DES INSTANTS

(LES DIFFERENTES ESPÈCES DU TEMPS *)

A MAITRE PHILIPPE

SAINT THOMAS D'AQUIN, DOCTEUR DE L'ÉGLISE

(Authenticité discutée. Probablement écrit par Thomas de Sutton)

OPUSCULE 35

Editions Louis Vivès, 1857

Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, 2004

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

 

 

* Explications tirées du traité de la Consolation (Prose VI):

"L’éternité est la durée d'un être essentiellement invariable (Dieu).

"L’éviternité est la durée simultanée, permanente et sans succession d’un être qui a eu un commencement et qui ne doit pas avoir de fin (les saints glorifiés).

"La sempiternité est une durée simultanément, sans commencement et sans fin actuelle, et impossible dans l’avenir.

"L’aevum ou évité (durée intérieure) est la durée d’un être invariable par sa substance, mais qui peut changer si accidentellement (les anges).

"Le temps est la durée d’un objet, variable substantiellement et accidentellement (les êtres corporels).

 

 

CHAPITRE 1: Qu’est-ce que le temps? De quelle manière les êtres inférieurs y participent-ils; et comment les anges, dans leur être et leurs actions, se mesurent-ils le temps?. 1

CHAPITRE II: De quelle manière l’instant est toujours le même en fait, dans tout temps, et différent en raison. 4

CHAPITRE III: Que mesurent l’instant de temps et l’aevum?. 5

CHAPITRE IV: Qu’est-ce qui mesure les opérations des anges?. 8

CHAPITRE V: Quel est le sujet de l’aevum?. 9

 

CHAPITRE 1: Qu’est-ce que le temps? De quelle manière les êtres inférieurs y participent-ils; et comment les anges, dans leur être et leurs actions, se mesurent-ils le temps?

Toute durée étant composée d’instants, afin de bien saisir sa nature, il faut d’abord discourir un peu sur la nature de l’instant; car la connaissance de l’un sert beaucoup à la connaissance de l’autre. Et puisqu’il nous est plus facile de connaître les êtres composés par les êtres simples, ceux qui sont sujets à division par les indivisibles, nous allons commencer par l’étude du temps, afin de savoir ce qu’est l’instant, et de là, arriver plus facilement à la connaissance des différentes durées. D’abord, il faut savoir qu’Aristote, dans le IV° chapitre de son traité de Physique, définit le temps, "un nombre mis en mouvement". En effet, malgré que les sens n’aient aucune perception sans un mouvement produit sur le corps, l'âme peut cependant par la simple succession de ses idées, en saisir le commencement et la suite, et nécessairement en compter deux, trois, ou davantage: et ce nombre compté suite à suite, est ce qu’on appelle le temps. Cela peut cependant faire une question.

En effet, comme le temps suit le mouvement du premier objet mis en mouvement comme sa mesure propre, l’action de l’âme ne lui est pas soumise, puisqu’elle ne s’accomplit pas au moyen des organes du corps, puisque les corps seuls sont soumis au premier corps et à son mouvement, il semble qu’on ne puisse saisir la nature du temps d’après l’action de l’âme, à moins qu’il ne s’opère quelque modification dans le corps. Or pour comprendre notre idée, il faut faire attention qu’il y a un premier mouvement qui est la cause de tous mouvements secondaires: tellement que toutes les modifications qui surviennent dans les corps inférieurs, viennent de cette première. Dans les actions de l’âme, il est vrai, quoiqu’il n’y ait pas de modification de l’âme, il y en a cependant du côté des idées dont la nature fait qu’il y a temps et continuité dans les pensées de l’âme, comme il est écrit au III° livre du traité de l’âme. C’est ce qui fait que l’âme saisit la succession continue de ses idées, distingue ce qui est avant et après, ce en quoi consiste la raison du temps. Car le temps n’est autre chose que le nombre du premier et du second, mis en mouvement; et le temps tient son unité de l’unité du premier mouvement. En effet le temps est au premier mouvement, non seulement ce que la mesure est à l’objet mesuré, mais ce que l’accident est au sujet. Or, il est impossible qu’il y ait plusieurs accidents de la même espèce, dans le même sujet, de même qu’il ne peut y avoir deux couleurs sur la même partie d’une surface. Le premier mouvement est un et uniforme, ce qui fait que le temps est un. Quant aux autres modifications, le temps est seulement pris comme mesure: car un seul peut servir à plusieurs; par exemple, un mètre peut servir à mesurer plusieurs étoffes: voilà pourquoi le temps ne se multiplie pas selon le nombre des modifications inférieures, mais il est toujours le même pour toutes, si nombreuses qu’elles soient.

