe facilement, est comme une teinture, ce qui évoque l’impression du milieu par la couleur, et comme un lavage, ce qui évoque les saveurs, parce que l’odeur a quelque chose en commun avec les deux. Et après cela, il dit pour conclure qu’on a expliqué comment il faut distinguer les espèces d’odorant et comment il ne faut pas les distinguer, c'est-à-dire en tant que les odeurs sont considérées en elles-mêmes.

[81359] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 12 Deinde cum dicit quod autem excludit errorem. Et circa hoc tria facit. Primo narrat erroneam opinionem. Secundo improbat eam, ibi, primum quidem enim. Tertio respondet tacitae obiectioni, ibi, quod quidem igitur. Dicit ergo primo, non esse rationabile quod quidam Pythagorici dixerunt, quaedam animalia nutriri odoribus: secundum quos, odoratus non esset medius inter sensus, ut dictum est, sed omnino connumerandus est sensibus nutrimenti. Movebantur autem ad hoc dicendum, quod videbant homines et animalia confortari odoribus.

Puis lorsqu’il dit : Mais il est une opinion, etc., il écarte une erreur. Et il le fait en trois temps. En premier, il relate l’opinion erronée. En deuxième, il la réfute, où il dit : D’abord nous voyons que toute nourriture, etc. En troisième, il répond à une objection tacite, où il dit : Mais il n’est pas moins clair, etc. Il dit donc en premier que certains Pythagoriciens ont dit quelque chose qui n’est pas raisonnable, à savoir que certains animaux se nourrissent d’odeurs : selon eux, l’odorat n’est pas le milieu parmi les sens, comme on l’a dit, mais il faut le ranger totalement parmi les sens de l’alimentation. Ils étaient poussés à dire cela parce qu’ils voyaient que les hommes et les animaux sont réconfortés par les odeurs.

[81360] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 13 Deinde cum dicit primum quidem improbat praedictam opinionem duabus rationibus. Quarum prima est, quia oportet cibum compositum esse ex pluribus elementis. Simplicia enim elementa non nutriunt, quia animalia, quae ex his nutriuntur, composita sunt ex elementis. Ex eisdem autem nutritur aliquid ex quibus est: ut dictum est in secundo de generatione. Et per huiusmodi signum concludit quod ex cibis generatur aliqua superfluitas interius, sicut patet in animalibus intra quorum corpora sunt quaedam loca deputata ad congregationem superfluitatum, vel exterius emittitur, sicut patet de gummis arborum et de aliis huiusmodi. Si autem aliquod animal vel planta, nutriretur simplici elemento, nulla fieret superfluitas, cum non sit ibi aliqua difformitas partium: cum autem nullum elementum sit aptum nutritioni propter simplicitatem.

Puis lorsqu’il dit : D’abord nous voyons que toute nourriture, etc., il réfute cette opinion par deux arguments. Le premier est qu’il faut que la nourriture soit composée de plusieurs éléments. En effet, les éléments simples ne nourrissent pas, car les animaux qui en sont nourris sont composés des éléments. Or, les êtres sont nourris par cela même dont ils sont faits, comme il est dit au livre II du Traité de la génération. Et il conclut de ce signe qu’à partir des aliments, des déchets sont produits à l’intérieur, comme on le constate chez les animaux dans le corps desquels certains endroits sont réservés au rassemblement des déchets, ou bien les déchets sont émis à l’extérieur, comme on le constate pour la résine des arbres ou des substances du genre. Mais si un animal ou une plante était nourri d’un élément simple, aucun déchet ne serait produit, puisqu’il n’y aurait pas d’hétérogénéité des parties, étant donné qu’aucun élément n’est capable de nourrir, à cause de sa simplicité.

[81361] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 14 Adhuc amplius aqua habet speciale impedimentum quare sola non possit nutrire sine commixtione alicuius terrestris; sicut agricultores adhibent fimum, ut aqua commixta nutriat plantas: quia nutrimentum constituit et generat aliquid in substantia nutriti, et ideo oportet quod sit aliquid corporale et solidum, quod non competit aquae. Unde aqua sola non potest nutrire, et multo minus aer: unde relinquitur quod odor nutrire non possit. Manifestum est enim quod odor, cum sit qualitas, secundum se non potest nutriendo constituere substantiam, nisi forte ratione susceptivi, quod est aer vel aqua. Et si odor esset evaporatio vel fumalis exhalatio, ut antiqui dixerunt, adhuc ratio remanet, quia utrumque pertinet ad naturam aeris, ut supra dictum est.

Qui plus est, l’eau est spécialement empêchée de nourrir seule sans être mélangée à quelque chose de terrestre; c’est ainsi que les agriculteurs utilisent du fumier pour que, mélangé à l’eau, il nourrisse les plantes, car la nourriture constitue et engendre quelque chose dans la substance de ce qui est nourri; il faut donc que ce soit quelque chose de corporel et de solide, ce qui n’est pas le cas de l’eau. C’est pourquoi l’eau ne peut pas nourrir, et l’air encore bien moins; il reste donc que l’odeur ne peut pas nourrir. Il est évident en effet que l’odeur, puisqu’elle est une qualité, ne peut pas en elle-même constituer une substance en nourrissant, sauf peut-être du fait de ce qui la reçoit, c'est-à-dire l’air ou l’eau. Et si l’odeur était une évaporation ou une exhalaison fumeuse, comme le disaient les anciens, l’argument tiendrait quand même, car les deux sont de la nature de l’air, comme on l’a dit.

[81362] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 15 Secundam rationem ponit ibi, cum his. Et dicit quod in omnibus animalibus est aliquis locus, in quo primo recipitur cibus scilicet stomachus, unde derivatur ad singulas partes corporis. Quia vero animalia plurima respirando odorant, si consideremus ipsum odorabile, manifestum est quod sentitur organo circa cerebrum existente, ut supra dictum est. Ipse autem aer respiratus, cum quo odor attrahitur, vadit ad locum respirativum, idest ad pulmonem. Manifestum est autem quod in animalibus, neque cerebrum neque pulmo est locus recipiens cibum. Unde manifestum est quod odor non nutrit, confortat autem propter immutationem, quae est a calido humido et sicco, et propter delectationem, sicut et malus odor corrumpit, ut supra dictum est.

Il présente le deuxième argument où il dit : Ajoutons que tous les animaux, etc. Et il dit que tous les animaux ont un endroit, qui reçoit la nourriture en premier : c’est l’estomac, d’où elle parvient à toutes les parties du corps. Alors, comme beaucoup d’animaux sentent l’odeur en respirant, si nous considérons l’odorant comme tel, il est évident qu’il est senti par un organe placé près du cerveau, comme on l’a dit. Or, l’air respiré, avec lequel l’odeur est aspirée, va au lieu de la respiration, c'est-à-dire au poumon. Mais il est évident que chez les animaux, ni le cerveau ni le poumon n’est l’endroit qui reçoit la nourriture. Il est donc évident que l’odeur ne nourrit pas, mais elle réconforte à cause de l’impression produite par la chaleur humide et sèche et à cause du plaisir, de même qu’une mauvaise odeur corrompt, comme on l’a dit.

[81363] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 16 Deinde cum dicit quod quidem respondet tacitae obiectioni. Posset enim aliquis obiicere. Si odor non nutrit, ergo ad nihil est utilis. Sed ipse respondet quod licet non nutriat, tamen confert ad sanitatem, sicut manifestum est ad sensum et per ea quae supra dicta sunt. Unde concludit quod sicut sapor ordinatur ad nutritionem, ita odor ad sanitatem.

Ensuite, lorsqu’il dit : Mais il n’en est pas moins clair, etc., il répond à une objection tacite. On pourrait en effet soulever l’objection que si l’odeur ne nourrit pas, elle n’est donc utile à rien. Mais il répond que bien qu’elle ne nourrisse pas, elle est quand même utile à la santé, comme c’est évident aux sens et d’après ce qu’on a dit plus haut. Il conclut donc que de même que la saveur est ordonnée à la nutrition, de même l’odeur est ordonnée à la santé.

[81364] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 14 n. 17 Ultimo autem epilogando concludit quod dictum est de sensibilibus secundum unumquodque organum sensus.

En dernier, il conclut qu’on a parlé des choses sensibles perçues par chacun des organes des sens.

 

Leçon 15

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

On peut se demander si tout corps étant divisible à l'infini, les impressions sensibles que les corps nous causent se divisent aussi de cette façon; et je prendrai pour exemple les impressions que nous recevons de la couleur, de la saveur, de l'odeur, du son, du poids, du froid, du chaud, du léger, du dur et du doux? Ou bien cette division infinie est-elle impossible? D'abord chacune de ces qualités produit la sensation; et toutes, elles n'ont reçu leurs noms divers que parce qu'elles peuvent la produire. Si la force se divise à l'infini, par suite il faudrait nécessairement que la sensation se divisât aussi de même, et que toute grandeur fût sensible, puisqu'on ne peut voir qu'un objet est blanc, si en même temps cet objet n'a quelque dimension.

S'il en était autrement, il pourrait y avoir des corps qui n'auraient ni couleur, ni poids, ni aucune autre qualité de ce genre, qui par conséquent ne seraient pas non plus du tout perceptibles pour nous, puisque ce sont là les qualités sensibles; et ainsi le sensible serait composé de parties qui échapperaient à nos sens. Mais il est absolument nécessaire qu'un corps soit composé de parties sensibles; car certainement il ne peut pas l'être de parties mathématiques.

Mais comment jugeons-nous et connaissons-nous toutes les choses sensibles? Est-ce par l'intelligence? Mais ce ne sont pas là des choses intelligibles, et l'intelligence ne peut pas penser les choses du dehors si elles ne sont pas accompagnées de la sensation; elle les connaît en même temps que l'organe les sent.

S'il en est ainsi [et que les corps soient composés de parties insensibles], cela semblerait donner raison à ceux qui admettent des grandeurs indivisibles; car par là le problème serait résolu. Mais tout ceci est impossible, et c'est ce qu'on a prouvé dans les études sur le Mouvement.

La solution de ces questions nous permettra en même temps de voir avec évidence pourquoi les sensations spécifiquement causées par la couleur, la saveur, les sens et les autres objets sensibles, sont limitées. C'est que dans toutes les choses qui ont des extrêmes, il faut aussi que les points intermédiaires soient limités; or, ce sont les contraires qui sont les extrêmes, et dans tout ce qui est perçu par nos sens il y a toujours des contraires, par exemple dans la couleur c'est le blanc et le noir, et dans la saveur, le doux et l'amer. Dans tous les autres sens, les contraires sont pareillement les extrêmes.

Ainsi donc, tout corps continu peut être divisé en un nombre infini de parties, si les parties qu'enlève la division sont inégales; mais si ces parties sont égales le nombre en sera limité. Quant à ce qui n'est pas continu par soi-même, les espèces dans lesquelles il se divise sont limitées.

Puis donc qu'il faut reconnaître les qualités des corps pour des espèces, et que la continuité se retrouve aussi toujours en elles, on doit ici distinguer avec soin ce qui est en acte de ce qui n'est qu'en puissance ; et voilà comment la dix-millième partie d'un grain nous échappe, bien que cependant nous la voyions, et que notre vue la parcoure. C'est encore ainsi que le son du dièse nous échappe également, bien qu'on entende parfaitement toute la mélodie sans discontinuité; mais l'intervalle intermédiaire nous est imperceptible et se perd dans les derniers sons. Il en est de même pour les choses infiniment petites qui ressortent aux autres sens; elles sont visibles en puissance, mais elles ne le sont en acte que quand elles sont isolées. C'est ainsi que la ligne d'un pied est bien en puissance dans la ligne de deux pieds ; mais elle n'est en acte que quand elle est seule. Du reste on comprend sans peine que des quantités excessivement petites, quand elles sont séparées, se perdent facilement dans les corps qui les environnent, comme un grain de parfum se perd dans la mer où on le verse. Cependant comme cette quantité excessivement petite qui dépasse la sensation, n'est point sensible par elle-même, elle ne l'est pas davantage quand elle est séparée; car avec cette ténuité extrême elle n'est qu'en puissance dans une quantité qu'on peut percevoir plus exactement qu'elle. Il s'ensuit qu'un objet sensible de ce genre ne pourrait être senti en acte, même s'il était séparé; et cependant il faut dire qu'il est sensible, car il l'est déjà en puissance; et il le deviendra en acte si on l'accroît.

On voit donc qu'il y a certaines grandeurs, certaines qualités des corps, qui nous échappent; et l'on a dit pourquoi et comment elles sont sensibles et ne le sont pas. Mais lorsqu'elles sont assez nombreuses dans un corps pour être perceptibles en acte, et pour l'être, non pas seulement dans l'ensemble du corps lui-même, mais encore quand elles en sont séparées, il faut nécessairement qu'il y ait des limites aux impressions causées par les couleurs, les saveurs et les sons.

 

 

Lectio 15

Leçon 15 ─ L’odeur chez les animaux inférieurs, et autres questions (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81365] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 1 Postquam philosophus determinavit de organis sensuum et de sensibilibus, hic determinat quasdam quaestiones circa sensum et sensibilia et primo movet quamdam quaestionem circa ipsa sensibilia. Secundo movet aliam circa immutationem sensus a sensibili, ibi, obiiciet utique aliquis. Tertio movet tertiam circa ipsum sensum, ibi, est autem quaedam obiectio. Circa primum tria facit. Primo movet quaestionem, ibi, aut impossibile. Tertio solvit, ibi de solutione autem eorum. Dicit ergo primo, quod omne corpus in infinitum dividitur: hoc enim est de ratione continui, ut patet in libro physicorum. Qualitates autem sensibiles, quae passiones dicuntur, ut dicitur in praedicamentis, sunt in corpore aliquo sicut in subiecto. Est ergo quaestio, quam quis obiicere potest, utrum et ipsae qualitates sensibiles, scilicet color et sapor et alia huiusmodi in infinitum dividantur.

Après avoir traité des organes des sens et des objets sensibles, le Philosophe traite maintenant de certaines questions entourant la sensation et les objets sensibles; et en premier, il soulève une question concernant les objets sensibles eux-mêmes. En deuxième, il en soulève une autre au sujet de l’impression des objets sensibles sur les sens, où il dit : On pourrait se demander encore, etc. (leçon XVI). En troisième, il soulève une troisième question au sujet du sens lui-même, où il dit : Abordons encore une autre question, etc. (leçon XVII). Il traite la première partie en trois points. En premier, il soulève la question. En deuxième, il présente les arguments à son sujet, où il dit : Ou bien cette division infinie, etc. En troisième, il la résout, où il dit : La solution de ces questions, etc. Il dit donc en premier que tout corps se divise à l’infini : cela découle en effet de la notion de continu, comme il est démontré dans le livre des Physiques. Or, les qualités sensibles, qui sont appelées propriétés, comme il est dit dans les Catégories, sont dans un corps comme dans leur sujet. Donc l’objection qu’on pourrait soulever est celle de savoir si les qualités sensibles, comme la couleur, la saveur et ainsi de suite, se divisent à l’infini.

[81366] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 2 Deinde cum dicit aut impossibile obiicit ad quaestionem motam. Et primo ad ostendendum quod qualitates sensibiles non dividuntur in infinitum. Secundo ad oppositum, ibi, si enim non sic. Tertio excludit quamdam solutionem, ibi, sed si haec habent sic. Dicit ergo primo, quod impossibile videtur qualitates sensibiles dividi in infinitum, quia unaquaeque praedictarum sensibilium qualitatum est nata agere in sensum. In hoc enim propria ratio uniuscuiusque earum consistit, ut moveat sensum, sicut ad rationem coloris pertinet quod possit movere visum. Si ergo praedictae qualitates in infinitum dividuntur, consequens erit quod sensus, id est ipsum sentire, in infinitum dividatur, secundum quod moveri dividitur in infinitum secundum divisionem magnitudinis, secundum quam aliquid movetur: et ita sequeretur, quod sicut id quod movetur pertransit quamlibet magnitudinem, ita sentiens sentiret omnem magnitudinem quantumcumque parvam, et sic omnis magnitudo esset sensibilis.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ou bien cette division infinie, etc., il argumente au sujet de la question soulevée. Et en premier, pour montrer que les qualités sensibles ne se divisent pas à l’infini. En deuxième, il argumente en sens contraire, où il dit : S’il en était autrement, etc. En troisième, il rejette une certaine solution, où il dit : S’il en est ainsi et que les corps, etc. Il dit donc en premier qu’il semble impossible que les qualités sensibles se divisent à l’infini, car chacune de ces qualités sensibles est de nature à agir sur le sens. En effet, le caractère propre de chacune d’entre elles consiste en ce qu’elle affecte le sens, comme le caractère de la couleur consiste en ce qu’elle peut affecter la vue. Si donc ces qualités se divisent à l’infini, il s’ensuivra que le sens, c'est-à-dire le fait même de sentir, se diviserait à l’infini, du fait que le mouvement se divise à l’infini selon la division de l’espace dans lequel l’objet se déplace; et il s’ensuit ainsi que de même que l’objet qui se déplace parcourt n’importe quelle distance, de même l’être qui sent sentirait n’importe quelle grandeur, si petite soit-elle, et ainsi toute grandeur serait sensible.

[81367] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 3 Subdit autem rationem quare non concludit etiam puncta esse sensibilia; quia impossibile est videre album quod non sit quantum; et eadem ratio est de sensibilibus aliis. Huius autem ratio est quia sensus est virtus in magnitudine, cum sit actus organi corporei: et ideo non potest pati nisi ab habente magnitudinem. Activum enim debet esse proportionatum passivo. Relinquitur autem pro inconvenienti omnem magnitudinem esse sensibilem: quod quomodo sit intelligendum, infra patebit; unde concludi potest, quod qualitates sensibiles non dividuntur in infinitum.

Et il ajoute la raison pour laquelle il ne conclut pas que les points aussi sont sensibles : il est impossible de voir le blanc qui n’a aucune quantité, et la même raison vaut pour les autres sensibles. La raison en est que le sens est une puissance dans un espace, puisqu’il est l’acte d’un corps organique, et il ne peut donc être affecté que par un être ayant une grandeur. En effet, ce qui agit doit être proportionné à ce qui subit. Il reste donc le problème du fait que toute grandeur est sensible; on verra plus loin comment cet énoncé doit être compris; on peut donc conclure que les qualités sensibles ne se divisent pas à l’infini.

[81368] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 4 Deinde cum dicit si enim obiicit ad oppositum duabus rationibus. Quarum prima talis est. Si qualitates sensibiles non dividantur, contingit esse aliquod corpus minimum transcendens divisionem sensibilium qualitatum nullam habens sensibilem qualitatem, idest neque colorem, neque gravitatem, neque aliquod aliud huiusmodi; et ita huiusmodi corpus non erit sensibile, quia solae praedictae qualitates sunt sensibiles. Cum igitur huiusmodi parva corpora sint partes totius corporis, quod est sensibile, sequitur quod corpus sensibile sit compositum non ex sensibilibus. Sed necesse est sensibile corpus ex sensibilibus componi. Non enim potest dici, quod corpus sensibile componatur ex mathematicis, scilicet corporibus, in quibus consideratur quantitas, sine qualitatibus sensibilibus. Relinquitur ergo quod oportet qualitates sensibiles in infinitum dividi.

Ensuite, où il dit : S’il en était autrement, etc., il argumente en sens contraire, présentant deux arguments. Voici le premier. Si les qualités sensibles ne se divisent pas, il peut exister un corps de quantité minimale qui n’est pas soumis à la division des qualités sensibles, n’ayant aucune qualité sensible, c'est-à-dire ni couleur, ni pesanteur, ni rien d’autre du genre; et ainsi, un tel corps ne serait pas sensible, car seules ces qualités sont sensibles. Mais puisque de tels petits corps sont des parties de tout le corps, qui est sensible, il s’ensuit qu’un corps sensible serait composé de corps non sensibles. Mais il est nécessaire qu’un corps sensible soit composé de parties sensibles. On ne peut pas dire en effet qu’un corps sensible serait composé d’êtres mathématiques, c'est-à-dire de corps dans lesquels on considérerait la quantité sans les qualités sensibles. Il reste donc que les qualités sensibles se divisent forcément à l’infini.

[81369] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 5 Secundam rationem ponit ibi, amplius quoniam. Et procedit ratio sua ex hoc quod, anima nata est cognoscere omnia vel secundum sensum, vel secundum intellectum, ut habitum est in tertio de anima. Si ergo praedicta minima corpora, quae transcendunt divisionem qualitatum sensibilium, non fuerint sensibilia, utpote sensibilibus qualitatibus carentia, non possunt iudicari nisi per intellectum, ut cognoscantur per ipsum. Sed non potest dici quod sunt intelligibilia. Nihil enim eorum quae sunt extra animam, intellectus intelligit, nisi cum sensu eorum, idest simul ea sentiendo. Si ergo huiusmodi minima corpora non sentiuntur, intelligi non poterunt.

Il donne la deuxième raison où il dit : Mais comment jugeons-nous, etc. Et son argument est fondé sur le fait que l’âme est apte à connaître toutes choses soit par les sens, soit par l’intelligence, comme on l’a vu au livre III du Traité de l’âme. Si donc ces corps minuscules, qui échappent à la division de leurs qualités sensibles, n’étaient pas sensibles parce qu’ils sont privés de qualités sensibles, on ne pourrait en juger que par l’intelligence, en tant que connus par elle. Mais on ne peut pas dire qu’ils sont intelligibles. En effet, aucun des êtres extérieurs à l’âme n’est compris par l’intelligence, sinon par leur sensation, c'est-à-dire en même temps qu’ils sont sentis. Si donc ces corps minuscules ne sont pas sentis, ils ne peuvent pas être compris.

[81370] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 6 Dicit autem hoc ad excludendum opinionem Platonis, qui posuit formas intellectas esse extra animam. Secundum autem Aristotelem res intellectae sunt ipsae naturae rerum, quae sunt in singularibus, quae quidem secundum quod in singularibus sunt, cadunt sub apprehensione sensus: intellectus autem apprehendit huiusmodi naturas abstracte, et attribuit eis quasdam intentiones intelligibiles, scilicet esse genus vel speciem; quae quidem intentiones sunt solum in intellectu, non autem exterius. Unde solus intellectus eas cognoscit.

Il dit cela pour écarter l’opinion de Platon, qui affirmait que les formes comprises sont extérieures à l’âme. Selon Aristote, les choses comprises sont les natures mêmes des choses, qui sont dans les singuliers et qui, du fait qu’elles sont dans les singuliers, tombent sous la perception des sens; quant à l’intelligence, elle comprend ces natures de façon abstraite et leur attribue des notions intelligibles, comme le fait d’être un genre ou une espèce, et ces notions sont seulement dans l’intelligence et non à l’extérieur. Alors, seule l’intelligence les connaît.

[81371] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 7 Deinde cum dicit sed, si haec excludit falsam responsionem. Posset enim aliquis dicere, quod ex quo posita divisione magnitudinis in infinitum, sequitur inconveniens, quicquid dicatur de sensibilibus qualitatibus, sive quod dividantur in infinitum, sive quod non; videtur hoc attestari opinionem illorum, qui ponunt aliquas magnitudines indivisibiles. Per hunc enim modum praedicta dubitatio solvetur. Si enim corpus non est divisibile in infinitum, non sequetur aliqua corpora esse insensibilia, si in infinitum non dividetur qualitas sensibilis. Sed hoc est impossibile, scilicet aliquas magnitudines esse indivisibiles, ut patet per ea quae dicta sunt in sermonibus de motu, id est in sexto physicorum.

Ensuite, lorsqu’il dit : S’il en est ainsi, etc., il réfute une réponse fausse. En effet, on pourrait dire que, puisqu’on a affirmé que les grandeurs se divisent à l’infini, une absurdité s’ensuit quoi qu’on dise au sujet des qualités sensibles, soit qu’elles se divisent à l’infini, soit qu’elles ne se divisent pas; cela semble confirmer l’opinion de ceux qui affirment l’existence de grandeurs indivisibles. En effet, c’est ainsi que le doute susdit est résolu. En effet, si le corps n’est pas divisible à l’infini, le fait que la qualité sensible ne se divise pas à l’infini n’entraîne pas que certains corps soient insensibles. Mais que certaines grandeurs soient indivisibles, cela est impossible, comme l’ont démontré les propos tenus dans la discussion sur le mouvement, c'est-à-dire le livre VI des Physiques.

[81372] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 8 Deinde cum dicit de solutione solvit praedictam quaestionem, quam moverat de divisione sensibilium qualitatum. Et primo agit de formali divisione earum quae est generis in species. Secundo de divisione quantitativa, ibi, continuum quidem igitur. Dicit ergo primo, quod cum solutione praedictarum dubitationum, simul manifestandum erit quare sunt finitae species coloris, et saporis, et aliorum huiusmodi: hoc enim supra determinandum promiserat. Et huius rationem assignat, quia, si est devenire ad ultimum ex parte utriusque extremi necesse est ea quae in medio sunt, esse finita, ut probatum est in primo posteriorum. Manifestum est autem quod in quolibet genere sensibilium est quaedam contrarietas quae est maxima distantia. Et ideo contraria oportet esse ultima: sicut in colore, album et nigrum; in sapore, dulce et amarum; et in aliis similiter. Unde relinquitur quod species mediae sunt finitae.

Ensuite, où il dit : La solution de ces questions, etc., il résout la question qu’il avait soulevée plus haut au sujet de la division des qualités sensibles. Et il traite, en premier, de leur division formelle qui va du genre à l’espèce; en deuxième, de leur division quantitative, où il dit :  Ainsi donc, tout corps continu, etc. Il dit donc en premier qu’avec la résolution des doutes mentionnés, il faudra montrer en même temps pourquoi il y a un nombre fini d’espèces de couleur, de saveur et d’autres qualités du genre; en effet, il avait promis plus haut d’établir cela. Et il en donne la raison : si en effet on peut parvenir à une borne à partir des deux extrêmes, il est nécessaire que les intermédiaires soient en nombre fini, comme il a été prouvé au livre I des Seconds analytiques. Or, il est évident qu’en tout genre de sensibles, il existe une contrariété dont la distance est maximale. Il faut donc qu’il y ait des contraires ultimes : dans la couleur, le blanc et le noir; dans la saveur, le doux et l’amer; et de même pour les autres. Il reste donc que les espèces intermédiaires sont en nombre fini.

[81373] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 9 Deinde cum dicit continuum quidem solvit prius motam quaestionem de divisione quantitativa sensibilium qualitatum. Et primo praesupponit quaedam. Secundo procedit ad solvendum, ibi, quoniam igitur passiones. Circa primum, praesupponit duo. Quorum primum est quod continuum quodammodo dividitur in infinita. Si enim fiat divisio in partes aequales, non poterit divisio in infinitum procedere, dummodo continuum sit finitum. Quia, si ab unoquoque finito semper subtrahatur aliquid ad mensuram palmi, totaliter consumetur. Si vero fiat divisio per partes inaequales, procedit divisio in infinitum: puta si totum dividatur in dimidium, et iterum dimidium in dimidium, quod est quarta pars totius, in infinitum procedet divisio. Secunda suppositio est quod id quod non est secundum se continuum, sed per accidens, sicut color et alia huiusmodi, dividitur per se quidem formaliter in species finitas, sicut paulo ante dictum est.

Puis lorsqu’il dit : Ainsi donc, tout corps continu, etc., il résout la question soulevée plus haut au sujet de la division quantitative des qualités sensibles. Et en premier, il énonce certains présupposés. En deuxième, il entreprend de résoudre la question, où il dit : Puis donc qu’il faut reconnaître, etc. Quant au premier point, il présuppose deux choses. La première est que le continu, d’une certaine façon, se divise à l’infini. En effet, si la division se fait en parties égales, elle ne pourra pas se poursuivre à l’infini, pourvu que le continu soit fini. En effet, si on retranche sans cesse d’un objet fini quelque chose qui mesure une palme, l’objet sera totalement supprimé. Si par contre la division se fait par parties inégales, la division peut se poursuivre à l’infini : si par exemple n divise un tout en moitiés, puis une moitié en moitiés, ce qui donne le quart du tout, la division se poursuit à l’infini. La deuxième supposition est que ce qui n’est pas continu en soi mais par accident, comme la couleur et autres choses du genre, se divise essentiellement de façn formelle en un nombre fini d’espèces, comme on l’a dit récemment.

[81374] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 10 Deinde cum dicit quoniam ergo procedit ad solvendum principalem quaestionem quae erat de divisione sensibilium qualitatum. Et quia ad hanc quaestionem, rationem assumpserat ex apparentia sensus, ideo primo inquirit de divisione in infinitum quantum ad ipsum sentire. Secundo excludit propositum, quantum ad ipsa sensibilia, ibi, cum autem utique. Circa primum duo facit. Primo inquirit utrum sentire procedat in infinitum secundum partes existentes in toto. Secundo, utrum secundum partes separatas, ibi, separatae. Dicit ergo primo, quod, quia passiones, idest sensibiles qualitates dicendae sunt quasi quaedam species et formae, quae non sunt infinitae secundum se consideratae, sicut dictum est, et cum existunt in continuo sicut in subiecto, secundum cuius divisionem per accidens dividitur, consequens est quod sicut in continuo aliud est in actu, sicut pars separata, et aliud in potentia, scilicet pars in continuo existens non separata, ita etiam in his qualitatibus, quae sunt divisibiles per accidens, pars separata est actus existens, unde potest actu sentiri; pars autem indivisa est in potentia, et ideo non sentitur in actu.

Ensuite, lorsqu’il dit : Puis donc qu’il faut reconnaître, etc., il en vient à résoudre la question principale, qui concernait la division des qualités sensibles. Et étant donné qu’au sujet de cette question il avait tiré un argument de ce qui apparaît aux sens, il s’interroge donc en premier sur la division à l’infini quant au fait de sentir lui-même. En deuxième, il écarte cette thèse quant aux sensibles eux-mêmes, où il dit : Mais lorsqu’elles sont assez nombreuses, etc. Il traite le premier point en deux parties. En premier, il examine comment le fait de sentir procède à l’infini selon les parties qui existent dans un tout. En deuxième, comment il procède à l’infini dans le cas des parties séparées du tout, où il dit : Du reste on comprend sans peine, etc. Il dit donc en premier que, puisque les propriétés, c'est-à-dire les qualités sensibles, doivent être traitées comme des espèces et des formes, lesquelles, considérées en elles-mêmes, ne sont pas en nombre infini, comme on l’a dit, et puisqu’elles existent dans un objet continu comme dans un sujet dont la division entraîne par accident la division de ces propriétés, il s’ensuit que de même que dans le continu une division est en acte (celle d’une partie séparée du tout) et une autre est en puissance (celle d’une partie du continu qui n’en est pas séparée), de même aussi dans les qualités qui sont divisibles par accident, la partie séparée existe en acte, et peut donc être sentie en acte, alors que la partie non divisié est en puissance, et n’est donc pas sentie en acte.

[81375] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 11 Et inde quod quamvis superveniat visus, tamen aliqua pars eius minima, puta decima millesima, latet visum; et similiter quamvis totus cantus continuus audiatur, tamen auditum aliquid latet parvum de cantu, puta diesis, quod est minimum in melodia, quasi distantia quaedam toni et semitoni: huiusmodi autem distantia media inter ultima latet. Et ita est in aliis sensibus, quod ea quae sunt omnino parva, latent omnino sensuum. Sunt enim sensibilia in potentia, non autem in actu, nisi quando separantur: sic videmus in magnitudinibus quod linea unius pedis est in potentia in linea bipedali, sed tunc est actu quando dividitur a toto.

Et de là vient que bien que notre vue parcoure [un grain de millet[122]], une partie minuscule de celui-ci, comme le dix millième, échappe à la vue; pareillement, bien qu’un chant continu en son entier soit entendu, quelque chose de minime dans le chant échappe à l’ouïe, par exemple le dièse, qui est le plus petit élément d’une mélodie, étant une distance entre le ton et le demi-ton; or, cette distance est intermédiaire entre des extrêmes. Et il en va de même pour les autres sens : les choses absolument petites échappent totalement aux sens. En effet, ce sont des sensibles en puissance et non en acte, sauf quand ils sont séparés; ainsi, nous voyons dans les grandeurs qu’une ligne d’un pied est en puissance dans une ligne de deux pieds, mais elle est en acte quand elle est séparée du tout.

[81376] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 12 Patet autem ex praemissis falsum esse quod quidam mathematici dicunt, quod nihil simul totum videtur, sed visus percurrit per partes visibiles ac si videret sic continuum, sicut et moveri. Decipiuntur autem in hoc, quod partes continui non sunt visibiles actu, sed solum in potentia. Unde visus utitur toto visibili ut quodammodo uno indivisibili in suo genere, nisi forte utatur partibus non divisis ut divisis, sicut cum sigillatim inspicit unamquamque. Sed tamen nec in hoc procedit visus usque ad quascumque minimas partes, quia sic sentire divideretur in infinitum, quod supra dimissum est pro inconvenienti.

Ce qui précède démontre la fausseté de ce que disent certains mathématiciens, à savoir que rien n’est vu en entier d’un seul coup, mais que la vue parcourt les parties visibles comme si elle voyait ainsi le continu, aussi bien que le mouvement. Ils sont trompés en ce que les parties du continu ne sont pas visibles en acte, mais seulement en puissance. La vue prend donc tout l’objet visible comme une seule chose indivisible en son genre, à moins peut-être qu’elle ne regarde les parties non divisées comme divisées, comme quand elle inspecte chaque partie une par une. Mais pourtant, même alors, la vue ne procède pas jusqu’aux plus petites parties, car alors l’acte de sentir se diviserait à l’infini, ce qui a été rejeté plus haut comme une absurdité.

[81377] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 13 Deinde cum dicit separatae autem ostendit quod etiam partes separatae non sunt in infinitum sensibiles. Et primo ex parte ipsarum partium. Secundo ex parte ipsius sensus, ibi, quinimmo. Dicit ergo primo, quod, si partes in parvitate superabundantes, separantur a toto, rationabiliter videtur quod non possunt permanere propter parvitatem virtutis conservantis, quia virtus corporalis dividitur secundum divisionem magnitudinis, ut patet in septimo physicorum; et ideo minima separata convertuntur in corpus continens, puta aerem vel aquam, sicut patet de aliquo liquore saporoso, qui infunditur mari. Et ex hoc patet, quare corpus mathematicum est divisibile in infinitum, in quo consideratur sola ratio quantitatis in qua nihil est repugnans divisioni infinitae. Sed corpus naturale, quod consideratur sub tota forma, non potest in infinitum dividi, quia, quando iam ad minimum deducitur, statim propter debilitatem virtutis convertitur in aliud. Unde est invenire minimam carnem, sicut dicitur in primo physicorum: nec tamen corpus naturale componitur ex mathematicis, ut obiiciebatur.

Ensuite, lorsqu’il dit : Du reste on comprend sans peine, etc., il montre que même les parties séparées ne sont pas sensibles à l’infini. Et il le montre, en premier, du côté des parties; en deuxieme, du côté du sens, où il dit : Cependant comme cette quantité, etc. Il dit donc en premier que si des parties d’une petitesse excessive sont séparées d’un tout, il semble raisonnable qu’elles ne puissent pas persister à cause de la faiblesse de leur pouvoir de conservation, car la vertu corporelle se divise selon la division de la grandeur, comme il est montré au livre VII des Physiques, et il s’ensuit que les parcelles séparées sont changées en le corps qui les contient, tel que l’air ou l’eau, comme c’est évident quand un liquide savoureux est versé dans la mer. Et on voit par là la raison pour laquelle un corps mathématique est divisible à l’infini, car on y considère uniquement la notion de quantité, qui n’a rien d’incompatible avec une division infinie. Mais un corps naturel, qui est considéré sous toute sa forme, ne peut pas être divisé à l’infini, car, quand il est réduit à une extrême petitesse, il se change immédiatement en autre chose à cause de la faiblesse de sa vertu. On peut donc trouver une quantité de chair qui soit la plus petite possible, comme il est dit au livre I des Physiques, et pourtant, un corps naturel n’est pas composé d’êtres mathématiques, comme le voulait l’objection.

[81378] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 14 Deinde cum dicit quinimmo quoniam ostendit propositum ex parte ipsius sensus. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod quanto virtus sensitiva est excellentior, tanto minorem immutationem organi a sensibili percipit. Manifestum est autem quod quanto minus est sensibile, tanto maiorem immutationem facit organi; et ideo indiget excellentiori virtute sensus ad hoc quod sentiatur in actu. Manifestum est autem quod potentia sensitiva non crescit in infinitum, sicut nec aliae virtutes naturales. Unde etiam si corpora sensibilia in infinitum dividerentur, tamen non semper inveniretur superabundantia sensus in excellentia virtutis, secundum ipsam superabundantiam sensibilis in parvitate; nec etiam hoc esset superabundanti parvitate sensibilis separata remanente; quia superabundans parvitas sensibilis, est in potentia ut sentiatur a certiori et perfectiori sensu: qui si non adsit, non poterit actu sentiri, sed tamen erit sensibile, quantum est in se; iam enim ex quod separatum est, habet potentiam activam ad immutandum sensum, et quando sensus adveniet sentietur in actu. Sic igitur patet verum esse quod supra dixit, nullam magnitudinem esse invisibilem, scilicet quantum est in se, quamvis sit invisibilis propter defectum visus.

Puis lorsqu’il dit : Cependant comme cette quantité, etc., il démontre sa thèsd pour ce qui est du sens. Pour que cela soit évident, il faut savoir que plus la puissance sensitive est excellente, plus elle perçoit une faible impression de l’organe par le sensible. Or, il est manifeste que plus le sensible est petit, plus son impression sur l’organe est faible[123]; il s’ensuit que le sens a besoin d’un pouvoir plus excellent pour le sentir en acte. Mais il est évident que la puissance sensitive ne s’accroît pas à l’infini, pas plus que les autres puissaces naturelles. Alors, même si les corps sensibles pouvaient se diviser à l’infini, on ne trouverait pas toujours un sens dont la puissance serait excessivement excellente, en proportion de l’excessive petitesse du sensible; ce ne serait pas le cas non plus si le sensible d’une excessive petitesse demeurait séparé, car l’excessive petitesse du sensible est en puissance à être sentie par un sens plus certain et plus parfait : en l’absence de ce sens, l’objet ne pourra pas être senti en acte, mais il sera pourtant sensible en lui-même; en effet, du fait qu’il est séparé, il a une puissance active à agir sur le sens, et, lorsque le sens sera présent, il sera senti en acte. Ainsi donc, ce qu’il a dit plus haut est évidemment vrai, à savoir qu’aucune grandeur n’est invisible pour ce qui est en elle, même si elle est invisible à cause du défaut de la vue.

[81379] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 15 Concludit ergo quod dictum est quod quaedam magnitudines et passibiles qualitates lateant sensum, et propter quam causam; et quomodo sint sensibilia, et quomodo non.

Il conclut donc qu’on a dit que certaines grandeurs et certaines qualités passives échappent aux sens, et pour quelle raison, et aussi comment elles sont sensibles et comment elles ne le sont pas.

[81380] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 15 n. 16 Deinde cum dicit cum autem concludit ex praemissis quod, cum aliquae partes sensibilium corporum, hoc modo habeant quantitatem ut sint actu sensibilia, non solum in toto existentes, sed etiam divisim, necesse est quod huiusmodi partes sint finitae secundum aliquem numerum, sive in coloribus, sive in sonis. Et sic, secundum quod actu sunt sensibilia, in infinitum non dividuntur.

Puis loresqu’il dit : Mais lorsqu’elles sont assez nombreuses, etc., il conclut de ce qui précède que, puisque certaines parties des corps sensibles ont ainsi une quantité suffisante pour être sensibles en acte non seulement lorsqu’elles se trouvent dans le tout, mais aussi séparément, il est nécessaire que ces parties soient finies selon un certain nombre, soit dans les couleurs, soit dans les sons. Et ainsi, selon qu’elles sont sensibles en actes, elles ne se divisent pas à l’infini.

 

Leçon 16

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

On pourrait demander encore si les objets sensibles ou les mouvements partis de ces objets, quelle que soit d'ailleurs la sensation, agissent d'abord, lorsqu'ils sont en acte, sur le milieu qu'ils traversent, comme paraissent agir l'odeur et le son; car celui qui est plus près du corps odorant sent d'abord l'odeur, et le bruit n'arrive à l'oreille que longtemps après le coup qui l'a produit. En est-il donc de même de l'objet visible et de la lumière, comme le veut Empédocle, quand il prétend que la lumière du soleil traverse d'abord l'espace intermédiaire avant d'arriver à notre vue et sur la terre? Cette théorie semble du reste fort rationnelle. En effet, tout mobile se meut d'un lieu vers un autre lieu, de telle sorte qu'il faut toujours nécessairement qu'il y ait un certain temps pendant lequel il se meut de l'un à l'autre. Or, le temps est toujours divisible; et ainsi le rayon de la lumière existait avant même qu'il fût aperçu de nous, et alors il marchait encore dans l'espace qu'il devait traverser.

Mais en supposant même que la sensation du son que l'on entend, se confonde toujours dans un même temps avec la sensation du son qu'on vient d'entendre; ou d'une manière générale, en supposant que la sensation présente se confonde dans un même temps avec la sensation antérieure, et qu'il n'y ait point ici de génération successive des sensations, mais qu'elles soient, sans avoir le temps de devenir, le phénomène existe néanmoins de la façon qu'existe le son qui, après que le coup a été frappé, n'est pas encore parvenu à l'ouïe. D'un autre côté, les altérations qu'éprouve l'articulation des lettres dans le langage le montrent bien aussi : on dirait qu'elles ont à traverser un milieu, car les assistants semblent n'avoir pas bien entendu ce qui a été dit, parce que l'air, dans le mouvement qu'il a reçu, a eu le temps de se déformer.

En est-il donc ainsi de la couleur et de la lumière? D'abord, ce n'est pas dans une position quelconque que la vue peut voir, et la chose, être vue ; la vue et l'objet ne sont pas dans le cas des choses égales. Pour ces dernières, en effet, il n'est pas besoin, ainsi qu'on l'a montré, que l'une et l'autre soient en un lieu précis; car, du moment qu'elles sont égales, peu importe qu'elles soient proches ou qu'elles soient éloignées l'une de l'autre.

Ou bien doit-on croire que cette transmission successive a lieu pour le son et pour l'odeur? car c'est ainsi que l'air et l'eau ont beau être continus, le mouvement de tous les deux n'en est pas moins divisible. C'est là ce qui fait qu'il se peut à la fois, et que celui qui est le plus proche et celui qui est le plus éloigné, entendent et odorent la même chose; et aussi que cela ne se peut pas. Mais ceci pour quelques esprits présente la difficulté suivante : on prétend qu'il est impossible qu'une autre personne entende, voie, ou odore la même chose, dans des conditions qui sont autres ; car il n'est pas possible qu'étant réunies, diverses personnes entendent ou odorent comme quand elles sont séparées, puis qu'alors la chose sentie qui est une devrait être séparée d'elle-même. Mais ne peut-on pas répondre que diverses personnes percevant le son de la cloche, l'odeur de l'ambre, ou la chaleur du feu, en un mot l'action de l'objet qui a causé primitivement le mouvement, cet objet reste identique et un numériquement; mais que du moment qu'il devient propre à chacun, il est autre numériquement, tout en demeurant spécifiquement le même? Et voilà comment plusieurs personnes voient, odorent et entendent à la fois la même chose.

Mais le son et l'odeur ne sont pas des corps : ce n'est qu'une affection des corps et une certaine espèce de mouvement; car autrement, ces phénomènes ne se produiraient pas. D'un autre côté, il est vrai que le son et l'odeur ne peuvent point être non plus sans les corps.

Il en est tout autrement de la lumière. La lumière est, parce qu'elle est un être particulier; elle n'est pas un simple mouvement. Mais l'altération ne doit pas se confondre en général avec le mouvement de translation, et elle n'est pas du tout semblable. Les translations doivent en effet tout d'abord et naturellement traverser un milieu; et le son, par exemple, semble bien être le mouvement d'une chose qui se déplace. Mais pour les choses qui ont un mouvement d'altération, il n'en est plus ainsi. Ces choses peuvent s'altérer en masse, sans que ce soit une moitié qui commence à changer, comme l'eau qui gèle tout entière d'un seul coup; mais il est possible encore, si la masse d'eau échauffée ou gelée est considérable, qu'elle s'altère et change de proche en proche, et qu'il y ait une première partie qui change sous l'action du corps qui l'altère, sans que nécessairement la masse s'altère d'un seul coup. Nous pourrions sentir d'ailleurs, si nous étions dans un liquide, le goût d'une saveur, comme on sent une odeur, et même de plus loin, longtemps avant de toucher le corps lui-même.

Il est donc tout simple que pour les sens qui ont besoin d'un intermédiaire, les sensations éprouvées n'aient pas lieu en même temps, si ce n'est pour la lumière, qui s'explique par la cause qu'on vient de dire ; et cette explication convient aussi à la vision, puisque c'est la lumière qui fait voir.

 

 

Lectio 16

Leçon 16 ─ L’action de l’objet sensible sur le milieu et autres questions (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81381] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 1 Postquam philosophus prosecutus est quaestionem primam pertinentem ad ipsa sensibilia, hic accedit ad quaestionem secundam, quae pertinet ad immutationem sensus a sensibilibus. Et circa hoc tria facit. Primo movet quaestionem. Secundo argumentatur ad ipsam, ibi, quemadmodum et Empedocles. Tertio solvit, ibi, vel circa sonum. Circa primum considerandum est, quod, sicut supra habitum est, quidam posuerunt sensum immutari a sensibilibus per modum cuiusdam defluxus, ita quod ipsa sensibilia et defluentia ab eis, perveniunt usque ad sensum: ipse vero posuit quod sensibilia per modum cuiusdam alterationis immutant medium, ita quod huiusmodi permutationes perveniunt usque ad sensum.

Après avoir approfondi la première question concernant les sensibles, le Philosophe en vient maintenant à la deuxième question, qui porte sur l’impression des sensibles sur les sens. Et il traite ce sujet en trois parties. En premier, il soulève la question. En deuxième, il argumente à son sujet, où il dit : En est-il donc de même, etc. En troisième, il la résout, où il dit : Ou bien doit-on croire, etc. Pour le premier point, il faut remarquer que, comme on l’a vu plus haut, certains ont affirmé que sens reçoit l’impression des sensibles par voie d’émanation, de sorte que les sensibles et ce qui s’en dégage parviennent jusqu’au sens; mais pour sa part, Aristote a affirmé que les sensibles agissent sur le milieu par voie d’altération, de telle sorte que ces changements parviennent jusqu’au sens.

[81382] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 2 Est ergo quaestio, qualitercumque fiat sensus, utrum vel sensibilia secundum aliorum opinionem, vel immutationes quae sunt a sensibilibus secundum suam opinionem, primo perveniant ad medium, quam ad sensum. Et hoc non habet dubitationem in auditu et odoratu. Manifestum est enim quod aliquis de propinquo prius sentit odorem, et similiter sonus posterius pervenit ad auditum quam faciat ictus percussionis quae causat sonum, sicut manifeste potest percipere, qui percussionem inspicit ex longinquo. Manifestum est etiam quod in gustu et tactu haec quaestio locum non habet, quia non sentiunt per medium extrinsecum. Unde dubitatio videtur esse de solo visu, utrum scilicet visibile, et lumen quod facit videre, prius perveniat ad medium quam ad sensum, vel ad quemcumque terminum.

