CONTRE L’ERREUR PESTIFÉRÉE DE CEUX QUI EMPÊCHENT LES HOMMES D’ENTRER EN RELIGION

PAR SAINT THOMAS d’AQUIN

Opuscule 17

(1270)

Editions Louis Vivès, 1857

Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique, 2004

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

 

CHAPITRE I. Le but de la religion chrétienne. 1

CHAPITRE II. L'assertion fausse de ceux qui disent: "N'entrez dans la vie religieuse qu’après avoir été exercées sur les commandements". 3

CHAPITRE III. L’assertion de laquelle nous venons de parler ne concerne pas les enfants. 5

CHAPITRE IV. Que l’assertion sus-énoncée ne concerne pas les nouveaux convertis à la foi. 7

CHAPITRE V. Que l’assertion énoncée plus haut ne peut pas s’appliquer aux pécheurs convertis par la pénitence. 7

CHAPITRE VI. Destruction de la source de l’erreur énoncée plus haut. 9

CHAPITRE VII. Solution des raisons des adversaires. 12

CHAPITRE VIII. Raisons apportées pour établir qu’avant d’entrer en religion, on doit délibérer longtemps et avec un grand nombre de personnes. 17

CHAPITRE IX. Réponse de la proposition précédente. 18

CHAPITRE X. Solution des raisons apportées contre la vérité de ce qui précède. 23

CHAPITRE XI. Raisons pour lesquelles ils s’efforcent d’établir que les hommes ne doivent pas s’obliger par voeu à entrer en religion. 25

CHAPITRE XII. Réfutation de l’erreur précédente, et démonstration que l’action ver tueuse faite à la suite d’un voeu est plus méritoire. 27

CHAPITRE XIII. Solution des raisons données plus haut. 30

CHAPITRE XIV. Raisons qui s’oppose à la perfection des religieux qui n’ont pas leurs en commun. 33

CHAPITRE XV. Réfutation de l’erreur précédente. 34

CHAPITRE XVI. Selon des raisons apportées contre la perfection dont on vient de parler. 40

 

CHAPITRE I. Le but de la religion chrétienne.

 

Le but de la religion Chrétienne paraît être, surtout, d’éloigner les hommes des objets terrestres, pour les attacher davantage aux objets spirituels. De là, Jésus-Christ, auteur et consommateur de la foi, venant en ce monde, a appris aux fidèles et par ses paroles et par sa conduite à mépriser les choses du siècle. Il l’a d’abord fait par sa conduite, parce que, comme le dit saint Augustin dans son livre pour catéchiser les ignorants: "Le Seigneur Jésus fait homme a méprisé les biens de la terre, pour montrer qu’on devait les mépriser, et il en a supporté tous les maux, afin qu’on n’y cherchât pas le bonheur, ni qu’on craignît d’y trouver l’infortune." Né en effet d’une mère qui conçut sans avoir été souillée par l’homme et qui demeura, toujours pure, elle était cependant mariée à un artisan, il fit disparaître toute marque de noblesse charnelle. Né dans la ville de Bethléem, qui parmi toutes les villes de la Judée tait la plus petite, sa volonté fut que personne ne se glorifiât de la grandeur d’une cité terrestre. Il s’est fait pauvre lui, le créateur de toutes choses, lui à qui tout appartient, de peur que quiconque croirait n’osât s’élever l’occasion des richesses terrestres. Il ne permit pas que les hommes le fissent roi, parce qu’il leur apprenait la voie de l’humilité. Il eut faim, lui, qui rassasie toutes les créatures; il eut soif, lui par qui toute boisson a été créée; il fut fatigué par le chemin, lui qui s’est fait la voie qui nous conduit au ciel; il a été crucifié, lui, qui amis fin à nos tourments; il est mort, lui, qui a ressuscité les morts. Ses paroles nous donnent le même enseignement, car dès le début de sa prédication, c’est le royaume des cieux qu’il promet à ceux qui font pénitence, et il ne promet jamais, comme dans l’ancien Testament, quelques royaumes terrestres. Il apprit à ses disciples que la première béatitude consiste dans la pauvreté d’esprit. C’est aussi en elle qu’est, dit-il, être le chemin de la perfection, répondant à un jeune homme qui l’interrogeait: "Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, venez et suivez-moi." C’est cette voie qu’ont suivie ses disciples, vivant comme si temporellement ils ne possédaient rien, mais comme ayant tout par la vertu spirituelle. Ayant la nourriture et le vêtement ils étaient contents! Ce désir pieux et salutaire, le démon, cet ennemi du salut des hommes, ne cesse depuis les temps les plus reculés, de l’entraver par les hommes charnels, ennemis de la croix de Jésus-Christ et sages de la terre. Saint Augustin dit en effet dans son livre de la conduite des chrétiens: "L’homme et la femme, et tout âge et toute dignité du siècle, ont été changés à l’aspect de la vie éternelle." Les uns négligent les biens temporels, se précipitent vers les spirituels, les autres cèdent à leurs vertus, ceux qui se conduisent de la sorte louent ce qu’ils n’osent imiter. Mais il en est encore un petit nombre qui murmurent et sont tourmentés d’une folle envie, ou ce sont ceux qui cherchent dans l'Eglise leur propre bien qui est de paraître catholiques, ou ce sont les hérétiques qui cherchent leur gloire dans le nom même de Jésus-Christ. Il s’en éleva autre fois du nombre de ceux-ci en divers lieux; tous étaient proie au même délire; c’était Jovinien à Rome, Vigilance dans les Gaules qui jusque-là n’avaient pas été soumises au monstre de l’erreur. Le premier avait la présomption d’égaler à la virginité l’état de mariage; le second, à la pauvreté l’état des richesses; perfidie manifeste, qui anéantissait les conseils évangéliques dans toute leur étendue. Si en effet on met sur la même ligne les richesses et la pauvreté, la virginité et le mariage, c’est inutilement que le Seigneur a donné le conseil de garder la pauvreté et son Apôtre la virginité. C’est dans ce but que l’illustre docteur saint Jérôme a réfuté l’une et l’autre erreur d’une manière efficace. Mais comme on le lit dans l’Apocalypse, une des têtes de la bête qui avait été comme coupée, est guérie de la blessure mortelle qu’elle: avait reçue. De nouveaux Vigilances s’élèvent dans les Gaules, qui par la ruse éloignent, et cela de diverses manières, les hommes de l’observance des conseils. Ils soutiennent d’abord que personne ne doit s’imposer l’observation des conseils par l’entrée en religion, que, préalablement il ne soit exercé à garder les commandements. Leur assertion ferme la voie de la perfection et aux enfants et aux pécheurs et aux nouveaux convertis. Ils ajoutent de plus, que personne ne doit entrer dans la voie de l’observation des conseils, sans avoir d’abord pris l’avis d’un grand nombre de personnes; il n’est pas un homme sensé qui ne voie quels obstacles ou prépare aux hommes qui veulent prendre la voie de la perfection, vu que les conseils des hommes charnels, dont le nombre est de beaucoup plus grand, éloignent bien plutôt des choses spirituelles les hommes, qu’ils ne l’y portent. Ils s’efforcent de plus d’entraver l’obligation où est l’homme d’entrer en religion, obligation qui fortifie son esprit pour entrer dans la voie de la perfection. Enfin, ils ne rougissent pas de déroger d’une foule de manières à l’affection de la pauvreté. Pharaon fut l’image de leurs cruels efforts, lui qui, comme il est écrit au livre de l’Exode, ch. V, réprimandait Moïse et Aaron qui voulaient tirer le peuple de Dieu de l’Egypte: "Pourquoi, dit-il, Moïse et Aaron, attirez-vous le peuple loin de son travail." Origène dit dans son commentaire sur ce point: "Aujourd’hui, si Moïse et Aaron, c’est-à-dire, la parole du Prophète et du Prêtre sollicitent au service de Dieu, à quitter le siècle, à renoncer à tout ce qu’elle possède, à s’appliquer à l’observation de la loi et de la parole de Dieu; vous entendez aussitôt les amis de Pharaon s’écrier d’une voix unanime: Voyez comme ils séduisent les hommes, comme ils pervertissent les adolescents."  Et il ajoute ensuite: "Les paroles que Pharaon faisait alors entendre, sont celles que redisent maintenant ses amis." Ce sont donc là les conseils par lesquels ils s’efforcent d’entraver le progrès de ceux qui tendent à la perfection. Mais suivant le sentiment de Salomon, il n’est pas de conseil contre Dieu duquel, aidés du secours des armes spirituelles qui sont sa puissance, nous ne puissions triompher: efforçons-nous de décréditer ces conseils dont nous avons parlé, ainsi que la superbe de la présomption qui s’élève contre la science de Dieu.

Nous traiterons donc dans l’ordre suivant, de chacun des points dont nous venons de parler. Nous dirons d’abord les choses sur lesquelles ils s’efforcent de fonder leur sentiment, ensuite nous tacherons de montrer ce qu’il y a dans chacune d’elles qui répugne à la vérité et de quelle manière, vu que celle-ci est conforme à la piété; nous montrerons ensuite que les raisons dont ils se servent pour prouver leur assertion sont vaines et frivoles.

 

CHAPITRE II. L'assertion fausse de ceux qui disent: "N'entrez dans la vie religieuse qu’après avoir été exercées sur les commandements".

 

Mais ils s’efforcent d’une foule de manières, de montrer que les hommes ne doivent embrasser les conseils que quand ils se sont exercés à garder les préceptes. Notre Sauveur en effet, quand il a donné le conseil d’embrasser la pauvreté, a d’abord proposé à un jeune homme, que s’il voulait entrer dans la vie, il eût à garder les commandements; et comme ce jeune homme lui avouait qu’il les avait observés, il lui donna le conseil de garder la pauvreté. Il suit donc de là que, l’observation des préceptes doit précéder la voie des conseils. Ils tirent la même conséquence de ce que dit saint Matthieu dans son dernier chapitre: "Leur enseignant à garder tout ce que je vous ai commandé."

Bède dit dans son commentaire, "l’ordre convenable est: Premièrement, d’instruire celui qui écoute, ensuite de le pénétrer des mystères de la foi, et alors de lui apprendre à garder les commandements." De là, ils veulent tirer cette conséquence; c’est qu’il faut garder les commandements avant d’embrasser les conseils. On lit encore dans le Psaume CXVIII: "J’ai compris par vos commandements." Le commentaire dit sur ce point: "Je ne dis pas que j’ai compris les commandements eux-mêmes, mais j’ai compris par eux; parce que celui-ci en les observant est parvenu au sommet de la sagesse. De ceci ils veulent tirer la même conséquence que plus haut. Ils déduisent la même chose de ce qui est dit ailleurs, Psaume CXXX: "Que mon âme soit réduite au même état que l’enfant lorsque la mère l’a sevré." Le commentaire dit: "Comme il y a cinq temps dans la génération et l’alimentation de la chair, il en est de même de la partie spirituelle."

"Nous sommes d’abord conçus dans le sein de notre mère, nous y sommes ensuite nourris jusqu’à ce que nous naissions à la lumière; puis notre mère nous porte dans ses bras et nous nourrit de son lait jusqu’à ce que nous ayant sevrés nous prenions place à la table paternelle;" il ajoute après: "La sainte Eglise observe en effet cinq temps." L’Eglise conçoit en quelque sorte l’enfance dans la quatrième série de la quatrième semaine. Alors en effet ils sont en quelque manière imbus du christianisme par l’exorcisme et la catéchisation; ils sont en suite comme nourris dans le sein de l’Eglise jusqu’au samedi saint, où par le baptême ils sent comme engendrés à la lumière; puis ils sont comme portés dans les bras de l’Eglise et nourris de son lait jus qu’à la Pentecôte; dans ce temps il n’y a plus rien de difficile, il n’est besoin ni de se lever la nuit, ni de jeûner. Après cela confirmés par le divin Paraclet, ils commencent à jeûner et à observer les autres points difficiles de la loi.

Mais un grand nombre de personnes, tels que les hérétiques et les schismatiques pervertissent cet ordre, et se sèvrent avant le temps, ce qui occasionne leur mort. Comme donc il est plus difficile de garder les conseils que les commandements, il paraît être pervers l’ordre par lequel l’homme qui ne s’est pas encore exercé à observer les commandements, veut suivre les conseils. Ils tentent encore de prouver leur assertion par l’ordre des miracles par lesquels le Sauveur a nourri les foules. On lit premièrement en effet dans saint Matthieu, ch. XIV: "Il a rassasié cinq mille hommes avec cinq pains et deux poissons; " ensuite comme on le voit dans saint Matthieu, ch. XV: "Il en a dans une autre circonstance rassasié quatre mille, au moyen de sept pains et de sept poissons." Les cinq mille signifient ceux qui sous l’habit séculier savent user avec justice des biens extérieurs. Les quatre mille et les sept pains sont la figure de ceux qui renoncent complètement au monde, c’est-à-dire qui grands par la perfection évangélique sont réconfortés par la grâce spirituelle. De là, ils veulent tirer cette conséquence, c’est qu’il en est quelques-uns qui doivent d’abord se nourrir de l’observation des préceptes, et arriver ensuite à la perfection des conseils. Ils tirent la même conséquence dé ce que dit saint Jérôme dans son commentaire sur le premier chap. de saint Matthieu.

"Il est, dit-il, quatre qualités desquelles sont formés les enseignements évangéliques, ce sont les préceptes, les commandements, les témoignages et les exemples. Les préceptes sont la source de la justice, les commandements celle de la charité, les témoignages celle de la foi, les exemples celle de la perfection." Leur intention est donc de conclure, qu’il faut commencer par la justice des préceptes pour arriver à la perfection des exemples qui leur paraît consister dans les conseils. Ils concluent la même chose de ce que dit saint Grégoire dans son sixième livre de morale, "que, Jacob n’obtint Rachel qu’après s’être uni à Léa; parce que tout homme parfait s’incorpore d’abord à la fécondité de la vie active, avant de s’unir au repos de la vie contemplative." Les préceptes, eux, nous portent à la vie active, parce que le commentaire du dix-neuvième chap. de saint Matthieu, où sont énumérés les préceptes, dit: "Voici la vie active." Le commentaire fait aussitôt observer qu’il est dit après, "si vous voulez être parfait etc., voilà la vie contemplative. Il est prouvé delà, que quelqu’un ne doit passer à l’état de religion qu’après s’être exercé à garder les commandements. Ils s’emparent aussi de ce que dit saint Grégoire sur Ezéchiel: "Personne ne devient parfait de suite, mais dans une conversion sincère, il commence par les plus petites choses pour arriver aux plus grandes." Les préceptes du décalogue paraissent être ces petites choses et: les conseils les grandes, eux qui appartiennent à la perfection de la vie. Saint Augustin dit en effet dans son commentaire du discours du Seigneur, sur la montagne: "Les préceptes qui se trouvent dans la loi sont réputés les moins importants; pour ceux que Jésus-Christ a enseignés, ils sont tenus pour très grands. Personne donc ne doit se livrer à l’observation des conseils, sans s’être exercé à celle des préceptes." Saint Grégoire dit, et il est écrit dans les Décrets, Distinction, XLVIII, Sicut: "Nous savons que l’on ne place point sur des murs nouvellement construits le pied de la charpente qu’ils n’aient perdu leur humidité première, de peur que, chargés avant qu’ils ne soient consolidés, ils n’entraînent la chute de la construction tout entière." On y lit encore d’après saint Grégoire: "Celui-là cherche à tomber qui veut monter dans un lieu élevé, à travers les précipices, laissant de côté les degrés qui y conduisent." Ils concluent de là, qu’il est dangereux pour quelqu’un d’avoir la présomption d’atteindre la perfection des conseils, si d’abord il ne s’est exercé à des choses moins difficiles, à savoir l’observation des préceptes. Ils ajoutent encore que dans l’ordre de la nature, les préceptes précèdent les conseils comme plus communs et comme ne changeant pas la conséquence d’être. On peut en effet observer les préceptes sans les conseils, mais il est impossible de garder les derniers sans les préceptes. Ce qui fait, disent-ils, qu’il est contre l’ordre de tendre aux conseils avant de s’être livré à l’observation des préceptes. Ils disent de plus que, si les conseils précèdent les préceptes, il n’est pas possible à ceux qui ne les gardent pas de se sauver, parce que, d’après cela, ils ne pourraient même pas observer les préceptes. Telles sont donc les principales raisons au moyen desquelles ils cherchent à établir qu’il n’y a que ceux qui se sont exercés à garder les préceptes qui doivent tenter, par l’entrée en religion, d’atteindre l’état de perfection.

 

CHAPITRE III. L’assertion de laquelle nous venons de parler ne concerne pas les enfants.

 

 

Et parce que la question présente est une question morale, il faut surtout sur ce point observer si ce que l’on dit s’accorde avec les oeuvres: montrons donc d’abord que, ce que nos adversaires s’efforcent d’établir ne concorde nullement avec les oeuvres justes. Il y a trois sortes d’hommes qui ne peuvent pas avoir l’exercice des préceptes. Ce sont d’abord les enfants; ils n’ont pu l’avoir à défaut de temps. Ce sont en second lieu, ceux qui se sont récemment convertis; ils ne purent avant s’exercer en aucune manière à observer les préceptes; parce que comme dit l’Apôtre, épître aux Romains, ch. XIV: "Tout ce qui n’est pas de la foi est péché." Il dit encore, épître aux Hébreux, ch. XI: "Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu." Troisièmement, ce sont les pécheurs qui ont passé leur vie dans le péché. Il est évident que ce qu’ils soutiennent est faux pour chacune des sortes d’hommes dont nous venons de parler. Si nécessairement en effet l’exercice des préceptes devait précéder la voie de la perfection que quelqu’un embrasse par son entrée en religion, il serait contre l’ordre, et l’Eglise ne devrait pas souffrir que les parents, pendant que leurs enfants sont encore jeunes, les offrissent à Dieu en religion, pour les élever dans l’observance des conseils avant qu’ils eussent pu s’exercer à garder les préceptes. Cependant la coutume de l'Eglise dont l’autorité est grande, est contraire; l’Ecriture nous fournit aussi une foule de preuves opposées. Saint Grégoire dit en effet et on lit, livre vingtième, question première, chapitre Addidislis, "si un père ou une mère ont soumis dès leurs jeunes ans leur fils on leur fille à la discipline de la règle dans une communauté religieuse, nous ne voulons nullement traiter la question de savoir si, après avoir atteint l’âge de puberté, il leur est permis d’en sortir et de contracter mariage; peu importe à la question s’ils sont obligés d’observer perpétuellement la règle; parce que si l’exercice des préceptes avait dû nécessairement précéder celui des conseils, il n’eût été nullement permis d’appliquer à l’exercice des conseils ceux qui préalablement n’auraient pas pratiqué les préceptes." Mais cette coutume de confie les enfants à des communautés religieuses est établie à la fois et par les statuts ecclésiastiques et par l’exemple des saints.

Saint Grégoire raconte dans son second livre des Dialogues que les nobles et les hommes pieux de la ville de Rome, commencèrent d’accourir vers saint Benoît et de lui confier leurs enfants pour qu’il les nourrît dans le service de Dieu tout-puissant. Alors aussi Euticius lui confia son fils Maurus, jeune homme de grande espérance; le patricien Tertulus lui confia Placide; comme Maurus, le plus jeune d’entre eux brillait par ses bonnes moeurs, il devint l’aide de son maître; pour Placide il menait encore la vie d’un enfant. Le bienheureux Benoît, lui-même, enfant encore, méprisant les études littéraires, après avoir quitté la maison paternelle et renoncé à la fortune de son père, désireux de plaire à Dieu seul, chercha un état où il pût converser saintement, ainsi que nous l’apprend saint Grégoire dans le même livre. On y trouve aussi que cette coutume vient des Apôtres. Saint Denis à la fin de sa Hiérarchie ecclésiastique dit: "Les enfants poussés en haut vers un état saint en contracteront l’habitude, éloignés de toute erreur, et exempts des souillures du monde. Cette pensée est venue à l’esprit de nos divins chefs, et il leur a paru bon de recevoir les enfants." Bien que saint Denys ne parle ici que de la réception des enfants dans la religion chrétienne par le baptême, la raison cependant qu’il en apporte convient aussi à notre assertion, parce que dans l’un et l’autre cas, il est avantageux d’élever les enfants dans la pratique des choses que plus tard ils devront observer, afin qu’ils y soient formés. Et pour aller plus loin, cette assertion est prouvée par l’autorité divine. On lit en effet dans saint Matthieu, ch. XIX, "que des enfants furent présentés à Jésus-Christ afin qu’il les bénisse et qu priât sur eux, mais ses disciples les grondaient; Jésus leur dit: laissez les petits enfants, ne les empêchez pas de venir à moi, le royaume des cieux est peuplé d’enfants." Saint Chrysostome dit sur ce point: "Quel est celui qui méritera d’approcher Jésus-Christ, si on éloigne de lui l’enfance candide? S’ils doivent devenir saints, pourquoi empêchez-vous les enfants de s’approcher de leur père? S’ils doivent devenir pécheurs, pourquoi les condamnez-vous avant d’avoir vu leurs fautes?" Il est évident en effet que l’homme s’approche surtout de Jésus-Christ par la voie des conseils, ainsi que nous l’apprend saint Matthieu, ch. XIX, par ces paroles: "Vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres et suivez-moi." Il ne faut donc pas empêcher les enfants de s’approcher de Jésus-Christ par l’observation des conseils. Mais comme dit Origène sur le même endroit, "il en est quelques-uns qui, avant d’apprendre la justice envers les enfants, blâment ceux qui par une doctrine simple offrent à Jésus-Christ les petits enfants et ceux qui sont un peu plus grands, c’est-à-dire, ceux qui sont moins instruits." Le Seigneur exhortant ses disciples qui déjà étaient hommes, de condescendre aux besoins des enfants, leur recommande, de se faire enfants avec les enfants, afin de les lui gagner. "Le royaume des cieux est peuplé d’enfants." "Lui-même, tout Dieu qu’il était, il s’est fait enfant." Nous devons observer et ne pas dédaigner, par l’appréciation d’une sagesse plus parfaite, les petits enfants de l’Eglise, les empêchant de venir à Jésus-Christ. Et pour nous étendre encore à des autorités qui nous appartiennent, on lit de saint Jean-Baptiste en saint Luc, ch. I: "L’enfant croissait, et il était fortifié par l’esprit, et il était dans le désert jusqu’au jour de sa manifestation au peuple d’Israël." Bède dit sur ces paroles: "Prédicateur futur de la pénitence, pour soustraire plus facilement ses auditeurs aux atteintes du monde en les instruisant, il passe la première partie de sa vie dans le désert, de peur, comme le dit saint Grégoire de Nysse, qu’accoutumé aux faussetés de ce genre qui se glissent par les sens, il ne commit quelque confusion ou quelque erreur clans le discernement du bien véritable. Et pour cela les grâces furent si abondantes en lui, qu’il en reçut plus que les Prophètes, parce que depuis le commencement jusqu’à la fin, il offrit aux regards de Dieu son désir pur et exempt de toute passion."