D’où il est évident que pour les substances séparées qui ne reçoivent pas leurs idées par déduction et par images, il n’y a pas de temps que le mouvement puisse définir, lequel est le sujet du temps et duquel celui-ci tient sa continuité. Le nombre est pris comme forme et comme genre dans la définition du temps; et indirectement comme son sujet et comme différence: car quand les accidents sont pris dans un sens abstrait, le sujet est mis à la place de la différence, comme le retroussés du nez est pris pour la courbe du nez. En effet, la différence doit tenir la seconde place dans toute définition; d’où il suit que le temps n’est pas un nombre en sens absolu comme deux ou trois, mais un nombre appliqué aux objets, par exemple, deux mètres de drap et autres choses semblables. Mais on ne rencontre pas de sujet du temps ainsi conçu dans les substances séparées: en sorte que la mesure de leur action ne tire pas sa continuité de la matière ou de tout autre objet extérieur. Et comme on ne petit rien en saisir qui ne soit un, il faut que dans leur conception multiple, on conçoive l’avant et l’après, et dans tout cela, il y a solution de continuité; et aussi le temps est-il dans leurs actions, en tant qu’il a de la ressemblance avec la forme qui est en lui et non avec sa matière, d’où il tire sa continuité. C’est pourquoi le temps qui sert à mesurer la succession des actions des anges, vient de choses indivisibles, de même que le nombre se compose d’une suite d’unités qui sont quelque chose d’indivisible. Il est vrai que ces choses ne peuvent être rangées dans l’espèce de la quantité, comme les unités; et on le comprend aisément si on fait attention à la nature de notre temps. On doit donc savoir que, puisqu’on trouve d’abord la raison de la mesure dans une quantité séparée, et par sa nature dans une quantité continue, rien ne pourra avoir la raison de la mesure dans une quantité continue, sinon par l’adjonction d’une quantité séparée. Et c’est pour cette raison que le temps qui est la mesure du mouvement, d’où lui vient sa continuité, est formellement un nombre, et par là même une mesure, quoiqu’il reçoive l’être du mouvement, comme l’accident du sujet. Ainsi donc, notre temps formellement pris est un nombre ou même une quantité séparée; mais il est une quantité continue à raison de son sujet, ce qui fait que le temps n’est pas un nombre abstrait, mais appliqué à des objets. Or, une quantité séparée tire son origine d’une quantité séparée, comme il est dit au III livre du traité de Physique. L’addition s’opère en effet par la division du nombre continu; et deux unités ne formeraient pas un nombre si elles n’étaient séparées entre elles, quoique formant toujours une unité entre elles. Mais la division des choses distinctes, de la même espèce, se fait par la matière et non par la forme, puisque l’espèce est une conséquence de la forme: or, l’espèce est une. Les anges n’ont pas de matière; ce qui leur a fait donner le nom de substances séparées par les philosophes; d’où il est clair que la mesure de leurs actions étant en eux comme dans un sujet, ne peut appartenir à la quantité séparée. Car la division et le nombre qui sont en eux, font une solution formelle et non matérielle en aucun sens, puisqu’il y a autant d’espèces que d’individus, elle nombre qu’il renferme est de ceux qu’on appelle transcendants. Car il est certain que l’unité et le nombre sont diviseurs de l’être, et-il est clair qu’ils ne sont pas dans un genre déterminé, par exemple, dans la quantité, et que l’unité et le nombre peuvent exister là où il n’y a pas de quantité, comme dans les anges. Mais le temps qui mesure leurs actions n’est pas continu, pas plus que le nombre, lequel est une quantité séparée, puisqu’elle dérive de la quantité continue; il y a nombre dès qu’il y a répétition ou multiplicité, laquelle appartient aux incommensurables et dont le propre est de se composer de ces nombres in divisibles. C’est pourquoi il ne faut pas de milieu entre ses deux actions dans les différents indivisibles de ce temps. Car deux actions peuvent se suivre immédiatement, aussi bien que deux unités. Car il y a un milieu entre deux indivisibles de notre temps, dont il ne peut se composer, puisqu’il est continu: que s’il pouvait en être composé, il n’y aurait pas de milieu, parce que les différentes parties se trouveraient réunies; et aussi les instants de notre temps ne sont pas des parties, puisqu’elles ne peuvent pas se succéder immédiatement.

