LES QUATRE OPPOSITIONS

SAINT THOMAS D'AQUIN, DOCTEUR DE L'ÉGLISE

 

OPUSCULE 36

(Authenticité discutée. Probablement écrit par Thomas de Sutton)

Traduction Abbé Bandel, 1857

Editions Louis Vivès, 1857

Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, 2004

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

 

 

CHAPITRE I: La contradiction est la plus forte opposition Après elle vient immédiatement l’opposition négative. 1

CHAPITRE II: L’opposition contraire est plus éloignée de la contradictoire que l’opposition privative. 4

CHAPITRE III: De l’opposition relative. 5

CHAPITRE IV: De quelle manière les différentes espèces de modifications suivent les oppositions dont nous venons de parler. 5

CHAPITRE V: Comment les contraires naissent des contraires. 9

 

 

1. L'opposition contradictoire: ex: être / ne pas être.

2. l’opposition contraire: ex: Assis / debout. Blanc / noir.

3. l’opposition privative: ex: l'homme qui voit / l'aveugle.

4. l'opposition relative ex: père / fils. Simple / double.

 

CHAPITRE I: La contradiction est la plus forte opposition Après elle vient immédiatement l’opposition négative.

 

 

Puisqu’il y a quatre espèces d’oppositions, comme Aristote le dit dans ses Catégories, nous nous proposons d’en dire quelques mots. Il faut d’abord considérer que l’opposition contradictoire est la plus forte de toutes; et la raison qu’en donne le Philosophe dans le livre des Postérieurs, c’est que la contradiction est une espèce d’opposition qui ne souffre pas de milieu en soi; car le milieu fait voir les rapports dès différences et par là même diminue la raison d’opposition. Comme il faut trouver un milieu dans toutes les autres, elles affaiblissent la raison de l’opposition contradictoire. Car les autres ont un milieu quelconque, plus ou moins sensible, et par conséquent participent plus ou moins sous ce rapport de la raison de l’opposition contradictoire et sont plus ou moins fortes. En effet, le premier d’un genre est la cause de tout ce qui y est contenu, ainsi qu'on le voit au X° livre du traité de Métaphysique aussi toutes celles qui participent le plus de la raison du premier de l’espèce de l'opposition, s’accordent le moins dans le milieu. Or, il y a deux manières dont s’opère cette réunion dans un milieu. Il y a des choses qui s’accordent entre elles dans un milieu de même espèce et de plus dans celui de la matière, comme le blanc et le noir s’accordent dans une couleur intermédiaire et aussi dans le sujet. D’autres seulement dans le milieu de la matière, tels que les contraires immédiats, la possession et la privation. En effet, les contraires immédiats, de même que l’affirmation et la négation, ont un sujet commun. Mais il y a cette différence entre eux, que dans quelques opposés négatifs, on observe la différence du sujet qui ne passe pas de la privation à la possession. Il en est de quelques contraires immédiats, comme de certaines maladies qui sont incurables, lesquelles, ainsi que les privations, ne laissent subsister dans le sujet aucune aptitude à la possession. Il y a encore d’autres contraires immédiats, tels que la santé et la maladie qui s’appliquent indifféremment à leur sujet, quoique dans un certain ordre, et cependant l’un n’empêche pas l’aptitude pour les autres. Mais les contraires relatifs ne s’accordent d’aucune de ces deux manières, parce qu'ils ne se réunissent pas dans le même sujet. Par exemple, le père n’est pas le même que le fils, en tant que l’on rapporte le père au fils. Ils ne se réunissent pas dans le milieu de leur espèce, puisque les relatifs n’ont pas de plus et de moins; ils ont cependant un point particulier de convenance, parce que l’un d’eux en sa qualité de père ou de fils, dépend de l’autre. En effet, les relatifs se renferment mutuellement s’admettent ou s’excluent selon le Philosophe. Rien de semblable dans les contraires; car ils n'ont pas de milieu de leur espèce, puisque l’autre extrême est un pur néant hors de son espèce; ils ne s'accordent pas non plus dans le sujet, puisque le non-être ne peut pas en avoir ni dans ce qui appartient à la parfaite raison de l’être qui est la substance: il en est encore ainsi, quant à la dépendance de leurs intellects, puisqu’ils sont relatifs. Car l’être n’admet pas son contraire, c’est-à-dire le non-être, comme le père suppose le fils; c’est pourquoi il y a une simple contradiction en soi n’ayant pas de milieu, d’où les opposés contradictoires sont inconciliables et se repoussent mutuellement. Il y a d’autres oppositions qui dérivent, dans un certain ordre, de l’opposition de contradiction; aussi renferment-elles l’opposition du plus et du moins. Par conséquent les opposés privatifs n’ayant pas de terme moyen de leur espèce, ainsi qu’il appartient à quelques contraires, ni de dépendance mutuelle, comme les relatifs entre eux, puisqu’ils n’ont pas de sujet commun, ils viennent immédiatement après la contradiction. Et leur second extrême, c’est-à-dire la privation ne produit rien d’où dérive la négation, l’être et le non-être. D’après Aristote, les privations sont de l’espèce des non-être. Et comme il n’y a pas là de négation absolue, mais une aptitude qui demande un sujet, la privation n’est autre chose qu’une négation dans le sujet. En effet, la privation de sa nature est comme un autre extrême de la contradiction, mais à cause de l’aptitude qui en est la conséquence, elle est destinée à un sujet et au genre d’habileté qui lui est propre; c’est pourquoi la privation est une négation dans le genre et le sujet, ainsi que nous l’avons dit. Cependant il faut faire observer qu’elles ne s’accordent pas parfaitement en sujet, parce que l’existence de la privation ôte au sujet la raison de contrariété qu’il avait d’abord, puisqu’il ne peut en prendre les attributs. Cependant toute la contrariété ne consiste pas seulement en ce point: ce qui démontre que la plus grande opposition est entre les opposés privatifs et s'élève au plus haut point d’opposition contradictoire, d’où il est facile de voir à quoi et comment la privation est en opposition. Car ce que la privation d’opposition lui vient des contradictoires où l’on trouve la négation absolue, c’est-à-dire le non-être. En sorte que la privation étant de l’espèce des non-être autant qu’il est en elle, touche au dernier extrême de la contradiction; que s'il n’y en a pas, puisque tout ce qui est postérieur n’existe pas dans le premier, l’autre extrême de contradiction a pour terme le sujet et le genre privatif auquel il est opposé; la privation sera donc en elle-même une espèce d’être dans le sujet, comme l’être absolu auquel s’oppose le non-être premier et en soi dans la contradiction. Ainsi donc, de même que le non-être qui est un autre extrême de contradiction est en opposition à l’être absolu et premier en soi, il ne s’opposera seulement qu’à ce qui tient à l’être simple comme à la forme substantielle ou même à sa matière, parce qu’elle est nécessaire à l’existence de tout l’être. Ainsi le non-être dans le sujet qui est la privation, s’oppose au premier et à tout être en soi qui doit être dans un tel sujet; par conséquent, il est en opposition à ce qui en est la conséquence, c’est-à-dire à l’aptitude. Car dans l’ordre des principes formels, le premier est l’être, parce que l’être est le premier acte, et rien ne se manifeste dans l’être que par l’être. Par exemple, nous n’avons pas en nous la santé en acte, si nous ne l’y supposons en être.

