POUR
CONNAÎTRE LA PENSÉE PHILOSOPHIQUE DE SAINT THOMAS D'AQUIN
Par Louis
JUGNET
Editions
Bordas, 1948
Edition numérique http://docteurangelique.free.fr
2004
Les œuvres complètes de saint
Thomas d'Aquin
AVERTISSEMENT
POUR LA DEUXIÈME ÉDITION
PRÉAMBULE HISTORIQUE:
LA SCOLASTIQUE ET SAINT THOMAS
Les positions
possibles concernant raison et révélation
Rôle de la
raison en fait de religion
Thomisme et
philosophie chrétienne
CHAPITRE II:
VALEUR ET NATURE DE LA CONNAISSANCE
Scepticisme,
relativisme, Idéalisme
La connaissance
intellectuelle
CHAPITRE III:
PHILOSOPHIE DE LA NATURE, LA MATIÈRE, LA VIE, L’ESPRIT
La constitution
ultime de la matière
CHAPITRE IV:
L’ÊTRE (MÉTAPHYSIQUE)
Être, analogie
et transcendentaux
LES NOTIONS
FONDAMENTALES LEURS RAPPORTS
Le problème de
la substance: substance et accidents
CHAPITRE V: LA
CONDUITE HUMAINE (MORALE)
Le problème de
la fin ultime: bonheur, plaisir, obligation
Moralité et
conscience (conscience, responsabilité et imputabilité)
La
qualification morale de nos actes
APPENDICE I: LA
LOGIQUE SCOLASTIQUE - NOTE SUR LA LOGIQUE DE SAINT THOMAS
La méthode
scolastique de discussion
APPENDICE II:
L’ÉCOLE THOMISTE A TRAVERS LES AGES
APPENDICE III:
L’ÉGLISE ET LE THOMISME
1. LES OEUVRES
DE SAINT THOMAS D’AQUIN.
II.
BIBLIOGRAPHIE PROPREMENT DITE.
Ne pouvant reprendre en détail
le texte de la première édition, nous avons préféré le laisser entièrement
inchangé. Non pas que nous l’estimions parfait et irréprochable quant à la
forme ! Il est, nous le savons, "écrit en style parlé". Oserons-nous
rappeler que certains préfèrent encore cette présentation vivante, avec toutes
ses imperfections, à un académisme austère? Et que des maîtres de la
littérature, de Montaigne à Léon Daudet, ont allègrement pris la défense de
cette spontanéité, eût-elle quelque négligence matérielle comme contre partie?...
Surtout, sur le plan des idées,
nous déclarons n’avoir stricte ment rien à renier de ce que nous avons écrit en
1948. Quinze ans après, nous redirions les mêmes choses. Beaucoup, alors, nous
ont compris, et ont tenu à nous le dire, depuis le regretté Pape Pie XII, en
une chaleureuse et longue lettre de félicitations, jusqu’à une foule
d’étudiants, en passant par de nombreuses personnalités religieuses,
universitaires et autres, dont les encouragements et les approbations nous
consolent aisément de certains mauvais vouloirs, du reste faciles à comprendre.
Nous souhaitons de tout coeur
que la réédition de ce texte apporte au lecteur loyal, d’où qu’il vienne, une
réponse aux problèmes essentiels qu’il se pose.
Si l’on voulait caractériser
l’orientation actuelle de la philosophie, on devrait commencer par signaler son
opposition au positivisme et au scientisme qui enchantèrent le XIX° siècle, et
que quelques attardés, incapables d’ailleurs de s’entendre entre eux, essaient
encore de nous présenter comme le remède souverain à la crise du monde moderne 1.
1. Cf., au
sujet du Congrès international de philosophie de 1937: Si l’on cherchait, en
tenant compte à la fois des communications qui étaient faites pendant les
séances et de l’atmosphère pins subtile qui les entourait, à évoquer les
tendances qui dominent la pensée philosophique de la première moitié du XX°
siècle, on observerait sans doute un recul de ce positivisme et même de ce relativisme,
qui, sous des formes différentes, étaient devenus, à la fin du siècle dernier,
une sorte de philosophie commune et produisaient dans la plupart des esprits
une unanimité indifférente. Mais le succès de ces doctrines était lié en
réalité à une abdication de la réflexion philosophique, qui se subordonnait à
la connaissance scientifique, et qui, par une sorte d’ascétisme, se réduisait
volontairement à la méditation de ses méthodes et de ses résultats. Il n’en est
plus ainsi aujourd’hui.... Il ne sert à rien de dire que nous ne connaissons
rien de plus que le relatif, si le sort de notre être propre se joue dans
l’absolu.... Le vocabulaire des philosophes d’aujourd’hui suffit à nous
instruire sur le retour de toutes les pensées vers ces problèmes non pas seulement
traditionnels, mais éternels que les merveilleux progrès réalisés dans la
connaissance des phénomènes nous avaient momentanément dissimulés: à travers
cette connaissance ils renaissent dans une lumière nouvelle. On ne craint plus
aujourd’hui de prononcer ce mot d’absolu, que le relativisme avait cru
exorciser autrefois (Louis LAVILLE, La Philosophie française entre les deux
guerres, Aubier, pp. 242-243).
Il est en effet absurde de
vouloir déconsidérer a priori la recherche métaphysique ou théologique en vertu
d’une soi-disant loi de succession des "âges" mentaux, qui est en
contradiction avec les plus intéressants des travaux ethnographiques
contemporains 1, il est paradoxal de prétendre
arracher ou nier le penchant explicatif et systématique qui est la vie même de
l’intelligence au bénéfice d’un réseau d’équations tendu sur le monde sensible,
et qui n’en épuise, ni à vrai dire n’en atteint même la richesse foncière 2. La stérilité de ces vains efforts se manifeste par le comportement de
ceux-là même qui en furent les soutiens et les propagateurs un Auguste Comte
finit par la Religion de l’Humanité, avec le Grand Être, le Grand Fétiche, et
le Grand Milieu, sans parler du fameux calendrier. Un Littré, au terme de sa
vie, revient au Catholicisme. Un Claude Bernard amende jusqu’à l’abandonner, en
des écrits maintenant connus, le positivisme de l’Introduction à la Médecine
expérimentale. Et que dire des foules modernes...? Privées d’une droite
formation philosophique, frustrées d’un exercice loyal et avoué de la fonction
religieuse essentielle à l’homme, elles vont et viennent comme des aveugles
dans la nuit, dés spiritisme à Ici théosophie, du fakir Birman à Nostradamus,
du culte de la Race à celui du Tracteur. Il faut tirer les conclusions qui
s’imposent. Une saine et robuste philosophie nous est indispensable.
1. Que l’on
songe par exemple aux magnifiques recherches (magnifiques par l’ampleur des
moyens matériels mis en oeuvre comme par la persévérance de ceux qui les ont
entreprises et menées à bien) de l’École de W. SCRMIDT, SCHEBESTA etc. avec la
revue Anthropos, et qu’un enseignement universitaire routinier et enlisé dans
une documentation fixée ne varietur ignore et laisse ignorer si
magnifiquement aux étudiants. De ces travaux, comme d’ailleurs d’études
poursuivies sous un autre angle par des ethnographes indépendants comme
l’Américain LANGDON (de Boston) se dégage, une fois de plus, l’erreur d’un
évolutionnisme simpliste et a prioriste, qui veut per fas et nefas que
le supérieur sorte de l’inférieur, le plus du moins, le monothéisme du poly
théisme, en partant du fétichisme, etc. C’est le monothéisme qui serait
premier.
2. Les
sciences exactes restent marquées de ce triple stigmate, et cela jusque dans
leur tissu le plus ténu: 1) Elles ne rendent nullement compte ni de la façon
dont elles se dégagent de la réalité, ni de la façon dont elles y reviennent et
s’y ajustent. Ce qu’elles ont d’efficacité, elles ne l’expliquent pas; ce
qu’elles opèrent, elles ne le connaissent pas. 2) Quoiqu’elles semblent être
fondées dans la réalité et y régner, elles y sont étrangères; elles ne peuvent
rendre compte de la plus simple sensation, ni du moindre acte. Dans sa qualité
qui leur échappe en tant que qualité, dans la hiérarchie de chaque synthèse qui
forme comme un monde nouveau, il y a un élément qui leur est absolument
réfractaire, ce qui, par exemple, restera propre aux composés chimiques quand
on aura réussi à traduire leurs combinaisons dans l’esprit et la langue de la
physique mathématique, ce qui est donné dans la première intuition.... Ce
qu’elles nous font connaître, elles ne nous le font pas connaître tel que nous
le connaissons. 3) Dans leur travail d’intégration continue, elles font
constamment appel à un procédé synthétique seul capable de leur fournir une
matière qui soit pour ainsi dire toute formelle; mais cette initiative même de
la pensée leur échappe, elles sont étrangères chez elles. Dans ces sciences où
tout semble pénétré de lumière, et où la distinction des idées parvient à sa
perfection, le ressort de la science n’est pas la science; ce qu’elles
connaissent, elles ne le connaissent pas tel qu’elles le connaissent (Maurice
BLONDEL, L’Action, 60-61).
Aucune personne cultivée ne se
figure aujourd’hui qu’entre l’Antiquité et la Renaissance, il n’y a rien eu
entendons par là que la pensée humaine n’a pas fonctionné, ou n’a produit que
des oeuvres sans intérêt. Il y a, dans l’histoire intellectuelle de l’humanité,
des sommets, des personnages-types. Un saint Anselme, un saint Thomas d’Aquin,
un saint Bonaventure en sont un bon exemple. Quiconque étudie leurs oeuvres de
bonne foi et d’un peu près se rend vite compte qu’ils font bonne figure auprès
d’un Pla ton, d’un Descartes, d’un Spinoza, d’un Kant, ou d’un Hegel, par la
profondeur et l’ampleur de leur pensée.
Le thomisme, en particulier,
suscite, depuis quelques dizaines d’années surtout, un intérêt renouvelé, mêlé
d’ailleurs à des méfiances et à des réticences curieuses. Intérêt indiscutable,
puis qu’on voit des penseurs de premier plan s’attacher à lui, lui consacrer
leur labeur, et déclarer qu’ils vivent du fond même de cette doctrine (qu’on
songe, par exemple, à l’oeuvre d’un Gilson, dont la réputation est maintenant
mondiale) et ceci, non seulement parmi les historiens et les purs philosophes,
sans parler d’éminents théologiens, mais encore auprès de certains milieux
scientifiques: des psychologues, des psychiatres, des biologistes, des médecins
(on aura des précisions au cours de l’ouvrage). N’oublions pas non plus les
penseurs qui, repoussant pour leur compte toute bienveillance personnelle
envers cette doctrine, reconnaissent son importance et son actuelle vitalité 1. Réticences, aussi, puisque certains s’obstinent à ignorer l’existence de
ce courant ou à en sous-estimer la portée, et formulent au sujet du thomisme
des jugements péremptoires où l’incompréhension et l’incompétence sont parfois
visibles. "Ce n’est pas une philosophie, mais une théologie." —
"Elle explique tout par des entités verbales." — "Elle repose
sur une méthode d’autorité stérile." — "Elle est liée à une science
périmée." — "Et, du reste, elle est coupée de la vie humaine,
concrète et pratique."
1. Léon BRUNSCWICG,
dont on sait les positions peu favorables à l’aristotélisme et à la
scolastique, reconnaissait néanmoins dans le thomisme "une des pièces
maîtresses de l’enseignement philosophique contemporain (Progrès de la
conscience).
Le
Vocabulaire technique et critique de la philosophie de LALANDE, ouvrage qui est
entre les mains de tous nos étudiants en philosophie, déclare: "A l’époque
moderne, un mouvement très actif de retour aux idées fondamentales de cette
philosophie s’est manifesté" (article "Thomisme", lettre B).
M. Louis
ROUGIER, auteur pourtant d’un gros ouvrage polémique.— et dont nous dirons deux
mots dans notre bibliographie — contre la scolastique et le thomisme, avoue que
le rationalisme d’Aristote et de saint Thomas demeure, suivant l’expression de
Bergson, la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine pour toute une
catégorie d’esprits distingués chez qui le dogmatisme de la foi n’abolit pas le
sens critique, le don du discernement, et l’art délié de la discussion, (Des
paralogismes du rationalisme: avertissement, pp. XX-XXX). On multiplierait sans
effort les témoignages de ce genre...
D’où l’intérêt, pour les gens
désireux de s’informer objective ment, d’une bonne initiation d’ensemble, qui
ne soit ni un travail d’érudition, ni une oeuvre de vulgarisation au sens
péjoratif du terme; qui sache aller au fond des questions, atteindre
l’essentiel des principes, tout en restant claire et assimilable pour l’honnête
homme.
L’auteur du présent essai, qui
étudie la pensée thomiste depuis dix-neuf ans bientôt, et qui s’est attaché,
depuis longtemps déjà, à la faire connaître dans son enseignement universitaire
et dans de multiples conférences, sera heureux d’essayer de rendre un tel
service au grand public éclairé. Sans doute, il n’est pas le premier, tant s’en
faut, à entreprendre une telle tâche. On verra, dans la bibliographie, que de
très bonnes introductions au thomisme existent déjà. Nous ne sommes pas sans
leur devoir quelque chose. Cependant, la même vérité est repensée par chacun
avec un coefficient personnel, et nous pensons qu’il y a encore place pour une
synthèse d’ensemble qui, seins vouloir rien ajouter de substantiel à ce qui a
déjà été dit sur la question, aide à la diffusion du thomisme parmi les
étudiants et le grand public épris d’idées, en luttant contre des préjugés, des
contresens et des erreurs qui ont, semble-t-il, la vie dure, comme nous l’a appris
l’expérience de l’enseignement et de la controverse doctrinale. L’auteur est un
méta physicien, et non un historien. Il ne prétend donc pas enrichir la
connaissance du thomisme en sa structure historique. Il s’en remet, en cette
matière, à des spécialistes connus, que ici présentation de cette collection ne
lui permettra pas de citer à chaque instant, mais qu’il indiquera dans la
bibliographie terminale, et auxquels il tient à dire sa gratitude. Cet ouvrage,
on s’en doute par ce qui précède, est celui d’un disciple fidèle, voire
militant, de saint Thomas, et non d’un archéologue indifférent. Ceci explique
que l’exposé qui suivra soit plutôt une "mise en valeur" formelle,
une reconstruction objective, mais non historiciste, de la doctrine choisie.
L’esprit de la Collection nous y autorise abondamment. Pour la même raison,
nous ne nous tiendrons pas obligatoirement à la lettre même de saint Thomas. Le
thomisme est une tradition vivante, un courant spontané, qui ci connu ses hauts
et ses bas, mais qui ne tient pas tout entier dans l’oeuvre même de saint
Thomas.
Aussi ne négligerons-nous pas,
pour mieux connaître la pensée du Docteur Angélique, les grands commentateurs
qui ont passé leur vie entière à l’approfondir et à la préciser en esprit
filial.
Le thomisme possède une
originalité véritable, il n’est pus une marqueterie comme certains l’ont
supposé, une juxtaposition d’éléments aristotéliciens, néo-platoniciens, etc.
Sans doute, comme toute doctrine, il utilise des matériaux préexistants (Dieu
seul crée "ex nihilo"...). Mais il les a repensés, assimilés,
vécus, ciselés, suivant une profonde exigence de cohérence interne et
architectonique.
L’histoire et la
reconstitution de certaines philosophies exigent de gros efforts et soulèvent
bien des doutes. Pensons, par exemple, à l’oeuvre d’un Platon, dont une bonne
partie a disparu et ne nous est connue que par des textes souvent énigmatiques.
La méta physique d’un Leibniz comporte des étages, des plans différents, et
cette "laborieuse féerie" est d’une interprétation difficile. Rien de
tel en ce qui concerne saint Thomas. Sans doute celui-ci a-t-il parfait sa
pensée au cours de sa carrière, mais, pour le fond, elle s’est assez vite
formée et stabilisée. Toute doctrine philosophique comporte des principes
essentiels, des "clefs": l’histoire de la philosophie, pas plus
qu’aucune histoire, ne manie des faits bruts. Les valeurs d’interprétation y
interviennent nécessairement. Aussi ne faut-il pas s’étonner si les
spécialistes mettent l’accent sur ce qui les a le plus frappés. Pour les uns,
c’est la théorie de l’ordre. Pour d’autres c’est lu théorie de
l’intentionnalité. D’autres encore s’attachent surtout à la théorie de la
participation. Enfin, certains estiment que c’est la théorie classique de
l’acte et de la puissance qui constitue l’essence du thomisme. Au fond, ils ont
tous raison, chacun à sa manière.
D’éminents thomistes, tel M.
Gilson, ont contesté l’existe nec d’une philosophie thomiste parfaitement
séparable de la synthèse (et surtout du plan d’exposition) théologique. Nous ne
croyons pas leur argumentation décisive. D’un point de vue purement
pédagogique, nous croyons en tout cas nécessaire d’exposer ici philosophie de
saint Thomas suivant un plan proprement philosophique (pour le fond, nous
discuterons "ex professo" le problème de la "philosophie
chrétienne"). Ceci admis, quel ordre des matières suivrons-nous? Depuis le
XVII° siècle principalement, certaines hésitations se sont fait jour parmi les
thomistes eux- mêmes. Nous ne croyons pas nécessaire de donner raison aux uns
ou aux autres dans le type d’ouvrage que nous présentons. Dès lors, quel ordre
suivre? Dans certaines introductions récentes au thomisme, on part de Dieu,
puisque celui-ci est la source de toute réalité. Pour notre part, nous
n’agirons pas ainsi. Sans doute, en soi, Dieu est-il premier. Mais, par rapport
à nous, l’idée de Dieu n’arrive qu’au terme d’une métaphysique élaborée.
Commencerons-nous par ce qu’on nomme de nos jours la critique de la
connaissance? Pour un moderne, la chose va de soi. Avant de construire une
métaphysique, ne faut-il pas savoir si la méta physique est possible, et ce que
valent nos instruments de connaissance? Peut-être cette manière de voir ne
s’impose-t-elle pas autant que certains le pensent, même dans la scolastique actuelle.
Pourtant, par condescendance psychologique envers un public formé généralement
à la philosophie de Descartes et de Kant, nous accepterons cette manière de
faire, quitte à donner à la Critique un contenu assez différent de ce qu’on
entend par là en certains milieux. Après quoi nous passerons à la Philosophie
de la nature, puis à la Métaphysique pure (Ontologie et Théodicée, ou Théologie
rationnelle). La Morale viendra tout naturellement à la fin, avec ses
prolongements politiques et sociaux, qui ne constituent d’ailleurs pas
l’essentiel de nos préoccupations, et qui ont donné lieu à des controverses
parfois assez âpres entre thomistes. La Logique thomiste ne présentant pas la
même originalité que le reste de la doctrine, nous nous contenterons de lui
consacrer une note destinée à la laver d’accusations aussi injustes que
répandues. Enfin, nous étudierons brièvement l’histoire de l’École thomiste des
origines à nos jours, et nous analyserons — la chose, on le verra, n’est pas
superflue — la nature et les raisons de l’attitude prise par l’Église
catholique à l’égard du thomisme, notamment dans la période contemporaine.
Est-il paradoxal d’attendre
d’un penseur du XIII° siècle la réponse aux problèmes que nous nous posons?
Certains l’estiment, soit parce qu’ils sont imbus d’un préjugé — que nous
discuterons, et dont nous croyons pouvoir faire justice — concernant
l’"évolution de la vérité", soit tout simplement qu’historiens, ils
estiment, quels que soient par ailleurs leurs sentiments favorables au thomisme,
qu’un anachronisme fâcheux pourrait seul demander à saint Thomas la réponse à
des problèmes qu’il n’a u connaître. Pour notre part, nous estimons que, si une
doctrine est substantiellement vraie — et tel est pour nous le cas du thomisme,
faute de quoi nous n’aurions as entrepris la composition du présent ouvrage —,
elle peut fort bien contenir la réponse à des problèmes historiquement
variables en leur formulation. D’autant plus que, nous le verrons, la pensée
humaine, loin d’être affectée du coefficient de variabilité que certains
voudraient lui attribuer, oscille entre un assez petit nombre de problèmes
fondamentaux, pourvus d’un nombre presque aussi restreint de
solutions-types.... Pour nous, la valeur du thomisme est quelque chose de
présent — et d’éternel — de présent parce qu’éternel... 1.
On nous reprochera peut-être
la méthode d’exposition que nous avons adoptée. Certains espéraient
vraisemblablement, en ouvrant ce livre, assister à une sorte de présentation de
saint Thomas par lui-même, grâce à un florilège de textes bien choisis, méthode
qu’ont judicieusement adoptée la plupart des auteurs de cette collection. A la
vérité, nous avons pensé, un moment, procéder ainsi, mais nous y avons
finalement renoncé, pour la raison suivante il ne faut pas se dissimuler que
saint Thomas a contre lui un handicap, qui n’existe pas pour les auteurs
modernes, celui de la langue, d’abord. Certes, le latin scolastique n’est pas
ce charabia byzantin que certains s’obstinent à brocarder (souvent de
confiance, et sans l’avoir jamais abordé). De bons juges, de la Renaissance à
nos jours (un Darmesteter, un G. Boissier, et bien d’autres) ont déposé en sa
faveur. Mais enfin, la langue scolastique reste assez hermétique pour quiconque
n’a pas une première initiation systématique. Même traduite, elle parle peu au
lecteur moderne imprégné de doctrines idéalistes ou évolutionnistes. Un excès
de littéralisme et donc, en définitive, nuit à la clarté de l’exposé. Le second
écueil est constitué par le temps nous n’avons pas besoin de modifier beaucoup
nos perspectives d’homme du XX° siècle pour comprendre Proudhon ou Renan,
encore proches de nous sociologiquement, si l’on peut ainsi parler. Tandis que
si nous nous plaçons sans préparation en face de textes du XIII° siècle, nous
risquons un tel dépaysement que le but de notre ouvrage risque d’être manqué.
Non certes que la vérité soit fonction du temps (nous aurons du reste à y
revenir). Mais, précisément parce qu’elle n’est pas fonction du temps, et que
notre but, répétons-le, n’est pas de faire de l’histoire historiciste, mais
bien de faire saisir la signification et la valeur foncière d’un message, comme
on dit de nos jours, il nous a paru préférable de traduire en quelque sorte
notre auteur en un exposé formel et décanté, qui tient à le mettre en contact
avec les problèmes fondamentaux de la pensée et des autres doctrines.
1. D’où le
mot souvent cité de Léon XIII: "Il n’est point de problème posé devant la
conscience moderne qui ne trouve pas dans saint Thomas souvent la solution vraie
et adéquate, toujours les principes nécessaires pour le résoudre. Pour
reprendre un mot de Léon BLOY, nous pourrions dire que cette phrase est
destinée à "scandaliser les imbéciles". Elle ne veut pas dire en
effet que toute la philosophie se réduise jusqu’à la fin des temps à un
commentaire littéral de saint Thomas, ni que le thomiste du XX° siècle n’ait
pas d’efforts à faire pour repenser les problèmes. Mais elle maintient — et
elle a raison — que les principes posés par saint Thomas sont gros d’applications
fécondes et virtuellement illimitées. Nous y reviendrons en plusieurs endroits,
notamment dans la conclusion de cet ouvrage.
Si quelqu’un était tenté,
après nous avoir lu, de déplorer notre peu d’originalité, nous lui répondrions
qu’en philosophie, il faut être vrai plutôt qu’original. Et nous lui dirions
avec Thierry Maulnier: "Certaines adhésions, par l’expérience, les
scrupules, l’effort dépensé, le péril encouru, la conscience intellectuelle et
la décision lucide, valent des créations. Décider, tel est le véritable
privilège humain. Affirmer qu’une idée est valable, c’est la préférer, la
recréer pour soi-même. L’homme ne se reconnaît jamais plus parfaitement
souverain que lorsqu’il choisit certaines obéissances, et, inversement, le
refus à tout prix est encore une servitude. La volonté n’est pas seulement où
l’homme engendre, elle est partout où l’homme choisit.
Louis JUGNET
Qu’on ne s’attende pas à trouver ici une
histoire, même sommaire, de la philosophie médiévale, si bien étudiée par des
spécialistes comme Gilson et Maurice de Wulf. D’abord, parce que notre but
n’est pas de faire oeuvre historique, mais bien de dégager la signification
essentielle et la valeur perdurable de la pensée thomiste, non de nous asservir
à des contingences chronologiques. Ensuite, parce qu’il s’en faut de beaucoup
que pensée médiévale soit synonyme de thomisme, et même de scolastique. Nous
nous proposons simplement dans le présent chapitre de dissiper des confusions trop
répandues, et de donner une idée générale, à la fois sommaire et précise, de la
naissance du thomisme. C’est pourquoi nous ne dirons que le strict nécessaire
des systèmes qui l'ont précédé, et rien de ceux qui l’ont suivi (scotisme,
occamisme, etc.).
Disons tout d’abord que thomisme et
scolastique ne sont nullement synonymes. Sans doute, à nos yeux, le thomisme
représente la plus pure incarnation et la seule forme vraiment valable de
pensée scolastique. Mais, enfin, il existe en dehors de lui d’autres courants
qui font authentiquement partie de l’École (augustinisme franciscain, scotisme,
suarézisme). Les rapports entre thomisme et scolastique sont ceux de la partie
au tout, si l’on prend la question sur le plan purement descriptif et
historique.
Ensuite, le thomisme n’est, pas plus que
les autres grands systèmes scolastiques, "la philosophie du Moyen Age",
et ceci pour deux motifs: d’abord, parce qu’au Moyen Age même, la scolastique,
malgré sa prééminence en milieu occidental, a toujours eu à combattre des
systèmes très opposés à elle par leur esprit et leur contenu, et entretient
vis-à-vis de la pensée médiévale le même rapport de partie au tout
qu’entretient le thomisme lui-même vis-à-vis des autres systèmes scolastiques;
ensuite, parce que le thomisme (comme du reste le scotisme ou le suarézisme,
mais plus fortement qu’eux) déborde le Moyen Age en durée, étant donné qu’il
s’est incarné en de grands noms et en des oeuvres puissantes du XVI° au XVII°,
voire XVIII° siècle comme le montrera un appendice consacré à l’histoire de
l’école thomiste. Il faut tout ignorer de la culture médiévale pour la
considérer comme un bloc monolithique, asservi à un conformisme caporalisé, et
supprimant les diversités les plus profondes. Le Moyen Age, en dehors même des
sectes non chrétiennes, juives ou musulmanes, dont la vitalité philosophique et
théologique fut grande et dont l’influence s’exerça jusqu’en milieu chrétien, a
connu des formes doctrinales telles que le panthéisme, le dualisme de type
manichéen, voire le matérialisme. Si nous y regardons de près, la chose est
frappante. Ne découvre-t-on pas qu’en plein XIV° siècle, très exactement en
1351, un théologien fut déclaré nihiliste dans une dispute publique pour le
doctorat.... Sans parler des mystiques orthodoxes, parfois réservés à l’égard
de la spéculation scolastique, et des esprits de tournure scientifique plus ou
moins hostiles à la métaphysique, comme Roger Bacon, savant et érudit, ou comme
les docteurs de l’Université de Paris, dont les travaux en mécanique préparèrent
les découvertes de la Renaissance.
Il serait long de faire la nomenclature
des facteurs qui ont contribué à la formation de la scolastique prise dans son
en semble. Déjà les Pères de l’Église et les écrivains ecclésiastiques des
premiers siècles avaient tenté, parfois avec un certain succès et une réelle
richesse de pensée, d’utiliser les ressources de la philosophie antique pour
repousser les objections des païens et des hérétiques. Mais leurs tentatives
restaient souvent fragmentaires, ou astreintes à des préoccupations
apologétiques un peu strictes qui les empêchaient de construire un véritable
système du monde, et surtout de reconnaître à la philosophie la spécificité qui
lui convient. Les grandes invasions, la fin de l’Empire romain furent une catastrophe
pour la culture profane et religieuse. Mais lentement celle-ci arriva à
émerger, et ce fut le début de la scolastique, durant le Haut Moyen Age. Du
milieu du VIII° siècle au milieu du XI° la scolastique se forme. Du XI° au XIII°
siècle, elle s’organise. Au XIII° siècle, elle connaît son âge d’or. Ensuite,
c’est un lent déclin. Voyons les choses d’un peu plus près.
Dans la dernière partie du VIII° siècle,
grâce à Charlemagne, l’enseignement s’organise, soutenu par la fondation
d’écoles parmi lesquelles il faut accorder une mention particulière à l’École
palatine, d’Aix-la-Chapelle. Rappelons le nom d’Alcuin, grâce auquel de grandes
choses furent possibles. En plus des écoles du Palais se multiplièrent les
écoles monacales et épiscopales: Corbie, Reims, Auxerre, Cluny, etc. pour la
France. D’où le nom de scolastique (schola). On y commente les textes,
c’est-à-dire ce qu’on connaît d’Aristote (assez peu de chose, et surtout des
écrits logiques) et des sources néo-platoniciennes en particulier. On y enseigne
les arts libéraux (trivium et quadrivium) qui englobent l’ensemble de la
culture profane (sans préjudice d’études proprement religieuses sur l’Écriture,
les Pères, etc.). La philosophie est vis-à-vis de la théologie en un état
d’indistinction complète, mais les controverses religieuses (sur la Trinité, la
présence réelle dans l’Eucharistie, etc.) obligent les maîtres à approfondir
les notions métaphysiques fondamentales (substance, nature, personne, etc.).
Citons Raban Maur, Fridugise, et Jean Scot Erigène parmi ces premiers "écolâtres":
le dernier professe une doctrine d’inspiration néo-platonicienne qui échappe
bien difficilement, malgré ses intentions et ses protestations, au reproche de
panthéisme et prend place en fait dans les systèmes anti- scolastiques dont
nous parlions plus haut.
Puis c’est la période des systèmes, où
l’on prend conscience des problèmes philosophiques d’une façon plus distincte
et plus explicite, avec la célèbre querelle des universaux (loin d’être périmé
en son principe, ce problème porte au fond sur un des points essentiels de
toute philosophie: la nature et la valeur du concept, ou idée générale, qui
intéresse toute notre théorie de la connaissance). Notons d’ailleurs que les
protagonistes de ces luttes n’aboutissent pas encore à dégager une solution
vraiment satisfaisante (Guillaume de Champeaux, Roscelin, Abélard, Gilbert de
la Porrée). N’oublions pas de signaler au passage l’importance d’Abélard qui,
s’il ne fut pas le rationaliste destructeur que certains prétendent, fut
néanmoins un esprit d’envergure et une belle intelligence spéculative. L’école
dite de Saint-Victor, notamment Hugues, met l’accent sur la vie intérieure et
l’élan mystique, sans rejeter pour cela la spéculation. Mais, sans parler du
catharisme albigeois, qui est somme toute une philosophie religieuse plutôt
qu’une religion propre ment dite, et dont les notions-clefs s’opposent si
radicalement au catholicisme qu’on ne peut qu’à peine le qualifier d’hérésie
chrétienne (dualisme manichéen, etc.), certains auteurs sou tiennent en plein XIII°
siècle un matérialisme d’inspiration épicurienne. Bernard de Tours et Amaury de
Bènes professent le panthéisme. David de Dinant arrive à identifier Dieu et la
matière.... On comprend qu’un autre courant de pensée, effrayé de ces dégâts,
que l’on attribue à la philosophie comme telle, repousse celle-ci au profit
d’une pensée purement religieuse (saint Bernard, saint Pierre Damiani, etc.).
Graduellement, cependant, se fraye une "via media" qui
s’oppose à la fois au fidéisme anti-philosophique et à la tendance rationaliste
hétérodoxe. Saint Anselme (XI° siècle) représente déjà une position équilibrée
et nuancée qui, pour l’essentiel, et malgré quelques détails discutables, est
parfaitement judicieuse et dont saint Thomas recueillera les formules
fondamentales.
Pierre Lombard (qui mourut au XII° siècle)
compose une sorte de somme, le Livre des Sentences, forme scolaire
représentée d’ailleurs par d’autres oeuvres que la sienne, et qui consiste en
une sorte de synthèse du savoir, d’encyclopédie chrétienne, avec énoncé des
raisons pour et contre, et essai de solution. Nous ne devons pas l’oublier, non
pas tellement à cause de la qualité (secondaire) de son oeuvre que pour
l’importance de la forme employée, qui fera fortune dans la grande scolastique,
moyen nant quelques amendements dans la présentation, grâce, notamment, à
Alexandre de Halés (mort au XIII°), qui fut un précurseur de saint Thomas et
qui mit en valeur la présentation syllogistique la plus rigoureuse.
Nous voici au XIII° siècle, siècle d’or de
la pensée scolastique, et grand siècle s’il en fut pour l’humanité. Le
pittoresque bizarre parfois du Moyen Age, la rudesse (avouée, tandis que nos
cruautés sont hypocrites et clandestines) de ses moeurs, le rendent
généralement incompréhensible à l’homme moderne moyen, pour qui civilisation
veut dire véhicule rapide, machines colossales, cinéma permanent et reportages
radiodiffusés (dût l’homme se suicider à la bombe atomique, ou sombrer dans le
crétinisme intellectuel par absence de vues précises sur le sens de sa
destinée). Et pourtant, nulle part n’est plus juste la belle formule de M.
Gustave Cohen "Les ténèbres du Moyen Age n’existent que dans l’esprit de
ceux qui y croient." Un siècle qui a connu une monarchie simple et populaire,
non distante et hiératique comme celle du XVII° siècle; qui a vu côte à côte
saint Louis et saint Thomas, qui a donné naissance à la Sainte Chapelle et à la
Divine Comédie, devrait être à l’abri des sarcasmes inintelligents dont l’ont
couvert des gens qui ne lui arrivent pas à la cheville, nous voulons dire les
humanistes (érudits et creux) du XVI° siècle et les "philosophes" du XVIII°
siècle, pleins de mépris pour les "âges gothiques"...
Comment la naissance d’une pensée aussi
ample et systématique à la fois a-t-elle pu se réaliser? En plus des qualités
individuelles de tel ou tel personnage, il faut compter avec des conditions
historiques bien déterminées. Les trois principales d’entre elles sont: les
acquisitions en fait de traductions et de sources variées; l’apparition des
grandes Universités; la création des Ordres mendiants. Ici, quelques précisions
s’imposent: en 1200 exactement, Philippe-Auguste réunit en Université les
diverses écoles de Paris, puis c’est Toulouse, Montpellier, et d’autres encore,
comme Oxford et Cambridge, Salamanque et Bologne, mais Paris l’emporte, avec
ses milliers d’étudiants (elle alla jusqu’à 30 000, venus de partout), ses "nations",
ses Facultés (Théologie et Arts, surtout philosophie; puis Médecine et Droit).
Les professeurs y "lisaient" (commentaient) souvent avec une grande
indépendance les textes fixés par l’usage (oeuvres d’Aristote, de Boèce, etc.),
après quoi avaient lieu les divers types de "dispute", ou discussion,
où l’on pouvait formuler très librement les difficultés aperçues.
C’est probablement dans ces méthodes
d’enseignement, justifiées, entre autres raisons, par la pénurie de textes qui
obligeait le maître comme l’étudiant à aiguiser son intelligence et à
développer sa mémoire, qu’a pris naissance la sotte légende d’un Moyen Age
asservi à la méthode d’autorité (dont Descartes seul nous aurait débarrassés)
et que le moindre manuel d’histoire de la littérature se croit obligé de
reproduire pieusement, pour l’édification des élèves de seconde ou de première.
En réalité, il y a là un contresens de taille, et qu’il importe de dénoncer: on
confond, en premier lieu, la théologie (qui dépend éminemment de l’autorité de
l’Ecriture, de la Tradition, et de l’Eglise, en ses bases mêmes: un ennemi de
la scolastique comme Pascal y a bien insisté) et la philosophie proprement
dite; on projette sur la philosophie scolastique ce qui est vrai de la
théologie catholique (médiévale ou moderne, n’importe) comme telle. Ensuite, on
s’obnubile sur des procédés pédagogiques dont on oublie le sens et la nécessité
en des conditions historiques déterminées et en oubliant aussi, nous allons le
voir, la liberté avec laquelle les scolastiques en usaient vis-à-vis des textes
"lus": les "auctoritates", ou textes vénérables allégués en
faveur d’une thèse, servaient à faire le point. Les grands scolastiques (c’est
d’eux qu’il s’agit, non des épigones) n’ont ni pensé ni dit qu’il fallût
accepter les yeux fermés une affirmation en matière profane sur l’autorité
d’Aristote ou d’un autre. Ils ont même dit le contraire. C’est ainsi que saint
Albert le Grand (Albert de Cologne), le maître de saint Thomas, dont nous
reparlerons plus loin, n’hésite pas à dire ouvertement: "Ici Aristote
s’est trompé (hic erravit Aristoteles): son opinion ne repose sur aucun
fondement raisonnable." Saint Thomas est encore plus net, puisqu’il écrit
très explicitement, dans la Somme théologique", 1 partie, q. I, a. 8 ad
2m: "L’argument d’autorité qui se fonde sur la raison humaine (= ici une
autorité humaine) est le plus faible de tous." Et, commentant le "Traité
du ciel et du monde d’Aristote", I, lect. 22: "L’étude de la
philosophie ne consiste pas à savoir ce que les hommes ont pensé, mais ce qui
est réellement vrai." Est-ce clair? Mais la légende a la vie dure....
Précisément, quels ont été les textes qui
renouvelèrent le fonds des Universités? Les Croisades établirent un contact,
d’abord rude, mais réel, entre Orient et Occident. Les Grecs et les Latins se
rapprochèrent après la fondation de l’Empire latin de Constantinople en 1204.
La persécution espagnole fit refluer en France et en Italie des oeuvres arabes
et juives d’importance capitale, à la fin du XII° siècle. Arabo-latines et
gréco-latines, les traductions font connaître les philosophes grecs et leurs
commentaires maures. Les premières, qui supposent le passage des textes à
travers plusieurs langues, sont souvent peu fidèles, mais les secondes sont
plus sûres. En plus des oeuvres d’Alfarabi, Alkindi, Algazali, Avicenne,
Averroès, on apprendra donc à connaître directement certains textes antiques
jusque-là ignorés, grâce à d’estimables hellénistes comme Guillaume de
Moerbeke, dont saint Thomas (qui lit le grec) utilisera la traduction
d’Aristote. Il est donc faux de dire que le Moyen Age — en bloc — n’a pas su le
grec". Sans être philologue à la manière des Allemands du XIX° siècle, il
a connu Aristote plus fidèlement qu’on ne le croit d’habitude.
Et cette oeuvre fut rendue possible encore
par la création des grands Ordres mendiants, Franciscains et Dominicains.
Pendant le premier quart du XIII° siècle, les séculiers défendent énergiquement
leur monopole dans les Universités. Mais, en 1229 et 1231, à la suite
d’incidents divers et non dénués de pittoresque (une grève générale des maîtres
ès arts notamment...), les Dominicains mettent un pied dans la place. Les
Franciscains arrivent eux aussi au même résultat. Nantis d’abord d’une seule
chaire, les réguliers arrivent, avec l’appui des Papes, à étendre leur
influence, et même à faire mettre en disgrâce leurs adversaires les plus
acharnés... Leur exemple stimule d’autres ordres (tels les Cisterciens, les
Augustins, et les Carmes), qui se prennent à l’imiter. Et c’est des deux grands
Ordres mendiants que sortiront, en fait, pratiquement, tous les grands docteurs
scolastiques.
L’identité de ses grands pionniers, le
milieu où elle a vu le jour, les sources qu’elle a connues, expliquent les
caractères fondamentaux de la scolastique, que nous pouvons maintenant essayer
d’énumérer avant d’aller plus loin. Ne parlons pas du goût de la synthèse et de
la cohérence, qu’elle a eu au plus haut point, mais qui se manifeste à travers
l’histoire en bien d’autres courants de pensée, qu’il s’agisse de l’oeuvre
d’Aristote lui- même ou de la philosophie d’Hamelin par exemple. Mais insistons
d’abord sur le souci d’accord entre raison et foi, philosophie et Révélation,
qui est à l’origine des systèmes scolastiques. Nous exposerons au chapitre
suivant les grandes lignes des rapports entre ces deux sources de connaissance.
Il s’en faut que tous les scolastiques soient d’accord sur le détail des mises
au point (les uns donnent davantage à la foi, d’autres à la philosophie), mais
sur le principe même, tous sont absolument d’accord, et la chose est
d’importance puisqu’une telle perspective méthodologique les éloigne aussi bien
des penseurs antiques, qui ont ignoré la foi, que des modernes qui, en
majorité, combattent celle-ci, ou, s’ils la conservent, la séparent de leur
activité philosophique et scientifique par une "cloison étanche" (?),
à quelques exceptions près.
De même, ce qui est remarquable chez les
scolastiques de la grande époque, c’est le respect de la raison spontanée ou
naturelle, le caractère en quelque sorte authentique, foncier, de leurs
constructions (et ceci, chez eux, est hellénique, plus particulièrement
aristotélicien): réalisme, dogmatisme, confiance non pas naïve, en un sens
péjoratif, mais au fond très consciente, dans les sens et la raison. (voir
chapitre sur la connaissance).
D’où une philosophie non seulement
spiritualiste (Descartes aussi, ou Malebranche méritent ce nom), mais encore
centrée sur quelques notions qui, bien qu’elles reçoivent dans les divers
systèmes scolastiques des interprétations parfois assez différentes, voire
inconciliables, sont une sorte de patrimoine commun (acte et puissance, matière
et forme, essence et existence, etc.) qui vient, lui aussi, de la philosophie
grecque.
Il y a donc bien une physionomie générale
de la pensée scolastique. Il nous faut maintenant envisager la forme prise par
celle-ci chez saint Thomas lui-même.
L’influence grandissante des oeuvres
d’Aristote, favorisée par les traductions dont flous parlions plus haut, fut
diversement appréciée. Elle suscita chez certains un véritable enthousiasme,
chez d’autres une opposition farouche. D’autres enfin (et c’est précisément le
cas de saint Albert le Grand et de saint Thomas) voulurent faire le départ
entre ce qui était acceptable chez le Stagirite, et ce qu’un Chrétien devait
rejeter. La lutte fut assez longue et confuse. Elle dura même, comme nous le
verrons, après la mort de saint Thomas.
Beaucoup de traductions d’Aristote, nous
l’avons vu, étaient faites d’après un texte arabe. Souvent des gloses assez
inquiétantes (inspiration panthéiste, etc.) se glissaient dans le texte
lui-même ainsi présenté. Des ouvrages qui sont en réalité néo platoniciens
étaient attribués à Aristote. On comprend donc que l’autorité ecclésiastique,
se plaçant sur le plan de la prudence doctrinale et du salut des âmes, non sur
celui de la science profane, ait commencé par entraver la diffusion de
l’aristotélisme ainsi falsifié. Cependant, cette interdiction disciplinaire,
qui visait essentiellement Paris, laissait à Toulouse une certaine liberté, et
de plus les docteurs orthodoxes, ayant licence de combattre la nouvelle doctrine,
devaient l’étudier pour le faire utilement. C’est pourquoi une censure, portée
une vingtaine d’années plus tard (1231) par Grégoire IX, stipule bien que cette
condamnation est valable jusqu’à ce que l’oeuvre attribuée à Aristote soit mise
au net et débarrassée de ses erreurs, et nomme une commission de théologiens à
cet effet. Du reste, la physique et la métaphysique d’Aristote se diffusaient
partout, et deux décrets postérieurs tombèrent dans le vide. Au x siècle, on
verra l’Eglise faire aux candidats à la licence une obligation stricte d’avoir
étudié Aristote. C’est qu’en effet ce conflit historique reposait sur un
malentendu et sur des présentations ou interprétations entièrement adventices
de l’oeuvre d’Aristote. La philosophie de ce dernier, en ses principes
fonciers, était parfaitement conciliable avec les présupposés judéo chrétiens,
et c’est à saint Thomas, précédé par Albert le Grand, que revient l’honneur de
l’avoir montré. Rien de comparable par conséquent entre cette affaire et
l’opposition faite par l’Église dans l’époque moderne à une "falsa
philosophia" relativiste, idéaliste, subjective, qui, par nature
et nécessairement ruine les fondements mêmes de la foi et de
l’orthodoxie, et dont la condamnation est, par conséquent, irrévocable.
Albert le Grand est un génie remarquable,
qui a exploré de son mieux l’oeuvre d’Aristote, et possède un penchant marqué
pour les sciences expérimentales. Mais il ne brille pas toujours par la
cohérence systématique, juxtaposant parfois, au gré de ses commentaires et des
occasions, des vues aristotéliciennes, néoplatoniciennes et augustiniennes.
Tandis que la pensée de saint Thomas, bien qu’elle ne fasse pas fi du
platonisme (voir notre chapitre sur la métaphysique), est beaucoup plus
cohérente, et doit davantage à Aristote. En ceci, elle s’oppose à ce qu’on
nomme parfois l’ancienne scolastique augustinienne, qui resta toujours en
faveur, par certaines de ses idées maîtresses, dans l’ordre franciscain, et
dont les thèmes fondamentaux sont une orientation mystique, un certain
rationalisme dans la théorie de la connaissance (mise au second plan du monde
sensible et des notions que nous en tirons), plus certaines thèses
caractéristiques sur la pluralité des formes substantielles dans l’être
corporel (Voir chapitre sur la nature et l’homme), qu’il s’agisse par exemple
d’Alexandre de Halès ou du très grand penseur que fut saint Bonaventure,
docteur franciscain contemporain de saint Thomas. Celui-ci eut donc à défendre
la métaphysique aristotélicienne contre le courant augustinien, en même temps
que contre les sectateurs serviles et peu orthodoxes d’Aristote, comme Siger de
Brabant. Ce dernier, fortement influencé par Averroès, aboutissait à des thèses
inacceptables pour l’orthodoxie chrétienne, comme l’unité d’intellect chez tous
les hommes (monisme) et l’éternité du monde, sans parler de vues destructrices
de la liberté humaine. Sans professer à proprement parler la théorie des deux
vérités (Voir chapitre suivant sur raison et foi) il en posait tous les
principes. Malgré les atténuations sincères qu’il tâcha d’apporter, en ses
dernières années, à ce que son système avait d’inacceptable, sa pensée reste en
fait très éloignée de l’aristotélisme thomiste. Ceci n’empêcha pas des "veteres"
adversaires acharnés de la pensée de saint Thomas, de faire, englober des
thèses thomistes dans une condamnation formulée par Étienne Tempier, évêque de
Paris, contre les erreurs averroïstes. Manège inopérant du reste, et qui
n’empêcha pas l’Église de témoigner au thomisme une faveur sans cesse
croissante, et qui ne s’est jamais démentie un instant (Voir Appendice sur
l’Église et la thomisme)...
Nous avons situé saint Thomas. L’ensemble
de notre ouvrage exposera l’ensemble de sa doctrine, et confrontera celle-ci
avec les préoccupations les plus actuelles de la pensée moderne. Il nous faut
maintenant, avant de clore ce chapitre, donner sur notre auteur quelques
indications biographiques et camper son personnage psychologique.
Thomas d’Aquin est né le 7 mars 1225 à
Rocca Secca, dans le royaume de Naples. Il était de famille noble, et apparenté
à Frédéric Barberousse. Ses ancêtres maternels le rattachaient aux chefs
normands. Son père, le comte Landolphe, le confia dès l’âge de cinq ans aux
Bénédictins du Mont-Cassin, et ne le reprit que neuf ans plus tard, après qu’il
eut pu déjà lire beau coup et étudier le latin dans les écrits des Pères les
plus éminents (notamment saint Augustin). L’Empereur ayant chassé les moines du
Cassin, l’enfant rentra chez lui, puis repartit (1239) pour l’Université de Naples,
dont la vitalité intellectuelle et l’information étaient dignes d’éloge. En
1244, une fois majeur, il décide d’entrer dans l’Ordre de saint Dominique,
séduit par la pensée et l’activité des Frères prêcheurs. Une telle décision
privait sa famille de l’abbatiat du Mont Cassin, et des gens épris de ce que
Pascal nomme le premier ordre de grandeurs (grandeurs charnelles) ne
l’entendaient pas de cette oreille. Le Maître général de l’Ordre dominicain
décida d’envoyer Thomas à Paris, pour parer à toute pression sur sa volonté,
mais ses frères l’enlevèrent en route, et, assez bassement, essayèrent de le
faire corrompre par une courtisane bien stylée que le jeune homme poursuivit
avec un tison, et qui ne demanda pas son reste. Retenu pendant près d’un an, il
arriva à lasser les tyrans familiaux, et à joindre Paris (1245). Au couvent de
Saint-Jacques, il devint alors l’élève d’Albert le Grand, maître fort réputé,
et à juste titre. Peu loquace, taciturne, il semblait aux pétulants étudiants
qui l’entouraient être un lourdaud, un "boeuf muet de Sicile", digne
de compassion et d’ironie à la fois. Albert le Grand ne fut pas dupe des apparences
et lui prédit une rayonnante carrière de docteur. En 1248, Thomas suivit Albert
à Cologne pour y enseigner avec lui, revint à Paris en 1252 et fut agréé en
1256 comme maître en Théologie (les études théologiques étaient alors fort
longues et minutieuses, véritable criblage de sujets choisis). Il enseigna
alors durant trois ans à l’Université la plus brillante d’Europe, et retourna
en Italie, pour professer, de 1256 à iz6i, à Anagni. Après quoi, suivant la
Cour romaine en déplacement, il enseigne à Orvieto, Rome et Viterbe. En 1269,
il retourne à Paris, alors en pleine effervescence doctrinale, et lutte à la
fois contre les averroïstes et les archaïsants augustiniens. En 1272, il
revient en Italie pour enseigner à Rome et à Naples jusqu’à la fin de 1273,
puis, sur l’ordre de Grégoire X, se met en route pour se rendre au Concile
général de Lyon. C’est alors qu’il tombe malade et meurt, assez curieusement,
le mars (il était né un 7 mars), au monastère de Fossa-Nuova, tenu par les
Cisterciens. Il n’avait que quarante- huit ans. Nous donnerons, à la
bibliographie, la liste détaillée de ses oeuvres.
Nos contemporains, amateurs de biographies
et de descriptions vivantes, ne nous pardonneraient pas si nous n’évoquions, au
moins brièvement, la physionomie morale et même physique de notre auteur.
Tâchons de les satisfaire sans trop tomber dans la petite histoire.
Thomas était fort grand et fort gros,
véritable cariatide qui faisait retourner les gens sur son passage, au
demeurant, de complexion très sensible et nuancée. Intellectuellement doué de
façon prodigieuse, il avouait avec simplicité n’avoir jamais rien lu qu’il ne
l’eût compris entièrement du premier coup, et pouvait dicter des textes issus
de son esprit à quatre secrétaires simultanément. Sa mémoire était immense, et
frappait ceux qui l’approchaient. Son humilité était totale, et sa confiance
envers autrui allait jusqu’à la naïveté: il alla un jour à la fenêtre voir un
boeuf volant sur la foi d’un novice facétieux, déclarant avec une douce ironie
que c’était là un prodige moins grand qu’un religieux menteur. A la table de
saint Louis, dédaigneux des contingences sociales, il trouve un argument
décisif contre les manichéens, et voilà tout le reste oublié, plus rien d’autre
n’existe. La pureté du coeur, que notre époque ne respecte guère, mais que les
païens même révèrent chez l’homme supérieur, était en lui si grande qu’à sa
mort il fit, nous disent ses biographes, la confession d’un enfant de quelques
années. Son ardeur au travail n’ôtait rien à sa piété, et ce serait se faire de
lui une idée grotesque et fausse que de se l’imaginer comme une machine à
citations et à syllogismes. Interrogé par le Christ en une célèbre vision de
Naples sur le prix de ses peines et de son labeur concernant l’Eucharistie, il
répondit: "Vous- même, Seigneur." Et il mourut en disant que tout ce
qu’il avait écrit lui semblait de la paille (mihi videtur ut palea")
Quant à son oeuvre, nous espérons que qui
lira notre essai sans hostilité préalable (ou même: avec une hostilité honnête,
la chose n’a rien de chimérique) comprendra pourquoi nous pensons, avec
Chesterton, que saint Thomas est le plus moderne des penseurs...
Ce qui précède nous fait pressentir en
gros les positions de saint Thomas en une difficile question, qui est
d’importance cruciale, et qui constitue une pierre d’achoppement pour beau coup
de penseurs. Comment concevoir les rapports entre la pensée religieuse et la
pensée philosophique, entre la Révélation et la culture profane? Avant de
répondre à la question dans une perspective thomiste, il faut d’abord dire un
mot des diverses attitudes possibles, adoptées par les auteurs que l’on considère
comme les plus représentatifs
La position la plus répandue dans l'époque
moderne reçoit le nom de rationalisme ou plus justement, de naturalisme: elle
considère que la raison humaine est la norme suprême de vérité, que l’admission
de toute autre source de connaissance est source d’erreur. Si elle consent,
avec quelque dédain, à faire une part à l’activité religieuse, c’est en
subordonnant celle-ci au "dictamen" de la raison naturelle.
Une telle manière de voir peut s’appliquer, avec des nuances différentes, à des
oeuvres aussi disparates que le Traité théologico-politique de Spinoza,
ou telle construction moderniste "chrétienne" du début du XX° siècle.
De cette façon de faire se distingue mal la tactique des auteurs qui ont voulu
maintenir simultanément des assertions inconciliables en bonne logique: le
monde est éternel (dit le philosophe), il a commencé (dit le croyant). Le
Christ est Dieu, et il est ressuscité (dit le croyant). Le Christ est homme, et
il n’est pas ressuscité (dit le philosophe-historien) etc. Cette manière de
faire, attribuée aux averroïstes latins du Moyen Age, fut reprise par les
modernistes catholiques. Elle est évidemment impensable pour quiconque admet le
principe de contradiction, c’est-à-dire pour tout esprit respectueux de
l’honnêteté et de la cohérence. Quelle que soit la diversité des méthodes qui
permettent de l’atteindre, la vérité ne saurait s’opposer à elle même, le oui
et le non ne peuvent être vrais sur le même sujet.
Sans aller si loin, Descartes établit une
séparation excessive entre les deux domaines. Sans doute la sincérité de sa foi
chrétienne ne saurait faire de doute que pour des pamphlétaires égarés 1.
Sans doute même a-t-il parfois cherché à effectuer une sorte de jonction entre
sa philosophie et les dogmes chrétiens. Mais enfin, la cloison entre le
philosophe et le croyant, sans être absolument étanche, garde une certaine
opacité 2.
1. Nous
pensons ici au médiocre ouvrage de M. Maxime LEROY sur Des cartes, Le
philosophe au masque, et aux gens qui ont cherché, sans crainte du ridicule, à
faire de Descartes un ancêtre du matérialisme dialectique, voire un
"philosophe matérialiste" (nous n’inventons rien) dont toute la
métaphysique ne serait qu’un paravent destiné à tromper les Jésuites.... En
réalité, un homme qui allait à Lorette pour remercier Dieu et la Vierge d’avoir
éclairé son intelligence, et qui reçut du Cardinal de Bérulle la mission de
combattre les libertins devrait être à l’abri d’accusations (ou de compliments)
aussi grotesques, quelles que soient les réserves que l’on peut faire sur sa
philosophie. On trouvera d’amples illustrations du catholicisme de Descartes
dans le très bel ouvrage de J. LAPORTE, L’irrationalisme de Descartes (Presses
Universitaires). La question ne fait vraiment plus de doute.
2. Malgré
les remarques de LAPORTE sur le désir cartésien d’aboutir à l’application
harmonieuse de la philosophie nouvelle à la théologie, notamment à
l’Eucharistie, nous pensons que les réserves de M. MARITAIN (Le songe de
Descartes, pp. 79.529) gardent leur valeur.
Tout à l’opposé des rationalistes de toute
nuance, dont nous venons de situer la position, le fidéisme d’origine réformée,
(nous parlons de la Vieille Réforme, et de ceux qui s’en réclament dans
l’époque moderne: un Kierkegaard, un Karl Barth, qui sont ici les héritiers
fidèles et directs de Luther et de Calvin) met la foi au-dessus de tout, au
point de mépriser l’usage de la raison, qu’il soit autonome, comme en
philosophie, ou subordonné et instrumental, comme en théologie. A sa manière,
il arrive lui aussi, en un sens, à couper la vérité en deux, déclarant que la
foi, c’est l’absurde, que le révélé, c’est le contradictoire. Mais, au lieu de
sacrifier plus ou moins habilement un révélé ainsi qualifié, c’est le rationnel
qu’il discrédite. Cette position ne saurait nous convenir. Elle n’est pas
catholique, et nous estimons qu’elle n’est, non plus, ni naturelle, ni humaine,
ni logique (et c’est peut-être précisément pour ce motif, eût dit Chesterton,
n’est pas catholique....) La position de saint Thomas, au niveau des
généralités que nous étudions maintenant, est d’une grande importance, car ici
il n’est plus question de système particulier, c’est la position catholique qui
est en jeu. Sans entrer pour le moment dans le problème plus délicat de la "philosophie
chrétienne", nous la résumerons dans les assertions suivantes:
1) Foi et raison viennent toutes deux de
Dieu. Elles ne sauraient donc s’opposer réellement.
2) Cependant, comme la raison humaine n’est
pas la raison absolue, le régime concret de la pensée, ses démarches vitales,
accordent la primauté de valeur et un droit de contrôle à la Révélation et à la
foi qui y adhère. Tout ceci pose des questions délicates, que notre intention
n’est pas d’esquiver. Mais on ne peut tout dire d’un coup.
Il s’en faut de beaucoup que pour saint
Thomas, Dieu soit purement et simplement objet de foi. On peut démontrer son
existence par la raison naturelle, en vertu d’une application des principes les
plus essentiels de la raison à l’expérience la plus immédiate 1.
Mais le Dieu auquel nous conduit ce processus, c’est en quelque façon l'"être
suprême", non le Dieu vivant, Un, Trine, Incarné, et Sauveur, de la
religion chrétienne. Le surnaturel chrétien n’est pas identique au spirituel et
à l’immatériel comme tels, contrairement à l’usage assez flottant de ces deux
termes qui a cours dans la philosophie moderne: l’âme humaine, par exemple, est
immatérielle, mais elle est naturelle, faisant partie de l’essence humaine,
étant exigée par celle-ci. Le surnaturel, c’est ce qui dépasse toutes les
exigences et les capa cités d’une "nature" quelconque, fût-elle
angélique. C’est, si l’on veut, les choses de Dieu vues du dedans, atteintes
non plus à la suite d’une inférence fondée sur la nature et l’expérience, mais
à la suite de cet acte insondable de la libéralité divine qu’on nomme la
Révélation. Car sans la Révélation, nous n’aurions aucune représentation ni
aucun désir du surnaturel 2. Aussi celui-ci excède-t-il infiniment les
limites de notre intelligence. Déjà, la métaphysique la plus rationnelle est,
en un sens, trop riche pour nous, qui sommes comme des hiboux dans le monde
intelligible (cette comparaison, qu’on croirait volontiers platonicienne, vient
pourtant d’Aristote...). On peut concevoir ce qu’il en sera lorsqu’il sera
question de la vie intime de Dieu, telle qu’elle est pour lui-même...
1. Voir
chapitre sur le problème de Dieu dans la pensée thomiste.
2. Voir
note 21.
3. Pour que
le rationalisme (au sens de naturalisme) soit en droit de rejeter le
surnaturel, il faudrait que la raison humaine fût la Raison absolue, qu’elle
fût la mesure de la vérité, qu’elle fût infaillible et omnisciente. Or
l’expérience la plus courante nous montre que "nous ne savons le tout de
rien et que nous nous trompons souvent.... En réalité, le rationalisme n’est
aucunement une position qui s’imposerait à la raison il est une divinisation de
la raison humaine, un choix, une foie (ou pseudo-foi) contre la Foi. Il est mis
par ses défenseurs en dehors et au-dessus de toute discussion, il a une psycho-
génèse affective, et plonge ses racines dans des préférences irrationnelles, au
sens strict. Il ne faut donc pas s’étonner s’il aboutit à un échec, qu’il s’agisse
de construire une théorie satisfaisante de l’homme et de l’univers, ou qu’il
s’agisse d’expliquer judicieusement l'"illusion" religieuse:
"Les absurdités où ils (les libertins) tombent en niant la religion
deviennent plus insoutenables que les vérités dont la hauteur les étonne; et
pour ne vouloir pas croire à des mystères incompréhensibles, ils suivent l’une
après l’autre d’incompréhensibles erreurs (B05SUET, Oraison funèbre de la
Princesse palatine, I° partie). Exemple: M. PARODI, parlant de sa propre idée
de Dieu, avoue: "Nous sommes dans l’impensable, l’inconcevable,
l’indéfinissable..."
Là règne le mystère, c’est-à-dire non pas
l’absurde (même par rapport à nous, en soi, il n’en saurait être question...)
mais le supra-rationnel, si l’on entend par rationnel ce que nos lumières
naturelles eussent pu découvrir à elles seules. Comment, dès lors,
pourrions-nous atteindre un domaine si riche et si élevé? Par la foi, qui,
débouchant sur le surnaturel, requiert de la part de Dieu une illumination et
une motion elles-mêmes surnaturelles. Sans doute la foi est-elle une adhésion
de l’intelligence, et non un élan aveugle du sentiment et du subconscient 1
mais comme les réalités qu’elle atteint dépassent nos capacités naturelles, la
volonté libre, mais enrichie par la grâce, doit nous faire assentir aux vérités
proposées. Notre assentiment, du reste, n’est pas aveugle, car il y a ce qu’on
nomme les "raisons de croire", ou "motifs de crédibilité"
qui légitiment l’adhésion et en font un acte prudent, encore qu’elles n’en
constituent pas le motif essentiel et ultime, celui-ci étant l’autorité suprême
de Dieu se révélant, et saisie da la lumière surnaturelle de la foi elle- même,
sans aucun cercle vicieux 2,
La foi, malgré son obscurité et son
inévidence, qui tiennent aux facteurs précités, est donc plus certaine que tout
autre type de connaissance. Mais la raison humaine elle aussi vient de
1. Le
serment antimoderniste, imposé par Pie X, est très explicite à cet égard. Il ne
fait d’ailleurs que reprendre la tradition la plus ancienne et la plus
constante dans l’Église, et rend un son très thomiste.
2. La
théorie de la foi chez saint Thomas est éparse en de nombreux textes, si l’on
en veut faire une étude complète. Pour l’essentiel, on la trouve exposée (Tans
la Somme théologique, seconde partie de la IIe partie (IIa IIae) questions 2 à
8 principalement. On en trouvera une bonne édition, avec traduction, notes et
commentaires, à la Revue des Jeunes, Desclée de Brouwer et C’ (voir
bibliographie). La foi n’est identique ni à la science (au sens strict du
terme), qui repose sur la démonstration et suppose des évidences initiales, ni
à l’opinion, qui, comme la foi, suppose l’intervention de la volonté, mais, an
contraire de la foi, n’atteint pas la certitude. Une noétique de la foi a été
entreprise par saint Thomas, continuée par les grands commentateurs (Voir
Appendice sur l’École thomiste) et reprise par les théologiens de nos jours.
Elle aboutit à de fort intéressants résultats, non sans comporter des
difficultés dans sa mise au point: la foi, débouchant sur le mystère et le
transcendant, reste elle-même mystérieuse à certains égards, sans équivalent
strict dans la connaissance naturelle. En tout cas, elle est à la fois obscure
et sûre. On retrouve là, par un biais inattendu, l’idée spinoziste suivant
laquelle la vérité est à elle-même son propre témoin, de la même façon que la
lumière du jour n’a pas besoin d’être éclairée.
3. En
elle-même, la foi est plus certaine que toute démonstration rationnelle, et
même que toute évidence sensible, puisqu’elle repose sur la parole de Dieu. Cf.
CHESTERTON, La Sphère et la Croix, pp. 88-89: "Ne comprenez-vous pas que
je suis plus certain de l’existence [de l’Église] que de la mienne propre? Et
vous me demandez de me fier à mon tempérament, qui peut être modifié de fond en
comble par deux bouteilles de vin ou une attaque de Jaunisse... Il y a une
partie de moi qui est divine, à laquelle je puis me fier, mais des affections
aussi sont en moi, entièrement animales et sans intérêt." En vain objectera-t
on que ma foi elle-même est la foi de tel individu, doué de telle complexion et
aussi sujette à caution que le reste. Non, car elle porte en elle une lumière
toujours suffisante pour ne pas être éclipsée par les difficultés: "Nul ne
perd Dieu qui ne le veuille. On le renvoie, on ne le perd pas" (Guigue LE
CHARTREUX).
Dieu: elle fait partie de la nature
humaine, que Dieu a créée à son image. Un conflit véritable, fondé,
entre foi et raison est donc inconcevable: la vérité est une, l’absurde n’est pas
et ne saurait être. Comment expliquer dès lors les conflits de faits, qui se
sont produits au cours de l’histoire entre philosophes et savants d’une part,
théologiens d’autre part? Ce sont en réalité de pseudo-conflits, seulement
phénoménaux, si l’on peut dire, apparents et illusoires, quelles que soient les
souffrances qu’ils aient pu engendrer dans des têtes et des coeurs humains.
Tout ce qui s’oppose vraiment à la Révélation ne saurait être fondé Il ne peut
y avoir là que sophisme plus ou moins habilement déguisé 1. Reste à expliquer comment
peuvent naître des "blocages" historiques. Ce n’est ni impossible, ni
peut-être même très difficile... 2.
1. Cf.
saint Thomas, Somme contre les gentils (païens), livre I, ch. 7: "Que la
vérité rationnelle ne contredit pas la vérité de la foi chrétienne:
"...Mais comme (la foi) surpasse la raison, certains la considèrent comme
contraire à celle-ci, ce qui ne saurait tenir... D’où il résulte que n’importe
quel argument formulé contre la foi ne découle pas des authentiques premiers
principes. Il n’a donc aucune force probante, mais une valeur purement
apparente, et sophistique, et il est susceptible de réfutation." On lit de
même dans la Somme théologique, Ire partie, q. 1, article 8: " Puisque la
foi s’appuie sur la Vérité infaillible, et qu’on ne peut démontrer que le vrai
soit contraire au vrai, il est évident que les arguments qui sont allégués
contre la foi ne constituent pas de vraies démonstrations, mais seulement des
sophismes à résoudre.. Cette réponse de principe, formulée par le croyant — ou
le théologien, ici, c’est tout un — ne dispense d’ailleurs en rien le
spécialiste catholique de philosophie, d’exégèse, de biologie, etc. de chercher
sur le plan de sa spécialité le joint de la cuirasse adverse. Pourtant, il
n’est en rien obligé à la malhonnêteté polémique ni aux "coups de pouce
" (dont certains savants athées, un Haeckel, un Dubois ne se sont pas fait
faute) puisque sa position fondamentale ne repose pas sur l’état actuel des
recherches profanes. La mise aun et est souhaitable, et on doit la rechercher,
mais à certaines époques données elle n’est pas entièrement réalisable. C’est
là que la foi comme fidélité trouve à s’exercer, par delà le
"discursus"...
2. De tels
conflits peuvent venir, soit des philosophes, historiens ou savants profanes,
qui proposent de simples hypothèses comme des certitudes acquises, ou même des
assertions objectivement fausses comme des exigences de la science ou de la
philosophie (mécanisme, déterminisme étroit, exégèse subjective à la Renan)
soit — plus rarement à notre sens — des théologiens et des gens d’Église qui
solidarisent parfois le dogme avec telle de ses interprétations étroite ou
contingente. A l’esprit du lecteur moderne se présentent, lorsque l’on aborde
ce problème, le cas de Galilée, et l’évolution. Pour le premier contentons-nous
de dire qu’il est infiniment plus complexe que ne le pense le grand public. Il
met en jeu une foule de facteurs historiques, scientifiques, théologiques, et
un éminent historien officiel des sciences et de la philosophie, M. KOYRÉ,
reconnaissait il y a quelques années, en un cours professé aux Hautes-Études,
qu’on ne pouvait en aucune façon en faire l’usage cher aux propagandistes de la
libre-pensée ou du matérialisme dialectique, qui l’érigent en une sorte d’idée
platonicienne du conflit entre science et religion. Pour le second, nous
renvoyons le lecteur à une étude que nous avons publiée dans La pensée
catholique n° 4, (Éditions du Cèdre, 13, Rue Mazarine, Paris 6e) sous le titre
"Sur l’évolutionnisme catholique", avec le pseudonyme de René
CHARNAY, et aussi un autre article sous le titre: Une métaphysique
néo-chrétienne s; il étudie les idées — infiniment contestables à notre sens—
du R. P. TEILMARD DE CRARDIN (n° 8)
Ce préambule nous permet maintenant d’envisager
avec plus de précision le rôle de la raison en fait de religion.
A) La raison peut établir le caractère légitimement
croyable du catholicisme pris comme en semble doctrinal 1,
B) Elle peut démontrer certaines vérités
philosophiques qui forment l’essentiel du spiritualisme (existence,
spiritualité et immortalité de l’âme, — existence de Dieu — liberté humaine,
morale naturelle) 2. Ceci reste encore extérieur à la foi elle-même.
C) La raison, mue et informée — au sens étymologique
— par la foi théologale, peut chercher à donner un motif vraisemblable aux
données conte nues dans la Révélation, données qui dépendent en fait d’une
libre décision divine et échappent souvent à l’esprit humain.
1. Ce n’est
pas dire que chaque homme, en tant qu’individu, doive être capable de refaire
tout seul la démonstration de ces vérités naturelles, ni, encore moins, qu’il
doive effectuer cette démonstration avant de croire. Saint Thomas tire
précisément de l’impotence intellectuelle du genre humain en la quasi-totalité
de ses représentants, vis-à-vis des hauts problèmes de la spéculation, un
argument de convenance en faveur de la Révélation. De la sorte, celle-ci
affermira le naturel en même temps qu’elle manifestera les grandes lignes du
surnaturel. Cf. Somme contre les gentils, I. I, c. 4: "Qu’il est
normal de voir proposées comme dogmes religieux des vérités que la raison peut
pourtant connaître naturellement."
2. Les
motifs de crédibilité" sont variés miracles du Christ, réalisation des
prophéties, et surtout, "fait de l’Église", indestructible par les
crises internes et les persécutions de tout genre. Il est remarquable que saint
Thomas ait nettement indiqué ce dernier argument, cher aux apologistes catholiques,
surtout depuis le Concile du Vatican et les travaux du Cardinal DESCHAMPS. Cf. Somme
contre les gentils, i. I, ch. 6: Assentir aux choses de la foi n’est pas
faire acte de légèreté, bien que cela dépasse la raison. " On trouvera
l’exposé de ces motifs dans tous les manuels d’Apologétique. La liste n’est
d’ailleurs pas limitative. L’Église se borne à défendre contre certains
modernes la valeur intrinsèque de tel argument classique, elle ne prétend pas
que chaque homme doive passer par lui, ni que ceux sur lesquels il agit puisse
en saisir toute la valeur sans un secours d’En-Haut (La question est discutée
entre théologiens). Dans un ouvrage récent (L’acte de foi, Louvain) un
théologien belge, M. AUBERT, (dont nous n’approuvons d’ailleurs pas toutes les
vues) a montré que saint Thomas était moins "rationaliste", en ce qui
concerne le rôle des arguments habituels en faveur de la crédibilité, que tel
théologien moderne qui se réclame de lui. Un argument de choix nous parait
présenté, sous forme d’une mise en valeur globale de la synthèse catholique, en
sa richesse explicative et sa fécondité intellectuelle et morale à la fois, par
l’abbé H. DE TOURVILLE et son disciple l’abbé PICARD, ancien aumônier du lycée
Louis-le-Grand. Cf. I PICARD, Précis de doctrine catholique (d’après la méthode
d’if. de Tourville), Bloud et Gay. Voir fin de notre chapitre sur Dieu.
D) Le mystère, comme tel, est supra-rationnel. Ce
n’est pas dire que nous n’en puissions rien savoir, et que nous soyons
condamnés au verbalisme en ce qui le concerne. L’intelligence, travaillant en
esprit de foi, et retaillant en quelque sorte ses concepts et ses vues sur
mesure, peut arriver à en acquérir une idée analogique, qui n’aboutit
évidemment pas à nous en faire "voir" le noeud central, ni même à
nous en imposer la réalité, mais qui tend à être une explication, un peu comme
un polygone inscrit dans un cercle tend à la limite à être un cercle. Ainsi des
analyses théologiques concernant la Trinité, l’Incarnation, l’Eucharistie par
exemple, qui utilisent des notions philosophiques comme celles de nature, de
personne, de substance, d’accident 1.
E) En tout cas, la raison peut établir que les
mystères sont non contradictoires, et que les reproches en sens inverse (vg.
contre un Dieu un et trine) reposent sur des confusions tantôt subtiles tantôt
grossières
2.
F) Les divers éléments contenus dans la Révélation
sont livrés par celle-ci à l’état erratique (paroles du Christ, homélies des
Pères, décrets conciliaires, etc.). Il faut les coordonner, les rattacher par
des liens de principe à conséquence. C’est là un rôle essentiel, voire le rôle
essentiel de la théologie 3.
G) Enfin, en partant d’une proposition révélée et
d’une proposition connue par la raison naturelle, on obtiendra, par voie
déductive, une conclusion qui participera à la fois de la lumière révélée et de
la lumière rationnelle 4. Nous croyons que l’essentiel de la
position thomiste sur les rapports entre foi et raison a été fort bien
caractérisé dans le petit chef-d’oeuvre d’H. Ghéon intitulé Le triomphe de
saint Thomas.
1. Ces
diverses notions seront étudiées pour elles-mêmes au cours de cet ouvrage. Nous
verrons dans quelle mesure le catholicisme suppose une philosophie plutôt
qu’une autre.
2. Un texte
de M. VIGNAUX, en son excellent ouvrage sur la pensée au Moyen Age (Armand
Colin), bien qu’appliqué à saint Anselme, nous paraît convenir à saint Thomas
(à quelques nuances près concernant le rôle de l’amour), pp. 32-33.
3. Le
problème a été étudié de façon très précise par le R.P. GAGNEBET, professeur au
Collège Angélique de Rome, dans la Revue thomiste. Voir notamment n° d’avril 1938:
La théologie de saint Thomas, type de la théologie spéculative ", pp.
213-255.
4. Il ne
faut pas confondre le progrès de la systématisation théologique et le progrès
du dogme de foi, encore que le travail des théologiens ait son rôle —
important, n’en déplaise à certains — dans le développement dogmatique.
(Rappelons que l’Église n’" invente " pas des dogmes " nouveaux
", mais fait passer de l’implicite à l’explicite un donné fixé depuis la
mort du dernier Apôtre, et que contiennent Ecriture et Tradition.) Une
conclusion théologique peut-elle arriver cependant, sous certaines conditions
d’implication, à devenir un dogme proprement dit? Quelques théologiens l’ont
prétendu, la majorité le nie, encore que l’Église puisse, de l’avis commun,
nous imposer l’adhésion à certaines conclusions théologiques. Cf. Pour
l’affirmative, le beau livre du P. MARIN-SOLA, L’évolution homogène du dogme
catholique, " vol. (Gabalda). Pour la négative, les travaux du P.
SCHULTES, notamment l’Introductio in historiam dogmatum (Lethielleux).
Nous penchons fortement vers la négative, pour ne pas dire plus.
Le Docteur Angélique vient de démasquer et
de chasser Fausse Foi et Fausse Raison, fidéisme et rationalisme. Entrent alors
Foi et Raison, qui s’adressent à lui et dialoguent:
Foi: O coeur de chêne, sève et bois.
RAISON Front de rocher, que rien n’entame.
Foi: Tu nous reconnais cette fois?
FRÈRE THOMAS: Oui, mes très révérendes
dames.
Foi L’Esprit fit ma demeure en toi.
RAISON: L’Esprit en Adam m’a formée.
Foi: Descendantes du même roi.
Toutes deux de Dieu sommes nées.
RAISON: Satan ne séparera point
Ce que Dieu, en sa créature
Pour la tirer du monde, a joint
De nature et de surnature.
Foi: Comme sur deux vaisseaux, d’accord,
Nous voguons vers le même phare.
RAISON: Si j’hésite, Foi, prends la barre.
Foi: Raison, veille, si je m’endors.
RAIsoN: En sachant nous garder unies
Tu ne manqueras point le but
Où, notre mission remplie,
Nous serons comme n’étant plus.
Fox: Je ferai place à l’évidence.
RAIsoN: Je résignerai ma science.
Foi: Mais le port est encore lointain...
RAISON: Et tu dois ton exemple aux hommes,
La sueur de ton front, la Somme,
Thomas, de ton labeur humain.
Fox: Accepte-nous donc pour compagne
Et, ce mariage scellé,
Demande à Dieu qu’il nous épargne
Tout ce qui le peut désoler.
O frère, nous ferons escale
A chaque temps de notre effort
En la demeure filiale
Du doux Seigneur vivant et mort.
Devant la Sainte Eucharistie,
Philosophe, je te confie
A plier même ta raison
Afin qu’elle sorte plus pure,
Plus forte, plus droite, plus sore,
Du bain sacré de l’oraison...
Mais ce beau texte nous amène à poser un
problème nouveau, dans le prolongement des généralités qui précèdent: celui de
la "philosophie chrétienne".
Le thomisme est-il une philosophie
chrétienne? Et d abord y a-t-il, peut-il y avoir une philosophie chrétienne? Si
l’on répond par l’affirmative, en quoi consiste une telle attitude doctrinale?
Le problème n’est pas facile à résoudre par oui ou par non, il a embarrassé des
spécialistes chevronnés, historiens, philosophes et théologiens.
D’un point de vue qui serait, par exemple,
celui du rationalisme universitaire, l’idée même d’une philosophie chrétienne est
un non-sens. Il y a certes eu des gens qui ont été philosophes et chrétiens.
Mais le Christianisme étant extérieur, voire étranger, à la raison, n’a aucun
rapport avec la philosophie, qui n’est rien si elle n’est constituée par un
exercice entièrement indépendant de l’activité rationnelle. En revanche,
certains auteurs conjoignent si étroitement religion et philosophie qu’il
devient à peu près impossible de discerner ce qui revient à l’une et à l’autre.