D’après ce que nous venons de dire, il est .clair qu’il n’y a pas d’intervalle entre la pensée morose de l’ange, comme quand il a deux pensées successives. Il y a succession chez nous, quand nous concevons une idée continue, comme quand nous en avons plusieurs successivement; nous en avons donné la raison parce que le temps qui mesure nos actions, n’est pas en elles comme dans un sujet, il n’est simplement que leur mesure. Il est dans le premier mouvement comme dans un sujet, il a son cours en lui naturellement, parce que son sujet est dans l’essence du mouvement, comme dans une espèce d’intervalle aussi quand nous avons l’idée d’un indivisible, soit A, il faut que nous n’ayons que cette idée, puisqu’il n’implique aucune idée ni d’antériorité, ni de postériorité. Il est indivisible s’il est conçu successivement, et l’intellect fasse un temps d’arrêt sur une chose et non sur autre, la mesure de notre action n’aura pas d’intervalle, puisqu’elle st tout entière du premier jet. Car la nature d’une mesure intrinsèque st de ne rien recevoir de ce qu’elle mesure. Le temps est la mesure extrinsèque de tout, lui seul excepté, dans lequel il est comme dans un sujet; il en est ainsi du premier mouvement. Il y aura donc un intervalle toutes les fois que nous concevons quelque chose d’indivisible, non occasionné dans le temps lui-même du côté de notre action, puisque rien n’est produit en lui, si ce n’est par son sujet propre, mais lu côté du temps lui-même appliqué à nos actions, comme la mesure de l’objet mesuré et non comme l’accident au sujet. Ainsi, lorsqu’un ange conçoit une idée successivement, il n’y a pas d’intervalle, mais seulement une petite partie du temps indivisible, qui sert de mesure à son action, quelque soit le temps qu’il ait mis à concevoir son idée. Car aucune unité continue uniforme n’a d’intervalle, dont ce temps ne soit la mesure et l’accident, comme dans les hommes; voilà pourquoi les petites parties de ce temps n’admettent pas d’interruption, ni du côté des intelligibles qui se succèdent, puisqu’on a l’idée de quelque chose qui est un et indivisible, ni du côté d’un sujet quelconque dont l’existence est dans une interruption et un mouvement continuel. Or cela surpasse notre imagination, parce qu’elle ne va pas au delà du continu et du temps. Donc une petite partie indivisible de ce temps peut subsister avec un long espace de notre temps, dont les parties ne peuvent néanmoins séjourner avec lui. Il n’y a pas cependant de succession en lui, ni aucune continuité, puisque ce temps l’est l’accident de rien qui soit dans la succession et la continuité, comme nous l’avons dit. Il est donc évident que, généralement, tout ce temps consiste essentiellement dans une certaine succession d’intervalles. Mais il arrive que cette succession est en lui, continue ou séparée, à raison des sujets auxquels il s’applique. Car cette distance de temps, chez les anges, n’est pas dans le temps comme un nombre qui le mesure, parce que ceci est étranger au temps, mais il la tient des actions qui se succèdent sans intervalle.

 

CHAPITRE II: De quelle manière l’instant est toujours le même en fait, dans tout temps, et différent en raison.

 

Maintenant il nous reste à parler des instants. Il faut donc savoir que l’instant est au temps, ce que le point est à la ligne. Les géomètres disent que le point est le producteur de la ligne par son mouvement. La raison qu’ils en donnent, est que la ligne n’ayant qu’une dimension, ce qui la rend indivisible en largeur et profondeur, il n’y a pas de ligne dont le point excède la largeur. Mais comme la ligne excède le point en longueur, si nous donnons un point d’arrêt à ce dernier, nous ne pourrons soutenir qu’il est la cause de la ligne. Que si nous lui supposons un mouvement, bien qu’il n’ait aucune dimension, et que, par conséquent, il ne soit pas susceptible de division, il donne cependant lieu à la division par la nature de son mouvement. Et puisque le point n’est le producteur de la ligne qu’en tant que la ligne n’a ni largeur, ni profondeur, mais non en tant qu’ayant des dimensions de longueur, il sera sujet à dimension, d’une manière, par la nature de son mouvement; et comme tel il sera nécessairement une ligne. II rien cependant de l’essence de la ligne, parce que ce qui est réellement un et indivisible en tous sens, ne peut être en même temps dans toutes les parties du même continu permanent Néanmoins, s’il était de l’essence de la ligne formée par son mouvement, il serait nécessairement de l’essence de chacune de ses parties, parce que la raison qui l’assignerait à une partie du même objet le ferait appartenir à toutes, puisqu’il appartient également au tout. Il ne peut pas être sa fin ou sa continuation, puisque ce point est un en fait; tellement qu’il ne peut y avoir plusieurs points en fait. La ligne a cependant plusieurs points, réellement distincts entre eux, comme ses deux termes et de même dans son prolongement. Car la ligne est une quantité ayant une position déterminée et permanente et qui ne cesse pas par le mouvement du point. Donc le point pris dans le sens mathématique, qui produit la ligne par son mouvement, ne sera nécessairement rien de la ligne; mais il sera un en fait, et multiple en raison et cette multiplicité qui consiste dans son mouvement, est réellement une ligne, mais non son identité en fait. Il y aura donc dans cette ligne formée d’une continuité de points, deux points en acte, qui sont ses deux termes, par lesquels on la définit, et une quantité d’autres en puissance, en tant qu’elle est potentiellement divisible à l’infini. C’est sous ce rapport que nous allons examiner l’instant du temps, en observant seulement cette différence, que l’instant est de la substance du temps.