Il n’est donc pas seulement permis, mais il est même avantageux à quelqu’un de quitter dès l’enfance le siècle, et de vivre dans le désert de la religion, afin de bien mériter une grâce plus abondante. C’est pour cela qu’il est écrit dans les Lamentations de Jérémie, ch. III: "Il est bon à l’homme de porter le joug dès sa jeunesse." La cause paraît en venir de ce qui suit: "Et il s’assoira seul, et il se taira, parce qu’il s’est imposé ce joug;" il nous est par-là donné de comprendre que ceux qui, dès leur jeunesse, s’imposent eux-mêmes le joug de la religion qu’ils portent sur eux, sont plus aptes à garder les observances de la religion qui consistent dans le repos et le silence, loin des soucis et du tumulte du monde, suivant ces paroles du livre des Proverbes, ch. XXII: "Le jeune homme suit sa première voie, il ne la quittera même pas dans sa vieillesse." De là vient ce que dit saint Anselme dans son livre des Similitudes; il compare aux anges ceux qui, dès leur enfance, sont élevés dans les monastères; pour ceux qui se convertissent après dans un âge plus avancé, il les compare aux hommes. Cette assertion est confirmée non seulement par l’autorité de l'Ecriture, mais encore par les sentences des philosophes. Le Philosophe dit dans le deuxième livre de l’Ethique: "Il n’y a pas peu de différence à accoutumer de suite l’enfant à vivre de telle ou telle manière; mais bien plutôt elle est grande, totale, c’est-à-dire que tout consiste en ce que quelques enfants soient instruits dès leur enfance sur ce qu’ils doivent observer pendant leur vie." Le même Philosophe dit dans le huitième livre de sa Politique que "le législateur doit surtout s’occuper de l’éducation à donner aux jeunes enfants, qu’il faut instruire chacun suivant sa qualité." L’habitude où sont les hommes de se livrer dès leur jeunesse aux emplois ou aux arts qu’ils doivent exercer pendant leur vie en est aussi une preuve manifeste. Comme il faut élever dès leur enfance dans la cléricature ceux qui doivent être clercs, il faut de même élever dans l’exercice militaire ceux qui doivent être soldats, ainsi que le dit Végétius dans son Traité de l’art militaire, et ceux qui doivent être forgerons, en leur apprenant leur art dès l’enfance. Pourquoi donc la règle ne serait-elle en défaut que sur ce point, à savoir que ceux qui doivent être religieux ne puissent, dès leur jeune âge, s’exercer aux pratiques religieuses? Bien plus, il est nécessaire, quand une chose est plus difficile, que l’homme s’accoutume dès ses jeunes ans avec plus de soin à en porter le poids. Ainsi donc, il est évident que leur assertion ne peut concerner les enfants, quand ils disent qu’il faut s’exercer à garder les commandements avant de passer aux conseils en entrant en religion.

 

CHAPITRE IV. Que l’assertion sus-énoncée ne concerne pas les nouveaux convertis à la foi.

 

Il nous faut voir maintenant si ce qu’ils disent peut s’appliquer à ceux qui sont nouvellement convertis. Il paraît absurde de prime- abord de leur interdire l’état de religion avant de s’être exercés sur les préceptes; puisqu’il est constant que les disciples de Jésus-Christ, aussitôt après leur conversion à la foi, furent admis dans le collège du même Jésus-Christ, dans lequel apparut le premier modèle des conseils de la perfection, et qu à coup sûr, l’emporta sur quelque état religieux que ce soit. Paul lui-même, le dernier des Apôtres par sa conversion, le premier dans la prédication, à peine converti à la foi, embrassa la voie de la perfection évangélique. Il dit dans son Epître aux Galates, chap. 1er: "Mais lorsqu’il a plu à Dieu qui m’a choisi particulièrement dès le ventre de ma mère, et qu’il m’a appelé par sa grâce, de me révéler son Fils, afin que je l’annonce parmi les nations, je l’ai fait aussitôt sans prendre conseil de la chair et du sang." L’exemple de Jésus-Christ lui-même nous le prouve. On lit, en effet, dans saint Matthieu, ch. IV, "qu’après son baptême Jésus- Christ fut conduit, dans le désert par l’esprit," comme le dit le commentaire, "alors, c’est-à-dire après le baptême, prêchant aux baptisés qu’ils doivent quitter le monde et s’occuper en repos de Dieu." Cette vérité est encore établie par l’exemple louable d’un grand nombre qui, aussitôt après s’être convertis de l’infidélité, quelle qu’elle soit, à la foi de Jésus-Christ, entrent eu religion. Quel est le contradicteur assez méchant pour oser leur conseiller de rester dans le monde, plutôt que de s’appliquer à garder, dans l’état religieux, la grâce qu’ils ont reçue dans le baptême? Quel est l’homme d’un esprit sensé qui détournera de ce propos celui qui, par le baptême, a revêtu Jésus-Christ, de peur qu’il soit digne de le revêtir par une parfaite imitation? Il est donc encore évident pour cette seconde espèce d’hommes, que ce qu’ils disent, à savoir, qu’il faut éloigner de l’entrée en religion ceux qui ne se sont pas auparavant exercés sur les préceptes, est tout à fait déraisonnable et digne de pitié.

 

CHAPITRE V. Que l’assertion énoncée plus haut ne peut pas s’appliquer aux pécheurs convertis par la pénitence.

 

Voyons enfin si ce qu’ils disent peut s’appliquer au troisième genre d’hommes, c’est-à-dire à ceux qui font pénitence de leurs péchés et qui ne sont pas encore exercés sur les commandements. Il semble qu’ici on peut rapporter ce qui est écrit dans l’Evangile, touchant la conversion de saint Matthieu, que le Seigneur appela à sa suite de l’emploi lucratif qu’il occupait, et qui, bien qu’il ne fût pas de suite mis au nombre des Apôtres, ne laissa cependant pas d’embrasser aussitôt la perfection des conseils. Il est dit en saint Luc, ch. V, "qu’ayant tout laissé, il se leva et le suivit;" et, comme ajoute saint Ambroise sur le même passage, "celui qui enlevait le bien d’autrui laissa le sien propre."

Il est évident, d’après cela, que les pécheurs qui se repentent, quelque grands que soient les péchés qu’ils ont commis, peuvent embrasser la voie des conseils. Bien plus, pour dire la vérité d'une manière plus expresse, il leur est surtout avantageux d’embrasser la voie des conseils pour arriver à la perfection. Saint Grégoire, exposant dans une Homélie ce que nous lisons dans saint Luc, chap. III: "Faites de dignes fruits de pénitence," s’exprime comme il suit: "Quiconque n’a pas commis de fautes peut de droit user des choses licites." "Mais si quelqu’un est tombé dans le péché, il doit autant se priver des choses licites, qu’il se souvient en avoir fait d’illicites;" et après cela il ajoute, " par cela donc, il est convenable que celui qui s’est causé de plus grands dommages par le péché, cherche de plus grands biens dans la pénitence; comme les hommes, dans l’état de religion, s’abstiennent des choses licites, et qu’ils cherchent l’intérêt des oeuvres parfaites;" il est évident que, s’éloignant du péché, ce n’est pas dans l’observation des préceptes qu’ils se sont exercés, mais bien plutôt dans la transgression de ces mêmes préceptes; ils doivent donc embrasser la voie des conseils en entrant en religion, ce qui est l’état parfait de pénitence. De là, comme il est écrit dans la trente-troisième question, chapitre II, commençant par ces mots, admonere, le pape Etienne avertit en ces termes un certain Astulfe qui avait commis des péchés graves: "Recevez avec reconnaissance notre conseil. Entrez dans un monastère, humiliez-vous sous la main de l’abbé, aidé des prières d’un grand nombre de frères; faites en toute simplicité d’esprit ce qui vous sera commandé." Il ajoute ensuite "A moins que vous ne veuillez faire une pénitence publique, demeurant chez vous au milieu du inonde, ce que vous ne doutez pas devoir être pour vous et plus pénible, et plus dur, et plus grave, nous vous exhortons à agir de la sorte." Il ajoute encore des choses excessivement graves; cependant il dit que l’entrée en religion est plus utile et préférable à tout cela. Ainsi donc il est évident que ceux qui, loin de s’exercer dans l’observation des préceptes, ont vécu dans le péché, sont salutairement instruits d’entrer en religion, eux qui sont détournés de la voie des conseils par l’admirable sagesse de ceux dont le sentiment est réfuté par celui de l’Apôtre, qui dit, Epître aux Romains, ch. VI: "Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair. Comme vous avez fait servir les membres de votre corps à l’impureté et à l’injustice pour commettre l’iniquité, faites-les servir maintenant à la justice pour votre sanctification." Il est dit dans le commentaire sur ce passage: "Parce que vous devez plus de soumission à la justice qu’au péché." Habacuc dit, chap. IV: "Votre esprit vous a porté à vous égarer en vous détournant de Dieu, mais en retournant à lui de nouveau, vous vous porterez avec dix fois plus d’ardeur à le rechercher;" parce qu’après les péché par lesquels il s’est éloigné de Dieu transgressant se préceptes, il doit mettre la main à l’oeuvre pour des choses plus importantes, et ne pas se contenter de celles qui le sont moins. L’exemple d’un grand nombre de saints vient à l’appui de notre assertion. Plusieurs, en effet, de l’un et de l’autre sexe, après les crimes et les forfaits les plus graves dans lesquels ils avaient passé leur vie, embrassant immédiatement et sans exercice préalable des préceptes, la voie des conseils, se livrèrent à l’exercice de la religion la plus étroite.

A l’autorité et à l’exemple des saints vient se joindre sur ce point, et pour le prouver, l’enseignement des philosophes. Le Philosophe dit dans son deuxième livre de l’Ethique: "Nous éloignant beaucoup du péché, nous viendrons dans le milieu de la vertu." Il faut donc que ceux qui se sont éloignés de Dieu par le péché, soient ramenés à la droiture de la justice par la pratique des oeuvres parfaites de la vertu. Il demeure donc démontré, d’après ce que nous venons de dire, que dans aucun des genres d’hommes dont il a été question, ne peut avoir lieu ce qu’ils soutiennent, à savoir, qu’il est des personnes qui ne peuvent entrer en religion qu’après s’être exercé dans la pratique des préceptes.

 

CHAPITRE VI. Destruction de la source de l’erreur énoncée plus haut.

 

Il faut, pour extirper radicalement cette erreur, en trouver et la source et l’origine. Cette erreur paraît venir de ce qu’ils estiment que la perfection consiste surtout dans les conseils, et que les préceptes sont disposés pour les conseils, comme l’imparfait l’est pour le par fait, et qu’il est nécessaire de passer des préceptes aux conseils, comme de l’imparfait au parfait. Mais en énonçant simplement cela des préceptes, ils sont dans l’erreur. Il est manifeste en effet, que les principaux préceptes sont d’aimer Dieu et le prochain, selon ce que dit le Seigneur en saint Matthieu XXII: "Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur," voilà le premier et le plus grand commandement de la loi; le second lui est semblable: "Vous aimerez votre prochain comme vous-même." Mais dans ces deux commandements consiste essentiellement la perfection de la vie chrétienne; ce qui fait dire à l’Apôtre, Colossiens III: "Ayez par-dessus tout cela la charité qui est le lien de la perfection." Le commentaire dit sur ce point que toutes les autres choses ne rendent parfait qu’autant qu’elles ont pour but la charité; mais que, pour elle, elle unit tout ensemble. De là vient que le Seigneur, après avoir donné le précepte de l’amour du prochain, ajoute, comme il est écrit en saint Matthieu V: "Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait." Saint Matthieu dit sur cela, chap. XIX: "Voici que nous avons tout laissé et que nous vous avons suivi." Saint Jérôme dit: "Parce qu’il ne suffit pas de tout quitter," mais il ajoute, "ce qui est la perfection, et nous vous avons suivi." Les Apôtres suivaient moins le Seigneur par les mouvements du corps que par les affections de l’esprit. Ce qui fait dire à saint Ambroise, sur ces paroles de saint Luc V: "Il lui dit, suivez-moi;" "qu’il lui commande de le suivre, non pas par les mouvements du corps, mais par les affections de l’esprit." Il est donc évident que la perfection de la vie chrétienne consiste principalement dans l’affection de l’amour de Dieu. Et cela est raisonnable, parce que la perfection d’une chose consiste à atteindre la fin de cette même chose.

Mais la fin de la vie chrétienne, c’est la charité vers laquelle tout doit tendre, d’après ces paroles de la première Epître à Timothée I: "La fin du précepte, c’est la charité." Le commentaire dit sur ce point: "La charité est la fin, la perfection du précepte, c’est-à-dire l’accomplissement de tous les préceptes, c’est l’amour de Dieu et du prochain." Mais il faut observer qu’il importe de juger différemment de la fin et des moyens qui y conduisent. On peut assigner une certaine mesure aux moyens qui conduisent à la fin, en tant qu’ils conviennent à cette même fin. Pour la fin, elle ne compte aucune mesure, et chacun l’atteint autant qu’il le peut; comme un médecin modère ses remèdes pour ne pas aller trop loin, et ramène le plus parfaitement qu’il lui est possible la santé. Ainsi donc le précepte de l’amour de Dieu, qui est la fin dernière de la vie chrétienne, ne connaît pas de borne, au point que l’on ne peut pas dire, l’amour de Dieu, qui tombe sous le précepte, doit avoir telle intensité; mais qu’un plus grand amour, qui tombe sous le précepte, excède les limites du précepte; mais il est commandé à chacun d’aimer Dieu autant qu’il le peut; ce que nous apprend la forme même du précepte, lorsqu’il est dit: "Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur." Chacun l’observe comme il peut, l’un d’une manière plus parfaite, l’autre d’une manière moins parfaite. Celui-là ne l’observe pas du tout qui, dans son amour, ne préfère pas Dieu à tout. Mais celui qui le préfère à tout comme fin dernière, remplit le précepte d’une manière plus ou moins parfaite, selon qu’il est plus ou moins entravé par l’amour des objets étrangers; ce qui fait dire à saint Augustin dans son livre quatre-vingtième, que "le poison de la charité, c’est l’espérance d’acquérir ou de retenir les biens temporels;" ce qu’il faut ainsi interpréter: si on les espère comme fin dernière; son aliment, au contraire, c’est la décroissance de la cupidité: la perfection consiste à ne pas en avoir.

Il est encore un autre moyen d’observer parfaitement ce précepte; mais il rie saurait être pratiqué par l’homme qui est dans la voie. Saint Augustin dit dans son livre de la Perfection de la justice, "que ce précepte de la perfection de la charité, vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, etc., ne s’accomplira d’une manière parfaite que dans cette plénitude de charité qui existe dans la céleste patrie;" il ajoute ensuite: "Pourquoi cette perfection ne serait-elle pas commandée à l’homme, bien qu’il ne lui soit pas possible de l’avoir dans la vie présente?" Tous les autres préceptes, ainsi que les conseils, sont disposés pour ceux de l’amour de Dieu et du prochain, comme pour leur fin. Ce qui fait dire à saint Augustin dans son Catéchisme: "Toutes les choses que Dieu commande, et parmi lesquelles se trouve celle-ci, vous ne commettrez pas l’adultère, et toutes celles qui ne sont pas ordonnées, mais vers lesquelles portent les conseils spirituels, et parmi lesquelles se trouve celle-là: "Il est bon à l’homme de ne pas toucher la femme, lorsqu’on les rapporte à l’amour de Dieu et du prochain, à cause de Dieu elles obtiennent leur parfait accomplissement." Cependant autre est la dis position des commandements de la loi par rapport à celui de la charité, autre est celle des conseils. Une chose est disposée (ad finem) à une fin, quand sans elle on ne peut pas l’obtenir, comme la nourriture a pour fin la conservation de la vie; mais une chose est disposée pour la fin (in finem) quand par elle on obtient et plus facilement, et plus sûrement, et plus parfaitement cette fin; comme la nourriture nécessairement tend à conserver la vie, la médecine, au contraire, est conservatrice de la santé, elle a pour but de la conserver d’une manière et plus parfaite et plus sûre.

Les autres préceptes de la loi sont donc disposés, relativement à la charité, de la première manière; il ne peut, en effet, nullement remplir les préceptes de la charité, celui qui, ou honore les dieux étrangers, puisque par là il s’éloigne de l’amour de Dieu, ou qui commet le vol ou l’homicide, choses par lesquelles il s’éloigne de l’amour du prochain. Pour les conseils, ils sont disposés, relativement à la charité, de la seconde manière. Quant au conseil de la virginité, c’est le sentiment exprès de l’Apôtre qui montre qu’il est disposé (ad dilectionem) à l’amour de Dieu. Il est dit dans la première Epître aux Corinthiens, ch. VII: "Celui qui n’est pas marié s’inquiète des choses de Dieu, comment il lui plaira; pour celui, au contraire, qui est marié, il s’inquiète des choses du monde, comment il plaira à son épouse." Pour ce qui est du conseil de la pauvreté, le Sauveur dit lui-même qu’il dispose à le suivre, ainsi qu’on le voit dans saint Matthieu, ch. XIX; mais suivre le Sauveur, voilà précisément ce en quoi consiste l’affection de l’amour, comme nous l’avons prouvé. L’affaiblissement de la cupidité, voilà ce qui perfectionne la charité-; mais le mépris que l’on a et de la cupidité et de l’amour des richesses, voilà ce qui la diminue, quelquefois même la détruit complètement. Saint Augustin dit dans sa lettre à Paulin et à Thérasius que "l’on aime d’une manière plus étroite les biens terrestres que l’on a acquis, que ceux que l’on désire seulement et nous étreignent moins étroitement." Autre chose, en effet, est ne vouloir pas présentement s’incorporer les choses qui manquent, autre chose est se séparer de celles que l’on possède. Mais l’un et l’autre conseil, de la nature de leur institution, portent à l’amour du prochain; car de même, en effet, que les choses que le Seigneur commande en saint Matthieu, ch. V, comme appartenant à l’amour du prochain, doivent être observées pour la préparation de l’esprit; il est évident que l’esprit, qui n’a nul souci de ce qui lui est propre, est préparé d’une manière plus par faite à l’observation de ces mêmes choses. Celui qui, dans soit esprit, a résolu de ne rien posséder, est mieux préparé à abandonner sa tunique ou son manteau à celui qui le lui enlève, s’il le faut, que celui qui a l’intention de posséder quelque chose dans le siècle présent. Mais parce que la charité n’est pas seulement la fin, mais encore la source de toutes les vertus et des préceptes qui nous sont donnés touchant les actes de vertu, il s’ensuit que, comme l’homme, par l’observation des conseils, fait plus de progrès dans l’amour de Dieu et du prochain, de même aussi il parvient à observer d’une manière plus exacte les choses qui sont prédisposées de nécessité pour la charité. Celui, en effet, qui s’est proposé de garder la continence ou la pauvreté à cause de Jésus-Christ, est bien plus éloigné de l’adultère et du vol. Dans l’état de religion, on ajoute encore une foule d’observances, telles que les veilles, les jeûnes et l’éloignement de la vie séculière, toutes choses qui éloignent davantage du vice, et qui portent plus facilement à la perfection de la vertu; et ainsi l’observance des conseils est disposée pour l’observation des autres préceptes; cependant elle n’y est pas disposée comme (ad finem) à sa fin. Un homme, en effet, ne garde pas la continence pour éviter l’adultère, ni la pauvreté pour éviter le vol, mais bien pour s’avancer dans l’amour de Dieu. Les choses les plus importantes ne sont pas disposées pour celles qui le sont moitis, comme elles le sont pour la foi (ad fidem).

Il est donc évident que les conseils appartiennent è la perfection de la vie, non parce que la perfection consiste surtout dans ces mêmes conseils, mais parce qu’ils sont une voie ou des instruments qui nous conduisent à la perfection de la charité. Ce qui fait dire saint Augustin dans son livre des Moeurs de l'Eglise, parlant de la vie religieuse: "L’attention tout entière doit veiller à dompter la concupiscence et conserver l’amour des frères." Il dit encore au même endroit: "On y garde surtout la charité; la vertu, les entretiens, les habits, les regards mêmes, tout y est adapté à la charité."

L’abbé Moïse dit dans une Conférence adressée aux religieux: "C’est pour elle, c’est-à-dire pour la pureté du coeur et la charité, que nous faisons et que nous supportons tout; c’est pour elle que nous méprisons nos parents, notre patrie, les dignités, les richesses, les délices de ce monde, les plaisirs quels qu’ils soient; c’est pour elle que nous nous imposons les privations des jeûnes, les veilles, les travaux de toute espèce, la pauvreté des habits, les lectures et les autres vertus, afin que par elle nous puissions préparer et conserver notre coeur pur de toutes pensées coupables, et, nous appuyant sur ces degrés, parvenir à la perfection de la charité." Ainsi donc, comme il est un double mode d’observer les préceptes, l’un qui est parfait et l’autre imparfait, il est aussi deux manières de pratiquer les préceptes; la première est celle par laquelle quelqu’un les pratique parfaitement, et cette pratique a lieu par les conseils, ainsi que nous l’avons démontré; la seconde consiste dans la pratique imparfaite des préceptes, pratique qui a lieu dans le monde et en dehors des conseils.