Cette attitude reçoit habituellement le qualificatif d’augustinienne. Sans
doute trouve-t-on chez le docteur d’Hippone une synthèse vivante, un tout
complexe d’intuitions religieuses et de raisonnements humains. Ceci tient à la
nature foncière de son oeuvre, à base de spiritualité, et axée sur la controverse
plutôt que dirigée vers un exposé systématique. Mais la manière même dont le
problème se pose pour lui nous interdit d’en faire un "augustinien"
au sens moderne, tandis que des auteurs comme Malebranche et M. Maurice Blondel
méritent amplement ce nom. Le premier, par exemple, fait intervenir directement
la théorie de la chute pour expliquer le problème psychologique de l’erreur. Le
second estime la philosophie capable comme telle de déboucher sur le
surnaturel, ce qui a suscité de divers côtés des réserves variées 1.
1. Malgré
la faveur dont jouit M. M. BLONDEL dans certains milieux qui se disent
thomistes, et malgré les nuances que sa pensée a gagnées en ce qui concerne la
scolastique, nous estimons que l’essentiel des critiques formulées contre lui
par le R. P. de TONQUÉDEC, dans Imnusnence (Beauchesne) et dans les études qui
ont suivi demeure justifié.
Dans une telle perspective, que de bons
esprits ont qualifiée de confusionnisme, on voit mal ce qui revient à l’apport
révélé et aux données rationnelles en matière de philosophie, et l’on risque,
nous le verrons plus loin, de sacrifier la gratuité et la transcendance du
surnaturel, à laquelle l’Église tient essentiellement.
Certains thomistes modernes ont proposé
une solution de conciliation. L’un s’est d’abord placé sur le plan proprement
historique, ce qui a contribué, selon nous, à rendre ses vues un peu floues et
ambiguës, malgré leur intérêt 1. L’autre, plutôt métaphysicien, a tenté de
faire le point de façon plus spéculative: M. J. Maritain rejette le "séparatisme"
rationaliste en même temps que le confusionnisme signalé plus haut. Il commence
par distinguer "nature" et "état" de la philosophie. La
philosophie, en tant que telle, est une recherche rationnelle des principes et
des causes. Mais, de fait, concrètement, historiquement, il se trouve qu’une
étude portant sur les causes ultimes du réel, pour identique qu’elle soit en
son fond chez un païen et chez un chrétien, reçoit quand même une orientation
très différente en climat païen et en climat chrétien, où l’homme est envisagé
en un statut nouveau (nature déchue et rachetée). Aussi, des notions purement
philosophiques en elles-mêmes, mais jusque-là méconnues par les philosophes,
viennent au premier plan et modifient la perspective (ex: la notion judéo
chrétienne de création). De même, les dogmes révélés suscitent une refonte, une
reprise des notions métaphysiques qui, pour être de soi théologique, n’en
enrichit pas moins la philosophie pure par contrecoup (à propos de la nature,
de la personne, des rapports entre substance et accident, etc.). Enfin, le
philosophe chrétien voit son intelligence confortée, renforcée dans ses
convictions les plus rationnelles (valeur de la connaissance, etc.) par la
synergie concrète de sa foi et de sa philosophie. On voit en quel sens il y
aurait, de ce point de vue, une philosophie chrétienne 2.
1. Cf. E.
GILSON, L’esprit de la philosophie médiévale, Vrin.
2. J.
MARITAIN De la philosophie chrétienne, coll. "Questions disputées",
Desclée de Brouwer.
Cette manière de voir nous paraît
suggestive et intéressante, comportant plus d’une assertion fondée. Nous
sommes, pour notre part, résolument opposés à ce qu’il est — hélas — convenu
d’appeler "augustinisme", ainsi qu’à un "séparatisme"
brutal entre religion et philosophie. Nous admettons en particulier volontiers
ce que dit Jacques Maritain sur les "confortations subjectives" (au
sens étymologique) de la philosophie par la foi et la théologie. Mais peut-être
conviendrait-il de marquer davantage l’autonomie de la recherche philosophique.
Sans doute ne doit-on pas caractériser les
relations entre théologie et philosophie par une simple soumission extrinsèque
de la seconde à la première. Sans doute y a-t-il davantage. Cependant, nous
pensons que certaines formules au moins, mènent M. Maritain aux confins de la
position augustinienne ou blondélienne 1.
Jusqu'à présent, nous avons raisonné comme
" il était évident que pour saint Thomas il y avait deux finalités de
l’être humain, l’une naturelle et portant sur un terme ultime exigible en
rigueur, l’autre surnaturelle et gratuite. Telle est d’ailleurs bien notre
manière de voir, et, n’en déplaise à certains auteurs contemporains, dont la
position vient de recevoir du renfort, nous sommes persuadés, non seulement que
telle est bien la position exigée par l’orthodoxie catholique, mais encore que
saint Thomas, historiquement parlant, l’a fermement soutenue. Si nous n’y
insistons pas davantage, c’est pour ne pas alourdir un préambule
philosophico-théologique déjà long 2. Toute concession sur ce point nous semble
faire de saint Thomas un augustinien, ce qui n’est pas plus exact du reste que
d’en faire un simple aristotélicien (nous y reviendrons en étudiant sa
métaphysique).
Quel que soit le caractère rigoureux et
ferme de la synthèse présentée, nous savons qu’elle suscitera chez le lecteur
moderne, du moins chez un certain type de lecteur moderne, une réaction
négative: comment, disait Renan dans L’avenir de la science, y aurait-il encore
place pour la recherche la curiosité, l’effort intellectuel, dans un Univers
dont on est sûr, où la certitude est au commencement comme à la fin?
1. Ceci est
particulièrement net si l’on songe au statut donné par M. MARITAIN à la morale
naturelle, qu’il "subalterne" étroitement à la théologie, sous
prétexte que l’homme vit dans l’état de nature déchue et rachetée, non dans
l’état de pure nature. Contra: P. Th. DEMAN, L’organisation du savoir moral,
Revue des sciences philosophiques et théologiques, mai 1934: "Sur ce point
la pensée de M. MARITAIN obéit à une tendance et fournit des considérants qui
ne sont certainement pas de saint Thomas d’Aquin".
2. La
question avait déjà opposé entre eux des penseurs catholiques en renom. En
vertu d’une certaine théorie de la connaissance, le regretté P. ROUSSELOT
estimait que l’intelligence humaine est faite pour l’Absolu et postulait la
vision béatifique, c’est-à-dire la saisie intuitive de Dieu dans la vie future.
Ces idées, reprises par le R. P. G. na BROGLSE, ont été l’objet de critiques
assez fermes (voir DE TONQUÉDEC, Deux études sur La pensée de M. M. Blondel,
Beauchesne, appendice). La question a repris une certaine acuité sous l’in
fluence du P. de Lubac (Surnaturel, Aubier), qui prétend solliciter des textes
de saint Thomas. La tentative nous paraît malheureuse, et plusieurs auteurs
qualifiés comme le P. BOYER et Dons FRENAUD l’ont bien montré.
Déjà les romantiques allemands
soulignaient le caractère pathétique de la "chasse" et la stérilité
de la "prise". Combien de fois avons-nous entendu reprocher au
catholicisme ses "certitudes de tout repos", sa conception statique
de la vie humaine, etc. Pour apprécier les questions, il faudrait les
distinguer. Au point de vue spéculatif, les certitudes de foi, dites "de
tout repos", sont en effet, pour le croyant, des appuis de base.
Cependant, outre qu’elles peuvent être traversées de doutes et de crises
douloureuses, leur contenu n’est pas celui d’une berquinade: un Dieu crucifié, "scandale
pour les Juifs et folie pour les païens", une éternité gagnée ou perdue
parfois sur un gauchissement ou un rétablissement qui tiennent à un cheveu.
Qu’on y songe.... Il y a là de quoi faire réfléchir les plus grands esprits, et
donner le vertige au croyant qui veut penser sa foi, c’est-à-dire au
théologien.... Ensuite, il ne faut pas oublier que suivant le mot de
1’Ecriture, Dieu a abandonné le monde aux disputes des hommes, entendons par là
qu’il existe en fait une infinité de problèmes purement profanes sur lesquels
la Révélation ne nous impose aucune vue plutôt qu’une autre. Même ce qui est
connu grâce à elle peut donner lieu à un travail de reprise et de vérification
autonome, par d’autres méthodes (cf. l’extrême liberté des scolastiques
concernant la valeur de tel ou tel argument prouvant l’existence de Dieu,
etc.). Quant au point de vue pratique nous estimons qu’après Chester- ton et
Claudel 1
il est assez vain d’accuser la vie chrétienne d’être une existence de petit
fonctionnaire routinier la fidélité à des principes et à une orthodoxie constitue,
qu’on veuille bien nous croire, — et surtout dans le monde actuel — la source
la plus intarissable d’aventures de tout genre, de problèmes complexes et
pénibles, sans monotonie ni conformisme stérile...
1. Voir par
ex: CHESTERTON, Orthodoxie, et CLAUDEL Le soulier de satin.
Si de telles conceptions n’agréent pas,
malgré tout, à nos contemporains, qui préfèrent les "doctrines
inquiétantes" aux "doctrines rassurantes", et qui se dégoûtent
de ce qu’ils trouvent, dès qu’ils l’ont trouvé, on nous permettra de dénoncer là
une véritable perversion de l’intelligence, une maladie qui a déjà ‘ait
beaucoup de mal à la civilisation occidentale et qui, conjointement aux assauts
du dogmatisme marxiste, finira par l’emporter tout à fait. Le doute est normal
et légitime tant qu’on n’est encore arrivé à rien. Mais il ne doit ni ne peut
(au double point de vue de la logique et de la pathologie mentale) rester un
état définitif, une sorte de but. La nature profonde de l’intelligence aspire
au vrai, et souffre tant qu’elle n’est pas arrivée à savoir. Il y a là un
penchant qui fait corps avec toute saine vie de l’esprit, et il est
parfaitement vain et ridicule d’invoquer à ce sujet la psychanalyse et l’étude
des "compensations" ou des fictions consolatrices, qui ne sont, à
vrai dire, que la caricature ou les parasites de cet instinct primordial.
Le titre même de ce chapitre peut faire
difficulté pour un lecteur habitué à la philosophie moderne. Quoi, dira-t-il,
vous voulez nous faire croire qu’il y a une critique thomiste de la
connaissance? Jamais saint Thomas n’a commencé par examiner la valeur du
connaître. Il en fait la métaphysique, c’est tout, et reste absolument étranger
à tout problème critique.
Cette manière de voir n’est ni absolument
vraie, ni absolu ment fausse. Elle n’est pas absolument fausse, puisque notre
auteur ne s’est pas posé le fameux "problème critique", du moins tel
qu’on le conçoit depuis Descartes et Kant. Elle n’est pas non plus
intégralement vraie, puisque l’on trouve chez saint Thomas, nous le verrons,
une discussion serrée de certaines positions concernant la valeur de la
connaissance. On peut donc parler légitimement de "réalisme critique",
encore que nous n’entendions nullement par là couvrir toutes les entreprises
épistémologiques qui se réclament de ce vocable, et dont certaines relèvent
très justement, suivant l’heureuse expression de M. Gilson, de la "
tératologie métaphysique" 1.
1.
"J’ai dû constater combien profondément la métaphysique classique était
aujourd’hui contaminée par la critique de Kant. Le thomisme de pareils
thomistes pour qui la notion d’évidence semble avoir perdu toute valeur et
celle de "connaissance humaine" toute signification est en état de
décomposition avancée. Le présent livre est donc une analyse critique du
cartésiano-thomisme, ou du kantiano-thomisme, c’est-à-dire un essai de
tératologie métaphysique, dont l’objet principal est d’éclairer le normal à la
lumière du pathologique, mais il est aussi l’expression d’une inquiétude devant
les débauches de concordisme philosophique auxquelles on se livre dans certains
milieux scolastiques contemporains (E. GILSON, Réalisme thomiste et critique
de la connaissance, Vrin page 7). L’auteur vise le P. Picard, et le P.
Maréchal, et d’autres encore, et nous lui donnons aisément raison. Pourtant,
nous ne sommes pas absolument d’accord avec lui au sujet de la méthode à
adopter. Pour M. GILSON, le réalisme thomiste n’est ni naïf (ou inconscient,
irréfléchi) ni critique" à proprement parler. Il est
"méthodique", c’est-à-dire qu’il est guidé par une certaine idée de
ce qu’est la philosophie et de ses conditions mêmes de possibilité, et confirmé
par la stérilité de l’idéalisme qui aboutit au méthodique scientisme et à
d’insurmontables antinomies (cf. du même auteur, Le réalisme méthodique,
Téqui). Sans tenir beaucoup nous-même au mot de critique" appliqué au
réalisme, nous estimons que l’on peut justifier la valeur de la connaissance
humaine, sans passer par Descartes ni Kant, et en montrant au contraire que
ceux-ci ont mal conçu le problème.
En tout cas, nous reconnaissons bien
volontiers que la critique de la connaissance ne devrait pas venir, en bonne
scolastique, au début d’un exposé d’ensemble. Étant une connaissance réflexive
(au sens large) elle suppose un savoir déjà constitué, et il serait assez
artificiel de prétendre la construire, comme l’ont fait certains auteurs
modernes, sans un minimum de données psychologiques et même philosophiques
concernant l’homme et l’univers. Si toutefois nous l’avions rattachée, comme il
doit se faire, à la métaphysique proprement dite (elle est une métaphysique
défensive, comme l’apologétique est une théologie défensive et justificative,
et non une science distincte), beaucoup de lecteurs n’eussent accordé qu’une
attention curieuse peut-être, mais pleine de suspicions, à nos constructions
spéculatives. Il faut montrer, à leur intention, que le problème critique n’est
peut-être pas ce qu’ils ont supposé, et que saint Thomas est capable de
répondre aux questions que nous pouvons légitime ment nous poser.
Il nous paraît hors de doute que le
problème critique joue, pour certains modernes, un rôle véritablement
obsessionnel (c’est tout à fait volontairement que nous usons d’un mot à saveur
pathologique)
1. Si l’on veut caractériser la conception thomiste de la
connaissance, on doit la qualifier de dogmatique et de réaliste.... Ces deux
mots ont de quoi faire bondir plus d’un de nos contemporains, et peut-être même
certains se contentent-ils, non sans naïveté, de ces deux adjectifs qui leur
tiennent lieu d’une réfutation de nos positions. Pourtant, qu’on y réfléchisse:
qu’entend-on par dogmatisme?
1. A propos
de l’étudiant qui vient en faculté étudier la Morale, M. Gilson écrit: Si on la
lui enseigne, la moitié du temps se passera à chercher d’abord s’il y en a une,
l’autre moitié à en définir la méthode; quand on sera bien sûr qu’il y en a une
(ce n’est pas toujours le cas...) et que l’on en connaîtra la méthode, on s’apercevra
un peu tard qu’il ne reste plus de temps pour l’étudier. il en sera de même
pour la métaphysique: ce jeune homme venait à l’Université pour l’étudier, mais
tout ce que l’on y étudie, c’est la question de savoir s’il y en a une; vous
n’attendez tout de môme pas qu’un professeur enseigne une science dont il pense
qu’elle n’existe pas..." (GILSON, Pour un ordre catholique, Desclée de
Brouwer, pp. 251-222). Les préoccupations hypercritiques prennent parfois de
tels aspects qu’il est permis d’y voir un rabougrissement de l’esprit plutôt
qu’une preuve d’intelligence. Allant plus loin, certains auteurs (A. Cresson,
le P. Wébert, R. Dalbiez, F. Mentré, etc.) sont allés jusqu’à établir une
parenté entre la poussée moderne de relativisme et d’idéalisme, et certaines
déviations psychiques. Il est certain que des travaux comme ceux de Pierre
Janet, du Dz. Claude etc. fourniraient des rapprochements délicats à manier,
mais non dénués d’intérêt. On nous permettra de ne pas y insister....
Le mot a pris de nos jours une saveur
péjorative, et évoque on ne sait quelle inconscience affirmative sans
justification (l’usage du mot par le grand public en fait foi). C’est là
confondre l’usage et l’abus. Étymologiquement, originairement, une philosophie
dogmatique est une doctrine qui estime que nous pouvons savoir quelque chose
valablement, si restreinte et si pauvre qu soit au fond notre connaissance.
Elle ne suppose évidemment ni l’omniscience et l’infaillibilité du penseur qui
avance des thèses, ni le caractère exhaustif de la saisie du monde ou de
nous-même à laquelle nous pouvons accéder. Elle est toute prête à dire, comme
le personnage de Shakespeare, qu’il y a plus de choses dans le Ciel et sur la
Terre que n’en peut connaître notre philosophie. Mais elle s’oppose à toute
doctrine qui jetterait la suspicion ou la négation sur le peu que nous savons.
En ce sens, la quasi-totalité des grands philosophes ont été des dogmatiques
(un Platon, un Aristote, un Descartes, un Leibniz, un Bergson même). Tel est le
sens obvie, naturel, honnête, des mots auxquels il ne faut pas substituer des
caricatures. Ce point de vue concerne la valeur de la raison et des premiers
principes, l’aptitude de l’intelligence à atteindre le vrai. Il prescinde de
l’existence du monde extérieur, et fait l’accord de penseurs dont les doctrines
sont, en fait; très opposées (on l’a vu plus haut). Peut-être certains nous
concéderaient-ils, plus ou moins facilement, la légitimité d’un certain
idéalisme constructif. Mais le mot de réalisme déclenche des réactions assez
négatives, au moins en certains milieux et parmi les gens soumis à une certaine
formation 1.
Nous ne croyons pas fondé ce préjugé, et nous tâcherons de montrer pourquoi, en
exposant les grandes lignes de la critique effectuée par saint Thomas à l’égard
des adversaires qu’il a pu connaître, c’est-à-dire des sceptiques de
l’antiquité, critiqués eux-mêmes par les grands philosophes grecs. Nous aurons
ensuite à voir si sa discussion n’atteint qu’une attitude doctrinale
entièrement dénuée d’intérêt jour l’homme moderne, comme on le prétend fréquemment,
et dont nous ne pourrions rien tirer concernant le relativisme ou l’idéalisme
modernes.
1. Il est
néanmoins facile de constater de nos jours que l’idéalisme proprement dit est
en forte régression dans les milieux intellectuels, même universitaires.
Cependant, ceux-là même qui croient s’en être affranchis restent parfois
prisonniers de certaines positions d’obédience idéaliste. Voir nos remarques
sur des auteurs comme Husserl, Sartre, et Merleau-Ponty, vers la fin du
chapitre.
En face du scepticisme classique
(notamment celui de sophistes comme Protagoras) l’attitude de saint Thomas
consiste essentiellement à reprendre les objections d’Aristote, en les limant
et les polissant pour ainsi dire 1. L’adhésion aux premiers principes s’impose
à tout être raisonnable, elle vaut absolument 2 et l’intelligence saisit, en
son acte même, la vérité essentielle de la connaissance 3.
1. La
critique du scepticisme de 1'"homme-mesure" se trouve déjà exposée
dans le Théétète de PLATON. ARIST0TE la développe plus méthodiquement
(Métaphysique, livre, loc. div.). Saint Thomas la développe surtout dans son
Commentaire sur la Métaphysique. Cf. in IV Met., lectio 6 et 9. Sa position se
résume dans les grands thèmes dogmatiques l’évidence est non seulement
contraignante en fait, mais valable en droit (nous en verrons la justification
critique dans la suite de ce chapitre, en exposant la théorie de
l’intentionnalité dans la connaissance sensible et dans la connaissance
intellectuelle). Les arguments sceptiques ne prouvent rien, etc.
2. Si l’on
met en doute les premiers principes, tout particulièrement le principe de
contradiction, les mots, l’expression de la pensée, perdent toute
signification. On aboutit à un confusionnisme universel, aucun être n’a plus de
nature, ou de manière d’être précise et concevable, la diversité des choses
entre elles, qu’elle soit numérique ou spécifique, s’évanouit, etc. Voir saint
Thomas, Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote, 1. IV, lect. 6 à 10
par ex. Le P. GARRIGOU-LAGRANGE, profondément imprégné de la pensée thomiste, a
souvent repris ces thèmes avec une grande rigueur d’expression. Cf. p. 3 ex. Le
réalisme du principe de finalité, Desclée-de-Brouwer, IIe P. ch., I "La
finalité de notre intelligence et le réalisme". Cf. sur le sot préjugé, si
difficile à déraciner de certains esprits modernes: le principe de
contradiction est peut-être nécessaire comme loi de la pensée, mais le réel n’y
obéit pas forcé ment, pp. 161-170. Sur ce point, voir encore J. MARITAIN,
Réflexions sur l’intelligence (Desclée-de-Brouwer), qui reprend fort bien les
thèmes thomistes sur la question en les accommodant aux préventions d’un
adversaire moderne: Plaçons-nous dans cette hypothèse. J’accorde donc qu’un
cercle carré est inconcevable, mais je dis qu’on peut douter de son
impossibilité réelle, j’accorde que la contradiction ne peut pas habiter dans
l’esprit, mais je dis que peut-être elle habite dans l’être. Eh bien, ce doute
est lui-même impossible. Dire que l’être est peut-être absurde est lui-même une
absurdité. On ne peut pas douter de l’impossibilité de l’absurde dans les
choses sans poser une contra diction dans l’esprit (où l’on concède pourtant
que la contradiction ne peut pas habiter). S’il est possible en effet que l’être
soit absurde, alors c’est qu’il est possible que toute ma connaissance soit
fausse. Mais cela même, ou bien je le pense comme vrai; tandis que je pense que
ma connaissance tout entière peut être fausse, je pense donc que sur un point
ma connaissance ne peut pas être fausse, et je pose la contradiction dans mon
esprit. Ou bien je ne le pense pas comme vrai, j’en doute et je suspends mon
jugement en me gardant de rien affirmer sur rien. Mais alors ma pensée reste
absolument indéterminée, puis qu’elle est dans un doute absolu et universel, et
en même temps elle a une détermination, puisqu’elle ne doute ainsi que parce
qu’elle tient pour possible que toute ma connaissance soit fausse; et la
contradiction est de nouveau posée dans mon esprit. Si de plus il n’est pas
impossible que quelque malin génie réalise une chose qui soit et ne soit pas en
même temps et sous le même rapport, alors en disant: "Cette chose
est", mon intelligence sera vraie, et vraie aussi en disant “Cette chose
n’est pas". Et c’est encore poser la contra diction dans l’esprit. Au
reste, si je soustrais les choses au principe d’identité, cette chose qu’est la
pensée pourra n’être pas pensée, cette chose qu’est affirmer pourra être nier.
Il faudra ainsi que l’affirmation et la négation soient possibles ensemble, et
donc que le principe d’identité soit rejeté de la pensée elle-même. En réalité
c’est à l’être que le principe d’identité se porte directement et
immédiatement, c’est l’être d’abord, non la pensée qu’il affirme identique à
soi-même. Si cette première affirmation est brisée, il ne tient plus nulle
part. Il est impossible de soustraire les choses au principe d’identité sans
lui soustraire aussi la pensée; il n’est la loi suprême de l’intelligence que
parce qu’il est la loi suprême de l’être (pp. 46-47).
3. "Il
est évident par soi qu’il y a une vérité; car celui qui nie qu’il y ait une
vérité concède qu’il n’y a pas de vérité. Si la vérité n’est pas, il est vrai
qu’il n’y a pas de vérité. Mais si quelque chose est vrai, il faut bien admettre
qu’il y a une vérité" (Saint THOMAS, Somme theol., Ia P., q. 11, a.
2, ad 3) Il y a tout autre chose ici qu’un jeu grammatical. Nous l’avons montré
plus haut à propos du principe d’identité. Nous y insisterons en critiquant
l’idéalisme. Dans la Question disputée Sur la vérité", on trouve
(article IX, corps de l’article) un texte fort suggestif sur la manière dont
l’intelligence prend conscience du caractère valable et fondé de son activité
en réfléchissant (au sens strict) sur celle-ci. Mais pour être pleinement
apprécié et saisi, ce texte suppose qu’on ait déjà quelque connaissance de la
théorie thomiste de l’intentionnalité, dont nous ne parlons que plus loin. Nous
nous contentons donc d’en indiquer l’existence au passage.
En outre (et nous aurons à y insister
vigoureusement, peut-être trop au gré de certains, car cette manière
d’argumenter est beaucoup plus qu’un procédé grammatical ou une ruse de guerre)
le scepticisme est travaillé par une contradiction fondamentale, puisqu’il
énonce ses thèses à la manière de vérités absolues 1.
1.
Répétons-le (voir note 2, p. 38): "On dit parfois que seul le scepticisme
affirmatif et catégorique est contradictoire, non le scepticisme hypothétique
et "suspensif" ("Que sais-je"?). Rien n’est plus faux: une
suspension universelle du jugement suppose deux fois au moins l’admission de la
valeur absolue du principe d’identité: a) c’est grâce à des arguments
préalables, souvent complexes, et supposés valables et persuasifs que le
sceptique a suspendu toute adhésion à un donné quelconque; b) le sceptique
distingue son doute de la position adverse, du "non-doute", il ne
confond pas sa thèse avec les autres, elle est ce qu’elle est, n’est pas ce
qu’elle n’est pas, encore le principe d’identité. Le vrai sceptique devrait se
réduire non pas même à l’état d’animal (sans penser les principes, l’animal les
suppose par son activité) mais à l’état de plante...
Soit, diront certains, mais cette manière
de raisonner ne présente plus pour nous aucun intérêt, elle vise un adversaire
qui a entièrement disparu de la scène philosophique: il n’y a plus de
sceptiques depuis longtemps, et ces arguments n’atteignent en rien par exemple
le criticisme kantien ou l’idéalisme brunschvicgien.
D’abord, qu’entend-on quand on dit que le
scepticisme a disparu de la pensée moderne? Si l’on prend le mot moderne au
sens où l’entendent les manuels d’histoire (période qui va de la Renaissance à
nos jours, ou de la Renaissance à la Révolution française), l’assertion est
fausse, notamment en ce qui concerne un auteur non méprisable, de par ses
connaissances et sa finesse critique, et dont l’influence a été considérable:
Pierre Bayle, avec son fameux Dictionnaire historique et critique. De même, si
par certains côtés les philosophes du XVIII° siècle sont des dogmatiques naïfs
et optimistes, sur le plan moral, métaphysique, et religieux, leur pensée est fréquemment
imprégnée d’un scepticisme foncier. Or, il est inutile d’insister sur la
profonde influence exercée par ces auteurs sur nos institutions et sur le courant
des idées modernes.... Remarquons en outre que la philosophie effective
agissante est très loin de se cantonner chez les professeurs ou chez les
philosophes proprement dits, et que bien des oeuvres littéraires sont grosses
d’une philosophie plus ou moins déclarée. Qu’on se rappelle le prestige et
l’action d’un Anatole France: qu’est-ce que Le jardin d’Épicure, sinon le
bréviaire du parfait sceptique? N’oublions pas, par ailleurs, l’importance
morale et sociologique de ce que les Allemands nomment l’"esprit du temps".
Peut-on nier sérieusement que celui-ci, chez l’homme moderne, soit un curieux
mélange de matérialisme, d’utilitarisme pratique, et de scepticisme aussi
tenace que fruste ( Tout peut se soutenir", "C’est une question de point
de vue", "A chacun sa vérité", etc.)? Mais ce n’est pas tout;
nous estimons que le levain sceptique se manifeste dans des doctrines modernes
en apparence fort éloignées du scepticisme antique; nous voulons parler du
relativisme et de l’idéalisme: expliquons-nous.
Le sophiste grec Protagoras constitue un
excellent type de sceptique. Pour lui, le vrai, c’est ce qui semble tel à
chacun de nous. Il y a donc autant de vérités que de représentations
individuelles: chacun possède une vérité sur mesure, "l’homme (individuel)
est la mesure de toutes choses". Platon et Aristote ont fait une critique
énergique, et, à notre avis, décisive de cette attitude d’esprit. Mais cette
critique, loin d’être une pièce de musée, peut être transposée contre tous ceux
qui estiment que la vérité est, non plus ce que pense un individu isolé, mais,
par exemple, ce qui semble tel à un groupe social, à une "conscience
collective" déterminée (sociologisme durkheimien, et, plus encore,
lévy-bruhlien), car, là encore, il y a autant de "valeurs" et de
vérités que de groupes, ce qui revient à dire qu’il n’y en a pas, puisque le
oui et le non, l’être et le néant ne peuvent être vrais simultanément au sujet
de la même assertion, et qu’au surplus celui qui énonce une telle théorie la
présente comme universellement et immuablement vraie. Si l’on remonte encore plus
haut, jusqu’à une doctrine qui ferait de la vérité le résultat d’une
construction de l’esprit humain dans son ensemble (et non plus d’un individu ou
d’un groupe), nous ne pourrons lui reconnaître qu’une seule supériorité sur les
formes précédentes: elle permet d’assurer au savoir humain une certaine
universalité, une certaine communicabilité (puisque tous les humains ont le
corps et la pensée faits de façon identique pour l’essentiel); mais il se
trouve alors que c’est toute l’espèce humaine qui est unie dans la même
nécessité aveugle. Ainsi Kant prétend bien sauver l’objectivité de la
connaissance, qu’il oppose à la subjectivité. Mais en quel sens entend-il cette
distinction? En un sens très particulier. Le subjectif, pour lui, c’est ce qui
est propre à l’individu (s juge ment de perception s); l’objectif, c’est ce même
donné sensible interprété par les "catégories" de l’entendement ("jugement
d’expérience"). Mais dans aucun de ces deux cas je n’atteins mie vérité
objective au sens où le langage universellement reçu et la raison naturelle de
l’homme l’entendent spontanément: nous restons prisonniers de nos cadres. La
connaissance humaine reste une construction, Et cette doctrine, qui s’énonce à
la manière d’une vérité absolue, d’une vérité au sens courant du terme, tombe
dans la contradiction, tout aussi réellement que le scepticisme d’un
Protagoras, à cela près que la réduction est moins apparente, et demande un
effort d’analyse pour être saisie, Mais des philosophes modernes fort
indépendants à l’égard de la Scolastique ont bien souligné que le "relativisme
spécifique", c’est-à-dire celui qui fait de la vérité le résultat d’une
construction de l’esprit humain en général, ne différait pas en nature du "relativisme
individuel" des sceptiques grecs (c’est-à-dire celui qui fait de la vérité
une affaire purement personnelle, une simple apparence subjective) 2,
1. Nous
savons que cette interprétation du kantisme n’a pas l’heur de plaire à tout le
monde. Elle est tournée en dérision par un certain nombre de jeunes
philosophes, qui ne veulent voir dans Kant qu’un idéaliste de type réflexif, le
père de Fichte et de Lagneau, le reste n’étant qu’un résidu scolaire
"dépassé". A ceci, nous ferons la réponse suivante a) Nous estimons
en effet que tout un aspect du kantisme donne naissance aux systèmes idéalistes
précités, mais nous pensons aussi qu’il n’y a là aucun avantage, ce pur
idéalisme valant aussi peu, à nos yeux, que le compromis kantien de réalisme et
d’idéalisme exposé d’habitude (voir plus loin critique de l’idéalisme), b) Le
Kant relativiste, avec des formes a priori et des catégories comme "moules
qui construisent l’objet, n’est pas de notre invention; il a été compris de la
même manière par des historiens allemands de la philosophie fort érudits et
très favorables au philosophe de Koenigsberg: un Dilthey, un Vaihinger, etc. c)
Et, en tout cas, c’est sous cette forme, ou à travers cette interprétation, que
le relativisme ou criticisme kantien a régné tyranniquement et règne encore sur
tout un enseignement philosophique, du moins en certains milieux. Rien qu’à ce
titre il est nécessaire de l’envisager et de le discuter en son interprétation
traditionnelle.., Il va sans dire que, du point de vue où nous nous plaçons
présentement, et qui consiste à n’envisager que l’idée-mère de tout
relativisme, la critique exposée dans le texte porte également contre le
relativisme physiologique à la Helmholtz, Le Dantec etc., Si différent que soit
celui-ci du relativisme de Kant.
2. HUSSERL,
dans ses Prolégomènes à la logique pure, n’a fait — en ce qui nous
occupe présentement, s’entend — que reprendre et étendre, très judicieusement à
notre avis, la critique de Platon et d’Aristote contre Protagoras
("relativisme individuel") au "relativisme spécifique".
Sans doute ne vise-t-il pas directement Kant lui-même (il critique des auteurs
comme Meinong et Sigwart) mais sa critique nous semble atteindre le criticisme
kantien en son acception traditionnelle (que nous jugeons fondée, Voir note
précédente). Un bon résumé est donné par Chestov, dans Le pouvoir des clefs,
v. g. pp. 328- 329, 370-371, dans l’ensemble intitulé Memento mori,
"A propos de la théorie de la connaissance d’Edmond Husserl, pp. 307-397,
toutes réserves étant faites sur les inacceptables positions de Chestov.
Remarquons que l’argumentation utilisée constitue tellement peu une logomachie
grammaticale que certains de ceux qui étaient visés, notamment Sigwart, en
furent gravement troublés: Sigwart vivait encore lorsque parut l’ouvrage de
Husserl; il fut extrêmement troublé et se sentit presque écrasé par les
attaques de Husserl. Dans une note à la seconde édition du tome II de sa
Logique, il essaye de répondre à son adversaire triomphant. Mais l’assurance,
l’énergie, manquent â sa voix. On sent qu’il n’est nullement certain que sa
réponse soit capable de repousse, l’attaque de Husserl. Sigwart savait bien que
ses propres tentatives.., échouaient toujours contre un obstacle
insurmontable... Sigwart était déjà vieux et malade lorsque parut le livre de
Husserl.... Il faut donc croire qu’il emporta ses derniers doutes dans la
tombe.... Durant toute son existence, il avait cru qu’il vivait en paix avec la
raison; mais voici que presque à la veille de sa mort, Husserl vient verser le
poison du doute dans son âme. Sigwart mourut sans avoir pu mettre sa conscience
en repos..." (pp. 370.371).
Le relativisme admet encore des objets
réels, indépendants de la pensée. L’idéalisme pur s’y oppose. Quels sont donc
ses rapports avec le scepticisme? Sans doute, en apparence, il n’y a rien de
commun entre une construction systématiquement et énergiquement affirmative
comme celle de Berkeley ou de Brunschvicg et le négativisme des sceptiques
grecs. Peut-être, pourtant, si l’on insiste, découvre-t-on plusieurs points de
contact qu’il faut signaler, dût-on aller contre les "clichés"
courants et des habitudes d’esprit solidement enracinées par un certain
enseignement. Mais tout d’abord, une question préalable se pose: y a-t-il un
idéalisme? Y a t-il du moins une essence de la philosophie idéaliste? Certains
le nient obstinément et reprochent à la plupart des critiques de l’idéalisme de
n’atteindre qu’une des formes de celui-ci, l’immatérialisme phénoméniste de
Berkeley tout particulièrement, et de méconnaître la pure essence de
l’idéalisme réflexif qui s’est développé dans l’époque moderne. Loin de nous la
pensée d’assimiler les uns aux autres des courants de pensée différents en
effet. Mais nous pensons pourtant qu’il y a une logique interne de l’attitude
idéaliste comme telle, et une sorte de pré supposé commun à toutes les
doctrines idéalistes, une sorte de "commun dénominateur", si l’on
veut. Comme on définit idéalisme et réalisme corrélativement, disons que le
réalisme affirme la distinction du sujet et de l’objet, de 1’ "esse"
et du "percipi" au sens le plus large. C’est là le sens
fondamental auquel nous nous tiendrons, notamment pour des raisons
méthodologiques
1.
1. Voir
LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, sens 3. Le sens 4
aboutit à une définition assez ambiguë: Doctrine d’après laquelle le réel
s’oppose à l’intelligible et suppose une part d’irrationalité (cf. E.
MEYERSON). En fait, ceci n’est pas de l’essence du réalisme. Sans doute une
philosophie réaliste admet l’existence d’éléments du réel qui peuvent nous
échapper mais ceux-ci sont en soi intelligibles, l’inintelligible total (en
soi) serait identique à l’absurde, et l’absurde total n’existe pas, ni ne peut
exister. La matière prime d’Aristote et des scolastiques (Voir ch. suivant sur
la Philosophie de la nature) en tant que potentielle, ne peut être conçue ni
connue directement, mais elle n’est pas de l’irrationnel au sens strict. Quant
à la notion d’irrationnel chez E. Meyerson, on peut, tout en sachant gré à l’auteur
d’avoir rompu une lance en faveur du réalisme, regretter de voir le mot
d’irrationnel employé pour désigner des notions que la science expérimentale ne
peut certes pas pénétrer dans leur profondeur, mais qui sont, en elles-mêmes et
pour le philosophe, réellement intelligibles: la qualité, la sensation, la vie.
L’essence de l’idéalisme sera donc la
réduction de l’être au connaître, du réel à la pensée, l’affirmation d’une
identité foncière entre la pensée et le monde, qui se rencontre en des types
d’idéalisme assez différents par ailleurs, qu’il s’agisse de Berkeley ("Esse
est percipi") ou de Lagneau ("La pensée est la mesureuse", —
formule caractéristique) 1.
Une fois ce présupposé assuré, revenons au
problème de la parenté entre scepticisme et idéalisme, si fortement niée par la
plupart des manuels modernes.
D’abord, l’arsenal des arguments
idéalistes contre le réalisme de la sensation (hallucinations, rêves, et
erreurs des sens) est emprunté presque mot pour mot aux sceptiques grecs,
notamment à Sextus Empiricus. Ensuite, tout comme le scepticisme, l’idéalisme
se méfie de la connaissance spontanée, et repousse comme factices nos
convictions les plus immédiates. Suivant la parole de M. Gilson, "il n’y a
pas d’idéalisme naturel". Disons, de même, qu’il n’y a pas de scepticisme
spontané. En outre, le postulat fondamental de l’idéalisme classique, c’est
l’identité de l’être et du connaître, ou, un peu différemment, de l’être et du
paraître (Voir les deux citations fournies plus haut). Mais ceci rejoint, en un
certain sens, l’idée-mère du scepticisme antique: pour un Protagoras, le vrai,
c’est ce qui apparaît, il n’y a rien derrière. Cette parenté entre idéalisme et
scepticisme va maintenant être de notre part l’objet d’un examen détaillé, sur
textes de saint Thomas. Car, sans ce préambule, l’examen brut des textes fût
resté en l’air, et plus d’un lecteur n’en eût pas vu le rapport avec les
problèmes posés par la philosophie moderne.
1. Le
problème est compliqué, à l’époque actuelle, par la position marxiste du
problème de la connaissance, qui qualifie d’"idéaliste" toute
doctrine qui n’est pas matérialiste; pur non-sens à notre avis, source de
confusions graves et inextricables. Voir fin du chapitre n. 3, page 66.
Dans la Somme théologique (première
partie, question 85, article 2), saint Thomas pose une question qui a l’air
parfaite ment anodine, mais qui, au fond, va au noeud même du problème
présentement étudié, même si dans l’esprit de notre auteur la difficulté n’a
pas la portée que nous lui donnons de nos jours: "Les représentations
intellectuelles que nous tirons des images sont-elles ce qui est connu
(directement et premièrement, s’entend) par notre intelligence 1?" Non,
répond l’Aquinate, qui soutient un réalisme intuitionniste pour lequel c’est
d’abord l’objet qui " saisi; cette position est intenable; s’il en était
ainsi, toutes les sciences ne porteraient que sur des faits psychiques, elles
ne seraient en somme que des ramifications de la psychologie 2. "Deuxièmement,
il en découlerait l’erreur de ces anciens qui disaient que tout ce qui apparaît
est vrai; ainsi les contradictoires seraient vraies en même temps. Si une
faculté connaissante ne connaît que sa propre affection, elle ne peut juger que
de celle-ci. Ce qui paraîtra à chacun dépendra donc de la manière dont sa
puissance de connaître sera modifiée. Toujours le jugement d’une faculté de
connaissance portera sur ce qu’elle juge, c’est-à-dire sur sa propre
modification en tant que telle. Aussi, tout jugement sera-t-il vrai. Par
exemple, si le goût ne sent que sa propre passion (au sens étymologique),
quelqu’un qui aura le goût en bon état jugera que le miel est doux et il aura
raison; s’il a le goût malade, il jugera le miel amer et il aura encore raison,
chacun jugeant selon que son organe gustatif est affecté. Et de la sorte, toute
opinion serait également vraie; et universellement, toute signification en vaudra
une autre."
Le problème est posé d’une façon à la fois
nette et simple, rigoureuse et formelle: il y a une liaison nécessaire entre
l’idée suivant laquelle nous n’atteignons que nos représentations (et nullement
des choses réelles et distinctes de la pensée), et l’assertion sceptique
suivant laquelle le oui et le non sont également vrais en tant qu’ils
paraissent à Pierre ou Paul. Le Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote est
encore plus précis à cet égard. Les passages sont séparés les uns des autres,
mais le thématisme directeur est incontestable".
1. Nous
employons le mot de représentations", volontairement un peu vague, pour
traduire le mot "species", que nous n’avons pas encore expliqué. Voir
suite du chapitre, sur la théorie de l’intentionnalité.
2. cet
argument se gloserait fort naturellement à l’aide des considérations dans
lesquelles E. MEYERSON montre que la science est réaliste, qu’elle exige le
concept de chose, malgré l’idéalisme que semblent, aux yeux de certains,
encourager les constructions mathématiques. Essayez donc de dire à un savant
que son galvanomètre ou tel précipité ne sont que des faits de conscience.
Comment, du reste, la science aurait-elle tant de mal à dégager les lois les
plus simples, si l’esprit (humain) n’était en présence que de lui-même? Comment
pourrions-nous progresser? Comment pourrions-nous nous tromper?... Le fait de
l’erreur est encore une aporie" cruelle pour l’idéalisme (entre plusieurs
autres...). C’est bien en vain que l’idéalisme moderne fait appel à une norme
de vérité intérieure à la pensée. Si cette norme est identique à la
connaissance que nous en avons, comment pouvons-nous parfois — souvent — nous
en écarter et errer? Et si elle est distincte de la pensée que nous nous en
formons, que devient la pureté de l’idéalisme?...
3. La
démonstration qui suit doit beaucoup à M. Roland DALBIEZ, actuellement
professeur à l’Université de Rennes. En lisant la préface écrite par le P. De
Grandmaison à l'intellectualisme de saint Thomas du regretté P. ROUSSELOT, nous
avons découvert une note assez brève qui faisait allusion à une critique
thomiste de l’idéalisme, dont M. Dalbiez était l’auteur, mais qui, à notre
connaissance, est restée inédite. Armé de notre propre formation thomiste, des
références fournies par l’auteur cité et de passages convergents empruntés à
plusieurs de ses ouvrages, nous pensons avoir formulé quelque chose d’assez
solide et fidèle à la pensée de saint Thomas comme aux exigences présentes de
la philosophie. En tout cas, notre reconnaissance est acquise à qui a su
attirer notre attention sur ce type "simple et rigoureux" (Chestov)
d’argumentation.
Saint Thomas parle de "l’opinion de Protagoras",
lequel disait que tout ce qui semble à quelqu’un est totalement vrai; puisque
s’il semble à l’un qu’un homme n’est pas une trirème, l’homme ne sera pas une
trirème, et s’il semble l’autre qu’il est une trirème, l’homme sera une trirème;
et ainsi les contradictoires seront également vraies" 1.
Plus loin, notre auteur établit la
réciprocité des deux assertions suivantes: a) l’affirmation et la négation sont
possibles sur le même sujet; b) tout ce qui apparaît est vrai. Qui admet l’une
doit admettre l’autre, la chose est facile à montrer, et nous n’y insisterons
pas 2.
Mais si toute apparence est vraie, ce qui n’apparaît à personne n’est pas vrai,
et même n’est pas du tout. Rien n’existera s’il n’y a pas de système sensoriel
qui saisisse les choses (sequetur quod nihil sit si non erunt sensus) et
par conséquent rien n’existera si les animaux et l’homme n’existent pas 3.
Or ceci est impossible 4. A moins qu’on ne veuille dire par là qu’il
s’agit du " sensible en acte" (= la chose actuellement saisie par les
sens). Comme telles, les choses existent réellement en dehors de nous, mais
antérieurement au fait d’être vues, touchées, etc., elles sont seulement "sensibles
en puissance" 5.
"La vue ne se voit pas elle-même,
elle voit la couleur." Si l’on prétend que l’objet de sensation et le sens
connaissant sont à concevoir corrélativement et réciproquement l’un par rapport
à l’autre, on se trompe, car le sens se réfère à l’objet pour fonctionner, non
l’inverse. Donc il est impossible que tout ce qui apparaît soit vrai 6.
1. Livre
IV, lect. 8, n° 637 de l’édition CATHAL& (Marietti, Turin).
2.
Ibid., lect. 9, n° 661-662.
3.
Ibid., lect. 14, n°’ 705-707.
4. O
pourrait enrichir cet argument, dans un exposé spéculatif, par les difficultés
si bien mises en lumière grâce à certains philosophes modernes à l’encontre de
l’idéalisme "Vous dites que c’est la pensée (humaine) qui "fait, le
réel. Qu’était alors le monde avent l’apparition de l’humanité, c’est-à-dire
pendant sa plus longue durée? Direz-vous que les périodes primaire, secondaire,
par ex., sont des projections de notre pensée? Mais quelle tentation, pour le
réaliste, de faire appel à Molière et à ses plaisanteries contre certains
philosophes...." Les idéalistes s’en tirent habituellement en di que la
conscience était déjà présente dès l’origine du monde, mais de façon
confuse.... Ce postulat parapsychiste soulève à lui seul un monde de
difficultés.
5. Sur acte
et puissance, voir ch. de métaphysique.
6. No 707.
Cf. encore in IX métaphysique, 1800 "...Car si ceci était vrai, il
s’ensuivrait l’opinion de Protagoras, qui soutenait que toutes les propriétés
et le nature des choses consistent seulement dans le fait d’être senties et
pensées." De anima, 595: "Il croyait que tout l’être et la
vérité des choses résidaient dans le fait d’apparaître."
En somme, saint Thomas réfute l’assertion
sceptique et relativiste — nous avons vu précédemment que c’était tout un — par
réduction à un idéalisme absolu, qu’il juge propre ment inconcevable. Qu’on se
garde bien de parler de cercle vicieux ou de pétition de principe, on
montrerait alors qu’on n’a rien compris à la pensée thomiste car, le rejet
thomiste d’une hypothèse idéaliste, assez proche, somme toute, de celle de
Berkeley, est adossé à une conception très consciente, très explicite, et à
notre sens très riche et très justifiée, de l’intentionnalité cognitive 1.
Du reste, "si l’on ne ramène pas tout ce qui existe à la simple relation,
on ne peut soutenir que tout ce qui apparaît soit vrai. S’il y a dans les
choses des êtres doués d’une existence vraiment consistante (absolue)... leur
être ne se résorbe pas dans leur paraître 2". Si donc l’on discute avec des
sceptiques (l’auteur dit assez dédaigneusement: si on daigne discuter avec eux "Si
aliquis dignetur eis dare orationem") on peut leur concéder que tout
est vrai pour celui à qui il semble tel, ce qui n’est qu’une simple
constatation psychologique, voire une "lapalissade"; en ce sens là
seulement, on pourra dire que les contradictoires sont vraies." Ce qui
apparaît est vrai pour celui à qui il apparaît, quand il apparaît, comme il
apparaît", et dans la mesure où il apparaît 3. C’est tout, et c’est peu.
L’adversaire n’a pas lieu de chanter, victoire... Suivent quelques exemples
d’application à divers problèmes posés par l’image et la perception 4.
Quelle impression se dégage de ce texte?
D’abord, celui-ci ne constitue pas une critique élaborée, "ex
professo", de l’idéalisme au sens moderne, puisque certains passages
considèrent au contraire la réduction à l’acosmisme comme une réfutation par
l’absurde. Cependant, de même que la "convertibilité" des deux
premiers éléments cités a) identité du
vrai et de l’apparent, b) coexistence
des contradictoires, la convertibilité qu’établit saint Thomas entre
scepticisme et idéalisme est fort instructive. Qui admet un phénoménisme
idéaliste est forcé d’admettre le paradoxe — contradictoire des sceptiques sur
l’identité du oui et du non. Et qui admet l’identité des contradictoires est
forcé d’admettre l’idéalisme.
1. Voir
suite du chapitre, sur la psychologie et la métaphysique de la connaissance.
2. Voir
lect. 55, n° 712.
3. Ibid.
4. N° 713.
Il y a donc une parenté réelle, un lien
logique indissociable entre Protagoras (car c’est bien de lui qu’il s’agit dans
le texte d’Aristote commenté par saint Thomas) et Berkeley —malgré l’attirail
théologique conservé par celui-ci, et juxtaposé à un idéalisme assez pauvre 1.
Si donc il y a une parenté entre l’idéalisme berkeleyen et les autres types
d’idéalisme (nous avons essayé de le montrer précédemment), il faut dire que la
critique de saint Thomas porte efficacement contre l’idée-mère de l’idéalisme.
Comme le disait un éminent théologien romain, le P. Le Rohellec, "par les
mots (cités), saint Thomas refusait déjà tout idéalisme" (His verbis,
Angelicus Doctor jam refellebat quemlibet idealismum). Du reste, cette
parenté entre idéalisme et scepticisme se manifeste assez clairement dans une
doctrine qui, malgré l’affaiblissement actuel de son influence, a profondément
marqué un certain nombre de nos contemporains: nous voulons parler de
l’idéalisme brunschvicgien. Ce pur mobilisme, cet univers pensé où tout change
sans cesse, où aucune catégorie, aucun principe, aussi essentiel soit-il, n’est
considéré comme acquis ou immuable, présente quelque chose d’assez négatif, qui
a été souligné par des auteurs d’inspiration fort variable, voire opposée,
comme M. Benda, le P. Boyer et M. Parodi.
Il s’en faut du reste que nous nous
tenions à une simple critique négative du relativisme et de l’idéalisme. Il
existe une conception thomiste de la connaissance éminemment positive et
pleine, qui explique nos sévérités envers l’attitude adverse, et qu’il nous
faut maintenant exposer à son tour en ses grandes lignes.
L’idéalisme n’est pas la position
spontanée de l’esprit humain. "Il n'y a pas d'idéalisme naturel"
(Gilson). La science est spontanément réaliste. La pensée commune aussi. Et
aussi la pensée religieuse, nous le verrons plus loin. Les philosophes
idéalistes eux-mêmes, comme Fichte et Brunschvicg, sont forcés de s’exprimer en
termes réalistes au sujet du "choc" de la pensée contre l’objet.
L’axiome fondamental de l’idéalisme: "Un au-delà de la pensée est impensable"
(E. Le Roy) est sans valeur, comme l’ont reconnu des penseurs très éloignés du
thomisme. C’est ainsi que l’un d’entre eux écrivait, voici quelques années:
1. Voir fin
du chapitre, sur idéalisme et athéisme.
2. Cf.
PARODI, La philosophie contemporaine en France, Alcan, cf. pp. 420- 431, et p.
528: Comment ne pas remarquer que des doctrines soucieuses de rigueur logique
et respectueuses de la science s’engagent ainsi dans un infranchissable cercle
vicieux, et qu’en niant toute stabilité et toute nécessité rationnelle, elles
ébranlent la notices même de vérité? etc."
"Est là beaucoup plus qu’une
tautologie, qui revient dire: ma représentation de l’existence du monde
constitue le monde tel que je me le représente... voici bien le sophisme, ou,
si l’on veut, le quiproquo impliqué dans la proposition: "Le monde est ma
représentation." On conclut: ma représentation est le monde même. Et c’est
précisément cette coextension de ma représentation du monde et du monde même
qui est en question, et votre thèse n’est que l’énonciation verbale de cela
même qui est à établir 1." Non seulement l’affirmation
idéaliste est gratuite, mais elle est contraire à l’analyse la plus obvie de la
connaissance et repose au fond sur une conception grossièrement visuelle et
imaginative du connaître (nous reviendrons par la suite sur ce dernier point).
Nous disons que l’idéalisme tourne le dos aux données les plus incontestables:
pour Descartes comme pour Kant, l’esprit humain ne connaît pas directement le
monde extérieur: il ne saisit que ses propres représentations. En ce sens, ces
deux auteurs sont bien idéalistes. Cependant, il reste chez eux un élément
réaliste, car ils admettent l’existence véritable des objets indépendamment de
la connaissance que nous pouvons en avoir. Les successeurs de ces deux
philosophes aboutissent logiquement au pur idéalisme 2; si nous ne saisissons jamais
le monde extérieur, pourquoi en admettre l’existence? Ce serait là une notion
inutile, et même chimérique. Il n’existe donc que la pensée. Nous ne saisissons
que nos représentations. En réalité, il y a là une équivoque sur la notion même
de représentation, et sur le rôle de celle-ci. Si nous sommes enfermés dans nos
sensations et nos idées, il est bien évident que nous ne pourrons pas sortir de
nous-mêmes pour aller les comparer avec leur modèle extérieur. Mais en fait
nous sommes en contact avec le réel dès les premiers instants de la
connaissance. Celle-ci est "intentionnelle" (de "tendere
in", tendre vers), c’est-à-dire qu’elle n’a de contenu, de
signification, que par rapport à l’objet.
1. Th.
RUYSSEN, Revue de métaphysique et de morale, juillet-sept. 1930, pp. 339-40.
2.
Descartes est idéaliste en tant qu’il admet que nous ne saisissons directement
que nos représentations, qui tiendraient môme si le monde extérieur n’existait
pas. Il est réaliste dans la mesure où sa philosophie conserve en dernière
analyse la croyance en l’existence du monde, à laquelle nous pousse un instinct
causal naturel, et surtout la garantie offerte par la véracité divine. Encore
s’agit-il du Dieu des philosophes. Malebranche, lui, va plus loin: c’est la Révélation
elle-même qui établirait l’existence réelle du monde, la philosophie n’y
suffisant pas. Un auteur peu connu, franciscain du nom de Fardella (1650-1718),
abandonne même cet argument. Enfin, avec Berkeley, l’univers n’est qu’un
spectacle que Dieu nous donne. Pareillement, Kant est réaliste par son
admission de la chose en soi, et idéaliste par son idée que nous ne saisissons
que des phénomènes filtrés et reconstruits par les formes a priori de la
sensibilité et les catégories de l’entendement. Ses successeurs se sont é de
l’encombrante (et peu, logique) chose en soi: ex. Fichte, Renouvier, etc.
Toute connaissance est saisie de quelque
chose. La notion d’intentionnalité est, historiquement, d’origine
aristotélicienne. Elle a été reprise, de nos jours, en des milieux fort
différents (néo-réalisme anglo-américain, phénoménologie, thomisme) 1.
Fondamentalement, elle se ramène à ceci: la représentation et en particulier la
sensation — n’est pas ce qui est connu d’abord et essentiellement; elle est ce
par quoi, ce grâce à quoi, ce à travers quoi l’objet est connu. On peut la
comparer à un pont jeté d’une rive à l’autre (moyen d’accès, non terme) ou à
une fenêtre ouverte par laquelle nous nous penchons pour regarder le paysage:
c’est celui-ci que nous voyons d’abord, non la fenêtre elle-même. Comme le dit
à peu près Husserl, "je ne touche pas une sensation de résistance, je
touche un objet résistant; je n’entends pas une sensation de bruit, j’entends
un bruit; je ne vois pas une sensation lumineuse, je vois de la lumière."
Mais cette indiscutable constatation, roc et rempart de tout réalisme
conséquent
2, ne nous suffit pas. Il nous faut une explication du fait. La
théorie de l’intentionnalité, dans sa structure technique, est fort complexe et
délicate. Nous ne prétendons ici qu’indiquer les grandes lignes de la position
thomiste, entendons par là des idées de saint Thomas lui même et de ses
commentateurs les plus sûrs (un Cajetan, un Jean de Saint-Thomas). Lorsque je
connais un objet, celui-ci est en quelque façon en moi. Autrement il
resterait pour moi inconnu, extérieur à mon champ noétique. Connaissance
suppose présence. Mais quelle présence? Il est bien évident que je n’ai pas "dans
la tête" (?) le monde qui m’entoure, pris dans sa matérialité; je ne suis ni
une arche de Noé, ni un garde- meuble. Les objets sont donc en moi d’une façon
dématérialisée, déspatialisée, si l’on nous permet ce barbarisme
expressif. Il faut, en un mot, reconnaître que les choses peuvent exister de
deux façons: pour elles, et pour nous (mais sans que ce "pour nous" implique
le moins du monde un relativisme au sens moderne).
1. Mais
avec un bonheur variable. Parmi les néo-réalistes, Nun est celui qui se
rapproche le plus de nos positions. Au contraire, un phénoménologue comme Husserl
reste en définitive prisonnier de l’idéalisme (Voir fin du chapitre).
2. Si on la
rejette, on est réduit à ce qu’on a nommé le "réalisme indirect" ou
"illationnisme" (illatio = inférence), qui veut prouver
l’existence du non moi par le principe de causalité appliqué à nos
représentations. Mais suivant l’heureuse expression de M. Gilson, "à un
crochet peint sur un mur, on ne peut suspendre qu’une marmite peinte sur le
mur. Si on professe que nous sommes enfermés dans nos représentations, ce n’est
pas un principe, lui-même psychique qui nous fera bondir magiquement dans un
réel inattingible par hypothèse.
Le sujet connaissant et l’objet connu
s’unissent donc très intimement. C’est précisément cette union qui est le noeud
du problème de la connaissance. Nous verrons, dans le chapitre sur la nature,
que tous les êtres corporels sont constitués d’un élément potentiel et d’un
élément spécifique, dynamique, la "forme" (en un sens très
technique). Or saint Thomas, à la suite d’Aristote, déclare, de façon un peu énigmatique
pour un lecteur moderne, que "les êtres doués de connaissance différent
des non-connaissants en ce fait que les non-connaissants n’ont que leur forme
propre, tandis que le connaissant est constitué de telle façon qu’il peut
recevoir la forme de l’autre" 1. C’est là le fameux "acte commun du
sentant et du senti" dont Aristote se servait pour définir la
connaissance, et qui a donné lieu à tant d’ineptes brocards, fondés sur des
contresens. La chose mérite qu’on s’y arrête. La connaissance porte sur les
propriétés des choses, qui découlent de leur forme, de leur élément actuel. Le
potentiel comme tel n’est pas connu 2, Le connaissant reçoit donc, outre sa
forme, celle des autres objets. Cependant il les reçoit en tant qu’elles ne
sont pas lui-même. Il semble qu’il y ait là une contradiction. Comment peut-on
être à la fois soi-même et autre chose? Mais cette contradiction repose
précisément sur une mauvaise compréhension de la théorie de l’intentionnalité.
Il ne faut pas confondre l’être physique et l’être intentionnel, psychique, des
choses. Ces deux types d’être se disent analogiquement et ne doivent pas être
pris comme identiques. Sans doute l’union entre le connaissant et le connu
est-elle très intime, plus intime encore que celle qui, au sein d’un seul et
même être physique, existe entre matière et forme (la matière ne devient pas la
forme, tandis que le connaissant devient le connu). Mais cette union est "sui
generis", la connaissance constitue un monde qui a ses lois propres,
spécifiques, irréductibles à celles de la matière et de ses activités. Deux
choses peuvent être et rester parfaitement distinctes entitativement, ne pas
fusionner ni se confondre dans leur existence propre, et s’identifier dans
l’ordre intentionnel. On voit combien est absurde le reproche si souvent fait
au réalisme aristotélicien et thomiste de concevoir matériellement la
connaissance. Si paradoxal que la chose puisse paraître, c’est l’idéalisme,
avec son sujet "qui ne peut sortir (?) de lui-même", son "au-delà
de la pensée" etc. qui est victime d’une conception grossièrement visuelle
du connaître. Pas davantage ne peut-on, comme on l’a malheureusement fait
parfois, identifier cette conception avec la fameuse "intuition"
bergsonienne: outre que celle-ci reste de type anti-intellectualiste, alors que
l’intuition thomiste du sensible ne fait que préparer la saisie intellectuelle
de l’être et des essences à travers le donné concret, l’intuition bergsonienne
absorbe le sujet connaissant dans la chose connue, un peu comme Rousseau croyait
se fondre dans la nature, tandis que pour nous l’"altérité" subsiste.
Il ne faut donc pas concevoir la connaissance de façon physique, comme une
transmutation, une transformation au sens étymologique.
1.
2. Voir le
chapitre suivant, sur la philosophie de la nature et la notion de matière
prime.
C’est ici qu’intervient une notion
capitale dans la théorie thomiste de la connaissance, celle d’"espèce",
ou "species" dont le maniement est si délicat que certains
scolastiques eux-mêmes n’ont pas toujours su éviter des gauchissements
malencontreux à son sujet: la "species" est une forme
représentative tenant le rôle de la chose, et qui permet le processus de
connaissance. Elle n’est pas une entité mythologique forgée par des métaphysiciens
en délire, elle est absolument requise pour rendre raison du fait de la
connaissance, pour que celle-ci soit pensable. Nous avons déjà eu l’occasion de
critiquer la conception idéaliste de la connaissance, soit à cause de ses
conséquences ruineuses, soit en raison de sa méconnaissance du caractère
intentionnel de tout acte cognitif. C’est qu’en effet notre capacité de con
naître n’est pas douée par nature, ou par identité, des propriétés du monde
extérieur. Elle ne les tire pas d’elle-même. Elle ne les reçoit pas non plus
par une transformation physique 1, nous l’avons vu. Chaque chose reste
intrinsèquement ce qu’elle est, reste pourvue de sa propre structure
entitative. Par conséquent, l’action des objets sur nos sens 2 engendre en
ceux-ci une "similitude" de l’objet connu non certes une petite image
(?) qui émigrerait des objets en nous (?) à la manière des "eidôla"
de Démocrite, mais un facteur dont tout le rôle consiste à faire connaître
l’objet, seule réalité atteinte directement.
1. Il ne
faut évidemment pas confondre l’étude psychologique de la connaissance comme
fait psychique avec ce
qui se rapporte aux concomitants physico-chimiques ou physiologiques du
phénomène noétique....
2. Ceci
pose un problème assez délicat puisque ce n’est pas le sens qui forge sa
connaissance du monde extérieur (à la manière idéaliste ou relativiste), il
faut qu’il y ait déjà dans l’action de l’objet sur lui quelque chose d’ordonné
à la connaissance, une "action intentionnelle". L’analyse de celle-ci,
embryonnaire chez saint Thomas lui-même, a été l’objet d’études diligentes et
fermes chez des auteurs comme Cajetan et Jean de Saint-Thomas. Voir Y. SIMON
Introduction â l’ontologie du connaître, Desclée de Brouwer, pp. 134-156.
3. Voir
GiLSON, Le thomisme, éd. Vrin, p. 300, et Y. SIMON, op. laud., pp 25-22 note.
Laissons ici la parole à un éminent
spécialiste, qui s’exprima là-dessus mieux que nous: "Partons de ce fait
que là connaissance d’un objet est la présence de l’objet même dans la pensée;
encore faut-il que l’objet ne l’envahisse pas au point qu’elle cesse d’être une
pensée. De fait, les choses se passent bien ainsi, car si elles se passaient
autrement, nous ne serions même pas là pour poser le problème de la connaissance.
Le sens de la vue perçoit la forme de la pierre, mais il ne se pétrifie pas; il
reste au contraire ce qu’il était, et conserve même des possibilités pour
devenir encore autre chose. Lorsqu’on veut tenir Compte de ce nouveau facteur,
le problème de la connaissance se pose sous cette forme plus complexe: à quelle
condition le sujet connaissant peut-il devenir l’objet connu, sans cesser d’être
soi-même? C’est pour faire face à cette difficulté que saint Thomas
introduit l'idée d’"espèce". Quel que soit l’ordre de
connaissance que l’on considère, Il existe un sujet, un objet et un
intermédiaire entre l’objet et le sujet. Cela est vrai depuis les formes les
plus immédiates de la sensation telles que le toucher et le goût, et devient de
plus en plus manifeste à mesure que l’on s’élève sur l’échelle de la
connaissance. Pour résoudre le problème il suffit donc de concevoir un tel
intermédiaire qui, sans cesser d’être l’objet, fût capable de devenir le sujet.
A cette condition, la chose connue n’envahirait pas la pensées ce qu’en effet
elle ne fait pas, et ce serait cependant bien elle qui serait connue, par la
présente de sa "species" dans la pensée qui la connaît. Pour
concevoir un tel intermédiaire, que le fait même de la connaissance nous
contraint de poser, il faut renoncer à se le représenter. Le terme de similitudo
(ressemblance), par lequel saint Thomas désigne souvent l’espèce, doit être
pris avec le sens fort qu’il reçoit alors: une participation de la forme (de
l’objet) qui la représente parce qu’elle n’est que cette forme même
prolongée. La “Similitudo formae" n’est pas un tableau, ni même
un décalque, sans quoi la connaissance ne saisirait que les ombres des objets 1…"
Du reste, comme l’ont fait excellemment remarquer un certain nombre de
scolastiques modernes, seul un Être infini, qui causerait toute chose par sa
pensée, connaîtrait le réel par identité et sans avoir besoin de species.
Autrement dit, la négation de là species aboutit logiquement à un
panthéisme idéaliste 2.
1. Gilson,
op. laud., pp. 314 et 315, note I. Si nous ne saisissions que l'apparence
(subjective) des objets on serait acculé aux absurdités signalée par saint
TROMAS, Somme theologique, Ia q 85 " 2 et que nous avons
développées dans la réfutation par l’absurde de l’idéalisme.
2. Voir
là-dessus l’excellent traité de GRED; Elementa philosophiiae
aristolico-thomisticae, Fribourg. Herder, cf. n’ 470-2, Par ailleurs, nous
avons volontairement laissé de côté le problème de la "species
expressa", c’est-a-dire de celle que forme le sens, ou l’intelligence,
lors de la connaissance, et dans le prolongement pour ainsi dire de l’espèce
expresse. La question est fort délicate et si l'on voulait en parler dans un
exposé élémentaire on risquerait de brouiller les cartes. Voir un bon manuel
scolastique (GREOT, BOYER, ou en français, COLIN ou JOLIVET; se reporter à
notre bibliographie à la fin de l’ouvrage.) Une autre question intéressant est
constituée par le problème des "qualités secondes" (couleur, son,
etc.), que le réalisme accepte, mais que la plupart des philosophies modernes,
suivis par la quasi-totalité des manuels de biologie et de physique, déclarent
subjectives et illusoires. Or, la question est loin d’être tranchée eu leur
faveur. On trouvera dans l’excellence Critique de la connaissance de J.
DE TONQUELEC (Beauchesne) une discussion détaillée des arguments idéalistes ou
relativistes sur ce point. Ajoutons que des philosophes modernes pensent
là-dessus un peu comme nous (Lotze, Bergson, etc.). Le P. Gredt cite même toute
une liste de savants, surtout allemands, qui seraient de notre c Mais le grand
public, et nos étudiants, sont soigneusement ‘préservés ‘de cette
documentation, sur ce point comme sur beaucoup d’autres.
Il est donc absurde de confondre,
avons-nous dit plus haut, la conception péripatéticienne des "espèces"
avec la conception matérialiste antique qui se représente la ressemblance de
l’objet comme une petite image envoyée dans nos sens par la chose: "Entre
la pierre et 1'"eidôlon" qu’elle émet dans le système de
Démocrite, il n’y a qu’une différence de subtilité qui n’intéresse que
l’imagination; entre la pierre et l'"eidos" qui la représente
dans le système aristotélicien, il y a une radicale diversité ontologique, passage
d’un ordre à l’autre 1."
Jusqu’à présent nous sommes restés sur le
plan de la connaissance sensible, entendue en un sens assez étroit,
c’est-à-dire ce qui concerne la vue, le toucher, etc. Un exposé absolument
élémentaire du thomisme pourrait à la rigueur passer directement à la
connaissance intellectuelle (formation du concept et jugement). Nous estimons
pourtant nécessaire auparavant de dire un mot de ce que les scolastiques
nomment les "sens internes": la vie psychique obéit à une gradation,
qui va d’un étroit conditionnement par la matière à une indépendance intrinsèque
vis-à-vis de celle-ci. Ainsi passe-t on des sens externes ("sens"
étant pris ici avec la signification classique) à l’intellect.
II ne faut pas oublier là l’existence de
fonctions, psychiques, de facultés 2, qui, tout en étant en liaison avec le sensible,
sont moins étroitement liées à la matière que celui-ci. Sans doute un sens
comme le toucher (simple ou complexe sens de la résistance, de la température,
etc. peu importent ici les précisions apportées depuis saint Thomas par la
psychologie expérimentale; il s’agit pour le moment d’une question de principe)
ou la vue mettent-ils déjà en échec le matérialisme, nous avons pu nous en
rendre compte ("l'oeil connaît la pierre, il ne se pétrifie pas").
Impossible de réduire même la sensation la plus élémentaire à un phénomène
physiologique et encore bien moins à un processus physico-mécanique.
1. Y.
SIMON, loc. Laud.
2. Nous
justifierons plus loin, (chapitre suivant) et en métaphysique générale le
concept de faculté, objet de dérisions aussi faciles qu’immé
Elle est le fait d’un organe animé 1.
Cependant le "sens externe" suppose pour réagir la présence, ou du
moins l’action actuelle d’un objet réel (une étoile qui a cessé d’exister
lorsque les rayons lumineux émis par sa surface frappent nos yeux agit actuellement
sur nous par ces rayons). Mais il existe des "sens internes",
entendons par là des activités psychiques qui, sans être spirituelles au sens
strict, sont plus détachées de la matière que les sens externes.
Habituellement, la scolastique thomiste en compte quatre: le sensorium commune,
l’imagination, la mémoire, et l’instinct, ou "estimative", nommée "cogitative"
chez l’homme.
Que le lecteur ne se laisse pas rebuter
par ces vocables, qui, après tout, valent bien le jargon hégélien ou
existentialiste. Ils recouvrent en fait une analyse extrêmement judicieuse, qui
ne s’oppose en aucune façon à la continuité et à l’unité de la vie psychique 2.
Le sens commun, ou sensorium commune,
possède une double fonction: il coordonne les données de plusieurs sens comme
exprimant un même objet (exemple: je vois cet arbre, je touche son tronc et ses
feuilles, je sens son parfum, etc. comme appartenant à une seule et même chose,
ce que chaque sens isolé est bien incapable d’expliquer) et il permet déjà une
sorte de réflexion fruste sur la sensation 3.
1. Saint
Thomas repousse donc simultanément le matérialisme, pour qui la matière est
capable de connaître, et un spiritualisme de type platonicien ou cartésien,
pour lequel la sensation elle-même est un acte de l’âme seule. Cf.: "Le
fait même de voir ne consiste pas dans l’apparition de telle forme dans l’oeil,
mais il consiste dans le fait de voir, d’avoir la capacité visuelle. La vision
elle-même, en sa nature vraie, n’est pas une passion corporelle, car l’âme est
sa cause principale.... Il faut cependant savoir que l’apparition précitée,
dans la mesure où elle se fait par l’intermédiaire d’un facteur corporel de la
vision, est corporelle; en effet, la vision n’est un acte de l’âme que par
l’intermédiaire de l’organe corporel, etc." (Commentaire sur l’opuscule De
sensu et sensato. C. 4). Ces idées ne seront parfaitement saisies qu’après
étude des rapports entre âme et corps au chapitre suivant.
2. On le
verra dans le chapitre suivant. Pour les sens internes, leur nature et leur
rôle, on trouve un exposé d’ensemble dans la Somme théologique, la pars, q. 78,
a. 4. L’édition de la Revue des Jeunes (Desclée et Cie) donne là-dessus
d’excellentes notes, dues au P. WÉBERT.
3. Voir
texte cité. Le problème des sens internes a reçu chez les thomistes postérieurs
de précieuses élucidations. Cf. la Philosophie naturatis de JEAN DE
SAINT THOMAS.
L’imagination possède chez saint Thomas et
dans son école un rôle à peu près semblable à celui que lui reconnaissent la
plupart des auteurs: représenter l’objet même hors de toute action de
l’extérieur
1, et former des synthèses nouvelles. En somme, à peu près ce que nous
nommons imagination reproductrice et créatrice, étant bien entendu qu’il n’y a
pas là deux fonctions psychiques, mais deux aspects de la même fonction.
La mémoire (entendons par là la mémoire
sensible, celle qui porte sur les couleurs, les sons, les données concrètes de
tout genre, et non la "mémoire intellectuelle", qui n’est au fond
qu’un nom de l’intelligence elle-même, puisqu’elle concerne concepts et
relations) se différencie de la simple imagination par ce coefficient qui lui
est propre, et qui consiste à saisir le passé comme tel, en une sorte
d’intuition
2. Enfin l’instinct, qui, pour les scolastiques, n’est pas à proprement
parler un fait d’ordre actif ou tendanciel, mais bien une activité de
connaissance d’un type assez remarquable, puisqu’il ne s’explique pas par les
données sensibles, ni par la simple imagination, ni par le souvenir, sans être
pour cela d’ordre proprement intellectuel ou rationnel. Le rôle de ce sens
interne chez l’homme est très important.
1. Id.,
plus les Commentaires de saint TH0MAS sur Aristote, notamment sur le Péri
psychès.
2. Cf. le Commentaire
sur le De memoria et reminiscentia, lect. 3.
3. Saint
Thomas n’est certes pas de ceux qui nieraient l’existence de l’instinct comme
activité spécifique (tel le Belge Verlaine) ou qui le réduiraient à un
mécanisme pur, a-psychique. Il ne le considère pas non plus au sens où l’entend
notre langage vulgaire ("instinct sexuel", "instinct de
conservation", qui dans sa terminologie, se rattache à l'"appétit
sensible" ou sensitif). Il le considère essentiellement comme un type de
connaissance sui generis, irréductible à la simple sensation, et môme à l’image
et au souvenir, qu’il dépasse (Un animal nouveau-né fuit devant telle bête et
non devant telle autre, mange ceci et non cela, etc. la donnée sensible ne
suffit pas, à elle seule, à en rendre compte, encore que ce soit à son propos
que le choix s’opère). Il ne saurait non plus être question d’intelligence
rationnelle, puisque l’animal n’a ni science progressive, ni langage articulé,
ni activité esthétique, ni préoccupations morales ou religieuses. La position
thomiste se situe entre l’interprétation mécaniste et la position dite
lamarckienne (instinct intelligence régressive, ou dégradée, identique à la
nôtre pour le fond). Lui-même et les grands commentateurs ont scruté la
philosophie du problème d’une façon fort judicieuse, et nous croyons que c’est
pour avoir méconnu leurs leçons que les modernes sont forcés d’osciller sans
cesse entre un mécanisme absurde et un anthropomorphisme ridicule, dans l’étude
du psychisme et du comportement animal. Plus délicate encore à analyser que
l’"estimative animale" est la "cogitative" humaine. En
effet, l’instinct (an sens défini ici) existe aussi chez l’homme, qui n’est pas
un pur esprit. Mais, de par notre unité foncière, il est radicalement imprégné
d’intelligence. Saint Thomas l’appelle parfois "intellectus
passivus" — ce qui permet aux novices, fussent-ils diplômés et
chevronnés.— de magnifiques confusions avec l’intellect proprement dit ("intellectus
possibilis", Voir plus loin), ou encore "ratio particularis",
puisqu’elle saisit ce mélange d’intelligible et de sensible qu’est la donnée
concrète. Elle discerne, suivant le mot d’Aristote, "l’homme qui est dans
Callias" et décante en quelque sorte la donnée sensible en vue de la
formation du concept. Elle contribue aux jugements spontanés que nous portons
sur les individus, saisis comme sympathiques ou antipathiques, favorables ou
défavorables à noua; elle fournit un point d’application concret aux décisions
morales. Cf. les excellentes pages consacrées à la question par HAYEN,
L’intentionnel dans la philosophie de saint Thomas, pp. 176-181, Desclée de
Brouwer, avec de nombreux textes.
On voit donc que pour le thomisme il
n’existe pas une coupure radicale entre la sensibilité et l’entendement. Encore
faut-il se garder de confondre cette continuité dynamique avec une réduction du
supérieur à l’inférieur, à la manière de l’empirisme et de l’évolutionnisme
moderne, si malencontreusement suivi par certains catholiques 1.
Nous arrivons maintenant au problème du
concept. On peut ramener les positions possibles à un petit nombre de solutions-types:
ou bien le concept n’a d’existence ni dans les choses (il n’y a que des
individus, pas d’essences) ni dans l’esprit (ce que nous nommons concept n’est
qu’un faisceau d’images reliées par un mot, par un nom commun) et c’est le
nominalisme, à la manière de Hume par exemple. Ou le concept, bien que
n’exprimant pas la réalité en soi, possède un véritable rôle dans nos
représentations (conceptualisme, de Kant par exemple) 2. Ou bien, l’objet de concept
existe en dehors de nous avec une réalité substantielle, et l’on a ce qu’on
nomme habituellement le réalisme absolu, ou, plus malencontreusement,
l’idéalisme platonicien, repris en fait par certains modernes de formation
mathématique ou d’esprit "logiciste" (Cantor, Husserl, etc.).
1. Ainsi,
voulant nier à tout prix la spécificité du concept — et de l’intelligence — des
auteurs comme Romanes rabaissent tant qu’ils peuvent l’idée vers l’image, et
attribuent à l’image des perfections nombreuses et admirables. Comme le jeu ne
réussit pas et qu’oit n’arrive pas, si nous osons nous exprimer ainsi, à faire
la soudure ", on est forcé alors de forger des représentations
intermédiaires plus ou moins chimériques, que l’on baptise "percept",
"récept" (?) etc., Sur
la déviation correspondante en milieu catholique) nous avons fourni des textes
de Mgr. Amana, du P. Boné, du P. de Saint-Seine dans l’étude déjà citée de la
Pensée catholique) n° 4, R. CHARNAY: Sur l’évolutionnisme catholique, cf. pp.
63-63. Voir Ecl. n° 8.
2. On
trouve dans les manuels classiques des confusions fréquentes en fait de
philosophie médiévale. Ainsi, l’un d’eux, fort répandu, considère comme
nominaliste Guillaume d’Occam, qui est en réalité un conceptualiste, et traite
en revanche de conceptualiste Abélard, qui n’en peut mais) et dont la position
sur ce point est asses proche de ce que devait être par la suite la position
thomiste
3. On peut,
étymologiquement, parler d’idéalisme platonicien, à cause du rôle des
"Idées dans cette philosophie. En réalité, cette manière de faire est
source de confusion, car Platon est réaliste a) en tant qu’il admet les Idées
comme réalités subsistantes, que nous les saisissions ou non; b) en tant qu’il
croit à l’existence du monde sensible, matériel, bien qu’il le dédaigne
passablement.