Nous devons donc savoir que ce qui est mobile est la cause matérielle, mais non efficiente du mouvement. Car celui-ci est dans un objet mobile, comme dans un sujet, ainsi qu’il est écrit au troisième livre du traité de Métaphysique d’Aristote. Mais la mesure de ce mobile est un instant, parce qu’il suit ce qui est mû, comme il est dit dans le quatrième livre du même ouvrage. Il y h des savants qui appliquent cette observation à l’instant de l’aevum ou éve, parce que, dans le fait, il n’est qu’un instant de temps, quoique différent en raison. La preuve qu’ils en donnent, c’est que le premier mobile, qui est mesuré par l’instant, a son essence dans un tout simultané et non successif, et comme il en est ainsi de l’essence de l’instant, il n’est en réalité qu’une seule et même chose dans tout son mouvement, mais différent en rai son. Et c’est précisément cette différence qui fait tout son mouvement, dont le mobile n’est rien en essence, et n’existe qu’en dehors d’elle, puisqu’il est lui-même une substance, et que son mouvement n’est qu’un accident. C’est ainsi que l’instant, qui est la mesure de ce qui est mobile, puisqu’il le suit, est un en fait, puisqu’il ne perd rien de la substance du premier mobile, dont l’instant est la mesure inséparable; mais il est tout autre et différent en raison. Cette différence est le temps en essence, dont l’instant qui est la mesure du premier mobile n’est rien, d’après ces savants: c’est pourquoi l’instant est tout autre en essence qu’en unité, dans tout le temps de chaque instant, qui est la continuité ou le terme du temps. Car cet instant, en tant que permanent, est la mesure essentielle du premier mobile. Mais aucun de ces instants n’est la mesure d’un autre, parce que le temps, dans lequel ils sont contenus, est la mesure de tous les inférieurs, non seulement par rapport à leurs mouvements, mais encore quant à leur être, parce qu’ils sont susceptibles de modification, non seulement quant au lieu, mais encore quant à leur être, puisqu’ils sont corruptibles. C’est ce qui fait dire que beaucoup de personnes se trompent sur la signification du terme instant, qui renferme plusieurs sens, d’après Aristote. Car aucun instant, qui est la mesure d’un objet inférieur, n’est le même dans tout le temps de son mouvement, puisqu’aucun temps n’est l’accident du mouvement d’un objet inférieur, mais seulement du premier mobile. Tellement que lorsqu’un objet inférieur est déplacé, son mouvement est bien son accident, mais son temps n’est pas l’accident de son mouvement, il n’en est que la mesure. En effet, la mesure est l’accident du premier objet mesuré, seulement dans l’espèce; il n’est que la mesure et non l’accident des autres. C’est pourquoi le temps n’est pas dans un mouvement d’objet corruptible, comme dans un sujet, mais seulement dans celui du premier mobile. On peut néanmoins laisser quelque chose de ce temps à toute espèce de mouvement particulier et marquer son principe et sa fin, en le comparant au principe et au terme d’un mouvement particulier, comme on fait (lu jour, en prenant pour le commencement et la fin du temps, le lever et le coucher du soleil.

 

CHAPITRE III: Que mesurent l’instant de temps et l’aevum?

 

Nous nous élèverons ici contre l’assertion du Philosophe, dans son traité de Physique, livre IV, où il soutient que l’instant suit l’objet mû, comme le temps suit le mouvement, en ce sens que nous arrivons à la connaissance de priorité et de postériorité dans le mouvement, par le mobile même. En effet, lorsqu’il se présente dans une partie d’un espace qu’il parcourt, nous disons aussitôt que le mouvement qui i’y a fait arriver, a cessé, et que celui qui lui en fera par courir un autre, doit venir. C’est ainsi que l’altération du mobile nous fait connaître la quantité du mouvement. Il est également dans le temps, parce que ce qui distingue les différentes parties du temps entre elles est le présent, lequel est le commencement d’un temps et la fin de l’autre: donc, toute proportion gardée, ce que le temps est au mouvement, le présent l’est au mobile; c’est pourquoi l’on dit que le Philosophe soutient que le temps présent suit le mobile, de façon qu’il en est la mesure et qu’il contient les parties du temps qui lui est ajouté. Il dit encore qu’il est la mesure du temps lui-même, parce qu’une chose se mesure par ce qui convient le mieux à son espèce; en sorte que ce qui est de l’espèce du temps s’unit au présent, qui n’est que le temps lui-même, c’est-à-dire le temps présent. D’où il résulte que l’instant qui suit le mouvement est de la substance du temps, quoiqu’on ait dit le contraire.