C’est ainsi que toutes les formes suivent l’être lui-même dans l’ordre des actes ou des principes formels, comme il a été dit, mais elles s’y appliquent en sens inverse. Car la forme s’applique d’abord, et par elle l’être est complet: aussi dans ce sens, l’être suit-il la forme, comme on peut facilement le voir dans un objet matériel, par exemple, une pierre dans laquelle l’être n’est pas d’abord celui de la forme, mais de la pierre même, c’est-à-dire de la matière, puis ensuite, il se compose de la matière et de la forme. Car on voit que l’être est dans cet objet comme à l’aide d’un milieu et se tient à distance de la forme. En effet, l’être de la pierre est l’acte immédiat et primitif de l’objet, et par son moyen, l’être est l’acte de la forme d’un objet, non en tant qu’être, mais comme forme de l’objet, ce qui fait qu’une chose est; d’où l'on peut apercevoir que l’être dans l’ordre des actes est antérieur à la forme. Mais comme il est de la nature de la matière de s’unir immédiatement à la forme pour laquelle elle est disposée, il résulte de cette union, un composé dont l’acte est l’être lui-même. La forme est donc le milieu par lequel l’être est donné à la matière et au composé lui-même, parce qu’il n’y aurait pas d’union si la forme n’était appliquée à la matière: ainsi donc, d’après cette, application, la forme est la première et l’être lui est postérieur, comme il a été dit. Donc la privation en tant qu’impliquant l’opposition de contradiction, c’est-à-dire le non-être, ce qui est nier directement le premier acte, est opposée à un être quelconque, et par là même à tout ce qui en est la conséquence. Mais en tant qu’elle n’implique pas contradiction, parce qu’elle est reçue comme dans un sujet et par forme d’application, elle répugne à l’aptitude, parce que, comme nous l’avons déjà dit, celle-ci est antérieure à l’application. Il est évident qu’on doit l’attribuer à la privation, en tant qu’elle est dépourvue de la parfaite raison de l’opposition.

D’après ce que nous venons de dire, il est clair que l’opposition privative exige plus de conditions que la contradictoire: cependant que la première ajoute à l’autre ne l’augmente pas, mais au contraire ne fait que la diminuer. On demande comment l’opposition contradictoire est plus grande que la privative? L’opposition n’étant que la distance de la puissance à l’acte, comme par exemple, la chaleur éloigne la puissance de son sujet du froid, la privation éloigne tout-à-fait son sujet de la puissance à l’aptitude, puisqu’il est impossible qu’il y ait aptitude après la privation; tellement que la nature ne peut pas plus rendre la vue à un aveugle, que donner l’être au néant: car la vue n’est pas plus opposée à la cécité que l’être au néant.

Il faut encore savoir, que la puissance peut être éloignée de l’acte de deux manières. D’abord par la soustraction de la puissance elle-même, de façon qu’il n’en reste rien; c’est ainsi que la puissance est éloignée de l’acte dans l’opposition contradictoire, parce que le pur néant n’a aucune puissance à l’être. Secondement, pour un temps seulement et d’une manière passagère, comme la blancheur éloigne son sujet du noir. En outre, invariablement, et dans ce cas la privation éloigne la puissance de son sujet de l’aptitude, sans détruire tout-à-fait la puissance, mais parce qu’il y a un obstacle insurmontable dans le sujet même, ce qui fait dire que la privation détruit toute puissance à l’acte; tellement que la création des hommes qui naissent chaque jour est un plus grand miracle, quoi qu’on en soit moins frappé, que la guérison d’un aveugle-né qui étonne davantage, parce que le fait est plus rare.

 

CHAPITRE II: L’opposition contraire est plus éloignée de la contradictoire que l’opposition privative.

 