La question qui se pose est donc de savoir comment la sensation se produit : est-ce que les sensibles, selon l’opinion des autres, ou les impressions qu’ils produisent, selon l’opinion d’Aristote, parviennent au milieu avant de parvenir au sens? Et il n'y a pas de doute à ce sujet dans le cas de l’ouïe et de l’odorat. Il est évident en effet que la personne qui est proche sent l’odeur en premier, et également, le son parvient à l’ouïe après le coup frappé qui en est la cause, comme peut le constater avec évidence celui qui voit un coup frappé au loin. Il est également évident que pour le goût et le toucher, la question ne se pose pas, car ces sens s’exercent sans milieu extrinsèque. Ce doute semble donc s’appliquer uniquement à la vue : est-ce que le visible, et la lumière qui le fait voir, parvient au milieu avant de parvenir au sens ou à tout autre terme?

[81383] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 3 Deinde cum dicit quemadmodum et obiicit ad quaestionem motam. Et primo argumentatur ad partem falsam quaestionis. Secundo excludit quamdam falsam solutionem, ibi, et si omne simul. Argumentatur autem ad quaestionem, primo per auctoritatem Empedoclis, qui dixit quod lumen a sole progrediens, primo pervenit ad medium quam ad visum qui videt lumen, vel ad terram, quae videtur per lumen et ultra, quam radius solis non procedit. Et hanc quidem opinionem tetigit in secundo de anima; sed improbavit eam per hoc, quod in tam magno spatio, sicut est ab oriente usque ad nos, latere nos temporis successionem impossibile est.

Ensuite, où il dit : En est-il donc de même, etc., il argumente sur la question soulevée. Et en premier, il argumente sur la réponse fausse à la question. En deuxième, il réfute une fausse solution, où il dit : Mais en supposant même, etc. Il argumente donc sur cette question, en premier en invoquant l’autorité d’Empédocle, qui a dit que la lumière provenant du soleil parvient au milieu avant de parvenir, soit à la vue qui voit la lumière, soit à la terre, qui est vue grâce à la lumière et au-delà de laquelle les rayons du soleil ne vont pas. Et il a fait mention de cette opinion au livre II du Traité de l’âme, mais il l’a réfutée en disant qu’à une distance aussi grande que celle du solvant jusqu’à nous, il est impossible que la succession temporelle nous échappe.

[81384] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 4 Secundo ibi putabitur autem argumentatur ad idem per rationem. Et dicit quod hoc videtur rationabiliter accidere, scilicet quod visibile vel lumen primo perveniat ad medium quam ad visum. Videtur enim esse quidam motus ipsius visibilis, vel luminis pervenientis ad visum. Omne autem quod movetur ab aliquo in aliud, ita se habet quod prius sit in termino a quo movetur, et posterius in termino ad quem movetur: alioquin, si simul esset in utroque termino, non moveretur de uno in aliud. Prius autem et posterius in motu, numeratur tempore: ergo necesse est esse aliquod tempus, in quo visibile vel lumen movetur a corpore visibili vel illuminante usque ad visum: omne autem tempus est divisibile, ut probatum est in sexto physicorum. Si ergo accipiamus medium illius temporis, adhuc radius luminis, vel ipsius visibilis, nondum pervenit ad visum, sed adhuc movebatur per medium, quia oportet dividi per magnitudinem per quam aliquid movetur, secundum divisionem temporis, ut probatum est in sexto physicorum.

En deuxième, où il dit : Cette théorie semble du reste, etc., il apporte un argument dans le même sens. Et il dit qu’il semble raisonnable que cela arrive, à savoir que l’objet visible ou la lumière parvienne dans le milieu avant de parvenir à la vue. Il semble en effet y avoir un mouvement de l’objet visible, ou de la lumière, qui parvient à la vue. Mais tout ce qui se meut d’un endroit à un autre se trouve à être d’abord à son point de départ, et plus tard à son point d’arrivée; autrement, s’il était en même temps à ces deux points, il n’y aurait pas de mouvement de l’un à l’autre. Or, l’avant et l’après dans le mouvement sont comptés par le temps; il est donc nécessaire qu’il y ait un temps pendant lequel l’objet visible ou la lumière se meut d’un corps visible ou lumineux jusqu’à la vue, et tout temps est divisible, comme il est prouvé au livre VI des Physiques. Si donc nous prenons le milieu de ce temps, le rayon de lumière, ou de l’objet visible, n’est pas encore n’est pas encore parvenu à la vue, mais a déjà effectué un mouvement à travers le milieu, car la distance parcourue par l’objet en mouvement doit être divisée selon la division du temps, comme il est prouvé au livre VI des Physiques.

[81385] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 5 Deinde cum dicit et in omne excludit quamdam insufficientem responsionem. Posset enim aliquis putare quod sensibilia non prius perveniant ad medium quam ad sensum, quia sensus simul percipit sensibile absque successione, ita quod in auditione non prius est audire quam auditum esse, sicut in successivis prius est moveri quam motum esse; sed simul dum aliquis audit, iam audivit, quia in instanti perficitur tota auditio. Et universaliter hoc est verum in omni sensu, quod simul scilicet aliquod sentit et sensit. Et hoc ideo quia non est generatio eorum, sed sunt absque fieri.

Puis où il dit : Mais en supposant même, etc., il réfute une certaine réponse insuffisante. En effet, on pourrait supposer que les sensibles ne parviennent pas au milieu avant de parvenir aux sens, parce que les sens perçoivent les sensibles d’un seul coup sans succession, de sorte que dans l’ouïe, on n’entend pas avant d’avoir entendu, alors que dans les processus graduels, l’objet se meut avant d’avoir été mû; mais en même temps qu’on entend, on a déjà entendu, car toute l’audition est accomplie en un instant. Et cela est vrai universellement pour tous les sens : c’est en même temps qu’on sent et qu’on a senti. Et la raison en est qu’il n'y a pas de génération de la sensation; celle-ci est sans devenir.

[81386] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 6 Illorum enim dicitur esse generatio, ad quorum esse pervenitur per aliquem motum successivum; sive illius successivi motus sit ipsa eorum forma terminus, sicut si album dicatur generari, quia per successivam alterationem pervenitur ad albedinem; sive ipsa dispositio ad formam ipsorum sit motus successivi termini, sicut ignis et aqua dicuntur generari, quia dispositiones ad formam ipsorum, quae sunt qualitates elementales, per alterationem successivam acquiruntur.

En effet, on dit qu’il y a génération des choses qui viennent à exister au terme d’un mouvement successif, soit que le terme de ce mouvement successif soit leur formation même, comme si on dit que le blanc est engendré parce qu’une altération successive aboutit à la blancheur, soit que la disposition à leur forme soit le terme d’un mouvement successif, comme on dit que le feu et l’eau sont engendrés parce que les dispositions à leur forme, qui sont les qualités des éléments, sont acquises par voie d’altérations successives.

[81387] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 7 Illa vero incipiunt esse absque hoc quod generentur vel fiant, quae nec secundum se, nec secundum aliquas dispositiones praecedentes in ipsis per motum successivum causantur, sicut dextrum causatur in aliquo, nullo successivo motu praeexistente in ipso, sed quodam alio facto sibi sinistro. Similiter et aer incipit illuminari nullo motu successivo praeexistente in ipso, sed ad praesentiam corporis illuminantis. Et similiter sensus incipit sentire, nullo motu in ipso praeexistente, sed ad debitam oppositionem sensibilis. Et ideo simul aliquis sentit, et iam sensit.

Mais les sensations commencent à exister sans être engendrées ni venir à l’existence, car elles n’existent ni par elles-mêmes, car elles ne sont causées par un mouvement successif ni en leur essence, ni du fait de dispositions précédentes qui se trouvaient en elles; ainsi, la droite est causée en un objet, sans être causée par un mouvement successif préexistant en lui, parce qu’un autre objet se trouve placé à sa gauche. Pareillement, l’air commence à être éclairé, sans qu’aucun mouvement successif soit préexistant en lui, mais du fait de la présence d’un corps éclairant. De même, le sens commence à sentir sans aucun mouvement préexistant en lui, mais à cause de l’impression d’un corps sensible. C’est pourquoi c’est en même temps que quelqu'un sent et a senti.

[81388] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 8 Nihilominus tamen propter hoc non oportet quod sensibilia vel motus sensibilium, absque successione sensibilium perveniant ad sensus; manifeste enim apparet, quod simul aliquis audit, et audivit statim, et tamen sonus, non statim facto ictu, qui causat sonum, pervenit ad auditum.

Mais pourtant, il ne s’ensuit pas nécessairement que les sensibles ou les mouvements des sensibles parviennent aux sens sans succession de sensibles; il apparaît en effet avec évidence que lorsque quelqu'un entend, en même temps qu’il entend, il a entendu, et pourtant, le son qui cause l’audition ne parvient pas à l’ouïe immédiatement lorsque le coup est frappé.

[81389] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 9 Et hoc fit manifestum per transfigurationem literarum, quando alicuius locutio auditur ex longinquo, ac si sonus vocis literatae deferatur per medium successive. Propter hoc enim audientes sonum, non videntur auditu discrevisse literas prolatas, quia aer motus in medio transfiguratur, quasi admittens impressionem primi sonantis.

Et ce qui le montre avec évidence, c’est la reconfiguration des lettres quand les paroles de quelqu'un sont entendues de loin, du fait que le son de la voix formée en lettres est transporté successivement à travers le milieu. Pour cette raison en effet, ceux qui entendent le son ne semblent pas discerner par leur ouïe les lettres prononcées, car l’air en mouvement dans le milieu est reconfiguré, comme en perdant l’impression de la première cause du son.

[81390] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 10 Quod quidem contingit quandoque propter aliquam aliam aeris immutationem, sicut cum multis loquentibus non potest discerni quod aliquis eorum dicat, propter hoc quod motus invicem se impediunt. Quandoque vero contingit propter distantiam: sicut enim actio calefacientis, in remotioribus debilitatur, ita etiam immutatio aeris, quae est a primo sonante; ex quo contingit quod ad illos qui sunt prope loquentem, perfecte contingit sonus locutionis cum debita expressione litterarum; ad remotos autem cum quadam confusione.

Cela arrive parfois à cause d’une autre impression donnée à l’air; ainsi, quand plusieurs parlent en même temps, on ne peut pas discerner ce que dit l’un d’eux, parce que les mouvements s’entravent mutuellement. Parfois aussi, cela arrive à cause de la distance; en effet, de même que l’action d’une source de chaleur est affaiblie dans les endroits éloignés, l’impression donnée à l’air par la première cause du son s’affaiblit aussi; c’est pourquoi ceux qui sont proches de celui qui parle reçoivent parfaitement le son des paroles avec la bonne expression des lettres, mais ceux qui sont loin le reçoivent avec une certaine confusion.

[81391] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 11 Videtur igitur similiter se habere et de colore et de lumine; quia etiam color et lumen non videntur quomodocumque sint disposita secundum situm, sed requiritur determinata distantia. Sicut enim locutiones a remotis audiuntur, absque discretione literarum, ita etiam corpora videntur a remotis absque discretione dispositionis singularum partium.

Il semble donc en aller de même pour la couleur et la lumière, car la couleur et la lumière ne peuvent pas non plus être vus à partir de n’importe quelle position, mais une distance déterminée est nécessaire. En effet, de même que les paroles sont entendues de loin sans qu’on puissent discerner les lettres, de même les corps sont vus de loin sans qu’on puisse discerner la disposition de chacune de leurs parties.

[81392] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 12 Nec est ita de relatione visus et visibilis, sicut de relatione aequalitatis: ad hoc enim quod aliqua sint aequalia, non requiritur aliquis determinatus situs, sed qualitercumque varietur eorum situs, semper manent eodem modo aequalia. Nec differt utrum sint prope vel longe. Videtur ergo quod sicut transfiguratio literarum manifestat sonum successive pervenire ad auditum, quamvis postquam iam pervenerit simul audiatur, ita etiam imperfecta visio visibilium remotorum, videtur significare quod color et lumen successive perveniant ad visum quamvis simul videantur.

Et il n’en va pas de la relation entre la vue et le visible comme de la relation d’égalité : en effet, pour que des choses soient égales, il n’est pas nécessaire qu’elles aient une position déterminée, mais quelles que soient les variations de leurs positions, elles demeurent toujours égales de la même façon. Et peu importe qu’elles soient rapprochées ou éloignées. Il semble donc que, comme la reconfiguration des lettres manifeste que le son parvient à l’ouïe de façon successive, même si, après être parvenu, il est entendu d’un seul coup, de même aussi la vision des objets visibles éloignés semble signifier que la couleur et la lumière parviennent de façon successive à la vue, même si elles sont vues d’un seul coup.

[81393] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 13 Deinde cum dicit vel circa hoc ponit veram solutionem, ostendens differentiam visus ad alios duos sensus, qui sunt per media exteriora, auditum et olfactum. Et dividitur in partes duas. Primo namque assignat differentiam visus ad auditum et odoratum. Secundo excludit obiectionem, ibi, rationabiliter autem. Prima pars dividitur in duas secundum duas differentias quas ponit. Secunda incipit, ibi, omnino autem, nec similiter. Dicit ergo primo, quod rationabile est hoc accidere circa sonum et odorem, quod successive perveniant. Cuius rationem assignat ex hoc, quod aer et aqua quae sunt media, quibus huiusmodi sensibilia deferuntur ad sensus sunt quidem secundum suam substantiam continua, sed tamen in eis possunt fieri motus abinvicem divisi; quod contingit propter facilem divisionem aeris et aquae, sicut patet in motu proiectionis, ut philosophus ostendit septimo physicorum, in quo sunt multi motus, multa moventia et mota. Nam una pars aeris movetur ab alia, et sic sunt diversi motus sibi invicem succedentes, quia pars aeris mota adhuc remanet movens, postquam cessat moveri, et sic non omnes motus partium aeris sunt simul, sed sibi invicem succedunt, ut ostenditur in octavo physicorum.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ou bien doit-on croire, etc., il donne la vraie solution, en montrant la différence entre la vue et les deux autres sens qui s’exercent par des milieux extérieurs, l’ouïe et l’odorat. Et ce sujet se divise en deux parties. En premier, il montre en quoi la vue diffère de l’ouïe et de l’odorat. En deuxième, il écarte une objection, où il dit :  Il est donc tout simple que, etc. La première partie se divise en deux selon les deux différences qu’il a indiquées. La deuxième commence où il dit : Mais l’altération ne doit pas, etc. Il dit donc en premier qu’il est raisonnable que le son et l’odeur se trouvent à parvenir à destination graduellement. Il en donne comme raison que l’air et l’eau, qui sont les milieux par lesquels de tels sensibles sont transmis aux sens, sont bien continus en leur substance, mais pourtant il peut y avoir en eux des mouvements de division mutuelle; il en est ainsi parce que l’air et l’eau se divisent facilement, comme le manifeste l’acte de lancer, comme le montre le Philosophe au livre VII est Physiques : dans le lancer, il y a beaucoup de mouvements, de moteurs et d’objets mûs. En effet, une partie de l’air est mue par une autre, et ainsi, il y a divers mouvements qui se succèdent, car la partie de l’air qui est mue se trouve être ensuite un moteur après avoir cessé d’être mue; et ainsi, les mouvements des parties de l’air n’ont pas tous lieu en même temps, mais ils se succèdent, comme il est démontré au livre VIII des Physiques.

[81394] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 14 Et hoc etiam apparet in sono, qui causatur ex quadam aeris percussione; non tamen ita quod totus aer, qui est medius, uno motu moveatur a percutiente; sed sunt motus multi sibi succedentes ex eo quod una pars primo mota movet aliam. Et inde est quod quodammodo idem est quod audit primus qui est propinquus percussioni causanti sonum, et extremus qui est remotus; quodam autem modo non idem.

Et on constate cela également pour le son, qui est causé par une sorte d’ébranlement de l’air, mais pas de telle sorte que l’air, qui est le milieu, soit mû d’un seul mouvement par ce qui le frappe; il y a plutôt beaucoup de mouvements qui se succèdent du fait qu’une partie, mue en premier, en meut une autre. Et c’est pour cela que ce qui est entendu en premier par celui qui est proche du coup frappé qui cause le son et qui est entendu en dernier par celui qui est loin est la même chose d’une certaine façon, et n’est pas la même chose d’une autre façon.

[81395] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 15 Apud quosdam enim videtur de hoc esse dubitatio: quia quidam dicunt, quod, cum diversi per diversa organa sentiant, impossibile est quod idem sentiant. Quod quidem verum est, si referatur ad id quod proxime movet sensum, quia diversorum sensus immutantur immediate a diversis partibus medii sibi propinquis, et ita intercipitur hoc, et distinguitur illud quod unus sentit, ab eo quod sentit alius. Si vero accipitur id quod primo movet medium, sic erit unum idem quod omnes sentiunt, sicut unius percussionis sonum audiunt omnes, sive propinqui sive remoti; et similiter unum corpus odoriferum, puta cothonium vel thus in igne ardens, odorant omnes; sed id, quod iam proprie pervenit ad unumquemque est alterum numero, sed est idem specie, quia ab eadem forma primi activi, omnes huiusmodi immutationes causantur. Unde simul multi vident et odorant et audiunt idem sensibile, per diversas immutationes ad eos pervenientes.

Il semble en effet que certains ont un doute à ce sujet : certains disent en effet que, puisque diverses personnes ont des sensations au moyen de divers organes, il est impossible qu’elles sentent la même chose. Certes, cela est vrai s’il est question de ce qui meut les sens de près, car les sens de diverses personnes reçovent immédiatement l’impression de diverses parties du milieu qui leur sont proches, et ainsi ce qui est senti par l’un sent intercepté et distingué de ce qui est senti par l’autre. Mais si on considère ce qui meut le milieu en premier, alors c’est la même chose qui est sentie par tous : tous, proches ou éloignés, entendent le son du même coup frappé, et pareillement tous sentent l’odeur du même corps odorant, tel que le cognassier[124] ou l’encens brûlant dans le feu. Mais ce qui est parvenu individuellement à chacun est numériquement différent mais identique en espèce, car toutes ces impressions sont causées par la même forme du premier élément actif. C’est pourquoi beaucoup de gens voient, odorent et entendent le même sensible par des impressions diverses qui leur parviennent.

[81396] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 16 Huiusmodi autem quae perveniunt ad singulorum sensus, non sunt corpora defluentia a corpore sensibili, ut quidam posuerunt; sed singulum eorum est motus et passio medii immutati per actionem sensibilis. Si enim essent diversa corpora, quae ad diversos per defluxum pervenirent, non accideret hoc, quod scilicet idem omnes sentirent, sed unum sentiret, scilicet solum corpus ad ipsum perveniens. Et quamvis non sint corpora, non tamen sunt sine corpore, vel medio, quasi passo et moto a sensibili, quasi primo movente et agente. Sic ergo per praedicta patet, quod sonus pervenit ad auditum per multos motus partium medii sibiinvicem succedentes; et simile est de odore, nisi quod mutatio odoris fit per alterationem medii: immutatio autem soni per motum localem.

Cependant, ces choses qui parviennent à chacun des sens ne sont pas des corps qui se dégagent d’un corps sensible, comme certains l’ont affirmé, mais chacune d’elles est un mouvement et une affection du milieu modifié par l’action du sensible. En effet, s’il y avait des corps différents qui parvenaient à diverses personnes sous forme d’effluves, tous ne se trouveraient pas à sentir la même chose, mais ils ne sentiraient rien d’autre que le corps qui leur parvient. Et bien que ces choses ne soient pas des corps, elles ne sont pas sans corps, ou sans milieu qui subit et est mû par un sensible, qui est le premier moteur et l’agent. Ainsi donc, il est évident d’après ce qui précède que le son parvient à l’ouïe par de nombreux mouvements des parties du milieu, qui se succèdent; et il en va de même de l’odeur, sauf que le changement produit par l’odeur se fait par l’altération du milieu, alors que l’impression du son se fait par mouvement local.

[81397] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 17 Sed de lumine est alia ratio. Non enim per motus sibi succedentes in diversis partibus medii pervenit lumen usque ad visum; sed per unum aliquod esse, idest per hoc quod totum medium sicut unum mobile, movetur uno motu a corpore illuminante. Sed non est ibi motus, qui succedat motui, sicut dictum est de odore et sono.

Mais la logique est différente pour la lumière. En effet, ce n’est pas par des mouvements qui se succèdent dans diverses parties du milieu que la lumière parvient jusqu’à la vue, mais par un certain être unique, c'est-à-dire par le fait que tout le milieu, comme un unique être mobile, est mû d’un seul mouvement par un corps qui illumine. Mais ce n’est pas là un mouvement qui succède à un autre, comme on l’a dit pour l’odeur et le son.

[81398] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 18 Huiusmodi autem differentiae ratio est: quia quod recipitur in aliquo sicut proprio subiecto et naturali, potest in eo permanere et esse principium actionis; quod autem recipitur in aliquo solum sicut adventitia qualitas, non potest permanere, nec esse principium actionis. Quia vero formae substantiales sunt principia qualitatum et omnium accidentium, illa qualitas recipitur in subiecto aliquo secundum esse proprium et naturale, quae disponit subiectum ad formam naturalem, cuius est susceptivum; sicut aqua ratione suae materiae, est susceptiva formae substantialis ignis, quae est principium caloris. Et ideo calor recipitur in aqua, disponens ipsam ad formam ignis; et ideo remoto igne adhuc aqua remanet calida calefacere potens.

La raison de cette différence est que ce qui est reçu en quelque chose comme en son sujet propre et naturel peut y demeurer et être un principe d’action; mais ce qui est reçu en quelque chose seulement comme qualité accessoire ne peut pas y demeurer en permanence ni être un principe d’action. Or, comme les formes substantielles sont les principes des qualités et de tous les accidents, cete qualité est reçue dans un sujet selon l’être propre et naturel de ce sujet, qui le dispose à la forme naturelle qu’il peut recevoir; ainsi, l’eau, en raison de sa matière, peut recevoir la forme substantielle du feu, qui est le principe de la chaleur. C’est pourquoi la chaleur est reçue dans l’eau qu’elle dispose à la forme du feu; en conséquence, lorsque le feu est enlevé, l’eau reste chaude et peut réchauffer.

 [81399] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 19 Et similiter odor recipitur in aere et aqua et sonus in aere secundum suum esse proprium et naturale et secundum quod aer et aqua immutantur ab enchyma siccitate et aer a percussione alicuius corporis. Et inde est quod cessante percussione, remanet sonus in aere, et remoto corpore odorifero adhuc sentitur odor in aere, propter hoc quod pars aeris immutata ad sonum vel ad odorem potest aliam similiter immutare, ut sic fiant diversi motus sibiinvicem succedentes.

Pareillement, l’odeur est reçue dans l’air et dans l’eau et le son est reçu dans l’air selon leur être propre et naturel, et en tant que l’air et l’eau reçoivent l’impression d’une sécheresse enchyme et que l’air reçoit le choc d’un corps. De là vient que lorsque le choc cesse, le son reste dans l’air, et quand le corps odorant est enlevé, on sent encore l’odeur dans l’air, parce que la partie de l’air qui reçoit l’impression du son ou de l’odeur peut transmettre cette impression à une autre partie, de sorte qu’on a divers mouvements qui se succèdent.

[81400] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 20 Sed diaphanum non est susceptivum formae substantialis corporis illuminantis, puta solis, qui est prima radix luminis; neque per receptionem luminis disponetur ad aliquam formam substantialem. Unde recipitur lumen in diaphano sicut quaedam qualitas adventitia, quae non remanet absente corpore illuminante, nec potest esse principium actionis in aliud. Unde una pars aeris non illuminatur ab alia; sed totus aer illuminatur a primo illuminante quantum potest se extendere virtus illuminantis; et ideo est unum illuminatum et una illuminatio totius medii.

Mais le transparent ne peut pas recevoir la forme substantielle du corps qui l’éclaire, tel que le soleil, qui est la source première de la lumière, et il n’est pas disposé à une forme substantielle par le fait de recevoir la lumière. La lumière est donc reçue dans le transparent à titre de qualité acessoire, qui ne demeure pas en l’absence du corps qui éclaire et ne peut pas être le principe d’une action sur autre chose. En conséquence, une partie de l’air n’est pas éclairée par une autre, mais tout l’air est éclairé par la première source de lumière dans les limites où son pouvoir d’éclairage peut parvenir; il y a donc un seul être éclairé et une seule illumination de tout le milieu.

[81401] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 21 Deinde cum dicit omnino autem ostendit secundam differentiam. Et dicit, quod si universaliter loquamur de alteratione, idest loci mutatione, non similiter se habet in utroque, quia loci mutationes rationabiliter perveniunt prius ad medium magnitudinis, supra quam est motus, quam ad ultimum; quia scilicet in loci mutatione est motus de extremo magnitudinis, ad extremum eius, unde oportet quod mobile in medio temporis pertingat ad medium magnitudinis; et tunc ratio superinducta locum habet in loci mutatione. Sonus autem consequitur quemdam motum localem, inquantum scilicet ex percussione causante sonum commovetur aer usque ad auditum; et ideo rationabile est, quod sonus prius perveniat ad medium, quam ad auditum.

Puis où il dit : Mais l’altération ne doit pas se confondre, etc., il montre la deuxième différence. Et il dit que que si nous parlons universellement de l’altération, c'est-à-dire du changement de lieu, il n’en va pas de même pour les deux, car il est logique que les changements de lieu parviennent d’abord au milieu du trajet parcouru par le mouvement avant d’arriver à la fin, car dans le changement de lieu, le mouvement va d’une extrémité du trajet à l’autre extrémité; il faut donc que le mobile, au milieu du temps écoulé, atteigne le milieu du trajet; et alors, l’argument présenté plus haut s’applique au changement de lieu. Or, dans le son il y a un certain mouvement local, du fait que le choc qui produit le son cause un mouvement de l’air qui parvient jusqu’à l’ouïe; il est donc raisonnable que le son parvienne au milieu avant de parvenir à l’ouïe.

[81402] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 22 Sed in his quae alterantur non similiter se habet. Termini enim alterationis non sunt ipsa extrema magnitudinis. Et ideo non oportet, quod tempus alterationis, per se loquendi, commensuretur alicui magnitudini, ita quod in medio temporis, motus perveniat ad medium magnitudinis super quam fit motus; quia hoc non est dare in alteratione, quae non est motus in quantitate vel in ubi, sed in qualitate, neque ad medium magnitudinis quae movetur. Contingit enim aliquando quod totum corpus simul alteratur, non autem dimidium eius prius, sicut videmus quod tota aqua simul congelatur. Sicut enim in motu locali tempus commensuratur distantiae magnitudinis, super quam transit motus, et secundum divisionem eius dividitur, ut probatur in sexto physicorum; ita etiam in alteratione, tempus commensuratur distantiae terminorum. Et ideo maius tempus requiritur ceteris paribus, ad hoc quod de frigido fiat calidum, quam ad hoc quod de tepido fiat calidum.

Mais il n’en va pas de même des choses qui subissent une altération. En effet, les termes de l’altération ne sont pas les extrémités d’un espace. Il n’est donc pas nécessaire que la durée de l’altération, à proprement parler, soit mesurée en fonction d’une grandeur de telle sorte qu’au milieu du temps, le mouvement parvienne au milieu de l’espace parcouru par le mouvement, soit qu’il s’agisse du milieu de l’espace parcouru (car on ne peut pas dire quel est ce milieu dans l’altération, qui n’est pas un mouvement en quantité ni en un lieu, mais en qualité), soit qu’il s’agisse du milieu de l’objet qui est mû. Il arrive parfois, en effet, que tout le corps soit altéré en même temps, sans qu’une moitié le soit d’abord, comme nous voyons que toute l’eau gèle en même temps. En effet, de même que dans le mouvement local le temps est proportionnel à la distance parcourue par le mouvement et se divise selon la division du mouvement, comme il est prouvé au livre VI des Physiques, de même aussi dans l’altération le temps est proportionnel à la distance entre les extrêmeés. C’est pourquoi il faut plus de temps, toutes choses étant égales par ailleurs, pour réchauffer un objet froid qu’un objet tiède.

[81403] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 23 Et ideo, si aliqua extrema sunt inter quae non sit accipere medium, oportet quod de uno extremo in aliud fiat transitus absque medio. Contradictio autem est oppositio, cuius non est medium secundum se, ut dicitur in primo posteriorum, et eadem ratione supposita aptitudine subiecti, cum privatio nihil aliud sit quam negatio in subiecto. Unde omnes mutationes quarum termini sunt esse et non esse, vel privatio et forma, sunt instantaneae, et non possunt esse successivae.

En conséquence, s’il existe des extrêmes entre lesquels il n'y a pas de milieu, il faut que le passage d’un extrême à l’autre se fasse sans intermédiaire. Or, la contradiction est une opposition qui n’a pas de milieu en tant que tel, comme il est dit au livre I des Seconds analytiques, et la même raison s’appique si l’aptitude du sujet est admise, puisque la privation n’est rien d’autre que la négation dans un sujet. Il s’ensuit que tous les changements dont les extrêmes sont l’être et le non-être, ou la privation et la forme, sont instantanés et ne peuvent pas être graduels.

[81404] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 24 In alterationibus enim successivis attenditur successio secundum distantiam unius contrarii ab alio determinata media: in qua quidem distantia tota magnitudo corporis, in quam potest immediate virtus primi alterantis, consideratur sicut unum subiectum, quod statim simul incipit moveri. Sed, si sit corpus alterabile tam magnum, quod virtus primi alterantis non possit ipsum attingere secundum totum, sed secundum partem eius, sequitur quod prima pars primo alterata, alterabit consequenter aliam. Et ideo dicit quod, si fuerit multum corpus quod calefit vel quod congelatur, necesse est quod habitum patiatur ab habito, idest quod consequens pars ab immediate praecedente alteretur. Sed prima pars alteratur ab ipso primo alterante, et simul et subito, quia scilicet non est ibi successio ex parte magnitudinis, sed solum ex parte contrariarum qualitatum, ut dictum est.

Dans les altérations graduelles, en effet, la succession est considérée selon la distance d’un contraire à l’autre, établie d’après des intermédiaires déterminés; dans cette distance, toute la grandeur du corps dans laquelle la puissance du premier agent d’altération peut s’exercer immédiatement est considérée comme un seul sujet, qui commence tout à la fois à être mû. Mais si un corps susceptible d’être altéré est si grand que la puissance du premier agent d’altération ne peut en atteindre la totalité mais seulement une partie, il s’ensuit que la première partie une fois altérée, une autre sera altérée ensuite. C’est pourquoi il dit que, si un grand corps est réchauffé ou congelé, il est nécessaire que le proche soit affecté par le proche, c'est-à-dire que la partie suivante soit altérée par la partie immédiatement précédente. Mais la première partie est altérée par le premier agent d’altération, de façon simultanée et subitement, car il n'y a pas succession sous l’aspect de la grandeur, mais seulement sous l’aspect des qualités contraires, comme on l’a dit.

[81405] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 25 Haec autem est causa quare odor prius pervenit ad medium quam ad sensum, quamvis hoc fiat per alterationem sine motu locali, quia corpus odoriferum non potest simul immutare totum medium, sed immutat partem unam, quae immutat aliam; et sic successive pervenit immutatio usque ad olfactum per plures motus, ut supra dictum est. Et esset simile in gustu sicut in odoratu, si nos viveremus in humido aqueo, quod solum susceptivum est saporis, sicut in aere, qui est susceptivus odoris, et si iterum posset sentiri sapor per alterationem medii a remotis, antequam tangeremus corpus saporosum, sicut contingit circa odoratum.

Et telle est la cause pour laquelle l’odeur parvient au milieu avant de parvenir au sens, bien qu’elle se produise par altération sans mouvement local, car le corps odorant ne peut pas produire une impression sur tout le milieu à la fois, mais elle le fait sur une partie qui le fait ensuite sur une autre; et ainsi, l’impression parvient successivement jusqu’à l’odorat par plusieurs mouvements, comme on l’a dit. Et ce serait la même chose pour le goût que pour l’odorat si nous vivions dans une humidité aqueuse, qui peut recevoir seulement la saveur, comme nous vivons dans l’air qui peut recevoir l’odeur, et si également la saveur pouvait être sentie par une altération du milieu à distance avant que nous touchions le corps savoureux, comme c’est le cas de l’odorat.

[81406] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 26 Videtur autem quod hic dicitur esse contrarium ei, per quod philosophus probat in sexto physicorum, omne quod movetur esse divisibile, quia pars eius est in termino a quo, et pars in termino ad quem. Sic igitur videtur quod dum aliquid alteratur de albo in nigrum, quando una pars eius est alba, altera sit nigra, et sic non potest esse quod totum simul alteretur sed post partem.

Mais ce qui est dit ici semble contraire à l’argument utilisé par le Philosophe au livre VI des Physiques pour prouver que tout ce qui se meut est ivisible, à savoir qu’une partie de l’objet est au terme de départ et une partie au terme d’arrivée. Ainsi donc, il semble que pendant qu’un objet est altéré du blanc au noir, quand une de ses parties est blanche, l’autre est noire, et ainsi il n’est pas possible que le tout soit altéré en même temps, mais seulement après qu’une partie est altérée.

[81407] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 27 Dicunt autem quidam, quod intentio philosophi ibi, est ostendere non quidem quod una pars mobilis sit in termino a quo, et alia in termino ad quem; sed quod mobile sit in una parte termini a quo, et in alia parte termini ad quem, et sic in alteratione non oportet quod una pars mobilis prius alteretur quam alia, sed quod totum mobile, quod alteratur, puta de albo in nigrum, habeat partem albedinis et partem nigredinis. Hoc autem non convenit intentioni Aristotelis; quia per hoc non probaretur directe quod mobile esset divisibile, sed quod termini motus sint aliqualiter divisibiles, nec etiam competit verbis quibus utitur, sicut patet diligenter literam eius intuenti, in qua manifeste hoc refert ad partes mobiles.

Or, certains disent que l’intention du Philosophe ici est de montrer, non qu’une partie du mobile est au terme de départ et l’autre au terme d’arrivée, mais que le mobile est dans une partie du terme de départ et dans une autre partie du terme d’arrivée, et qu’ainsi, dans l’altération, ce qui est nécessaire n’est pas qu’une partie du mobile soit altérée avant une autre, mais que tout le mobile qui est altéré, disons du blanc au noir, ait une partie de blancheur et une partie de noirceur. Mais cela ne concorde pas avec l’intention d’Aristote, car cela ne permettrait pas de prouver directement que le mobile est divisible, mais que les termes du mouvement sont divisibles de quelque façon, et cela ne convient pas non plus aux mots utilisés, comme cela est évident si on examine attentivement son texte, dans lequel il est évident qu’il s’applique aux parties mobiles.

[81408] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 28 Et ideo aliter dicendum est, quod demonstratio illa intelligitur de motu locali, qui est vere et secundum se continuus. Agit enim Aristoteles in sexto physicorum de motu sub ratione continui: motus vero augmenti et alterationis non sunt simpliciter continui, ut dictum est in octavo physicorum. Unde in alteratione non verificatur illud Aristotelis dictum omnino, sed solum quod accipit quamdam continuitatem ex mobili, cuius una pars alterat aliam. Mobile vero, quod totum simul attingitur a virtute primi alterantis, habet se sicut quiddam indivisibile, quantum ad hoc, quod simul alteratur.

C’est pourquoi il faut dire au contraire que cette démonstration s’applique au mouvement local, qui est vraiment et essentiellement continu. En effet, Aristote, au livre VI des Physiques, traite du mouvement sous l’aspect de la continuité; or, les mouvements d’augmentation et d’altération ne sont pas absolument continus, comme il est dit au livre VIII des Physiques. Il s’ensuit que dans l’altération, cette affirmation d’Aristote ne se vérifie pas totalement, mais ce qui est vrai est seulement le fait qu’il admet la continuité de la part du mobile, dont une partie en altère une autre. Mais le mobile qui est altéré tout à la fois par le pouvoir du premier agent d’altération se comporte comme un être indivisible quant au fait qu’il est altéré tout à la fois.

[81409] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 16 n. 29 Deinde cum dicit rationabiliter autem concludit ex praemissis principale intentum. Et dicit quod rationabiliter in sensibus in quibus est aliquod medium inter sensibile et organum sentiendi, non simul patitur et movetur totum medium, sed successive, praeter quam in lumine: et hoc propter praedicta. Primo quidem, quia illuminatio non fit per motum localem, ut sonatio, sicut Empedocles posuit, sed motum alterationis. Secundo, quia non sunt ibi multi motus, sicut dictum est de odore, sed unus tantum. Quibus addendum est tertio, quia lumen non habet contrarium, sed tenebra opponitur ei sicut simplex privatio, et ideo illuminatio fit subito. Et idem oportet dicere de visione, quia lumen facit videre, unde medium immutatur a visibilibus proportionabiliter lumini.

Ensuite, où il dit : Il est donc tout simple, etc., il conclut de ce qui précède ce qu’il voulait principalement démontrer. Et il dit qu’il est raisonnable, pour les sens dans lesquels il y a un intermédiaire entre le sensible et l’organe de la sensation, que tout le milieu ne soit pas mû et affecté en même temps, mais de façon successive, sauf dans le cas de la lumière, et ce, pour les raisons déjà mentionnées : en premier, parce que l’éclairage ne se fait pas par mouvement local, comme le son, comme l’a affirmé Empédocle, mais par mouvement d’altération; en deuxième, parce qu’il ne s’y trouve pas beaucoup de mouvements, comme on l’a dit pour l’odeur, mais un seul. Il faut en ajouter un troisième : c’est que la lumière n’a pas de contraire, mais les ténèbres s’y opposent comme une simple privation, et donc, l’illumination se fait subitement. Et il faut dire la même chose de la vision, car la lumière fait voir, et le milieu subit donc l’impression des objets visibles proportionnellement à la lumière.

 

Leçon 17

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Abordons encore une autre question concernant les sens, celle de savoir si l'on peut ou non sentir deux choses à la fois dans un seul et même moment indivisible. Nous prenons comme démontré que toujours un plus fort mouvement en absorbe un plus faible; et c'est pour cela que l'on a beau avoir les choses sous les yeux, on ne les voit point quand la pensée est fortement occupée de quelque autre objet, ou qu'on a peur, ou qu'on entend un bruit violent. Admettons aussi l'exactitude de cet autre principe, à savoir, que l'on peut toujours beaucoup mieux sentir une chose quand elle est simple que quand elle est mélangée avec d'autres; par exemple, on goûte mieux du vin pur que du vin trempé, du miel pur que du miel mêlé à d'autres saveurs; on voit mieux la couleur quand elle est unique, et l'on entend mieux la tonique, quand elle est seule, que quand elle est mêlée à la quinte, parce que ces sensations s'effacent mutuellement; et c'est ce qui arrive dans les choses qui se réunissent en une seule. Puis donc que le plus grand mouvement absorbe le plus petit, il s'ensuit nécessairement que, quand ils sont simultanés, le plus grand se sent moins que s'il était tout seul, parce que le plus petit en s'y mêlant lui enlève pour cela même quelque chose de sa force, et parce que les choses quand elles sont simples sont toujours plus sensibles. Si donc tout en étant autres, des mouvements sont égaux, on ne sentira aucun des deux, car l'un pourra également annuler l'autre; ou du moins, on ne peut certes pas sentir l'un des deux comme s'il était simple; dans ce cas, ou il n'y aura pas du tout de sensation, ou il y en aura une différente, formée des deux mouvements. C'est aussi ce qui paraît arriver pour les choses mélangées dans la chose à laquelle on les mêle.

Il y a donc certaines choses qui se combinent en une, et certaines autres qui ne se combinent point; ces dernières sont celles qui tombent sous des sens différents. Ainsi, les choses dont les extrêmes sont des contraires peuvent se combiner. Mais il n'est pas possible que d'une couleur blanche et d'un son aigu, il se forme une unité réelle, si ce n'est indirectement; et alors cette unité ne ressemble pas du tout à l'accord harmonique qui se forme du grave et de l'aigu. On ne saurait donc non plus percevoir les choses de ce genre en même temps; car si les mouvements en sont égaux, ils s'annulent mutuellement, parce que des deux il n'en résulte pas un seul; et s'ils sont inégaux, le plus fort est le seul qui produise une sensation.

 

Ajoutez que l'âme sentirait plutôt les deux choses par une seule sensation, quand elles se rapportent à un seul sens, comme le grave et l'aigu, parce que le mouvement d'un seul sens serait simultané à lui-même plutôt que celui de deux sens différents, comme la vue et l'ouïe. Or, il est impossible de sentir deux choses par une seule sensation, à moins que ces deux choses ne soient mêlées; car le mélange tend toujours à l'unité, et il n'y a qu'une seule sensation 'pour l'unité. Mais une sensation unique est simultanée à elle-même, et par conséquent il faut nécessairement que l'on sente à la fois les choses mêlées, parce qu'on les sent par une seule sensation en acte; car c'est un seul sens en acte qui sent l'objet quand il est un numériquement; de même que si l'objet est spécifiquement un, c'est le sens un en puissance qui le sent. Si donc la sensation en acte est unique, l'âme croira que les choses senties n'en forment qu'une; et nécessairement c'est que ces choses se seront combinées. Si au contraire elles ne sont pas combinées, il y a deux sensations en acte. Mais nécessairement l'acte doit être unique par rapport à une puissance unique, et à un temps indivisible; car l'exercice et le mouvement d'un seul sens dans un moment donné sont uniques, de même qu'il n'y a qu'une seule puissance. Ainsi donc, on ne saurait sentir deux choses à la fois par un sens unique. Mais si deux choses qui tombent sous un même sens ne peuvent être perçues à la fois du moment qu'elles sont deux, à plus forte raison évidemment ne.peut-on sentir à la fois les choses qui tombent sous des sens différents; par exemple, la couleur blanche et la saveur douce. C'est qu'en effet l'âme ne semble reconnaître ce qui est numériquement un, que parce qu'elle le sent dans le même temps, tandis que ce qui est un en espèce, elle le reconnaît à la fois, et par le sens qui perçoit, et par la manière dont cet objet agit sur lui : je veux dire, par exemple, que c'est bien toujours le même sens identique à lui- même qui juge le blanc et le noir, tout différents que le blanc et le noir sont en espèce, comme c'est aussi un même sens qui juge le doux et l'amer. Mais dans un des cas, le sens est différent de ce qu'il est dans l'autre cas; il juge autrement de chacun des contraires; et c'est ainsi que chacun de ces sens perçoit de la même façon les objets qui se correspondent, et que par exemple, de même que le goût perçoit le doux, et que la vue perçoit le blanc, de même aussi la vue voit le noir, et le goût sent l'amer.

 

 

Lectio 17

Leçon 17 ─ Peut-on percevoir plusieurs choses à la fois? (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81410] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 17 n. 1 Solutis duabus quaestionibus, hic philosophus prosequitur tertiam, quae est ex parte ipsius sensus. Et circa hoc tria facit. Primo movet quaestionem. Secundo obiicit ad partem falsam, ibi, si autem semper. Tertio determinat veritatem, ibi, de prius autem dicta obiectione. Dicit ergo primo, quod circa ipsos sensus est quaedam alia talis obiectio: utrum scilicet contingat quod simul et in eodem indivisibili tempore sentiant duo sensus, puta simul dum visus videt colorem, auditus audiat vocem.

Après avoir résolu deux questions, le Philosophe en aborde maintenant une troisième, qui est du côté du sens comme tel. Et il traite ce sujet en trois points. En premier, il soulève la question. En deuxième, il argumente en faveur de la fausse solution, où il dit : Nous prenons comme démontré, etc. En troisième, il établit la vérité, où il dit : Pour revenir à la première question, etc. (leçon XIX). Il dit donc en premier qu’au sujet des sens, il y a aussi l’objection suivante : est-il possible que deux sens sentent en même temps et pendant le même moment indivisible, par exemple qu’en même temps que la vue voit la couleur, l’ouïe entende la voix?

[81411] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 17 n. 2 Deinde cum dicit si autem obiicit ad partem falsam, scilicet ad ostendendum quod duo sensus non possunt simul sentire. Et primo ponit rationes ad hoc ostendendum. Secundo excludit quamdam falsam solutionem, per quam hoc sustinebatur, ibi, quod autem dicunt. Circa primum duo facit. Primo ponit tres rationes: quarum prima accipitur ex immutationibus sensibilium; secunda ex parte ipsius sensus, ibi adhuc si magis; tertia ex contrarietate sensibilium, ibi, amplius contrariorum. Circa primam rationem praemittit duas suppositiones. Quarum prima est, quod maior motus repellit minorem: et ex hoc dicit provenire multotiens quod ea quae iacent sub oculis, homines non sentiunt propter alium fortiorem motum, vel interiorem sive rationis sicut cum homines aliquando vehementer intendunt ad aliquid, sive appetitivae virtutis sicut cum homines vehementer timent, vel etiam exteriorem alicuius sensibilis sicut cum homines audiunt magnum sonum: hoc igitur propter evidentiam dicit esse supponendum.

Puis lorsqu’il dit : Nous prenons comme démontré, etc., il argumente en faveur de la fausse solution, c'est-à-dire pour montrer que deux sens ne peuvent pas sentir en même temps. Et en premier, il présente les raisons pour le montrer. En deuxième, il réfute une fausse solution à l’appui de cet énoncé, où il dit : D’autre part, on a prétendu quelquefois, etc. (leçon XVIII, no 5). Il traite le premier point en trois parties. En premier, il donne trois arguments : le premier concerne les impressions faites par les sensibles; le deuxième, le sens lui-même, où il dit : Ajoutez que l’âme sentirait plutôt, etc.; le troisième, la contrariété entre les sensibles, où il dit : De plus, si les mouvements des contraires, etc. (leçon XVIII). Quant au premier argument, il présente deux présupposés. Le premier est qu’un mouvement plus puissant en empêche un moins puissant; et il dit que c’est pour cela que bien des fois, on ne sent pas ce qu’on a devant les yeux, à cause d’un autre mouvement plus fort, soit intérieur (provenant de la raison, comme quand on réfléchit intensément à quelque chose, ou encore de la faculté appétitive, comme quand on est envahi par la crainte), soit extérieur du fait d’un autre sensible, comme quand on entend un grand bruit; il dit donc qu’on doit admettre cette supposition, car elle est évidente.

[81412] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 17 n. 3 Secunda suppositio est quod unumquodque magis sentitur si sit simplex, quam si sit alteri permixtum, sicut vinum purum fortius sentitur, quam si sit temperatum aqua. Et idem est de melle quantum ad gustum, et de colore quantum ad visum, et quantum ad auditum de una voce, quae magis sentitur si sola sit, quam si audiatur in consonantia ad aliam vocem, puta in diapason, vel in quacumque alia consonantia: et hoc ideo, quia quae commiscentur, obscurant se invicem. Sed haec secunda suppositio non habet locum nisi in his ex quibus unum fieri potest: haec enim sola permiscentur.

La deuxième supposition est que toute chose est sentie davantage si elle est simple que si elle est mélangée à une autre, comme le vin pur est senti davantage que quand il est coupé d’eau. Et il en va de même de la couleur quant au goût, de la couleur quant à la vue, et de l’audition d’une seule voix, qui est mieux entendue si elle est seule que si elle est entendue en accord avec une autre voix, par exemple à l’octave ou en tout autre accord; la raison en est qu’elles se mélangent et se voilent l’une l’autre. Mais cette deuxième supposition ne s’applique que dans les choses qui peuvent s’unir l’une à l’autre; en effet, seules ces choses se mélangent.