Mais le nominalisme est inacceptable pour
plusieurs raisons d’abord, il est contraire aux données les plus élémentaires
de l’introspection, qui nous manifestent la transcendance de l’idée sur l’image
(le concept de locomotive est tout autre chose que l’image plus ou moins
confuse d’une ou plusieurs taches noires avançant toutes seules..., il contient
un élément pensable, rationnel, et explicatif, au moins à l’état d’ébauche) 1.
Il ruine la science, au sens général de savoir rationnel, puisque celui-ci,
qu’il s’agisse de mathématiques, de physique, de zoologie, de logique, de
métaphysique, de morale, porte sur des concepts et des relations entre concepts
exprimées par le jugement 2. Il est contradictoire lorsqu’il déclare
qu’il n’y a "aucun" concept, "aucun" n’étant rien
d’autre qu’un concept négatif. (Si l’on dit que cet argument n’est qu’un
artifice verbal, et que le nomina liste se contente de dire que l’on ne consiste
pas l’existence du concept en fait, nous renverrons le contradicteur à
tous les textes classiques de Berkeley ou Hume, dans lesquels ces auteurs
s’escriment laborieusement.., et notationnellement pour établir que le
concept est non seulement inutile mais impensable.) — Le conceptualisme, moins
opposé à l’introspection et à ses données, ne vaut guère mieux cependant que le
nominalisme pur, puis qu’il fait du concept une forme aveugle de notre esprit. Il
tombe dès lors dans la même contradiction: comment une philosophie
conceptualiste formulées en concepts peut-elle valoir quelque chose?
Toute connaissance intellectuelle est réduite ainsi à une axiomatique suspendue
dans le vide, grevée d’une contradiction implicite. Quant au réalisme de type
platonicien, il multiplie les entités sans nécessité, réalise des abstractions,
et surtout il coupe notre connaissance rationnelle du monde sensible: on arrive
à ce paradoxe d’une science qui ne porte plus sur le réel, dans la mesure même
où elle est rationnelle...
Toute la théorie thomiste de la
connaissance est une protestation contre le nominalisme 3 et elle élimine de
même le conceptualisme de par l’idée qu’elle se fait du connaître. Dans la
mesure où elle est aristotélicienne, elle s’insurge contre le "réalisme"
platonicien
4.
1. Voir
là-dessus les beaux travaux d’Alfred Binet et de l’École de Wurzbourg.
2. Nous
Savons bien que certains philosophes modernes, de Descartes à Goblot, en
passant par Spinoza, s’évertuent à distinguer "idée" et
"concept", mais cette distinction nous parait précisément reposer sur
un "angélisme épistémologique nous n’avons pas de telles
"idées", nous n’avons que des "concepts", mais ceux-ci sont
tout autre chose que la confusion imaginative que ces auteurs veulent y
voir....
3. cf.
saint THOMAS, Commentaire sur les Premiers Analytiques d’Aristote,
lect., 19, n° 8. Chose intéressante, Duns Scot, le fameux adversaire du
thomisme, est tout à fait d’accord avec saint Thomas sur cette réfutation par
l’absurde du nominalisme sous toutes ses formes. Cf. L Duns Scot (Alcan, pp.
85-86).
4. Cf.
saint Thomas, Commentaire sur Aristote, Métaphysique, 1, lect. 10.
Et pourtant, sans céder à un éclectisme
superficiel et niais, à la manière de celui qui triomphe dans la plupart des
manuels de baccalauréat, on peut dire que le nominalisme a raison en insistant
sur ce fait indéniable que seuls existent, physiquement, les individus, que
l’essence spécifique n’a pas de réalité en dehors des individus (mais il a tort
de dénier toute existence dans les individus eux-mêmes, et dans notre pensée).
Le conceptualisme, au moins, reconnaît que nous pensons l’universel, mais en
fait une nécessité aveugle, non une traduction du réel. Enfin, c’est à bon
droit que le réalisme de type platonicien met l’accent sur la valeur et la
dignité de l’essence, qui correspond bien effectivement à quelque chose, sous
peine de réduire le savoir humain à une poussière de données contingentes
impensables. Cependant il a le tort de réaliser une abstraction. Si nous
récapitulons ces constatations, nous voyons: que seuls les individus existent,
qu’ils ont néanmoins quelque chose de commun, sans quoi le savoir rationnel se
réduirait à des mots. Nous voici au seuil de la solution, nous croyons
apercevoir celle-ci. Mais il faudra la dégager avec précision.
Les objets singuliers que nous saisissons
se répartissent suivant des types d’être, des "natures" distinctes.
Ils sont gros d’intelligibilité dès le niveau de la sensation et de l’image.
Seulement les sens (externes et internes) sont incapables comme tels de le
discerner, car cela dépasse leur capacité encore tributaire de la matière. Si
donc nous pensons l’universel, si nous saisissons des essences, au moins
confusément, ce ne peut être que grâce à l’intervention d’un pouvoir
spécifiquement nouveau, et irréductible à la sensibilité, qu’on nomme
précisément l’intelligence. La donnée sensorielle et imaginative est sans doute
indispensable, et saint Thomas n’a cessé de s’élever contre tout rationalisme
excessif qui, à la manière de Platon, ne considère le sensible que comme une
occasion de la connaissance intellectuelle. Mais jamais, n’en déplaise à toute
forme de sensualisme ou d’empirisme, ce facteur ne suffirait sans
l’intervention d’une activité spirituelle Comment concevoir celle-ci? A la
suite d’Aristote, le Docteur Angélique distingue deux intellects, réellement
distincts en ce sens que l’un n’est pas l’autre (il ne faut pas les concevoir
comme deux objets juxtaposés...): l’intellect-possible et l’intellect-agent. Le
premier est l’intellect tout court, proprement dit, dont la fonction est
précisément de comprendre, de saisir l’intelligible. Le second, dont l’action
précède logique ment celle de l’intellect-possible, n’est qualifié d’intellect
que d’une façon impropre et analogique et, à partir du sensible, de l’image,
forme une "species" intelligible. Il est une sorte de projecteur,
de lumière spirituelle qui dégage du sensible l’être et les propriétés
pensables de leurs conditions individuelles de réalisation 1. Il va sans dire que, dans la
perspective pluraliste de saint Thomas, chaque être humain a son
intellect-agent et son intellect-possible, contrairement à certaines assertions
des commentateurs maures d’Aristote, qui admettaient un intellect-agent unique
pour tous (Avicenne) ou un intellect-possible (identique d’ailleurs à
l’intellect-agent) unique pour tous les hommes (Averroès) 2. La manière dont l’intellect-agent
éclaire l’image pour former le concept est d’ailleurs diversement expliquée et
analysée par les thomistes.
De même peut-on expliquer la naissance des
premiers principes de la raison sans passer par le fameux dilemme: innéisme
(rationaliste) ou empirisme. Il faut d’abord reconnaître qu’il existe trois, et
non deux positions sur ce point: l’une qui considère la raison elle-même (et
non seulement son contenu) comme le résultat de l’expérience. Exemple:
l’empirisme évolutionniste à la Spencer, pour lequel la raison humaine sort
graduellement de l’animalité et acquiert des principes qui ne sont, au vrai,
que des "caractères acquis" au sens darwinien. Tout à l’opposé se
trouve une conception rationaliste de type innéiste (Descartes-Leibniz) qui
considère non seulement la raison, mais encore son contenu (nos idées) comme
données toutes faites, l’expérience sensible n’ayant qu’un rôle de stimulant ou
d’occasion pour le fonctionnement de l’intelligence. La conception d’Aristote
et de saint Thomas consiste à professer l’innéité de l’intelligence elle-même,
et l’acquisition de son contenu. Dire que le contenu est donné est d’une "philosophie
paresseuse", selon l’expression classique employée contre l’innéisme, et
méconnaît la solidarité entre notre expérience sensible et notre activité
intellectuelle. Dire que la raison elle-même est acquise, c’est ne voir en
celle-ci que le résultat d’un alluvionnement biologique contingent, sans valeur
de vérité ni transcendance vis-à-vis du sensible, voire de la matière elle-même.
C’est donc, comme l’a remarqué M. Parodi, se contredire grossièrement,
puisqu’on ne dispose que de cette fameuse raison pour construire la science et
défendre ses propres thèses (Philosophie contemporaine en France, p. 152).
Pour nous, au contraire, l’intelligence, antérieurement à son exercice, est en
nous bien réellement, mais à l’état de faculté, au sens étymologique et
philosophique à la fois de puissance. Une faculté n’est pas un lutin
bienfaisant (?) ni un petit levier; et ce n’est pas la condamner que de montrer
sa liaison avec l’idée aristotélicienne de puissance, puisque cette notion,
nous le verrons en métaphysique, est indispensable. Un homme endormi ne
raisonne pas, un chien non plus. Éveillez l’homme, il raisonnera, le chien ne
raisonnera pas. Il y a donc dans l’homme un "quelque chose" qui n’est
pas de l’acte, de l’être effectif et agissant, mais qui est pourtant davantage
qu’une simple possibilité logique. Ce "quelque chose" n’est
d’ailleurs pas un être, un "quod" auto nome, mais tout simplement
l’être humain lui en tant que pensant (les amateurs de plaisanterie contre les
facultés, lutins bienfaisants, seraient bien aimables de ne pas confondre
l’authentique conception scolastique avec les caricatures imaginatives dont ils
sont eux-mêmes encombrés...). De telle sorte que si nous prenons, par exemple,
l’axiome: "Le tout est plus grand que la partie", qui est une
application très simple, sinon une forme, du principe d’identité, sa genèse
sera la suivante: l’enfant, à un âge qu’il appartient à la psychologie
expérimentale de déterminer avec précision, a formé la notion de tout et celle
de partie, plus ou moins explicitement (en manipulant des cubes, en essayant de
faire tenir un objet dans un autre objet, etc.). Dès que ces notions sont dégagées
par lui, il saisit d’emblée (statim apprehendit) la connexion
ontologique (réelle) et logique à la fois qui les unit. Le principe n’est ni
inné ni formé par une poussière d’expériences sensibles toujours conjecturales,
comme pour Hume (fussent-elles renforcées dans le cerveau de l’espèce par leur
inscription à titre de caractère patrimonial, comme le voulait Spencer...).
Deux remarques s’imposent ici, l’une qui
concerne le contenu même de la connaissance intellectuelle l’autre qui concerne
la méthode employée. Certains s’imaginent — sur la foi de résumés caricaturaux
et malveillants, dont les auteurs sont parfois, hélas, des philosophes connus
que, d’après saint Thomas, nous saisissons adéquatement, exhaustivement,
l’essence même de chaque type d’être. Rien n’est plus faux. Sans doute l’intelligence
saisit-elle son donné sous l’angle de l’être, si l’on peut dire (sub ratione
entis) et atteint-elle confusément ce noyau intelligible qu’est l’essence
substantielle, à travers ses manifestations accidentelles. Mais elle n’a à sa
disposition rien qui ressemble à la saisie des Idées au sommet de la
dialectique platonicienne, ni à la saisie cartésienne des "natures simples".
1. Commentaire
sur le Traité de l’âme d’Aristote, III, lect. 10.
2. Summa
Somme contre les gentils, livre II, chapitres 73 à 78.
3. Certains
(Sylvestre de Ferrare) pensent pouvoir en rendre compte simplement par le fait
que les sens internes et l’intelligence, découlant d’une même âme, sont en
affinité radicale. D’autres estiment que l’intellect agent illumine le
phantasme (image) d’une façon assez délicate à analyser (Cajetan). La
conception la plus courante applique à la présente question, en l’adaptant sur
mesure la théorie générale de l’instrumentalité l’image est en quelque façon un
instrument de l’intelligence élevé à un niveau noétique supérieur pour y
discerner ce qui la concerne. La difficulté est en effet de concevoir comment
une connaissance sensible peut se prêter à une opération proprement
spirituelle, celle de l’intelligence. Ce problème, au fond, se retrouve dans
toutes les grandes philosophies (Voir plus loin, sur Kant et Aristote,
considérations apparentées à la présente note).
D’abord, il va de soi que nous n’avons pas
de concept propre et "direct" du singulier sensible. La connaissance
humaine est ainsi constituée, découlant de notre structure métaphysique: le
singulier est connu directement, mais par les sens qui n’en saisissent pas
l’aspect intelligible, — et l’intelligence atteint l’universel. De telle sorte
que tout rêve d’une saisie intellectuelle propre du singulier, qu’il s’agisse
de Scot ou de Hegel, méconnaît la véritable nature de l’intelligence humaine.
Il est réservé à de purs esprits de saisir "uno intuitu"
l’essence et le singulier, puisque, à vrai dire, pour eux cette distinction
n’existe pas. Mais nous ne sommes pas de purs esprits. L’expérience immédiate
l’atteste, et la philosophie de la nature en étudie le pourquoi. Nous ne
connaissons donc le singulier qu’en rabattant en quelque sorte le concept, issu
lui-même du sensible, sur le donné qui lui a permis de se former. C’est la
fameuse "conversio ad phantasmata", le "aux images",
qui nous permet de saisir imparfaitement la jonction du sensible et de
l’intelligible, et dans laquelle le "sens interne" qu’est la "cogitative",
dont nous avons parlé précédemment, joue un rôle considérable 1.
Soit, dira-t-on, mais là n’est pas l’essentiel de la question: selon saint
Thomas l’intelligence saisit tout de même exhaustivement l’essence spécifique.
Non, précisément d’abord parce qu’aucun esprit créé ne saisit quoi que ce soit
exhaustivement (fût-il un pur esprit, ce privilège étant réservé à
l’Intelligence créatrice, qui connaît les choses en les faisant exister).
L’intelligence humaine ne saisit pas d’emblée les propriétés intelligibles des
choses
"On ne parvient au fond des choses
que grâce aux éléments plus extérieurs et c’est là le mode humain
d’appréhension, qui va des effets et des propriétés à la connaissance de
l’essence des choses. Il faut donc qu’il y ait là un certain tâtonnement 2."
1. Voir
note 3, page 55.
2.
Commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard, III, Distinction 3 q. 2, art.
2, sol. 1.
3. La Somme
theol., q. 8 a. 3.
Ce qui est saisi l’est d’abord confusément:
"Notre intellect passe de la puissance à l’acte. Or, tout ce qui va de la
puissance à l’acte parvient d’abord à ce qui est incomplet.., l’acte incomplet
est la science incomplète, par laquelle nous connaissons les choses avec une
certaine confusion." Souvent du reste ce travail n’est pas couronné de succès:
"Nous ignorons beau coup de propriétés des objets sensibles, et il arrive
même fréquemment que nous ne puissions comprendre parfaitement la nature des
propriétés saisies par les sens 1". Les différences accidentelles sont
souvent utilisées par nous à la place des différences essentielles, qui nous
restent inaccessibles, etc. Tout ceci est assez net.
Toujours, en ce qui concerne le contenu de
la connaissance, nous tenons maintenant à faire remarquer que la formule
aristotélicienne et thomiste "toute connaissance commence par le sens"
risque d’être fort mal comprise. Certains s’imaginent alors que nous n’avons de
concepts que des objets qui sont directement tombés sous nos sens, d’une façon
ou d’une autre, ce qui reviendrait ainsi à dénier à l’intelligence toute
capacité constructive et tout dynamisme dans la recherche, et même, chose plus
grave encore, à nous refuser toute connaissance intellectuelle des réalités
spirituelles (l’âme et Dieu par exemple). C’est encore là un contresens: une
fois en possession d’un certain nombre de données sensibles et des concepts qui
en ont été tirés, l’intelligence humaine peut former des notions nouvelles et
fécondes, à condition évidemment que celles-ci restent respectueuses du donné
et des lois de la raison 2 (sauf en matière artistique, où la fidélité
à l’objet n’est évidemment pas soumise aux mêmes exigences que dans la pensée
scientifique ou philosophique). Quant aux réalités spirituelles, nous ne les
atteignons qu’à la suite d’une induction qui nous force à poser leur existence
pour expliquer un donné constaté (l’activité intellectuelle, pour l’âme,
l’univers pour Dieu), et nous ne les concevons que grâce à des notions
analogiques, c’est-à-dire qui supposent par rapport au sensible une certaine
transposition
3, mais qui, si pauvres soient-elles, ont quelque chose de positif
et ne sont pas de simples étiquettes.
Au point de vue de la méthode suivie, nous
tenons à souligner la manière dont se construit la théorie thomiste de
l’abstraction: elle part d’un /ait, le fait de la connaissance. Elle veut
l’expliquer, dire comment ce donné est possible. Elle remonte alors à ses
conditions, d’où la théorie des "species" (sensible et
intelligible). C’est bien en vain qu’on lui reprocherait de "faire appel à
des entités" comme on l’a encore fait récemment.
1. Somme
contre les gentils, 1. I, ch. 3.
2. Y.
SIMON, op. laud., pp. 228-229, et G. RABEAU, Species, Verbum. L’activité
élémentaire selon saint Thomas. Vrin, ch. III: "Les Concepts
construits", notamment pp. 192-197.
3. Voir théorie
de l’analogie en métaphysique, et problème de la connaissance de Dieu.
Un tel grief vaut ce que vaut l’empirisme
radical qui le soutient, c’est-à-dire, selon nous, rien du tout: une telle
manière de concevoir la philosophie, si répandue soit-elle depuis la
Renaissance, et même depuis la fin du Moyen Age, n’en est pas moins la misère
même, puisqu’elle méconnaît l’exigence la plus profonde de l’intelligence, à
savoir la tendance explicative de type causal ("L’idée même de cause est
une entité", dit fort bien Roland Dalbiez...) et se montre d’ailleurs
constamment infidèle à son présupposé de base, se faisant tôt ou tard prendre,
suivant l’expression du même philosophe, "en flagrant délit de
manipulation d’entité". Au surplus que la conception thomiste du connaître
ne soit pas une mythologie gratuite, on peut s’en apercevoir de façon
saisissante si l’on compare la tentative péripatéticienne et la tentative
kantienne: des deux côtés, quelles que soient les insurmontables divergences
entre les solutions, c’est le même problème qui est envisagé: quels sont les
rapports du sensible et de l’intelligible, et surtout, quels sont les rapports
entre activité et passivité dans la connaissance? On connaît la solution
kantienne: à la base, une intuition de la sensibilité. Mais cette intuition
n’en est pas une, au sens véridique, puisque l’action de la chose en soi sur
nos sens se trouve "traduite" d’une façon apriorique par les formes
d’espace et de temps.... Ensuite, c’est tout le célèbre usinage du donné (ou
mieux pseudo-donné) sensible par les catégories de l’entendement, et
l’unification (dangereuse et fallacieuse) de notre pensée par les idées de la
raison, le tout sus pendu au "Je" transcendantal, qui est la
condition de toute connaissance, corrélativement avec le "donné"
sensible initial.... Mais pour Aristote et saint Thomas, la perspective est
fort différente, encore que le problème soit en un sens le même: la donnée
sensible est d’ordre vraiment et sincèrement (si l’on peut dire) intuitif. Nous
l’avons montré en analysant la théorie de l’espèce impresse. Sur un donné ainsi
fourni directement, l’intelligence va s’exercer. Comment? En en façonnant le
donné selon les lois aveugles de sa structure? Non certes: en "lisant",
en "éclairant" ce qu’il y a d’intelligible dans le sensible. Le tort
de Kant, et de la plupart des philosophes modernes à sa suite, c’est d’établir
un faux dilemme: ou bien la connaissance est passive, comme le veut l’empirisme
(on pense ici à la "statue" de Condillac) ou bien elle est active.
Mais, reprend-on, elle ne saurait être conçue comme passive, à la manière de la
réception d’une empreinte par la cire molle, ou d’une "petite image"
par le sens. Donc elle est active, c’est-à-dire constructive de son objet,
auquel elle impose ses lois. C’est précisément ici que gît le sophisme. La
notion d’activité est mal entendue par Kant et ses coryphées. Plus judicieux,
Aristote et saint Thomas distinguent deux types d’activité, qui, à vrai dire,
n’ont guère en commun que le nom l’activité transitive (trans-ire) qui émigre
de l’agent et qui est essentiellement productrice d’un terme (ex.: scier du
bois, faire des crêpes) et l’activité immanente (manere in) qui reste
dans l’agent et n’est pas essentiellement productrice de quelque chose (ex.:
comprendre un problème, aimer quelqu’un). Le tort de Kant est d’avoir
absolument confondu ces deux notions, et c’est peut-être d’une méprise aussi
grosse et aussi élémentaire, au sens étymologique, que dépend l’influence
catastrophique exercée sur la philosophie moderne par cet incontestable
génie.... L’activité des sens et de l’intelligence est qualitative, son rôle
est de redire l’objet pour ainsi dire en nous, et non de le soumettre à sa
propre structure. De telle sorte qu’on peut à juste titre dire que le thomisme
est un intuitionnisme: intuition, la saisie de l’objet sensible. Intuition, la
saisie des premiers linéaments de l’essence. Intuition, la saisie du moi
connaissant. Intuition, la connaissance des premiers principes, et, en général,
de tout jugement évident, qui unit deux concepts ne traduisant qu’une seule et
même réalité foncière 1.
1. Voir
l’excellent — et somme toute, très clair, malgré la difficulté du problème
étudié — ouvrage du P. PÉCHAIRE, Intellectus et ratio selon saint Thomas
d’Aquin, Vrin. Solidement documenté au point de vue proprement historique,
cet ouvrage n’évite pas l’application à des problèmes modernes, et Il est,
somme toute, plus actuel que tant de calembredaines pseudo-philosophiques dont
s’enchante le grand public, et dont personne ne connaîtra l’auteur ni le titre
dans cinquante ans.
Intuitif et critique cependant, puisqu’il
fonde ses idées sur la connaissance par une analyse très précise de celle-ci et
par mie réduction à l’absurde des positions adverses. On peut donc être
vraiment critique, tout en refusant la position cartésienne ou kantienne du
problème critique. Les deux auteurs qui inspirent la philosophie moderne sont
sans doute de grands esprits, il y aurait une certaine sottise et une certaine
mauvaise foi à le méconnaître. Mais ils ne sont pas infaillibles, et, surtout,
on ne voit absolument pas pourquoi la critique devrait tasser par eux plutôt
que par d’autres. Pourquoi Descartes et pas Malebranche, Spinoza et Leibniz?
Pourquoi Kant, et pas Hegel, Marx, Bergson ou Heidegger? Pourquoi pas, surtout
— nous avons dit la raison de nos préférences — Aristote et saint Thomas? On ne
critique", dit la préface d’un manuel de philosophie encore récent, "Descartes
et Kant que dans la mesure où on ne les comprend pas". Avouons que cette
formule, et autres du même genre, nous laissent pantois. De quel droit accorder
un charisme d’infaillibilité à des auteurs qui ont été des hommes comme nous?
Et cela quand on se prétend rationaliste, dégagé de toute autorité. (La chose
est piquante, si l’on songe que pour nous autres le Pape lui-même n’est
infaillible que dans certaines déclarations ou décisions privilégiées.... Ici,
c’est toute la philosophie cartésienne et toute la philosophie kantienne, qui
par ailleurs s’opposent entre elles sur bien des points essentiels, qui
seraient vraies en bloc. Y songe-t-on?...) Ce que nous savons bien, en
revanche, c’est que ces mêmes auteurs qui sont toujours disposés à accorder à
Descartes ou à Kant un brevet d’infaillibilité commettent, lorsqu’ils parlent
du thomisme, contresens sur contresens, phénomène qui serait étrange si l’on ne
savait que la plupart d’entre eux n’ont jamais pris la peine de lire nos textes
d’un peu près, et les repoussent d’emblée vers quelques ténèbres infantiles ou
prélogiques. Il est vraiment insupportable de voir disqualifier un réalisme
aussi solide et aussi constant que celui d’Aristote ou de saint Thomas par une
pseudo-réduction à la mentalité de l’enfant entre huit et onze ans (ou à celle
du Bororo’). Il est intolérable de traiter de haut une pensée aussi riche en ne
lui concédant que quelques plaisanteries (peu plaisantes) sur le chosisme"
naïf, puisqu’on montre par là même qu’on n’a rien compris à la "species"
qu’on s’obstine à prendre pour une "chose" 2 —, ni aux notions de
facultés ou de substance 3 dont on se fait une image visuelle assez
grossière....
Il faut vraiment choisir entre la
perspective idéaliste et une théorie réaliste de la connaissance. Aucun
compromis n’est possible 4. Et les droits de l’esprit, tels que les
conçoit une pensée religieuse notamment, ne doivent rien attendre de l’idéalisme 5.
Un réalisme soucieux de rigueur et de cohérence devra se remettre à l’école de
saint Thomas et de ses grands commentateurs dominicains. Telle sera la
conclusion de ce chapitre.
1. Il faut
s’élever énergiquement contre l’utilisation qui a été faite des travaux de M.
Piaget, et faire d’expresses réserves sur ces travaux eux-mêmes. Non seulement
ils ne représentent pas la loi et les prophètes, et leur conception d’une
"mentalité infantile" spécifique a été l’objet de vigoureuses
critiques (austro-allemandes, en particulier); mais encore, mais surtout, il
est intolérable de voir disqualifier en leur nom le réalisme aristotélicien ou
thomiste, à la manière brunschvicgienne. On nous présente en effet les
acquisitions de M. Piaget comme des données scientifiques incontestables, qui
viendraient confirmer certaines condamnations idéalistes. Malheureusement, on
s’aperçoit que l’oeuvre elle-même du psychologue suisse est guidée par un
thématisme très net (idéaliste, relativiste, évolutionniste, scientiste). Il
n’est possible de recueillir utilement un fait que pour confirmer ou infirmer
une idée, Ces très judicieuses paroles de M. LALANDE s’appliquent de soi à
l’oeuvre étudiée ici. Ce n’est donc que par un cercle vicieux, pittoresque
peut-être mais faible logiquement, que l’on présenterait le réalisme, ou le
finalisme, comme condamnés par la psychologie moderne de l’enfant". Tout
n’est pas infantile chez l’enfant (le fait d’avoir trois dimensions, ou de
digérer, par exemple). Ce n’est pas parce que l’enfant est naïvement réaliste
(en enfant qu’il est) que le réalisme comme tel est un reliquat infantile. Ce
n’est pas parce que le "primitif" (lequel?) ne s’intéresse guère
qu’aux causes premières que la recherche aristotélicienne des causes premières
est infantile. Ce n’est pas parce que le Huichol distingue mal — dit-on — le
cerf et le blé que l’idée johannique ou paulinienne de Corps mystique est une
survivance prélogique".... On est peiné de rencontrer assez souvent de
tels types de raisonnements, simples sophismes catalogués par la logique
classique (mais on ne veut plus de la vieille logique...).
2. Saint
THOMAS, commentant le Traité de l’âme d’ARISTOTE, examine certaines
positions des présocratiques qui considéraient l’âme comme composée des
contraires et de principes matériels, et déclare: Ils ne surent pas distinguer
la manière dont une chose existe dans l’intelligence, dans l’oeil, ou dans
l’imagination, et la manière dont elle est en elle-même" (Voir 1. I, lect.
4). Voir de même ce que nous avons dit précédemment sur la "similitudo
et les eidôla" des Anciens. Il est donc assez choquant de constater
qu’un esprit aussi distingué que MALEBRANCHE a commis ici le contresens le plus
épais lorsqu’il déclare que dans la perspective péripatéticienne, un corps qui
émet des species devrait se désagréger progressivement par perte de
matière (?). On trouvera des textes stupéfiants dans la Recherche de la vérité,
livre III,".
3. Voir
note sur les facultés.
4. "...
J’ai dit ailleurs qu’un bon désaccord en philosophie valait mieux qu’une
apparence d’entente dans la confusion. On me l’a reproché. Je ne m’en dédis
pas. La philosophie porte sur des nécessités de pensée avec lesquelles il n’est
pas permis de biaiser. Si pénible soit-il, un désaccord est respectable s’il
est honnête; mais il n’est possible de tolérer honnêtement la moindre confusion
dès qu’on croit la percevoir dans un problème.... L’effort pour atteindre une
position métaphysique pure exige la recherche de formules exclusives de tout
compromis... Philosopher ne consiste pas à aider les autres à croire qu’ils
pensent juste lorsqu’ils pensent faux, et la pire méthode pour les sortir de
leur erreur est de faire semblant de la partager... L’opposition du réalisme et
de l’idéalisme est absolue. Il faut donc penser en conséquence, et dire ce que
l’on pense, comme on le pense" (Gitsou, Réalisme thomiste et critique de
la connaissance, p. 7, 8, 238). Si ces vues semblent excessives, nous les
illustrerons bien volontiers d’exemples récents certains auteurs modernes ont
essayé de concilier idéalisme et réalisme, voire de surmonter leur opposition.
Husserl, entre autres, proteste contre l’idéalisme classique (celui d’un
Berkeley par ex.) qui se figure la représentation à la manière d’un petit
portrait. Il souligne à juste titre le rôle de l’intentionnalité. Mais au lieu
d’admettre que nous débouchons directement sur le réel extra-mental, comme le
faisaient les thomistes à la suite d’Aristote, il prétend que la dualité
sujet-objet reste intérieure à la pensée et ne préjuge en rien de l’existence
du monde extérieur qu’on peut, qu’on doit mettre entre crochets, ou entre
parenthèses ("époché"). Ainsi, sa réaction contre l’idéalisme
phénomémiste, qui identifie totalement l’être au paraître, est-elle
radicalement inefficace et reste entravée. Sa position ne diffère même pas
suffisamment du solipsisme d’un Schuppe, puisque pour Husserl la pluralité des
consciences n’est que postulée, jamais démontrée.... De même, certains de ses
disciples indépendants comme M. MERLEAU-PONTY et J. P. SARTRE (Voir la
Phénoménologie de la perception, du premier et L’être et le néant, du second).
On assiste chez eux à une juxtaposition d’assertions divergentes et, somme
toute, inconciliables, dont les unes sont dans la ligne de l’idéalisme le plus
subjectiviste (et le plus désuet) tandis que d’autres rendent un son réaliste,
voire matérialiste. Tout ceci n’est que syncrétisme.
5. Il faut
considérer les doctrines philosophiques comme de simples instruments de guerre
civile pour traiter en équivalents l’idéalisme de Berkeley, et le réalisme
d’Aristote ou de saint Thomas. C’est bien ce que font précisément les
marxistes, pour qui tout ce qui n’est pas matérialisme est idéalisme".
Position absurde pour plusieurs raisons. D’abord — et c’est la plus visible,
accessible à tout homme sensé — parce que “on ne saurait classer ensemble une
doctrine fondée sur la négation de la matière et une doctrine qui part du monde
sensible. Mais aussi parce que le spiritualisme classique, de type chrétien en
particulier, s’il met la Pensée (Dieu) avant" la matière en ce sens que
c’est Dieu qui crée toute chose, ne dénie pas pour autant à la matière une
existence, une consistance réelle, contrairement à ce que fait l’idéalisme
classique. En outre, le spiritualisme chrétien conçoit l’esprit humain comme
une réalité substantielle, et non (à la manière idéaliste) comme un faisceau de
phénomènes ou une activité pure (?). Il professe que notre esprit créé ne fait
pas la vérité, mais doit se Soumettre aux lois de l’être, ce qui semble une
insupportable sujétion à l’idéalisme proprement dit. Il ne faut donc pas
s’étonner que l’idéalisme, malgré l’active consommation qu’il effectue de
vocables comme la "Pensée", l'"Esprit", 1’"Idée",
voire même "Dieu (le papier souffre tout) désigne essentiellement par là
la pensée humaine divinisée. Répétons-le l’idéalisme est condamné à osciller
entre un solipsisme logique à sa manière, mais dont personne ne veut
pratiquement, et un monisme de la pensée. La chose est manifeste dans une
doctrine comme celle de Lachelier. Celui-ci était, en tant qu’homme,
catholique. Mais sa philosophie ne l’est pas. Il reconnut bonnement à sa
soutenance de thèse qu’ "il habitait une maison à étages et sans escalier".
C’est un domicile inconfortable, et dont nous ne saurions nous contenter. Une
religion positive comme le catholicisme n’a pas beaucoup plus à attendre de
l’idéalisme, qui est au fond une anthropolâtrie, que du matérialisme, erreur
symétrique, ou complémentaire. Brunschvicg détestait et méprisait le
catholicisme traditionnel à peu près autant que Marx a pu le faire. Raison de
plus pour rester fidèles à notre ligne intellectuelle.
Dans le langage moderne, on range sous
l’étiquette de méta physique tout ce qui sort du domaine des sciences
expérimentales, en fait d’explication du réel. Pour les scolastiques il n’en va
pas exactement de même. Tout ce qui concerne la matière, la vie, et l’homme
lui-même en tant qu’il a un corps fait partie de la "physique",
c’est-à-dire de ce que nous nommons aujourd’hui la philosophie de la nature.
Celle-ci est moins abstraite que la métaphysique proprement dite. C’est
pourquoi, sans vouloir prendre parti sur les controverses qui concernent la
situation réciproque de ces deux disciplines 1, nous accepterons leur
distinction pour des raisons de commodité.
Il importe de bien distinguer dès le début
ce qui est d’ordre scientifique et ce qui est d’ordre philosophique dans
l’étude du réel, car les confusions les plus massives règnent là-dessus en bien
des milieux.
Si nous examinons par exemple la physique
mathématique, qui est la plus développée des sciences expérimentales, nous
constatons qu’elle cherche à dégager des lois, c’est-à-dire des relations entre
deux ou plusieurs phénomènes. Ceci nous indique déjà les limites de la
connaissance scientifique, qu’on peut exprimer de diverses façons: dire qu’un
phénomène A varie en même temps qu’un phénomène B est intéressant et utile,
mais ne nous dit pas ce que sont A et B dans leur nature profonde (leur
essence), ni leur but, leur destination, leur signification ultime.
1. Si l’on
voulait examiner le problème de près, la chose serait assez délicate Il faudrait
chercher d’abord ce que saint Thomas lui-même " pensé des divers degrés
d’abstraction, et montrer comment les manières de voir de ses grands
commentateurs, Cajetan notamment, sont dans la ligne authentique de sa pensée.
Et il faudrait discuter la thèse de ceux d’entre les thomistes modernes (le P.
Régis notamment) qui veulent malgré tout ne voir dans la philosophie de la
nature qu’une branche de la métaphysique, une métaphysique spéciale". Nous
estimons que leur position mérite mieux qu’un rejet dédaigneux et sommaire.
On dit aussi que la science explique le
comment, et non le pourquoi des choses; qu’elle nous donne les causes
prochaines, ou immédiates, des phénomènes, et non leurs causes dernières, etc.
Expliquer, étymologiquement parlant, veut dire déplier, c’est-à-dire chercher
les éléments ultimes et la racine du réel. Or, la science ne fournit évidemment
pas de réponse aux problèmes centraux que l’homme peut se poser. Ces problèmes
constituent proprement l’objet de la philosophie.
La science n’est pas une métaphysique: ce
qu’on nomme un fait scientifique n’est sans doute pas une création pure et
simple de l’esprit, mais il comporte tout de même une élaboration très poussée,
une coupure opérée dans le réel, un abandon méthodologique de la qualité au
profit de la quantité, l’usage d’un symbolisme en partie contingent. La loi
scientifique, de même, comporte dans son énoncé, dans les méthodes qui
l’établissent et dans la rigueur de sa vérification des à-peu-près et des
nuances que le grand public n’est que trop porté à méconnaître 2.
Enfin, la partie de la science qui vise à la synthèse et à l’unité (principes
généraux et théories) reste en grande partie hypothétique. Ce n’est donc pas en
se contentant de la science des phénomènes, ni davantage en l’extrapolant en
une "ultra-physique" qu’on résoudra les énigmes philosophiques de
l’Univers. Il faut même condamner les prétentions d’un scientisme plus modéré
que le positivisme classique, et qui, à la différence de celui-ci,
reconnaîtrait à la philosophie un objet propre, mais voudrait contraindre le
philosophe à s’appuyer principalement, voire uniquement, sur les conceptions
scientifiques du monde. Outre la confusion de plan ci-dessus dénoncée, on
aboutirait ainsi à enlever à la philosophie toute indépendance et toute
consistance, toute stabilité fondamentale, la contraignant, même sur
l’essentiel, à un travail de Pénélope, les hypothèses et théories scientifiques
étant en voie de perpétuelle remise en question.
1. Voir
là-dessus, par exemple DUHEM, La théorie physique, son objet, sa structure,
Rivière, II p., ch. IV, parag. I et V.
2. Ibid.,
2e p., ch. IV, paragraphe I par exemple.
3. Ibid.,
le p., chap. II, id. I, etc. Le détail scientifique de l’oeuvre de Duhem a pu
vieillir, mais nous sommes persuadés que ses vues d’ensemble restent valables.
Du reste, il s’en faut de beaucoup qu’il en soit le seul représentant. Des
savants chevronnés pensent là-dessus comme lui. Citons, au hasard: — pour ne
pas parler d’H. Poincaré — Bouasse, Nersnt, Leclerc du Sablon, Urbain, Cabanne,
Humbert, Vernadsky. Tout récemment, nous avons eu l’heureuse surprise de voir
une attitude analogue adoptée (en 2946) dans un précis dont l’auteur est un
savant et philosophe belge M. Renoirte, et dans une étude de M. Filippi (1947).
4. Cette
regrettable expression est du P. Teilhard de Chardin, qui prétend ainsi
construire tout un système du monde rien qu’en extrapolant une hypo thèse
(discutée) de biologie. Des philosophes universitaires comme M. Parodi avaient
pourtant fait justice de ces prétentions. Voir PARONDI, La philosophse
contemporaine en France, Alcan, pp. 8 et 462.
(Or, si un véritable progrès philosophique
est possible, c’est à partir d’un minimum de données stables et assurées, comme
tout progrès authentique du reste, malgré une illusion imaginative trop
répandue qui le conçoit sous la forme d’un tourbillon perpétuel, une série de
négations sur montées, etc.) Il semble donc que la philosophie, dans ses
éléments premiers et fondamentaux, puisse se constituer à partir des toutes premières
données de l’expérience immédiate (existence des corps qui nous entourent, du
changement, de la qualité — Voir plus loin — de notre propre vie psychique), le
tout analysé à la lumière des premiers principes, des exigences foncières de la
raison. Ainsi constituée en son armature essentielle, la philosophie pourra
progresser, soit par explicitation homogène de ses propres principes, soit par
assimilation de matériaux étrangers (scientifiques en particulier) à
condition que ceux-ci soient repensés dans une lumière proprement philosophique 1.
Telle est, pensons-nous, la manière
authentiquement thomiste de concevoir la formation de la philosophie (non
seulement d’une métaphysique générale, mais même celle d’une étude proprement
philosophique du monde matériel, qui cherche à atteindre l’intelligible
par-delà le phénomène). En particulier, il faut absolument renoncer à ce
préjugé, pourtant enraciné et presque universellement répandu, qui veut que la
philosophie thomiste repose sur la science antique.
Il est d’abord manifeste que saint Thomas
est extrêmement réservé vis-à-vis des hypothèses scientifiques les plus
conformes pourtant à sa représentation de l’Univers, et qu’il refuse de fonder
sur elles des thèses métaphysiques (au sens le plus large). Écoutons-le
s’exprimer à la manière d’un Duhem ou d’un H. Poincaré: "Bien que les
apparences soient sauves si l’on formule de telles suppositions, il ne faut pas
dire que ces suppositions sont vraies, car peut-être les phénomènes stellaires
pourraient être encadrés d’une autre façon qui ne nous est pas encore venue à
l’esprit 2."
1. On
trouvera une vigoureuse mise au point concernant les rapports entre philosophie
et science dans J. MARITAIN, Introduction générale â la philosophie, Téqui, pp.
75-81.
2. Saint
THOMAS, Commentaire sur la traité Du ciel et du Monde d’Aristote, livre
III, leç. 27.
Parlant des "épicycles"
d’Hipparque et de Ptolémée, il dit bonnement " Ceci n’est pas démontré,
c’est une supposition. 1" Plus nettement encore, il déclare: "Il
y a deux façons de raisonner: l’une qui aboutit à prouver quelque chose
rigoureusement: ainsi, en fait de science physique, on prouve que le mouvement
du ciel est d’une vitesse uniforme. L’autre, qui ne prouve pas le point de
départ, mais qui établit une harmonie entre le principe et les conséquences
constatées: c’est de cette façon qu’en astronomie on suppose qu’il y a des
épicycles, car en faisant cette supposition, on peut coordonner les phénomènes
astronomiques; mais ceci ne permet pas d’affirmer la totale vérité de cette
hypothèse, étant donné qu’on pourrait peut-être parvenir au même résultat par
une autre construction 2" Pour un esclave de la science
aristotélicienne avouons que ce n’est pas mal....
1.
Ibid., livre I, leç. 3.
2.
Sans doute les grands scolastiques se
servent-ils de la science antique comme d’une illustration, que l’on pourrait
comparer si l’on veut à une image ou une photo placée dans un album, mais qu’on
peut modifier sans détruire l’album lui-même, ou d’un vêtement dont on habille
un personnage, mais qui ne fait pas corps avec lui. C’est tellement vrai que la
science antique n’arrive à s’harmoniser à certains moments avec la philosophie
fondamentale de nos auteurs qu’avec le plus grand mal, si ce n’est en vertu de
trompe-l’oeil fragiles et artificiels: c’est ainsi que, selon la logique
interne la plus stricte, la matière première de tous les corps doit être la
même en tous ceux-ci (Voir suite, exposé de la théorie hylémorphique). Mais le
préjugé astronomique des Anciens veut que les corps célestes soient
incorruptibles, donc (?) formés d’une autre matière que les corps terrestres.
De même, si saint Thomas admet la génération spontanée, ce n’est aucunement en
vertu de la logique de son système philosophique (dans la théorie scolastique
de la génération, le semblable ne peut logiquement venir que d’un être de même
type, et non d’une autre nature) mais en conséquence de prénotions
pseudo-scientifiques qui l’embarrassent parfois visiblement. Concluons donc en
livrant au lecteur une fort belle page, écrite par un métaphysicien thomiste de
talent:
"L’expérience qui sert de point de
départ à la métaphysique est universalisme comme la métaphysique elle-même.
Pour avoir l’idée d’être, il faut sans doute avoir vu un être, mais il suffit
d’en avoir vu un; pour acquérir l’idée de bien, point n’est besoin d’avoir fait
sept fois le tour de la terre, il suffit d’avoir vu un animal chercher sa
nourriture; pour acquérir les notions
d’acte, de puissance et de mouvement,
point n’est besoin d’avoir fréquenté les laboratoires, il suffit d’avoir touché
de l’eau froide, puis de l’eau chaude, et réfléchi sur cette transformation, et
ainsi du reste.... Considérons par exemple les faits sur lesquels s’appuie la
théorie aristotélicienne du mouvement et sa division en quatre espèces: il
existe du mouvement dans le monde, affirme Aristote contre les Éléates, il faut
bien l’admettre, puisqu’il suffit d’ouvrir les yeux pour voir des êtres en
perpétuel changement. Il existe un mouvement de génération et de corruption: en
effet, tous les êtres vivants qui frappent nos regards naissent et meurent; le
bois placé dans un foyer se consume des gaz irrespirables se dissipent dans
l’air, il reste de la suie et des cendres. Il existe un mouvement d’accroissement
et de diminution: nous avons tous vu grossir des gens bien portants et reposés,
maigrir des gens fatigués et malades. Il existe un mouvement d’altération
qualitative: tel qui est habituellement coloré, pâlit en présence de sa faute.
Il existe un mouvement local j’étais naguère à Bruxelles, je suis maintenant à
Paris. Naissance et destruction, accroissement et diminution, changement
qualificatif, déplacement selon le lieu, ce sont là des faits vieux comme le
monde, qui dureront autant que le monde, et la philosophie de la nature
construite sur ces faits repose sur d’inébranlables assises." Lorsque M.
Pierre Lasserre écrit que le sort du thomisme est lié à celui de la physique
d’Aristote, périmée depuis des siècles, il est clair qu’il ne sait pas ce qu’il
dit. Qu’entend-il par physique d’Aristote? S’il s’agit de la philosophie
aristotélicienne de la nature, oui, le sort du thomisme lui est lié, mais la
philosophie aristotélicienne de la nature est aussi vraie aujourd’hui qu’au
temps d’Aristote, elle est vivante et se porte à merveille; s’il s’agit de
cette partie de l’oeuvre d’Aristote qui répond à ce que nous appelons science "physico-physique",
je consens qu’elle soit périmée, mais j’affirme que la philosophie d’Aristote,
philosophie de la nature, et à plus forte raison philosophie première (=
métaphysique proprement dite) en est absolument indépendante 1.
1. Y.
Sissos, article intitulé "Philosophia perennis", dans la Vie
istellectuelle du 10 octobre 1929, pp. 65 et 73-74. Nous ne saurions trop
recommander à nos lecteurs l’ensemble de ce remarquable article. Mais pourtant,
diront certains, la science dissout l’Univers du sens commun", et la
donnée immédiate représente l’erreur initiale qu’il faut corriger, non le point
de départ sur lequel on s’appuie. Réponse: une telle manière de voir suppose
justifiée une théorie idéaliste ou relativiste de la connaissance que nous
avons expressément rejetée au chapitre précédent. Elle oublie que, si la
connaissance spontanée ne valait rien, tous les instruments du monde ne
feraient en un sens, comme l’a ironiquement fait remarquer Anatole France, que
multiplier nos erreurs, puisque c’est à l’aide de nos sens (trompeurs par
hypothèse) que nous les utilisons... Pour le problème des qualités, Voir le
chapitre précédent, note à ce sujet, et la suite de ce chapitre sur Qualité et
forme, la critique du mécanisme.
Cet indispensable préambule méthodologique
étant formulé, nous pouvons maintenant passer à l’élaboration d’une doctrine
concernant la nature du réel corporel, ceci de façon ascendante, en allant du
monde inorganique à l’homme, en passant par le vivant non doué de conscience.
Si détaillées que soient les hypothèses scientifiques concernant la structure
de la matière (elles sont d’ailleurs plus remarquables par leurs applications
techniques que par leur valeur noétique, sujette à bien plus d’incertitudes et
d’hésitations que le grand public, saturé d’articles de vulgarisation
extrêmement fallacieux, ne le suppose), elles ne résolvent pas le problème
philosophique de la matière. Même si elles parvenaient (ce qui n’est pas le
cas) à épuiser totalement la configuration de l’atome, le problème proprement
philosophique resterait intact. Quand nous saurons comment le noyau est formé
en ses moindres détails, il restera toujours à se demander ce qu’est la
matière, quels sont ses rapports avec l’esprit et la pensée, ce que sons
qualité et quantité, et quelles sont leurs relations réciproques.
Une vaste antinomie oppose, au cours de
l’histoire de la philosophie, deux attitudes, deux positions extrêmes: le
mécanisme, ou mécaniscisme, et le dynamisme, susceptibles l’un comme l’autre de
prendre bien des formes, mais qui chacun se réduisent cependant à une "idée-mère",
à une inspiration centrale. Pour le mécanisme, le monde matériel se réduit à la
quantité. Tout ce qui est qualité est illusoire, ou réductible à des phénomènes
de mouvement local (vibrations, etc.). La quantité, étant seule mesurable, est
seule reconnue réelle. De même, la finalité est une illusion anthropomorphique.
Qu’il s’agisse de Démocrite, de Descartes ou d’Abel Rey, l’idée directrice est
la même. Inversement, la position dynamiste, soutenue par Leibniz et certains
énergétistes modernes, dont les vues sont un mélange de science et de
philosophie (Ostwald, etc.) prétend réduire l’univers à la force, à l’énergie,
à la qualité, dont la quantité et l’étendue, qui en est un des attributs
principaux, ne seraient qu’une traduction plus ou moins subjective. Quantité ou
qualité, tel semble être le dilemme, fort ancien comme on le voit. Disons dès
maintenant que ces deux manières de voir nous paraissent toutes deux
inacceptables. Réduire la quantité à la qualité, comme prétend le faire le
dynamisme, est impensable, car on ne voit absolument pas comment on pour rait
obtenir de l’étendu avec de l’inétendu (la comparaison leibnizienne, entre
autres, qui fait appel à un charbon allumé promené vivement devant nos yeux, et
qui donne l’impression d’une ligne lumineuse, est un simple sophisme, pour la
bonne raison que le charbon, aussi menue que soit sa pointe, est déjà une
réalité quantitative et étendue...). Le fait premier de l’étendue ne peut être
nié que dans une perspective immatérialiste ou même sceptique de la
connaissance, elle-même ruineuse et réfutable: il appartient à la philosophie
digne de ce nom de recevoir le réel afin de l’expliquer, non de nier ce qui lui
déplaît. Du reste, l’attitude dynamiste n’est pas la plus répandue ni la plus
périlleuse dans le monde moderne, où règne plutôt l’esprit, la mentalité
mécaniste. Par la faute des savants du siècle dernier le grand public considère
la solution mécaniste comme imposée par la science, en vertu de la célèbre
phrase de Galilée: "Il faut mesurer tout ce qui est mesurable, et rendre
mesurable ce qui ne l’est pas." Formule équivoque assurément. Si elle
prétend simplement revendiquer les droits de la mesure et la faculté pour le
physicien de laisser de côté l’aspect qualitatif du réel, personne n’a rien à
lui objecter. Chaque science est libre de s’intéresser à l’aspect du réel qui
lui semble le plus important. Mais ceci n’est légitime que si cette épuration
méthodologique ne prétend pas se muer en une exclusive métaphysique. L’erreur
du mécanisme, c’est d’hypostasier en quelque sorte une simple méthode commode
et d’en faire une profonde mutilation du réel. Car enfin la qualité est une
donnée immédiate de l’expérience. Pour ne pas parler de l’activité
intellectuelle, des valeurs esthétiques et morales, qui transcendent (nous
l’avons dit et nous y reviendrons bientôt) trop évidemment la matière, il
existe, même dans le monde matériel, des éléments qui résistent à la réduction
mécaniste. N’insistons pas sur les phénomènes vitaux, qui constitueront l’objet
du prochain paragraphe. Le monde inorganique lui-même — ou, si l’on préfère,
l’ensemble du monde matériel, organique ou inorganique — nous présente une
pluralité d’êtres répartis selon des types, des natures
différentes: ce quelque chose que j’appelle une fourmi, ce quelque chose que
j’appelle un éléphant, ou un chêne, ou une rose, ou un cristal ou un diamant,
sont évidemment différents. Dire qu’ils sont tous composés d’éléments
identiques groupés selon les seules "lois" du hasard (?), et nantis
des seules lois du mouvement local, c’est de toute évidence appauvrir le réel
arbitrairement, assigner au donné une explication ridiculement insuffisante et
disproportionnée, réduire le plus au moins, bref, refuser de rendre raison du
réel en sa totalité. C’est faire de la mauvaise philosophie 1.
1. ARISTOTE
critique déjà sévèrement les positions des atomistes grecs, surtout dans sa
Physique (qui est surtout une philosophie de la nature) et en quelques passages
de sa Métaphysique. Saint TROMAS le suit et l’explique sur ce point. Cf. In I
Met. lect. 22, loc. div. Sur la notion de nature, si importante dans le
péripatétisme scolastique, on consultera avec fruit, soit l’excellent ouvrage
de MANSION Introduction â 2e physique aristotélicienne (Louvain Paris), soit
directement le Commentaire de saint THOMAS (Didot) sur la Physique d’Aristote,
I. II, lecture et suiv.
Le mécanisme se brise sur l’obstacle
qu’est la qualité, comme le dynamisme échouait devant la quantité. Répétons-le,
on ne doit sacrifier aucun aspect du réel. La finalité non plus ne se laisse
pas liquider à si bon compte. On prétend souvent, même en des milieux bien
intentionnés, que le monde vivant manifeste une réelle finalité, mais que le
monde inorganique est le règne du mécanisme. Cette assertion nous paraît très
fausse, non seulement du point de vue expérimental, mais encore du point de vue
même des exigences les plus authentiques de la raison. Expliquons-nous: au
point de vue rationnel, concernant ce pauvre "principe de finalité",
les confusions les plus grossières ont acquis droit de cité. Bien des auteurs
se contentent, pour discréditer l’idée de finalité, de faire une fine allusion
à Bernardin de Saint-Pierre et aux côtes de melon destinées à être mangées en
famille (et de rire...). Il faut ici laisser de côté telle ou telle
illustration discutable du principe, pour ramener celui-ci à l’essentiel. S’il
est un fait patent, comme nous le disions plus haut, c’est que, dans l’Univers,
n’importe quoi n’est pas n’importe quoi. Une pomme n’est pas un lion, qui n’est
pas un caillou, qui n’est pas un homme. Il y a des types d’êtres distincts.
Sans cela, nous ne pourrions d’ailleurs rien penser, et les contradictoires
pourraient être vraies simultanément: l’homme serait non-homme, la trirème
non-trirème, etc. (Voir chapitre précédent, justification réductive du principe
d’identité, et critique du scepticisme de Protagoras). Mais il en découle très
simplement que n’importe quoi ne fait pas n’importe quoi. En effet, l’activité
découle de l’être, on agit selon ce qu’on est, et l’action porte la marque des
natures: le lion agit en lion, la pomme se développe et évolue en pomme etc.,
et non l’inverse. Il en découle donc très évidemment qu’il y a une
pré-ordination (qu’on pèse ce mot) de la nature à l’action, à tel type d’action
et non à tel autre, qu’il y a un ordre dans le monde même inorganique. Mais
c’est très exactement ce que nous entendons par finalité. On voit donc ce qu’il
faut penser des clichés qui traînent dans les manuels de philosophie concernant
l’opposition de la finalité et du déterminisme: en réalité, la finalité tonde
des lois de la nature; c’est parce qu’il y a des natures, et une finalité de
celles-ci, qu’il y a des lois naturelles 1.
1. Saint
TMOMAS envisage souvent la racine ultime du principe de finalité. Cf. Somme
theologique, Ia IIae p., q. I a. a. et la P., q. XLIV, a, 4. Sa doctrine
est expliquée avec clarté et profondeur par le P. GARRIGOU-LAGRANGE, Le
réalisme du principe de finalité, passim, Voir g. 1 p. ch. IV: Le principe de
finalité, sa vraie formule et sa valeur’, pp. 95-225. Très bon raccourci de
Roland DALBIEZ, Cahiers de phil. de la nat. (vrin, 1927 Le transformisme et la
philosophie" pp. 274-279).
Si l’on rejette si souvent l’idée de
finalité, c’est que l’on confond souvent celle-ci avec la conscience. Aussi ne
faut-il pas s’étonner de voir d’une part des gens qui, voulant à tout prix
conserver la finalité, concept qui leur paraît très justement correspondre à
quelque chose de réel, même dans le monde inorganique, attribuent même à la
matière non-vivante une conscience et une pensée confuse (Stoïciens, Bruno,
Leibniz, etc.), et d’autres qui, bien déterminés à se passer de finalité,
repoussent aussi la conscience comme phénomène spécifique (Le Dantec, Watson,
etc.). Les deux erreurs sont symétriques, ou plutôt ont une racine commune (la
chose n’est d’ailleurs pas sans équivalent dans d’autres problèmes doctrinaux) 1.
En réalité, il faut distinguer une finalité psychique, liée à la conscience
sensible ou intellectuelle (ex.: je veux saisir mon stylo, ce chat désire
attraper cette souris) et une finalité naturelle ou a-psychique: quand je dis
qu’un corps tend à tomber, que le chlore tend à s’unir à l’hydrogène pour
donner de l’acide chlorhydrique, je ne me figure en aucune façon qu’ils
désirent (?) obtenir ces résultats, je veux simplement signifier par là qu’il
est dans leur nature de réagir de cette façon si telle circonstance est
réalisée. (Si l’on se donnait la peine de lire attentivement et de comprendre
ces lignes, on serait peut-être enfin dégoûté de certains sarcasmes classiques contre
l’"anthropomorphisme" et les "vertus occultes" de la
scolastique, qu’on se repasse pieuse ment de génération en génération.)
L’observation confirme ces manières de
voir: des auteurs qui réfléchissent sur la science, et qui connaissent de près
la physique moderne, se refusent à admettre le mécanisme, même dans le monde
inorganique. Ecoutons-en quelques-uns. Pour ne pas parler du témoignage de
Duhem, pourtant intéressant 2, citons des attestations plus récentes: "W.
Kohler a eu le grand mérite de démontrer que, même en physique théorique.., il
est possible de trouver des systèmes d’un caractère structural... (c’est-à-dire
que) le problème du noyau, c’est-à-dire la question de savoir comment des
quantités d’électricité de même signe, qui, par suite de la condensation
étroite du noyau, devraient se repousser avec une force énorme, sont en réalité
si solidement soudées, est mécaniquement incompréhensible:
1. Voir Y.
SIMON op. laud., pp. 1-5, V. g. les nombreux textes de saint THOMAS cités p. 5,
note 2.
2. (La
théorie physique) traitera aussi des changements par lesquels les diverses
qualités d’un corps augmentent ou diminuent d’intensité, par lesquels un corps
s’échauffe ou se refroidit, s’aimante ou se désaimante. Elle traitera également
de ces changements d’état physiques par lesquels tout un ensemble de propriétés
qualitatives ou quantitatives est anéanti pour faire place à un autre ensemble
de propriétés différentes: telle est la fusion de la glace, la vaporisation de
l’eau, la transformation du phosphore blanc en phosphore rouge... et de ces
changements encore que les péripatéticiens auraient considérés comme des
corruptions et des générations et que nous appelons aujourd’hui des réactions
chimiques ("Le mixte").
on ne voit pas en effet comment on pourrait
ramener les phénomènes du noyau aux particules primaires et à leurs forces. De
même les orbites stables des électrons autour du noyau ne peuvent s’expliquer
par le mécanisme, car la règle des quanta gouvernant leurs orbites, leur
stabilité et l’absence de tout rayonnement ne peuvent trouver une explication
satisfaisante dans les actions électromagnétiques bien connues des particules.
Il en est de même pour les "bonds” énigmatiques des électrons d’un orbite
à l’autre, en corrélation avec les quanta de rayonnement. Ces faits montrent
déjà suffisamment à quelles difficultés insolubles on se heurte en essayant
d’expliquer mécaniquement la “forme" de l’atome, c’est-à-dire de résoudre
la totalité de l’atome en électrons en lois élémentaires qui les régissent: ceci
ne veut pas dire qu’il n’y a pas de connexions régulières entre les propriétés
de l’atome, et le nombre et la constellation de ses composants... mais aucune
explication purement mécaniste n’est possible, c’est-à-dire que les propriétés
de l’atome ne peuvent se ramener sans résidu aux actions des électrons régis
par des lois élémentaires déterminées 1." Un autre savant s’exprime ainsi: "A
mon avis, les lois auxquelles obéit la nature donnent l’idée moins de celles
auxquelles obéit une machine dans son mouvement que de celles auxquelles obéit
un musicien en composant une fugue, ou un poète en composant un sonnet. Les
mouvements des électrons et des atomes ressemblent moins à ceux des parties
d’une locomotive qu’à ceux des danseurs dans un cotillon. Aujourd’hui, il y a
un accord de plus en plus général parmi les physiciens, atteignant presque à
l’unanimité, pour reconnaître que la science se développe dans le sens d’une
réalité non-mécanique... 2).
1. Ewald
OLDEKOP, "Le principe de hiérarchie dans la nature..." (Cahiers de
phil. de la nat., Vrin, pp. 23 et 30-3’). On lit de même dans le Nouveau traité
de psychologie de DUMAS: "Les formes, telles que les comprend la Gestal-théorie
ne sont pas une interprétation mentale d’une réalité naturelle, qui, elle, ne
résulterait que d’une juxtaposition pure et simple. Non seulement les êtres
vivants manifestent une structure où les parties sont solidaires entre elles, mais
il en est de même des cristaux, des molécules, des atomes et de beaucoup de
phénomènes physiques. On peut y ajouter les charges électriques en un système conducteur,
l’équilibre des forces dans une membrane électrique tendue (LALANDE, op. cit.,
t. I, p. 386).
2.
James JEANS, The mysterious Universe.
Si mécanisme et dynamisme sont renvoyés
dos à dos, faut-il désespérer d’une solution? faut-il tenter entre eux un
compromis bâtard? Non, pensons-nous, car il existe une solution qui, telle un
sommet entre deux vallées, permet de voir ce qui se trouve sur les deux
versants, tout en évitant un confusionnisme éclectique. C’est ce qu’il nous
faut maintenant exposer.
La position adoptée par Aristote, saint
Thomas et leur école reçoit le nom d’hylémorphisme (de hylê = matière,
et morphê = forme). Elle peut s’établir par plusieurs arguments et, de
fait, c’est par des voies variées que ses auteurs l’ont justifiée. Le principal
d’entre eux, ou du moins le plus classique, est celui des changements (ou
mutations) substantielles. Toutefois, comme on en conteste assez souvent la
portée, nous préférons exposer d’abord une preuve qui nous paraît dominer
davantage la discussion. Elle est tirée de l’opposition entre deux couples différents
de propriétés (quantité et qualité, activité et passivité, unité et étendue).
Les anciens scolastiques ne l’ont nullement ignorée, sans toutefois insister
sur elle comme on le fait à l’époque contemporaine. Bornons-nous ici à
l’opposition quantité-qualité. Nous avons montré que la qualité et la quantité
étaient irréductibles l’une à l’autre. Mais le propre de la philosophie, c’est
de chercher la cause, la raison explicative du donné phénoménal. Ce sont bien
les mêmes corps qui présentent à la fois des propriétés qualitatives et des
propriétés quantitatives. Seulement, ce n’est pas sous le même rapport, si l’on
peut dire. Quantité et qualité, étant irréductibles, ne peuvent avoir le même
principe, la même racine intelligible. Il faut donc admettre que chaque corps
est composé — non certes de façon visible, tangible, spatiale, mais au regard
d’une analyse ou induction rationnelle — de deux facteurs, de deux principes
d’être, dont aucun à lui seul ne le constitue totalement, mais dont il est la
synthèse, la convergence indissociable: l’un, racine de la quantité, la matière
prime ou première (identique dans tous les corps); l’autre, source de qualité,
de spécification, de finalité, grâce auquel chaque être est ce qu’il est, et
agit comme il agit (la forme, ou forme substantielle), différente en chaque
type d’être. Mais comme l’homme en général, et le lecteur moderne en
particulier, risque de commettre des confusions sur ces deux notions, il nous
faut maintenant passer à un autre argument, fondamental pour Aristote et saint
Thomas, parfaitement valable pour nous, et qui a le mérite de scruter les deux
principes en question de façon beaucoup plus précise et profonde.
Envisageons par exemple un phénomène comme
la nutrition suivie d’assimilation: Pierre mange du pain et des pommes de terre.
Que se passe-t-il? La science peut décrire ici divers processus
physico-chimiques, mais la philosophie de la nature s’intéresse à autre chose:
elle constate que Pierre, une fois nourri, élimine certains éléments des corps
qu’il a mangés, mais qu’en même temps, il en garde quelque chose qu’il a changé
en lui même, incorporés à son être même (il n’a pas du pain et des pommes de
terre dans la chair ni dans le sang). Des aliments qu’il a absorbés et digérés,
quelque chose demeure et quelque chose a disparu. Qu’entendre par là? Des
éléments étrangers et inorganiques sont devenus une partie d’un vivant, ils
existent maintenant d’une façon entièrement nouvelle. Ils sont incorporés à ce
tout qu’est le vivant, déterminés et spécifiés par sa "forme" (eidos,
morphê) propre. On voit clairement ici que le mot "forme" n’est
nullement synonyme de "figure", comme dans le langage vulgaire ("une
feuille de forme triangulaire") mais va beaucoup plus loin, désignant un
principe radical, une source d’être, de type qualitatif et dynamique, qui n’est
atteint qu’au terme d’une inférence, à partir d’un donné lui-même immédiatement
constaté. Pourtant, quelque chose subsiste: le substrat matériel, la
potentialité qui a reçu la forme nouvelle (celle du vivant) au lieu de celles
qui la déterminaient auparavant. Allons doucement ici, car nous sommes en
présence d’une des notions les plus délicates à saisir de la philosophie
aristotélicienne et thomiste, et au sujet de laquelle les plus gros contre sens
ont été commis, même par des philosophes de profession: il ne faut pas
s’imaginer la matière comme quelque chose de déjà constitué indépendamment
d’une forme quelconque. Ici encore le langage vulgaire risque de nous induire
en erreur, car ce qu’il nomme matière c’est toujours un être corporel
quelconque, si flou et si pauvre de perfections soit-il. Tandis que, du point
de vue philosophique, tout ce qui tombe sous le sens (un tas de terre, un
électron) est déjà une synthèse, une dualité ontologique matière-forme. Il ne
saurait exister, à aucun titre, de matière sans forme 1 de forme sans matière (le
problème de la survie chez l’homme pose un problème à part, qu’il faut résoudre
"sur mesure s). La matière première n’est donc rien de figurable
visuellement ou imaginativement, elle ne peut qu’être pensée et conçue, plus
difficilement encore que la forme elle-même, qui est une perfection effective.
Elle, dont nous avons absolument besoin pour rendre compte de ce curieux
mélange de stabilité et de changement qu’est une modification substantielle,
n’est qu’une pure potentialité, réelle sans doute (puisqu’elle entre en
composition avec un être réel, elle n’est pas une simple possibilité logique,
une pure abstraction idéaliste qui ne serait la source de rien du tout), mais
qui n’a par elle-même aucune propriété à l’état actuel (au sens métaphysique:
Voir ch. suivant ou "Acte et puissance").
1. En ceci,
l’opposition du thomisme à d’autres systèmes scolastiques comme ceux de Scot et
Suarez est absolument radicale.
Suivant la formule scolastique, la matière
première par elle-même, n’est "nec quid" (elle n’a pas d’essence
indépendante de celle que confère la forme au composé hylémorphique), "nec
quale" (elle n’a évidemment par elle-même aucune qualité isolée,
puisque celle-ci ne se conçoit que par rapport à la forme qui en est le
principe et l’explication), "nec quantum" (elle n’a même pas,
à elle seule, l’étendue actuelle tout corps étendu — c’est un pléonasme, mais
commode ici — est déjà un composé matière-forme. Elle n’est que la source
passive, la capacité d’être étendu, pour le corps total). Elle est, au sens
aristotélicien, pure puissance. Notion qui exige un vigoureux effort d’analyse
intelligible, par-delà l’imagerie, mais qui récompense notre effort par sa
fécondité philosophique, étant donné que sans elle, on échoue à expliquer et à
concevoir la nature intime de la matière, et tout particulièrement le
changement. Si la matière première n’est pas pure puissance, si elle est déjà
acte à quelque égard, si elle a déjà une forme, si humble que soit celle-ci,
tout changement n’est plus qu’accidentel, ou superficiel, ou secondaire: il n’y
a plus de différence foncière, mais une simple différence de degré entre le
fait de rougir tout en restant soi-même, et le fait de naître ou de mourir, ce
qui est évidemment un non-sens 1.
1. Nous
avons présenté la preuve sous l’aspect qui nous semble le plus décisif, car la
mutation y est évidemment substantielle et totale, étant donné qu’il y a
passage de l’inorganique à l’organique, qui est (Voir plus loin sur le vivant)
d’un autre ordre. Mais on pourrait aussi, à condition de bien se rappeler qu’il
s’agit de philosophie et non de science phénoménale, partir des mutations qui
donnent naissance à une synthèse chimique de type non-vivant. L’acétylène est
autre chose que du carbone plus de l’hydrogène. L’acide chlorhydrique est autre
chose que du chlore plus de l’hydrogène. Peu importe que la microstructure des
composants soit encore reconnaissable, en un sens, dans le composé, puisque la
physionomie d’ensemble (si l’on peut s’exprimer ainsi) du corps considéré est
nouvelle, si le nouveau groupement des propriétés manifeste au philosophe,
comme une donnée première et irréductible, la présence d’une nature nouvelle.
Il n’est pas besoin que le détail môme des propriétés soit opposé à ce qui
précédait. Répétons-le à la suite d’Aristote, des phénoménologues et des
gestaltistes" le tout n’est pas expliqué par les parties, mais les précède
et leur est irréductible. — La manière dont un composé hylémorphique s’ altère
et donne naissance à un corps nouveau (vivant ou non- vivant, le schéma est le
même dans les deux cas) a été scrutée avec diligence et lucidité par les
auteurs de l’école thomiste, soit saint THOMAS lui-même (Commentaire sur le
De generatione et corruptione d’Aristote par ex.) soit par JEAN DE
SAINT-THOMAS (Philosophie naturalis, Marietti). Nous ne saurions môme
résumer ce processus complexe dans un exposé d’ensemble. Contentons-nous de
dire que cette analyse garde toute sa valeur philosophique quelles que soient
les illustrations scientifiques discutables données par les scolastiques cités.
On trouvera dans le tome I du Cours de philos de R. JOLIVET (Logique et
Cosmologie, Vitte) une excellente étude de la question, et qui montre la
conciliabilité de ces vues avec la physique moderne. Des tentatives du même
genre, plus ou moins réussies, ont été effectuées par des thomistes modernes
doués de culture scientifique, tels le P. Gredt et le P. Hoenen. Indiquons
enfin que les preuves de l’hylémorphisme que nous avons citées ne sont pas,
même pour l’ancienne scolastique, les seules concevables. On en trouvé, éparses
dans les textes, d’autres encore, fondées soit sur la saisie du concept
universel, soit sur la théorie acte et puissance, et notamment sur le principe
de limitation de l’acte par la puissance, dont nous reparlerons en métaphysique
proprement dite.
Pour la même raison, il ne saurait y avoir
en chaque être, si complexe soit-il, qu’une seule et unique forme
substantielle. Saint Thomas et ses grands disciples ont toujours rejeté avec la
plus grande fermeté toute solution pluriformiste. Chaque forme supérieure
assume le rôle qu’aurait joué dans le composé hylémorphique inférieur la forme
précédente: par exemple, dans un vivant (plante ou animal) c’est la forme de
celui-ci qui assume même le rôle de déterminant physico-chimique vis-à-vis de
la matière prime (qui peut le plus peut le moins). Il n’y a pas un agrégat de
composés chimiques assumés par une forme supérieure qui se juxtaposerait à eux
et les emboîterait en quelque sorte: la réalité ainsi conçue ne serait qu’une
marqueterie, chaque être n’aurait qu’une unité accidentelle, et sa forme ne serait
qu’un accident de plus, non une source substantielle et radicale de
détermination et de finalité 1.
Arrêtons-nous un instant pour réfléchir
sur l’explication fournie du problème cosmologique. Il est incontestable que l’hylémorphisme
constitue une explication entièrement satisfaisante du donné: la pluralité des
types s’explique par la pluralité et la hiérarchie des formes. La pluralité des
individus au sein d’un type s’explique par ce fait que la même forme spécifique
est multipliable en des portions de matière différente (Voir ch. suivant:
problème de l’individuation de la substance), le changement (accidentel ou
substantiel) de même. Ainsi on rend compte à la fois des ressemblances et des
dissemblances qui existent entre les corps, sans réduction monistique de la
pluralité (numérique ou spécifique) à une unité qui mutilerait le réel. Unité
dans la pluralité, telle est l’idée maîtresse de l’hylémorphisme; les êtres de
même espèce sont distincts, mais ont le même "eidos" (ce qui
fonde d’ailleurs la théorie de l’abstraction et du concept exposée au chapitre
précédent). Chaque être est substantiellement un, mais métaphysiquement composé
d’un principe actuel et d’un principe potentiel.
1. Nous
considérons à ce sujet les tentatives récentes de certains scolastiques
modernes comme le P. Descoqs, ou des penseurs d’inspiration scotiste, comme
éminemment regrettables et a-philosophiques, fondées qu’elles sont sur une
méconnaissance totale des exigences les plus foncières impliquées par les
notions mêmes de matière et de forme, et aboutissant à enlever à la théorie hylémorphique
toute sa rigueur et son amplitude.
Toutefois, nous n’avons pas la naïveté,
étant enfant de l’"Alma mater", de croire que le lecteur formé
à la philosophie moderne va se trouver satisfait. Il va brandir la condamnation
de principe, que nous entendons formuler sans changement depuis notre âge
scolaire le plus tendre, et qui remonte beaucoup plus loin encore: "Votre
explication est purement verbale, elle consiste à doubler les phénomènes
d’entités (ah !...) qui font penser à la vertu dormitive de l’opium et qui
restent elles- mêmes inattingibles et inexpliquées."
Ce jugement péremptoire nous paraît,
disons-le sans ambages, absolument dénué de valeur. Et voici pourquoi: d’abord,
qu’entend-on par expliquer? Si l’on ne veut concevoir comme "explication"
que le rattachement mathématique d’un phénomène mesurable à un autre phénomène
mesurable, dans la parfaite transparence d’un système d’équations (qui,
précisément, n’est as une explication, mais une sorte de constatation
intelligible), il n’y a pas de doute que notre type d’explication est vain,
méprisable (voire prélogique et infantile, comme chacun sait). Pour des gens
qui conjoignent mathématisme et empirisme et se refusent à dépasser le plan
phénoménal, rien à retenir de la solution hylémorphique. Mais si la
connaissance humaine vaut quelque chose, comme nous avons tâché de le montrer
dans le chapitre précédent, si la tâche de la philosophie consiste précisément
à dépasser le donné phénoménal pour pouvoir en rendre raison, il est normal
qu’elle aboutisse à des notions qui ne correspondront directement à rien de vu,
touché ou mesuré, et qui comme telles, conserveront une certaine opacité malgré
leur caractère inévitable. Un tel type d’explication, illégitime sur le plan
proprement scientifique (bien que la science n’arrive guère à s’en débarrasser,
comme l’a si bien montré E. Meyerson 1) est indispensable sur le plan d’une métaphysique
du monde corporel.
1. Voir E.
MEVERSON, De l’explication dans les sciences, loc. div. notamment t. I, ch. X
sur "L’état de puissance Aussi Roland DALBIEZ pouvait-il écrire, avec un
humour justifié "Nous prions ceux qui seraient tentés de rire de cette
entité de faire la révision de celles qu’eux-mêmes utilisent. Il est aisé,
certes, de railler la vertu dormitive de l’opium, mais en fin de compte, rien
ne s’explique que par des vertus dormitives. Pourquoi telle substance
produit-elle tel effet? On aura beau analyser ladite substance, la décomposer
aussi subtilement qu’on voudra, la question fatidique se posera à nouveau,
multiplié par le nombre des éléments. Les chimistes d’aujourd’hui admettent un
plus grand nombre de vertus dormitives que les médecins du temps de Molière...
que le lecteur songe aux immunisines, agglutinines et autres... précipitines,
comme disait Le Dantec. Seulement, elles sont plus petites. C’est précisément
en cela que consiste le progrès scientifique" (La méthode psychanalytique
et la doctrine freudienne, Desclée-de Brouwer, pp. 81-82).
Il est d’ailleurs curieux de voir que les
sévérités de nos critiques sont réservées au thomisme et ménagent d’autres
doctrines à la mode (ou qui l’ont été): si vous dites que l’Univers s’explique
par l’élan vital qui tend à. ceci ou cela, vous êtes un grand philosophe. Mais
si vous expliquez le même univers par une pluralité d’élans distincts, vous
êtes un médecin de Molière. Comprenne qui pourra.... Non, vraiment, savoir que
les corps sont composés intrinsèquement de deux principes à la fois irréductibles
l’un à l’autre et indissolublement solidaires, arriver à une analyse analogique
de l’un et de l’autre, ce n’est pas rester bouche bée devant une X, une énigme
totale. Et quant à l’explication des formes elles- mêmes, elle doit être
cherchée en dernière analyse dans la Cause première et l’Essence divine, dont
nous prétendons pou voir montrer (n’en déplaise à Kant et à Édouard Le Roy)
l’existence indubitable et nécessaire. On nous permettra de penser que notre
cosmos vaut bien — nous sommes modestes — celui du scientisme ou de l’idéalisme
modernes...
1. Il nous reste maintenant à nous hausser d’un échelon dans la
gradation des êtres, arrivant ainsi au niveau du vivant (plante et animal).
Si le mécanisme est incapable de rendre
compte du monde morganique, on peut prévoir l’ampleur de son échec lorsqu’il
s’agira d’expliquer le vivant 2. En réalité, les arguments mécanistes
reposent sur une totale ignorance du problème en sa signification véritable:
ils consistent à dire que jamais on ne constate dans le vivant l’existence de "forces
vitales" irréductibles aux facteurs physico-chimiques, étant donné que
tout ce qui se passe dans un organisme se ramène à des réactions
physico-chimiques plus ou moins complexes. Au surplus, ajoute- t-il, aucune
fonction n’est propre au domaine de la vie, et les confins entre organique et
inorganique s’estompent, ou sont indiscernables (expériences sur les
virus-protéines, etc.).
1. Nous ne
pouvons envisager dans cette initiation des problèmes pourtant importants,
comme ce qui concerne l’espace et le temps. Nous estimons pour tant que le
thomisme possède là-dessus des vue philosophiques absolument utilisables de nos
jours, et, là encore, détachables d’une physique (scientifique) périmée. Là
encore nous estimons que bien des erreurs auraient été évitées à des esprits de
la valeur de Leibniz ou de Kant grâce à une attention plus bienveillante aux
solutions aristotéliciennes et thomistes.
1. Pour une
vue synthétique des idées de saint THOMAS sur la vie, cf. Ia Somme
Théologique q. 18. a. 1 et 2, et 78 a. I et 2. Sans parler du Commentaire
sur le Traité de l’âme d’Aristote, etc.