Pour résoudre cette difficulté, il faut observer que l’instant de l'aevum (l’évité) n’est pas l’accident du premier mobile, mais simplement sa mesure, relativement à ce qu’il y a en lui d’inaltérable, c’est-à-dire quant à son essence; mais il est l’accident de la première éviternité, et il la suit, ainsi que l’accident accompagne son sujet, mais non différemment. D’où il est évident que le présent de l’aevum et le présent du temps, qui suit le mobile, ne sont pas la même chose. Car celui-ci est la mesure du mobile, en tant qu’il est toujours le même dans tout son mouvement et son accident. C’est pour cela qu’Aristote, en recherchant qu’elle est la nature de l’instant, dans le quatrième livre de son traité de Physique, nous apprend que le temps n’est que l’instant, et il en tire la preuve des rapports du mouvement avec le mobile, en disant que le déplacement, ou changement de lieu et le mobile sont semblables; ainsi le chiffre du mobile est identique à celui du mouvement local. Mais le temps et le nombre du déplacement, par conséquent celui du mobile suivra le temps. Et cela n’étant que le présent, le temps et le présent sont donc ensemble à la fois. Il ajoute encore que le présent est comparé à ce qui passe, non comme nombre, mais comme unité, puisqu’il est indivisible. Ce qui nous prouve que la nature de l’instant qui mesure le mobile, en tant que tel, et en tant que toujours le même dans tout son mouvement, est toute différente de celle de l’instant comme continuant le temps. En effet, il est évident qu’une partie du mouvement et le mobile ne font qu’un en réalité, dans tout le mouvement, quoiqu’ils soient différents en raison. Cette différence provient, de quelques mouvements indivisibles, que l’on prétend être changés, sans qu’il y ait eu cependant interruption et continuant ainsi le mouvement, quand aucun d’eux ne s’est arrêté. Mais le mobile n’est rien de semblable, puisque chacun de ces mouvements s’unit à lui, et ils semblent être confondus avec lui, parce qu’ils sont comme ses sujets. Ainsi pour le mobile comme pour l’instant, la conséquence du mobile est de s’unir diversement et d’être divers. Cette différence consiste dans les indivisibles du temps, que l’on dit être mesurés, et qui l’étant sans interruption, composent les instants qui continuent le temps: tout ceci n’est autre chose qu’une raison différente du même instant, qui est réellement le même dans tout le temps, attaché au mobile en tant qu’il est de fait toujours le même, dans tout le mouvement.