[81413] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 17 n. 4 Ex his autem duabus suppositionibus ulterius procedit cum subdit, si itaque maior, et dicit quod si maior motus repellat minorem, ut prima suppositio dicit, necesse est, si ambo motus sunt simul, quod etiam maior motus minus sentiatur, quam si esset solus: quia aliquid eius aufertur per minoris commixtionem, ut patet ex secunda suppositione, scilicet quod simplicia sunt magis sensibilia quam permixta. Signanter dicit autem si sint simul, quia maior motus quandoque est tam fortis quod non permittit alium motum fieri; et tunc in nullo diminuitur ex motu minori, quia non est. Sed si tantum praevaleat, quod non omnino impediat minorem motum fieri, duobus motibus existentibus, necesse est quod minor motus in aliquo obscuret maiorem. Si ergo motus fuerint omnino aequaliter diversi existentes, neuter erit sensibilis, quia totaliter alter obscurat alterum; nisi forte ex istis duobus motibus permixtione fiat unus motus: sed non potest aliquis eorum simplex sentiri: et sic oportet quod vel nullus sensus fiat illorum motuum aequalium, vel quod sit quidam alter sensus compositus ex utrisque, inquantum scilicet id quod sentitur est compositum ex utrisque: et hoc manifeste apparet in omnibus quae commiscentur. Nam permixtum non est aliquid eorum quae commiscentur, sed quoddam alterum compositum ex his. Sic ergo ex praemissis patet, quod, si duo motus fuerint inaequales, maior obscurat minorem; si autem aequales vel nil sentitur, vel aliquid commixtum.

À partir de ces deux suppositions, il continue en ajoutant si donc le plus grand, et il dit que si le plus grand mouvement repousse le plus petit, comme l’affirme la première supposition, il est nécessaire, si les deux mouvements ont lieu en même temps, que le plus grand mouvement aussi soit moins senti que s’il était seul, car quelque chose lui est enlevé par son mélange au plus petit, comme le manifeste la deuxième supposition, à savoir que les choses simples sont plus perceptibles que les choses mélangées. Il est notable qu’il dise quand ils sont simultanés, car parfois, le plus grand mouvement est si puissant qu’il ne permet pas qu’un autre mouvement se produise; et alors, il n’est nullement diminué par le plus petit mouvement, car celui-ci n’existe pas. Mais s’il ne l’emporte pas au point d’empêcher totalement le plus petit mouvement de se produire, il est nécessaire que le plus petit atténue quelque peu le plus grand. Si donc deux mouvements sont absolument égaux mais sont différents, aucun des deux ne sera perceptible, car l’un annulera totalement l’autre, à moins peut-être que le mélange des deux mouvements n’en produise un seul, mais alors l’un des deux mouvements simples ne peut pas y être senti. Il faut donc, soit qu’il n’y ait aucune sensation de ces mouvements égaux, soit qu’il y ait une autre sensation composée des deux, en tant que ce qui est senti est un composé des deux; et cela est bien évident pour toutes les choses qui se mélangent. En effet, le mélange n’est pas l’une des choses qui sont mélangées, mais quelque chose d’autre qui en est composé. Ainsi donc, il ressort de ce qui précède que si deux mouvements sont inégaux, le plus grand oblitère le plus petit; s’ils sont égaux, ou bien on ne sent rien, ou bien on sent un mélange.

[81414] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 17 n. 5 Ex his autem ulterius procedit, proponens quod quaedam sunt, ex quibus potest aliquod unum fieri; quaedam vero sunt, ex quibus unum fieri non potest: et huiusmodi sunt illa quae sentiuntur diversis sensibus, sicut color et odor. Illa enim solum commisceri possunt, in quibus extrema sunt contraria, quia commixtio fit per quamdam alterationem; sed ea quae sentiuntur diversis sensibus, non sunt contraria adinvicem, unde non possunt commisceri. Unde non fit aliquid unum ex colore albo et sono acuto, nisi forte per accidens, inquantum conveniunt in eodem subiecto; non autem per se, sicut symphonia constituitur ex voce gravi et acuta. Et ex his concludit quod nullo modo contingit sentire sensibilia diversorum sensuum simul. Quia, si eorum motus sint aequales omnino, destruent seinvicem, cum non possit unum fieri ex ipsis; si vero sint inaequales, maior motus praevalebit, et ipse solus sentietur.

À partir de là, il va plus loin en affirmant qu’il y a des choses à partir desquelles on peut faire une unité, et d’autres à partir desquelles on ne peut pas; et ces dernières sont celles qui sont senties par des sens différents, comme la couleur et l’odeur. En effet, les seules qui peuvent se mélanger sont celles pour lesquelles les extrêmes sont contraires, car le mélange se fait par une certaine altération; mais les choses qui sont senties par des sens différents ne sont pas contraires entre elles et ne peuvent donc pas se mélanger. Il s’ensuit qu’une unité ne peut pas être formée à partir de la couleur blanche et d’un son aigu, sinon peut-être par accident, en tant qu’ils sont réunis dans le même sujet, mais pas essentiellement, comme un accord est formé d’un son grave et d’un son aigu. Et il conclut de là qu’il n’est possible en aucune façon de sentir en même temps les objets sensibles de divers sens. En effet, si leurs mouvements étaient absolument égaux, ils se détruiraient l’un l’autre, puisqu’ils ne peuvent pas former une unité; s’ils étaient inégaux, le mouvement le plus fort l’emporterait, et lui seul serait senti.

[81415] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 17 n. 6 Deinde cum dicit adhuc si magis ponit secundam rationem, quae sumitur ex unitate et pluralitate sensuum. Et arguit per locum a maiori negative. Magis enim videtur quod anima possit duo aliqua sentire simul pertinentia ad unum sensum, sicut acutum et grave in sonis, quam diversa sensibilia ad diversos sensus pertinentia per duos sensus. Et huius rationem assignat: quia quanto motus sunt magis diversi, minus videntur eidem potentiae simul attribui. Duo autem motus quibus anima diversis sensibus sentit diversa sensibilia diversorum sensuum et diversorum generum, sunt magis diversi quam duo motus, quibus per unum sensum sentit diversa sensibilia eiusdem generis. Unde magis videtur quod possit esse simul in una anima motus unius sensus respectu diversorum sensibilium eiusdem generis, quam motus duorum sensuum, puta visus et auditus.

Puis lorsqu’il dit : Ajoutez que l’âme sentirait plutôt, etc., il donne le deuxième argument, fondé sur l’unité et la pluralité des sens. Et il apporte un argument négatif allant du plus au moins fort. Il semble en effet plus probable que l’âme puisse sentir en même temps deux choses qui touchent le même sens, comme l’aigu et le grave dans les sons, que des sensibles différents produisant des sensations différentes par deux sens. Et il en donne la raison : plus deux mouvements dont différents, moins ils semblent pouvoir être attribués à la même puissance. Or, deux mouvements par lesquels l’âme a la perception de sensibles différents affectant des sens différents et appartenant à des genres différents diffèrent davantage que deux mouvements par lessquels le même sens perçoit des sensibles divers du même genre. Il semble donc plus probable qu’il puisse y avoir en même temps dans la même âme des mouvements d’un seul sens concernant divers sensibles du même genre plutôt que des mouvements de deux sens, par exemple la vue et l’ouïe.

[81416] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 17 n. 7 Posita autem hac comparatione, removet, id quod magis videtur: et dicit quod non contingit simul sentire duo sensibilia per unum sensum, nisi illa duo fuerint commixta; et tunc quando mixta sunt, non sunt duo, quia mixtum naturaliter est aliquid unum. Quod autem sensus unus non possit cognoscere multa nisi inquantum fuerint unum per mixturam, probat per hoc quod unus sensus in actu, non potest esse simul nisi unius, sicut nec aliqua una operatio aut unus motus terminatur nisi ad aliquid unum. Sensus autem non potest esse simul in actu nisi unius, sicut nec aliqua potentia simul recipit diversas formas. Unde necesse est, quod si aliquis sensus, puta visus vel auditus, debeat sentire plura, sentiat ea inquantum sunt facta unum permixtione.

Après avoir fait cette comparaison, il élimine ce qui semble plus probable, en disant qu’on ne peut pas sentir deux sensibles par le même sens, à moins qu’ils ne soient mélangés, et alors, quand ils sont mélangés, ils ne sont plus deux, car ce qui est mélangé forme naturellement une unité. Et qu’un seul sens ne puisse pas connaître plusieurs choses sinon en tant qu’elles constituent une unité par mélange, il le prouve par le fait qu’une sensation en acte ne peut être que d’une seule chose à la fois, comme une seule opération ou un seul mouvement ne se termine que par une seule chose. Mais la sensation ne peut être en acte qu’à une seule chose à la fois, comme aucune puissance ne reçoit des formes diverses en même temps. Il est donc nécessaire, si un sens tel que la vue ou l’ouïe doit sentir plusieurs choses, qu’il les sente en tant qu’elles ne font qu’une par mélange.

[81417] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 17 n. 8 Et hoc ideo, quia potentia sensitiva sentit illa duo secundum unum sensum in actu, idest secundum unam operationem sensitivam. Ex hoc autem sensus secundum actum, idest operatio sensitiva, habet unitatem secundum numerum, quia est unius sensibilis: specie autem est unus sensus secundum actum, sive una operatio sensitiva, ex eo quod est secundum potentiam unam; sicut omnes visiones quorumcumque visibilium sunt eiusdem speciei propter unitatem potentiae; sed visio huius rei differt numero a visione alterius rei. Necesse est ergo, si est unus sensus secundum actum, quod unum dicat, idest iudicet; ergo oportet quod, si sunt multa, quod commisceantur in unum; et si non fuerint mixta, necesse est quod sint duo sensus secundum actum, idest duae operationes sensitivae.

Et la raison en est que la puissance sensitive sent ces deux choses par une seule sensation en acte, c'est-à-dire par une seule opération sensitive. Et de ce fait, la sensation en acte, c'est-à-dire l’opération sensitive, a une unité numérique, car elle porte sur un seul sensible; en espèce, elle est une seule sensation en acte, ou une seule opération sensitive, du fait qu’elle vient d’une même puissance; ainsi, toutes les visions de tous les objets visibles sont d’une même espèce à cause de l’unité de la puissance, mais la vision d’une chose diffère numériquement de la vision d’une autre. Il est donc nécessaire, s’il y a une seule sensation en acte, qu’elle dise, c'est-à-dire juge, une seule chose; il faut donc, s’il y en a plusieurs, qu’elles se mélangent en une et, si elles ne sont pas mélangées, il y a nécessairement deux sensations en acte, c'est-à-dire deux opérations sensitives.

[81418] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 17 n. 9 Sed necesse est quod unius potentiae in eodem indivisibili tempore sit una operatio, quia unius rei non potest esse simul nisi unus actus et unus motus. Unde, cum operatio sensitiva nihil aliud sit quam usus quidam quo anima utitur potentia sensitiva, erit motus quidam ipsius potentiae, inquantum sensus movetur a sensibili. Cum ergo unus sensus sit una potentia, non contingit quod sic multa sentiantur uno sensu. Si ergo ea quae sunt unius sensus non possunt simul sentiri, si sunt duo, manifestum esse videtur adhuc quod minus contingit simul sentire quae sunt secundum diversos sensus, sicut album et dulce.

Mais il est nécessaire qu’une puissance, dans le même moment indivisible, ait une seule opération, car une seule chose ne peut avoir en même temps qu’un seul acte et un seul mouvement. Il s’ensuit que, puisqu’une opération sensitive n’est rien d’autre que l’usage d’une puissance sensitive par l’âme, cette puissance a un mouvement en tant que le sens est mû par un objet sensible. Donc, puisqu’un seul sens est une seule puissance, il ne se peut pas que plusieurs choses soient senties ainsi par un seul sens. Si donc des choses qui affectent un seul sens ne peuvent pas être senties en même temps s’il y en a deux, il semble évident qu’il est encore moins possible de sentir ce qui se rapporte à des sens différents, comme le blanc et le doux.

[81419] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 17 n. 10 Hanc autem illationem consequenter manifestat, dicens, quod anima nullo modo alio videtur diiudicare aliquid esse unum numero nisi inquantum simul ab ea percipitur: ipsa enim operatio sensitiva est una numero inquantum est simul, ut dictum est. Sed anima dicit aliquid esse unum specie, non ex eo quod simul sentit, sed quia est idem sensus qui iudicat utrumque, et quia est idem modus, quo uterque sentit.

Il démontre ensuite cette conclusion en disant que l’âme ne semble avoir aucune autre façon de discerner si une chose est numériquement une que de la percevoir d’un seul coup : en effet, l’opération sensitive est numériquement une en tant qu’elle a lieu toute à la fois, comme on l’a dit. Mais l’âme affirme qu’une chose est une en espèce, non du fait qu’elle sent deux choses en même temps, mais parce que c’est le même sens qui juge les deux et que c’est de la même façon qu’il sent les deux.

[81420] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 17 n. 11 Ad exponendum hoc quod dixerat subdit, quod idem proprium, idest idem sensus proprius iudicat de duobus diversis, scilicet de albo et de nigro, et similiter dulce et amarum diiudicat quidam sensus, qui est idem numero, quia eodem sensu, scilicet gustu utrumque cognoscitur. Sed iste sensus, qui idem existens cognoscit dulce et amarum, alius est ab illo qui cognoscit album et nigrum. Sed tamen unus et idem sensus aliter cognoscit utrumque contrariorum: unum enim cognoscit sicut habitum et aliquid perfectum, et aliud sicut privationem et aliquid imperfectum: omnia enim contraria hoc modo se habent: tamen idem est modus quo uterque sensus cognoscit cognata, idest principia proportionabiliter sibi respondentia. Eo enim modo, quo gustus sentit dulce, visus album; et sicut visus nigrum, ita et gustus amarum.

Pour expliquer ce qu’il a dit, il ajoute que le même sens propre juge de deux choses différentes, comme le blanc et le noir, et pareillement le doux et l’amer sont discernés par un sens qui et numériquement un, car les deux sont connus par le même sens, le goût. Mais ce sens qui, étant le même, connaît le doux et l’amer, est différent de celui qui connaît le blanc et le noir. Pourtant, un seul et même sens connaît différemment chacun des contraires : en effet, il en connaît un comme une propriété possédée et une chose parfaite, et l’autre comme privation et chose imparfaite : en effet, tous les contraires se comportent ainsi; pourtant, c’est de la même façon que les deux sens connaissent ce qu’ils connaissent, c'est-à-dire les principes qui se correspondent proportionnellement l’un à l’autre. En effet, le goût sent le doux comme la vue sent le blanc, et il sent l’amer comme la vue sent le noir.

[81421] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 17 n. 12 Patet ergo quod anima iudicat aliqua esse diversa specie, vel diversa sensu, sicut album et dulce vel eodem sensu, sed diverso modo, sicut album et nigrum; unum autem numero ex hoc quod simul sentit. Si ergo impossibile est illud quod est unum specie esse unum numero, videtur impossibile esse quod anima simul sentiat, vel ea quae cognoscuntur diversis sensibus, vel ea quae cognoscuntur uno sensu, sed alio modo, quae minus diversa esse videntur.

Il est donc évident que l’âme juge que des choses sont d’espèce différente soit par un sens différent, comme le blanc et le doux, soit par un mode différent, comme le blanc et le noir, mais elle juge qu’une chose est numériquement une parce qu’elle la sent d’un seul coup. Si donc il est impossible que ce qui est un en espèce soit un numériquement, il semble impossible que l’âme sente d’un seul coup soit ce qu’elle connaît par des sens différents, soit ce qu’elle connaît par un seul sens mais d’une façon différente; dans ce dernier cas, la différence entre les choses connues semble moins grande.

 

Leçon 18

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

De plus, si les mouvements des contraires sont contraires, et que les contraires ne puissent jamais être en même temps dans un seul et même individu, bien qu'ils puissent tomber sous un même sens, comme le doux et l'amer, il s'ensuit que l'on ne peut pas non plus les sentir tous deux à la fois. Il est tout aussi clair qu'on ne peut pas davantage sentir ainsi les choses qui ne sont pas contraires; car [parmi les couleurs] les unes se rapportent au noir et les autres au blanc; et cette remarque s'applique également aux autres sensations; et par exemple aux saveurs, dont les unes se rapportent au doux et les autres à l'amer. Il n'est pas même possible de sentir à la fois les choses mêlées, parce qu'elles appartiennent dans leurs rapports à des opposés, et par exemple, la tonique et la quinte, à moins qu'elles ne soient senties comme une seule et même chose; et c'est ainsi seulement qu'il n'y a qu'une notion unique des extrêmes, mais non pas autrement; car il y aura notion simultanée, tantôt du rapport du grand au petit, ou de l'impair au pair, et tantôt du rapport du petit au grand ou du pair à l'impair. Si donc des choses analogues, mais de genre différent, sont encore plus éloignées les unes des autres, et sont plus dissemblables entre elles que les choses qui sont dans un même genre, par exemple je veux dire le doux et le blanc, que j'appelle analogues, mais qui sont de genre différent, le doux s'éloignant spécifiquement plus encore du noir que du blanc, il est encore moins possible de sentir simultanément ces dernières choses que celles d'un même genre; et il s'ensuit que si les choses d'un genre identique ne sont pas perçues à la fois, les autres ne le sont pas davantage.

D'autre part, on a prétendu quelquefois, pour les accords des sons entre eux, que les sons n'arrivent pas en même temps à notre oreille, mais qu'ils paraissent seulement y arriver ainsi, et que cette illusion vient de ce que le temps qui sépare chaque son est imperceptible; cette opinion est-elle juste ou ne l'est-elle pas? Ajoutons qu'on pourrait fort aisément étendre cette explication, et dire aussi qu'on croit voir et entendre à la fois une seule et même chose, parce que les intervalles de temps [qui séparent la vue et l'ouïe] nous échappent. Ou bien doit-on dire que cela n'est pas exact, et qu'il n'est pas possible qu'il y ait un temps qui soit insensible pour nous et nous échappe, et que nous pouvons toujours le percevoir quel qu'il soit? En effet, si lorsqu' on se sent soi-même, ou même lorsqu'on sent quelque autre chose dans un temps continu, on ne peut point ignorer sa propre existence ou celle de la chose; et si dans cette durée continue il y avait un moment, quelque court qu'on le fasse, où l'on fût tout à fait insensible, il est clair aussi que dans cet instant on ne saurait même pas si l'on existe soi-même, ou si l'on voit quelque objet; et qu'alors, et tout à la fois, on pourrait dire qu'on ne sent pas et qu'on sent.

En outre, il n'y aura plus de temps ou de chose perçue dont on ne puisse dire aussi, ou qu'on n'a senti que dans une partie de ce temps, ou qu'on n'a vu qu'une partie de cette chose, du moment qu'on suppose qu'il y a quelque parcelle du temps ou des choses qui devienne tout à fait insensible pour nous à cause de sa petitesse. Admettons que l'on voie la chose entière, et qu'on sente le temps lui-même tout entier sans discontinuité, seulement parce qu'on aura senti une partie du temps ou qu'on aura vu une partie de la chose, et admettons aussi qu'il y ait quelque parcelle insensible. Retranchons CB qui est cette parcelle dans laquelle on ne sent pas. Il s'ensuivra qu'il suffît, pour sentir le tout, d'une partie du temps ou d'une partie de la chose; par exemple, qu'on voit la terre entière parce qu'on en voit telle partie, et que l'on marche durant l'année entière parce que l'on marche durant une partie de l'année. Mais on ne sent rien en BC; c'est donc parce que l'on sent dans quelque partie de AB que l'on dit qu'on sent le tout et la terre entière. Mais le même raisonnement serait bon pour AC; car c'est toujours dans quelque partie du temps que l'on sent, ou c'est toujours quelque partie de la chose, et l'on ne sent jamais le tout. Ce qu'il faut affirmer, c'est que l'on sent les choses tout entières, mais qu'elles ne paraissent pas toujours tout ce qu'elles sont. C'est ainsi qu'on voit les dimensions du soleil, et de loin, celles d'un objet de quatre coudées, sans qu'elles paraissent aussi grandes qu'elles le sont réellement. Mais parfois elles nous semblent indivisibles, et l'on ne voit pas l'indivisible; nous en avons expliqué la cause dans ce qui précède. Concluons donc de là qu'évidemment il n'y a pas du tout de temps qui soit imperceptible pour nous.

 

 

Lectio 18

Leçon 18 ─ Existe-t-il un temps imperceptible? (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81422] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 1 Positis duabus rationibus ad ostendendum quod non contingit sensus duos simul sentire, hic ad idem ponit tertiam rationem, quae sumitur ex contrarietate sensibilium. Et dicit quod immutationes, quae sunt a contrariis, sunt contrariae, sicut calefactio et infrigidatio. Contraria autem non possunt simul esse in eodem atomo, idest indivisibili; in eodem indivisibili possunt simul esse contraria secundum diversas partes. Manifestum autem est quod ea quae cadunt sub unum sensum, sunt contraria, sicut dulce et amarum: ergo non possunt simul sentiri.

Après avoir présenté deux arguments pour montrer que le sens ne peut pas sentir deux choses en même temps, il donne ici un troisième argument dans le même sens, qui est fondé sur la contrariété des sensibles. Et il dit que les impressions qui viennent des contraires sont contraires, comme le réchauffement et le refroidissement. Mais les contraires ne peuvent pas être en même temps dans le même atome, ou le même indivisible; dans le même indivisible, les contraires peuvent être présents en même temps selon diverses parties. Or, il est évident que les choses qui tombent sous le même sens sont contraires, comme le doux et l’amer; donc, elles ne peuvent pas senties en même temps.

[81423] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 2 Et similis ratio est in his quae non sunt contraria, scilicet in mediis, quorum quaedam magis appropinquant ad unum extremum quaedam magis ad aliud, sicut supra dictum est de coloribus et saporibus; quia colorum mediorum, quidam pertinent ad album, et quidam ad nigrum; et similiter saporum mediorum, quidam pertinent ad dulce, quidam ad amarum: et eadem ratio est de commixtis omnibus, quia diversae commixtiones habent quamdam contrarietatem, quia diversae commixtiones fiunt secundum diversas proportiones, quae habent quamdam oppositionem adinvicem, ut patet in consonantiis, quarum una dicitur diapason, quae consistit in dupla proportione, quae est duorum ad unum; alia autem dicitur diapente quae consistit in proportione sesquialtera, quae est trium ad duo; ista autem inquantum sunt commixta diversis proportionibus, non possunt simul sentiri propter oppositionem proportionum, nisi forte duo sentiantur ut unum, quia sic fiet una proportio ex diversis extremitatibus.

Et il en va de même pour les choses qui ne sont pas contraires, c'est-à-dire les intermédiaires, dont certains s’approchent davantage d’un extrême et certains s’approchent davantage de l’autre, comme on l’a dit plus haut pour les couleurs et les saveurs, car, dans les couleurs intermédiaires, certaines touchent au blanc et d’autres au noir; de même, pour les saveurs intermédiaires, certaines touchent au doux et d’autres à l’amer; et il en va de même pour tous les mélanges, car divers mélanges ont une certaine contrariété; en effet, des mélanges divers se font selon diverses proportions, qi ont une certaine opposition entre elles, comme cela est évident pour les accords, dont l’un est appelé octave, qui est dans la proportion du double, de 2 à 1; un autre est appelé quinte et consiste dans la proportion sesquialtère, soit de 3 à 2; ces accords, en tant qu’ils consistent en des mélanges de diverses proportions, ne peuvent pas être sentis en même temps à cause de l’opposition des proportions, à moins peut-être que les deux ne soient sentis comme un seul, car ainsi il y aurait une seule proportion à partir d’extrémités différentes.

[81424] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 3 Ostendit autem consequenter diversas proportiones esse oppositas secundum duplicem oppositionem, quae in numeris invenitur: quarum una est secundum multum et paucum, et secundum hoc opponuntur proportio dupli et proportio dimidii: nam proportio dupli est multi ad paucum proportio vero dimidii est pauci ad multum. Alia vero est oppositio secundum par et impar, et secundum hoc opponuntur proportio dupla et sesquialtera: nam proportio dupla est duorum ad unum, quasi paris ad impar, unum enim est forma imparis numeri. Sesquialtera autem proportio est trium ad duo, quod est imparis ad parem.

Il montre ensuite que des proportions différentes sont opposées selon deux genres d’opposition qu’on trouve dans les nombres : l’une est l’opposition de beaucoup à peu, et la proportion du double et celle de la moitié s’opposent de cette façon, car la proportion du double est une proportion de beaucoup à peu, et la proportion de la moitié est de peu à beaucoup. L’autre opposition est celle du pair et de l’impair, et c’est ainsi que s’opposent la proportion du double et celle du sesquialtère, car la proportion du double est de 2 à 1, soit du pair à l’impair; en effet, 1 est la forme du nombre impair. Quant à la proportion sesquialtère, elle est de 3 à 2, soit de l’impair au pair.

[81425] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 4 Sic ergo patet quod non possunt simul sentiri quae cadunt sub eodem sensu. Plus autem distant adinvicem quae coelementariter sibi correspondent in diverso genere existentia, puta dulce et album, quam ea quae sunt unius generis; quia ea quae sunt unius generis, non distinguuntur specie nisi propter modum sentiendi, sicut album et nigrum. Ea vero quae sunt diversorum generum possunt differre specie non solum ex parte sensus, sed etiam ex parte modi, sicut dulce a nigro plus differt quam album, unde minus possunt simul sentiri, quod est quasi esse unum numero, ut supra habitum est. Si igitur ea quae sunt unius generis, propter contrarietatem non possunt simul sentiri, multo minus ea quae sunt diversorum generum, possunt simul sentiri.

Ainsi donc, il est évident que les choses qui tombent sous le même sens ne peuvent être senties en même temps. Mais les objets qui se correspondent entre eux comme éléments communs existant dans des genres différents, tels que le doux et le blanc, sont plus éloignés l’un de l’autre que ceux qui sont du même genre; en effet, ceux du même genre, comme le noir et le blanc, ne se distinguent pas par l’espèce, mais seulement par la façon de sentir. Mais les choses qui sont de genres différents peuvent différer en espèce non seulement du côté des sens, mais aussi du côté de la manière : ainsi, le doux est plus différent du noir que du blanc, et ils peuvent donc moins être sentis ensemble, ce qui est semblable à être numériquement un, comme on l’a vu plus haut. Si donc les choses qui sont du même genre, du fait qu’elles sont contraires, ne peuvent pas être senties en même temps, encore bien moins celles qui sont de genres différents.

[81426] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 5 Deinde cum dicit quod autem excludit quamdam falsam solutionem huius quaestionis. Et primo narrat eam. Secundo improbat, ibi, aut hoc non est verum. Dicit ergo primo, quod quidam de symphoniis, id est de consonantiis musicis tractantes, dixerunt quod soni consonantes non simul perveniunt ad auditum, sed videntur simul pervenire, eo quod tempus medium est insensibile propter parvitatem. De quo potest esse dubium utrum recte dicatur vel non: si enim hoc recte dicatur, poterit aliquis similiter in proposito dicere consentiens praemissis rationibus, quod non est possibile simul videre et audire: sed tamen sensibiliter videtur ita contingere, quia latent nos tempora media visionis et auditionis.

Ensuite, où il dit : D’autre part, on a prétendu quelquefois, etc., il rejette une fausse solution de cette question. Et en premier, il la présente; en deuxième, il la réfute, où il dit : Ou bien doit-on dire que cela n’est pas exact, etc. Il dit donc en premier que certains ont dit en traitant des symphonies, c'est-à-dire des accords musicaux, que les sons des accords ne parviennent pas en même temps à l’ouïe, mais semblent y parvenir en même temps du fait que le temps intermédiaire est imperceptible à cause de sa brièveté. On peut se demander si ceux qui parlent ainsi ont raison ou non; en effet, si cette affirmation est correcte, on pourrait dire également au sujet de cette question, en donnant son accord aux arguments ci-dessus, qu’il n’est pas possible de voir et d’entendre en même temps, et pourtant, il semble à notre sentiment que tel est le cas, parce que nous ne percevons pas le temps intermédiaire entre vision et audition.

[81427] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 6 Deinde cum dicit aut hoc improbat praedictam solutionem. Et circa hoc tria facit. Primo interimit id quod praedicta solutio supponit. Secundo probat quod dixerat, ibi, omnia quidem igitur. Dicit ergo primo, quod non est verum quod praedicta solutio supponit, scilicet quod sit aliquod tempus insensibile vel latens sensum; nullum enim tempus est tale, sed omnia tempora contingit sentire.

Puis lorsqu’il dit : Ou bien doit-on dire que cela, etc., il réfute cette solution. Et il le fait en trois temps. En premier, il féfute le présupposé de la solution précédente. En deuxième, il prouve ce qu’il a dit, où il dit : En effet, si lorsqu’on se sent, etc. [En troisième, il clarifie la vraie solution, où il dit : Ce qu’il faut affirmer, c’est que l’on sent, etc.[125]] I dit donc en premier que ce que la solution précédente suppose n’est pas vrai, à savoir qu’il existe un temps imperceptible ou caché aux sens; en effet, aucun temps n’est de ce genre, mais tous les temps peuvent être sentis.

[81428] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 7 Deinde cum dicit si enim probat quod dixerat duabus rationibus. Circa quarum primam considerandum est, quod tempus non sentitur quasi aliqua res permanens proposita sensui, sicut videtur color, magnitudo; sed propter hoc sentitur tempus, quia sentitur aliquid quod est in tempore: et ideo sequitur, quod si aliquod tempus non sit sensibile, quod id quod est in tempore illo non sit sensibile. Dicit ergo quod, si aliquando aliquis sentit se ipsum esse in aliquo continuo tempore, non contingit latere illud tempus esse: manifestum est autem quod homo vel aliquid aliud est in quodam continuo tempore; et quantumcumque dicas parvum tempus esse insensibile, manifestum est quod latebit hominem, si ipse sit in illo tempore, et latebit etiam si in illo tempore videt vel sentit; quod est inconveniens omnino: ergo impossibile est aliquod tempus esse insensibile.

Puis lorsqu’il dit : En effet, si lorsqu’on se sent, etc., il prouve ce qu’il a dit par deux raisons. Pour la première, il faut remarquer que le temps n’est pas senti comme une chose permanente proposée aux sens, comme on voit la couleur et la grandeur; mais si le temps est senti, c’est parce qu’on sent quelque chose qui est dans le temps; il s’ensuit donc que s’il y a un temps non perceptible, il y a quelque chose dans ce temps qui n’est pas perceptible. Il dit donc que, s’il arrive parfois à quelqu'un de sentir qu’il est dans un temps continu, ce temps ne peut pas lui être caché; or il est évident que l’homme ou un autre être est dans un temps continu, et, si bref qu’on dise être le temps imperceptible, il est évident qu’il sera caché à l’homme s’il se trouve dans ce temps, et il sera également caché s’il voit ou sent pendant ce temps; or, cela est tout à fait absurde; il est donc impossible qu’il existe un temps imperceptible.

[81429] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 8 Secundam rationem ponit ibi, amplius nec circa quam primo considerandum est, quod, sicut dicit philosophus in quinto physicorum, tripliciter dicitur aliquid movere aut moveri. Uno modo per accidens, ut si dicamus musicum ambulare. Alio modo secundum partem, ut si dicamus hominem sanari, quia oculus sanatur. Tertio modo primo et per se, quando aliquid movetur vel movet, non quia una pars eius tantum movetur aut movet, sed quia totum movetur secundum quamlibet suam partem. Et similiter potest dici tripliciter aliquid sentiri. Uno modo per accidens, sicut dulce videtur. Alio modo secundum partem, ut si dicamus hominem videri, quia solum caput eius videtur. Tertio modo primo et per se, scilicet quia aliqua pars eius videatur.

Il présente la deuxième raison où il dit : En outre, il n’y aura plus de temps, etc. En premier, il faut remarquer que, comme le dit le Philosophe au livre V des Physiques, on dit de trois façons que quelque chose meut ou est mû : d’une façon, par accident, comme si nous disons qu’un musicien marche : d’une autre façon, selon une partie, comme si nous disons qu’un homme guérit parce que son œil guérit; d’une troisième façon, de façon première et essentielle, quand une chose est mue ou meut, non parce que seulement une de ses parties est mue ou meut, mais parce que le tout est mû en toutes ses parties. Pareillement, on peut dire qu’une chose est sentie de trois façons : d’une façon, par accident; par exemple, on voit ce qui est doux; d’une autre façon, selon une partie, comme si on dit qu’on voit un homme parce qu’on voit seulement sa tête; d’une troisième façon, première essentielle, selon laquelle on voit chaque partie[126].

[81430] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 9 Dicit ergo quod, si est aliqua magnitudo, vel temporis vel etiam rei corporalis insensibilis propter parvitatem, sequeretur quod nec tempus nec illa res sit quae sentit, scilicet in quo tempore scilicet non sit, idest non sentiatur quia in huius aliquo. Quasi dicat. Nullum tempus erit possibile quod non dicatur sentiri propter aliquam partem eius. Et quantum ad rem corpoream subdit: vel quia istius aliquid videt. Quasi dicat. Nulla magnitudo corporea erit quae non sentiatur quia aliqua pars eius sentitur: quod est eam non esse sensibilem primo.

Il dit donc que s’il existe soit un laps de temps, soit une grandeur corporelle qui est imperceptible à cause de sa petitesse, il s’ensuit qu’il n’y aura pas de temps, ni de chose qu’on sent, pendant lequel (pour le temps) ce ne sera pas le cas (elle ne sera pas sentie), car elle ne sera pas sentie pendant une certaine partie. Autrement dit, il n’y aura pas de temps pendant lequel on ne dira pas que le temps est senti parce qu’une certaine partie du temps est sentie. Et pour ce qui est des choses corporelles, il ajoute : ou parce qu’on voit une partie de cette chose. Autrement dit, il n’y aura aucune grandeur qui ne sera pas sentie parce qu’une partie et sentie, ce qui veut dire qu’elle n’est pas sensible de façon première.

[81431] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 10 Ad probandum autem quod dixerat, subdit, quod si aliquis videt vel sentit quocumque sensu aliquo continuo tempore, non ratione alicuius partis temporis vel magnitudinis, et tamen ponatur aliqua magnitudo et tempus esse insensibilis propter parvitatem, sit igitur quaedam magnitudo vel temporis vel rei corporalis, scilicet a c b, et sit pars eius, quae est b c, insensibilis propter parvitatem. Non ergo de hac parte insensibili propter parvitatem poterit dici quod sentiatur in huius aliquo si sit tempus insensibile, vel quod sentiatur aliquid istius si sit insensibile corpus, eo modo quo dicitur de tota terra, quod videtur ab aliquo quia aliqua pars eius videtur: et de aliquo quod ambulat in amne, quia ambulat in quadam parte amnis. Quia ergo in c b, nil sentit, relinquitur quod dicatur sentire totum a b, sive sit tempus, sive corpus, quia in residua parte eius sentitur, scilicet a c.

Pour prouver ce qu’il a dit, il ajoute que si on voit, ou si on sent par n’importe quel sens, pendant un temps continu et non en raison d’une partie du temps ou de la grandeur, et si on affirme pourtant qu’il y a une grandeur et un temps qui sont imperceptibles à cause de leur petitesse, supposons donc un laps de temps ou une grandeur corporelle ABC, et une partie BC qui est imperceptible à cause de sa petitesse. On ne peut donc pas dire de cette partie insensible à cause de sa petitesse qu’elle est sentie dans une de ses parties, si elle est un temps imperceptible, ou qu’une de ses parties est sentie, si elle est un corps imperceptible, de la façon dont on dit de toute la terre que quelqu'un la voit parce qu’il en voit une partie, ou que quelqu'un marche pendant une année parce qu’il marche pendant une partie de l’année. Donc, comme il ne sent rien dans CB, il reste qu’on est censé sentir tout AB, que ce soit un temps ou un corps, parce que la partie qui reste, AC, est sentie.

[81432] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 11 Et eadem ratio est de magnitudine a c quae ponebatur sentiri: quia aliqua pars eius erit insensibilis propter parvitatem. Et ita semper dicetur sentiri quodcumque sensibile quia in aliquo eius sentitur, si sit tempus, vel quia aliquid eius sentitur, si sit corpus. Nihil autem totum erit sentire: sicut nec a c b. Hoc autem videtur inconveniens: non ergo est aliquod tempus vel aliquod corpus insensibile propter parvitatem.

Et la même raison s’applique à la grandeur AC qu’on affirmait être sentie, car une de ses parties sera imperceptible à cause de sa petitesse. Et ainsi, on dira toujours que n’importe quel sensible est senti parce qu’il est senti dans une partie du temps, si c’est du temps, ou parce qu’une de ses parties est sentie, si c’est un corps. Mais on ne pourra rien sentir en entier, et donc ACB non plus. Mais cela semble absurde; il n'y a donc aucun temps ni aucun corps qui soit imperceptible à cause de sa petitesse.

[81433] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 12 Videtur autem haec ratio efficaciam non habere. Sentitur enim aliquid per hoc, quod habet virtutem immutandi sensum: probatur autem septimo physicorum, quod si aliquod totum movet aliquod mobile in aliquo tempore, non oportet quod pars eius moveat illud mobile in quocumque tempore: et tamen dicitur esse primum movens, quia totum movet, licet forte nulla pars eius moveat. Similiter ergo videtur posse dici quod aliquid sit primo sensibile, licet aliquae partes eius sint insensibiles propter parvitatem.

Mais cet argument ne semble pas efficace. En effet, une chose est sentie parce qu’elle a le pouvoir de faire impression sur le sens; or, il a  été prouvé au livre VII des Physiques que si un tout meut un mobile pendant un certain temps, il n’est pas nécessaire qu’une de ses parties meuve ce mobile pendant un temps quelconque; et pourtant, on dit que ce tout est un premier moteur, parce que ce tout cause un mouvement, même si peut-être aucune de ses parties ne cause le mouvement[127]. Il semble donc également possible de dire qu’un objet est sensible au sens premier, même si certaines de ses parties sont imperceptibles à cause de leur petitesse.

[81434] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 13 Est autem ad hoc dicendum, quod differt loqui de parte in toto existente et de parte separata a toto. Pars enim alicuius moventis primo, si sit separata, movere non poterit: sed, si in toto existens, non concurreret ad virtutem movendi totius, sed omnino esset expers virtutis motivae, sequeretur quod totum non esset primo movens, sed ratione partis ad quam pertinet virtus motiva. Similiter etiam nihil prohibet aliquam partem separatim acceptam latere sensum propter parvitatem, ut supra habitum est: quae tamen, prout in toto existit, cadit sub sensu inquantum sensus fertur super toto non exclusa aliqua parte. Et ideo ad hanc dubitationem aperiendam,

Mais il faut répondre à cela que ce n’est pas la même chose si on parle d’une partie se trouvant dans un tout ou d’une partie séparée du tout. En effet, une partie d’un premier moteur, si elle est séparée, ne peut pas mouvoir, mais si, se trouvant dans le tout, elle ne contribue pas à la puissance motrice du tout, mais est tout à fait dénuée de puissance motrice, il s’ensuit que le tout n’est pas moteur au sens premier, mais en raison d’une partie à aquelle appartient la puissance motrice. De même aussi, rien n’empêche qu’une partie prise séparément soit cachée au sens à cause de sa petitesse, comme on l’a vu, mais pourtant, selon qu’elle existe dans le tout, elle elle est saisie par le sens en tant que le sens est appliqué au tout sans en exclure une partie. Et donc, pour répondre à ce doute…

[81435] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 14 Consequenter cum dicit omnia quidem ostendit quid sit verum circa praedicta. Et dicit quod omnia, sive magna, sive parva, sunt sensibilia sed non videntur quaecumque sunt idest non videntur omni modo secundum quod sunt: sicut patet de sole, cuius magnitudo est longe maior terra, tamen propter hoc quod a longe est, videtur quatuor cubitorum vel etiam minus. Similiter etiam licet omnia sint sensibilia sensui secundum naturam, non tamen videntur in actu quantumcumque sint.

quand il dit ensuite : Ce qu’il faut affirmer, c’est que l’on sent, etc., il montre ce qui est vrai pour ce qui précède. Et il dit que toutes choses, grandes ou petites, sont sensibles, mais qu’elles ne paraissent pas toujours tout ce qu’elles sont, c'est-à-dire qu’elles ne paraissent pas de toutes les façons comme elles sont : c’est évident par exemple pour le soleil, qui est beaucoup plus grand que la terre, mais pourtant, parce qu’il est éloigné, il semble avoir quatre coudées ou encore moins. Également, bien que toutes choses soient perceptibles aux sens selon leur nature, elles ne sont pourtant pas vues en acte dans toute la mesure de leur être.

[81436] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 15 Sed aliquod indivisibile potest intelligi dupliciter. Uno modo secundum quod indivisibile dicitur aliquod corpus naturale minimum, quod non potest dividi ulterius quin corrumpatur, et tunc resolvitur in corpus continens. Et tunc sensus erit, quod corpus indivisibile, est quidem in seipso insensibile, sed tamen huiusmodi indivisibile sensus videre non potest. Alio modo potest intelligi indivisibile, quod non est actu divisum sicut pars continui; et huiusmodi indivisibile non videt sensus in actu. Et quantum ad utramque expositionem competit quod subditur, quod causa huius dicta est prius in determinatione primae quaestionis. Videtur autem secunda expositio melior, quia per hoc solvitur obiectio praedicta, quia scilicet pars quaelibet continuae magnitudinis sentitur quidem in toto, prout est in potentia in ipso, licet non sentiatur in actu quasi separata.

Mais quelque chose d’indivisible peut se comprendre de deux façons. D’abord, selon qu’on appelle indivisible un corps naturel infime, qui ne peut pas être divisé davantage sans se corrompre et se fondre ainsi dans le corps qui le contient. Et le sens sera alors qu’un corps indivisible est certes perceptible[128] en lui-même, mais pourtant, le sens ne peut pas voir cet objet indivisible. D’une autre façon, on peut entendre par indivisible ce qui n’est pas divisé en acte comme une partie d’un objet continu; et le sens ne voit pas en acte un tel objet indivisible. Et ce qu’il dit ensuite convient aux deux explications, à savoir que la cause de ce fait a été établie plus haut, dans la discussion sur la première question. Cependant, la deuxième explicaton semble meilleure, car elle résout l’objection ci-dessus, puisque toute partie d’une grandeur continue est sentie dans le tout selon qu’elle est en lui en puissance, même si elle n’est pas sentie en acte en tant que séparée.

[81437] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 18 n. 16 Ultimo autem concludit manifestum esse ex praedictis, quod nullum tempus est insensibile.

En dernier, il conclut qu’il est évident d’après ce qui précède qu’aucun temps n’est imperceptible.

 

Leçon 19

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Pour revenir à la première question qui avait été soulevée, il s'agit de savoir si l'on peut ou si l'on ne peut pas sentir plusieurs choses à la fois. Quand je dis à la fois, je comprends que les phénomènes se passent l'un par rapport à l'autre dans une seule partie de l'âme et dans un temps indivisible. D'abord donc, est-il possible de sentir plusieurs choses à la fois en les percevant par une partie de l'âme qui serait différente et qui serait indivisible, de façon qu'elle serait tout entière continue? Mais pour ne parler d'abord que des choses relatives à un seul sens, à la vue par exemple, si la vue a besoin d'une autre partie pour sentir une autre couleur, ne sera-ce pas donner à ce sens plusieurs parties qui seront identiques en espèce? car les choses qu'il sent ici sont dans le même genre. On prétend, il est vrai, que les deux yeux n'empêchant pas de voir l'objet unique, il en peut être de même aussi dans l'âme. A cela l'on peut répondre que pour les deux yeux sans doute ils ne causent qu'une seule perception, et qu'il n'y a pour eux qu'un seul et même acte; mais si, dans l'âme, la partie qui est affectée par les deux objets est une, cette partie sera précisément celle qui sent, tandis que si les sensations sont séparées, ce ne sera plus le même phénomène que pour les yeux. De plus, il s'ensuivrait que les mêmes sensations seraient multiples, ce qui reviendrait à dire que les connaissances données par elles sont différentes; car il n'y a pas d'acte de sensation sans la faculté spéciale à laquelle il se rapporte, pas plus qu'il n'y a de sensation sans cet acte.

Mais si l'âme perçoit les sensations [de sens différents] dans une partie une et indivisible, évidemment elle sentira de même aussi les autres sensations; car il était plus facile de percevoir plusieurs de ces dernières à la fois plutôt que celles qui sont de genres différents. Au contraire si l'âme perçoit la couleur blanche par une partie et la saveur douce par une autre, le résultat de ces sensations est-il un ou n'est-il pas un? Il faut nécessairement que ce résultat soit un; car, dans l'âme, la partie qui sent est une aussi. Mais à quelle unité le résultat répond-il ici? car les choses senties ne forment pas une unité. Il faut donc que dans l'âme il y ait une unité qui sente tout, ainsi qu'on l'a dit précédemment; seulement elle sent un autre genre d'objets par un autre organe.

Peut-on donc expliquer ceci en disant que c'est comme indivisible que la faculté qui sent à la fois le blanc et le doux reste quelque chose d'un en acte, et qu'elle n'est autre en acte que quand elle devient divisible ? Ou bien encore en serait-il pour l'âme de même qu'il en est pour les choses? Ainsi, une seule et même chose peut, tout en gardant son unité numérique, être blanche et douce, et avoir beaucoup d'autres qualités encore. En effet, si les modifications des choses ne sont pas séparées les unes des autres, et que la manière d'être seulement soit différente pour chacune d'elles, il faut supposer qu'il en est de même pour l'âme, que ce qui perçoit en elle toutes les sensations diverses est numériquement une seule et même chose, et que cependant cette faculté est autre par sa manière d'être, ici pour les choses de genre différent, et là pour les choses d'espèce différente. Par conséquent, l'âme perçoit en même temps les choses par une seule et même faculté; seulement, le rapport n'est pas le même.

Il est donc évident que tout ce qui est perceptible à nos sens a une certaine grandeur, et qu'il n'y a pas d'indivisible qui soit perceptible pour nous. En effet, la distance d'où l'on ne peut pas voir une chose est infinie, celle d'où l'on peut la voir est limitée. Même remarque pour l'objet qu'on peut percevoir par l'odorat, pour celui qu'on peut percevoir par l'ouïe, et pour tous les objets que l'on perçoit sans les toucher directement. Ainsi, il y a un point dernier dans la distance d'où l'on ne voit pas, et un premier d'où l'on voit. Il faut donc nécessairement considérer comme indivisible ce point au delà duquel il est impossible de sentir l'existence de la chose, et en deçà duquel, au contraire, on doit la percevoir. Mais si l'on admet qu'un indivisible peut être perceptible à nos sens, en le plaçant à cette extrémité d'où l'on cesserait de sentir au delà et où l'on commencerait à sentir en deçà, il en résulterait qu'un objet serait à la fois visible et invisible; or, c'est ce qui est impossible.

On a donc expliqué ce que sont les organes des sens et les objets sensibles ; et l'on a montré ce qu'est en commun et en particulier chacun d'eux. Parmi les questions qu'il nous reste à étudier, il faut nous occuper d'abord de la mémoire et du souvenir.

 

 

Lectio 19

Leçon 19 ─ Rien n’échappe à nos sens, sauf l’indivisible. (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81438] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 1 Postquam philosophus exclusit secundam solutionem falsam, hic inquirit veram. Et circa hoc tria facit. Primo inquirit veritatem praedictae quaestionis. Secundo probat quoddam, quod in praecedentibus supposuerat, ibi, quod autem sensibile omne. Tertio epilogat quae in hoc libro dicta sunt, ibi, de sensitivis quidem igitur. Circa primum duo facit. Primo proponit quod intendit. Secundo exequitur propositum, ibi, primum quidem igitur. Dicit ergo primo quod, ex quo conclusum est, quod quidam dixerunt plura sentiri simul, non quasi in indivisibili temporis secundum rei veritatem, sed quasi in tempore imperceptibili propter parvitatem, oportet considerare de obiectione prius mota: utrum scilicet contingat vel non contingat plura sentire simul, ita scilicet quod intelligatur simul, hoc est in indivisibili tempore.