Pourtant, il est bien évident que
l’organisme n’est pas un agrégat d’éléments juxtaposés, ni même une machine
compliquée (quand on casse ou fausse telle ou telle pièce de la machine,
celle-ci ne fonctionne plus. Un être vivant, au contraire, dispose de
ressources étonnantes en fait d’adaptation, régénération, etc.). Tout ce qui se
passe dans un vivant est matériellement physico chimique, nous ne prétendons
pas qu’il existe des "forces vitales" d’un type analogue aux forces
physiques ou chimiques, et que l’expérience constaterait directement. La
digestion, l’assimilation sont régies par des réactions que la chimie étudie et
liées à des questions de structure et d’équilibre moléculaire une telle
constatation ne nous trouble aucunement, puisque le problème, pour nous, est
ailleurs: il réside dans la manière même dont les lois de la matière
s’appliquent dans les organismes végétaux ou animaux, et qui présente vraiment
des convergences surprenantes. Rappelons quelques faits incontestables et
incontestés: soit l’assimilation. Un être vivant change en lui-même des
éléments étrangers, il ne se les juxtapose pas. Il est donc ridicule de dire,
avec certains mécanistes attardés, que l’équivalent de la nutrition se trouve
chez les cristaux en ceux-ci, on rencontre une addition d’éléments obéissant à
des lois de structure harmonieuse, qui mettent en scène le mécanisme dès le
niveau de la matière inanimée (ce qui nous contente grandement) mais qui reste
d’un type fort différent d’un phénomène vraiment vital. Pareillement, chaque
organisme se développe suivant des conditions aussi peu conformes que possible
aux postulats mécanistes: l’embryogenèse est une illustration éclatante des
vues finalistes si on la considère en son ensemble (passage de deux cellules
initiales à un organisme parfois très complexe). Si on la considère dans son
détail, la chose est encore plus frappante: l’organisme visuel, par exemple, se
développe avant toute nécessité fonctionnelle actuelle. Lotze a calculé
qu’étant donné treize conditions qu’il énumère, et qui sont requises pour que
l’oeil puisse fonctionner, il y a 999 985 chances pour qu’une de ces conditions
indispensables fasse défaut contre 15 chances de réussite. Or, ce n’est pas la
cécité ni les malformations oculaires graves qui sont la règle, mais bien le
contraire. Le fait le moins probable mathématiquement s’avère le plus fréquent
biologiquement. Qu’on y réfléchisse. Pareillement, l’être vivant se défend,
depuis son développement initial (cf. expériences de Driesch sur les oeufs
d’oursin) jusqu’à la mort, en passant par l’âge mûr. Qu’on songe à la lutte
contre les toxi-infections (rôle des leucocytes, production des anticorps, etc.
1)
à la régénération des moignons 2 et enfin, au moyen par lequel l’espèce se
défend contre la destruction par la reproduction, dont on cherchera bien en
vain l’équi valent véritable dans le monde infra-organique 3. Avec le vivant, nous sommes
donc sur un plan, à l’intérieur d’un type de "formes" irréductible au
règne inorganique. Encore faut-il distinguer le végétal et l’animal. Le
premier, incontestablement vivant, puisqu’il naît, assimile, lutte, se
reproduit, et manifeste en un mot des aspects de la finalité qu’ignore le monde
non-vivant, ne possède pas la conscience même sensible (c’est-à-dire liée à
l’organisme). Rien de son comportement ne nous oblige à la lui attribuer, en
vertu du principe d’économie (les réactions de la sensitive par exemple ont
donné lieu ici aux plus graves confusions) d’autant qu’il est dénué de système
cérébral et nerveux, et d’organes proprement dits, qui sont la condition de
toute conscience sensible 4.
1. Un de
nos collègues, étant atteint d’une terrible otite suppurée avec complications,
les médecins s’étonnèrent grandement de voir son cerveau au contact duquel le
pus était venu, garanti par un liquide protecteur neutre et lubrifiant. Non, le
vivant n’est pas un agglomérat d’atomes régis (?) par le hasard. Voir Hans
DRIESCH, Philosophie de l’organisme (Rivière), R. COLLIN
Réflexions
sur le psychisme" (Cahiers de philo, de la nat., Vrin), OLDEKOP,Op. cit.,
précédemment, et les travaux de Vignon, Hans André, etc.
2. La patte
cassée d’un crabe, l’antenne d’un insecte, les tentacules d’un anémone des mers,
les nageoires, les filaments de pêche, la mâchoire inférieure des poissons, les
doigts de la grenouille du Cap, la queue des lézards etc. voire môme la tête
d’un escargot sont susceptibles de se reconstituer. Chez les animaux
supérieurs, sans que les choses aillent aussi loin, le foie, la rate et le
cerveau présentent d’étonnantes capacités de régénération. En 5928, le
professeur Needham, biologiste de Cambridge, déclarait: Actuellement, la
zoologie devient de la biochimie comparée, et la physiologie de la biophysique.
‘En 1941, il rectifie L’organisation biologique ne peut se réduire à une
organisation biochimique, car rien ne peut se réduire à autre chose"
(parole d’or).
3. Au sujet
des virus-protéines, dont on " tant parlé, voir l’étude de Hans Jurgen
STANDINGER, in Universitas, de Stuttgart, septembre 1947, qui nie leur
caractère de véritable intermédiaire entre vivant et non-vivant.
4. Le fait
qu’il soit difficile de classer tel être vivant (plante ou animal) ne supprime
en aucune façon la distinction de principe entre les deux règnes...
Avec l’animal apparaît la sensation, la
mémoire sensible, celle qui porte sur les sons, les apparences etc., l’instinct
(ou estimative, Voir ch. précédent sur les "sens internes"), le
plaisir et la douleur, et bien d’autres choses encore, mais pas la raison ni la
volonté.
On voit donc en quel sens un thomiste résout
le problème du psychisme animal il est absurde pour lui de dénier à l’animal
une certaine activité sensible ou sensorielle, dont le comporte ment des bêtes
et leur constitution anatomique font foi (il serait absurde de dire qu’un gamin
s’enfuit devant un fouet brandi parce qu’il a peur, alors que l’animal ferait
de même par simple réaction mécanique, comme le suppose l’insoutenable paradoxe
cartésien des animaux-machines), mais il est absurde également d’expliquer par
la raison ce dont l’instinct, la mémoire sensible, etc. peuvent rendre raison,
tandis que manque chez l’animal ce qui caractérise nécessairement l’activité
intellectuelle (langage articulé, progrès technique et notions scientifiques
abstraites, préoccupations esthétiques, éthiques et religieuses) 1.
En un sens, l’animai a bien une âme, une "forme" douée de conscience,
ou plutôt source de conscience (c’est le composé hylémorphique qui agit et pâtit,
non la forme ou la matière isolé ment) mais cette "âme" ne survit pas
à la destruction du corps, étant en quelque sorte psychologiquement coextensive
aux conditions organiques de base. Elle ne s’anéantit pas (ni ne retourne au
néant pur) mais la théorie métaphysique acte-puissance permet de rendre compte
de son apparition comme de sa disparition.
Avec l’homme, le cas est tout différent.
Mais il nous faut reprendre le problème comme sur mesure, et d’un peu plus
haut, pour le dominer parfaitement. Dans l’histoire de la philosophie, deux
conceptions antagonistes s’opposent au sujet de la nature humaine, sur le plan
du réalisme (nous laissons de côté, puisque nous l’avons éliminée au chapitre
précédent, la conception idéaliste qui voit en nous un faisceau de phénomènes
psychiques — idéalisme phénoméniste. — ou un acte, un élan créateur (?) —
idéalisme réflexif). Si l’on admet que l’homme est une donnée réelle, au sens
strict du terme, et qu’il possède une véritable consistance substantielle
(c’est le même individu qui était Pierre ou Paul, petit enfant ou vieillard
chenu; au surplus, nous justifierons l’idée de substance en métaphysique
générale), comment faut-il le concevoir? Le matérialisme, de Démocrite à Marx,
le ramène à un conditionnement physico-mécanique ou économique. Un
spiritualisme fort connu, et que beaucoup de gens croient être le spiritualisme
par excellence, voire la seule forme possible de spiritualisme, considère
l’homme comme double en quelque sorte: sorte d’ange enfermé dans un corps,
qu’il s’agisse de la comparaison platonicienne de l’âme qui se trouverait dans
le corps "comme le pilote en son navire", soit de la conception
cartésienne
2.
1. Voir S.
THOMAS, Ia pars Somme Théologique q. 7 a. 3, et Somme contre les gentils,
II, 82.
2.
Évidemment, Descartes prétend bien sa l’unité de l’homme comme un fait réel,
quoique plus ou moins mystérieux. Reste à savoir si ses prétentions- sont
fondées, après qu’il a défini l’âme comme "la chose pensante le corps
comme "la chose étendue", et qu’il a dit que la première agissait sur
la seconde par l’intermédiaire d’un point de la glande pinéale (le conarium),
Son disciple indépendant Régius voyait dans l’homme une unité accidentelle, et,
malgré les invectives du maître, il semble bien qu’il soit ici plus cartésien
que Descartes. — Spinoza estime, lui, que l’union de l’âme et du corps chez
Descartes est plus obscure que les plus obscures entités scolastiques, et il
cherche ailleurs (parallélisme). Attitude aussi insatisfaite vis-à-vis du
cartésianisme orthodoxe chez Leibniz et Malebranche.
Le matérialisme est radicalement faux, et
même impensable, contradictoire; seuls des artifices de langage peuvent lui
donner l’apparence d’avoir une signification, comme nous l’avons montré au chapitre
précédent à propos de la connaissance 1.
Encore se donne-t-il l’allure d’une
doctrine de bon sens en montrant les indéniables corrélations qui existent chez
l’homme entre vie psychique et vie organique (sommeil, intoxications, lésions
cérébrales, traumatismes, etc.) et qui sont inconcevables dans
l’ultra-spiritualisme dualiste de Platon, de Descartes, ou de leurs successeurs
éclectiques dans l’époque contemporaine. Nous estimons précisément que la
solution aristotélicienne et thomiste permet d’éviter cette impasse, en voyant
dans l’âme la forme substantielle du corps et dans le problème de l’homme une
application éminente de la théorie hylémorphique prise dans toute son
amplitude. D’une part, la connaissance, essentiellement la connaissance
intellectuelle, réfute le matérialisme. D’autre part, impossible de concevoir
le principe pensant comme "ajouté", plus ou moins ingénieusement, au
corps considéré comme une substance distincte. C’est le même homme qui se
nourrit, qui souffre, qui pense. Impossible de rejeter le corps hors de notre
moi, durant notre vie terrestre, ou même de douter de son existence, n’en
déplaise à Descartes et à la philosophie idéaliste. Il faut donc admettre que
c’est le même principe radical qui est en nous source de la pensée et de la vie
organique, voire de la différenciation physico-chimique. Chaque être n’est ce
qu’il est, ne possède telles propriétés, n’agit comme il agit qu’en vertu d’une
seule et même forme, comme nous l’avons dit en exposant les grandes lignes de
l’hylémorphisme. L’homme ne saurait y faire exception. Laissons donc s’empêtrer
ceux qui conçoivent l’homme comme "duplex", voire triple (corps,
principe vital, âme raisonnable). L’animisme aristotélicien est extérieur à ces
embarras 2.
Et qu’on ne dise pas, à la suite de certains auteurs modernes, que c’est une
contradiction de notre part que de soutenir la notion d’âme comme forme du
corps en même temps que l’immortalité du principe pensant ces deux thèses ne
sont pas inconciliables, mais bien complémentaires.
1. Le
"Moulin de LEIBNIZ" (Monadologie, parag. N° 17.)
2. Notre
intention n’est pas d’entrer dans des controverses historiques sur la véritable
pensée d’Aristote. Les Arabes médiévaux et plus d’un érudit moderne ont voulu
le solliciter dans un sens moniste. La chose nous parait historiquement injustifiée,
malgré quelques textes équivoques sur la corruptibilité de l’intellect possible
et son origine extérieure à nous. Aristote dût-il être sacrifié, la chose nous
importerait assez peu, puisque saint Thomas est un philosophe assez indépendant
pour être étudié en lui-même et avoir raison contre Aristote lui-même, au point
de vue de la logique des principes. La chose n’est pas sans équivalent au cours
de l’histoire, même dans d’autres écoles.
Si nous disons que l’âme est forme du
corps, c’est en raison de l’unité de chaque être, et de l’interdépendance
foncière de nos divers aspects, qui est un fait. Si nous disons que l’"âme"
des animaux ne survit pas à la destruction corporelle, c’est parce que son
psychisme ne dépasse pas suffisamment les conditions organiques pour leur
survivre. Si nous disons que l’âme humaine est indestructible et immortelle par
nature (et non par quelque miracle, quelque dérogation gratuite aux lois du
créé), c’est précisément parce que l’introspection la plus obvie nous force à
constater en nous une activité "émergente", l’activité proprement
intellectuelle (formation du concept, jugement, raisonnement) et volitive (qui
est tout autre chose qu’un faisceau de tendances organiques). Par une application
aussi simple qu’inéluctable du principe de causalité (dont nous fonderons
explicitement la valeur en parlant des preuves de l’existence de Dieu, et que
notre réalisme déjà énoncé nous permet de tenir pour valable), nous concluons
que, puisque l’activité constatée, bien qu’elle soit conditionnée extrinsèque-
ment par le sensible (Voir problème de l’origine des idées et de l’abstraction,
ch. précédent), en diffère cependant radicalement et en nature, elle doit être
l’effet d’un principe, d’un "quelque chose " lui-même immatériel. A
la mort, l’activité psychique sensible (externe et interne) ne peut évidemment
s’exercer. Elle ne subsiste plus qu’à l’état radical, ou potentiel, en tant que
faisant de droit partie d’une âme faite pour être unie à un corps 1. Et
comme l’âme, en tant que spirituelle, n’est évidemment affectée d’aucune
composition physique, elle est inaccessible à toute décomposition, la mort
étant le propre du multiple et du composé en tant que tels. L’immortalité de
l’âme est un corollaire de sa spiritualité, laquelle s’induit très simple ment
de l’observation immédiate de l’activité intellectuelle. Nous disons bien
s’induit. La philosophie aristotélicienne et thomiste ne reconstruit pas
l’univers "more geometrico", à la manière spinoziste, à coup
de définitions a priori, de déductions rationnelles pures, elle suppose
toujours un donné d’expérience.
1. Un
remarquable écrivain anglais, R. H. BENSON, a essayé, dans un fascinant roman
d’anticipation, Le maître de la terre, de décrire le "mourir", le
passage de notre monde à l’autre (Perrin, cf. pp. 366-369). D’un point de vue
thomiste, cette illustration est enrichissante.
Ni empirisme ni rationalisme à proprement
parler, ici comme ailleurs 1.
La philosophie et la théologie s’attachent
à décrire, modeste ment d’ailleurs et par analogie, ce que peut être la vie et
la connaissance d’une "âme séparée" 2. Dans la conception
catholique, si cette âme a su ne pas se séparer de Dieu, elle jouit de la
possession de celui-ci, le plus souvent après un temps d’épreuve et de
purification spirituelle (Purgatoire). En un sens très juste, son état est donc
supérieur et préférable à notre condition terrestre. Mais quoi qu’il en soit de
certaines expressions des mystiques, le corps, même si depuis la chute il est
une occasion de souffrances et de péché, n’est pas, métaphysique ment parlant,
une prison: il fait partie de la personne humaine totale. On comprend dès lors,
dans cette perspective hylémorphique (dont les Conciles n’ont pas hésité à
faire usage 3)
que la résurrection des corps soit une des pièces maîtresses de la restauration
eschatologique de toute chose. Inconcevable dans une vue hyper-spiritualiste du
monde (pourquoi une telle bri made de la part de Dieu, après cette délivrance
qu’est la mort?) elle garde sa gratuité, mais devient parfaitement logique dans
un spiritualisme tel que celui que nous avons exposé 4. De même, devient
intelligible dans une telle conception de l’homme tout ce qui concerne la
transmission de la grâce à travers des signes sensibles (sacrements et
sacramentaux), le rôle de la liturgie 5, dont un rationalisme étriqué se scandalise
faute d’en avoir saisi la richesse et l’exacte correspondance à la nature
humaine.
Au terme de cet exposé d’ensemble de la
philosophie thomiste de la nature, nous tenons à en souligner comme à vol
d’oiseau la valeur et l’intérêt: on a dit que la devise type du thomisme devrait
être: "Distinguer pour unir", contre un monisme réducteur à l’excès
et un pluralisme anarchique. Nulle part mieux qu’ici cette formule ne trouve à
s’appliquer: la matière, du moindre atome à l’homme, est douée de qualité et de
finalité. Le mécanisme est faux sur toute la ligne, lui qui méconnaît la
spécificité des êtres. Pourtant, en un sens, c’est le même schéma matière-forme
qui rend raison de tout l’Univers matériel et psychique (jusqu’à l’homme
inclusivement du moins, car pour le monde des purs esprits, la dualité
matière-forme ne saurait avoir de signification; Voir métaphysique, sur
les anges).
Il y a une gradation des êtres, du minéral
à la plante, de la plante à l’animal, de l’animal à l’homme. L’homme est un
microcosme, il récapitule en lui toute la création matérielle: il a des
propriétés physico-chimiques, comme l’inorganique; la vie végétative, comme la
plante; la sensibilité, comme l’animal; plus la pensée, qui lui est propre. La
manière dont il connaît, nous l’avons envisagée au chapitre précédent, qui ne
reçoit pas peu de lumière de celui qui s’achève, car le thomisme est totalement
en chacune de ses thèses. La manière dont l’homme veut, désire, agit, sera
envisagée sous un jour nouveau lorsque nous étudierons la morale. Dans le
chapitre suivant, nous dépasserons l’humain, et même le cosmique, au profit
d’une vue en profondeur des principes généraux de l’être.
On pourra peut-être remarquer que nous qui
sommes telle ment (certains diront abusivement) soucieux d’envisager les points
d’application du thomisme à des problèmes modernes, nous n’avons même pas
mentionné le problème de l’évolution, en ce chapitre, lorsque nous parlions de
la vie et de l’homme. En voici la raison: bien que n’étant nullement "fixiste"
(?) nous ne croyons pas devoir suivre la plupart de nos coreligionnaires d’un
certain milieu en nous enthousiasmant sans réserve pour l’évolutionnisme
absolu, ou monophylétiste (celui qui veut voir dans tous les êtres vivants,
animaux notamment, les descendants d’un ancêtre unique). Un nombre considérable
de savants de première valeur, dont les travaux sont parfois fort récents, nous
autorise à rejeter cette manière de voir, ou du moins à ne la traiter que comme
une hypothèse non prouvée en rigueur, et qui, tant au point de vue de la
morphologie qu’au point de vue de l’ancienneté de types vivants déjà
différenciés, se heurte à des difficultés considérables. Ces difficultés ont été
soulignées en détail par le regretté Louis Vialleton, doyen de la Faculté de
Médecine de Montpellier. Certains voudraient ensevelir sa mémoire et son
oeuvre. Mais un auteur italien qui fait autorité a encore déclaré récemment que
ses objections gardaient toute leur valeur et ne pouvaient être méconnues que
par les constructeurs d’hypothèses imaginatives et aventureuses (quel que soit
leur costume...).
1. Voir
saint THOMAS, In XII Met. lect. 3, — S. Thomas, Ia, q. 75, a. 6, — C. Gent.,
II, 79-81, etc. D’autres arguments se formulent à partir du désir de béatitude,
mais ils mettent en jeu des notions discutées, mime d l’École, et nous
paraissent moins rigoureux que celui qu’on tire de l’immatérialité dans les
opérations intellectuelles.
2. Voir
saint THOMAS, la Somme theol., q. 8g en entier.
3.
Définition du Concile de Vienne (1311-1312): elle condamne comme hérétique
quiconque soutient que l’âme humaine n’est pas par soi la forme du corps
humain. Eu fait, cette définition ne frappe pas les positions scolastiques
opposées à celles de saint Thomas (celle de Scot notamment) et ne canonisent
pas le système thomiste comme tel, mais s’oppose en tout cas au dualisme dont
nous parlions plus haut, qui détruit l’unité de l’homme.
.4.
Définition du IVme Concile de Latran, qui ne fait que reprendre sur ce point
l’enseignement apostolique, Voir saint THOMAS, suppl. Somme Théologique q.
77-86 et des mises au point des thomistes modernes (Hugueny, Segarra, etc.).
5. Cf.
Romano GUARDINI, L’esprit de la liturgie, Plon.
En ce qui concerne l’homme lui-même,
beaucoup plus d’incertitude subsiste, scientifiquement parlant, sur l’origine
de son corps que ne se le figure le grand public intoxiqué par la vulgarisation
pseudo-scientifique. Des savants évolutionnistes même en font l’aveu (Voir notre
article de La pensée catholique, n° 4, déjà cité). En particulier, il est curieux de constater que le grand
public français et catholique considère comme un dogme intangible ce que
certains ont nommé le mythe évolutionniste, présenté par notre enseigne ment
universitaire comme une certitude pure et simple, tandis que toute une équipe
de savants allemands de premier plan, d’orientation variée, dont les ouvrages
s’échelonnent pour la lu part de 1937 ou 38 à 1947, et auxquels on n’a rien
répondu de décisif (tels Oscar Kiihn, Uexkiill, Gehien, Friehling, Klatt,
Standinger, etc.) sont en réaction très vive 1 contre le transfor misme
absolu... Ceci étant, nous sommes bien persuadés qu’on trouverait chez saint
Thomas les principes métaphysiques nécessaires à une saine théorie de
l’évolution. Mais, outre que certains de ses textes (comme du reste ceux de
saint Augustin) ont été parfois sollicités en un concordisme assez fallacieux
par certains évolutionnistes catholiques en quête de "couverture", la
question nous paraît encore trop ambigu au point de vue purement scientifique,
pour que la philosophie doive s’en emparer en vue d’édifier une synthèse
doctrinale.
1. Dans une
étude sur la théorie de la descendance, publiée en 1942, Oscar Kühn ne Cite pas
moins de vingt-deux ouvrages allemands récents, orientés en ce sens...
Nous avons justifié de notre mieux au
cours d’un précédent chapitre, l’attitude dogmatique et réaliste du thomisme.
Ceci pourrait suffire à la rigueur pour nous donner le droit de construire, à
la suite d’une philosophie de la nature, une métaphysique proprement dite.
Cependant, conscients des préventions multiples de beaucoup de lecteurs, pétris
par la formation moderne, contre toute métaphysique, nous tenons à formuler et
critiquer quelques-unes des objections les plus courantes contre la spéculation
métempirique. En droit, ces considérations sont réflexives et devraient venir
peut-être à la fin du chapitre. Mais elles y perdraient quelque chose de leur
efficacité psychologique. C’est pourquoi nous commençons par elles.
Nous supposons évidemment, à ce stade de
la recherche, le rejet de l’attitude positiviste, stérile et dépassée,
contraire à nos exigences d’explication les plus irréductibles, et violée au
surplus à chaque instant par les positivistes eux-mêmes. Mais nous nous
heurtons, si même on reconnaît l’existence des problèmes méta physiques, à une
sorte de kantisme vulgarisé et sommaire, obnubilé par le fait, que, si la science
est donnée, c’est-à-dire si elle fait l’accord des esprits (un musulman, un
athée, et un pro testant par ex. professent la même physique, la même chimie),
la métaphysique ne l’est pas (divergence des métaphysiciens entre eux), ce qui
prouve son caractère illusoire.
En réalité, un tel présupposé est
philosophiquement assez pauvre et dénua de critique véritable. Nous ne
discuterons pas ses fondements relativistes ou sceptiques, l’ayant fait en un
chapitre spécial. Nous l’aborderons directement pour en montrer le caractère
inopérant.
Tout d’abord, il y aurait beaucoup à dire
sur l’opposition établie entre science et métaphysique, à propre de l’accord
des esprits. En bref disons que cette opposition est moins forte qu’on ne le
prétend d’ordinaire, et qu’ensuite, en ce qu’elle a de réel, elle n’a pas la
portée qu’on prétend lui attribuer.
Elle est moins grande qu’on ne le prétend
souvent. En effet, que veut-on dire quand on déclare que la science fait
l’accord des esprits? Que tous les hommes actuellement vivants pensent selon
ses catégories? Certainement pas, puisque beaucoup l’ignorent, parfois délibérément
(méthodes des rebouteux dans nos campagnes, cosmogonies japonaises ou
indiennes, etc.). Mais, dira-t-on, au moins tout esprit humain normale ment
constitué peut, avec une éducation convenable, accéder aux certitudes
scientifiques. Soit. Mais alors on nous fait ici la très importante concession
qui consiste à admettre que quelque assertion peut être vraie même si certains
refusent en fait de l’admettre. La chose a son prix, nous le verrons plus loin.
Au surplus, il y a quelque malhonnêteté à présenter l’opposition entre science
et métaphysique sur des plans différents, entendons par là à étaler d’une part
le défilé historique des systèmes philosophiques pris dans toutes leurs
hésitations et leur complexité, et une science considérée en son état actuel.
Si on la considère d’un peu près, l’histoire de la science est extraordinairement
féconde en discussions prises de travers, en manifestations de préjugés ahurissants,
en luttes d’écoles qui ne le cèdent en rien, par leur âpreté, aux luttes
métaphysiques. Qu’on songe par exemple aux controverses autour de Pasteur, pour
ne pas prendre celles de Lavoisier. Pourtant, la science actuelle arrive au
moins à des acquisitions indiscutables et indiscutées, tandis qu’il n’en va pas
de même pour la métaphysique, même actuelle? En effet, l’accord des esprits est
mieux réalisé en matière scientifique qu’en fait de métaphysique et nous ne le
nions nullement. Mais il est certainement beaucoup moins éclatant que ne se le
figure le grand public ou la jeunesse des écoles, qui sont nourris soit de
manuels qui ne retiennent de la science que l’élément vraiment acquis — et qui
donnent ainsi à penser au lecteur inexpérimenté que tout dans la science est
d’une même venue — soit de livres ou d’articles de vulgarisation qui présentent
intrépidement comme des certitudes acquises et définitives de simples
hypothèses physiques ou biologiques.
Dans un cours de philosophie sur la
question, nous donnons chaque année de copieuses citations de savants
s’opposant les uns aux autres de nos jours, sur des points importants. Car
la partie hypothétique de la science est fort développée par rapport aux
certitudes acquises, et non l’inverse.
Cependant, l’opposition invoquée n’est pas
totalement illusoire. Mais, disions-nous plus haut, elle n’a pas la portée
qu’on lui attribue souvent. Elle peut s’expliquer de façon fort satisfaisante
et normale, sans avoir recours au scepticisme ni au relativisme (ce qui est
tout un, nous l’avons vu).
Tout d’abord, les questions métaphysiques
sont difficiles et hautement abstraites. Ce n’est pas être injurieux pour le
genre humain que de constater que sa majorité est plus incline à jouer aux
boules ou à produire des objets manufacturés qu’à spéculer sur l’être ou la
substance. Même en sa partie intellectuelle, notre espèce comprend plus de gens
doués pour l’observation et le calcul que pour l’étude des essences. N’étant
pas de purs esprits, nous sommes tributaires des sens, et il est quasi-
impossible à certains de nos semblables de dépasser le plan imaginatif, d’où
leur facilité à accuser les métaphysiciens de logomachie et de verbalisme, car
pour eux les mots d’essence, substance, etc. ne recouvrent rien de net. Ajoutons
que la diversité des tempéraments intellectuels peut (sans que pour cela les
systèmes se vaillent entre eux: autre question) expliquer les gauchissements de
certaines doctrines (empirisme anglo-saxon, introversion cartésienne,
irrationalisme romantique). Sans compter que les notions-clefs de la
métaphysique ne sont pas indifférentes à notre vie pratique ( Si Dieu n’existe
pas, tout est permis", dit Jean-Paul Sartre, reprenant l’idée de Nietzsche
et de Dostoïevski). Ce n’est donc pas parce que les métaphysiciens sont divisés
qu’aucune métaphysique n’est vraie: la conclusion sceptique dépasse les
prémisses (le même raisonnement vaudrait, en somme, pour la diversité des
religions). Mais, objecte-t-on, il n’y a pas en métaphysique de critère de
vérité: comment reconnaître une doctrine vraie d’une doctrine fausse? Ici
encore, la philosophie classique n’est pas sans réponse. Et voici les grandes
lignes de celle-ci: la base de la philosophie, ce sont des évidences premières
ou immédiates qui ne peuvent se démontrer au sens strict (il faudrait les
rattacher à quelque chose d’antérieur, ce qui est exclu par définition) mais
qui peuvent fort bien se montrer, se justifier, soit par une ana lyse, une mise
en valeur de leur contenu (cf. la théorie de l’intentionnalité pour la
connaissance) soit par une inexorable et invincible réduction à l’absurde de
toute doctrine qui les méconnaît ou les nie (Voir Husserl contre le "relativisme
spécifique"). A partir de cette base, faite de données sensibles
(existence du monde extérieur, du changement, de la qualité, etc.) et
intellectuelles (principes premiers de la raison: identité, raison suffisante,
causalité), on peut construire inductivement d’abord, puis déduclivement,
un certain nombre d’explications méta physiques (au sens large, en y englobant
la philosophie de la nature évidemment) ex. matière et forme (Voir ch.
précédent), acte et puissance, essence et existence, Dieu (Voir suite du ch.),
qui constituent des évidences médiates, c’est-à-dire justifiées par leur
rattachement aux évidences immédiates sur lesquelles elles reposent en dernière
analyse. Si notre intelligence saisit l’être dans le sensible et peut ensuite
en dégager les exigences les plus générales, nul doute qu’elle ne soit capable
d’édifier une métaphysique obéissant à une rigoureuse nécessité,
fondamentalement valable. On objectera qu’il n’y a pas moyen en fait de
discerner une assertion fausse d’avec une assertion vraie, en un domaine où ni
l’expérience ni le calcul ne sont là pour établir le bien-fondé d’une thèse.
Cette difficulté elle-même n’est pas fondée: remarquons d’abord qu’en soi, en
droit, une assertion vraie et une assertion fausse ne sont pas équivalentes ni
même symétriques, si l’on peut dire. La première est fondée sur le réel, c’est
la réalité qui dicte sa loi, l’esprit s’y conforme. La seconde est une
pseudo-connaissance, une synthèse indue d’éléments mal reliés pour des causes
qu’étudie la psychologie ou la logique (précipitations, passions, etc.). S’il y
a une différence de nature (ontologique) entre les deux, cette différence doit
bien se traduire au niveau de la prise de conscience, il doit bien y avoir
quelque indice phénoménal différent entre une assertion vraie et une assertion
fausse, un jugement fondé et un jugement non- fondé. Et, de fait, il est des
cas où la chose est patente: le dormeur peut parfois croire qu’il est éveillé,
mais l’homme éveillé sait fort bien qu’il ne dort pas. Pareillement, le mauvais
élève de mathématique peut croire qu’il a trouvé la solution de l’équation,
mais le bon élève sait que c’est lui qui a raison contre l’autre et pourquoi
l’autre s’est trompé. Pourquoi n’en serait-il pas de même en ce qui concerne
les lois de l’être et les nécessités métaphysiques? La lumière n’a besoin de
rien d’autre que d’elle-même pour se justifier: respect du réel et des
exigences foncières de la raison naturelle, cohérence interne, valeur
d’assimilation, rigoureux enchaînement des faits et des notions sont des
critères qui se suffisent à eux-mêmes. Spinoza l’avait fort bien dit, et Leibniz
aussi, quel que soit l’usage qu’ils aient fait du principe. "Pour
justifier la vérité et le bon raisonnement", disait le premier dans le De
emendatione intellectus, "je n’ai besoin que de la vérité et du bon
raisonnement eux-mêmes."
1. De
emendatio intellectus (vAu VLOTEN et LAND), t. I, pp. 10-15— plus Lettre 76
â Burgh, — et Éthique, IIe p., prop. XLIII et schol. 49.
Il disait aussi (et non seulement en
matière scientifique: le contexte implique bien qu’il s’agit de métaphysique)
que, comme la lumière se distingue elle-même des ténèbres, ainsi le vrai se
discerne du faux
1. Leibniz, si opposé à Spinoza par ailleurs, déclare également: "Ce
que Spinoza dit de la certitude de la philosophie et des démonstrations est bon
et incontestable, et j'avoue que ceux qui nous demandent toujours: “D’où savez-
vous que vous ne vous trompez pas, puisque tant d’autres sont dans des
sentiments différents? “se moquent de nous ou d’eux- mêmes, car c’est la même
chose que si on répondait à mon argument: “D’où savez-vous que votre conclusion
est vraie?" sans vouloir examiner mes prémisses. Ce sont ordinairement des
gens qui se sont plutôt servis de leur imagination que de leur raison et qui
n’ont jamais rien compris par démonstration mais seulement par expériences ou
opinion générale." 1
On a le choix entre cette manière de voir,
éminemment pleine et constructive, et le scepticisme, sous ses diverses formes,
qui méprise et trahit notre besoin profond d’explication et d’intelligibilité,
qui nous interdit d’organiser rationnellement notre conduite, notre vie
pratique, et qui, au surplus, se contredit toujours d’une façon ou d’une autre,
même en ses formes affinées ou complexes. On nous permettra de préférer le
dogmatisme métaphysique et nous espérons que certains lecteurs nous suivront
sur ce point.
On comprend donc que la gradation thomiste
des certitudes soit exactement l’inverse de celle qui règne sur la philosophie
moderne. Bien que le monde sensible soit davantage à notre portée que les
hautes spéculations métaphysiques, en soi et en droit, la théorie de l’acte et
de la puissance, ou la distinction réelle d’essence et d’existence sont plus
certaines que les lois de la chute des corps ou du pendule. Et, pour que le
scandale soit complet (il ne faut jamais faire les choses à moitié), ajoutons
que puisque la Révélation est plus sûre que la raison, l’Incarnation ou la
Présence eucharistique sont en soi plus certaines que la théorie acte-puissance
et les lois de la physique...
Suivant la doctrine thomiste classique,
dont les fondements remontent à saint Thomas lui-même, et la mise au point
précise aux grands commentateurs 2, la connaissance humaine peut se répartir
suivant trois degrés ascendants d’abstraction ou d’immatérialité: au premier
stade, on a l’abstraction physique, qui délaisse sans doute les particularités
individuelles des êtres corporels, mais conserve en son champ d’observation et
d’étude ce qui se rapporte à la matière, soit qu’elle étudie celle-ci par des
procédés axés essentiellement sur l’expérience (et ce sont les sciences
expérimentales), soit qu’elle l’étudie philosophiquement (et c’est la
philosophie de la nature, précédemment étudiée). Au-dessus, on a l’abstraction
mathématique, qui ne s’intéresse qu’à la quantité, et qui ne retient de la
matière qu’un schème abstrait, sujet de relations numériques (avec des
différences de détail selon la science mathématique étudiée). Enfin,
l’abstraction métaphysique ne s’attache qu’aux propriétés les plus générales
de, l’être, dont nous parlerons dans ce chapitre. Elle étudie l’être en tant
qu’être. D’où le nom d’ontologie, communément donné à la méta physique
générale, avec son prolongement qu’est l’étude rationnelle de Dieu (théologie
naturelle ou théodicée).
1. Lettre
au duc Jean-Frédéric (ERDMANN, 677). Le rapprochement est facile, contexte
idéaliste en moins, avec la position thomiste. Cf. par ex. PÉGHAIRE,
Intellectus et ratio..., pp. 196-200.
2. Voir
CAJETAN, De subjecto naturalis philosophiae (opuscule).
Mais d’abord, qu’est-ce que cette idée
d’être dont le nom seul effarouche probablement le lecteur, et qui paraît
tellement vide au profane?
Pour commencer, remarquons que
l’intelligence humaine, du simple fait qu’elle n’est pas un "sens sublime"
mais un pouvoir spirituel connaissant l’universel, atteint toute chose sous
l’angle de l’être (sub ratione entis) un paon, une fourmi, un électron,
un homme, sont quelque chose, sont de l’être. L’idée d’être, même pour qui ne
réfléchit pas sur son contenu, imbibe toutes nos connaissances, et, comme dit
saint Thomas, l’être est l’objet formel (c’est-à-dire l’aspect envisagé) de
l’intelligence comme la couleur est l’objet formel de la vue 1.
Toutefois, l’être ainsi conçu est saisi fort confusément, fondu en quelque
sorte dans les données sensibles et les essences des choses corporelles qui
toutes les contiennent à leur façon. C’est la l’"ens concretum
quidditate sensibili", l’être plongé dans les essences sensibles de la
connaissance vulgaire. Le métaphysicien ne saurait s’en contenter. Il le
décape, le décante, le scrute avec une pureté insoupçonnée d’autrui. Et c’est
alors l’être en tant qu’être (ens in quantum ens), objet propre de sa
discipline
2.
1. Somme
contre les gentils, livre II, C. 83.
2. Voir J.
MARITAIN, Sept leçons sur l’être (Téqui).
Pouvons-nous définir l’être? Certainement
pas, puisque toute définition proprement dite suppose qu’on fasse rentrer une
réalité ou une notion dans un genre, et qu’on y précise sa place grâce à une
différence spécifique (ex.: homme = animal (genre) raisonnable (différence).
Lorsqu’il s’agit des notions les plus hautes et les plus générales, rien de tel
n’est à attendre. Surtout s’il s’agit de la plus haute et de la plus
universelle d’entre elles. La notion d’être peut se prendre en deux sens, soit qu'elle
désigne le sujet d’existence (ens ut participium) et l’être en tant que
conçu abstraitement, en laissant de côté son existence effective (ens ut
nomen), ce qui ne s’explique logiquement et métaphysiquement que par une
théorie assez complexe des rapports entre essence et existence, sur laquelle
nous reviendrons plus loin. Pour le moment, là n’est pas encore la question. Il
ne s’agit que de savoir comment se pose l’idée d’être devant l’esprit, comment
nous l’appréhendons, et quel est son contenu exact, car bien des confusions
sont possibles à ce sujet.
Devons-nous concevoir l’être comme un
genre suprême, à la manière de la notion d’animalité, par exemple, mais plus
élevée? Encore qu’il y ait là pour l’intelligence une tentation
simplificatrice, il ne faut pas y céder. Si l’être était un genre, on serait
forcé d’admettre qu’il y a, comme pour tout genre, des réalités qui lui sont
extérieures; mais c’est impossible, puisque seul le non-être, le néant serait
dans ce cas
1. Tout ce qui est est intérieur à l’idée d’être. Impossible par
conséquent de concevoir celle-ci à la manière d’un genre. Et d’une.
Comment, dès lors, situer les uns par
rapport aux autres les divers types d’être fournis par l’expérience et
l’analyse rationnelle? Une fourmi est, une baleine ou une violette aussi. Mais
de façon combien différente.... De même, sur le plan méta physique, la quantité
n’est pas la qualité, qui n’est pas l’action ou la relation et pourtant toutes
sont. C’est là qu’intervient un des ressorts les plus délicats de la pensée thomiste,
connu sous le nom de théorie de l’analogie, et que nous allons tâcher de
ramener à l’essentiel.
Remarquons d’abord que saint Thomas
lui-même, s’il en a parlé 2, l’a fait avec une certaine sobriété, et
que les grands thomistes, tels Cajetan et Jean de Saint-Thomas, ont dû sur ce
point expliciter sa pensée et la préciser, tout en lui restant, selon nous,
entièrement fidèles. Aussi suivrons-nous l’essentiel de leurs analyses.
Un terme universel est dit univoque
lorsqu’il s’attache à une idée qui reçoit dans les divers sujets où elle se
réalise la même signification, purement et simplement. Si cette signification
est absolument différente en ses diverses applications, le terme est dit, au
sens strictement philosophique, équivoque (exemple: rame de papier et rame de
canot). Si la signification considérée est partiellement identique et
partiellement différente, on a un terme analogique (il s’agit, notons-le bien
pour éviter toute équivoque, de quelque chose qui n’a aucun rapport avec ce
qu’on nomme en logique le "raisonnement par analogie", qui se
rattache à d’autres problèmes). L’analogie peut se manifester de différentes
façons. Si elle est véritablement intrinsèque, on a ce qu’on nomme une analogie
de proportionnalité propre.
1. Saint THOMAS,
De Veritate, qu. I a. 1; — Somme theologique, I, p. q. 3 a. 5,
etc.
2. Par
exemple Somme contre les gentils, I. I, C. 30 et 34.
Exemple, la notion de "double" s’applique
à 2 par rapport à I comme à 12 par rapport à 6: quelle que soit la différence
entre 2 et 12, ils sont bien tous deux réellement doubles de l’autre nombre
considéré. L’analogie porte non sur chacun des termes, mais sur les rapports
2-I et 12-6. Mais il peut exister d’autres types d’analogie, extrinsèque cette
fois, et constituée par un rapport des deux éléments rapprochés, soit à une
ressemblance accidentelle ou extérieure (ex. Hérode est dit renard à cause de
sa ruse méchante, sans plus) et c’est ce qu’on nomme analogie métaphorique (ou,
de façon plus complexe, analogie de proportionnalité impropre), soit à cause
d’un lien causal commun aux éléments considérés, soit que ces éléments aient un
rapport commun à une autre réalité, dont la notion représente à l’état pur ce
qui ne se trouve que dérivé et comme réfracté en eux, exemple: le qualificatif
de "sain " appliqué à un aliment et à un animal (la nourriture saine
est source de santé pour l’animal), soit encore qu’il s’agisse de deux ou
plusieurs éléments unis entre eux par rapport à un autre qui les domine pour
ainsi dire en réalisant mieux qu’eux la qualité considérée (ex.: la nourriture
et le teint "sains" par rapport à l’animal lui-même, sain au sens
principal) 1.
L’idée d’être n’est pas un genre. Elle
n’est pas non plus univoque, quoi qu’en aient dit certains scolastiques comme
Duns Scot. En effet, les différents types d’être, en leurs myriades de
variantes réelles ou possibles, se manifestent fort différents
la manière d’exister d’un puceron et celle
d’un in-folio sont irréductibles, évidemment. Si les essences sont différentes,
les existences en sont ipso facto diversifiées et distinguées. Pourtant le mot "être"
n’est pas non plus équivoque: il y a bien un élément pensable commun à ces
divers êtres. Alors? Il faut bien admettre que l’être est analogue, ou
analogique, c’est-à-dire qu’il y a entre les êtres concrets quelque chose de
commun et quelque chose de différent. Qu’est-ce à dire? Quelque chose de
différent: l’existence d’un pommier et celle d’un mulet, répétons-le, ne sont
pas du même type (et la théorie essence-existence, exposée plus loin, nous permettra
de mieux comprendre pourquoi).
1. Saint
THOMAS lui-même, plus, par ex., l’opuscule De analogia nominum de
CAJETAN.
Mais les êtres qui composent le monde,
qu’ils soient matériels ou spirituels, voire même réels ou fictifs (car l’idée
d’être est assez vaste pour se distendre jusqu’à englober la pure abstraction
mentale et le personnage de roman en un sens Porthos et Athos, ou le chat botté
sont, au moins idéale ment, d’une existence d’emprunt dans notre esprit, même
la fiction est pensée sous l’angle de l’être), ont bien quelque chose de commun:
le rapport à l’être (s pro ad esse s) précisément. C’est peu et c’est beaucoup,
puisque c’est assez pour assurer à l’idée d’être une réelle unité et une
véritable consistance intelligible.
En effet, les nominalistes (anciens ou
modernes) lui reprochent d’être un simple mot (cf.: Brunschvicg, ou Le Roy).
Hegel argumente ainsi: soit l’idée d’être: elle n’est ni celle de l’être
vivant, ni celle du non-vivant (trop précise et déterminée) ni celle de l’être
blanc ni celle de l’être noir, etc. A la limite, elle n’est, au vrai, rien du
tout, elle est un pur néant. Telle est, avec une fausse théorie du changement,
une des sources de la fameuse identification hégélienne des contradictoires....
En réalité, l’idée d’être ne s’obtient pas du tout par élimination successive
de caractères intelligibles, à la manière des genres les plus abstraits (comme
la notion de vivant s’obtient en éliminant de la notion de corps tout ce qui
est inorganique, etc.). L’idée d’être, loin d’être la plus pauvre de toutes nos
représentations, est en un sens la plus riche, car elle contient actuellement
et effectivement tous les types d’êtres réels ou possibles. Mais elle les
renferme d’une façon confuse, et l’intelligence, lorsqu’elle pense l’être en
tant qu’être, ne met l’accent, ne braque notre attention intellectuelle, si
l’on veut, que sur le rapport à l’existence (proportio ad esse), qui est
comme le lien de la gerbe, le commun dénominateur. Ainsi, dans la montagne,
saisit-on de loin un troupeau de moutons comme une tache blanche et unique, et
non en sa diversité de composition.
La théorie de l’analogie, et notamment de
l’analogie de proportionnalité propre, est le seul moyen d’éviter d’une part le
monisme radical, qui est lié logiquement à toute théorie de l’univocité (qu’on
pense à Spinoza, qui, n’ayant pas vu que la notion de substance se dit
analogiquement de l’homme et de Dieu, absorbe tout dans l’unique substance
divine, et confond, à la suite des Eléates univocistes, toute chose avec l’Unité
suprême) et un pluralisme nominaliste, à la manière du pragmatisme
anglo-américain, selon lequel il n’y a plus aucun moyen de penser le réel,
composé d’individus mal discernés et sans élément commun sur le plan
intelligible. Qu’on y songe. Là encore se manifeste la "montagne entre
deux vallées" dont nous parlions précédemment à propos de
l’hylémorphisme...
A l’étude de la notion d’être se rattache
celle de ses propriétés fondamentales, qu’on nomme les transcendentaux, parce
qu’elles dépassent (transcendere) toute classification de genre et
d’espèce. Nous allons en faire brièvement la théorie, et nous en tirerons
quelques conclusions concernant la philosophie moderne des valeurs.
La déduction des transcendantaux est
fournie par saint Thomas notamment dans la question disputée De veritate,
question I, art. I.
Les modes les plus généraux de l’être ne "
découlent" pas de celui-ci, et n’en sont que des propriétés. Ils n’en
diffèrent pas en réalité, mais simplement par le concept que nous en formons.
Encore ce concept correspond-il à un aspect du réel nouveau pour l’esprit et
qui n’est évidemment pas forgé arbitrairement.
Ces modes généraux peuvent être envisagés
par rapport à l’être considéré absolument, ou par rapport à l’être considéré en
relation avec autre chose (un autre être ou un autre type d’être, évidemment:
pas le néant...). Dans le premier cas, on peut concevoir la question soit sous
l’angle négatif soit sous l’angle positif. Affirmativement, on a le
transcendental qui s’exprime par le mot "res" (chose) et qui,
en fait, désigne l’essence de chaque être. Négativement, on a l’unité (pas au
sens arithmétique, mais comme synonyme d’indivision métaphysique). Relativement
à autre chose, on a selon la division (entre les choses) la notion de "aliquid"
(étymologiquement, pour les scolastiques, "aliud quid":
quelque chose d’autre, notion qui, ici du moins, n’a qu’une importance
modérée). Mais ce qui nous intéresse davantage, c’est l’être envisagé selon la
convenance a) avec l’intelligence. Et
l’on a alors la vérité. Il faut d’ailleurs bien s’entendre sur le sens que
revêt ici le mot de vérité. Il ne désigne pas essentiellement le caractère
d’une connaissance humaine conforme à son objet (vérité logique), mais plutôt
la conformité de la chose elle-même, son authenticité première, si l’on peut
dire, par rapport à l’intelligence divine qui en est la source et la mesure
(vérité ontologique: du vrai pain, du vrai or); et b)
par rapport à la volonté, et c’est le bien sous des aspects divers (matériel,
spirituel, etc.). c) La beauté se
rattache au bien, mieux: elle est une sorte de bien, un bien qui est tel par
rapport à une faculté connaissante (il y a chez saint Thomas les éléments d’une
esthétique extrêmement riche et pénétrante 1.
1. Voir par
exemple J. MARITAIN, Art et Scolastique, et Frontière de la poésie.
Insistons bien sur les assertions majeures
de saint Thomas à propos des transcendentaux. Ceux-ci ou du moins ceux qui nous
intéressent principalement, comme la vérité, la bonté, la beauté, sont à la
fois identiques et distincts. Identiques, puisque c’est l’être qui est leur
racine commune, ou plutôt, parce qu’ils n’en sont que les traductions ou les
modes fondamentaux. Différents, puisque c’est très légitimement que
l’intelligence distingue dans la richesse de l’être des points de vue
impossibles à identifier les uns avec les autres (le point de vue de
l’intelligence et celui du désir ne sont pas identiques, par ex.). Qu’importe,
dira-t-on, cette rocaille conceptuelle? Elle importe beaucoup, lecteur, car
c’est faute d’une théorie correcte des transcendentaux que la pensée moderne
erre entre une réduction drastique des valeurs à l’une d’entre elles (vérité
absorbant beauté et bonté; bonté absorbant beauté et vérité, ou beauté
absorbant bonté et vérité, c’est-à-dire toute la gamme des doctrines
moralistes, esthétistes, etc. qui méconnaissent la réelle pluralité des
valeurs. Nous disons bien des valeurs, car c’est effectivement d’elles qu’il
s’agit), et un pluralisme irrationnel, qui est bien capable de distinguer, de
décrire (toujours...) et d’étiqueter plus ou moins ingénieusement les valeurs,
mais qui s’avère incapable de leur assurer une cohésion (qu’on songe par
exemple aux difficultés de Scheler, ou de tel axiologue moins doué...). Unité
dans la pluralité, pluralité dans l’unité. Et, en outre, notre synthèse fonde
les valeurs, puisque celles-ci ne sont autres que l’être lui- même "L’être,
le bien, le beau, le vrai, sont convertibles avec l’être". Sans l’être,
les valeurs font la sarabande et se désagrègent. L’axiologie actuelle le montre
bien, et il est selon nous infiniment regrettable de voir des auteurs qui se
prétendent thomistes aller chercher la racine du problème axiologique chez des
philosophes peut-être bien intentionnés, mais dont sans méchanceté nous dirions
bien volontiers en paraphrasant le mot du calife Omar, que ce qu’ils disent de
vrai se trouve déjà dans saint Thomas, mais que ce qui leur est propre est
inacceptable...
Nous arrivons maintenant à un couple de
notions qui est le pivot de tout l’aristotélisme et de tout le thomisme. L’être
a été l’objet dans les pages qui précèdent de considérations très générales,
indispensables, mais qui ne suffisent pas, puisqu’il nous faut maintenant
envisager une grave difficulté: dans une métaphysique de l’être, où le principe
d’identité n’est pas seulement une loi de la pensée, mais aussi l’expression du
réel, comment se comporter vis-à-vis du changement, du devenir? Ce problème,
qui a opposé entre eux les philosophes antiques, sépare encore les philosophes
modernes, tant il est vrai qu’il y a des apories éternelles — non pas
insolubles certes, Dieu nous garde du découragement intellectuel — mais que
l’évolution de la pensée finit toujours par retrouver.
Deux données semblent s’imposer dès l’abord
à quiconque réfléchit: d’une part l’existence du changement, qui est une
évidence sensible, — d’autre part l’exigence d’identité manifestée par
l’intelligence, l’irréductibilité infranchissable de l’être et du non-être. Ces
deux constatations étant difficiles à concilier, beaucoup de philosophes
préfèrent choisir, sacrifier le changement et la pluralité qui lui est liée à
l’identité rationnelle, ou faire le sacrifice inverse. Affaire de tempérament
intellectuel, sans doute. De l’être, rien ne peut venir, puisqu’il est déjà; ni
du non-être, puisqu’il n’est rien. Le changement, sous toutes ses formes, est
donc contradictoire, absurde, impensable, dit Parménide, — et le "cruel
Zénon" illustre les dires du maître en savoureux paradoxes sur le
mouvement local (l’Achille, la tortue, le stade, la dichotomie). Plus près de
nous, un Herbart ou un Julien Benda adoptent une position analogue. Encore
sont- ils peu nombreux. Mais de l’autre côté, on abandonne l’identité au profit
du devenir, on dit qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, — ce à
quoi un concurrent plus avancé répond qu’on ne s’y baigne même pas une fois,
puisque rien ne demeure ni n’est à proprement parler: Héraclite, Cratyle,
Hegel, et — malgré qu’on en ait — Bergson et E. le Roy.... Plus de principe
d’identité, plus de substance, plus d’essence, plus de relation, plus de
distinction numérique, de cause, d’effet, de mobile ni de moteur...
Aristote et saint Thomas ont,
incontestablement, connu ces positions. Voici, pour l’essentiel, leur solution,
que nous expo seront très fidèlement, mais, comme d’ordinaire, sans nous
interdire une reconstruction formelle, une stylisation pédagogique de la
présentation (chaque point, au surplus, pouvant s’étayer de citations très
explicites).
On ne peut nier le fait du changement, à
moins de professer une théorie sceptique ou "illusionniste" de la
connaissance qui n’est pas de mise chez nous. Soit un objet qui évolue et
change, par exemple une plante qui pousse, un chêne si l’on veut. La nouvelle
manière d’être qui se manifeste est bien réelle, impossible de l’escamoter. Et,
précisément, elle est vraiment nouvelle, elle n’existait pas telle quelle,
toute constituée, avant sa manifestation (un embryon humain n’est pas préformé
à l’état microscopique dans les cellules parentales, ni le chêne dans le
gland). Alors, d’où vient-elle? Pas d’une création ex nihilo; d’abord
parce que la notion de création, si elle a un sens acceptable — et elle l’a,
nous le verrons en parlant du problème de Dieu — ne peut se concevoir que par
rapport à une cause infinie et parfaite, et non pour des agents créés et
limités, nous compris; — ensuite, parce que si cette propriété nouvelle, en son
apparition, était une création au sens fort et littéral, elle serait plaquée
sur l’être qui en est le sujet, de l’extérieur, et ne serait pas en continuité
dynamique avec les états antérieurs. Reste donc que cette propriété nouvelle
(propriété est pris ici en un sens large et abusif, il peut être question d’une
modification dans l’étendue, la couleur, l’emplacement, etc. Voir ch.
précédent) se soit trouvée antérieure ment dans le sujet, quoique sous un autre
mode d’être = en puissance.
Remarquons bien que la puissance, comme
telle, ne se voit ni ne se touche; on ne peut voir, toucher et mesurer que ce
qui est déjà en quelque façon réalisé, donc en acte: non pas forcé ment
agissant (Voir plus loin critique de la notion leibnizienne de puissance). La
puissance est inférée, conclue, pour rendre raison du changement, rendre
celui-ci intelligible, pensable. Seuls un empirisme et un nominalisme étroits
(par ailleurs aisément réfutables) pourraient condamner cette méthode
d’analyse. Aussi ne faut-il pas chercher à imaginer visuellement l’être en
puissance comme une sorte de foetus dans le sein de sa mère, mais à le penser,
par rapport à la notion d’acte, qui, elle, correspond au donné de fait: la
puissance, nous le verrons, n’est pas une sorte d’acte ébauché ou entravé.
Plusieurs modernes diront: cette propriété
n’est, avant sa manifestation, qu’une pure possibilité logique, sans contenu
ontologique véritable, c’est une fiction, une abstraction réalisée. Mais c’est
là une erreur centrale: entre le pur possible d’ordre notionnel, ce qui n’est
pas contradictoire, ce qui pourrait peut-être exister si telle ou telle
condition était réalisée, et l’actuel (ce qui est effectivement donné) il y a
la puissance réelle, qui est plus que le possible et moins que l’actuel,
suivant le schéma suivant:
être (en son sens le plus général):
possible
réel en puissance
en acte
En effet, admettre que la perfection (ou
propriété) nouvelle dont nous parlions plus haut (exemple du chêne) est réelle,
et dire qu’avant sa manifestation il n’y avait qu’une simple possibilité
logique, c’est se contredire, dire qu’un effet réel peut venir d’une source
‘non réelle (le possible, comme tel, n’est rien de constitué). Puisque le point
d’arrivée, le résultat est réel (actuel), le point de départ était forcément
réel (potentiel) et non simple possibilité logique ou conceptuelle. Chose
curieuse, Aristote a parfaitement prévu l’objection phénoméniste, à la Taine,
et déclare, contre le sceptique Protagoras: "Prétendre qu’on n’a
réellement de puissance que lorsqu’on agit (en fait), et que, là où on n’agit
pas, on n’a plus de puissance, ce serait soutenir que celui qui ne construit
pas ne peut pas construire, ou qu’il n’y a plus de constructeur du moment qu’il
ne construit pas, ou bien que l’artiste qui cesse d’exercer son art ne le
possède plus. Mais alors, par quelle acquisition soudaine peut-il se mettre à
travailler?" Ce texte capital répond à l’objection de façon décisive. La
négation de la puissance entraîne des absurdités 1.
1. Méta 1,
IX, ch. 3, et Physique, I, 9. — La théorie acte-puissance se trouve partout
chez ARIST0TE et saint THOMAS. Cf. par ex. Métaphysique, I, IX en
entier, avec le Commentaire de saint THOMAS.
La notion de puissance est analogique, ce
qui veut dire qu’elle est corrélative à celle d’acte (puissance de tel acte,
non de n’importe quoi). Il y a de nombreux types de puissance, par conséquent,
qui n’ont en commun que "d’être de la puissance", précisément de ne
pas être en acte, tout en étant plus que de purs possibles. La notion de
puissance étant polyvalente, en quelque sorte, recevra plusieurs applications
fondamentales: nous avons examiné précédemment la théorie matière-forme, qui en
est une application capitale. Plus loin nous en verrons la réalisation dans le
problème des rapports essence-existence. C’est grâce à la notion de puissance
que la métaphysique aristotélicienne, et, plus encore, thomiste, possède ce
mélange de souplesse et de stabilité, d’ampleur et de concentration, de haute
abstraction et de simplicité familière que plusieurs de ses adversaires lui ont
reconnu.
La notion de puissance est d’ailleurs d’un
usage courant lus ou moins maladroit) chez les gens les plus éloignés de la
scolastique. Qu’on pense par exemple à la notion d’énergie potentielle en
physique, à la "prospektive potenz" cellulaire dans l’embryon, dont
parlent certains biologistes allemands....
E. Meyerson, dans le chapitre X du tome I
De l’explication dans les sciences "(L’état de puissance") fournit à
cet égard de précieux témoignages. Sans doute une théorie fautive de la
connaissance l’incite-t-elle à ne voir là qu’un "pouvoir d’autodéception
de l’esprit humain", mais le fait est là: la notion de puissance est indispensable.
Lorsque nous préparions l’agrégation, nous avions relevé un bon nombre de
textes de Descartes, Spinoza, Le Dantec, etc. qui ne pouvaient recevoir de
signification que si l’on prêtait à leurs auteurs l’acceptation de l’idée de
puissance. L’effet produit était assez curieux. Comme le dit fort bien Roland
Dalbiez, la plupart des philosophes modernes se servent de la notion de
puissance quitte à la débaptiser, ce qui est une perte de temps. Mieux vaut
jouer franc jeu et la désigner par son nom.... Il faut, en tout cas, distinguer
nettement la puissance telle que la conçoivent Aristote et saint Thomas de la
conception leibnizienne: pour Leibniz, l’être pourrait se trouver dans un état
intermédiaire qui ne serait ni l’acte, ‘ni la puissance au sens scolastique, et
qu’il définit: "Un pouvoir moyen entre la simple faculté (= puissance)
d’agir et l’acte déterminé" (Réforme de la philosophie). Nous considérons
cette notion comme absolument inacceptable: l’être, en cet état, a-t-il
commencé ou non à agir? Si l’on répond affirmativement, il est déjà en acte
proprement dit. Sinon, il est encore en puissance, pas de milieu entre agir et
avoir la puissance réelle d’agir... L’exemple lui-même donné par Leibniz ne
vaut rien: un poids qui tend la corde à laquelle il est suspendu ou un arc
tendu sont vrai ment en acte de tendre. Ils sont sans doute en puissance
vis-à-vis d’autres actes ultérieurs, mais ils ne sauraient être à la fois en
puissance et en acte vis-à-vis du même effet. Du reste, la scolastique thomiste
admet parfaitement la distinction entre une puissance passive (capacité
réceptive, puissance de subir) et une puissance active (ordonnée à l’action).
Celle-ci possède une tendance, inscrite dans sa nature même, à passer à l’acte
(notion de "nisus" ou "conatus") mais cette
puissance est encore de la vraie puissance, non de l’acte, même ébauchée. D’où
le tableau suivant:
Possible
Être Réel en
puissance passive
active
(entre les deux: "pouvoir
moyen" de Leibniz:
illusoire et contradictoire).
en acte
Cette féconde distinction fondamentale
demanderait à être scrutée de plus près, comme l’ont fait les maîtres eux-mêmes
dont nous nous réclamons. Mais le temps comme la place nous manquent pour le faire,
et nous devons nous contenter d’indiquer que l’idée maîtresse de cette
métaphysique est la supériorité de l’acte, comme tel, sur la puissance, et son
antériorité (dans l’absolu) par rapport à elle. Supériorité: tout ce qui est
effective ment réalisé, ce qui est tout court, est de l’acte. Il est bien clair
que qui dit acte dit perfection (au sens métaphysique, plus large que la
signification morale). Un être qui change est donc imparfait, il est en train
d’acquérir ou de perdre quelque chose, ce qui dénote sa finitude, sa
contingence, sa pauvreté ontologique. Le changement, passage de la puissance à
l’acte, n’a de sens que par rapport à l’acte vers lequel il tend. Il est
souverainement absurde de croire qu’il y a plus dans le devenir que dans
l’être, dans la chasse que dans la prise. C’est pour avoir méconnu cette notion
fondamentale que tant de modernes sont dupes d’un incurable romantisme, dont
Faust et Gide sont des incarnations privilégiées. Ce n’est pas nier la réalité
du changement que d’y voir un type de réalité inférieur à la perfection
achevée. Dans la perspective aristotélicienne et thomiste, le goût du
changement pour le changement ne peut être considéré que comme une perversion
ontologique, source d’immoralisme et d’absurdisme. Pareillement, c’est sombrer
dans le non-sens que d’expliquer le changement par lui-même, d’y voir "l’étoffe
même des choses" (sans chose qui change) à la manière de Bergson et E. Le
Roy (Voir suite sur l’idée de substance). Sans doute, une réalité existe-t-elle
en puissance avant d’être en acte (à moins d’être créée ex nihilo, comme
l’Univers en sa racine et les âmes humaines à chaque conception) mais au total
l’acte est antérieur à la puissance, d’abord parce que tout changement (passage
de la puissance à l’acte) suppose l’action de quelque chose déjà en acte
(moteur) et surtout, parce qu’au sommet des moteurs mus, qui ne font que
transmettre leur activité, il y a le Premier Moteur non mu, Acte pur, sans
mélange de puissance, Dieu (Voir problème de Dieu), ce qui condamne radicalement
tout pan théisme évolutif.
Une des conséquences les plus essentielles
et les plus évidentes de la distinction d’acte et de puissance c’est que, si la
puissance est limitée par elle-même, l’acte ne peut être limité que par une
puissance dans laquelle il soit reçu, ou par son rôle potentiel à l’égard d’un
acte supérieur. Expliquons-nous.
La puissance est la capacité réelle d’une
perfection. Mais cette notion implique en elle-même limitation, évoquant un
aspect du réel qui est constitué par telle capacité, et non par telle autre,
par une capacité de tel degré, non du degré supérieur. Il n’y a pas à se
demander ce qui limite la puissance, la chose est patente à qui saisit la
notion même dont il est question. Pour l’acte, il n’en va pas de même. C’est
bien en vain qu’on chercherait la raison de sa limitation dans l’activité de la
cause qui le pose dans l’existence, et qui le produirait précisément comme fini
et limité. Cette vue suarézienne, outre qu’elle fait appel à une explication en
quelque sorte extérieure à la réalité considérée, et qui par conséquent n’en
explique pas du dedans la finitude essentielle, oublie en outre que la cause
extérieure (elle-même limitée, ou Première: Dieu) ne peut précisément produire
l’acte comme limité qu’en tant qu’il est reçu dans une puissance qui le limite.
Ainsi la forme (Voir ch. précédent) est limitée par la matière première qui la
reçoit, et l’existence est limitée par l’essence dans laquelle elle est reçue (Voir
suite: Essence-existence). Par nature, par définition, l’acte dit perfection,
qui tend à se communiquer et à se répandre sans limitation intrinsèque, ne
contient donc pas en lui-même, en sa pure notion, l’idée de limitation. La même
réalité ne peut, sans contradiction patente, être ce qui tend à donner la
perfection et ce qui limite ou empêche l’épanouissement de la même perfection,
en même temps et sous le même rapport. L’existence, en particulier, ne dit, de
soi, aucune limitation. Si elle n’est pas reçue et limitée par une puissance,
elle est infinie et c’est Dieu. Mais Lui seul est dans ce cas. Dans les êtres
finis, il en va inversement, comme nous le verrons bientôt. Nous tenons pour
essentielle cette manière de voir, malgré les critiques dont elle a été l’objet
de la part de scolastiques non-thomistes comme Suarez, voire même, récemment
encore, d’auteurs qui se réclament de saint Thomas, comme le P. Geiger. Car
elle est le fondement de toute la métaphysique thomiste 1.
1. Cf.
Saint THOMAS, Compendium Tkeologiae, c. 16, opuscule De ente et essentia",
C. 5; Quodl., V, a. 6, ad. 311 etc.
Nous avons dit que l’acte est limité par
la puissance, ou par son rôle de puissance vis-à-vis d’un acte supérieur (soit
la forme substantielle: elle est acte par rapport à la matière qu’elle
détermine à être ceci ou cela. Mais le couple, le "binôme"
forme-matière, qui constitue l’essence des êtres corporels, est encore en
puissance vis-à-vis de l’existence (Voir suite, et tableaux schématiques plus
loin). Ajoutons, pour être complet, que, si la puissance est limitée par elle-même,
en tant que telle ou telle capacité, elle garde néanmoins une certaine
indétermination qu’enlève l’acte qu’elle reçoit et qui la complète. Ainsi la
matière, pure puissance, serait par elle-même dénuée de forme. L’éduction d’une
de ces formes, en la fixant dans telle ou telle espèce, détermine pour ainsi
dire son contour ontologique et intelligible, et l’on a un composé
hylémorphique bien qualifié et précis.
Il ne faut d’ailleurs pas concevoir cette
limitation de l’acte par la puissance comme si celle-ci agissait (?) sur
l’acte, ou perfection, pour le coincer et le recroqueviller pour ainsi dire. Ce
vain phantasme visuel plane sans doute sur bien des critiques adressées à la
conception thomiste par les auteurs auxquels nous faisions allusion plus haut.
En réalité, l’acte est limité par la puissance en tant qu’il est tel acte,
ordonné à telle puissance, non à telle autre. Acte et puissance ne sont pas des
"choses" toutes constituées, mais des éléments du réel qui ne sont
donnés que corrélativement, et ne sont que l’un par l’autre (notion de "relation
transcendantale", c’est-à-dire d’un aspect du réel qui, par tout lui-même,
n’est que l’implication de l’autre). Cet important problème pose à lui seul
toute la question de la participation au sens métaphysique qu’elle revêt
notamment chez Platon, et par contrecoup introduit le problème historique des
rapports entre platonisme et aristotélisme chez saint Thomas, question
difficile s’il en fut, et qui, récemment encore, a retenu l’attention
d’éminents spécialistes d’histoire de la scolastique. Elle nécessiterait à elle
seule un volume, ou, au moins, un chapitre distinct. Pourtant, nous n’avons pas
cru devoir lui consacrer autant de place, d’abord parce que la question nous
paraît encore insuffisamment débrouillée; ensuite parce que, somme toute, un
exposé classique et fondamental de la métaphysique thomiste nous semble pouvoir
être fourni sans trancher le fond du débat. Nous nous contenterons de quelques
remarques élémentaires et d’une prise de position esquissée, reposant sur une
étude attentive des ouvrages récents, ainsi que sur quelques recherches
personnelles concernant la même question et qui font partie d’éléments de thèse
préparés par nous.
Une chose, tout d’abord, est bien
évidente, c’est que l’idée de participation joue chez Platon un rôle
considérable, encore que parfois difficile à saisir et à définir avec
précision. Au contraire, malgré certaines expressions utilisées notamment en
logique, Aristote manifeste envers cette notion une certaine méfiance, voire
même une malveillance caractérisée. Ceci s’explique par le fait que la
métaphysique platonicienne coupe le monde sensible du monde des Idées — ce qui
est fort opposé à l’étude aristotélicienne des essences, engagées dans le
sensible — et qu’elle méconnaît le rôle capital de la causalité efficiente au
profit d’une causalité formelle d’ailleurs extrinsèque (celle du modèle sur
l’objet façonné à sa ressemblance).
Un autre fait tout aussi incontestable,
c’est que le mot et la chose se trouvent à chaque instant chez saint Thomas
d’Aquin. Que s’est-il passé? Doit-on dire que saint Thomas est, au fond, un
augustinien ou un platonicien qui doit peu à Aristote (Romeyer), ou qu’au
contraire, s’il accepte le mot de participation, c’est en lui donnant une
signification très opposée à la perspective platonicienne (Geiger)? Nous
croyons ces deux positions inacceptables, la première, parce qu’elle essaie de
construire un saint Thomas selon son coeur, mais amputé de tout ce qui, chez
lui, est si authentiquement aristotélicien que les adversaires médiévaux
d’Aristote se sont évertués à le faire condamner pèle- mêle avec des
interprétations arabes et averroïstes du philosophe grec; la seconde, parce
que, dans son souci d’aristotéliser saint Thomas, elle aboutit à le faire régresser
par-delà des influences platoniciennes et néo-platoniciennes incontestables (et
que nous considérons somme toute comme heureuses et bienfaisantes à certains
égards) vers un aristotélisme assez étroit. Sans doute saint Thomas met-il
l’accent sur la causalité efficiente contre le monoïdéisme de la causalité
exemplaire, qu’on retrouve de Platon lui-même aux augustiniens médiévaux, voire
chez de soi-disant aristotéliciens arabes peut-être plus platonisants qu’on ne
le pense. Sans doute n’accepte-t-il pas la tendance platonicienne à réaliser
des abstractions, et à confondre la composition du réel avec celle de nos
concepts. Mais ceci admis, il nous paraît tout à fait malencontreux d’insister
sur les aspects parfois un peu étroitement empiriques de l’aristotélisme (qu’on
attribue à saint Thomas lui-même), de jeter le discrédit, sans faire les
distinctions nécessaires, sur l’idée de système (indispensable à toute pensée
cohérente) et de pré tendre opposer la théorie thomiste de la participation à
la théorie platonico-augustinienne, sous prétexte que celle-ci est somme toute
un "essentialisme", tandis que saint Thomas serait un penseur "existentiel".
Nous dirons plus loin à propos des rapports entre essence et existence, ce que
nous pensons de cette dernière assertion. Pour le moment, contentons-nous de
dire que nous pensons au contraire 1, avec le P. Fabro, que la participation de
l’Être divin, de l’Esse, par les créatures, est due à la convergence de la
révélation judéo-chrétienne et de la philosophie platonicienne, et qu’elle ne
doit pas grand chose à Aristote. Sans doute ne s’oppose-t-elle nullement aux
principes fonciers de l’aristotélisme. Au contraire, sous forme de distinction
réelle d’essence et d’existence, nous estimons qu’elle découle tout naturellement
de la théorie aristotélicienne de l’acte et de la puissance. Mais sans le
catalyseur platonicien, jamais saint Thomas n’eût pu élaborer sa métaphysique.
On peut donc dire en un sens que le thomisme est, selon le mot du P. Fabro, un
platonisme spécifié par l’aristotélisme".
Nous allons maintenant préciser une
application de la théorie fondamentale acte-puissance (plus précisément: de la
limitation de l’acte par la puissance) fécondée par l’idée de participation:
nous voulons parler de la distinction d’essence et d’existence.
1. Le sens
opposé l’un à l’autre, cf. FABRE, La nozione melafisica di parieci azione
secondo S. Thomaso d’Aquino, etc. (Milan, "Vita et pensiero",
1939, — et GEIGER La participation dans la philosophie de saint Thomas d’Aquin,
Vrin 1942. Le premier platonise, le second aristotélise saint Thomas.
Ce problème est d’une importance
absolument centrale en métaphysique. Il faut bien le croire, puisque les
récentes controverses suscitées par l’existentialisme ont attiré à nouveau
l’attention sur une question qui eût semblé "dépassée" au positivisme
du siècle dernier.
Il est évidemment impossible de définir,
au sens strict, des notions comme celle d’essence et d’existence. Nous l’avons
vu à propos des transcendantaux: toute définition suppose genre et différence,
elle implique un cadre plus vaste que la notion à définir. Or, nous avons
affaire maintenant aux notions métaphysiques les plus élevées. On peut donc
simplement les suggérer, les décrire, d’autant plus que tout le monde, en
définitive, les possède plus ou moins confusément, et qu’elles font partie du
patrimoine fondamental de la pensée. L’essence concerne l’aspect pensable des
choses, ce qui définit, ou permet de définir une substance, ce qui fait qu’un
homme est homme et un perdreau (il ne faut pas la confondre avec la notion de
forme: la forme est la source, la raison explicative de l’essence, mais ne
s’identifie à elle que dans les purs esprits; Voir notre tableau symbolique
page 113. Car l’essence des êtres corporels comprend forme et matière). Notons
bien qu’il n’est pas question ici de l’essence spécifique, celle que le concept
isole des conditions concrètes de réalisation: qu’une essence ainsi considérée
soit réellement distincte des individus dans lesquels elle se réalise serait
difficilement contestable. Non, il s’agit présente ment de l’essence concrète,
revêtue des accidents qui individualisent, ou individuent, tel ou tel être
concret (Voir suite, sur substance et individuation). Quels sont les rapports
entre l’essence, ainsi considérée, et l’existence, c’est-à-dire entre l’essence
individuelle et le fait d’être réalisé "hic et nunc", "extra
nihil et extra causas", "hors du néant" (si l’on peut
dire...) et des causes qui l’ont produite?
Cette question, qui peut paraître vaine et
stérile à un esprit dénué de formation philosophique, a en réalité des
conséquences nombreuses et gravissimes pour toute l’économie de la
métaphysique. Les scolastiques lui ont attaché un intérêt considérable, et nous
la retrouvons chez les philosophes les plus récents.
Mais la question risque de rester confuse
dans l’esprit de beaucoup si l’on ne fournit pas au préalable quelques notions
sur la distinction, c’est-à-dire sur les différentes façons, pour une chose ou
un élément du réel, de ne pas être telle autre chose ou élément du réel. Il
semble que l’on puisse réaliser un accord assez facile entre auteurs de
différentes écoles au sujet des deux types fondamentaux de distinction: deux
choses peuvent être distinctes l’une de l’autre soit en elles-mêmes, avant
toute intervention de l’esprit (ante considerationem mentis) soit en vertu
de ladite intervention (post considerationem mentis). Il va de soi que
lorsque nous disons "avant toute activité de l’esprit", nous voulons
dire que les aspects du réel dont il est question n’attendent pas cette
intervention de la pensée humaine pour être distincts: nous ne prétendons
nullement que pour connaître cette distinction l’esprit n’est pas actif, en un
sens que nous avons expliqué en traitant de la connaissance, à propos de
l’intentionnalité; nous voulons simplement dire que ce n’est pas notre
intelligence qui fait cette distinction. Dans une perspective réaliste, cette
idée n’a rien que de très normal. Tandis que dans le second cas, même si l’intelligence
trouve un appui dans la complexité du réel et tient compte de celui-ci en ses
distinctions, elle manifeste une activité plus autonome et plus subjective, si
l’on peut dire (nous donnerons des exemples plus loin).
Ne croyons pas que distinction réelle soit
synonyme de séparation, ni même de séparabilité physique: s’il existe de telles
distinctions (ex.: entre Pierre et Paul), une distinction peut cependant être
réelle, indépendante du fait que notre esprit la considère ou non, entre deux
éléments en fait inséparables (ex.: matière et forme, qui n’existent jamais à
part l’une de l’autre, sauf en ce qui concerne l’âme humaine, Voir ch.
précédent). La distinction établie par saint Thomas entre essence et existence
est-elle "ante" ou "post" "considerationem
mentis" (autrement dit, quelle est sa portée véritable)? Voilà un
problème historique qu’on ne peut négliger. Quels sont ensuite, en fait comme
en droit, les arguments qui fondent la manière de voir soutenue par le Docteur
Angélique? Et enfin, quelles applications pouvons-nous en tirer dans l’examen
des problèmes modernes — ou éternels — de la philosophie? Tels sont les divers
problèmes que nous envisagerons successivement. Tout d’abord, quelles sont les
positions de saint Thomas, historiquement parlant?
"La nature serait
communicable à autre chose sans le mode de subsistance qui la ferme en quelque
sorte, et la scelle dans son existence propre.
Accidents
"traduisant" la substance
"Dans les purs esprits pas
de matière. Forme et essence sont alors identiques et pratiquement
synonymes."
N. B. —
Nous avons souvent insisté sur la nécessité de comprendre les notions
métaphysiques, et de ne pas essayer de les imaginer. Toutefois, l’expérience
nous a montré l’utilité des schémas visuels; si on sait les dépasser, ils
permettent d’éviter certaines confusions.
— La
matière est en puissance vis-à-vis de la forme.
L’essence
est en puissance vis-à-vis de l’existence, la nature vis-à-vis de la substance.
— La
substance (totale) est en puissance vis-à-vis des accidents (notamment de
l’action).
On attribue communément à saint Thomas la
thèse qui met une distinction réelle entre essence et existence (quitte à préciser
par la suite la manière dont il faut concevoir cette distinction) et tel est
bien notre avis. Cependant, certains érudits ayant nié le bien-fondé de
l’interprétation traditionnelle et ayant pré tendu que saint Thomas n’avait
admis entre essence et existence qu’une distinction de raison (si même le
problème s’était présenté à son esprit), il nous faut brosser un tableau
historique de la question et définir les manières de voir authentiques du
docteur d’Aquin.
La distinction d’essence et d’existence ne
se trouve pas, telle quelle, chez Aristote, ni même chez les néo-platoniciens,
dont l’influence (on peut le reconnaître sans hésiter, quitte à ne pas en faire
une obsession, écueil que certains commentateurs universitaires comme Picavet
n’ont pas su éviter) a été considérable sur l’élaboration de la scolastique.
