Les
réalités de la vie quotidienne
dans
l’oeuvre de saint Paulin de Nole
par
Dominique PILLET (- NURDIN).
Mémoire de maîtrise
préparé sous
la direction de Monsieur Albert STRENNA
Chargé
d’enseignement à la Faculté des lettres de DIJON
Octobre 1971.
Chronologie de
la vie de saint Paulin, selon Fabre
Chronologie de
l'oeuvre de Paulin, selon Fabre
PREMIÈRE
PARTIE: LA VIE MATÉRIELLE
CHAPITRE V: LES
BATÎMENTS RELIGIEUX
DEUXIEME
PARTIE: LA VIE SOCIALE
CHAPITRE VIII:
L’AMITIÉ ET LA CORRESPONDANCE
CHAPITRE IX: LA
VIE INTELLECTUELLE
TROISIÈME
PARTIE: LA VIE RELIGIEUSE
CHAPITRE XI: LA
VIE CHRETIENNE
CHAPITRE XII:
STRUCTURE DE L’EGLISE
Bibliographie
Je suis le
texte et la datation de l’édition Migne pour les poèmes, le texte de l’édition
Hartel (CSEL) pour les lettres.
Dans les
références, les lettres sont désignées par des chiffres arabes, (n° de la
lettre puis n° du §), et les poèmes par des chiffres romains. Les indications
portées entre parenthèses à la suite sont celles de la page et de la ligne dans
l’édition Hartel pour les lettres, de la colonne et du vers dans l’édition
Migne.
355: Naissance à Bordeaux, dans une famille
sénatoriale, très riche, et vraisemblablement pas encore chrétienne, de Pontius Meropius Anicius Paulinus.
Avant 365: élève d’Ausone, en privé et pendant peu
d’années, mais grande influence.
378 au plus: Magistrature curule (on ne sait pas au
juste laquelle).
381: Il est depuis quelque temps consularis
sexfascalis Campaniae; se voue à saint Félix; travaux à Nole; depositio
barbae.
384: retour à Bordeaux (après la mort de
Gratien le 25 août 383) ; l’usurpateur Maxime élimine les chrétiens du
pouvoir; au passage, Paulin s’arrête peut-être à Milan où il voit Ambroise;
Vers 385: épouse en Espagne Thérèse (Therasia), chrétienne et très riche;
384-389: vie mondaine; c’est peut-être à cette
époque qu’il voit Ambroise à Milan, et Martin à Vienne (ainsi que Victrice).
389: Baptisé par Delphin de Bordeaux; départ
en Espagne à la fin de l'été avec Thérèse;
Peu après: Mort violente de son frère et
graves dangers pour lui (peut-être liée aux troubles politiques).
Vers 392: naissance et mort de Celse, en Espagne.
393: Paulin et Thérèse décident de quitter le
monde et vendent leurs biens.
Noël 394: Ordination forcée à Barcelone; par
l'évêque Lampius.
395: après Pâques, ils partent pour Nole (par
mer?) et passent par Rome (curiosité du public et hostilité du pape Sirice).
Ils arrivent à Nole en été
Début 396 : Paulin est malade.
Vers 396-397: Augustin évêque.
399: Premier des pèlerinages annuels de Paulin
le 29 juin à Rome. Sévère lui envoie la Vita
Martini (qui est toujours en vie; mort en ???)
Fin
de l'année : mort de Sirice et élection d’Anastase.
400: séjour de Nicétas, puis de Mélanie.
401-403: Constructions de Nole (dédicacées en 404
par Paul de Nole).
403: Deuxième visite de Nicétas (il y est le
14 Janvier).
407: Mélanie la jeune et sa famille à Nole
(fuient les Barbares).
Entre fin 408 et 413-415: Il devient évêque (Thérèse est morte peu avant
ou peu après).
410: Prise de Rome; mort de Pammachius.
419: Invité à un Concile par l'Impératrice
22 juin 431: il meurt.
Avant 389 I, II, III.
389 VI, VII, VIII, IX
390-2 35, 36
393 X; 9 et 10 (393-394).
394 XI
395 XII; 1, 2; 4, 3
396 13 (hiver 395-6); XIII; 6 (printemps), 5 (fin
été).
397 XIV; 7, 8 (fin 396 ou début 397); 1l (printemps),
12
398 XV; 17, 18 (fin été).
399 XVI, 14, 15; 22 (fin été); 38 (ou en 400).
400 XVIII; XVII, XXII, XXIV et XXIX (printemps); 25,
44 (ou 401); 25, 16 (400-2).
400+ 26
401 XXIII, XXII (401-3); 21, 19, 20 (printemps); 27
(401-2); 4O et 41 (400-408);
401-402 27, 30, 25 bis, 39
402 XXVI;
403 XXVII; 31; 33et 34 (postérieures à 402); 25
(avant 408); 37 (fin 403 ou début 404); XXX (401-3); XXXV
404 32, XXVIII; 28 (402-404 fin été).
405 XIX
406 XX; 43 (été); 46 (406-407).
407 XXI
408 XXIX (ou 409); 45 (printemps), 47
409 49 (pas avant août 408).
413-415 50
423-426 51
Selon Fabre, les poèmes 4, 5, 32, 33, 36,
et la Passio s. Genesii, ne sont pas
de Paulin
Lettre 42 indatable, lettre 48 après 404,
poème XXXI entre 393 et 408.
Saint Paulin de Nole, sénateur de grande
famille bordelaise, puis moine et évêque dans un bourg de Campanie, ne
s’intéresse pas beaucoup aux réalités de la vie quotidienne. Dans ses lettres,
encore plus que dans ses poèmes, on ne trouve guère que des considérations
édifiantes, fort belles sans doute, mais qui pourraient avoir été écrites à
n’importe quelle époque. Pourtant ces oeuvres, bien que peu étendues (51
lettres et 36 poèmes), recèlent une quantité de détails du plus haut intérêt,
pour ce qu’ils nous révèlent de la société de cette époque, et de l’auteur
lui-même. Parfois ce n’est qu’un mot, caché dans un coin de phrase. Parfois ce
sont des anecdotes, qui peuvent être fort longues et sont souvent racontées
avec beaucoup d’humour.
Paulin a traversé bien des pays et des
années, connu bien des milieux, des situations, et des expériences de toute
sorte. La première partie de sa vie s’est écoulée dans la riche noblesse
littéraire d’Aquitaine, la deuxième dans la pauvreté et la solitude du
monastère de Nole, au milieu de chrétiens et de paysans, avec parfois la visite
de pèlerins ou de messagers. Il est donc un témoin de valeur certaine, pour les
différents aspects de la société de cette époque, encore que les oeuvres de la
première partie de sa vie soient perdues presque entièrement. Il nous donne
donc peu de renseignements sur certains sujets, et spécialement sur la vie des
Romains moyens: il connaît surtout les extrêmes.
Il ne faudrait pas croire pourtant que
dans sa retraite de Nole, il vive entièrement hors du monde: son abondante
correspondance (dont nous ne possédons qu’une partie) l’aide à garder des
contacts et des échanges continuels avec des gens vivant aux quatre coins du
monde romain, et Nole elle-même est un terrain d’observation passionnant. Mais
ce qu’il observe ne l’intéresse pas tant en soi, que par l’enseignement qu’il
en tire. Chaque détail est matière à méditation pour lui. Même quand il raconte
pour le seul plaisir de raconter, même quand l’écrivain ressort sous l’ascète,
il est toujours avant tout, au-delà de toute littérature, un chrétien, et c’est
à travers Dieu uniquement qu’il regarde chaque parcelle de sa vie.
Nous allons passer en revue les détails
qu’il nous donne, en examinant la vie quotidienne successivement sous l’angle
matériel, puis social et enfin religieux.
Après avoir parlé des maisons pauvres et
riches, nous dirons quelques mots de la construction en général, et enfin de
l’éclairage. Paulin utilise différents termes pour désigner les maisons
pauvres.
La demeure des paysans est une cabane (tugurium)
(1),
tigillum (2),
casa (3),
gurgustium (4), mapalia (5) en bois comme l’indique le
terme tigillum (qui vient de tignum, poutre), et aussi la
vraisemblance: les pauvres utilisent le matériau le plus économique possible
qui est aussi celui qui protège le moins bien du froid. Paulin cite un paysan
"tegmine aprico algidus" (6). Ailleurs il parle nommément d’une cabane
de bois: "de ligno texta tigilla" (7). Une autre est couverte en
chaume: "culmea tecti culmina" (8). Non seulement ces maisons ne
protègent pas des intempéries, mais elles ne sont guère solides. Les deux
huttes de bois, que nous venons de voir, étaient situées juste devant la
basilique saint-Félix qu’elles enlaidissaient, mais leurs propriétaires
refusaient énergiquement de déménager, attachés qu’ils étaient à leur infâme
cahute (sua gurgustia). Or voici
qu’un incendie miraculeux détruit l’une de ces cahutes, qui brûle facilement
puisqu’elle est en bois, et d’autant plus facilement que "putria ligna
vetusti culminis" (9), le bois de cette vieille cabane est pourri
et elle s’effondre. Quant à l’autre cabane, le propriétaire dans sa fureur la
détruit, ainsi il est puni de son obstination et Paulin très heureux pour
l’esthétique de ses constructions (10).
Voilà donc les misérables demeures des
paysans, dont Paulin sans doute exagère un peu la misère, quoique d’après un
autre texte on puisse se demander si les conditions de vie n’étaient pas
parfois encore pires: "illam tectisque cibisque miscuerant" (11),
"elle partageait leur toit et leur nourriture". Il s’agit d’une
vache... Il est vrai qu’elle est présentée comme jouissant d’une mesure de
faveur par rapport au reste du troupeau, mais tout de même!
(1) 29, 13 (260, 6) et
XXVIII, 67 (664, 67). Tugurium vient
de tegere.
(2) XXVIII, 63 (664,
63).
(3) X, 245 (458, 245).
(4) XXVIII, 156
(666-156). Terme péjoratif qui signifie aussi gargote.
(6) XVIII, 231-232
(495, 23l): dans sa maison exposée au soleil, il gèle.
(7) XXVIII, 63 (664,
63).
(8) XVIII, 387-388
(499, 387).
(9) XXVIII, 82-83
(664, 82).
(10) XXVIII, 154-166
(666, 154).
(11) XX, 403-404
(566-403).
Les bestiaux ordinaires logent dans des
étab1es, praesepia (1). Mais on sait que la cohabitation des
hommes et des animaux existe encore de nos jours dans de nombreux pays. Autre
inconvénient des cabanes de paysans: elles sont noircies par la fumée (nigrantes
casas) (2),
du moins chez les habitants de la Bigorre que Paulin présente comme des modèles
de sauvagerie. Leurs toits sont aussi de chaume, texta mapalia culmo"
(2).
Du reste, Paulin lui-même habite un tugurium
(3), ce
terme désignant seulement ici la petitesse et la simplicité des locaux :
l’étage ajouté pour lui et sa communauté à l’hospice qu’il a construit pour le
pèlerins pauvres. Le jour où l’illustre ascète Mélanie lui rend visite, il est
bien embarrassé pour loger dans cette minuscule demeure la suite nombreuse et
brillante qui l'accompagne (4), Les "angustae cellae" (5)
sont "pour ainsi dire dilatées" par cette troupe de gens (6).
Certainement Paulin exagère un peu la petitesse des lieux.
Le vieux prêtre Basile vit dans un "exiguum
domicilium" (7) qui lui est volé par un riche et qu’il est
tout heureux de récupérer grâce à l’intervention de Paulin, car sa pauvreté ne
lui aurait pas permis d’en trouver un autre.
A l’opposé, les riches vivent dans de
splendides et immenses palais. Paulin en quittant le monde a renoncé aux "veterum
praecelsa domorum Culmina" (8) et aux "mira habitacula" (9),
les luxueuses villas où il passait les vacances. Entre sa conversion et son
départ pour Nole, Paulin passe quelques années de retraite dans ses propriétés
d’Espagne, répondant à Ausone qui l’accuse de s’enterrer dans un trou
désertique et sinistre: "Diversa colo, ut colui, loca juncta superbis
Urbibus, et laetis hominum celeberrima cultis "(10).
(1) LVIII, 336 (498,
336).
(2) X, 245 (4 245) des
huttes enfumées et des chaumières
(3) 29, 13 (260, 6): tugurium
nostrum
(4) 29, 13 260, 6sqq).
(5) XXI, 483 (590 483).
(6) 29, 13 (260, 8: quasi
dilatatum
(7) 14, 4 (110, 4).
(8) XXI, 482-483 (590,
482): les faîtes élevés des demeures anciennes
(9) X, 244 (458, 244):
habitations magnifiques
(10) X, 216-217: J'y
possède comme toujours plusieurs résidences proches de villes magnifiques, dans
des pays riants, peuplés et cultivés par les hommes (Pietri).
Peu après il distribue tous ces biens aux
pauvres. Sévère, qui a aussi quitté le monde, continue néanmoins à vivre dans
une villa qu’il a gardée à Primuliac, mais sans aucun luxe: "Non
tricliniis tua tecta occupas, neque supellectilis aut pecuniae molibus
stipas" (1). Les termes occupare et stipare, assez
péjoratifs ici, indiquent que Paulin considère tous ces accessoires comme
superflus, et même nuisibles.
Les détails chez lui sont souvent utilisés
comme symboles. En creusant les fondations d’une maison, dit Paulin, on trouve "aut
nodamenta truncorum, aut residua ruinarum, aut pleraque noxii generis
animalia" (2), voulant signifier par là les tendances
mauvaises enracinées, qui se réveillent lors d’une conversion.
Il nous montre ailleurs un aqueduc "quem
longa vetustas Ruperat" (3) et que des volontaires du bourg d’Abella,
près de Nole, vont reconstruire.
Autres ruines: la maison où Félix
poursuivi par la police impériale se réfugie. Comme il n’est protégé que par "semiruti
paries malefidus fragmine muri" (4) et que cette maison en ruines ne possède ni
porte (foribus nullis, v. 93), ni serrure (nullius obice claustri,
v. 91), il serait rapidement pris si une araignée ne tissait aussitôt une
épaisse toile. Celui qui se fie à Dieu, conclut Paulin, une toile d'araignée le
protège autant qu’un mur, sinon, le mur lui-même est fragile comme une toile
d’araignée (5).
Paulin lui-même effectue des
constructions: il refait la route qui mène au tombeau de Félix, et construit à
côté un hospice pour les pauvres, au temps de sa magistrature en Campanie (6).
A l’emplacement de la basilique qu’il
bâtit de 400 à 402, "pars spatii brevis hortus erat, pars ruderis agger
Quem collata manus, populo curante, removit" (7). Et Paulin se félicite que le
marbre ait remplacé les "vils choux" et les ordures. Ses travaux se
complètent par l’église qu’il fait édifier à Fondi vers la même époque, parce
que l’ancienne était "ruinosam et parvam" (8).
(1) 24, 3 (204, 8 sqq):
Tu n’occupes pas ta maison par des salles de festins et tu n’y entasses pas des
masses de vaisselle et d’argent.
(2) 24, 20 (219, 21): Des
entrelacs de troncs d’arbres, des restes de ruines, toutes sortes de bêtes
nuisibles.
(3) XXI, 719-720 (600,
719): Détruit par une longue vieillesse.
(4) IVI, 94 (479, 94): la
paroi peu sûre d’un mur à demi écroulé, en morceaux.
(5) XVI, 100-102
(479-100).
(6) XXI, 382-386 (587,
382).
(7) XXVIII, 270-271 (669)
Une partie de l’espace était un petit jardin, le reste un tas d’ordures
amassées par la main du peuple.
(8) XXII, 17; (291-17):
presque en ruine et trop petite.
Il est souvent question de lampes dans les
oeuvres de Paulin, surtout dans les poèmes. La lucerna ou lychnus
est une lampe à huile que l’on suspend au plafond. Citons un texte où Paulin
décrit dans tous les détails le fonctionnement de la lampe: "in medio
tecti cameram inter humumque Nutabat solitus lychnum suspendere funis,
Innectens trijugum supremo stamine ferrum, Quo vitrae inseritur penetrabilis
ansa lucernae, Auritusque calix tribus undique figitur uncis. Funditus albet
aqua, super undam flavet olivo (...). Mergitur in medio plumbum tripes, et
cavus illo Exstat apex uncti stipatus fomite lini. Stuppa madens liquidum tenui
face concipit ignem, Et circumfusum spatio stagnantis olivi, In vitreis exile
vadis funale coruscat, Et tremulo vibrans a vertice lumen acutum. Leniter
umbrosam jacit in penetralia lucem. Et placido densas aperit splendore
tenebras" (1). Ce texte très intéressant donne un détail qu’on ne trouve pas ailleurs:
l’eau qui soutient l’huile dans la lampe et le petit trépied plongé dedans qui
porte la mèche à la surface. Certaines lampes étaient posées dans des niches ou
sur des socles, "les lampes destinées à être suspendues étaient munies
soit d’anneaux, soit, quand elles étaient en bronze, de tiges recourbées,
ornées souvent avec beaucoup de soin" (2). On peut ainsi l’enlever du câble (funis)
le soir quand on l’éteint, et la raccrocher le matin. Malheureusement, celui
qui s’occupe de ce travail néglige parfois de le faire comme il faut: "Puer,
exstincto abstulerat qui lumine lychnum Quem deponendo funem laxarat, eumdem
Neglexit solito adductum restringere nodo" (3). Voilà pourquoi il peut être
périlleux de marcher dans une maison la nuit (ou une église, comme ici), et
voilà comment Théridius reçut dans l’oeil le crochet du câble qui se balançait
trop bas, blessure dont saint Félix, heureusement, le guérit rapidement (4).