Après l’opposition privative vient l’opposition contraire, dans la quelle on découvre plus de rapports de convenance que dans les précédentes. Elle a pourtant avec elle un point de rapprochement, et elle tire toute son opposition de ses rapports avec l’opposition privative et contradictoire. Car il y a des contraires qui n’ont pas de milieu de leur nature, tels que la santé et la maladie: et cependant d’après Aristote, il se conviennent en sujet et dans toutes les choses où il n’y a pas retour, comme de la maladie à la santé, le rapprochement à la privation et à l’aptitude est plus intime. Mais là où il y a retour, le rapprochement à la nature de la privation est moindre; et cependant dans tous les contraires, l’un des extrêmes est comme la privation, et l’autre l’aptitude. Car l’une et l’autre forment contradiction, comme il est dit au I° livre du traité de Physique. C’est pourquoi toutes les contrariétés sont réduites à l’aptitude et à la privation, comme à la première opposition qui est dans l’espèce; mais toute contrariété est réduite à l’opposition de contradiction, comme à la première opposition pure et simple. Car dans l’opposition de contradiction, l’un des extrêmes est le néant pur, et le néant se choisissant un sujet, parce que son extrême le plus élevé, c’est-à-dire l’être n’a pas besoin de sujet. Ce qui le prouve c’est ce qui sauvegarde sa raison parfaite qui est la substance dont le propre est de ne pas avoir de sujet, selon le Philosophe. Mais dans l’opposition privative, l’autre extrême au dernier degré est le pur néant, puisqu’il n’est pas de l’espèce des êtres; il prend néanmoins quelque chose pour sujet, ce qui est manifeste par son autre extrême qui prend un sujet, lequel est l’aptitude. Car l’extrême le plus noble entraîne toujours le plus bas vers son sujet, s’il en a un; que s’il en manque, l’autre n’en aura pas. A l’opposé, dans l’opposition contraire, les deux extrêmes sont réellement quelque chose, bien que le moins parfait soit plus éloigné de la raison de l'être: c’est dans ce sens que le Philosophe dit dans son traité du Sens et du Sensé, « que le noir est la privation du blanc et que chaque extrême prend le même sujet: » d’où il suit nécessairement que l’opposition contraire est plus éloignée de la contradictoire que l’opposition privative. Néanmoins toute son opposition vient de la nature de la contradiction, savoir: en tant que l’un des extrêmes appartient à l’être et l’autre au non-être. En effet, le blanc et le noir sont le blanc et le non-blanc, de même que celui qui voit et l’aveugle, sont celui qui jouit de la vue et celui qui en est privé et contradictoirement l’être et le non-être, mais de différente manière. Parce que dans la contradiction absolue, l’être et le non-être sont pris en général; tandis que dans la privation, l’aveugle n’est pas pris en ce sens. La pierre, en effet, ne voit pas; cependant cet être qui ne voit pas, n’est pas opposé à la vue par mode de privation, mais bien l’aveugle qui était créé pour jouir de la vue: or cet objet qui ne voit pas est pris en particulier. De même, le non blanc est opposé au blanc, comme le noir, non pas le non blanc de l’Ethiopien, mais le non blanc qui était fait pour être blanc. Il est donc prouvé, d’après ce que nous venons de dire, que la contradiction comme telle, ne nie rien en général, mais simplement en particulier. Aussi, lorsque des propositions contradictoires sont prises en général, comme on a l’habitude de le faire, par exemple, un homme blanc, un homme non blanc, un homme court, un homme ne court pas, ce n'est pas dans le sens de la contradiction simple, mais par la conversion de propositions contraires en propositions contradictoires, d'où elles tirent le caractère d’opposition. Car un homme noir et un homme non blanc est le même, ainsi que l’homme qui court et l'homme qui est stationnaire; aussi toutes ces propositions ont des extrêmes généraux. C’est ce qui a fait l’erreur des philosophes qui pensaient qu’il n’y avait pas un autre extrême de contradiction, c’est-à-dire qu’il n’était pas pris en général, parce qu’une proposition unique ne peut être contradictoire, à moins qu’il n’y eût en même temps affirmation et négation pour le même objet dans un seul sujet; erreur qu’ils ont supposée dans les contraires que nous avons exposés, convertis cependant en contradictoires. Il faut cependant que ces contraires s’accordent en genre et en sujet, comme on le voit dans le blanc qui est l’opposé du noir: car ce qui n’est pas simplement, n’est pas blanc. Or la proposition qui nie le blanc, dans celui qui ne l’est pas, est parfaitement vraie, comme celle qui l’affirme de celui qui l'est en effet. Aussi, quand où dit Jacques est blanc, Jacques n’est pas blanc, il n’y a pas contradiction absolue, mais une contradiction divisée en contraires, c’est-à-dire dans le blanc et le noir. Voilà ce qui fait que dans toutes ces propositions les deux extrêmes sont pris en général; tandis que dans les propositions contradictoires, aucun n’est pris absolument en ce sens, parce que ceux-ci ont l’être et le non- être. Car il est évident que l’être et son opposé ne sont pas en général, et comme tout ce qui est en général, il faut ramener à l’être ce qui ne l’est pas en général. De même toutes les oppositions des objets qui sont en général doivent être réduites à une proposition dont les deux termes sont pris en particulier. Et de même que les choses sont d’autant plus parfaites qu’elle participent davantage de l’être, telles que la substance qui est plus parfaite que l’accident, parce qu’elle renferme la parfaite raison de l’être, de même les oppositions des choses sont d’autant plus parfaites, en fait d’oppositions, qu’elles participent plus de l’opposition, dont l’extrême est l’être, comme on le voit dans la privation et l’aptitude, qui sont les extrêmes de la première opposition tenant à la substance.

 

CHAPITRE III: De l’opposition relative.

 

L’opposition relative est celle qui tient le moins de la contradiction, non parce qu’elle a un milieu de son espèce, qui diminue dans les autres la raison d’opposition, mais parce qu’il ne lui faut pas d’extrêmes réellement distincts. Car il y a des relations qui suivent l'action de l’intellect, telles que celles d’identité, de genre et d’espèce, et autres semblables, qui ne renferment d’autre différence que celle que produit l’intellect. Mais il y aune autre différence réelle dans les autres relations qui se fondent sur la quantité ou l’action, comme on le voit pour le double et le demi, le père et le fils, et autres semblables. Il faut trouver les différents extrêmes dans toutes les autres oppositions, par exemple dans le blanc et le noir, qui sont des contraires, la vue et la cécité, qui sont des opposés privatifs. Dans les absolus contradictoires, les extrêmes ne sont pas réellement différents, parce que l'être n’est pas une chose. Cependant les extrêmes contradictoires ne sont pas toujours réellement les mêmes, ce qui n’arrive pas toujours dans les relatifs, ainsi que nous l’avons fait observer. Dans les autres, au contraire, c’est-à-dire dans les relatifs dont l’être est différent, à cause de leur mutuelle dépendance, il tient encore moins de la contradiction que dans les autres oppositions, dont les extrêmes ne se renferment pas entre eux et ne s’admettent pas mutuellement; bien plus, quand l’un d’eux n’existe pas, l’être est impossible, et ceci est vrai généralement dans toutes les oppositions dont les extrêmes s’unissent dans quelque sujet, comme le blanc et le noir, la vue et la cécité et alors le sujet se modifie selon leurs rapports, prenant l’un et laissant l’autre; c’est ainsi que la génération de l’un est la destruction de l’autre.

 

CHAPITRE IV: De quelle manière les différentes espèces de modifications suivent les oppositions dont nous venons de parler.

 