Quand donc on dit que quelqu’un doit d’abord s’exercer à la pratique des préceptes avant de passer à celle des conseils, c’est la même chose que si l’on disait; il faut que l’homme les pratique d’une manière imparfaite, avant de s’exercer à les pratiquer d’une manière parfaite; ce qu’il est souverainement ridicule de dire, soit que l’on considère les préceptes eux-mêmes, soit qu’on n’en considère que la pratique. Quel est l’homme dont l’esprit se assez dévoyé pour empêcher celui qui veut aimer Dieu et le prochain d’une manière parfaite, en le forçant à ne l’aimer d’abord qu’imparfaitement? Ceci n’est-il pas en contradiction avec la forme de l’amour qui nous est donnée dans les préceptes de la charité divine, lorsqu’il est dit: "Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur?" Est-il à craindre que l’homme commence trop tôt à aimer Dieu parfaitement, comme si en l’aimant il pouvait passer les bornes? Il est dit dans l’Ecclésiastique, ch. XLIII: "Glorifiant Dieu tant que vous le pourrez, il sera toujours au-dessus de ce que vous pourrez faire, etc." L’Apôtre de là nous avertit dans sa première Epître aux Corinthiens, chap. IX: "Courez de telle sorte que vous puissiez l’atteindre." Et dans l’Epître aux Hébreux, ch. IV: "Hâtons-nous donc d’entrer dans ce repos," parce que de si bonne heure que l’homme embrasse la voie de la perfection, il lui reste toujours de quoi avancer, jusqu’à ce qu’il atteigne la dernière perfection dans le ciel. Mais si nous con sidérons la pratique elle-même, l’absurdité est encore plus patente. Quel est celui qui conseillera à l’homme qui veut garder la continence ou la virginité, de vivre d’abord chastement dans le mariage? Qui dira à celui qui veut être pauvre pour Jésus-Christ de vivre d’abord justement dans les richesses, comme si les richesses pouvaient préparer l’esprit de l’homme à la pauvreté et non plutôt entraver le propos qu’il a de vivre pauvre?

L’exemple de ce jeune homme qui au lieu d’embrasser le conseil du Seigneur, s’en alla triste à cause des biens qu’il possédait, nous le prouve d’une manière claire, S. Matth., ch. XIX. Ce que nous venons de dire ne peut s’appliquer qu’au cas où l’on comparerait les conseils aux préceptes de la charité. Mais si nous les comparons aux autres préceptes de la loi, quel est celui qui ne verra pas l’absurdité énorme qui en découle? Si en effet par les conseils et les observances de la religion disparaissent les occasions du péché, qui ne voit que ces conseils et ces observances sont grandement nécessaires à l’homme pour éviter les occasions du péché? Faudra-t-il donc dire à un jeune homme, vivez en attendant au milieu des femmes et des sociétés lascives, afin qu’après vous être ainsi exercé à garder la chasteté, vous puissiez ensuite la garder en religion; comme s’il était plus facile de la garder dans le siècle qu’en religion? Il en est ainsi des autres vertus et des péchés. Ils sont donc semblables, ceux qui propagent cette doctrine, au chef d’armée qui exposerait aux combats les plus meurtriers les jeunes recrues. Mais nous confessons que si ceux qui sont dans la vie séculière pratiquent les préceptes, ils peuvent faire plus de progrès en religion; néanmoins comme, d’une part, la pratique des préceptes dans le vie séculière prépare l’homme à mieux observer les conseils, d’un autre côté aussi l’habitude de la vie du monde crée à l’homme un obstacle pour l’observation des conseils. Ce qui fait dire à saint Grégoire au commencement de sa Morale: "Lorsque mon esprit me forçait encore à servir le monde comme en apparence, le soin de ce même monde fit croître en moi une foule d’obstacles; au point que ce n’était plus en apparence, mais ce qui est plus grave, par l’esprit même qu’il me retenait; rompant enfin avec tous les obstacles, j’ai gagné le port d’un monastère."

 

CHAPITRE VII. Solution des raisons des adversaires.

 

Il est facile, après avoir vu les choses dont nous venons de parler, de réfuter les raisons sur lesquelles s’appuient nos adversaires. Il est évident, d’après saint Jérôme, que la raison qu’ils tirent du jeune homme auquel le Seigneur avait donné le conseil de la perfection, comme étant déjà exercé dans la pratique des préceptes, parce qu’il avait répondu: "J’ai, dès ma jeunesse, observé toutes ces choses", est de nulle valeur. Il dit en effet, parlant sur le passage de saint Matthieu "Le jeune homme est un menteur. Si de fait il avait conformé par ses oeuvres sa vie à ce qui est établi dans les commandements, vous aimerez votre prochain comme vous-même; comment après, entendant ces mots: "Allez, vendez ce que vous possédez, donnez-le aux pauvres, s’est-il retiré la tristesse dans le coeur?" Et comme le dit Origène parlant sur saint Matthieu: "il est dit dans l’Evangile suivant les Hébreux, que, lorsque le Seigneur lui eut dit: "Allez, vendez tout ce que vous avez, le riche commença à se gratter la tète." Le Seigneur lui dit alors: "Comment dites-vous, j’ai observé la loi et les Prophètes;" Il est écrit dans la loi: "Vous aimerez votre prochain comme vous-même;" et voici qu’un grand nombre de vos frères, comme vous enfants d’Abraham, sont plongés dans la misère la plus profonde, ils meurent de faim, et votre maison regorge de biens, et il n’en sort absolument rien pour eux. C’est pourquoi le Seigneur le blâmant, lui dit: "Si vous voulez être parfait etc." Il est impossible de remplir le précepte dont parle le Seigneur: "Vous aimerez votre prochain comme vous-même," et d’être riche, surtout d’avoir de grands biens; mais il faut entendre cela, en tant que l’on veut observer ce précepte d’une manière parfaite.

Mais rien n’empêche de dire que celui-ci n’a pas menti, et qu’il n’a d’abord gardé les commandements que d’une manière imparfaite, comme le disent saint Chrysostome et les autres commentateurs. Le Seigneur cependant ne lui a pas donné le conseil de la perfection parce qu’il s’était exercé d’une manière quelconque à garder les préceptes. C’est pourquoi une forme nécessaire est prescrite, pour que la voie des conseils soit ouverte seulement à ceux qui se trouvent dans cette position; parce qu’il a appelé saint Mathieu lui-même, bien qu’il ne se fût pas exercé dans la pratique des préceptes, mais qu’il eût plutôt vécu dans le péché, à suivre les conseils, afin de ne fermer cette voie de la perfection ni aux pécheurs, ni même aux innocents.

Leur seconde preuve qu’ils tirent de ce qu’après les sacrements, il faut apprendre aux disciples à garder les commandements, est de nulle valeur pour leur proposition; parce qu’il y a pour tous obligation d’être instruits sur les commandements, tant pour ceux qui restent dans le siècle, que pour ceux qui entrant en religion embrasse la voie de la perfection; comme aussi il leur est nécessaire d’être éclairés sur les matières de la foi et sur les sacrements que l’on met en avant et qui sont communs aux uns et aux autres.

De même, leur troisième conséquence, à savoir que l’homme par l’observation des préceptes parvient à la plénitude de la sagesse, ne prouve rien autre chose, si ce n’est que par l’observation des commandements l’homme mérite la sagesse des choses cachées. On induit de là au même endroit, ce qui est contenu dans l’Ecclésiastique, ch. I, d’après un autre idiome: "Désirez la sagesse, gardez les commandements, et le Seigneur vous la donnera." ce qui, comme il est évident, ne touche en rien à la proposition.

Mais pour ce qu’ils proposent en quatrième lieu, sur le commentaire de ces paroles du Psaume CXXX, "dans le même état que l’est l’enfant que sa mère a sevré;" discutons-le avec plus de soin, parce que bien que ce soit un argument frivole, ils en font grand bruit, et s’étayent vainement sur cet argument. Il découle évidemment de la suite du même commentaire qu’il s’agit ici de l’alimentation de ceux qui sont nouvellement convertis à la foi. On met ainsi en avant que nous sommes après le baptême formés aux bonnes oeuvres, que nous sommes nourris par le lait de la doctrine la plus simple, profitant au moyen de ce lait, jusqu’à ce que devenus un peu grands, nous passions du lait de la mère à la table du père, c’est-à-dire de la doctrine la plus simple où on nous apprend que le Verbe s’est fait chair, nous arrivions au Verbe du Père au commencement chez Dieu, etc., ce qui évidemment appartient à l’ordre de la doctrine. Ils mettent ensuite en avant et donnent pour exemple ce qu’observe l’Eglise, elle qui compte cinq temps; pendant le premier de ces temps, on fait pénétrer dans le coeur des nouveaux convertis, au moyen des exorcismes et des catéchismes, le principe du christianisme. Le second temps qui va jusqu’au samedi saint, est celui pendant lequel ils sont comme nourris dans le sein de l’Eglise, et c’est le troisième où ils sont enfantés à la lumière. Le quatrième est celui pendant lequel l’Eglise les porte comme dans ses bras et les nourrit de son lait jusqu’à la Pentecôte; pendant ce temps ils ne sont soumis à rien de difficile; il n’y a ni jeûne ni veille. Le cinquième, est le temps où confirmés par l’Esprit saint, et comme sevrés, ils commencent à jeûner et à pratiquer le autres observances difficiles; ce qui semble venir à l'appui de leur proposition, parce qu’il s’agit évidemment ici de l’ordre par lequel on passe des choses moins difficiles à celles qui le sont davantage. Mais leur manière de progresser pèche de trois manières; et d’abord, parce que autre est la raison qui fait agir dans les choses que volontairement l’on s’impose, autre est celle qui dirige dans celles qui procèdent de la nécessité. De même, il ne faut pas procéder envers ceux qui, récemment convertis, doivent être nourris comme des enfants, de la même manière qu’envers les pénitents, eux qui ressemblent à des malades qu’il faut guérir. Si donc il y en a qui aient été nouvellement convertis à la foi, il ne faut pas nécessairement leur imposer dès le commencement les choses les plus difficiles; mais il faut d’abord exercer aux choses faciles et ensuite leur imposer celles qui sont plus difficiles, comme on nourrit d’abord les enfants avec le lait et ensuite on leur donne une nourriture plus forte; c’est dans ce sens qu’il faut entendre le commentaire. Si cependant ceux qui depuis peu sont convertis à la foi veulent mettre la main à ce qu’il y a de plus élevé, quel est celui qui osera les en empêcher? Et pour ne pas nous éloigner de l’exemple du commentaire; comme après le baptême solennel qui s’administre la veille de Pâques, on accorde à cause des faibles un certain relâchement des oeuvres pénibles, ainsi après le baptême solennel qui se célèbre la veille de la Pentecôte, l’Eglise aussitôt indique les jeûnes pour signifier ceux qui dans la ferveur de l’esprit qu’ils ont reçu dans le baptême, se soumettent aussitôt à une vie plus austères Mais pour les pénitents, il est encore une autre raison, c’est que dès le principe on leur enjoint une pénitence plus étroite, ensuite peu à peu on l’allège; comme on impose aux malades lorsqu’ils commencent à guérir une diète plus sévère, de laquelle on se relâche à mesure qu’il recouvrent la santé. C’est d’après cela que l’Eglise impose de prime abord à ceux qui ont vécu dans l’innocence le fardeau plus léger des préceptes que nécessairement il faut observer; mais comme il n’y a pas la même nécessité pour les conseils, elle ne les leur impose pas; si de leur propre volonté ils les embrassent, elle ne les empêche pas de le faire; mais elle enjoint aux pénitents pendant les premières années; suivant que le portent les canons, les observances les plus étroites.

Leur raisonnement pèche secondement, parce que dans chaque état ou chaque charge, on passe des choses les plus faciles aux plus difficiles: il ne faut pourtant pas que celui qui a reçu une charge plus élevée s’exerce d’abord dans une qui l’est moins. Il n’est pas en effet nécessaire que celui qui voudra s’exercer dans une profession quelle qu’elle soit, s’exerce dans une profession moins difficile, mais il faut que dans cette profession il commence par les choses les plus faciles, pour de là arriver aux plus difficiles. Il suit donc de là que ceux qui voudront s’exercer en religion à pratiquer les conseils, ne doivent pas d’abord s’exercer dans le siècle à observer les préceptes, mais qu’il faut dès le principe leur imposer les choses qui dans l’état de religion sont les plus faciles; comme il ne faut pas que ceux qui veulent embrasser l’état clérical s’exercent d’abord dans la vie laïque; ceux qui veulent vivre dans la continence ne doivent pas non plus s’exercer à être continents dans le mariage.

Le troisième vice de leur raisonnement vient de ce que chaque oeuvre renferme deux difficultés. L’une vient de la grandeur seule des oeuvres, et comme cette difficulté exige une vertu parfaite, elle n’est pas imposée à ceux qui sont imparfaits. Il est aussi une difficulté qui vient de la défense, ceux qui en ont le plus besoin, sont ceux dont la vertu n’est pas parfaite. De là vient que les enfants sont soumis à une surveillance plus étroite pendant qu’ils vivent sous les maîtres chargés de faire leur éducation que lorsqu’ils sont arrivés à un âge parfait. Mais l’état de religion est un certain enseignement qui éloigne du péché et qui conduit plus facilement à la perfection, comme on le voit d’après ce que nous avons dit. Bien plus ceux dont la vertu n’est pas parfaite, comme ceux qui ne se sont pas exercés à garder les commandements, ont plus besoin de ce préservatif, parce que soumis à une telle règle, il leur est plus facile d’éviter le péché que s’ils vivaient avec une plus grande liberté dans le siècle. Pour ce qui est ajouté dans le commentaire, il en est plusieurs qui pervertissent cet ordre, tels sont les hérétiques et les schismatiques; d’après ce qui suit, il est évident qu’il s’agit ici de l’ordre de la doctrine; il suit en effet: mais celui-ci dit avoir gardé les préceptes, se liant ainsi par une malédiction, comme s’il n’avait pas été seulement humble dans ses autres facultés, mais encore dans sa science; parce que moi, dit-il, j'avais des sentiments d’humilité, nourri d’abord de lait, ce qui est, le Verbe fait chair, afin que je crusse jusqu’au pain des Anges, c’est-à-dire jusqu’au Verbe qui est au commencement chez Dieu, et ainsi il revient à ce qu’il avait dit d’abord. Il suit de là que ce qui est donné comme moyen est ensuite donné comme exemple.

Pour ce qui est de la cinquième raison qu’ils tirent des cinq mille hommes que Jésus-Christ a nourris avec cinq pains et des quatre mille qu’il a ensuite rassasiés avec sept pains, elle est si futile qu’elle ne mérite aucune réponse. Il ne faut pas en effet juger de l’ordre des choses figurées d’après celui des figures qui les représentent, parce que quelquefois les premières sont figurées par les dernières et vice versa. Comme le dit saint Augustin dans une lettre contre les Donatistes, l’argument que l’on tire de semblables figures n’est d’aucune valeur. Saint Denys dans une lettre à Titius, dit que la théologie symbolique n’est pas la théologie argumentative. Disons néanmoins malgré cela que cet ordre des miracles désigne l’ordre des préceptes par rapport aux conseils relativement à l’état du genre humain tout entier. Les conseils en effet ne furent pas donnés sous l’ancienne loi, mais bien sous la nouvelle,, parce que la loi ne conduisit rien à la perfection, le commentaire lui-même le prouve, lui qui dit que les cinq pains sont les préceptes légaux, et que les sept pains sont la perfection évangélique. Mais il n’est pas pour cela nécessaire que les hommes s’exercent d’abord dans la vie séculière sur les préceptes légaux, et ensuite sur les conseils dans la vie religieuse. On ne lit pas en effet que les mêmes hommes fussent d’abord parmi les cinq mille et ensuite parmi les quatre mille.

Mais semblablement ce qu’ils proposent en sixième lieu des quatre choses dont se composent. les saints évangiles n’a aucune valeur pour leur proposition, parce qu’ils donnent pour exemple la perfection qui ne se rapporte pas aux conseils mais au mode parfait d’observer les préceptes qui concernent les actes des vertus, comme Jésus-Christ les a observés. C’est pour cela qu’il est ajouté dans le commentaire des exemples, tels que ceux-ci: "Apprenez de moi que je suis doux, etc." "Soyez parfaits comme votre Père, etc.;" et ailleurs: "Je vous ai donné l'exemple, etc."

Mais pour ce qu’ils proposent en septième lieu touchant la vie active relativement à la vie contemplative, il faut l’examiner plus attentivement, parce que c’est un pas souvent rebattu par eux. Il est donc vrai que la vie active précède la vie contemplative; mais ils semblent ignorer ce que c’est que la vie active. Et en premier lieu parce qu’ils croient que la vie active existe dans la seule dispensation des choses temporelles, au point que les religieux, disent-ils, qui ne possèdent rien ni en propre ni en commun, ne peuvent pas participer à la vie active; ce dont saint Grégoire démontre évidemment la fausseté dans la seconde partie de sa deuxième homélie sur Ezéchiel: "La vie active consiste à donner du pain à celui, qui a faim, à instruire par des paroles pleines de sagesse l’ignorant, à corriger celui qui se trompe, à rappeler le prochain orgueilleux à l’humilité, à prendre soin de l’infirme, à dispenser a chacun les choses qui leur sont avantageuses, à pourvoir ceux qui nous sont confiés des choses nécessaires, à. leur subsistance." Il ressort clairement de là, qu'il appartient à la vie active, de pourvoir non seulement aux besoins temporels des autres, mais encore de pourvoir à leurs biens spirituels, soit en les conduisant, soit en les reprenant; mais les hommes qui ne possèdent absolument rien dans le siècle sont plus aptes à remplir ces devoirs. C’est pour cela que le Seigneur dépouille de tous les biens du monde ses Apôtres, les futurs docteurs de l’univers entier, ainsi que nous le voyons dans saint Matthieu, ch. X. Mais nous rechercherons ultérieurement si l’exercice des vertus morales de l’homme, envers lui- même appartient à la vie active; et si nous suivons la doctrine du Philosophe, toutes les vertus morales appartiennent à la vie active, ainsi qu’il le prouve dans le deuxième livre de son Ethique. Les vertus intellectuelles, au contraire appartiennent à la vie contemplative saint Augustin vient à l’appui de cette thèse dans le dixième livre de la Trinité, où il assigne à l’action la raison inférieure qui dispense les biens temporels, soit qu’ils lui appartiennent, soit qu’ils appartiennent à autrui, mais il assigne à la contemplation la raison supérieure qui s’attache aux raisons éternelles. Ceci donc étant établi, la raison pour laquelle la vie active doit précéder la vie contemplative est péremptoire, parce que, à moins que l’homme n’ait l’âme dégagée des passions par les vertus morales qui sont du domaine de la vie active, il n’est pas apte à contempler la vérité divine., selon ces paroles de saint Matthieu, ch. V: "Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu’ils verront Dieu" ici par une contemplation imparfaite, dans l’avenir par une contemplation parfaite. Ainsi donc l’exercice de la vie n’a pas seulement lieu chez les séculiers, mais aussi chez les religieux. Et d’abord, en tant que chez eux les passions de l’âme sont réfrénées par les vertus morales. Secondement parce qu’ils peuvent aussi eux-mêmes pratiquer les oeuvres de la miséricorde envers les autres, soit en les instruisant ou les corrigeant, ou au moins en visitant les infirmes, consolant les affligés, soit qu’ils vivent dans le siècle ou dans un monastère. Ce qui fait que sur ces deux points, il est dit dans saint Jacques, ch. I: "La religion pure et immaculée aux yeux de Dieu notre Père, consiste à visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions et à se conserver pur de la corruption du siècle présent."

Troisièmement, parce que par leur entrée même en religion, ils dispensèrent aussi les biens temporels qu’ils possédaient, les donnant aux pauvres. Ce n’est donc pas pour cela que le commentaire mis en avant dit que les préceptes appartiennent à la vie active, et les conseils à la vie contemplative, comme si les préceptes appartenaient à la seule vie active. Saint Grégoire dit sur le même sujet: "La vie contemplative, c’est garder de tout son coeur l’amour de Dieu et du prochain, qui sont les grands commandements de la loi, ainsi qu’il est dit en saint Matthieu, ch. XXII: il n’est pas ai prouvé que les conseils appartiennent à la seule vie contemplative comme il a été démontré, mais qu’ils ont surtout pour but de disposer à la vie contemplative quant à l’observation des préceptes sans celle des conseils elle ne dis pose pas suffisamment à la vie contemplative pour laquelle il faut une plus grande perfection." Il n’est donc pas nécessaire à l’homme de demeurer dans le siècle pour s’y exercer à la vie active, parce qu’il peut aussi, dans l’état de religion, s’exercer suffisamment pour être porté à la vie contemplative.

Pour ce qui est de leur huitième raison, à savoir que l’homme n’atteint pas tout à coup le sommet de la perfection, bien qu’ils se reposent fortement sur elle, cette raison n’est pourtant pas d’une grande valeur pour leur assertion. Il faut en effet admettre le degré le plus élevé comme le plus infime dans le même état et dans le même homme, ou dans divers états et différents hommes. Si donc l’un et l’autre se trouvent et dans le même état et dans le, même homme, il est évident que personne ne peut arriver subitement au sommet de la parce que chaque homme vivant d’une manière droite, fait toute sa vie des progrès pour arriver au pas le plus élevé. Mais si ceci se rapporte à divers états, il ne faut pas que celui, quel qu’il soit, qui veut parvenir à l’état le plus élevé, commence par celui qui l’est le moins, comme celui qui veut être clerc, ne doit pas d’abord s’exercer dans la vie laïque, mais se faire immédiatement inscrire dans la milice du clergé. Pour ce qui est des diverses personnes, il ne faut pas non plus qu’il en soit ainsi. L’un commence par un degré de sainteté si élevé qu’il est le plus élevé pour un autre, à peine si pendant toute sa vie une autre pourra y parvenir. Saint Grégoire raconte dans son deuxième Dialogue, "afin que tous les hommes qui vivaient alors et ceux qui devaient vivre après lui connussent, par quel état de perfection avait commencé la grâce de conversion du jeune Benoît."

Mais ce qu’ils objectent en neuvième lieu, à savoir que l’on ne place point sur des murs nouvellement construits le pied d’une charpente, ainsi que ce qu’ils proposent dixièmement; celui-là s’expose à choir, qui, sans tenir compte des degrés, cherche à s’élever au milieu des précipices, ne viennent nullement à l’appui de leur assertion; parce que ces preuves ont trait à l’honneur de la prélature qui exige une vertu parfaite et que par conséquent il ne faut pas imposer à ceux qui ne sont pas parfaits. Mais les conseils sont comme les échelons pour la perfection et des préservatifs contre le péché, desquels ont besoin les murs nouvellement construits pour dessécher l’humidité des vices, et au moyen desquels, comme par des degrés nécessaires, on parvient à la perfection.