Après avoir écarté la deuxième fausse solution, le Philosophe recherche maintenant la vraie. Il traite ce sujet en trois parties. En premier, il recherche la vérité sur ces questions. En deuxième, il prouve quelque chose qu’il avait supposé dans ses discussions précédentes, où il dit : Il est donc évident que tout, etc. En troisième, il conlut ce qui a été dit dans ce livre, où il dit : On a donc expliqué ce que sont, etc. Il traite la première partie en deux sections. En premier, il présente sa thèse. En deuxième, il la développe, où il dit : D’abord donc, est-il possible, etc. Il dit donc en premier que, étant donné qu’il a été conclu que l’affirmation de certains, selon laquelle plusieurs choses sont senties en même temps, non en un temps indivisible selon la réalité, mais en un temps quasi imperceptible à cause de sa brièveté, il faut examiner l’objection soulevée plus haut : est-il possible ou impossible de sentir plusieurs choses en même temps, si on entend « en même temps » au sens d’un temps indivisible?

[81439] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 2 Deinde cum dicit primum quidem supposito quod animal simul sentiat diversa sensibilia, quia hoc manifeste experimur, inquirit quomodo possibile. Et circa hoc tria facit. Primo proponit quemdam modum falsum. Secundo improbat ipsum, ibi, vel quoniam primum. Tertio proponit modum verum, ibi, igitur secundum quod indivisibile. Dicit ergo primo, quod primo considerandum est, utrum contingat simul sentire diversa sensibilia per aliquam partem animae, quasi sensitivum animae sit non indivisibile, idest non quod non possit dividi; sit tamen indivisibile, idest non divisum in actu, ac si esset quoddam totum continuum. Si autem intelligamus partem animae sensitivam esse sicut quoddam continuum, solventur praemissae rationes, quia nihil prohibebit diversa et contraria esse in virtute vel potentia sensitiva animae secundum diversas partes eius, sicut invenimus unum corpus esse album in una parte, et nigrum in alia.

Ensuite, où il dit : D’abord donc, est-il possible, etc., admettant qu’un animal sent divers sensibles en même temps, parce que c’est manifestement notre expérience, il recherche comment cela est possible. Et il traite ce point ce point en trois parties. En premier, il présente une façon qui est fausse. En deuxième, il prouve qu’elle est fausse, où il dit : Mais pour ne parler d’abord, etc. En troisième, il indique la fraie façon, où il dit : Peut-on donc expliquer ceci, etc. Il dit donc en premier qu’il faut d’abord examiner s’il est possible de sentir divers sensibles au moyen d’une certaine partie de l’âme, comme si la faculté sensitive de l’âme n’était pas indivisible, c'est-à-dire pas incapable d’être divisée, mais était pourtant indivisible, c'est-à-dire non divisée en acte, comme si elle était une sorte de tout continu. Mais si nous considérons la partie sensitive de l’âme comme quelque chose de continu, les arguments ci-dessus sont réfutés, car rien n’empêche que des choses diverses et contraires se trouvent dans la faculté ou la puissance sensitive de l’âme selon ses diverses parties, comme nous voyons qu’un corps a une partie blanche et une partie noire.

[81440] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 3 Deinde cum dicit vel quoniam improbat modum praedictum. Et circa hoc tria facit. Primo ostendit quod sequeretur etiam quod unus sensus, puta visus, dividatur in plures partes. Secundo ostendit hoc esse impossibile, ibi, si autem quemadmodum. Tertio ostendit quia etiam non est possibile quantum ad diversos sensus, ibi: si autem hoc. Dicit ergo primo, quod cum contingit plura secundum eumdem sensum sentire, sicut cum visus discernit inter album et nigrum, oportebit dicere secundum eamdem rationem, quod diversos colores sentiat secundum diversas sui partes: et sequetur, quod idem sensus habebit plures partes easdem specie: non enim potest dici, quod partes sensus visus differant specie, quia omne, quod sentitur per visum, est eiusdem generis. In potentiis autem sensitivis nihil differt specie, nisi propter diversa genera sensibilium.

Puis lorsqu’il dit : Mais pour ne parler d’abord, etc., il montre que cette façon est fausse. Et il le fait en trois temps. En premier, il montre qu’il s’ensuivrait aussi qu’un seul sens, tel que la vue, se diviserait en plusieurs parties. En deuxième, il montre que cela est impossible, où il dit : On prétend, il est vrai, etc. En troisième, il montre que cela n’est pas possible non plus pour des sens différents, où il dit : Mais si l’âme perçoit les sensations, etc. Il dit donc en premier que, puisqu’il est possible de sentir plusieurs choses par le même sens, comme la vue discerne entre le blanc et le noir, il faudra dire pour la même raison qu’elle sent diverses couleurs selon ses diverses parties; il s’ensuivrait alors que le même sens aurait plusieurs parties de même espèce; on ne peut pas dire en effet que les parties du sens de la vue diffèrent en espèce, car tout ce qui est senti par la vue est du même genre. Or, dans les puissances sensitives, rien ne diffère en espèce, sinon du fait des divers genres de sensibles.

[81441] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 4 Deinde cum dicit si autem improbat quod dictum est duabus rationibus. Quarum prima est, quod, si aliquis dicat, quod, sicut sunt duo organa visus, scilicet duo oculi, sic nihil prohibet in anima sensitiva etiam esse duos visus, dicendum est hoc esse falsum; quia ex duobus oculis fit aliquid unum, et una est operatio amborum oculorum, inquantum scilicet visio utriusque oculi concurrit per quosdam nervos ad aliquid intrinsecum in suum organum, quod est circa cerebrum, ut supra dictum est. Si autem similiter in anima fiat unum ex duobus visibus, per hoc quod uterque visus concurrat ad aliquod unum principium, illi uni attribuetur operatio sentiendi; si vero omnino separatim se habent duo visus in anima, quod non concurrant in aliquod unum principium, tunc non similiter se habebit de visione in anima, sicut de oculis in corpore; et ita similitudo non fuit conveniens ad manifestandum propositum. Non ergo videtur rationabiliter dici, quod sunt duo visus in anima.

Puis lorsqu’il dit : On prétend, il est vrai, etc., il réfute cette idée, par deux arguments. Le premier est que si quelqu'un dit que, de même qu’il y a deux organes de la vue, c'est-à-dire deux yeux, de même rien n’empêche qu’il n’y ait aussi deux vues dans l’âme sensitive, il faut dire que c’est faux, car quelque chose d’un est produit à partir des deux yeux, et l’opération des deux yeux est une du fait que la vision de chaque œil se rejoint par certains nerfs en quelque chose d’intérieur dans son organe, qui est près du cerveau, comme on l’a dit. Si pareillement une seule chose se fait dans l’âme à partir de deux visions, du fait que les deux visions se réunissent en un seul principe, on attribuera l’opération sensitive à ce principe unique; mais si deux visions se trouvent totalement séparées dans l’âme et ne se réunissent pas en un principe unique, alors la vision n’agira pas dans l’âme de la même façon que les yeux dans le corps, et ainsi, la comparaison n’était pas pertinente pour démontrer ce qu’on voulait. Il ne semble donc pas raisonnable de dire qu’il y a deux facultés visuelles dans l’âme.

[81442] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 5 Secundam rationem ponit ibi, amplius et. Et dicit quod secundum praedictam positionem hoc modo erunt plures sensus, qui sunt idem specie, puta plures visus aut plures auditus, sicut si aliquis dicat, scientias non differentes specie esse plures in eodem homine, ut plures grammaticas vel plures geometrias, esse quidem plures grammaticas numero, vel plures hominibus possibile est, sed non in uno et eodem homine: sicut nec plures numero albedines sunt in uno et eodem subiecto. Subiungit autem ad ostendendum quod non possunt esse plures sensus eiusdem speciei in eodem: quia virtus sensitiva et operatio seinvicem consequuntur, ita quod neque virtus est sine propria et per se operatione, neque operatio sine propria virtute. Operatio autem sensitiva distinguitur secundum sensibilia, et ideo ubi sunt omnino eadem sensibilia non sunt diversae virtutes sensitivae causantes diversas operationes. Et simile est de habitibus scientiarum, quarum actus distinguuntur secundum obiecta.

Il présente le deuxième argument lorsqu’il dit : De plus, il s’ensuivrait, etc. Et il dit que selon cette théorie, il y aurait ainsi plusieurs sens qui sont de même espèce, par exemple plusieurs vues ou plusieurs ouïes, comme si on disait qu’il y a dans le même homme plusieurs sciences qui ne diffèrent pas en espèce, comme plusieurs grammaires ou plusieurs géométries; il est certes possible d’avoir plusieurs grammaires numériquement dans plusieurs hommes, mais pas dans le même homme, comme il n'y a pas non plus plusieurs blancheurs dans un seul et même sujet. Il ajoute, pour montrer qu’il ne peut pas y avoir plusieurs sens de la même espèce dans le même être humain, que la faculté et l’opération sensitives vont de pair, de sorte que la faculté ne va pas sans l’opération propre et essentielle, ni l’opération sans la faculté propre. Or, l’opération sensitive se distingue selon les sensibles, et donc, là où les sensibles sont tout à fait les mêmes, il n'y a pas de facultés sensitives diverses causant des opérations diverses. Et il en va de même des habitus des sciences, dont les actes se distinguent selon leurs objets.

[81443] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 6 Deinde cum dicit si autem hic ostendit esse impossibile in sensibilibus diversorum sensuum, ut scilicet per eamdem partem animae sentiantur. Et dicit quod, si sensibilia diversorum generum sentiuntur per aliquid animae unum et idem indivisibile, manifestum est quod multo magis alia, quae sunt unius generis. Probatum est enim supra, quod magis contingit ea quae sunt unius generis simul sentire, quam ea quae sunt diversorum generum; et hoc maxime verum est quantum ad identitatem sentientis: quod autem eadem indivisibilis anima sentiat sensibilia diversorum generum, probat, quia, si anima sentit per aliam sui partem dulce et per aliam album, aut ex istis duabus partibus erit aliquid unum vel non erit. Sed necesse est dicere quod sit aliquid unum, ad quod referantur omnes istae partes, scilicet diversi sensus, quia sensitiva est quaedam una pars animae; non autem potest dici quod pars sensitiva animae sit alicuius unius generis sensibilium; nisi forte diceretur, quod ex omnibus sensibilibus particularium sensuum, puta, colore, sono et aliis huiusmodi, fieret unum sensibile correspondens isti uni parti sensitivae, quae est communis omnibus propriis sensibus; hoc autem est impossibile. Necesse est ergo quod sit aliquid unum animae, quo animal omnia sentit; sed aliud genus per aliud, puta colorem per visum, et sonum per auditum, et sic de aliis.

Ensuite, où il dit : Mais si l’âme perçoit les sensations, etc., il montre que cela est impossible pour les sensibles relevant de divers sens, de sorte qu’ils sont sentis par la même partie de l’âme. Et il dit que si les sensibles de genres différents sont sentis par quelque chose d’un, identique et indivisible, il est évident que c’est bien davantage le cas des sensibles du même genre. En effet, il a été prouvé plus haut qu’il est plus facile de sentir en même temps les choses du même genre que celles qui sont de genres différents; et cela est surtout vrai quant à l’identité de ce qui sent. Et que la même âme indivisible sent les sensibles de genres différents, il le prouve en disant que, si l’âme sent le blanc par une partie d’elle-même et le doux par une autre, ou bien ces deux parties forment une unité, ou bien elles ne forment pas une unité. Mais il est nécessaire de dire que l’âme est une unité à laquelle se rattachent toutes ces parties, c'est-à-dire ces sens divers, car la faculté sensitive est une partie unique de l’âme; on ne peut toutefois pas dire que la partie sensitive de l’âme s’applique à un certain genre unique de sensibles, à moins peut-être qu’on ne dise que tous les sensibles particuliers des sens, tels que la couleur, le son et ainsi de suite, forment un seul sensible correspondant à cette unique partie de la faculté sensitive qui est commune à tous les sens propres; or, cela est impossible. Il est donc nécessaire qu’il y ait dans l’âme quelque chose d’un par lequel l’animal sent toutes choses, mais elle sent des genres différents par des sens différents, comme la couleur par la vue, le son par l’ouïe, et ainsi de suite.

[81444] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 7 Considerandum autem est hic, quod ubicumque sint diversae potentiae ordinatae, inferior potentia comparatur ad superiorem per modum instrumenti, eo quod superior movet inferiorem. Actio autem attribuitur principali agenti per instrumentum, sicut dicimus, quod artifex secat per serram. Et per hunc modum philosophus dicit quod sensus communis sentit per visum et per auditum, et alios sensus proprios, qui sunt diversae partes potentiales animae; non autem diversae partes sunt alicuius continui, ut superius dicebatur.

Or, il faut remarquer ici que partout où des puissances diverses sont ordonnées, la puissance inférieure a valeur d’instrument par rapport à la supérieure, de sorte que la supérieure meut l’inférieure. L’action est donc attribuée à l’agent principal au moyen de l’instrument, comme on dit que que l’ouvrier coupe avec une scie. Et c’est de cette façon quie le Philosophe dit que le sens commun sent par la vue, par l’ouïe et par les autres sens propres, qui sont diverses parties potentielles de l’âme; ce ne sont cependant pas des parties diverses de quelque chose de continu, comme on l’a dit plus haut.

[81445] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 8 Deinde cum dicit igitur secundum ostendit quomodo eadem pars animae indivisibilis possit simul sentire diversa. Et assignat duos modos. Quorum primum breviter et obscure ponit, quia in libro de anima apertius positus est. Ad huius ergo evidentiam considerandum, quod, cum operationes sensuum propriorum referantur ad sensum communem, sicut ad primum et commune principium, hoc modo se habet sensus communis ad sensus proprios et operationes eorum, sicut unum punctum ad diversas lineas, quae in ipsum concurrunt. Punctum autem, quod est terminus diversarum linearum, secundum quod in se consideratur, est unum et indivisibile. Et isto modo sensus communis secundum quod in se est unum, est indivisibilis, et est unum sensitivum actu dulcis et albi: dulcis per gustum, et albi per visum; si vero consideretur punctum seorsum ut est terminus huius lineae, sic est quodammodo divisibile, quia utimur uno puncto ut duobus. Et similiter sensus communis, quando accipitur ut divisibile quoddam, puta cum seorsum iudicat de albo, et iudicat seorsum de dulci, est alterum secundum actum: secundum vero quod est unum, iudicat differentias sensibilium. Et per hoc solvuntur rationes supradictae, quia quodammodo est unum, et quodammodo non est unum illud quod sentit diversa sensibilia.

Ensuite, lorsqu’il dit : Peut-on donc expliquer ceci, etc., il montre comment la même partie de l’âme indivisible peut sentir à la fois des choses diverses. Et il présente deux façons dont elle le fait. Il montre la première brièvement et de façon obscure, car elle est expliquée plus clairement dans le Traité de l’âme. Pour bien la comprendre, il faut remarquer que, puisque les opérations des sens propres se rattachent au sens commun comme à un principe premier et commun, le rapport du sens commun aux sens propres et à leurs opérations est comme celui d’un point à différentes lignes qui y convergent. Or, le point, qui est le terme de diverses lignes, selon qu’il est considéré en lui-même, est un et indivisible. Et de cette façon, le sens commun, selon qu’il est un en lui-même, est indivisible, et il est une faculté qui sent en acte le doux et le blanc : le doux par le goût, et le blanc par la vue. Mais si on considère le point isolément en tant qu’il est le terme de telle ligne, il est ainsi divisible en quelque sorte, car nous donnons à un seul point le rôle de deux. Pareillement, le sens commun, quand il est considéré comme divisible d’une certaine façon, par exemple quand il juge séparément du blanc et juge séparément du doux, est différent en acte; mais en tant qu’il est un, il juge des différences entre les sensibles. Et ainsi sont résolus les arguments ci-dessus, car ce qui sent les divers sensibles est d’une certaine façon un, et d’une autre façon pas un.

[81446] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 9 Secundum modum ponit ibi, vel quemadmodum. Et dicit, quod sicut est in rebus exterioribus, ita potest dici in anima. Videmus enim quod corpus unum et idem numero est album et dulce, et multa alia huiusmodi, quae accidentaliter de eo praedicantur; sed tamen huius passiones separantur abinvicem, sicut contingit quod aliquod corpus retinet albedinem et amittit dulcedinem; sed quamdiu non sic separantur istae passiones, album et dulce remanent, vel sunt idem subiecto, sed differunt secundum esse. Et similiter potest poni de anima, quod unum et idem subiecto est sensitivum omnium sensibilium, tam eorum quae differunt genere sicut album et dulce, quam eorum quae differunt specie sicut album et nigrum. Et secundum hoc dicendum erit quod anima sentit diversa sensibilia quodammodo secundum unum et idem, scilicet subiecto, quodammodo diversa, inquantum ratione differunt.

Il présente la deuxième façon où il dit : Ou bien encore en serait-il pour l’âme, etc. Et il dit qu’on peut dire qu’il en est de l’âme comme des choses extérieures. Nous voyons en effet qu’un seul corps numériquement un est blanc et doux, et bien d’autres choses encore qui lui sont attribuées accidentellement; mais pourtant, de telles propriétés sont séparées entre elles, puisqu’il arrive qu’un corps garde sa blancheur et perde sa douceur; mais aussi longtemps qu’elles ne sont pas ainsi séparées, ces propriétés du blanc et du doux demeurent, ou sont identiques par le sujet, mais diffèrent en leur être. Et on peut pareillement affirmer dans l’âme l’unité et l’identité en son sujet de la faculté sensitive de tous les sensibles, tant ceux qui diffèrent par le genre comme le blanc et le doux que ceux qui diffèrent par l’espèce comme le blanc et le noir. Et en conséquence, on doit dire que l’âme sent des sensibles différents d’une certaine façon par la même chose, à savoir le sujet, et d’une autre façon par des choses qui sont différentes, en tant qu’elles diffèrent en raison.

[81447] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 10 Potest autem contra hoc obiici, quia in rebus quae sunt extra animam, licet idem posset esse dulce et album, non tamen potest idem esse album et nigrum, et ita videbitur quod anima non possit simul sentire sensibilia unius generis, cum sint contraria.

On peut soulever contre cela l’objection que dans les choses extérieures à l’âme, bien que la même chose puisse être douce et blanche, la même chose ne peut pas être blanche et noire, et il semblerait ainsi que l’âme ne peut pas sentir en même temps les sensibles du même genre, puisqu’ils sont contraires.

[81448] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 11 Hanc autem obiectionem Aristoteles removet in libro de anima, cum dicit: et impossibile est album et nigrum esse simul, quare neque species pati ipsorum. Et innuit solutionem per hoc quod subdit, si huius est sensus, et intelligentia vel intellectus. Per quod datur intelligi, quod non omnino se habet in sensu et intellectu, sicut in corporibus naturalibus. Corpus enim naturale recipit formas secundum esse naturale et materiale, secundum quod habent in se contrarietatem: et ideo non potest idem corpus simul recipere albedinem et nigredinem: sed sensus et intellectus recipiunt formas rerum spiritualiter et immaterialiter secundum esse quoddam intentionale prout non habent contrarietatem. Unde sensus et intellectus simul potest recipere species sensibilium contrariorum. Cuius simile potest videri in diaphano, quod in una et eadem sui parte immutatur ab albo et nigro: quia immutatio non est materialis secundum esse naturale, ut supra dictum est.

Mais Aristote écarte cette objection dans le Traité de l’âme, lorsqu’il dit : et il est impossible que le blanc et le noir soient en même temps; c’est pourquoi leurs espèces ne peuvent être ressenties en même temps. Et il insinue la solution dans ce qu’il dit ensuite : s’il en est ainsi pour la sensation, il en est ainsi pour l’intelligence ou l’intellect[129]. Ce qui donne à comprendre qu’il n’en va pas tout à fait de même pour le sens et l’intelligence que pour les corps naturels. En effet, un corps naturel reçoit les formes selon un être naturel et matériel, selon qu’elles ont des contrariétés; c’est pourquoi le même corps ne peut recevoir en même temps la blancheur et la noirceur; mais le sens et l’intelligence reçoivent les formes des choses de façon spirituelle et immatérielle, selon un être intentionnel, de sorte qu’ils n’ont pas de contrariété. C’est pourquoi le sens et l’intelligence peuvent recevoir en même temps les espèces de sensibles contraires. On peut voir quelque chose de semblable dans le diaphane, qui peut être affecté dans une seule et même de ses parties par le blanc et le noir, car l’impression reçue n’est pas matérielle selon l’être naturel, comme on l’a dit plus haut.

[81449] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 12 Est etiam aliud considerandum, quod sensus et intellectus non solum recipiunt formas rerum, sed etiam habent iudicare: iudicium autem quod faciunt de contrariis non est contrarium, sed unum et idem, quia per unum contrariorum sumitur iudicium de altero. Et quantum ad hoc, verum est quod supra dictum est, quod magis simul possunt sentiri sensibilia unus generis, de quorum uno iudicatur per alterum, quam sensibilia diversorum sensuum.

Il faut également remarquer une autre chose, à savoir que non seulement le sens et l’intelligence reçoivent les formes des choses, mais ils peuvent également en juger; or, le jugement qu’ils portent sur les contraires n’est pas contraire, mais un et identique, car par l’un des contraires permet de juger de l’autre. Et à ce propos, ce qui a été dit plus haut est vrai, à savoir que les sensibles d’un même genre, dont l’un permet de juger de l’autre, peuvent davantage être sentis en même temps que les sensibles perçus par des sens différents.

[81450] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 13 Est autem et aliud circa hoc dubium: quia per praemissa verba philosophi, videtur confirmari opinio Stoicorum, qui posuerunt, quod non diversis potentiis sentitur color et odor et alia sensibilia; sed nec sunt diversae potentiae sensuum, sed ipsa anima secundum seipsam cognoscit omnia sensibilia, non differens nisi ratione. Sed dicendum est quod secunda solutio supponit primam. Unde intelligendum est, quod anima, idest sensus communis, unus numero existens, sola autem ratione differens, cognoscit diversa genera sensibilium, quae tamen referuntur ad ipsum secundum diversas potentias sensuum propriorum.

Il y a cependant un autre doute à ce sujet, car les propos du Philosophe qui précèdent semblent confirmer l’opinion des Stoïques, qui ont affirmé que la couleur, l’odeur et les autres sensibles ne sont pas sentis par des puissances différentes, mais qu’il n'y a pas des puissances différentes des sens : c’est plutôt l’âme en elle-même qui connaît tous les sensibles, et qui n’a des différences qu’en raison. Mais il faut dire que la deuxième solution suppose la première. Il faut donc comprendre que l’âme, c'est-à-dire le sens commun, étant numériquement une, et n’ayant de différences qu’en raison, connaît les divers genres de sensibles, qui se rattachent pourtant à lui selon les diverses puissances des sens propres.

[81451] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 14 Deinde cum dicit quod autem probat quod supposuerat, scilicet quod nihil sentitur nisi quantum. Et dicit manifestum esse quod omne sensibile est magnitudo, et nullum indivisibile est sensibile. Et ad hoc probandum inducit, quod est quaedam distantia ex qua non potest aliquid videri, et hanc distantiam dicit esse infinitam: quia, si in infinitum illa distantia protendatur, nihil inde videtur. Est autem aliqua distantia unde aliquid videtur, et haec est finita, quia a finita distantia incipit aliquid videri. Et simile est de aliis sensibilibus quae sentiunt ab aliqua distantia per medium extrinsecum non tangentes ipsa sensibilia, sicut auditus et odoratus.

Puis lorsqu’il dit : Il est donc évident que tout, etc., il prouve ce qu’il avait supposé, à savoir que rien n’est senti à moins d’avoir une quantité. Et il dit qu’il est évident que tout sensible est une grandeur et que rien d’indivisible n’est sensible. Et pour le prouver, il fait valoir qu’il y a une distance à partir de laquelle une chose ne peut pas être vue, et il dit que cette distance est infinie, car, si cette distance est prolongée à l’infini, rien ne peut être vu à partir de là. Or, il y a une distance à partir de laquelle on voit quelque chose, et cette distance est finie, car on commence à voir quelque chose à partir d’une distance finie. Et il en va de même des autres sensibles que l’on sent à partir d’une certaine distance à travers un milieu extrinsèque sans toucher les sensibles, comme l’ouïe et l’odorat.

[81452] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 15 Cum igitur distantia, unde non videtur aliquid, sit infinita per remotionem a visu, finita autem versus visum, sequitur quod sit dare ultimum aliquod unde nihil videatur. Distantia autem ex qua videtur aliquod, est ex utraque parte finita. Est ergo dare aliquem terminum, unde primo possit aliquid videri: omne autem quod est medium duarum quantitatum invicem continuarum, est indivisibile; ergo necesse est esse aliquid indivisibile ultra quod nihil possit sentiri, et citra quod necesse sit aliquod sentiri. Si ergo aliquod indivisibile sit sensibile et ponatur in illo indivisibili termino, sequetur quod illud sit visibile simul et invisibile: invisibile quidem, inquantum est in termino invisibilis distantiae; visibile autem, inquantum est in termino visibilis; hoc autem est impossibile; ergo et primum, scilicet quod aliquod indivisibile sit sensibile. Si enim aliquod indivisibile in praedicto termino ponatur, partim videbitur et partim non videbitur, quod de invisibili dici non potest.

Alors, comme la distance à partir de laquelle on ne voit pas une chose est infinie en sens contraire à la vue, mais finie face à la vue, il s’ensuit qu’on peut trouver une limite à partir de laquelle on ne voit rien. Or, la distance à partir de laquelle on voit quelque chose est finie dans les deux sens. On peut donc établir une limite à partir de laquelle on peut commencer à voir; or tout ce qui est au milieu entre deux quantités continues entre elles est indivisible; il est donc nécessaire qu’il y ait un lieu indivisible au-delà duquel on ne peut rien sentir et en deçà duquel on sent nécessairement quelque chose. Si donc une chose indivisible est sensible et placée dans ce terme indivisible, il s’ensuit qu’il est à la fois visible et invisible : invisible en tant qu’il est à l’extrémité de la distance où il est invisible, et visible en tant qu’il est à l’extrémité de la distance où il est visible; mais cela est impossible. Donc, la première solution est vraie, c'est-à-dire que quelque chose d’indivisible est sensible. En effet, si quelque chose d'indivisible est placé à ce point limite, il sera vu en partie et non vu en partie, ce qu’on ne peut pas dire d’un objet indivisible.

[81453] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 16 Videtur autem quod haec probatio non valeat: quia non est dare aliquem terminum unde omnia visibilia incipiant videri; quia maiora a maiori distantia videntur, minora vero a minori. Dicendum est autem quod unumquodque sensibile ab aliqua determinata distantia videtur. Si ergo illud indivisibile, quod ponitur posse sentiri, videatur ab aliqua determinata distantia, sicut et aliquod divisibile, concludet ratio Aristotelis. Si vero non sit determinare aliquam distantiam, ex qua simul incipit videri cum aliquo divisibili, sequetur iterum quod nullo modo possit videri. Oportet enim accipere proportionem distantiae ex qua videtur aliquod divisibile, secundum proportionem magnitudinum quae videtur. Sed non est aliqua proportio indivisibilis ad magnitudinem divisibilem, sicut nec puncti ad lineam. Et ita sequetur quod ex nulla distantia possit videri indivisibile: quia cuiuslibet distantiae est aliqua proportio ad aliam distantiam. Sequetur ergo, si videtur, quod videatur coniunctum visui, quod est contra rationem visus et aliorum sensuum, qui non tangentes sentiunt. Si ergo indivisibile non potest sentiri, nisi forte secundum quod est terminus continui, sicut et alia accidentia continuorum sentiuntur.

Il semble toutefois que cette preuve soit sans valeur, car on ne peut pas établir un point limite à partir duquel on commence à voir tous les objets visibles, car les plus gros sont vus de plus loin, les plus petits de plus près. Mais il faut dire que tout objet sensible est vu à partir d’une distance déterminée. Si donc l’objet indivisible dont on affirme qu’il peut être senti était visible à partir d’une distance déterminée tout comme un objet divisible, l’argument d’Aristote serait concluant. Mais s’il n’est pas possible de déterminer une distance à partir de laquelle il commence à être vu en même temps qu’un objet divisible, il s’ensuivrait alors qu’il ne peut être vu en aucune façon. Il faut en effet admettre une proportion entre la distance à partir de laquelle un objet divisible est visible et la grandeur de l’objet qui est vu. Mais il n'y a aucune proportion entre l’indivisible et une grandeur visible, comme il n'y en a pas entre le point et la ligne. Et il s’ensuivrait ainsi que l’indivisible ne pourrait être vu à partir d’aucune distance, car toute distance est en proportion avec une autre distance. Il s’ensuivrait donc, si l’indivisible est vu, qu’il serait vu en contact avec la vue, ce qui est contre la notion de la vue et des autres sens qui ne sentent pas par contact. Ainsi donc, l’indivisible ne peut pas être senti, sinon peut-être en tant qu’il est l’extrémité d’un objet continu, comme les autres accidents des objets continus sont également sentis.

[81454] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 19 n. 17 Deinde cum dicit de sensitivis epilogat quae dicta sunt in hoc libro continuans se ad sequentia, et dicit quod dictum est de sensitivis, idest de organo sentiendi et de sensibilibus quomodo se habeant ad sensus, et communiter et secundum unumquodque organum sensus, partim in hoc libro, partim in libro de anima. Inter reliqua vero, quod primo considerandum occurrit est memoria et reminiscentia et de somno; quia, sicut per sensum cognoscuntur praesentia, ita et per memoriam cognoscuntur praeterita, et in somno fit aliqua praecognitio futurorum.

Ensuite, où il dit : On a donc expliqué ce que sont, etc., il conclut ce qui a été dit dans ce livre et fait la transition aux suivants, en disant qu’on a parlé des facultés sensitives, c'est-à-dire qu’on a dit comment l’organe de la sensation et les sensibles se rapporte aux sens, en général et pour chacun des organes des sens, en partie dans ce livre et en partie dans le Traité de l’âme. Pour ce qui reste, ce qu’il faut étudier en premier est la mémoire et le souvenir, ainsi que le sommeil, car, comme on connaît le présent par la mémoire, de même on connaît le passé par la mémoire, et on a une certaine prévision de l’avenir dans le sommeil.

Tractatus 2

Traité 2 ─ Traité de la mémoire et de la réminiscence

 

 

 

Leçon 1

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Qu'est-ce que la mémoire? Qu'est-ce que c'est que se souvenir? Quelle est la cause de ces phénomènes? Entre les parties diverses de l'âme, quelle est celle à à laquelle se rapportent, et cette faculté, et l'acte qui constitue le souvenir, la réminiscence ? C'est ce que nous allons rechercher. En effet, ce ne sont pas les mêmes personnes qui ont de la mémoire, et qui se ressouviennent par réminiscence. D'ordinaire, ce sont les esprits lents qui ont le plus de mémoire; mais ceux qui se ressouviennent avec le plus de facilité et ont le plus de réminiscence, ce sont les esprits qui sont vifs et s'instruisent sans peine.

Voyons d'abord quels sont les objets auxquels s'applique la mémoire; car c'est un point sur lequel on se trompe assez souvent. En premier lieu, on ne peut se rappeler l'avenir; l'avenir ne peut être l'objet que de nos conjectures et de nos espérances; ce qui ne veut pas dire qu'il ne puisse y avoir une science de l'espérance, nom que parfois l'on donne à la divination. La mémoire ne s'applique pas davantage au présent, c'est l'objet de la sensation; car la sensation ne nous fait connaître ni le futur, ni le passé; elle nous donne le présent, et pas autre chose. La mémoire ne concerne que le passé, et l'on ne peut jamais dire qu'on se rappelle le présent quand il est présent; par exemple, qu'on se rappelle cet objet blanc au moment même où on le voit, pas plus qu'on ne se rappelle l'objet que l'esprit contemple, au moment où on le contemple et où on le pense; on dit seulement qu'on sent l'un et qu'on sait l'autre. Mais lorsque, sans la présence des objets eux-mêmes, on en possède la science et la sensation, alors c'est la mémoire qui agit; et c'est ainsi qu'on se souvient que les angles du triangle sont égaux à deux droits, tantôt parce qu'on a appris ce théorème ou que l'intelligence l'a conçu, tantôt parce qu'on l'a entendu énoncer, ou qu'on en a vu la démonstration, ou qu'on l'a obtenue de telle autre façon pareille. En effet, toutes les fois qu'on fait acte de souvenir, on se dit dans l'âme qu'on a antérieurement entendu la chose, qu'on l'a sentie ou qu'on l'a pensée.

Ainsi donc la mémoire ne se confond ni avec la sensation ni avec la conception intellectuelle; mais elle est ou la possession ou la modification de l'une des deux, avec la condition d'un temps écoulé. Il n'y a pas de mémoire du moment présent dans le moment même, ainsi qu'on vient de le dire; il n'y a que sensation pour le présent, espérance pour l'avenir, et mémoire pour le passé. Ainsi la mémoire est toujours accompagnée de la notion du temps. Il s'ensuit que parmi les animaux, il n'y a que ceux qui ont perception du temps qui aient de la mémoire; et ils l'ont précisément par cette faculté même qui leur sert à percevoir,

 

 

Lectio 1

Leçon 1 ─ Qu’est-ce que la mémoire? (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81455] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 1 n. 1 Sicut philosophus dicit, in septimo de historiis animalium, natura ex inanimatis ad animata procedit paulatim, ita quod genus inanimatorum prius invenitur quam genus plantarum: quod quidem ad alia corpora comparatum videtur esse animatum, ad genus autem animalium, inanimatum. Et similiter a plantis ad animalia quodam continuo ordine progreditur: quia quaedam animalia immobilia, quae scilicet terrae adhaerent, parum videntur a plantis differre. Ita etiam et in progressu ab animalibus ad hominem, quaedam inveniuntur, in quibus aliqua similitudo rationis appareat. Cum enim prudentia sit propria virtus hominis (est enim prudentia recta ratio agibilium, ut dicitur in septimo Ethicorum)-, inveniuntur quaedam animalia quamdam prudentiam participare non ex eo quod habeant rationem, sed ex eo quod instinctu naturae moventur per apprehensionem sensitivae partis ad quaedam opera facienda, ac si operarentur ex ratione. Pertinet autem ad prudentiam, ut prudens dirigatur per eam in his quae imminent sibi agenda ex consideratione non solum praesentium, sed etiam praeteritorum. Unde Tullius, in sua rhetorica, partes prudentiae ponit non solum providentiam per quam futura disponuntur, sed etiam intelligentiam per quam considerantur praesentia, et memoriam per quam apprehenduntur praeterita. Unde etiam in aliis animalibus, in quibus invenitur prudentiae similitudo participata, necesse est esse non solum sensum praesentium, sed etiam memoriam praeteritorum. Et ideo philosophus in principio metaphysicorum dicit quod quibusdam animalibus ex sensu memoria fit, et propter hoc prudentia sunt.

Comme le dit le Philosophe au livre VII de l’Histoire des animaux, la nature procède peu à peu des êtres inanimés aux êtres animés, de sorte que le genre des êtres inanimés est antérieur au genre des plantes; ce dernier, comparé aux autres corps, semble animé, mais comparé au genre des animaux, il semble inanimé. Pareillement, on avance par un ordre continu des plantes aux animaux, car certains animaux immobiles, qui sont fixés à la terre, semblent avoir peu de différence avec les plantes. De même aussi, quand on progresse des animaux à l’homme, on en trouve certains qui semblent présenter une apparence de raison. En effet, alors que la prudence est une vertu propre à l’homme (elle est en effet la juste conception des choses à faire, comme il est dit au livre VI[130] de l’Éthique), on trouve certains animaux qui participent d’une certaine prudence, non du fait qu’ils sont doués de raison, mais du fait qu’ils sont mus par un instinct naturel à faire certaines activités par suite de ce qu’ils perçoivent par leur partie sensitive, comme s’ils agissaient par raison. Toutefois, il appartient à la prudence que l’homme prudent soit dirigé par elle dans ce qu’il doit faire immédiatement par une réflexion non seulement sur le présent, mais aussi sur le passé. C’est pourquoi Cicéron, dans sa rhétorique[131], donne comme parties de la prudence non seulement la prévoyance par laquelle on dispose de l’avenir, mais aussi l’intelligence par laquelle on réfléchit au présent et la mémoire par laquelle on comprend le passé. C’est pourquoi les autres animaux en lesquels on trouve une ressemblance participée de la prudence doivent également avoir nécessairement non seulement la sensation du présent, mais aussi la mémoire du passé. C’est pourquoi le Philosophe, au début des Métaphysiques, dit que chez certains animaux, la mémoire provient des sens et qu’ils sont prudents pour cette raison.

[81456] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 1 n. 2 Sed sicut prudentiam imperfectam habent respectu hominis, ita etiam et memoriam. Nam alia animalia memorantur tantum, homines autem et memorantur et reminiscuntur; et ideo gradatim Aristoteles post librum, in quo determinatur de sensu, qui communis est omnibus animalibus, determinat de memoria et reminiscentia; quorum alterum invenitur in solis hominibus, alterum vero in his et in animalibus perfectis.

Mais de même qu’en comparaison avec l’homme leur prudence est imparfaite, leur mémoire l’est aussi. En effet, les autres animaux ont seulement la mémoire, mais les hommes ont la mémoire et le souvenir[132]; c’est pourquoi Aristote procède par degrés : après le livre où il traite de la sensation, qui est commune à tous les animaux, il traite de la mémoire et du souvenir, dont l’un se trouve seulement chez les hommes et l’autre chez l’homme et les animaux parfaits.

[81457] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 1 n. 3 Dividitur autem liber iste in partes duas. Primo enim ponit prooemium, in quo manifestat suum propositum. Secundo accedit ad tractandum ea de quibus intendit, ibi, primum quidem igitur. Circa primum dicit de duobus esse dicendum. Primo quidem de memoria et memorari, quod est actus eius, circa quod tria se promittit dicturum. Primum quid sit memoria et quid memorari, et quae sit causa eius, et ad quam partem animae pertineat passio memorandi. Omnes enim operationes sensitivae partis passiones quaedam sunt, secundum quod sentire pati quoddam est.

Ce livre se divise donc en deux parties. En effet, il commence par une préface, dans laquelle il manifeste son intention. En deuxième, il entreprend la discussion de ce dont il veut traiter, où il dit : Voyons d’abord quels sont les objets, etc. Pour le premier point, il dit qu’il faut parler de deux choses. En premier, de la mémoire, et du souvenir qui en est l’acte, et il promet de dire trois choses à leur sujet : en premier, ce qu’est la mémoire et ce qu’est le souvenir, puis quelle en est la cause, et enfin à quelle partie de l’âme appartient l’affection de se souvenir. En effet, toutes les opérations de la partie sensitive sont des affections, étant donné que sentir est une façon de subir.

[81458] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 1 n. 4 Secundo promittit se dicturum de reminisci. Et ne videretur idem esse reminisci et memorari, subiungit quoddam signum differentiae ipsorum ex parte hominum, in quibus invenitur utrumque. Non enim iidem homines inveniuntur ita bene memorativi et bene reminiscitivi; sed sicut frequenter accidit, illi sunt melius bene memorantes, qui sunt tardi ad inveniendum et discendum. Illi autem melius reminiscuntur, qui sunt velocis ingenii ad inveniendum ex se et bene discendum ab aliis.

En deuxième, il promet de parler de la réminiscence. Et pour que l’acte de réminiscence ne semble pas être la même chose que l’acte de mémoire, il ajoute un signe de la différence entre les deux du côté des hommes, chez qui on trouve les deux. On constate en effet que ce ne sont pas les mêmes hommes qui ont une bonne mémoire et une bonne réminiscence, mais ce qui arrive souvent, c’est que ceux qui sont meilleurs à se souvenir sont plus lents à découvrir et à apprendre. Mais ceux qui ont une meilleure réminiscence sont plus rapides à découvrir par eux-mêmes et à bien apprendre des autres.

[81459] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 1 n. 5 Cuius ratio est, quia diversae habitudines hominum ad opera animae proveniunt ex diversa corporis dispositione. Videmus autem in corporalibus, quod illa, quae difficiliter et tarde recipiunt impressionem, bene retinent eam, sicut lapis; quae vero de facili recipiunt non retinent bene, sicut aqua. Et, quia memorari nil aliud est quam bene conservare semel accepta, inde est, quod illi qui sunt tardi ad recipiendum, retinent bene recepta, quod est bene memorari. Quia autem de facili recipiunt, plerumque de facili amittunt. Sed reminisci est quaedam reinventio prius acceptorum non conservatorum; et ideo illi, qui sunt velocis ingenii ad inveniendum et recipiendum disciplinam, etiam sunt bene reminiscitivi.

La raison en est que les diverses aptitudes des hommes aux œuvres de l’âme proviennent des dispositions diverses du corps. Or, nous voyons dans les choses corporelles qui les corps qui reçoivent difficilement et lentement une impression la retiennent bien, comme la pierre; au contraire, celles qui la reçoivent facilement, comme l’eau, ne la retiennent pas bien. Et comme la mémoire n’est rien d’autre que le fait de bien conserver ce qui a été reçu une fois, il s’ensuit que ceux qui sont lents à recevoir retiennent bien ce qu’ils ont reçu, ce qui est le fait de bien se souvenir. Mais ceux qui reçoivent facilement, la plupart du temps, perdent facilement. Or, la réminiscence est une sorte de redécouverte de ce qui a été reçu mais non conservé, et donc, ceux qui ont l’esprit rapide pour trouver et recevoir l’enseignement ont également une bonne réminiscence.

[81460] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 1 n. 6 Deinde cum dicit primum quidem exequitur propositum. Et primo determinat de memorari. Secundo de reminisci, ibi, de reminisci autem reliquum est dicere. Circa primum tria facit. Primo ostendit quid sit memorari. Secundo cuius partis animae sit, ibi, quoniam autem de phantasia. Tertio propter quam causam fiat, ibi, dubitabit autem utique aliquis. Et, quia operationes et habitus et potentiae specificantur ex obiectis, ideo circa primum duo facit. Primo inquirit quid sit obiectum memoriae. Secundo concludit quid sit memoria, ibi, est quidem igitur memoria. Circa primum duo facit. Primo dicit de quo est intentio. Secundo manifestat propositum, ibi, neque enim futura. Dicit ergo primo, quod ad determinandum de memoria, primo oportet accipere qualia sunt memorabilia, quia obiecta sunt priora actibus et actus potentiis, ut dictum est in secundo de anima. Necessarium autem est hoc determinare, quia multotiens accidit deceptio circa hoc, quia aliqui putant quorumdam esse memoriam quorum non est.

Ensuite, où il dit : Voyons d’abord quels sont les objets, etc., il développe sa thèse. Et en premier, il traite de l’acte de mémoire; en deuxième, de l’acte de réminiscence, où il dit : Il ne nous reste plus qu’à parler, etc. (leçon IV). Il traite la première partie en trois points. En premier, il montre ce qu’est l’acte de mémoire. En deuxième, il montre à quelle partie de l’âme il appartient, où il dit : Antérieurement, nous avons parlé, etc. (leçon II). En troisième, il montre quelle cause la produit, où il dit : Ici l’on pourrait se demander, etc. (leçon III). Et comme les espèces des opérations, des habitus et des puissances sont déterminées par leurs objets, il traite donc la première partie en deux points. En premier, il se demande quel est l’objet de la mémoire; en deuxième, il conclut en disant ce qu’est la mémoire, où il dit : Ainsi donc la mémoire ne se confond, etc. Il traite le premier point en deux sections. En premier, il dit quelle est son intention. En deuxième, il prouve sa thèse, où il dit : En premier lieu, on ne peut, etc. Il dit donc en premier que pour traiter de la mémoire, il faut déterminer en premier de quoi on peut avoir mémoire, car les objets sont antérieurs aux actes et les actes sont antérieurs aux puissances, comme il est dit au livre II du Traité de l’âme. Il est nécessaire de déterminer cela parce qu’on se trompe souvent à ce sujet, car certains supposent qu’il y a mémoire de choses dont il n'y a pas mémoire.

[81461] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 1 n. 7 Deinde cum dicit neque enim manifestat propositum. Et primo dicit quod memoria non est futurorum. Secundo, quod non est praesentium, ibi, neque praesentis. Tertio quod est praeteritorum, ibi, memoria autem facti est. Dicit ergo quod futura non contingit memorari, sed eorum est opinio ex parte virtutis cognoscitivae, dum scilicet aliquis opinatur aliquid esse futurum et sperat ex parte virtutis appetitivae, dum scilicet spes in aliquid futurum quandoque tendit. Dicit autem quod etiam quaedam scientia esse futurorum, quae potest esse sperativa scientia. Quidam autem nominant eam divinativam, quia per eam aliqui possunt cognoscere quid in futurum continget, de quo est spes. Sed, cum spes sit futurorum, quae ab homine acquiri possunt, huiusmodi autem sunt futura contingentia de quibus non potest esse scientia, videtur quod nulla scientia possit esse sperativa futurorum.

Ensuite, où il dit : En premier lieu, on ne peut, etc., il manifeste sa thèse. Et il dit, en premier, qu’il n'y a pas mémoire de l’avenir; en deuxième, qu’il n'y a pas mémoire du présent, où il dit : La mémoire ne s’applique pas davantage, etc.; en troisième, qu’il y a mémoire du passé, où il dit : La mémoire ne concerne que le passé, etc. Il dit donc qu’il ne peut pas y avoir de mémoire de l’avenir, mais qu’on en a une opinion du fait de la puissance cognitive, lorsqu’on est d’avis qu’un événement aura lieu et qu’on l’espère par la puissance appétitive, lorsque l’espérance tend parfois vers un certain avenir. Il dit cependant qu’il peut y avoir une certaine science même de l’avenir, qui peut être une science d’espérance. Certains l’appellent divination[133], car certains peuvent connaître par elle ce qui arrivera dans l’avenir et qui est objet d’espérance. Mais puisque l’espérance porte sur les biens à venir qui peuvent être acquis par l’homme mais que ces biens sont des futurs contingents dont il ne peut y avoir science, il semble qu’il ne peut y avoir aucune science des événements futurs espérés.

[81462] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 1 n. 8 Dicendum autem est quod de futuris contingentibus, secundum se consideratis, non potest esse scientia; sed cum in causis suis considerantur, potest de eis scientia esse, prout aliquae scientiae cognoscunt esse inclinationes quasdam ad tales effectus. Sic enim et scientia naturalis est de generabilibus et corruptibilibus. Et hoc etiam modo astrologi possunt per suam scientiam praenuntiare quosdam futuros eventus sperando: puta ubertatem vel sterilitatem, propter dispositionem corporum caelestium ad tales effectus.

Mais il faut dire qu’il ne peut y avoir aucune science des futurs contingents considérés en eux-mêmes; mais lorsqu’ils sont considérés dans leurs causes, il peut y en avoir science selon que certaines sciences connaissent l’existence de certaines inclinations à certains effets. C’est ainsi que la science de la nature porte sur les êtres qui peuvent être engendrés et corrompus. C’est également ainsi que les astronomes[134] peuvent prédire par leur science certains événements futurs à espérer, par exemple la fertilité ou la stérilité, à cause de la disposition des corps célestes à de tels effets.

[81463] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 1 n. 9 Deinde cum dicit neque praesentis ostendit quod memoria non est praesentis; sed hoc dicit pertinere ad sensum, per quem neque futurum, neque factum, id est praeteritum, cognoscimus, sed tantummodo praesens.