(1) XXIII, 124-129,
140-147 (610, 124): Au milieu de la pièce, entre le plafond et le sol,
oscillait un câble, où était habituellement suspendue la lampe, liant ensemble
à l’extrémité du fil un triple fer, où s’insère l’anse percée de la lampe de
verre, et où la coupe dorée est fixée de partout par trois crochets. Au fond
elle est blanche d’eau, au-dessus de l’eau elle est jaune d’huile. (...). Un
trépied de plomb est plongé au milieu, et une pointe creuse s’en élève,
entourée d’aliments de la mèche ointe. L’étoupe imprégnée prend feu comme une
petite torche, et agite dans le fond du verre la ficelle mince, répandue autour
de l’huile stagnante. Vibrant dans un tourbillon tremblant, une lumière vive
jette doucement une lueur ombreuse dans le sanctuaire, et ouvre les ténèbres
denses par un rayonnement paisible.
(2) Daremberg-Saglio,
article Lucerna.
(3) XXIII, 151-153: le
serviteur qui avait éteint la lumière et emporté la lampe qu’il avait détachée
en abaissant le câble, négligea de le remonter par le noeud habituel. (611,
151).
(4) XXIII, 160-200 (611,
160).
Autres désagréments: la lampe qui fume
(fumigans linum) (1), la lampe qui s’éteint faute d’huile, spécialement quand
elle doit brûler toute la nuit dans un sanctuaire: "id quoque noverat
idem Saepe solere mori, cum stuppa perarida longam Conderet in noctem consumto
lumen olivo, Nec miraturum vigilem" (2). On trouve aussi la
description d’une lampe en forme de croix, avec trois lumières dans des cantharuli
ou scyphuli (3), et que 1'on allume en s’aidant d’une
échelle ("machinulam gradibus scalas praebere paratis") (4),
ainsi que la description de lustres: "Medio in spatio fixi laquearibus
altis Pendebant per ahena cavi retinacula lychni, Qui specie arborea lentis quasi
vitea virgis Brachia jactantes, summoque cacumine rami Vitreolos gestant
tamquam sua poma caliclos, Et quasi vernantes accenso lumine florent" (5).
L’éclairage se fait aussi au moyen de
torches, fax (6).
(1) 5, 7 (29, 26). Linum
est une mèche de lin. Il y a aussi stuppa,, mèche d'étoupe (l'étoupe est
faite avec le lin). La "mèche fumeuse » dont il est ici question
désigne Paulin lui-même, à cause de son manque de lumières spirituelles.
(2) XIX, 469-472 (539,
469): Il savait aussi qu’elle mourait souvent quand la mèche complètement sèche
avait donné de la lumière pendant une longue nuit et consumé l’huile, et que le
veilleur ne s’en étonnerait pas.
(3) XIX, 462 et 463
(538): coupelles.
(4) XIX, 458 (538): une
petite machine offre des échelons
(5) XIX, 412-417 (535,
412): Au milieu de l’espace, fixées aux hauts plafonds, étaient attachées par
des câbles de bronze des lampes creuses en forme d’arbres, jetant leurs bras
comme des branches souples de vigne, et au sommet de la pointe les rameaux
portent leurs fruits, des coupelles de verre, et fleurissent comme au
printemps, quand la lumière est allumée.
(6) XVII, 174 (487, 174);
et ailleurs.
Dans ce domaine nous n’avons pas beaucoup
de renseignements non plus. L’idéal du père de famille et du chrétien, c’est
"tenuis victus" (1) et "epulae inemptae" (2).
A un extrême on trouve les folles
prodigalités des riches: "istis pretiosior fuisse arguitur unius diei
mensa, quam totius sui temporis vita" (3). Paulin nous les montre en un
tableau sans pitié, "mane ebrii", "hesterno inflati
vino » et "de crapula libidinis dementer instabiles" (4).
Il leur donne sévèrement en exemple les moines qui jeûnent.
Les pèlerinages sont pour les paysans
(dont le christianisme n’est qu’un vernis) l’occasion de grandes beuveries (5),
coutume païenne qui consterne Paulin, et dont il les détourne par une pieuse
ruse: il fait peindre dans la basilique des scènes bibliques pour les
distraire. Il se méfie du vin "malesuadus" et "vesanus"
(6).
Cardamas, messager de Sévère, qui aime la
bonne chère et le bon vin, se soumet pourtant d’assez bonne grâce au régime de
Carême, et devient sobre, quitte à recommencer après (7).
Le vin se vend au détail dans les
tavernes, "divendant vina tabernis" (8). Malgré ses critiques, Paulin
boit pourtant un peu de vin puisqu’il demande à Sévère de bien vouloir lui
faire envoyer "vinum vetus, quod Narbone adhuc nos habere
credimus" (9). Mais cette lettre date du début de son
séjour à Nole, et peut-être par la suite Paulin devint-il plus austère, ou bien
il en boit très peu.
De toute façon, Paulin et sa communauté
ont un régime tout à fait ascétique: un repas par jour, qui pendant le Carême
n’a lieu que le soir (10). Et ce repas ne vaut guère mieux qu’un
jeûne.
(1) V, 66 (441, 66): une
nourriture frugale.
(2) IV, 15 (440, 15): des
repas que l’on n’achète pas (produits par le domaine). Il y a quelque chose de
paysan, de catonien, dans cet idéal d’autarcie. Les poèmes IV et V sont
antérieurs à la conversion de Paulin. D’ailleurs, Fabre attribue le IV à Paulin
de Pella, et le V à Ausone.
(3) 13, 17 (98, 6): ces
gens-1à dépensent plus pour leur nourriture d’un seul jour que ce qui leur
suffirait à subsister toute leur vie.
(4) 22, 2 (156, 5 sqq):
ivres dès le matin; gonflés du vin de la veille; titubants à cause de leurs
folles orgies.
(5) XXVIII 558-595 (661):
(10) 15, 4 (113).
(6) VI, 67-69 (443, 67):
qui donne de mauvais conseils, qui rend fou
(7) 15, 4 (113).
(8) XXVII, 571 (661):
qu’on vende le vin au détail dans les tavernes.
(9) 5, 22 (39, 13): du
vin vieux que je crois avoir encore à Narbonne.
C’est Victor, messager de Sulpice Sévère,
qui apprend à Paulin des recettes de cuisine ascétique, peut-être en usage à
l’armée, où il avait servi.
Il s’agit de bouillies (pultes) de
diverses farines: milium le millet; panicium le panic, sorte de
millet; faba, farine de fève; farina,
farine qui n’est certainement pas de la meilleure qualité puisque Paulin
l’oppose à siligo, fleur de farine, que Victor n’utilise pas (1).
Il fait cuire ces bouillies avec "gutta olei et aquae copia" (2),
et pour tout assaisonnement "eas tanto gratiae sale, tanta dulcedine
caritatis condiebat" (3). Heureusement il y met tout de même "condimentum
salutis" (4), des herbes (ou bien est-ce au sens
figuré?) grâce auxquelles "cellulae nostrae spatium olida caligine
vaporavit" (5).
Paulin déclare néanmoins que le résultat
de cette cuisine est parfaitement détestable, mais nourrissant, économique, et
favorable à la piété, "quo citius senatorium fastidium poneremus"
(6):
il a sans doute un peu de mal à vaincre la délicatesse de son goût. En tout
cas, iI ne tarit pas d’éloges sur Victor, qui en plus est très habile: la
farine, "quae vix ante sufficiebat panibus, nunc abundet et
pultibus" (7). Paulin nous décrit 1a joie d’un vieux paysan
édenté à qui ce menu convient parfaitement (8). La base de la nourriture populaire (car
Paulin tend à se rapprocher le plus possible de la vie de la masse du peuple)
se compose donc de bouillies à l’eau et de pain, que l’on fait soi-même, comme
nous venons de voir (9). Du reste, le pain a gardé ce rôle presque
jusqu’à notre époque, et la bouillie aussi dans certaine régions (les gaudes,
la polenta: bouillies de maïs). La bouillie est la nourriture des Romains
depuis toujours, aussi bien en 400 après J.-C. qu’en 400 avant. En Campanie on
fait du pain blanc de siligo, fleur
de farine; Paulin en envoie comme eulogie (pain bénit) à un de ses
correspondants (10).
(1) 23, 6 et 7 (163).
(2) 23, 6 (162): une
goutte d’huile et une quantité d’eau.
(3) 23, 6 (162, 24) 1 il
les assaisonnait avec le sel de son humeur si agréable et la douceur de sa si
grande charité.
(4) 23, 7 (163, 10): des
herbes salutaires.
(5) 23, 7 (164, 6-7):
Notre cellule s’est remplie d’une bonne odeur.
(6) 23, b (163, 4): Pour
que je dépose plus vite mon dégoût de sénateur.
(7) 23, 8 (166, 15): La
farine qui auparavant suffisait à peine pour le pain, maintenant abonde aussi
pour la bouillie.
(8) 23, 9 (19 sqq).
(9) voir aussi XVI,
162-163 (480, 162). (10) 5, 21 (38).
Il était peut-être fait d’une manière spéciale (quelque chose comme des
biscottes) ou alors il devait arriver complètement sec au bout du voyage. Même
remarque pour l’histoire du naufragé qui erre sur la mer pendant des jours puis
offre du pain à ses sauveteurs (1).
Les bestiaux sont quelquefois mieux
traités que les humains : Paulin cite un paysan qui prive sa famille de froment
pour pouvoir en nourrir ses chers boeufs (2).
Les légumes
sont aussi une partie importante de l’alimentation. On trouve quelques
allusions au chou (brassicum (3) ou caulis (4) ), et à la bette (beta)
(5),
cités comme peu intéressants, et tout à fait insipides sans sel, comme les
mangent "les pauvres et les avares" (6). Ce n’est donc pas par
masochisme ni pour garder la ligne que Victor ne sale pas ses bouillies: le sel
est un luxe.
On trouve aussi quelques allusions à
d’autres aliments: le miel (7), la moutarde (sinapi) (8),
l’amande (nux) (9), le jus de raisin (10), le poisson pêché à la ligne
(11),
et quelques autres; ainsi qu’à la coutume des apophoreta (12),
friandises ou cadeaux que l’on donne aux convives à la fin des repas (et aussi
par extension au public lors des jeux).
Au temps de sa vie mondaine, Paulin envoie
à son ami Gestidius, autre riche propriétaire qui vit dans une villa au bord de
la mer, une fois seize huîtres (13) et une autre fois des becs-figues (14),
oiseaux capturés et engraissés.
(1) (396, 20 sqq).
(2) XVIII, 232-233
(495-496).
(3) 278 (669).
(4) 39, 4 (337, 13).
(5) id.
(6) Id.
(7) XXVII, 426 (623,
426).
(8) (6, 23).
(9) XXIII, 2 83-283
(654-282).
(10) XV, 294-298 (475,
294).
(11) XIX, 393-394 (534,
393).
(12) 5, 2l (39, 4).
(13) poème II
(14) poème I
Il n’est pas question de viande dans les descriptions des menus
de Paulin. Chez le peuple elle n’apparaît qu’aux grandes occasions, notamment
au pèlerinage de saint Félix où les paysans sacrifient un animal engraissé pour
la circonstance (un cochon ou une vache), le font cuire et le distribuent aux
pauvres, sauf quand ils sont avares et font comme cet homme qui donne aux
mendiants la tête et les entrailles du cochon, et garde le reste pour lui (1).
On peut supposer qu’ils en gardaient tout de même un peu pour eux, en règle
générale. Un autre paysan engraisse tellement son cochon que le malheureux
animal ne peut plus marcher tant il est lourd (2). Faut-il citer pour finir
l'histoire de ce fou qui mangeait des poules crues avec les plumes? (3)
Ce récit nous apprend du moins que les paysans de Campanie élevaient des
volailles.
La vaisselle
ordinaire est en bois ou en terre. Paulin envoie à Sévère une scutellam
buxeam (4):
"A la façon dont il la présente il semble que cette vaisselle dont il
apprécie l’austérité soit d’usage courant dans le pays. Mais au fond, Paulin
préfère la vaisselle de terre, pour des raisons mystiques » (5).
Or dans le même texte Paulin demande à
Sévère de lui envoyer "nigellatum… per ea vascula quae pueris tuis...
demandavimus. Amamus enim vasa fictilia" (6) : ces vasa fictilia sont-ils
les vascula en question, auquel cas nigellatum serait de l’huile
de nielle, comme le pensent plusieurs auteurs (nous savons de plus que Paulin
se faisait faire des massages à l’huile)? Ou bien les vasa fictilia que
Paulin aime sont-ils le nigellatum lui-même,
qui serait ainsi une porcelaine à dessins noirs? Les deux opinions se défendent
et le contexte ne permet pas de décider.
La marmite où Victor fait cuire la
bouillie s’appelle olla (7). Paulin emploie aussi dans le même texte le
mot testa qui représente sans doute
un autre récipient puisqu’ il y a deux termes (quelque chose comme une soupière
ou un plat, qui ne va pas sur le feu?). De toute façon, ces deux mots n’ont
rien que de très classique, de même que les plats (catina) évasés (patula)
(8)
c’est-à-dire des assiettes, que le pèlerin qui sacrifie son cochon et le donne
aux mendiants utilise pour la distribution, après avoir fait cuire la bête dans
un chaudron d’airain (ahenum) (9).
La vaisselle des riches, supellex (10),
est selon le contexte et la vraisemblance, abondante et précieuse.
(1) XX, 76-80 (554, 76).
(2) XX, 321-324 (563,
321).
(3) XXVI, 308-317 (645,
308).
(4) 5, 21 (39, 3-4): une
écuelle de buis.
(5) Fabre, Paulin de Nole et l’amitié chrétienne,
page 41, note.
(6) 5, 21 (39, 5-6-7):
dans les mêmes récipients que nous avons confiés à tes serviteurs. Car nous
aimons les vases d’argile.
(7) 23, 7 (164, 13).
(8) XX 202 (558).
(9) XX, 201 (558).
(10) 24, 3 (204, 9) cf
note 1, page 6.
Nous avons un peu plus de détails sur ce
sujet, assez pour nous représenter en gros l'habillement des hommes de cette
époque. En particulier Paulin dans l' épitalame
de Julien et Ia (poème XXV) ne
cesse de dire: "vous ne devez pas vous habiller comme ceci et comme
cela", si bien qu'il nous donne quantité de renseignements intéressants.
Tout le monde porte la tunique, qui varie suivant le sexe et
la condition sociale. C'est un vêtement long, que l'on retrousse avec une
ceinture (zona) (1). Voici la description d'une
tunique d'homme: "Tunica qua restricta nodarat amictum suspendens
fluidam poplite vestem" (2) Les plis ainsi formés servent de
poches : « Vestis in altum
Succinctae sinibus clausum mandaverat
aurum » (3). L’inconvénient c’est que ces poches se défont dès qu'on
enlève la ceinture. L'homme en question est un voleur, que l'on capture : « Captus mutavit cingula vinclis Utque
aurum sinibus discincta veste solutus Decidit » (4).
Depuis longtemps à cette époque la toge n'est plus qu’un vêtement
d'apparat pour les sénateurs. Paulin la mentionne deux fois à propos de
Valerius Publicola, sénateur de très antique noblesse (5) et à propos des parents et
amis de l'ascète Mélanie, mère de Valerius Publicola (6).
Un autre vêtement, très répandu par contre
et aux dépens de la toge, est le manteau à capuchon (cuculla) (7), d'origine gauloise. Dans le récit du
naufrage de Martinien, nous voyons un moine de la communauté de Rome faire
cadeau au malheureux naufragé qui gèle dans ses haillons d'une tunique et d'une
cuculle, dont il est très content (8).
Le pallium, manteau d'origine
grecque, est très utilisé aussi, et il demeurera comme on sait un vêtement
religieux ainsi que la cuculle. Deux fois Sévère envoie à Paulin des pallia
(9).