Pour ce qui est de la onzième raison sur laquelle ils s’appuient, à savoir que clans l’ordre de la nature les préceptes passent avant les conseils; ce que nous avons dit plus haut démontre assez quelle en est la vérité. Si en effet nous parlons des commandements qui sont la fin des autres, lesquels sont l’amour de Dieu et du prochain, il est évident que les conseils sont disposés à leur égard comme pour leur fin. L’ordre de ces conseils est donc t par rapport à ces préceptes que celui de ceux qui sont disposés pour une fin à l’égard de cette fin. Et ainsi, si les conseils étaient disposés par rapport aux préceptes dont nous venons de parler, comme des choses sans lesquelles il ne serait pas possible de les observer, il ensuivrait qu’il serait nécessaire de garder les conseils avant que d’aimer Dieu et le prochain, ce qui est évidemment faux. Mais comme les conseils sont disposés par rapport aux préceptes sus-énoncés de telle sorte que, par eux, on peut et plus facilement et plus parfaitement les garder; il s’ensuit que de cette manière par les conseils on parvient à l’amour parfait de Dieu et du prochain qui dans l’intention précède les conseils, mais qui dans l’exécution ne vient qu’après. Mais si nous comparons les conseils aux préceptes qui ont pour but l’amour de Dieu et du prochain, on peut y observer deux moyens de les comparer; de ce que les conseils en effet ne peuvent pas être observés sans les préceptes, mais que les préceptes peuvent l’être sans les conseils par un grand nombre de personnes; les conseils pourront être comparés aux préceptes considérés en général. Et ainsi il y aura un ordre des conseils par rapport aux préceptes comme il y en a un du propre au commun, lequel est en quelque sorte antérieur à l’ordre de la nature, mais il n’est pas nécessaire qu’il le soit à celui du temps. D'après cela, il ne sera pas nécessaire à quelqu’un de s’être d’abord exercé à garder les commandements pour, de là, passer aux conseils. Il est encore possible de comparer les conseils aux préceptes en tant qu’ils sont observés sans les conseils, et ainsi la comparaison des conseils aux préceptes se fait comme celle d’une espèce parfaite à une espèce imparfaite; comme l’on compare l’animal raisonnable à celui qui ne l’est pas; et ainsi dans l’ordre de la nature les conseils sont antérieurs aux préceptes; dans quelque genre que ce soit en effet, naturellement ce qui est par fait vient avant ce qui ne l’est pas, car ainsi que le dit Boèce, la nature commence par ce qui est parfait. Il ne faut cependant pas que les préceptes ainsi considérés soient antérieurs en temps aux conseils, car il n’est pas nécessaire qu’un être quelconque appartienne d’abord à une espèce imparfaite pour de là passer à une espèce parfaite; mais il est nécessaire que placés aux dernières limites de la même espèce, il passe de l’imparfait au parfait.

Quant à ce qu’ils proposent en dernier lieu, à savoir, qu’il n’y aurait pas de salut sans les conseils, si les conseils précédaient les préceptes, il est évident d’après ce que nous avons dit plus haut, que cette conclusion vient de ce qu’ils interprètent mal ce que nous disons. Nous ne disons pas en effet que les conseils sont disposés par rapport aux préceptes, de telle sorte que sans eux on ne puisse pas les observer, mais bien que par eux on peut les garder d’une manière et plus parfaite et plus exacte.

 

CHAPITRE VIII. Raisons apportées pour établir qu’avant d’entrer en religion, on doit délibérer longtemps et avec un grand nombre de personnes.

 

Ces choses donc étant traitées, il faut rechercher si, comme ils le disent, ceux qui veulent entrer en religion doivent préalablement prendre conseil d’un grand nombre de personnes. Ils s’efforcent d’établir leur opinion, par cela qu’il faut surtout demander conseil à plusieurs sur les choses qui pendant toute la vie présentent de grandes difficultés. Mais dans les choses humaines, il paraît n’y avoir rien de plus ardu, de plus difficile que de se renoncer soi-même, de quitter le monde en entrant en religion où l’on est obligé de demeurer pendant sa vie entière. C’est donc sur ce point surtout qu’il faut demander l’avis d’un grand nombre, et qu’il faut réfléchir et délibérer longtemps. Ils s’appliquent à prouver cette assertion par la définition du voeu. On dit en effet que le voeu est la promesse d’un bien plus parfait, affermie par la délibération de l’esprit. La solidité du voeu dépend donc de la délibération. Mais le voeu de religion est de dernière solidité, puisque aucun événement survenant ne peut le rompre; donc il exige préalablement la plus mûre délibération. Ils tentent aussi de prouver leur assertion par ce qui est dit dans la première Epître de saint Jean, ch. IV: "Gardez-vous de croire à tout esprit, mais éprouvez l’esprit s’il vient de Dieu;" ce qui surtout a lieu pour l’entrée en religion; comme il est prouvé, par cela même que saint Benoît et Innocent produisent dans ce cas cette preuve, le premier dans sa règle, le second dans une décrétale. Mais une épreuve de ce genre a besoin d’un examen approfondi; ce qui se fait mieux lorsqu’on en délibère avec plusieurs personnes. Ils ajoutent aussi qu’il faut prendre conseil là où il y a danger éminent de se tromper. Mais ce danger a surtout lieu pour l’entrée en religion; parce que comme il est dit dans la seconde Epître aux Corinthiens, ch. II: "Satan lui-même se transforme en ange de lumière." Ce qui fait que sous l’apparence du bien il trompe les imprudents. Il faut donc n’entrer en religion qu’après en avoir délibéré avec un grand nombre de personnes. II faut de même examiner au moyen des conseils les plus diligents les choses qui peuvent avoir des conséquences funestes; mais pour la plupart l’entrée en religion a une fin funeste, puisqu’ils deviennent apostats ou se jettent dans le désespoir. Donc la délibération la plus sérieuse est nécessaire avant d’entrer en religion. Il est en effet écrit aux actes des Apôtres, ch. V: "Si ce conseil ou cette oeuvre vient de Dieu, il ne vous sera pas possible de le détruire." Mais l’apostasie chez plusieurs met à néant le projet d’entrer en religion. Ce projet donc n’est pas venu de Dieu. Un homme donc pour savoir s’il doit entrer en religion, doit préalablement en délibérer mûrement et avec plusieurs personnes. Telles sont donc les raisons au moyen desquelles ils s’efforcent d’imposer à ceux qui veulent l’obligation d’en délibérer mûrement et avec un grand nombre de personnes; afin que par ces conseils multipliés ils puissent de quelque côté préparer un obstacle à leur résolution.

 

CHAPITRE IX. Réponse de la proposition précédente.

 

Mais pour prouver la fausseté de cette assertion, prenons d’abord ce qui est écrit dans saint Matthieu, chap. IV, à savoir que Pierre et André, ayant quitté leurs filets, suivirent aussitôt le Seigneur, qui les appelait. Saint Jean Chrysostome dit à leur louange: "Entendant le Seigneur qui les appelait, bien qu’au milieu de leurs travaux, ils ne différèrent pas un instant, ils ne dirent pas, retournons chez nous, parlons à nos amis; mais abandonnant tout, ils le suivirent comme fit Elisée pour Elie." Jésus-Christ exige de nous une obéissance telle que nous n’y apportions pas le moindre retard. Ce qui suit con cerne Jacques et Jean, qui, appelés de Dieu, quittèrent aussitôt leurs pères et leurs filets, et le suivirent. Et comme le dit saint Hilaire commentant saint Matthieu: "Quittant leur métier et la maison paternelle, ils nous apprennent suivre Jésus-Christ et à ne pas nous laisser enchaîner par les soucis de la vie séculière, ni par les habitudes de la maison paternelle." Il est ensuite ajouté au chapitre neuvième de saint Matthieu, touchant le même saint Matthieu: "Qu’à l’appel du Seigneur, se levant, il le suivit." Saint Chrysostome dit sur ce passage: "Apprenez l’obéissance de celui qui est appelé, il ne résiste pas, il n’a pas demandé à retourner à sa maison, ni à en faire part aux siens." Comme le remarque saint Remy à propos du même texte, il a estimé peu de chose les dangers humains auxquels il pouvait être exposé de la part de ses chefs, laissant les comptes de sa charge imparfaits. On lit encore dans saint Matthieu, ch. VIII, et dans saint Luc ch. IX, qu’un disciple de Jésus-Christ lui dit: "Maître, permettez-moi d’abord d’aller ensevelir mon père;" le Seigneur lui répondit: "Suivez-moi, et laissez les morts ensevelir leurs morts."

Saint Chrysostome, parlant sur saint Matthieu et exposant ce passage, dit: "Il dit cela sans commander de mépriser les parents, mais pour démontrer qu’il ne peut rien y avoir de plus important pour nous que nos affaires célestes, que nous devons nous y appliquer avec tous les soins dont nous sommes capables, que nous ne devons y mettre aucun retard, quand même les choses qui nous attirent seraient et presque inévitables, et fort attrayantes." Qu’y avait-il, en effet, de plus nécessaire que d’ensevelir un père? Quoi de plus facile. Il ne fallait pas, en effet, beaucoup de temps.

Mais le diable, voulant trouver une entrée, presse avec plus d’ardeur, et quelque petite que soit la négligence qu’il trouve, il produit une grande pusillanimité. C’est pour cela que le Sage nous avertit en ces termes: "Ne différez pas de jour en jour." Ceci nous apprend donc seulement que nous ne devons pas passer le plus petit instant inutilement, quand bien même mille obstacles s’offriraient à nous; bien plus, nous devons préférer à tous nos intérêts spirituels, nous devons les préférer même aux choses tout à fait nécessaires. Saint Augustin dit dans le livre de la Parole de Dieu: "Il faut honorer son père, mais il faut obéir à Dieu. Moi, dit-il, je vous appelle à l’Evangile, vous m’êtes nécessaires pour cette oeuvre. Cette oeuvre est plus grande que ce que vous voulez faire, il en est d’autres pour ensevelir leurs morts. Il n’est pas permis de faire passer en première ligne les choses qui ne doivent venir que les dernières. Aimez os parents, mais préférez Dieu à. vos parents." Si donc Dieu a repris celui qui demandait une si courte trêve pour une chose si importante, de quel front quelques-uns viennent- soutenir que préalablement il faut, avant d’embrasser les conseils de Jésus-Christ, une longue délibération? II suit immédiatement dans saint Luc, ch. IX. Et l’autre dit: "Je vous suivrai, Seigneur, mais permettez-moi d’abord de renonce à ce que je possède." Cyrille, illustre docteur des Grecs, exposant ces paroles, dit: "Cette promesse pleine de louange doit être imitée.

Mais chercher à renoncer aux choses qui sont chez soi en s’en séparant, montre que l’on est éloigné d’une manière quelconque du Seigneur, pendant que dans son esprit on s’est proposé de s’unir à lui d’une manière parfaite. Vouloir en effet consulter ses proches qui ne doivent pas consentir à son projet, indique qu’il a faibli de quelque côté; c’est pour cela que le Seigneur désapprouve. II suit en effet: "Jésus lui dit: Personne mettant la main à la charrue et regardant derrière lui n’est propre au royaume du ciel." A mis la main à la charrue celui qui suit avec affection, cependant il regarde derrière, lui qui demande un délai pour retourner dans sa maison et conférer avec les siens. Nous ne trouvons pas que les saints Apôtres se soient conduits de la sorte, eux qui quittant de suite leurs barques et leurs parents suivirent Jésus- Christ. Pour Paul, il n’acquiesça pas de suite à la chair et au sang. Tel il convient que soient ceux qui veulent suivre Jésus-Christ.

 

Saint Augustin exposant ceci dans son livre de la parole de Dieu, dit: "Celui qui a nom l’Orient t’appelle, et tu vas à celui qui a nom le Couchant?" C’est Jésus-Christ qui a nom l’Orient d’après ces paroles de Zacharie, ch. IX: "Voilà l’homme qui a pour nom l’Orient." Mais celui qui a nom l’Occident, est tout homme qui tombant dans la mort peut tomber dans les ténèbres du péché et de l’ignorance. Il fait donc injure au Christ en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse de Dieu, celui qui ayant entendu son conseil pense qu’il faut encore recourir à celui de l’homme mortel. Mais c’est par une espèce de tergiversation ridicule qu’ils s’efforcent d’échapper aux choses que nous avons dites plus haut. Ils disent en effet que les choses qui précèdent ne s’appliquent qu’à celui que le Seigneur appela lui-même; ils confessent alors qu’il ne faut ni différer, ni avoir recours aux conseils d’autrui.

Mais quand quelqu’un est intérieurement appelé à entrer en religion, il a besoin alors de délibérer et de consulter un grand nombre de personnes, afin de pouvoir discerner si cela vient de Dieu. Cette réponse est pleine d’erreurs. Nous devons en effet recevoir les paroles de Jésus-Christ, qui sont dans les Ecritures, comme si nous les entendions de la bouche même du Seigneur. Il est écrit dans saint Matthieu, ch. XIII: "Ce que je vous dis, je le dis à tous, veillez." Et l’Apôtre dans l’Epître aux Romains, ch. XV, dit: "Tout ce qui est écrit, est écrit pour notre instruction." Saint Chrysostome dit, expliquant ce passage: "Si elles avaient été dites seulement pour eux, elles n’eussent pas été écrites, mais elles ont été dites pour eux, et maintenant elles sont écrites pour nous. De là l’Apôtre invoquant l’autorité de l’ancien Testament, dit, Epître aux Hébreux, ch. XII: "Avez-vous oublié cette exhortation qui s’adresse à vous comme aux enfants de Dieu? Mon fils, ne négligez pas le châtiment par lequel le Seigneur vous corrige." Il est évident d’après cela que les paroles de l’Ecriture ne s’adressent pas seulement à ceux qui sont présents, mais encore à ceux qui doivent venir après eux.

Mais voyons spécialement si le conseil que le Seigneur donne au jeune homme dont il est parlé clans saint Matthieu, ch. XIX: "Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres," s’adresse à lui seul, ou bien à tous, ce qu’il nous est permis de considérer d’après ce qui suit. Lorsque Pierre lui eut dit, "voici que nous avons tout quitté et que nous vous avons suivi," il offrit à tous généralement une récompense, disant: "Quiconque aura quitté sa maison, ses frères, etc., pour mon nom, recevra le centuple et il possédera la vie éternelle." Il y a donc pour chacun obligation de suivre ce conseil, de même que si le Seigneur l’avait adressé à chacun en particulier. Ce qui fa dire à saint Jérôme au prêtre Paulin: "Pour vous, ayant entendu la sentence du Sauveur, si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres et suivez-moi, vous traduisez dans vos oeuvres ces paroles, et suivant la croix, nue, vous montez avec plus de facilité et d’aisance l’échelle de Jacob." Bien que parlant à ce jeune homme, il lui ait adressé à lui-même la parole, ailleurs toutefois; il donne à tous le même conseil, disant: "Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive." Saint Chrysostome dit sur ce passage, "que le Seigneur propose à l’univers ce dogme commun à tous; si quelqu’un veut, c’est-à-dire, si un homme, si une femme, si un roi, si un homme libre, si un esclave." Mais l’abnégation de soi-même d’après saint Basile, c’est l’oubli total des choses passées et le renoncement à sa volonté propre. Et ainsi, il est évident que dans cette abnégation de soi-même est comprise la disposition des richesses qui sont du domaine de la volonté propre. Ainsi donc, il faut accepter le conseil donné au jeune homme par le Seigneur, comme si de sa bouche il l’avait donné à tous. Dans la réponse que nous venons de donner, nous devons considérer autre chose.

Il a déjà en effet été démontré que la parole au moyen de laquelle le Seigneur s’adresse à nous dans l’Ecriture, a la même autorité que si elle était proférée par la bouche même du Sauveur. Mais il est un autre moyen par lequel Dieu parle intérieurement à l’homme, comme nous l’apprennent ces paroles du Psaume LXXXVI: "J’écouterai ce que le Seigneur Dieu me dira intérieurement;" ce langage doit assurément être préféré à tout langage extérieur. Saint Grégoire dit dans son homélie sur la Pentecôte: Le créateur ne parle pas à l’homme pour son instruction, s’il ne lui parle pas par son onction." Caïn, avant de consommer son fratricide entendit assurément ces mots: "Tu as péché, arrête-toi;" mais à cause de ses péchés, il ne fut averti que par la voix seule, et non par l’onction de l’esprit: il put entendre la parole du Dieu, mais il ne daigna pas l’observer. Si donc, ainsi qu’ils le disent, il faut obéir aussitôt que le créateur parle extérieurement; à plus forte raison faut-il obéir à la voix intérieure par laquelle l’Esprit saint change l’esprit; personne ne doit résister, mais il est hors de doute qu’il faille obéir. Il est dit de là dans Isaïe, par la bouche du Prophète, ou plutôt par celle de Jésus-Christ même: "Le Seigneur Dieu m’a donné le sens de l’ouïe, c’est-à-dire qu’il m’a inspiré intérieurement, pour moi je ne le contredis pas, je ne me suis pas écarté de ses conseils: ayant comme oublié les choses passées, je me suis porté vers les choses intérieures; "ainsi qu’il est écrit dans l’Epître aux Philipp ch. III, l’Apôtre dit aussi dans son Epître aux Romains, ch. VIII "Tous ceux qui sont conduits par l’esprit de Dieu sont ses enfants;" ce qui fait dire à saint Augustin, commentant ces paroles: "Ce n’est pas parce qu’ils ne font rien, mais c’est parce qu’ils sont conduits par le mouvement de l’Esprit saint." Le propre des enfants de Dieu est donc d’être conduit par le mouvement de la grâce, à ce qui est mieux sans attendre de conseil. C’est aussi de ce mouvement dont il est parlé dans Isaïe; ch. LIX: "Lorsqu’il sera venu comme un fleuve violent qui pousse l’esprit du Seigneur." Mais l’Apôtre nous apprend dans son Epître aux Galates, ch. V, qu’il faut suivre ce mouvement, lorsqu’il dit: "Marchez guidés par l’esprit," et ensuite, "si nous vivons par l’esprit, nous marcherons aussi par lui." Saint Etienne, aux Actes, ch. V reproche à quelques personnes comme une grande faute d’avoir résisté à ce mouvement: "Vous avez toujours résisté au Saint-Esprit." Ce qui fait dire à l’Apôtre dans sa première Epître aux Thessaloniciens, ch. V: "Gardez-vous d’étouffer l’esprit." Le commentaire dit sur ces mots: "Si l’Esprit saint révèle quelque chose à quelqu’un, sur L’heure, ne l’empêchez pas de dire ce qu’il sent." Mais l’Esprit saint révèle, non seulement en apprenant à l’homme ce qu’il doit dire, mais encore en lui suggérant ce qu’il doit faire, ainsi qu’il est dit dans saint Jean, ch. XIV. Lors donc que l’homme est poussé par le mouvement de l’Esprit saint à entrer en religion, il ne doit pas différer pour chercher le conseil des hommes; mais il doit se hâter de suivre ce mouvement de l’Esprit saint."Ezéchiel dit sur le même sujet, ch. I: "Partout où allait l’esprit, et où l’esprit s’élevait, les roues s’élevaient aussi et le suivaient." Cette assertion ne repose pas seulement sur l'Ecriture, elle est encore prouvée par l’exemple des saints.

Saint Augustin raconte, dans le huitième livre de ses Confessions, le trait suivant de deux soldats. L’un d’entre eux ayant lu la vie de saint Antoine, fut subitement rempli d’un saint amour; il dit à son ami: "J’ai résolu de servir Dieu, je commence dès cette heure, et ici même, à le faire; si tu n’as pas le courage de m’imiter, ne t’opposes pas à mon entreprise. Celui-ci lui répondit qu’il voulait s’associer à un si grand combat, pour avoir part à une si grande récompense. Et déjà, vous appartenant tous deux, ils élevaient, quittant tout et vous suivant, un monument avec des frais dignes de vous." Saint Augustin, dans ce même livre se reproche à lui-même d’avoir retardé sa conversion, quand il dit: "Convaincu de la vérité, je n’avais absolument rien à répondre, si ce n’est quelques paroles languissantes et comme pleines de sommeil, maintenant, voici le moment, encore un peu de temps; mais maintenant et voici le moment n’avaient pas de présent, et le encore un peu traînait en longueur." Il dit dans le même livre: "Mais je rougissais de ce que j’écoutais les cris de ces vétilles, c’est-à-dire des affections du siècle et de la chair; que je demeurais en suspens." Loin d’être louable, il est donc bien plutôt blâmable de différer après qu’on a été appelé intérieurement ou extérieurement par la parole ou par l’Ecriture, et de demander conseil, comme s’il y avait lieu de douter.

Il appartient aussi à l’efficacité de l’inspiration intérieure de porter de suite les hommes inspirés aux choses les plus parfaites; c’est ce que l’on lit aux Actes, que les disciples étant réunis dans un même lieu "l’Esprit saint venant tout à-coup se reposer sur eux, leur fit dire de Dieu des choses merveilleuses;" et le commentaire dit sur ce passage que "la grâce du Saint-Esprit ne connaît pas les effets tardif " Il est dit dans l’Ecclésiastique, chap. XI: "Il est facile aux yeux de Dieu de rendre tout à-coup le pauvre honorable." Saint Augustin, dans son livre de la Prédestination des saints, montre aussi l’efficacité de la grâce de Dieu inspirant intérieurement; il en donne pour preuve ce que dit saint Jean, chap. VI: "Quiconque a entendu le Père et a appris de lui, vient à moi;" "cette école, dit-il, dans laquelle on entend le Père, et où il apprend à aller au Fils, est tout à fait éloignée des sens de la chair, et ce n’est pas par l’oreille du corps, mais bien par celle du coeur qu’elle produit cet effet." Il ajoute ensuite: "C’est pourquoi la grâce, qui est secrètement accordée par la munificence divine aux coeurs des hommes, n’est repoussée par aucun coeur même endurci, car elle est accordée pour effacer cota- piètement cette dureté de coeur." Saint Grégoire, dans son Homélie de la Pentecôte, recommande aussi l’efficacité de cette inspiration intérieure, disant: "Oh, quel ouvrier est cet Esprit! Il ne met aucun retard à enseigner ce qu’il veut apprendre; aussitôt qu’il a touché l’esprit il l’instruit, et il lui suffit de l’avoir touché pour l’avoir instruit. Dès qu’il éclaire l’esprit humain, il le change, Il renonce aussitôt à être ce qu’il était, et dès lors il se montre ce qu’il n’était pas." Il ignore donc la puissance du Saint Esprit ou il s’efforce d’y résister, celui qui agit de la sorte, parce qu’il tâche d’entraver sou mouvement par la longueur des conseils.