Il nous reste à examiner les différentes espèces de modifications qui sont la conséquence des oppositions précitées. Il faut donc savoir, d’après la doctrine du Philosophe, que Dieu a fait les créatures pour leur être; en sorte que Dieu n’est pas seulement la cause du mouvement du ciel, mais encore de sa substance, comme dit le Philosophe. Ainsi donc, de même que la nature fait une chose de son opposé, par exemple l’être animal du non-être animal, de même faut-il que l’être simple (ce qui est l’effet propre de la puissance de Dieu), émane du non-être simple; ce qui est encore un autre extrême de la contradiction, c’est qu’il n’est pas nécessaire que le non-être précède l’être en durée, mais seulement en nature. Par conséquent, la causalité propre de Dieu touche aux extrêmes de la contradiction, qui sont hors de son espèce; c’est pourquoi son action, qui est la création, ne suppose nécessairement rien, laquelle n’est pas du genre des mouvements, n’ayant pas de sujet comme principe de son mouvement. Or le mouvement est toujours dans le mobile comme dans son sujet, d’où il résulte que cette action lui appartient uniquement, et n’est communiquée à aucune créature. Car l’action d’un objet n’excède pas les principes qui la font agir; or toute créature appartient à un genre, d’où il est impossible qu’elle parvienne à ce qui n’est pas son genre, comme au sujet de son action. Tels sont l’être et le non-être qui sont les extrêmes de la contradiction et de la création; aussi toute créature est-elle incapable de créer. Pour bien comprendre cette pensée, il faut faire attention que l’être n’est pas la même chose dans la création et dans la génération. Car l’être est la première des choses créées, selon l’auteur du traité des Causes, non pas que la création soit dans l’être même, comme dans un sujet, puisque la création passive est un accident dont le propre est d’avoir un sujet; mais elle est dans la créature comme dans un sujet. Mais en tant que relation, la création limite ses rapports en soi à l’être même de l’objet créé et à l’objet par l’être lui-même, ce qui est prouvé par la présence réelle de l’extrême de la relation; ce qui n’aurait pas lieu, si la créature n’avait pas l’être réellement. Cependant l’être même n’est susceptible d’aucun accident; il n’est que ce qu’il est; c’est pourquoi la relation d’un objet ayant l’être dans ce qui lui est commun avec les autres accidents, appartient à cet objet; mais selon la raison propre de celui qui doit être rapporté à un autre, elle appartient à l’être de l’objet en soi, qui le rapporte à Dieu. Car l'Etre divin est la raison propre de la création, parce qu’elle fait participer généralement toutes les créatures à l’être, autant qu’elles en sont susceptibles, mais non à la nature divine. Parce que la créature participe pas, malgré qu’elle ait l’être et la nature, en même temps la sagesse et la puissance, ou toute autre chose de ce genre; car elle se trouve seulement dans un très petit nombre. L’engendré n’est pas fait participant, par la génération, à l’être du générateur, mais seulement à sa nature; autrement, comme il est l’être du suppôt, celui-ci participerait à la nature de l’être, ce qui ferait que Jacques engendrerait Jacques; mais le suppôt n’ayant qu’un être incommunicable, Jacques n’engendre pas Jacques, seulement un homme engendre un homme. En effet la nature reste une, en tant que nature, puisque son caractère distinctif est d’être une. Dans le fait, Dieu ne crée pas Dieu; le mot de Dieu veut dire nature, de même de l’homme. Cependant l’être crée l’être, c’est pour cela que la relation la créature avec Dieu est fondée sur l’être de la créature. Mais la relation d’une chose à une autre a son principal fondement dans les choses elles-mêmes, ainsi que nous l’avons dit; c’est pourquoi l’action propre de la créature a pour limite ce qui sert à composer ce qui est engendré, selon le Philosophe, livre VII de sa Métaphysique. Car le composé a la nature du générateur, et par conséquent son être, puisqu’il est l’être du composé. Mais l’action de Dieu, par laquelle sa divine providence produit une chose, ayant à la fois tons ses principes constitutifs, se termine à l’être, qui est ce qu’il y a de plus intime et de plus formel dans une chose, puisque c’est l’être lui-même qui maintient l’autre extrême de la relation, comme nous l’avons dit.

Il s’ensuit donc évidemment que l’action de Dieu, que nous appelons création, produit tout l’objet avec ses principes qui le constituent dans son être, qui est l’objet de la création, ainsi qu’il a été observé; aussi n’appelle-t-on pas créés ceux dont l’être n’est pas ainsi, par exemple la forme matérielle et la matière, ou même les accidents par eux-mêmes d’un tel objet, que l’on doit préférablement appeler concréés. Tandis que l’âme humaine, bien qu’elle soit une forme, puisqu’elle a l’être en elle-même, quoiqu’elle l’ait acquis avec le corps, non comme d’un être étranger, puisqu’elle n’est pas tirée de la matière, ainsi que les autres formes, on peut, à proprement parler, dire qu’elle est plus particulièrement créée que les autres formes. Car si nous considérons le terme par lequel elle est dans la création, lequel n rien, ou simplement le non-être, puisqu’elle n’est pas tirée d’une matière quelconque, elle est créée purement et simplement. Si nous considérons au contraire le terme pour lequel, qui est l’être, auquel aboutit la création, l’âme humaine n’acquiert pas l’être par un principe qui lui appartient, mais à l’homme, ainsi que le dit Avicenne, on ne peut pas dire qu’elle soit créée, à proprement parler. Mais cet être de l’âme est communiqué au corps, ce qui n’a pas lieu pour les autres formes; c’est pourquoi il y a une création clans la généra de l’homme, tandis que la création n’est que supposée dans les autres oeuvres de la nature ou de l’art, où la matière n’est pas absolument faite dans son essence, mais il y a simplement un composé par la transformation de la matière.

On peut objecter à ce que l’on vient de dire, que l’être étant le terme de la création, comme nous l'avons fait observer, non seulement le composé qui a une existence reçoit le nom d’être, mais encore la matière elle-même ou les accidents, on pourrait admettre que la matière et les accidents sont les termes de la création. Car tout ce qui a son essence dans la nature des choses a nécessairement l’être par la nature de son essence, et ce qui viendrait d’autre part ne lui ajouterait rien. En sorte que cette phrase, la matière est une essence, mais sans être, implique contradiction. En effet, ce qui est essence, est d’une manière quelconque, comme il este évident, et ce qui est a l et ce qui est sans être n’a pas l’être, en sorte qu’il semblerait que l’essence que l’on suppose n’avoir pas l’être aura l’être en même temps et ne l’aura pas.

Pour répondre à cette difficulté, il faut d’abord considérer que malgré que ce qui est puisse recevoir quelque chose d’étranger à sa nature, d’après Boèce, l’être cependant ne peut rien souffrir qui ne lui appartienne; aussi l’être séparé qui est Dieu est-il le plus simple de tous. Mais quand on trouve dans certaines substances un surajouté étranger à leur nature, il est certain que cela n’est pas la même chose que leur être, et c’est ce qui a lieu pour toutes les créatures. Car elle renferme des accidents étrangers à leur espèce, et c’est en quoi toute créature diffère de Dieu. De plus, il y a une différence entre les créatures, car dans quelques-unes, l’attribut de la nature et la nature elle-même ne font qu’un, autant qu’il appartient à l’espèce de l’objet, malgré que l’attribut de la nature soit le sujet des accidents; c’est en quoi consiste la différence de l’attribut de la nature, de la nature elle-même, parce que de cette manière on admet un suppôt de son espèce, avec toutes ses conséquences, qui sont tous les accidents qui accompagnent l’individu. Mais l’attribut de la nature et la nature elle-même ne sont qu’une seule et même chose, ce qui répond simplement à l’idée d’espèce et d’individu en eux. Dans les autres, au contraire, telles que les choses matérielles, l’individu est différent, ou l’attribut de la nature de la nature elle-même, non seulement par les accidents qui surviennent à l’individu, tels que la quantité et autres semblables, mais encore par autre chose d’un genre particulier; et comme chez eux la raison du genre et de la différence ne se tire pas d’un même objet simple, mais que la matière fournit le genre et la forme donne la différence de même tirent-ils d’un côté la raison de l’espèce, c’est-à-dire de la forme, et d’une autre source la raison de l’individu, c’est-à-dire de la matière. Car c’est la forme qui fait l’espèce; c’est pourquoi nous disons que la différence fait l’espèce et la matière l'individu. Il est donc évident que, dans les choses matérielles, l’individu diffère de l’espèce, par quelque chose de son, genre et non par les accidents seuls. Dans les objets simples, au contraire, l’individu diffère de l’espèce seulement par les accidents et non par autre chose, ce qui fait qu’il faut autant d’espèces que d’individus. Mais comme nous ayons dit que l’espèce était tirée de la matière et la différence de la forme, et que la matière était la cause de l’individu et la forme celle de l’espèce, il est bon de savoir que c’est la même chose de prendre la différence de la forme, ou faire dépendre l’espèce de la forme. Car si on prend la différence spécifique, on établit l’espèce, et c’est la même chose de tirer le genre de la matière que de faire produire l’individu à la matière. Car le genre se fait par un acte de l’intellect qui fait abstraction du tout de la matière particulière, qui est le principe de l’individu d’où il arrive que de même que la matière est antérieure à la forme dans la constitution d’une chose, de même le genre est antérieur à sa différence.

