LA NATURE DE L'ACCIDENT

SAINT THOMAS D'AQUIN, DOCTEUR DE L'ÉGLISE

 

OPUSCULE 40

(Authenticité discutée. Probablement écrit par Thomas de Sutton)

Traduction Abbé Védrine, Editions Louis Vivès, 1857

Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, 2004

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

 

 

CHAPITRE I: De l'accident en métaphysique. 1

CHAPITRE II: De l’accident logique. 4

 

CHAPITRE I: De l'accident en métaphysique

 

Comme toute connaissance humaine a son principe dans les sens et comme les objets propres de la sensation sont des accidents, il s’en suit que les accidents sont d’une utilité pour connaître l’essence d’une chose, ainsi qu’il est dit au chap. I° de l’Âme. Nous dirons donc quelque chose, en peu de mots, de l’accident et de son origine, afin que l’intelligence soit amenée à percevoir plus facilement la quiddité d’une chose. Il faut donc savoir qu’un accident s’offre sous un double rapport, naturellement et logiquement. Naturellement, comme quand l’accident est mis en opposition avec la substance, et sous ce point de vue se trouvent neuf genres d’accidents. On appelle logiquement accident un des cinq universaux dont parle Porphyre. En conséquence l’accident, sous le premier rapport, suit la nature de la chose, tandis que sous le second il suit l’opération de l’intellect qui produit l'universalité dans les choses, comme dit le commentaire sur l’Âme. Mais comme la nature d’une chose précède l’acte de l’intelligence, c’est donc de l’accident, envisagé sous le premier rapport, que nous allons d’abord nous occuper. Il faut savoir, en conséquence, qu’un être n’est dit de l’accident, sous ce premier rapport, qu’au moyen de la substance de laquelle il a été dit antérieurement. C’est, en effet, la nature de toute analogie, que la chose à laquelle une dénomination est appliquée d’abord convient à toutes les choses qui viennent après, comme le fait d'être sain se dit de l’animal avant d’être appliquée à l’urine ou à la médecine, par conséquent le fait d'être sain animale tombe dans la définition de l’une et de l’autre fait d'être sain. En effet, l’urine est appelée saine en tant qu’elle est un signe de santé dans l’animal; il en est de même dans la médecine, parce qu’elle est la cause de la santé dans l’animal. De cette manière l’être étant dit de la substance avant l’accident, il s’ensuit que la raison de l’être dans la substance tombe nécessairement dans la définition de l’être dans l’accident. Effectivement, la quantité est appelée être parce qu’elle est la mesure d’un être par soi, ou d’une substance, et la qualité, parce qu’elle est la disposition d’un être par soi, est aussi appelée être, et ainsi généralement des autres. Et comme être est un acte l’être, et comme le mot inêtre désigne l’inhérence de l'accident, il s’ensuit que l’inêtre d’une chose parfaite est l’être de l’accident, ce qui est nécessairement étranger à la nature de la chose. Ce mot inêtre en effet, ne signifie pas que l’être de l’accident soit en lui l’être de la substance, puisque l’être est pour chaque chose tout ce qu’il y a de plus formel. C’est pour cela que l’être ne convient qu’aux choses qui existent par elles-mêmes, mais la nature de l’accident gît dans l’être ou dans l’inhérence de la chose même. Cela est évident, parce qu’il y a certains accidents à qui conviennent à la fois et l’inêtre de la chose et son être qui consiste en cela seul; néanmoins, leur sujet propre n’est pas l’être substantiel de la chose même, mais un accident quelconque, comme la quantité est le sujet de la qualité. Il est donc constant qu l’être pour la qualité est l’inêtre pour la quantité; on le trouve même sans le sujet de la substance comme dans le sacrement de l’autel. Mais la quantité dans les choses de la nature est le premier et le plus proche accident de la substance naturelle, quoique cependant il soit étranger à la nature même de la chose, n’appartenant pas à la constitution de la substance, comme le sont ses principes naturels, quoiqu’elle ne soit pas une mesure extérieure, comme le lieu, le temps, mais intérieure et unique néanmoins d’une même chose, ce qui n’est pas vrai du lieu, puisqu’une