Chez le premier, on trouve bien cette idée que l’être n’est pas un genre (Voir ce
qui précédait, sur l’analogie), ainsi que la distinction du nécessaire et du
contingent, sans parler du couple fondamental acte-puissance. On trouve même
cette assertion, assez nettement formulée, à savoir que la définition n’inclut
pas l’existence du défini. Mais Aristote n’insiste pas. Il ne parvient pas à
l’idée que la contingence de tout le fini: la matière, n’a pas à être expliquée
en son origine, et les êtres spirituels ne sont pas contingents, dans sa
perspective. En réalité, cette façon de juger ne découle pas nécessairement des
principes fondamentaux de la métaphysique aristotélicienne, elles les contredit
plutôt, et nous verrons que saint Thomas a été sur ce point plus aristotélicien
qu’Aristote lui-même. Contentons-nous d’enregistrer ce fait difficilement
discutable, malgré les efforts en sens inverse de quelques exégètes thomistes
d’Aristote: la distinction matière-forme suffit à celui-ci. Pareillement, quoi
qu’en aient dit certains, les néo platoniciens sont assez confus sur ce point.
Plotin distingue bien essence spécifique et substance individuelle. Il dit bien
que, dans les êtres spirituels eux-mêmes, il faut distinguer: être tout court
et être tel (c’est-à-dire avoir telle nature). Proclus lui-même, commenté par
saint Thomas, et dont le De causis fut capital pour les
médiévaux, nous offre concernant l’idée de participation des textes
intéressants, mais qui ne se rapportent peut-être pas aussi directement à notre
sujet qu’on se l’est parfois figuré.
L’idée judéo-chrétienne de création change
toute la perspective. Boèce exalte la simplicité de l’être divin, qu’il oppose
à la composition qui règne dans les créatures. Il oppose la contingence de la
créature à la nécessité de sa Cause. Il insiste davantage sur la spiritualité
des anges, ce qui aboutirait à exclure d’eux toute composition hylémorphique,
et par conséquent, à la nécessité de les opposer autrement à Dieu. Pourtant, il
conserve encore la composition matière-forme même dans le monde spirituel, et
la distinction dont il parle en opposant Dieu et la créature est encore celle
de la nature (ou essence) et du sujet concrètement existant, admise au fond par
Aristote lui-même.
C’est, en fait, les commentateurs arabes
d’Aristote qui introduiront la fameuse distinction réelle. Alfarabi distingue
individualité et existence, et cette distinction n’est pas pour lui identique à
celle qu’il y a entre matière et forme, étant donné qu’il admet une "matière"
(au sens large d’élément potentiel) dans les anges eux-mêmes. L’existence, pour
lui, est un accident c’est-à-dire quelque chose d’extérieur à l’essence.
Avicenne développe ces vues, sur le mode aristotélicien et néo-platonicien à la
fois. Il distingue nettement l’aspect quiddidatif (essentiel) ou existentiel
des choses (res et ens; Voir transcendantaux). Si sa théorie de la
nécessité, fort opposée à celle des scolastiques chrétiens, le force à admettre
encore un lien nécessaire entre essence et existence, il précise bien qu’il ne
s’agit là que d’une nécessité de fait, mais que l’existence n’est, à aucun
titre, un élément constitutif de l’essence. De grosses différences séparent sa
manière de voir de celle que défendra saint Thomas, indiquons-le dès
maintenant.
Cependant ces deux auteurs arabes, de
l’avis commun, ne dépassent guère le plan de la distinction de raison fondée
dans le réel. Aussi Averroès leur reproche-t-il de confondre l’ordre logique et
l’ordre réel, et arrive-t-il à rejeter ladite distinction comme une réification
illégitime, corrélativement, notons-le, car la chose est capitale, avec l’idée
même de création.
Chez les prédécesseurs immédiats et les
contemporains de saint Thomas, on constate en général une sorte de convergence
méthodique des vues de Boèce avec celles d’Avicenne. Ainsi, Guillaume
d’Auvergne, le premier semble-t-il, essaie de situer sa position entre la
conception avicennienne de l’existence comme accident et une position qui
verrait dans l’essence un principe limitateur de l’existence. Flottement,
encore, chez Alexandre de Halès, saint Bonaventure, et même chez saint Albert
le Grand, maître de saint Thomas, et si proche de lui sur la plupart des
questions (Voir introd.: La scolastique et saint Thomas).
Les textes de saint Thomas se rapportant
au présent problème sont assez nombreux 1. Seulement, une certaine ambiguïté dans
l’interprétation vient de ce que saint Thomas se sert d’un langage qui, en la
matière, est lui-même susceptible d’engendrer des hésitations, pour
l’excellente raison qu’il critique la distinction telle que la conçoit
Avicenne. Encore que — M. Gilson l’a bien montré — la position de ce dernier
soit moins naïve et caricaturale que celle qu’on lui a parfois attribuée, elle
consiste néanmoins à méconnaître l’unité foncière de l’être existant et à
concevoir l’existence comme quelque chose de notionnel. Or, si l’essence est
bien de type notionnel (et pour cause), l’existence, même si, en métaphysique,
nous sommes forcés de la penser et d’en parler sous forme abstraite (et donc "essentialisée"
si l’on peut dire), est, dans le réel, une donnée concrète, singulière et en un
sens ineffable. M. Gilson a donc bien fait de dire qu’il vaudrait mieux dire "l’exister"
que l’existence (quoi qu’il en soit de certaines de ses vues, sur lesquelles
nous ferons des réserves). Saint Thomas, utilisant dans la critique d’Avicenne
des expressions d’Averroès, a pu être considéré, par des adversaires de l’école
thomiste aussi bien que par des disciples bien intentionnés, comme un
adversaire de la distinction réelle. Cependant, des travaux d’érudition
historique comme ceux de Mgr Grabmann, ainsi que toute la logique interne du
système thomiste, expliquent que l’accord se soit fait dans l’époque moderne
d’une façon pratiquement unanime sur l’attribution au Docteur Angélique de la
distinction réelle.
1. Com.
sur les Sentences, D. I, D. XIX, q. 2, a. 2; De Verit., a, I, ad 8 Somme
contre les gentils, 1. II, C. 52; De ente et essentia, c. 5, etc.
Ceci étant, comment peut-on fonder en
droit l’affirmation d’une distinction réelle entre essence et existence? De
plusieurs façons, que nous emprunterons soit à saint Thomas lui-même, soit à
tel de ses commentateurs autorisés (Cajetan notamment).
Un argument à la fois simple et
convaincant nous est d’abord offert par la distinction de concepts qui se
manifeste très évidemment entre essence et existence: "Tout ce qui ne fait
pas partie d’une essence, ou quiddité, lui vient du dehors et fait composition
avec elle...: Or, toute essence peut être conçue sans qu’on vise en rien ce qui
a trait à son existence. Je puis en effet comprendre ce qu’est un homme ou un
phénix, et cependant ignorer s’ils existent dans la réalité effective. Il en
découle donc que l’existence est autre chose que l’essence ou quiddité, à moins
qu’il n’existe une réalité dont l’essence soit sa propre existence (Dieu) et
qui, elle, ne peut être qu’une et première 1". Encore cet argument demande-t-il a
être bien compris: nous n’affirmons absolument pas qu’à toute distinction de
concepts corresponde une distinction dans le réel: autrement toutes les
distinctions seraient réelles. Au contraire, le rôle propre de l’intelligence,
ou de la raison humaine, c’est de signifier de son mieux, à l’aide d’une
pluralité de concepts, l’unité foncière de la réalité étudiée (ceci en vertu
même de la limitation de notre intelligence, et de sa liaison avec les données
sensibles). Mais enfin, lorsqu’on a affaire à une opposition adéquate de
concepts, il est impossible à un penseur réaliste, qui croit à la valeur de la
connaissance, de ne pas admettre que la distinction est bien là "ante
considerationem mentis", sous peine d’aboutir à une conception
sceptique ou nihiliste du connaître... Or, qu’il en soit ainsi en l’occurrence,
il est bien difficile de le contester, puisque tout ce qui concerne l’existence
est d’un autre ordre que ce qui concerne l’essence. Additionnez du quidditatif,
de l’essentiel, du notionnel tant que vous voudrez, vous n’obtiendrez rien qui
ressemble à l’acte d’exister le plus ténu, et inversement. Évidemment — est-il
nécessaire de le dire? — jamais essence et existence ne peuvent être données
séparément. Mais enfin, l’une n’est pas l’autre, elle est même en un sens,
devant le regard de l’intelligence en ses données premières, le contraire de
l’autre, si l’on peut dire.
1. De ente
et essentia, C. 5.
Cet argument, qui est parfois le seul
utilisé par certains thomistes modernes désireux de couper court à certaines
controverses traditionnelles au sujet des arguments suivants, n’est pourtant
pas, et de loin, le principal pour l’ancienne scolastique et notamment pour
saint Thomas lui-même.
Donnons d’abord une place de choix à
l’argument tiré de la contingence des êtres finis: des réalités qui sont unies
de façon contingente ont entre elles une distinction réelle (autrement elles
seraient unies nécessairement et ne se distingueraient qu’en "raison
fondée", comme par exemple l’animalité et la rationalité comme "degrés
métaphysiques" dans l’essence de l’homme). Or, tel est bien le cas de
l’essence et de l’existence: chaque être (une fourmi, un arbre, un homme, voire
même un pur esprit si l’on en admet l’existence: nous en reparlerons) est d’une
perfection limitée. Il a son existence, il ne l’est pas. Sa non-existence
n’implique pas contradiction ou absurdité (Voir plus loin ce qui concerne les
preuves de l’existence de Dieu, et notamment la preuve par la contingence.)
Tandis que s’il existe un être qui soit lui-même sa propre existence, qui soit
l’Existence, cet Être sera infini et unique, Dieu lui-même, ni plus ni moins.
Dire que dans les êtres limités l’essence et l’existence sont en réalité
identiques, c’est dire que toutes choses sont nécessaires et ne constituent que
des aspects de Dieu - c’est admettre, implicitement ou explicitement, le
panthéisme. Comprend-on maintenant pourquoi nous accordons à cette distinction
une telle importance? C’est pour l’avoir maintenue, conjointement avec la
théorie — solidaire — de l’analogie de l’être et le principe de la limitation
de l’acte par la puissance, que l’Ecole thomiste est arrivée à la magnifique
synthèse qui lui permet de garder l’équilibre entre un monisme ruineux et un
pluralisme irrationnel. C’est pour l’avoir niée, ou gauchie, ou mise en doute,
que des esprits aussi éminents que Duns Scot ou Suarez — pour ne pas parler des
non-scolastiques — sont en porte-à-faux entre les deux excès mentionnés.
Notons bien que cet argument est en fait
étroitement solidaire d’une autre preuve qui, à notre sens, n’en est guère
qu’une for mule différente: celle qui consiste à montrer que, tout acte étant
normalement reçu dans une puissance, cet acte (au sens strictement métaphysique
expliqué plus haut) qu’est l’existence ne peut qu’être reçu dans une essence
jouant le rôle de puissance, ou être infini et unique. Quiconque n’est pas Dieu
est forcément composé d’essence et d’existence, jouant le rôle d’acte et
puissance réels, d’une façon qui n’est d’ailleurs comparable qu’analogiquement
au couple acte-puissance que constitue la dualité matière-forme (pour la
gradation de ces "binômes" Voir tableaux à la fin du chapitre).
Nous y ajouterons un argument présenté par
des thomistes récents, et qui nous parait digne d’être mentionné, étant à la
fois valable et situé dans la ligne traditionnelle de la pensée thomiste.
La plupart des auteurs qui nient la
distinction réelle admettent une distinction de raison fondée dans le réel (post
considerationem mentis, mais pas arbitraire), analogue à celle dont nous
parlions plus haut, entre animalité et rationalité chez l’homme. Mais cette
attitude est illogique: quiconque nie la distinction réelle est selon nous
contraint d’abandonner même la distinction de raison fondée pour n’admettre
qu’une distinction purement construite par l’esprit, comme celle qui existe
entre Louis XIV et le roi-soleil, position évidemment insoutenable, et qui n’a
été défendue en fait par presque personne à l’exception d’un scolastique du XVII°-XVIII°,
J. B. de Benedictis: si l’on nie la distinction réelle d’essence et
d’existence, on ne peut concevoir l’essence concrète sans existence, ni penser
l’existence sans impliquer l’essence. Concevoir une essence actualisée, c’est,
en effet, penser ce qui constitue l’intelligibilité d’une chose déterminée.
Mais cet élément ne peut être rien d’autre que l’existence elle-même, puisque
ces auteurs ne reconnaissent qu’elle comme réalité effective, physique.
Inversement, en posant l’existence concrète, on pense à quelque chose de limité
dans l’ordre intelligible, c’est-à-dire à une essence...
La distinction nous paraît donc s’imposer
absolument, et posséder dans la métaphysique thomiste la place privilégiée que
lui reconnaît, après l’Ecole dominicaine, la Congrégation des Études dans sa
formulation des vingt-quatre thèses (Voir appendice sur l’Église et le thomisme).
Comment faut-il concevoir cette
distinction? Certainement pas à la manière de celle qui existe entre substance
et accident (Voir suite du chapitre sur ces notions), autrement l’existence
substantielle serait un attribut accidentel de chaque être, ce qui est un
non-sens puisqu’elle est ce qui lui est le plus intime, le plus interne si l’on
peut dire. Par ailleurs, d’excellents auteurs, comme Gilles de Rome (Voir appendice
sur l’histoire du thomisme) ont, à tort, pensé la distinction réelle comme une
véritable séparabilité, ce qui est insoutenable et a certainement contribué à
l’opposition faite par Suarez et de nombreux scolastiques non- thomistes, se
réclamant pourtant de saint Thomas lui-même, contre la thèse classique. On
trouve même chez des thomistes (le bonne trempe, comme Goudin (Voir appendice
cité) des for mules discutables, qui, tout en rejetant la séparabilité, donnent
à l’essence une certaine actualité distincte de celle qu’elle reçoit (le
l’existence. Encore cette dernière manière de s’exprimer est- elle susceptible
de recevoir un sens acceptable si l’on veut désigner par là un contour
intelligible, un contenu pensable et ontologique, une limite de perfection qui
comme telle est bien acte (au sens aristotélicien), plus précisément "acte
premier", c’est-à-dire inachevé à l’égard d’une réalité ultérieure qui en
est le complément: puisque l’essence n’est pas l’existence, on peut dire en un
certain sens qu’elle est quelque chose indépendamment de l’existence, mais
cette manière de parler peut facilement être source d’équivoque, nous l’avons
vu. Aussi convient-il de ne la manier qu’avec précaution. (Il n’est pas jusqu’à
l’expression avicennienne d’une existence-accident qui ne puisse être glosée
avec bienveillance, lorsqu’elle se présente sous la plume de saint Thomas,
désignant simplement l’existence comme n’appartenant pas à l’essence, accident "transcendantal"
et non prédicamental, ou accident proprement dit.)
Nous pouvons maintenant tirer de ce qui
précède quelques conclusions concernant ce que l’on nomme de nos jours
l’existentialisme: même chrétien, il se refuse à expliquer le réel,
c’est-à-dire à rattacher le donné à des principes profonds et simples, il se
contente de décrire à perte de vue, et risque ainsi de ne jamais conclure,
d’autant plus que, partant d’analogués concrets de l’être, d’expériences
vécues, il ne débouche jamais sur l’universel et se réduit en fait à un
empirisme sublimé, qui pourrait fort bien ne pas dépasser le plan de la "cogitative"
sans parvenir au niveau d’une philosophie véritable. Il n’est guère qu’une
pseudo-métaphysique grevée de présupposés ruineux. Non seulement son nom même ("ontologie
phénoménologique") est une contradiction dans les termes, un cercle carré,
mais encore sa conception de l’existence est inacceptable: tantôt il restreint
on ne sait pourquoi le mot d’existence à l’être humain seul, — auquel cas on
peut légitimement demander si une carotte ou un veau existent réellement (étant
donné l’inspiration fondamentalement idéaliste de la doctrine), tantôt il applique,
comme tout le monde, le mot d’existence à tout ce qui est, et il est conduit
alors à des paradoxes tels que celui-ci: l’existence précède l’essence.
Demandons-nous ce qu’on veut dire par là:
si l’on se contentait de prétendre que chaque chose se développe, s’accentue
progressivement (le gland devient un chêne, l’embryon devient un animai achevé)
remplissant pour ainsi dire graduellement les propriétés de sa nature, il n’y
aurait rien à redire, et saint Thomas, après Aristote, y a assez insisté. Même
en ce qui concerne l’homme, il est bien clair que, grâce à sa liberté (qui est
tout autre chose que l’élan aveugle et absurde que pensent — ou croient penser
— les sartriens) il y a une actuation progressive de sa nature: on peut être
plus ou moins homme; le saint, ou le savant, le sont plus que le pécheur ou
l’ignorant. Mais à aucun moment il n’y a d’essence sans (?) existence, en
aucune façon on ne peut dire que l’essence est "postérieure" à
l’existence, puisque c’est toujours à l’intérieur d’une certaine essence que
l’existant devient. Nous n’avons pas besoin, malgré certaines récentes
invitations éclectiques, de chercher auprès de M. Lavelle une "synthèse>)
de l’essentialisme (s’il existe) et de l’existentialisme, car cette synthèse
existe toute constituée chez saint Thomas.
Non seulement l’existentialisme n’est pas
fondé, mais on pourrait dire en un sens que c’est l’essence qui précède
l’existence, puisque, avant d’être créées, les choses sont dans la pensée
divine à l’état de possible. Sans doute n’y sont-elles pas à l’état d’idées
platoniciennes distinctes de l’Être divin, et celui ci est-il l’Existence par
excellence, mais enfin, c’est en tant que pensable par l’Intellect divin que
les possibles existent, et la métaphysique chrétienne suppose toujours,
quelle que soit sa perspective, augustinienne ou thomiste, un certain exemplarisme.
Or qui dit exemplarisme dit rejet de l’existentialisme, il n’y a pas à sortir
de là. Voilà pourquoi, tout en admirant beaucoup les belles pages de M. Gilson
sur le thomisme comme philosophie existentielle 1, nous ne pouvons souscrire
entièrement à l’usage d’une telle appellation, qui, de nos jours, recouvre une
marchandise fort éloignée de la "philosophia perennis", et
qui, au surplus, prête à discussion doctrinale: car si, en un sens, pour saint
Thomas l’existence (esse) est ce qu’il y a de plus noble, de plus
intime, ou de plus riche, de plus "digne" dans les choses, en un sens
plus modeste, mais très réel, on peut dire que l’essence est plus "noble"
que l’existence, étant donné, comme l’a très bien fait remarquer le P. Gredt,
que l’existence reçoit de l’essence les notes ou propriétés de sa perfection
spécifique et ne les possède qu’à ce titre.
Pareillement, nous ne saurions insister,
comme le font pour tant de nos jours des thomistes de valeur, sur l’opposition
entre Aristote et Platon au point de faire de saint Thomas un pur
aristotélicien, opposé à l’ essentialisme" de Platon. De telles vues sont
fort excessives, nous l’avons déjà dit à propos de la participation.
La notion de substance découle nécessairement
des exigences les plus humbles et les plus inévitables en même temps de la pensée;
elle est en continuité avec le principe d’identité, auquel le rationalisme classique
ajoute un "principe de substance", qui n’en est que le corollaire.
Elle implique deux aspects corréla tifs: l’idée de quelque chose de stable, qui
demeure sous (quod stat sub) le changement et assure l’identité
fondamentale de chaque être, — et l’idée de quelque chose de dynamique, qui
produit certaines propriétés et certains "accidents", parmi les quels
il faut donner une place de choix à l’activité propre qui émane de chaque
individu.
Cette idée, qui a été défendue par les
grands métaphysiciens classiques, sous des formes d’ailleurs parfois
contestables, a été violemment battue en brèche par certains philosophes
modernes, qu’il s’agisse du phénoménisme anglais du XVII°-XVIII° siècles, du positivisme,
du criticisme kantien, du "mobilisme" hégélien et bergsonien, et d’un
certain idéalisme réflexif qui se réclame de la physique, de la psychologie
infantile, de la sociologie, de la linguistique.
1. Voir
GILSON, Le thomisme, 4 éd. Vrin, Voir g. ch. I et ch. IV. Dans le même sens à
peu près, J. MARITAIN Court traité de l’existence et de l’existant, Aubier.
Nous nous contenterons de justifier pour
le moment la notion de substance sous sa forme la plus générale, contre
l’empirisme et le criticisme, ainsi que contre toute disqualification préalable
de type soi-disant "scientifique".
Si j ‘envisage mon moi, je ne puis manquer
de m’apercevoir qu’il se présente comme quelque chose de consistant, comme un
centre jaillissant, un et stable à la fois, d’activité. Le considérer comme un
agrégat d’états psychiques élémentaires, à la manière des empiristes anglais,
ou même un comme faisceau d’activités plus ou moins fondues les unes avec les
autres, ne correspond pas aux données les plus obvies de l’introspection: il y
a là un fait qui résiste à toute tentative de dissolution. Sans doute la saisie
de notre personnalité peut varier, elle peut même, dans certains cas
pathologiques (d’ailleurs moins fréquents et moins sensationnels, si l’on peut
dire, que certains auteurs du XIX° siècle n’ont bien voulu le dire) sembler disparaître,
mais, à moins de professer un pur idéalisme, que nous avons précédemment
rejeté, on ne saurait confondre notre moi en sa réalité foncière et inaliénable
avec la saisie plus ou moins imparfaite et fluctuante que nous pouvons en
avoir.
C’est bien, fondamentalement, le même
Pierre ou le même Paul qui est là, vit, pense, et sent, de l’enfance à la
vieillesse. D’une façon moins directement ou moins vitalement saisie, il en va
de même, quoi qu’en aient dit certains, des objets qui nous entourent: ce gland
de chêne et ce chêne majestueux, ce petit chien nouveau-né et ce grand
Saint-Bernard, etc.
Prétendre se passer de l’idée de
substance, remplacer celle-ci par un faisceau de phénomènes, ce n’est pas
supprimer la notion niée, c’est, en fait, attribuer la substantialité à l’autosuffisance,
à chaque phénomène, le traiter comme une substance au rabais, multiplier les
inconvénients qu’on prétendait éviter. Sans doute Kant a-t-il prétendu que la
substance n’était ni l’objet d’une intuition, ni le juste résultat d’une
inférence démonstrative. Mais l’assertion est équivoque. Sans doute je ne
saisis pas la substance toute nue, si l’on peut dire, et à part de ses
manifestations phénoménales: elle ne se livre proprement qu’à travers
celles-ci. Cependant, elle en est comme la racine, l’explication, la source,
indispensable comme telle à l’intelligence. En outre, il faudrait avoir établi
de façon décisive que tout raisonnement qui dépasse le donné brut pour le
comprendre et en donner la raison d’être est mensonger et illusoire. Il est
permis de penser que Kant n’y a pas abouti, qu’il a sacrifié irrémédiablement
la valeur de la connaissance et reste sans défense contre le scepticisme (Voir chapitre
sur la connaissance); du reste, sa propre utilisation du principe de causalité
pour établir le noumène est une entorse à ses propres principes, comme le lui
ont fait remarquer plusieurs de ses contemporains; passons donc outre.
Il faut cependant envisager quelques
objections, formulées avec une particulière insistance par Brunschvicg,
notamment l’idée de substance serait d’ordre imaginatif, spatial, infra-
philosophique. La science moderne, et notamment la physique mathématique, en
aurait fait justice — elle serait explicable par une réification de la
grammaire, notamment par la structure de la proposition dans les langues
gréco-latines — et d’ailleurs elle serait en dernière analyse d’ordre
infantile.
Que la physique, toute occupée à établir
un filet de relations mathématiques entre des variables ne s’occupe guère de
l’idée de substance, nous le concédons bien volontiers, mais ceci ne nous
paraît en aucune façon entraîner la disparition de cette notion, puisque nous
avons établi la distinction entre science expérimentale et philosophie, ainsi
que l’inadéquation foncière de la physique mathématique vis-à-vis du réel
considéré dans toute sa richesse. De plus, si la science se désintéresse de
l’idée de substance, elle la suppose tout de même en dernier ressort,
puisqu’enfin les relations qu’elle établit entre les phénomènes impliquent,
sous peine d’inintelligibilité, qu’il y a des centres, des "noyaux"
d’être et d’action. Sans doute Brunschvicg et Cassirer ont tenu cette gageure
de soutenir que le réel n’est qu’un réseau de relations de type algébrique.
Mais que sont des relations sans "relata", sans choses reliées?
Le même sophisme apparaît chez Hamelin, qui, ramenant tout à la relation,
considérée comme suffisante, finit par définir la personnalité (cette notion si
riche et si pleine, si dense, si positive) comme étant... la relation de
soi-même à soi-même.... De plus, réduire la notion de substance à une idole de
l’imagination, à une sorte de tache spatiale, c’est montrer qu’on n’y a rien
compris, qu’on demeure soi- même captif des schémas visuels dont on accuse les
autres d’être prisonniers. Sans doute nous ne sommes pas de purs esprits, nous
sommes des intelligences unies à des corps, il se mêle toujours à nos
représentations les plus intellectuelles des images plus ou moins confuses,
mais de là à réduire l’idée à l’image, il y a un abîme que seule une
philosophie grossièrement nominaliste pouvait franchir aussi allègrement....
Pour ce qui est de la réification grammaticale, disons que les arguments de Brunschvicg
et de son disciple Serrus ne nous persuadent aucunement, reposant sur des
interprétations de la grammaire qui sont loin d’être universellement admises.
Un historien de la philosophie réputé, et pourtant peu favorable à Aristote, M.
Bréhier, avoue sans difficulté qu’on ne peut dire en toute conscience que la
métaphysique aristotélicienne est d’origine grammaticale.... Enfin, la
soi-disant preuve du caractère infantile de toute pensée substantialiste, qu’on
prétendait fournie par l’oeuvre de M. Piaget, nous paraît un simple
trompe-l’oeil, étant donné que toute l’oeuvre de ce psychologue, aussi bourrée
soit-elle d’anecdotes et de textes, repose précisément sur l’idéalisme de type
brunschvicgien, qu’elle a pour fonction de justifier. Que penser d’une "psychologie
scientifique" qui critique, en cours d’enquête, la métaphysique d’Aristote
ou celle de Maine de Biran au nom de considérants idéalistes ou relativistes
(?). Concluons donc que le fameux "mouvement de la pensée moderne"
qui liquiderait infailliblement l’idée de substance à partir des recherches les
plus "positives" n’existe que dans la pensée de quelques philosophes
d’une tendance bien déterminée. Son "esse" n’est qu’un "percipi"...
Ceci ne nous indique pas quelle théorie de
la substance s’imposera maintenant à nous. Disons simplement que nous ne
pouvons accepter les vues de Descartes, grevées d’idéalisme, abusivement
spiritualistes en ce qui concerne les rapports de l’âme et du corps, et enfin
mécanistes en ce qui a trait à la matière et à la vie (Voir chapitre
précédent), ni celles de Spinoza, idéalistes et monistes. Ni même celles de
Leibniz, si riches soient- elles (et peut-être syncrétistes à cause de leur
richesse même...) et qui, du reste, sont également idéalistes en leur racine.
On ne s’étonnera donc pas si nous rejoignons une fois encore la pensée
d’Aristote et de saint Thomas, dont les vues nous paraissent les plus conformes
aux exigences authentiques de l’esprit, ainsi qu’aux données véritablement
immédiates de l’expérience. Car elle nous paraît la seule capable de répondre
maintenant aux difficultés du "mobilisme" antique ou moderne.
Nous avons parlé au cours de l’exposé sur
acte et puissance de l’antinomie apparemment insoluble entre changement et
identité. Nous allons la retrouver ici. D’ordinaire, les adversaires de l’idée
de substance reprochent à celle-ci de constituer une pseudo-solution: ou bien
la substance reste en dehors du change ment, et ne peut alors en relier les
phases, — ou bien elle change elle-même, et où est la permanence (Hamelin)? —
Le réaliste est forcé d’admettre une série de "moi" successifs reliés
par un support inerte Bergson, Perception du changement) etc. Nous croyons ces
objections inopérantes, et nous allons tâcher de le montrer par deux exemples,
empruntés, l’un aux changements accidentels, c’est-à-dire ceux qui n’affectent
pas l’identité profonde de l’être, et l’autre aux changements radicaux (ou
substantiels). Soit d’abord un changement de dimensions ou de couleur: on peut
dire que l’être concret considéré (cet animal, cet homme) reste le même, ne
perd pas son identité, et pourtant qu’en un sens très réel, il est totalement
modifié. En effet, les dimensions ou la couleur nouvelles sont ses dimensions,
sa couleur. Sous cet aspect accidentel, il est donc intrinsèquement et
réellement modifié: il n’y a là aucun "plaquage" sur un "fond
inerte" (?).Pour le changement substantiel, la composition hylémorphique (Voir
chapitre précédent) donne le principe de solution:
dans la production d’un être nouveau la
forme est nouvelle, mais la matière première, pure puissance, assure la
continuité. C’est ce qu’exprime le très profond axiome scolastique: "Ens
mutatur totum, sed non totaliter": l’être change entièrement (dans sa
structure) mais pas totalement (il y a un élément commun entre les deux états).
Concluons donc que l’idée de substance se
défend parfaitement à condition d’être adossée à un ensemble philosophique
suffisamment cohérent et élaboré, et non à l’état d’affirmation sommaire et
isolée 1.
1. Voir
Aristote, Métaph, VII, et Commentaire de saint THOMAS, par ex.
En plus de la substance, qui est "in
se", en soi (l’expression per se", parfaitement justifiée en
elle-même comme opposée à "per accidens", risque d’aboutir au
sophisme spinoziste qui, de cette définition, tire l’affirmation de l’unicité
de la substance, donc le panthéisme), il faut donc admettre des aspects de
l’être qui sont "in alio", dans un autre, c’est-à-dire
précisément les "accidents". D’où les fameux "prédicaments
" ou "catégories" d’Aristote, dont l’importance est grande pour
la pensée, et qui ont retenu l’attention diligente des commentateurs
scolastiques.
Il y aurait beaucoup de choses à dire au
sujet des catégories aristotéliciennes. Mais, dans un exposé au cours duquel
nous tâchons d’aller à l’essentiel, et qui est déjà assez long, nous avons
préféré bien dégager et justifier l’idée de substance, quitte à être assez
elliptique au sujet des accidents. Contentons-nous de ce qui suit.
Qu’on doive les étudier en logique ou en
métaphysique propre ment dite, les scolastiques même thomistes ne sont pas
d’accord là-dessus. Pour notre part, nous penchons vers la seconde manière de
voir; il faut remarquer que les catégories d’Aristote sont bien différentes des
catégories de Kant; alors que celles-ci découlent de la structure de notre
esprit (de notre entendement, exactement), celles-là sont foncièrement
objectives et fondées en réalité. Cette différence provient évidemment de la
différence dans les théories de la connaissance. Inutile d’y insister.
Ensuite, il est tout à fait faux de dire,
avec Trendelenburg (auteur allemand pourtant assez indulgent envers Aristote),
que celui-ci énumère pêle-mêle les catégories comme ferait un jardinier pour
les légumes de son potager. Bien que la déduction aristotélicienne et thomiste
des prédicaments n’ait pas la raideur (et, osons le dire, le caractère artificiel
de fausse symétrie) de la déduction kantienne, elle n’en est pas moins
rigoureuse! Rap pelons comment elle procède: en y comprenant la substance, on
compte dix prédicaments, ou catégories. Ou bien la réalité que l’on considère
est "in se", et c’est la substance elle-même, ou bien elle est
"in alio", et c’est un accident. Mais de quel type? Ou bien le
prédicament découle de ce qui inhère au sujet (à la substance), ou bien il en
va inversement. Dans le premier cas, il peut le faire soit absolument, soit
relativement, c’est-à-dire soit par rapport à l’être considéré en lui-même,
soit par rapport à d’autres. La première modalité elle-même se divise selon que
le prédicat découle de la forme (qualité) ou de la matière (quantité); le
prédicat relatif, c’est tout bonnement ce que nous nommons la relation au sens
classique. Au cas où le prédicat découle de quelque chose qui n’inhère pas dans
le sujet, il peut découler soit de quelque chose qui est absolument extérieur,
soit de quelque chose qui n’est que partiellement extérieur. Dans la première
hypothèse, cet élément extérieur a le rôle d’une mesure (au sens large
d’élément qui en domine et conditionne un autre dans sa manière d’être) ou il
ne l’a pas. S’il ne l’a pas, c’est un prédicament, assez délicat du reste à
analyser, qui résulte d’un rapport d’adjacence, et dont on prend pour exemple
le rôle du vêtement par rapport à celui qu’il revêt (on le nomme assez
fâcheusement "habitus", ce qui cause des confusions avec une des
notions les plus fondamentales de la scolastique, l’"habitus" comme
habitude spirituelle (c. chapitre sur la conduite humaine) s’il joue ce rôle,
il peut le faire par rapport au temps, et c’est le "quando"
(ou situation concrète dans la durée) ou par rapport au lieu, avec les deux
prédicaments de "ubi", qui concerne la localisation proprement
dite, et de "situs", qui concerne la position d’ensemble du
corps dans son lieu (être sur ses pieds ou la tête en bas, etc.). Enfin, s’il
s’agit de prédicaments qui se prennent en partie de facteurs extérieurs, on a
l’action (fait d’agir) et la passion (fait de subir) selon qu’on envisage
l’activité dans sa source ou dans son aboutissement. D’ailleurs, la présente
déduction est exposée ici sous une forme très générale qui risque d’en faire
méconnaître l’intérêt pour l’intelligence métaphysique. Il faut avoir scruté
ces notions de près, en avoir décelé les multiples applications dans le champ
de la spéculation, voire de la philosophie pratique, pour les voir vivre et se
remplir de sève en quelque sorte 1.
Nous ne pouvons parler ici de ce qu’on a
nommé " anté-prédicament" ou "post-prédicament a. Sachons
seulement qu’il s’agit de notions bien nettes, et non d’animaux fabuleux, proie
de Molière et de Rabelais (lesquels n’ont connu qu’une scolastique décadente,
et avaient, au surplus, la tête aussi peu philosophique que possible"...).
Remarquons enfin que la métaphysique
aristotélicienne de la quantité comme accident réellement distinct de la
substance (puisque celle-ci est incapable comme telle de recevoir du plus ou du
moins, tandis que la quantité d’un même être est sujette à variation) se prête
infiniment mieux aux approfondissements de la doctrine eucharistique que le
mécanisme cartésien ou toute autre doctrine apparentée. La foi nous apprend
qu’après la transsubstantiation eucharistique il reste, non pas des apparences
trompeuses et fantasmagoriques (le mot "species", qu’on
traduit par "apparence" dans le langage vulgaire, prête à confusion)
mais le Christ réellement présent en son Humanité et sa Divinité, "sous"
les accidents du pain et du vin. La permanence de ces accidents mérite au moins
le qualificatif de théologiquement certain et la thèse adverse a été censurée.
Si l’on admet l’existence d’une cause première toute-puissante, celle-ci pourra
suppléer à l’influx de la substance, et faire exister les accidents
eucharistiques revêtant la quantité, celle-ci subsistant miraculeusement "ad
modum substantiae".
La substance elle-même demande à être
expliquée. Aristote ni saint Thomas n’ont jamais imaginé une philosophie qui se
contenterait de décrire indéfiniment le réel, sans jamais vouloir le rattacher
à des causes ou à des principes. Au contraire, pour eux, philosopher, c’était
essentiellement chercher les causes et les principes des choses, et non céder à
un phénoménologisme unilatéral, voire obsessionnel, (comme le réel unilinéaire
qu’il envisage...). Aussi l’"étiologie", la théorie des causes,
est-elle une des pièces maîtresses de leur métaphysique. A la suite d’Aristote,
l’Aquinate distingue quatre causes fondamentales: deux sont intrinsèques à
l’être concret lui-même, deux lui sont en une certaine mesure extérieures.
1. Com. sur
l Métaphysique, 1. V, lect. 9. Pour la déduction des diverses espèces du
prédicament qualité, Voir notamment Somme Théologique, Ia IIae, q. 49,
a. 2.
Les deux premières sont tout simplement la
matière, la forme, non pas qu’elles agissent à proprement parler l’une sur
l’autre, puisqu’elles ne sont que les éléments constitutifs d’une réalité
substantielle unique, mais enfin elles jouent chacune dans le composé
hylémorphique qu’est l’être corporel un rôle indispensable (ce rôle a été
envisagé par nous lors de l’exposé sur la matière et la vie). Les deux autres
causes sont la cause efficiente et la cause finale. La première produit l’être,
ou l’effet, la seconde l’oriente. Mais attention à l’apparente simplicité de
l’exemple aristotélicien-type, celui de la statue: celle-ci, nous dit-on, a
pour cause formelle le fait d’être le portrait de tel ou tel, pour cause
matérielle le marbre. Nous voyons bien maintenant que cet exemple innocent en
dit plus long qu’il n’en a l’air, car en fait la dualité matière-forme dépasse
de beaucoup en profondeur philosophique la simple analogie à but pédagogique
proposée par Aristote. Quant à la cause finale, elle ne doit pas être conçue
absolument comme extérieure à l’être considéré. Si c’est vers elle qu’il tend
(consciemment Ou non selon qu’il est doué ou non de connaissance), c’est parce que
sa nature propre, qu’il tient de sa forme, tend spontanément vers ceci ou cela:
il y a une finalité de la forme. Ajoutons que ce tableau fondamental se dégrade
en une foule de modalités (telle la causalité formelle extrinsèque, ou
exemplaire, ex. le modèle par rapport à la chose reproduite, ou le plan de
l’ingénieur par rapport à la machine construite, etc.) respectueuses de toutes
les nuances du réel. De même, la notion d’efficience " subdivise et permet
notamment une admirable ontologie de l’instrumentalité, dont les ramifications
philosophiques et religieuses sont pratiquement illimitées (nous y reviendrons
dans un ouvrage distinct, destiné aux spécialistes).
Nous avons parlé de causalité efficiente,
et, de fait, celle-ci ne peut que jouer un rôle important dans la philosophie
d’Aristote et de saint Thomas, qu’aucun préjugé phénoméniste ou positiviste
n’empêche d’accorder à cette notion le rôle que la raison et l’expérience
exigent, et qu’aucune forme d’occasionnalisme ne saurait influencer.
Le principe de causalité s’appuie sur le
principe d’identité lui-même, encore qu’il contienne davantage que celui-ci et
ne lui soit pas réductible. Changer, depuis les modifications les plus
superficielles (ex.: se déplacer) jusqu’aux naissances et destructions ("générations"
et "corruptions"), c’est passer de la puissance à l’acte, donc
acquérir une manière d’être qu’on n’avait pas encore, ce qui ne peut se
concevoir que sous l’action d’un être, ou d’une partie de soi-même, déjà en
acte, en un mot, d’un moteur, au sens métaphysique, ce qui implique de la part
de celui-ci une véritable efficience. Si étonnant que cela puisse paraître de
prime abord au lecteur moderne, saint Thomas a connu et critiqué
l’occasionnalisme. Non pas évidemment (et pour cause) celui de la Forge,
Geulinex ou Malebranche, mais enfin un occasionnalisme digne de ce nom: "Certains
ont conçu l’opération de Dieu en toutes choses de telle façon que nulle force
créée n’opère réellement, mais que Dieu seul fasse immédiatement tout. 1"
C’est net. Il y a une essence (Wesen), une idée- mère de l’occasionnalisme
comme de l’idéalisme, comme, du reste, de toutes les grandes attitudes
doctrinales. Saint Thomas a connu et critiqué l’une et l’autre, et cela suffit
pour que sa doctrine nous fournisse des principes de solution à la difficulté
malgré des nuances dans les modalités. Que reproche-t-il à l’occasionnalisme?
De supprimer l’ordination de la cause à l’effet, ce qui, selon lui, bien loin
de rendre au Créateur ce qui lui est dû, comme le croit Malebranche, serait
nuire à la perfection du Monde et faire de Dieu une sorte de magicien;
d’aboutir à cette idée que c’est en vain que Dieu a donné aux choses un
dynamisme réel; de rendre vaine l’existence même des choses dans un univers où
les créatures et l’homme en tête ne font rien de réel, on se demande pourquoi
elles sont, et même, en définitive, si elles sont réellement (danger de
panthéisme et d’idéalisme, conjointement). De fait, on ne peut nier que la
doctrine de Malebranche ne soit de type idéaliste, puisqu’il lui faut la
Révélation (pas moins...) pour nous rendre certains de l’existence réelle du
monde extérieur. Pareillement, bien des historiens de la philosophie ont pensé
que ce n’est que grâce à l’influence de sa foi que Malebranche échappe au
panthéisme à la manière de Spinoza. L’aboutissement de la pensée de l’occasionnaliste
Geulinex était également moniste (il écrivait: "A parler strictement, nous
ne sommes que des modes de la Pensée"). D’autres critiques formulées par
le Docteur Angélique seraient moins efficaces dans la perspective où se place
l’occasionnalisme moderne, et nous n’y insisterons pas. Retenons surtout, en
plus de la réduction à un panthéisme idéaliste, qui découle logiquement des
arguments de saint Thomas, que supprimer l’activité des êtres, c’est mutiler
l’Univers et fausser l’action de Dieu: les créatures agissent par indigence,
pour atteindre des fins qui les complètent. Les frustrer de cette activité de
complément, c’est les appauvrir, ce qui rejaillit sur la Cause première
elle-même. Elles agissent aussi, d’un autre point de vue, par richesse: le bien
tend à se répandre, à se communiquer. Là encore, la soustraction de l’activité
efficiente à l’échelon du créé est une mutilation de l’Univers et de Dieu, de
qui tout participe.... Il est d’ailleurs absurde de dire avec Malebranche que
concéder l’activité aux choses, c’est leur accorder un pouvoir véritablement
créateur qui n’appartient qu’à Dieu et faire oeuvre de païen, car leur activité
ne consiste qu’à utiliser des forces naturelles déjà créées par Dieu et à les
faire passer de la puissance à l’acte, type de causalité qui, nous le verrons,
découle d’ailleurs constamment de Dieu comme Cause première, et n’a rien à voir
avec une efficience créatrice. L’occasionnalisme est donc ruineux et sans
fondement.
1. Somme
theologique, Ia pars, q. 105, a. I. resp.
Pareillement, nous pensons qu’il y a chez
les grands commentateurs de saint Thomas, notamment chez Jean de Saint-Thomas
une analyse extrêmement pénétrante de la causalité transitive, qui permet de
répondre aux difficultés de Leibniz contre une activité qui "émigrerait
" de l’agent pour passer dans le patient. Cette illusion imaginative est
fort bien dissipée (sans qu’il veuille réfuter Pierre ou Paul) par le génial
métaphysicien, qui montre comment c’est une seule et même réalité, l’action qui
est quant à son début (s initiative s) dans l’agent, et quant à son temps ou
achèvement ("consummative") dans le patient....
Mais que dire de la critique phénoméniste
de Hume, qui généralise la critique de Malebranche sur l’obscurité des idées de
cause et d’action pour la faire aboutir à une sorte de positivisme avant la
lettre? Nous croyons que les principes thomistes permettent de la résoudre de
façon catégorique. Notons d’abord que le principe de causalité est une
véritable nécessité de la rai son (nous l’avons vu plus haut). Si Hume et les
positivistes du XIX° siècle ne le voient pas, c’est parce que, nominalistes,
ils ont une mauvaise conception de la nature de l’idée et de l’origine des
principes (Voir chapitre sur la connaissance). D’ailleurs, l’instinct causal
est à la racine même de l’intelligence et n’est nullement satisfait par des
liaisons d’antécédent à conséquent, quelles que soient les admirables réussites
de la physique moderne. Meyerson l’a bien vu et y a insisté, encore que
peut-être il ait tort de vouloir accorder à cet instinct causal une
satisfaction sur le plan même de la science expérimentale (une telle
fonction revient plutôt, d’après nous, à la philosophie). Au surplus, nous
avons l’intuition au moins d’un type privilégié de causalité: la nôtre propre,
s’exerçant sur nous-mêmes et sur les objets qui nous entourent, Maine de Biran
l’a bien montré, encore qu’il reste prisonnier d’un certain empirisme "psycliologiste"
et n’atteigne pas le rationnel. Conjoignant la saisie vécue de notre causalité
avec le pouvoir d’abstraire de l’intelligence, nous pouvons fort légitimement
nous dire certains du principe de causalité et voir en lui bien davantage que
la nécessité subjective ou structurelle a priori dont parle Kant. Nous avons
donc le droit de lui accorder une valeur absolue, notamment en matière
métaphysique, et, au fond, les positivistes les plus acharnés ne se font pas
faute de penser là-dessus en réalistes et en dogmatiques. (Qu’auraient pensé
Hume et A. Comte de celui qui leur aurait dit que leur philosophie était
seulement l’antécédent chronologique de certaines évolutions se produisant dans
leur milieu, et non leur cause productrice véritable? N’insistons pas...) Au
surplus, le reproche d’anthropomorphisme si souvent formulé contre ce principe
de la raison repose sur une confusion analogue à celle que l’on commet au sujet
du principe de finalité (cette autre victime de la philosophie moderne). Dire
que les objets qui m’entourent exercent une réelle causalité efficiente, ce
n’est en aucune façon, n’en déplaise à certains, leur attribuer une conscience
ou des intentions. L’homme agit réellement et il est conscient. Il a donc
conscience de son action. Mais ce n’est pas parce qu’il a conscience de
celle-ci qu’elle est réelle (toujours la confusion idéaliste entre l’être et le
connaître), il pourrait perdre conscience et peser encore sur le lit où il est
couché, ou casser un carreau en étendant le bras. Un caillou ou une plante
peuvent donc agir véritablement (i. e. produire un effet de façon efficace)
sans en avoir conscience le moins du monde. Un philosophe digne de ce nom peut
croire à la causalité efficiente, sans être qualifié de Bororo ou d’enfant de
huit à onze ans (du reste, malgré les bizarreries de leurs applications du
principe, ceux-ci ont bien raison de croire qu’il y a autre chose que des
phénomènes et des relations...).
Nous avons établi qu’il existe des
substances, pourvues d’accidents, et possédant une véritable activité. Nous
pouvons nous demander maintenant en quoi elles diffèrent les unes des autres.
Sans doute les substances de nature différente se différencient par leur forme,
mais quelle est la racine métaphysique de la distinction des individus à
l’intérieur de la même espèce? Tel est le problème. L’individu est, nous dit
saint Thomas, ce qui est indistinct en soi et distinct des autres 1.
1. Somme
théologique Ia q. 9, a. 4.
Il constitue pour ainsi dire l’échelon
infime de l’être, au-dessous duquel il n’y a rien.
L’individuation ne peut venir de la forme
(substantielle), puisque celle-ci, bien que multipliée numériquement selon les
individus (nous ne sommes pas monistes, nous ne prenons pas la pluralité pour
une illusion ou une apparence), possède néanmoins en eux les mêmes propriétés
spécifiques, objet de concept. Pierre est animal raisonnable au même titre que
Paul ou Jean, nul ne saurait être "plus homme" si ce n’est en ce sens
qu’il possède des qualités secondaires (agilité, vivacité d’esprit) que ne
possède pas son voisin. Aucun homme n’est l’humanité, et donc chaque homme
incarne mieux tel ou tel aspect de l’essence humaine que ses voisins. Il en va
semblablement dans toutes les espèces (ou types d’êtres, ou natures) et c’est
d’ailleurs là une des raisons pour lesquelles Dieu a multiplié espèces et
individus (Voir problème de Dieu et création). A part ces différences
secondaires, rien ne différencie, dans l’ordre spécifique, les individus d’une
même nature. Ce n’est donc absolument pas de la forme que peut venir
l’individuation. Du reste, à part quelques averroïstes médiévaux qui
comprenaient de travers l’axiome aristotélicien "C’est l’acte (donc ici la
forme) qui distingue", personne ne soutient cette thèse. On ne peut pas
non plus accepter la théorie de Suarez, selon laquelle une substance singulière
n’a besoin pour être individuée que de ses propres principes constitutifs
(matière et forme) individués chacun de leur côté, si l’on peut dire. Sans
doute, si Pierre est Pierre plutôt que Paul, c’est bien en un sens parce qu’il
est constitué de cette forme et de cette matière. Mais pourquoi précisément
cette forme et cette matière sont-elles celles-ci et non pas celles-là (celle
de Paul), c’est ce que la conception suarézienne escamote et n’explique pas. On
ne saurait davantage se contenter de l’idée de Duns Scot, suivant laquelle
l’individuation découle d’une entité "sui generis" qui se surajoute à
la forme spécifique, l'"haeccéité" ("haec res, non illa").
Outre que cette manière de voir suppose un réalisme excessif concernant
l’essence universelle, qu’on suppose exister toute constituée dans l’individu,
indépendamment de ses notes concrètes, (Voir théorie du concept, ch. sur la
connaissance), elle résout la difficulté par un mot l’haeccéité, c’est
l’individuation; donc le principe d’individuation, c’est l’individuation.... Il
y a là un type de pseudo-explication qui a fait du tort à la scolastique (mais
saint Thomas n’en est pas responsable). Rien à espérer non plus du côté d’une
explication qui ferait appel à l’existence individuelle. En effet, nous l’avons
vu, l’existence est reçue par l’essence, comme l’acte par la puissance. Elle
suppose donc déjà une essence individuée, puisque, nous l’avons vu précédemment,
l’essence dont il est question n’est pas la nature universelle et abstraite,
mais bien l’essence concrétisée et individuelle, avec ses particularités. Quant
au problème de la subsistance, dont nous parlerons plus loin, il est tout
différent de la présente question, et il faut s’abstenir de les brouiller
ensemble, ce que n’ont pas toujours su faire certains scolastiques mineurs.
C’est donc, nous le voyons après avoir
procédé par élimination, dans la matière que le principe d’individuation doit
être recherché. Mais la matière, en elle-même, est indéterminée et ne distingue
rien du tout. C’est pourquoi les thomistes disent que le principe
d’individuation réside dans la matière affectée d’un accident qui la détermine
et la précise en quelque sorte: la quantité. C’est celle-ci qui distingue les
différentes parties d’un même tout entre elles au sein de l’unité substantielle,
et c’est encore elle qui distingue les individus matériels les uns des autres.
C’est donc bien la matière affectée de quantité (materia signata quantitate)
qui est principe d’individuation. Mais comment joue-t-elle ce rôle? Précisons
bien d’abord que la quantité, dont il est question ici est prise, si l’on peut
dire, à l’état radical, en soi, et non revêtue de telles ou telles dimensions
précises qui peuvent varier et ne jouent pas en elles-mêmes le rôle d’élément
individuant (Pierre grandi ou rabougri n’en est pas moins Pierre). Ensuite, on
ne saurait, malgré certains thomistes de valeur, comme Capreolus et Sylvestre
de Ferrare (Voir appendice sur l’histoire du thomisme), concevoir le rôle
individuant de la matière prime comme si celle-ci le jouait en tant qu’affectée
déjà de quantité en acte. Nous adhérons, pour notre part, à l’explication de
Jean de Saint-Thomas, qui conçoit la "signatio quantitate"
comme une simple relation transcendantale de la matière à telle quantité plutôt
qu’à telle autre, c’est-à-dire en tant que cette matière est ordonnée à cette
quantité 1.
1. Saint
THOMAS, III ap. q. 777, a. 2, par ex. Pour des vues plus précises, Voir la Philosophie
naturalis de JEAN DE Saint-Thomas, I. ap. (Reiser).
La thèse thomiste classique sur l’individuation
par la matière est véridique et doit absolument être maintenue. Toutefois, elle
appelle quelques précisions qu’on omet parfois, mais que certains thomistes
récents ont heureusement formulées; il faudrait, en toute rigueur de terme,
distinguer deux types d’individuation:
l’un concerne ce qu’on pourrait nommer la
multipliabilité (ou multiplicabilité) des individus au sein d’une espèce, d’une
nature donnée. Pourquoi y a-t-il des chevaux, des rhododendrons, des hommes, et
qu’est-ce qui les différencie? C’est bien la "materia signata
quantitate" dont nous parlions plus haut. Mais en un autre sens très
précis, c’est la forme qui joue le rôle individuant, en ce sens que ce qui
définit l’individu, c’est l’unité, et que c’est la forme qui assure l’unité du
sujet. Ainsi comprend-on sans peine qu’à la résurrection des corps, il n’est
nullement nécessaire que tous les atomes qui ont fait partie de notre corps, et
qui se trouveront alors engagés dans d’autres composés, soient tous (?)
présents en notre corps glorieux. La forme sera là, avec son rôle unificateur
et synthétique, qui assurera l’identité du composé restitué.
1. Voir
SERTILLANGES, Saint Thomas d’Aquin, Alcan, t. I, pp. 99-500; Voir DE WULP,
Introd. la phil. néo-scol., p. 242; DE RAYMAEKER, Metaphysica generalis,
Louvain, t. I, pp. 227-2x9, et GILSON lui-même, Le thomisme, éd. Cit., p. 263,
note "La matière est bien le principe passif de l’individuation, mais la
forme est le principe actif de l’individualité.
Une question à la fois différente et
complémentaire est constituée par
le problème, classique dans l’Ecole, et gros d’importantes répercussions
théologiques (Traité de l’Incarnation surtout) de la subsistance. Faisons
d’abord saisir en quoi il consiste exactement.
Soit un être concret: cet homme, ce
cheval, cet arbre. En tant que contingent et limité, il est composé d’essence
et d’existence. (Seul Dieu est son existence, et échappe à cette composition.)
Son essence elle-même est composée, en un autre sens, de matière et de forme,
qui sont irréductibles l’une à l’autre (Voir chapitre sur la nature, etc.),
mais qui ont en commun l’acte d’exister unique de la substance considérée (et
non chacune une existence, ce qui détruirait l’unité foncière du composé). Ce
qui fait l’individualité d’une telle substance hylémorphe, c’est la matière en
relation intime avec la quantité. Ainsi se différencient, sur le plan pensable,
Pierre, Paul, Jacques etc., ce cheval-ci, ce cheval-là, cet arbre et cet autre
du même type, et ainsi de suite. (Rappelons entre parenthèses que nous n’avons pas
de concept propre de l’individu comme tel — chapitre sur la connaissance.) Mais
ceci ne nous empêche pas de savoir que l’intelligibilité individuelle existe en
soi, et même — nous le verrons — pour d’autres esprits plus pénétrants que
celui de l’homme. Mais voici un autre problème:
Pierre, Paul, Jacques, ce cheval, cet
arbre, subsistent (sistere sub), entendons par là qu’ils constituent
comme des îlots distincts d’existence et d’action, qui possèdent chacun leur
être propre, et qui se refusent en quelque sorte métaphysiquement, non seule
ment à être "in alio", comme l’accident (étant des substances,
ils sont "in se") mais encore à être "cum alio",
avec un autre, à entrer en composition avec lui, comme le font ces principes
complémentaires du réel que sont matière et forme, dont la synthèse seule donne
une essence concrète et actuelle ou encore (sur le plan de la foi et de la
théologie) comme l’Humanité du Christ, sans se confondre le moins du monde avec
la nature divine, reçoit de la personne du Verbe son être foncier, étant
assumée par elle (Mystère de l’Incarnation, et analyses de l’Union
hypostatique). A quel titre chaque substance est-elle un sujet, ou "suppôt"
(suppositum qui reçoit, lorsqu’il est doué de raison, le nom de personne
(sur individu et personne, Voir chapitre de morale: Morale sociale)? Ici
encore, comme pour l’individuation, les avis sont partagés dans l’École.
Et tout d’abord, la subsistance est
quelque chose d’éminemment positif, une perfection véritable, et non une
négation (négation de l’union avec un autre être) ce qui nous permet d’éliminer
la conception scotiste ainsi que certaines conceptions scolastiques plus
récentes qui s’y rattachent (Tiphaine). Mais s’il en est ainsi, quel est le
principe radical de la subsistance? Il est bien évident que la subsistance est
une perfection qui s’ajoute à la nature individuelle. S’agirait-il de
l’existence? Non, car ce qui reçoit l’existence, c’est le sujet (ou suppôt).
L’existence ne peut appartenir en propre au sujet que si celui-ci a en lui au
préalable (il s’agit d’une priorité logique et métaphysique, non évidemment
d’une antériorité chronologique, est-il besoin de le dire?) quelque chose qui
le rende apte à posséder en propre cet acte d’exister. De telle sorte que la
subsistance, bien qu’elle ne soit pas purement et simplement identique à la
nature individuelle, se tient, si l’on peut dire, de son côté. La subsistance
est une perfection que Cajetan, ne faisant là qu’expliciter la pensée de saint
Thomas 1,
nomme un mode (modus = manière d’être particulière) et dont toute la fonction
est de clore la nature dans l’ordre de l’existence, de la rendre "suis
juris", comme on dit, mais sans la modifier en rien dans l’ordre des
propriétés pensables, du contour intelligible. Cette notion délicate à saisir
même pour le spécialiste, risque de décourager quiconque ne fait pas un effort
d’abstraction suffisant pour l’atteindre. Et pourtant elle est indispensable à
la bonne solution du problème de la subsistance, qui sans cela reste
inintelligible et non résolu.
1. Voir
CAJETAN, notamment Commentaire sur la Ia p. Somme theologique, de saint
Thomas q. 4, a.". Bon exposé in MARITAIN, Degrés du savoir (Desclée de
Brouwer), appendice IV.
Nous avons déjà eu l’occasion de défendre
vigoureusement la philosophie thomiste contre le reproche de verbalisme et de
réification grammaticale (notamment à propos de l’hylémorphisme et à propos de
la notion de substance). Insistons-y encore, puisqu’au surplus cette objection
renaît perpétuellement. C’est bien mal comprendre notre type d’analyse que de
dire avec Bergson, suivi — et dépassé si possible en cela comme sur d’autres
points — par E. Le Roy, que notre procédé philosophique consiste à "réduire
en système les dissociations effectuées sur le réel par la pensée commune et le
langage" (Évolution. créatrice, p. 353). En réalité, comme l’a si bien
fait remarquer le P. Garrigou-Lagrange, "le langage aide à distinguer les
concepts exprimés par les mots, et aux concepts irréductibles entre eux et à un
troisième, en vertu de l’objectivité de l’intellect, doivent répondre des
irréductibilités réelles. Le critérium de ces irréductibilités conceptuelles et
réelles n’est nullement le langage, c’est l’être objet formel de l’intelligence
1".
Et que l’idée soit tout autre chose qu’un mot, nous l’avons établi au début de
ce chapitre.
1. Le Sens
commun, etc. p. 349.
Quoi, diront certains, que viennent-ils
faire ici? On nous a dit qu’il y avait une philosophie thomiste et voilà qu’on
nous plonge dans la théologie la plus surannée. Evidemment, nous savons bien
que les anges ont mauvaise réputation auprès de nos contemporains, même parmi
ceux qui se disent chrétiens et catholiques, et qui sont contaminés par le
naturalisme et le rationalisme du monde moderne (comment penser aux anges, à
l’âge des avions à réaction et de la bombe atomique, n’est-il pas vrai?).
Néanmoins, indépendamment du caractère hautement biblique, patristique,
liturgique, de l’angélologie, il est clair pour quiconque connaît un peu la
synthèse thomiste et veut en donner aux autres une idée exacte — quoique
sommaire — que les anges ont en elle un rôle d’ordre proprement philosophique
de la plus haute importance.
Leur existence, à la différence de celle
de l’âme humaine (Voir ch. sur la nature et l’homme) et de Dieu lui-même (Voir problème
de Dieu, suite de ce chapitre) ne peut être prouvée en rigueur par la raison et
requiert la Révélation (une Révélation d’ailleurs rationnellement croyable, et non
un saut dans l’absurde), Cependant, la raison naturelle peut montrer la
vraisemblance et même la probabilité de l’existence de purs esprits: tout
d’abord nous avons constaté que les opérations intellectuelles, chez l’homme,
sont irréductibles à un processus matériel, et même à une connaissance sensible
directement conditionnée par l’organisme. Si l’esprit humain est lié à un
corps, rien ne nous oblige à penser que l’esprit comme tel, en ses nues
exigences et en sa nature propre, soit toujours et forcément uni à un
organisme. Ce n’est pas parce qu’il en est ainsi chez nous qu’il ne peut en
être autrement chez des êtres d’un autre type. Ajoutons même que la chose est
hautement croyable dans une perspective spiritualiste qui conçoit l’Univers
comme une hiérarchie de types d’être qui va du plus bas degré matériel à Dieu,
Perfection subsistante. On passe du minéral, qui n’a pas la vie, à la plante,
qui est vivante, mais dénuée de sensibilité. De celle-ci on rejoint l’animal
doué de connaissance et de conscience sensible mais privé de raison. Avec
l’homme, on a un animal raisonnable. Si l’ange n’existait pas, on passerait
directement à l’Intelligence infinie qu’est Dieu. L’ange est ce chaînon
manquant à notre expérience directe, mais que la raison métaphysique nous amène
à poser, un peu comme Cuvier reconstituait un animal entier à l’aide d’un
fragment de squelette. Entre l’animal raisonnable et l’Intelligence infinie, il
y a place pour le raisonnable non-animal, mais fini. Autrement, le hiatus est
trop considérable. Et l’idée même d’une hiérarchie angélique, posée par les
néo-platoniciens, affirmée par la Bible en maint endroit, est dans la même
ligne logique, puisqu’entre l’ange du degré le plus bas, qui surpasse de peu
l’homme, et l’ange le plus élevé, qui tend asymptotiquement à imiter la
perfection divine, il y a place pour des catégories étagées et hiérarchisées.
Étudier ici leur classification est hors de nos intentions. Mais nous pouvons,
on le voit, justifier rationnellement le principe même d’un ordre ascendant 1.
De même, il ne sera pas sans intérêt de dire quelques mots de la structure
métaphysique de ces êtres, de leur type de connaissance et de leurs rapports
entre eux, avec Dieu et avec nous- mêmes.
1. Somme
theologique, Ia, q. 50, a. I; C. G. II, 95, — pour les arguments de
convenance. Pour la hiérarchie, Voir la Somme theologique, q. 108, art.
1-6.
L’ange est une créature. Il est donc
contingent, fini en perfection, et par conséquent composé, comme nous,
d’essence et d’existence. Mais son essence est simple, non composée, elle est
synonyme de forme pure, sans matière. Si certains anciens Pères de l’Eglise et
certains scolastiques ont hésité là-dessus, c’est soit parce qu’ils ne
concevaient pas comment on pouvait reconnaître comme contingents des êtres chez
lesquels ne se rencontrerait aucun substrat matériel, soit tout simplement à
cause de contresens sur certains textes anciens. Laissons de côté le dernier
motif, évidemment sans valeur logique, et répondons au premier que la dualité
essence et existence (où l’essence joue précisément le rôle de puissance réelle
à l’égard de l’acte d’exister) assure suffisamment la contingence de l’ange
sans compromettre sa totale spiritualité, vigoureusement affirmée par l’école
thomiste, et, du reste, bien commun de la piété et de la théologie catholiques
du Moyen Age à nos jours.
L’ange est une substance, composée
d’essence et d’existence, et chez laquelle la subsistance (ou personnalité) est
assurée par un mode substantiel, comme chez nous. La dualité substance-
accident se vérifie aussi en lui un pur esprit créé a l’intelligence et la
volonté, il n’est pas l’Intelligence tout court; pour être J des accidents
spirituels, intelligence, volonté, et l’action immanente qui en découle (un
ange n’est pas sa pensée, ni son vouloir) n’en sont pas moins des accidents,
réellement distincts de la substance. Quant aux prédicaments, l’ange n’est
évidemment pas soumis à la quantité, ni aux qualités d’ordre matériel (pensée
et vouloir sont des qualités d’ordre spirituel), ni à l’s habitus", au "situs",
à l’"ubi", ni au "quando" (Voir étude des
catégories), du moins de la même façon que nous. Sa cause efficiente est Dieu,
qui l’a créé.
On voit que la structure métaphysique de
l’ange présente avec la nôtre des ressemblances et des différences. Au vrai,
nous n’avons de lui (mais nous l’avons valablement) qu’une connais sance
analogique (Voir début du chapitre, sur l’analogie de l’être, et suite sur la
connaissance de Dieu). L’absence de composition hylémorphique chez les purs
esprits entraîne une conséquence fort intéressante pour le métaphysicien, au
sujet de l’individualité. Puisque l’ange ne comporte pas de matière,
l’individualité ne peut venir pour lui que de la forme. Chaque ange a une forme
différente. Qu’est-ce à dire, sinon que, la forme étant principe de l’espèce,
il y a autant d’espèces d’anges que d’individus, chacun épuisant pour ainsi
dire totalement les virtualités de chaque essence 1; que l’on songe à la richesse
d’un Univers spirituel ainsi constitué et où chaque individu reflète, de façon
irréductible, un aspect de l’Essence divine...
1. Ia
La connaissance, chez l’ange, découle de
la nature métaphysique de celui-ci. Pas de matière, pas de corps, donc pas de
sensation, ni d’image. L’ange ne saurait donc tirer sa connaissance du
sensible. Elle est donc innée, infuse, indépendante des choses, non pas en ce
sens qu’elle soit fantasmagorique et illusoire, mais en ce sens que Dieu donne
à l’ange, en le créant, toutes les notions dont il a besoin pour connaître le
réel matériel ou spirituel (ceci soit dit de sa connaissance naturelle, exigée
par sa définition, et en laissant de côté les illuminations surnaturelles et
gratuites); intuitive, elle l’est au plus haut point, puisque chez l’homme la
nécessité du discours provient du sautillement infligé à notre pensée par le
conditionnement sensible. Ce n’est pas dire d’ailleurs que l’ange connaisse
toute chose "uno intuitu": comme il est fini et limité, il est
quand même astreint à un certain "discursus". Sans doute il va
d’emblée à l’essence des choses (il ne voit pas et ne touche pas, n’entend pas
les réalités corporelles, il es comprend, ce qui est bien mieux, et tout
différent), mais enfin il ne peut embrasser tout le réel "d’un éclair n,
il est forcé d’en envisager les aspects d’une manière qui, pour être beaucoup
plus une et plus dominatrice que la nôtre, n’en est pas moins fragmentée. Aussi
sa durée diffère-t-elle du temps dans lequel nous sommes immergés, au moins par
nos facultés sensibles tributaires du corps, ainsi que de ‘éternité divine, qui
est sans avant ni après (tota simul), comme nous le venons bientôt. Sa
substance, à l’abri de la génération et de la corruption, comme par conséquent
de tous les changements matériels qui les conditionnent, est, elle, sans
succession. Mais ses opérations intellectuelles ont un avant et un après
auxquels Dieu n’est pas soumis.
Pareillement, la volonté de l’ange ne fonctionne
pas comme la nôtre. En dépendance d’une intelligence totalement indépendante à
l’égard du sensible, elle ne connaît pas les fluctuations, les heurs et
malheurs de la pensée et des décisions humaines, En bien comme en mal elle est
irrévocablement fixée à son objet. Un ange qui a mal choisi (mal tourné si vous
voulez) restera un démon jusqu’à sa confusion finale. De même pour un bon auge,
qui a parié pour Dieu.
Les anges ont avec Dieu et entre eux un
échange ininterrompu de pensée et de vouloir. Avec Dieu, Cause première, la
chose est trop évidente pour qu’il soit besoin d’y insister. Avec les autres
anges, la "locutio" ne consiste évidemment pas en paroles qui
frappent l’air, mais en un élan de volonté braquant la pensée vers
l’interlocuteur et lui manifestant ce que l’on Veut lui faire savoir. Du haut
en bas des hiérarchies angélique, c’est un va-et-vient de connaissance et
d’amour. Les anges supé rieurs, les plus proches de Dieu, non seulement par la
charité, mais par la perfection ontologique, connaissent le réel (matériel et
spirituel) par un petit nombre de "species" synthétiques et
architectoniques, qu’ils répandent et réfractent en quelque sorte en les
clivant auprès des anges inférieurs, en une multiplicité croissante de notions
pour parvenir enfin à l’ange le plus bas en perfection, qui, l’immatérialité
mise à part, surpasse de peu l’homme le plus intelligent.
Tout se tient dans la Création et le
Royaume de Dieu. L’ange n’est pas sans rapport avec l’homme. Il protège et
éclaire celui-ci, soit en l’aidant à l’intellection de façon indirecte, en
disposant favorablement les espèces sensibles, soit directement en renforçant
et confortant la lumière naturelle de l’intelligence 1. Une excellente collection
thomiste représentait en cul-de-lampe deux jeunes clercs, et un ange qui les
instruisait. Un de nos anciens élèves a repris la vignette et l’a modifiée en
un dessin à la plume qui nous concerne plus directement. Puisse notre ange
gardien nous avoir aidé, et ne pas nous avoir laissé trop inférieur à nôtre
tâche et à notre but...
1.
La métaphysique thomiste s'achève tout
naturellement par l’étude de Dieu, en ce que l’expérience, interprétée par la
raison naturelle, peut nous en faire savoir. D’où un plan très simple et facile
à suivre, qui commence par l’existence de Dieu, continue par une étude de sa
nature, et se termine par l’examen des rapports entre Lui et le Monde.
Il faut d’abord constater que Existence de
Dieu l’existence de Dieu n’est pas évidente, quoi qu’en aient prétendu certains
auteurs, appuyés sur une théorie illuministe ou trop rationaliste de la
connaissance. Sans doute Dieu est-il la suprême vérité et la clef de voûte de
tout le réel, mais en soi. Par rapport à des intelligences conditionnées par
l’expérience sensible, il a besoin d’être démontré.
L’Église catholique professe que
l’existence de Dieu fait partie d'un "praeambula fidei " que
la raison naturelle peut démontrer. Elle fait de cette assertion quelque chose
d’obligatoire pour quiconque veut rester orthodoxe 1 et ne fait d’ail leurs là que
reprendre un thème cher à l’Ecriture elle-même, ainsi qu’aux Pères de l’Église 2.
Ceci d’ailleurs n’implique pas que tout homme, quel que soit son niveau
intellectuel, doive être capable de suivre le détail d’une argumentation, ni
que, chronologiquement, chacun commence par une étude rationnelle de ces
preuves avant toute adhésion religieuse proprement dite. Ceci ne veut pas dire
non plus que la démonstration agisse mécaniquement, abstraction faite de la
mentalité du sujet; c’est là une question de psychologie concrète. En
métaphysique, il ne faut pas confondre, comme on le fait souvent, la valeur
intrinsèque d’un argument avec l’effet qu’il peut produire sur un esprit plus
ou moins faussé par les passions ou des préventions irrecevables (nominalisme,
etc.). Enfin, l’Eglise ne canonise la forme technique d’aucun argument en
particulier: elle laisse les philosophes spiritualistes et chrétiens en
décider. Et, du reste, étant donné le peu de dons métaphysiques de la moyenne
des hommes, les nécessités de la vie quotidienne, l’intervention des passions,
la Révélation peut intervenir, et doit souvent le faire pour redresser les
erreurs de la raison humaine et conforter le genre humain dans la croyance en
Dieu.
Saint Thomas prend, dans la position qui
nous occupe, une attitude essentiellement inductive Dieu ne peut être prouvé
qu’à partir du donné d’expérience, à partir du monde réel, et non en vertu
d’une soi-disant évidence rationnelle a priori. C’est ainsi qu’il écarte dès
l’abord l’argument ontologique présenté par saint Anselme, et repris, en un
contexte noétique différent, par Descartes. Il nous paraît fort intéressant de
confronter ici les positions des trois philosophes les plus importants en
l’occurrence, nous voulons dire saint Thomas, Descartes et Kant. Saint Thomas
reproche à saint Anselme (sans le nommer) de confondre l’existence en tant que
simplement conçue, et en tant que réalisée en dehors de notre pensée 3.
1. Concile
du Vatican, canon I De Revalatione, et Serment anti-moderniste, imposé
par Pie X.
2. Le Livre
de la Sagesse (XIII, s) déclare insensés ceux qui ne connaissent pas, à ses
oeuvres, que Dieu existe. Saint PAne. (Epitre aux Romains, ch. I, Voir 19-21) dit
que les choses invisibles se manifestent par le sensible créé et que les païens
sont inexcusables de ne pas l’avoir reconnu. L’idée d’une démonstrabilité de
l’existence de Dieu n’est donc pas un durcissement tardif et rationaliste (?)
de l’Église romaine, comme le prétendent certains.
3.
Cf. la p.
Soit, de façon à peu près identique à
l’argument anselmien, la preuve cartésienne par l’idée de Parfait: je pense le
Parfait, j’en ai une véritable idée. Celle-ci inclut l’existence, qui est une
perfection et même la condition de toutes les autres perfections. Donc le
Parfait existe réellement. On passe ici indûment de l’existence simple- ment
conçue à l’existence réelle. Or, comme le dit Gilson à propos d’autre chose, "à
un crochet peint sur un mur on ne peut suspendre qu’une marmite peinte sur un
mur", c’est-à-dire que d’une simple idée a priori on ne peut y tirer une
existence réelle. Déjà, le moine Gaunilon objectait à l’argument de saint
Anselme que nous avons l’idée de bien des choses qui cependant n’existent pas.
Descartes répond à ce reproche (repris contre son argument) que l’idée de
parfait (de Dieu) n’est pas une idée comme les autres, elle est dans une
situation différente, si l’on peut dire. On peut penser à une montagne d’or
sans en affirmer pour autant l’existence, car cette montagne, fût-elle réelle,
est contingente, son essence n’est pas son existence. L’idée de Dieu, en
revanche, est celle d’un être nécessaire (qui existe par nécessité et par
définition, qui ne peut pas ne pas exister). En réalité, la réponse cartésienne
est sophistique. Descartes devrait dire: si Dieu existe, en lui l’essence et
l’existence sont identiques, il est sa propre existence (idée d’ailleurs
fondée, et classique dans la métaphysique spiritualiste et chrétienne). Mais
Dieu existe-t-il? La chose n’est pas évidente et ne peut être établie que par
induction. Au fond, ce qui sépare saint Thomas de Descartes, c’est toute une
théorie de l’idée, qui prend elle-même racine dans une conception de l’homme.
Pour Descartes, dualisme métaphysique de la chose pensante et la chose étendue,
"moi ou ma pensée", donc théorie rationaliste et "angéliste"
1
de la connaissance, innée, infuse, indépendante du sensible, avec la
possibilité d’avoir une véritable idée de Dieu. Pour saint Thomas, âme forme du
corps, connaissance intellectuelle tributaire du sensible, donc pas d’s idée"
de Dieu au sens strict, mais concept analogique (Voir plus loin), qui suppose
un donné d’ordre inductif. Après seulement que l’existence de Dieu aura été
établie, on pourra spéculer sur sa nature.
1. Voir J.
MARITAIN, les trois réformateurs (Plon), ch. II sur Descartes, et, du même
auteur, Le songe de Descartes (Corréa).
La critique de Kant attaque également
l’argument ontologique, ce qui a permis à certains de la rapprocher
(malencontreusement, et en vertu d’un contresens) de la critique thomiste.
Pourtant, elle en diffère totalement en sa portée et en ses présupposés. Pour
Kant, l’existence n’est pas un prédicat, une chose qu’on puisse attribuer de
façon notionnelle, elle n’est pas un concept, il n’y a rien de plus dans cent
thalers réels que dans cent thalers pensées. L’existence se constate, elle ne
se d jamais, ni déductivement (comme le font Descartes et le
rationalisme classique de type leibnizien), ni inductivement (comme le
font Aristote et saint Thomas). Tandis que, pour nous, l’existence, si elle ne
se déduit effectivement jamais, peut s’induire à partir d’un autre donné qui
sans elle serait inintelligible, inexplicable. Kant a méconnu ce point capital
et a ruiné (ou cru ruiner) l’ontologie classique à cause de son relativisme
radical (Voir chapitre sur la connaissance) et de sa conception minimiste de la
causalité, conçue comme une simple catégorie de l’entendement, sans portée dans
l’absolu (Voir en sens inverse notre justification de la causalité, à propos de
la causalité efficiente, au cours du présent chapitre). Si l’intelligence
atteint l’être et ses lois objectives; si les principes de raison d’être et de
causalité ont une valeur métaphysique et peuvent dépasser le plan des
phénomènes, une démonstration véritable de l’existence de Dieu sera
parfaitement possible. Or, ces présupposés ont été l’objet, de notre part,
d’une justification préalable. Nous pouvons donc avancer....
On ramène habituellement les preuves de
l’existence de Dieu à cinq (les "cinq voies") et l’on a raison,
encore que peut-être on puisse trouver chez saint Thomas l’esquisse d’autres
arguments 1.
Différentes dans leur formulation discussive, ces preuves ont cependant une
racine commune. Nous insisterons davantage sur deux d’entre elles (parle
mouvement et par la contingence), qui nous paraissent les plus importantes.
1. Pour les
"cinq voies ", cf. Somme theologique, la p., q. II, a. III; Somme
contre les gentils, 1, I. a XIII; etc. Exposé synthétique in
GARRIGOU-LAGRANGE, Dieu (Lethielleux).
1er Argument, tiré du
changement.
Point de départ: un fait d’expérience
immédiate, une donnée première et incontestable. Il y a du changement dans le monde;
non seulement du mouvement local (déplacement de corps ou de particules) mais
encore des changements quantitatifs ou qualitatifs plus ou moins profonds (Voir
chapitre sur la nature, la vie et l’homme), et ce, non seulement sur le plan
matériel, mais même dans l’ordre spirituel (passage de l’ignorance à la
science, ou l’inverse par oubli, changement d’idées, etc.).
Deuxième point: tout ce qui se meut
(change) est mu par un autre que lui ou par un élément de lui-même déjà en acte
(ainsi, dans le vivant, il y a des éléments moteurs et des éléments mus). C’est
là le fameux axiome "Quidquid movetur ab alio movetur". La
distinction fondamentale d’acte et de puissance en montre la nécessité: nous
l’avons dit au début de la méta physique, changer, c’est passer de la puissance
à l’acte, c’est-à-dire acquérir une manière d’être qu’on n’avait pas encore, —
d’où il résulte qu’on ne pouvait se la donner, puisqu’on ne donne que ce qu’on
a (penser le contraire, c’est ruiner le principe de raison suffisante et par contrecoup,
s’opposer au principe d’identité lui-même).