Ce que nous avons dit prouve donc clairement que l’être, le suppôt et la nature sont une seule et même chose en Dieu, de différentes manières. Dans les objets immatériels, la nature et le suppôt ne sont qu’une seule et même chose, dans tout ce qui appartient au même genre, tandis que dans les composés, ils diffèrent tous entre eux. Par conséquent, l’être, en Dieu, comprend la nature elle- et l’objet de la nature; aussi est-ce pour cela que la nature divine ne tient pas l’être d’un suppôt de la nature divine; d’où il résulte que la nature divine a l’être, et si on ne la définit pas comme ayant l’être, mais ce par quoi quelque chose existe, il n’en est pas moins évident, que l’essence divine a l’être, puisqu’elle ne produit rien qui n’ait l’être. Donc, puisque l’essence divine crée et gouverne tout, elle l’être de toute nécessité, ce qui fait qu’il n’est pas nécessaire de mettre dans les choses divines un suppôt d’essence, pour que l’essence ait l’être, quoiqu’elle n’ait pas une espèce de suppôt, à qui appartiens l’être, puisqu’il est de la perfection de l’essence divine d’être son être à elle-même; et par là même, elle n’est pas seulement ce par quoi une chose est, mais elle subsiste parfaitement par elle-même et a l’être complet.

Nous avons dit que dans les choses simples le suppôt et l’essence ne faisaient qu’un et différaient en raison; il faut donc admettre nécessairement que l’essence et le suppôt aient l’être, en sens absolu. Mais, comme ils diffèrent en raison, puisque l’essence est ce pourquoi une chose existe, et que le suppôt a l’être, l’essence n’étant pas son être, on dit qu’elle a l’être en eux, par le suppôt, avec lequel pourtant elle ne fait qu’un, ainsi qu’il a été dit. Mais dans les choses matérielles où les choses de la nature et la nature elle-même sont réellement distinctes entre elles, elles diffèrent également de l'être, comme nous l’avons fait observer; car la nature n’a l’être que dans un objet de la nature, qui est là comme ayant l’être. Car un suppôt, de quelque nature qu’il soit, a toujours l’être de cette nature. Le suppôt, en effet et l’attribut de la nature est toujours la première substance, dans le genre de la substance, d’après ce que dit Aristote dans ses Catégories, à qui il appartient d’être en soi, comme il y est encore écrit, et non dans un autre en qualité d’accident ou de partie; mais encore on ne peut l’attribuer à d’autres, ce en quoi elle diffère des autres substances secondaires, qui deviennent les attributs des autres, quoiqu’elles ne soient pas en elles. Donc, puisque le propre du suppôt, dans le genre de la substance, est d’être par soi, car toutes les autres choses, telles que les accidents, le général et le particulier, qu’imagine l’intellect ne subsistent pas en eux-mêmes, mais dépendent d’une substance première, laquelle, si elle vient à cesser d’être, les met dans l’impossibilité de demeurer sous leurs raisons propres. Car, ni l’homme ni l’animal ne survivent à la destruction de tous leurs individus, ni rien de ce qui a la raison de quelque partie d’eux-mêmes, ni aucun de leurs accidents, après leur destruction. L’essence n’a pas l’être, dans les objets matériels, puisqu’elle est distincte de son être; c’est le suppôt duquel elle diffère encore, qui a l’être. En sorte que l’être ne suit pas l’essence, dans les objets matériels, si ce n’est lorsque les principes de l’essence même, c’est-à-dire la matière et la forme constituent un suppôt existant en soi, lequel est la première substance, qui ne peut dépendre de rien, mais qui subsiste en l’être parfait. Ce qui prouve évidemment que les parties des êtres animés, comme les mains et les pieds et ainsi de suite, qui sont en puissance prochaine pour un acte de séparation, qu’ils acquièrent simplement par une solution de continuité, sous l’aide de la formation d’une nouvelle essence, ont un autre être, qui n’était pas la conséquence de cette essence, dont les principes ne constituent pas un opposé, ayant l’être en acte ou la première substance à qui seul, il appartient d’avoir l’être par elle-même, ce qui est l’attribut de son essence par elle-même et non par une autre cause quelconque, puisque l’essence n’a l’être qu’au moyen du suppôt, à qui appartient l’être, ainsi qu’il a été dit.

On doit conclure de tout ce que nous avons dit, qu’on ne doit pas affirmer que tout ce qui a l’être dans la nature des choses (je dis l’être qui est la conséquence de l’essence), puisse servir à établir une pro position. Ainsi, quand on dit: la cécité est dans un oeil, on ne veut pas dire que la cécité a un être qui suive l’essence, puisque la privation n’a pas d’essence, mais on entend plutôt que l’oeil manque d’une espèce d’être. De même, en disant, la matière première est le non-être par accident, on ne veut pas faire entendre qu’un être suive l’essence de la matière même, puisque l’être est un acte qui n’existe pas dans la matière première, puisqu’il est une simple puissance; mais on veut dire que l’essence de la matière est soumise à la privation, à raison de quoi elle n’est pas appelée simplement le non-être, qui est le néant, mais en général, comme est la privation, qui est la participation du non-être simple, lequel est l’un des extrêmes de la contradiction, et plus approchée d’elle que celui des contraires qui admet quelque chose dans la nature de l’objet même. C’est pourquoi saint Augustin dit que la matière n’est presque rien, ce qui est l’effet de la privation qui lui est adhérente.