chose change souvent de lieu, et dans le sujet elle ne sera pas dans l’être même de la chose, qui est ce qu’il y a de plus intime dans une chose, mais dans la chose même dont l’être est l’acte. Car cet être est substantiel et non accidentel, ainsi que l'être qui sert à désigner l’être de la seconde manière et non de la première, comme il est dit au chap. V° de la Métaphysique. Et en conséquence ce mode d’être tend plus formellement à constituer une chose dans le genre d’être, que la forme même de la chose, qui donne cet être même, ou la matière à laquelle il est donné, desquelles il résulte un composé à qui appartient ce mode d’être comme propriété d’un être. Ce qu’il y a donc de plus intime pour une chose, qui est un être, est entre tout son être même, et en second lieu la forme même de la chose qui lui donne son être; et enfin la matière elle-même, quoiqu’elle soit dans la chose le fondement entre tout, est néanmoins plus éloignée de l’être même de la chose à l’égard duquel ce qu’il y a de plus proche est la chose même à laquelle il appartient, puisque c’est par elle qu’il s’applique à la matière et à la forme, excepté dans l’homme, en qui l’être de la forme est communiqué à l’homme tout entier, et cet être appartient à la forme, comme venant d’elle, parce qu’elle est le principe de son propre être, et ensuite de la matière même comme sujet qui la reçoit. En conséquence, la matière d’une chose, dont elle est l’être, est plus distante de cette chose, que la forme même d’où vient l’être; c’est pour cela que la matière n’est pas un être de sa nature, mais en vertu du composé, ou de la forme elle-même. Comme donc l’être d’un accident et tout accident est étranger au principe de la chose, et d’une autre nature, le premier parmi tous les accidents, la quantité suivra la matière qui est la plus distante de la chose et le reste par son moyen, quoique quelques-uns des autres accidents semblent participer davantage à la nature de la forme, telles que les qualités, en tant que moyens pour certaines actions. Car toute action d’une chose suit la forme, puis qu’il n’y a qu’un même principe d’être, d’opération ou d’action. C’est donc du côté des formes destinées à informer la matière qu’il faut examiner comment la quantité suit la matière, puisque celle-ci n’est susceptible d’être connue que par analogie avec les formes, comme il est dit au chap. I de la Physique. Pour faire comprendre cela il faut savoir que dans une seule et même matière il doit se trouver certaines formes générales, et d’autres spéciales, dont la nature est de faire dans la matière tout ce que les formes générales sont destinées à faire et encore plus, comme dit Boèce. La forme, au contraire, n’est destinée à faire rien autre chose que ce qui appartient à l’acte, et conséquemment s’il y a quelque chose qui suive l’être de la matière par rapport è quelque forme distincte dans son essence d’une autre forme, si cela ne tient pas à l’être en vertu de l’acte de la matière par la forme, cela ne se fait que par une autre forme certaine. Par exemple, dans la matière réside la puissance pour quelque forme générale, comme pour la forme de la corporéité, qui constitue un corps lorsqu’il y a eu adjonction et transformation de la matière; le même résultat est produit et d’une manière supérieure par une forme plus parfaite, parce que cela appartient à l’acte. Mais ce qui se rapporte à la matière ne s’opérera pas indifféremment par l’une et l’autre forme, car cela n’est pas un être d’actualité, ni appartenant à l’être, mais bien à son essence même. Il y a effectivement dans la matière la puissance à une forme de corps, comme il a été dit, et ce résultat se produit lorsqu’il y a adjonction; une forme plus parfaite en fait autant, ainsi qu’il a été dit aussi. Mais quoique une forme plus parfaite fasse la même chose qu’une forme générale, elle ne perfectionne pas la même puissance Comme le ferait une forme générale si elle s’y trouvait cela est évident. Car la matière existant sous une forme parfaite entre en puissance pour une telle forme, ce qui n’aurait pas lieu si sa Puissance pour cette forme était perfectionnée par une autre forme. Donc, ce