(1) 5, 18 (37, 5).
(2) XIX, 575-576: Le nœud
avait resserré la tunique en laissant pendre le vêtement fluide au dessus du
jarret.
(3) XIX, 569-570. Il
avait enfermé l'or dans les plis de son vêtement retroussé vers le haut.
(4) XIX, 589-591. On
prend sa ceinture pour le ligoter, de sorte que l'or tombe des plis défaits de son vêtement
dénoué.
(5) 45, 2.
(6) 29, 12 (259, 23-24). Illi sericati, et pro suo quisque sexu toga
aut stola soliti splendere filii (Ces enfants vêtus de soie, et
habituellement d’une toge ou d’une robe resplendissantes, selon leur sexe).
(7) XXIV, 390.
(8) XXIV, 387-392.
(9) 23, 3 (160, 23).
Quant aux autres vêtements, voici comment
Paulin décrit les moines: "Nec chlamyde curtalini, sed sagulis
palliati » (1),
le sagulum étant un manteau de drap grossier et la chlamyde un court manteau militaire.
Autres pièces du vêtement militaire: le balteus
(2)
(baudrier), l'armilausa (3) casaque rouge (4) qui couvre la poitrine et les
épaules, et que Paulin n'apprécie pas plus que les caligae, godillots
cloutés du soldat. Les souliers ordinaires sont les calciamenta ou calceamenta
que l’on nettoie tous les jours: Paulin a toutes les peines du monde à empêcher
le serviable et universel Victor de se charger de ce travail: "quotidie...
calceamenta..., si paterer, tergere cupiebat" (5).
Les femmes portent aussi la tunique, avec des différences de détail
sans doute, dont Paulin ne parle pas. La tunique de haute couture est la
tunique talaire (talaris, qui
va jusqu’aux talons) à plis flottants (fluxis sinibus) (et traîne
ondulante (crispo syrmate) (7), que Paulin attribue à Hérodiade et
interdit à la chrétienne. Ces robes élégantes sont en soie (8), "ostro rutilas auroque
crepantes" (9). Les dames nobles portent la stola (10),
et Mélanie une mantille (palliolum) (11).
Ces vêtements sont faits avec toutes
sortes de textiles.
La soie comme nous venons de voir, pour
les riches, hommes et femmes (12).
Les tissus ordinaires sont en laine filée et tissée (13),
qui est si commune, que même la soie s’appelle vellera Serum (14).
Paulin nous décrit le travail de la fileuse, qui pèse la laine dans une balance
(trutinare de lancibus) et file sa quenouille (nere de calathis) (15).
(1) 22, 2 (155, 13).
(2) id.
(3) 17, 1 (125, 27); 22,
1 (155, 8).
(4) 17, 1 (125, 27): "Facie
non minus quam armilausa ruberet": la figure aussi rouge que sa
casaque.
(5) 23, 4 (161, 20): Tous
les jours il voulait nettoyer mes souliers, si je l’avais permis.
(6) XXV, 76 (635).
(7) XXV, 127 (636).
(8) XXV, 51 (634) et 74
(635).
(9) XXVI, 75 (635, 75):
Rutilantes de pourpre et cliquetantes d’or.
(10) 9, 12 (259, 24): voir
page 13 note 6.
(11) 29, 12 (260, 1); voir
page 13 note 6.
(12) 29, 12 (260, 23).
(13) XXV, 106.
Mélanie fait cadeau d’une tunique en laine
d’agneau à Paulin, qui à son tour l'offre à son ami Sévère, après l’avoir mise
quelque temps pour l’assouplir: "Misimus tunicam quam ab usu meo (...).
De tenero agnorum vellere contexta blanditur attactibus... Fateor tamen ausum
me ut eam, quamvis illico ut acceperam tibi destinatam, meo tamen vestitu
initiando praeterirem" (1). Cela pour le remercier de lui avoir
envoyée des manteaux en poil de chameau
"pallia camelorum pilis texta" (2), dont notre ascète apprécie
beaucoup l’inconfort qui le porte à la piété, "dum asperitate setarum
compungimur" (3). Dans le même genre voici la tunique en
poil de chèvre, que Paulin appelle
aussi saccus (4) un sac, ou cilicium (5),
un cilice, et qui a les mêmes vertus que le poil de chameau. C’est ainsi que
sont vêtus les moines de Sévère (horrentibus ciliciis humiles) (6) :
Paulin apprécie beaucoup ce costume. C’est Mélanie qui lui inculque le goût de
ces vêtements peu agréables, mais destinés à l’origine aux pauvres et aux
marins par leur solidité et leur prix modique.
Autres vêtements d’origine animale: les peaux de bêtes des habitants de la
Bigorre, que Paulin cite comme particulièrement peu civilisés (7).
De même le pilote Valgius est habillé à la mode sarde, "pellibus sutis
vestiebatur" (8). Quant au fameux messager Victor, il arrive
un jour vêtu d’une peau de mouton (ovis pelle) (9), ce qui fait dire à Paulin
qu’ainsi Victor ressemble encore plus à un mouton, comparaison appelée par la
douceur de son caractère. Enfin, pour conclure sur ce sujet, ce genre de
costume n’a rien de déshonorant, puisque nos premiers parents étaient vêtus de
peaux de moutons! (10).
On trouve mentionnés deux textiles
végétaux: la sparte (spartum),
espèce de jonc, dont Mélanie utilise la fibre (elle porte une "spartei
staminis tunicam") (11). Paulin n’a pas assez de superlatifs, dans
ce passage, pour exprimer combien ces vêtements ont peu de valeur (12).
Quant au lin, il en a beaucoup comme chacun sait, et "fila byssi
fortiora et sparteis Feruntur esse funibus" (l3).Ce byssus est un lin qui sert à faire les
vêtements fins (c’est à peu près la batiste).
(1) 29, 5 (251, 7): Je
t’envoie une tunique que j’ai mise. Elle est en laine douce d’agneau et
agréable au toucher. J’avoue que j’ai osé, bien que je te l’aie destinée dès
que je l’ai reçue, l’assouplir en la mettant d’abord.
(2) 29, 1 (247, 16): des
manteaux tissés en poil de chameau.
(3) 29, 1 (247, 17-18):
quand la dureté des poils me pique.
(4) XXXV, 451 (685).
(5) 22, 2 (155, 12).
(6) id.: ils se vêtent
humblement de cilices hérissés.
(7) X, 246 (458): pelliti
Bigerri.
(8) 49, 12 (400, 9): il
était vêtu de peaux cousues.
(9) 23, 3 (160, 13).
(10) XXV, 105 (635).
(11) 29, 12 (259, 24-260,
1): tunique en fibre de sparte.
(12) pannis veteribus
(vieux haillons); vilissimo habitu (habit sans aucune valeur).
(13) XXIV, 789-790 (630,
789): les fils de byssus sont encore plus solides, dit-on, que les fibres de
sparte.
Le lin est utilisé aussi pour les tentures
précieuses, "vela puro splendida lino" (1).
Quant aux couleurs des vêtements, Paulin est presque muet là-dessus. Il cite
seulement les haillons noirs de Mélanie (pannis veteribus et nigris) (2),
et la pourpre pour blâmer son usage:
"nolo mihi Tyrio modo serica murice vestis ardeat" (3).
Il veut que Ia, la jeune mariée du poème XXV, horreat inclusas auro vel
murice vestes" (4). Il parle tout de même des entreprises de
teinture de Canusium en Apulie (5). Mais tout cela nous renseigne peu, car la
pourpre a toujours été le symbole de la richesse et du pouvoir, et il n’est pas
un moraliste qui ne la blâme. Entre ces deux extrêmes, l’Italien moyen
s’habille de n’importe quelle couleur, puisque "ecce vias vario plebs
discolor agmine pingit" (6). Il s’agit des rues de Nole un jour de
pèlerinage.
Envisageons pour finir les manières
spéciales de s’habiller:
certains, comme Martinien, perdent leurs
vêtements dans un naufrage, ou du moins une partie, mais ce qui reste ne vaut
guère mieux. Il est qualifié de nudus (7), mais un peu plus loin il est
question de ses haillons. Les moines de la communauté de Marseille, plus riches
de prières que de biens matériels, ne peuvent lui donner qu’une paire de
souliers (caligis vilibus donatus est), et ainsi, "panno ergo
sordens, calceamento nitens" (9), il continue son voyage et reprend le
bateau, "ut, nave tectus, velut expeditus navita, De nuditatis nauticae
consortio Nudi pudorem evaderet" (10). Ce n’est qu’à Rome que Martinien, comme
nous avons vu, trouve de quoi s’habiller.
(1) XVIII, 31 (491, 31):
Rideaux de lin pur resplendissants.
(2) 29, 12 (259, 13).
(3) XXXV, 463-464 (686,
463): Je ne veux pas pour moi d’un vêtement de soie qui resplendisse de pourpre
à la mode tyrienne.
(4) XXV, 43 (634, 43):
qu’elle ait horreur des vêtements incrustés d’or ou teints de pourpre.
(5) XVIII, 23-24 (491,
23).
(6) XIII, 24 (464, 24):
voilà qu’un peuple bariolé peint les rues en une armée multicolore.
(7) XXIV, 253 (620, 253).
(8) XXIV, 319 (621): on
lui donna de méchants souliers.
(9) XXIV, 34l (621): vêtu
de haillons dégoûtants et de souliers reluisants
(10) XXIV, 345-348 (621,
345): pour, protégé par le bateau, comme un marin court vêtu, échapper à la
honte d’être nu par la communauté de nudité avec les marins.
Paulin accuse les philosophes cyniques
d’ingratitude envers Dieu, parce que "nec frigora vestibus arcent"
(1).
Les pauvres sont vêtus de pannis,
haillons qui font horreur aux riches (2). Mélanie aussi est en haillons vieux et
noirs, en "crassam tunicam" (3), avec une corde pour
ceinture, costume que Paulin recommande aux moines (4). De plus, elle est pieds nus,
puisque la foule qui la suit tâche de prendre en souvenir la poussière de ses
pieds (5).
Ce costume sobre a un grand avantage: en voyage on a peu de bagages à porter: "non te virga, non pera, non sacculus praegravabit. Non calciamenta nec duplex vestis impediet, sed lumbis praecinctis nullo aere, gravi zona, viam tuam curres" (6).
Enfin voici l’avis de Paulin sur le genre
de vêtements que l’on doit éviter: "neque mollibus vestimentis corpori
blandiamur, ne carneos tactus et amplexus illicitos delicatis male palpata
tegminibus membra disquatiant" (7).
Sur la coiffure masculine nous ne connaissons guère que les moeurs de
Paulin lui-même et de ses moines: ils sont rasés, mode apportée vers 400 par
Victor et apprise de saint Martin. L’idéal capillaire pour un moine c’est
d’être "casta informitate capillum ad cutem caesi et inaequaliter
semitonsi, ei destituta fronte praerasi" (8). Victor a rasé lui-même
Paulin (9).
Le monachisme étant encore au berceau à cette époque, la tonsure n’est pas
encore fixe et partout la même. Dans celle-ci c’est l’avant de la tête qui est
rasé, ce qui devait effectivement être informis. Les hommes qui vivent
dans le monde sont "improba attonsi capitis fronte criniti" .(10).
(1) XXXVI, 50 (694, 50): ils ne repoussent pas le froid par des vêtements.
(2) XXXV, 499-504 (688,
499).
(3) 29, 12 (259, 13):
tunique grossière
(4) 22, 2 (155, 11 sqq).
(5) 9, 12 (260, 4-5).
(6) 5, 18 (37, 2sqq): tu
ne seras pas chargé d’un bâton, d’une bourse, d’un sac; tu ne seras pas
embarrassé de souliers ni d’une multiplicité d’habits. Mais les reins ceints
d’une dure corde, sans aucun argent, tu feras ton voyage en courant.
(7) 41, 2 (357, 9 sq: Ne
flattons pas notre corps avec des vêtements moelleux, afin que les membres
caressés de façons agréable ne soit pas troublés vers l'illicite.
(8) 22, 2 (155, 14-16):
avec une chaste laideur, ils ont les cheveux rasés jusqu’à la peau, la barbe à
moitié taillée et inégalement, et le front découvert.
(9) 23, 10 (167, 19).
(10) 22, 2 (155, 14): De
longues touffes de cheveux flottent impudemment sur leur front.
Or, "feminis
tantum comam apostolica reliquit auctoritas (...) indecorum viro crinem"
(1).
Les femmes ont en effet des cheveux,
et même beaucoup puisqu’elles n’ont pas le droit de les couper (tegimentum
capitis et frontis umbraculum, verecundiae decus postulat) (2).
Logique masculine : elles sont obligées d’avoir des cheveux et Paulin veut
leur interdire de s’en servir pour être belles: "Sint mulieribus
nostris comae spiritalium acta virtutum, jejunia, misericordia, orationes"
(3).
Si elles le faisaient, il n’aurait pas besoin de le leur dire. Il est vrai que
certaines exagèrent: elles les décolorent (flavo tincta colore comam) (4),
les parfument (odoratis capillis) (5), se livrent sur eux à des exercices
d’architecture (implexarum strue tormentoque comarum Turritum aedificata
caput) (6).
Quant à Hérodiade, Paulin l’imagine « pone refusa comam" (7). Que faut-il donc en faire, de ces cheveux?
Paulin est aussi sévère pour les bijoux. La femme chrétienne doit
"rejeter avec dégoût les colliers rehaussés de gemmes bariolées" (respuat
et variis distincta monilia gemmis) (8), « ne pas désirer de pierres
précieuses" (non cupiat lapidum pretium) (9), ne pas "se parer de
petites pierres multicolores "(variis ornata lapillis) (10),
ne pas avoir "le front brillant de gemmes" (fronte micans gemmis)
(11).
N’oublions pas les broderies d’or des vêtements (12).
Maquillages et parfums sont également
interdits: "Non fucis male ficta cutem neque lumina nigro pulvere"
(13).
Rien de nouveau sous le soleil.
De plus, "neque odoratis vaga
vestibus atque capillis, Naribus agnosci qua gradiare velis" (14).
Conclusion: "purum naturae decus
aspernata superbo Crimine, divinum in se sibi damnat opus" (1).
On croirait entendre Tertullien.
Paulin fait la même recommandation aux
hommes (2):
il ne faut pas s’occuper du corps mais seulement s’occuper d’embellir son âme.
En vérité, on ne peut pas lui donner tort.
(1) 23, 24 (181, 19):
l’apôtre ne permet les cheveux qu’aux femmes. Les cheveux ne siéent pas à un
homme.
(2) 23, 24 (17-18): la
pudeur réclame que leur tête soit couverte et leur front ombragé.
(3) 23, 24 (182, 6-7):
que nos femmes aient comme cheveux les oeuvres des vertus spirituelles, les
jeûnes, la miséricorde, les prières.
(4) XXV, 64 (634, 64):
les cheveux teints en blond.
(5) XXV, 83 (635, 83):
les cheveux parfumés.
(6) XXV, 85-86 (635, 85):
elle les entrelace, les amasse, les tord, et bâtit ainsi une tour sur sa tête.
(7) XXV, 128 (636, 128):
les cheveux répandus en arrière.
(8) XXV, 45 (634, 45).
(9) XXV, 51 (634, 51).
(10) XXV, 109 (635, 109).
(11) XXV, 128 (636, 128).
(12) XXV, 43 (634, 43).
(13) XXV, 63-64 (634, 63):
elle ne doit pas se farder la peau avec du rouge, ni les yeux avec de la poudre
noire.
(14) XXV, 83-84 (635, 83):
on ne te verra pas traîner par les chemins tes vêtements et tes cheveux
parfumés, afin d’être reconnue à l’odorat partout où tu passeras.
(15) XXV, 65-66 (634, 65):
méprisant la pure parure de la nature avec un orgueil criminel, elle condamne
en elle-même l’oeuvre divine.
(16) XXV, 91-92 (635, 91).
Les voyages sont un sujet que nous
connaissons assez bien car Paulin en parle souvent.
On se met en route très facilement à cette
époque. Ainsi Sévère se rend tous les ans de Primuliac (que l’on pense avoir
été situé non loin des Pyrénées, en Bigorre) à Tours, rendre visite à saint
Martin, et parfois même deux fois par an: "Gallicanas peregrinationes
frequentas, et iteratis saepe intra unam aestatem excursibus Turonos et
remotiora visitas" (1). Les pèlerinages sont un motif important de
voyage, du moins dans le monde chrétien où vit Paulin. Nous en reparlerons en
détail plus loin, mais disons seulement qu’on venait parfois de très loin pour
un pèlerinage (celui de Nole attirait des fidèles de toute l’Italie du Sud et
même de Rome) (2).