Troisième point: mais on ne peut remonter
à l’infini dans la série des moteurs et des mobiles. C’est là un des points les
plus difficilement acceptés par le lecteur moderne, nourri de philosophie
kantienne, et pourtant, c’est encore une absolue nécessité rationnelle et
ontologique à la fois. En effet, sans Premier Moteur non mu, qui soit Acte Pur
sans mélange de puissance, toute la chaîne des moteurs et des mobiles reste
suspendue dans le vide et inexpliquée, inintelligible; c’est qu’en effet chaque
moteur n’agit sur le mobile qu’en fonction d’une action reçue d’un autre
moteur, lui-même composé de puissance et d’acte potentiel par certains côtés
(puisqu’il a besoin d’être lui-même mu) et actuel sous un autre aspect
(puisqu’il exerce son action hic et nunc). Les moteurs subordonnés ne
font donc que transmettre l’action du Premier Moteur non mu, source de tout
devenir, de tout changement, de telle sorte que s’il n’y avait as de premier
moteur, les moteurs subordonnés, n’ayant rien à transmettre, n’agiraient pas
les uns sur les autres, et même, nous le verrons plus loin, n’existeraient pas.
La fameuse antinomie de Kant est donc sans valeur, d’abord parce qu’elle ne
formule pas correctement la thèse (finitiste) elle-même, et ensuite parce qu’on
peut fournir une démonstration apodictique du "non regressus ad
infinitum". Or, Kant lui-même déclare dans les Prolégomènes
(Appendice: Examen sur la critique) que si l’on pouvait vraiment démontrer la
thèse avec rigueur, toute sa doctrine serait à l’eau. Il nous semble que la
démonstration thomiste répond aux exigences présentées et que seuls des
postulats relativistes en voilent la portée aux yeux de certains. Il va sans
dire que cet argument a été l’objet de critiques nombreuses, plus ou moins
pertinentes. Nous ne pouvons abandonner là le lecteur moderne, imbu de dédain
pour la "physique" d’Aristote, disciple d’E. le Roy, ou idéaliste
brunschvicgien (pour ne rien dire des merveilles absurdistes).
On reproche parfois, d’un ton victorieux,
au principe "quid quid movetur...", nerf de l’argument, d’être
contredit par la seconde partie du principe scientifique d’inertie, qui veut
qu’un corps poursuive indéfiniment son mouvement si rien ne l’en empêche, donc
puisse se mouvoir sans être mu par un autre, et par sa propre impulsion. Il y
aurait beaucoup à dire sur la nature, la genèse et la portée du principe
d’inertie, et nous renvoyons ici le lecteur à H. Poincaré, Duhem et autres
savants qualifiés. La réponse classique des thomistes modernes les plus
stricts, c’est que le principe d’inertie et la théorie métaphysique du
changement ne se tiennent pas sur le même plan intelligible le premier sert à
coordonner des mesures, il envisage la traduction mathématique du mouvement,
tandis que la seconde essaye de scruter la nature dernière, l’intelligibilité
foncière de celui-ci. Il n’y a donc entre l’un et l’autre aucune contradiction,
et il ne saurait y en avoir. Ajoutons que certains thomistes modernes sont
arrivés à montrer que même si l’on donne au principe d’inertie une portée
métaphysique (qu’il n’a pas selon nous) il y a moyen de le concilier avec le
principe "Quidquid movetur ab alio movetur" sans faire
violence ni à l’un ni à l’autre (Gredt, Hoenen, et autres scolastiques actuels
de solide formation scientifique).
Un autre adversaire nous dira: "La
distinction du mouvement, du mobile, et du moteur, provient de l’intelligence
pure ment utilitaire, qui morcelle la réalité. En fait, il n’y a pas de
substances distinctes les unes des autres, il n’y a pas de "choses",
ce sont là des idoles du langage, et la métaphysique ainsi construite est
dépassée (objection bergsonienne, systématisée, avec un particulier acharnement
contre les preuves thomistes, par E. Le Roy).
Nous répondrons, fort brièvement, que
cette objection vaut très exactement ce que valent le nominalisme et le mobilisme
radical, d’esprit moniste, qui la soutiennent et lui donnent son sens.
C’est-à-dire, à nos yeux, absolument rien. La distinction du moteur, du mobile,
du mouvement, n’est pas d’ordre imaginatif, mais intelligible. Ceux qui
prétendent le contraire montrent simplement qu’ils sont, eux, incapables de
comprendre la méta physique gréco-scolastique, ce qui est intéressant pour le
psycho logue ou le caractérologue, mais ne porte en rien contre nos idées sur
l’être ou sur Dieu. Le nominalisme est la misère même, il souffre
d’insurmontables contradictions internes. Le mobilisme absolu ne sacrifie
l’idée de substance qu’en vertu de fantômes imaginatifs (Voir ce qui concerne
substance et changement).
Remarquons bien que l’argument tiré du
changement, comme celui qu’on tire de la causalité efficiente (preuve
suivante), ne se situent as dans le temps il ne s’agit pas de l’argument
populaire qui prétend remonter à nos arrière et ainsi de suite, il n’est pas
question de remonter d’élément en élément jusqu’aux origines du monde, il
s’agit simplement d’un conditionnement logique et métaphysique à la fois qui
reste entièrement valable quelle que soit la durée de l’univers (une seconde ou
des milliards d’années) et qui resterait valable même au cas où le monde eût
toujours existé (Voir suite sur les notions de contingence et de création).
IIe preuve: argument tiré
de la causalité.
La structure de cet argument est à peu
près identique à celle du précédent, encore qu’il insiste sur la causalité
efficiente, et non plus sur le changement. Il y a, nous l’avons vu à propos du
problème causal, une réelle expérience de l’efficience finie dans le monde. Le
jeu des causes finies nous amène de façon ascendante à une Cause Première,
elle-même non causée. Sans doute certains auteurs prétendent-ils échapper à la
fois à la remontée à l’infini et à l’affirmation de la Cause Première grâce à
l’idée d’une causalité "circulaire" A causant B, qui cause C, qui
cause D, etc. jusqu’à ce que la chaîne (finie) se referme sur elle-même en
quelque sorte. Mais c’est là un pur non-sens. Évidemment, une même réalité peut
être à la fois cause et effet sous des aspects différents; seulement, ici, A
serait cause de lui-même à travers une série de causes qui réfractent pour
ainsi dire son action. Et il s’agit d’une cause limitée.... On nous permettra
de passer outre.
IIIe argument, tiré de la
contingence.
Cet argument, hautement abstrait, malgré
son point de départ inductif, nous semble être extrêmement riche et absolument
décisif, à condition qu’on le saisisse bien. Or, malheureusement, ce n’est pas
toujours le cas. Aussi nous permettra-t-on d’y insister un peu.
Les êtres qui composent le monde sont
contingents, c’est-à-dire qu’ils pourraient ne pas exister sans que cela
impliquât contradiction ou absurdité. Nous pourrions nous contenter ici de
renvoyer le lecteur à ce que nous avons dit précédemment sur la distinction
réelle d’essence et d’existence dans l’être fini. Mais nous voulons préciser de
façon plus descriptive: on peut concevoir sans absurdité que tel ou tel
individu n’existe pas en notre univers. C’est tellement vrai que ledit individu
(au sens méta physique), qu’il soit vivant ou non-vivant, raisonnable ou non,
n’a pas toujours existé ce moustique est né et meurt, sans anéantir pour cela
ni la pensée, ni l’univers. Cet homme, même si son âme spirituelle est
immortelle, n’a pas toujours existé, etc. Voilà pour les individus
numériquement multiples. Mais les types d’êtres? Eh bien, on peut concevoir un
Univers sans or, ou sans rose, ou sans chameau, voire même sans homme. (Qu’on
ne nous dise pas que cette dernière supposition est absurde, vu qu’il n’y
aurait alors personne pour penser le réel ni formuler le problème, la
conscience humaine étant toujours supposée inévitablement. En réalité, il
s’agit là d’une confusion extrêmement grossière, d’inspiration idéaliste, entre
l’existence des choses et la saisie de leur existence, entre l’"esse"
et le "percipi".) Voilà pour les types d’êtres eux-mêmes.
Mais, dira-t-on, la matière (au sens moderne du terme, ou le chaos des anciens)?
la matière elle-même est potentielle, donc contingente, elle n’a pas en
elle-même la source de son intelligibilité.
Il faut donc, en dernière analyse,
admettre que, si le monde- contingent est, c’est parce qu’un être lui-même
nécessaire le tait être: il n’a pas en lui-même son explication.
Contre cette preuve, on formule parfois
divers arguments. Kant lui reproche d’être réductible à l’argument ontologique,
qui (de notre propre aveu) est un sophisme. Nous préférons renvoyer à la fin de
l’examen des preuves la discussion de cette difficulté et répondre plutôt à une
spécieuse objection d’E. Le Roy: en admettant même que les êtres qui composent
le monde, dit ce philosophe, soient contingents, il reste que l’Univers dans
son ensemble peut être nécessaire et se suffire à lui-même, puis qu’il n’est
pas un agrégat de parties mais un tout. L’objection nous paraît inopérante:
bien sûr l’Univers n’est pas un agrégat, en un sens, il y a plus dans le tout
que dans les parties. Mais enfin, le tout n’est rien, n’existe pas réellement
d’une façon indépendante de ses éléments constitutifs. Il est donc absurde de
soutenir qu’un ensemble formé d’éléments contingents puisse exister
nécessairement. Ce n’est là qu’une vaine échappatoire. La preuve garde donc
toute sa valeur malgré la critique moderniste.
Ive argument: nous le considérons comme
parfaitement valable, mais nous y insisterons peu, car nous visons surtout à fournir
au lecteur du positif et du solide. Or, il se trouve que cette preuve, si elle
enchante (ou passionne) les historiens de la scolastique par une certaine
ambiguïté, risque par là même d’être freinée en son efficacité psychologique,
au spectacle des dissensions suscitées par elle, même parmi les thomistes.
Pour l’essentiel, elle se formule ainsi:
Il y a dans l’Univers une gradation de
perfections transcendentales (beauté, bonté, etc.). Mais le plus et le moins en
ces divers aspects ne peut se concevoir ni s’expliquer que par référence à une
Perfection totale, infinie, subsistante, qui soit la Vérité, la Beauté, la
Bonté. Les thomistes, modernes en parti culier, ne sont pas d’accord sur
l’interprétation profonde de cet argument. C’est qu’en effet il a une saveur
toute platonicietine qui ne peut que repousser ceux qui s’obstinent à faire de
saint Thomas un pur aristotélicien (Voir problème de la participation). Aussi,
sans aller jusqu’à abandonner purement et simplement l’argument (quelques-Uns
d’entre eux s’y résignent cependant) beaucoup essaient de l’aristotéliser, si
l’on peut dire, c’est d’estomper ce qu’il dit de la causalité formelle
(exemplaire) au profit d’une interprétation par l’efficience; ils le traduisent
alors ainsi: seule une perfection absolue peut-être Cause des perfections
dérivées. Et c’est bien vrai, mais enfin cet argument est présenté par saint
Thomas dans une atmosphère bien déterminée, de façon radicalement différente de
l’argument par la causalité ou par la contingence. Pourquoi? Sinon parce que sa
coloration propre lui tenait plus à coeur qu’on ne veut parfois le reconnaître.
A coup sûr, saint Thomas ne croit pas aux idées séparées de Platon, mais enfin,
il y a bien dans cet argument une inspiration platonicienne et néo En faire l’exégèse
exacte serait ici impossible 1. Nous nous contentons d’indiquer
l’existence du problème.
1.
Controverse sur cet argument — Cf. Card. MERCIER, Métaph. générale, pp. 203 et
suiv.; GEIGER, " cit,, loc. mult. etc. Exposé classique in
GARRIGOU-LAGRANGE, op. Laud.
V° argument, tiré de la
finalité.
Nous arrivons ici à la preuve la plus
populaire, souvent la plus efficace auprès du grand public (au moins jusqu’à
l’avènement du mécanisme et de la déesse Evolution). Elle reçoit chez saint
Thomas une formulation très nette et, surtout, elle a dans sa philosophie
d’ensemble, des racines extrêmement profondes et solides qui la rendent,
pensons-nous parfaitement valable l’ordre du Monde suppose une intelligence
suprême. L’argument repose sur la constatation de la finalité (idée que flous
avons défendue en parlant du problème de la Vie) et sur le principe de raison
d’être, ou de causalité: il faut à ce fait une explication suffisante (que ne
fournit pas la matière, ni le hasard, ni une évolution hypostasiée). Il a été
assez malmené, par Kant notamment, et nous y reviendrons bientôt.
Soulignons pour le moment qu’étudiées de
près, avec bonne foi et patience, prises corrélativement, les preuves thomistes
ne peuvent manquer de faire impression, et, du moins, d’inciter à la réflexion.
Il est absolument ridicule de prétendre les balayer d’un revers de main, comme
le font certains pseudo de nos jours. On constatera qu’elles reposent toutes
sur le même principe fondamental: le plus ne peut sortir du moins, l’inférieur s’explique
par le supérieur, et non l’inverse. Comme le dit le P. Garrigou-Lagrange, le
dilemme est inévitable: le vrai Dieu, ou l’absurdité radicale. Il est
parfaitement vain de considérer cette idée de Dieu comme liée à une science
périmée, ou à un substantialisme d’origine imaginative ou spatiale. M. Gilson
le rappela jadis en termes forts et décisifs contre les caricatures
brunschvicgiennes 1.
1. Sur la
fameuse querelle de l’athéisme, Voir Bulletin de la société française de
philosophie, mai-juin 1928.
Il nous faut maintenant dire un mot de la
critique kantienne des preuves traditionnelles, qui est présentée par beaucoup
de manuels comme une acquisition irréfutable et irréfutée de la pensée moderne,
ce qui, pour nous, est un véritable abus de confiance (car enfin, les réponses
existent, il faudrait au moins en parler).
Kant commence par critiquer l’argument
ontologique, nous l’avons vu. Il y réduit ensuite (ou prétend y réduire) les
autres arguments (efficience ou contingence). En outre, il critique égale ment
l’usage "transcendantal" du principe de causalité dont ces preuves se
rendent coupables selon lui, alors que la causalité n’a pour fonction que
d’organiser les phénomènes connus par notre entendement. Pour ce qui est de la
preuve par la finalité, il lui reproche d’assimiler l’univers à une oeuvre
d’art ou à une machine, et de conclure seulement à un ordonnateur fini, non à
un créateur proprement dit. Remarquons d’abord que Kant a très mal connu
Aristote, et pratiquement pas la philosophie scolastique, thomiste en
particulier; ses critiques visent et atteignent donc surtout les arguments de
Descartes et de Wolf, vulgarisateur universitaire de Leibniz. Cependant on peut
être sûr que Kant n’eût pas admis les preuves thomistes, incompatibles avec sa
théorie de la connaissance. Que vaut donc sa critique des preuves
traditionnelles?
Elle est justifiée lorsqu’elle rejette
l’argument ontologique. Encore le fait-elle au nom de considérants
inacceptables (Voir plus haut): si l’on ne peut déduire une existence, on peut
parfaitement l’induire, et c’est ce que nous avons fait. Il n’est pas
nécessaire d’avoir l’intuition de l’existence de Dieu pour être certain de son
existence, si, sans elle, l’univers est impensable. La réduction des autres
arguments à l’argument ontologique est sophistique, car la démarche
intellectuelle est exactement contraire dans les deux cas: dans l’argument
ontologique on part d’une idée a. priori (déduction), dans l’argument par le
mouvement, la contingence ou la causalité, on part d’un donné empirique (le
monde) dont on recherche la raison d’être, et on ne suppose nullement au
préalable l’identité du nécessaire et du parfait: on est amené à l’admettre en
partant du réel, ce qui est tout différent (Voir suite sur la nature de Dieu).
Le rejet de l’usage transcendantal du principe de causalité n’est valable que
si l’on admet le phénoménisme et le relativisme de Kant, que nous avons rejetés
dans le chapitre sur la connaissance et à propos de l’idée de causalité. En ce
qui concerne l’argument tiré de la finalité, l’assimilation de l’univers à une
oeuvre d’art (horloge) peut être vraie pour le déisme ou le théisme du XVIII°
siècle, à la Voltaire, qui ne nous intéresse aucunement. Mais le reproche est
certainement injuste dans la perspective vitaliste et dynamique de la
philosophie aristotélicienne et médiévale. Ensuite, l’argument tiré de la
finalité prouve beaucoup plus que ne le croit Kant. En effet, l’ordre que nous
constatons dans le monde (et que le désordre — partiel — ne supprime pas, mais
implique, Voir problème du mal) n’est pas juxtaposé aux choses d’une façon
extérieure: il leur est immanent, il fait corps avec leur nature même, il est
celle-ci en tant qu’ordonnée. De telle sorte que, de toute évidence, l’auteur
de l’ordre est l’auteur des choses, ce qui va loin...
La démonstration classique de Dieu garde
donc toute sa valeur. Et il s’en faut de beaucoup qu’elle n’aboutisse qu’à une "hypothèse".
Nous tenons, sur ce point, à transcrire une excellente page d’un thomiste
moderne: "Dieu tel que la raison le démontre ne représente pour nous
qu’une hypothèse nécessaire. Mais nous ajouterons deux remarques. Nous
observerons, en premier, lieu, qu’une hypothèse nécessaire, c’est-à-dire telle
qu’en dehors d’elle le réel ne puisse être intelligible, est une véritable
preuve. De toutes les choses qui ne s’éprouvent pas, soit qu’elles dépassent
essentiellement l’expérience sensible, soit que par accident elles échappent à
notre expérience individuelle, nous ne pouvons avoir d’autre preuve que
rationnelle, mais quand cette preuve est donnée, nous la tenons pour
décisive.... Par suite, une expérience que conclut la raison fondée sur
l’expérience peut bien recevoir, si l’on veut, le nom d’"hypothèse".
Cette hypothèse en fait est une certitude puis que sans elle le réel serait
inintelligible. Que cette existence soit ensuite éprouvée c’est un surcroît de
preuve, niais ce n’est pas une condition sine qua non de la valeur de nos
conclusions rationnelles. Par elle-même, et en dehors de l’expérience
(supplémentaire) la preuve vaut toujours. il nous semble que l’hésitation de
certains philosophes sur ce point provient d’une confusion entre l’hypothèse
scientifique et l’hypothèse métaphysique. La première exige, en effet, d’être
vérifiée par l’expérience pour avoir le droit d’être affirmée vraie, parce
qu’elle a tour objet le monde de la contingence. Les lois physiques ne sont pas
des expressions de la raison absolue: elles pourraient être autres sans
contradiction. Très souvent même elles ne sont que de pures expressions symboliques
du réel phénoménal. Par suite, dans le domaine physique, l’expérience sensible
est le seul critère valable de l’hypothèse. Il n’en va pas de même au point de
vue métaphysique. Les lois ou les existences métaphysiques que démontre la
raison fondée sur l’expérience, ont une valeur absolue, parce que la
démonstration porte, non plus sur les phénomènes, ou monde de la contingence
radicale, mais sur les principes universels et premiers de l’être, c’est-à-dire
sur le monde intelligible, domaine absolu de la raison soustraite à la
contingence. L’hypothèse, en cet ordre, quand elle est nécessaire,
c’est-à-dire, d’une part, quand elle est la seule possible, et que, d’autre
part, sans elle, la contradiction s’installe au sein de l’être, devient une
certitude, et même, en droit, la plus haute certitude dont nous soyons
capables, et l’expérience directe (quand elle est possible) des réalités
conclues par la raison métaphysique, ne peut rien y ajouter qu’un surcroît
accidentel et nullement requis 1." On ne saurait mieux dire.
1. R.
JOLIVET, Études sur le problème de Dieu dans la philosophie contemporaine,
Vitte, 1932.
Il nous faut maintenant progresser et
tâcher de savoir, dans la mesure du possible, ce qu’est ce Dieu dont la raison,
appuyée sur l’expérience, nous a forcé à admettre l’existence.
Ici, nous rencontrons dès l’abord deux
écueils, qui peuvent fausser ou stériliser la recherche: d’une part
l’anthropomorphisme, d’autre part l’agnosticisme symboliste. Le premier
consiste à considérer Dieu comme un homme plus ou moins supérieur (cf.
Swedenborg: "Dieu est un homme"): notons bien qu’il s’agit de Dieu en
sa divinité même, et non du problème théologique de l’Incarnation, où la nature
humaine du Christ, unie substantiellement à la nature divine, reste proprement
humaine, malgré sa perfection et l’unité de personne de Jésus).
Cette attitude est assez spontanée chez
l’homme, en vertu de ses penchants imaginatifs et "finitistes". On la
rencontre à l’état pur dans le polythéisme païen et, sous une forme plus
philosophique, chez les pragmatistes anglo-américains avec leur "Dieu fini",
qui lutte à nos côtés. Plutôt populaire, elle n’est pas la position dominante
dans le monde intellectuel, qui va
plus volontiers dans l’autre sens et
prétend que nous ne savons rien sur Dieu, soit que nous ne puissions même pas
atteindre son existence (thèse réfutée précédemment) soit que nous devions nous
tenir à l’affirmation d’un X mystérieux dont les "attributs" métaphysiques
ne sont que des noms, des étiquettes, qui ne lui ressemblent pas plus qu’un
signe algébrique ne s’apparente au fait physique qu’il évoque pour le savant, —
ou encore, une recette pratique (Dieu est personnel conduis-toi vis-à-vis de
Dieu comme tu le ferais vis-à-vis d’une personne) sans valeur spéculative
(Cette attitude, que des médiévaux comme Maimonide ont déjà adoptée en un sens
a été reprise de nos jours par des philosophes comme Spencer ou E. Le Roy, en
des sens d’ail leurs variables. Elle a fleuri avec le modernisme du début de ce
siècle.).
L'anthropomorphisme est évidemment
inacceptable pour le philosophe. Il peut recevoir un rôle légitime sur le plan
pédagogique, pour conduire des peuples enfants à une Vérité plus haute (ex. les
anthropomorphismes de l’Ancien T encore que même là il recouvre une réalité
métaphysique plus profonde (dire que "les oreilles de Dieu écoutent nos
propos" est mais on évoque par là l’omniscience de Dieu vis-à-vis de nos
actions, ce qui est une vérité pure et simple, etc.). Au surplus, il ne faut
pas oublier que le même écrivain biblique qui parle du bras ou de la colère de
Dieu parle en même temps de son rôle créateur, de son infinité, etc., ce qui
prouve que lui (et son auditoire) ne sont jamais complètement dupes de la
métaphore employée, pas plus que les mystiques quand ils utilisent, faute d’un
vocabulaire "sur mesure", le symbolisme nuptial pour signifier
l’union de l’âme à Dieu. Il faut être bête comme un psychiatre matérialiste
pour ne pas saisir de telles nuances.
Quant au symbolisme agnostique, il
supprime toute possibilité de connaître Dieu. Pour guérir l’esprit humain du
défaut il l'ampute de sa connaissance la plus élevée et la plus précieuse.
Mauvaise médication. Et à base d’erreur.
Pour connaître Dieu, nous disposons de
deux méthodes, ou plutôt d’une méthode constituée par deux stades, ou deux
aspects complément la méthode de négation (via negationis) et la méthode
dite d’éminence (via eminentice) 1. La première, comme son nom l’indique,
consiste à nier de Dieu tout ce qui tient à la nature contingente en tant que
telle non seulement la matérialité (c’est trop évident), mais même la composition
de substance et d’accident, d’essence et d’existence, qui sont propres au fini.
La seconde consiste à lui attribuer à un degré éminent tout ce qui peut être
considéré comme une perfection pure et simple. Mais qu’on ne s’y trompe pas: il
ne s’agit pas d’attribuer arbitrairement à Dieu n’importe quelle perfection
suscitée par une imagination pieuse, il faut de la rigueur rationnelle. En
outre, il ne s’agit pas non plus de concevoir les perfections divines à la
manière de nos propres qualités, même spirituelles, dilatées, montées en graine
ou poussées à la limite, ce qui serait un pur anthropomorphisme. Que faire
alors? La moyenne des esprits humains se croient tenus de choisir entre
l’anthropomorphisme et l’agnosticisme, et c’est fort regrettable, puisqu’une
solution originale existe, qui n’a rien des compromis éclectiques qui nous
écoeurent, mais domine le problème en toute son ampleur (la "montagne
entre deux vallées" dont nous avons déjà parlé...). Nous voulons parler de
la théorie de l’analogie.
1. Cf. Saint
THOMAS, Somme Théologique, Ia P. q. 3 et 4; Somme contre les gentils, I,
14; etc.
Nous en avons expliqué les principes au
début de la métaphysique, et nous y renvoyons le lecteur. L’anthropomorphisme,
au fond, est une théorie de l’univocité: qu’il soit fruste et populaire, ou
masqué d’une apparence de philosophie, il attribue aux notions transcendantales
la même signification en toutes leurs applications. L’agnosticisme est "équivociste":
pour lui, rien de commun entre ce que nous entendons par être, intelligence,
vérité, et ce qui est réalisé en Dieu. La théorie de l’analogie, qui nous a
déjà permis d’éviter des écueils redoutables en métaphysique générale, trouve
ici une application de choix. Sans doute les perfections divines (la Perfection
divine plutôt, Dieu n’est pas composé) sont, elles, sans commune mesure avec
nos qualités, et bien des écrivains chrétiens de différentes époques ont
insisté sur la "théologie négative" (apophatique) en des termes qui
font penser à de l’agnosticisme. C’est ainsi qu’un mystique célèbre dit qu’à
tout prendre il vaut mieux dire que Dieu n’est pas que de dire qu’il est, — non
certes que cet auteur doute de l’existence de Dieu, ou qu’il professe on ne
sait quelle ridicule identité des contradictoires, mais parce que, si nous
voulons appliquer notre type d’être ("analogué" concret et
contingent) à Dieu, c’est d’une fausseté criante et qui nous dupe gravement.
Néanmoins, la théorie de la proportionnalité propre nous sauve de l’agnosticisme
comme de l’anthropomorphisme, car, lorsque je dis, par exemple, Dieu est
intelligent", il y a en Dieu quelque chose qui est à la nature divine ce
que l’intelligence est à la nature humaine. J’ignore l’essence de Dieu, car
c’est la Plénitude de l’être, qui ne peut entrer dans mes pauvres concepts.
J’ignore aussi ce qu’est au fond l’intelligence divine (qui n’est du reste pas
réellement distincte de son Être, nous le verrons plus loin). Mais pourtant,
mon affirmation a un conte nu pensable en ce qu’elle affirme la ressemblance
de deux rapports entre essence divine et intelligence divine d’une part, nature
humaine et intelligence humaine d’autre part (Voir schéma explicatif, p.
155).
Appliquons maintenant cette méthode de
connaissance aux attributs divins. Et d’abord, qu’est-ce qu’un attribut divin?
Cette notion ne réintroduit-elle pas en Dieu une pluralité anthropomorphique?
Ici encore, deux écueils symétriques:
certains scolastiques non-thomistes (nominalistes) des XIV° et XV° siècles ne
pré tendent voir entre les attributs de Dieu (bonté, éternité, intelligence,
etc.) qu’une distinction verbale comme celle qui existe entre Napoléon 1 et
Bonaparte, par exemple. Les attributs divins ne sont que des étiquettes recouvrant
au fond la même réalité et leur emploi est indifférent: on peut dire que Dieu
punit l’homme par sa miséricorde et qu’il lui pardonne par sa justice
vengeresse aussi bien que le contraire: cela n’y fait rien. A l’opposé, Duns
Scot établit entre l’Être divin et ses attributs une distinction dite "formelle",
très délicate à saisir, mais qui est en quelque sorte à cheval entre la
distinction réelle et la distinction de raison, ce qui est excessif et
compromet l’unité de l’essence divine (Inutile de souligner que le présent
débat n’a strictement rien à voir avec le problème proprement théologique de la
Trinité, qui s’établit du reste dans une autre perspective et ne prétend pas
morceler l’essence divine. Il s’agit ici du Dieu des philosophes.). En réalité,
voici comme saint Thomas et son école voient la question:
Dieu est Infini, il n’y a en lui aucune
composition d’aucune sorte, mais l’intelligence humaine, lorsqu’elle veut
acquérir la moindre connaissance de la nature divine, doit multiplier les
concepts, ceux-ci étant faits pour représenter des réalités limitées et
imparfaites, aucun d’entre eux n’étant capable de représenter Dieu
suffisamment. On peut comparer ce procédé avec celui du photographe, qui est
forcé de prendre des clichés successifs et complémentaires du même monument: le
fait qu’il ait ensuite une série de vingt ou trente photos n’introduit dans le
monument aucune multiplicité réelle, et pourtant cette connaissance n’est pas
mensongère, les éléments positifs qu’elle contient ont leur source dans la
réalité...
Comment allons-nous maintenant procéder
pour connaître les attributs divins?
SAINT THOMAS D’AQUIN
SCHÉMA EXPLICATIF CONNAISSANCE
ANALOGIQUE DE DIEU
"L’analogie" porte
sur le rapport entre N et I d’une part, n et i d’autre part, non sur la nature
intime de N et de I.
Revenons là où la démonstration de
l’existence de Dieu nous avait laissés. Nous étions arrivés, à la suite d’une
véritable induction métaphysique, à l’affirmation d’un Premier Moteur non mu —
d’une Cause Première non-causée, — d’un Être nécessaire qui ait en lui-même sa
propre raison d’être, — d’une Perfection subsistante, source et modèle de toute
réalité finie, — et enfin d’une Intelligence suprême, cause à la fois de la
finalité et de l’existence des choses.
Le concept synthétique ainsi obtenu, grâce
à la convergence des "cinq voies", contient beaucoup de richesses,
mais à l’état implicite, ou confus. La partie de la théologie naturelle qui
étudie les attributs divins consistera précisément à faire tasser de l’implicite
à l’explicite le contenu de ce concept. Ces démonstrations auront l’air d’être
des raisonnements parfois laborieux, à cause du caractère limité, borné, de
notre intelligence d’animaux raisonnables. Pourtant ce seront à peine des
raisonnements (illatio) mais plutôt l’éclairage progressif, la
découverte (au sens étymologique) d’un donné fourni en sa totalité dès le stade
où nous sommes. On comprendra que nous n’ayons ici aucunement le temps de
donner le détail de cette déduction (ou quasi-déduction, explicatio, au
sens originel). Nous avons préféré insister sur son mécanisme, souvent mal
compris, plutôt que sur son contenu, qu’on trouvera dans les ouvrages que nous
indiquerons dans la bibliographie, à la fin du volume. Et tout d’abord, insistons-y,
Dieu est personnel. Le panthéisme sous toutes ses formes a été l’obsession, la
bête noire des scolastiques orthodoxes du Moyen Age. Et c’est le monisme des
modernistes qui a suscité la réaction des thomistes d’il y a une cinquantaine
d’années. Et c’est encore le reproche de monisme que font principalement les
thomistes actuels aux idées en vogue, mais si discutables — du P. Teilhard de
Chardin... (Voir notre étude "Une métaphysique néo-chrétienne",
Pensée catholique, n°8).
C’est qu’en effet le panthéisme est non
seulement faux, mais contradictoire. Le monde de notre expérience, c’est
l’imparfait, le contingent, le changeant, le multiple. Dieu, c’est le Parfait,
le Nécessaire, l’Immuable, l’Unité suprême. Identifier ‘un et l’autre, c’est
affirmer l’existence d’un cercle carré. Tant pis si cet argument fait faire la
petite bouche à certains catholiques délicats et tellement épris de nuances
qu’ils en sont devenus incapables de comprendre un principe.... Cette
réfutation par l’absurde, formulée en fait par le Concile du Vatican 1,
tire son idée maîtresse de saint Thomas et elle est parfaitement valable. Les
thomistes modernes ont fort bien montré que des doctrines comme celles de
Spinoza n’y apportent qu’une échappatoire, avec la théorie des divers genres de
connaissance (et d’abord, il n’y a pas de connaissance du troisième genre, il
est épistémologiquement faux que nous ayons l’expérience supérieure de l’Unité
et de l’Éternité en philosophie). Ceci est vrai de tout panthéisme, et en
particulier de l’ancien monisme statique des Éléates, et même du spinozisme
(pour lequel le devenir est une apparence à surmonter). Mais que dire alors, du
point de vue thomiste, du panthéisme mobiliste à la manière de Hegel, Vacherot
ou Renan ("Dieu n’est pas, il sera, — Dieu est en train de se faire")?
"Alogia", absurdité, et rien d’autre, qui recèle non plus une,
mais deux ou trois contradictions insurmontables: qu’est-ce qu’un être fini qui
se donnerait à lui-même, et ceci sans cause, une infinité qu’il n’a as? Tous
les principes les plus fondamentaux de la raison sont violés d’insupportable
façon, on n’en sortira pas par un Sourire supérieur...
1. Voir
concile du Vatican, Session III, canon I. — Voir la Somme theologique,
q. III (trois) a. 4, et De potentia, q. 7, a. 2, ad 6.
Un mot des attributs divins étudiés en
Théodicée. Exemple Dieu est Acte pur, sans mélange de puissance. Il ne change
donc pas, il n’a donc pas d’avant ou d’après. Son type de durée est "tota
simul", sorte d’instant qui dure sans épaisseur (Éternité, au sens
strict, qui n’est pas cette sorte de flottement à l’infini sur une mer
illimitée que s’imaginent les braves gens). Dieu est cause de toutes choses.
Son action sur celles-ci est donc cons tante. Mais en Dieu, aucune dualité
entre être et opération. Si l’action divine est partout, Dieu lui-même est
partout (Immensité ou Omniprésence). On a du mal à comprendre comment certains
esprits, manifestement peu doués pour la métaphysique, s’obstinent à confondre
cette notion avec le panthéisme, qui en diffère "toto caelo":
il n’y a rien de commun entre le fait de dire que Dieu est tout, et
l’affirmation que Dieu est "en" tout, sans se confondre avec
l’existence même des créatures: un brin d’herbe, un cheval, un homme, pour
nous, ne sont pas Dieu, et c’est là une différence essentielle avec le monisme
sous toutes ses formes 1. Ces deux exemples nous suffisent pour
faire voir comment la Théodicée peut arriver très réellement à savoir quelque
chose de Dieu.
2. Sur
l’éternité, Voir Somme Théologique, Ia, s. 10 — Sur l’immensité, Voir
la. q. 8. — Pour les autres attributs voir la Somme Théologique et le Somme
contre les gentils, I. P., loc. mult.
Et ceci nous permet aussi de mesurer le
chemin parcouru d’Aristote (pour ne pas parler de Platon, dont les positions
sur ce point sont beaucoup plus équivoques) à saint Thomas. Le Christianisme
(le Judéo-christianisme) est passé par là, et a stimulé, enrichi la raison
métaphysique elle-même. Sans doute, Aristote est-il parvenu à un véritable
monothéisme, n’en déplaise à certains chicaneurs. Sans doute, son Dieu, Acte
Pur et "Pensée de la Pensée" est-il déjà quelque chose de magnifique,
et bien des philosophes modernes, à côté du vieux maître grec, sont des enfants
dont les mains restent vides. Sans doute aussi, les critiques modernes ont-ils
une tendance fâcheuse à minimiser le Dieu d’Aristote en quelque sorte, en lui
déniant catégorique ment toute causalité efficiente, toute connaissance de
l’Univers, en des formules parfois excessives et qui dépassent par moment les
textes. Cependant, avec le Dieu de Moïse ("Je suis Celui qui suis")
quelque chose de nouveau est entré dans l’humanité, quelque chose que la droite
raison peut, en principe, trouver toute seule, mais que les passions et
l’imagination avaient obscurci. L’idée que l’existence elle-même est
contingente bouleverse toute la perspective. Plus de matière éternelle et
incausée. Tout vient de Dieu. Mais ceci amène le problème, si important — et
intrinsèquement philosophique — de la création. Et, avec lui, la question des
rapports entre le Créateur et l’Univers.
2. Sur le
monothéisme d’Aristote, Voir BOUSSET, Sur la théologie d’Aristote: monothéisme
ou polythéisme? (Revue thomiste, octobre 5938). Mais quel est exactement le
rôle de ce Dieu Acte pur? Pour Zeller et pour la plupart des modernes, il n’est
pas cause efficiente de ce monde, mais seulement cause finale (Il meut comme
désiré). Cette interprétation est fort discutable, et de bons auteurs refusent
de l’accepter. Pour eux, les textes où cette causalité finale de Dieu est affirmée
n’excluent en aucune façon une causalité efficiente, distincte de la causalité
finale, d’autant plus qu’ARIsToTE affirme par ailleurs que les corps célestes
dépendent de Dieu, non seulement quant à leur mouvement, mais quant à leur être
même (Mét., I. VI, 5026 b-17). Les textes qui semblent aller en sens
inverse (Ethique à Nicomaque, X. 3. et Traité du ciel, II, 52) n’excluent de
Dieu qu’une action au dehors, de type transitif, ce qui est fort justifié et
professé par saint THOMAS lui-même. Du reste, la causalité efficiente de Dieu
se trouve affirmée en d’autres passages (cf. De generat. et corrupt.,
II, I; Physique, II, i6) et découle des implications mêmes de la Cause finale,
telle que la conçoit le Stagyrite (Voir en ce sens, MARITAIN, BRENTANO, et ROLFES).
Mais le Dieu d’Aristote est-il créateur au sens strict? Saint THORAS lui-même,
si bien disposé qu’il soit pour le philosophe, ne l’a pas cru, et à peu près
personne ne le prétend. Saint THOMAS oppose même sur ce point philosophie
grecque et philosophie judéo-chrétienne (De causis, fin du ch. XVIII, et
la P. Somme theol., q. 15, a. 3, ad 4 m.). De même, le Dieu d’Aristote
n’est pas Providence. (L’accord sur ce point est pratiquement unanime, encore
que les principes mêmes de la métaphysique aristotélicienne n’excluent pas,
mais appellent plutôt l’idée en question.)
Cependant,
il serait, semble-t-il, excessif de prétendre que le Dieu d’Aristote ne connaît
pas le Monde. Ce que le philosophe dit là-dessus vise plutôt à dénier au Monde
le rôle d’objet premier et essentiel de l’Intelligence divine, qui,
essentiellement, se pense elle-même (Pensée de la Pensée). Voir en ce sens
MARI- TAIN (Philosophie bergsonienne, appendices), BRENTANO, et ROLFES (Aristotles,
Metaphysics).
Il s’agit ici de la création dite "ex
nihilo" (à la différence des changements naturels que manifeste
l’expérience, et qui, si profonds soient-ils, supposent toujours un sujet
préexistant, quelque chose de donné). Elle n’a pas l’heur de plaire à bon
nombre de philosophes, panthéistes on matérialistes en particulier, qui s’en
font d’ailleurs souvent une idée caricaturale et ridicule. En sens inverse,
certains auteurs ont vu si peu de difficulté dans l’idée de création qu’ils ont
admis que Dieu, pour créer, pouvait se servir, de créatures comme d’instruments
pour produire quelque chose "ex nihilo" (création médiate et
hiérarchisée chez les Gnostiques, création instrumentale de Pierre Lombard,
Suarez, etc.). Écartons d’emblée cette dernière façon de voir, qui nous semble
radicale ment inacceptable, puisque la création implique une Causalité infinie,
qui, comme telle et sous cet angle, ne peut se communiquer à aucun instrument
créé, fût-il spirituel. Nous consacrerons plus de peine et de temps à justifier
l’idée de création des reproches qui lui sont faits habituellement, et qui
reposent, pensons-nous, sur des contresens parfois grossiers.
Tout d’abord, certains solidarisent l’idée
de création prise en sa pure signification avec l’idée d’un commencement
temporel, d’un moment X où le monde serait venu à l’être. Le matérialisme
militant du XIX° siècle, par exemple à la Haeckel, a cru se débarrasser de
l’idée de Dieu et de la création en disant que la matière avait "toujours
existé", ce qui lui semblait suffisant en fait de métaphysique...
En réalité, l’idée de création est plus
vaste que celle de commencement temporel. A supposer que le monde ait toujours
existé en fait, il n’en resterait pas moins intrinsèquement contingent: du
contingent qui dure ne devient as du nécessaire. On aurait alors ce qu’on nomme
la création "ab aeterno" (de toute éternité), c’est-à-dire,
que de toute éternité, Dieu aurait produit un monde contingent, distinct de
lui, et coextensif à lui en quelque sorte. Le couple Dieu-Monde aurait toujours
existé, sans fusion panthéistique. Sans doute, la tradition judéo-chrétienne,
appuyée sur la Genèse, enseigne que le monde a commencé ("In principio
Deus creavit caelum et terram"). Cette notion ne renferme aucune
absurdité du point de vue philosophique. Encore n’est-elle pas démontrable par
la raison naturelle: le chrétien, comme le juif orthodoxe, l’admettent, mais en
vertu de la Révélation.... Saint Thomas, contre d’autres scolastiques tels que
saint Bonaventure, estime qu’on ne peut démontrer philosophiquement la création
dans le temps, encore qu’il admette celle-ci aussi bien qu’eux. Nous sommes de
son avis et tenons pour inopérantes les diverses démonstrations entreprises, du
Moyen Age à nos jours (à commencer par les arguments dits "scientifiques"
tirés du principe de conservation de l’énergie par certains manuels
d’apologétique mal inspirés) 1.
1. Voir
Saint THOMAS, Opuscule De aeternitate mundi; la Somme Théologique
Ia q 42, a. 2. et surtout question 46 en entier.
Quoi qu’il en soit, l’idée de création,
réduite à son essence, est indispensable philosophiquement pour rendre compte
de l’existence de fait d’un univers contingent. Elle s’impose dès qu’on a
compris que l’ensemble du réel est contingent. On a le choix entre sa relative
obscurité et l’absurdité totale....
Mais, dira-t-on, comment concevoir la
création ex nihilo? Toute action suppose des matériaux préexistants (ex.
le sculpteur modelant l’argile). Si nous devons utiliser des matériaux
préexistants, c’est précisément en tant que nous sommes limités et contingents.
L’artiste est l’auteur de la figure qu’il donne à l’argile, mais non de
l’existence même de l’argile. Or, précisé ment, l’idée de Dieu démontrée
ci-dessus est celle d’un Être nécessaire, source de l’existence contingente
elle-même, qui est donc Cause de toute réalité, y compris la matière.
Mais comment donc Dieu, qui est pur
esprit, peut-il produire la matière? Cela semble contradictoire.
Il faut éviter ici encore de visualiser le
problème. La question doit être envisagée sous l’angle de l’être et de
l’intelligibilité, non sous celui de l’imagination spatiale. On s’aperçoit
alors que la difficulté disparaît. Sous cet angle, la matière est inférieure au
spirituel (être localisé, impénétrable, pesant, divisible, n’est pas une
perfection, mais une imperfection, en soi). Qui peut le plus peut le moins. La
création de la matière ne fait donc pas plus de difficulté que celle de
l’esprit pour la Cause première et infinie.
La création continuée est un simple
corollaire de la contingence du monde. Le monde est aussi contingent à
l’instant où j’écris qu’à ses origines. Donc, s’il existe, c’est que l’action
créatrice ne cesse as et le maintient dans l’être. (Ceci n’implique nullement
qu’on adhère à la conception très particulière et très discutable que se fait
Descartes de la création continuée conçue comme une juxtaposition d’instants
discontinus.)
On demandera comment concilier la
connaissance que Dieu a de nos actions, et surtout sa causalité immédiate sur
notre existence et notre dynamisme, avec la liberté humaine. En réa lité, la
difficulté, une fois de plus, provient d’une illusion anthropomorphique. On se
figure Dieu agissant comme du dehors sur les choses ou sur l’homme en leur infligeant
une sorte de contrainte ou de traction extérieure (ex. le montreur de
marionnettes à fil). En réalité, c’est nous qui agissons ainsi, parce que nous
sommes finis, limités, que nous sommes extérieurs aux choses et que nous
n’avons pas créé celles-ci. Mais l’action divine s’exerce intérieurement aux
choses elles-mêmes, elle est à leur racine, pour ainsi dire ("Deus
intimior intimo meo", Dieu m’est plus intérieur que moi-même, dit
saint Augustin). De telle sorte que Dieu fait exister chaque chose conformément
à la nature propre de celle-ci, sans l’altérer en rien. De même tour l’activité
des créatures, qui découle de leur existence: un événement nécessaire est causé
par Dieu comme nécessaire, un événement contingent est causé par Dieu comme
contingent, reste contingent (ex. la rencontre de deux projectiles); et un acte
libre reste un acte libre, bien que suscité par Dieu. C’est là le sens de la
fameuse distinction scolastique utilisée notamment à propos des controverses du
XVII° siècle entre jansénistes, thomistes et molinistes: "Ce que Dieu veut
faire faire à l’homme arrive infailliblement, mais non nécessairement."
Infailliblement, puisque Dieu sait tout, peut tout et agit partout. Non
nécessairement, car les événements gardent leur souplesse intrinsèque, ne
revêtent pas, en vertu de l’action divine sur eux, une nécessité mécanique et
mathématique
1. Le dominicain Banez (XVI° bien loin de fausser la pensée de saint
Thomas sur ce point, n’a fait que la formuler en termes plus précis. Certaines
de ses expressions les plus discutées remontent d’ailleurs à saint Thomas lui-même....
1. Cf. Somme
Théologique, Ia q. 22, a. 4.
On peut se demander alors pourquoi Dieu a
créé. Certains ont soutenu qu’il le faisait nécessairement. Or ceci ne serait
vrai que s’il avait besoin du monde, s’il lui manquait quelque chose. Or c’est
impensable: Dieu, étant la souveraine perfection, n’a besoin de rien d’autre
que de lui-même. Il est donc libre de créer ou non (ceci est d’ailleurs de foi
catholique).
D’autres, plus modérés, ont soutenu que
Dieu pouvait ne pas créer, mais que, dès lors qu’il décidait la création, il
devait choisir le monde le plus parfait (Malebranche, et surtout Leibniz, avec "le
meilleur des mondes possibles"). Cette position n’est pas plus acceptable
que la précédente: outre les difficultés de la notion même de "meilleur
des mondes", on ne peut ad mettre que Dieu soit nécessité à vouloir un
univers, peut-être meilleur que les autres, mais assurément imparfait et
contingent comme eux.
Reste donc que Dieu ait créé librement,
dans tous les sens du terme. Mais alors, pourquoi l’a-t-il fait? La réponse
classique, c’est qu’il a créé "pour sa gloire" (cf. la définition
augustinienne de la gloire: "Une connaissance manifeste avec louange",
clara notitia cum lande). Il y a une gloire principale ou intrinsèque de
Dieu, c’est-à-dire la connaissance exhaustive, et l’amour qu’Il a de lui-même.
Le reproche d’égocentrisme ou de narcissisme serait ici ridicule: ce qui est
absurde dans le narcissisme de la créature, ce n’est pas de s’aimer soi-même,
c’est d’adorer quelque chose qui n’en vaut pas la peine. Cependant, suivant un
axiome métaphysique, le Bien tend à se répandre (Bonum est diffusivum sui):
le savant tend à instruire son prochain et à propager ses découvertes, etc. Si
cela est déjà vrai à l’échelon de la créature, qu’en sera-t-il de la Bonté par
excellence...? D’où la notion de gloire secondaire ou extrinsèque de Dieu, se
traduisant par la création d’êtres de perfection variable 1.
Pourquoi Dieu a-t-il créé une grande
pluralité de types d’êtres et d’individus, et non pas un seul être très élevé
en perfection? Parce que toute créature en tant que telle est imparfaite et
incapable à elle seule de représenter la perfection divine, même à titre de
reflet, tandis qu’une pluralité foncière, quoique pauvre et inadéquate, est
moins déficiente pour cette tâche. Quant à la multiplicité des individus dans
une espèce donnée, elle s’explique, de façon complémentaire, par le fait
qu’aucun individu n’épuise la perfection totale du type spécifique (chevaux
plus ou moins forts, plus ou moins beaux, plus ou moins rapides à la course,
etc.) Telle est, abstraction faite des causes secondes de la diversification
des types et des individus, la raison créatrice dernière du fait constaté 2.
1. Voir
Comm. SUY les Sentences, I, 45, 2, et Somme contre les gentils, I,
75-7v.
2. Somme
contre les gentils, I, 45, et la, q. 47, a. I.
Mais la création "dans le temps"
introduirait un changement en Dieu? Écartons d’abord une difficulté imaginative:
"Que faisait Dieu avant de créer?" Pseudo-problème: la notion d’"avant"
est solidaire de la notion de temps, mais le temps n’est pas un grand cadre
vide et infini où les objets viendraient se situer: il est le nombre, la mesure
du mouvement. S’il n’y a pas d’êtres matériels, pas de changement profond, donc
pas de temps, il n’y a pas d’avant du monde, puisque sans le monde le problème
du temps est sans contenu. La durée de Dieu, c’est l’Éternité, "tota
simul", nous l’avons dit. On devrait donc dire "création avec le
temps", plutôt que "dans" le temps, expression consacrée par l’usage,
mais vicieuse au fond. Sans doute Dieu connaît il le temps, puisqu’il connaît
(en le créant) le monde matériel, qui y est soumis. Mais il n’est pas lui-même
immergé dans le temps, étant immatériel, infini, donc sans devenir. L’acte
prime la puissance.
Mais, dira-t-on, l’essentiel de la
difficulté subsiste, même si l’on admet votre mise au point sur l’éternité. La
décision de créer, l’opération créatrice elle-même, n’introduisent-elles pas
obligatoirement du changement en Dieu? Penser, vouloir, exercer une causalité,
c’est changer.
Nous n’en croyons rien. Considérons
d’abord la volonté de Dieu: puisque l’Éternité ne comporte ni avant ni après,
l’intention créatrice existe en Dieu de toute éternité, elle ne prend pas
naissance à un moment X. C’est sa manifestation pour nous qui peut se dater (au
sens large). Quant à l’être et à l’activité de Dieu, là encore, il faut renoncer
aux images anthropomorphiques: Dieu ne fabrique pas les choses comme un artisan
ou un sculpteur. C’est en les pensant et les voulant qu’il les fait être
("Scientia Dei est causa rerum"). Il faut bien se rappeler ici
la distinction, d’origine aristotélicienne, entre activité immanente et
activité transitive (Voir chapitre sur la connaissance). Puisque Dieu est pure
pensée, son activité est foncièrement immanente. On dit en langage scolastique
qu’elle est formellement immanente et virtuellement transitive, c’est-à-dire
qu’elle est constituée essentiellement — ou formellement — par un acte de
pensée et d’amour, mais que celui-ci a des effets qui sont distincts de Dieu
(l’univers créé en son intégralité) 1.
1. Somme
contre les gentils, I. I. q. 15-21, loc. div.
Il nous reste maintenant à envisager un
problème qui tour mente bien des consciences et bien des coeurs: comment un
Dieu bon et tout-puissant a-t-il pu permettre dans le Monde le mal sous toutes
ses formes (souffrance, désordre, péché)? Avant de répondre, il nous faut
rappeler en quelques mots les solutions classiques qui s’opposent à ce sujet.
On peut les ramener à trois: Le dualisme, le monisme, et le théisme classique,
d’obédience chrétienne.
Pour le dualisme (ex.: manichéisme) le
monde est une oeuvre ambivalente; ce qu’il a de bon est l’oeuvre d’un principe
bon, ce qu’il a de mauvais est l’oeuvre d’un principe mauvais. Il y a donc, si
l’on peut dire, trois personnages: le Monde; un Dieu- mauvais; un Dieu-bon, qui
se combattent.
Le panthéisme (ou monisme, à quelque
nuance près). Pour lui, tout est Dieu; Dieu et le monde ne sont qu’une seule et
même réalité foncière; le mal n’est qu’une apparence (brahmanisme, spinozisme,
Schelling et le panthéisme allemand du XIX° siècle, avec Hegel, etc.).
Pour nous (théisme chrétien) il n’y a
qu’un Dieu Infini, réellement distinct du monde. Le mal n’est pas proprement
une illusion, mais la rançon d’un plus grand bien.
Éliminons d’abord le dualisme: le mal est
l’absence d’une perfection, et non pas une entité, il n’est que le parasite de
l’être (ex. cécité = absence de la vue). Donc, le Mal absolu, c’est le Néant,
le Rien. Le "Dieu du Mal", c’est le Néant réalisé, pris pour un Être
positif, c’est un cercle carré, une fois de plus 1. (Dissipons en passant une
confusion courante: dans le Judéo-christianisme le démon n’est pas un Dieu,
c’est un être fini, une créature de Dieu, métaphysiquement bonne, puisque douée
d’existence et d’intelligence, — c’est seulement moralement qu’il est mauvais,
pour avoir voulu se suffire à lui-même et s’être révolté contre l’ordre divin.)
1. Somme
Théologique, Ia, q. 48, a. I, et 49, a, 3.
Le panthéisme, lui, est contradictoire,
pour avoir voulu attribuer à Dieu des prédicats contradictoires (Voir ce qui
précède sur ce point). Il a aussi des inconvénients moraux: pour lui, le bien
et le mal ne sont que des points de vue complémentaires et relatifs,
s’évanouissant dans l’Absolu. Il détruit par la base la notion même de religion
et de charité, qui suppose la distinction de l’homme et de Dieu, et des
personnes humaines entre elles. Il rend impensable la liberté humaine. Il est
donc, suivant la juste et dure définition de Gratry, "l’athéisme plus un
mensonge": athéisme, puisqu’il nie le Vrai Dieu personnel; mensonge,
puisqu’il prend volontiers un vocabulaire religieux....
Il nous faut maintenant exposer la
solution positive, car, au fond, c’est là le meilleur moyen de dissiper les
erreurs en satisfaisant les esprits. Il faut distinguer trois sortes de Mal: le
Mal métaphysique, le Mal physique, le Mal moral.
Le Mal métaphysique:
Dieu crée librement (Voir plus haut) mais
tout ce qui n’est pas Dieu est imparfait. Le mal métaphysique, c’est la
limitation de la créature, rançon de toute création. — Il n’est pas un
véritable mal, et l’usage de cette désignation remonte en fait au XVII° siècle:
ce n’est pas un vrai mal, car il ne prive ni ne spolie chaque créature de rien
qui lui soit dû. C’est un mal physique d’être aveugle, puisque la nature
humaine comporte normalement des yeux qui fonctionnent. Mais ce n’est pas un
mal pour l’homme de ne pas avoir la perfection de Dieu, ni même les perfections
limitées des autres créatures. Ce n’est pas un mal pour un homme de ne pas
avoir une trompe et des défenses, ni, pour une mouche, de ne pas avoir la
raison. — Ce qu’on nomme mal métaphysique est donc le résultat d’une projection
imaginative illusoire, d’une auto-déception. D’ailleurs, une nature ou essence
inférieure (ex. l’âme) ne peut désirer devenir une nature supérieure sans
vouloir par là même son propre anéantissement (de même qu’un homme qui voudrait
être saint comme un ange, non comme un humain, soumis à la faim, au sommeil, à
la souffrance)
1.
Mal physique:
Beaucoup de maux physiques viennent en
fait de la méchanceté humaine (ex.: guerres étrangères ou civiles) et se
rattachent donc au mal moral (Voir cette notion). Concernant l’extension du mal
physique, il faut juger avec sérénité, sans affolement imaginatif ou
passionnel. Nous mettons en relief les moindres souffrances (un mal de tête,
une indigestion) mais nous jouissons habituellement d’une foule de biens que
nous ne remarquons pas, étant blasés (bonne respiration, promenades, amitié,
lecture intéressante). Comme le dit Leibniz, il y a plus de maisons honnêtes
que de prisons, plus de gens d’une santé honorable que de malades graves et
incurables. De telle sorte que, selon une jolie formule du même philosophe, si
les roses ont des épines, il ne faudrait tout de même pas oublier que les
épines ont aussi des roses.... Combien d’entre nous, entraînés par un
tempérament pessimiste, oublient journellement ces humbles réalités...
Reste qu’il y a des maux physiques réels
et nombreux. Quelle est donc la cause immédiate du mal physique? Si étonnant
que cela puisse paraître, c’est l’existence même d’un ordre naturel. Exemple:
le feu nous brûle, la pluie nous refroidit, mais cela tient à. la nature même
des choses. Le mal physique résulte de l’entrecroisement de lois bonnes en
elles-mêmes, et qui sont la condition de nos connaissances et de notre
existence. Le feu nous brûle accidentellement, mais, par nature et usuellement,
il nous réchauffe et cuit nos aliments. La pluie arrose la terre, mais elle peut
faire déborder une rivière. C’est parce qu’il y a des lois de l’optique (donc
un ordre, un bien) qu’il y a des myopes et des hypermétropes. C’est parce qu’il
y a des lois de l’embryogenèse qu’il y a des avortons. On n’y pense pas assez
en déclarant que Dieu devrait intervenir continuellement pour éviter les effets
nocifs de telle ou telle loi; outre que ce serait un miracle permanent (?), ce
serait enlever à notre univers toute intelligibilité, et à nous-mêmes toute
possibilité d’action: le feu pourrait mouiller, l’eau brûler, les pierres
s’envoler - univers de dessin animé, ou de film surréaliste. Science et action
seraient impossibles 1.
1. Somme
contre les gentils, II, q. 6; Somme Théologique, Ia q. 48, a. 3, et
q. 63, a. 3.
C’est en outre un thème classique, mais
profondément vrai (platonicien, stoïcien, chrétien), que la souffrance est pour
l’homme un moyen de purification, d’approfondissement psychologique et moral.
D’ailleurs, dans une perspective théiste, toute souffrance ici-bas sera
compensée par un bonheur infiniment supérieur dans la vie future. (La
souffrance des enfants soulève un problème théologique nous y reviendrons.
Quant à la souffrance des animaux, nous comprenons ceux qu’elle préoccupe, mais
nous ne croyons pas la difficulté insurmontable: d’abord, elle est moins forte
que celle de l’homme, puisqu’il ne s’y ajoute pas la réflexion rationnelle. En
outre, l’animal vit beaucoup plus dans l’instant que l’être humain, il ne fait
pas une somme de ses maux passés, ou anticipés; s’il est tout entier à la
souffrance, il est tout entier au plaisir du moment.)
Mal moral:
La possibilité de mal faire n’a pas pour
raison principale notre dualité âme-corps, mais, d’une façon plus profonde,
elle résulte de notre limitation: de même que l’erreur logique vient de la
dualité sujet-objet (erreur = connaissance non conforme à ce qui est), de même
le mai moral vient du fait que nous ne sommes pas nous-mêmes le Bien ou le Mal
moral, mais que nous pouvons nous conformer ou non à une norme que nous n’avons
pas faite (c. chapitre suivant: La conduite humaine). Même un pur esprit peut
se détourner du bien (cf. les démons, dans la théologie catholique).
Le "mal" métaphysique — qui
n’est pas un vrai mal — a néanmoins pour aboutissement le mal physique (c’est
parce que les créatures sont limitées qu’elles sont capables de se heurter, se
brûler, se briser) et le mal moral (c’est parce que les créatures raisonnables
sont limitées qu’elles peuvent faillir moralement). La possibilité (plus ou
moins éloignée) de pécher fait donc partie de notre lot, ce qui ne veut
aucunement dire (Voir chapitre suivant) que nous ne soyons pas libres et
responsables de nos fautes. Si Dieu, bonté souveraine, a permis (et non. causé)
le péché, ce ne peut être que pour en tirer un bien plus grand. Mais ici la
philosophie s’arrête et reste muette. C’est que, pour valables que soient les
précédentes analyses métaphysiques du problème du mal, elles restent en somme
inadéquates à leur objet et laissent une impression d’insatisfaction
cruellement ressentie par l’homme moderne notamment. Ce n’est pas nous qui
contre dirons à cette constatation, persuadés que nous sommes du fait que le
mystère (car c’en est un) du mal qui se répand dans l’uni vers et l’humanité
demande une explication ultime, cette fois religieuse et théologique. Il ne
saurait être question d’exposer celle- ci dans le présent ouvrage, mais nous
pouvons au moins l’esquisser.
1. Voir Somme
contre les gentils, 1. III, c. 71, sur la Providence et le mal.
Loin de nous la pensée, chère à des
augustiniens comme Malebranche ou Maurice Blondel, que la philosophie a "un
trou par en haut", qui postule le surnaturel. Nous pensons au contraire
que la philosophie est très complète en son genre, et qu’elle nous a dit très
honnêtement tout ce qu’elle pouvait savoir sur le Monde et sur Dieu. Mais elle
ne sait pas tout, et la Révélation nous en apprend davantage.
Par ailleurs, nous n’avons qu’une médiocre
sympathie pour la méthode dite d’immanence, qui part des exigences plus ou
moins confuses de l’action humaine pour postuler le surnaturel chrétien. Ou
bien elle reste trop vague, et demeure en deçà de ce qu’elle prétendait
atteindre. Ou bien elle prétend exiger le surnaturel révélé comme tel,
compromettant ainsi sa transcendance et sa gratuité, formellement exigée
pourtant par l’orthodoxie catholique (Voir chapitre sur Foi et raison). Mais
une autre méthode est possible. Elle consiste à partir du catholicisme pris
dans son intégralité, comme un bloc accepté sans faille ni diminution, comme
une certitude de foi pour le croyant, et comme une hypothèse explicative à
envisager honnêtement, par l’incroyant, puis à voir si vraiment elle ne
constitue pas la seule explication vraiment totale et cohérente de la destinée 1.
1. Voir
PICARD, Précis de doctrine catholique selon la méthode d’H. de Tourville
(Bloud).
Nous rencontrons alors des dogmes comme
celui du péché originel et de la Rédemption. S’il prend un bon manuel de
Théologie, l’incroyant soucieux de documentation objective y apprendra bien des
choses: il verra d’abord que la chute n’est en rien constituée par l’acte
sexuel, qui lui fut étranger (les exégètes les plus qualifiés, fussent-ils
incroyants, l’admettent depuis longtemps, mais le grand public continue à se
gaudir de la "Pomme"...). Cet acte de révolte de l’homme contre Dieu,
dont le contenu nous reste inconnu pour le fond, a entraîné la perte de dons
d’intégrité et de science etc., dont la disparition n’est pas une injustice,
étant donné qu’ils n’étaient pas exigibles par la nature humaine, et étaient le
résultat d’une libéralité absolument gratuite de la part du Créateur. — En
outre, comme Adam était le Père (la "Tête") du genre humain tout
entier, et non une simple personne privée, rien de scandaleux, malgré l’aspect
irréductiblement mystérieux du fait, à ce qu’une solidarité inaliénable ait
compromis avec lui l’équilibre et la félicité (gratuite) du genre humain tout
entier. D’autant plus que Dieu n’a permis la chute qu’en vue de ce bien
inestimable qu’est la Rédemption, l’Univers avec la chute et la Rédemption
étant plus riche et plus parfait que l’innocence édénique sans la Rédemption.
Voilà pourquoi l’Église chante durant la Semaine Sainte: "Felix culpa",
"Heureuse faute, qui nous a permis d’a voir un tel Rédempteur"....
Grâce au catholicisme, tout prend un sens et une valeur: les incidents les plus
mesquins, les souffrances les plus atroces, les échecs et la mort elle-même. De
telle sorte que le Mystère jette sur ce qui est au-dessous de lui (notre vie
elle-même) une lumière inégalable. Ecoutons plutôt un converti, Jacques Rivière:
"Une condensation de l’inconnu, une condensation qui permet simplement d’y
voir clair. L’in connu fixé, afin d’éviter qu’il ne répande du vague sur tout
le reste, pour qu’on sache où est la chose qu’on ne peut pas savoir comme les
autres. Et qu’ainsi, au lieu d’en recevoir de l’incertitude, on en subisse au
contraire l’influence explicative.., car.., est-ce qu’on peut dire qu’on ne
comprend pas ce sans quoi tout le reste vous paraît incompréhensible?"
Ainsi le catholicisme se résout en un optimisme foncier, que seuls des
observateurs superficiels ont pu méconnaître, mais qui a frappé, converti, et
inspiré des hommes d’intelligence et de vitalité tels que Chesterton, Claudel
et tant d’autres. Tandis que le rejet de la foi catholique aboutit à l’absurde
et au désespoir....
"A un congrès d’écrivains
communistes, après des heures de discours sur le meilleur des mondes en
construction, André Malraux — alors communiste — demande avec impatience: "Et
l’homme qui est écrasé par un train?" Il rencontra une stupeur générale et
n’insista pas. Mais il y a en chacun de nous une voix qui insiste... Être tué
sur une barricade ou mourir martyr de la science procure quelque compensation.
Mais l’homme qui est écrasé par un train, ou l’entant qui se noie? L’homme de
l’époque gothique avait une réponse à cette question. Ce qui était en apparence
un accident s’intégrait dans un dessein supérieur. Le sort n’était pas aveugle;
les tempêtes, les volcans, les déluges, la peste, tout obéissait â un mystérieux
dessein... La seule réponse que put obtenir Malraux après un pénible silence,
ce fut
"Dans un système de transports
parfaitement rationalisé, il n’y aura pas d’accident 2"
1. A la
trace de Dieu, pp. 42-44.
2. A.
KOESTLER, Le yogi et le commissaire, pp. 175-176.
Au cours de ce chapitre nous n’avons pas
l’intention de présenter un exposé détaillé de la morale thomiste, qui a été fait
et bien fait par d’autres 1, mais plutôt de souligner davantage
certains points fondamentaux de méthode ou de doctrine souvent méconnus de nos
jours et d’une grande importance théorique et pratique à la fois.
1. Cf.
l’excellente Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin du Père
SERTILLANGES (Alcan).
C’est un fait que la morale est
généralement mal vue. Les maladresses de certains moralistes n’y sont peut-être
pas étrangères, qui semblent donner un prétexte plausible à ceux dont le "mauvais
oeil" voit partout des entraves artificielles et hypocrites au libre
épanouissement du moi.
Or, il nous faut commencer par constater
que le problème moral est absolument inévitable pour l’homme. Il tient à notre nature
mixte, à la fois animale et spirituelle (Voir chapitre sur la matière, la vie,
et l’homme). Pour l’animal, la question ne se pose pas et n’a pas à se poser,
son action étant coextensive à ses appétits sensibles il mange quand il a faim,
copule ou tue quand il le désire, etc. Les tendances organiques suffisent à lui
indiquer la voie à suivre. D’autre part, si nous étions de purs esprits, le choix
entre le bien et le mal se serait présenté à nous, mais évidemment d’une façon
fort différente. Le problème éthique fondamental consiste donc à réaliser un
ordre, un équilibre entre les tendances sensibles et la raison. Notre nature
même nous oblige à tenir compte des deux facteurs en présence. La morale est
donc naturelle, puisque la nature humaine comprend la raison, et par conséquent
l’existence d’un ordre, d’une hiérarchie des tendances ou des activités. Une
valeur, c’est ce qui est capable d’attirer ou de repousser nos désirs ou nos
tendances. Il y a des valeurs de différents ordres le beau et le laid, le bien
et le mal, le vrai et le faux, l’utile et le nuisible, etc. La nomenclature
varie selon les axiologues, mais les mêmes thèmes fondamentaux reviennent
toujours.
Tout homme divise ses propres actions et
celles d’autrui en choses à faire et choses à ne pas faire. Quelles que soient
les divergences ultérieures sur le contenu des jugements moraux (ces
divergences existent aussi à propos du vrai et du faux, du beau et du laid, et
même de l’utile ou de nuisible) la distinction entre bien et mal moral est tout
aussi fondamentale et élémentaire que les autres couples de valeurs
antithétiques, dont à peu près personne, chose curieuse, ne met la réalité en
doute.... Les notions morales nous poursuivent, quoi que nous fassions, pour
autant que nous voulons réfléchir. La haine contre la morale, la négation du
problème éthique, est à base de ressentiment.
Certains ont voulu réduire à l’unité
toutes les valeurs (esthétisme l’art pour l’art, — la gratuité gidienne, —
l’utilitarisme, etc. ). Mais ces tentatives de réduction sont artificielles,
arbi traires, car la pluralité des valeurs est un fait d’expérience, tout comme
l’unité de leur racine, l’être, est une nécessité méta physique (Voir Métaphysique,
sur les transcendentaux). Il ne faut donc pas confondre notamment l’ordre de
l’agir (qui concerne la rectitude morale de nos actes) et l’ordre du faire
(domaine de l’art, au sens très général d’activité fabricatrice), qui va des
techniques industrielles à la peinture et à la poésie 1.
Loin d’être une création artificielle et
tyrannique du groupe, la morale correspond à ce qu’il y a en nous de plus
profond. Un psychiatre non-chrétien, entre autres, le Dr Baruk 2,
attaquant fortement Freud et l’évolutionnisme moderne, montre qu’elle persiste
souvent chez l’aliéné le plus atteint en apparence par la désagrégation
mentale, et que sa méconnaissance entraîne des troubles de la personnalité,
voire de véritables délires (bouc émissaire, délire de haine, etc.) rejoignant
là par un biais inattendu le spiritualisme traditionnel.
1. Sur la
distinction générale entre art et prudence (morale) Voir MARITAIN, Art et
scolastique (Rouart et fils, Art catholique) et GREDT, Elementa, n” 95, 103 et
227, avec les références. Une question importante est constituée par les
rapports entre art et morale. Des auteurs chrétiens, voire des thomistes comme
J. Maritain, ont accrédité de nos jours une conception qui, à notre avis, donne
beaucoup trop d’autonomie à l’art. Elle a été l’objet de critiques énergiques
et pénétrantes de Ch. RANWEZ, de Louvain, qui la qualifie d” amoralisme
mitigé", dans la Revue de philosophie de 2932 (notamment juillet-août).
Nous faisons nôtre la position de M. Ranwez.
2.
Psychiatrie morale, individuelle et sociale (Presses universitaires).
Mais n’y
a-t-il donc pas des êtres humains ne distinguant pas le bien et le mal (ex.:
brigands, souteneurs, soldats mercenaires, etc.)?
Il y a là une confusion sur la portée de
l’exemple allégué même dans les cas cités, pour faussée que puisse être la conscience,
le jugement moral subsiste en son principe même distinction d’un bien et d’un
mal moral, irréductible à des mobiles biologiques, — ex. souteneur refusant de
dénoncer ses agresseurs — ce n’est "pas régulier"); soldat colonial
se faisant tuer pour sauver le cadavre de ses camarades, etc.).
Le gros bon sens ne suffit pas à résoudre
les problèmes moraux, qui sont complexes, qu’il s’agisse des fondements même de
l’agir humain, ou de difficultés complexes et concrètes (avortement,
colonisation, propriété, divorce, etc.). Il y faut donc une étude méthodique et
rationnelle, qui exige efforts et étude comme n’importe quelle discipline.
C’est la morale proprement dite. Elle est essentiellement un savoir spéculatif,
malgré son aboutissement pratique, en ce sens qu’elle opère par mode de savoir
(Nous parlons ici de la morale doctrinale, celle des livres, non de la vertu de
prudence, juste évaluation concrète des choses à faire, dont nous reparlerons
plus loin). Ajoutons à ce propos que ni Aristote, ni saint Thomas, ni leurs
grands commentateurs autorisés n’ont jamais pensé qu’il pût exister entre le
savoir spéculatif et le savoir pratique un savoir "pratiquement pratique
" (?) comme celui qu’ont imaginé quelques thomistes modernes 1 —-
sorte d’hybride impensable de spéculation et d’action.
La morale thomiste s’oppose à la fois à
l’empirisme moral (morales dites scientifiques tirées [?] de la biologie;
sociologisme durkheimien et lévybruhlien) et à un rationalisme déductif et a f
coupé de toute observation (morale de type kantien, par exemple) 2.
A la première attitude on peut reprocher de confondre le fait et le droit. Une
science des phénomènes (biologie ou même sociologie) ne porte pas en elle de
quoi résoudre le problème moral, car elle se borne à constater des relations
entre éléments contingents, elle ne saurait dégager des ordinations
essentielles, ce qui est du ressort de la métaphysique. Celle-ci, du fait même
qu’elle atteint, inadéquatement sans doute, mais valablement, le fond des
choses, réalise la soudure entre le fait et le droit. Sachant ce qu’est
l’homme, ce qu’est l’action, et, en un sens analogique, ce qu’est Dieu, elle
peut en tirer les conclusions qui s’imposent et nous amener à appuyer en traits
pleins ce que notre finalité essentielle dessine en pointillé. C’est pour quoi,
nous le verrons, l’opposition kantienne et post-kantienne entre nature et
liberté n’a pas de sens, la liberté étant le moyen de réalisation d’une nature,
dont elle est un attribut.
1. Pour
cette aorte de savoir, Voir MARITAIN, Degrés du savoir, et Y. Sinon, Critique
de la connaissance morale (Desclée de Brouwer). — Contra GREDT, op. laud.,
n° 103 notamment.
2. C.
DEPLOIGE, Le conflit de la morale et de la sociologie (Desclée de Brouwer).
Par là même se dissout le sophisme kantien
d’une morale purement autonome. Outre que la morale kantienne est elle-même
fort mal dégagée de la métaphysique (cf. le dilemme de Beck: ou bien les
postulats de la raison pratique: liberté, immortalité, Dieu, sont
indispensables à la validité, — même de l’impératif catégorique, et alors on ne
peut dire en bonne logique que celui-ci se suffise indépendamment d’une
métaphysique; ou bien ils ne sont pas indispensables, mais alors pourquoi Kant
les réintroduit-il à la traîne de l’impératif moral?). C’est une insoutenable
gageure de prétendre que la moralité n’a pas à être justifiée, et que l’étude
de cette modalité de l’être qu’est notre action ne suppose pas une vue globale
de l’Homme et de l’Univers impliquant, bon gré mal gré, tout un système du
monde; après Kant sont venus, Marx, Freud, et Durkheim, qui, à des titres
divers, ont contesté la limpidité et la valeur absolue d’un impératif
catégorique issu de la conscience du bourgeois individualiste ou d’un sur-moi
travaillé par l’"Oedipe". Du reste, en dehors de Kant lui-même (qui
n’a pas joué le jeu totalement...), quels philosophes ont accepté de ne pas
faire reposer leur éthique sur une ontologie et une philosophie de la nature?
Avant Kant, n’en parlons pas, la réponse est trop facile (qu’on songe à
l’Antiquité, au Moyen Age et aux XVII° siècle cartésien). Et après? Ce n’est
certainement ni Fichte, ni Schelling, ni Hegel, ni Marx, ni Bergson, ni Heidegger,
ni... Mais arrêtons. La cause est, selon nous, trop facile à plaider aujourd’hui.
Pas de morale sans métaphysique. Pour
saint Thomas, la chose va de soi, et nous lui donnons volontiers raison (la
divergence entre systèmes moraux ne porte pas plus contre le principe d’une
éthique philosophique que la diversité des méta physiques contre la possibilité
d’une ontologie Voir début du chapitre précédent). Mais l’idée de Dieu est-elle
engagée d’emblée et explicitement dans la morale? Y a-t-il une morale sans Dieu
(au moins par simple abstention)?
Le problème, on le sait assez par les
controverses autour de la question scolaire, est important au point de vue
spéculatif aussi bien que sur le plan de l’éducation. Précisons d’abord que
nous sommes ici en philosophie. Le Dieu dont il s’agit est celui des
philosophes, dont nous avons parlé au chapitre précédent. Personne, parmi les
théologiens catholiques vraiment orthodoxes, ne fait difficulté pour admettre
qu’il existe une morale naturelle, c’est-à-dire fondée sur l’expérience
rationnellement interprétée, et que nous étudierons plus loin d’un peu plus
près. Aucun d’entre eux ne prétend que, sur le plan des principes, la
Révélation, la foi, et la théologie soient indispensables à l’établissement
même de la distinction entre bien et mal, avec les grandes obligations qui en
découlent immédiatement (encore que certains thomistes modernes exténuent à
l’excès la consistance et la portée de l’éthique naturelle comme des vertus
naturelles 1).
Mais la morale peut-elle se constituer, se formuler, sans référence expresse et
initiale à l’idée de Dieu? Puis-je, par exemple, démontrer rationnellement à
quelqu’un la supériorité de la monogamie sur la polygamie, le respect de la
véracité, etc. sans faire appel à l’autorité divine? Certains scolastiques
comme Vasquez ont répondu hardiment par l’affirmative. D’autres s’insurgent
contre cette manière de voir. Nous professons pour notre part une conception
que nous croyons plus conforme à la pensée de saint Thomas et plus fondée en
raison explicitement, on peut se dispenser de faire appel à Dieu et justifier
un certain nombre d’obligations morales par leurs principes immédiats
(condamnation du mensonge, du vol, de l’adultère, etc.) en mettant en lumière
le contraste entre de telles actions et la finalité rationnelle de l’homme.
Mais implicitement ces démonstrations elles-mêmes supposent Dieu, puisque notre
finalité rationnelle et spirituelle implique une intelligence suprême, source
d’ordre et de finalité, qui n’est autre que Dieu lui-même 2.
1. En un
sens que nous estimons infidèle à saint Thomas, Voir MARITAIN, De la
philosophie chrétienne, note sur la philosophie morale, et Science et sagesse.
— Contra, par ex. DEMAN, Sur l’organisation du savoir moral, Revue des sciences
philosophiques et théologiques, mai 5934 et avril Nous sommes ici de l’avis du
P. DEMAN: le péché originel n’a pas changé la nature humaine comme telle. Par
conséquent l’éthique naturelle garde sa valeur et sa consistance en climat
chrétien, encore qu’elle ne suffise évidemment pas à guider l’homme chrétien
concret (tant s’en faut) et les vertus naturelles sont pour saint Thomas de
vraies vertus.
2. Cf.
saint THOMAS, Somme Théologique, Ia IIae, 19, 4 et 71, 6 etc.
A ce propos, il convient de noter le
caractère factice du sot dilemme par lequel on croit communément, en certains
milieux, embarrasser les tenants de la "morale théologique" (laquelle?).