qui peut être fait dans la matière par diverses formes se rapporte indifféremment à plusieurs et à une parfaite: car cela regarde le composé de matière et de forme qui possède l’être en acte, en qui plusieurs êtres substantiels ne pouvant exister sous une forme que sous une autre, ces êtres suivent, par le moyen d’une forme, toutes les modifications qui surviennent dans chacun par les diverses formes. Les proportions qui appartiennent à cette matière la disposent d’une manière déterminée pour les essences des formes, de telle sorte que la puissance qu’elle a pour une forme, n’est pas perfectionnée pour une autre, quoique cette autre possède abondamment la vertu et la perfection nécessaires pour faire tout ce que les autres formes ont Coutume de faire, et plus encore. Si donc certains accidents suivent la matière sous le rapport de la forme générale, c’est nécessairement, ou selon son être en acte qu’elle en reçoit, ou selon la perfection de sa puissance seulement par la forme, qui elle-même ne peut être perfectionnée par aucune autre. Comme donc une telle forme seule perfectionne la matière et produit en elle l’être en acte, alors l’accident qui suit la matière, par rapport à cette forme qui perfectionne la Puissance de la matière suivant un certain rapport dans l'essence, se produira dans l'essence de la matière perfectionnée, non pas nue, mais suivant l’acte de ce composé; et c’est là la matière dans laquelle l’accident a l’être. Il y a, en effet, pour l’accident un certain sujet suivant lequel il est en acte, ce qui fait qu’il est facile de concevoir ce que c’est pour un accident que suivre la matière par rapport à une forme générale ou par rapport à une forme spéciale. Cela, en effet, n’a pas trait à l’être en acte de l’accident, puisqu’il est dans la matière le produit d’une forme et de plusieurs indifféremment; mais il concerne son essence par rapport à la puissance de la matière, qui ne peut être perfectionnée indifféremment, mais bien par une certaine forme proportionnée à l’essence de cette matière. En effet, s’il fallait le rapporter à l’être en acte de l’accident, on ne pourrait faire de distinction entre les accidents qui suivent la matière sous le rapport d’une forme, ou sous le rapport d’une autre, puisque l’être en acte et tout ce qui le concerne est produit, ainsi que nous l’avons dit, par une forme plus parfaite quelconque; d’où il résulte que lorsque une certaine forme parfaite est reçue dans la matière, laquelle fait tout ce qu’ont coutume de faire les autres formes relativement à ce qui appartient à l’acte, tons les accidents, selon l’être dont ils sont en possession, suivent l’être en acte de ce composé qu’il tient de cette forme parfaite. Mais l’être de l’accident lui-même ne fait pas l’être en acte, mais il suit la matière relativement à la forme, uniquement destinée à perfectionner cette essence suivant la puissance qui y a trait; un accident de ce genre est la quantité, et les autres choses qui sont en proportions diverses dans les êtres mixtes, comme la blancheur, la noirceur. En conséquence, de tels accidents, après la perte de la forme parfaite et la destruction de l’espèce, persévèrent clans leurs essence avec l’aptitude à tel ou tel être en acte. Car l’ordre de la matière à la forme générale ne périt pas par la destruction d’une chose parfaite, il en tire, au contraire, un accroissement de perfection dans l’être en acte; c’est pour cela que la quantité de dimension persévère dans l’être vivant et mort, aussi bien que la blancheur, la noirceur et les traces des blessures qui ont été reçues dans la quantité, et tout cela n’entraîne pas la disparition des accidents. En effet, l’origine et la racine de l’accident persévère tant que la même matière persévère dans son aptitude à une forme générale, quoiqu’il y ait transition dans l’être en acte. C’est ce qui fait qu’il y a changement de couleur dans l’homme vivant et l’homme mort, ce qui n’arriverait pas si elle n’a en acte différents modes d’être, qualité commune aux divers actes existants, dont l’un, néanmoins, n’est pas changé dans son être, et c’est précisément celui que suivaient les accidents susdits.