Cet exposé donne la solution des objections que nous avons rapportées plus haut. Car on dit seulement qu’une chose est c lorsqu’elle a l’être; et c’est ce qui est le suppôt ou la première substance, dont le propre est d’être en elle-même. Or, la matière n’est appelée être, que par un suppôt semblable, ainsi que les accidents, qui sont proprement dits, concréés plutôt que créés. Il n’y a pas non plus contradiction à dire que la matière est une espèce d’essence, si l’être ne suit pas l’essence; parce qu’en disant que la matière est une essence, on le dit d’elle-même, puisque la matière est une essence, qui est dans tous les êtres simples. Ceci ne dénote pas qu’un être suit l’essence, parce que, dans tout objet créé, l’être diffère de l’objet même. Et il n’est pas nécessaire que toutes les fois qu’on met le mot est dans une proposition, un être y corresponde dans l’objet, ainsi que nous l’avons dit.

 

CHAPITRE V: Comment les contraires naissent des contraires.

 

Il nous reste à faire voir maintenant, comment les contraires naissent des contraires. Puisqu’il ne peut se faire de transmutation entre des extrêmes de contradiction par la puissance de la nature, ni entre la privation et la possession, ainsi que nous l’avons dit, parce que toutes ces choses ne sont pas des mouvements, il s’ensuit que la nature seule peut opérer cet effet entre les contraires, qui renferment un mouvement, d'après le Philosophe. Il faut donc savoir que la contrariété se rencontre particulièrement dans les qualités actives et passives, qui sont, à proprement parler, les passions des corps naturels; en sorte qu’on ne peut supprimer ces qualités d’un corps, sans opérer son altération; par exemple, on ne peut retrancher la chaleur du feu, sans que le feu soit corrompu. Car la chaleur du feu est une conséquence inséparable de la forme substantielle du feu; aussi, si vous corrompez la chaleur, le feu est nécessaire corrompu. Parmi ces qualités il faut remarquer l’altération, qui consiste dans l’action et la passion. On donne le nom proprement de passion à ce qui repousse quelque chose d’un objet; et c’est pour cela que l’altération étant complète et poussée jusqu’à sa dernière limite, la qualité contraire sera rejetée nécessairement, son sujet qui est l’être, en acte, sera corrompu, et il ne restera plus que la matière première, sous une nouvelle forme, puisque la corruption de l’une est la génération de l’autre, selon le Philosophe, dans son traité de la Corruption et de la Génération. En sorte qu’il ne peut y avoir de génération, s’il n’y a pas d’altération précédente; cela est évident, puisqu’un élément sert à en former un autre, avec des qualités opposées, comme il arrive pour le feu et l’eau. Mais dans les objets dont les qualités s’accordent, comme dans toutes celles entre lesquelles il y a affinité, comme, par exemple, le feu et l’air, l’altération n’est pas aussi apparente. Et comme il est impossible que la même qualité soit dans des corps différents, puisque l’accident ne passe pas d’un sujet à un autre, on est forcé d’admettre la génération du feu par l’air. C’est pourquoi nous ferons observer que l’altération s’opère de différentes manières. En effet, une qualité quelconque de corps naturels a deux termes, en deçà et au-delà des quels elle n’existe plus. D’après cela, il faut considérer la nature de l’altération; car elle est autre dans ce qui est engendré par intensité et autre dans ce qui l’est par relâchement. En effet, puisque le feu est produit par Pair, sa génération se fait par l’intensité de la chaleur de l’air; et c’est pour cette raison que dans toute l’altération, la chaleur ne perd rien de son intensité et croît toujours au contraire. Et comme elle a un terme au-delà duquel elle ne peut acquérir d’intensité, lorsqu'elle dépasse, toute la chaleur de l’air est enlevée en même temps et non parties par parties. En sorte que la privation s’accomplissant de plus en plus, elle repousse quelque chose, non en le faisant disparaître parties par parties, comme dans les autres objets, mais en s’opérant de plus en plus, elle tend à la faire disparaître entièrement. Et lorsque l’air est produit par le feu, la chaleur du feu diminue petit à petit, par voie d’abaissement. Car de même que nous voyons que le feu a moins de chaleur, dans une matière étrangère, p exemple, dans le bois, que dans sa matière propre, de même, quand sa matière est appliquée à une autre forme, plus sa chaleur s’abaisse, et plus il y est appliqué, plus sa chaleur diminue. Pareillement, quand les éléments qui n’ont pas d’affinité sont engendrés d’eux-mêmes, l’altération se produit par relâchement. Donc, dit le Philosophe, « Quand nous disons que la transmutation s’opère plus facilement dans les objets qui ont de l’affinité entre eux, nous ne voulons pas dire par là, qui la même qualité reste dans l’un et l’autre, mais seulement qu’il y a moins de résistance et moins de distance de la puissance à l’acte, dans les éléments qui ont de l’affinité, que dans les autres. » Ce qui le prouve, c'est que toute la chaleur de l’air reste en même temps avec la chaleur du feu, jusqu’à ce qu’elle soit corrompue. Mais il faut encore remarquer que dans les éléments qui ont de l’affinité entre eux, tels que le feu et l’air, l’un est produit plus facilement par l’autre, que par son contraire. Car l’air produit le feu plus facilement que le feu ne produit l’air, parce que la qualité du feu est la plus active de toutes les qualités élémentaires, et c’est ce qui fait qu’elle est si difficilement passive.

On fixe diversement les termes des corps, dans la limite desquels l’objet conserve sa nature. Premièrement sous le rapport du mélange; ensuite du côté des espèces différentes, dans lesquelles les mélanges entrent en diverses proportions. Sous le premier point de vue, il y a des termes, passés lesquels, il se fait aussitôt un élément simple, dont la vertu était dominante sur tous les autres éléments dans le composé; sous le second, c’est-à-dire des proportions des mélanges nécessaires aux différentes formes et aux différents êtres, il y a également des limites; c’est ce qui fait que quand une proportion n’est pas gardée il se fait une nouvelle forme qui donne un nouvel être. Il faut faire attention néanmoins, qu’une forme d’un mélange, soit l’âme humaine par exemple, n’est pas conservée dans un indivisible de la proportion, mais dans une certaine étendue, qui ne dépasse pas néanmoins les limites fixées de la nature, et sa soustraction n’entraîne pas l'induction de la forme d’un élément simple, mais il peut s’ensuivre un autre composé. Tellement qu’il y a une plus grande distante entre les termes de la mixtion simple, entre lesquels est contenue la nature du mélange, qu’entre ceux qui contiennent l’homme, ou quoi que ce soit d’animé. Mais si on dépasse les termes de la mixtion simple, alors il n’y a plus qu’un élément simple; en sorte que, quand un élément simple est le dernier terme dans lequel se résout le composé, on peut conduire que l’élément simple a été le premier dans sa constitution, non seulement comme puissance, mais comme l’attribut dont la vertu demeure en lui, selon le Philosophe, et cette vertu passe d’une proportion à l’autre, en produisant et en détruisant les espèces des mélanges, jusqu’à ce qu’elle revienne à sa nature propre; en sorte que, quand un mélange se forme d’un autre, il n’est pas nécessaire que les éléments se réunissent de nouveau, et même les vertus des éléments en occasion les diverses proportions des mélanges, produisent plusieurs mélanges: en sorte que, si un être vivant devient mort, il reste toujours dans les termes du mélange, mais non entre ceux de hi proportion nécessaire à une espèce déterminée. Et quand un élément simple sort d’un mélange, non seulement le terme de la proportion de ceux qui peuvent être mélangés, mais encore celui du mélange lui-même, est dépassé. Cependant l’un et l’autre arrive par l’effet des formes des éléments, qui restent dans le mélange, d’après Aristote.