Ensuite, où il dit : La mémoire ne s’applique pas davantage, etc., il montre qu’il n'y a pas mémoire du présent, en disant que cela relève plutôt de la sensation, par laquelle on ne connaît ni l’avenir ni l’accompli, c'est-à-dire le passé, mais seulement le présent.

[81464] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 1 n. 10 Deinde cum dicit memoria autem ostendit quod memoria est praeteritorum. Et hoc probat ex communi usu loquendi. Cum enim aliquid praesentialiter adest, puta cum aliquis praesentialiter videt album, nullus diceret se memorari album: sicut nullus dicit se memorari illud, quod per intellectum actu consideratur, cum actu considerat et intelligit: sed cum communiter homines vident album, nominant sentire; et considerare aliquid actu, nominant solummodo scire. Cum aliquis autem habet scientiam habitualem et potentiam sensitivam sine actibus vel operationibus eorum, tunc dicitur memorari praeteritorum actuum, puta cum considerat intellectu triangulum habere tres angulos duobus rectis aequales, et forte sensibiliter descriptionem figurae videt: et ex quadam parte operationis intellectualis memoratur aliquis, quia didicit ab alio, vel quia speculatus est per seipsum; ex parte vero sensibilis apprehensionis memoratur, quia audivit vel vidit, vel aliquo alio sensu percepit. Semper enim cum anima memoratur, pronunciat se vel prius audivisse aliquid, vel sensisse, vel intellexisse.

Ensuite, lorsqu’il dit : La mémoire ne concerne que le passé, etc., il montre que c’est du passé qu’on a mémoire. Et il le prouve par la façon ordinaire de parler. En effet, quand quelque chose est actuellement présent, par exemple si quelqu'un voit actuellement du blanc, personne ne dit qu’il se souvient du blanc; de même, personne ne dit qu’il se souvient de ce qu’il étudie et comprend en acte par son intelligence, mais en général, quand on voit du blanc, on appelle cela une sensation, et quand on réfléchit à une chose en acte, on appelle cela connaissance. Mais quand on a une science habituelle et une puissance sensitive sans leurs actes ou leurs opérations, alors on dit qu’on se souvient des actes passés, par exemple quand on considère par son intelligence qu’un triangle a trois angles égaux à deux droits et qu’on voit peut-être une description sensible de cette figure, et alors, du côté de l’opération intellectuelle, on se souvient parce qu’on a appris d’un autre ou parce qu’on a réfléchi par soi-même; du côté de la perception sensible, on se souvient parce qu’on a entendu ou vu, ou saisi par un autre sens. En effet, quand l’âme se souvient, elle déclare toujours qu’elle a entendu, senti ou compris quelque chose auparavant.

[81465] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 1 n. 11 Ex quo patet quod non est intentio philosophi dicere quod memoria non possit esse ipsarum rerum quae in praesenti sunt, sed solum eorum quae in praeterito fuerunt. Potest enim aliquis memorari non solum hominum qui mortui sunt, sed etiam qui nunc vivunt, sicut et suiipsius aliquis dicitur reminisci, secundum illud Virgilii: nec talia passus Ulyxes, oblitusve sui est Ithacus discrimine tanto. Per quod intelligi voluit quod meminit sui. Sed intentio philosophi est dicere quod memoria est praeteritorum quantum ad nostram apprehensionem, idest quod prius sensimus vel intelleximus aliqua indifferenter, sive illae res secundum se consideratae sunt in praesenti sive non.

Il est évident par là que le Philosophe n’a pas l’intention de dire qu’il ne peut pas y avoir mémoire des choses qui sont dans le présent mais seulement de celles qui ont existé dans le passé. En effet, on peut se souvenir non seulement des hommes morts, mais aussi de ceux qui vivent maintenant, comme on dit que quelqu'un se souvient de lui-même, selon ce que dit Virgile : Ulysse ne put souffrir tant de barbarie, et ne s’oublia point dans un si grand danger[135]. Il a voulu faire comprendre ainsi qu’Ulysse s’est souvenu de lui-même. Mais l’intention du Philosophe est de dire que la mémoire porte sur le passé selon notre perception, c'est-à-dire que nous avons senti ou compris des choses auparavant, peu importe si les choses considérées en elles-mêmes existent présentement ou non.

[81466] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 1 n. 12 Deinde cum dicit est quidem concludit ex praemissis quid sit memoria: quia neque est sensus, quia solum est praesentium; neque est opinio quae potest etiam esse futurorum: sed oportet quod ad aliquid horum pertineat vel per modum habitus, puta si sit aliqua vis permanens, vel per modum passionis, puta si sit aliqua impressio transiens. Sic autem memoria pertinet ad sensum vel opinio, cum intervenit aliquod tempus medium inter priorem apprehensionem sensus vel intellectualis opinionis et memoriam subsequentem, ut sic memoria possit esse praeteritae apprehensionis: quia eius quod nunc apprehenditur, in ipso nunc non est memoria, ut dictum est, sed sensus quidem est praesentis, spes vero futuri, memoria vero praeteriti. Et ideo oportet quod omnis memoria sit cum aliquo tempore intermedio inter ipsam et priorem apprehensionem.

Puis lorsqu’il dit : Ainsi donc la mémoire ne se confond, etc., il conclut de ce qui précède ce qu’est la mémoire, car elle n’est ni la sensation, qui ne porte que sur présent, ni l’opinion, qui peut également porter sur l’avenir, mais il faut qu’elle se rapporte à l’une de ces choses soit par mode d’habitus, comme lorsqu’il existe une force permanente, soit par mode de passion, comme lorsqu’il existe une impression passagère. Ainsi donc, la mémoire se rattache à la sensation ou à l’opinion, lorsqu’il s’est écoulé un laps de temps entre la perception antérieure du sens ou de l’opinion intellectuelle et la mémoire ultérieure, de sorte qu’il puisse ainsi y avoir mémoire de la perception passée; car il n’y a pas maintenant de mémoire de ce qui est perçu maintenant, comme on l’a dit, mais la sensation porte sur le présent, l’espoir sur l’avenir, et la mémoire sur le passé. Il est donc nécessaire que pour toute mémoire, il y ait un temps écoulé entre elle et la perception antérieure.

[81467] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 1 n. 13 Et ex hoc concludit quod sola animalia, quae possunt sentire tempus, memorantur: et illa parte animae memorantur, qua et tempus sentiunt: et de hoc in sequentibus inquiret.

Et il conclut de là que seuls les animaux qui peuvent sentir le temps se souviennent, et ils se souviennent grâce à la partie de l’âme par laquelle ils sentent le temps; et il explorera ce sujet dans ce qui va suivre.

 

Leçon 2

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Antérieurement, nous avons parlé de l'imagination dans le Traité de l'Ame, et nous avons dit qu'on ne peut penser sans images. Le phénomène qui se passe dans l'acte de l'entendement est absolument le même que pour le tracé d'une figure géométrique qu'on démontre. Ainsi, quand nous traçons une figure, bien que nous n'ayons aucun besoin de savoir précisément la grandeur du triangle décrit, nous ne l'en traçons pas moins d'une certaine dimension déterminée. De même, en le pensant par l'entendement, bien qu'on ne pense pas à sa dimension, on se le place cependant devant les yeux avec une dimension quelconque; et on le pense en faisant abstraction de cette grandeur. S'il s'agit de la nature seule des quantités, bien qu'elles soient complètement indéterminées, la pensée se pose toujours une quantité finie, et elle ne pense aux quantités qu'en tant que quantités seulement. On expliquera du reste ailleurs comment il se fait qu'on ne peut penser ni sans la notion du continu, ni sans la notion du temps, même des choses qui ne sont pas dans le temps. II faut nécessairement que la notion de grandeur et de mouvement nous vienne de la faculté qui nous donne aussi celle de temps; et l'image n'est qu'une affection du sens commun. Il en résulte évidemment que la connaissance de ces idées est acquise par le principe même de la sensibilité.

Or la mémoire des choses intellectuelles ne peut non plus avoir lieu sans images; et, par suite, ce n'est qu'indirectement que la mémoire s'applique à la chose pensée par l'intelligence; en soi, elle ne se rapporte qu'au principe sensible. voilà bien pourquoi la mémoire appartient à d'autres animaux, et n'est pas le privilège des hommes et généralement des êtres qui ont les facultés de l'opinion et de la réflexion, tandis que si elle était une des parties intellectuelles de l'âme, elle manquerait à beaucoup d'animaux autres que l'homme; peut-être même ne serait-elle le partage d'aucun être mortel. Maintenant même elle n'appartient pas à tous les animaux, attendu que tous n'ont pas la notion du temps. En effet, quand on fait acte de mémoire, on sent toujours en outre, comme nous l'avons dit, qu'antérieurement on a vu, entendu, ou appris telle chose.  Or Avant et Après se rapportent au temps. Ainsi donc, à quelle partie de l'âme appartient la mémoire? Évidemment à cette partie de qui relève encore l'imagination; les choses qui en soi sont les objets de la mémoire sont toutes celles qui sont aussi du domaine de l'imagination; et celles-là ne sont qu'indirectement ses objets, qui ne peuvent exister non plus sans cette faculté.

 

 

Lectio 2

Leçon 2 ─ À quelle partie de l’âme appartient la mémoire? (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81468] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 1 Postquam philosophus ostendit quid est memoria, hic ostendit ad quam partem animae pertineat. Et circa hoc duo facit. Primo praemittit quoddam, quod est necessarium ad propositi manifestationem. Secundo manifestat propositum, ibi, magnitudinem autem et motum. Circa primum, primo praemittit quod intendit. Secundario manifestat quod dixerat per exemplum, ibi, accidit enim eadem passio. Tertio ostendit quid circa hoc sit alibi manifestandum, ibi, propter quam igitur causam. Proponit ergo primo, quod in libro de anima dictum est de phantasia quid sit, quia scilicet est motus factus a sensu secundum actum. In eodem etiam libro dictum est quod non contingit hominem sine phantasmate intelligere.

Après avoir montré ce qu’est la mémoire, le Philosophe montre maintenant à quelle partie de l’âme elle appartient. Et il traite ce sujet en deux parties. En premier, il présente un préalable qui est nécessaire pour démontrer sa thèse. En deuxième, il la démontre, où il dit : Il faut nécessairement que la notion, etc. Pour la première partie, il commence par dire ce qu’il veut montrer; en deuxième, il manifeste ce qu’il a dit par un exemple, où il dit : Le phénomène qui se passe, etc.; en troisième, il montre ce qui devra être démontré ailleurs à ce sujet, où il dit : On expliquera du reste ailleurs, etc. Il avance donc en premier que dans le Traité de l’âme, on a dit ce qu’est l’imagination, à savoir un mouvement produit par le sens en acte. Dans le même livre, il est dit également que l’homme ne peut pas comprendre sans une imagination.

[81469] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 2 Deinde cum dicit accidit enim manifestat hoc quod ultimo dixerat. Posset enim alicui videri inconveniens, si non possit homo sine phantasmate intelligere, cum phantasma sit similitudo rei corporalis, intelligere autem sit universalium, quae a particularibus abstrahuntur; et ideo ad huius manifestationem inducit quoddam exemplum, dicens quod ita accidit circa intellectum, quantum ad hoc quod indiget phantasmate, sicut accidit in descriptionibus figurarum geometriae, in quibus describitur quidam triangulus, qui sit alicuius determinatae quantitatis, cum geometra in sua demonstratione non utatur aliqua determinata quantitate trianguli; similiter et homini volenti intelligere rem aliquam proponitur ante oculos phantasma alicuius determinatae quantitatis, utpote singularis: puta volenti intelligere hominem, occurrit imaginatio alicuius hominis bicubiti, sed intellectus intelligit hominem inquantum est homo, non autem inquantum habet quantitatem hanc.

Puis lorsqu’il dit : Il faut nécessairement que la notion, etc., il manifeste ce qu’il vient de dire. En effet, cette affirmation pourrait sembler absurde, si l’homme ne peut pas comprendre sans une imagination, puisqu’une imagination est la ressemblance d’une chose corporelle, mais que l’acte d’intelligence porte sur l’universel; c’est pourquoi, pour la manifester, il apporte un exemple en disant que ce qui se passe pour l’intelligence, quant au fait qu’elle a besoin d’une imagination, ressemble à ce qui se passe dans les descriptions des figures de géométrie, dans lesquelles on décrit un triangle qui a une grandeur déterminée, alors que le géomètre, dans sa démonstration, n’utilise pas un triangle de grandeur déterminée; de même, si quelqu'un veut comprendre quelque chose, on lui met devant les yeux une image de grandeur déterminée à titre d’objet singulier; par exemple, s’il veut comprendre ce qu’est un homme, il lui vient une image d’un homme de deux coudées, mais l’intelligence comprend l’homme en tant qu’il est homme et non en tant qu’il a une certaine grandeur.

[81470] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 3 Sed quia intellectus potest intelligere naturam quantitatis, ideo subiungit quod, si ea quae debent intelligi, sunt secundum suam naturam quanta, puta linea, superficies et numerus, non tamen finita, idest determinata determinatione singularitatis, nihilominus tamen ponit ante oculos phantasma quanti determinati: sicut volenti intelligere lineam occurrit phantasma lineae bipedalis; sed intellectus intelligit eam solum secundum naturam quantitatis, non secundum quod est bipedalis.

Mais comme l’intelligence peut comprendre la nature de la quantité, il ajoute que, si les choses qui doivent être comprises ont par nature une quantité, comme la ligne, la surface et le nombre, mais pas une quantité définie, c'est-à-dire déterminée par les limites d’un objet singulier, l’intelligence met quand même devant nos yeux des images d’une grandeur déterminée; ainsi, si quelqu’un veut comprendre la ligne, il lui vient l’image d’une ligne de deux pieds, mais l’intelligence la comprend selon la nature de la quantité et non selon qu’elle mesure deux pieds.

[81471] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 4 Deinde cum dicit propter quam ostendit ad quam considerationem reservatur hoc; et dicit quod ad aliam rationem pertinet assignare causam, quare nihil potest homo intelligere sine continuo et tempore; quod quidem accidit, inquantum nihil potest homo intelligere sine phantasmate. Phantasma autem oportet quod sit cum continuo et tempore, eo quod est similitudo rei singularis, quae est hic et nunc: quod non potest intelligi sine phantasmate. Quare homo autem non possit intelligere sine phantasmate, de facili potest assignari ratio quantum ad primam acceptionem specierum intelligibilium, quae a phantasmatibus abstrahuntur secundum doctrinam Aristotelis in tertio de anima. Sed experimento patet quod etiam ille qui iam acquisivit scientiam intelligibilem per species intellectas, non potest actu considerare illud cuius scientiam habet nisi occurrat ei aliquod phantasma. Et inde est quod laeso organo imaginationis impeditur homo non solum ab intelligendo aliqua de novo, sed etiam considerando ea, quae prius intellexit, ut patet in phreneticis.

Ensuite, où il dit : On expliquera du reste ailleurs, etc., il montre à quelle étude il faut réserver la question : et il dit qu’il appartient à une autre discussion d’attribuer la cause pour laquelle on ne peut rien comprendre sans la continuité et le temps; et cela se produit du fait que l’homme ne peut rien comprendre sans une image mentale. Or, une image mentale est nécessairement continue et dans le temps, du fait qu’elle a la ressemblance d’une chose singulière, qui est ici et maintenant, et qui ne peut pas être comprise sans une image mentale. Mais si l’homme ne peut comprendre sans une image mentale, on peut facilement en donner une raison concernant la première saisie des espèces intelligibles qui sont abstraites des images mentales, selon l’enseignement d’Aristote au livre III du Traité de l’âme. Mais on constate par expérience que même celui qui a déjà acquis une science intelligible au moyen d’espèces comprises ne peut pas ne peut pas réfléchir en acte à ce dont il a la science, à moins qu’il ne lui vienne une image. Et de là vient que lorsque l’organe de l’imagination est blessé, l’homme est empêché non seulement de comprendre quelque chose de nouveau, mais aussi de réfléchir à ce qu’il a compris auparavant, comme on le voit chez les frénétiques.

[81472] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 5 Posset autem adhuc aliquis dicere quod species intelligibiles non manent in intellectu possibili humano, nisi quamdiu actu intelligit; postquam autem desiit actu intelligere pereunt et cessant species intelligibiles esse in intellectu per modum quo cessat lumen esse in aere apud absentiam corporis illuminantis: et ideo est necesse, si intellectus velit de novo intelligere, quod iterum se convertat ad phantasmata, ut acquirat species intelligibiles.

Mais quelqu'un pourrait dire que les espèces intelligibles demeurent dans l’intellect passif humain seulement aussi longtemps qu’on comprend en acte et que, une fois qu’on a cessé de comprendre en acte, les espèces intelligibles disparaissent et cessent d’être dans l’intelligence à la manière dont la lumière cesse d’être dans l’air en l’absence du corps qui l’éclaire; il est donc nécessaire, si l’intelligence veut comprendre à nouveau, qu’elle se tourne de nouveau vers l’image mentale pour acquérir les espèces intelligibles.

[81473] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 6 Sed hoc est expresse contra verba Aristotelis in tertio de anima, ubi dicit quod, cum intellectus possibilis fiat singula intelligibilia, quod est per species eorum, tunc etiam est in potentia ad intelligendum in actu. Repugnat etiam rationi, cum species intelligibiles recipiantur in actu in intellectu possibili immobiliter secundum modum ipsius, quod autem intellectus possibilis habeat species intelligibiles etiam cum actu non intelligit, non est sicut in potentiis sensitivis, in quibus propter compositionem organi corporalis aliud est recipere impressionem, quod facit sentire in actu, et aliud retinere, quando etiam res actu non sentiuntur, ut obiicit Avicenna; sed contingit propter diversum gradum essendi formarum intelligibilium, vel secundum potentiam puram sicut invenire vel addiscere, vel secundum actum purum sicut quando actu intelligit, vel medio modo inter potentiam et actum, quod est esse in habitu. Non ergo propter hoc solum indiget intellectus possibilis humanus phantasmate ut acquirat intelligibiles species, sed etiam ut eas quodam modo in phantasmatibus inspiciat. Et hoc est quod dicitur in tertio de anima. Species igitur in phantasmatibus intellectivum intelligit.

Mais cela est expressément contraire aux paroles d’Aristote au livre III du Traité de l’âme, où il dit que puisque l’intellect passif devient chaque objet intelligible, ce qui se fait par son espèce, il est également en puissance à comprendre en acte. Cela[136] est également contraire à la raison, pusque les espèces intelligibles sont reçues en acte dans l’intellect passif de façon immobile selon le mode de ce dernier. Et le fait que l’intellect passif a des espèces intelligibles même quand il ne comprend pas en acte diffère des puissances sensitives, dans lesquelles, à cause de la participation d’un organe corporel, le fait de recevoir une impresion, qui produit la sensation en acte, diffère de la rétention, qui a lieu même quand une chose n’est pas sentie en acte, comme le veut l’objection d’Avicenne. Ce fait[137] se produit à cause des divers degrés d’être des formes intelligibles : en puissance pure, comme le fait de trouver ou d’apprendre, en acte pur, comme quand l’intelligence comprend en acte, ou dans un état intermédiaire entre la puissance et l’acte, qui est l’état d’habitus. Ce n’est donc pas seulement pour cela que l’intellect passif humain a besoin d’images mentales pour acquérir les espèces intelligibles, mais aussi pour les regarder en quelque sorte dans l’image mentale. Et c’est ce qui est dit au livre III du Traité de l’âme. L’intelligence comprend donc les espèces dans les images mentales.

[81474] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 7 Huius autem ratio est, quia operatio proportionatur virtuti et essentiae: intellectivum autem hominis est in sensitivo, sicut dicitur in secundo de anima. Et ideo propria operatio eius est intelligere intelligibilia in phantasmatibus, sicut intellectus substantiae separatae operatio est intelligere res secundum se intellectas; et ideo huius est causa reddenda a metaphysico, ad quem pertinet considerare diversos gradus intellectuum.

La raison en est que l’opération est proportionnelle à la puissance et à l’essence; or, l’intelligence de l’homme est dans la faculté sensitive, comme il est dit au livre II du Traité de l’âme. C’est pourquoi son opération propre est de comprendre les intelligibles dans les images mentales, comme l’opération de l’intelligence des substances séparées est de comprendre les choses en elles-mêmes, et la cause de ce fait doit être enseignée par le métaphysicien, à qui il appartient d’étudier les divers degrés de l’intelligence.

[81475] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 8 Deinde cum dicit magnitudinem autem ostendit ad quam partem animae pertineat memoria. Et primo per rationem. Secundo per signa, ibi, unde et alteris. Tertio concludit propositum, ibi, cuius quidem igitur. Dicit ergo primo, quod necesse est quod eadem parte animae cognoscatur magnitudo et motus, qua etiam cognoscitur tempus. Haec enim tria se sequuntur tam in divisione, quam in eo quod est esse infinitum et finitum, ut probatur in sexto physicorum.

Ensuite, où il dit : Il faut nécessairement que la notion, etc., il montre à quelle partie de l’âme appartient la mémoire. Et en premier, il le fait par un argument. En deuxième, il le montre par des signes, où il dit : Voilà bien pourquoi la mémoire, etc. En troisième, il tire sa conclusion, où il dit : Ainsi donc, à quelle partie, etc. Il dit donc en premier qu’il est nécessaire que la grandeur et le mouvement soient connus par la même partie de l’âme qui connaît le temps. Ces trois choses se suivent en effet tant dans la division que dans le fait d’être infini et fini, comme il est prouvé au livre VI des Physiques.

[81476] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 9 Magnitudo autem cognoscitur sensu: est enim unum de sensibilibus communibus. Similiter autem et motus, praecipue localis, cognoscitur, in quantum cognoscitur distantia magnitudinis. Tempus autem cognoscitur, inquantum cognoscitur prius et posterius in motu: unde et etiam sensu percipi possunt. Dupliciter autem aliquid sensu percipitur. Uno quidem modo per ipsam immutationem sensus a sensibili et sic cognoscuntur tam sensibilia propria quam etiam communia, a sensibus propriis et a sensu communi. Alio modo cognoscitur aliquid quodam secundario motu, qui relinquitur ex prima immutatione sensus a sensibili. Qui quidem motus remanet etiam quandoque post absentiam sensibilium, et pertinet ad phantasiam, ut habitum est in libro de anima. Phantasia autem, secundum quod apparet per huius immutationem secundariam, est passio sensus communis: sequitur enim totam immutationem sensus, quae incipit a sensibilibus propriis, et terminatur ad sensum communem. Unde manifestum est quod praedicta tria, scilicet magnitudo, motus et tempus, secundum quod sunt in phantasmate, comprehenduntur et cognoscuntur per sensum communem.

Mais la grandeur est connue par le sens; elle est en effet l’un des sensibles communs. De même aussi, le mouvement, et surtout local, est connu en tant qu’on connaît la distance dans l’espace. Quant au temps, il est connu en tant qu’on connaît l’avant et l’après dans le mouvement; l’avant et l’après peuvent donc aussi être perçu par le sens. Mais une chose peut être perçue par le sens de deux façons. En premier, par l’impression même du sensible sur le sens, et tant les sensibles propres que les sensibles communs sont connus de cette façon, par les sens propres et par le sens commun. D’une deuxième façon, une chose est connue par une sorte de mouvement secondaire qui reste de la première impression du sensible sur le sens. Et ce mouvement demeure parfois même une fois les sensibles absents, et il relève de l’imagination, comme on l’a vu dans le Traité de l’âme. Or, l’imagination, selon qu’elle se produit par l’impression secondaire de ce sensible, est une propriété du sens commun; elle suit en effet l’impression complète sur le sens, qui commence par les sensibles propres etmse terrmine au sens commun. Il est donc évident que ces trois choses, grandeur, mouvement et temps, selon qu’elles sont dans l’imagination, sont comprises et connues par le sens commun.

[81477] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 10 Memoria autem non solum est sensibilium, utputa cum aliquis memoratur se sensisse, sed etiam intelligibilium, ut cum aliquis memoratur se intellexisse. Non autem est sine phantasmate. Sensibilia enim postquam praetereunt, a sensu non percipiuntur, nisi sicut in phantasmate: intelligere etiam non est sine phantasmate, ut supra habitum est. Unde concludit quod memoria sit intellectivae partis animae, sed per accidens; per se autem primi sensitivi, scilicet sensus communis. Dictum est enim supra, quod intelligens proponit in phantasmate quantum determinatum, licet intellectus secundum se consideret rem absentem; ad memoriam autem pertinet apprehensio temporis secundum determinationem quamdam, secundum scilicet distantiam in praesenti nunc. Unde per se memoria pertinet ad apparitionem phantasmatum, per accidens autem ad iudicium intellectus.

Or, la mémoire ne porte pas seulement sur les objets sensibles, comme quand quelqu'un se souvient d’avoir senti, mais aussi sur les intelligibles, comme quand il se souvient d’avoir compris. Mais cela ne se fait pas sans image mentale. En effet, les sensibles, après avoir disparu, ne sont pas perçus par le sens, sinon comme dans une image mentale. Le fait de comprendre ne va pas non plus sans une image mentale, comme on l’a vu plus haut. Il conclut de là que la mémoire relève de la partie intellectuelle de l’âme, mais par accident; essentiellement, elle relève de la première faculté sensitive, le sens commun. On a dit en effet plus haut que celui qui comprend met dans son image mentale une quantité déterminée, même si l’intelligence en elle-même réfléchit à une chose absente; ce qui appartient à la mémoire, c’est la perception du temps selon une certaine précision, à savoir la distance avec le moment présent. Il s’ensuit que la mémoire se rapporte essentiellement à l’apparition d’une image mentale, et par accident au jugement de l’intelligence.

[81478] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 11 Posset aut alicui videri quod ex his quae hic dicuntur, quod phantasia et memoria non sunt potentiae distinctae a sensu communi, sed sint quaedam passiones ipsius. Sed Avicenna rationabiliter ostendit esse diversas potentias. Cum enim potentiae sensitivae sint actus corporalium organorum, necesse est ad diversas potentias pertinere receptionem formarum sensibilium quae pertinet ad sensum, et conservationem earum, quae pertinet ad phantasiam sive imaginationem; sicut in corporalibus videmus quod ad aliud principium pertinet receptio et conservatio: humida enim sunt bene receptiva, sicca autem et dura bene conservativa. Similiter etiam ad aliud principium pertinet recipere formam, et conservare receptam per sensum et intentionem aliquam per sensum non apprehensam, quamvis aestimativa percipit etiam in aliis animalibus, vis autem memorativa retinet, cuius est memorari rem non absolute, sed prout est in praeterito apprehensa a sensu vel intellectu.

Il pourrait sembler s’ensuivre de ce qu’on dit ici que l’imagination et la mémoire ne sont pas des puissances distinctes du sens commun mais en sont des propriétés. Mais Avicenne montre de façon raisonnable que ce sont des puissances différentes. En effet, puisque les puissances sensitives sont des actes des organes corporels, il est nécessaire que ce soient des puissances différentes qui reçoivent les formes sensibles, ce qui appartient au sens, et qui les conservent, ce qui appartient à la phantasia  ou imagination; de même, nous voyons dans les choses corporelles que la réception et la conservation appartiennent à des principes différents : en effet, les choses humides reçoivent bien, alors que les choses sèches et dures conservent bien. Pareillement, il appartient à des principes différents de recevoir la forme, de conserver la forme reçue par le sens et de percevoir une signification non perçue par le sens. Bien que la faculté estimative perçoive également chez les autres animaux, la faculté de mémoire retient; il lui appartient de se souvenir d’une chose non de façon absolue, mais en tant qu’elle a été saisie dans le passé par le sens ou l’intelligence.

[81479] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 12 Contingit tamen quod diversarum potentiarum est una quasi radix et origo aliarum potentiarum, quarum actus actum ipsius primae potentiae praesupponunt, sicut nutritiva est quasi radix augmentativae et generativae potentiae, quarum utraque utitur nutrimento. Similiter autem sensus communis est radix phantasiae et memoriae, quae praesupponunt actum sensus communis.

Il arrive pourtant que des puissances diverses ont une seule racine, qui est l’origine d’autres puissances dont l’acte présuppose l’acte de cette puissance première : ainsi, la faculté nutritive est comme la racine des puissances de croissance et de génération, qui utilisent toutes deux la nutrition. Pareillement, le sens commun est la racine de l’imagination et de la mémoire, qui présupposent l’acte du sens commun.

[81480] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 13 Deinde cum dicit unde et manifestat quod dixerat per duo signa. Quorum primum sumitur ex parte animalium habentium memoriam; et dicit quod, quia memoria est per se primi sensitivi, inde est quod memoria inest quibusdam aliis animalibus habentibus sensum et carentibus intellectu, et non solum homini et quibuscumque aliis habentibus opinionem, quae potest ad intellectum speculativum pertinere, et prudentiam quae pertinet ad intellectum practicum. Si autem memoria esset aliquid de potentiis intellectivis, non inesset multis aliorum animalium, de quibus manifeste constat quod habent memoriam, et tamen non habent intellectum; et forte non inesset memoria alicui mortalium nisi homini, qui solus homo inter mortales habet intellectum.

Ensuite, lorsqu’il dit : Voilà bien pourquoi la mémoire, etc., il manifeste ce qu’il a dit par deux signes. Le premier se rapporte aux animaux qui ont de la mémoire ; et il dit que, puisque la mémoire relève essentiellement de la faculté sensitive première, il s’ensuit que la mémoire appartient à certains autres animaux qui ont la sensation et sont privés d’intelligence, et non seulement à l’homme et à certains autres qui ont une opinion, ce qui peut relever de l’intelligence spéculative, et de la prudence, ce qui relève de l’intelligence pratique. Mais si la mémoire faisait partie des puissances intellectuelles, elle n’appartiendrait pas à un grand nombre d’autres animaux chez qui la présence de la mémoire est évidente et qui pourtant n’ont pas d’intelligence, et on ne la trouverait peut-être chez aucun être mortel excepté l’homme, qui est le seul des êtres mortels à avoir une intelligence.

[81481] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 14 Dicit autem forte, propter quosdam qui dubitaverunt de quibusdam aliis animalibus ab homine utrum habeant intellectum, propter opera quaedam similia operibus rationis, sicut sunt opera simiarum et quorumdam huiusmodi animalium.

Il dit peut-être à cause de certains qui se sont demandé si certains animaux autres que l’homme ont une intelligence, en raison de certaines œuvres semblables à celles de la raison, comme les actions des singes et de certains animaux semblables.

[81482] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 15 Secundum signum ponit ibi, quoniam neque et sumitur ex animalibus non habentibus memoriam; et dicit inde esse manifestum quod memoria pertinet per se ad partem sensitivam, quia etiam nunc cum supponimus solum hominem inter mortales habere intellectum, memoria non inest omnibus animalibus, sed solum illa habent memoriam, quae sentiunt tempus. Quaedam enim animalia nihil percipiunt nisi apud praesentiam sensibilium; sicut quaedam animalia immobilia, quae propter hoc habent indeterminatam phantasiam, ut dicitur in secundo et tertio de anima, et propter hoc non possunt cognoscere prius et posterius, et per consequens non habent memoriam. Semper enim cum anima agit per memoriam, ut prius dictum est, simul sentit quod hoc prius vidit, aut audivit, aut didicit: prius autem et posterius pertinent ad tempus.

Il présente le deuxième signe où il dit : Maintenant même elle n’appartient pas, etc.; ce signe se rapporte aux animaux qui n’ont pas de mémoire. Il dit qu’il est évident que la mémoire appartient essentiellement à la partie sensitive parce que maintenant même, quand nous supposons que l’homme est le seul des êtres mortels à avoir une intelligence, la mémoire n’existe pas chez tous les animaux, mais seulement chez ceux qui perçoivent le temps. En effet, certains animaux ne perçoivent rien, sinon en présence des sensibles, comme c’est le cas de certains animaux immobiles dont l’imagination, pour cette raison, est indéterminée, comme il est dit aux livres II et III du Traité de l’âme, et qui, pour cette raison, ne peuvent connaître l’avant et l’après et n’ont donc pas de mémoire. En effet, quand l’âme agit par la mémoire, elle perçoit toujours en même temps, comme on l’a dit, qu’elle a vu, entendu ou appris; or, l’avant et l’après se rapportent au temps.

[81483] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 2 n. 16 Deinde cum dicit cuius quidem concludit propositum. Et dicit manifestum esse ex praemissis ad quam partem animae pertineat memoria, quia ad eam, ad quam pertinet phantasia; et quod illa sunt per se memorabilia, quorum est phantasia, scilicet sensibilia; per accidens autem memorabilia sunt intelligibilia, quae sine phantasia non apprehenduntur ab homine. Et inde est quod ea quae habent subtilem et spiritualem considerationem, minus possumus memorari. Magis autem sunt memorabilia quae sunt grossa et sensibilia. Et oportet, si aliquas intelligibiles rationes volumus memorari facilius, quod eas alligemus quasi quibusdam aliis phantasmatibus, ut docet Tullius in sua rhetorica. Memoria tamen ponitur a quibusdam in parte intellectiva, secundum quod hic per memoriam intelligitur omnis habitualis conservatio eorum, quae pertinent ad partem animae intellectivam.

Ensuite, où il dit : Ainsi donc, à quelle partie, etc., il tire sa conclusion. Et il dit que la partie de l’âme à laquelle appartient la mémoire est évidente d’après ce qui précède, car c’est celle à laquelle appartient l’imagination, et que les choses dont il est essentiellement possible de se souvenir sont les objets de l’imagination, c'est-à-dire les sensibles; par accident, on peut se souvenir des choses intelligibles, qui ne peuvent pas être saisies par l’homme sans l’imagination. Et c’est pourquoi on peut moins se souvenir des choses dont l’étude est subtile et spirituelle; on peut se souvenir davantage des choses grossières et sensibles. Si nous voulons mieux nous souvenir des notions intelligibles, il faut que nous les rattachions à d’autres images mentales, comme l’enseigne Cicéron dans ses ouvrages de rhétorique. Pourtant, certains situent la mémoire dans la partie intellectuelle, selon qu’on entend par mémoire toute conservation habituelle des choses qui relèvent de la partie intellectuelle de l’âme.

 

Leçon 3

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Ici l'on pourrait se demander comment il se fait que la modification de l'esprit étant seule présente, et l'objet même étant absent, on se rappelle ce qui n'est pas présent. Évidemment on doit croire que l'impression qui se produit par suite de la sensation dans l'âme, et dans cette partie du corps qui perçoit la sensation, est analogue à une espèce de peinture, et que la perception de cette impression constitue précisément ce qu'on appelle la mémoire. Le mouvement qui se passe alors empreint dans l'esprit comme une sorte de type de la sensation, analogue au cachet qu'on imprime sur la cire avec un anneau. Voilà pourquoi ceux qui par la violence de l'impression, ou par l'ardeur de l'âge, sont dans un grand mouvement, n'ont pas la mémoire des choses, comme si le mouvement et le cachet étaient appliqués sur une eau courante. Chez d'autres, au contraire, qui en quelque sorte sont froids comme le plâtre des vieilles constructions, la dureté même de la partie qui reçoit l'impression empêche que l'image n'y laisse la moindre trace. Voilà pourquoi les tout jeunes enfants et les vieillards ont très peu de mémoire. Ils coulent en effet, les uns parce qu'ils se développent, les autres parce qu'ils dépérissent. De même encore ceux qui sont trop vifs, et ceux qui sont trop lents, n'ont ordinairement de mémoire ni les uns ni les autres : ceux-ci sont trop humides, et ceux-là sont trop durs; par conséquent, l'image ne demeure point dans l'aime des uns et n'effleure pas l'âme des autres.

Mais si c'est bien ainsi que les choses se passent pour la mémoire, est-ce de cette impression de l'esprit qu'on se souvient, ou de l'objet même qui l'a produite? Si c'est de l'impression, on ne se souviendrait en rien des choses qui sont absentes : et si c'est de l'objet, comment, tout en sentant l'impression, nous rappelons-nous l'objet absent que nous ne sentons pas? En admettant qu'il y ait en nous quelque chose de pareil à un cachet ou à une peinture, comment se fait-il que ne sentant que cette chose, nous nous en rappelons cependant une autre, et nous ne nous rappelons pas cette chose elle-même? Ainsi, lorsqu'on fait acte de mémoire, on contemple en soi cette impression et on ne sent qu'elle; comment donc se rappelle-t-on pourtant un objet qui n'est pas présent? Ce serait en effet voir et entendre une chose qui n'est pas présente. Mais n'y a-t-il pas une manière d'expliquer comment ce phénomène est possible et comment il s'accomplit? Ainsi, l'animal peint sur le tableau est à la fois un animal et une copie; et tout en étant un et le même, il est pourtant ces deux choses à la fois. L'être de l'animal et celui de l'image ne sont pas cependant identiques; et on peut se représenter cette peinture, soit comme animal, soit comme copie d'un animal. II faut supposer aussi que l'image qui se peint en nous, y est absolument de cette même façon, et que la notion que l'âme contemple est quelque chose par elle-même, bien qu'elle soit aussi l'image d'une autre chose. Ainsi donc, en tant qu'on la considère en elle-même, c'est une représentation de l'esprit, une image; en tant qu'elle est relative à un autre objet, c'est comme une copie et un souvenir.

Par conséquent aussi, quand le mouvement de cet objet a lieu, si c'est en tant qu'il est lui, l'âme le sent alors ainsi lui-même, comme lorsqu'une pensée intelligible ou une image se manifeste en elle et la traverse. Si, au contraire, c'est en tant que cet objet se rapporte à un autre, l'âme ne le voit que comme une copie, ainsi que dans le tableau où, sans avoir vu Coriscus en toute réalité, on le considère comme la copie de Coriscus. Mais il y a quelque différence dans cette contemplation que l'âme peut faire; quand elle considère l'objet comme animal figuré, l'impression ne se présente alors à elle que comme une simple pensée, tandis que si l'âme considère, comme dans le second cas, qu'il n'est qu'une copie, cette impression devient pour elle un souvenir.

Cela explique pourquoi nous ne savons pas toujours très précisément, quand des mouvements de ce genre se produisent dans notre âme à la suite d'une sensation antérieure, si c'est bien de la sensation qu'ils nous viennent; et nous ne savons trop si c'est ou si ce n'est pas un fait de mémoire. Parfois il nous arrive de croire penser une chose, et de nous souvenir en même temps que nous l'avons antérieurement entendue ou aperçue; et cette illusion a lieu lorsque l'esprit, contemplant la chose Sine, se méprend et ne la considère que comme si elle était l'image d'une autre chose. Parfois aussi, c'est tout le contraire qui a lieu, comme l'éprouva Antiphéron d'Orée, comme l'ont éprouvé bien d'autres qui ont eu des extases; ils parlaient des images que voyait leur esprit comme si c'était des réalités, et comme s'ils s'en fussent souvenus. Et c'est là précisément ce qui se passe quand l'esprit considère, comme la copie d'une chose, ce qui n'est pas du tout une copie.

Du reste, l'exercice et l'étude conservent la mémoire en la forçant de se ressouvenir; et cet exercice n'est pas autre chose que de considérer fréquemment la représentation de l'esprit, en tant qu'elle est une copie et non pas en elle-même.

Voilà donc ce qu'est la mémoire et ce que c'est que se souvenir. Répétons-le : c'est la présence dans l'esprit de l'image, comme copie de l'objet dont elle est l'image; et la partie de l'aune à laquelle elle appartient en nous, c'est le principe même de la sensibilité, par lequel nous percevons la notion du temps.

 

 

Lectio 3

Leçon 3 ─ Comment se produit la mémoire. (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81484] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 1 Postquam philosophus ostendit quid sit memoria, et cuius partis animae sit, hic ostendit causam memorandi. Et circa hoc duo facit. Primo proponit dubitationem. Secundo solvit, ibi, aut est ut contingit. Circa primum tria facit. Primo movet dubitationem. Secundo manifestat quoddam, quod dubitatio supponit, ibi, manifestum enim quoniam oportet. Tertio inducit rationes ad quaestionem, ibi, sed si tale accidens. Dicit ergo primo, quod potest aliquis dubitare, cum in memorando quaedam passio praesentialiter afficiat animam: res vero, cuius memoramur sit absens, propter quid memoramur id, quod non est praesens, scilicet rem, et non memoramur passionem praesentem.

Après avoir montré ce qu’est la mémoire et à quelle partie de l’âme elle appartient, le Philosophe montre maintenant la cause de la mémoire. Et il traite ce sujet en deux parties. En premier, il présente un doute. En deuxième, il le résout, où il dit : Mais n’y a-t-il pas une manière, etc. Il traite la première partie en trois sections. En premier, il soulève le doute. En deuxième, il manifeste quelque chose que le doute suppose, où il dit : Évidemment on doit croire, etc. En troisième, il présente les arguments sur cette question, où il dit : Mais si c’est bien ainsi, etc. Il dit donc en premier qu’on peut se demander, puisque dans l’acte de mémoire l’âme est présentement affectée par une certeine impression, mais que la chose dont on se souvient est absente, pourquoi on se souvient de ce qui n’est pas présent, qui est la chose, mais on ne se souvient pas de l’affection présente.

[81485] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 2 Deinde cum dicit manifestum enim manifestat quoddam quod supposuerat, scilicet passionem quamdam esse in anima dum memoramur. Et primo manifestat hoc per causam. Secundo per signa, ibi, unde et his quidem. Dicit ergo primo, manifestum esse quod oportet intelligere aliquam talem passionem a sensu esse factam in anima, et in organo corporis animati, cuius quidem animae memoriam dicimus esse quemdam quasi habitum, quae quidem passio est quasi quaedam pictura, quia scilicet sensibile imprimit suam similitudinem in sensu, et huius similitudo remanet in phantasia etiam sensibili abeunte. Et ideo subiungit quod motus qui fit a sensibili in sensum, imprimit in phantasia quasi quamdam figuram sensibilem, quae manet sensibili abeunte, ad modum, quo illi qui sigillant cum annulis imprimunt figuram quamdam in cera, quae remanet etiam sigillo vel annulo remoto.

Ensuite, lorsqu’il dit : Évidemment on doit croire, etc., il manifeste quelque chose qu’il a supposé, à savoir que l’âme subit une certaine impression pendant qu’on se souvient. Et il le manifeste, en premier, par une cause; en deuxième, par un signe, où il dit : Voilà pourquoi ceux qui, etc. Il dit donc en premier qu’il est évident qu’il faut comprendre qu’une impression du genre a été produite dans l’âme, et dans un organe du corps animé, et nous disons que la mémoire dans cette âme est comme une sorte d’habitus, et cette impression est comme une peinture, car le sensible imprime sa ressemblance dans le sens, et sa ressemblance demeure dans l’imagination même en l’absence du sensible. C’est pourquoi il ajoute que le mouvement produit par le sensible dans le sens imprime dans l’imagination une sorte de figure sensible, qui demeure en l’absence du sensible, à la manière dont ceux qui apposent un sceau avec un anneau impriment dans la cire une figure qui demeure même une fois le sceau ou l’anneau enlevé.

[81486] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 3 Dicit autem, in anima et in parte corporis: quia cum huiusmodi passio pertineat ad partem sensitivam, quae est actus organici corporis, huiusmodi passio non pertinet ad solam animam, sed ad coniunctum. Memoriam autem nominat habitum partis huius, quia memoria est in parte sensitiva: et in ea quae in memoria conservamus, quandoque non actu apprehendimus, sed quasi habitualiter tenemus.

Et il dit dans l’âme et dans une partie du corps, parce que cette impression, affectant la partie sensitive, qui est l’acte d’un corps organique, ne touche pas l’âme seule, mais le composé. Et il dit que la mémoire est un habitus de cette partie parce qu’elle est dans la partie sensitive; et les choses que nous conservons en mémoire, parfois nous ne les percevons pas en acte, mais nous les gardons de façon habituelle.

[81487] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 4 Deinde cum dicit unde et manifestat propositum per signa, scilicet quod in memorando sit praedicta passio praesens. Et dicit quod, propter haec talis passio necessaria est ad memoriam, contingit quod quibusdam non fit memoria, quia sunt in multo motu, sive hoc sit propter passionem corporis sicut infirmis vel ebriis, vel animae sicut in his qui sunt commoti ad iram vel concupiscentiam; aut etiam hoc accidit propter aetatem deputatam augmento sive decremento, et sic propter huiusmodi causas corpus hominis est in quodam fluxu, et ideo non potest retinere impressionem quae fit ex motu rei sensibilis, sicut contingeret si aliquis motus vel etiam sigillum imprimeretur in aquam fluentem. Statim enim propter fluxum deperiret figura.

Ensuite, où il dit : Voilà pourquoi ceux qui, etc., il manifeste son affirmation par un signe, à savoir que cette impression est présente dans l’acte de mémoire. Et il dit que parce que cette impression est nécessaire à la mémoire, il arrive que certains ne se souviennent pas parce qu’ils sont dans le tumulte, soit à cause d’une souffrance du corps comme l’infirmité ou l’ivresse, soit à cause d’une passion de l’âme, comme chez ceux qui brûlent de colère ou de convoitise, ou comme cela arrive à ceux qui sont à l’âge de la croissance ou du déclin; et ainsi, pour ces causes, le corps de l’homme est fluide en quelque sorte et ne peut donc pas garder l’impression produite par le mouvement de la chose sensible, comme si un mouvement, ou même un sceau, était imprimé dans de l’eau qui coule : en effet, la figure se dissiperait à cause de l’écoulement.

[81488] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 5 In quibusdam vero aliis non recipitur praedicta impressio. Quandoque quidem propter frigiditatem congelantem humores, sicut accidit in his qui sunt in magno timore constituti: quod propter frigiditatem quamdam non potest imprimi aliquid in anima ipsorum. Et ponit exemplum de antiquis aedificiis, cum paries est novus antequam cementum inspissetur, potest de facili immutari, non autem postquam inspissatur. Quandoque autem accidit non propter infrigidationem, sed propter duritiem naturalem eius quod debet recipere passionem. Corpora enim terrestria duritiem habent etiam si sint calida, corpora vero aquea indurantur per hoc quod superfrigidantur. Et propter praedictas causas, illi qui sunt multum novi sicut pueri, et etiam senes, sunt immemores, quia corpora puerorum sunt in fluxu propter augmentum, senum vero propter decrementum; ideo in neutris bene retinetur impressio.

Et il y en a d’autres en qui cette impression n’est pas reçue non plus. Parfois, à cause du froid qui congèle les humeurs, comme c’est le cas de ceux qui éprouvent une grande crainte, quelque chose ne peut pas s’imprimer dans leurs âmes. Et il donne l’exemple d’anciens édifices : lorsque leurs murs sont neufs, avant que le ciment ait durci, il peut facilement être modifié, mais pas après qu’il a durci. Mais parfois, cela arrive non à cause du refroidissement, mais à cause de la dureté naturelle de ce qui doit recevoir l’impression. En effet, les corps terreux sont durs même s’ils sont chauds, alors que les corps aqueux durcissent par suite d’un refroidissement excessif. Et pour ces raisons, ceux qui sont tout jeunes, coimme les enfants, ainsi que les vieillards, n’ont pas de mémoire, parce que les corps des enfants sont changeants à cause de la croissance et ceux des vieillards à cause de la décroissance, de sorte que ni les uns ni les autres ne retiennent bien les impressions.