Il en est différemment des accidents qui suivent la matière relativement à une forme spéciale, telle que la figure; dans toute espèce, effectivement, il y a une certaine figure: aussi entre tous les accidents .c’est cette certaine figure seule qui démontre l’espèce de chaque chose. L’homme a une figure, le cheval en a une autre, lesquelles ne peuvent subsister, après la destruction de l’espèce de la chose, que d’une manière équivoque. Néanmoins la figure de l’individu subsiste, telle que la quantité qui le détermine. Car il y a dans la quantité la figure qualité. En effet, tous les accidents de l’individu sont des accidents communs, mais les accidents de l’espèce ne le sont pas; c’est pour cela qu’ils suivent la matière relativement à la forme générale, puisque la matière est le principe de l’individuation sous certaines dimensions qui sont certains accidents communs. Quant aux accidents qui suivent la forme, tels que la qualité et d’autres, qui sont les principes des actions et des passions, ils ne subsistent plus que d’une manière équivoque après la destruction de la forme, puisqu’ils ont perdu tout pouvoir ultérieur pour les mêmes actions. Il y a d’autres accidents qui suivent la forme et qui ne laissent pas même après eux la plus légère ombre, tels que le rire et autres choses semblables.

 

CHAPITRE II: De l’accident logique

 

Il reste maintenant à parler de l’accident considéré sous le second rapport. Il faut donc savoir que les accidents universaux sont certaines modifications qui suivent les choses selon l’être qu’elles ont dans l’âme, parce que c’est l’intellect qui produit l’universalité dans les choses, comme dit le Commentateur, au chapitre second de l'âme; et il n’opère pas seulement sur les substances, mais même sur les accidents eux-mêmes dans la nature des choses, car il peut attribuer une intention aux uns comme aux autres. De là vient que le universaux qui sont le produit de l’action de l’âme sur les substances, ont des noms spéciaux, comme le genre, l’espèce, la différence, et ces noms désignent les intentions accidentelles. Mais on ne dit pas qu’il en est ainsi par rapport aux substances, comme si cela n’avait pas lieu dans les accidents, puisqu’il y a en eux le genre, l’espèce et la différence; mais parce qu’il n’y a pas dans la nature de chose à laquelle le rapport de genre convienne dans les accidents d’une manière propre au genre et à l’espèce, dès lors qu’il n’y a rien dans les accidents de subsistant par soi-même. De même l’intellect traite l’accident comme subsistant par lui-même, puisqu’il le désigne par un nom abstrait, et lui attribue ainsi le rapport de genre et d’espèce. Or, comme il opère d’une manière spéciale sur les accidents, non en leur attribuant ce qu’il attribue aux substances, mais d’autres intentions qui ne conviennent pas aux substances, il ne leur impose pas de noms spéciaux, mais il exprime le rapport d’universalité par les noms des choses. En conséquence, deux universaux, le propre et l’accident, qui sont tous deux un vrai accident dans la nature des choses, ne changent pas de noms propres à raison de l’intention d’universalité, comme l’homme est le nom d’une chose de la nature humaine, et le nom de l’espèce, mais d’une manière équivoque: ainsi le propre et l’accident sont les noms généraux de certains accidents, et, en outre, des noms d’universaux, ce qui arrive sûrement d’une manière équivoque. En effet, si propre est universel, et si risible est propre, risible ne sera pas universel. Car le moyen terme est changé à raison de l’équivocation. Comme dans cet argument, Pierre est espèce, parce qu’il est homme, dans lequel on qualifie l’homme d’espèce.

En voilà assez sur la nature de l’accident.

Fin du quarantième opuscule de saint Thomas d’Aquin sur la Nature de l’accident.