La fausseté de leur assertion est établie non seulement par l’autorité des docteurs, mais encore par des enseignements physiques. Aristote dit, en effet, dans un chapitre de son Ethique, intitulé de la Bonne fortune: "Mais ce que l’on demande, c’est quel est le principe du mouvement dans l’âme; comme Dieu est évidemment en toutes choses, il est le principe de la raison, mais il n’est pas la raison, il est quelque chose de plus parfait. Qu’y a-t-il donc de plus parfait que la science et l’intellect, si ce n’est Dieu?" Il ajoute ensuite: "Pour ceux que Dieu conduit, ils n’ont nullement besoin de prendre conseil, Le principe qui les guide est tel, qu’il st plus parfait que l’intellect et le conseil." Qu’il rougisse donc celui qui se dit catholique, et qui renvoie aux conseils ceux qui sont divinement inspirés, et desquels conseils le philosophe païen assure qu’ils n’ont nul besoin. Mais voyons encore pour quelle raison ceux à qui a été divinement inspiré 1e projet d’entrer en religion, ont besoin de conseils. Et premièrement, il arrive de douter si ce que Jésus-Christ a conseillé est plus parfait; ce qui est un doute sacrilège. Il arrive aussi à l’homme de douter s’il doit renoncer à son projet d’entrer en religion, à cause de l’affliction qu’il causera à ses amis, ou à cause des dommages qui lui en surviendront; c’est encore se laisser comme enlacer dans les filets de l’amour charnel. C’est ce qui donne occasion à saint Jérôme, dans sa Lettre à Béliodore, de dire: "Bien qu’un petit enfant soit appendu à votre cou, bien qu’un petit fils, les cheveux en désordre, les vêtements déchirés, se présente à vous, qu’une mère vous montre le sein qui vous allaita, bien qu’un père soit étendu sur le seuil de la porte, ayant foulé votre père, volez à l’étendard de la croix, l’oeil sec de toutes larmes. En ceci être cruel n’est qu’un acte de piété." Il ajoute ensuite: L’ennemi est armé du glaive pour m'immoler et je songerais aux larmes d’une mère? Pour un père je quitterais la milice, lui à qui je ne dois pas la sépulture, s’il s’agit de la cause de Jésus-Christ ?" Pour établir cela, ils mettent aussi en avant plusieurs autres raisons. Peut-être quelqu’un sera-t-il conduit à demander conseil, pour savoir s’il peut supporter ce que contient son projet? Mais saint Augustin vient encore à l’encontre de ce doute dans le huitième livre de ses Confessions, parlant de lui-même, qui redoutait d’embrasser le conseil de la continence: "La chaste dignité de la continence m’était ouverte du côté où j’avais tourné la face, et où je redoutais de passer; sereine et gaie, elle me caressait honnêtement et sans faiblesse, tendant pour m’embrasser ses pieuses mains pleines de la fouie des bons exemples. Là se présentaient à moi tant d’enfants et de jeunes filles, là une jeunesse nombreuse, et tout âge, et les veuves sévères, et les vierges âgées." Il ajoute après cela: "Et elle se moquait de moi d’une raillerie encourageante, comme si elle m’eût dit: Tu ne pourras pas ce que peuvent ceux-ci et celles-ci? Mais est-ce que ceux-ci et celles-ci le peuvent par eux-mêmes, n’est- ce point par leur Dieu? C’est le Seigneur leur Dieu qui m’a donné à eux. Pourquoi vous confiez-vous à vous-même et n’avez-vous pas confiance en lui? Jetez-vous sans crainte dans ses bras, il ne se retirera pas pour vous laisser tomber. Jetez-vous-y sans inquiétude, il vous recevra, il vous guérira." Mais il reste deux choses sur lesquelles ceux qui veulent entrer en religion peuvent prendre conseil; la première concerne la manière d’y entrer, la seconde, les empêchements particuliers que pourraient avoir ceux qui sont dans cette intention, et qui y mettraient obstacle, comme s’ils étaient esclaves ou liés par le mariage. Mais il faut premièrement ne pas prendre ce conseil de ses proches. Il est écrit au livre des Proverbes, ch XXV: "Traitez vos affaires avec un ami, et rue révélez pas votre secret aux, étrangers." Mais pour un semblable projet, nos proches, quant à la chair, loin d’être nos amis, sont nos ennemis, d’après ce qui est écrit dans le prophète Michée, ch. VII: "Les ennemis de l’homme sont ses familiers." Le Seigneur dit la même chose dans saint Matthieu, chap. X. En ceci donc il faut éviter surtout les conseils de nos parents. De là vient aussi que saint Jérôme, dans sa Lettre à Héliodore, énumère les obstacles que lui suscitent ses parents à l’encontre du projet qu’il a formé d’entrer en religion, disant: "Tantôt c’est une soeur veuve qui vous étreint dans ses bras caressants, tantôt ce sont ces serviteurs qui, nés dans votre maison, grandissent avec vous, qui vous disent: Vous nous laissez! Qui servirons-nous? Tantôt c’est une bonne déjà vieille, c’est un père nourricier qui vous crient, eux que la piété fait venir après les parents naturels: Nous allons bientôt mourir, attendez un peu, et ensevelissez-nous." Saint Grégoire dit dans son troisième livre de Morale: "Le rusé ennemi, quand il se voit chassé du coeur des bons, il s’adresse à ceux qu’ils aiment beaucoup; flattant, il parle par leurs parole parce qu’ils sont plus aimés que les autres, afin que, pendant que la puissance de l’amour parce le coeur, le glaive de la persuasion puisse facilement pénétrer à travers les remparts de la droiture intime." De là vient, comme le rapporte saint Grégoire dans son second Dialogue, que saint Benoît, fuyant sa nourrice, se retira secrètement dans un lieu désert; mais il communiqua son dessein à un moine romain qui tint secret son désir, et qui l’aida dans ses vues. Il faut aussi pour cela ne pas prendre conseil des hommes aux yeux desquels la sagesse de Dieu est réputée folie. C’est pour cette raison qu’il est dit dérisoirement dans l’Ecclésiastique, chap. XXXVII: "Traitez de la sainteté avec l’homme sans religion, avec l’injuste de la justice". Il ajoute ensuite: "Ne faites pas attention à eux dans quelque conseil que ce soit, mais voyez assidûment un homme saint de qui vous puissiez prendre conseil, si dans ce cas vous avez besoin d’en prendre."

 

CHAPITRE X. Solution des raisons apportées contre la vérité de ce qui précède.

 

Il est facile de réfuter les raisons sur lesquelles s’appuient ceux qui soutiennent l’opinion contraire. La première qu’ils proposent, en effet, à savoir que, dans les choses difficiles et ardues, il faut avoir recours aux conseils, est vraie, là où la vérité n’est pas manifeste. Mais quand ce qui est plus parfait a été défini par un conseil plus élevé, il est injurieux de le mettre de nouveau en doute en recourant aux conseils. Ce qu’ils proposent en second lieu, à savoir que la délibération affermit le voeu de l’esprit, ne prouve nullement leur proposition. Cette délibération, en effet, consiste dans le propos intérieur par lequel quelqu’un choisit le plus grand bien auquel il a l’intention de s’obliger. Mais tout ce qui se fait par choix se fait par délibération ou conseil, parce que, comme il est dit dans le troisième livre de I’Ethique, "le choix est le désir d’une chose pré-conseillée." Et comme ce dessein de l’homme lui est inspiré par l’Esprit saint, qui est esprit de force et de piété, c’est aussi le même esprit qui est l’esprit de conseil et de science, qui fournit la délibération intérieure. Ce qu’en troisième lieu ils mettent en avant, éprouvez l’esprit pour savoir s’il vient de Dieu, ne fait rien à la proposition. L’épreuve, en effet, est nécessaire là où il n’y a pas certitude. C’est pour cela qu’il est dit dans le commentaire, sur ces paroles de la première Epître aux Thessaloniciens, ch. ult. "Eprouvez toutes choses;" "il n’est pas nécessaire de discuter les choses certaines. Mais ceux à qui incombe l’obligation de recevoir les autres en religion, peuvent ne pas être certains de l’esprit dans lequel ils y viennent; à savoir, si c’est dans le désir de leur avancement spirituel, ou même, si c’est comme il arrive quelquefois pour explorer ou pour faire le mal; ou encore si ceux qui viennent en religion ont l’aptitude nécessaire." C’est pour cela que l’épreuve de ceux qui doivent être reçus est indiquée tant par les statuts de l’Eglise que par la règle de l’ordre. Mais pour ceux qui ont l’intention d’entrer en religion, ils ne peuvent pas avoir de doute sur l’intention qui les fait agir de la sorte. C’est pour cela qu’ils n’ont pas besoin de délibérer, surtout s’ils ne se défient pas des forces de leur corps, pour l’examen desquelles ou accorde un an à ceux qui entrent en religion.

Quant à ce qu’ils proposent en quatrième lieu, à savoir que Satan se transforme en ange de lumière, et que souvent il suggère de bonnes choses dans l’intention de tromper, c’est une vérité; mais, comme l’observe le commentaire sur ce passage, "quand le diable trompe les sens du corps, il n’éloigne pas pour cela l’esprit du sentiment droit et vrai, au moyen duquel chacun mène une vie fidèle; eu religion il n’y a aucun danger, même lorsqu’il feint d’être bon, qu’il fait ou dit ce qui convient aux bons anges; quand même on croirait qu’il est bon, l’erreur n’est ni dangereuse, ni funeste. Mais lorsque par ces biens, qui ne sont pas les siens, il commence ce qui lui est propre, il faut apporter la plus grande vigilance, pour que personne ne marche à sa suite." Qu’il soit donné donc que le diable pousse quelqu’un à entrer en religion, c’est une bonne oeuvre qui convient aux bons anges; il n’y a donc pas de danger à y consentir; mais il faudra veiller, afin de lui résister lorsqu’il commencera à pousser à l’orgueil ou aux autres vices. Il arrive fréquemment, en effet, que Dieu se sert de la malice des démons pour le bien de ses saints, aux quels, parce qu’ils n’ont pas été vaincus, il prépare des couronnes, et il se sert ainsi des saints pour se railler d’eux.

Il importe toutefois de savoir que, si le diable, ou même un homme suggèrent à celui-ci d’entrer en religion, et que par cette entrée en religion, il marche à la suite de Jésus-Christ; cette suggestion n’a d’efficacité qu’en tant qu’il est attiré par Dieu lui-même. Saint Augustin dit en effet dans son livre de la prédestination des Saints que, "tous les saints sont instruits par Dieu, non parce qu’ils viennent à Jésus-Christ, mais parce qu’ils ne peuvent pas y venir autrement, et ainsi le dessein, quelque soit celui qui le suggère, vient de Dieu."

Par rapport à ce qu’ils disent en cinquième lieu, à savoir qu’il faut prendre conseil pour les choses qui peuvent avoir une fin mauvaise; il faut distinguer: en effet le mauvais résultat peut venir ou du parti que l’on est st le pas d’embrasser, ou de la part de celui qui l’embrasse. Si le danger menace du côté du parti et que cela arrive souvent, il faut délibérer avec soin pour éviter les dangers, ou abandonner le parti lui-même totalement. Mais si le danger n’est réel que pour un petit nombre de cas, il n’est pas besoin d’une grande délibération; il faut veiller et prendre garde seulement de ne pas tomber dans le danger, dans quelque cas particulier; autrement l’homme trouverait une occasion d’omettre tous les exercices auxquels il se livre, ainsi que nous l’apprennent ces paroles de l’Ecclésiastique, ch. XI: "Celui qui observe le vent ne sème pas, et celui qui considère les nuages ne moissonnera jamais." Il est écrit au livre des Proverbes, ch. XXVI: "Le paresseux dit, le lion est dans le chemin, la lionne est dans le passage." Le commentaire dit sur ces mots: "Plusieurs, lorsqu’ils entendent des paroles d’exhortation, disent que leur volonté est d’entrer dans la voie de la justice, mais Satan, de peur qu’ils n’arrivent à la perfection, les en détourne." Il arrive aussi que la chose en elle-même est sûre, et que cependant elle a un mauvais résultat par le fait même que l’homme change de dessein; mais ce ne doit pas être pour l’homme une raison d’abandonner son projet, ni sous l’apparence d’une délibération plus approfondie de différer son entrée en religion, bien qu’il y en ait qui, après avoir changé de dessein, apostasient leur religion et deviennent plus mauvais; autrement il faudrait en dire autant pour ceux qui embrassent la foi et ses sacrements; parce qu’il est dit dans la seconde Epître de saint Pierre, ch. II: "Il valait mieux ne pas connaître le chemin de la vérité que de le quitter après l’avoir connu." L’Apôtre dit Epître aux Hébreux, ch. X: "Il est digne des plus affreux supplices celui qui aura souillé le sang du testament et qui aura fait injure à l’esprit de la grâce." Il ne faudrait pas non plus s’adonner alternativement aux oeuvres de la justice, car il est écrit dans l’Ecclésiastique, ch. XXVI: "Celui qui passe de la justice au péché, Dieu l’a préparé pour le glaive."

Quant à leur sixième objection, à savoir que, si ce conseil vient de Dieu, si c’est son oeuvre, il ne vous sera pas possible de l’anéantir: il faut l’examiner plus attentivement, soit parce que fréquemment ils insistent sur ce point, soit parce qu’il y a de caché là-dessous quelque poison de méchanceté hérétique. Les hérétiques de nos jours s’efforcent en effet de tirer de ces paroles mal interprétées, deux conclusions erronées. La première, c’est que les corps qui se corrompent ne viennent pas de Dieu. La seconde, c’est que si quelqu’un tient de Dieu la grâce ou la charité, il ne lui est pas possible de la perdre. Tirons encore les autres conséquences; si le diable a péché, il n’est pas l’oeuvre de Dieu; si Judas s’est éloigné du corps des Apôtres, son élection ne fut pas l’oeuvre de Dieu; si Simon le magicien après son baptême est tombé dans l’hérésie, ce n’est pas de la part de Dieu que Philippe le baptisa.

Ajoutons à tous ces arguments, leur admirable argument qui suit, et qui a une force égale aux précédents. Si celui qui est entré en religion en sort, le dessein qui l’y a fait entrer ne venait pas de Dieu ou le zèle de ceux qui l’y attirèrent n’était pas non plus son oeuvre. Servons-nous contre eux des paroles que saint Augustin employait contre Julien, qui disait: "La racine du mal ne peut pas avoir de place dans ce qui est un don de Dieu." Augustin disait lui répondant: "Mais assurément il sera vainqueur si on ne lui résiste ainsi qu’à vous, etc." La vérité donc de la foi catholique est vainqueur de Manès, parce qu’elle est votre vainqueur; pour les vaincre donc pareillement avec les Manichéens, disons que le dessein de Dieu ne peut périr d’après ces paroles d’Isaïe, ch. XLVI: "Ma résolution est immuable, et que ma volonté toute entière s’accomplisse." Cependant d’après ce dessein immuable, Dieu accorde aux choses corruptibles une existence temporaire, et non une durée éternelle; de même il donne la justice temporaire à quelques individus auxquels n’a pas été accordé le don de persévérance, ainsi que le dit saint Augustin dans le livre de ce nom. "Et ainsi sont vaincus les Manichéens;" parce que les objets corruptibles sont créés par le conseil éternel de Dieu pour exister temporairement. Pour les ennemis que nous combattons, ils sont vaincus, parce que d’après le des sein immuable de Dieu, il en est quelques-uns auxquels est donné conformément au dessein de Dieu, le projet d’entrer en religion, mais ils n’ont pas reçu le don de persévérer dans ce projet.

 

CHAPITRE XI. Raisons pour lesquelles ils s’efforcent d’établir que les hommes ne doivent pas s’obliger par voeu à entrer en religion.

 

Il nous faut maintenant chercher les moyens qu’ils emploient pour anéantir l’obligation par laquelle certains hommes s’astreignent au moyen d’un voeu à entrer en religion. Et d’abord, il en est quelques-uns qui s’efforcent de déroger au voeu quel qu’il soit, disant qu’il est plus avantageux à un homme vertueux de faire de bonnes oeuvres sans voeu, que de s’y obliger par voeu; et pour le prouver ils rapportent ce que dit saint Prosper dans son livre deuxième de la vie contemplative. Ainsi nous devons faire abstinence et jeûner, sans nous soumettre à la nécessité de jeûner, de peur que dès lors nous le fassions sans dévotion, malgré nous et contrairement à notre volonté. Mais celui qui fait voeu de jeûner, se soumet à la nécessité de jeûner; on peut en dire autant de tous les autres actes de vertu. Il ne paraît pas louable que quelqu’un fasse le voeu de jeûner, d’entrer en religion ou d’accomplir une oeuvre de vertu quelconque. Ils ajoutent encore à cette raison que, plus une chose est nécessaire, moins elle est méritoire. Mais lorsque quelqu’un a déjà fait voeu, soit d’entrer en religion, soit de faire une autre oeuvre quelconque, il y a pour lui nécessité d’accomplir ce qu’il a promis. Il sera donc et plus louable et plus méritoire pour l’homme, quel qu’il soit, de faire des actions vertueuses, sans en avoir fait le voeu, que s’il ne les accomplissait qu’après les avoir préalablement vouées.

Mais ils tentent spécialement de prouver que personne ne doit être conduit à entrer en religion par l’obligation du voeu ou du serment: ils produisent à l’appui de leur thèse le décret du concile de Tolède qui se trouve dans les décrets, Dictinction 45, 11. de Jud., où il est dit: "Car de tels hommes ne doivent pas être sauvés malgré eux, mais conformément à leur volonté, afin que la forme de la justice soit entière. Comme l’homme périt par l’arbitre de sa volonté obéissant au serpent, de même appelé par la grâce de Dieu, chacun en croyant est proprement sauvé par la conversion de son esprit. Ce n’est donc pas par la force qu’il faut leur persuader de se convertir, mais par la volonté et la puissance libre de leur esprit." Il faut observer ceci avec d’autant plus de soin relativement à l’entrée en religion, qu’elle est moins nécessaire au salut. Mais ceux qui par serment ou par voeu sont obligés d’entrer en religion, ne sont pas changés par la volonté de leur libre arbitre, mais bien contraints par la nécessité. Une semblable obligation ne parait donc pas convenable. Ils apportent aussi comme preuve, le décret du pape Urbain, qui se trouve Question 19, ch. II, et qui commence par ces mots, Duœ sunt, dans lequel il est dit, "que ceux qui entrent en religion sont guidés par une loi privée qui est la loi du Saint-Esprit." "Mais où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté," d’après l’Apôtre, deuxième Epître aux Corinthiens, ch. III. La nécessité qui provient de l’obligation du voeu ou serment est opposée à la liberté. Il n’est donc pas convenable que quelques personnes s’engagent par voeu ou serment à entrer en religion.

Ils tirent le même argument de ce qui, ainsi qu’on le voit, arrive à un certain nombre de personnes, qui attirées par une obligation de ce genre, en religion, n’y persévèrent pas, mais retournent au siècle et désespèrent d’elles-mêmes, se livrant à toutes les iniquités de la perversion. Et ainsi paraît s’accomplir ce que le Seigneur dit aux Scribes et aux Pharisiens, S. Matt., ch. XXIII: "Vous parcourez la mer et la terre pour faire un prosélyte, et lorsque vous l’avez fait vous le rendez digne de l’enfer deux fois plus que vous." Ils disent aussi que quelquefois quelques-uns de ceux qui sont soumis à cette obligation n’accomplissent pas leur voeu, et que cependant, ensuite, ils deviennent de bons évêques et de bons archidiacres, ce qu’ils n’auraient pu faire s’ils avaient été soumis à l’obligation émise d’abord. Ils ajoutent ensuite que personne ne doit être conduit à entrer en religion dans des intérêts temporels; tel que si on lui montrait les dignités qu’il pourrait obtenir. Pour prouver cette assertion, ils apportent le décret du pape Boniface, qui se trouve, 1. Q. ch. II, et qui commence par ces mots, Quam pio, où il est dit: "Nous n’avons jamais lu que les disciples ou ceux qui furent convertis par leur ministère, aient engagé quelqu’un à servir Dieu par l’intervention de dignités quelconques."

Ils ajoutent aussi que cette obligation est contraire à la fidélité, puisque avant d’être exercés aux charges les plus lourdes de la religion, comme les longs offices du matin, les veilles pénibles, les jeûnes, les règlements et autres difficultés de ce genre, ils y sont obligés, et ils sont conduits comme le boeuf que l’on va immoler; et ainsi pendant qu’ils n’accomplissent pas ce qu’ils avaient voué, un piége leur est préparé, un piége pour la mort éternelle. Ils disent encore que cette obligation est illicite, étant faite contre le statut d’Innocent IV, qui a établi une année d’épreuve pour ceux qui veulent entrer en religion et qui a défendu qu’ils fussent astreints par voeu à entrer en religion avant la quatorzième année. Cette prescription est ainsi conforme à la règle de saint Benoît, dans laquelle il est accordé une année d’épreuve à ceux qui sont depuis peu convertis à la religion. Ils vont plus loin, et disent spécialement que licitement les enfants ne sont pas obligés avant l’âge de puberté d’entrer en religion, de la manière dont on vient de parler. Il ne parait pas licite en effet que quelqu’un soit sou mis à une obligation qu’un autre peut justement annuler. Mais si les enfants qui n’ont pas atteint l’âge de puberté se sont obligés à vivre en religion, leurs parents ou leurs tuteurs peuvent les en retirer, comme le prouve ce qui est écrit dans le Droit, Q. 20, ch. Il, où il est dit: "Si une jeune fille a volontairement pris le voile avant l’âge de douze ans, ses parents ou ses tuteurs peuvent aussitôt, s’ils le veulent, annuler cette obligation." Ceux qui n’ont pas atteint l’âge de puberté ne peuvent donc pas licitement s’obliger par voeu ou par serment à entrer en religion.

Ils ajoutent ensuite plus loin que celui qui n’a pas atteint l’âge de puberté, bien qu’il fût capable de supercherie, ne peut pas être obligé d’entrer en religion. Et pour le prouver, ils rapportent ce que dit saint Bernard sur la préparation des réguliers et de ceux qui passent à l’état religieux, sur la décrétale d’Innocent III, qui commence par ces mots, postulasti, et ce sont les paroles de la préparation. Si vous voulez comprendre ce qu’ils sont avant la treizième et quatorzième année, vous pourrez être dans le doute, parce que peut-être alors étaient-ils capables de supercherie, et semblait-il que la malice suppléât l’âge chez eux, comme dans le mariage charnel, ainsi qu’on le voit dans l’Extravagante, de desp. impu, c. A nobis, et c. Tuœ; car, comme ils ont pu s’obliger envers le diable, ils ont pu de même s’engager envers Dieu. Mais le Pape répond après cela, que les enfants reçus peuvent servir dans l’Eglise; ainsi ils ne sont pas obligés avant l’âge de quatorze ans. Mais il disait à Hugues que celui qui est capable de supercherie est obligé au bien, et que, devenu moine, il le pratiquait, parce qu’il pouvait s’engager envers le diable. Innocent III eut la même opinion, lui qui répond dans cette décrétale que si la malice suppléait l’âge, entré on devait le garder; c’est ce que l’on voit dans une ancienne décrétale, mais aujourd’hui elle n’a plus de valeur.