[81489] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 6 Contingit tamen quod ea quae quis a pueritia accipit, firmiter in memoria tenet propter vehementiam motus; ex quo contingit ut ea quae admiramur, magis memoriae imprimantur. Admiramur autem nova praecipue et insolita: pueris de novo mundum ingredientibus maior advenit admiratio de aliquibus quasi insolitis: et ex hac etiam causa firmiter memorantur; secundum autem complexionem fluentis corporis, naturaliter competit illis ut sint labilis memoriae. Subiungit autem quod similiter propter praedicta, neutri videntur esse bene memores: neque illi qui sunt multum velocis apprehensionis, neque illi qui sunt multum tardae. Illi enim qui sunt multum veloces, sunt magis humidi quam oportet. Humidi enim est facile recipere impressiones. Illi autem, qui sunt magis tardi, sunt etiam magis duri; et ideo velocius non remanet impressio phantasmatis in anima. Duros autem non tangit, idest non recipiunt phantasmatis impressionem.

Il se trouve pourtant que les choses reçues pendant l’enfance sont fermement conservées en mémoire à cause de l’intensité du mouvement; de là vient que les choses qui nous étonnent sont plus fermement imprimées dans la mémoire. Mais ce sont surtout les choses neuves et insolites qui nous étonnent, et les enfants, qui viennent d’entrer dans le monde, s’étonnent davantage de choses qu’ils trouvent insolites; c’est aussi pour cette raison que leurs souvenirs sont fermes, alors que, du fait de leur constitution changeante, il leur convient naturellement d’avoir une mémoire oublieuse. Il ajoute que pareillement, pour les causes mentionnées, ni les uns ni les autres ne semblent avoir une bonne mémoire : ni ceux qui ont l’esprit rapide, ni ceux qui sont très lents. En effet, ceux qui sont très rapides sont plus humides qu’il ne faut, car ce qui est humide reçoit facilement les impressions, alors que ceux qui sont plus lents sont également plus durs, et l’impression de l’image mentale ne vient pas aussi rapidement dans l’âme. Les durs ne sont pas touchés, c'est-à-dire qu’ils ne reçoivent pas l’impression de l’image mentale.

[81490] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 7 Potest etiam aliter exponi quod dictum est, ut primo quidem intelligat assignasse causam defectus memoriae propter motum supervenientem, quam postea manifestavit per exemplum iuvenum et senum. Secundo autem assignavit causam ex naturali complexione, vel quia in aliquibus abundat humor aqueus qui est frigidus et humidus, et ideo disperguntur de facili in eis impressiones phantasmatum, sicut faciliter dilabuntur antiqua aedificia; vel quia in aliquibus abundat humor terrestris, qui propter duritiem non recipiunt impressionem. Et hoc postea manifestavit per exemplum velocium et tardorum.

Ces propos peuvent également être expliqués d’une autre façon, à savoir qu’en premier il attribue la cause du manque de mémoire à un mouvement qui survient et manifeste ensuite cette cause par l’exemple de la jeune personne et du vieillard. En deuxième, il y attribue comme cause le tempérament naturel, soit parce qu’abonde chez certains l’humeur aqueuse, qui est froide et humide, de sorte que les impressions des images mentales se dissipent facilement comme des édifices anciens qui deviennent facilement délabrés, soit parce qu’abonde chez d’autres l’humeur terreuse, qui, à cause de sa dureté, ne reçoit pas l’impression. Et cela, il le manifeste ensuite par l’exemple des esprits rapides et lents.

[81491] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 8 Est autem considerandum, quod ideo praemisit impressionem phantasmatis fieri in anima et in parte corporis, ut postmodum ostenderet homines diversimode se habere ad huiusmodi impressionem propter diversam corporis dispositionem.

Il faut cependant remarquer qu’il commence par dire que l’image mentale produit une impression dans l’âme et dans une partie du corps pour montrer ensuite que les hommes ont des façons différentes de recevoir de telles impressions à cause des dispositions différentes de leur corps.

[81492] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 9 Deinde cum dicit sed si tale argumentatur ad quaestionem prius propositam. Et primo iam manifestato quod suppositum erat, resumit quaestionem; et dicit quod, si hoc accidit circa memoriam, scilicet quod sit in ea passio quaedam praesens ut pictura, quaerendum est: utrum aliquis memoratur hanc passionem, quae praesentialiter est in memorante, aut rem sensibilem a qua facta est ita impressio.

Ensuite, où il dit : Mais si c’est bien ainsi, etc., il présente des arguments sur la question soulevée plus haut. Et en premier, après avoir manifesté ce qui était supposé, il revient à la question en disant que, si c’est ce qui arrive pour la mémoire, à savoir qu’il s’y trouve une impression semblable à une image, il faut se demander si quelqu'un se souvient de cette impression, qui se trouve présentement chez celui qui se souvient, ou s’il se souvient de la chose sensible qui a produit cette impression.

[81493] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 10 Secundo ibi, si quidem enim hoc, obiicit ad unam partem, et dicit quod, si quis dicat quod homo memoratur hanc passionem praesentem, sequitur quod nihil absentium memoretur, quod est contra praedeterminata.

Deuxièmement, où il dit : Si c’est de l’impression, etc., il argumente contre une solution en disant que, si on dit que l’homme se souvient de l’impresssion présente, il s’ensuit qu’il ne se souvient d’aucune chose absente, ce qui est contraire à ce qui a été établi plus haut.

[81494] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 11 Tertio ibi, si vero illud, obiicit ad partem aliam tribus rationibus. Quarum primam ponit dicens quod, si aliquis memoretur illam rem a qua facta est passio, videtur esse inconveniens quod homo sentiat id quod est praesens, scilicet passionem, et simul cum hoc memoretur id quod est absens, quod non potest sentire. Dictum est enim quod memoria pertinet ad primum sensitivum: et sic non videtur quod sensus sit de uno, et memoria de alio.

Troisièmement, où il dit : et si c’est de l’objet, etc., il présente trois arguments contre l’autre solution. Il donne le premier en disant que, si quelqu'un se souvient de la chose qui a créé une impression, il semble absurde que l’homme sente ce qui est présent, à savoir l’impression, et qu’en même temps il se souvienne de ce qui est absent et qu’il ne peut pas sentir. Il a été dit en effet que la mémoire appartient à la première faculté sensitive, et ainsi, il ne semble pas que la sensation porte sur l’une et la mémoire sur l’autre.

[81495] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 12 Secundam rationem ponit, ibi, et si est simile. Et dicit quod, si huiusmodi passio, quae est praesens memoranti, est in nobis sicut quaedam figura aut pictura ipsius sensus in repraesentando primam immutationem sensus a sensibili, quare memoria erit alterius, scilicet rei, et non ipsiusmet figurae vel picturae? Cum enim sit figura sensus, manifestum et quod apprehendi potest. Et etiam hoc experimento patet quod ille qui memoratur, speculatur aliquid per intellectum circa hanc passionem vel sentit per partem sensitivam. Videtur autem inconveniens quod praesente eo quod cadit sub apprehensione, illud non apprehendatur sed aliquid aliud.

Il présente le deuxième argument où il dit : En admettant qu’il y ait en nous, etc. Et il dit que si cette impression, qui est présente en celui qui se souvient, est en nous comme une sorte de figure ou de peinture de la sensation en représentant la première impression causée au sens par le sensible, pourquoi y aurait-il mémoire de l’autre, c'est-à-dire la chose, et non de la figure ou de la peinture elle-même? En effet, puisqu’elle est la figure de la sensation, il est évident qu’elle peut être perçue. Et il est également évident par expérience que celui qui se souvient comprend quelque chose par son intelligence au sujet de cette impression ou le sent par sa partie sensitive. Or, il semble absurde que, lorsque ce qui tombe sous la perception est présent, ce qui est perçu ne soit pas cela, mais autre chose.

[81496] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 13 Tertiam rationem ponit, ibi, quomodo igitur. Et quaerit quomodo aliquis possit per sensum interiorem memorari illud quod non est praesens. Cum enim sensus exterior sit conformis sensui interiori, sequeretur quod sensus exterior esset rei non praesentis, ita scilicet quod contingeret videre et audire rem non praesentem, quod videtur inconveniens.

Il donne le troisième argument où il dit : Ainsi, lorsqu’on fait acte, etc. Et il demande comment quelqu'un peut, par son sens intérieur, se souvenir de quelque chose qui n’est pas présent. En effet, puisque le sens extérieur est conforme au sens intérieur, il s’ensuivrait qu’on aurait une sensation extérieure d’une chose absente, de sorte qu’on pourrait voir et entendre une chose absente, ce qui semble absurde.

[81497] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 14 Deinde cum dicit aut est ut solvit propositam quaestionem. Et primo ostendit per quam causam contingat memorari. Secundo ostendit quae sit causa quod aliquid bene in memoria conservetur, ibi, meditationes autem. Tertio epilogat, ibi, quod quidem igitur. Circa primum duo facit. Primo solvit dubitationem. Secundo manifestat solutionem per signum, ibi, et ob hoc aliquando. Dicit ergo primo, quod potest assignari quomodo contingat et accidat hoc quod dictum est, scilicet quod aliquis sentiat passionem praesentem et memoretur rem absentem. Et inducit exemplum de animali quod pingitur in tabula, quod quidem et est animal pictum et est imago animalis veri. Et, cum idem subiecto sit cui conveniunt haec ambo, differunt tamen haec duo ratione; et ideo alia est consideratio eius inquantum est animal pictum, et alia inquantum est imago animalis veri; ita etiam et phantasma quod est in nobis potest accipi vel prout est aliquod in se, vel prout est phantasma alterius. Et secundum se quidem est quoddam speculatum, circa quod speculatur intellectus vel phantasia quantum pertinet ad partem sensitivam. Secundum vero quod est phantasma alterius, quod prius sensimus vel intelleximus, sic consideratur ut imago in aliud ducens, et principium memorandi.

Ensuite, lorsqu’il dit : Mais n’y a-t-il pas une manière, etc., il résout la question proposée. Et en premier, il montre la cause qui produit la mémoire. En deuxième, il montre la cause pour laquelle une chose est bien conservée en mémoire, où il dit : Du reste, l’exercice et l’étude, etc. En troisième, il conclut, où il dit : Voilà donc ce qu’est la mémoire, etc. Il traite le premier point en deux parties. En premier, il résout le doute. En deuxième, il manifeste la solution par un signe, où il dit : Cela explique pourquoi, etc. Il dit donc en premier comment ce qu’on a dit se produit, à savoir que quelqu'un sente l’impression présente et se souvienne de la chose absente. Et il donne l’exemple de l’animal qui est peint dans un tableau, qui est à la fois un animal peint et l’image d’un vrai animal. Et alors que ces deux choses sont réunies dans le même sujet, elles diffèrent cependant en raison; c’est pourquoi on considère ce sujet de façon différente selon qu’il est un animal peint et selon qu’il est une image d’un vrai animal; de même aussi, l’image mentale qui est en nous peut être considérée soit selon qu’elle est quelque chose en elle-même, soit selon qu’elle est l’image mentale d’autre chose. Et en elle-même, elle est un objet de réflexion, auquel l’intelligence ou l’imagination réfléchit en autant qu’elle relève de la partie sensitive. Mais selon qu’elle est l’image mentale d’une autre chose que nous avons sentie ou comprise auparavant, elle est considérée comme une image représentant autre chose, et elle est le principe du souvenir.

[81498] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 15 Et ideo, cum anima memoretur secundum modum phantasmatis, si anima convertatur ad ipsum secundum se, sic videtur animae adesse, vel aliquid intelligibile quod intellectus in phantasmate inspicit, vel simpliciter phantasma quod vis imaginativa apprehendit. Si vero anima convertat se ad phantasma inquantum est phantasma alterius, et consideret ipsum tamquam imaginem eius quod prius sensimus vel intelleximus, ut dictum est circa picturam; et sicut ille qui non videt Coriscum et considerat eius phantasma ut Corisci imaginem, haec iam est alia passio huius considerationis, quia videlicet iam hoc ad memoriam pertinet.

En conséquence, puisque l’âme se souvient par voie d’une image mentale, si l’âme se tourne vers cette image comme telle, elle voit alors présent en elle soit quelque chose d’intelligible que l’intelligence regarde dans l’image mentale, soit tout simplement cette image que la puissance imaginative perçoit. Mais si l’âme se tourne vers l’image mentale en tant qu’elle est l’image d’autre chose et la considère en tant qu’image de ce que nous avons senti ou compris auparavant, comme on l’a dit au sujet d’une peinture et comme dans le cas où quelqu'un ne voit pas Coriscus et considère son image mentale comme l’image de Coriscus, cela constitue désormais une autre impression de la contemplation de cette image, car elle appartient maintenant à la mémoire.

[81499] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 16 Et sicut accidit de phantasmate alicuius singularis hominis, puta Corisci imaginem, quod quandoque consideratur secundum se quandoque ut imago, ita etiam accidit circa intelligibilia: quandoque enim intellectus inspicit ad phantasma, sicut ad quoddam animal pictum, si inspiciat ad ipsum secundum se, sic solum consideratur ut quoddam intelligibile; si autem intellectus inspiciat ad ipsum inquantum est imago, sic erit principium memorandi, sicut accidit ibi, idest circa particularia.

Et comme il arrive que l’image mentale d’un homme singulier, disons l’image de Coriscus, est considérée tantôt en elle-même, tantôt comme image, il arrive la même chose pour les intelligibles : tantôt en effet l’intelligence regarde l’image mentale comme un animal peint, si elle la regarde en elle-même, et ainsi elle est considérée seulement comme un objet intelligible; mais si l’intelligence la regarde en tant qu’image, celle-ci est alors le principe de la mémoire, comme il arrive dans le cas des particuliers.

[81500] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 17 Sic igitur manifestum est quod quando anima convertit se ad phantasma, prout est quaedam forma reservata in parte sensitiva, sic est actus imaginationis sive phantasiae, vel etiam intellectus considerantis circa hoc universale. Si autem anima convertatur ad ipsum, inquantum est imago eius, quod prius audivimus aut intelleximus, hoc pertinet ad actum memorandi. Et quia esse imaginem significat intentionem quamdam circa formam, ideo convenienter Avicenna dicit quod memoria respicit intentionem, imaginatio vero formam per sensum apprehensam.

Ainsi donc, il est évident que lorsque l’âme se tourne vers l’image mentale, selon qu’elle est une forme conservée dans la partie sensitive, elle est alors un acte de l’imagination ou phantasia, ou encore de l’intelligence qui réfléchit à quelque chose d’universel. Mais si l’âme se tourne vers l’image mentale en tant qu’elle est l’image de ce que nous avons entendu ou compris, cela appartient à l’acte de mémoire. Et parce que le fait d’être une image suppose un certain regard[138] concernant la forme, c’est donc à propos qu’Avicenne dit que la mémoire concerne ce regard, alors que l’imagination concerne la forme perçue par le sens.

[81501] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 18 Deinde cum dicit et ob hoc manifestat quod dixerat per quaedam signa. Et dicit quod, quia tunc memoramur quando attendimus ad phantasma, secundum quod est imago eius quod prius sensimus et intelleximus, ideo circa actum memoriae tripliciter se habent homines.

Ensuite, où il dit : Cela explique pourquoi, etc., il manifeste ce qu’il a dit par des signes. Et il dit que, puisque nous nous souvenons quand nous pensons à une image mentale en tant qu’elle est l’image de ce que nous avons senti et compris auparavant, les hommes ont trois genres de rapports avec l’acte de mémoire.

[81502] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 19 Aliquando enim quamvis in nobis sint motus phantasmatum, qui sunt facti ab eo quod sensimus, qui scilicet relinquuntur ex prima immutatione sensus proprii a sensibili, tamen nescimus si accidat hos motus esse in nobis secundum hoc quod prius sensimus aliquid. Et ideo dubitamus utrum memoremur vel non.

Parfois en effet, bien qu’il y ait en nous des mouvements d’images mentales qui sont produits par ce que nous sentons et qui demeurent à la suite de la première impression produite sur un sens propre par un sensible, nous ne savons pourtant pas si ces mouvements se produisent en nous du fait que nous avons senti quelque chose auparavant. C’est pourquoi nous nous demandons si nous avons un souvenir ou non.

[81503] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 20 Secundo vero contingit aliquando quod hoc intelligit et reminiscitur, quia prius audivimus aut vidimus aliquid cuius phantasma tunc nobis occurrit, quod est proprie memorari: et hoc contingit quando ille qui speculatur phantasma movetur quidem ab ipso praesenti phantasmate, sed considerat ipsum inquantum est imago alterius, quod prius sensit vel intellexit.

Deuxièmement, il arrive parfois qu’on comprenne et qu’on se remémore[139] parce qu’on a entendu ou vu auparant quelque chose dont l’image mentale nous revient maintenant, ce qui est se souvenir au sens propre; et cela arrive quand celui qui contemple l’image mentale est bien mû par cette image mentale présente, mais la considère en tant qu’elle est l’image d’une autre chose qu’il a sentie ou comprise auparavant.

[81504] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 21 Tertio autem modo aliquando accidit contrarium primi modi, ut scilicet credat homo se memorari cum non memoratur, sicut accidit cuidam, qui dicebatur Antipheron, et erat origine Orcitas; et similiter contingit illis qui patiuntur alienationem mentis. Phantasmata enim quae eis de novo occurrunt existimant ac si essent aliquorum prius factorum, ac si memorentur illa, quae nunquam viderunt vel audierunt. Et hoc contingit cum aliquis considerat id quod non est imago alterius prius facti, ac si esset eius imago.

D’une troisième façon, il arrive parfois, contrairement à la première façon, qu’on croie se souvenir alors qu’on ne se souvient pas, comme il est arrivé à quelqu'un du nom d’Antiphéron[140], originaire d’Oreos; et la même chose arrive à ceux qui souffrent d’aliénation mentale. En effet, ils estiment que les nouvelles images mentales qui leur arrivent sont des images de faits qui ont eu lieu auparavant, comme s’ils se souvenaient de choses qu’ils n’ont jamais vues ou entendues. Et cela arrive lorsque quelqu'un considère ce qui n’est pas l’image d’un autre fait antérieur comme s’il en était l’image.

[81505] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 22 Deinde cum dicit meditationes autem ostendit per quae memoria conservetur. Et dicit quod frequentes meditationes eorum quae sensimus aut intelleximus conservant memoriam ad hoc quod aliquis bene reminiscatur eorum quae vidit aut intellexit. Nihil autem est aliud meditari, quam multotiens considerare aliqua, sicut imaginem priorum apprehensorum et non solum secundum se; qui quidem modus conservandi pertinet ad rationem memoriae. Manifestum autem est quod ex frequenti actu memorandi habitus memorabilium confirmatur, sicut et quilibet habitus per similes actus, et multiplicata causa fortificatur effectus.

Puis, où il dit : Du reste, l’exercice, etc., il montre par quoi la mémoire est conservée. Et il dit que de fréquentes méditations sur ce que nous avons senti ou compris conservent la mémoire de sorte qu’on se remémore bien ce qu’on a vu ou compris. Or, méditer n’est rien d’autre que réfléchir à des choses à maintes reprises, en tant qu’images de choses perçues auparavant et pas seulement en elles-mêmes; et cette manière de conserver appartient à la notion de mémoire. Or, il est évident qu’un acte fréquent de mémoire affermit l’habitus des objets de souvenir, comme tout habitus est affermi par des actes semblables, et qu’une cause multipliée renforce les effets.

[81506] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 3 n. 23 Deinde cum dicit quid quidem epilogat similiter supradicta. Et dicit quod dictum est quid memoria et memorari, quia memoria est habitus, idest habitualis quaedam conservatio phantasmatis, non quidem secundum seipsum (hoc enim pertinet ad virtutem imaginativam), sed inquantum phantasma est imago alicuius prius sensati. Dictum est etiam ad quam partem animae earum, quae in nobis sunt, pertineat, quia scilicet pertinet ad primum sensitivum, inquantum per ipsum cognoscimus tempus.

Ensuite, lorsqu’il dit : Voilà donc ce qu’est la mémoire, etc., il tire une conclusion semblable de ce qui précède. Et il dit qu’on a dit ce que sont la mémoire et le souvenir, car la mémoire est un habitus, c’est-à-dire une conservation habituelle d’une image mentale, pas en elle-même (car cela appartient à la puissance imaginative), mais en tant que l’image mentale est celle d’une chose sentie auparavant. On a dit en effet à quelle partie de l’âme (des choses qui sont en nous) la mémoire appartient, car elle appartient à la première faculté sensitive en tant que nous connaissons le temps pat celle-ci.

 

Leçon 4

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Il ne nous reste plus qu'à parler de la réminiscence.

D'abord, il faut admettre comme parfaitement démontrées toutes les vérités que nous avons avancées dans nos Essais. Ainsi, la réminiscence n'est, ni une réacquisition de la mémoire qu'on reprend, ni une première acquisition. En effet, quand on apprend quelque chose pour la première fois, ou qu'on éprouve une première impression, on ne peut pas certainement dire qu'on recouvre la mémoire, puisqu'il n'y a pas encore eu de mémoire antérieurement. On ne peut pas dire davantage que l'on acquière alors une première notion; mais c'est seulement après que la connaissance a été acquise ou que l'impression a eu lieu, qu'il y a mémoire; et ainsi, la mémoire n'arrive jamais dans l'esprit en même temps que l'impression sensible.

De plus, à l'instant même où l'impression vient tout d'abord de se produire, dans un instant indivisible, et toute récente qu'elle est, l'impression est dans l'être qui la subit; déjà même il y a science, si l'on peut toutefois appeler du nom de science cette disposition et cette impression. Bien qu'on puisse dire directement qu'on se rappelle aussi certaines choses que l'on sait, à proprement parler on ne peut faire acte de mémoire, à moins qu'il n'y ait déjà quelque temps d'écoulé; on ne se rappelle actuellement que ce qu'on a su ou éprouvé antérieurement, et l'on ne se rappelle pas maintenant ce que maintenant on éprouve.

Il est clair encore que se souvenir par la réminiscence, ce n'est pas seulement se rappeler maintenant qu'on a eu dans le principe une sensation ou une impression qu'on a éprouvée. Mais la réminiscence consiste à recouvrer la science ou la sensation qu'on avait eues auparavant, ou bien cet état qui constitue ce qu'on appelait la mémoire, je veux dire à se ressouvenir de l'une des choses qui ont été dites; et le souvenir et la mémoire viennent alors à la suite de la réminiscence. Ce ne sont pas du reste des choses antérieures qui se reproduisent complètement de nouveau dans l'esprit; mais il y a alors une partie des choses qui se reproduit et une partie qui ne se reproduit pas; car la même personne pourrait très bien deux fois découvrir et apprendre la même chose. Il faut donc faire une différence entre la réminiscence dans ce dernier cas, et cette autre réminiscence qui s'applique à un état précédent de l'esprit plus complet que celui d'où l'on part pour apprendre.

 

 

Lectio 4

Leçon 4 ─ Différences entre la réminiscence et la mémoire. (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81507] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 4 n. 1 Postquam philosophus determinavit de memoria et memorari, nunc determinat de reminisci. Et primo dicit de quo est intentio. Secundo prosequitur propositum, ibi, non enim est memoria. Dicit ergo primo, quod, postquam dictum est de memorari, reliquum est dicere de reminisci, hoc ordine ut quaecumque vera possint accipi per disputativas rationes, primo supponantur quasi existentia vera: per quod excusat se a prolixa disputatione eorum quae ad reminiscentiam pertinent.

Après avoir traité de la mémoire et du souvenir, le Philosophe traite maintenant de la réminiscence. Et en premier, il dit quelle est son intention. En deuxième, il développe son propos, où il dit : Ainsi, la réminiscence n’est, etc. Il dit donc en premier que, après avoir parlé de la mémoire, il reste à parler de la réminiscence, dans un ordre tel que toutes les vérités qui peuvent être établies par des arguments dialectiques soient d’abord supposées vraies; il se dispense ainsi d’une discussion prolongée sur ce qui concerne la réminiscence.

[81508] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 4 n. 2 Deinde cum dicit non enim exequitur propositum. Et circa hoc tria facit. Primo ostendit quid sit reminiscentia, per comparationem ad alias apprehensiones. Secundo determinat modum reminiscendi, ibi, contingunt autem reminiscentiae. Tertio ostendit qualis passio sit reminiscentia, ibi, quod autem corporea quaedam passio. Circa primum duo facit. Primo ostendit quid non sit reminiscentia. Secundo quid sit, ibi, sed cum resumat. Circa primum duo facit. Primo proponit quod intendit. Secundo manifestat propositum, ibi, cum enim primum addiscat. Dicit ergo primo, quod reminiscentia neque est resumptio memoriae, ita quod nihil aliud sit reminisci quam iterato memorari; neque iterum reminiscentia est prima acceptio alicuius cognoscibilis, puta quae fit per sensum vel per intellectum.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ainsi, la réminiscence n’est, etc., il développe son propos. Et il le fait en trois parties. En premier, il montre ce qu’est la réminiscence par comparaison aux autres perceptions. En deuxième, il déterrmine comment la réminiscence se produit, où il dit : Du reste, les réminiscences, etc. (leçon V). En troisième, il montre quelle sorte d’affection est la réminiscence, où il dit : Ce qui prouve bien que cette facullté, etc. (leçon VIII, no 3). Il traite la première partie en deux sections. Il montre, en premier, ce que la réminiscence n’est pas, et en deuxième ce qu’elle et, où il dit : Mais la réminiscence consiste, etc. Il traite la première section en deux points. En premier, il présente ce qu’il veut montrer. En deuxième, il le manifeste, où il dit : En effet, quand on apprend, etc. Il dit donc en premier que la réminiscence n’est ni la reprise de la mémoire, de sorte qu’elle ne serait rien d’autre que le fait de se souvenir de nouveau, ni non plus la première perception d’une chose connaissable, par exemple par le sens ou l’intelligence.

[81509] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 4 n. 3 Deinde cum dicit cum enim manifestat quod dixerat. Et circa hoc duo facit. Primo ostendit differentiam duorum quae proposuerat, scilicet resumptionis memoriae et acceptionis. Secundo ostendit quod reminiscentia non sit memoriae resumptio, neque etiam acceptio, ibi, amplius manifestum. Circa primum duo facit. Primo ostendit quod acceptio non est memoria, quia ille qui accipit non memoratur. Secundo ostendit, quod nec e converso memorari est acceptio, eo quod ille qui memoratur non de novo accipit, ibi, neque ex principio. Dicit ergo primo, quod, cum aliquis primum addiscat vel patiatur quantum ad apprehensionem sensitivam, nullam memoriam tunc resumit, quia nihil resumitur nisi prius existens: nulla autem memoria praecessit; ergo primum addiscere vel sentire non est memoriam resumere.

Ensuite, lorsqu’il dit : En effet, quand on apprend, etc., il manifeste ce qu’il a dit. Et il le fait en deux temps. En premier, il montre la différence entre les deux choses qu’il a mentionnées, à savoir la reprise de la mémoire et son acquisition. En deuxième, il montre que la réminiscence n’est pas la reprise de la mémoire, ni non plus son acquisition, où il dit : Il est clair encore, etc. Il traite le premier point en deux parties. En premier, il montre que l’acqisition n’est pas la mémoire, car celui qui acquiert ne se souvient pas. En deuxième, il montre qu’inversement, la mémoire n’est pas l’acquisition, de sorte que celui qui se souvient n’acquiert rien de nouveau, où il dit : On ne peut pas dire davantage, etc. Il dit donc en premier que, lorsque quelqu’un apprend ou subit pour la première fois quant à la perception sensorielle, il ne retrouve pas son souvenir, car rien n’est retrouvé à moins d’avoir existé auparavant; or, aucun souvenir n’a existé auparavant; donc, apprendre ou sentir pour la première fois n’est pas retrouver un souvenir.

[81510] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 4 n. 4 Deinde cum dicit neque ex ostendit quod memorari non sit prima acceptio. Et circa hoc duo facit. Primo ostendit quod memorari non consistit in hoc quod est accipere notitiam. Secundo ostendit quod non consistit in hoc quod est primo acceptum esse, ibi, adhuc autem. Dicit ergo primo, quod neque etiam memorans accipit a principio notitiam rei memoratae. Cum enim memoria sit facti, ut supra habitum est, tunc est memor, quando notitia per modum habitus vel saltem passionis iam est in facto esse. Sed, cum fit prima passio in ipsa, scilicet acceptione notitiae, nondum est in facto esse; ergo nondum fit in homine memoria.

Puis lorsqu’il dit : On ne peut pas dire davantage, etc., il montre que le souvenir n’est pas une première acquisition. Et il le fait en deux parties. En premier, il montre que se souvenir ne consiste pas dans l’acquisition d’une connaissance. En deuxième, il montre qu’il n'y a pas mémoire au premier instant d’acquisition, où il dit : De plus, à l’instant même, etc. Il dit donc en premier que celui qui se souvient ne reçoit pas une connaissance initiale de la chose dont il se souvient. En effet, comme la mémoire porte sur un fait passé, comme on l’a vu, on se souvient quand la connaissance sous forme d’habitus ou du moins d’impression est déjà réalisée. Mais lorsque la première impression, c'est-à-dire la réception de la connaissance, se produit en elle, elle n’est pas un fait réalisé; donc, il n'y a pas encore de mémoire dans l’homme.

[81511] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 4 n. 5 Deinde cum dicit adhuc autem ostendit quod neque memoria est in primo instanti in quo iam facta est notitia, sive per modum habitus, sive per modum passionis, sicut quando nondum notitia est in habitum versa. Ubi considerandum est quod sicut probatur in sexto physicorum, primo dicitur esse factum aliquid in indivisibili instanti, quod est ultimum temporis mensurantis motum. Dicit ergo quod cum primo facta est notitia in indivisibili, quod est ultimum temporis generationis notitiae, in illo quidem instanti dici potest quod iam inest patienti, id est acquirenti notitiam, passio et scientia, ita ut non faciamus vim in nomine scientiae, quod proprie significat habitum, sed accipiamus hoc nomen communiter pro habitu et pro passione. Et ratio huius quod dicit est, quia semper in ultimo instanti generationis verum est dicere illud esse cuius est generatio, sicut in ultimo instanti generationis ignis, ignis iam est. Existente autem scientia, nihil prohibet memorari ea quae iam scimus, sed hoc est per accidens. Non enim memoramur ea inquantum in praesenti eorum scientiam habemus, sed per se memorari non contingit ante factum tempus, scilicet antequam interveniat tempus medium inter notitiam prius existentem et ipsam memoriam. Memoratur enim nunc aliquis quae prius audivit vel vidit vel qualitercumque passus fuit, non autem nunc memoratur quod nunc passus est. Manifestum est autem quod primo aliquis iam passus dicitur in ipso ultimo instanti passionis; non ergo tunc potest esse memoria.

Puis, où il dit : De plus, à l’instant même, etc., il montre qu’il n'y a pas mémoire non plus au premier instant où la connaissance est acquise soit par mode d’habitus, soit par mode d’impression, comme quand la connaissance n’est pas encore devenue un habitus. Il faut remarquer ici que, comme il est prouvé au livre VI des Physiques, on dit qu’un fait se trouve accompli dans l’instant indivisible où se termine le temps de la génération de la connaissance, instant où on peut dire que la connaissance est désormais une impression et une science dans le patient[141], c'est-à-dire celui qui acquiert la connaissance, de sorte que nous ne faussions pas le sens du mot « science », qui signifie au sens propre un habitus, mais que nous prenions ce mot de façon général au sens d’un habitus et d’une impression. Et la raison de ce qu’il dit est qu’il est toujours vrai de dire, au dernier instant de la génération, que ce dont il y a génération existe; par exemple, au dernier instant de la génération du feu, le feu existe. Alors, une fois que la science existe, rien n’empêche qu’on se souvienne de ce qu’on sait déjà, mais c’est accidentel. En effet, on ne se souvient pas des choses en tant que nous en avons présentement la science, mais essentiellement, la mémoire n’a pas lieu avant un temps accompli, c'est-à-dire avant qu’un temps intermédiaire se soit écoulé avant la connaissance préexistante et la mémoire. En effet, quelqu'un se souvient maintenant de ce qu’il a vu, entendu ou éprouvé de quelque façon que ce soit auparavant, mais il ne se souvient pas de ce qu’il éprouve maintenant. Or, il est évident que le premier moment où quelqu'un est dit avoir éprouvé est le dernier moment où il  éprouve[142]; il ne peut donc pas en avoir souvenir à cet instant.

[81512] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 4 n. 6 Deinde cum dicit amplius manifestum ostendit ulterius quod reminiscentia nec est memoriae resumptio, nec nova acceptio. Et dicit per praemissa manifestum esse quod memorari contingit non nunc reminiscentem, id est non memoratur aliquis huius quod nunc reminiscitur, sed eius quod a principio sensit vel qualitercumque passus est. Et sic reminiscentia non est resumptio memoriae, sed refertur ad aliquid quod prius aliquis apprehendit.

Puis, lorsqu’il dit : Il est clair encore, etc., il montre de plus que la réminiscence n’est ni le retour d’un souvenir, ni une nouvelle acquisition. Et il dit que ce qui précède manifeste que l’acte de se souvenir ne s’applique pas à celui qui a maintenant une réminiscence, c'est-à-dire qu’on ne se souvient pas de ce dont on a maintenant une réminiscence, mais de ce qu’on a senti ou éprouvé de quelque façon au début. Et ainsi, la réminiscence n’est pas la reprise du souvenir, mais elle se rattache à quelque chose qu’on a saisi auparavant.

[81513] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 4 n. 7 Deinde cum dicit sed cum manifestat quid sit reminiscentia. Et primo dicit, quod reminiscentia est resumptio primae acceptionis. Secundo ostendit quod non quaelibet talis resumptio est reminiscentia, ibi, neque itaque. Dicit ergo primo, quod reminiscentia non est resumptio memoriae, sed cum resumit aliquis id quod prius scivit vel sensit sensu proprio vel communi, huiusmodi habitum dicimus esse memoriam. Sicut enim memorari refertur ad prius factam notitiam, ita et reminisci. Et tunc est reminisci, scilicet cum aliquo modo resumimus priorem apprehensionem, non autem ita quod reminiscentia sit aliquid eorum quae dicta sunt, vel sensus, vel memoria, vel phantasia, vel scientia; sed per reminiscentiam accidit memorari, quia reminiscentia est quidam motus ad memorandum. Et sic memoria sequitur reminiscentiam, sicut terminus motum.

Ensuite, où il dit : Mais la réminiscence consiste, etc., il montre ce qu’est la réminiscence. Et en premier, il dit que la réminiscence est la reprise de la première acquisition.  En deuxième, il montre que de telles reprises ne sont pas toujours des réminiiscences, où il dit : Ce ne sont pas du reste, etc. Il dit donc en premier que la réminiscence n’est pas la reprise du souvenir, mais, lorsque quelqu'un repense à ce qu’il a su ou senti auparavant par un sens propre ou un sens commun, nous disons que cet habitus est la mémoire. En effet, comme la mémoire, la réminiscence se rapporte à une connaissance déjà acquise. Et alors il y a réminiscence, c'est-à-dire lorsque nous retrouvons de quelque façon une perception antérieure, mais pas de telle sorte que la réminiscence soit l’une des choses énumérées (sensation, mémoire, imagination ou science), mais, par la réminiscence, on parvient au souvenir, car la réminiscence est un mouvement vers le souvenir. Et ainsi, la mémoire suit la réminiscence comme le terme suit le mouvement.

[81514] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 4 n. 8 Vel secundum aliam literam, reminiscentia sequitur memoriam, quia sicut inquisitio rationis est via ad aliquid cognoscendum, et tamen ex aliquo cognito procedit, ita reminiscentia est via ad aliquid memorandum, et tamen ex aliquo memorato procedit, ut infra patebit.

Ou bien, selon une autre version du texte, la réminiscence suit la mémoire, car, de même que la recherche de la raison est le chemin vers la connaissance et que pourtant elle procède de quelque chose de connu, de même la réminiscence est le chemin vers le souvenir de quelque chose, et pourtant elle procède de quelque chose dont on se souvient, comme ce sera évident plus loin.

[81515] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 4 n. 9 Deinde cum dicit neque itaque hic ostendit quod non quaelibet resumptio sensus vel scientiae est reminiscentia. Et dicit quod non est universaliter hoc verum quod reminiscentia fiat quandocumque iterum fit cognitio scientiae vel sensus, quae prius fuerat; sed quodammodo contingit resumentem scientiam aut sensum reminisci, et quodammodo non. Et quod non sit universaliter verum, ostendit per hoc quod contingit eumdem hominem, secundo post amissam scientiam idem addiscere aut invenire quod prius, hoc tamen non est reminisci. Oportet igitur quod reminisci differat ab his, scilicet ab iterato addiscere vel invenire: et aliquid plus insit, quod sit principium reminiscendi, quam requiratur ad addiscendum. Quid autem sit illud plus, per sequentia manifestatur.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ce ne sont pas du reste, etc., il montre que toute reprise de la sensation ou de la science n’est pas une réminiscence. Et il dit qu’il n’est pas universellement vrai que c’est toujours une réminiscence quand on a de nouveau connaissance d’une science ou d’une sensation qu’on a eue auparavant : celui qui retrouve une science ou une sensation se trouve à avoir une réminiscence d’une certaine façon et à ne pas en avoir une d’une autre façon. Et que cela ne soit pas universellement vrai, il le montre en disant qu’il arrive au même homme, après avoir perdu une science, de l’apprendre ou de la découvrir une deuxième fois, mais cela n’est pourtant pas une réminiscence. Il faut donc que la réminiscence diffère des deux, soit apprendre ou découvrir de nouveau, et qu’on possède quelque chose de plus comme principe de réminiscence que comme principe d’apprentissage. On montrera par la suite quel est ce quelque chose de plus.

 

Leçon 5

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Du reste, les réminiscences se produisent parce que tel mouvement vient naturellement à la suite de tel autre. Si cette succession de mouvements est nécessaire, il est évident que quand tel mouvement aura lieu, il déterminera l'autre aussi. Si cette succession n'est pas nécessaire, mais simplement habituelle, il est seulement probable que le second mouvement aura lieu après le premier. Il y a, du reste, des gens qui, en une seule impression qui les émeut, contractent une habitude plus complète que d'autres par une suite d'émotions nombreuses. Il y a aussi des choses dont nous nous souvenons beaucoup mieux, pour les avoir vues une seule fois, que nous ne nous souvenons de certaines autres que nous avons mille fois vues. Lors donc que la réminiscence a lieu en nous, c'est que nous éprouvons de nouveau quelques-unes des émotions antérieures, jusqu'à ce que nous éprouvions l'émotion après laquelle celle-ci vient habituellement. Voilà aussi pourquoi notre esprit recherche ce qui a suivi, soit à partir de tel instant ou de tel autre, soit à partir d'une chose semblable ou contraire, soit même d'un objet simplement voisin; et cet effort de l'esprit suffit pour produire la réminiscence. C'est que les mouvements causés par ces autres choses, tantôt sont identiques, tantôt sont simultanés, tantôt même comprennent en partie l'objet qu'on cherche, de sorte que le reste qui a été mis en mouvement à la suite n'est plus que très peu de chose à trouver; c'est par ces recherches qu'on provoque la réminiscence.

 

Sans même chercher ainsi, on a parfois la réminiscence, quand ce mouvement qu'il nous importe de retrouver se produit après tel autre; mais le plus souvent, ce mouvement ne se produit qu'après les autres mouvements du genre de ceux dont nous venons de parler.

II n'est pas du tout besoin d'observer comment nous avons réminiscence des choses dès longtemps passées. II suffit de savoir comment nous l'avons de celles qui sont récentes; car il est évident que le procédé est le même, comme dans le cas où l'on dit la succession des choses sans recherche préalable et sans réminiscence. Les mouvements se suivent par une sorte d'habitude et l'un vient après l'autre; et ainsi, quand on vaudra faire acte de réminiscence, c'est ce qu'on fera, et l'on n'aura qu'à chercher à remonter jusqu'au mouvement initial, après lequel viendra celui dont on a besoin.

Voilà aussi comment les réminiscences sont d'autant plus rapides et plus complètes qu'on remonte jusqu'à l'origine; car les rapports que les choses ont entre elles, en se suivant les unes les autres, se retrouvent entre les mouvements qu'elles donnent à l'esprit. Les choses les plus faciles à retenir sont celles qui ont un certain ordre, comme les mathématiques.

 

 

Lectio 5

Leçon 5 ─ La réminiscence et les associations d’idées. (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81516] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 5 n. 1 Postquam philosophus inquisivit quomodo reminiscentia se habeat ad alia quae ad cognitionem pertinent, hic incipit manifestare reminiscendi modum. Et primo manifestat modum reminiscendi. Secundo ostendit differentiam inter memoriam et reminiscentiam, ibi, quod quidem igitur non idem sunt. Circa primum duo facit. Primo ostendit modum reminiscendi quantum ad res quarum reminiscimur. Secundo quantum ad tempus; reminiscentia enim concernit tempus, sicut memoria, et hoc ibi, maxime autem oportet cognoscere. Circa primum duo facit. Primo proponit causam reminiscendi. Secundo ostendit modum, quo proceditur in reminiscendo, ibi, cum igitur reminiscimur. Causa autem reminiscendi est ordo motuum, qui relinquuntur in anima ex prima impressione eius, quod primo apprehendimus.

Après avoir recherché le rapport entre la réminiscence et les autres faits concernant la connaissance, le Philosophe commence maintenant à montrer comment se produit la réminiscence. Et en premier, il montre comment se produit la réminiscence. En deuxième, il montre la différence entre la mémoire et la réminiscence, où il dit : On a dit précédemment, etc. (leçon VIII). Il traite la première section en deux parties. En premier, il montre comment se produit la réminiscence quant aux choses dont on se ressouvient[143]. En deuxième, il le montre quant au temps, car la réminiscence, comme la mémoire, concerne le temps, et ce, où dit : Ce qu’il y a de plus important, etc. Il traite la première partie en deux points. En premier, il présente la cause de la réminiscence. En deuxième, il montre la manière de procéder dans la réminiscence, où il dit : Lors donc que la réminiscence, etc. Or, la cause de la réminiscence est l’ordre des mouvements qui restent dans l’âme par suite de la première impression de la chose que nous avons perçue.

[81517] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 5 n. 2 Hanc ergo causam primo proponens, dicit quod reminiscentiae contingunt per hoc quod unus motus natus est post alium nobis occurrere: quod quidem contingit dupliciter. Uno modo, quando secundus motus consequitur post primum motum ex necessitate, sicut ad apprehensionem hominis sequitur apprehensio animalis ex necessitate: et sic manifestum est, quod quando anima movetur primo motu, movebitur etiam secundo. Alio vero modo contingit, quia secundus motus sequitur post primum non ex necessitate, sed ex consuetudine, quia scilicet aliquis consuevit post hoc cogitare vel dicere vel facere, et tunc secundus motus sequitur post primum non semper, sed ut ad multum, idest ut in pluribus, sicut etiam effectus naturales ut in pluribus ex suis causis sequuntur, non semper.

En présentant donc cette cause en premier, il dit que les réminiscences surgissent du fait qu’un mouvement est de nature à se produire après un autre; or, cela se produit de deux façons. D’une première façon, quand le deuxième mouvement fait nécessairement suite au premier, comme la perception de l’homme est nécessairement suivie de la perception de l’animal; et il est ainsi évident que lorsque l’âme est mue par le premier mouvement, elle sera mue également par le deuxième. D’une autre façon, cela se produit parce que le deuxième mouvement suit le premier, non par nécessité, mais par habitude, parce qu’après lui on a l’habitude de penser, de dire ou de faire telle chose, et ainsi le deuxième mouvement suit le premier, non pas toujours, mais souvent, c'est-à-dire la plupart du temps, de même aussi que les effets naturels font suite à leurs causes la plupart du temps, mais pas toujours.

[81518] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 5 n. 3 Dicta autem consuetudo non firmatur aequaliter in omnibus hominibus, sed accidit quod quidam semel cogitando velocius firment in se consuetudinem quam alii, si multotiens cogitent hoc post illud; quod potest contingere vel propter naturam, quae est melius receptiva et retentiva impressionis. Et inde etiam contingit, quod nos semel videntes quaedam, magis memoramur eorum quam alia multotiens visa. Quia ea, quibus vehementius intendimus, magis in memoria manent. Ea vero, quae superficialiter et leviter videmus aut cogitamus, cito a memoria labuntur.

Cependant, cette habitude n’est pas également ferme chez tous les hommes, mais il arrive que certains, en réfléchissant une fois, s’affermissent dans leur habitude plus rapidement que d’autres s’ils pensent bien des fois à telle chose après telle autre; et cela peut arriver en raison d’une nature mieux disposée à recevoir et à retenir les impressions. Et c’est également pour cela qu’il arrive qu’après avoir vu certaines choses une fois, nous nous en souvenons mieux que d’autres que nous avons vues bien des fois, parce que les choses auxquelles nous portons une attention plus intense demeurent davantage dans notre mémoire, alors que celles que nous voyons ou pensons distraitement et de façon superficielle s’effacent rapidement de la mémoire.

[81519] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 5 n. 4 Deinde cum dicit cum igitur ostendit quomodo reminiscentia procedat, supposito praedicto ordine motuum. Et circa hoc duo facit. Primo manifestat modum procedendi in reminiscendo. Secundo ostendit unde oporteat reminiscentem procedere, ibi, oportet autem acceptum esse principium. Circa primum duo facit. Primo manifestat modum, quo proceditur in reminiscendo. Secundo ex hoc ostendit qualiter differt reminisci et addiscere, quod supra indeterminatum dimiserat, et hoc ibi, et in hoc reminisci. Circa primum tria facit. Primo proponit modum reminiscendi. Secundo ex hoc solvit quamdam dubitationem, ibi, nihil autem oportet. Tertio manifestat propositum per signa, ibi, unde citissime. Primo igitur concludit ex praemissis quod, ex quo unus motus sequitur post alterum vel ex necessitate vel ex consuetudine, oportet quod quando reminiscimur, moveamur secundum aliquem horum motuum quousque veniamus ad hoc quod moveamur apprehendendo illo motu, qui consuevit esse post primum, quem scilicet motum intendimus reinvenire reminiscendo, quia reminiscentia nil est aliud quam inquisitio alicuius quod a memoria excidit. Et ideo reminiscendo venamur, id est inquirimus id quod consequenter est ab aliquo priori, quod in memoria tenemus. Sicut enim ille qui inquirit per demonstrationem, procedit ex aliquo priori, quod est notum, ex quo venatur aliquid posterius, quod est ignotum; ita etiam reminiscens, ex aliquo priori, quod in memoria habetur, procedit ad reinveniendum id quod ex memoria excidit.

Puis, où il dit : Lors donc que la réminiscence, etc., il montre comment la réminiscence se déroule, une fois admis l’ordre des mouvements en question. Et il traite ce sujet en deux parties. En premier, il montre la façon de procéder dans la réminiscence. En deuxième, il montre quel doit être le point de départ de celui qui se rappelle, où il dit : Mais il faut reprendre les choses, etc. (leçon VI, no 5). Il traite la première partie en deux sections. En premier, il manifeste la manière dont on procède dans la réminiscence. En deuxième, il part de là pour montrer comment la réminiscence diffère de l’apprentissage, question qu’il avait laissée sans réponse plus haut, où il dit : et voilà la différence qui sépare, etc. (leçon VI). Il traite la première section en trois parties. En premier, il montre comment la réminiscence se produit.  En deuxième, il part de là pour dissiper un doite, où il dit : Il n’est pas du tout besoin, etc. En troisième, il manifeste ses propos par des signes, où il dit : Voilà aussi comment les réminiscences, etc. En premier, donc, il conclut de ce qui précède que, du fait qu’un mouvement suit l’autre soit par nécessité, soit par habitude, il faut, quand on a une réminiscence, qu’on soit mû d’un de ces mouvements jusqu’à ce qu’on en vienne à percevoir le mouvement qui avait l’habitude de suivre le premier, mouvement qu’on a l’intention de retrouver par la réminiscence, car celle-ci n’est rien d’autre que la recherche de quelque chose qui a échappé à la mémoire. C’est pourquoi, dans la réminiscence, on pourchasse, ou on recherche, ce qui vient à la suite d’une chose antérieure qu’on a gardée en mémoire. En effet, de même que celui qui recherche par démonstration procède d’un fait antérieur qui est connu et part de là pour pourchasser un fait postérieur qui est inconnu, de même, dans la réminiscence, on part d’un fait antérieur conservé dans la mémoire pour retrouver ce qui a échappé à la mémoire.