Paulin voit même arriver deux fois Nicétas, évêque de Rémésiana en Dacie
intérieure, c’est-à-dire en Serbie (3), ce qui représente une distance énorme, que
peu de gens affronteraient de nos jours, avec les conditions d’alors. Le motif
de ces deux voyages est aussi, bien entendu, de rendre visite à Paulin, et les
pèlerinages s’accompagnent de tourisme: Paulin profite de son voyage annuel à
Rome à la saints Pierre et Paul pour visiter les tombeaux des martyrs (4).
Les gens du monde voyagent de l’une à l’autre de leurs villas. Ausone partage
ses vacances entre ses propriétés de Marojolium (Mareuil, près de Bordeaux,
station thermale), de Lucanie, ou de la fertile campagne pictave (5).
Paulin lui-même, né à Bordeaux, devient
magistrat en Campanie, sénateur à Rome, puis rentre à Bordeaux, passe quelque
temps en Espagne, et enfin s’établit à Nole. Théridius lui aussi abandonne sa
patrie pour devenir moine: "Cognatae vincula terrae Ut tibi servirem,
rupi" (6).
(1) 17, 4 (127, 5-8): Tu
fais des pèlerinages en Gaule et tu fais souvent des voyages répétés en un seul
été, à Tours et à des lieux encore plus éloignés.
(2) XIV, 55-78 (466, 55).
(3) XXVII (648 sqq) et
XVII (483 sqq).
(4) 17, 2 (126, 3-5).
(5) X, 242 (458), 256
(459), 249 (459) dans le Poitou.
(6) XXVIII, 245-246 (668,
245): Les liens de ma terre natale, pour te servir je les ai rompus.
Victrice, évêque de Rouen, va évangéliser les Nerviens et les Morins
(Nord) (1),
soupçonné d’hérésie il est convoqué
à Rome et fait le voyage depuis Rouen pour venir se justifier (2).
Dans un dessein plus profane, Hermias,
père de saint Félix, émigre de Syrie
pour venir s’établir à Nole (3).
Il est enfin une catégorie de voyageurs souvent évoquée par Paulin, dans presque toutes ses lettres et le poème XXIV: les messagers qui lui apportent les lettres et parfois les cadeaux de ses nombreux correspondants, et réciproquement.
L’excellent réseau de routes établi dans
tout l’Empire facilite beaucoup les voyages. D’Eluso (Font d’Alzonne en
Aquitaine) à Barcelone, on met huit jours à pied, ce que Paulin considère comme
peu (4).
Il faut six jours de Rome à Nole, en
passant par la voie Appienne, la première étape (stativa) étant Formies (6).
Les routes sont bien entretenues: Paulin
au temps de sa magistrature en Campanie refait la route qui mène au tombeau de
saint Félix (7).
La plupart es voyageurs vont à pied, notamment les messagers. L’un
d’eux, Martinien, fatigué de marcher, rencontre un mulet "vacantem
sarcina" (8) qu’il achète à vil prix. Malheureusement,
il n’a sans doute pas l’habitude de ce moyen de locomotion, ou bien il n’a pas
de chance car peu après "muli pavore sessor excusus procul Vectore
subducto cadit "(9) au milieu des pierres et des ronces.
Mélanie arrive chez Paulin montée sur un buricus,
qui n’est pas un bourricot mais un petit cheval,
d’ailleurs "macer et vilior asellis" (10), c’est-à-dire quelque chose
comme une rosse ou un canasson, qu’elle utilise par ascétisme.
(1) 18, 4 (131, 7 sqq).
(2) 37 (316, sqq).
(3) XV, 51-52 (469, 51),
72 (470).
(4) 1, U (10, 1-2).
(5) 29, 12 (258); XXIV,
393-394 (622, 393).
(6) 45, 1 (380, 10).
(7) XXI, 383 (587): muniri
sternique viam (muniri indique les travaux de terrassement, sterni
le pavage).
(8) XXIV, 405 (623, 409):
sans bagages.
(9) XXIV, 409-410 (623,
409): le cavalier du mulet est avec effroi secoué et projeté par sa monture, et
tombe au loin.
(10) 29, 12 (259, 5):
maigre et plus misérable que le plus misérable des ânes.
Les sénateurs de sa suite montent des
"phalerati equi" (1). L’un des pèlerins de Nole est aussi à
cheval: il sacrifie son cochon, donne les bas-morceaux aux pauvres, met le
reste sur son cheval, et y monte lui-même, mais presque aussitôt il tombe de
cheval (lapsus equo) (2), punition qu’il reçoit de saint Félix pour
son avarice.
Il y a beaucoup de sortes de voitures: la rheda (3),
d’origine gauloise, lourd chariot à quatre roues tiré par huit ou dix chevaux,
utilisé pour la translation des reliques de saints André et Timothée (4).
Les paysans vont en pèlerinage à Nole en plaustrum,
charrette du même genre, lente et aux roues grinçantes (gementes rotas;
lenti moliminis agmen) (5), auquel on attelle la vache destinée au
sacrifice (plaustro subjunctam quo veherentur) (6). Apparemment cette charrette
est plus petite que la rheda, car elle n’est tirée que par deux bêtes de
somme (gemino bove) (7), ce que confirme un autre texte où nous
voyons un paysan qui gagne sa vie en louant sa paire de boeufs pour le
transport des marchandises en plaustra (8).
Autres genres de voitures: la suite de
Mélanie est en "carrucis nutantibus, auratis pillentis, et carpentis
pluribus, gemente Appia atque fulgente "(9): carruca est un
carrosse pour les nobles, à quatre roues, ouvert, orné de clous d’or et
d’argent, et tiré de deux ou quatre chevaux. Carpentum est une voiture
suspendue à deux roues et capote. Pillentum ou pilentum est une
voiture suspendue d’origine espagnole, pour les dames. Ces équipages sont
chamarrés d’or, si bien que la voie Appienne est toute resplendissante (fulgente).
(1) 29, 12 (259, 7-8):
chevaux parés de phalères, plaques
de métal brillant.
(2) XX, 82-83 (554, 82).
(3) XIX, 346 (531).
(4) XII, 336-349 (531,
336): l’un de Grèce et l’autre d’Asie, jusqu’à Constantinople
(5) XL, 424, 425 (567,
424): les roues gémissantes; la marche de la lente masse.
(6) XX, 399 (566):
attelée à la charrette qui les transportait.
(7) XX, 420 (566): une
paire de boeufs.
(8) XVIII, 222-223 (495,
222).
(9) 29, 12 (259, 7-9):
des carrosses qui se balançaient, des calèches dorées, plusieurs cabriolets,
qui rendaient la voie Appienne résonnante et resplendissante.
Ces voitures sont nécessaires à des nobles
qui emportent avec eux des quantités de bagages, tandis qu’un moine légèrement
vêtu et sans bagages peut se déplacer à pied: nous avons déjà vu ce texte de la
lettre 5 à Sévère, où Paulin reprend le précepte évangélique: N’emportez ni
bâton ni besace. (1) Victor, par contre, emporte une fois à Sévère non
seulement un paquet de lettres de Paulin, mais en plus la copie des vers et des
peintures dont Paulin a orné sa basilique, et celui-ci prévoit que le serviable
Victor arrivera "deficiens et curvus" (2) sous un tel fardeau.
Il y a dans les poèmes de Paulin des
centaines de vers oiseux et insipides, mais on les lui pardonne volontiers en
voyant une perle de ce genre: "Caelum serenis enitebat vultibus, Astris
renidebat mare" (3). Ce sont les beautés de la nuit en mer, que
Paulin a certainement observées lui-même. Le jour amène d’autres plaisirs, par
exemple on regarde folâtrer les dauphins (4), ou bien « si aliquem in littore
locum spectabilem videant, non praetervehuntur, sed contractis paululum velis,
aut remigio pendente pascunt oculos intuendi mora" (5).
Ou encore "navitae laeti solitum celeusma Concinent "(6),
et Paulin imagine la voix de Nicétas se mêlant à celles des marins pour chanter
des hymnes.
Bien entendu, les voyages par mer ne
comportent pas que des plaisirs, il s’en faut de beaucoup. Mais nous nous
occupons pour l’instant des conditions normales de la navigation.
La mer est fermée durant toute la mauvaise
saison, de fin octobre à mars, à peu près. Paulin raconte l’histoire de
l’armateur Secondinien, à la solde de l’Etat, qui reçoit l’ordre en hiver de
transporter du blé de Sardaigne à Rome: "Non exspectat tempore soliti
commeatus, ante aestivam temperiem onustum navigium vi publica urgente dimisit
(7).
Il est à peine parti qu’une tempête survient.
(1) page 17, note 6.
(2) 32, 9 (285, 10-11):
fatigué et courbé.
(3) XXIV, 105 (b17): le
ciel brillait d’un visage serein, la mer rayonnait d’étoiles. voir aussi XXIV,
3.3-36 (615).
(4) 29, 6 (251, 29-252,
1): quand ils voient sur le rivage un site agréable, ils abaissent leurs voiles
et cessent de ramer, ils s’arrêtent, et peuvent ainsi contempler le paysage
plus longtemps.
(5) XVII, 121-124 (406,
121).
(6) XVII, 109-110 (48:
les marins joyeux entonneront leur habituel chant rythmé.
(7) 49, 1 (90, 22-24):
sans attendre l‘époque ordinaire du départ, il appareille, avant la saison
c1émente d'été, sur l’ordre pressant de l'Etat.
Les messagers de Sulpice Sévère doivent
arriver chez Paulin "ad hiemen apud nos exigendam." (1),
et être de retour à Primuliac "ad vindemiae dies" (2).
Pour cela ils doivent quitter Primuliac au début du printemps, et Nole au début
de l’été. Quand ils restent tout l’été à Nole, il leur faut attendre le
printemps suivant avant de repartir (3). On trouve de très nombreuses mentions de
cela dans les lettres de Paulin.
Les ports principaux sont Marseille (4),
Narbonne (5),
Centumcellae, (6)
(Civita Vecchia) Pharos (7) en Etrurie, et Ostie (Romanus portus)
(8),
dont Valgius, sur son bateau errant, aperçoit de loin le phare. En plus des
phares, les astres servent aussi à se guider: "sola cursus ordinarent
sidera" (9).
Les voyages et les transports se font au
moyen de diverses sortes d’embarcations: onustum navigium (10)
est un vaisseau de transport. Comme petits bateaux, Paulin cite la barca (barque) (11), appelée aussi scapha
(12),
la cymba (13),
espèce de gondole qui sert à la pêche, le lembus chaloupe de sauvetage
qui suit un bateau, le lembulus (14), petite chaloupe qui sert pour le
sauvetage (14)
et la pêche (15).
Myoparo (16) et liburna (17)
sont des navires de pirates, légers, étroits et longs.
(1) 28, 3 (244, 11): pour
passer l’hiver chez nous.
(2) 43, 2 (365, 1): à
l’époque des vendanges.
(3) 28, 3 (244, 14-15): (4) XXIV, 306 (62l):
Narbonne-Marseille, un jour ou deux de navigation.
(5) 28, 3 (244, 12);
XXIV, 27, 615).
(6) XXIV, 364 (622).
(7) XXIV 366 (622).
(8) 49, (396, 20).
(9) XXIV, 35 (615): seuls
les astres guidaient le trajet.
(10) 49, 1 (390, 24).
(11) XXIV, 94
(6l7).Isidore de Séville, dans le livre 19 des Origines (ch. 1) dit que la barca est un petit bateau qui
fait le cabotage le long des côtes, et qui est porté sur un grand en haute mer.
(12) XXIV, 72 (6l6) et 202
(6l9): du grec skaphè, vase creux. Il y a aussi scaphula (49, l;
39l, 2): barque de sauvetage.
(13) XXIV, 185 (618): du grec kumbos,
même sens que skaphè.
(14) 49, 1
(391, 6), donné comme synonyme de scapha.
(15) 49, 8
(397, 15): appelé aussi naviculum, un petit bateau.
(16) 49, 15
(403, 21).
(17) 49, 8
(397, 6).
En cas de tempête, on coupe le grand mât (arborem
excidere ou incidere)
(1),
on vide la sentine (sentinam deplere) (2), on amure l’artimon (artemonem
armare) (3),
on jette l’ancre (anchora) (4), et on met la chaloupe à l’eau (5).
On trouve aussi le terme supparum (6), qui désigne la voile de perroquet, et contus qui est une gaffe (7).
Les inconvénients des voyages en mer sont
innombrables, le moindre étant "otiosam fluctuandi nauseam" le
mal de mer, et Paulin s’étonne que Martinien l'ait préféré à "pedum
labori" (9).
De plus, on s’embarque parfois sur un navire en mauvais état. "Navem repente temporis longo putrem Usus vehendi deserit, Laterumque laxis solvitur compagibus, Undasque rimis accipit" (10), et c’est le naufrage. Paulin nous donne plusieurs récits de naufrages. Dans celui de Martinien c’est le bateau qui se désagrège de vieillesse. "Bibit unda navem, navis undam combibit" (11). C’est un naufrage original: "Mors navis et pax aequoris. Foris sedebat in freto tranquillitas. In nave tempestas erat. Non saxa classem, non procella fregebat: sed his vetustas fortior clavante ferro firma ligni robora Aevo terente solverat" (12).
Cris, débandade, désordre. On jette la
cargaison par-dessus bord, même les provisions d’eau. Poussés par la soif les
marins boivent de l’eau de mer et "tristi necantur crapula" (13).
On s’empile dans les chaloupes, et l’affolement est tel qu’on oublie parfois
des gens sur le bateau: c’est ainsi que Valgius, le pilote de Secondinien, est
le seul rescapé du naufrage, la chaloupe ayant chaviré avec tous ses occupants,
et le navire lui-même ayant continué de voguer (14). Martinien et ses compagnons
ont plus de chance: tous les chrétiens sont sauvés, tous les autres sont noyés.
(1) 49, 2
(391, 21).
(2) 49, 2
(391, 29).
(3) 49, 2
(39l, 28) : Amurer signifie raidir l’amure d’une voile (amure = cordage
qui retient le coin inférieur d’une voile du côté d’où vient le vent). L'artimon
est le mât le plus à l’arrière.
(4) 49, 1 (390, 28
(5) 49, 1
(391, 2).
(6) 49, 3
(392, 16), ou siparum: c’est une
voile haute et carrée.
(7) id., et XXIV 177 (6i8).
(8) XXIV, 25 (615): l’insupportable mal de mer.
(9) XXIV, 26 (615): la fatigue du voyage à pied.
(10) XXIV, 37-40 :
soudain le navire, pourri par le temps, ne peut plus avancer, les poutres de la
coque se désagrègent, l’eau entre par les fentes.
(11) XXIV, 111 (617):
l’eau boit le navire, le navire boit l’eau.
(12) XXIV, 98-104: Mort du
navire et paix des flots. Dehors 1a mer était calme. La tempête était dans le
navire, brisé ni par des récifs ni par une tempête, mais par la vieillesse,
plus puissante qu’eux. Le temps avait usé les clous qui unissaient les fortes
solives de chêne.
Et Paulin de s’extasier sur ce miracle (1).
Les rescapés sont tout heureux de sentir enfin la barque crisser sur le sable
du rivage: "ut adlabantem portui sensit ratem, Stridente arena
littoris" (2). Les voilà donc transis et sans bagages,
dans une région étrangère.
Ici on trouve un fait extrêmement
intéressant, en ce qu’il est caractéristique de cette époque: Martinien, qui a
perdu ses vêtements dans le naufrage, n’ose pas continuer sa route à pied en
demandant l’hospitalité, dans la crainte que "putaretur lucri Amore
nudum fingere Si veste teucer pannea pervaderet Castella, vicos, oppida, qualia
vagari. per mare et terras solent Avara mendicabula Qui dejerando monachos se
vel naufragos, Nomen casumque venditant" (3).
Il fallait que les naufrages fussent
fréquents, pour que l’on vît grâce à eux se développer une véritable
profession. Le naufragé devenait un personnage de la vie courante, sens rien à
quoi on puisse le comparer dans notre société, sauf peut-être les
auto-stoppeurs dans un certain sens, et aussi, quant aux abus, ces escrocs qui
prétendent quêter pour les aveugles ou les paralytiques.
Les naufrages sont donc le principal fléau
des navigations, et Paulin parle souvent, comme tous les auteurs antiques
d’ailleurs, des "mari labores" (4), des "repagula
objecta" (5), des "hibernos turbines"
et de l’"asperum mare" (7).
(13) XXIV, 114
(617): meurent victimes d’un triste excès.
(14) 49, 1 (391, 9-10).
(1) XXIV, 125-126 (617).
(2) XXIV, 268-269 (620):
quand il sentit la barque arriver au port, et crisser le sable du rivage.