On lui ajoute encore l’instant de l’évité, qui mesure le mobile en soi, de même qu’un autre présent est sa mesure, en tant que son essence est unie au mouvement. Aussi a-t-on raison de dire qu’il n’y a pas de mouvement qui ne soit mobile, quoique cependant il ne soit rien de la substance ou de l’essence du mouvement; à moins peut-être qu’on ne veuille dire qu’en qualité de sujet, il n’appartienne à son accident, puisqu’il sert à le définir. Mais ceci n’est pas une preuve, parce que ces accidents sont mis à la place des sujets, qui sont tout-à-fait en-dehors de leurs essences. Aussi c’est avec une grande justesse de raisonnement que l’on dit qu’il n’y a pas de temps sans instant, sans qu’il s’ensuive cependant que cet instant soit quelque chose du temps. C’est pourquoi le Philosophe, subtilisant sur les mots, en voulant démontrer que le temps n’est rien que le moment présent, ne va pas directement à la conclusion qu’il avait en vue: ce qu’il prouve directement, c’est que le temps et le présent sont unis, de même que le mobile et le mouvement sont ensemble; et il prouve encore que l’être du mobile lui-même mis en mouvement est la continuation du mouvement lui-même et non le mobile même. Mais de même que le mobile ne se sépare pas de l’être mis en mouvement ni du mouvement lui-même, puisqu’ils sont inséparablement unis; ainsi du présent, parce que différents êtres sont inhérents à sa substance. Je ne dis pas des êtres différents de sa substance, parce que l’essence de l’aevum n’admet pas de diversité, quoiqu’il y en ait qui lui soit unie, car cela ne s’applique qu’au temps présent. En sorte que ces différents êtres unis à elle, seront quelque chose du temps, mais non le temps présent même, en dehors duquel, cependant, il n’y a pas de temps. Et l’instant lui-même, qui se modifie en elle, de mille et mille manières, n’est pas le temps, quoiqu’il appartienne au temps, quant à ses différents êtres. Aussi le Philosophe, après avoir appelé le présent, le nombre du mobile, car c’était sur cela que s’appuyait tout son raisonnement, ajoute, au même endroit, qu’il ne faut pas comparer le présent an mobile, comme un nombre, mais comme une unité de nombre, qui n’est pas assurément un nombre, mais sa répétition, laquelle en répétant son être plusieurs fois, forme le nombre. Cependant cette répétition de l’unité n’est pas l’unité elle-même, mais son accident, quoique elle-même soit un accident. Ainsi donc, l’instant qui est comme l’unité du premier mobile, d’après le Philosophe, n’est pas l’instant de l’évité, parce que l’essence de ce dernier est bien différente de celle de ces instants, par lesquels le temps est continué. C’est d’elle cependant qu’ils sortent comme de leur principe; et son essence, qui n’est sujette à aucune altération, est comme l’essence du premier mobile. Par conséquent, elle ne souffrira pas d’altération des différentes modifications du premier mobile, qui est altéré à un certain point, c’est-à-dire pour l’instant que nous appelons aevum ou évité, qui est le commencement du temps. C’est pourquoi Boèce a dit dans son livre de la Consolation: "Vous qui tirez le temps de l’évité," parce que le temps procède de cet instant, comme le mouvement du mobile, mais non comme d’un générateur de son espèce, mais par induction, comme nous disons que les inférieurs procèdent des supérieurs. Aussi faut-il bien faire attention qu’il se trouve là deux présents, dont l’un est seulement la mesure et l’autre l’accident et doit être rangé dans l’espèce du temps; c’est pour cette raison qu’on dit qu’il est la mesure du temps. Et le Philosophe, au quatrième livre de son traité de Physique, nous montre comment l’instant est la mesure du temps, en le comparant au mobile par rapport au mouvement, c’est-à-dire que chaque chose est mesurée par ce qui est le plus rapproché de son espèce. Or, de tout ce qui tient au temps, rien ne lui est plus intime que l’instant, comme l’est au mouvement le mobile, qui fait connaître le mouvement.

Il faut considérer ici qu’une chose peut être la mesure d’une autre de deux manières. Premièrement, quand une mesure prise une ou plusieurs fois égale le terme de comparaison; par exemple, quand un nombre ternaire mesure un autre ternaire, ou le nombre neuf. Secondement, quand l’un est la raison cognoscitive de l’autre; il n’en est pas la mesure absolue, mais il l'est à l’aide de la science. C’est pourquoi le Philosophe dit au X° livre de son traité de Métaphysique, que la science est une mesure cognoscitive; cela se fait par le moyen de ce qui amène l’intellect à la connaissance d’un tel objet. On peut dire, en ce sens, que le mobile est la mesure du mouvement, de même qu’on dit que le mobile e permanent et le mouvement transitoire; le mobile est plus facilement l’objet de nos connaissances que le mouvement. De même, l’instant est plus facile à saisir que le temps simple, parce qu’étant permanent, il est le même, en fait, et le temps transitoire, malgré quelquefois que le temps nous soit plus connu, parce qu’il est en quelque sorte le sujet de nos sens, étant ordinairement sensible, puisqu’il est un nombre en mouvement. Mais lorsqu’on dit qu’il n’y a rien de présent dans le temps que le moment actuel, on ne veut pas entendre par là un instant qui en unit les parties entre elles par continuité, n’ayant pas de fixité, mais passant avec le temps, de manière à pouvoir être remarqué une seconde fois, comme on peut prendre un seul et même point d’une ligne, en tant que principe et fin de diverses parties de cette ligne; cependant le même moment présent est le commencement de l’une et la fin de l’autre partie de temps, comme le point dans la ligne. Mais on dit du présent, qu’il suit ce qui passe. En effet, il est permanent en essence dans tout le temps, quoique variable en raison; cette variation offre plusieurs instants, mais toujours passagers avec le temps.