[81520] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 5 n. 5 Hoc autem primum, a quo reminiscens suam inquisitionem incipit, quandoque quidem est tempus aliquod notum, quandoque autem aliqua res nota. Secundum tempus quidem incipit quandoque a nunc, idest a praesenti tempore procedendo in praeteritum, cuius quaerit memoriam: puta si quaerit memorari id quod fecit ante quatuor dies, meditatur sic, hodie feci hoc, heri illud, tertia die aliud, et sic secundum consequentiam motuum assuetorum pervenit resolvendo in id quod fecit quarta die. Quandoque vero incipit ab aliquo alio tempore, puta siquis in memoria habeat quid fecerit octavo die ante, et oblitus sit quid fecerit quarta die, procedet descendendo ad septimam, et sic inde quousque veniat ad quartam diem, vel etiam ab octava die ascendet in decimamquintam diem, aut in aliquod aliud tempus praeteritum.

Mais ce point de départ où commence la recherche de la réminiscence est parfois un temps connu, parfois une autre chose connnue. Pour ce qui est du temps, la recherche commence parfois maintetant, c'est-à-dire en remontant à partir du moment présent vers le passé dont on cherche à se souvenir; par exemple, si on cherche à se souvenir de ce qu’on a fait il y a quatre jours, on réfléchit ainsi : J’ai fait ceci aujourd'hui, j’ai fait cela hier, j’ai fait cela avant-hier, et, selon la suite des mouvements habituels, on arrive à trouver ce qu’on a fait le quatrième jour. Parfois, on commence à un autre moment; par exemple, si on se souvient  de ce qu’on a fait le hutième jour avant et qu’on a oublié ce qu’on a fait le quatrième jour, on va au septième en descendant jusqu’à ce qu’on arrive au quatrième jour, ou encore on remonte du huitième jour jusqu’au quinzième, ou en un autre moment passé.

[81521] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 5 n. 6 Similiter etiam quandoque reminiscitur aliquis incipiens ab aliqua re cuius memoratur, a qua procedit ad aliam, triplici ratione. Quandoque quidem ratione similitudinis, sicut quando aliquid aliquis memoratur de Socrate, et per hoc occurrit ei Plato, qui est similis ei in sapientia. Quandoque vero ratione contrarietatis, sicut si aliquis memoretur Hectoris, et per hoc occurrit ei Achilles. Quandoque vero ratione propinquitatis cuiuscumque, sicut cum aliquis memor est patris, et per hoc occurrit ei filius. Et eadem ratio est de quacumque alia propinquitate, vel societatis, vel loci, vel temporis; et propter hoc fit reminiscentia, quia motus horum seinvicem consequuntur.

Pareillement, la réminiscence commence parfois par une chose dont on se souvient et d’où on part pour passer à une autre, pour trois raisons. Parfois, c’est en raison d’une ressemblance, comme quand quelqu'un se souvient de Socrate et que cela lui fait penser à Platon, qui lui ressemble en sagesse. Parfois, c’est en raison d’une contrariété, comme si quelqu'un se souvient d’Hector et que cela lui fait penser à Achille. Parfois encore, c’est en raison de n’importe quel rapprochement, comme quand quelqu'un se souvient du père et que cela lui fait penser au fils. Et la même raison s’applique à tout autre rapprochement, de société, de lieu ou de temps; et la réminiscence se produit parce que leurs mouvements s’enchaînent les uns aux autres.

[81522] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 5 n. 7 Quorumdam enim praemissorum motus sunt idem, sicut praecipue similium; quorumdam autem simul, scilicet contrariorum, quia cognito uno contrariorum simul cognoscitur aliud; quandoque vero quidam motus habent partem aliorum, sicut contingit in quibuscumque propinquis, quia in unoquoque propinquorum consideratur aliquid quod pertinet ad alterum; et ideo illud residuum, quod deest apprehensioni, cum sit parvum, consequitur motum prioris, ut apprehenso primo, consequenter occurrat apprehensioni secundum.

En effet, les mouvements de certaines de ces choses sont identiques, particulièrement ceux des choses semblables; les mouvements de certaines sont simultanés, et ce sont ceux des contraires, car quand on connait l’un des contraires, on connaît l’autre en même temps; parfois, certains mouvements ont une partie d’autres mouvements, comme c’est le cas de toutes choses qui sont proches, car dans l’une des choses rapprochées, on considère quelque chose qui appartient à l’autre, et donc, ce qui reste et qui échappe à la perception, puisqu’il est petit, fait suite au mouvement du précédent, de sonte que le premier étant perçu, la perception du deuxième s’ensuit.

[81523] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 5 n. 8 Est autem considerandum ulterius, quod quandoque pervenitur ad motum posteriorem ex aliquo priori secundum praedictum modum ab his qui quaerunt invenire motum consequentem perditum, et hoc proprie est reminisci; quando scilicet aliquis ex intentione inquirit alicuius rei memoriam. Contingit autem quandoque quod etiam illi qui non quaerunt memorari, propterea quod sic procedentes ex priori motu in posteriorem, ut dictum est, deveniunt in memoriam alicuius rei, cum ille motus rei oblitae fiat in anima post alium, et hoc quidem erat praeter intentionem sed ut secundum multa, idest in pluribus factis aliis motibus quales diximus, scilicet similibus vel contrariis vel propinquis insurgebat ille motus qui occurrit; sed hoc abusive dicitur reminisci. Est autem casualiter memorari secundum similitudinem quamdam reminiscentiae.

Il faut remarquer en outre que ceux qui cherchent à retrouver un mouvement postérieur perdu y parviennent parfois à partir de quelque chose d’antérieur de la façon précédente, et c’est cela qui est à proprement parler la réminiscence, quand on recherche intentionnellement le souvenir de quelque chose. Mais il arrive parfois que même ceux qui ne cherchent pas à se souvenir, du fait qu’ils passent ainsi d’un mouvement antérieur à un mouvement postérieur, comme on l’a dit, viennent à se souvenir d’une chose, quand ce mouvement de la chose oubliée vient à leur esprit après un autre, et cela, en fait, n’est pas intentionnel; mais le plus souvent, c'est-à-dire la plupart du temps, après les autres mouvements dont nous avons parlé, à savoir les choses semblables, contraires ou rapprochées, le mouvement en question vient à l’esprit; mais on appelle cela réminiscence par abus de langage. C’est plutôt un souvenir qui vient par hasard et qui a une certaine ressemblance avec la réminiscence.

[81524] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 5 n. 9 Deinde cum dicit nihil autem solvit ex praemissis quamdam dubitationem. Posset enim alicui venire in dubium, quare frequenter memoramur ea quae procul sunt, puta ea quae ante multos annos contigerunt, et non memoramur ea quae sunt prope, puta quae fuerunt ante paucos dies.

Puis lorsqu’il dit : Il n’est pas du tout besoin, etc., il résout un doute à partir de ce qui précède. En effet, quelqu'un pourrait se demander pourquoi on se souvient souvent de choses éloignées, qui ont eu lieu par exemple il y a un grand nombre d’années, et on ne se souvient pas de choses récentes, qui ont eu lieu par exemple il y a quelques jours.

[81525] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 5 n. 10 Sed ipse dicit, quod circa hoc non oportet intendere, idest dubitando sollicitari, quia manifestum est quod aliqualiter eodem modo hoc accidit, qui in praemissis positus est. Et exponit resumens quod dictum est, scilicet quod contingit quandoque quod anima dicat apprehendendo id quod consequenter est, cuius erat oblita, absque hoc quod praeinquirat, vel ex intentione reminiscatur: quia propter consuetudinem, unus motus sequitur ad alium. Unde insurgente primo motu, sequitur secundus, etiam si homo non intendat. Et sicut contingit hoc ex consuetudine praeter intentionem, ita etiam hoc faciet aliquis cum ex intentione voluerit reminisci: quaeret enim accipere primum motum, ad quem consequatur motus posterior. Et, quia quandoque contingit quod motus eorum quae sunt procul, magis per consuetudinem sunt firmati, propter hoc eorum interdum magis memoramur, vel ex inquisitione vel sine inquisitione.

Mais il dit qu’il ne faut pas s’intéresser à cela, c'est-à-dire en douter avec inquiétude, car il est évident que cela se passe à peu près de la même façon que ce qui a été expliqué plus haut. Et son explication reprend ce qui été dit plus haut, à savoir qu’il arrive parfois que l’âme apprenne[144] en percevant ce qui vient ensuite et qu’elle avait oublié, sans avoir fait de recherche auparavant ni s’être rappelée intentionnellement, car, du fait de l’habitude, un mouvement fait suite à un autre. C’est pourquoi, lorsque le premier mouvement survient, le deuxième suit, même si on n’en a pas l’intention. Et tout comme cela arrive par habitude et de façon non intentionnelle, on fait la même chose quand on veut intentionnellement se souvenir : on cherche en effet à trouver le premier mouvement, auquel le mouvement subséquent fait suite. Et comme il arrive parfois que les mouvements des choses plus éloignées sont plus solidement établis par l’habitude, il peut arriver qu’on s’en souvienne mieux, en les cherchant ou sans les chercher.

[81526] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 5 n. 11 Deinde cum dicit unde citissime manifestat praemissum modum per duo signa. Quorum primum ponit dicens, quod, quia ex priori motu propter consuetudinem venitur in sequentem vel inquirendo vel non inquirendo, inde est quod citissime et optime fiunt reminiscentiae, quando incipit aliquis meditari a principio totius negotii, quia secundum ordinem quo res sunt sibiinvicem consecutae, secundum hunc ordinem facti sunt motus eorum in anima: sicut quando quaerimus aliquem versum, prius incipimus a capite.

Ensuite, lorsqu’il dit : Voilà aussi comment les réminiscences, etc., il manifeste cette manière par deux signes. Il présente le premier en disant que, puisqu’on passe par habitude du mouvement précédent au suivant, avec ou sans recherche, il s’ensuit que les réminiscences ont lieu le plus rapidement et sont les meilleures quand on commence à réfléchir à partir du début de toute la démarche, car c’est selon l’ordre où les choses se suivent entre elles que les mouvements se font dans l’âme; ainsi, quand on cherche un verset, on commence par le chapitre.

[81527] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 5 n. 12 Secundum signum ponit ibi, et sunt. Et dicit quod illa sunt magis reminiscibilia, quaecumque sunt bene ordinata, sicut mathematica et theoremata mathematicorum, quorum secundum concluditur ex primo, et sic deinceps. Illa autem quae sunt male ordinata, difficulter reminiscuntur.

Il présente le deuxième signe où il dit : Les choses les plus faciles, etc. Et il dit que les choses les plus faciles à retenir sont les choses bien ordonnées, comme les mathématiques et les théorêmes des mathématiques, dont le deuxième énoncé est conclu à partir du premier, et ainsi de suite. Quant aux choses qui sont mal ordonnées, on s’en souvient difficilement.

[81528] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 5 n. 13 Sic ergo ad bene memorandum vel reminiscendum, ex praemissis quatuor documenta utilia addiscere possumus. Quorum primum est, ut studeat quae vult retinere in aliquem ordinem deducere. Secundo ut profunde et intente eis mentem apponat. Tertio ut frequenter meditetur secundum ordinem. Quarto ut incipiat reminisci a principio.

Ainsi donc, pour bien mémoriser ou bien se souvenir, nous pouvons apprendre quatre leçons utiles de ce qui précède. En premier, s’efforcer de mettre dans un certain ordre ce qu’on veut retenir. Deuxièmement, y appliquer profondément et intensément son esprit. Troisièmement, y réfléchir fréquemment et selon un ordre. Quatrièmement, commencer à se souvenir à partir du début.

 

Leçon 6

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

et voilà la différence qui sépare la réminiscence d'un second apprentissage des choses. Pour la réminiscence, on peut aller en quelque sorte, de soi-même, aux conséquences qui viennent après le premier point d'où l'on est parti, tandis que quand on ne peut pas avancer tout seul, et qu'il faut recourir à autrui, c'est qu'on ne se souvient plus. Souvent il arrive qu'on est hors d'état de se rappeler, et que l'on peut fort bien chercher et trouver; dans ce cas, l'esprit en est réduit à remuer une foule de choses avant d'arriver enfin à ce mouvement qui amènera à sa suite la chose même qu'il cherche. C'est que se souvenir par réminiscence, c'est précisément posséder dans son esprit la faculté motrice assez forte, comme on l'a dit, pour qu'on tire de soi-même, et des mouvements que l'on a en soi, le mouvement même qu'on cherche. Mais il faut reprendre les choses dès l'origine. Ce qui fait que quelquefois on arrive à se souvenir au moyen des choses en apparence les plus étrangères, c'est que l'esprit passe rapidement d'une chose à une autre : par exemple, de l'idée du lait il passe à celle de blanc, du blanc à l'air, et de l'air à l'humidité; et, au moyen de cette dernière notion, il se rappelle l'automne, saison qui était précisément ce qu'on cherchait.

On peut dire que le principe général d'où l'on doit partir, c'est le milieu même des choses qu'on veut se rappeler; parce que si l'esprit n'a pu retrouver le souvenir avant ce point, il le retrouvera en arrivant à ce milieu; ou bien c'est qu'il ne pourra plus le retrouver à une autre source. Supposons donc que l'on pense à cette série : A, B, C, D, E, F, G, H. Si l'on ne se rappelle pas quand on est à GH, on se souviendra quand on sera à E. En effet, de E, on peut remonter à la fois des deux côtés, soit à D soit à E. En supposant que l'on ne cherche pas quelqu'un de ces termes, on se souviendra en arrivant à C, si l'on cherche G ou F; si ce n'est pas encore à C, on se souviendra en poussant jusqu'à A, et toujours de même.

Ce qui fait que parfois une même chose excite en nous le souvenir, et parfois ne l'excite pas, c'est que l'esprit peut être poussé à plus d'une chose en partant d'un même principe, par exemple de C, on peut aller à F ou à D. Si donc le mouvement n'est pas dès longtemps habituel, l'esprit cède à celui qui lui est le plus ordinaire, parce que l'habitude est réellement comme une seconde nature. voilà pourquoi nous avons très vite les réminiscences des choses auxquelles nous pensons fréquemment; car, de même que par nature, telle chose vient après telle autre, de même aussi l'acte de l'esprit produit cette succession; et la répétition fréquente finit par faire une nature. Mais, si dans les choses de la nature, il y en a qui sont contre nature, et d'autres qui viennent du hasard, à bien plus forte raison ce désordre a-t-il lieu dans les choses qui dépendent de l'habitude, et dans lesquelles la nature n'a pas une puissance égale; l'esprit peut donc bien quelquefois s'y mouvoir un peu à l'aventure, dans un sens ou dans l'autre, surtout quand on s'éloigne d'un premier point, et de celui-là à un autre. Voilà comment, quand c'est un nom, par exemple, qu'il faut se rappeler, on en trouve un qui lui ressemble, et comment l'on estropie celui qu'on cherchait.

Telle est donc l'explication de la réminiscence.

 

 

Lectio 6

Leçon 6 ─ Différence entre la réminiscence et le réapprentissage. (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81529] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 6 n. 1 Postquam philosophus ostendit modum reminiscendi, hic manifestat duo quae supra dicta sunt. Primo quidem quomodo differant reminisci et iterum addiscere. Secundo quod oportet reminiscentem a principiis incipere, ibi oportet autem acceptum esse. Circa primum duo facit. Primo ostendit quomodo differt reminisci et iterum addiscere. Secundo quomodo differt reminisci et iterum invenisse, ibi, multotiens autem. Circa primum considerandum est, quod tam ille qui reminiscitur quam ille qui iterato addiscit, recuperat notitiam quam amisit: sed ille qui reminiscitur recuperat eam sub ratione memoriae, in ordine scilicet ad id quod prius fuit cognitum; ille autem, qui iterato addiscit, recuperat eam absolute, non quasi alicuius prius cogniti. Cum autem ad notitiam ignotorum non perveniamus nisi ex aliquibus principiis praecognitis, necesse est quod principia, ex quibus procedimus ad aliquid ignotum cognoscendum, sint eiusdem generis, ut patet in primo posteriorum. Et ideo necesse est, quod reminiscens ad recuperandum notitiam sub ratione memoriae procedat ex aliquibus a principio memoratis, quod non contingit iterato addiscere.

Après avoir montré comment se produit la réminiscence, le Philosophe manifeste maintenant deux choses dites plus haut. En premier, il montre comment la réminiscence diffère d’un nouvel apprentissage. En deuxième, il montre que celui qui se ressouvient doit commencer par les débuts, où il dit : Mais il faut reprendre les choses, etc. Il traite le premier point en deux parties. En premier, il montre comment la réminiscence diffère d’un nouvel apprentissage. En deuxième, il montre comment elle diffère d'une redécouverte, où il dit : Souvent il arrive qu’on est hors d’état, etc. Pour le premier point, il faut remarquer que celui qui se ressouvient, aussi bien que celui qui apprend de nouveau, récupère une connaissance qu’il avait perdue, mais celui qui se ressouvient la récupère sous le rapport de la mémoire, qui est la voie vers ce qui était connu auparavant; par contre, celui qui réapprend récupère cette connaissance absolument, et non comme quelque chose qu’il possédait auparavant. Cependant, quand nous ne parvenons à la connaissance de choses ignorées que par des principes préalablement connus, il est nécessaire que ces principes d’où nous procédons pour connaître des choses inconnues soient du même genre, comme on l’a vu au livre I des Seconds Analytiques. Et il est donc nécessaire que celui qui se ressouvient, pour récupérer sa connaissance sous le rapport de la mémoire, procède à partir de choses mémorisées, ce qui n’est pas le cas d’un nouvel apprentissage.

[81530] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 6 n. 2 Dicit ergo, quod in hoc differt reminisci ab hoc quod est iterum addiscere: quia reminiscens habet potestatem quodammodo ut moveatur in aliquid quod consequitur ad primum in memoria retentum, puta cum aliquis recordatur quod tale quid dictum est ei, oblitus est autem quis dixerit ei; utetur ergo ad reminiscendum id cuius est oblitus, eo quod habet in memoria. Sed quando non pervenit ad recuperandum amissam notitiam per principium in memoria retentum, sed per aliquod aliud quod ei de novo traditur a docente, non est memoria nec reminiscentia, sed hoc est de novo addiscere.

Il dit donc que la réminiscence diffère d’un nouvel apprentissage en ce que celui qui se ressouvient a un certain pouvoir de faire le passage à quelque chose qui fait suite à la première chose qu’il a gardée en mémoire; par exemple, si quelqu'un se souvient que telle chose a été dite et oublie qui l’a dite, il se servira de ce qu’il a en mémoire pour se rappeler ce qu’il a oublié. Mais quand il ne parvient pas à récupérer la connaissance perdue au moyen du commencement gardé en mémoire, mais au moyen d’autre chose qui lui est transmis par voie d’enseignement, ce n’est pas de la mémoire ni de la réminiscence, mais un apprentissage à neuf.

[81531] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 6 n. 3 Deinde cum dicit multoties autem manifestat quomodo differt reminisci et iterum invenire. Et dicit, quod multoties homo non potest iam reminisci eius quod oblitus est, quia non manent in eo motus aliqui, ex quibus possit devenire in id quod quaerit memorari; sed si quaerat, quasi de novo, in notitiam illius rei potest procedere, et multotiens invenit id quod quaerit, ac si de novo scientiam acquireret. Id autem contingit, quando anima diversa excogitans, multis motibus movetur: et si contingat quod perveniat ad motum, quem consequitur cognitio rei, tunc dicitur invenire.

Ensuite, lorsqu’il dit : Souvent il arrive qu’on est hors d’état, etc., il montre comment la réminiscence diffère de la redécouverte. Et il dit que bien des fois, on ne peut plus se souvenir de ce qu’on a oublié parce qu’on n’a plus certains mouvements à partir desquels on pourrait parvenir à ce dont on cherche à se souvenir; mais si on en fait la recherche, à partir de zéro, on peut parvenir à la connaissance de cette chose, et on trouve souvent ce qu’on cherche comme si on acquérait la science à partir de zéro. Or, cela arrive quand l’âme, en pensant à diverses choses, est ballottée par de multiples mouvements, et, si elle se trouve à parvenir au mouvement qui fait suite à la connaissance de la chose, on appelle cela une découverte.

[81532] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 6 n. 4 Ideo autem non potest reminisci, licet posset invenire; quia reminisci contingit per hoc, quod homo interius retinet quamdam potentiam vel virtutem inducendi se ad motus rei quos quaerit: hoc autem contingit, cum potest pervenire ad hoc quod moveatur motu quem amisit per oblivionem: et hoc ex seipso, non ex aliquo docente, ut contingit, quando iterum addiscit, et ex motibus praehabitis, sicut dictum est, non ex novis motibus, sicut quando iterum invenit.

Et la raison pour laquelle on ne peut pas se ressouvenir, alors qu’on peut découvrir, est que la réminiscence se produit du fait que l’homme garde une puissance ou une faculté de se diriger vers les mouvements qu’il cherche de la chose; or, cela se produit lorsqu’il peut parvenir à se diriger vers le mouvement qu’il a perdu en oubliant, et ce de lui-même et non par l’enseignement de quelqu'un, comme il arrive quand il apprend de nouveau, et à partir de mouvements déjà acquis, comme on l’a dit, plutôt qu’à partir de mouvements nouveaux comme quand il découvre de nouveau.

[81533] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 6 n. 5 Deinde cum dicit oportet autem manifestat quod oportet reminiscentem a principio incipere. Et circa hoc duo facit. Primo ostendit propositum. Secundo assignat causam defectus, quem quandoque patimur in reminiscendo, ibi, eius autem quod ab eodem. Circa primum duo facit. Primo ostendit quod oportet reminiscentem incipere a principio. Secundo a quali principio, ibi, videtur autem. Circa primum tria facit. Primo proponit quod intendit. Et dicit, quod oportet, eum qui vult reminisci, accipere principium, a quo incipit moveri, vel cogitando, vel loquendo, vel aliud faciendo.

Puis où il dit : Mais il faut reprendre, etc., il montre qu’il faut que celui qui se ressouvient commence à partir d’un début. Et il traite ce point en deux parties. En premier, il démontre sa thèse. En deuxième, il détermine la cause du défaut dont nous souffrons parfois pour nous ressouvenir, où il dit : Ce qui fait que parfois, etc. Il traite la première partie en deux sections. En premier, il montre que celui qui se ressouvient doit commencer à partir d’un début. En deuxième, il montre à partir de quel début, où il dit : On peut dire que le principe, etc. Il traite la première section en trois points. En premier, il propose ce qu’il veut montrer, en disant que celui qui veut se ressouvenir doit prendre un point de départ à partir duquel il commence à se mouvoir soit en réfléchissant, soit en parlant, soit en faisant autre chose.

[81534] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 6 n. 6 Secundo ibi propter quod manifestat quod dixit per signum. Quia enim oportet reminiscentem aliquod principium accipere, unde incipiat procedere ad reminiscendum, inde est quod aliquando homines videntur reminisci a locis, in quibus aliqua sunt dicta vel facta vel cogitata, utentes loco quasi quodam principio ad reminiscendum: quia accessus ad locum est principium quoddam eorum omnium quae in loco aguntur. Unde et Tullius in sua rhetorica docet quod ad facile memorandum oportet imaginari quaedam loca ordinata, quibus phantasmata eorum quae memorari volumus quodam ordine distribuantur.

En deuxième, où il dit : Ce qui fait que quelquefois, etc., il manifeste ce qu’il a dit par un signe[145]. En effet, comme celui qui se ressouvient doit prendre un point de départ à partir duquel il se ressouvient, il s’ensuit que les gens semblent parfois se ressouvenir à partir des lieux dans lesquels des choses ont été dites, faites ou pensées, en se servant du lieu comme point de départ de la réminiscence, car l’accès au lieu est comme un principe de tout ce qui se passe dans ce lieu. C’est pourquoi Cicéron enseigne dans ses ouvrages de rhétorique que pour se souvenir facilement, il faut imaginer des lieux ordonnés, dans lesquels les images mentales de ce dont nous voulons nous souvenir sont distribuées dans un certain ordre.

[81535] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 6 n. 7 Tertio ibi, causa autem manifestat propositum per causam, dicens; quod causa quare oportet reminiscentem accipere principium est, quia homines de facili per mentis quamdam evagationem de uno veniunt in aliud ratione similitudinis, aut contrarietatis, aut propinquitatis: sicut si cogitemus vel loquamur de lacte, de facili pervenimus in album propter lactis albedinem, et de albo in aerem propter claritatem diaphani quae causat albedinem, et ab aere in humidum, quia aer est humidus, ab humido autem pervenitur ad reminiscendum temporis autumnalis, quod quaerebat, ratione contrarietatis: quia hoc tempus est frigidum et siccum.

En troisième, où il dit : c’est que l’esprit passe rapidement, etc., il manifeste sa thèse par un signe en disant que la raison pour laquelle celui qui se ressouvient doit prendre un point de départ est que les hommes, par une sorte de dissipation de l’esprit, passent facilement d’une idée à l’autre pour cause de ressemblance, d’opposition ou de rapprochement; ainsi, si on pense au lait ou on en parle, on passe facilement au blanc à cause de la blancheur du lait, puis du blanc à l’air à cause de la clarté de la transparence qui cause la blancheur, puis de l’air à l’humide parce que l’air est humide, et, à partir de l’humide, on parvient à se ressouvenir du temps d’automne qu’on cherchait, à cause de la contrariété, car ce temps est froid et sec.

[81536] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 6 n. 8 Deinde cum dicit videtur autem ostendit quale principium reminiscens debeat accipere. Et dicit, quod istud, quod est universale, videtur esse principium et medium, per quod potest perveniri ad omnia. Dicitur hic universale, non illud quod praedicatur de pluribus, sicut in logicis, sed id a quo aliquis consuevit ad diversa moveri; sicut si post lac, aliquis moveatur ad albedinem et ad dulcedinem, et iterum ab albedine ad quaedam alia, sicut dictum est, et iterum a dulcedine ad calorem digerentem, et ad ignem, et alia consequenter cogitata, lac erit quasi universale ad omnes istos motus; et oportet ad hoc recurrere si aliquis voluerit cuiuscumque consequentium reminisci: quia si non reminiscitur alicuius consequentium prius, per alia posteriora principia, saltem reminisci poterit cum venerit ad illud primum universale principium. Aut, si tunc non reminiscitur, non poterit aliunde reminisci.

Ensuite, lorsqu’il dit : On peut dire que le principe, etc., il montre quel genre de point départ celui qui se ressouvient prendre. Et il dit que ce qui est universel semble être le point de départ et le milieu par lequel on peut parvenir à toutes choses. Il appelle ici universel non pas ce qui est attribué à beaucoup de choses, comme en logique, mais ce à partir de quoi on va habituellement dans plusieurs directions, comme si après le lait on va à la blancheur et à la douceur, et ensuite de la douceur à autre chose comme on l’a dit, et ensuite de la douceur à la chaleur digestive et au feu, puis à d’autres pensées encore, le lait est comme un universel pour tous ces mouvements, et il faut y revenir si quelqu’un veut se ressouvenir de n’importe quelle de ces idées subséquentes, car s’il ne se ressouvient pas d’abord de l’une des idées subséquentes au moyen d’autres poin de départ postérieurs, il pourra au moins s’en ressouvenir quand il viendra au premier point de départ universel. Ou bien, s’il ne s’en ressouvient pas alors, il ne pourra s’en ressouvenir autrement.

[81537] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 6 n. 9 Et ponit exemplum de diversis cogitatis per diversas literas, a b g d e z s t. Quas quidem literas enumerat secundum ordinem alphabeti Graeci. Non tamen in reminiscendo est idem ordo, sed accipiendum est quod aliquis cogitando vel loquendo de b, veniat in a, de a vero quandoque quidem in t, quandoque in g, aut quandoque in d, quandoque in e, de g vero quandoque in t, quandoque in a. Si ergo aliquis non reminiscatur eius quod est in g, poterit reminisci eius quod est in e, si veniat ad t ex quo movebatur ad duo, scilicet ad e et ad d. Sed forte non quaerebat e, neque d, sed quaerebat s vel z; tunc veniens ad g reminiscetur. Sed, quia nescimus utrum id quod quaerimus contineatur sub e, vel sub g, oportet recurrere ad a, quod est quasi universale respectu omnium. Et sic semper oportet procedere: puta si adhuc b sit universalius quam a. Potest autem et aliter dispositio praedicta intelligi, ut ab a directe quidem veniatur in g, lateraliter autem in b: g autem lateraliter quidem in I, hinc inde, directe autem in t a quo in d et e. Et inde dicit quod si aliquis non meminit in e quod est ultimum venit in t quod est prius; et si forte in d non meminit, quia id quod quaerit non continetur sub eo, recurrendum est ad g, sub quo quaedam alia continentur, puta a z, et deinde in a, ut prius dictum est sub quo continetur etiam b: quod quidem in proposita linea conspici potest.

Et il donne l’exemple de diverses pensées représentées par les diverses lettres A B G D E Z S T. Il énumère ces lettres selon l’ordre de l’alphabet grec. La réminiscence ne procède pourtant pas dans le même ordre, mais il faut supposer que quelqu'un qui pense à B ou en parle vient de A, mais que de A il va parfois à T, parfois à G, parfois à D et parfois à E, et que de G il va parfois à T et parfois à A. Si donc quelqu'un ne se ressouvient pas de ce qui est à G, il pourra se ressouvenir de ce qui est à E s’il vient à T et est mû de là vers deux points, soit E et D. Mais peut-être ne cherchait-il ni E ni D, mais plutôt S ou Z; et alors il se ressouvient en arrivant à G. Mais comme nous ne savons pas si ce que nous cherchons est contenu sous E ou sous G, il faut retourner à A, qui est l’universel par rapport à tous. Et il faut toujours procéder ainsi, par exemple si B est encore plus universel que A. Mais on peut aussi comprendre autrement l’arrangement ci-dessus, de sorte qu’on vienne directement à G mais latéralement à B, et de G latéralement a I, puis de là directement à T, et de là à D et à E. Et c’est pourquoi il dit que si quelqu'un ne se souvient pas à E, qui est en dernier, il vient à T, qui est avant, et si peut-être il ne se souvient pas à D parce que ce qu’il cherche n’est pas contenu dans D, il doit retourner à G, qui contient d’autres choses, comme Z, et ensuite à A, ainsi qu’on a dit plus haut qu’il contient également B; on peut voir cela en effet dans la ligne présentée.

[81538] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 6 n. 10 Deinde cum dicit eius autem assignat causam defectus quam reminiscentes patiuntur. Et primo quantum ad hoc, quod omnino reminiscimur. Secundo quantum ad hoc quod corrupte reminiscimur, ibi quoniam autem. Dicit ergo primo, quod ideo ab eodem principio accepto quandoque homines reminiscuntur, et quandoque non, quia contingit quod ab eodem principio a quo movetur aliquis ad diversa, pluries movetur ad unum quam ad aliud: puta si ab ipso g moveatur in e et in d pluries in unum quam in aliud. Unde eo accepto, de facili reminiscitur eius, in quod pluries consuevit moveri. Si vero non moveatur per antiquum, idest per id, per quod magis consuevit moveri, movetur minus consuete, et ideo non de facili reminiscitur, quia consuetudo est quasi quaedam natura. Unde sicut ea quae sunt naturaliter de facili fiunt et reparantur, inquantum scilicet res cito redeunt ad suam naturam propter naturae inclinationem, ut patet in aqua calefacta quae cito redit ad frigiditatem, ita etiam ea quae multoties consideravimus, de facili reminiscimur propter inclinationem consuetudinis.

Ensuite, où il dit : Ce qui fait que parfois, etc., il montre la cause de la déficience dont souffrent ceux qui se ressouviennent. Et il le fait, en premier, quant au fait même de se ressouvenir; en deuxième, quant au fait que notre réminiscence est déformée, où il dit : Mais si, dans les choses, etc. Il dit donc en premier que la raison pour laquelle, à partir du même point de départ, parfois on se ressouvient et parfois pas, est qu’il arrive qu’à partir du même point de départ d’où on va dans diverses directions, on va plus souvent dans une direction que dans l’autre, par exemple si, à partir de G, on va à E et à D, mais à l’un plus souvent qu’à l’autre. Alors, cela étant admis, on se ressouvient facilement de ce vers quoi on a l’habitude d’aller plus souvent. Mais si on n’est pas mû par l’ancienneté, c'est-à-dire dans la direction où on a davantage l’habitude de se mouvoir, on va vers le moins habituel, et c’est pourquoi on ne se ressouvient pas facilement, car l’habitude est une sorte de nature. Alors, de même que les choses qui sont par nature se font et se réparent facilement, du fait que les choses reviennent rapidement à leur nature à cause de l’inclination de la nature, comme cela est évident pour l’eau réchauffée qui redevient froide rapidement, de même nous nous ressouvenons facilement des choses auxquelles nous avons souvent réfléchi, à cause de l’inclination de l’habitude.

[81539] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 6 n. 11 Quod autem consuetudo sit sicut natura, manifestat per hoc, quod sicut in natura quidam fit ordo, quo hoc potest hoc fit, ita etiam quando multae operationes per ordinem se consequuntur, faciunt quamdam naturam: et hoc praecipue contingit in operationibus animalium, in quorum principiis aliquid est imprimens, et aliquid impressionem recipiens, sicut imaginatio recipit impressionem sensus. Et ideo quae frequenter vidimus vel audivimus magis in imaginatione firmantur per modum cuiusdam naturae; sicut etiam multiplicatio impressionis agentis naturalis producit ad formam, quae est natura rei.

Et que l’habitude soit comme la nature, il le manifeste en disant que, de même qu’il y a dans la nature un certain ordre selon lequel une chose suit l’autre[146], de même aussi, quand de nombreuses opérations se suivent en ordre, elles créent une sorte de nature; et il en est ainsi surtout pour les opérations des animaux, dont les principes ont quelque chose qui produit une impression et quelque chose qui reçoit une impression, de la façon dont l’imagination reçoit l’impression des sens. C’est pour cela que ce que nous avons vu ou entendu fréquemment est ancré davantage dans l’imagination à la manière d’une nature, de la même façon que la multiplication des impressions d’un agent naturel produit une forme qui est la nature de la chose.

[81540] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 6 n. 12 Deinde cum dicit quoniam autem ostendit causam quare quandoque corrupte reminiscamur. Et dicit quod sicut in his quae sunt secundum naturam contingit aliquid quod est extra naturam, quod est a fortuna vel casu, sicut monstratur in partibus animalium, multo magis contingit aliquid inordinatum et praeter intentionem in his quae sunt secundum consuetudinem, quae etsi imitetur naturam, deficit tamen a firmitate ipsius. Et ideo etiam ibi, idest in his quae per consuetudinem reminiscimur, contingit reminisci aliter et aliter; et hoc accidit propter aliquod impedimentum, puta cum aliquis retrahitur inde, idest a consueto cursu ad quodcumque aliud, ut patet in his, qui memoriter aliquid dicunt, quorum imaginatio si ad aliud distrahatur, perdunt quod dicere debent vel dicunt corrupte: et propter hoc, cum aliquis indigeat reminisci aliquod nomen, vel aliquem sermonem, facimus circa alium sermonem dissimiliter ab eo quod scimus.

Puis lorsqu’il dit : Mais, si dans les choses, etc., il montre pourquoi notre réminiscence est parfois déformée. Et il dit que, comme dans les choses qui sont selon la nature il arrive des choses étrangères à la nature, qui viennent de la fortune ou du hasard, comme on le voit dans les parties des animaux, il arrive encore bien plus souvent des choses désordonnées et non intentionnelles dans ce qui vient de l’habitude, laquelle, bien qu’elle imite la nature, n’en atteint pas la solidité. C’est pourquoi, là aussi, c'est-à-dire dans les choses dont nous nous ressouvenons par habitude, on peut se ressouvenir de différentes façons, et cela arrive à cause d’un empêchement, disons quand quelqu'un s’écarted’une habitude et va vers autre chose, comme c’est évident chez ceux qui disent quelque chose de mémoire et dont l’imagination, si elle est distraite par autre chose, oublient ce qu’ils doivent dire ou le disent de travers, et pour cette raison, quand on a besoin de se ressouvenir d’un nom ou d’une phrase, on dit autre chose qui est différent de ce qu’on savait.

[81541] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 6 n. 13 Ultimo autem epilogat, quod reminisci accidit secundum modum praemissum.

En dernier, il conclut que la réminiscence se produit de la façon qu’on a expliquée.

 

Leçon 7

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Ce qu'il y a de plus important ici c'est d'apprécier le temps, soit d'une manière précise, soit d'une manière indéterminée. Admettons qu'il y ait quelque chose dans l'esprit qui discerne un temps plus long et un temps plus court; et il est tout simple qu'il en soit en ceci comme pour les grandeurs. Ainsi, l'esprit pense les choses qui sont grandes et éloignées; et il ne faut pas pour cela que la pensée s'étende au dehors d'elle-même, comme on prétend dans quelques théories que s'étend la vision, parce qu'en effet l'esprit peut penser tout aussi bien ces choses, même quand elles n'existent pas; mais l'esprit agit par un mouvement proportionnel, parce qu'il y a dans la pensée des formes et des mouvements semblables à ceux des objets.

 Quelle différence y aura-t-il donc quand l'esprit pensera des choses plus grandes? Est-ce qu'il pense ces choses-là mêmes? ou en pense-t-il de plus petites? Toutes les choses du dedans ont beau être plus petites, elles n'en conservent pas moins leurs proportions avec celles du dehors. Il est possible, peut-être, que de même que pour les figures l'on peut établir des proportions, mais toujours dans l'esprit, de même ces proportions s'appliquent à des distances [de temps]. Prenons un exemple : si l'esprit se meut suivant BE, AB, il décrit la ligne AD; car, AC et CD sont proportionnelles à AB et BE. Pour quoi donc l'esprit décrit-il plutôt CD que FG? Est-ce parce que AC est à AB comme KH est à KM? Ainsi donc, l'esprit se meut aussi suivant ces lignes en même temps. Mais si l'esprit veut penser à FG, il pense semblablement à BE, et il pense à KL au lieu de HI; car ces lignes [FG, BE] sont entre elles comme FA est à BA.

 Ainsi donc, quand le mouvement de l'objet est simultané à celui du temps, il y a dès lors acte de mémoire. Que si l'on croit faire cette coïncidence, bien qu'on ne la fasse pas réellement, on croit simplement aussi se souvenir; car on peut bien se tromper et s'imaginer se souvenir, quand vraiment on ne se souvient pas. Mais quand on fait acte de mémoire, il n'est pas possible de ne pas le croire, et d'ignorer qu'on se souvient, puisque c'est là précisément ce qui constitue le souvenir. Mais si le mouvement de l'objet se fait sans le mouvement du temps, ou à l'inverse, celui-ci sans celui-là, alors on ne se souvient point. D'ailleurs, le mouvement du temps est de deux sortes. Parfois on ne se rappelle pas les choses avec la mesure précise du temps; et par exemple, si l'on a fait telle chose il y a trois jours, on se rappelle seulement qu'on l'a faite dans un temps quelconque. Parfois aussi l'on possède exactement la mesure du temps; mais cette mesure n'est pas nécessaire pour que l'on se souvienne des choses. Et en effet, lorsqu'on se rappelle les choses sans la mesure du temps, ordinairement l'on dit qu'on s'en souvient bien, mais qu'on ne sait plus quand elles ont est lieu; c'est que l'on ne sent pas ce Quand par une mesure suffisamment précise.

 

 

Lectio 7

Leçon 7 ─ Le temps et la réminiscence. (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81542] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 7 n. 1 Postquam philosophus manifestavit modum reminiscendi ex parte rerum reminiscendarum, hic determinat modum reminiscendi ex parte temporis. Et primo proponit quod intendit. Secundo manifestat propositum, ibi, est autem aliquid. Dicit ergo primo, quod in reminiscendo oportet maxime cognoscere tempus, scilicet praeteritum, quod concernit memoria, cuius inquisitio quaedam est reminiscentia. Tempus autem praeteritum cognoscitur a reminiscente quandoque quidem sub certa mensura, puta cum scit se hoc sensisse quandoque ante tres dies, quandoque autem infinite, idest indeterminate, puta si recordetur se aliquando hoc sensisse.

Après avoir montré comment se produit la réminiscence du côté des choses dont on veut se ressouvenir, le Philosophe détermine maintenant comment elle se produit du point de vue du temps. Et en premier, il propose ce qu’il veut montrer. En deuxième, il manifeste sa thèse, où il dit : Admettons qu’il y ait, etc.  Il dit donc en premier que dans la réminiscence, il est surtout important de connaître le temps (le temps passé), ce qui concerne le souvenir, dont la recherche est une réminiscence. Or, celui qui se ressouvient connaît le temps, parfois selon une mesure certaine, comme quand il sait qu’il a senti telle chose il y a trois jours, parfois indéfiniment, c'est-à-dire de façon indéterminée, comme s’il se rappelle avoir senti telle chose à un moment donné.

[81543] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 7 n. 2 Deinde cum dicit est autem manifestat propositum. Et primo ostendit quomodo anima cognoscat mensuram temporis. Secundo manifestat principale propositum, scilicet quod cognoscere tempus necessarium est reminiscenti, ibi, cum igitur rei. Et circa primum duo facit. Primo manifestat propositum. Secundo movet quamdam quaestionem, ibi, quomodo enim differt. Dicit ergo primo, quod aliquid est in anima, quo iudicat maiorem et minorem mensuram temporis. Et hoc rationabile est esse circa tempus, sicut et circa magnitudines corporales: magnas quidem, quantum ad quantitatem corporum visorum, et procul, quantum ad quantitatem distantiae localis, cui proportionatur quantitas temporis, quae accipitur secundum distantiam a praesenti nunc.

Puis lorsqu’il dit : Admettons qu’il y ait, etc., il manifeste sa thèse. Et en premier, il montre comment l’âme connaît la mesure du temps. En deuxième, il manifeste sa proposition principale, à savoir qu’il est nécessaire à celui qui se ressouvient de connaître la mesure du temps, où il dit : Ainsi donc, quand le mouvement, etc. Il traite le premier point en deux parties. En premier, il manifeste sa proposition. En deuxième, il soulève une question, où il dit : Quelle différence y aura-t-il donc, etc. Il dit donc en premier qu’il y a dans l’âme quelque chose qui juge une mesure de temps plus ou grande. Et il est raisonnable qu’il en aille pour le temps comme pour les grandeurs corporelles : l’âme juge les grandes en effet selon les dimensions des corps vus et les éloignées selon la distance locale, qui est proportionnelle à la quantité de temps, laquelle est considérée selon la distance à l’instant présent.

[81544] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 7 n. 3 Huiusmodi autem magnitudines cognoscit anima non extendendo ibi intelligentiam, quasi anima cognoscat magnitudinem, contingendo eas secundum intellectum: quod videtur dicere propter Platonem, ut patet in primo de anima. Et per hunc etiam modum quidam dicunt visum fieri per hoc quod radius pertransit totam distantiam usque ad rem visam, ut dictum est in libro de sensu et sensato. Sed non potest esse quod magnitudines cognoscantur ab anima per contactum intelligentiae, quia sic non posset anima intelligere nisi magnitudines existentes: nunc autem videmus quod intelligit magnitudines quae non sunt. Nihil enim prohibet animam intelligere quantitatem duplam quantitatis caeli. Non ergo cognoscit anima magnitudinem ei se coextendendo, sed per hoc, quod quidam motus a re sensibili resolutus in anima, est proportionalis magnitudini exteriori. Sunt enim in anima quaedam formae et motus similes rebus, per quas res cognoscit.

Mais l’âme ne connaît pas ces grandeurs en y agrandissant son intelligence comme si elle connaissait la grandeur en la touchant par son intelligence, ce qu’il semble dire à cause de Platon, comme on le voit au livre I du Traité de l’âme. Et certains disent également, de la même façon, que la vue se produit du fait qu’un rayon parcourt toute la distance jusqu’à la chose vue, comme il est dit dans le traité Des sens et des sensations. Mais il n’est pas possible que les grandeurs soient connues par par l’âme par contact avec l’intelligence, car alors, l’âme ne pourrait connaître que les grandeurs existantes, alors qu’en fait, nous constatons qu’elle comprend des grandeurs qui n’existent pas. En effet, rien n’empêche l’âme de comprendre une grandeur double de la grandeur du ciel[147]. L’âme ne connaît donc pas la grandeur en atteignant une grandeur égale à celle-ci, mais par le fait qu’un mouvement, produit dans l’âme par une chose sensible, est proportionnel à la grandeur extérieure. En effet, il y a dans l’âme des formes et des mouvements semblables aux choses, par lesquels elle connaît les choses.

[81545] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 7 n. 4 Deinde cum dicit quo enim determinat quamdam quaestionem circa praemissa. Et circa hoc tria facit. Primo proponit quaestionem. Secundo solvit, ibi, aut quia. Tertio solutionem exemplificat in literis, ibi, sicut igitur. Quaerit ergo primo, cum anima per similitudinem magnitudinis quam habet magnitudinem cognoscat, in quo differt illud quo cognoscit maiorem et minorem magnitudinem? Videtur enim non habere differentem similitudinem, eo quod non differunt specie.

Ensuite, lorsqu’il dit : Quelle différence y aura-t-il, etc., il résout une question concernant ce qui précède. Et il le fait en trois temps. En premier, il présente la question. En deuxième, il la résout, où il dit : Toutes les choses du dedans, etc. En troisième, il illustre la solution par des lettres, où il dit : Prenons un exemple, etc. Il se demande donc en premier, puisque l’âme connaît la grandeur par la ressemblance de la grandeur qu’elle possède, en quoi diffèrent ce par quoi elle connaît le plus grand et ce par quoi elle connaît le moins grand? En effet, ils ne semblent pas avoir une ressemblance différente, puisqu’ils ne diffèrent pas en espèce.

[81546] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 7 n. 5 Deinde cum dicit an quia solvit quaestionem. Et dicit quod anima vel per similem figuram sive formam intelligit minora, idest minorem quantitatem, sicut et per formam similem cognoscit maiorem magnitudinem. Formae enim et motus interiores proportionaliter correspondent magnitudinibus exterioribus, et forte ita est de magnitudinibus sive distantiis locorum et temporum, sicut de speciebus rerum. Unde, sicut in ipso cognoscente sunt diversae similitudines et motus proportionaliter respondentes diversis speciebus rerum, puta equo et bovi, ita etiam et diversis quantitatibus.

Ensuite, où il dit : Est-ce qu’il pense, etc., il résout la question. Et il dit que c’est par une figure ou une forme semblable que l’âme comprend  les moindres, c'est-à-dire une quantité plus petite, et une dimension plus grande. En effet, les formes et les mouvements intérieurs correspondent proportionnellement aux dimensions extérieures, et il en va peut-être de même pour les grandeurs ou les distances de lieux et de temps comme pour les espèces des choses. Alors, comme il y a dans l’être connaissant des ressemblances et des mouvements divers correspondant proportionnellement aux diverses espèces des choses, il en va de même des quantités diverses.