(3) XXIV, 325-332 (62l,
325): qu’en le voyant parcourir couvert de haillons les châteaux, les hameaux
et les villes, on ne l’accuse de ne feindre la pauvreté que pour s’enrichir, à
la façon des mendiants avares qui, se faisant passer pour moines ou naufragés,
exploitent ce nom et ce malheur.
(4) XIII, 10 (464): les
périls sur mer.
(5) XII, 23 (463):
barrières qui font obstacle.
(6) 16 1 (115, 9):
tempêtes d’hiver.
(7) XXIV, 362 (622, 362):
la mer âpre.
Mais il est un autre péril, moins fréquent
mais aussi redoutable: les pirates. Eux
aussi font partie des repagula et des labores. La peur des
pirates, surtout en ces temps troublés où les Barbares grondent aux portes de
l’Empire, et parfois à l’intérieur même, arrive au niveau d’une véritable
obsession. Quand Valgius, après avoir erré une semaine sur son bateau de la
Sardaigne aux côtes italiennes, de là aux côtes africaines, pour enfin aborder
en Lucanie, quand Valgius donc arrive en vue du rivage, des pêcheurs "qui
navem hanc eminus conspicati primo aspectu territi refugerunt, plenam enim
armatorum, et liburnae aemulam sibi visam ipsi postea retulerunt" (1).
Il faut que Valgius les appelle plusieurs fois pour qu’ils reconnaissent leur
erreur. Ironie du sort: ce bateau non seulement n’est pas pirate, mais même il
sera pillé une fois échoué, par un homme d’affaires sans scrupules, "sine
myoparone piraticum in terra agens" (2). D’ailleurs, la piraterie est
mal définie et sa frontière avec la guerre est incertaine, c’est pourquoi elle
ne fait pas l’objet d’une législation spéciale. Si Paulin redoute tellement le
voyage qui doit les mener, Thérèse et lui, d’Espagne à Nole (3),
c’est en partie à cause de la guerre qui règne entre Théodose et Eugène (si on
date avec Fabre ce voyage de 395).
De même, si la mère de Paulin est inquiète
(4)
lorsqu’il rentre de Campanie à Bordeaux, c’est parce qu’après la mort de
Gratien (383), l’usurpateur Maxime s’est emparé de la Gaule, le pouvoir étant
exercé à Rome par Justine, arienne, et le comte Bauton, païen: tous éléments
qui rendent les routes extrêmement peu sûres pour un chrétien voyageant en
Gaule, surtout s’il est de haut rang.
Quelques années plus tard, Paulin est
angoissé à la pensée du long voyage que Nicétas doit effectuer pour lui rendre
visite: de Dacie à Nole, en passent par la Scythie, la mer Egée, l’Epire, la
mer Ionienne, la Calabre, l’Apulie. "Quam metui, s’écrie-t-il, ne te mediis regionibus
hostis Disclusum opposita bellorum nube teneret !" (5),
et il constate avec admiration que "nec te mare, nec labor ullus, Nec
gothici tenuere metus, nec frigora longis Dura viis" (6).
(1) 49, 8 (397, 47): dès
qu’ils aperçurent ce navire, ils s’enfuirent épouvantés, croyant le voir plein
de soldats et le prenant pour un corsaire de Livourne fondant sur eux, comme
ils le dirent ensuite eux-mêmes.
(2) 49, 15 (403,
21) : exerçant à terre la piraterie sans brigantin.
(3) XII (462).
(4) XXI, 398 (587): sollicitae
matri sum redditus, je fus rendu aux inquiétudes de ma mère.
(5) XXVII, 355-356 (656,
355): combien j’ai craint qu’au milieu de ces pays l’ennemi ne te tînt séparé
de nous, en opposant en obstacle un nuage de guerres !
(6) XXVII, 358-360 (656,
358): Ni la mer, ni aucune fatigue, ni la peur des Goths, ne t’ont retenu, ni
les durs frimas sur les longues routes.
Quand la mer, les pirates et les Barbares
se tiennent tranquilles, on redoute l’air insalubre de la Calabre "qui
solet flaru gravis e palustri, Anguium tetros referens odores, Solvere in
morbos tumefacta crasso Corpora vento" (1); ou bien les rhumatismes qui "per
hiemem longius commoveri negant" (2); ou encore la difficulté de trouver son
chemin quand on n’a pas de guide, et la facilité avec laquelle on se perd à
l’étranger (3),
ou bien les "dura frigora" et les"longae viae"
dont nous venons de parler (4); et enfin les inconvénients multiples des
voyages, "iter laboriosum" (5),"viae
durae" (6),
et toutes autres choses du même genre. On n’a que l’embarras du choix. Quel
tableau sinistre! Eclaircissons-le en voyant maintenant ce que Paulin dit de
l’hospitalité.
Les pauvres logent dans les tabernae,
tavernes assez mal fréquentées et de mauvaise réputation. Paulin s’indigne que
les pèlerins de la saint Félix aillent y faire des beuveries, et il leur
rappelle énergiquement que ces tavernes sont la demeure du diable: "Divendant
vina tabernis. Sancta precum domus est ecclesia: cede sacratis Liminibus,
serpens" (7) L’hospitium, hôtel, est d’un niveau
nettement supérieur, mais on peut supposer que cette qualité même le rend
inaccessible aux bourses modestes. Paulin descend dans un hospitium lors
de son pèlerinage annuel à Rome (8). De même les paysans qui se rendent à, Nole
pour le pèlerinage: après avoir sacrifié leur cochon, "hospitium
rediere suum" (9).
Ceux qui ont des amis vont loger chez eux.
Nous en reparlerons ailleurs. Mais c’était sans doute assez rare.
Donc aucune de ces trois formules n’étant
la bonne, il fallait en trouver une qui puisse convenir à tout le monde. Et
c’est vers cette époque que commencèrent à se multiplier, avec le développement
de la vie monastique, les xénodochia, monastères exerçant l’hospitalité
envers les voyageurs chrétiens, et en particulier les pèlerins.
(1) XVII, 37-40
(484) : ces fortes émanations qui répandent des marécages l’odeur des
reptiles qui s’y agitent, remplissent ordinairement le corps d’un air épais et
le rendent malade.
(2) 13, 2 (85, 14-15):
empêchent de se déplacer un peu loin en hiver.
(3) XX, 360-363 (564,
360).
(4) page 27, note 6.
(5) 19, 4 (142, 17): la
fatigue du voyage.
(6) 37, 1 (317, 5): la
dureté des routes.
(7) XXYII, 57l-573 (661,
571): qu’on vende, je le veux bien, le vin au détail dans les tavernes. Mais
l’église es t une sainte maison de prière. Cède au seuil sacré, serpent.
(8) 17, 2 (126, 7).
(9) XX, 338 (563) ils
revinrent à leur hôtel.
Nous avons vu que Martinien est hébergé
par la communauté de Marseille (1), puis par celle de Rome (2).
On le nourrit, on le réchauffe, on lui donne des vêtements et surtout beaucoup
de prières et d’affection. "Exigua largue pensat affectus data" (3).
Mais le xénodochium que nous
connaissons le mieux par Paulin, c’est le sien: l’hospitium qu’il a
construit autour du tombeau de Félix pour les pèlerins pauvres (car bien
entendu l’hospitalité est gratuite dans ces monastères, c’est pourquoi ils sont
pauvres). C’est à l’époque où il était proconsul en Campanie que Paulin a
édifié ce bâtiment. Plus tard il y ajoute un étage. "Cum mihi juberes
(...) adtiguum tuis longo consurgere tractu Culminibus tegimen sub quo prior
usus egentum Incoluit, post haec geminato tegmine crevit Structa domus, nostris
quae nunc manet hospita cellis. Subdita pauperibus famulatur porticus
aegris" (4).
Les bâtiments étant d’un seul tenant, on
peut aller à toute heure du jour et de la nuit prier dans l’église (5).
« Paulin et ses compagnons ont élu
domicile dans les cellules de l’étage, comme des hôtes de passage. Paulin
décrit les nombreux pèlerins entassés sous les portiques des basiliques, et
dont les yeux sont agréablement reposés et le sommeil bercé par les jets
brillants et le murmure régulier des eaux bondissantes dans les vasques de
marbre blanc des fontaines (6). Ces vestibules intérieurs ou arae
interiores avec leurs portiques, sont une vraie ressource pour ceux (la
majorité) à qui leurs moyens ne permettent pas d’aller à l’hôtel, d’ailleurs
insuffisant au moment des grandes affluences; ces braves campagnards, habitués
à se contenter de peu, sont bien aises, dans l’intervalle de leurs dévotions,
de venir s’y reposer, à l’abri de la pluie et du soleil (7).
(1) XXIV, 309-319 (621,
309).
(2) XXIV, 371-392 (622,
371).
(3) XXIV, 315 (621, 315):
la large affection compense la petitesse des dons.
(4) XXI, 382-388 (587,
382) quand tu m’ordonnas de bâtir à côté de ta demeure un long abri, sous
lequel les pauvres habitèrent d’abord; puis cette maison grandit d’un étage, et
maintenant héberge nos cellules. Le portique qui est dessous sert aux pauvres
malades.
(5) XXVII, 449-454 (658).
(6) XXVIII, 3l-36 (663).
(7) XXYIII, 44-52 (664).
Parfois des personnages douteux s’y
glissent pour bénéficier de l’inviolabilité dont jouissent les arae, du
fait de leur destination funéraire » (1): un jour, un homme, prétendant fuir le
service militaire s’y réfugie, et quelque temps après disparaît avec un objet
précieux qui était dans l’église (2).
L’hospitalité est gratuite mais certains
hôtes remercient par un cadeau: Mélanie offre à Paulin une tunique en laine
d’agneau (3)
et à Thérèse une relique de la vraie croix (4).
La communauté de Sulpice Sévère reçoit
aussi des hôtes: "Domus tuae hospes es, ut sis hospitum domus (...).
Nec tricliniis tua tecta occupas (...), sed peregrinis et egentibus, unius ipse
metator anguli" (5).
(1) D. Gorce, Les voyages, l’hospitalité et le port des
lettres dans le monde chrétien des IVè et Vè siècles, page 161.
(2) XIX, 445-482 (537, 445-539,
482).
(3) 29, 5 (251, 11).
(4) 31, 1 (268, 5 sqq).
(5) 24, 3 (204, 6 sqq):
Tu n’es l’hôte de ta maison que pour être toi-même une maison pour tes hôtes.
Tu ne la remplis pas de salles de festins, mais de pèlerins et de pauvres, et
tu n’occupes qu’un petit coin.
Ce sera surtout l’étude des bâtiments de
Nole, sur lesquels nous sommes spécialement bien documentés, et abondamment:
Paulin ne tarit pas lorsqu’il décrit à son ami Sévère tout ce qu’il a fait
bâtir. Nous avons vu qu’il construit, à l’époque de son proconsulat en
Campanie, un hospice pour les pauvres. De 401 à 403 il rénove les quatre
petites basiliques entourant le tombeau de saint Félix, et en élève une
cinquième plus grande, ainsi que tout un ensemble de constructions.
Le tombeau de saint Félix, ou memoria
est situé dans une cour (aula) (1), et entouré d’une grille (cancellum).
"Super ipsum Martyris abstrusi solium, claudente sepulcri Cancello
latus in medio, sit pagina quaedam Marmoris, adfixo argenti vestita
metallo" (2). Tout cela n’est pas d’époque, bien sûr,
puisque Félix vivait en temps de persécution.
Les tombeaux des saints sont entourés
d’une grande vénération et attirent beaucoup de pèlerins: Paulin lui-même va
tous les 29 Juin à Rome pour se recueillir sur les "apostolorum et
martyrum sacras memorias" (3).
Il bâtit aussi un baptistère près de la basilique: "Est etiam interiore sinu
majoris in aulae Insita cella procul, quasi filia culminis ejus, Stellato
speciosa tholo, trinoque recessu Dispositis sinuata locis; medio pietatis Fonte
nitet, mireque simul novat atque novatur" (4). Ce baptistère est donc en
forme de trèfle, comme une abside. Certains critiques pensent qu’il s’agit dans
ce texte de l’abside de la basilique, mais le contexte indique pourtant
clairement qu’il s’agit d’un baptistère. Cette disposition triple évoque la
Trinité. Paulin ne dit pas si les étoiles de la coupole (tholus, grec tholos)
sont peintes ou incrustées. Le baptistère est consacré en 404 par l’évêque Paul
de Nole, ainsi que la basilique.
(1) passim. C’est un des
mots qu’on retrouve le plus souvent dans la poésie de Paulin.
(2) XXI, 586-589 (594):
Sur le sarcophage lui-même du martyr enseveli, au milieu de la grille qui ferme
les côtés du tombeau, il y a une dalle de marbre revêtue d’argent incrusté
(3) 17, 2 (126, 5 sqq):
les saints tombeaux des apôtres et des martyrs.
(4) XXIII, 180-184 (667,
180): Il y a aussi, à l’intérieur de la plus grande cour, une cellule située
loin, qui est comme la fille de ce bâtiment, embellie par une coupole
constellée d’étoiles, et rendue sinueuse par la disposition des lieux en trois
recoins. La fontaine de piété brille au milieu, e-t de façon étonnante rénove
et est rénovée en même temps.
Quant à Sévère, "tu vero etiam
baptisterium basilicis duabus interpositum condidisti" (1).
Ce baptistère est décoré de peintures, de sorte qu’en sortant de la fontaine
consacrée (emergentes a sacro fonte) (2), les baptisés voient sur le
mur le portrait de saint Martin pour les édifier, et aussi celui de Paulin que
Sévère a fait peindre dans son admiration pour son ami, ce qui ne plaît pas du
tout à celui-ci et révolte son humilité (3).
Venons-en maintenant à la basilique construite par Paulin, et qui
constitue l’essentiel de ce chapitre.
Elle n’est pas tournée vers l’Orient,
comme le voudrait la coutume (ut usitatior mos est) (4), mais vers la memoria
de saint Félix. La nef est couverte d’une voûte lambrissée, soutenue par deux
portiques comprenant chacun deux rangées de colonnes: "totum vero extra
concham basilicae spatium, alto et lacunato culmine geminis utrimque porticibus
dilatatur, quibus duplex per singulos arcus columnarum ordo dirigitur"
(5).
Dans chaque portique, se trouvent quatre cubicula, chapelles qui servent
d’oratoires, et aussi de cimetière pour les "religiosi et
familiares": donc huit chapelles en tout. Chacune est ornée, au-dessus
de la porte (per liminum frontes) de deux vers, dont Paulin nous fait
grâce. C’est dans une de ces chapelles que se cacha pendant toute une nuit un
voleur, qui au matin, quand les portes furent ouvertes, prit la fuite avec un
objet précieux (6):
apparemment ces "multae cellulae appositae tectis" sont la
même chose que des chapelles latérales, mais elles sont fermées.
Le choeur comporte l’extrémité une abside
(apsis ou concha) qui est un hémicycle, triple ici (apsis
trichora), comme nous avons vu à propos du baptistère, ce qui donne ceci:
[dessin]
(1) 32, 1 (275, 16): tu
as ajouté un baptistère entre tes deux basiliques.
(2) 32, 3 (277, 17).
(3) 32, 2 (276, 14): Locum
sanctum etiarn vultibus iniquorum polluas, tu souilles un lieu saint par le
visage d’un pécheur.
(4) 32, 13 (288, 11):
comme c’est une coutume assez répandue.
(5) 32, 12 (287, 11): la
nef de l’église, et tout l’espace qui est distinct du choeur, est accompagnée
de deux galeries soutenues par une double rangée de colonnes qui forment de
grandes arcades.
(6) XIX, 477-482 (539,
477).
L’autel est au milieu (le pluriel altaria (1) désigne-t-il un seul autel ou plusieurs?) Les deux absides latérales sont des pièces closes, celle de droite servant de sacristie, et celle de gauche d’oratoire, ou de bibliothèque: "In secretariis vero duobus, quae supra dixi circa aspidem esse, hi versus indicant officia singulorum. A dextra apsidis: "Hic locus est veneranda penus qua conditur, et qua Promitur alma sacri pompa ministerii". A sinistra ejusdem: "Si quem sancta tenet meditanda in lege voluntas, Hic poterit residens sacris intendere libris" (2).
L’abside centrale, qui est plus grande que
les absides latérales, ou conchulae, est percée de trois
larges baies qui donnent sur une galerie menant directement à la basilique où
est le tombeau de Félix, que l’on voit de la basilique nouvelle: "Laetissimo
vero conspectu tota simul haec basilica in basilicam memorati confessoris
aperitur trinis arcubus paribus, perlucente transenna, per quam vicissim sibi
tecta ac spatia basilicae utriusque junguntur" (3).