Ils rapportent aussi, pour prouver leur assertion, que Raymond et Goffinus disent la même chose dans leurs Sommes. Ils disent encore que les enfants avant quatorze ans ne doivent pas être obligés par serment, comme on le voit dans le droit, q. XXII, ch. V, cap. pueri, et cap. honestum, etc.; par une raison semblable, ils ne doivent pris être obligés, avant cet âge, d’entrer en religion. Ils disent aussi que religion vient de relier ou réélire, comme le dit saint Augustin dans le second livre de la Cité de Dieu; d’où ils concluent que les enfants qui ne sont pas liés ne peuvent pas l’être de nouveau, et que ceux qui n’ont pas choisi ne peuvent pas choisir de nouveau en entrant en religion. De toutes ces raisons, ils concluent que les enfants qui entrent en religion, ou qui s’obligent à y entrer, sont des malheurs et des insensés.

 

CHAPITRE XII. Réfutation de l’erreur précédente, et démonstration que l’action ver tueuse faite à la suite d’un voeu est plus méritoire.

 

Mais afin de voir clairement la vérité sur chacune des choses énoncées plus haut, il faut les scruter par série, descendant des communes aux spirituelles. Et d’abord, voyons si ce qu’ils disent est vrai, à savoir qu’il est plus méritoire de faire un acte de vertu sans y être obligé par voeu, que si on le fait parce qu’on s’y est obligé de la sorte. Bien que nous ayons dit plusieurs choses sur ce point dans notre ouvrage de la perfection, ici cependant il ne nous sera pas désagréable d’en redire plusieurs. Il nous faut donc d’abord observer que, comme le mérite d’une action procède de la source de la volonté, une action est d’autant plus méritoire extérieurement, qu’elle procède d’une volonté plus parfaite. Mais parmi les autres qualités de la bonne volonté, elle doit être ferme et stable; ce qui fait que l’on considère comme un blâme des paresseux ce qui est écrit au livre des Proverbes, ch. XIII: "Le paresseux veut et ne veut pas." Une action est donc d’autant plus louable et plus méritoire extérieurement, que la volonté de celui qui la fait est plus affermie dans le bien. C’est pour cela que l'Apôtre nous avertit dans son Epître aux Corinthiens, ch. V: "Soyez stables et immuables." D’après le Philosophe lui-même, il est requis pour la vertu, que l’homme soit ferme et immuable dans ses actions. Mais les jurisconsultes définissent la justice, ce qui est une volonté constante et perpétuelle. Il est évident, au contraire, que le péché est d’autant plus détestable que la volonté de l’homme est plus obstinée dans le mal. C’est pourquoi l’obstination est considérée comme le péché contre le Saint-Esprit. Mais il est clair que le serment affermit la volonté pour faire une chose quelconque; ce qui fait dire au Psalmiste, Ps. CXVIII: "J’ai juré et j’ai résolu de garder les jugements de votre justice." Le voeu la confirme pareillement aussi, puisque le voeu est une certaine promesse. Celui donc qui promet de faire quelque chose, affermit son dessein pour le remplir. L’action qui se fait d’après une volonté affermie par un voeu est donc plus louable et plus méritoire. C’est ce que prouvent aussi les coutumes de la vie humaine.

La volonté humaine, en effet, est tellement mobile, qu’on n’ajoute foi aux paroles des hommes qu’autant que la coutume leur a donné du crédit, que celui qui veut faire quelque chose à un autre confirme sa promesse, en attendant qu’ensuite il la corrobore par des preuves légitimes. Mais chacun doit avoir plus de confiance en lui-même que dans son prochain, surtout pour les choses qui appartiennent au salut de l’âme, ainsi que nous l’apprennent ces paroles de l’Ecclésiastique, ch. XXX: "Plaisant à Dieu, ayez pitié de votre âme." L’homme, vu la mobilité de sa volonté, peut omettre ce qu’il s’est proposé de faire pour l’avantage temporel d’un autre. Si quelqu’un donc pourvoit utilement à la sûreté du prochain, en entourant du serment la promesse qu’il lui fait, s’il lui donne un gage ou un cautionnement; il lui sera bien plus utile et plus louable de pourvoir à sa propre sûreté, en s’appliquant à affermir le bon dessein qu’il a conçu, par le voeu, le serment ou de toute autre manière. C’est ce qui fait dire à saint Augustin, dans sa lettre à Pauline et à Armentarius: "Parce que vous avez fait voeu, vous vous êtes déjà obligés, il ne vous est pas permis de faire autre chose." Il ajoute ensuite: "Bien plus, ne vous repentez pas toutefois d’avoir fait voeu, réjouissez-vous au contraire dès ce moment qu’il ne vous soit pas permis de faire ce que vous auriez pu faire à votre désavantage." Il faut de plus observer que l’oeuvre d’une vertu inférieure devient et plus louable, et plus méritoire, si elle a pour but une vertu supérieure, comme l’oeuvre de l’abstinence, si elle a pour but la charité. Supporter donc quelque chose raisonnablement, si on le rapporte à la latrie, qui est de beau coup préférable à l’abstinence, est une chose et plus louable et plus méritoire. C’est en effet faire à Dieu la promesse de ce qui concerne son service. De là il est dit dans Isaïe, chap. XIX: "Les Egyptiens, connaissant le Seigneur en ce jour, l’honoreront par des hosties et des présents, ils feront des voeux au Seigneur, et ils les rempliront." Le jeûne sera donc et plus louable et plus méritoire, s’il est le résultat d’un voeu. De là vient que, c’est ou un conseil, ou un ordre qui est donné dans le Psaume LXXV: "Faites un voeu au Seigneur Dieu, et rendez-le lui;" ce qui suit serait inutilement conseillé ou ordonné, s’il n’y avait pas d’avantage à faire une chose que l’on a fait voeu d’accomplir. Si on doute encore après ces preuves, s’il est permis de s’obliger par voeu d’entrer en religion, ce doute est erroné. Si c’est en effet un acte de vertu que d’embrasser l’état religieux, faire des actes de vertu d’après ce voeu est aussi plus louable; ils agissent donc d’une manière louable, ceux qui, ne pouvant pas immédiatement entrer en religion, s'obligent par voeu à y entrer. A moins que quelqu’un ne dise, conformément à ce qu’enseigne Vigilance, que l’état de la vie séculière est égal à celui de la vie religieuse; ou que, par une folie plus grande, il ne tombe dans une erreur telle, qu’il ait l’audace de soutenir que l’état religieux, que l’Eglise a approuvé, n’est pas un état de salut; il surpasserait en ceci l’hérésie de Vigilance; il ne rendrait pas seulement inutiles, mais il détruirait même complètement les conseils de Jésus-Christ, contrariant aussi l’ordre de l’Eglise, ce qui est être schismatique. Mais s’ils agissent d’une manière louable, et s’ils sont mus par l’Esprit saint ceux qui s’obligent par voeu d’entrer en religion, il s’ensuit qu’ils agissent d’une manière louable, ceux qui, par leurs conseils, y portent les autres, coopérant en ceci au Saint Esprit, pendant qu’ils s’appliquent à persuader par le ministère extérieur, ce à quoi les pousse l’Esprit saint intérieurement. L’Apôtre dit de là, dans sa première Ep. aux Corinthiens, ch. III: "Nous sommes les coopérateurs de Dieu," par le ministère extérieur. Mais comme penser le contraire, pour ceux qui ont passé l’âge de puberté, serait une chose criminelle, il nous reste à examiner si les jeunes garçons et les jeunes filles peuvent s’obliger par voeu à entrer en religion avant l’âge parfait de puberté.

Il faut distinguer là deux espèces de voeux, l’un simple et l’autre solennel. Le voeu simple consiste dans la seule promesse; le voeu solennel joint à la promesse une manifestation extérieure, à savoir lorsque l’homme s’offre actuellement à Dieu, soit en recevant les ordres sacrés, soit en promettant, entre les mains de l’évêque, de vivre dans une règle de religion déterminée, le voeu est solennisé de ces deux manières, il l’est encore par le revêtement de l’habit de profès, qui est une espèce de profession interprétative. Les effets de l’un et de l’autre ne sont pas les mêmes relativement au mariage. Le voeu solennel empêche de contracter le mariage, et, s’il l’est, il le dissout; le voeu simple, au contraire, s’il empêche de contracter le mariage, il ne le dissout pas une fois qu’il l’est. Leurs effets ne sont pas non plus les mêmes par rapport à la religion.

Le voeu solennel, qui se fait par une profession expresse ou prématurée, fait aussitôt moine ou frère d’un autre ordre quelconque; pour le voeu simple, il ne fait pas encore moine, puisque celui qui le fait reste encore maître de ce qu’il possède, et que, s’il contracte, il peut être époux. Le voeu simple, par cela même donc qu’il consiste dans la seule promesse faite à Dieu, qui procède de la délibération intérieure de l’esprit, ce voeu n’a d’efficacité que de droit divin, et aucun droit humain ne saurait l’annuler. Mais l’efficacité de ce voeu peut être détruite de deux manières. La première, c’est le défaut de délibération nécessaire pour donner de la force à la promesse; ce qui fait que les voeux des furieux et des autres insensés n’obligent nullement, comme on le voit dans l’Extravagante, De regul., et passent à la religion. Comme la teneur du droit et la raison sont les mêmes pour les enfants qui ne sont pas capables de supercherie, et qui n’ont pas l’usage de raison voulu, qui, pour quelques-uns, vient plus tôt, et pour d’autres plus tard, suivant les dispositions de la nature, ce qui fait qu’il n’est pas possible d’en déterminer le temps, le voeu simple est encore empêché dans son efficacité, si celui qui le fait à Dieu n’est pas maître de lui-même; si, par exemple, un esclave faisait voeu d’entrer en religion, son voeu aurait de l’efficace pour lui qui a l’usage de raison, si son maître lui permettait d’y entrer. Si cependant le maître ne ratifie pas le voeu, il pourra, sans péché, le révoquer, comme on le voit dans les Décrets, Distinct. 44, Si servus, où il est dit que, "Si un esclave a été ordonné à l’insu de son maître, il lui est permis avant un an de prouver qu’il lui appartient, et de le recevoir à ce titre." Et parce qu’un jeune garçon et une jeune fille sont, avant l’âge de puberté, de droit naturel au pouvoir de leurs parents, le père peut, s’il le veut, révoquer le voeu émis par eux, ou, s’il le veut, l’accepter selon la règle du droit divin. II est en effet dit Nomb., XXX: "Si la femme qui est encore dans la maison paternelle, et qui n’a pas atteint l’âge de puberté, a fait un voeu et s’est engagée par serment; si le père a eu connaissance du voeu qu’elle a fait et du serment par lequel elle a obligé son âme, et qu’il ait gardé le silence, elle est coupable du voeu qu’elle a fait, et tout ce qu’elle a promis ou juré, elle est tenue de le faire. Mais, au contraire, si le père, aussitôt qu’il l’aura appris, s’y oppose, les voeux et les serments sont annulés, et elle ne sera pas tenue, sous peine de péché, à sa promesse, par là même que le père s’y est opposé."

On voit par là, que la jeune fille, et le jeune garçon, pour lesquels existe la même raison, peuvent, avant l’age de puberté, s’obliger par voeu, autant qu’il est en leur pouvoir, à moins, comme nous l’avons dit, que le défaut de raison ne les en empêche; mais parce qu’ils sont soumis au pouvoir d’autrui, le père peut révoquer le voeu qu’ils ont émis. Ce qui suit, à savoir que le voeu de la femme peut être révoqué par le mari, prouve aussi ce que nous venons de dire. Et, bien que le droit positif ne puisse pas déterminer le temps où l’homme commence à avoir l’usage de sa raison, en vertu duquel il peut s’obliger envers Dieu, il peut cependant déterminer celui pendant lequel une personne est soumise à une autre. Mais ce temps pour la jeune fille, c’est jusqu’à douze ans complets, et pour le jeune garçon, jusqu’à quatorze ans pleins, parce que, comme il est établi dans le droit, c’est le temps ordinaire de la puberté, XX quaest, 2 puella, et cap, si in qualibet. Ainsi donc, quant au voeu, simple par lequel on contracte l’obligation d’entrer en religion, quelqu’un peut être obligé avant l’âge de puberté, autant qu’il est en son pouvoir, lorsqu’il est capable de supercherie, et qu’il a l’usage suffisent, de raison pour discerner l’acte qu’il fait. Ce voeu cependant peut être révoqué ou par le père, ou par le tuteur qui tient sa place. Mais parce que le voeu solennel de religion qui se fait par la profession tacite ou expresse, renferme quelques solennités qui sont soumises aux règles de l’Eglise, comme la solennité des ordres sacrés, d’après ce qu’en a déterminé l’Eglise, on exige pour ce voeu l’âge accompli de puberté, c’est-à-dire quatorze ans pour les jeunes garçons, et douze pour les jeunes filles; de sorte que la profession faite avant ce temps, quelque capable de supercherie que soit quelqu’un, ne rend ni moine, ni frère d’un ordre quelconque celui qui le fait. C’est là ce que communément tient l’Eglise, bien que l’on dise qu’Innocent III en ait pensé autrement.

 

CHAPITRE XIII. Solution des raisons données plus haut.

 

Il est facile après ce que nous venons de voir de répondre à toutes les objections qui ont été faites. Ce que premièrement ils tirent des paroles de saint Prosper, à savoir que nous devons jeûner de manière que nous ne soyons pas soumis à la nécessité de le faire, s’entend de la nécessité de coaction qui répugne au volontaire. C’est pour cela qu’il ajoute, "de peur que nous ne le fassions pas par dévotion, mais malgré nous et contre notre volonté." Mais il ne parle pas de la nécessité qui provient du voeu, puisqu’elle augmente la dévotion, dont le nom vient de se dévouer.

Pour ce qui est de leur seconde objection, à savoir que ce qui est nécessaire est moins méritoire, il faut l’entendre de la nécessité qui est imposée à quelqu’un contrairement à sa volonté. Mais lorsque quelqu’un s’impose la nécessité de faire le bien, il n’en devient que plus louable, parce qu’il se fait en quelque sorte par là l’esclave de la justice, ainsi que nous l’apprend l’Apôtre dans son Epître aux Romains, ch. VI. Saint Augustin dit de là dans sa lettre à Pauline et à Armentarius: "heureuse nécessité qui nous pousse à ce qu’il y a de plus parfait."

 

Quant à leur troisième objection, savoir qu’il ne faut pas convertir les juifs contre leur volonté libre, elle n’appartient pas évidemment à la présente proposition. L’affermissement de la volonté dans le bien n’est pas opposé à la liberté de la volonté, autrement Dieu ni les saints n’auraient une volonté libre. La nécessité de coaction qui vient de la violence ou de la crainte est opposée à la liberté; c’est pour cela que le canon de Judaeis dit distinctement: "Le saint Synode ordonne de ne forcer désormais personne à croire." Mais le voeu et le serment ne font pas violence à l’homme, ils ne font qu’affermir sa volonté dans le bien. C’est pour cela que le voeu, loin de contrarier la volonté de l’homme, ne fait que l’affermir; et son action dès lors commence à être en rapport avec l’obligation qu’il contracte. Nulle personne sensée, par conséquent, ne peut dire qu’il est illicite d’amener par ce moyen les juifs à s’obliger volontairement par voeu ou par serment à recevoir le baptême.

Pour ce qui est de leur quatrième objection, savoir qu’il arrive quelquefois que ceux qui s’obligent par voeu ou par serment à entrer en religion, se retirent; et que tombant dans le désespoir, ils se livrent à toutes sortes d’iniquités, et qu’ainsi ils deviennent deux fois plus fils de l’enfer que ceux qui les y ont conduits, on la réfute par les paroles de l’Apôtre, qui dit Epître aux Romains, ch. III: "Est-ce que leur incrédulité a anéanti la foi de Dieu." Nous pouvons de ces paroles tirer cette conséquence: ce n’est pas par cela même que quelques-uns abusent de ce qui est bon, que ceux qui persévèrent dans le bien en éprouvent quelque préjudice. Ainsi qu’il est dit dans le commentaire sur le même passage, ce n’est pas parce que quelques-uns n’ont pas voulu croire, que pour cela il sera porté préjudice aux autres juifs, et qu’ils seront réputés indignes de recevoir ce que Dieu a promis aux fidèles. Ce n’est pas non plus parce que quelques-uns de ceux qui font voeu ou qui jurent d’entrer en religion, s’en repentent plus tard et deviennent plus mauvais, qu’il en résulte quelque préjudice pour ceux qui persévèrent dans le voeu qu’ils ont fait; donc ceux qui portent les hommes à faire voeu d’entrer en religion ne les rendent pas, autant qu’il est en leur pouvoir, les fils de l’enfer, mais bien plutôt fils du royaume, surtout comme il y en a plus d’entre eux qui accomplissent leur voeu avançant dans la perfection, qu’il n’y en a qui se retirent y renonçant; à moins que par hasard, ce qu’à Dieu ne plaise, par leurs mauvais exemples ils ne les portassent à pécher; c’est ce que prouvent les commentaires de saint Jérôme et de saint Chrysostome. Cependant que dit saint Paul dans son Epître à Tite, ch. V paraît venir à l'appui de cette raison: "N’admettez pas les jeunes veuves." Il en donne la raison lorsqu’il ajoute: "Elles sont dignes de condamnation pour avoir violé leur premier engagement, par lequel elles avaient promis à Dieu la continence." Mais comme le dit saint Jérôme dans sa lettre sur la monogamie à Gernuchia, l’Apôtre veut un second mariage, préférant la bigame à la fornication, "à cause de celles qui, après avoir commis la fornication, font injure à leur époux Jésus-Christ;" permet tant par indulgence, sans l’imposer, ce second mariage; car il vaut mieux être bigame que débauché, avoir un second mari, que d’en avoir plusieurs d’adultères. L’Apôtre ne défend donc pas simplement aux jeunes veuves de faire voeu de continence, puisqu’il dit dans sa première Epître aux Corinthiens, ch. VII: "Qu’il leur est avantageux de persévérer ainsi clans le veuvage;" mais il défend de recevoir aux gages de l’Eglise celles qui vivent dans la licence. C’est ce qui lui fait dire: "N’admettez pas les jeunes veuves qui, après avoir vécu dans la luxure, veulent prendre le Christ pour époux."

Mais quant à leur sixième objection, à savoir, qu’il est quelques hommes qui, après avoir fait voeu d’entrer en religion, demeurèrent dans le siècle et furent de bons évêques, cette assertion évidemment est fausse, ainsi que le prouve le décret d’Innocent, lequel traite du voeu et du rachat, où on lit ce qui suit: "Vous nous avez fait savoir par vos lettres que vous aviez fait solennellement dans l’Eglise de Grenoble le voeu de prendre l’habit régulier, et que vous aviez ensuite promis entre les mains de l’évêque de la même Eglise que deux mois après être de retour du siége Apostolique vous accompliriez le voeu que vous avez fait. Et comme après le temps fixé vous n’aviez pas pris soin d’accomplir ce que vous aviez promis par voeu, violant enfin d’une manière flagrante votre voeu, vous avez été appelé au gouvernement de l’Eglise de Genève." Il est dit plus bas: "Pour nous, nous avons jugé d’après votre explication que, si vous désirez guérir votre conscience, il vous faut résigner le gouvernement de l’Eglise susnommée et rendre au Seigneur le voeu que vous lui avez fait." Il est manifeste, d’après ce que nous venons de voir, qu’ils ne peuvent pas en sûreté de conscience retenir l’Episcopat ou l’Archidiaconat ceux qui ont fait voeu d’entrer en religion, et qu’ainsi, s’ils le retiennent, ils ne sont ni bons évêques, ni bons archidiacres, puisqu’ils transgressent leur voeu.

On répond à leur septième objection, s’avoir qu’il ne faut provoquer personne au service de Dieu par l’intervention des charges qu’il lui sera possible d’obtenir, par le chapitre même qu’ils apportent à leur appui. Il suit en effet, après ce que nous avons rapporté, à moins que par hasard quelqu’un ne se propose en général de nourrir les pauvres, à aucun desquels, de quelque profession qu’ils fussent, on ne refusait les choses nécessaires à la vie, Il est évident, d’après cela, qu’il ne leur convient nullement de blâmer ceux qui procurent des bourses aux écoliers pauvres et qui les nourrissent pendant leurs études, afin que plus tard ils deviennent plus aptes à la religion. Mais quand on conférerait quelques bénéfices temporels à quelqu’un, afin par là de capter son affection et de le porter à mieux faire, cela ne serait pas défendu; ce serait, s’il intervenait un pacte ou une convention quelconque, une chose illicite. C’est ce qui fait qu’il est ajouté dans le même chapitre: pourvu qu’il n’y ait toutefois aucun pacte, ou toute convention cessant; autrement, s’il n’était pas permis de provoquer quelqu’un par des bénéfices temporels à un bien spirituel quel qu’il soit, il ne serait pas permis de distribuer, comme on le fait dans quelques Eglises, certaines choses à ceux qui viennent à l’office divin.

Leur huitième objection, qui consiste à dire qu’il est contre la fidélité d’exposer des jeunes gens à des fardeaux trop lourds, tels que les jeûnes, les veilles et autres choses de ce genre, contient une fausseté manifeste. On fait en effet connaître dès le principe à ceux qui sont reçus en religion ou qui y sont obligés, ce qu’il y a de plus difficile. Ce n’est cependant pas agir contre la fidélité, si, pour provoquer quelques individus à la religion dont les difficultés sont manifestement spirituelles, on leur promet les consolations de l’esprit à l’exemple du Seigneur qui disait: "Chargez-vous de mon joug, et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos pour vos âmes." S. Mat., ch. XI. Dans ces paroles, il signale et le fardeau temporel par cela même qu’il dit mon joug, et la consolation spirituelle quand il promet le repos. Saint Augustin dit de là dans son livre de la parole du Seigneur: "Ceux qui ont supporté le joug du Seigneur avec intrépidité, souffrent des périls si grands, qu’ils ne paraissent pas appelés du travail au repos, mais bien du repos au travail." L’Esprit saint assurément est là qui adoucit, par l’affluence des délices de Dieu et l’espérance de la béatitude future, toutes les souffrances présentes, qui révèle ce qu’il y a de grave et de difficile. Ils montrent donc assez leur ignorance touchant les délices spirituelles, en pensant qu’ils sont trompés ceux qui pour Jésus-Christ embrassent des choses pénibles pour le corps.