Ou bien les valeurs morales sont établies arbitrairement par Dieu s’il en avait
décidé autrement, l’assassinat, le mensonge, le parjure seraient des biens, et
la moralité est toute extrinsèque et "plaquée" sur le réel
(hétéronomie intégrale). Ou bien, il y a un ordre naturel des valeurs qui
s’impose à Dieu lui-même et alors celui-ci n’est pas libre, puisqu’il doit
tenir compte de cet ordre; ni tout-puissant, puisqu’il ne peut pas faire que le
bien soit le mal. En réalité, la première hypothèse est à rejeter, car elle
conçoit Dieu comme un despote capricieux et rend la moralité de nos actes
inexistantes en elle-même. Mais il ne s’en suit pas que Dieu ne soit pas libre,
qu’il soit contraint par un ordre de valeurs préexistant: Dieu crée librement,
il n’a pas besoin du monde en général, ni de tel monde en particulier (Voir chapitre
sur Dieu et la création). A supposer qu’il crée, les êtres qu’il fait exister
possèdent une certaine essence, une certaine finalité, et par conséquent il y a
des actes qui, par nature, leur conviennent ou non. La moralité fait donc
partie de la nature des choses et ne peut ni leur être enlevée, ni être modifiée
en elle- même. Quant à dire que Dieu n’est pas omnipotent en l’occurrence,
c’est ne rien dire, puisqu’un assassinat vertueux, un saint adultère, un
louable parjure sont des notions aussi contradictoires qu’un cercle carré
(encore que la chose nous frappe moins vivement). Le contradictoire, c’est le
néant: Dieu ne peut donc et ne doit donc ni le vouloir ni le réaliser. La
toute- puissance de Dieu a pour limite l’absurde, mais celui-ci n’est pas une
vraie limite, n’étant rien à proprement parler.
Mais, dira-t-on, s’il existe des actes
intrinsèquement bons et d’autres intrinsèquement mauvais, que devient la
diversité des doctrines morales et la constatation tant de fois ressassée par
le sociologue empiriste comme par l’homme de la rue, et suivant laquelle "la
morale varie suivant les milieux et les époques")?
Ici, plusieurs remarques s’imposent:
d’abord, la diversité des doctrines morales, nous l’avons vu, ne prouve rien
contre la morale, pas plus que la diversité des métaphysiques ne prouve contre
la métaphysique, pas plus que la pluralité des religions ne porte contre les
religions et ne prouve qu’elles se valent toutes, ou qu’aucune ne vaut rien
(pas plus que les controverses si âpres entre savants n’infirment la valeur de
principe de la connaissance scientifique...).
Mais on peut ne pas s’en tenir à cette
réponse et montrer en quel sens on peut parler légitimement d’une évolution ou
d’une diversité dans la morale
1) Il peut y avoir progrès moral (ce n’est ni fatal,
ni continu, n’en déplaise au XIX° siècle, suiveur de Condorcet, mais c’est possible),
c’est-à-dire que l’homme peut découvrir de nouvelles notions morales jusque-là
peu ou mal conçues (ex. condamnation graduelle de l’esclavage).
2) En plus du droit naturel primaire ou premier,
c’est-à-dire des notions fondamentales qui découlent de la nature humaine telle
que Dieu l’a voulue et orientée, il existe un droit naturel secondaire, sorte
de prolongement du précédent et dont les applications sont affectées de quelque
contingence (régime de l’héritage, de la propriété, du mariage). L’homme est
une personne qui vit dans le temps, par conséquent ses conditions de vie
varient 1.
3) D’un point de vue quelque peu différent, mais
complémentaire, en plus du droit naturel, il existe un droit positif, qui
réglemente le détail de la vie humaine (ex. lois militaires, fiscales,
douanières, institutions politiques, qui varient fort normalement suivant les
climats, les coutumes, les races, les époques, etc. Souvent, les remarques
évolutionnistes portent en fait sur de telles variations, qui n’ont rien à voir
avec les principes moraux fondamentaux 2.
4) Les principes de la morale théorique, ou
doctrinale, abstraite, ne sauraient nous donner des précisions suffisantes pour
guider nos décisions dans chaque cas concret. Leur application pose une foule
de problèmes délicats, non certes pour éluder lesdits principes (certains
hommes, même bien intentionnés, s’obstinent à ne pas comprendre que les
principes ont une telle amplitude — universelle — qu’ils régissent Ioule notre
conduite, et non une partie de celle-ci, le reste étant abandonné à un laxisme
empirique), mais pour les concrétiser comme il faut. C’est le domaine de ce que
les Anciens nommaient la vertu de prudence, et dont nous parlerons plus loin, à
propos de la conscience, puis à propos de la vertu et des vertus. A ce sujet,
un problème déroutant semble posé par le caractère apparemment scandaleux de
certains actes accomplis par des héros ou des saints. Ce problème délicat a
frappé Kierkegaard, qui le résout en disant que, de même que le mystère et la
Révélation sont absurdes et n’obéissent pas aux lois de la logique, de même la
sainteté est au-dessus de la morale du "générai" et peut s’y opposer
(ex.: Abraham allant immoler son fils Isaac). Cette solution irrationaliste est
irrecevable, mais nous n’avons pas le temps d’exposer ici la solution thomiste,
reprise ensuite par Suarez et d’autres encore 3.
En vertu de ces principes méthodologiques,
qui sont très authentiquement thomistes, encore que notre perspective
historique, qui a connu Kant et Lévy-Bruhl, accuse plus fortement tel ou tel de
leurs contours, nous pouvons élaborer les grandes lignes d’une philosophie
morale.
1. Sur la
loi en général, Voir notamment la IIae, Somme Théologique, q. 90-95. Sur
la mutabilité des conditions de vie, Voir Somme Théologique, IIa IIae,
q. a, 9, ad 3 m., suppl; IIIae P. q. 45, a. I, ad 3 m. etc.
2. Ibid.
3. Cf. Somme
Théologique, Ia IIae, q. 200, a, 8, ad 3 m., et SUAREZ (De legibus, I. II,
c. 15, n. 59) présentent une explication qui fait penser à la théorie thomiste
du miracle au delà des lois usuelles, non coutre elles.
Mais d’abord, il n’y a pas de morale sans
liberté. Sommes-nous libres? C’est ici que nous allons traiter ce problème, que
le lecteur a peut-être en vain cherché dans les chapitres qui précèdent.
Remarquons bien que la liberté dont il est
question ici, si elle est bien le libre arbitre au sens psychologique et
métaphysique, si elle dit bien indétermination, n’est pourtant pas solidaire de
ce qu’on nomme assez souvent liberté d’indifférence. Ni saint Thomas ni même
Aristote ne connaissaient cette volonté olympienne, qui resterait en quelque
sorte au-dessus de la mêlée, et qui déciderait sans subir de pressions ou de
tractions d’aucune sorte, de son propre élan, sans être vraiment le résultat
d’un jugement et d’une lumière intellectuelle.
Nous parlons de volonté. Qu’est donc
celle-ci? Une étude de la fonction volitive est en un sens préalable, au moins
en son principe, à l’étude du problème de la liberté. Dans la perspective
thomiste, la volonté n’est pas un facteur matériel ("mouvement des fibres
striées", dit Russell et, après lui, deux behavioristes américains ont
excogité cette belle définition: "La volonté est un vecteur
physico-mécanique" [ ni un ensemble d’états ou de phénomènes psychiques:
elle est une véritable faculté (puissance active, notion qui n’a rien à voir
avec le "petit lutin" cher aux phénoménistes et positivistes de tout
genre (Voir Acte et puissance). Elle n’est pas du même type que la vie psychique
sensible (sensation, image, tendances organiques, "appétit sensitif"
des scolastiques) parce qu’elle est solidaire de l’intelligence, qui saisit
l’universel (pas d’intelligence sans volonté, pas de volonté sans intelligence
elles sont ontologiquement solidaires et indissociables). Et pourtant, elle ne
s’identifie pas avec l’intelligence elle-même, axée vers la connaissance et le
vrai, alors que la volonté est élan vers le bien (ces vues ne manquent pas de
confirmations dans la psychologie expérimentale moderne, cf. certains travaux
de l’Ecole de Wurzbourg). La preuve principale du libre arbitre, pour saint
Thomas, n’est pas dans les arguments pratiques et moraux (conséquences
ruineuses du rejet de la liberté), qu’il est loin d’ignorer et de mépriser 1,
ni même dans la preuve d’introspection, sans doute valable, mais si facile à
gauchir ou à mal saisir la démonstration consiste plutôt à analyser
rationnellement l’expérience vécue de notre liberté, à en souligner toutes les
riches implications démonstratives, montrant ainsi du même coup que nous sommes
libres, et pourquoi, et Comment. Expliquons-nous.
1. Cf. Somme
Théologique, Ia, q. 83, a. 1.
Il existe un décalage, une disproportion
entre la tendance foncière de la volonté et les biens finis que nous offre
l’expérience. La volonté humaine ne se satisfait d’aucun des objectifs qu’il
nous est donné d’atteindre (cf. Pascal, à ce sujet). Seul, un bien total, un
bien qui ne serait que bien pourrait nécessiter l’adhésion, "remplir"
l’élan de la volonté. Les biens finis comportent toujours l’exclusion d’autres
éléments positifs. Ex.: si l’on recherche exclusivement la richesse, le
plaisir, la culture; etc. peuvent, doivent en souffrir. Le rôle de la volonté
consiste essentiellement à diriger l’attention (si je désire acheter un tableau
je puis — en dehors de cas pathologiques — lutter contre l’impulsion en fixant
mon esprit sur les inconvénients de cette dépense).
Sans doute la volonté suit-elle toujours
le dernier jugement pratique (Il convient, hic et nunc, que je fasse ceci.).
Mais ce jugement lui-même dépend, en un sens, de la volonté, qui dirige
l’attention. Il n’y a là aucune contradiction, car, si la même réalité ne peut
être cause et effet en même temps et sous le même rapport, elle peut l’être
sous des angles différents. Ainsi l’essence et l’existence se soutiennent, se "font
être" réciproquement, quoique de façon fort différente. La matière et la
forme sont causes l’une vis-à-vis de l’autre, etc. Cette notion de réciprocité
causale n’est pas un "Deus ex machina", inventé pour les besoins de
la cause, un expédient plus ou moins ingénieux, elle est d’un usage courant
chez les thomistes en d’autres problèmes ("Causae ad invicem sunt
causae, sed diversimodo"). Fait remarquable, cette analyse, que nous
n’avons fait qu’esquisser très simplement, mais qu’on trouvera menée à bien en
son détail dans les ouvrages plus complets, évite à la fois le volontarisme,
qui voit dans la décision un élan aveugle, étranger à l’intelligence, et un
intellectualisme excessif (cf. Spinoza, et même Leibniz), qui ne veut voir dans
nos décisions que la résultante de nos représentations, sans dynamisme
volontaire proprement dit 1.
1. cf. Somme
Théologique, Ia IIae, q. b, a. 2; q. 13, a. 6. — Chose remarquable, cet
argument thomiste fondamental en faveur de la liberté a recueilli de nos jours
les suffrages de philosophes les plus éloignés de notre métaphysique. Voir à ce
sujet par ex. LAPORTE La conscience de la liberté, Presses
Universitaires, pp. a ainsi que les appréciations formellement laudatives du
même auteur. In "le libre-arbitre et l’attention chez saint Thomas",
Rev. de métaphysique et de morale, 3° article, janvier 1934), cf. pp. 55-56, et
57.
Être spirituel et libre, l’homme est doué
de finalité, et possède donc un dynamisme qui l’oriente, vers sa fin.
Tout homme agit pour une fin, connue au
moins confusément. C’est évident pour les fins immédiates: prendre le tram pour
aller au marché, — et moins évident, mais aussi vrai, pour la coordination de
ces fins parti culières en vue d’un but plus général, un thématisme d’ensemble.
Et cette fin est le bonheur. Mais nous
voici d’emblée en heurt avec le rigorisme kantien, qui, en sa pure essence,
rejette tout autre motif d’action que l’obéissance au devoir et repousse la
recherche du bonheur (même spirituel, dans ce monde ou dans l’autre). Éthique
inhumaine, qui fait penser à la boutade de Schiller: "J’ai encore quelque
joie à rendre service; cela prouve que je ne suis pas encore vertueux",
ainsi qu’au mot lapidaire, mais si profond, du P. Faber: "La morale n’a
pas été donnée à l’homme pour le rendre fou." Au surplus, Kant lui-même,
dans la Critique de la raison pratique, mitige sérieusement la rudesse
des Fondements de la métaphysique des moeurs.
Mais de quel honneur va-t-il s’agir? Sans
aller à dire que les philosophes ont dénombré jusqu’à deux cent soixante-cinq
(ou deux cent quatre-vingts) souverains biens concevables, nous devons
constater qu’il règne sur ce sujet des divergences.
Un schéma commode divise les biens (finis)
auxquels l’homme peut penser en biens externes (c’est-à-dire extérieurs à notre
personne même) et internes. Chacune de ces catégories peut se subdiviser à son
tour en deux: biens externes matériels (argent, champs, maisons, etc.) et
spirituels (réputation, honneur, gloire, etc.). — Derechef, les biens internes
peuvent être matériels, (santé, force, beauté) ou spirituels (de
l’intelligence, comme la culture, ou de la volonté, comme l’activité vertueuse
elle-même 1).
1. Voir
notamment Somme contre les gentils, III, c. 25-37, où le problème est
envisagé avec précision et clarté.
Ce que n’est pas le bonheur, ou souverain
bien:
1) Les biens matériels externes ne sauraient
constituer pour l’homme le but ultime de son activité, car s’il les recherche,
c’est afin de s’en servir pour en retirer des plaisirs, corporels ou des joies
spirituelles, ce qui nous renvoie aux paragraphes suivants. Il y a sans doute
des avares qui poursuivent la richesse pour elle-même, et qui y trouvent une
délectation égoïste. Mais c’est là une sorte d’hédonisme, ou morale du plaisir,
sur laquelle nous reviendrons en un paragraphe spécial.
2) Les biens spirituels externes peuvent être
légitimement recherchés; cependant, ils ne Sauraient nous absorber complète
ment, puisqu’ils ne constituent, selon une expression scolastique fort claire,
qu’une ("dénomination extrinsèque", et non quelque chose qui nous
modifie intrinsèquement (un imbécile considéré comme un homme de génie n’en est
pas moins un imbécile). De même pour l’honneur, sujet à de curieuses variations
sociologiques, et souvent opposé aux véritables valeurs humaines (ex.: tuer un
homme pour un soufflet, ou se suicider parce qu’on a été vaincu, sans y être
pour rien).
3) Les biens matériels internes demandent un examen
plus détaillé. Leur primauté peut donner prétexte à une morale raciste (ex.:
Sparte, III° Reich) ou à un esthétisme hédoniste (les deux, d’ailleurs, ne
s’excluent pas). L’attitude qu’on prendra à l’égard de la divinisation des valeurs
corporelles dépend entièrement de notre philosophie d’ensemble. Si l’homme
n’est qu’un agrégat d’atomes, tout est permis, et un esprit "avancé"
comme Watson rejoint sans hésiter les médecins S. S. et les théoriciens
hitlériens lorsqu’il déclare que seul un préjugé médiéval peut défendre de tuer
les incurables ou les psychopathes. Pour nous, c’est là une pure barbarie,
étant donné la valeur de la personne. Pour l’hédonisme, Voir parag. à part.
4) Les biens internes spirituels, question délicate.
La culture de l’intelligence peut être stérile (ex.: certains érudits sans
idées) et même perverse (Anatole France). L’exercice de l’intelligence n’est
donc pas une fin en soi, il vaut ce que vaut son objet. Pas davantage le
dynamisme volontaire, autrement on aboutit à un moralisme et à un activisme
très courts (l'"hérésie de l’action"...).
5) Peut-être pourrait-on dire que si aucun de ces
biens finis ne suffit au bonheur de l’homme, il en va différemment pour leur
somme ou leur synthèse? Pas davantage, car d’abord une somme de biens finis
reste elle-même finie, c’est-à-dire limitée et imparfaite. En outre, l’homme ne
peut poursuivre tous ces biens. Quelqu’un qui recherche la richesse avec âpreté
peut négliger ou sacrifier sa culture, ses plaisirs, sa santé, sans parler de
la vertu, par hypothèse. Écoutons plutôt à ce sujet un homme qui fut comblé des
biens de la vie. C’est Goethe lui-même qui nous dit: " On m’a toujours
représenté comme un homme parfaitement heureux; pourtant, en soixante-dix ans,
je n’ai pas eu trois semaines de joie."
Ceci n’a rien qui doive nous surprendre,
si l’on remarque avec la sagesse chrétienne et les grands philosophes grecs
eux-mêmes que la volonté humaine est une capacité d’infini. Notre coeur est
donc insatisfait jusqu’à ce qu’il atteigne Dieu, selon la juste expression de
saint Augustin. Le païen Aristote (dont les principes ont permis à saint Thomas
de conceptualiser des intuitions chrétiennes qui trouvent peut-être dans le
platonisme un meilleur terrain) a vu l’insuffisance des biens finis au sens où
nous les avons définis. Encore a-t-il vu dans une vie contemplative, regardant
l’Acte pur, le summum de la vie morale. Mais nous n’avons pas ici-bas
l’intuition de Dieu. Aussi, cet idéal de sage métaphysicien, pour élevé qu’il
soit, reste-t-il étriqué par rapport à ce que la Révélation peut nous
enseigner, et surtout, il représente quelque chose de précaire, quelques
instants de contemplation naturelle, car l’homme ne peut se tenir longtemps sur
ces sommets. Aussi reste-t-il insuffisant 1. On doit pourtant savoir gré à Aristote
d’avoir maintenu fermement le primat de la contemplation sur l’action. En ceci,
le Moyen Age (qui comprendra d’ailleurs la contemplation d’une manière
infiniment différente, et supérieure, en l’enracinant dans la charité) sera
dans la ligne de l’Antiquité surtout platonicienne et péripatéticienne, contre
la primauté accordée à l’action et à l’utile par la plupart des penseurs
modernes (cf. Fr. Bacon et le XIX° siècle). Il sera encore contre eux dans sa
préférence pour l’acquis et l’immuable par rapport au changement et à la "
chasse"
2,
1.
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, I. X, ch. VII notamment.
2. cf.
saint THOMAS, Somme Théologique, IIa IIae, q. 172-182, analyse tout à
fait remarquable par son ampleur et sa lucidité, des rapports entre vie
contemplative et vie active. Sur l’opposition à cet égard entre médiévaux et
modernes, Voir GILSON, Béatitude et contemplations, Vie intellectuelle, mars
1933.
N’oublions pas du reste que la vie
vertueuse demande, pour s’exercer, un minimum de biens matériels. Il est
pharisaïque de prêcher la morale à des gens que la misère ravale au niveau de
la bête. Sans doute ceux-ci doivent-ils en conscience tâcher de faire leur
salut en observant le mieux possible ce qu’ils connais sent de la loi morale,
la vie future étant le seul bien ultime dont la perte est irréparable. Mais la
société n’a vraiment pas le droit d’exiger une vie convenable au point de vue
moral de la part de gens qu’elle laisse croupir dans la déréliction. De ce
point de vue, les réformes sociales sont urgentes, la justice y joue un grand
rôle (et pas seulement la charité sous forme d’initiatives gratuites). Sans
rééditer les condamnations massives et globales portées par les catholiques de
gauche contre la société chrétienne et les croyants à travers l’histoire, on
peut bien reconnaître que des torts fort graves sont à relever chez les
puissants et les riches qui se parent parfois du nom chrétien. Saint Thomas a
là-dessus des déclarations fort nettes, et on ne peut que souscrire à la parole
d’A. Malraux (du temps où il était communiste, mais le communisme n’est pas le
seul à en avoir conscience): "Il n’y a pas de dignité pour des hommes qui
travaillent seize heures par jour, et sans savoir pourquoi." Il ne faut
d’ailleurs pas confondre la misère, qui est le manque du nécessaire, et la
pauvreté, qui est ennemie du superflu (cf. Péguy: "La pauvreté se passe de
brioche, la misère n’a pas de pain."). Le souci excessif du bien-être et
du confort risque de nuire à l’effort moral, l’Évangile le répète, les païens
l’ont dit, et saint Thomas, moine mendiant, loue une vertueuse et volontaire
pauvreté, toute différente de la misère sordide. De telle sorte que, là encore,
nous avons de quoi mécontenter les deux larrons ploutocrates et marxistes.
Signe, peut-être, que c’est nous qui avons raison... 1.
1. Cf. Somme
Théologique, Ia IIae, q. 4, a. 7. Dans une société organisée selon des
normes authentiquement chrétiennes, la misère devrait reculer, sinon
disparaître totalement (à cause des défauts humains). En tout cas, ce n’est pas
au nom de principes thomistes ou catholiques qu’on aurait pu envoyer au bagne
Jean Valjean ou le pauvre hère dont parle Proud’hon. Pour nous, un homme qui
manque du strict nécessaire peut le prendre à ceux qui l’ont, s’il ne peut se
le procurer autrement (cf. Somme Théologique, IIa lIae, q. 66, a. 7). Ce
qui permet aux libre-penseurs, qui soufflent le chaud et le froid, d’accuser
l’Église d’enseigner le vol et l’anarchie (bien qu’ils la représentent par
ailleurs comme le rempart du capital et de la propriété)...
La distinction même du bien et du mal
donne immédiatement naissance à un principe premier, qui joue, pour la vie
morale, le même rôle que le principe d’identité dans la raison spéculative: "Il
faut faire le bien et éviter le mal." Nous reparlerons plus loin du rôle
de ce principe, appelé par les scolastiques "syndérèse" (du grec "sunteresis").
Remarquons que sa formule latine est un peu différente et que la traduction que
nous en donnons habituellement lui est infidèle par une nuance non négligable "Bonum
est faciendum, malum est vitandum." On pourrait dire: le bien est
chose à faire, le mal chose à éviter.... Il y a là toute l’immense différence
qui sépare Kant de saint Thomas. Pourquoi faut-il faire le bien? Parce que cela
nous est commandé par notre conscience? Si l’on veut, l’idée de devoir n’est
pas erronée en elle-même, malgré la façon inacceptable dont certains l’ont
conçue. Cependant, là n’est pas l’essentiel, doctrinalement parlant: il faut
faire le bien parce qu’il est désirable, parce qu’il est noire bien et assure
notre béatitude sinon sur la terre, où la chose est parfois précaire et
traversée de contradictions, du moins dans là vie future. L’idée de devoir naît
de la nécessité où nous sommes de lutter contre nos tendances mauvaises et de
faire des sacrifices en faveur de notre recherche du bien. Mais ce n’est pas la
notion d’obligation ou de devoir comme telle, au sens où on l’entend notamment
depuis Kant, qui larme le pilier de la moralité. Disons-le au risque de
scandaliser des gens bien intentionnés. C’est tellement vrai que certains
anciens, bien qu’ils aient méconnu le concept de devoir, ont pu s’élever à un
haut niveau moral, se mortifier et se sacrifier pour la cité ou pour les idées
qu’ils défendaient. Il ne faudrait tout de même pas l’oublier, au profit
d’infiltrations kantiennes. Celles-ci, manifestes dans les milieux laïques du XIX°
et du début du XX° siècle (Renouvier, fort kantien sur ce point, fut
l’inspirateur de la morale laïque en sa partie austère, jusqu’à l’avènement du
sociologisme durkeimien), sont réelles même en certains milieux chrétiens et
catholiques, qui oublient qu’après tout, au sens métaphysique du terme, le
Christianisme authentique est un eudémonisme (s Que votre joie soit parfaite...
Bienheureux ceux qui, etc.") et non une sorte de pré-kantisme.
La chose est manifeste par exemple
lorsqu’on étudie le délicat problème du mérite de nos actions. Une conviction courante
veut qu’une action soit d’autant plus méritoire qu’elle est plus pénible pour
nous, qu’elle nous coûte davantage. Tout essai de rectification ou de précision
n’aboutit souvent (nous parlons d’expérience) qu’à faire sourire ou à indigner
l’auditoire, surtout chrétien. Pourtant, c’est là une assertion fort équivoque.
Qu’on y réfléchisse: la difficulté d’un acte peut venir de deux causes
différentes, soit de la nature même de cet acte (ex.: subir des tortures, ou la
mort), soit de nos propres déficiences (donner dix sous est pénible à un avare).
Dans le premier cas, la difficulté de l’action est sans aucun doute source
d’une augmentation notable de mérite, tout le monde l’admettra sans discussion.
Mais dans le second cas? Si l’on répond encore par l’affirmative, on aboutira à
des paradoxes inconcevables: un avare aura plus de mérite à donner un franc
qu’un homme foncièrement charitable à donner toute sa fortune. Pourtant, si
l’avare est tel, c’est bien parce qu’il n’est pas vertueux, qu’il est mauvais
(quels que soient sa complexion et ses penchants innés, il est libre, en dehors
de cas pathologiques). Alors? — Et puis, si c’est la difficulté qui mesure le
mérite et la vertu, il faudra s’exposer à toutes les tentations possibles pour
s’éprouver soi-même. Encore que cette mirifique conséquence soit acceptée et
avouée par un certain nombre de chrétiens "avancés" et qui se croient
intelligents, la prudence naturelle et la sagesse chrétienne, confirmées par la
moderne psychologie du subconscient, ne pensent pas précisément ainsi, et
prônent la fuite des occasions, la réserve dans les lectures ou les
distractions, etc. — Au surplus, si c’est la difficulté qui fait le mérite, le
néo-chrétien se trouvera devant des conclusions bien inattendues pour sa courte
sagesse: il devra dénier au Christ (qui, malgré sa déréliction, n’a jamais été
enclin au péché, la chose est un dogme de foi) et à la Vierge (préservée du
péché originel et de toute concupiscence) le mérite véritable, ce qui est assez
surprenant, on l’avouera. La vérité, c’est que c’est l’amour qui fait le
mérite. Si, avec amour, une nature bonne et prévenue de grâces extraordinaires
se porte spontanément au bien, sans retour en arrière, il est bien permis de
penser, n’en déplaise à un certain romantisme, qu’elle est plus parfaite que
celui qui suc d’ahan, pour arriver à des résultats médiocres. Si celui-ci, au
lieu de s’accepter tel et de retomber indéfiniment sans lutte pro fonde ni
progrès, arrive à monter peu à peu avec l’aide de Dieu, l’amour qui inspire son
effort peut le faire arriver très haut. Ce n’est pas nous qui dirons le
contraire. Mais c’est alors une autre perspective que celle que nous
critiquons.
On reproche couramment à la morale
spiritualiste, chrétienne en particulier, d’être "intéressée", voire
mercenaire. Le reproche, très répandu encore de nos jours, mérite qu’on s’y
arrête 1.
1. Cf.
saint THOMAS, Somme Théologique, Ia q. 95, a. 4, resp., — et saint
AUGUSTIN Ubi amatur, non laboratur, ubi amatur, labor amatur.
Il faut débarrasser le problème de toute
caricature anthropomorphique (paradis de Mahomet, etc. Songeons que Jules Payot
osa écrire, en parlant des croyants d’humble origine: "Ils se représentent
le Ciel comme un lieu où ils fumeront des cigares et porteront des bottines
vernies", ou quelque chose d’approchant...). — Le reproche proprement
philosophique est plus sérieux, mais il repose en fait sur une radicale
confusion concernant la perspective chrétienne et le rôle de la sanction: on se
figure que celle-ci est un élément surajouté artificiellement à notre activité
terrestre (comme on se figurait déjà que pour le croyant le mensonge,
l’adultère, et l’assassinat n’étaient mauvais que "parce que Dieu les
défend"...). La béatitude céleste serait quelque chose comme le morceau de
sucre que je donne au petit chien qui a fait le beau. En réalité, de même que
la moralité de nos actes leur est intrinsèque (il y a des actes naturelle ment
bons ou mauvais), nous tissons en quelque sorte notre vie future par notre
activité quotidienne. Malgré la transcendance et la gratuité de la grâce et de
la vision béatifique, il y a un rapport de chrysalide à papillon entre notre
vie présente et notre vie future, elles ne sont pas raccordées bout à bout de façon
extrinsèque. Bien agir, c’est développer notre propre perfection (morale et
ontologique à la fois: un saint est plus qu’un vicieux), et, en vertu du dogme
chrétien de la communion des saints, c’est enrichir avec nous tout le genre
humain et l’Univers. Prendre conscience de ce fait et en être heureux, dans ce
monde ou dans l’autre, jouir de la vue et de l’amour de Dieu n’a rien à voir
avec les fins "intéressées" d’une optique imaginative et utilitaire.
Nous avons éliminé précédemment les
morales du plaisir, ceci de façon sommaire en critiquant les théories du
Souverain Bien. Il faut tout de même discuter d’un peu plus près la conception
hédoniste de la vie, étant donné l’attrait qu’elle exerce sur tant de nos
contemporains, et, en général, sur le "vieil homme" qui est en chacun
de nous. Il s’agit de la doctrine selon laquelle le plaisir est, en fait comme
en droit, le but suprême de l’activité humaine. Sa forme la plus pure est le
cyrénaïsme d’Aristippe. Elle découle logiquement du matérialisme. Helvétius (De
l’esprit) l’a bien montré. Si Dieu n’existe pas, tout est permis. Si l’homme
n’est qu’un agrégat d’atomes, il doit se gaver de plaisirs sensibles avant de
se dissocier. (Tant mieux si l’homme n’est pas toujours logique avec lui-même,
et si certains matérialistes vivent plus honnêtement que certains soi-disant
chrétiens.) Remarquons d’abord que l’hédonisme est trop étroit, même en ses
soi-disant constatations: l’homme, même en fait, ne recherche pas toujours le
plaisir des sens (il accepte parfois la souffrance pour sa conservation, les
stoïciens le faisaient remarquer à leurs adversaires). Du reste, il peut
ressentir d’autres états affectifs que plaisir et douleur d’ordre corporel.
L’homme étant spirituel par son aspect supérieur (c. chapitre sur la matière,
la vie et l’esprit), il peut avoir joie sans plaisir (ex.: la joie du martyre,
fait incontestable et pourtant dénué de satisfaction physique) et plaisir sans
joie (ivrogne buvant en souffrant de sa déchéance) 1.
1. In
Arist. De Anima, 1. II, lect. 5.
En outre, l’hédonisme commet un grave
renversement des valeurs: le plaisir n’est qu’un épiphénomène, en quelque
sorte, la coloration affective de nos représentations, et de notre activité en
général. Si cette activité est bonne c’est-à-dire réglée par la raison, ce
plaisir est légitime, et peut jouer le rôle de stimulant. Dans le cas
contraire, il ne saurait constituer le moteur de nos actes (manger pour manger,
jusqu’à la gloutonnerie, c’est, rationnellement parlant, un désordre; quant à
la sexualité, n’insistons pas).
D’ailleurs, l’hédonisme se ruine
pratiquement lui-même, c’est-à-dire qu’il aboutit aux déboires et à la mort. Si
l’on veut suivre le plaisir de l’instant, on amène plus de désillusions et de
catastrophes que de satisfactions. Hédoniquement, l’hédonisme est une mauvaise
affaire. Hégésias, disciple d’Aristippe de Cyrène, admettait avec celui-ci que
le plaisir est le but de notre activité, mais il en tirait cette conclusion
pessimiste que par conséquent la vie est mal faite, amenant plus de douleurs
que de jouissances. Il en tirait l’apologie du suicide (d’où son surnom) et le
succès de sa propagande (on ignorait alors l’existentialisme absurdiste et la
libre expansion des idées) amena les autorités à fermer son école. De même, à
Rome, c’est parmi les patriciens comblés par la fortune — les "beati"
— que les suicides furent les plus fréquents. C’est d’ailleurs en fait pour
cette raison, et d’un point de vue analogue, qu’Epicure introduit dans le
principe hédoniste des limites qui aboutissent en fait à le détruire:
distinguant ce qui est naturel et nécessaire (boire de l’eau quand on a très
soif), ce qui est naturel et non nécessaire (manger tel plat plutôt que tel
autre) et ce qui n’est ni naturel ni nécessaire (le luxe par ex.), il n’accorde
satisfaction, en droit, qu’à la première catégorie d’exigences, car autrement
l’homme est plus malheureux que jamais, par la prolifération de désirs dont la
satisfaction est précaire et problématique. Le point de vue épicurien est
encore décanté dans l’arithmétique des plaisirs de Bentham et l’utilitarisme de
S. Mill. Mais, nous le verrons, même si le comporte ment de ces hédonistes
sublimés (si l’on peut dire) est supportable socialement, cela ne veut pas dire
que leur activité soit vraiment morale étant donné ses motifs et mobiles
d’action (Voir suite, par la spécification éthique de nos actes, rôle de l’objet,
de l’intention, etc.) 1.
1. Pour la
critique de l’hédonisme, Voir Somme contre les gentils, I. III, C. 27 en
entier, qui prend la question sous différents angles. — Dans le môme sens, les
admirables analyses de KIERKEGAARD, dans L’alternative (trad. TISSEAU), sur
l’échec de "l’esthétique" (au sens étymologique de sensible). De tels
penseurs nous montrent à l’évidence la misère doctrinale et spirituelle d’une
oeuvre comme celle d’André Gide, qui dissout l’humain, ruine le jugement comme
prise de position, ramène l’homme à un instantanéisme animal. La racine de
l’erreur gidienne, c’est la méconnaissance du fait qu’acte (c’est-à-dire
perfection) est, dans les créatures, synonyme de limitation. Cf. CHESTERTON,
qui a si bien compris catholicisme et thomisme: J’ai parlé de l’erreur d’un
homme qui ne se contente pas d’aimer tout le monde, mais qui veut être tout le
monde. Il désire marcher sur cent routes à la fois, dormir dans cent maisons,
vivre cent vies. Pour l’existence, c’est anarchie et inaction. Aurait-il cent
maisons, un homme saurait que la terre porte plus de maisons qu’il n’en peut
rêver. Aurait il cent femmes, que de femmes existeraient qu’il ne pourrait
connaître. Je crois que l’art et la philosophie moderne cachent cette faim
contre nature, et la destruction de l’antique foyer humain n’est qu’un aspect
de ce désir vide d’illimité. On désire l’universel, la tendance est aussi
fatale que la mort. L’indispensable, c’est le choix. Si l’individu ne s’impose
pas de limite, jamais rien de vivant ne verra le jour."
L’hédonisme, au fond, tourne le dos à la
véritable hiérarchie des valeurs. Il faut d’abord noter que les satisfactions
qui résultent de l’exercice de l’intelligence sont d’une qualité absolument
supérieure à celle des plaisirs sensibles, en raison de leur immatérialité. Il
vaut mieux être privé de la vue que d’être fou, ou d’être ramené au niveau de
l’animal. La chose est manifeste, qu’il s’agisse du bien dans lequel on se
complait, du sujet qui s’y attache, et de la relation qui existe entre eux. Le
bien spirituel est en soi supérieur au bien corporel, et des hommes même
médiocres par ailleurs n’hésitent pas à lui sacrifier celui-ci. La raison est
ce qui nous est propre, tandis qu’avec l’animal nous avons en commun la
sensibilité. Les satisfactions intellectuelles et spirituelles sont donc, en
soi, plus authentiques et plus profondes que les plaisirs sensibles. De même
pour la relation qui unit sujet et objet: le sens ne connaît les choses que du
dehors, en leurs accidents, et il est soumis à des vicissitudes organiques que
ne connaît pas l’intellect, qui saisit les essences et qui est en un sens
au-dessus du temps.
Le mot conscience peut en réalité recevoir
trois significations: l’une est psychologique (qui se dédouble à son tour en deux
sens: la vie psychique comme telle, et la connaissance réflexive de celle-ci),
— et morale: appréciation sur ce que nous avons à faire (ordre des valeurs). La
conscience morale suppose la conscience psychologique, mais non l’inverse. Elle
n’est ni une fonction biologique, ni une pure projection de la société, encore
que celle-ci puisse la former (ou la déformer), pas davantage "un sens
spécial", à la manière de Hutcheson et Shaftesbury. Elle est une fonction
de l’intelligence, corrélative au dynamisme volontaire 1.
1. Cf. sur
la conscience morale, Somme Théologique, Ia IIae, q. 3K, a. 4. Sur la
syndérèse Voir Qu. de veritate, 16 en entier. Sur l’éthique, Voir Com.
sur l’Ethic. Arist. I. 1, c. r.
Analyse rationnelle de la conscience
morale: l’analyse sui vante ne repose pas uniquement sur l’introspection. Elle
n’est pas non plus un morcelage a priori de l’ensemble concret constitué par la
vie psychique. Elle est une reconstruction rationnelle aussi fidèle que
possible d’un acte humain.
On peut comparer celui-ci avec un
syllogisme ("syllogisme moral"). Cette appellation est commode et
justifiée, puisque les implications d’un acte humain peuvent se ramener au
cadre syllogistique.
Majeure: premier principe de la morale
(syndérèse): "Le bien est chose à faire, le mal chose à éviter." Ce
principe conditionne toute la moralité, mais il est trop vague pour guider la
conduite humaine, d’où:
Mineure: science morale (= morale
méthodique et doctrinale, la morale des livres et des traités d’éthique). Elle
est indispensable, et l’on oublie trop souvent sa nécessité au profit d’un soi-
disant "instinct moral" qui suffirait à tout. ("S’il ne suffit
pas d’enseigner la morale pour qu’on la pratique, il est impossible qu’elle se
pratique si personne ne l’enseigne", dit Gilson.) Exemple: le mensonge est
un mal. Mais ceci reste encore très général. Je n’ai affaire, en réalité, qu’à
des cas concrets souvent complexes. Dois-je dire la vérité à cet homme qui va
peut-être en profiter pour nuire à autrui, etc.? — D’où l’application pratique
du principe fourni par la science morale, lequel suppose à son tour, pour être
saisi, la distinction fondamentale du bien et du mal fournie par la syndérèse:
je dois dire cette vérité à cet homme, hic et nunc (réciprocité causale,
ici, de l’intelligence et de la volonté, Voir ce qui précède sur la liberté).
C’est moins par une casuistique, peut-être indispensable (les stoïciens, les
tribunaux civils et même des rigoristes comme Kant ont été forcés de lui faire
une place), mais dangereuse (je risque de noyer la nécessité des principes sous
la complexité du donné) et insuffisante (les "cas" stéréotypés
qu’elle présente ne correspondent jamais totalement à ceux que nous pouvons
rencontrer) — qu’à une vivante formation de la conscience grâce à la vertu de
prudence (au sens fort et philosophique du terme: juste évaluation des choses à
faire, "recta ratio agibilium") que nous aurons recours. (Sur
la prudence, Voir suite, problème de la vertu.)
Volontaire et involontaire
Qu’y a de vraiment volontaire (et donc de
véritablement imputable) dans nos actes?
Plusieurs facteurs peuvent intervenir pour
peser sur nos décisions. On peut citer, essentiellement, la contrainte (violentia)
l’ignorance (morale), la passion et l’habitude 1. Ce n’est pas ici le lieu
d’énumérer les différents types de contrainte et de voir dans quelle mesure ils
suppriment ou atténuent seulement la liberté humaine. — De même pour
l’ignorance morale, qui peut revêtir bien des aspects, depuis l’ignorance
affectée jusqu’à une ignorance sincère, vincible ou invincible (nous pourrions
dire: curable ou incurable...).
La passion signifie ici état affectif au
sens le plus général, y compris les émotions. Saint Thomas, avec son réalisme
et sa charité coutumière, ne fait pas difficulté pour reconnaître que parfois
l’homme, même dit "normal", perd la tête sous l’influence d’un "raptus"
affectif (peur, colère, jalousie, etc.) De même pour l’habitude, encore que
celle-ci atténue plutôt qu’elle ne supprime usuellement la liberté.
1. Cf. Somme
Théologique, Ia IIae, q. 6, a. 8; q. 76, a. 2; q. 77, a. 6.
Mais en définitive qu’est-ce qui rend un
acte humain moralement bon ou mauvais? Comment pouvons-nous bien agir? Toutes nos
actions sont-elles morale ment qualifiables en bonne ou en mauvaise part?
Les divers éléments de l’acte moral: Soit
une action accomplie suivant le schéma précédent ("syllogisme moral").
En vertu de quelle considération, sous quel angle la disons-nous bonne ou
mauvaise? Plusieurs facteurs sont à considérer: a)
l’objet (formel) de l’acte, c’est-à-dire la nature même de cet acte, ce sur
quoi il porte, ce qui lui donne son contour pensable (ce qui fait qu’un vol
n’est pas un meurtre, ni un parjure); — b)
la fin (ou intention); — c) les
circonstances; — d) l’exécution
matérielle de l’acte (passage à l’action). Ne pas confondre a, b, c, d, — d est
la traduction physique, en quelque sorte, des trois facteurs qui le précèdent.
Quel est le facteur essentiel de la
moralité?
Pour Kant et pour beaucoup de modernes
avec lui, c’est l’intention. C’est elle qui rend un acte bon ou mauvais
moralement — Dans les Fondements de la métaphysique des moeurs, il définit la
moralité par la "bonne volonté" (= l’intention droite, en somme). Or
cette idée est inexacte et inacceptable.
Précisons: les exemples allégués par Kant
lui-même, remarquons-le, sont négatifs. Il cite des cas d’action, qui de soi
seraient bonnes (par leur objet, ex.: une aumône), mais qu’une intention
perverse et égoïste vicie (vanité, etc.). Et il a bien raison certes de dire
que la bonne intention est nécessaire à un acte moral (encore qu’il conçoive
mal la bonne intention elle-même, en vertu de son rigorisme foncier, —
obéissance au devoir pour le devoir, à l’exclusion de toute recherche d’une
béatitude, même spirituelle, dans ce monde ou dans l’autre,) mais il a tort de
dire qu’elle est suffisante.
Soit un assassinat accompli avec une bonne
intention par quelqu’un qui est affecté d’une ignorance invincible. On dira que
cet acte est excusable, pardonnable, mais en toute vérité, on ne pourra dire
qu’il est bon, louable, vertueux, digne de félicitation ou d’imitation. Donc,
la bonne intention est requise, mais ne suffit as sans un objet (formel) bon.
C’est l’objet qui qualifie nos actes de la façon la plus fondamentale. La
position de Kant s’explique par ses principes généraux concernant la connaissance:
si la pensée est enfermée en elle-même, si elle n’atteint pas l’absolu, si la
morale, en un mot, ne se fonde pas sur une métaphysique objective, l’ordre
moral repose sur lui-même, il est intérieur à l’homme, et seule compte
l’intention, la nature de l’objet restant extérieure à la moralité.
Quant aux circonstances, il y en a qui
n’importent pas (le meurtrier est bien ou mal coiffé) mais d’autres modifient
l’objet lui-même par contrecoup (tuer un homme qui nous a rendu des services,
par traîtrise, etc.).
En somme, pour qu’un acte humain soit
vraiment bon, en son intégralité, il faut un objet bon, une intention droite et
des circonstances éthiquement bonnes. Si l’un de ces trois éléments fait
défaut, l’acte est totalement ou partiellement faussé (totalement, par ex. au
cas d’une intention perverse, partiellement, si telle circonstance est
mauvaise), d’où le profond axiome classique: "Bonum ex integra causa,
malum ex quocumque defectu", qu’on pourrait traduire librement: le
bien vient de la totalité des facteurs requis, le mal de l’absence d’un seul
d’entre eux
1. — Quant au rôle du passage de l’acte pensé à la réalisation
matérielle, il existe ici une intéressante discussion entre partisans de saint
Thomas et de Duns Scot, ce dernier donnant à l’acte extérieur un rôle beaucoup
plus important que ne le fait la conception thomiste, fidèle à l’axiome
évangélique: "Celui qui désire une femme dans son coeur est déjà adultère."
1. cf. Somme
Théologique, Ia IIae, q. 7, a. 4; q. 4, a. 3 9. 7 a. I, q. 73, a; q. 18, a. 2, etc.
Tel est le principe concernant la
spécification bonne ou mauvaise des actes humains. Mais comment l’appliquer?
Tous nos actes y sont-ils soumis, ou bien existe-t-il des actes indifférents,
c’est-à-dire qui ne seraient ni bons ni mauvais du point de vue éthique?
Remarquons bien qu’il n’est ici question
que des actes humains proprement dits, c’est-à-dire consciemment conçus et
exécutés, et non d’automatismes moteurs (se gratter le nez machinalement) ou
d’actions accomplies durant le sommeil (normal ou morbide). Certains
philosophes ont prétendu qu’il y a des actes qui échappent à toute
qualification morale, par ex. fumer, se promener, chanter, etc.
En réalité, la question est plus délicate
qu’on ne pourrait le croire à un premier examen. Il faut distinguer deux façons
d’envisager une action humaine: a) in
genere, c’est-à-dire dans sa nature abstraitement considérée; ex le fait de
fumer, de chanter, de se promener, en général; b)
in individuo, c’est-à-dire concrètement, dans tel ou tel cas réel et
précis; ex.: fumer, à telle heure, à tel endroit.
Or, s’il existe des actions effectivement
indifférentes en leur nature (ex genere suo) — ce qui est assez
manifeste — il n’en est pas de même dans le concret. En effet, nous l’avons vu
précédemment, tout homme agit, au moins implicitement, en vue d’une fin ultime,
Or, tout acte nous rapproche ou nous éloigne de celle-ci, fût-ce de façon
insensible. Le fait de fumer, dans l’abs trait, n’est ni bon ni mauvais. Mais
si je fume pour me délasser après un dur travail, afin d’être un peu détendu au
moment de reprendre mes occupations, cet acte est bon et conforme à l’ordre. Si
je fume abusivement; en dépensant de grosses sommes qui pourraient être
employées à soulager des misères graves, et en m’abrutissant, en me rendant
moins apte au travail, cet acte est mauvais, c’est un ordre qui m’éloigne de ma
fin suprême. "In concreto", tout acte humain est bon ou
mauvais. Si l’on trouve cette position paradoxale à première vue, c’est parce
qu’on a mal compris que la moralité gouverne en droit toute notre vie, et non
seulement tel ou tel canton de celle-ci, — et aussi parce que la "coloration"
morale de certaines actions est presque infinitésimale, et très difficile à
établir. Il s’agit d’ailleurs ici d’une question de principe, de métaphysique
morale si l’on peut dire il n’est pas question de passer au crible ou
d’observer à l’ultra-microscope toutes nos actions, par une sorte de
scrupulisme morbide 1.
1. cf. Somme
Théologique, Ia IIae, q. 18, a. 5 et 9.
La vertu pose le problème plus général des
"habitus", notion capitale dans la philosophie
aristotélicienne et scolastique. L’intelligence, pas plus que la volonté, ne
possède d’éléments innés. Tout au plus (de façon d’ailleurs différente dans les
deux cas) peut-on parler de propensions ou de prédispositions. Nos facultés,
comme telles, sont en puissance vis-à-vis de leurs objets. Lorsqu’elles
agissent, elles en subissent des modifications. Mais celles-ci doivent être
envisagées comme simplement analogues selon qu’on a affaire à une activité
corporelle (ou sensori-motrice) ou à une aptitude intellectuelle ou morale (le
savoir- faire et le coup d’oeil du mathématicien ou du métaphysicien de race
par rapport au profane ou au débutant, par ex.). Comme nous sommes "ratio"
plus qu’ "intellectus", le rôle des "habitus"
est de faire tendre notre "ratio " vers l’intuitivité de l’intellectus,
sans jamais y parvenir totalement, à la différence de ce qui se passe chez
l’ange, qui n’a pas besoin d’habitus proprement dit (Voir sur intellectus et
ratio, chapitre sur la connaissance et métaphysique, sur la connaissance
angélique). Cette notion est une des plus importantes et des plus riches de la
philosophie thomiste 1.
1.
ARISTOTE, qui n’est pas un libéral, déclare roidement qu’ ignorer, à partir des
actions accomplies, que les habitus existent est le fait d’un homme entièrement
stupide (Ethiq., III, 5). Que dirait-il des posivitistes modernes et de leur
haine (pharisaïque, car ils font le contraire de ce qu’ils disent) des
"entités"? Pour une présentation générale de la théorie des habitus,
Voir P. DE Roton, Les habitus, Labergerie (Paris). Ajoutons que la théorie en
question possède des avantages sans nombre. Elle permet une bonne
classification des types de savoir, une juste discrimination de ceux-ci, elle a
des applications morales et pédagogiques, etc.
Dans le domaine qui nous occupe, la vertu
est l’habitude de bien agir, le fait de bien agir avec constance. — On ne nomme
pas vertueux celui qui accomplit un acte bon par exception, tel le chef de
brigands qui épargnera une de ses victimes, ou l’ivrogne qui s’abstiendra une
fois en passant d’entrer au café; pas plus, du reste, que nous ne nommerons
vicieux l’honnête homme qui accomplira exceptionnellement une faute due à la
fragilité humaine et sans contexte dans sa vie morale.
Et tout d’abord, doit-on parler de la ou
des vertus? La question est controversée entre philosophes (Platon, Aristote,
les Stoïciens, etc.). Platon maintient une certaine pluralité des vertus. Les
Stoïciens prétendent au contraire que la vertu est une. Qu’on ne se figure pas
que c’est là un problème scolaire ou purement dialectique, au mauvais sens du
terme, sans intérêt pratique: il s’agit de savoir s’il n’est pas possible
d’avoir, de posséder telle ou telle vertu sans les avoir toutes, si quiconque
n’est pas parfait moralement n’est qu’un "insensé", etc.
Dans l’ancien stoïcisme (Zénon de Citium,
Cléanthe d’Assos, Chrysippe de Soloï) la position adoptée d’abord est rigide
quiconque n’a pas la vertu totale est un insensé, un fou moral, un homme perdu
(d’où les fameux paradoxes rapportés par Cicéron dans le De finibus: un
archer qui manque la cible d’un pouce la manque aussi bien que celui qui la
manque d’une coudée, — quiconque se noie par trois pieds de profondeur est
aussi bien noyé qu’à vingt brasses de fond, etc.). Puis, la rigueur se mitige,
on admet l’existence de "Proficientes", de progressants.
Encore ceux-ci ne sont-ils pas vraiment
vertueux, et n’est-ce que par une sorte de transmutation qualitative, par un
bond soudain qu’ils parviennent, à la limite, à devenir sages. Male- branche,
sans être stoïcien de système, emploie parfois des formes analogues. Pour lui,
si les devoirs par lesquels la vertu se traduit et se concrétise sont
multiples, la vertu elle-même est une. Kant professe là-dessus des vues
analogues.
Position aristotélicienne et
thomiste
Il y a plusieurs vertus qui ont chacune un
objet différent, et c’est une confusion intolérable que de les fondre en une
seule. Il y a notamment quatre vertus cardinales ou fondamentales la force, ou
courage (s’il s’agit évidemment d’un courage acquis et raisonnable, non d’une
ruée bestiale à base d’inconscience), — la tempérance, qui concerne l’usage des
biens matériels, — la justice, qui concerne essentiellement les rapports avec
autrui, — et la prudence (Voir suite, sur celle-ci). Il y a de nombreuses
autres vertus, dont Aristote, saint Thomas et les grands commentateurs ont fait
une analyse extrêmement fouillée, une description psychologiquement et moralement
très pénétrante. Le XVII° siècle, en ses représentants les plus
anti-scolastiques, s’est plu à le reconnaître et à lire avec intérêt et
sympathie la IIa IIae Partis de la Somme théologique, où les vertus sont
analysées 1.
1. On lira
avec fruit les beaux développements sur les vertus contenus dans l’ouvrage déjà
cité du P. SERTILLANGE sur La philosophie morale de saint Thomas d’Aquin.
En ce qui concerne les vertus cardinales,
un homme peut posséder, en un sens, une sans l’autre il y a des gens justes,
mais couards; tempérants, mais injustes, etc. Cependant, la vie morale de
l’homme est un tout, non une juxtaposition d’éléments. Aussi ces vertus,
considérées les unes à part des autres, ne peuvent s’enraciner vraiment. Ex. un
homme qui veut être juste envers et contre tout devra s’attendre à être plus ou
moins brimé ou à devoir lutter contre ses penchants égoïstes. Il devra donc
être courageux pour être totalement juste, etc. et, surtout, l’activité de
chacune de ces vertus suppose dans chaque décision et chaque action morale une
juste évaluation de ce qu’il convient précisément de faire dans tel cas
concret. C’est-à-dire que la vertu de prudence, qui est un habitus de
l’intelligence pratique (i. e. ordonnée à l’action), est la clef de voûte, la
pierre angulaire, la condition des trois autres vertus, qui, elles, résident
plus spécialement dans la droite volonté; sans la prudence, et faute de pouvoir
s’appuyer les unes sur les autres, les vertus morales ne sont que des "dispositions"
fragiles et précaires, et non de vrais habitus, stables et enracinés. — Unité
dans la pluralité, telle est la réponse au problème 1.
La mesure
de la vertu: le "juste milieu".
Aristote, reprenant certaines idées qu’on
trouve déjà chez Platon, mais les organisant autrement, déclare qu’on peut
définir la vertu comme un milieu (meson) Que devons-nous entendre par là?
S’agit-il d’une modération terre à terre, d’un conformisme plat et douillet?
Certes non, et le juste milieu ainsi conçu peut parfois exiger un véritable
héroïsme. Qu’on en juge. — Et tout d’abord, un principe général et
méthodologique: soit la vertu de courage (force). On peut pécher contre elle de
deux façons, soit par défaut (lâcheté) soit par excès (témérité, prouesses
spectaculaires que le vulgaire admire, mais qui se soldent par un déficit pour
l’individu et pour la collectivité). Il est plus difficile de s’en tenir envers
et contre tout à un équilibre honnête que de se laisser aller, non seulement à
la peur, mais encore aux caprices d’un faux héroïsme, séduisant par sa facilité
même. — Par ailleurs, le "meson" n’est pas quantitativement
arithmétiquement déterminé. Ce qui est "juste milieu" pour l’un peut
ne pas l’être pour l’autre. Un homme normal par son ascendance et ses penchants
peut se permettre en fait de boisson ce qui sera périlleux pour un hérédo
alcoolique, etc.
2.
1. Voir
saint THOMAS, Quaest. De virtutibus, Ia IIae; Somme Théologique,
q. 60; q. 61, a. 2; q. 65 a. 1.
2. Voir Somme
Théologique, Ia IIae, q. 64.
N'oublions pas, du reste, que pour saint
Thomas, docteur chrétien, la notion de juste milieu ne s’applique qu’aux vertus
morales, à l’échelle humaine si l’on peut dire. Elle ne s’applique pas aux
vertus théologales, c’est-à-dire à celles qui, comme leur nom l’indique, ont
directement Dieu pour objet et pour norme, à Savoir la Foi, l’Espérance et la
Charité. On peut être trop courageux (téméraire) mais on ne peut pas "trop
croire à ce que Dieu a révélé, espérer trop (quoiqu’on puisse espérer mal —
présomption ce qui est tout différent) en la bonté divine, aimer trop Dieu et
son prochain en Dieu, ce serait la négation même de l’idée de sainteté.
Ajoutons que de ce chef, l’usage des vertus naturelles, dans un climat et une
finalité chrétienne, reçoit une direction et une impulsion nouvelles de la part
des vertus théologales, et c’est pourquoi beaucoup de théologiens admettent, en
plus des vertus naturelles acquises, des vertus cardinales infuses,
c’est-à-dire produites par Dieu directement en nous avec les vertus
théologales, et ainsi directement proportionnées au mode d’action du facteur
surnaturel constitué par la grâce et les vertus théologales.
En somme, pour saint Thomas comme pour
Aristote, malgré la différence qui les sépare (sens du péché et de la Croix,
notion d’épreuve spirituelle, etc.), la vertu n’est pas à concevoir d’une façon
guindée et morose. Elle est le plus haut couronnement de la nature humaine.
Loin d’être source de mesquinerie et de laideur artificielle, elle est,
lorsqu’elle est bien comprise, source d’une réelle splendeur. Certains auteurs
orthodoxes, tel Serge Boulgakoff (par ailleurs si discutable), et des religieux
catholiques comme Romano Guardini sont sur ce point dans la ligne thomiste
lorsqu’ils insistent sur le caractère esthétique de la sainteté, la "beauté
du bien" déjà remarquée par Platon.
Nous nous contenterons ici d’un rapide
aperçu, considérant d’abord le problème, très discuté de nos jours, des
rapports entre morale et politique, après quoi nous envisagerons les rapports
entre l’individu (ou la personne) et la société. Enfin, nous dirons un mot du
régime politique en climat thomiste.
Morale et politique:
Quels sont les rapports entre l’éthique et
la science politique? Beaucoup de modernes, surtout depuis la Renaissance,
veulent établir entre elles une nette séparation, et soustraire l’activité
politique (nationale et internationale) de l’être humain au contrôle de la morale.
Une telle manière de voir est non seule ment inacceptable pour un Chrétien (le
comportement de Chrétiens machiavélistes ne peut rien contre cette assertion,
et constitue leur condamnation) mais encore elle pèche par la base, même pour
qui se place au point de vue d’une éthique purement naturelle et rationnelle.
Il est clair que, dans l’ordre des fins, le bien moral est suprême et qu’aucun
succès temporel, aucun enrichissement, aucune hégémonie nationale ne peuvent
justifier le mensonge, le parjure, la cruauté. Le péché reste le péché, la fin
ne justifie pas les moyens ("Non sunt facienda mala ut eveniant
bona". Il est curieux — et scandaleux — que des Chrétiens puissent
hésiter sur ce principe).
Seulement, il y a loin de cette
constatation de bon sens à la thèse de certains auteurs catholiques et
thomistes, qui se réclament ici de saint Thomas, voire même d’Aristote et qui
prétendent que la politique n’est qu’une branche de la morale, taxant de
machiavélisme et de naturalisme social quiconque ne pense pas comme eux 1.
1. Cf. VIALATOUX,
Morale et politique (Desclée de Brouwer, Questions disputées) et Y. SIMON,
Critique de la connaissance morale (ibid.).
Nous estimons pour notre part qu’ils ont
tort. Sans doute l’exercice de la science politique, tout comme celui de la
médecine, est subordonné à la morale. Mais en soi la politique n’est pas la
morale et s’en différencie par sa fin comme par ses moyens. Par sa fin, qui est
le "bien public", c’est-à-dire le bien temporel, la paix, la
conservation, l’ordre, la prospérité de la collectivité, et non, directement,
la vertu des citoyens. Par ses moyens, qui sont spécifiquement distincts des
moyens mis en oeuvre par la morale: un régime absurde en sa structure, quelle
que soit la vertu des citoyens et des gouvernants, risquera de manquer son but
tout comme une mauvaise arme, même maniée par un homme adroit et bien
intentionné, ne vaudra jamais une arme perfectionnée. Il est donc tout à fait
faux de dire avec Brunetière ou le Sillon que la question sociale est une question
morale. Sans doute les bonnes intentions et les efforts moraux peuvent-ils
limiter les dégâts d’un régime politiquement absurde, mais rien de plus.
Celui-ci contraint le bon citoyen ou le bon gouvernant à un travail de
Pénélope, jamais mené à bien. Ce n’est pas un machiavéliste, c’est un Pape
hautement surnaturel, Pie X, qui a dit "Les peuples sont ce que les font
les gouvernements", ne faisant d’ailleurs que reprendre les textes où
saint Thomas déclare que si l’exemple privé peut donner une bonne impulsion aux
hommes, seule la loi peut les mener efficacement à la vertu. Qu’un chef d’Etat
chrétien s’abstienne donc d’actes contraires à la morale, même s’il devait en
tirer de bons résultats sur le plan matériel, rien de mieux, de même que le
simple parti culier devra s’interdire par exemple des pratiques abortives
destinées à éviter une catastrophe familiale et un scandale. Mais qu’on ne
prétende pas que la politique n’est pas distincte de la morale comme type de
savoir (elle en est distincte par sa fin, et c’est la fin qui spécifie les
habitus pratiques, comme c’est l’objet formel qui spécifie les habitus
spéculatifs),ni qu’une faute morale est forcément source de catastrophes
politiques. Telle n’est certainement pas la pensée authentique de saint Thomas 2.
1. Somme
Théologique, Ia IIae q. 90, a. 3, ad 2m, et q. 95, a. I.
2. cf. G.
DE BROGLIE, Science politique et doctrine chrétienne, Rech. sc. rel.,
mars-avril 1932 et n° suivants. SUAREZ (De legibus, 1. III, ch. XI) professe
des idées analogues et il serait difficile de le taxer de machiavélisme.... Le
P. ROUSSELOT (tué durant la guerre de 1914) écrivait fort judicieusement dans
une lettre à M. Tiberghen: " Il est clair qu’au sens des Anciens (Ethique
à Nicomaque) la politique rentre dans le " moral", qui comprenait
(pour eux) tout ce qui touche aux moeurs. Mais si nous prenons le mot moral au
sens des modernes, qui entendent par là la bonté de la volonté, dans son
rapport libre à la fin dernière, on peut dire que le problème politique est un
aspect abstrait du problème humain (total) et que "per se"...
il ne pose pas la question de la fin dernière" (27 oct. 29X0).
En réalité, cette idée repose sur une
conception fausse du péché et de ses conséquences. Une faute morale est punie
sur le plan spirituel (privation de grâce dans ce monde et châtiment temporel
ou éternel dans l’autre). Tel est sa peine directement adaptée et
proportionnée. Il arrive que Dieu punisse le péché, individuel et collectif,
par des souffrances et des mésaventures terrestres, mais ceci n’est pas
universel. Croire le contraire, c’est être dupe d’une conception simpliste du
châtiment, judaïque et non chrétienne, essentiellement dépassée par la Loi
Nouvelle 1.
Il est bien évident qu’une pensée
spiritualiste et chrétienne ne saurait s’accommoder ni d’un totalitarisme
oppresseur et négateur des valeurs morales et religieuses, ni d’un
individualisme adversaire de la société et de la loi, qu’il s’agisse de
l’anarchisme libertaire ou d’un libéralisme bourgeois plus ou moins doucereux.
La société est naturelle à l’homme, les vues de Rousseau sont erronées, et le
fait social est en un sens très réel un "fait de nature", qui ne
résulte pas d’une création libre ni d’un décret arbitraire, encore qu’il soit
irréductible aux phénomènes biologiques et soit également oeuvre de liberté.
S’ensuit-il qu’on doive axer toute la
philosophie de la cité sur la distinction entre individu et personne, telle que
la formulent et la conçoivent de nos jours un certain nombre de thomistes en
renom P Nous ne le pensons pas, et tenons à faire ici quelques réflexions qui
nous semblent indispensables.
Il est d’abord faux de dire que pour saint
Thomas (et en général pour le catholicisme) Dieu crée toutes choses "en
vue de la personne" (avec une majuscule). D’abord, Dieu crée toutes choses
en vue de sa gloire, c’est un point de foi 2, encore que celle-ci soit obtenue à travers
la libre activité des êtres raison nables (anges et hommes). Ensuite, la
Personne avec une majuscule est une abstraction réalisée, une Idée
platonicienne, qui n’existe pas comme telle. Si l’on veut désigner par là une
personne singulière, ou individuelle, on aboutit alors à un grossier sophisme:
cette personne individuelle vaudrait plus à elle toute seule que tout
l’ensemble de l’Univers, y compris les autres personnes (pourquoi?), y compris
elle-même, en tant que partie du tout. Une telle façon de raisonner est assez
insolite, c’est le moins qu’on puisse dire 3. Ajoutons que la métaphysique qui préside â
cette distinction individu-personne est assez discutable.
1. Cf. G.
DE BROGLIE, Malice intrinsèque du péché et péchés heureux par leurs
conséquences, Revue sc. rel., juin 1934 et n° suiv.).
2. Concile
du Vatican, Constitution "Dei Filius", c. I.
3. Cf. DE
BROGLIE, p 36-38; cf. Somme contre les gentils, 1. I, c. 86, 2.
On nous dit, en bref: l’individu, c’est ce
qu’il y a de maté riel et de corporel dans chaque être. La personne, c’est
l’aspect spirituel et immatériel (on ne donne le nom de personne qu’aux êtres
raisonnables, c’est-à-dire, en un sens analogique et décroissant, aux Personnes
divines, à l’ange et à l’homme en tant qu’il a une âme immortelle). Donc, leur
perfection et leur destinée vont en sens inverse, varient, si l’on peut dire,
en sens inverse l’une de l’autre: l’individu est pour la société, et doit se
sacrifier à elle le cas échéant (contre l’individualisme), mais la société est
pour la personne, elle lui est subordonnée. Sans doute, avons- nous dit au
début de ce paragraphe, nous souscrivons bien volontiers aux vues pratiques
que sont le rejet de l’individualisme et du totalitarisme. De ce côté, nulle
difficulté (encore que la manière de concevoir le régime souhaitable puisse
donner lieu à des controverses, Voir parag. suivant). Mais est-ce que
vraiment l’antinomie individu-personne est bien thomiste? Nous ne le
pensons pas. Qu’on veuille bien suivre la brève analyse méta physique qui suit,
et que pourra saisir quiconque alu et assimilé notre chapitre d’ontologie. Tout
d’abord, une définition, classique dans l’École, et approuvée par saint Thomas,
définit la personne: "rationalis naturae individua substantia",
une substance individuelle de nature raisonnable. La personne, c’est donc un
individu qui est pourvu de raison. En cette définition fonda mentale, rien qui
ressemble à une opposition entre individu et personne. La chose est remarquable
et trop souvent on l’oublie... Ensuite, ce sacrifice de l’individu métaphysique
à la personne est valable si l’on prend la question de l’individuation des
substances corporelles sous son aspect classique de multiplicabilité
matérielle. Mais, nous l’avons vu — et sur ce point nous avons des garants
thomistes qui ne peuvent être récusés — il y a un autre type d’individuation,
ou d’individualité, celui qui provient de la forme (Voir chapitre sur la
métaphysique: individuation des substances). Or, la forme, chez l’homme, c’est
l’âme raisonnable. Il y a donc un aspect de l’individualité elle-même qui
engage l’âme, c’est-à-dire ce qui est raisonnable, c’est-à-dire ce qui fait de
nous des personnes, et non de simples individus subsistants comme un chêne ou
un mouton. Il est donc impossible d’opposer individualité et personnalité comme
deux entités qui seraient en quelque sorte attirées par des pôles différents
(cette considération ne concerne ni n’affecte en rien ce que nous avons dit au
sujet de la différence entre les deux problèmes que sont individuation
et subsistance). Au surplus (et cette fois nous nous plaçons d’un point de vue
proprement politique et social) il est trop évident que ceux qui font les plus
enthousiastes tirades en faveur de la personne humaine, et qu’on nomme
précisément "personnalistes", sont en fait des individualistes, et
leur personne n’est souvent, comme quelqu’un l’avait écrit en 1936, que
l’individu de Rousseau, mais travesti en ange, par oubli de l’expérience
historique, des traditions et des droits de l’autorité. Concluons donc qu’il
faudrait effectuer encore bien des mises au point pour obtenir une application
satisfaisante de la méta physique thomiste de la personne au problème
politico-social.
Saint Thomas comme la plupart des grands
penseurs, a fixé son attention sur le problème du régime, envisagé sous un
angle doctrinal, ainsi que l’avaient fait avant lui Platon et Aristote
principalement, et, après lui, les gens de la Renaissance, Hobbes, Bossuet,
Montesquieu, Rousseau, Comte et d’autres encore. Il y consacre, soit des écrits
spéciaux, soit certains de ses Commentaires sur Aristote (Voir bibliographie).
D’une façon générale, on peut constater que ce penseur du XIII siècle, ce
théologien traditionnel pétri d’esprit hellénique et romain en même temps qu’il
est nourri de la moelle évangélique et patristique, n’a pas sur la vie de
l’homme en société des vues conformes à celles des Encyclopédistes ou de la
Révolution française. Les principes de sa philosophie, s’ils sont incompatibles
avec tout racisme et toute divinisation de l’Etat, quelle que soit sa couleur,
ne peuvent qu’au prix d’artifices parfois divertissants, parfois agaçants, être
ressoudés aux vues de nos chrétiens "avancés". La liberté, pour lui,
n’est que la possibilité pour l’homme d’exercer son activité en vue du bien, et
non le droit de faire n’importe quoi à condition qu’on ne perturbe pas (dit-on)
le corps social. —L’égalité, pour lui, est celle des enfants de Dieu, qui ne
fait pas acception de personne en matière spirituelle, et traite également le
maître et l’esclave selon leurs mérites, — et non un idéal atomique et
numérique d’assimilation, où n’importe qui ferait n’importe quoi n’importe
quand. — La fraternité, c’est pour lui l’amour de Dieu d’abord, et ensuite, du
prochain en Dieu, avec le respect de la vérité et de ses droits, non une folle
embrassade sentimentale qui confond l’assassin et la victime, le saint et le
souteneur, le oui et le non, quitte à exterminer, en un élan philanthropique,
quiconque ne conçoit pas ainsi l’amour du genre humain 1.
1. L XIII,
dans ses diverses Encycliques (notamment Libertas) et Pie X (notamment
Lettre sur le Sillon, répétant les condamnations portées par Pie VI, Grégoire
XVI et Pie IX contre les idées modernes en la matière) ne font qu’utiliser les
thèmes thomistes les plus classiques. Cf. Somme Théologique, Ia p, q.
96, a. 3: Les hommes, sans la chute, eussent-ils été égaux?" Réponse: Non,
ce qui sort de la main de Dieu est ordonné. Or, l’ordre implique hiérarchie
donc une certaine inégalité.
Ces principes mis en lieu sûr (et qui parmi
ceux qui connais sent un tant soit peu saint Thomas oserait les contester?),
reste à savoir ce que pense le Docteur Angélique des divers types de régime
politique. Il est clair que ses préférences vont nettement à une monarchie "tempérée",
c’est-à-dire pourvue d’organes compensateurs et de freins, qui n’ont
d’ailleurs, dans sa pensée, pas grand-chose de commun avec ce que nous nommons
le parlementarisme ou la monarchie constitutionnelle. De pénibles controverses
opposent les catholiques sur la vraie pensée de saint Thomas en la matière,
surtout depuis une vingtaine d’années. De part et d’autre, on s’efforce
d’annexer saint Thomas, ce qui n’est pas toujours agréable pour le lecteur
soucieux de vérité. Nous n’avons aucunement l’intention d’examiner ici le
problème. Disons simplement qu’il nous paraît plaisant, mais paradoxal, de
faire de l’illustre docteur un précurseur du M. R. P., mais qu’il est assez
artificiel de vouloir retrouver en lui, telles quelles, les affirmations du
monarchisme contemporain, les textes étant souvent susceptibles d’une
interprétation ambivalente, et ne portant pas toujours sur le type de régime
que nous évoquons en employant certains mots 1.
Nous en resterons là. Bien d’autres choses
auraient pu être dites sur la philosophie morale et politique du docteur
d’Aquin, et surtout, nous savons qu’on nous reprochera d’avoir insisté sur les
thèmes qui préoccupent le plus l’homme moderne plutôt que d’avoir fait une
reconstitution historique et littérale d’une doctrine du XIII° siècle. Ce
reproche, nous l’encourrons de bon coeur, sûr que notre maître lui-même nous
approuve d’avoir essayé d’entrer en contact avec le lecteur plutôt que d’avoir
fait oeuvre d’érudition narrative et archéologique.
1. Cf.
surtout l’opuscule intitulé Du gouvernement royal au roi de Chypre, plus le
Commentaire sur la politique d’Aristote, 1. III, 5 et 6; Somme Théologique,
Ia IIae, q. 90, a 3 et 5; 105, a. 2 etc.
Voir (par
exemple) GILSON, Le thomisme, 4 éd. III" P. ch. IV, qui sollicite saint
Thomas en un sens démocratique. Contra: LAGOR, La Philosophie poli. tique de
saint Thomas (Les Éditions nouvelles), qui en fait une maurrassien complet. Ce
dernier ouvrage contient de bonnes choses, mais, Outre qu’il presse les textes
d’une façon excessive pour leur faire dire ce qu’il désire (cf. les variations
sur le "Alicujus gerentis vicem multitudinis", qui reste assez
équivoque en lui-même, pp. 69-85), il contient des erreurs formelles du point
de vue thomiste, particulièrement lorsqu’il veut faire de la politique une
partie (?) de la philosophie de la nature, en jouant sur le mot de
physique" chez Aristote et l’expression "physique politique". Il
est absurde de dire que la politique et la morale s’opposent alors comme
spéculatif et pratique, étant donné que la politique est tournée vers l’action
(ce que n’est évidemment pas la philosophie de la nature, purement spéculative)
et que la morale est en un sens spéculative (Voir Gredt, texte cité contre Y.
Simon).
S’il fallait récapituler d’un mot
l’ensemble de cet exposé systématique, de cette mise en valeur de la pensée
thomiste, nous le ferions volontiers en disant que, pour nous, si le thomisme
présente pour la pensée un intérêt privilégié, c’est qu’il est vrai pour
l’essentiel. Si nous n’avons pas perdu entièrement notre temps dans les
chapitres qui précèdent, peut-être plus d’un lecteur pensera-t-il comme nous.
Et même celui qui ne sera pas convaincu pourra difficilement, croyons-nous,
traiter avec désinvolture et par le mépris une doctrine aussi consciente
d’elle- même, aussi cohérente, et aussi respectueuse du réel et des problèmes
humains.
Ne nous étonnons donc pas que la conformité
de la scolastique thomiste avec les exigences spontanées et authentiques de la
raison humaine ait été hautement reconnue et proclamée par des auteurs de
formation aussi différente qu’un Vacherot, un É. Boutroux, un Bergson, un
Paulsen. Quelles que soient par ailleurs les réserves formulées par ceux-ci au
nom de positions idéalistes ou autres qu’il nous a été donné de critiquer au
cours de cet ouvrage, leur témoignage vaut d’être retenu. Cohérence rigoureuse
(un philosophe moderne, Louis Lavelle, n’écrit-il pas: "Dans cette
synthèse du savoir si justement appelée la Somme, on trouve beaucoup de
questions auxquelles Descartes n’a pas donné de réponses, une cohérence dans
les solutions que Descartes n’a pas toujours obtenue, et peut-être même une vue
synoptique de l’univers matériel et de l’univers spirituel qui manque au
cartésianisme"?), grâce à laquelle le thomisme est tout entier présent
dans le moindre de ses principes, possède une unité vitale et spirituelle, non
mécanique ni artificielle. A ces deux caractères, ajoutons-en un, qui en
découle à vrai dire: une large capacité d’assimilation. La note sur l’histoire
du thomisme en portera témoignage.
Il nous semblerait toutefois que c’est
vraiment tourner un peu court que d’arrêter net après le dernier exposé
doctrinal, comme si tout était fait. Sans doute est-ce maintenant au lecteur de
tirer les conclusions qui lui semblent s’imposer, mais il est normal aussi que
l’auteur propose sa propre manière de conclure; il n’est peut-être pas inutile
de préciser encore une fois ce que nous entendons par "possession de la
vérité" ni de répondre à certaines préventions anti-thomistes qui se
formulent souvent, sont supposées toujours, et dont l’examen ne sera pas venu
de lui-même au cours de nos chapitres doctrinaux.
Posséder la vérité.., n’est-ce pas là une
prétention qui disqualifie ipso facto celui qui la formule (ce
philistin, ce paysan du Danube...)? Nous croyons à vrai dire que c’est surtout
parce qu’on ne nuance pas assez le sens des formules qu’on est tenté de réagir
de cette façon. Expliquons-nous.
Comme nous l’avons déjà dit en passant, à
propos du problème critique, penser, pour des raisons fondées, qu’on est dans
le vrai, ne veut nullement dire que le philosophe dogmatique (au sens
étymologique) sait tout, et en tant qu’homme, ne se trompe jamais (ce qui
serait simplement grotesque); ni que sa doctrine ne contient aucune obscurité,
aucun "clair-obscur" 1, aucune frange d’inexplicable; ni que tout
ce qu’enseignent les doctrines opposées est faux.
1. Sur
cette notion, Voir l’excellent ouvrage du P. GARRIGOU-LAGRANGE, Le sens du
mystère, ou le clair-obscur, intellectuel (Desclée de Brouwer).
Nous ne songeons nullement à nier qu’il y
ait des vérités chez Berkeley, chez Hume, chez Kant, chez Regel, chez Marx,
chez Bergson. Mais la question est tout autre. Il s’agit de savoir si ces
vérités sont, pour ainsi dire, "à l’aise" chez ces auteurs, ou si
elles sont viciées, faussées, emprisonnées par des principes
inacceptables en saine raison. Kant voit bien que la connaissance est active,
mais il conçoit cette activité à la manière d’une fabrication. Marx voit bien
le rôle, méconnu par l’idéalisme (au sens strict) des facteurs matériels, mais
leur donne une place exorbitante. Si donc de telles vérités sont assimilables,
c’est au prix d’une critique sévère, qui, au préalable, brisera la carapace de
l’erreur. Alors seulement elles pourront être "baptisées" et
repensées.
Un éminent théologien dominicain déclarait
récemment que toute mise en valeur du thomisme était, par la force des choses,
une sorte de "plaidoyer pour saint Thomas", étant donné l’incroyable
alluvionnement d’erreurs et de préjugés, de contre sens et de méprises qui
offusquent dans l’esprit de beaucoup de nos contemporains les vérités les plus
élémentaires. Nous sommes entièrement de cet avis, et c’est pourquoi il nous
faut maintenant envisager quelques préventions de principe.
Que le thomisme soit une philosophie, ou,
si l’on préfère, qu’à côté de la Théologie sacrée, qui essaie de penser le
dogme à l’aide de notions philosophiques retaillées sur mesure, il y ait place
pour une étude rationnelle du monde à la lumière de l’expérience et des
principes naturels, c’est ce que nous avons montré "in radice"
dans le chapitre sur foi et raison, contre le fidéisme et l’attitude
augustinienne, et c’est ce à quoi tout le présent ouvrage tâche de donner un
contenu. Que la philosophie thomiste, en ses principes propres, soit
intégralement indépendante de la science périmée des Anciens, c’est encore là
une thèse que nous avons défendue de notre mieux, et qui nous paraît
incontestable pour quiconque ne brouille pas les perspectives. Mais ce n’est
pas tout. On reproche bien d’autres choses à la philosophie de saint Thomas On
dit qu’elle ne sert à rien, comme si la technique, la recherche des biens
matériels n’avait pas déjà suffisamment asservi l’intelligence humaine, et
comme si la possession, la contemplation du vrai n’était pas à elle seule un
bien inestimable, — qui, du reste, l’emporte fort, en conséquences pratiques,
sur les préoccupations utilitaires... — On reproche surtout au thomisme d’être "dépassé",
"périmé", "vieilli", emporté par l’évolution
intellectuelle. Et cette difficulté, qui a la vie dure et empêche certains de
nos contemporains d’examiner même la doctrine en question, mérite d’être serrée
de près. Alors, on la verra s’évanouir.
Ce qui est vrai, c’est que le tour
d’esprit, les habitudes mentales de l’homme varient en effet suivant le temps
et le lieu, suivant le milieu social et les conditions de vie matérielles.