L’abside est décorée de marbre et de
mosaïque. Immédiatement au-dessus des trois baies, "à la limite du mur et
du plafond", un balteus (bandeau) porte une inscription de cinq
distiques (4)
où il est question des reliques contenues par la basilique (sous l’autel).
La voûte au-dessus du bandeau est remplie
par une mosaïque représentant la
Trinité: quatorze vers inscrits en demi-cercle tout autour la décrivent. On y
voit le Père qui tonne, le Saint-Esprit sous forme d’une colombe, la croix
entourée d’un cercle lumineux et des douze apôtres en colombes. Puis le Christ
sous forme d’un agneau, debout sur le rocher de l’Eglise, d’où jaillissent
quatre fleuves: les Evangélistes. Plus quelques palmiers, et aussi probablement
(comme pense le DACL) (5) six agneaux de chaque côté pour signifier
encore une fois les douze apôtres:
(1) 31, 6 (273, 25), et
ailleurs.
(2) 32, 16 (291, 4 sqq):
Dans les deux sacristies qui sont, comme j’ai dit, de chaque côté de l’abside,
ces vers indiquent l’usage de chacune à droite: "C'est ici que l’on range
les provisions vénérables, et d’ici que l’on sort l’appareil sacré du saint
sacrifice". A gauche: " Si quelqu’un a le saint désir de méditer la
loi, il pourra s’asseoir ici et se concentrer sur les livres sacrés".
(3) 32, 13 (288, 16 sqq):
Avec une vue très agréable toute cette basilique s’ouvre sur la basilique du
saint confesseur par trois arcs égaux, avec un grillage à jour, de sorte que
l’on va à couvert d’une basilique à l’autre parce que leurs toits sont contigus
à celui de la galerie.
(4) 32, 11 (286, 22);
(5) DACL, Nole, tome 2,
page 1436.
car ces agneaux se retrouvent dans une
mosaïque semblable dans la basilique que Paulin a fait bâtir à Fondi
(quoiqu’elle illustre le jugement dernier, et non la Trinité comme ici) (1),
et aussi à Ravenne.
Voici à peu près cette mosaïque telle
qu’on peut se la représenter (d’après le DACL): [dessin]
main
du Père
nuages
12 apôtres (colombes).
or
Esprit
palmiers, fleurs
Christ (agneau) (sur
le rocher)
12 apôtres (agneaux)
4 évangélistes (fleuves)
Paulin décore l’église de peintures pour détourner les paysans en
pèlerinage de leur manière trop païenne de célébrer saint Félix, par des
beuveries. Détail intéressant: il nous précise que ce genre de décoration est
rare (raro more) (2); mais cette coutume va se répandre vite.
Ces peintures ont une autre originalité: leurs sujets sont religieux (celles
d’avant représentaient n’importe quoi, des scènes de chasse par exemple (3).
Paulin est donc un précurseur en ce domaine) tirés de la Bible. Dans une
intention symbolique, les peintures des anciens bâtiments rénovés sont
empruntées au Nouveau Testament, celles de la basilique neuve à l’Ancien
(« Nova in antiquis tectis, antiqua novis lex pingitur ») (4):
on y voit des scènes de la Genèse, Ruth, Esther, Judith, Job, Tobie (5).
(1) 32, 17 (292, 18 sqq).
(2) XXVII, 44 (660, 544):
par une coutume rare.
(3) cf. XVIII, 45 (491).
(4) XXVIII, 173-174
(667): La nouvelle loi est peinte dans les vieux bâtiments, l’ancienne dans les
nouveaux
(5) XXVII, 517-518 (660);
XXVIII, 25-27 (663)
Les trois portes de l’abside sont
surmontées d’une croix peinte en rouge (minio):
"de signo Domini super ingressum picto hac specie (...). Alteri
autem basilicae, qua de hortulo vel pomario quasi privatus aperitur ingressus,
hi versiculi (...). Hoc idem
ostium aliis versibus ab interiore sui fronte signatur" (1).
Car toutes ces peintures et mosaïques sont
accompagnées d’inscriptions (tituli): n’oublions pas que c’est
d’abord dans un dessein éducatif que Paulin décore son église.
Et tout cela plaît tellement à Victor le
messager, qu’il n’hésite pas en emporter la copie à Sévère, quitte à surcharger
considérablement ses bagages (2).
Les portes sont ornées de rideaux précieux, ce qui était d’un
usage général dans l’Antiquité. Ils sont offerts par les riches: "qui
pulcra tegendis Vela ferant foribus, seu puro splendida lino, Sive coloratis
textum fucata figuris" (3). L’autel aussi est voilé: "velamine
clausi Altaris facies" (4), pour imiter, dit Muratori en note dans
l’édition Migne, le rideau du saint des saints dans le temple de Jérusalem. Sur
l’autel il y a aussi une croix (5).
Les riches offrent d’autres objets
précieux à la basilique. "Hi laeves titulo lento poliant argento
Sanctaque praefixis obducant limina lamnis. Ast alii pictis accendant lumina ceris,
Multiforesque cavis lychnos laquearibus aptent" (6) Paulin nous donne d’abondantes descriptions
des lampes qui éclairent la basilique, notamment de lustres de bronze, d’une
lampe d’argent à côté de l’autel et d’une précieuse croix-lampe ornée d’or et
de pierres précieuses: nous avons vu tout cela au premier chapitre. Nous avons
vu aussi qu’une veilleuse brûlait toute la nuit dans la basilique. Les jours de
fête, toutes ces lampes sont allumées, sans compter d’innombrables cierges (pictis
lumina ceris), si bien que la basilique est tout illuminée.
(1) 32, 12 (287, 24; 288,
l sqq): La croix qui est peinte au-dessus de la porte...A l’autre basilique, là
où s’ouvre une porte privée sur un petit jardin ou un verger, j’ai mis ces vers...
Ceux-ci sont au-dessus de la même porte, à l’intérieur...
(2) 32, 9 (285, 5 sqq).
(3) XVIII, 30-32 (49l,
30): qui offrent de riches voiles pour couvrir les portes, soit resplendissants
d’un lin pur, soit ornés de figures coloriées dans le tissu.
(4) XIX, 663-664 (548):
la face de l’autel est fermée par un rideau.
(5) XIX, 664 (548).
(6) XVIII, 33-36 (49l):
Ils peuvent graver en lettres d’argent des inscriptions bien composées,
recouvrir de plaques dorées l’entrée du temple. D’autres peuvent allumer des
cierges de cire colorée, et suspendre au plafond des lustres. cf aussi XIX,
405-411 (535): lampes et cierges accrochés aux colonnes.
Il est un autre accessoire que les riches,
par contre, ne penseraient pas à offrir: le tronc (gazophylacium) (1),
qui a la même destination et peut-être la même forme que les nôtres.
A l’entrée de la basilique on se lavait le
visage et les mains dans une sorte de bénitier (cantharus) (2),
qui est plutôt une fontaine: "cantharum ministra manibus et oribus
nostris fluenta ructantem, fastigatus solido aere tholus ornat et inumbrat, non
sine mystica specie quatuor coluxnnis salientes aquas ambiens" (3).
A vrai dire, le cantharus ici décrit est
celui de saint-Pierre de Rome (dont Paulin nous donne une brève description),
mais cette basilique devait ressembler assez à celle de Nole, sauf la porte
royale: "illam venerabilem regiam cerula eminus fronte
ridentem" (4), et le trône de saint Pierre (apostolicum
solium) (5),
un édicule entouré d’une sorte de baldaquin.
Car Paulin ne fait qu’imiter d’autres
constructions, et à part les peintures à sujets bibliques il n’a rien inventé:
les huit oratoires de la nef sont aussi à saint-Pierre de Rome, le système des
basiliques qui communiquent se retrouve dans plusieurs basiliques romaines, et
l’abside triple avec les deux sacristies fermées est fréquente aux IV° et V°
siècles en Afrique et en Orient (6).
(1) 34 (303).
(2) 32, 15 (290, 3), et
ailleurs.
(3 13, 13 (94,
25 sqq): un bassin orné d’un riche couronnement de bronze, qui fournit de l’eau
pour que nous nous lavions le visage et les mains, et qui entoure les eaux
jaillissantes par quatre colonnes, symbole mystique.
(4) 13, 11 (93, 4 sq): ce
magnifique porche royal dont le fronton d’azur sombre brille de loin.
(5) 13, 13 (94, 22).
(6) DACL, article Nole,
tome 12, page
D’ailleurs, il en est de même pour
l’ensemble des bâtiments. Nous ne savons pas exactement comment ils étaient
disposés (Paulin étant aussi bavard que peu clair là-dessus).
"On peut seulement se représenter,
autour de l’atrium orné de mosaïques et de tituli, d’autres colonnades
et d’autres arcades; en tous sens, une architecture de plein air, où les murs
mêmes des édifices sont remplacés souvent par des portiques, où le soleil entre
de toutes parts sous les toitures, et où cinq basiliques largement ouvertes,
sont comme autant d’atria disposés autour du saint tombeau. Cette ville
monastique, où le sarcophage de Félix est comme enchâssé, qui tenait d’une
villa par ses colonnades et ses fontaines vives, et qui en même temps prenait
avec sa vaste enceinte et ses constructions à deux étages un air de
château-fort, rappellera le grand couvent syrien de Kalat Seman" (1),
et ressemble pour l’instant aux
constructions de Tours, de Tébessa et de Jérusalem: Paulin a donc imité un
modèle commun.
Après cette belle évocation, que nous
venons de citer, des bâtiments de Nole, que peut-on ajouter ? Paulin dit la
même chose, mais de façon vague et dissoute dans toute son oeuvre (2).
Il est impossible de savoir comment tout cela était fait, puisqu’il n’en reste
rien actuellement. On peut seulement supposer que vivre dans ce lieu était
agréable.
Conclusion: Voilà donc le décor où se
déroule la vie quotidienne de Paulin et de ses contemporains. Dans cette
première partie nous avons envisagé l’homme dans ses rapports avec les choses.
Maintenant, nous allons voir, toujours avec les yeux de Paulin, les relations
vécues dans ce cadre de vie quotidienne, et d’abord les relations de l’homme
avec les autres hommes.
(1) DACL, Nole, tome 12,
page 1433.
(2) fontaines: XXI,
674-675 (598); XXYII, 470-476 (659) enceinte: XXVII, 488-489 (659) sur
l’ensemble: XXI, 460-463 (590). Etc.
C’est peut-être au sujet de la société que
nos textes nous révèlent l’évolution la plus sensible par rapport à l’antiquité
païenne. Les débuts du christianisme, et notamment cette fin du IV° siècle où
tant de Pères réfléchirent sur tant de problèmes divers, accusent par rapport
aux siècles païens une différence considérable, en ce qui concerne les
relations humaines et surtout les relations entre l’homme et la femme. En
théorie, depuis l’avènement du christianisme, les femmes sont égales aux
hommes, mais en fait le problème n’est guère davantage résolu de nos jours qu’à
cette époque.
Paulin lui-même, qui a des idée si justes
sur tant de questions, est cependant prisonnier de quelques préjugés sur ce
sujet, qui tiennent peut-être d’ailleurs plus à des habitudes de langages qu’à
une mentalité; par exemple les expressions "sexus infirmus" (1)
et "sexus minor" (2) pour désigner les femmes. Mais n’insistons
pas.
A cela près, Paulin se fait du mariage une
idée très élevée: "Foederis hujus opus proprio Deus ore sacravit
Divinaque manu par hominum statuit" (3). Il est vrai qu’on trouve ailleurs:
"illic me thalamis humana lege jugari Passus es" (4)
(il s’adresse à Félix), qui semble considérer le mariage comme un peu
inférieur, encore que la formule soit vague. Peut-être n’est-ce aussi qu’une
formule, et ce qui est certain c’est que Paulin tenait sa femme dans la plus
haute estime, et vivait avec elle dans l’égalité. Ses lettres sont souvent
signées "Paulin et Thérèse", et cette phrase qui semble déprécier le
mariage est aussitôt suivie d’une autre qui déclare que Thérèse était beaucoup
plus avancée que lui dans la foi.
(1) 29, 7 (253, 25).
(2) XXVIII, 26 (663).
(3) XXV, 15-16 (633):
Dieu de sa propre bouche consacra l’ouvrage de cette alliance, et de sa main
divine il institua le couple humain.
(4) XXI, 400-461 (588):
là-bas (en Espagne) tu supportas que je m’unisse par le mariage, suivant la loi
humaine.
Il est dommage que Paulin n’ait pas eu
d’enfants, car un homme aussi sociable et aussi tendre aurait certainement été
un très bon père. Il faut voir dans quels termes il parle des enfants, qu’il
appelle "divinitus nobis pignora data" (1). Nous savons que la mort de
son bébé fut une motivation importante de sa décision d’embrasser la vie
monastique. Dans une lettre où il essaie de convaincre un militaire de quitter
le monde, il dépeint la vie familiale comme pleine de soucis: quand on n’a pas
d’enfants on est triste, quand on en a on a peur de les perdre (2).
Paulin parle ici d’expérience, assurément. (Mais il ne faut pas oublier que
dans ce texte il veut démontrer quelque chose, et que par conséquent il ne
montre qu’un aspect de la question). A propos d’expérience, il est vrai que
dans son oeuvre ce qui a trait à la famille est plutôt représentatif de la
pensée ou de la vie de Paulin, que de son époque en général. Il est vrai aussi,
d’ailleurs, que cela ne change guère et qu’une famille a toujours comporté des
parents et des enfants. Mais enfin notre propos est autant de voir comment
Paulin traite la vie quotidienne que d’entrevoir cette vie elle-même.
Dans les deux Prières matinales (3), avant sa conversion, l’idéal de vie de
Paulin était celui d’un paterfamilias pourvu d’une maison et d’une famille
florissantes, un idéal assez patriarcal et sans rien d’extrême, plein de
modération, de bon sens et de confort, et qui était vraisemblablement celui
d’un bon nombre de propriétaires terriens plus ou moins chrétiens de l’époque.
Un exemple: "Adsit laeta domus, epulis alludat inemptis Verna satur,
fidusque comes, nitidusque minister, Morigera et conjux, caraque ex conjuge
nati" (4).
(1) 25, 7 (228, 18): des
cadeaux que Dieu nous fait.
C’est aussi ce
qu’il explique délicatement à son ami Aper, qui se plaint que ses enfants
l’empêchent de se consacrer à Dieu (39, 2; 15 sqq, p 335).
(2) 25, 7 (227, 19 sqq)
(3) poèmes IV et V (439
et 440).
(4) IV, l5-17 : Que
j’aie une maison florissante, qu’aux repas produits par le domaine se
réjouissent un esclave rassasié, un fidèle compagnon, un serviteur en bonne
santé, une épouse vertueuse, et des enfants nés d’une chère épouse.
Nous avons vu combien est différente la
conception de Paulin sur la famille, après sa conversion. Non seulement
l’épouse chrétienne doit être morigera, mais en plus elle doit porter
son mari à la vertu: rôle beaucoup moins passif et beaucoup plus intéressant (1).
Paulin la peint aussi "curas
mariti sustinens, curans fidem, In castitate liberos enutriens." (2).
"Sollicitae matri sum redditus" (3), dit Paulin au sujet de son retour de
Campanie en 384. Mais ce n’est pas nouveau qu’une mère s’inquiète pour son
fils, même s‘il a trente ans comme ici.
Voici une autre mère: Mélanie l’ancienne,
qui souhaiterait que son fils Publicola préfère "saccum togae et
monasterium senatui" (4). Mais toute sa sainteté ne réussit pas à le
convaincre.
Quant aux pères, Paulin nous en montre
d’aussi attentionnés, et cette fois à l’autre extrémité de la société, parmi
les paysans qui amènent leurs enfants malades pour que saint Félix les
guérisse: "gremio sua pignora ferre paterno" (5).
Plusieurs visages d’enfants apparaissent
dans l’oeuvre de Paulin: en particulier celui de son enfant, Celse, fugitive
évocation. Il mourut à l’âge de huit jours et fut sans doute baptisé puisque
Paulin se le représente au ciel, en train de prier pour ses parents, en
compagnie d’un autre petit Celse (6), le fils de Pneumatius et de Fidélis, un
petit garçon de huit ans qui travaillait très bien à l’école et qu’une maladie
a emporté en quelques jours (7).
Mélanie, elle aussi, perd tous ses enfants
en bas-âge, sauf un, que d’ailleurs elle abandonne (8).
Nous trouvons des images empruntées au vocabulaire
de l’enfance et où Paulin se décrit lui-même comme un tout petit enfant qui
commence à marcher: "Augustini doctrina, tamquam manus matris et ulna
nutricis, instabilem regat
parvuluni" (9).
(1) 44, 3 (372, 16 sqq).