D'où il faut conclure évidemment, que la vertu d’une forme élémentaire qui domine dans un composé, non seulement le dissout et prend la forme de cet élément, mais encore fait passer le composé d'une proportion des éléments qui peuvent être mélangés, à une autre, jusqu’à ce qu’il arrive à la forme qui lui est propre. Et aussi, quoique la forme d’un corps mort ne soit pas en puissance dans un corps vivant, puisque le mort n’est pas appelé à entrer dans la composition de celui qui est vivant, ce qu’il fait cependant, tout ce qui est contenu en puissance dans l’autre, comme on le voit pour les éléments qui forment le composé; il y a cependant dans le corps vivant une vertu élémentaire, de nature à détruire la proportion des éléments mélangeables qui conservent la vie; il s’ensuit de là une nouvelle forme produisant un nouvel être. Car il est évident qu’il n’y avait aucune vertu dans le composé agissant par cette forme, ce qui aurait lieu cependant, si elle y était en puissance. Elle y a bien été ainsi, mais seulement par la vertu de la forme élémentaire, ainsi que nous l’avons dit. Il résulte donc de tout ce qui précède, que malgré que les extrêmes de la contradiction absolue et même de l’opposition privative ne sont pas subordonnés à la puissance de la créature, bien que ceux de la contrariété lui soient soumis. En effet, tous deux apportent quelque chose dans la nature de l’objet, et c’est ce qui fait reconnaître que l’autre extrême de la contrariété écarte moins la puissance de la matière de l’acte de l’autre extrême, que les contradictoires ou les opposés privatifs, sur lesquels la puissance infinie a le pouvoir d’agir, ainsi que nous l’avons dit. Mais on peut mettre en doute si les termes de la génération physique sont l’être et le non-être, qui sont contradictoires, et si pour cela la génération simple se termine à la substance. D’après le Philosophe, rien n’est contraire à la substance; en sorte qu’il semble que les extrêmes de la contradiction sont plus subordonnés à la puissance naturelle, que les extrêmes de la contrariété.

Pour prouver cette proposition, il faut remarquer que l’être et le terme de la génération; aussi toutes les fois qu’une chose est donnée avant l’être lui-même, on ne dit pas qu’elle est engendrée, ce qui est l’être simple, selon le Philosophe. Et comme rien ne peut avoir, en même temps, deux êtres simples différents, ce qui n’est pas l’être simple n’est pas dans la substance, mais dans les accidents, où il est plus ou moins et dans différents degrés; aussi la présence de l’un est l’exclusion de l’autre et vice versa, et de cette façon la génération et la corruption se suivent mutuellement, d’après Aristote. Mais cet être n'est pas l’être, en général, mais bien tel ou tel composé, dans une espèce déterminée. Car tout agent naturel étant dans une certaine espèce, son action ne s’étend pas à un être qui n’est pas dans son espèce; tel est l’être pris en général, qui est l’autre extrême de la contradiction a comme il a été dit. De même, le non-être qui est le terme duquel vient la génération simple, n’est pas absolument le non-être; mais ce non-être est cependant quelque chose en tant que non-être en acte, il est être en puissance, selon le Philosophe. Or, un être en acte s’unit nécessairement à un autre être en puissance, parce que jamais l’acte en puissance simple n’est sans quelque acte, sans quoi la matière serait sans forme; c’est ce qui fait que ces extrêmes sont subordonnés à la puissance naturelle. En effet, l’être en puissance est soumis à un agent naturel, à cause de l’adjonction de l’être en acte. Car il faut toujours à l’agent naturel un sujet en acte, dans lequel .il exerce son action; c’est pourquoi la fin de son action est la privation de sen action propre et l’acception d’un nouvel acte. D’où il suit évidemment que cela n’est pas un être simple en-dehors de son espèce; mais la négation de son existence dans l’espèce, comme le principe est dans l’espèce. Car l’acte est l’un des principes de ceux qui sont dans l’espèce, parce que le genre se divise en puissance et en acte. C’est pourquoi la négation de tel ou tel acte appartient au même genre, parce qu’il le nie dans l’un et l’affirme dans l’autre. Ainsi le non-être qui est le terme de la génération simple, appartient au genre de la substance. Il y a donc contradiction résolutoire entre ces extrêmes, comme nous l’avons dit plus haut, que noir est opposé au blanc. Car rien de non blanc qui ne soit noir, ou de couleur intermédiaire. Cependant, cela se fait de différentes manières, et alors il y a là résolution de l’opposition postérieure en contradiction. Car les deux extrêmes de ces qualités sont quelque chose en acte, en soi, comme le noir et le blanc, d’où vient que la négation peut se produire de l’un et de l’autre côté. Car on peut tout aussi bien dire noir et non noir, qu’on dit blanc et non blanc. Mais dans la génération simple, l’autre extrême n’est rien en acte, en soi, par exemple, la matière première, quoiqu’elle ait l’adjonction d’un acte; voilà pourquoi la négation ne peut venir des deux côtés, mais de l’un seulement. Donc dans la génération simple il y a résolution des extrêmes contraires en contradictoires, parce que le terme être, c’est-à-dire ceci ou cela, qui est produit par la génération à raison de sa qualité, est opposé à l’acte ajouté à l’être en puissance, à cause de sa qualité, comme le feu est opposé à l’eau, à cause de la nature du chaud et du froid. Ainsi donc, de même qu’on dit le non blanc, qui cependant est noir ou une couleur intermédiaire, être opposé au blanc et nul autre non blanc, de même, le non-être en acte, ou l’être en puissance, auquel cependant a été ajouté un autre être en acte, est opposé à cet être en acte. Il est donc évident, d’après ce que nous venons de dire, que les deux extrêmes de la génération, c’est-à-dire cet être et ce non-être, qui est l’être en puissance, appartiennent à l’autre extrême de la contradiction simple, c’est-à-dire à l’être. Car l’être en puissance appartient à l’être en acte, d’une certaine façon. Mais en comparant l’un à l’autre, l’être en puissance est comme le non-être, parce que ce qui est en puissance n’est pas, d’après Aristote; et pareillement l’être blanc et l’être non blanc, qui est l'être noir ou de toute autre couleur, appartiennent à l’être quoique le non être blanc; ou l’être noir, comparé à l’être blanc, soit le non en quelque façon, puisqu’il tient au plus bas extrême de la contradiction. Mais ce qui précède démontre que tout cela n’est pas absolument contradictoire. Car le non-être qui est l’autre extrême de la génération n’est pas le non-être simple, d’après le Philosophe, mais ce non-être est la même chose que l’être en puissance. D’où il est facile de voir que ce non-être et l’être opposé ont un sujet commun, à savoir: la matière. Il en est ainsi du noir ou du non blanc, ce qui est un, ainsi que du blanc. Car ils sont tous un sujet commun, qui est un être intermédiaire. Or, les contradictoires, d’après le Philosophe, n’ont pas de milieu, de même qu’il a été dit précédemment. D’où il suit que ces contradictoires sont tels par la résolution d’autres oppositions en contradictoires; parce que toute autre opposition renferme la contradictoire, comme il a été déjà dit, de même que l’antériorité renferme la postériorité. Les sophistes nous objectent que les deux extrêmes de la contradiction sont dans l’espèce. La raison qu’ils en donnent est que ce qui n’est rien, ne peut rien nier. Ils ajoutent que les contraires peuvent être également faux, tandis qu’il en est autrement des contradictoires; d’où ils concluent que l’opposition contraire ne peut pas être amenée en contradictoire.