Ceci, qui d’entre nous songerait à le nier? Mais ce qu’il faut pourtant
maintenir à tout prix, c’est que ces variations n’altèrent en rien un fond
humain essentiel, un minimum immuable.
"Il existe bien une sorte de
catholicité des fondements de la raison: tout le inonde, toujours, et en toute
circonstance, a raisonné et raisonne encore selon un mode essentiellement
invariable
1," Il ne faut pas juger, disait naguère J. Maritain, d’une
doctrine philosophique comme on le ferait d’un vêtement, et dire: "La chlamyde
ou le bliaut ne se portent plus, donc la philosophie de saint Thomas ne se
porte plus."
1. Contre
la théorie des mentalités, à laquelle M. LEVY-BRUHL lui-même a apporté ces
dernières années de sérieuses atténuations, cf. Revue philosophique, juillet-septembre
5947, on lira avec fruit la remarquable Raison primitive d’Olivier LEROY
(Geuthner). Des ouvrages comme ceux de M. GRoussET montrent que c’est bien à
tort que l’on oppose Orient et Occident comme deux "lobes" distincts
et inconciliables. On pourrait faire la môme démonstration pour la mentalité
infantile" de M. Piaget (Voir la doctoresse C. Bühler) et la
"conscience morbide" du Dr. Ch. Blondel (la majorité des psychiatres,
suisses et austro-allemands en particulier, soutient la thèse d’une continuité
entre le normal et la pathologique). Et c’est un ethnographe athée, non un
théologien catholique, ni un philosophe rationaliste, Paul RADIN, qui écrit:
Aucun progrès ne sera possible aussi longtemps que les savants n’auront pas
répudié une fois pour toutes cette curieuse conception qui veut que tout ait
évolué, et qu’ils n’auront pas compris que certaines idées et certains concepts
sont aussi essentiels à l’homme que peuvent l’être, en fonction de son être
biologique, certaines réactions psychologiques (Monotheism among primitive
people, 1924, p. 66).
Peut-être aurons-nous en effet quelque
effort à faire pour rendre perméable au thomisme l’esprit de certains de nos
contemporains. Mais est-ce une fatalité bien fondée, si l’on peut dire, ou le
résultat d’un regrettable préjugé? Tout est là.... Si l’on admet — et il faut
bien l’admettre si l’on ne veut pas tomber dans des contradictions
insurmontables, nous l’avons montré — que la connaissance suppose un sujet et
un objet, un moi et un non-moi, la vérité ne peut consister que dans un accord
entre la pensée et le réel intentionnellement présent en nous. Elle est, ou
elle n’est pas. L’idée d’une évolution de la vérité, pour être répandue de nos
jours, n’en est pas moins une pseudo-idée, un cercle carré, que brise le
principe d’identité. On serait du reste bien en peine de citer un seul exemple
d’évolution de la vérité. Tous ceux qu’on prétend évoquer se ramènent en
réalité à l’un des trois cas suivants:
A) Ou bien l’esprit humain a progressé dans la
connaissance d’une vérité déjà connue confusément. C’est la même vérité mieux
connue qu’il possède alors, non une "autre" vérité (ex.: le progrès,
ou "évolution homogène" du dogme catholique: "Crescat igitur,
sed in eodem sensu").
B) Ou bien l’esprit humain, s’étant aperçu qu’il se
trompait, abandonne une théorie fausse au profit d’une théorie vraie
(remplacement du géocentrisme par l’héliocentrisme, de la théorie du
phlogistique par celle de la combustion à base d’oxygène).
C) Ou bien — hélas — l’esprit humain, faussé par les
sophismes, abandonne une vérité qu’il cesse de voir, au profit d’une erreur
plus ou moins caractérisée (succès de l’idéalisme au XIX° siècle). Répétons-le:
il n’y a pas d’évolution de la vérité. Au surplus, les doctrines "mobilistes",
celles qui professent que A devient B, et que " axiomes, principes,
catégories, tout cela devient, tout cela évolue", se trouvent prises dans
le dilemme suivant, digne de leurs ancêtres sceptiques: Ou bien elles acceptent
de subir la loi commune, et de disparaître après avoir fait trois petits tours
sur la scène philosophique, — et ainsi nous n’aurons pas la peine de les
discuter. Ou bien elles prétendent, par une contradiction patente, flagrante,
avoir une valeur d’éternité (comprenne qui pourra...).
Il est aussi absurde de vouloir rejeter le
thomisme parce qu’il est ancien que de refuser de discuter le matérialisme
parce que son idée-mère se trouve chez Démocrite et Épicure, penseurs antiques.
C’est qu’en vérité la philosophie, en son histoire, ne bouge peut-être pas
autant qu’on le prétend: écoutons plutôt un philosophe qui n’est pas des nôtres:
"Les positions de l’esprit humain à l’égard des grands problèmes
philosophiques — exactement métaphysiques — sont en nombre très limité. Un
philosophe (Renouvier) a soutenu, non sans vraisemblance, qu’elles reviennent à
six positions et elles sont toutes occupées depuis que l’esprit métaphysique
existe; en sorte que les philosophies dites nouvelles ne sont ici que des
modernisations d’idées très anciennes, qui ne s’en distinguent que par des
modalités en somme assez superficielles. C’est dans l’ordre métaphysique plus
que nulle part ailleurs qu’on peut dire qu n’y a rien de nouveau sous le soleil."
— Beaucoup de nos contemporains sont rebutés par le vocabulaire scolastique. Il
y a ici, en réalité, deux questions, l’une de principe, l’autre portant sur
l’application. Pour le principe, nous sommes bien d’avis d’éviter le jargon des
pédants (flous ne pensons pas lui avoir beaucoup sacrifié dans notre essai...)
mais il est excessif de dénier à la philosophie, comme on a voulu le faire aux XVII°
et XVIII° siècles, en France surtout, un minimum de vocables techniques aptes à
cerner les notions et à éviter les équivoques. On ne voit pas pourquoi on
refuserait au philosophe ce que l’on concède sans difficulté au mathématicien,
au médecin, voire au sportif ou à l’artisan 2. Le tout est de ne pas abuser. Si l’on
applique cette manière devoir, fort modérée, à la scolastique thomiste, il est
bien évident, pour quiconque a un peu pratiqué celle-ci, que les termes dont
elle se sert sont peu nombreux, obéissent à des lois d’usage très précises, et
qu’un esprit moyen et honnête peut les assimiler sans effort démesuré 3.
On ne saurait en dire autant de certains ouvrages existentialistes modernes, ou
de certaines tirades sur les valeurs, qui semblent faites pour dégoûter les
esprits sobres, enchanter les snobs, et inspirer un nouveau Molière.... Il
n’est pas jusqu’aux faciles quolibets (inspirés par les humanistes) contre le
latin scolastique qui ne soient, au fond, d’une grande injustice, comme l’ont
reconnu fort clairement d’éminents linguistes et grammairiens de notre temps 4.
1. Julien
BENDA, Tradition de l’existentialisme, Grasset, pp. 8-9.
2. J.
MARITAIN, Réflexions sur l’intelligence, Desclée de Brouwer, appendice I:
"Sur le langage philosophique".
3. Pour
employer les termes de l’ancienne scolastique, dont il semble qu’ils
répondraient à des formes éternelles de l’esprit humain, puisque c’est elles,
au fond, qui opposent les métaphysiciens du XX° siècle, nous dirons que pour
Heidegger, avec son "être là ,,, l’existence est pensée sous la catégorie
de 1’"heccéité", et pour Jaspers et Sartre, sous celle de la "quiddité"
(J. BENDA, op. cit., p. 118).
4.
"C’est à la scolastique et au bas-latin que le français doit
l’incomparable netteté qu’il apporte dans la langue philosophique"
(DARMESTETER, La vie des mots), et le philosophe néo-kantien PAULSEN écrit: Si
parler d’une façon barbare veut dire parler autrement que les Romains du temps
de Cicéron, le latin du Moyen Age est certainement barbare, tout comme le
français ou l’allemand. Si au contraire on entend par là un langage qui ne
répond pas à la pensée, rempli d’incorrections, formé de phrases recueillies de
tout côté, n’occupant pas leur vraie place et vides de sens, alors le reproche
de parler une langue barbare s’appliquerait bien plus souvent aux humanistes
qu’aux philosophes et théologiens du Moyen Age.... Le latin du M.-A. fut
absolument propre à remplir son rôle: être la langue universelle de la science.
Un spécialiste comme G. Boissier estime que le latin philosophique ébauché dans
les oeuvres de CICERON (De finibus, etc.) eût normalement abouti au
latin scolastique. Ces témoignages ne sont pas isolés.
Nous avons pu vérifier souvent, dans des
milieux assez variés, l’attrait exercé par la synthèse thomiste, en raison de
sa cohérence vivante et de son incomparable rigueur. C’est donc un thomisme
ferme que nous défendons et présentons au public, et non un quelconque
succédané baptisé du nom de thomisme, voire attribué à saint Thomas, qui n’en
peut mais et auquel il doit falloir toute la sérénité de la vision béatifique
pour supporter certains auteurs qui se réclament de lui en vue d’introduire
dans la pensée chrétienne Hegel, Marx, ou une "ultra- physique"
évolutionniste d’esprit moniste, qui ne sait plus s’il y a une différence entre
l’esprit et la matière...
D’après une personnalité catholique
actuelle, on pourrait, à l’égard de saint Thomas, concevoir trois attitudes
possibles:
a) Thomisme "fixiste" (?): on admet tout
ce que dit saint Thomas, sans y changer un iota,
b) Thomisme "mitigé" (?): on tient compte
des acquisitions de la pensée moderne en matière philosophique notamment.
c) Abandon du thomisme. La deuxième solution serait
la meilleure. — Si cette prise de position est autre chose qu’un procédé
destiné à couvrir, en se garantissant vis-à-vis de Rome, le simple abandon du
thomisme (et on peut se le demander), voici ce qu’on peut lui objecter:
a) Le thomisme fixiste ne compte pratiquement
pas. Peut-être quelques religieux, maintenant morts, et qui ont eu leurs
mérites, s’en sont-ils beaucoup rapprochés. Actuellement, leur influence est
nulle,
b) Qu’entend-on par "thomisme mitigé s?
S’il s’agit d’un thomisme qui tient compte des problèmes nouveaux, il est
excellent, mais, pour ce faire, rien ne l’oblige à sacrifier quoi que ce soit
de sa rigueur ni de sa fidélité à saint Thomas sur le plan doctrinal. Nous
connaissons de fort près un universitaire qui parle à divers auditoires de
psychanalyse, de marxisme, de surréalisme, ou d’existentialisme, et qui se fait
gloire de sa fidélité thomiste. S’il s’agit d’un thomisme "élargi" en
ce sens qu’il distende les principes eux-mêmes, deux significations sont
possibles: ou bien on sollicitera les textes de saint Thomas pour leur faire
dire ce qu’ils ne disent pas et y retrouver les idées de Blondel, de Bergson,
voire de Marx ou de Rousseau. Moralement c’est malhonnête, et intellectuellement
c’est ridicule (confusionnisme à l’état pur). Certains auteurs catholiques se
sont malheureusement escrimés à ce jeu depuis pas mal de temps. — Ou bien on
avouera carrément que saint Thomas s’est trompé dans ses principes mêmes, et on
ne sera plus thomiste du tout (ni "fixiste", ni "mitigé"...).
En réalité, nous nous trouvons là en présence d’une mentalité incurablement
a-philosophique. On se représente la philosophie comme un pur devenir, où aucun
principe stable ne demeure acquis (et non comme le développement harmonieux de
matériaux étrangers repensés en fonction de nos principes). On pense que
l’éclectisme est le "nec plus ultra" de la spéculation, alors
qu’il en est la négation, et qu’il se trouve devant l’alternative suivante: ou
bien il juxtapose des matériaux hétéroclites et hétérogènes, comme ces cadavres
"artificiels" fabriqués parfois par des étudiants en médecine, avec
le nez d’un tel, la jambe d’un tel etc., et auxquels ne manquent que l’unité
véritable et la vie. — Ou bien, il fait un choix. Mais au nom de quoi? De
principes? Et lesquels? Et venus d’où?... Ce n’est pas sérieux.
Il est donc tout à fait fallacieux de
demander aux modernes disciples de saint Thomas, si ouverts soient-ils au
progrès de la pensée, de refaire avec les adversaires modernes de la "philosophia
perennis" ce que saint Thomas a fait avec Aristote, voire avec Platon.
Car aucun des deux grands philosophes grecs ne présentait une doctrine viciée
en ses principes fonciers. Il ne s’agissait que de déformations accidentelles,
qui ne compromettaient en rien l’élan essentiel de la pensée. Pour Descartes,
Kant, ou Hegel, il en va, selon nous tout autrement.
A vrai dire, l’Eglise traverse depuis
plusieurs années une crise qui, mue par les mêmes thèmes que la crise
moderniste des années 1900, la dépasse peut-être en ampleur et en gravité. Loin
de nous la pensée de vouloir devancer les décisions du Magistère romain. Mais
on nous permettra de rappeler à ceux qui seraient tentés de sourire que leurs
devanciers du XV° et XVI° siècles ont souri quand on leur a annoncé les fruits
de mort de l’humanisme païen et de la soi-disant Réforme; et leurs devanciers,
optimistes à tout prix, du XIX° et XX° siècles ont souri tout aussi
dédaigneusement du "fantôme" moderniste (inventé, comme chacun sait,
par quelques théologiens racornis...) jusqu’au tonnerre de l’Encyclique
Pascendi. Passons...
Nous pensons, nous, que dans cette crise
des idées, dans cette effervescence doctrinale, la doctrine de saint Thomas,
notre maître, reste le rempart de la vérité humaine et divine, et la condition
de toute vraie formation. Ce n’est pas la bombe atomique 1, ni les problèmes posés par
l’évolution , ni la psychanalyse 3, ni la pensée marxiste qui peuvent miner le
thomisme. Seul le " mauvais oeil" de quelques publicistes et
pseudo-théologiens épris de vulgarisation et de popularité intellectuelle peut
faire croire le contraire à un public abusé. C’est pourquoi nous avons cru de
notre devoir d’illustrer de notre mieux la belle phrase de Pie XI, qui nous
servira de conclusion: "La doctrine métaphysique (de saint Thomas), bien
qu’elle ait été souvent, et de nos jours encore, en butte à des attaques amères
de critiques injustes, garde cependant, aujourd’hui comme autrefois, tel l’or
qu’aucun acide ne peut entamer, toute sa force et son plein éclat"
(Encyclique Studiorum ducem).
1. Voir début
du chapitre sur la philosophie de la nature, à propos de la portée qu’il faut
attribuer à la science expérimentale.
2. Voir
chapitre sur la philosophie thomiste de la nature, la note sur l’évolutionnisme
et les maîtres allemands en fait de biologie, qui s’opposent au transformisme
absolu.
3. Voir à
ce sujet l’excellente critique de la psychanalyse élaborée par le psychiatre
autrichien Rudolf ALLERS (Successful error, Sheed and Ward, London). Nous
faisons au contraire d’expresses réserves sur la thèse de Roland DALBIEZ (La
méthode psychanalytique et la doctrine freudienne, Desclée de Brouwer),
beaucoup trop freudienne à notre gré. Nous avons ébauché une critique (le la
psychanalyse dans le n° 9 de la Pensée catholique: "A propos de la
psychanalyse".
4. Un
éminent religieux, qui a beaucoup étudié le matérialisme dialectique, nous
écrivait l’an dernier: "J’estime que les catholiques sont souvent trop
larges par rapport à Marx et au communisme: on nous présente Marx comme un
génie comparable à Platon ou à saint Thomas, et le communisme comme un système
d’une force inouïe. Or, je me demande si Le mythe du XX° siècle, de ROSENBERG,
est bien inférieur au Capital de MARX.... Les deux systèmes valent autant — ou
aussi peu — l’un que l’autre. Or des revues catholiques nous parlent de Marx,
du communisme, comme de quelque chose de respectable, de grandiose, de
tentant.... PIE XI n’écrivait-il pas, dans l’Encyclique Divini Redemptoris
sur le communisme athée: "Système rempli d’erreurs et de sophismes, aussi
opposés à la raison qu’à la Révélation divine.., arguments pseudo
scientifiques.., impudents mensonges. Voilà qui nous change d’Esprit et des
catholiques progressistes"....
Nous ne consacrons à la logique thomiste
aucun chapitre particulier, non certes qu’elle soit sans intérêt, mais parce
que c’est, dans l’oeuvre du Docteur Angélique, la partie la plus strictement
aristotélicienne. Sans doute notre auteur, et plus encore ses grands disciples ne
se sont pas contentés de la lettre même du Stagyrite, mais ont explicité et
enrichi considérable ment le donné péripatéticien. Cependant leur originalité
étant moins marquée là qu’en métaphysique, il était moins urgent d’en parler.
Nous nous bornerons ici, fidèles à la méthode adoptée, à souligner la valeur de
cette logique et à la défendre contre ceux — encore trop nombreux hélas qui la
croient "dépassée" et enterrée. Pour cela, nous prendrons trois
exemples:
la théorie de l’induction; — le rôle du
syllogisme dans la construction du savoir; et, enfin, la méthode scolastique de
discussion.
Il est bien entendu dans les manuels de
logique et même dans de gros ouvrages spécialisés, que saint Thomas comme
Aristote, ont ignoré l’induction dite "amplifiante", celle-là même
qui est en jeu dans les sciences positives, et qui consiste à partir de
quelques exemples caractéristiques pour formuler une loi universelle. On nomme
pompeusement "baconienne" cette manière de raisonner, parce que Fr.
Bacon en a parlé. Les Anciens n’auraient connu que l’induction dite "formelle"
(baptisée en l’occurrence "aristotélicienne", avec quelque dédain) et
qui consiste en une simple et tautologique répétition de la totalité des cas
possibles, énumérés en tel ou tel domaine.
Pour accréditée que soit cette légende —
car c’en est une — elle n’en est pas moins constituée par un ramassis
d’erreurs. Passons sur les dons scientifiques si généreusement départis à Fr.
Bacon, lequel, au dire des meilleurs spécialistes d’histoire des sciences, en
fut si radicalement dépourvu 1, et n’envisageons que le fond du débat.
Nous dirons que l’induction dite formelle n’est pas une tautologie et qu’au
surplus Aristote et les scolastiques ont parfaitement connu l’induction
amplifiante, bien que, portés par tour d’esprit naturel vers la métaphysique
plus que vers la science positive, ils n’en aient pas fait l’usage qu’on
pouvait en attendre de la part d’esprits aussi vigoureux.
Et tout d’abord: l’induction formelle
n’est pas une tautologie. Elle le serait si le nominalisme était vrai. Pour
celui-ci, le concept n’est qu’une série d’images reliées par un nom commun. Il
n’y a donc rien de plus dans le général que dans le singulier, dans l’essence
(supposée) que dans les individus. Enumérer des données particulières, et
conclure à un type intelligible qui les contient tous, c’est se répéter
stérilement. Mais le nominalisme nous l’avons vu, est faux et ruineux 2,
Quand je passe d’un ensemble de données sensibles à une affirmation notionnelle
de portée intelligible ou à un concept plus vaste, j’accomplis un véritable progrès
intellectuel, effectué, sinon formulé en termes décelables. Et d’une.
Les Anciens (Aristote et les thomistes)
ont en outre connu l’induction dite amplifiante. Pour soutenir le contraire, on
s’appuie sur le fameux exemple — il traîne dans tous les manuels de logique —
des "animaux sans fiel": "Le cheval, le mulet, l’homme, vivent
longtemps. Or, ce sont des animaux sans fiel (l’exactitude scientifique de
l’exemple adopté importe peu ici. Aristote n’est pas sans mérite comme
biologiste 3,
mais ce qui compte présentement, c’est la structure logique du raisonnement
étudié).
1. François
Bacon initiateur de la science moderne est une plaisanterie, et fort mauvaise,
que répètent encore les manuels. En fait, Bacon n’a jamais rien compris à là
science. Sa mentalité est plus proche de l’alchimie, de la magie... bref, de
celle d’un primitif ou d’un homme de la Renaissance que de celle d’un Gaulée,
ou même d’un scolastique" (KOYRE Études galiléennes, t. I, p. 6, note 4).
2. Voir
chapitre sur la connaissance.
3. DARWIN
lui-même disait "Linné et Cuvier ont été mes deux divinités, niais ce ne
sont que de simples écoliers en comparaison du vieil Aristote. "Observations
et raisonnements analogiques d’une grande exactitude..." obtenus à force
de patience et d’ingéniosité, soumis à un sévère contrôle (A. REYMOND). Il a
découvert "dans la copulation des Céphalopodes une particularité
remarquable, qui ne fut redécouverte qu’au XIX° siècle" (M. MANQUAT). On a
reconnu, en 1906 seulement, l’exactitude de ses observations sur la
nidification du poisson-chat (C. SINGER). Des embryologistes modernes ont dit
que, l’usage du microscope mis à part, on ne pouvait dire mieux sur l’embryogenèse
que ce qu’il en a dit.
Donc, les animaux sans fiel vivent
longtemps." Aristote procéderait ici par énumération complète, par simple
récapitulation. Le malheur veut que cet exemple constitue précisé ment une
induction de type amplifiant, puisque l’énumération que donne ici le Stagyrite ne
prétend absolument as être exhaustive, étant donné qu’il cite ailleurs d’autres
types d’animaux sans fiel dont il ne parle pas dans ses écrits logiques.... U
faudrait donc distinguer ce que les scolastiques nommaient induction incomplète
suffisante (c’est-à-dire celle qui sans prétendre énumérer tous les cas,
s’appuie sur un certain nombre de données suffisamment bien choisies pour
conclure universellement et qui correspond à ce que nous entendons par
induction scientifique) et l’induction incomplète insuffisante, qui n’a pas
droit de cité en logique puisqu’elle conclut universellement à partir de cas
trop peu caractéristiques, ou mal interprétés ("Toutes les femmes de
Calais sont rousses", "J’ai connu trois mauvais prêtres, donc tous
les prêtres sont mauvais", etc.) et dont l’usage quotidien que nous en
faisons ne garantit certes pas la valeur 1.
1. On
trouvera un bon exposé de la question dans la Petite logique d 3. Jacques MARITAIN
(Téqui), Voir g. p. 307 et suiv., 330-333.
On sait combien celui-ci est mal vu dans
la pensée moderne, depuis la Renaissance (Ramus) et le XVII° siècle (Descartes)
jusqu’à l’époque contemporaine (S. Mill et sa fameuse critique, qui a
décidément la vie dure). Descartes (dans les Regulae notamment) y voit
un automatisme mental, une mécanique logique, et non un moyen de découverte: le
syllogisme ne sert qu’à exposer aux autres ce que l’on sait déjà, il est d’une
valeur nulle pour la recherche. Au surplus, il ne donne guère que des
vraisemblances, et rien de certain. Il conclut mécaniquement "vi formae",
et non d’une façon spontanée et vivante, etc. Il serait peut-être difficile de
concilier entre elles certaines de ses accusations (notamment le reproche de
rigueur excessive et celui d’imprécision). Mais passons. Nous retiendrons
surtout la fameuse critique de S. Mill, puisque, issue de la mentalité
positiviste, et assez habilement présentée, elle produit encore son effet sur
certains esprits et qu’on l’accepte encore souvent comme une vérité première.
Rappelons-en les grandes lignes.
Le syllogisme serait ou bien une pétition
de principe, ou bien une tautologie. En effet, si je dis: "Tous les hommes
sont mortels. Or, le duc de Wellington est un homme. Donc, le duc de Wellington
est mortel", de deux choses l’une: ou je sais déjà, quand je dis: "Tous
les hommes sont mortels", que Wellington lui-même est mortel, et je parle
pour ne rien dire, ou je ne le sais pas encore. Mais alors, je n’ai pas le
droit de dire qu’effective ment tous les hommes sont mortels: il y en a au moins
un pour lequel la question est pendante, et c’est précisément de lui qu’il
s’agit (pétition de principe). Mais cette critique est sans valeur.
Soit l’accusation de pétition de principe:
quand je dis: "Tous les hommes sont mortels", je ne prétends pas avoir
examiné un par un tous les hommes en tant qu’individus: je dis seulement que le
fait d’être mortel (= capable de mourir) fait partie de la nature, de l’essence
d’un être animal, donc composé, donc décomposable. De telle sorte que, même si
je ne l’ai pas vérifié pour Pierre ou Paul qui sont encore vivants, je sais que
cette qualité est nécessairement liée à cette essence. Nous retrouvons ici
encore le nominalisme: si le concept a une consistance et une valeur, s’il
exprime, au moins partiellement une essence objective, réelle, incarnée dans
des individus de même nature, je puis aller de l’avant: ma connaissance est
certaine. S. Mill est nominaliste. C’est là son tort. A supposer que quelques hommes
soient exceptionnellement — disons le mot: miraculeusement — préservés de la
mort jusqu’à la fin des temps, comme le pense la théologie traditionnelle pour
Hénoch et Élie, personnages de l’Ancien Testament, l’assertion "Tout homme
est mortel" reste entièrement valable, car eux aussi sont de nature
mortelle, même si, de fait, ils sont préservés de la mort par une cause
extérieure à leur nature propre.
Tautologie: il y a ici une confusion. On
nous dit: le syllogisme n’est pas créateur, donc il est stérile. Mais entre les
deux, il y a la possibilité de faire passer nos connaissances de l’état virtuel
à l’état actuel, du confus au distinct 1: Quand je dis: "Tout homme est mortel",
je ne pense pas explicitement au duc de Wellington, pas plus qu’à Bergson, à
Sartre ou à moi-même. Le syllogisme applique une vérité universelle à un cas
déterminé.
1.
Là-dessus on pourra avec fruit consulter la Critique de la connaissance de J.
DE TONQUÉDEC (Beauchesne), ou le Cursus philosophies du P. BOYER (Desclée de
Brouwer). Les auteurs scolastiques ne sont d’ailleurs pas les seuls à penser
ainsi en la matière. Citons un éminent philosophe et savant moderne, fort
éloigné du thomisme. G. MILHAUD: "Le syllogisme, à nos yeux, ne s’oppose
nullement à la marche en avant de la pensée. Les conclusions se pré sentent en
conformité absolue avec les prémisses, mais encore faut-il que les prémisses
soient d’abord énoncées; et l’esprit, dans le rapprochement qu’il fait de deux
propositions, accomplit déjà un acte synthétique qui suffirait à éloigner toute
idée d’inertie et d’immobilité. Il est clair que le choix des circonstances
particulières où la majeure peut s’appliquer, c’est-à-dire le choix de la
mineure, est à lui seul la source d’une quantité inépuisable de conclusions
nouvelles infiniment variées" (Le rationnel, Alcan, p. 131).
Ce qui déconsidère le procédé
syllogistique aux yeux des esprits superficiels, c’est que pour en faire
comprendre le fonctionnement, on prend des exemples d’une simplicité enfantine.
Mais (lue l’on construise des raisonnements syllogistiques en matière complexe,
on verra que le choix du moyen terme pose des questions très délicates, qui
exigent un solide entraînement et de belles qualités d’esprit, surtout si l’on
rattache les uns aux autres un grand nombre de syllogismes cohérents pour
arriver à une conclusion finale.
D’ailleurs, le syllogisme joue, de fait,
un rôle non négligeable dans la pensée. Non seulement en fait de métaphysique
(encore que les bases de celle-ci soient inductivement établies) mais en
matière juridique (jurisprudence, etc.) et même en mathématiques 1,
Enfin, la théologie catholique, notamment la scolastique, admirée par des
esprits aussi différents qu’un Leibniz (protestant et de culture scientifique),
un Hegel (rationaliste), un Chesterton (converti) et tant d’autres, utilise le syllogisme
pour scruter le donné révélé. A partir d’une majeure révélée et d’une mineure
connue par la lumière naturelle de la raison, elle aboutit à des "conclusions
théologiques" pleines d’intérêt pour quiconque n’a pas juré d’être "per
fas et ne fas" positiviste ou matérialiste 2.
Il est bien porté de s’en moquer depuis la
Renaissance, et les flèches dirigées contre les "Barbara" et les "Baralipton"
donnent aisément aux gens les plus incapables par ailleurs de raisonner juste
un air de supériorité obtenu à bon compte. Pourtant, des auteurs d’esprit et de
convictions très diverses ont dit leur estime, voire leur admiration, pour la
rigueur à laquelle s’habitue l’esprit grâce à cette discipline 3.
Sans doute est-il possible d’en abuser, — de quoi n’abuse-t-on pas? — La
scolastique décadente est là pour le montrer. Mais le procédé lui-même garde
selon nous une grande valeur pour l’exercice de la pensée, et pour nous
apprendre à éviter les sophismes, qui pullulent particulièrement de nos jours.
1. Contraire
à un préjugé courant, et en passe d’être universellement admis, le syllogisme
joue en mathématiques un rôle de choix. C’était l’avis de Leibniz, qui s’y
connaissait un peu, et MILHAUD reprend sur ce point l’essentiel de la thèse
aristotélicienne sur les mathématiques comme "syllogisme du nécessaire":
"Ainsi, nous consentons à faire une place de choix au raisonnement
géométrique mais ce n’est pas pour le séparer du raisonnement syllogistique,
bien au contraire, C’est pour reconnaître aux syllogismes dont il est formé une
valeur toute particulière" (op. cit., p. 120).
2. Voir le
chapitre sur Foi et raison. Quel que soit le rôle de la foi vivante et des
facteurs non-conceptuels dans l’évolution du dogme, le syllogisme est le type
même du raisonnement théologique rigoureux.
3. Leibniz,
à Cet égard, est beaucoup moins injuste que ne l’est Descartes envers la
scolastique, S. Mil! lui-même, en ses Mémoires, a consacré à la logique
formelle et à sa valeur formatrice (supérieure, dit-il textuellement, à celle
des mathématiques) une fort belle page.
4. Cf. LEIBNITZ,
Lettre à Wagner (Gerhardt t. VII p. 522) et Nouveaux essais sur
l’entendement humain, 1. IV, ch. XVII. Le P. GENY, professeur à
l’Université Grégorienne, a fort pertinemment parlé de ce sujet dans les
Questions d’enseignement de philosophie scolastique (Beauchesne): Que de
systèmes, nés d’une critique vraiment puérile des positions traditionnelles,
ont pu se faire accepter, être pris au sérieux, tenir en échec le bon sens à
cause du soin qu’ont pris leurs auteurs d’éviter la preuve syllogistique....
Car ils savent quel ennemi ils ont dans le syllogisme: aussi commencent-ils par
en médire, ils posent en principe que la vérité ne se prouve pas, mais
seulement s’indique, ou plutôt se suggère à force de comparaisons et de
métaphores: une première métaphore vous laisse bouche bée? On vous en donnera
une seconde, puis une troisième: vous ôtes déconcerté, et vous ne trouvez plus
que répondre. Mais quand vous vous serez repris, que vous aurez échappé à la
fascination.., vous vous en trouverez fort empêché: vous trouverez qu’il y a
sous les mots ou peu de choses, ou rien." Tout le développement est à
lire, notamment p. 711 et suivantes. Il est certain que si on voulait passer au
crible de la vieille logique les raisonnements de certains philosophes à
succès, pour ne pas parler des discours parlementaires et des articles de
journaux (même sérieux s), on ferait une bonne moisson de syllogismes à quatre
termes, d’équivoques, etc.
Nous pourrions à la rigueur nous en tenir
là, mais une objection plus insidieuse court maintenant les rues: la logique
aristotélicienne et scolastique ne vaudrait plus rien, dans son principe même,
car la logistique moderne (logique scientifique de type mathématique) l’aurait
ruinée et devrait la remplacer. Là encore, nous croyons l’assertion mal fondée 1;
concluons donc en disant que pas plus sur ce point qu’en tant que théorie de la
connaissance, ou en tant que philosophie de la nature, ou en tant que
métaphysique pure, le thomisme n’est "ruiné" ou "dépassé",
sauf dans l’esprit de ceux qui ne le connaissent pas, et qui n’ont pas su
mesurer à leur aune véritable les griefs qui lui sont faits.
1. "La
logistique est quelque chose d’essentiellement différent de la logique. Tandis
que la logique porte sur l’acte même de la raison dans son progrès vers le
vrai, donc sur l’ordre des concepts eux-mêmes et de la pensée, la logistique
porte sur les relations entre signes idéographiques, donc sur les signes
eux-mêmes, pris comme se suffisant une fois établis. En conséquence, la seconde
se propose de dispenser de penser, d’éviter les opérations rationnelles et
propre ment logiques, telles que distinction, argumentation, etc. et de
supprimer toute difficulté dans le raisonnement par une algèbre, d’ailleurs
excessivement compliquée, que l’intelligence n’aurait qu’à appliquer. La
première, au contraire, se propose d’apprendre à penser, d’apprendre à
effectuer convenablement les opérations rationnelles et proprement logiques..,
et d’apprendre à surmonter les nombreuses difficultés du raisonnement par un
art (vertu intellectuelle) qui doit perfectionner intrinsèquement la vie même
de l’intelligence, et coopérer à son activité naturelle... (Donc la logistique)
et la logique ne peuvent être en tout cas que des disciplines séparées,
étrangères l’une à l’autre, et qui, si on les entend bien, na sauraient se
contredire puisqu’en réalité elles ne portent pas sur le même objet... (MARITAIN,
Petite logique, Téqui, pp. 264-265). Mais la logistique n’est pas si modeste,
elle prétend souvent, par ses porte-parole, remplacer la "vieille logique".
Or, la logistique ainsi entendue "est, si elle se donne pour une logique,
la négation de la logique. Car la logique est un art fait pour servir
l’intelligence, non pour la remplacer; la logique formelle doit enseigner des
modes de procéder qui n’entraînent aucun risque d’erreur du côté de la forme,
c’est-à-dire de la disposition des termes, à condition que celle-ci fasse
oeuvre de pensée, à condition que l’esprit se meuve réellement elle n’a pas
pour office de nous livrer des formules qui se suffisent ci elles-mêmes pour se
développer, une machina algorithmique qui avance toute seule, l’intelligence
restant au repos, ou ne s’exerçant que pour en surveiller la marche. La longue
discussion qui précède n’a pas été inutile, si elle nous a montré la justesse
et la profondeur de la conception des Anciens, pour lesquels le langage, par là
même qu’il est un système de signes matériels destinés à exprimer la vie de
l’immatérielle pensée, doit nécessairement être un système de signes non rigide
et itou mécanique, ne se suffisant pas sans l’activité de l’esprit, comportant
des possibilités de jeux variés et réglés par la pensée, — d’où des
imperfections, des risques et des difficultés inévitables, que la logique est
précisément là pour nous apprendre à vaincre, comportant en particulier cette
possibilité de faire varier dans certaines limites le ‘" son intelligible
rendu par un m&ne agencement de signes.... Concluons donc en constatant le
danger d’adopter une idéographie logique trop sommaire, et à la fausseté de
toute prétendue logique qui voudrait fixer une fois toutes le travail de
l’intelligence en des symboles idéographiques, et qui demanderait à ceux-ci,
non pas de signifier plus exactement que le langage ordinaire les inflexions
diverses et les fines arêtes de la pensée, — ce qui est une ambition très
légitime, mais de substituer au travail lui-même de la pensée une certaine
manipulation réglée de signes algébriques. Une idéographie logique ainsi conçue
ne serait adéquate à son objet qu’à la condition de remplacer les difficultés
du labeur rationnel par une complication matérielle infinie: en fait, elle ne
pourrait fixer la pensée que comme la plupart des colorants employés en histologie
fixent la matière vivante: en la tuant (p. 277). Pour une critique précise des
principales objections formulées par les logisticiens Contre la syllogistique
classique, Voir pp. 265-266, 268-269, etc.: Rien n’empêche toutefois d’imaginer
une algèbre logique toute différente et beaucoup plus modeste, constituée en
conformité avec la logique traditionnelle, et qui mettrait à la disposition du
logicien un système de signes artificiels spécialement adaptés à l’analyse réflexive
du raisonnement (p. 339). L’auteur donne un exemple intéressant de traduction
logistique de l’argument ontologique de Descartes au sujet de l’existence de
Dieu, et qui montre le sophisme qui y est contenu.
"Une pensée vivante n’a jamais fini
de grandir. Aussi suis-je bien persuadé que chez les grands thomistes, loin de
se pétrifier, elle se développe, devient un vivant plus parfait et plus évolué.
C’est ce que ne comprennent pas beaucoup de gens d’esprit, victimes du mépris
romantique — et si facile en vérité... — l’égard des commentateurs" (J. Maritain, Théonas).
XIII° siècle: il va sans dire que nous n’évoquerons que
les auteurs marquants, laissant dans l’ombre de nombreux penseurs de valeur
secondaire quoique pleins de mérite.
Du vivant de saint Thomas, et aussitôt
après la mort de celui-ci, l’augustin Gilles Colonna ("Gilles de Rome")
propage le thomisme. Il garde cependant des éléments augustiniens et une façon
assez personnelle de concevoir certaines thèses métaphysiques importantes
(1247-1316).
XIV-XV° siècles: un français (de Rodez), Jean le Chevrier,
("Capreolus"), dominicain, surnommé "de prince des thomistes",
écrit de remarquables Défenses théologiques de saint Thomas. Esprit
vaste et pénétrant, mais touché cependant par les défauts de la scolastique en
déclin (tendance aux vaines subtilités, à la réification des concepts, etc.)
(1380-1444) — Après la grande scolastique du XIII°
siècle, il y a du reste une réelle décadence au XIV° et XV° siècles.
Causes: multiplication des systèmes opposés, avec poussée conceptualiste, voire
nominaliste; — distribution incontrôlée des grades universitaires; — Guerre de
Cent Ans, etc.
Fin du XV°, début du XVI°
siècle: Soncinas (bon
thomiste) et Javelli (esprit solide et fin, mais tendance platonisante).
XV°-XVI° siècle encore: deux périodes — avant et après le Concile
de Trente. La situation de la scolastique, et celle du thomisme tout
particulièrement s’aggrave, car, outre les défauts déjà signalés, il faut
mentionner:
I. — A l’extérieur de l’Ecole, attaques violentes de
trois sortes d’ennemis:
a) Les humanistes reprochent à la scolastique son
style " barbare " (nous parlons d’ailleurs dans notre conclusion
générale, de ce grief) et prônent le culte du beau, de la forme, en raillant
l’ascétisme contemplatif métaphysique au profit d’un esthétisme païen et
hédoniste.
b) Les Réformateurs sont en général très hostiles à
la scolastique, par fidéisme, "surnaturalisme": pas de philosophie,
pas de raisonnements en matière religieuse ou apparentée à la religion (Voir sur
tout Luther et Calvin là-dessus).
c) Les savants, qui confondent science et
philosophie antique, et qui, voyant la faillite de la science antique
(astronomie, physique, mécanique), croient voir s’effondrer la métaphysique et
la philosophie naturelle des Grecs et des médiévaux (Voir critique au chapitre
sur matière, vie, esprit).
II. — A l’intérieur: les scolastiques commettent la
même erreur que les savants, mais "à l’envers", si l’on peut dire, et
se cramponnent à une astronomie, une physique, une chimie mortes sans retour
(géocentrisme, cieux de cristal, quatre éléments, etc.) dont leur philosophie
n’est pourtant pas solidaire (Voir notre chapitre sur la philosophie thomiste
du monde corporel).
Néanmoins, quelques grands noms:
I. — Avant le Concile de
Trente: Thomas de Vio, dominicain de Gaëte ("Cajetan")
1468-1534. Étudie et enseigne à Rome, devient cardinal, missions variées. — Oeuvres:
Commentaires sur Aristote et saint Thomas, — opuscules et traités personnels.
Esprit tout à fait remarquable par son envergure métaphysique, mais souvent
elliptique et énigmatique. Quelques thèses fort discutables (notamment en
théologie).
Sylvestre de Ferrare (1474-1528), François
de Sylvestris, si l’on préfère, dominicain également. Commentaires divers.
Solide métaphysicien, et meilleur pédagogue (au sens élevé du terme) que
Cajetan, mais beaucoup moins ferme en sa synthèse.
II. — Après le Concile de
Trente (qui consolide le thomisme dans l’Église): Dominique Soto (
Soto Major", dominicain espagnol (1494-1556), pour le différencier de
Pierre Solo) enseigne à Salamanque. Esprit solide et clair, un peu atteint par
quelques influences nominalistes.
Melchior Cano (dominicain espagnol,
1509-1560) surtout théologien, scolastique et humaniste à la fois. Homme tout à
fait remarquable, mais caractère exécrable et violent. Essaie d’élaborer une
sorte de "Critique de la Connaissance théologique" (nature et valeur
des principes mis en jeu par la théologie, méthodes, etc.)
Bannez, ou Banez. Egalement théologien
dominicain et espagnol. Esprit très vigoureux et solide. Influence décisive
dans la métaphysique du concours divin et la théologie de la grâce (Voir les
controverses du XVII° siècle entre thomistes, molinistes et jansénistes),
1528-1604.
Tolet (1531-1596). Jésuite, cardinal
espagnol, enseigne au Collège Romain. Esprit pénétrant, généralement bon
thomiste (pas toujours). Et Fonseca, jésuite portugais qui enseigne à Coïmbre
(1548-1597). N’oublions pas François de Vittoria (1480-1566) et ses travaux de
philosophie du droit.
XVII° siècle: la scolastique s’affaiblit, pour les
causes citées plus haut, auxquelles s’ajoutent: a)
le développement des systèmes anti-scolastiques propagés par de grands
philosophes: Descartes, Malebranche, Leibniz, Spinoza etc., auxquels la scolastique
n’a pas de génie équivalent à opposer (quoi qu’il en soit de la valeur ultime
des doctrines), car: b) les grands
thomistes, et il y en a tout de même, se contentent, comme les simples épigones
de deuxième ou troisième ordre, de rejeter en bloc toute la pensée moderne,
sans l’examiner ni la réfuter, et se cramponnent de plus belle à une science
sans cesse plus décrépite. Certains d’entre eux manifestent cependant des dons
remarquables, surtout Jean Poinsot, né à Lisbonne (1589-1644). Métaphysicien et
théologien lumineux et probe. Pour notre part, nous avons beaucoup fréquenté
son oeuvre et continuerons à le faire, car il y a là un thomisme développé et
explicité de première valeur. M. Maritain a fait jadis quelque scandale en
demandant ce qu’il serait advenu de la France et du Monde si ceux-ci, au lieu
de suivre "la dure et orgueilleuse tête" qui refaisait l’Univers dans
son poêle, avait écouté l’humble méta physicien et le profond docteur qu’était
Jean Poinsot.... Oeuvres: un Cursus philosophique qui comprend une logique et
une philosophie de la nature, et un Cursus theologicus, qui ont eu tous deux
des rééditions récentes, parfois magnifiques. L’illustre dominicain enseigna
notamment à Alcala de Hénarès.
Goudin (1633-1695) est un dominicain
français — très exactement, limousin.... Oeuvre: un traité de philosophie
thomiste. Chose intéressante, cet esprit solide, laborieux et équilibré, bien
que fort attaché à la science antique, étudie et essaie de réfuter Descartes,
parfois non sans bonheur, sur le plan proprement philosophique. Ne vaut pas
Jean de saint Thomas.
Notons aussi l’oeuvre surtout théologique,
mais qui utilise diligemment la métaphysique rationnelle, des Carmes espagnols,
ceux d’Alcala ("Complutenses") tels Michel de la
Sainte-Trinité (i661) et Antoine de la Mère de Dieu (1641). Ceux-ci sont
philosophes. Les Carmes de Salamanque ("Salmanticences") sont
essentiellement des théologiens. Plus l’Italien Cosme Alamamni ("Alamamnus")
de Milan (1551-1634), qui étudie Aristote de très près, et Sylvestre Mauro de
Spolète (1619-1687). Tous deux jésuites.
XVIII° siècle.
Biluart (1685-1757): dominicain français.
Professeur à Douai notamment. Surtout théologien. Esprit rigoureux, mais sans
éclat ni génie. Plus curieux est le dominicain italien Salvator Roselli (1783).
Oeuvre: une Somme philosophique. Il essaie de réfuter les philosophes modernes,
qu’il a abondamment lus, à la différence des gens de son école. Il connaît
matériellement très bien Descartes, Leibniz, Locke, Rousseau etc., ce qui n’est
pas négligeable. Mais sa critique est souvent diffuse, émoussée, frappant à
côté. Elle nous a déçus. De même, son souci d’étudier et discuter la science
moderne pour en assimiler certaines assertions conduit à un curieux mélange de
théories scientifiques anciennes parfois naïves et de données newtoniennes
etc., mélange sans doute pittoresque, mais sans grande valeur. Quelques bonnes
parties en métaphysique et en droit naturel (critique des Encyclopédistes
etc.). Roselli est donc en somme le chaînon intermédiaire entre l’ancienne
scolastique et celle des XIX° et XX° siècles. A ce titre, si médiocre soit-il,
il mérite d’être mentionné non seulement pour la date où il est venu, mais pour
son essai de mise au point.
Au XVIII° siècle, la scolastique, thomiste
ou autre, a bien l’air morte. A part quelques cloîtres et universités, surtout
dans les pays méridionaux (Espagne, Italie) elle a presque cessé d’exister.
Même les milieux ecclésiastiques sont pénétrés de la philosophie moderne,
cartésienne notamment. Peut-être cependant t est-ce à cette persévérance à
l’état de filet d’eau presque tari, de la part de quelques Italiens et
Espagnols méprisés, que nous (levons (sur le plan des causes immédiates
s’entend, ou plutôt des conditions matérielles) l’énergique et vivace renaissance
moderne du thomisme.
XIX° siècle. Deux stades
A) Avant l’Encyclique Aeterni Patris, soit 1800-1879.
Alors que le cartésianisme, l’"ontologisme"
(système analogue à celui de Malebranche à certains égards) imprégnaient les
milieux catholiques, quelques jésuites espagnols, chassés de chez eux,
s’étaient réfugiés en Italie, notamment à Naples. Formés à la scolastique,
voire même parfois thomistes de stricte observance (malgré quelques influences
suaréziennes), ils instruisirent une poignée de prêtres italiens insatisfaits
de ce qu’on leur enseignait, et leur firent découvrir, ou redécouvrir, le
thomisme. Une fois gagnés, ces nouveaux disciples propagèrent alors la
doctrine, malgré une très violente opposition. Citons parmi ces vaillants
Vincenzo Buzzetti (1777-1824) et Domenico Sorcli. Puis les jésuites Liberatore
(1810-1872), Taparelli d’Azeglio (1861), Cornoldi (1892) et le dominicain
Zigliara (1833-1893) avec son confrère Sanseverino (1811-1865), qui rédigèrent
d’une part, des Sommes néo-scolastiques, d’autre part, de vigoureux ouvrages
polémiques d’actualité. Citons encore, en Espagne le cardinal Gonzalez, en
Allemagne le jésuite Kleutgen, en France un laïc, le comte A. de Margerie, et
d’autres encore.
Mais ces essais acharnés et courageux se
heurtaient au mauvais vouloir et aux quolibets des modernes, et aussi — comme
par hasard — aux sarcasmes de la majorité du clergé (fidéiste ou cartésien de
formation, surtout en France). Un événement important vint alors renverser les
positions: le Pape Léon XIII. préoccupé comme on le sait d’assurer à la fois le
maintien de l’orthodoxie catholique et le progrès légitime en matière
philosophique, sociale, exégétique, etc., publia en 1879 l’Encyclique Aeterni
Patris, où il déplorait hautement le déclin de la scolastique, et proposait
avec véhémence le retour au thomisme comme synthèse solide et sûre, rappelant
du reste — et la chose vaut qu’on y insiste, puisque certains, ni alors ni
maintenant, n’ont l’air d’avoir compris le sens de son appel — qu’il ne faisait
en l’occurrence que suivre la tradition de tous ses prédécesseurs, qui avaient
appuyé le thomisme avec une remarquable suite dans les idées. Il fonda
l’Académie romaine de Saint-Thomas, encouragea vigoureusement la propagation du
thomisme dans les ordres religieux, les séminaires et les universités
catholiques. Il y fut puissamment aidé par l’Institut supérieur de philosophie
de Louvain, les Universités romaines et les Instituts catholiques français. Un
fort mouvement en résulta, charriant des éléments d’inégale valeur (obsession
du problème critique chez certains, essais de synthèse hâtive et artificielle
entre thomisme et science expérimentale, etc.). Malgré cette crise de
croissance, le thomisme se développait de jour en jour lorsque se produisit la
crise moderniste, dont les racines étaient en grande partie constituées par la "falsa
philosophia" dénoncée par Pie X. Ce très grand pontife, peu porté aux
atermoiements, condamne les idées directrices du "clan" novateur,
qui, malgré ses sourires hautains et ses subterfuges, en eut l’épine dorsale
brisée net. Pie X encouragea alors diligemment les progrès du thomisme, en qui
il voyait l’antidote-type des erreurs modernistes. Ses successeurs n’ont pas
été d’un autre avis, notamment Pie XI, esprit pourtant fort ouvert aux
problèmes modernes. Nous reviendrons là-dessus dans l’appendice consacré aux
rap ports entre l’Église catholique et le thomisme. Pour le moment, contentons-nous
de dire que le thomisme, bien que battu en brèche de plus en plus fortement par
un renouveau aussi tenace qu’insinuant de la mentalité moderniste (nous dirions
volontiers: par un -néo-modernisme philosophique, théologique, exégétique et
social) reste un élément non négligeable de la pensée moderne. Personne
n’ignore un nom comme celui de M. Maritain et de M. Gilson. Mais ce que le
grand public connaît moins, c’est l’existence de nombreux chercheurs et
penseurs qui se réclament de la pensée de saint Thomas, qu’il s’agisse de purs
philosophes, de théologiens, ou de biologistes, de psychologues, de psychiatres.
Dans le domaine des lettres et de la critique, des esprits aussi divers que P.
Claudel, H. Massis, H. Ghéon, G. Thibon ne seraient pas ce qu’ils sont sans la
connaissance du thomisme et la sympathie qu’ils ont pour lui. Comme philosophes
citons: A. Forest, Y. Simon; et bien d’autres. Comme théologiens: des esprits
aussi distingués que le P. de Tonquédec, le P. Garrigou-Lagrange, le P. Roland-Gosselin,
etc. Comme biologistes: R. Colin, Vignon, etc. Comme psychiatres: le Dr Giscard
et d’autres. L’indépendance du thomisme envers les cadres nationaux, son
universalisme lui permettent une diffusion plus ample et une grande
indépendance à l’égard des vicissitudes de la politique internationale Nous
avons donné dans la préface quelques aveux caractéristiques, émanant
d’adversaires. Rap pelons maintenant que, si c’est par centaines qu’il faut
compter les thomistes importants du monde entier (des Pays-Bas à l’Italie, des
Philippines à l’Irlande), c’est par milliers qu’il faudrait chiffrer les
ouvrages historiques, critiques, polémiques de tout ordre qui s’inspirent de ce
mouvement d’idées depuis la fin du XIX° siècle. Qu’il s’agisse d’Universités
romaines, françaises ou étrangères, de revues fortes et documentées (un de nos
maîtres nous avouait, vers 1930, que le bulletin critique de la Revue des
sciences philosophiques et théologiques du Saulchoir était le plus complet qui
existait en langue française, dépouillant grâce à de nombreux spécialistes une
impressionnante bibliographie en toute langue), le thomisme tient ses bastions.
Malgré les espoirs fallacieux de quelques-uns, il ne les perdra pas....
Ne nous étonnons donc pas que le lecteur
curieux et indépendant rencontre à chaque instant des auteurs thomistes, ou
inspirés d’idées favorables au thomisme, dans les domaines les plus variés de
la recherche, qu’il s’agisse de biologie (nous avons cité assez de noms au
cours de l’ouvrage, notamment à propos de la philosophie de la nature: R.
Colin, Vignon, W. R. Thompson, etc.), de psychologie de laboratoire (Michotte,
Lindworsky, etc.) de psychologie pathologique (R. Dalbiez, R. Allers, etc.), de
philosophie du droit (Renard Delos, etc.), d’esthétique (Maritain, De Corte,
etc.). Rien de ce qui est humain n’est étranger au thomisme rénové, qui sait
voir dans les recherches les plus diverses (la psychologie de Wurtzbourg, la
psychologie de la forme, les travaux de tel politique ou sociologue
non-catholique) ce qui converge vers la vérité totale et peut être assumé par
elle. Mais cet essor demande autant de compréhension que de fermeté doctrinale.
Suivant la belle formule de Maritain: "Le temps est venu (pour le
thomisme) de travailler philosophiquement dans le profane, de promener à
travers le monde sa jeunesse renouvelée, sa curiosité, sa hardiesse, sa liberté,
et de rassembler ainsi l’héritage dispersé de la Sagesse. Pour la plus
ambitieuse aventure, on s’équipe avec plus de soin; plus stricte, plus
définie sera la doctrine, plus sévère sera la discipline, plus complète la
fidélité, et plus libre sera le jeu."
Le présent appendice a pour but de mettre
au net une question que l’usage nous a montré être un perpétuel sujet de
confusion pour beaucoup d’étudiants et d’intellectuels d’orientation variée. La
mise au point que nous tâchons d’opérer est évidemment intéressante à titre
simplement documentaire, pour tout le monde (un incroyant de bonne foi a tout
intérêt à connaître exactement nos positions, et à ne pas s’en faire une idée
caricaturale). Sans doute, la sympathie manifestée au thomisme par l’Église
romaine agira de façon différente sur des esprits croyants, sympathisants,
indifférents (s’il en existe véritablement) ou hostiles. Pour ces derniers,
elle sera, vis-à-vis du thomisme, "philosophie de curés", voire arme
intellectuelle aux mains du fascisme, des trusts, ou de la V° colonne (nous
l’avons lu de nos yeux), une sorte de recommandation à rebours, un n’y touchez
pas" sans espoir de retour. Mais pour quiconque est encore capable de voir
dans l’Eglise catholique, si même il n’en discerne pas la divinité, un puissant
facteur de civilisation et de culture pour l’humanité en fermentation, il y
aura là la source d’un préjugé favorable. Enfin, des croyants, troublés ou
inquiets, trouveront là une indication inestimable, nous verrons pour quoi.
Il serait absolument vain de mentionner de
but en blanc les déclarations du Magistère romain en faveur de saint Thomas et
de sa doctrine si d’abord on n’en exposait pas la source doctrinale, les
principes de base, et si, ensuite, on n’en dosait pas la portée.
Nous avons essayé, dans le chapitre sur
Foi et raison, de poser déjà quelques principes fondamentaux, qui sont en même
temps, par une rencontre qui n’est pas unique, ceux de saint Thomas et ceux de
l’Eglise elle-même. Cependant, quelques précisions sur les rapports entre
catholicisme et philosophie nous paraissent indispensables.
Nous renvoyons tout d’abord le lecteur à
ce que nous avons dit au chapitre sur Foi et raison: commune origine divine de l’une
et de l’autre, suprématie de la première sur la seconde. La philosophie et les
sciences humaines ne sauraient légitimement échapper au contrôle de la
Théologie sacrée, science-reine. Une chose ne saurait être vraie en philosophie
et fausse en théologie, ni inversement, la vérité étant une en vertu du
principe d’identité lui-même. Au sujet de la philosophie, la position de
l’Église est nette: elle ne prétend canoniser et imposer sous son autorité
aucun système pris comme tel. Elle se réserve cependant le droit de condamner
les systèmes dont les conclusions ou les postulats sont ruineux pour le dogme,
et de vanter avec insistance, voire d’imposer à ses clercs l’enseignement de la
doctrine philosophico-théologique qui s’accorde le mieux avec le "sens
catholique" et l’orthodoxie. En effet, bien qu’elle n’ait pas un but
d’enseignement philosophique direct et spécial, l’Église enseigne un dogme
révélé; et ce dogme, en tant que tel, bien qu’il ne soit lié à aucune synthèse
particulière, suppose un certain nombre de notions philosophiques fondamentales
sans lesquelles il perd toute signification. Il est clair, par exemple, que le
nominalisme, qui ruine la valeur du concept, vide de tout contenu de vérité les
concepts dans lesquels se formulent les dogmes de la foi. Ex.: le concept de la
nature, ou celui de personne, pour la Trinité et l’Incarnation; le concept de
substance, pour l’Eucharistie, etc., et par voie de conséquence normale, ruine
les dogmes eux-mêmes. Si l’on entend par "sens commun", non pas comme
on le fait souvent, un faisceau formé par les préjugés de race ou de classe,
les superstitions dues au langage ou aux coutumes, etc., mais un ensemble formé
par les certitudes sensibles et rationnelles élémentaires (existence du monde
extérieur, valeur de principe de la connaissance, etc.) on doit dire que
l’Èglise suppose admise la métaphysique du sens commun, faute de quoi son
message est entièrement dénué de sens 1. D’où il découle qu’en cas de conflit
insurmontable entre une philosophie et le dogme, c’est à la philosophie de
céder: elle ne saurait, en pareil cas, qu’être la dupe de préjugés non-fondés,
d’une illusion qui la trompe sur la valeur de ses hypothèses, ou d’une
confusion quelconque (Voir chapitre sur Foi et raison). En pareil cas, le
Chrétien philosophe non seulement ne devra pas rejeter la foi, mais encore il
devra se garder de l’attitude contradictoire et ridicule qui consiste à penser
et à enseigner par exemple un monisme idéaliste, tout en étant assidu aux
offices, voire à la communion fréquente, voire même (proh pudor!) aux
processions, qu’il suit avec un cierge en main (nous connaissons le cas). Mais
la condamnation ne tient pas lieu de réfutation sur le plan de la technique
philosophique.
1. Voir à
ce sujet l’excellent ouvrage du R. P. GARIUGOU-LAGRANGE, Le sens commun, la philosophie
de l’être et les formules dogmatiques, Desclée de Brouwer, III. partie, où la
question nous parait exposée de façon absolument irréprochable. On ne lui a
rien opposé de valable, à notre sens.
Il faudra donc qu’il reprenne le problème
pour lui-même et parvienne à trouver objectivement le défaut de la cuirasse.
(S’il n’y parvient pas immédiatement ou totalement, cela ne modifiera pas son
attitude de principe, mais il ne doit évidemment pas, pour arriver à une
solution quelle qu’elle soit, tricher avec les idées ou les faits c’est une
tout autre affaire.) En vertu de ces principes qui font corps avec le
catholicisme lui-même, et que seul un moderniste ou un "chrétien-progressiste"
peut faire semblant d’oublier, il faut bien constater que la plupart des systèmes
issus de la philosophie moderne sont incompatibles avec le catholicisme. Non
certes que celui-ci interdise aux gens compétents de les étudier, et d’en
dégager, pour les assimiler, les parties valables: il s’agit ici des principes
directeurs, de l’âme même du pragmatisme, de l’idéalisme, etc., qui, presque
tous, sinon tous, à des titres divers, blessent directement ou rendent
logiquement impensable telle ou telle notion religieuse.
On ne s’étonnera donc pas que l’Eglise ait
recommandé avec une particulière insistance — sans évidemment en faire un
dogme, comme ont fait mine de le croire certains adversaires du thomisme — une
philosophie qui lui semble la plus apte à convenir au penseur chrétien, la plus
conforme aux exigences de la foi comme à celles de la cohérence interne et du
respect du réel tout court. Sans doute chaque fidèle, et même chaque théologien
est parfaitement libre de penser comme il veut sur un point de philosophie, et
même sur les questions théologiques où l’Église n’a pas pris position. Mais il
se trouve que, par une sorte de maligne fatalité, tout autre système que le
thomisme amène directement ou indirectement des perturbations dans l’économie
de la pensée catholique. Tel est là-dessus, très nettement, l’avis du Magistère
romain, dont nous pouvons maintenant étudier quelques témoignages un excellent
ouvrage, et qui présente fort bien la question 1, cite sans effort, rien
qu’avant Pie IX, soixante-quatre témoignages pontificaux, dont certains fort
solennels, en faveur de la doctrine thomiste: allocutions, brefs, bulles,
encycliques, etc. Notre intention est ‘insister plutôt sur les témoignages
contemporains. Cependant, il est difficile de ne pas citer, à bâtons rompus,
des attestations et appréciations comme celles de Jean XII, disant que saint
Thomas n’a pas pu écrire ses livres sans une aide particulière de l’Esprit
divin, allant même jusqu’à dire que ses articles sont autant de miracles;
d’Innocent VI, qui place la doctrine de saint Thomas aussitôt après la doctrine
révélée; d’Alexandre VII, qui parle de principes très sûrs et invincibles;
d’Urbain V, qui veut qu’on traite sa doctrine comme "véridique et
catholique"; de Paul V, qui le nomme le très splendide athlète de la Foi
catholique, et de tant d’autres....
1. J.
MARITAIN, Le Docteur Angélique. Cet ouvrage campe d’une façon incomparable la
silhouette intellectuelle et spirituelle de saint Thomas.
Pour repartir du milieu du XIX° siècle,
qui nous concerne plus directement et nous intéresse davantage, notons
certaines inter ventions de. Pie IX, notamment sa condamnation, dans le
Syllabus, de la prévention antiscolastique (Prop. 13) et, surtout,
arrêtons-nous à l’Encyclique Aeterni Patris de Léon XIII en date du 4
août 1879. Le Pape, dans ce document si important 1, énonce, au sujet de la crise
philosophique dans l’époque moderne; des idées qui, à notre sens, conservent
toute leur actualité, et il déclare fermement attendre d’une restauration du
thomisme le salut de la culture profane elle-même, et non seulement de
l’orthodoxie. Les actes suivent d’ailleurs les paroles. Le 15 octobre de la
même année, il annonce la restauration de l’Académie romaine de Saint-Thomas
d’Aquin. En i88o, il ordonne une grande édition des oeuvres complètes du
Docteur Angélique et répète ce qu’il avait dit dans l’Encyclique précitée, puis
institue saint Thomas patron universel des Ecoles catholiques. En 1892, il
invite les jésuites à suivre saint Thomas, et, en 1898, fait de même avec les
Franciscains. Le pontificat de Pie X allait être marqué par une action aussi énergique,
et même davantage, en faveur de la scolastique thomiste. Et tout d’abord ce
monument qu’est l’Encyclique Pascendi, du 8 septembre 1907, qui est
dirigé contre le modernisme (Voir appendice sur l’histoire du thomisme, vers la
fin). L’Encyclique voit dans la haine antiscolastique l’indice le plus sûr de
compromissions modernistes, invite catégoriquement les maîtres chrétiens à
enseigner la doctrine de saint Thomas, qu’on n’a jamais abandonnée, dit-elle
textuellement, sans inconvénient grave, surtout en métaphysique. Idées reprises
le 1 septembre 1910, dans le motu proprio Sacrorum Antistitum et, le 29
juin 1914 dans le motu proprio Doctoris Angelici. Enfin, le 27 juillet
1914, la Congrégation des Etudes publiait vingt-quatre thèses qui expriment
l’essentiel de la philosophie thomiste. Le pontificat de Benoît XV ne changea
rien à ces dispositions. C’est pendant sa durée que la Congrégation des Études
donna réponse sur la portée des fameuses vingt-quatre thèses"; et,
surtout, fait sans précédent, le nouveau Code de droit canonique, promulgué le
27 mai 1917, et actuellement en vigueur, fait aux maîtres ecclésiastiques un
droit strict d’enseigner la philosophie "selon la méthode, la doctrine, et
les principes du Docteur Angélique" (canon 1336, parag. 2). Le même
pontife consacre à saint Thomas l’importante Encyclique Fausto a die (29
juin 1921).
1. Il
existe plusieurs éditions de l’Encyclique. Les Encycliques de Léon XIII ont été
autrefois publiées fort décemment par la Bonne Presse.
On retrouve très exactement la même
attitude chez Pie XI, de formation scientifique pourtant, et fort ouvert aux
problèmes modernes. Insistons sur la très remarquable Encyclique Studiorum
ducem, du 29 juin 1924. Le Pape y reprend vigoureusement l’éloge de la
philosophie thomiste (notamment de la métaphysique). C’est d’ailleurs à cette
Encyclique que nous avons emprunté la conclusion de notre ouvrage.
Passons au successeur de Pie XI. En notre
époque, où le modernisme sous des formes à peines différentes envahit la
philosophie, l’exégèse, la théologie catholique en des milieux très divers, il
est important de rappeler quelques déclarations récentes de Pie XII lui-même.
Le 1 septembre 1946, devant la vingt-neuvième Congrégation générale des
Jésuites, à Rome, il attaquait assez directement une certaine théologie dite
nouvelle, et exhortait l’Ordre auquel il s’adressait à suivre saint Thomas. Le
22 du même mois, il s’adressait aux Pères capitulaires de l’Ordre dominicain,
auxquels il affirmait de façon encore plus catégorique et claire la valeur
entière des principes thomistes et la solidité de la synthèse construite sur
eux 2.
Plus récemment encore, il s’en est expliqué sans la moindre équivoque. Écoutons
plutôt l’Évêque de Nancy relater une conversation qu’il eut avec Pie XII dans
son voyage "ad limina": "On prétend, Très Saint-Père",
ai-je insinué, que la philosophie de saint Thomas est "dépassée"?
—"Dépassée"? réplique vivement le Pape, "nous avons lu
nous-mêmes — car nous nous tenons au courant — qu’elle est enterrée. Comment peut-on
dire pareille chose? Elle est toujours la philosophie de l’Église.... Il faut
se servir des résultats acquis; la philosophie en cherchera les causes
premières, les pénétrera de ses principes, mais elle n’a as à en changer."
Aucune équivoque ne saurait donc être répandue sur la pensée de Rome. Comme
l’écrivait fort bien un éminent théologien romain, le P. Cordovani, Maître du
Sacré Palais c’est-à-dire Censeur pour l’Église Universelle, dans l’Osservatore
Romano du 15 mars 1948 "Ces avertissements n’ont rien perdu de leur
valeur. Aucun chancelier ni recteur d’Université (catholique) ne peut faire
semblant de ne pas s’en souvenir...."
1. Même
remarque. On trouvera le texte de l’Encyclique, avec un commentaire extrêmement
précis du P. LAVAUD, dans l’ouvrage de celui-ci, Saint Thomas guide des études,
Téqui.
2. Ces
déclarations ont été présentées quelque temps après par diverses publications,
notamment La document catholique, facile à se procurer. La Francs catholique
les a rééditées vers Pâques 1948. Voir texte intégral italien et français dans La
pensée catholique, n° 7.
Tout ceci nous montre que dans
l’attachement de l’Église au thomisme, et sous la ténacité avec laquelle elle
le défend et tâche de le propager, il y a tout autre chose qu’un phénomène de
conservatisme disciplinaire ou d’opportunisme administratif. Il s’agit d’un
attachement cordial, au sens étymologique. Quelle portée faut-il accorder aux
documents où le thomisme est proposé avec une véhémence qui scandalise parfois
les esprits libéraux? Quelques auteurs ont forcé la note, oubliant la liberté
réelle que l’Église laisse à ses enfants, et ont peut-être conçu d’une façon un
peu caporaliste les décisions du Magistère. Cependant, ils ont été, somme
toute, peu nombreux, et c’est plutôt leurs expressions que le fond de leur
pensée qui était en défaut. Tandis que de l’autre côté, c’est à qui
décortiquera, éviscérera, édulcorera les décisions ecclésiastiques, avec plus
d’habileté parfois que de bonne foi. Une chose est hors de doute, c’est que
pour un auteur catholique c’est aller directement contre l’esprit et les
monitions de l’Église que de traiter saint Thomas avec dédain et ironie, comme
certains se croient autorisés à le faire en certains milieux, appuyés sur une
présomption nourrie de contresens plutôt que sur une exacte connaissance de la
doctrine ainsi brocardée. Si l’Église est autre chose qu’une police culturelle,
si elle est, en son essence, l’Epouse et le Corps Mystique du Christ, ce ne
peut être par hasard qu’elle prône sans relâche le thomisme plutôt qu’une autre
philosophie, depuis l’époque même qui vit naître la doctrine. Une telle
constatation ne tient d’ail- leurs pas lieu d’argument philosophique, elle a un
rôle pédagogique, spirituel et moral non négligeable, mais qui laisse la place
à une mise en valeur rationnelle de la doctrine étudiée. On pourra nous faire
beaucoup de reproches, mais certainement pas celui d’avoir négligé au cours de
cet ouvrage la discussion précise des idées prises en elles-mêmes....
A l’heure actuelle, les problèmes
d’authenticité ne font pas grande difficulté en ce qui concerne les oeuvres du
Docteur d’Aquin, à la différence de ce qui se passe pour nombre d’écrivains
anciens. En revanche, les questions chronologiques prêtent encore à discussion.
N’étant pas spécialiste et n’ayant pas d’opinion personnelle en la matière,
nous nous contenterons de présenter la chronologie communément reçue par les
gens qualifiés et citerons chaque ouvrage par son titre latin, sauf exception.
— In Boethium de
hebdomadibus (1257-1258).
— In Boethium de
Trinitate (id.)
— In Dionysium de divinis
nominibus (1261-?).
(Il s’agit d’études sur des
écrits d’un philosophe romain du VI° siècle, très prisé au Moyen Age, et d’une
pensée réellement riche).
— Commentaires sur Aristote
— Physique.
— Métaphysique.
— Éthique à Nicomaque
(1261-1264 OU 1265-1268).
— Traité de l’âme.
— De sensu et sensato.
— De memoria et reminiscentia.
— Politique.
— Seconds Analytiques (id. à
peu près).
— Peri hermeneias. De caelo.
— De causis (n’est d’ailleurs
pas d’Aristote).
— Météores.
— De generatione et corruptione
(1269-1273 environ).
— Commentaire sur les Sentences
de PIERRE LOMBARD (IV livres) (1254-1256).
— Compendium Theologiae (entre
1260 et 1273?).
— Somme Théologique:
Prima pars (1267-1268 OU 1265-1272).
Prima secundae (1269-1270).
Secunda secundae (1271-1272).
Tertia pars (1271-1273).
Supplementum (corrigé par un
disciple à l’aide d’éléments du Commentaire sur les Sentences).
— Summa contra Gentiles (1258-1260
ou 1259-1264).
— De rationibus fidei contra
Saracenos, Graecos et Arnsenos (1261-1268).
— Contra errores Graecorum
(1263).
— De emplione et venditione
(1263).
— De regimine princi ou De
regno, ad regem Cypri (1265- 1266).
— De principiis naturae (5255).
— De ente et essentia (5256).
— De occullis operationibus
naturae (5269-5272).
— De aeternitate mundi contra
murmurantes (5270).
— De unitate intellectus contra
Averroistas (1269-1272).
— De substantiis separatis
(après 1260 ou 1272?)
— De mixtione elementorum
(1273).
— De motu cordis (1273).
— Quaestiones quodlibetales, 7,
9, 10, II, (1263-1268 ou 1272-1273); — id., 1 à 6 (1269-1272).
— Quaestiones disputatae
— De veritate (1256-1259).
— De potentia (1256-1259 ou
1259-1263).
— De spiritualibus creaturis
(5269).
— De anima (1269-5270).
— De unions Verbi Incarnati
(5268).
— De malo (5263-5268).
(Des incertitudes règnent d’ailleurs au
sujet de la date de ces derniers écrits: nous n’indiquons pas toutes les
solutions).
— De virtutibus (1269-1272).
(D’après les écrits de GRABMANN et
MANDONNET, présentation de GILSON, Le thomisme, II édition, appendice II).
Le lecteur moderne n’a pas intérêt, malgré
un préjugé courant, à commencer par lire les textes mêmes de saint Thomas, il
lui faut étudier sérieusement quelques bons ouvrages d’introduction. Le nôtre
ne prétend pas suffire à tout.
Indiquons toutefois que la Somme
théologique est l’ouvrage qui convient le mieux pour ceux qui désirent
étudier le texte même. Destinée à des étudiants médiévaux en théologie, elle
suppose déjà acquise une formation en philosophie scolastique. Cependant, elle
contient bon nombre de débats proprement philosophiques, malgré son titre. Il
ne faut pas se laisser rebuter par un procédé d’exposition, du reste très
lucide et rigoureux, mais éloigné de nos modernes manières de procéder. Pour
tirer fruit de chaque article (la Somme est divisée en parties,
elles-mêmes divisées en questions, qui se scindent en articles) il faut d’abord
prendre connaissance de son sens, puis lire le "sed contra" et
la prise de position de l’auteur.
Après quoi, on remonte au début de
l’article (objections), qu’on prend une par une, chacune appelant sa réponse
(qui se trouve après le corps de l’article). C’est une gymnastique élémentaire,
mais faute de la pratiquer, on s’y perd facilement, surtout en débutant.
La Somme a connu d’innombrables éditions, anciennes ou
modernes. La plus belle est l’édition dite Vaticane, avec textes de CAJETAN.
Mais elle est chère, et, au surplus, son emploi usuel ne s’impose pas
absolument. Il existe des éditions bon marché (relativement s’entend) du texte
intégral mais sans traduction ni notes (éd. Forzzani, italienne, ou Blot, en
France). La plus profitable pour l’étudiant ou le profane éclairé est l’édition
dite de la Revue des jeunes (Desclée et Cie) publiée par fascicules, avec
traduction, notes explicatives et doctrinales, etc. par des spécialistes dominicains,
On peut au moins s’en procurer quelques fascicules et les décortiquer (Traité
de l’homme dans la Prima pars, par exemple).
La Somme contre les Gentils a été éditée il y a quelques années chez
Lethielleux (sans traductions, notes, ni commentaires). De même pour les
Questions disputées et le Commentaire sur les Sentences, et les
opuscules.
Le Commentaire sur Aristote a été partiellement édité chez Marietti,
à Turin. Le texte en est difficile et rocailleux, mais riche pour qui sait s’y
appliquer et en tirer parti.
Beaucoup sont excellents, et nous nous
excusons d’avance des omissions que ne peut manquer d’impliquer une
bibliographie comme celle-ci. Et d’abord, nous ne mentionnerons, pour
simplifier les choses, que des ouvrages en langue française.
Des renseignements biographiques
suffisants concernant le saint sont fournis par PETITOT, Saint Thomas
d’Aquin, la vocation, l’oeuvre, la vie spirituelle (Desclée et Cie
CHESTERTON a écrit un inimitable Saint Thomas (Pion).
Une bonne présentation de la mentalité
thomiste est donnée par J. MARITAIN, Le Docteur Angélique (Desclée de
Brouwer) ainsi que par le P. WEBERT, Saint Thomas d’Aquin, le génie de l’Ordre.
Comme exposé d’ensemble de la philosophie
médiévale (thomisme compris) on peut voir avec fruit GILSON, La philosophie
au Moyen Age (Payot, nouvelle édition) et du même auteur, Le thomisme
(Vrin, 4e édition).
Celui qui le peut lira avec fruit les
articles concernant le thomisme dans le Dictionnaire de Théologie catholique
et dans le Dictionnaire d’Apologétique. D’une façon générale, il
retirera toujours grand fruit des écrits du R. P. GARRIGOU-LAGRANGE, qui vient
d’écrire une Synthèse thomiste (Desclée de Brouwer). Du même auteur
Dieu, Le sens commun, la philosophie de l’être et les formules
dogmatiques, Le réalisme du principe de finalité (Desclée de
Brouwer).
Le P. DE TONQUÉDEC a écrit une excellente Critique
de la connaissance (Beauchesne) et l’on peut regretter que se fasse tant
attendre la Philosophie de la nature qui devait lui faire suite.
Des écrits de J. MARITAIN tels que Les
réflexions sur l’intelligence (Desclée de Brouwer), Antimoderne (Desclée et
Cie), sorte de discoure- programme du thomisme rénové, Sept leçons sur l’être,
etc. rendront les plus grands services. Art et scolastique, Frontière de la poésie
du même auteur, montreront les lumières que le thomisme peut jeter sur les
problèmes d’esthétique les plus complexes et les plus actuels.
Les Réflexions sur le psychisme, de Rémy COLLIN et d’une façon générale,
la série intitulée "Cahiers de Philosophie de la nature" (Vrin)
montreront la richesse de l’éclairage thomiste en matière de philosophie
biologique.
L’Essai de métaphysique thomiste de WÉBERT (Desclée et Cie) est excellent
de par sa finesse d’analyse et son perpétuel souci de réfléchir sur les
procédés mis en oeuvre dans la recherche philosophique.
Il ne faut pas dire trop de mal des
manuels. Celui qui aurait le courage d’en étudier un méthodiquement en
retirerait de grands fruits pour sa formation d’esprit, à condition de féconder
son travail par des lectures complémentaires puisées au texte même de saint
Thomas. En français, un élève studieux ou un étudiant débutant peuvent se
procurer le Manuel de philosophie thomiste de COLLIN (Téqui, 2 vol.) qui
a l’avantage d’être adapté aux programmes du baccalauréat. Celui de JOLIVET
(Traité de philosophie, Vitte, 4 vol.) est beaucoup plus fourni et contient
plus d’allusions aux doctrines et aux problèmes récents, mais il est un peu
gros pour un débutant isolé. Il a pourtant de grands mérites, et nous le
recommandons à l’honnête homme du XX° siècle. — Un étudiant courageux et
persévérant aurait intérêt à travailler carrément un manuel scolastique en
latin (on s’habitue très vite à la langue). Le meilleur est celui de GREDT (Elementa
philosophiae aristotelico-thomisticae, 2 vol., chez Herder, à
Fribourg-en-Brisgau, 7e édition, 1937), qui est d’une incomparable densité,
joie des esprits exigeants, mais qui rebute les esprits superficiels. Ou
encore, celui (plus diffus, mais solide et bien imprimé aussi) de MAQUART (Elementa
philosophiae, vol. chez Blot, Paris).
Nous n’avons pas parlé des ouvrages que
nous déconseillons en la matière, et ce pour des raisons faciles à comprendre.
Il faut toutefois faire une exception pour le gros livre de M. ROUGIER, La
scolastique et le thomisme, auquel certains ont fait une réclame
intéressée, mais qui, outre les contresens fréquents qu’il renferme, et que des
spécialistes catholiques ont relevés à pleine main, a été composé suivant des
méthodes assez curieuses au point de vue matériel (Voir là-dessus l’énergique
mise au point du P. TÉRY dans la Revue des jeunes, 25 janvier, 10 et 25
février, et 25 mai 1927. Le pittoresque ne manqua pas à cette controverse....)