Or, il est certain que nul de ces instants fugitifs n’est la cause du temps, puisqu’ils n’ont pas de permanence, mais s’évanouissent avec chaque partie du temps. Eu effet, ils sont les raisons diverses de l’instant lui-même, qui est le même dans tout le temps, ce qui lui fait donner le nom d’instant. La cause qui fait que l’instant permanent est susceptible de supporter une modification, c’est que le présent, comme on l’a dit, a plusieurs essences, parce qu’une et même chose peut avoir différentes mesures; par exemple, un corps céleste, lequel peut, quant à son être qui est immuable, être compris dans une durée qui est un instant permanent. Mais comme ce même corps à une mobilité comme conséquence du mouvement (il est en effet soumis au déplacement et le temps est la mesure du mouvement, ainsi que nous l’avons dit), par conséquent cet instant, quoiqu’immuable, est cependant assujetti au changement, à raison de son sujet qui est déplacé, ainsi que nous l’avons fait observer; et de cette façon, un changement ou une altération lui est ajoutée accidentellement. On trouve également, dans les substances séparées, une espèce de mouvement d’affections et de pensées, indépendant de leur être. En sorte que, dès que l’on découvre la nature du présent, ou est sûr d’y apercevoir quelque mouvement qui y est attaché. D’où il est clairement démontré, que l’évité n’est dans le premier mobile comme dans un sujet; il en est seulement la mesure et elle est dans l’éviternité comme dans un sujet. Carde même que le temps est mesure, et accident par rapport au premier mobile, il n’est plus que mesure par rapport aux mouvements des autres êtres inférieurs. Ainsi, l’aevum par rapport au premier de ce qui est mesuré par la durée, est accident et mesure, et par rapport aux autres, ils n’est que mesure. Et comme le premier, en toute espèce de choses, n’est qu’un, il est impossible qu’il y ait plusieurs accidents d’une même nature dans un seul sujet. Par suite, cette unité fera qu’il n’y aura qu’une évité pour tout ce qui est mesuré par l’aevum, comme le temps est un pour toutes sortes de choses, parce que le premier mobile n’a qu’un seul mouvement.

 

CHAPITRE IV: Qu’est-ce qui mesure les opérations des anges?

 

Nous devons faire observer que le moment présent ne mesure aucune action de substances séparées, puisque cette action n’est pas leur substance. L’action de Dieu seul est sa substance; c’est ce qui fait que l’une et l’autre sont éternelles. Lorsque l’ange fait une action en dehors de lui-même, comme quand il agit sur les corps inférieurs en les transformant, ainsi qu’il arriva de l’ange de Tobie, alors son action se mesure par notre temps. Mais si elle n’est pas extérieure, par exemple, la pensée; s’il réfléchit dans le verbe, son action est mesurée par l’éternité, par communication avec le verbe. Car dans ce cas, son action dépasse sa nature, parce qu’il ne voit rien naturellement dans le verbe. Si, au contraire, il conçoit par ses propres idées, son action devenant successive, sera mesurable par le temps qui ne se confond pas avec le nôtre, ni même avec le temps formel qui est en lui: et une parcelle de ce temps peut se confondre avec une grande quantité du nôtre, sans aucun milieu, quoique la continuité de notre temps fasse qu’il en renferme beaucoup. Quand des indivisibles se succèdent les uns aux autres, il y a composition d’un temps parfait de plusieurs parties indivisibles entre elles; elles ne sont pas des instants, parce qu’aucune d’elles ne reste la même dans la totalité de ce temps, ainsi que cela a lieu pour l’instant, dans le temps. Elles rie sont pas encore une continuation du temps, mais chacune d’elles en est une partie, comme une unité de nombre.

D’où l’on doit conclure que notre temps ne tire pas son origine de celui-ci, mais de l’évité qui est la même en tout temps. Elle ne mesure aucune action, mais l’être des objets éviternels et les éviternels eux-mêmes. L’évité n’est pas au temps comme quelque chose de même espèce, mais comme une cause analogue. Car ou trouve que la raison de la mesure dans l’évité est antérieure à celle du temps. En sorte que, de ce que l’aevum existe ensemble avec notre temps et chacun de ses instants, on peut conclure que le premier ange a existé depuis tout notre temps, mais qu’il n’est pas mesuré par l’évité. Car notre temps est contemporain de l’ange, à raison de l’aevum auquel tient notre temps; tellement que si on disait qu’un ange est compté ou mesuré au temps, lequel est la mesure du mouvement, il faudrait que ce fût par concomitance, ce qui pourrait très bien se dire, si notre temps ne finissait pas, selon l’opinion d’Aristote: car alors le temps accompagnerait indéfiniment l’évité. Mais comme le temps ne doit pas durer toujours et aura une fin, car le mouvement aura un terme, il n’y a pas de rapport ou de concomitance du temps avec l’évité, sinon que par le moment présent. Or, le temps qui mesure les actions des anges, n’a de concomitance qu’avec l’évité, car les anges ne conçoivent que par les idées propres des objets qu’ils ont en eux. Et comme le temps de l’aevum a une concomitance absolue avec le temps, il n’a aucune proportion avec notre temps qu’accidentellement. Car une petite partie indivisible de ce temps peut subsister avec notre temps, qui ne le dépasserait que de l’intervalle que met trou l’ange à cette conception; aussi ne doit-on pas conclure de la nature de ce temps, que le nôtre sert de mesure aux idées des anges, ni qu’il est la mesure d’une seule même de ses idées, ainsi que nous l’avons démontré, si ce n’est que par supposition, par exemple, si on suppose une partie de ce temps, pendant laquelle il voit qu’un objet intelligible coexiste a une partie de notre temps. Dans cette hypothèse, en effet notre temps servirait de mesure l'idée de l'ange, sa mesure propre, mais comme ayant une concomitance avec elle, et encore d’une manière plus éloignée que l’évité parce notre temps n’est comparé à celle-ci, c’est-à-dire à cette idée, en rapport avec l'évité, d’où l’un et l’autre dérivent nécessairement.