(2) XXIV, 693-695 (628):
elle porte les soucis de son mari, elle observe la fidélité, elle élève les
enfants dans la chasteté.
(3) XXI, 398 (587): je
fus rendu aux inquiétudes de ma mère.
(4) 45, 2 (381, 9 sq): le
cilice à la toge et le monastère au Sénat.
(5) XVIII, 200 (495): les
pères qui portent leurs enfants dans leurs bras
(6) XXXV, 599 jusqu’à la
fin (688).
(7) XXXV 25-38 676).
(8) 29, (254, 1 sqq).
(9) 8, 1 (46, 7 sqq): la
doctrine d’Augustin, comme la main d’une mère et les bras d’une nourrice, guide
le bébé qui ne tient pas encore bien sur ses jambes. Voir aussi 4, 3 (21, 8-9)
et VI, 210-211 (446).
Paulin nous donne quelques exemples
d’événements familiaux. Voici une curieuse cérémonie familiale, que la Rome
chrétienne a gardée de la Rome païenne: la depositio barbae consécration de la première barbe,
auparavant à un dieu, désormais à Dieu ou à un saint; Paulin consacre la sienne
à saint Félix : « Tunc
etiam prima libamina barbae ante tuum solium, quasi te carpente, totondi" (1). Pourtant ce n’était
certainement pas sa première barbe puisqu’il avait environ 26 ans à cette
époque (vers 381). Vraisemblablement il l’a laissé pousser pour la
circonstance.
Le mariage
est l’occasion de grandes réjouissances publiques: on décore les places de la
ville, on jonche de branches d’arbres les rues et les seuils, on brûle des
parfums, on offre des cadeaux, on chante, et dans ce cadre de fête s’agite une
foule bruyante (2).
Paulin ne décrit tout cela que pour le déconseiller, et recommander des "seria
gaudia" (3). Mais apparemment toutes ces manifestations étaient d’un
usage courant et général, pour que Paulin les connaisse si bien, et surtout
pour qu’il éprouve le besoin de donner ces conseils de modération à des jeunes
mariés qui n’ont rien de frivole certainement puisque leurs parents sont évêques,
et que le jeune Julien lui-même est clerc.
Paulin fait allusion, ailleurs, à une dot
que le mari donne à sa femme lors du mariage: "Non aeque ampla dote
nubentem locupletaveras ut nunc ditificas quiescentem. Quantam enim tunc partem
tuorum munerum cepit, cum eo solo quod poterat induere frueretur" (4)
S’agit- il ici d’une dot, au sens juridique du terme (comme la Morgengabe du
droit germanique, dot que le mari donnait à sa femme le lendemain du mariage),
ou bien simplement d’une coutume de se faire des cadeaux quand on se marie? On
ne trouve par contre aucune mention de la dot apportée par la femme.
(1) XXI, 377-378 (586):
C’est alors que je tondis les prémices de ma première barbe devant ton tr6ne,
comme si tu les cueillais.
(2) XXV, 31-32, 35, 39 (634).
(3) XXV, 29 (634): des
joies sérieuses.
(4) 13, 28 (107, 5 sqq):
la dot que tu lui as donnée en 1'épousant est moins précieuse que celle dont tu
l’enrichis maintenant qu’elle repose. Quelle partie de tes cadeaux a-t-elle
reçue, alors qu’elle ne jouissait que de celui seulement qu’elle pouvait
porter? (c’était donc des vêtements ou des bijoux).
Paulin nous renseigne aussi sur les funérailles.
Le texte que nous venons de voir, où il
est question d’une dot plus intéressante que celle donnée au mariage, concerne
les prières et les aumônes prodiguées par le sénateur Pammachius à
l’enterrement de sa femme Pauline. Le cérémonial funéraire païen comportait
neuf jours de deuil puis un banquet sur la tombe en l’honneur du mort.
Pammachius christianise cette coutume en offrant, dans la basilique
saint-Pierre de Rome, un banquet à tous les pauvres de la ville. Cela se passe
dans la basilique et non sur la tombe, pour honorer la mémoire de saint Pierre
en même temps que celle de Pauline.
Paulin, dans toute la lettre 13, loue son
ami de cette excellente action qui assurera certainement le ciel à la défunte,
et à Pammachius aussi par la même occasion, grâce aux prières des pauvres, "patronos
animarum nostrarum" (1).
C’est une habitude très répandue de se
faire enterrer "ad sanctos", à proximité des tombeaux des
saints. On espère ainsi bénéficier de leurs prières, ce qui peut être une
mentalité d’origine païenne pour beaucoup de gens: on accorde une grande
importance à la sépulture et on croit que ce voisinage des saints absout de
tous les péchés. Mais on peut aussi être guidé uniquement par la piété, comme
Paulin et Thérèse qui enterrent leur enfant près des saints Juste et Pastor, à
Complutum (Alcalà de Henares, près de Madrid): "quem Complutensi
mandavimus urbe, propinquisConjunctum tumuli foedere martyribus, Ut de vicino
sanctorum sanguine ducat, Quo nostras illo purget in igne animas" (2).
De même, des gens se font enterrer dans les petites chapelles latérales de la
basilique saint-Félix: "(multae cellulae) quae per latera undique
magnis Appositae tectis praebent secreta sepultis Hospitia" (3).
(1) 13, 11 (92, 20 sq):
patrons de nos âmes.
(2) XXXV, 605-606 (689):
Nous l’avons envoyé dans la ville de Complutum pour qu’il y soit associé aux
martyrs par l’alliance du tombeau, afin que dans le voisinage du sang des
saints, il puise cette vertu qui purifie nos âmes comme le feu.
(3) XIX, 47 (539):
beaucoup de cellules, qui apposées aux c6tés des grands bâtiments offrent une
hospitalité secrète aux enterrés (A moins que "magnis" se
rapporte à "sepultis", auquel cas le sens serait: "aux
défunts de haut rang").
Toutes choses qui ne sont guère
réjouissantes, mais Paulin nous donne ce conseil: "Nolumus ergo, boni
fratres, de pignore vestro Vos ita tristari, tamquam homines vacuos. Nam si
certa fides vobis, quia Christus Jesus Mortuus est, et nunc vivit in arce Dei,
Sic et eos quicumque fide vivente quiescunt, Adducet Christo cum remeante
Pater" (1).
Il semble même trouver bon que Mélanie ait
perdu presque tous ses enfants et son mari, "ne diu terrena
diligeret." (2).
Mais il s’afflige au contraire que son
frère soit mort sans penser au salut de son âme (3).
Disons en conclusion qu’au niveau de
Paulin la famille est dépassée, et que suivant le précepte évangélique il a
quitté la sienne, ainsi tous ses biens terrestres, afin de se consacrer
uniquement au service de Dieu.
(1) XXXV, 549-554 (687):
nous ne voulons pas, bons frères, que vous soyez tristes pour votre enfant,
comme les gens frivoles. Car si vous avez la ferme confiance que J.-C. est mort
et ressuscité, le Père amènera avec le retour du Christ tous ceux qui reposent
avec une foi vivante.
(2) 29, 8 (254, 1 sqq):
pour qu’elle ne s’attache pas trop longtemps aux biens de la terre.
(3) 35 (312).
Paulin a quitté le monde, mais il ne saurait pourtant vivre isolé: c’est avant tout un homme sociable et qui a beaucoup de rapports avec la société.
D’abord, quels éléments nous donne-t-il de la structure de cette société?
Il n’est guère question des esclaves chez lui. Quand il vivait dans
le monde il en avait, et dans les prières matinales il souhaite "verna
satur nitidusque minister" (1). Il était certainement un bon maître. Il
les affranchit en même temps qu’il vend ses biens (2): pourtant il a encore des domestiques
puisque Julien, le messager qui porte ses lettres à Alypius, est "homo noster" (3); et puisqu’il est question
d’un puer qui le ménage dans
l’église. (4).
Les messagers de Sulpice Sévère (qui a lui
aussi renoncé à ses biens) sont aussi des pueri (5). Quant au messager Cardamas,
c’est sans doute un ancien esclave, mais qui malgré son âge et sa liberté
continue volontairement son fatigant métier de messager, ce dont Paulin est
grandement étonné et admiratif (6). Cardamas est aussi un ancien acteur (mimicus)
(7),
que le prêtre Amand de Bordeaux a ordonné exorciste (8). C’est au même Amand que
Paulin recommande Cardamas (9), et une autre fois le messager Sanemarius
qu’il vient d’affranchir, pour qu’Amand lui donne les ordres et une petite
terre (10).
Paulin utilise en quantité les images
tirées de la vie des champs: c'est que dans les Natalicia il s’adresse à un public en majorité paysan; et quand il
écrit à ses amis, il est influencé par le milieu rural où il vit, et dont il
juge l’observation riche d’enseignements (11).
(1) IV, 16 (440): un
esclave rassasié et un serviteur florissant.
(2) 5, 22 (39, 11 sqq).
(3) 3, 1 (13, 12).
(4) XXIII, 151 (611).
(5) 5, 21 (39, 6).
(6) 21, 5 (152, 18 sqq).
(7) 19, 4 (142, 10).
(8) 21, 6 (154, 6 et 11).
(9) 15, 4 (114, 5 sqq):
Paulin demande pour lui mancipiolum un petit esclave.
(10) 12, 12 (83, 15 sqq).
(11) 39, 2 (335, 24 sqq).
Voici la vie d’un petit paysan: "Tria
macri jugera ruris, Nec proprio sub jure tenens, conducta colonus Ipse manu
coluit, famulo sine, pauperis horti possessor" (1) où il récolte olus,
des légumes. Il possède un seul vêtement, et souvent à peine un (saepe et
vix unica). L'agriculture est un métier aléatoire: on ne sait jamais si la
récolte sera bonne, "quin et saepe fefellit ager, vix commissa sibi
reddens sata" (3), et pourtant, ajoute Paulin, le paysan
continue toujours à espérer et à semer. Mais aussi, quelle joie quand il voit
lever la moisson! "Agricolam juvat spem messis in segete mirari, dum a
messe fructum laboris exspectat." (4)
Les paysans vivent aussi de l’élevage des
cochons, des vaches, des chevaux: On en trouve plusieurs exemples dans les
poésies de Paulin (5). Voici un paysan spécialement pauvre, qui
ne possède qu’une paire de oeufs et les loue pour tirer des voitures ou des
charrues (6).
Comme ils constituent sa seule source de revenu, il les soigne mieux que ses
propres enfants, et les aime avec passion.
Certains paysans sont donc très pauvres, mais certainement il y en a de plus aisés. De toute façon, ils sont tous de moeurs et de mentalité assez frustes, et encore bien proches du paganisme, comme nous verrons plus loin.
Il y a une troisième catégorie sociale,
dont Paulin parle assez souvent, et toujours en mal: les soldats. Depuis Tertullien l’antimilitarisme se développe parmi les
intellectuels chrétiens, au point qu’un jour un homme se présente à l’hospitium
de Paulin "militiam simulans fugere" (7), et cela suffit pour qu’on
l’accueille à bras ouverts (susceptus amice). Pourtant, depuis la fin
des persécutions, l’Eglise autorisait les chrétiens à servir dans les armées
impériales (on était même allé jusqu’à excommunier des déserteurs). Mais Paulin
ne perd pas une occasion de déprécier ce métier, en peignant les "durae
lubrica militiae" (8) et le "vanae laborem militiae
sterilem" (9).
(1) XVI, 284-287 (483):
Les trois arpents de mauvaise terre qui ne lui appartenaient pas en propre, il
les cultiva lui-même, sans serviteur, possesseur d’un petit jardin.
(2) XVI, 291 (483).
(3) XXXV, 252-253 (681):
souvent le champ est trompeur, rendant à peine les semences qu’on lui a
confiées.
(4) 13, 24 (104, 20 sqq):
le cultivateur a plaisir à contempler dans ses blés naissants l’espoir d’une
bonne récolte, en attendant de recevoir dans la moisson le fruit de son
travail.
(5) notamment les poèmes
XVIII, XX.
(6) XVIII, 222-225 (495).
(7) XIX 446 ( 537)
prétendant fuir le service militaire, et accueilli amicalement (le service
militaire était obligatoire pour les fils des vétérans).
(8) 8, verset 12 (48) le
métier militaire, séduisant mais dur.
(9) XV 19-100 (470): le
labeur stérile du vain métier militaire.
A travers ces critiques, nous trouvons
pourtant plusieurs renseignements: en entrant à l’armée on prêtait serment (sacramenta)
(1).
Lorsque Victrice décide de quitter
l’armée, il revêt toutes ses armes (muniminum bellicorum praecinctus ornatu),
et à la stupéfaction générale il vient les jeter aux pieds du tribun militaire
en renonçant au serment militaire (2).
Paulin le loue démesurément de cette
action, d’autant plus courageuse qu’elle se passait sous Julien, pendant une
persécution, et que Victrice faillit bien y laisser la vie. Mais ces cas sont
tout de même rares, et normalement le soldat remplit son engagement: il devient
alors emeritus, un vétéran (3).
L’ambition suprême du soldat, ou du moins
de l’officier, c’est de devenir protector c’est-à-dire d’entrer dans la
garde personnelle de l’empereur: "in hac militia soletis in votis
habere hanc officii promotionem: ut protectores efficiamini" (4).
La camaraderie des soldats qui logent sous
la même tente s’appelle contubernium (5). Victor a parlé à Paulin d’un
officier dont il a été le "socius et secutor contubernii", et
là-dessus Paulin décide de lui écrire pour le persuader d’imiter Victor et de
quitter non seulement l’armée, mais aussi le monde, et de devenir moine. On
ignore le résultat de cette démarche.
Quant au monde des affaires, Paulin le
connaît bien, puisqu’il a été "consularis sexfascalis Campaniae",
magistrature qui comporte des pouvoirs judiciaires. Et Paulin rend grâce à
saint Félix parce que "te meam moderante manum, servante salutem, purus
ab humani sanguinis discrimine mansi" (6): il n’a jamais eu à prononcer
de condamnation à mort, loin de là il utilise sa magistrature à construire,
comme nous avons vu, un hospice près du tombeau de Félix et à refaire la route
qui y mène.
(1) 18, 7 (134, 8).
(2) 18, 7 (l34, 5):
revêtu de l’attirail des armes défensives. (134, 8): sacramenta permutans.
(3) XVI, 22 (477).
(4) 25, 6 (229, 11 sqq):
Dans l’armée d’habitude vous aspirez une promotion: devenir garde du corps.
(5) 25, 1 (223, 19).
(6) XXI, 375-376 4 (586):
Grâce à toi qui modérais ma main, et assurais mon salut, je restai pur de sang
humain.
Aper était judex,
gouverneur civil d’une province, et aussi avocat: "terribilis, vel pro
tribunalibus advocatus, vel in tribunalibus judex" (1).
Paulin le compare à un taureau gras qui est devenu doux comme un boeuf depuis
sa conversion et son ordination.
Paulin lui aussi était avocat, à Bordeaux,
en compagnie de Sévère qu’il qualifie de "facundi nominis palmam
tenens" (2), et lui aussi était fort éloquent, si l’on en croit ses
contemporains. Il se dégoûte vite de cette vie corrompue (la corruption des
juges était une plaie de la justice impériale: "corrupti muneribus
reorum judices condemnantur")
(3)
et agitée: "postea denique, ut a calumniis et peregrinationibus requiem
capere visus sum, nec rebus publicis occupatus, et a fori strepitu remotus,
ruris otium, et Ecclesiae cultum placita in secretis domesticis tranquillitate
celebravi" (4). Il parle aussi plus loin des "seculares
turbae" qu’il a quittées, les agitations du siècle: c’est ainsi que
Paulin, peu à peu, se détache du monde.
La société où il vit ne se divise pas
seulement en catégories professionnelles, elle se divise aussi en catégories
économiques: les riches et les pauvres. Grâce aux différents modes de vie qu’il
a suivis, Paulin est spécialement bien placé pour connaître les uns et les
autres. Mais tout cela ne change guère d’une époque à l’autre. On n’apprendra
rien en apprenant que certains riches étaient prodigieusement dépensiers: de
sorte que parfois, dit Paulin, "male prodigi egent merito" en
dépensant en un seul jour de quoi manger toute leur vie (5).
(1) 38, 8 (331,
25 sqq): redoutable, soit comme avocat devant le tribunal, soit comme juge dans
le tribunal.
(2) 5, 5 (28, 4 sqq):
tenant la palme de la réputation d’éloquence. (3) 32, 20 (294, 23 sq): les juges qui se laissent corrompre par les présents
des accusés sont condamnés.
(4) 5, 4 (27, 17 sqq):
Puis enfin, lorsqu’il m’eut paru bon de me mettre à l’abri des calomnies et des
voyages, sans être absorbé par les affaires publiques et en étant éloigné de
l’agitation du barreau, j’ai mené la vie tranquille de la campagne et pratiqué
la religion dans la retraite de ma maison en jouissant d’une douce paix.