La neuvième objection qu’ils proposent concerne le statut du pape Innocent, qui ne donne aucune force à leur proposition; la raison, c’est que ce statut a été fait pour le voeu solennel que l’on émet en faisant profession, mais non pour le voeu simple par lequel certaines personnes s’obligent par dévotion à entrer en religion.

Ils objectent en dixième lieu que les parents de ceux qui n’ont pas atteint l’âge de puberté et qui ont fait des voeux de ce genre peuvent les rétracter. Cette objection n’a nulle valeur, car tout ce qui peut être révoqué n’a pas été fait illicitement; autrement il faudrait dire que les mineurs qui n’ont pas vingt-cinq ans ont péché dans ce qu’ils ont fait de contraire à leur intérêt, parce qu’ils peuvent être entièrement réintégrés dans leurs droits. Ainsi donc ceux qui n’ont pas atteint l’âge de puberté ne pèchent pas s’ils font voeu d’entrer en religion ou même s’ils prennent l’habit religieux sans la permission de leurs parents, bien que ces derniers puissent révoquer ce qu’ils ont fait; autrement, si c’était un péché, les canons qui donnent aux parents la faculté de le révoquer le défendraient aussi.

Les raisons que onzièmement ils tirent de l’ensemble des décrétales et des sommes des Juristes ne sont d’aucune valeur pour la proposition, parce qu’ils parlent du voeu solennel qui fait ou moine ou profès d’une religion quelconque, sur lequel les docteurs de droit Canon ont été divisés d’opinion; bien qu’il semble discordant et dérisoire que des professeurs de la doctrine sacrée apportent comme autorité les petits commentaires des juristes ou disputent sur ces mêmes Commentaires.

La douzième raison qu’ils apportent et qui concerne le jurement n’a non plus aucune valeur pour leur proposition, parce que les canons ne défendent pas aux enfants de jurer, mais ils reconnaissent qu’ils ne sont pas forcés de jurer.

Leur treizième preuve renferme une erreur. Les enfants en effet sont liés par la profession de foi que sacramentellement ils choisirent dans le baptême. Ce qui fait que de nouveau ils peuvent se lier et choisir un état de perfection, quoique cela se dise improprement d’une autre chose, parce que les enfants dans le sacrement même de baptême embrassent la religion chrétienne, et sont rattachés de nouveau à Dieu par le choix qu’ils en font, séparés qu’ils étaient de lui par le péché de leur premier père. Enfin les oreilles pieuses ne peuvent pas tolérer cette conclusion toute profane qui accuse les enfants de folie. Qui pourrait souffrir qu’on accusât de folie le jeune Benoît, qui, ayant quitté la maison paternelle et ses biens, désireux de plaire à Dieu seul, alla chercher l’état d’une conversation sainte et le désert ? Quel est celui, à moins qu’il ne soit hérétique, qui osera blasphémer saint Jean-Baptiste, duquel on lit en saint Luc, ch. I: "Qu’enfant il croissait et était conforté par l’Esprit, et il était dans le désert jusqu’au jour de sa manifestation au peuple d’Israël." De tels insulteurs montrent évidemment qu’ils sont imbéciles, puisqu’ils tiennent pour folie ce qui est l’esprit de Dieu, qui, ainsi que le dit saint Ambroise, commentant saint Luc, "n’est pas arrêté par l’âge, n’est pas éteint par le trépas, ni exclu par le sein de la mère." Et ainsi saint Grégoire dit dans une homélie de la Pentecôte: "c’est lui qui remplit cet enfant qui jouait de la harpe s’accompagnant de la voix et fait un Psalmiste, il remplit un pasteur de gros bétail qui déracinait un sycomore et il en fit un Prophète, il remplit un enfant appliqué à l’abstinence et il le fait le juge des vieillards, il remplit un pécheur et il en fait un Prédicateur, il renverse un persécuteur et il en fait un docteur des nations, il remplit un publicain et il en fait un Evangéliste. J’emploierai au contraire les paroles de l’Apôtre dans son Epître aux Corinthiens, où il dit, ch. III: "Si quelqu’un parmi vous est un homme sage suivant le siècle, qu’il devienne insensé pour être sage." Il est insensé suivant la sagesse du monde, laquelle est aux yeux de Dieu, folie; mais il ne l’est pas suivant la sagesse de Dieu qui, comme on le lit au livre des Proverbes, ch. I, s’adresse en ces termes aux enfants: "O enfants, jusqu’à quand aimerez l’enfance". Et il ajoute, "retournez, écoutez mes remontrances, je vais vous communiquer mon esprit."

 

CHAPITRE XIV. Raisons qui s’oppose à la perfection des religieux qui n’ont pas leurs en commun.

 

Il nous reste maintenant à examiner de quelle manière ils s’efforcent d’éloigner les hommes de la religion, en dérogeant à la perfection de l’état religieux, surtout de ceux qui ne possèdent rien en commun. Ils apportent à l’appui de leur thèse ce que dit saint Prosper dans son livre de la Vie Contemplative, où on lit ce qui suit, ch. XII, quest. I: "il est avantageux de posséder les biens de l’Eglise et de mépriser les siens propres par amour de la perfection." Les biens de l’Eglise ne sont pas en effet des biens propres, mais des biens communs, et pour cela, quiconque après avoir quitté et vendu tout ce qu’il possédait, méprisé sa fortune, lorsqu’il est devenu le préposé d’une Eglise, il devient aussi le dispensateur de tous les biens qu'elle possède. Enfin saint Paulin, comme vous le savez parfaitement vous-même, après avoir vendu les immenses biens qu’il possédait, les donna aux pauvres. Mais étant devenu évêque, loin de mépriser les biens de l’Eglise, il en fut le dispensateur très fidèle; ce fait démontre assez qu’il faut mépriser ses biens propres en les abandonnant; mais qu’il est permis de posséder les biens de l'Eglise qui sont assurément des biens communs. Ils veulent tirer de là cette conclusion, qu’il n’appartient pas à la perfection de ne rien posséder en commun. Ils apportent encore pour le prouver les exemples des saints. Le bienheureux Grégoire, d’après ce que nous lisons de lui, construisit au moyen de ses biens un monastère dans l’enceinte de Rome, il en bâtit six en Sicile.

Saint Benoît aussi, l’admirable précepteur des moines, reçut d’immenses richesses pour son monastère; ce que n’auraient fait d’aucune manière les imitateurs d’un si grand homme, si les possessions en commun dérogeaient en quelque chose à la perfection évangélique et apostolique. Ils veulent de ce fait conclure qu’il n’appartient pas à une plus grande perfection que quelques hommes ne possèdent rien en commun. Ils ajoutent aussi que les Apôtres, auxquels le Seigneur avait dit de ne rien posséder et de ne rien porter en voyage, possédaient certaines choses en temps de nécessité. C’est pourquoi sur ces paroles de saint Luc, ch. XXII: "Mais maintenant que celui qui a un sac le prenne ainsi que sa besace", le commentaire ajoute que le danger étant imminent et toute la nation persécutant le pasteur et le troupeau, il donne une règle appropriée au temps, leur permettant d’emporter les choses nécessaires à la vie. Mais au temps de la persécution, la perfection des Apôtres ne s’affaiblit pas; donc posséder des biens en commun ne diminue pas la perfection. Ils disent plus que Jésus-Christ a institué l’ordre des disciples auxquels succèdent les évêques et les clercs qui ont des possessions; que quant aux ordres religieux qui ne possèdent rien, vivant dans la pauvreté, ils furent postérieurement institués par d’autres. Mais ce que Jésus-Christ a établi doit être plus parfait; donc il semble qu’il est plus parfait d’avoir des possessions en commun que de vivre sans en avoir d’aucune espèce. Ils ajoutent encore cet argument, à savoir qu’il n’est pas probable que la perfection que Jésus-Christ a établie se soit comme endormie et ait été abandonnée depuis le temps des Apôtres jusqu’à nos jours où quelques ordres ont commencé à vivre sans possessions communes. D’où ils veulent conclure qu’il n’est pas de la perfection évangélique, de ne rien posséder en commun.

Ils disent aussi que si quelques hommes après les temps apostoliques n’eurent pas de propriétés communes, ils vivaient du travail de leurs mains, ainsi que nous le lisons des Pères des déserts d’Egypte. C’est pourquoi ceux qui n’ont pas de possessions communes et qui cependant ne vivent pas du travail de leurs mains, paraissent tout à fait s’éloigner de la perfection évangélique. Ils donnent encore comme preuve de leur assertion que le renoncement aux richesses n’a été établi que pour faire disparaître les sollicitudes des biens temporels; suivant ces paroles de saint Luc, ch. XII: "Ne vous inquiétez pas de votre vie, de ce que vous mangerez, etc." Saint Paul dans son Epître aux Corinthiens, dit, ch. VII: "Je veux que vous soyez sans inquiétude; " mais ceux qui ne possèdent rien ont plus d’inquiétude pour se procurer les choses nécessaires à la vie que ceux qui ont en commun des biens suffisants pour pourvoir à leur subsistance donc ne pas posséder des biens en commun, c’est diminuer la perfection évangélique.

Ils ajoutent encore sur ce point que de tels religieux sont dans la nécessité de se mêler des affaires d’un grand nombre de personnes qui leur fournissent les choses nécessaires à la vie, et qu’ainsi sont multipliés pour eux les soucis des affaires temporelles qui s’opposent à la perfection évangélique. Par cela même donc qu’ils ne possèdent rien en commun, ils semblent éprouver un dommage par rapport à la perfection.

Ils disent en dernier lieu, qu’il est impossible que quelqu’un ne possède rien en commun ou en propre, parce qu’il faut qu’ils mangent, qu’ils boivent, qu’ils se vêtissent, ce qu’ils ne peuvent faire s’ils ne possèdent rien. Par là, ils s’efforcent de déroger à la perfection des personnes qui ne possèdent rien en commun.

 

CHAPITRE XV. Réfutation de l’erreur précédente.

 

Mais il faut observer que les détracteurs de la pauvreté de laquelle nous venons de parler, ne s’opposent pas peu, et à la doctrine de Jésus-Christ et à sa vie; lui qui par sa parole a enseigné à suivre la pauvreté en tout et qui en a donné l’exemple. L’Apôtre dit en effet de lui dans sa deuxième Epître aux Corinthiens, ch. VIII: "Qu’il s’est fait pauvre pour nous lorsqu’il était riche." Comme le dit le commentaire sur ces mots, il embrassa la pauvreté et il n’abandonna pas les richesses; riche intérieurement et pauvre extérieurement, la divinité se cachait dans ses richesses et l’homme apparaissait dans la pauvreté. Grande devient donc par là la dignité de ceux qui suivent la pauvreté de Jésus-Christ; ce qui fait que, l’on conclut un peu plus bas sur le même sujet; que personne donc ne le méprise, pauvre dans son humble demeure, il est riche dans sa conscience; et pour commencer par son entrée même dans le monde, il fit choix d’une mère pauvre, et choisit une patrie plus pauvre encore, il manqua d’argent; et ce sont là les enseignements qu’il nous donne dans une étable, ainsi qu’on le lit dans une instruction synodale du concile d’Ephèse, et un peu plus bas on lit ce qui suit: "Considérez la grande pauvreté de la demeure de celui qui est la richesse du ciel; assis dans une étable, il a pour trône les chérubins; voyez enveloppé de langes celui qui par un grain de sable borne la mer; contemplez ici-bas sa pauvreté, en haut dans le ciel ses immenses richesses." Mais si ce n’est pas pour lui, mais pour nous qu’il s’est fait pauvre, ainsi que le dit l’Apôtre, ne pouvait-il pas choisir une mère qui eût d’immenses possessions? Naître dans sa propre maison, s’il ne servait de rien à la perfection de la vie chrétienne de n’avoir aucune possession terrestre, bien plus de n’avoir pas une maison propre à soi. Qu’ils soient donc confondus les détracteurs de la pauvreté dont la gloire brille admirablement au berceau même de Jésus-Christ. Et de peur que l’on ne pense que la pauvreté qu’il a supportée dans son enfance lui a servi quand il a eu atteint l’âge mur, voyons ce qu’il dit lui-même.

Nous lisons dans saint Matthieu ce qui suit, ch. VIII: "Le fils de l’homme, dit-il, n’a pas eu où reposer sa tête;" c’est ainsi que le montre saint Jérôme, comme s’il disait: "Pourquoi désirez-vous me suivre à cause des richesses et des avantages du siècle, moi dont la pauvreté est si grande que je n’ai pas même une toute petite demeure, et que le toit qui m’abrite ne m’appartient pas." Saint Chrysostome dit, expliquant le même passage: "Voyez de quelle manière le Sauveur a prouvé par ses oeuvres la pauvreté qu’il avait enseignée. Il ne possédait ni table, ni chandelier, ni maison, ni rien autre chose de ce genre: mais cette pauvreté que le Seigneur a enseignée et qu’il a pratiquée appartient à la perfection." Donc être privé de tous les biens terrestres appartient à la perfection de la vie chrétienne. Allant ensuite plus avant, nous trouvons une preuve de la pauvreté de Jésus-Christ, dans ce qui arriva lorsqu’on lui demandait le tribut, il dit à Pierre: "Allez à la mer, jetez l’hameçon et prenez le premier poisson qui se sera présenté, ayant ouvert sa bouche vous y trouverez un statère, prenez-le, donnez-le pour vous et pour moi." Saint Jérôme dit, expliquant ces paroles: "Ceci compris même simplement édifie celui qui l’entend; lorsqu’il entend que la pauvreté de Jésus-Christ fut si grande qu’il n’eut pas même de quoi payer le tribut et pour lui et pour Pierre."

Si quelqu’un voulait objecter, comment se fait-il alors que Juda portait de l’argent dans une bourse? Nous répondrions, il ne pensa pas qu’il fût permis de se servir pour son propre usage de l’argent des pauvres, et il nous en a donné l’exemple même. Mais il est évident, et aucun chrétien ne saurait douter que Jésus-Christ n’ait gardé dans sa vie la plus grande perfection, ce qui fait qu’il enseignait aussi la perfection de la pauvreté. "Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous possédez, donnez-le aux pauvres, venez et suivez-moi;" en ceci est la plus grande perfection, ainsi que le dit saint Jérôme. La plus grande perfection de la pauvreté consiste donc en ce qu’à l’exemple de Jésus-Christ quelques hommes ne possèdent absolument aucun bien terrestre; et que s’ils réservent quelque chose, ce soit pour l’usage des pauvres, surtout de ceux dont ils sont obligés de prendre soins. Le Seigneur prenait ainsi soin des pauvres, surtout de ses disciples qui avaient à cause de lui embrassé la pauvreté, réservant quelques-unes des choses qui leur étaient données.

Parmi les autres choses que Jésus-Christ a souffert durant sa vie mortelle, et que les chrétiens doivent imiter, il leur propose l’exemple si digne de respect de la croix; c’est pour cela qu’il disait lui-même dans saint Matthieu, ch. XVI: "Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive." D'où cette parole de l’Apôtre, qui se considérait comme crucifié avec Jésus-Christ (Epître aux Galates, ch. VI): "Je porte dans mon corps les stigmates du Seigneur, suivant avec soin l’exemple de la croix." Paul avait placé toute sa gloire dans la croix de Jésus-Christ. Mais parmi les autres merveilles de la croix, on remarque sa pauvreté absolue; attaché sur cet instrument de supplice, il fut tellement privé des biens du monde qu’il fut réduit à une nudité complète; ce qui fait qu’il est dit de sa personne au Psaume XXI: "Ils se sont divisé mes vêtements, et ils ont tiré au sort ma tunique." Mais les hommes suivent cette nudité de la croix par la pauvreté volontaire, et surtout quand ils ne jouissent d’aucune espèce de revenus de leurs biens. Ce qui donne occasion à saint Jérôme dans sa lettre au prêtre Paulin, de dire: "Pour vous, après avoir entendu la sentence du Sauveur: Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous possédez, donnez-le aux pauvres, venez et suivez-moi; vous traduisez en oeuvres ces paroles, et suivant nu la croix nue, vous montez l’échelle de Jacob et plus preste et plus léger;" il ajoute peu après: "il ne sert en effet de rien de montrer ou de feindre des jeûnes fréquents sur une figure triste et livide, et de regorger des revenus de propriétés immenses, et de se glorifier du capuchon et de la bure." Ainsi donc, ils sont évidemment les ennemis de la croix du Christ, les adversaires de la pauvreté dont nous parlons, eux qui, sages suivant le monde, pensent que les possessions terrestres appartiennent à la perfection chrétienne, et que le mépris de ces mémés richesses la diminue.

Après avoir fait sur la voie parcourue par Jésus-Christ les réflexions précédentes, tant sur sa naissance et son avancement en âge, que sur la mort même qu’il endura sur la croix, passons à sa doctrine. Instruisant à la fois et ses disciples et la foule, il commence par la pauvreté. Nous lisons dans saint Matthieu, ch. V: "Bienheureux les pauvres d’esprit" etc." Saint Jérôme commentant ces paroles, dit: "Qui sont volontairement pauvres à cause du Saint Esprit;" et comme le dit saint Ambroise expliquant saint Luc: "L’un et l’autre évangéliste ont donné comme la première béatitude, celle de la pauvreté." C’est elle en effet qui par ordre est la première. Elle est comme la source et l’auteur des vertus, parce que celui qui méprise les biens du siècle, est digne d’en avoir d’éternels; et l’homme, quel qu’il soit, qui est plein des désirs du monde, ne peut pas acquérir les mérites du royaume céleste. Saint Basile nous montre quel est le pauvre qui se fait lui-même pauvre, disant: "Bienheureux le pauvre qui l’est pour être disciple de Jésus-Christ, qui pour nous a supporté la pauvreté". Car le Seigneur lui-même a fait toute oeuvre qui conduit à la béatitude, se donnant pour modèle à ceux qui veulent apprendre. Mais nous ne lisons nulle part que le Seigneur ait eu des propriétés. La pauvreté de ceux qui à cause de Jésus-Christ ne veulent rien posséder n’est donc pas un obstacle à leur béatitude, mais bien plutôt elle l’augmente cette béatitude. Le Seigneur ensuite, après avoir choisi ses douze disciples, parmi les autres enseignements qu’il leur donna par rapport à leur manière de vivre, au moment où il les envoyait prêcher et après leur avoir donné le pouvoir de faire des miracles, leur recommanda d’abord la pauvreté, disant, S. Matthieu, ch. X: "Ne possédez ni or ni argent dans vos bourses, n’ayez pas de sac pour le voyage; " ce qu’expliquant Eusèbe de Césarée, il dit: "Il leur défendait de posséder ni or, ni argent, ni airain, connaissant à l’avance ce qui devait arriver. Il voyait en effet que ceux qu’ils devaient guérir et délivrer des passions incurables voudraient leur donner une partie de leurs biens;" il ajoute un peu plus bas: "Sa pensée était que ceux qui avaient été conviés par les arrhes du royaume céleste devaient dédaigner les biens terrestres, tels que l’or, l’argent, les possessions et tout ce qu’estiment les mortels, qu’ils crussent qu’il leur suffit d’avoir reçu les richesses célestes; lorsqu’il les faisait soldats du royaume de Dieu, il les avertissait aussi de garder la pauvreté." Celui, quel qu’il soit, qui combat les combats du Seigneur ne doit pas s’il veut plaire à Dieu, s’occuper des affaires du monde. Saint Jérôme dit expliquant saint Matthieu: "Celui qui avait retranché les richesses par les paroles déjà citées, retranche ici presque aussi les choses nécessaires à la vie, afin que les Apôtres qui étaient établis les docteurs de la véritable religion, montrassent que tout est gouverné par la providence de Dieu, et qu’ils fissent voir qu’eux-mêmes ne s’occupaient pas du lendemain." Et comme l’observe saint Chrysostome expliquant saint Matthieu: "Par ce précepte le Seigneur délivre d’abord ses disciples de la servitude, secondement il les débarrasse de toute espèce de sollicitude, afin qu’ils attribuent leur vocation tout entière à la parole de Dieu; troisièmement il enseigne sa propre vertu." Les préceptes évangéliques indiquent quel doit être celui qui évangélise le royaume de Dieu; c’est-à-dire qu’il ne doit pas chercher l’appui des secours temporels, et que s’attachant entièrement à la foi, il doit penser que, moins il les recherchera, plus ils se présenteront à lui, ainsi que le dit saint Ambroise expliquant saint Luc: "Mais il est évident que si les Apôtres eussent reçu des possessions, ils eussent été bien plus suspectés de prêcher pour un intérêt quelconque que s’ils eussent possédé de l’or ou de l’argent; et l’appui temporel qui vient des champs ou des vignes que l’on possède est plus grand que celui qui vient des seuls biens mobiliers."

Il est donc manifeste, d’après les raisons que nous avons exposées, qu’il a été interdit aux Apôtres de posséder des champs, des vignes ou autres biens immeubles de ce genre. Mais quel est l’homme, à moins qu’il ne soit hérétique, qui dira que la première instruction donnée par Jésus-Christ aux disciples déroge à la perfection évangélique? Ils mentent donc contre la doctrine de la foi, lorsqu’ils disent que ceux qui ne possèdent rien en commun sont bien moins parfaits. Nous devons considérer encore de quelle manière les préceptes du Seigneur dont nous avons parlé furent observés par les Apôtres, parce que, comme le dit saint Augustin dans son livre contre le Mensonge: "Les divines Ecritures ne contiennent pas seulement les préceptes du Seigneur, mais aussi la vie et les moeurs des justes, afin que si par hasard on ne soit pas comment entendre ce qui est commandé, les actions des justes nous en donnent l’intelligence." Mais ce que nous lisons dans saint Luc, ch. XXII, prouve évidemment qu’ils ne possédaient aucun bien temporel, et qu’ils n’apportaient rien en voyage avant le temps de la passion. Le Seigneur y dit en effet: "Quand je vous ai envoyés sans sac, ni besace, ni chaussure, quelque chose vous a-t-il manqué? Mais ils lui répondirent, rien." De-ce qu’il est ajouté au même endroit: Il leur dit donc, "mais maintenant que celui qui a un sac le prenne, qu’il prenne pareillement sa besace;" quelqu’un pourrait croire que le Seigneur s’est dès lors complètement relâché des premiers préceptes; mais ce relâchement, ainsi que le dit Bède, paraît par rapport aux Apôtres ne devoir être rapporté qu’au temps d’une persécution imminente. "Le Seigneur, dit-il, ne donne pas à ses Apôtres la même règle de vie en temps de persécution qu’en temps de paix. Envoyant ses disciples prêcher, il leur ordonne de ne rien prendre pour le chemin; réglant par là que ceux qui annoncent l'Evangile doivent vivre de l’Evangile. Mais le danger de mort étant imminent, la nation tout entière poursuivant à la fois le pasteur et le troupeau, il leur donne une règle adaptée à ce temps, leur permet tant de prendre les choses nécessaires à la vie jusqu’à ce que la folie des persécuteurs s’étant assoupie le temps favorable pour évangéliser revienne." Il nous donne là l’exemple de nous relâcher quelquefois de la rigueur de notre propos, lorsqu’une cause quelconque nous force de le faire. Ceci montre encore que la rigueur de la discipline évangélique exige que l’homme qui tend à la perfection ne doit absolument rien posséder.