[81547] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 7 n. 6 Deinde cum dicit sic igitur manifestat huiusmodi diversam proportionem per exemplum in literis. Ad cuius evidentiam considerandum est quod quia supra dixit in intelligentia esse similes figuras et motus proportionales rebus, utitur hic gratia exempli similitudine figurarum, sicut geometrae utuntur: apud quod figurae similes dicuntur, quarum latera sunt proportionabilia et anguli aequales, ut patet in sexto Euclidis: (figura).

Ensuite, où il dit : Prenons un exemple, etc., il manifeste la proportion diverse de ces choses par un exemple avec des lettres. Pour bien le comprendre, il faut remarquer que, comme il a dit plus haut qu’il y a dans l’intelligence des figures et des mouvements semblables proportionnels aux choses, il prend ici à titre d’exemple les ressemblances de figures comme les géomètres en parlent; en effet, ils appellent figures semblables celles dont les côtés sont proportionnels et les angles égaux, comme on le voit au livre VI du traité d’Euclide : (figure).

[81548] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 7 n. 7 Describatur ergo triangulus bae, cuius basis sit be. Deinde a puncto g signato in latere ba ducatur linea aeque distans a basi usque ad aliud latus, quae sit gd; et similiter in triangulo gad, producatur linea aeque distans a basi. Est autem demonstratum in primo Euclidis, quod linea recta cadens super duas aeque distantes, facit angulos oppositos aequales. Angulus ergo agd est aequalis angulo aeb, et angulus adg est aequalis angulo aeb: angulus autem a est communis: ergo tres anguli trianguli agd, sunt aequales angulis trianguli bae: ergo lineae, quae subtenduntur aequalibus angulis, sunt proportionales, secundum quartam proportionem sexti Euclidis; ergo proportio quae est ab ab ad ag, eadem est proportio be ad gd; ergo permutatim, quae est proportio ab ad be eadem est proportio ag ad gd: et sic duo trianguli praedicti sunt figurae similes. Per lineam vero ab et partes eius, intelliguntur motus animae, quibus anima cognoscit. Per lineas autem be, gd et zi, quae sunt bases triangulorum, intelliguntur diversae quantitates, magnitudine et parvitate differentes.

Soit donc le triangle BAE, dont la base est BE. Ensuite, à partir du point G fixé sur le côté AB, traçons une ligne équidistante entre la base et un autre côté, et appelons-la GD; pareillement, dans le triangle GAD, traçons une ligne équidistante à partir de la base. Il a donc été démontré, au livre I du traité d’Euclide, qu’une ligne droite qui tombe deux lignes équidistantes crée des angles opposés égaux. Donc, l’angle AGD est égal à l’angle AEB, et l’angle ADG est égal à l’angle AEB; or, l’angle A est commun; donc, les trois angles du triangle AGD sont égaux aux angles du triangle BAE; donc, les lignes qui sous-tendent les angles égaux sont proportionnelles, selon la quatrième proposition[148] du livre VI du traité d’Euclide; la proportion de AB à AG est donc la même que la proportion de BE à GD; donc, réciproquement, la proportion de AB à BE est la même que la proportion de AG à GD; et ainsi, ces deux triangles sont des figures semblables. Par la ligne AB et ses parties, on doit comprendre les mouvements de l’âme par lesquels l’âme connaît. Par les lignes BE, GD et ZI, qui sont les bases des triangles, on comprend les diverses quantités qui diffèrent en grandeur et en petitesse.

[81549] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 7 n. 8 Concludit ergo exemplificando quod, si anima secundum motum ab, movetur ad cognoscendum quantitatem be, faciet etiam iste motus secundum aliquid sui cognosci quantitatem gd; quia motus ag qui continetur in ab, et magnitudo gd in eadem proportione se habent, in qua motus ab et magnitudo be.

Il conclut donc en donnant l’exemple suivant : si l’âme, se mouvant selon le mouvement AB, vient à connnaître la quantité BE, ce mouvement, en une partie de lui-même, lui fera également connaître la quantité GD, car le mouvement AG, qui est contenu dans AB, et la grandeur GD ont la même proportion que le mouvement AB et la grandeur BE.

[81550] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 7 n. 9 Sed tunc redibit quaestio, quae supra mota est: cum plus requiratur ad cognoscendum quantitatem gd, quae est maior, quam ad cognoscendum quantitatem zi quae est minor.

Mais alors, cela nous ramène à la question soulevée ci-dessus, puisqu’il faut davantage pour connaître la quantité GD, qui est plus grande, que pour connaître la quantité ZI, qui est plus petite.

[81551] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 7 n. 10 Et ut hoc expressius videri possit, accipit motus ut distinctos quorum unus non contineatur in altero. Sit ergo una linea km, et dividatur in puncto t tali ratione, ut eadem sit proportio kt ad tm, quae est lineae ag, secundum quam cognoscitur quantitas gd, ad lineam ab, secundum quam cognoscitur be. Sic ergo simul (figura). Movetur secundum hos motus: quia sicut secundum motum ag cognoscitur quantitas gd, ita secundum motum kt. Et sicut secundum motum ab cognoscitur quantitas be, ita secundum motum tm. Si vero aliquis velit secundum motum az, cognoscere quantitatem zi, oportebit quod subtrahatur ab ag hoc quod est gz; sicut ei addebatur gb ad cognoscendum quantitatem be. Sed, si volumus accipere motus distinctos, oportebit accipere loco duorum motuum kt et tm, loco cuius ponit te, ita quod est g et m. Inscribantur eidem puncto alii duo motus: quorum unus sit kl et alius lm, ita quod linea km dividatur in puncto l, et ob hanc rationem, ut sit proportio kl ad lm sicut proportio az ad ab. Unde sicut per motum lm cognoscet quantitatem be, ita per motum kl cognoscet zi. Quod quidem sic demonstratur.

Et pour que cela soit plus clairement visible, il considère comme distincts les mouvements dont l’un n’est pas contenu dans l’autre. Soit donc la ligne KM, et divisons-la au point T de telle sorte que la proportion de KT à TM soit la même que celle de la ligne AG, par laquelle on connaît la quantité GD, à la ligne AB, par laquelle on connaît BE. Alors, en même temps, (figure) elle est mue selon ces mouvements, car, de même que la quantité GD est connue par le mouvement AG, de même elle est connue par le mouvement KT. Et de même que la quantité BE est connue par le mouvement AB, de même elle est connue par le mouvement TM. Si donc on veut connaître la quantité ZI par le mouvement AZ, il faut soustraire GZ de AG, de même qu’on y avait ajouté GB pour connaître la quantité BE. Mais si nous voulons prendre des mouvements distincts, il faudra prendre TE à la place des deux mouvements KT et TM, de sorte qu’on aura G et M. Traçons à partir du même point deux autres mouvements : soit l’un KL et l’autre LM, de sorte que la ligne KM soit divisée au point L, et de telle sorte que la proportion de KL à LM soit la même que la proportion de AZ à AB. Alors, comme la quantité BE est connue par le mouvement LM, de même ZI sera connu par  mouvement KL. C’est ainsi que l’énoncé est démontré.

[81552] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 7 n. 11 Deinde cum dicit cum igitur manifestat principale propositum. Et primo ostendit quod reminiscentem oportet cognoscere tempus. Secundo manifestat duplicem modum cognoscendi tempus, ibi, qui vero est temporis. Dicit ergo primo, quod quando in anima simul occurrit motus rei memorandae et temporis praeteriti, tunc est memoriae actus. Si vero aliquis putet ita se habere, et non ita fiat in memoria, quia vel deest motus rei, vel motus temporis, non est memoratum. Nihil enim prohibet quod in memore insit mendacium, sicut cum alicui videtur quod memoretur et non memoratur, quia occurrit ei tempus praeteritum, sed non res quam vidit, sed alia loco eius. Et quandoque aliquis memoratur et non putat se memorari: sed latet ipsum, quia scilicet non occurrit ei tempus, sed res, quia ut supra dictum est, hoc est memorari, phantasmati intendere alicuius rei prout est imago prius apprehensi. Unde, si motus rei fiat sine motu temporis, aut e converso, non reminiscitur.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ainsi donc, quand le mouvement, etc., il manifeste la proposition principale. Et en premier, il montre que celui qui se ressouvient doit connaître le temps. En deuxième, il manifeste les deux manières de connaître le temps, où il dit : D’ailleurs, le mouvement du temps, etc. Il dit donc en premier que lorsque le mouvement de la chose dont il faut se souvenir se produit dans l’âme en même temps que le mouvement du temps passé, il y a acte de mémoire. Mais si quelqu'un croit qu’il en est ainsi et qu’il n’en est pas ainsi dans la mémoire, parce que soit le mouvement de la chose, soit le mouvement du temps est absent, on ne se souvient pas. En effet, rien n’empêche qu’il n’y ait un mensonge dans la mémoire, comme quand il semble à quelqu'un qu’il se souvient alors qu’il ne se souvient pas, parce que le temps passé lui revient à l’esprit, mais pas la chose qu’il a vue, mais une autre à sa place. Et parfois, quelqu'un se souvient et ne pense pas se souvenir, mais cela lui est caché parce que ce n’est pas le temps qui lui revient à l’esprit, mais la chose, car, comme on l’a dit plus haut, se souvenir, c’est regarder l’image mentale d’une chose en tant qu’elle est l’image de ce qui a été perçu auparavant. Alors, si le mouvement de la chose a lieu sans mouvement du temps, ou l’inverse, il n'y a pas réminiscence.

[81553] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 7 n. 12 Deinde cum dicit qui vero ostendit diversum modum quo reminiscentes cognoscunt tempus. Quandoque enim aliquis recordatur tempus non quidem sub certa mensura, puta quod tertia die fecerit aliquid, sed quod aliquando fecit. Quandoque autem recordatur sub mensura temporis praeteriti, quamvis non sub certa mensura. Consueverunt enim homines dicere quod recordantur quidem alicuius rei ut praeteritae, sed nesciunt quando fuerit, quia nesciunt temporis metrum, idest, mensuram: et hoc contingit propter debilem impressionem, sicut contingit in his quae videntur a remotis, quae indeterminata cognoscuntur.

Puis lorsqu’il dit : D’ailleurs, le mouvement du temps, etc., il montre les façons différentes de connaître le temps de ceux qui se ressouviennent. En effet, parfois, on se souvient du temps, mais non selon une mesure certaine, par exemple qu’on a fait telle chose le troisième jour, mais qu’on l’a faite à un moment donné. Parfois, on s’en souvient selon la mesure du temps passé, mais pas selon une mesure certaine. En effet, les gens ont l’habitude de dire qu’ils se souviennent d’une chose en tant qu’elle est passée, mais ils ne savent pas quand, parce qu’ils ne connaissent pas la durée, c'est-à-dire la mesure du temps; et cela arrive parce que l’impression est faible, comme c’est le cas des objets vus de loin, qui sont connus de façon indéterminée.

 

Leçon 8

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

On a dit précédemment que ce n'était pas toujours les mêmes hommes qui avaient de la mémoire et de la réminiscence.

La mémoire diffère de la réminiscence autrement encore que par le temps; ainsi, beaucoup d'animaux, sans compter l'homme, ont de la mémoire, tandis que parmi tous les animaux connus la réminiscence n'appartient, on peut dire, qu'à l'homme tout seul ; la cause de ce privilège, c'est que la réminiscence est une sorte de raisonnement. Quand on a une réminiscence, on fait ce raisonnement qu'antérieurement on a entendu, vu ou éprouvé quelque impression de ce genre; et l'esprit fait alors une espèce de recherche. Mais cet effort n'est possible qu'aux animaux que la nature a doués de la faculté de vouloir; et vouloir est bien aussi une sorte de raisonnement, de syllogisme.

Ce qui prouve bien que cette faculté dépend en partie du corps, et que la réminiscence est une sorte de recherche que fait l'esprit dans l'image que le corps lui a transmise, c'est que quelques personnes se troublent tout à fait, quand elles ne peuvent se ressouvenir de quelque chose; et tout en voulant cesser d'appliquer leur pensée à cette recherche et ne plus faire acte de réminiscence, elles sont tout à fait incapables de s'arrêter. C'est surtout ce qui arrive aux gens mélancoliques, précisément parce que les images agissent beaucoup plus sur leur esprit. Ce qui leur fait perdre la faculté d'arrêter leur réminiscence, c'est que comme ceux qui ont lancé un trait ne peuvent plus le rappeler, de même quand l'esprit fait effort pour un acte de réminiscence, et qu'il cherche péniblement, il émeut aussi quelque organe corporel, qui souffre de cette affection. Ceux qui alors se troublent le plus sont ceux qui ont, au siège de la sensibilité, quelque humidité; car cette humidité ne s'arrête pas aisément quand une fois elle a été mise en mouvement, et elle ne cesse de s'agiter que quand l'esprit atteint la chose qu'il cherche et que le mouvement suit son cours régulier.

Voilà pourquoi, quand la frayeur et la colère ont été une fois excitées, leur réaction même les empêche de s'arrêter; mais elles réagissent à leur tour contre ces mêmes organes qui les ont excitées. La réminiscence alors affecte l'esprit à peu près comme ces mots, ces chants et ces discours qu'on a eus trop souvent à la bouche, et qu'on se surprend longtemps à chanter et à dire sans même qu'on le veuille.

 

 

Lectio 8

Leçon 8 ─ Diffence entre la mémoire et la réminiscence. (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81554] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 8 n. 1 Postquam philosophus ostendit modum reminiscendi, nunc ostendit differentiam memoriae et reminiscentiae. Innuit autem tres differentias: quarum prima est ex aptitudine ad utrumque. Dictum est enim supra quod non iidem homines sunt bene memorativi et reminiscitivi. Secunda autem differentia est ex parte temporis, quia scilicet reminiscentia, cum sit via ad memoriam, tempore ipsam praecedit, ut ex praedictis patet. Tertia differentia est ex parte subiecti in quo utrumque eorum inveniri potest: quia hoc quod est memorari, multa alia animalia participant praeter hominem, ut etiam supra dictum est; sed nullum animal quod a nobis cognoscatur, reminiscitur, nisi homo, quod quidem dicit, quia apud quosdam dubium fuit, an aliquod animal esset rationale praeter hominem.

Après avoir montré le comment de la réminiscence, le Philosophe montre maintenant la différence entre la mémoire et la réminiscence. Et il indique trois différences, dont la première est l’aptitude à l’une ou à l’autre. En effet, on a dit plus haut que ce ne sont pas les mêmes hommes qui ont une bonne mémoire et une bonne réminiscence. La deuxième différence concerne le temps, car la réminiscence, étant le chemin vers la mémoire, la précède dans le temps, comme il est évident d’après ce qui a été dit. La troisième différence est du côté du sujet dans lequel on peut trouver les deux, car quant à l’acte de mémoire, beaucoup d’animaux y participent en plus de l’homme, comme on l’a dit également; mais aucun animal qui soit connu de nous ne se ressouvient, excepté l’homme, et il dit cela parce que certains se demandaient s’il existe un autre animal raisonnable en plus de l’homme.

[81555] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 8 n. 2 Causa autem quare soli homini convenit reminisci, est quia reminiscentia habet similitudinem cuiusdam syllogismi; quare, sicut in syllogismo pervenitur ad conclusionem ex aliquibus principiis, ita etiam in reminiscendo aliquis quodam modo syllogizat se prius aliquid vidisse, aut aliquo alio modo percepisse, ex quodam principio in hoc deveniens: et reminiscentia est quasi quaedam inquisitio, quia non a casu reminiscens ab uno in aliud, sed cum intentione deveniendi in memoriam alicuius procedit. Hoc autem, scilicet quod aliquis inquirat in aliud pervenire, solum illis accidit, quibus inest naturalis virtus ad deliberandum: quia etiam deliberatio fit per modum cuiusdam syllogismi; deliberatio autem solis hominibus competit: cetera vero animalia non ex deliberatione, sed ex quodam naturali instinctu operantur.

Et la cause du fait que seuls les hommes sont capables de se ressouvenir est que la réminiscence ressemble à un genre de syllogisme, car, de même que dans le syllogisme on parvient à une conclusion à partir de principes, de même aussi dans la réminiscence on fait une sorte de syllogisme : à partir du fait qu’on a vu quelque chose auparavant, ou qu’on l’a perçu de quelque autre façon, on y parvient à partir d’un certain principe; et la réminiscence est une sorte d’investigation, parce que celui qui se ressouvient ne passe pas par hasard d’une chose à l’autre, mais c’est intentionnellement qu’il procède pour retrouver le souvenir de quelque chose. Mais ce fait de chercher à parvenir à autre chose ne se trouve que chez ceux qui ont la faculté naturelle de délibérer, car la délibération s’exerce aussi à la manière d’une sorte de syllogisme; or, la délibération appartient seulement aux hommes; quant aux autres animaux, ce n’est pas par délibération, mais par un certain instinct naturel qu’ils agissent.

[81556] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 8 n. 3 Deinde cum dicit quod autem ostendit qualis passio sit reminiscentia. Quia enim dixerat quod reminiscentia est sicut syllogismus quidam: syllogizare autem est actus rationis, quae non est actus corporis cuiusdam, ut probatur secundum de anima, posset alicui videri quod reminiscentia non esset passio corporea, idest operatio exercitata per organum corporale. Philosophus autem ostendit contrarium.

Puis lorsqu’il dit : Ce qui prouve bien, etc., il montre quelle faculté est la réminiscence. Comme il a dit en effet que la réminiscence est comme un syllogisme, et comme le syllogisme est un acte de la raison, laquelle n’est pas l’acte d’un corps, comme il est prouvé au livre II du Traité de l’âme, il pourrait sembler que la réminiscence n’est pas une faculté corporelle, c'est-à-dire une opération exercée par une faculté corporelle. Mais le Philosophe démontre le contraire.

[81557] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 8 n. 4 Et primo quidem per quoddam quod accidit reminiscentibus. Secundo per eos qui habent impedimentum reminiscentiae, ibi, sunt autem et superiora. Circa primum tria facit. Primo inducit accidens praedictum. Secundo assignat causam praedicti accidentis, ibi, causa autem eius. Tertio manifestat per simile, ibi, unde et irae et timores. Dicit ergo primo, quod signum huius quod reminiscentia sit quaedam corporea passio, sive existens inquisitio phantasmatis in tali, idest in aliquo particulari, vel in tali, idest in quodam organo corporeo, est, quod cum quidam non possunt reminisci turbantur, id est quadam inquietudine sollicitantur, et valde apponunt mentem ad reminiscendum. Et si contingat quod iam de cetero non conentur ad reminiscendum, quasi cessante a proposito reminiscendi, nihilominus adhuc inquietudo illa cogitationis remanet in eis; et hoc maxime contingit in melancholicis, qui maxime moventur a phantasmatibus: quia propter terrestrem naturam, impressiones phantasmatum magis firmantur in eis.

Et il le démontre, en premier, par quelque chose qui arrive à ceux qui se ressouviennent, et en deuxième, par ceux dont la réminiscence est empêchée, où il dit : Il faut remarquer encore, etc. Il traite le premier point en trois parties. En premier, il décrit ce qui arrive. En deuxième, il présente la cause de ce qui arrive, où il dit : Ce qui leur fait perdre, etc. En troisième, il le manifeste par une comparaison, où il dit : Voilà pourquoi, quand la frayeur, etc. Il dit donc en premier que le signe du fait que la réminiscence est une faculté corporelle, soit que la recherche d’une image mentale existe dans telle chose, c'est-à-dire un objet particulier, soit dans telle autre, c'est-à-dire dans un organe corporel, c’est que quand certains ne peuvent pas se ressouvenir, ils sont troublés, tiraillés par l’agitation, et appliquent fortement leur esprit à se ressouvenir. Et s’il arrive que pour le reste ils ne s’efforcent plus de se ressouvenir et abandonnent cet objectif, cette agitation de la pensée demeure quand même encore en eux; et cela arrive surtout aux mélancoliques, qui sont les plus ébranlés par les images mentales, car, à cause de leur nature terreuse, les impressions des images mentales demeurent plus solidement en eux.

[81558] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 8 n. 5 Deinde cum dicit causa autem assignat causam praedicti accidentis. Et primo ponit causam. Secundo ostendit in quibus maxime locum habet, ibi, maxime autem turbantur. Circa primum considerandum est, quod operationes, quae sunt partis intellectivae absque organo corporali, sunt in sui arbitrio ut possit ab eis desistere cum voluerit. Sed non ita est de operationibus quae per organum corporale exercentur: quia non est in potestate hominis quod ex quo organum corporale est mere eius passio statim cesset. Et ideo dicit quod causa eius, quod est reminisci, non ita est in ipsis reminiscentibus, idest in potestate eorum, ut scilicet possint desistere cum voluerint: quia sicut accidit proiicientibus quod postquam moverit corpus proiectum, non est amplius in eorum potestate ut sistant, sic etiam reminiscens et quicumque investigans per organum corporale, movet corporale organum in quo est passio. Unde non statim motus cessat cum homo voluerit.

Ensuite, où il dit : Ce qui leur fait perdre, etc., il montre la cause de ces faits. Et en premier, il en présente la cause. En deuxième, il montre chez qui cela se produit surtout, où il dit : Ceux qui alors se troublent, etc. Pour le premier point, il faut remarquer que, dans le cas des opérations qui appartiennent à la partie intellectuelle sans organe corporel, on a le pouvoir de les cesser quand on veut. Mais il n’en va pas de même pour les opérations qui sont exercées par un organe corporel, car il n’est pas au pouvoir de l’homme de cesser instantanément ce par quoi un organe corporel est purement affecté. C’est pourquoi il dit que la cause du fait de se ressouvenir n’est pas ainsi en ceux qui se ressouviennent, c'est-à-dire qu’il n’est pas en leur pouvoir de cesser cette activité quand ils le veulemt, car, comme ceux qui lancent un objet n’ont plus ensuite le pouvoir de l’arrêter après l’avoir lancé, de même celui qui se ressouvient et quiconque fait une recherche au moyen d’un organe corporel meut l’organe corporel, qui est ainsi affecté. C’est pourquoi le mouvement ne cesse pas tout de suite quand on veut.

[81559] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 8 n. 6 Deinde cum dicit maxime autem ostendit in quibus maxime praedicta causa locum habeat. Et dicit quod maxime turbantur, idest commoventur in reminiscendo illi, quibus humiditas abundat circa locum ubi sunt organa sensuum, puta circa cerebrum et circa cor: quia humiditas mota non de facili quiescit, quousque occurrat illud quod quaeritur, et motus inquisitionis procedat recte usque ad terminum. Nec est contrarium quod supra dixit, hoc maxime accidere melancholicis, qui sunt siccae naturae: quia in illis contingit propter violentam impressionem, in his autem propter facilem commotionem.

Ensuite, où il dit : Ceux qui alors se troublent, etc., il montre chez qui cette cause agit surtout. Et il dit que ceux qui sont les plus troublés, c'est-à-dire qui sont agités quand ils se ressouviennent, sont ceux en qui l’humidité abonde autour de l’endroit où sont les organes des sens, notamment le cerveau et le cœur, car l’humidité en mouvement ne s’apaise pas facilement jusqu’à ce qu’on trouve ce qu’on cherche et que le mouvement de recherche se poursuive correctement jusqu’à terme. Et cela n’est pas contraire à ce qu’il a dit plus haut, que cela arrive surtout aux mélancoliques, dont la nature est sèche, car cela arrive à ceux-là à cause de la violence de l’impression, et à ceux-ci parce qu’ils sont agités facilement.

[81560] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 8 n. 7 Deinde cum dicit unde et manifestat quod dixerat per simile. Et ponit duo similia. Quorum primum est de passionibus animae, quibus organum corporale quodam modo commovetur. Et dicit quod quando ira, vel timor, vel concupiscentia, vel si quid huiusmodi movetur contra aliquod obiectum, etiam si homines velint in contrarium movere, retrahendo se ab ira vel timore, non sedatur passio, sed contra idem adhuc movetur: quod contingit, quia commotio corporalis organi non statim quietatur.

Puis lorsqu’il dit : Voilà pourquoi, quand la frayeur, etc., il manifeste ce qu’il a dit par comparaison. Et il présente deux comparaisons. La première vient des affections des animaux, dont un organe corporel est agité de quelque façon. Et il dit que lorsque la colère, la crainte, la convoitise ou quoi que ce soit du genre se soulève contre un objet, même si on veut s’y opposer en s’éloignant de la colère ou de la crainte, la passion ne s’apaise pas, mais elle continue de s’élancer contre la même chose; et il en est ainsi parce que l’agitation de l’organe corporel ne s’apaise pas facilement.

[81561] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 8 n. 8 Secundum simile ponit ibi, et comparatur. Et dicit quod praedicta passio, quae accidit in reminiscendo, comparatur nominibus et melodiis et ratiocinationibus cum aliquod eorum cum aliqua intentione per os proferatur, sicut accidit his qui cum magna intentione recitant, nominant, vel cantant, vel argumentantur: quia quando ipsi volunt desistere, adhuc praeter intentionem eorum accidit quod cantent, vel aliquid proferant, propter hoc quod motus pristinae imaginationis adhuc manet in organo corporali.

Il donne la deuxième comparaison où il dit : La réminiscence alors affecte, etc. Et il dit que cette affection, qui se produit dans la réminiscence, se compare aux mots, aux mélodies et aux raisonnements prononcés oralement et auxquels on a appliqué son attention, comme il arrive à ceux qui récitent, nomment, chantent ou argumentent avec grande intensité, car quand ils veulent cesser, il leur arrive encore, de façon non intentionnelle, de chanter ou de dire quelque chose parce que le mouvement de la première imagination demeure encore dans l’organe corporel.

[81562] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 8 n. 9 Deinde cum dicit sunt autem manifestat propositum per hoc quod reminiscentia impeditur per aliquam corporalem dispositionem. Et ponit duas dispositiones corporales impedientes reminiscentiam. Quarum primam ponit dicens, quod illi qui habent membra superiora maiora quam inferiora, quae est dispositio nanorum, quia habent curtas tibias, et superiorem partem corporis proportionaliter maiorem, sunt peius memorativi, quam illi qui habent contrariam dispositionem, propter hoc, quod organum sensitivum in eis, quod est in superiori parte, est aggravatum in eis multitudine materiae, et propter hoc nec motus sensibilium in eis diu possunt permanere, sed cito dissolvuntur propter confusionem humorum, quod pertinet ad defectum memoriae; nec etiam de facili possunt recte procedere reminiscendo: quia non possunt regulare motum materiae, quod pertinet ad defectum reminiscentiae.

Puis lorsqu’il dit : Il faut remarquer encore, etc., il manifeste son affirmation en montrant que la réminiscence est empêce par certaines dispositions corporelles. Et il mentionne deux dispositions corporelles qui empêchent la réminiscence. Il présente la première en disant que ceux dont les membres supérieurs sont plus grands que les membres inférieurs (ce qui est la conformation des nains, car leurs jambes sont courtes et la partie supérieure de leur corps est proportionnellement plus grande) ont une moins bonne mémoire que ceux qui ont la conformation contraire, du fait que leur organe sensitif, qui est dans le haut du corps, est appesanti par l’abondance de la matière, et c’est pourquoi le mouvement produit en eux par les objets sensibles ne peuvent pas demeurer longtemps, mais se dissipe rapidement à cause de la confusion des humeurs, ce qui caractérise le manque de mémoire; ils ne peuvent pas bien procéder non plus à la réminiscence, car ils ne peuvent pas maîtriser le mouvement de la matière, ce qui caractérise le défaut de la réminiscence.

[81563] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 8 n. 10 Secunda dispositio impediens est, quod illi qui sunt penitus novi, sicut pueri nuper nati et multum senes sunt immemores, propter motum augmenti qui est in pueris, et decrementi qui est in senibus, ut supra dictum est, haec dispositio partim convenit cum prima, scilicet quantum ad pueros, qui usque ad longam aetatem sunt nanosi, quasi habentes superiorem partem corporis maiorem.

La deuxième disposition qui empêche la réminiscence est que ceux qui sont très nouveaux, comme les enfants nouveau-nés, et les gens très âgés n’ont pas de mémoire, à cause du mouvement d’augmentation chez les enfants et du mouvement de diminution chez les vieillards, comme on l’a dit. Cette disposition recoupe en partie la première, à savoir dans le cas des enfants, qui sont des nains pour longtemps, ayant la partie supérieure du corps plus grande.

[81564] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 8 n. 11 Sic ergo patet quod reminiscentia est corporalis passio, nec est actus partis intellectivae, sed sensitivae, quae etiam in homine est nobilior et virtuosior quam in aliis animalibus propter coniunctionem ad intellectum. Semper enim quod est inferioris ordinis perfectius fit suo superiori coniunctum, quasi aliquid de eius perfectione participans.

Ainsi donc, il est évident que la réminiscence est une affection corporelle et qu’elle n’est pas un cte de la partie intellectuelle, mais de la partie sensitive, qui est aussi, chez l’homme, plus noble et plus puissante que chez les autres animaux à cause de sa liaison avec l’intelligence. En effet, ce qui est d’un ordre inférieur devient plus parfait quand il est joint à un ordre supérieur, du fait qu’il participe de sa perfection en quelque chose.

[81565] Sentencia De sensu, tr. 2 l. 8 n. 12 Ultimo autem epilogando concludit quod dictum est de memoria et memorari quae sit natura ipsorum, et per quam partem animae animalia memorantur, et similiter de reminiscentia quid sit, et quomodo fiat, et propter quam causam.

En dernier, il dit en guise de conclusion qu’on a dit quelle est la nature de la mémoire et du souvenir et par quelle partie de l’âme les animaux se souviennent, et également ce qu’est la réminiscence, comment elle se produit et quelle en est la cause.

 



[1] Ce prologue constitue une introduction aux deux traités qui suivent : le traité De la sensation et des sensibles et De la mémoire et de la réminiscence. Dans les éditions modernes, il constitue le début du traité De la sensation et des sensibles.

[2] C’est à dire Aristote, dans tout ce commentaire et dans toute l’œuvre de saint Thomas.

[3] Aristote, Traité de l’âme, III, 2, 429 b 21 - 22.

[4] Il n’existe pas de traduction satisfaisante du mot habitus en français. On a donc gardé le mot tel qu’il est en latin. Sur la notion d’habitus, consulter Somme théologique, Ia IIae, questions 50 à 54.

[5] Propre traduit per se.

[6] Cela n’a pas été traduit par : les habitus des sciences, expression un peu ambiguë. On pourrait avoir l’impression que les sciences portent sur des habitus, alors que le sens est que les sciences sont des habitus de l’intellect. Voir dans le commentaire du livre VI de l’Ethique à Nicomaque, début de la leçon 3 : « Plus haut, en effet, il a été dit que les vertus intellectuelles sont des habitus grâce auxquels l'âme dit vrai. Or il y en a cinq en nombre grâce auxquels l'âme dit toujours vrai, qu'elle affirme ou nie : l'art, la science, la prudence, la sagesse et l'intelligence. » Plus précisément, la science est un habitus démonstratif, comme il est dit un peu plus bas dans le même texte.

[7] Métaphysique, E, 1, 1025 b 3 – 1026 a 32.

[8] Par exemple : « Ainsi, celui qui étudie la nature pose le corps dans la définition de l’âme, parce qu’il l’étudie seulement en tant qu’elle est forme d’un corps naturel. » (Unde et in diffinitione animae ponitur corpus a naturali, qui considerat animam solum in quantum est forma physici corporis. De ente et essentia, cap. VI, § 1, Sur l’être et l’essence, chapitre VI, premier paragraphe). Si l’âme est forme d’un corps naturel, elle est forme d’une matière sensible. L’âme ne peut être définie sans que sa définition ne comprenne ce dont elle est la forme, c’est à dire un corps sensible.

[9] Physique, I, 1, 183 a 23 – 24.

[10] Le texte latin passe constamment du passé au présent, ce que le français interdit : le présent est donc gardé pour la suite de ce paragraphe.

[11] L’histoire des animaux, Les parties des animaux.

[12] Ouvrage perdu d’Aristote.

[13] Traité de l’âme, II, 3, 413 a 20 – 25. Voir le commentaire qu’en donne saint Thomas, livre II, leçon 5.

[14] On aurait pu traduire par appétit, mais le mot a paru trop proche d’un simple décalque du latin.

[15] Ou sensitive : mais une telle traduction serait peut-être trop restrictive : ce n’est pas seulement le désir sensible qui résulte des sens, mais aussi la volonté, ou appétit intellectuel, qui dérive de la faculté aperceptive qu’est l’intellect. Cf. S. Th, I, q. 80, article 2.

[16] Traité de l’âme, II, 2, 413 a 7.

[17] Traité de l’âme, III, 1, 429 a 18 – b 5.

[18] C’est à dire dans l’âme humaine, où il demeure une faculté séparée du corps.

[19] Séparées de toute matière, comme les substances purement intellectuelles ou Dieu.

[20] Pertinent corrigé en pertineat, d’après l’édition léonine.

[21] Il est question ici de traités qui sont regroupés habituellement sous le titre de Parva naturalia, ou Petits traités d’histoire naturelle. Celui qui est mentionné ici s’intitule : De la jeunesse et de la vieillesse, de la vie et de la mort, et de la respiration.

[22] Même traité que le précédent.

[23] De la longévité et de la brièveté de la vie.

[24] Traité perdu.

[25] Traité perdu.

[26] Du mouvement des animaux.

[27] De la marche des animaux.

[28] De la mémoire et de la réminiscence.

[29] Du sommeil et de la veille. Aristote a également laissé un traité Des rêves, et De la divination dans le sommeil.

[30] Plus semblable à ce qui précède, c’est à dire ce qui a été étudié dans le Traité de l’âme. Donc aller de qui se rapporte le plus à l’âme à ce qui en est le plus éloigné et qui regarde plus le corps.

[31] Du sommeil et de la veille, 454 b 10-11, 25-27.

[32] La traduction donnée ici du texte d’Aristote est une traduction de la version latine expliquée par saint Thomas, pas une traduction du texte grec, elle est destinée à l’intelligence du commentaire, pas à la compréhension du texte d’Aristote lui-même.

[33] Phisicus : celui qui étudie la nature, comme le fait Aristote ici. Traduire par physicien serait trompeur étant donné le sens moderne et restreint de ce terme.

[34] Discours traduit sermo, qui lui-même traduit logos. Logos signifie ici raisonnement. Saint Thomas commente d’ailleurs ce passage en ramenant sermo à ratio, la raison ou le raisonnement.

[35] Maxime, corrigé en maxima, d’après l’édition léonine.

[36] Phisici, corrigé en phisicorum, d’après l’édition léonine.

[37] A la manière des principes mathématiques, que saint Thomas désigne par le même terme de suppositiones : « sicut suppositiones, idest prima principia in demonstrationibus mathematicis » : « […] suppositions, c'est-à-dire des premiers principes, dans les démonstrations mathématiques. » (Commentaire de l’Ethique à Nicomaque, VII, l. 9, n. 8).

[38] Physique, I, 1, 184 a 23-24.

[39] Ce qui n’est pas la traduction de videntur autem, mais le début de la traduction du passage qui commence par ces mots en latin.

[40] Et non à l’âme comme forme d’un corps.

[41] Altération, et non passion : pour marquer que ce mot désigne tout ce que peut subir quelque chose.

[42] Voir ce que dit saint Thomas de l’estimative dans le commentaire du Traité de l’âme (livre II) : « L'estimative, quant à elle, ne saisit pas un individu selon qu'il se range sous une nature commune, mais seulement selon qu'il est le terme ou le principe d'une action ou d'une affection. Par exemple, la brebis connaît tel agneau non pas en tant qu'il est tel agneau, mais en tant qu'il est allaitable par elle ; et telle herbe, en tant qu'elle est sa nourriture. Aussi les individus auxquels ne s'étend pas son action ou son affection, elle ne les saisit d'aucune manière par son estimative naturelle. En effet, l'estimative naturelle est donnée aux animaux pour qu'ils s'ordonnent grâce à elle dans leurs actions propres, ou dans leurs passions, pour les rechercher ou les éviter. » (Traduction Yvan Pelletier).

[43] Traité de l’âme, III, 8, 432 b 6.

[44] Les facultés sont connues à partir de leurs effets, c’est à dire de leurs opérations, seules susceptibles d’être expérimentées directement, et donc nommées en fonction de celles-ci.

[45] Le verbe latin concupiscere signifie en effet désirer.

[46] Ethique à Nicomaque, II, 3, 1104 b 14-15.

[47] Les facultés désirantes se portent vers les objets qui sont connus au moyen des facultés perceptives, et qui leur sont représentés comme présents par l’imagination ; le toucher est parmi les sens le plus grossier et celui qui ne permet que les perceptions les plus vagues ; par conséquent, il ne fournit pas à l’imagination, ni, par son intermédiaire, aux facultés désirantes, d’objet déterminés vers lesquels elles puissent tendre. Voir le commentaire de saint Thomas sur le passage du Taité de l’âme qu’il cite ici : « Des animaux imparfaits de la sorte, par contre, n'imaginent pas quelque chose d'éloigné, car ils n'imaginent rien sinon en présence même du sensible. Quand ils sont blessés, par exemple, ils en imaginent la source comme nocive, et ils se retirent ; quand ils ont du plaisir, par contre, ils s'étendent vers sa source et se l'appliquent. Ainsi y a-t-il en eux une imagination ou une concupiscence indéterminée, en tant qu'ils imaginent et désirent une chose d’après sa convenance et non suivant qu’elle soit ceci ou cela, ici ou là. Bref, ils ont une imagination et une concupiscence confuse. » (Traduction Yvan Pelletier)

[48] Traité de l’âme, III, 10, 433 b 31 – 434 a 5.

[49] En vue d’autre chose, c’est à dire à titre de moyen.

[50] Corrigé d’après l’édition léonine.

[51] Inférieur, parce qu’il se trouve en dessous de la sphère de la lune, où commence le monde supérieur des astres. Le point central de l’univers aristotélicien est son point le plus bas, occupé par la terre.

[52] L’artifex est au sens strict celui qui exerce un art, c’est à dire une technique. Artisan et artiste auraient prêté à contresens, aussi a-t-on choisi technicien.

[53] Ars a été traduit par technique, et non par art, qui se réduit trop facilement aux beaux-arts. Il faut simplement se rappeler le caractère souvent empirique de la technique chez Aristote.

[54] Altération, et non passion : pour marquer que ce mot désigne tout ce que peut subir quelque chose.

[55] Altération, et non passion : pour marquer que ce mot désigne tout ce que peut subir quelque chose.

[56] Ce chapitre I ne correspond qu’à la fin du premier chapitre dans les éditions modernes. La première partie du chapitre est constituée par le prologue expliqué auparavant.

[57] Traité de l’âme, II, 5.

[58] delectabile

[59] tristabile

[60] Traité de l’âme, II, 5.

[61] agréable

[62] pénible

[63] Ou sentent à l’avance.

[64] Traité de l’âme, II, 6-11.

[65] Le second traité est le traité Sur la mémoire et la réminiscence.

[66] C’est à dire au début du traité suivant.

[67] Voir leçon précédente.

[68] C’est à dire au début du chapitre suivant.

[69] Traité de l’âme, II, 13-24, 418 a 7 – 424 b 18.

[70] Traité de l’âme, III, 11-12, 434 a 30 – 435 b 25.

[71] C’est à dire lorsqu’il subit quelque chose.

[72] Traité de l’âme, II, 10, 416 b 32 – 35 ; II, 23, 423 b 31 – 424 a 1.

[73] Traité de l’âme, II, 24, 424 a 17 – b 3.

[74] Cognitionem corrigé en comprehensionem d’après l’édition léonine.

[75] C’est-à-dire le froid, le chaud, le sec et l’humide.

[76] Traité de l’âme, II, 5, 414 b 6 – 11.

[77] Les plantes n’ont que cette fonction nutritive. Si le goût appartenait à cette faculté, elles l’auraient aussi, or elles sont dépourvues de facultés sensibles.

[78] Alexandre d’Aphrodise (vers 150-vers 215), auteur de nombreux commentaires d’Aristote et surnommé « Le » Commentateur avant que ce titre soit accordé à Averroès.

[79] Animantibus corrigé en animalibus d’après l’édition léonine.

[80] Motu progressivo: pourrait se traduire à la lettre par « mouvement de marche en avant », mais cela n’inclurait pas le vol des oiseaux et la natation des poissons et d’autres animaux.

[81] Traité de l’âme, II, 15, 419 a 11 – 15, 22 b 3 ; 16, 419 b 18 – 25 ; 20, 421 b 8 – 13 ; 22 – 23, 422 b 34 – 423 b 26 ; ou plutôt III, 11, 434 b 24 – 29.

[82] C’est-à-dire ceux qui agissent à distance.

[83] Traité de l’âme, II, 19, 421 a 9 – 13.

[84] Agere, agir, a presque toujours le sens d’une action morale, et non d’un acte technique, pour lequel est réservé le terme facere, faire, produire.

[85] Ethique à Nicomaque, X, 12, 1178 b 24 – 28.

[86] Comme les corps du monde sublunaire.

[87] Comme les corps célestes, au-delà de la lune.

[88] Correction d’après l’édition Léonine

[89] Animantis, corrigé en animalis, d’après l’édition léonine.

[90] Traité de l’âme, II, 18, 420 b 29 – 421 a 2.

[91] Définition d’Albert le Grand, tirée des termes d’Aristote dans l’Ethique à Nicomaque, VI, 114 a 24 – b 30.

[92] Comment concilier cela avec la doctrine d’Aristote selon laquelle un objet ne peut être à deux endroits à la fois?

[93] La pupille envoie la lumière à un certain endroit, puis rejoint elle-même cet endroit avant que la lumière ne s’éteigne, à moins qu’elle n’aille plus vite que la lumière pour la rejoindre.

[94] La lumière du jour, dans les pays enneigés.

[95] Ce qui suit est une paraphrase du poème d’Empédocle; cela explique le style.

[96] Specialiter : l’excellente traduction anglaise de ce commentaire donne à ce mot le sens de « comme dans un miroir », sans doute avec raison; cela concorde parfaitement avec la discussion qui précède, et quelqu’un a pu faire une erreur parce que specialiter est assez proche de speculum (miroir). L’auteur de cette traduction est Kevin White. Elle se trouve en ligne à https://isidore.co/aquinas/english/SensuSensato.htm#4.

[97] Peut-être parce qu’ils sont plus proches de leur origine.

[98] La traduction anglaise de Kevin White dit que « nous verrions même la nuit », ce qui est tout à fait sensé mais ne semble pas fondé sur le texte latin.

[99] Ou, pourrions-nous dire, virtuel.

[100] Sans doute par inadvertance, saint Thomas prend odorativum en deux sens opposés. Ici c’est l’exhalaison perçue par le sens de l’odorat; quelques lignes plus loin (odorativum, idest organum), le même mot désignera l’organe de l’odorat.

[101] Evaporatio fumalis : expression scolastique classique, traduite à la lettre par évaporation fumeuse par Jules Tricot dans sa traduction des Météorologiques d’Aristote, mais exhalaison est nettement un meilleur choix.

[102] Ce qui est chaud en puissance.

[103] Augmentum sumentes : Kevin White comprend argumentum sumentes, sans doute avec raison.

[104] Une fois et demie.

[105] Une fois et un tiers.

[106] Kevin White traduit « quand elles ne sont pas pures », ce qui est bien plus logique.

[107] Istud : probablement le deuxième des deux modes présentés plus haut.

[108] Le latin a coloribus, mais c’est une erreur.

[109] Kevin White traduit « le pouvoir d’agir ». On ne voit pas ce qu’un ange vient faire dans cette discussion.

[110] Texte obscur; la traduction de Kevin White coupe court ici.

[111] Le texte semble corrompu.

[112] Ponticum saporem : sens d’après Kevin White.

[113] La digestion de l’humidité.

[114] Le même mot acutus veut dire aigu (pour un angle) et aigre ou acide (pour une saveur). Le seul sens d’obtusus qui pourraità la rigueur s’appliquer à une saveur serait « émoussé » (insipide?).

[115] Théophraste (v. 371-v. 288 av. J.-C.) a été disciple d’Aristote, puis lui a succédé comme directeur du Lycée. Il est connu surtout pour ses Caractères.

[116] D’ostrakon (écaille, coquille, carapace) et derma (peau). « Qui a la peau couverte de pièces testacées. » (Wiktionnaire)

[117] Ces mots manquent dans le texte latin.

[118] Nitrate de potassium, KNO3, également appelé salpêtre.

[119] Sous-produits solides issus de la fusion, de l’affinage, du traitement ou de la mise en forme des métaux à haute température. (Wikipedia)

[120] Il semble inconnu par ailleurs et ne figure pas dans la liste des poètes grecs dans Wikipedia.

[121] Troisième grand poète tragique grec (v. 480-v. 406 av. J.-C.), après Eschyle et Sophocle, comparable à Racine pour la tragédie française.

[122] J’ajoute ces mots d’après la traduction anglaise.

[123] Erreur du texte latin, qui dit que plus son impression sur l’organe est forte.

[124] « Espèce d’arbustes ou de petits arbres de la famille des Rosacées originaire des régions tempérées du Caucase et d’Iran. » (Wikipedia) Son fruit, appelé coing, est très odorant.

[125] Manque dans le texte latin en ligne; rétabli d’après Kevin White.

[126] Le texte latin est en erreur ; il dit qu’on voit une certaine partie, répétant ainsi la deuxième façon.

[127] Il doit s’agir d’un premier moteur en un sens relatif, et non du Premier Moteur, qui est sans grandeur et n’a pas de parties (Physiques, livre VIII).

[128] Le latin dit « imperceptible », mais le contexte exige le contraire.

[129] Traité de l’âme, livre III, leçon 3, no 10.

[130] Le texte latin dit par erreur que c’est le livre VII. Le livre VI est consacré en entier aux vertus intellectuelles, dont la prudence est la principale.

[131] Cicéron a écrit plusieurs traités à ce sujet, dont aucun n’a ce titre exact.

[132] Ici, le souvenir consiste à rappeler volontairement quelque chose à sa mémoire.

[133] Pas au sens d’une science occulte, mais au sens de prédiction (comme on parle aujourd’hui de prévisions économiques).

[134] Le mot latin astrologus s’applique aussi bien aux astronomes qu’aux adeptes de l’astrologie. Il est évident qu’il a ici le sens scientifique.

[135] Énéide, III, 628-629.

[136] Ce qui est affirmé au paragraphe précédent.

[137] Que l’intellect passif a des espèces intelligibles même quand il ne comprend pas en acte.

[138] Vers l’image mentale conservée.

[139] Nous utiliserons le verbe « se remémorer » quand il s’agit de réminiscence, et « se souvenir » quand il s’agit de l’acte de mémoire.

[140] Antiphéron n’est connu que par cette mention d’Aristote. Oreos est une localité du nord de l’île d’Eubée.

[141] Le patient est ici le contraire de l’agent.

[142] Le moment où l’action qui était présente devient passée.

[143] Nous emploierons le verbe « se ressouvenir » pour désigner la réminiscence, et le verbe « se souvenir » pour désigner la mémoire.

[144] Il faut supposer que saint Thomas voulait dire discat au lieu de dicat, qui n’aurait guère de sens.

[145] Dans ce paragraphe et le suivant, on ne voit guère de rapport entre le texte d’Aristote et le commentaire. Cela est évidemment attribuable à la différence entre le texte de Moerbeke et la traduction française d’Aristote dont nous disposons.

[146] Hoc potest hoc fit devrait être hoc post hoc fit.

[147] Selon les conceptions de l’époque, les dimensions de l’univers étaient finies, comme on le voit notamment au livre VIII des Physiques. Le double de la grandeur du ciel était donc une grandeur qui ne pouvait pas exister.

[148] Il faudrait lire propositionem au lieu de proportionem. Les propositions d’Euclide sont numérotées.