Il faut donc leur répondre, qu’on peut appeler être, en un sens, ce qui renferme la vérité d’une proposition, comme il est dit au cinquième livre du traité de Métaphysique. La négation de l’être de ce qui ne l’est pas, est aussi vraie que l’affirmation de l’être, en ce qui l’a réellement: et par opposition l’affirmation de l’être, en ce qui ne l’a pas, sera nécessairement fausse, comme la négation, en ce qui l’a véritablement. Car dès qu’une chose est ou n’est pas, son expression est vraie, selon Aristote: c’est pourquoi ce qui n’est rien, ne nie pas quelque chose qui est l’être mais nie ce qui n’est pas l’être, et aussi y a-t-il deux idées dans ces expressions, que ce qui n’est pas ne nie rien. La première, du côté de l’attribut affirmé, qui consiste en ce qui est nié. Cette proposition, en effet, que ce qui n’est pas ne nie rien, est vraie; parce que ce qui n’est pas, n’est rien; et être quelque chose est dans le fait; ce qui est nié par la proposition contradictoire. La seconde, du côté du sujet, car il peut être vrai de dire qu’on peut refuser l’être à ce qui n’est pas. En sorte que, comme c’est la composition qui est commune au sujet et à l’attribut, qui renferme la négation, puisqu’elle ne tient rien de son sujet; elle n’a pas la raison de l’être, mais elle a quelque chose de l’attribut; mais du côté du sujet elle rejette la nature de l’objet et la possession du sujet; du côté de l’attribut, elle ne repousse pas la nature, mais seule son adhérence au sujet. En soutenant que les contraires sont tous faux, et qu’il en est autrement des contradictoires, ils l’entendent de l’énoncé des propositions, qui est général des deux côtés dans les contraires, et d’un seul dans les contradictoires. En effet, quand un attribut se trouve d’un manière contingente dans un sujet, on ne peut l’affirmer ou le nier, en sens universel, qu arguant de faux. Et la fausseté de la proposition a lieu, parce qu’on prend pour sujet des contraires, ce qui n’est pas sujet en soi, mais seulement en quelqu’une de ses parties, sans qu’on puisse cependant l’énoncer en soi. En sorte que la fausseté se reconnaît de la part du sujet et non de celle des contraires, c’est ce qui fait qu’il est occasionné par l’adjonction des signes, car il est de leur nature d’être ajoutés. Mais si on ne considère que la nature des contraires, parmi lesquels on compte l’opposition, il n’y aura pas de rapport dans la fausseté des propositions. Car si on prend le sujet en tant qu’il est subordonné aux contraires comme corps, il est impossible d’affirmer ou de nier, à son égard, l’un des contraires; par exemple, si on prend un homme comme sujet de la santé et de la maladie, l’affirmation, à son égard, de l’un des contraires est la négation de celui qui est l’affirmation de l’autre. En sorte que ces propositions ne sont ni vraies ni fausses, en même temps, pas plus que deux contradictoires absolues.

Il faut donc faire attention lorsqu’une chose se trouve dans des opposés contraires, si elle l’est du côté du sujet, ou du côté des extrêmes. Si c’est de la dernière façon on doit la rapporter à l’opposition, en soi; si c’est du côté du sujet, elle n’y est que par accident. C’est ce qui fait que deux propositions contraires sont fausses en même temps, de la part du sujet de la proposition et non pas des extrêmes, ainsi qu’il a été dit. Et aussi quand on nie l’un des extrêmes, à l’égard d’un sujet, par exemple, le blanc, il est évident que cette négation suppose quelque chose, de laquelle elle écarte la blancheur, c’est-à-dire le sujet; et qu’elle en est écartée en même temps. Mais dans les contradictoires absolus, on ne présuppose rien, en tant que sujet, puisque, de même que nous l’avons dit, elles n’ont pas de milieu. Tandis que dans les opposés relatifs, il n’y a pas de transmutation, mais cependant la relation suit quelquefois la transmutation, comme sont les relatifs qui suivent l’action, telles que la paternité et la filiation, qui sont la conséquence naturelle de la génération. Dans les autres genres qui sont le fondement de la génération, ou il y a transmutation entre les extrêmes, comme la génération entre l’être, ce qui appartient au genre de la substance, ou le genre consiste dans la transmutation même, comme actif et passif. Il y a plusieurs sortes de transmutations, comme on le voit dans le traité de Physique d’Aristote. Et le mouvement qui est une de ces espèces de transmutations, ne s’y trouve que de trois manières différentes, comme il est dit à l’endroit précité. En voilà assez sur les quatre oppositions.

Fin du trente-sixième Opuscule de saint Thomas d'Aquin sur les quatre oppositions.