Les Actes des Apôtres nous apprennent clairement ce que sur ce point ils observèrent après la passion et ce qu’ils prescrivirent comme étant d’obligation. On lit au ch. IV: "La multitude n’avait qu’un coeur et qu’une âme, et aucun d’entre eux ne disait lui appartenir ce qu’il possédait, mais tout ce qu’ils possédaient était en commun;" et pour que personne ne dise, qu’ils eurent des possessions communes, tels que des champs, des vignes et autres choses de ce genre; cette idée est suffisamment réfutée par ce qui suit. Il suit en effet: "Tous ceux qui possédaient des champs, des maisons, les vendaient et apportaient le prix de la vente et le mettaient aux pieds des Apôtres." Il est par là prouvé que l’observance de la vie évangélique consiste en ce que les choses nécessaires à la vie soient possédées en commun; mais qu’il est encore d’une plus grande perfection pour les propriétaires de renoncer absolument à ce qu’ils possèdent; c’est ce que prouve saint Augustin, dans son livre de la Doctrine chrétienne, où il dit: "Ceux des juifs qui crurent et desquels se compose l’Eglise primitive de Jérusalem montrèrent assez combien il est avantageux de vivre sous un maître, c’est-à-dire d’être sous la sauvegarde de la loi. Ils reçurent en effet le Saint Esprit avec tant de plénitude qu’ils rendaient tout ce qu’ils possédaient et qu’ils en déposaient le prix aux pieds des Apôtres pour qu’il fût distribué aux pauvres;" il ajoute ensuite: "Nous ne voyons écrit nulle part, qu’aucune des Eglises fondées chez les païens aient suivi cette pratique; parce que ceux qui regardaient comme des dieux les simulacres faits de la main des hommes, n’avaient pas atteint de si près la perfection." Le pape Melchiades parait toutefois donner une autre raison de cette pratique, lui qui dit Quest. XII, ch. I: "Les Apôtres avaient prévu que l’Eglise serait établie chez les païens; c’est pourquoi ils n’acquirent aucun bien dans la Judée, ils recueillirent seulement de l’argent pour soulager les pauvres." Mais comme l’Eglise s’étendait au milieu des tempêtes et des contrariétés, et qu’elle en vint jusqu’à ce point que, non seulement les peuples, mais même les princes romains qui tenaient en leurs mains la monarchie universelle, embrassaient la foi de Jésus-Christ, et recevaient le sacrement de baptême; Constantin, homme très religieux, le premier d’entre eux laissa la liberté non seulement de se faire chrétien, mais encore de construire des Eglises, il établit aussi qu’il les fallait doter; le pape Urbain dit dans le chapitre suivant: "Les souverains pontifes et les autres évêques et les lévites et les fidèles voyant qu’il pouvait y avoir plus d’avantage à donner aux Eglises auxquelles présidaient les évêques leurs héritages et les champs qu’ils vendaient, en ce qu’au moyen de leurs revenus elles pourraient fournir aux fidèles vivant en commun des secours plus abondants et plus parfaits que par le prix de ces mêmes biens; ils commencèrent à donner aux Eglises mères les domaines et les champs qu’ils avaient coutume de vendre, et de vivre aux dépens de leurs revenus."

Il semble donc d’après ce que nous venons de dire, qu’il est plus avantageux de posséder des biens en commun que les autres propriétés mobilières qui sont nécessaires à la vie, et que dans l’Eglise primitive on vendait les biens, non pas parce que cela était plus parfait, mais parce que les Apôtres prévoyaient que l’Eglise ne devait pas durer chez les Juifs, soit à cause de leur infidélité, soit à cause de leur ruine imminente. Mais si l’on réfléchit mûrement, on verra que ceci répugne à ce que nous avons dit plus haut. L’Eglise, dès son établissement fut en effet dans ses membres, ce qu’on la vit plus tard dans tous ceux qui sont parfaits. La grâce dut commencer par les parfaits ainsi que l’avait fait la nature; c’est pourquoi les Apôtres réglèrent la vie des chrétiens, d’après un état qui convient à la perfection: ce qui fait dire à saint Jérôme, dans son livre des hommes illustres: "Il parait que la première Eglise de ceux qui croyaient à Jésus-Christ fut telle que désirent et s’efforcent d’être aujourd’hui les moines; c’est-à-dire que personne d’entre eux ne possédait rien en propre, qu’il n’y eût parmi eux ni riches ni pauvres, que les biens patrimoniaux furent divisés entre les pauvres, que l’on vaquait à la prière et à l’étude de la science." Mais ce genre de vie qui convient à la perfection exista parmi les premiers chrétiens, non seulement en Judée sous les Apôtres, mais aussi en Egypte, sous l’Evangélisation de saint Marc, comme le dit au même en droit saint Jérôme, et comme il est raconté dans le second livre de l’histoire ecclésiastique.

Comme par la suite un grand nombre de personnes devaient entrer dans l’Eglise, lesquelles ne pratiqueraient pas cette perfection, et ceci devait avoir lieu non pas avant la ruine des Juifs, mais aussitôt que l’Eglise se serait répandue chez les païens. Dès que ce fait se fut accompli, les chefs de l’Eglise jugèrent utile que les biens et les champs fussent conférés aux Eglises, non pas à cause des plus parfaits, mais bien des plus faibles qui étaient incapables d’atteindre la perfection des premiers fidèles. Il y eut cependant dans la suite quelques imitateurs de la perfection première, qui vivant dans des congrégations, se privèrent de ces choses; tels que plusieurs communautés de moines dans l’Egypte. Saint Grégoire parle aussi dans son troisième dialogue d’un très saint homme, nommé Isaac, qui venant des confins de la Syrie en Italie, observa en Occident la forme de perfection qu’il avait apprise en Orient. Comme ses disciples lui conseillaient souvent et humblement de recevoir pour l’usage du monastère les biens qu’on lui offrait, gardien vigilant de sa pauvreté, il tenait fortement à son sentiment et disait: "Le moine qui sur la terre cherche des biens n’est pas moine. Mais on ne peut pas entendre ceci de l’acquisition des possessions que l’on doit avoir en propre, car ce qui a été dit plus haut indique que ces biens étaient offerts pour l’usage du monastère. Il ne faut cependant pas entendre son sentiment, comme s’il disait que ceux qui ont des possessions communes s’écartent complètement de la perfection monastique; mais il parlait ainsi à cause du danger qu’il y a de perdre la pauvreté, ce dont sont menacés la plupart des moines qui ont des possessions communes.

Saint Jérôme dit en effet dans l’oraison funèbre de Népotien adressée à l’évêque Héliodore: "Qu’ils soient plus riches moines qu’ils le furent dans le siècle. Qu’ils possèdent sous Jésus-Christ qui est pauvre des richesses qu’ils ne possédaient pas sous le démon qui est riche, et que l’Eglise les désire riches, eux qu’auparavant le monde rendit pauvres." C’est ce qui fait ajouter avec à saint Grégoire de saint Isaac: Il craignait autant de perdre la tranquillité de sa pauvreté que les avares riches mettent de soin à conserver les richesses qui doivent leur échapper."Le Seigneur delà, pour montrer sa sainteté, le rendit illustre. Saint Grégoire ajoute en effet de lui au même endroit: "Sa vie devint célèbre de tous côtés à cause de l’esprit de prophétie qui l’animait et par le grand nombre de ses miracles." Il est donc manifeste que le comble de la perfection est que quelques individus n’aient de possessions ni propres, ni communes. On peut encore prouver cette assertion d’une manière évidente, si on considère la raison des conseils évangéliques qui concernent la perfection. Ils sont établis en effet pour que les hommes, libres des soucis du monde, s’adonnent plus librement au service de Dieu: ce qui fait que l’Apôtre dit relativement au conseil de garder la virginité: "Celui qui n’a pas d’épouse, s’occupe des choses de Dieu et comment il lui plaira. Mais celui qui est marié s’occupe des choses du monde, comment il plaira à son épouse, et il est divisé." Ceci prouve que plus une chose délivre l’homme des soucis du monde, plus aussi elle appartient à la perfection des conseils. Mais il est évident que les soucis des richesses et des possessions entravent l’homme dans l’accomplissement des choses divines. Saint Matthieu dit en effet, ch. XIII: "La semence qui est tombée dans les épines, c’est celui qui entend la parole de Dieu; mais les soucis du monde et le prestige des richesses suffoquent la parole de Dieu et la rendent stérile." Saint Jérôme, expliquant ce passage, dit: "Elles sont flatteuses, les richesses suivant une chose et en produisant une autre. Leur possession est inconstante puisqu'elles passent tantôt d’une personne à une autre, et qu’elles ne sont pas stables, abandonnant ceux qui les possèdent pour revenir à qui n’en avait pas." C’est encore ce que nous prouve ce qui est écrit dans saint Luc, ch. IV, où nous voyons que l’un de ceux qui avaient été invités aux noces s’excuse, disant: "J’ai acheté une campagne, j’ai besoin d’y aller et de la voir." Et comme le dit saint Grégoire, "qu’entend-on par cette campagne, si ce n’est les biens de la terre? Il sort donc voir sa terre, celui qui ne pense qu’aux choses extérieures." Mais il est ajouté à la fin de sa parabole: "Introduisez ici les pauvres et les faibles;" ce qu’expliquant saint Ambroise, il dit "que celui-là pèche plus rarement, qui n’a rien qui le porte à pécher, et que celui qui n’a rien dans le monde qui puisse le charmer, se convertit plus promptement à Dieu." Ainsi donc il est démontré que n’avoir aucune espèce de possessions ou de richesses, est le fait spécial de la perfection évangélique. Saint Augustin dit aussi dans son livre de la Parole de Dieu: "Les tout petits enfants de Jésus-Christ sont ceux qui ont tout abandonné pour le suivre et qui ont distribué aux pauvres tout ce qu’ils possédaient, afin que libres des soucis de monde, ils servissent Dieu, et que soustraits aux charges du monde, ils s’élevassent comme sur des ailes. Ils sont très petits parce qu’ils sont humbles, pesez-les donc dans leur petitesse et vous trouverez que leur poids est énorme." Mais quelle est la personne saine d’esprit qui puisse dire que le soin des possessions communes n’appartient pas aux charges du monde. Il est donc important pour la perfection, que les hommes pour servir Dieu soient délivrés des soucis de ce genre. Il est donc évident qu’elle est vaine, bien plus qu’elle est pestiférée et contraire à la doctrine chrétienne, la doctrine de ceux qui disent que ce n’est pas de la perfection que de ne rien posséder en commun à cause de Jésus-Christ.

Il est dit dans le commentaire de ces mots du Ps. VI: "Qu’ils se convertissent très promptement et qu’ils rougissent." Ce n’est pas ce qui a lieu ici, où les méchants se rient plutôt de ceux qui quittent tout, et par leurs railleries font rougir les faibles du nom de Jésus-Christ. Ce qui est dit ailleurs, dans le Psaume XVII, semble aussi s’adresser à eux: "Vous avez confondu le conseil du pauvre, parce que le Seigneur est son espérance." Le commentaire dit sur ce point du pauvre, quel qu’il soit, "qu’il est membre de Jésus-Christ, et c’est pourquoi vous vous êtes conduits ainsi; parce que le Seigneur est son espérance; ce qui devait vous le rendre plus respectable, a été une occasion de le mépriser davantage. Tous les efforts de ceux-ci ne tendent-ils pas à mépriser ceux qui suivent exactement les conseils de la pauvreté chrétienne, et qui, par cela même, ne mettent pas leur espérance dans les biens terrestres, mais bien en Dieu?"

 

CHAPITRE XVI. Selon des raisons apportées contre la perfection dont on vient de parler.

 

Il est donc facile, d’après ce que nous venons de voir, de réfuter les objections faites contre notre thèse. Ils objectent en premier lieu, qu’il est avantageux de posséder des biens en commun. C'est une chose évidente pour ceux qui ne sont pas capables d’une très grande perfection, telle que la pratiquèrent les premiers fidèles; il ne fallait cependant pas négliger les moins parfaits: c’est pour cela que chez eux, ceux qui pratiquaient cette grande perfection ne possédaient rien, à l’exemple du Seigneur, qui était servi par des anges, et qui eut de l’argent pour les besoins des autres, parce que son Eglise devait en avoir en dépôt, ainsi que le dit saint Augustin expliquant saint Jean. C’est ce qui fait que s’il est une religion où tous tendent à la plus grande perfection, il leur est avantageux de ne rien posséder en commun.

Ils objectent en second lieu que saint Benoît reçut pendant sa vie de grands biens. Ce fait suffit pour démontrer que les possessions communes n’excluent pas totalement la perfection monastique, mais on ne peut pas en conclure qu’il n’appartient pas à une plus grande perfection de n’avoir aucune possession commune, surtout lorsque le même saint Benoît dit dans sa Règle, qu’il a relâché quelque chose de la rigueur de la vie monastique, telle que les anciens l’avaient établie, et cela par condescendance pour la faiblesse des moines de son temps. On peut en dire autant de saint Grégoire, qui fonda des monastères d’après la règle de saint Benoît.

Ils objectent en troisième lieu que le Seigneur parle aux Apôtres de prendre au temps de persécution un petit sac et une besace. Cette raison, ainsi que nous l’avons dit plus haut, prouve plus contre que pour eux. Si, en effet, la persécution est une raison pour relâcher la rigueur de la discipline première, il s’ensuit que la rigueur de cette discipline exigeait qu’ils n’eussent ni sac, ni besace; ou ne lit cependant pas que, pendant ce temps de persécution, ils se soient procurés quelques biens en commun. Ainsi il est évident que cette raison ne vient pas à l’appui de leur proposition.

Ils disent en quatrième lieu, que le Seigneur n’établit pas un ordre de personnes qui ne possédassent rien, mais qu’il institua l’ordre des évêques qui possèdent des biens. Ceci est, sous un autre pas de vue, un mensonge évident. Le Seigneur, en effet, lorsqu’il établit que les disciples ne posséderaient ni or, ni argent, et que leurs coeurs ne seraient pas accablés sous le poids des soucis de ce monde, et qu’il promit des récompenses à ceux qui, pour son nom, quittaient leurs champs et leurs maisons, il ne leur promit pas seulement pour l’avenir, mais pour le siècle présent, à savoir qu’ils soient avec les Apôtres qui, n’ayant rien dans ce monde, possédaient tout; il est évident que tous ceux qui auront suivi cette règle, suivent ce qu’a établi Jésus-Christ; ceux qui suivent les saints qui ont établi des ordres religieux, ne s’unissent pas à eux, mais à Jésus-Christ dont ils proposent les enseignements; ils ne se prêchent pas, en effet, eux-mêmes, mais, avec l’Apôtre, ils prêchent Jésus-Christ et ses enseignements. Ils se sont encore trompés sur un autre pas, ou ils veulent tromper, travestissant ce qui arrive. Jésus-Christ a de fait établi l’ordre des évêques et des autres clercs qui ont des possessions ou propres, ou communes; mais ce n’est pas lui qui a établi cela parmi eux; il a bien plutôt établi leur ordre dans une pauvreté par faite, ainsi que le prouve ce que nous avons dit plus haut. L’Eglise toutefois accepta, et eut, par la suite, des biens communs, lesquels elle était chargée de distribuer, comme plus haut nous en avons donné la raison.

Pour ce qui est de leur cinquième objection, savoir que la perfection chrétienne n’a pas été plongée dans le sommeil depuis le temps des Apôtres jusqu’à nos jours, c’est une chose certaine; elle a été, en effet, pratiquée par un grand nombre de personnes, et dans l’Egypte, et dans les autres parties du monde. Est-ce que cependant quelqu’un peut imposer à Dieu un mode d’attirer à lui tous les hommes de la même manière, dans le même temps et dans tous les lieux. Bien plus, d’après l’ordre de sa sagesse qui dispose tout avec suavité, il pourvoit dans tous les temps au salut des hommes par des moyens convenables. Quoi! Si l’on examine cette question, est-ce que la doctrine chrétienne a dormi dès le temps des grands docteurs, des Athanases, des Basiles, des Ambroises, des Augustins et des autres docteurs qui ont existé depuis ce temps jusqu’à nos jours, où les hommes s’exercent avec plus de soin dans la pratique de la doctrine chrétienne? Est-ce que, d’après leurs admirables raisons, il- est illicite de reprendre toute bonne oeuvre interrompue pendant quelque temps? Il ne serait donc pas permis, d’après cela, de souffrir le martyre et de faire des miracles, parce que, depuis longtemps, ils auraient été interrompus.

Ils objectent en sixième lieu que ceux qui n’avaient pas de possessions communes vivaient du travail de leurs mains. Mais cette calomnie est aussi grande pour les autres que pour les religieux, parce que l’Apôtre qui prêchait l’Evangile vivait, lui aussi, du travail de ses mains. Les évêques, les archidiacres, et tous ceux qui, par leur charge, sont obligés de prêcher l’Evangile, pècheraient-ils donc, s’ils ne vivent pas du travail de leurs mains? Mais s’ils n’y sont pas tenus, parce que Paul ne le faisait pas par nécessité, mais par surérogation, pourquoi imposent-ils donc aux religieux ce que les Pères firent par surérogation? Il n’est personne, en effet, qui puisse accomplir tout ce qui est de surérogation, l’un fait ce qui est surabondant sur un pas, l’autre ce qui l’est sur un autre. Mais si l’on dit qu’il est de nécessité et non de surérogation, pour ceux qui n’ont pas de biens en commun, de vivre du travail de leurs mains, je conviens toutefois sur ce point, qu’il y a nécessité pour eux de ne pas vivre dans l’oisiveté. Le travail des mains n’est pas néanmoins le seul qui détruise l’oisiveté; l’étude 4e l’Ecriture sainte est bien plus propre à atteindre ce but; ce loisir, ainsi que le dit saint Augustin, est la source d’un grand travail; ce qui lui fait ajouter sur ces paroles du Psaume LXVIII: "Mes yeux ont fait défaut, etc.;" "il n’est pas oisif, celui qui seulement étudie la parole de Dieu." La fatigue de celui qui se livre aux travaux extérieurs n’est pas plus grande que celle de celui qui s’applique à connaître Dieu. La sagesse elle-même est un très grand oeuvre.

Le travail par lequel on acquiert la science nécessaire pour combattre les ennemis de la foi, dissipe aussi l’oisiveté; c’est ce que prouvent les paroles suivantes de l’Apôtre: "Travaillez comme un bon soldat de Jésus-Christ," 2e Ep. Tim., ch. II; la Glose dit sur ce point: "Par la prédication de l’Evangile, contre les ennemis de la foi." J’avoue encore que c’est une nécessité pour ceux qui n’ont pas d’autres ressources légitimes pour vivre. Mais il est permis à ceux qui évangélisent, fussent-ils moines, de vivre de l’Evangile et du ministère des autels, ainsi que le dit saint Augustin dans son livre intitulé, Du travail des Moines; sinon, est-ce qu’il serait permis aux moines d’avoir d’autres possessions communes que celles qu’ils pourraient gagner par le travail de leurs mains? Mais n’est-il pas ridicule à quelqu’un de dire qu’il est permis aux religieux de recevoir par l’aumône de grandes richesses, et qu’ils ne peuvent pas recevoir, par l’aumône des fidèles, les choses nécessaires pour leur nourriture de chaque jour? Ainsi donc, il n’y a aucune nécessité pour ceux qui n’ont pas de possessions communes de faire des oeuvres manuelles; nous avons toutefois traité ailleurs plus au long ce sujet.

Pour ce qui est de leur septième objection, elle est plus digne de mépris que de réponse. Quel est, en effet, celui qui ne voit pas qu’il y a infiniment plus de soucis à se livrer à acquérir des richesses, ce à quoi suffisent à peine les gens du monde, que d’acquérir la simple nourriture que procure la piété des fidèles, et à laquelle pourvoit la providence?

Ils objectent en huitième lieu que les religieux qui vivent ainsi, sont obligés de s’occuper des affaires de ceux qui les nourrissent, sollicités qu’ils en sont par eux. J’avoue à la vérité qu’ils y sont obligés, mais ce n’est que pour le salut de leur âme ou pour les consoler dans leurs tribulations. Or ces soucis sont ceux de la charité, ce qui fait qu’ils ne répugnent pas à la religion; bien plus, ainsi que le dit saint Jacques, ch. I: "La religion pure et la piété sans tache aux yeux de Dieu notre Père, consiste à visiter les veuves et les orphelins dans leur affliction."

Leur dernière objection est d’une frivolité absolue. Les choses dont se servent les religieux pour l’entretien de leur vie, ne leur appartiennent pas, en effet, quant à la propriété du domaine, mais elles sont dispensées par ceux, quels qu’ils soient, qui en ont le domaine, pour satisfaire à leurs besoins.

Telles sont les choses que, pour le moment, nous voulons écrire contre la doctrine erronée et pestiférée de ceux qui empêchent les hommes d’entrer en religion. Si quelqu’un veut contredire ce que nous venons de dire, qu’il ne plaisante pas devant les enfants, mais qu’il écrive et qu’il propose publiquement ce qu’il en a écrit, afin que ce qui est vrai puisse être jugé tel par celui qui a de l’intelligence, et que l’autorité de la vérité réfute ce qui est erroné.

Fin du dix-septième Opuscule, c’est-à-dire, ouvrage de saint Thomas d’Aquin contre l’erreur pestiférée de ceux qui empêchent les hommes d’entrer en religion.