 

CHAPITRE V: Quel est le sujet de l’aevum?

 

Il nous reste à faire voir quel est le sujet de l’évité. Pour arriver à cette démonstration il faut nous souvenir de ce que dit Aristote au X° livre de la Métaphysique: "chaque chose prend la mesure la plus simple de son espèce." Nous devons entendre par ce qu’il y a de plus simple, ce qui l’est en nombre et non en étendue; ou simplement, comme par exemple, l’unité est la mesure de tous les nombres; ou dans l’espèce, ce qui en a la raison, tel que le chiffre deux qui est le plus petit composé, non pas une mesure simple, mais seulement celle de deux nombres égaux. Le plus simple des mouvements en nombre, est le premier mouvement, qui sert de mesure à tous les autres. Il n’y a pas de mesure simple, quant à l’étendue, parce qu’elle est divisible à l’infini. Elle est cependant la mesure conventionnelle la plus petite, comme le mètre, ou le pied, ou autre mesure semblable; et elle sera toujours dans l’une de ces règles, comme dans un sujet.

Mais elle n’est qu’une mesure simple, quant aux autres, et c’est de là que le temps est dans le premier mouvement comme dans son sujet. Et comme dans les choses qui ont des rapports entre elles, les deux extrêmes se touchent, le temps au degré le plus élevé, où il est comme dans son sujet, se réunit à l’évité comme à son extrême parce l’évité ne tient au ciel que comme mesure. Il faut donc qu’il soit ainsi dans son sujet, dans un objet auquel s’unit l’éternité en qualité de mesure: or, nulle créature n’est éternelle quant à son être. Cependant elle peut avoir part à l’éternité quant à son action de même que les anges voient les choses dans les splendides reflets du miroir de l’éternité, car c’est là la perfection de l’essence de la nature angélique, à savoir, la vision de la gloire. L’évité aura donc plus particulièrement pour son sujet celui qui jouit plus parfaitement de cette vision. Car son essence est plus parfaite et sa nature plus sublime. Aussi, supposé que Lucifer fût le plus beaux des anges, s’il fût resté fidèle, l’aevum serait en lui, comme dans un sujet. Mais parce que sa nature n’est pas parfaite de la perfection de la gloire éternelle, il n’y a rien en lui qui soit la mesure des autres, mais bien dans celui qui y participe plus que tous les autres. Car il est évident que le corps le plus parfait, qui est le plus exempt de corruption, par exemple, un corps céleste, a la mesure des autres; en effet, sa perfection et sa nature sont relatives, parce que personne ne cherche à détruire sa perfection. Tandis que toute la perfection des anges ne vient pas de leur nature, parce qu’il peut y avoir en eux une inclination contraire, comme le prouve la chute de ceux qui furent rebelles, parmi lesquels quelques-uns avaient une nature plus parfaite qu’un grand nombre de ceux qui restèrent fidèles, et dont la nature a été perfectionnée par la gloire; et celui qui a une nature plus parfaite dans la gloire, a en soi la mesure qui peut être employée pour les autres. C’est ce qui a fait dire au commentateur, au X° livre de la Métaphysique: "Dieu qui est le plus simple de tous les êtres, est leur mesure la plus simple, non comme de la même espèce, mais parce que plus un objet a d’être et de bonté, plus il approche de lui, qui est l’être par essence et, la bonté même, qui donne aux créatures tout ce qu’il y a de bon en elles, lequel est le Dieu tout-puissant, béni dans tous les siècles des siècles. Amen"

Fin du trente-cinquième Opuscule de saint Thomas d'Aquin sur les instants.