(5) 13, 17 (98, 4): ils
sont tellement prodigues qu’ensuite ils sont pauvres et c’est bien fait pour
eux.
D’autres consacrent des sommes
considérables à organiser des munera les jeux de cirque. Depuis très
longtemps, il était entré dans les moeurs que les magistrats devaient donner
des munera au peuple à leur entrée en charge. Et Paulin de s’écrier:
"Roma (...), vere illae divitiae divites forent,(…) si quod bestiis aut
gladiatoribus et comparandis male profligatur et alendis, id propriae donaretur
saluti" (1).
Mais la prodigalité des riches n’a d’égale
que leur dureté envers les pauvres: non seulement ils ne donnent rien aux
mendiants leurs frères, non seulement ils ont horreur de voir leurs plaies ou
leurs haillons (2),
mais en plus ils les chassent de chez eux "saevis verberibus."
D’autres vont même plus loin: ils volent la maison du pauvre vieux prêtre
Basile, qui serait réduit à la mendicité si l’excellent Paulin n’intervenait
pour que son bien lui soit rendu (4)
Les avares enterrent leur trésor "fosso
cespite" (5).
Pourtant les mendiants t’attendent, dit
Paulin, "et in adventum tuum pendent. (…)Tibi impenduntur cunctorum
inopum preces et vota debilium" (6). Nous possédons un seul sermon de Paulin,
et il traite précisément de l’aumône: cela prouve que le sujet l’intéressait.
Sa conception de la société est assez
étrange, mais en tout cas optimiste: Dieu, dit-il, "divitem pauperi, et
pauperem diviti praeparavit" (7), c’est-à-dire que le pauvre ne saurait
vivre sans le secours du riche, ni le riche être sauvé sans les prières du
pauvre reconnaissant.
Paulin ne conçoit pas que l’on puisse
vivre sans société, sans aucune relation avec autrui. Son abondante
correspondance en est une preuve. Nous allons la considérer du point de vue des
relations sociales. On se parle d’une manière extrêmement cérémonieuse à cette
époque, et les formules de politesse sont une accumulation de superlatifs. Il y
avait certainement des formules toutes faites, car on retrouve toujours à peu
près les mêmes (avec beaucoup de variantes suivant le degré d’amitié ou de
respect).
(1) L3, l5 (96, 15, 22
sqq): Rome, tes richesses seraient de vraies richesses, si ce que l’on dépense
pour l’entraînement et la nourriture des bêtes et des gladiateurs, était
distribué pour le salut.
(2) XXXV, 499-505 (686).
(3) 13, 17 (98, 17): en
les frappant sauvagement.
(4) 14, 3-4 (109) 19
sqq).
(5) XXXV, 512 (687): en
creusant un trou dans leur jardin.
(6) 34, 7 (308, 30 sqq):
Ils attendent ton arrivée. C’est à toi que s’adressent les prières de tous les
pauvres et les demandes de tous les faibles.
(7) 32, 21 (296, 5 sqq):
il a créé le riche pour le pauvre, et le pauvre pour le riche.
Paulin écrit aux évêques: "Beatissimo
et merito venerabili patri X...",
aux prêtres (ses égaux): "Sancto et
merito venerabili (ac dilectissimo) fratri X...",
aux laïcs il adresse toutes sortes
d’adjectifs comprenant entre autres "praedicabili" (qui mérite
d’être vanté),
aux amis intimes "fratri unanimo
X..."; ou bien le nom tout seul, ou encore une cascade de superlatifs,
notamment à Sévère. On trouve aussi "semper nobis
desiderantissimo" (notamment à Delphin, l’évêque qui le baptisa, et
parfois à Sévère), et "Domino"
dans les premières lettres.
En s’adressant à saint Augustin il laisse
parfois déborder son enthousiasme et sa vénération, ce qui donne une formule de
ce genre: "Sancto Domini beatissimo, et unice nobis unanimo ac
venerabili patri, fratri, magistro Augustino episcopo, Paulinus et Therasia
peccatores" (1).
Voilà pour les en-têtes des lettres, mais il
y a d’autres formules, au vocatif, lorsqu’il s’adresse aux gens directement.
Pour ne pas quitter l’exemple de saint Augustin, citons la phrase finale d’une
lettre que Paulin lui adresse: "Sancte Domine, beatissime frater in
Domino Christo unanime, magister meus in fide veritatis, et susceptor meus in
visceribus caritatis" (2). A coup sûr, cette formule n’a rien
d’officiel, et nous renseigne plus sur Paulin que sur son époque: car ici il
est sincère.
On rencontre souvent les expressions "sanctitas
tua", "unanimitas tua": façons de parler que nous utilisons
toujours pour parler aux évêques (bien qu’un peu différentes). La formule
"corona tua" fait allusion,
pensent certains, à la couronne de la tonsure.
Les relations sociales comportent aussi
des visites. Bien entendu, à l’époque de la vie mondaine de Paulin (avant 390),
elles sont plus nombreuses qu’à Nole. Pourtant il exagère lorsqu’il laisse
entendre qu’il ne voit jamais personne (3).
Lors de son voyage d’Espagne à Nole, il
rend visite au pape Sirice qui le reçoit avec une froideur hautaine (superba
discretio) (4).
(1) 45 (379): Au très
bienheureux saint du Seigneur, en union avec nous dans l’unité, et au vénérable
père, frère, maître, Augustin évêque, Paulin et Thérèse pécheurs. (L’édition
Hartel donne "venerabili et desiderabili", alors que "desiderabili"
n’est pas dans Migne).
(2) 50 (423, 11 sqq):
Saint seigneur, très bienheureux frère en union avec moi dans le Seigneur
Christ, mon maître dans la foi de vérité, et mon soutien dans les entrailles de
la charité.
(3) 13, 2 (85, 7 sqq).
(4) 5, 14 (33, 27).
Par contre, lorsqu’à la même époque il
tombe malade, "nemo propemodum tota Campania episcoporum non visitare
non fas existimavit sibi" (1) (et chaque bourgade, presque, a un évêque).
Lors de son pèlerinage annuel à Rome le 29 Juin, il reçoit tant de visites
qu’il n’a même pas le temps de lire son courrier, qui est pourtant une lettre
de saint Augustin (2). Quant aux relations avec le pape, elles
deviennent meilleures quelques années après, puisque le pape Anastase l’invite
à son anniversaire, "nec offensus est excusatione nostra" (3).
A Nole, Paulin reçoit deux fois la visite
de Nicétas, venu exprès de la Dacie (4), une autre fois de Mélanie qui revient de
Jérusalem (5),
et quelques années plus tard de Mélanie la jeune et de sa famille (6).
Il s’attriste que Victrice, venu de Rouen à Rome, n’ait pas fait un petit
détour jusqu’à Nole (7).
Quant Sévère, il promet toujours sa venue,
mais elle devient de plus en plus mythique et Paulin se résigne. Il lui dépeint
pourtant de façon alléchante la réception qu’il lui fera (ainsi qu’aux moines
que Sévère amènera avec lui): "Cum ergo vos simul et vicissim complexus
omnes, merito dicam concinentibus vobis (...). Tum ego te non in monasterio tantum vicini
Martyris inquilinum, sed etiam in horto ejusdem colonum locabo (...) Jam et domestica mihi post osculum sanctum
gaudia mente et cogitatione propono cum inebriante spiritu caritatis sobriam
misceamus per pocula casta laetitiam" (8): baiser de paix, chants d’actions de grâces,
installation des hôtes, travaux de jardinage, repas. Martinien est accueilli
aussi chaleureusement par les communautés de Marseille et de Rome (9).
(1) 5, 14 (34, 6
sq): Il n’y a presque aucun évêque de toute la Campanie qui n’ait pas jugé à
propos de venir me voir.
(2) 45, 1 (379, 23 sqq).
(3) 2 il ne s’est pas
offensé de mon refus.
(4) XVII (483) et XXVII
(648), trois ans plus tard (400-403)
(5) 29 (247).
(6) XXI (571).
(7) 37, 1 (317, 16 sqq).
(8) 5, 15-16 (34, 24 sq;
35, l sqq; 12 sqq): Après vous avoir embrassés tous ensemble et chacun en
particulier, je chanterai avec vous. Ensuite je vous installerai, non seulement
dans le monastère comme locataires du martyr qui est à côté, mais aussi dans
son jardin pour le cultiver. Après le baiser de paix, je me représente déjà en
imagination nos joies familiales lorsque enivrés par l’esprit de charité nous
célébrerons notre sobre allégresse par des coupes modérées.
(9) XXVI, 305-322 (621) e
371-392 (622).
Mais nous dépassons ici le niveau des
relations mondaines, et même des relations sociales ordinaires. La société où
vit Paulin n’est pas seulement dure et frivole: elle est aussi capable
d’actions généreuses, que Paulin ne se prive pas de nous vanter avec chaleur.
Ainsi les habitants du bourg d’Abella (près de Nole), qui travaillent
bénévolement à reconstruire un aqueduc pour amener l’eau à Nole, en plein été
dans des montagnes escarpées, et avec un tel zèle que tout est fini en quelques
jours (1).
Mélanie, pendant les persécutions
ariennes, "per triduum quinque millia monachorum latentium panibus suis
pavit" (2).
Valgius, le naufragé, n’a rien de plus
pressé que de remercier ses sauveteurs en leur offrant un repas (3).
Pammachius agit de même avec tous les
mendiants de Rome, le jour de l’enterrement de sa femme (4).
C’est grâce à Ausone que Paulin accède au
consulat (5).
Quant à Victor, Paulin chante ses louanges
à tout propos. Il sait tout faire: la cuisine (6), les massages aux rhumatismes
de Paulin (7),
la tonsure (8);
il veut tous les jours laver les pieds et cirer les chaussures de Paulin (qui
refuse) (9),
il porte les lettres avec une vitesse remarquable (10), et le tout avec une
amabilité extraordinaire, et une serviabilité rare.
Mais Paulin lui aussi possède ces vertus:
toute la lettre 49, adressée à Macaire, préfet de Rome, n’est destinée qu’à
intercéder en faveur de l’armateur Secondinien à qui on a volé son bateau, ou
plutôt la cargaison de blé qu’il transportait. Il entreprend des démarches pour
que Basile récupère sa maison (11). Il recommande ses messagers aux
destinataires de ses lettres, pour qu’ils obtiennent ce dont ils ont besoin.
On ne saurait mieux clore ce chapitre que
par une action rapportée par Grégoire le Grand (l2), au sujet de Paulin: il se
serait vendu à un roi vandale pour racheter le fils unique d’une veuve, fait
prisonnier lors l’une invasion. L’histoire est fausse, il s’agit d’un autre
Paulin de Nole postérieur au nôtre, mais le fait qu’on la lui ait attribuée
montre qu'il était capable d’une action aussi généreuse.
(1) XX1, 724-740 (600).
(2) 29, 11 (258, 10 sqq):
elle nourrit et cacha 5000 moines pendant 3 jours.
(3) 49, 8 (397, 12 sqq).
(4) 13 (84 sqq).
(7) 23, 5 (162, 9) 16
sqq).
(8) 23, 10 (l67, 20
(9) 23, 4-5 (161, 19
sqq).
(10) 28, 1 (241, l sqq).
(11) 14, 3 (109, 19 sqq);
l5, 2-3
(12) Grégoire le Grand, Dialogues, 3, 1.
Nous arrivons maintenant au niveau de
l’amitié, considérée non plus du point de vue social, mais du point de vue
affectif. Parmi tous ses correspondants et visiteurs, il en est peu que Paulin
aime véritablement. Tout cela n’est pas particulier à lui ni à son époque. Mais
il est émouvant précisément de voir que cela ne change pas.
Par exemple, Nicétas à sa deuxième visite
est assis à côté de lui pendant qu’il prononce son Natalicium n° 9: Paulin se demande comment il se fait qu’il parle
si bien aujourd’hui, puis s’écrie que c’est la présence de son ami qui lui
donne des ailes: "Sentio Nicetam, qui proximus assidet, et me Tangit,
et adjuncto lateri vicinus anhelat" (1). C’est ce genre de détails
qui rend le plus concrète et vivante une époque aussi ancienne.
Paulin aime et admire tant Sévère qu’il
parle de lui à tout le monde: "gloria enim mihi est diligi te et
amari" (2).
Paulin avait une grande vénération pour son
maître Ausone, mais il rompit toute relation avec lui à sa conversion
(qu’Ausone ne comprenait pas et blâmait) en lui envoyant une magnifique
déclaration d’amitié: "Prius ipsa recedet Corpore vita meo, quam vester
pectore vultus" (3).
Car à sa conversion Paulin renonce à tous
ses amis qui ne sont pas chrétiens. C’est le sujet du beau livre de P. Pabre: Paulin de Nole et l’amitié chrétienne.
L’amitié humaine est transfigurée par l’amour divin.
(1) XVII, 315 (655): Je
sens Nicétas, qui est assis tout près, qui me touche, et qui respire à coté de
moi.
(2) 29, 14 (261, 25 sq):
C’est une gloire pour moi de voir qu’on t'aime.
(3) XI, 47 (462): La vie
quittera mon corps avant que votre visage quitte mon coeur. (et toute la fin du
poème). Noter le vouvoiement.
Mais « pour être chrétien on n’en est
pas moins homme", et Paulin et ses amis souffrent de ne jamais pouvoir se
voir: car ils sont dispersés aux quatre coins du monde, Paulin en Campanie,
Sévère en Aquitaine, Delphin et Amand à Bordeaux, Augustin et Alypius en
Afrique, Victrice à Rouen, Jérôme à Bethléem. Et même Pammachius, à Rome, est
trop éloigné, puisque Paulin n’a pas pu lui porter ses condoléances, ses
rhumatismes ne lui permettant de sortir qu’en été (1). A plus forte raison, il ne
peut pas envisager un long voyage. D’ailleurs il n’a pas le temps de quitter
Nole, Augustin non plus ne peut quitter ses ouailles: c’est ainsi qu’ils ne
purent jamais se voir. "Absentia corporalis nobis invidet nostri",
écrit Paulin à Augustin. Paulin et Sévère ont été très liés dans leur jeunesse
(ils étaient tous deux avocats à Bordeaux) mais depuis que la vie les a
séparés, ils ne se voient plus, et ne se reverront jamais, mais pendant des
années Paulin espère encore: "Nos quotidiana conspectus tui
exspectatione cruciasti, donec hiems intercluderet". Une fois Sévère
demande à Paulin de lui envoyer son portrait: Paulin refuse, jugeant cela
inutile (4).
Ils ne peuvent donc se parler que par
lettres, mais elles sont rares, à cause des distances: il faut toute la belle
saison pour aller de Nole en Aquitaine et l’hiver on ne peut pas voyager;
Paulin et Sévère ne peuvent donc échanger qu’une seule lettre par an, à
quelques exceptions près.
Comme il n’y a pas de poste publique, et
que l’Etat ne se charge que de la correspondance officielle, il faut trouver
soi-même des messagers, ce qui n’est pas toujours facile, surtout pour les
petites gens (dont Paulin ne dit rien). Lui-même a plus de facilités: il confie
ses lettres à ses serviteurs qui voyagent sans doute par deux, puisqu’il est
question de pueri (5), ou à des prêtres de l’entourage (6),
ou encore, dans les monastères comme ceux de Paulin et de Sévère, aux moines de
la communauté ou aux disciples qui en font plus ou moins partie : ainsi
Vigilantius et un catéchumène du couvent de Primuliac servent de messagers
entre Paulin et Sévère (7).
(1) 13, 2 (85, 14 sqq).
(2) 6, 3 (41, 9 sq):
l’absence corporelle nous prive de nous.
(3) 17, 1 (125, 12 sq, 14
sqq): tous les jours tu nous as torturés par l’attente de ta visite (...)
jusqu’à l’arrivée de l’hiver.
(4) 30, 1-2 (262, 22
sqq).
(5) 5, 21 (39, 6).
(6) 12, 12 (83, t 24
sqq); l7, 3 (l26, l9 sqq) (un sous-diacre); 45, l (3 sqq) (diacre); et
ailleurs.
(7) 5, 11 (32, 3 sqq).
Ce sont parfois des messagers d’occasion.
Paulin remercie Sévère de son empressement: "neque sat habes
occasionibus cunctis revisere, nisi et pueros tuos mittas, nec solum de
famulis, sed et de filiis sanctis, quorum benedicta in Domino prole
laetaris." (1).
Même si on réussit à trouver un messager,
on n’est pas sûr que la lettre arrivera: nous avons vu. au chapitre IV les
dangers des voyages. La lettre peut se perdre, le messager rencontrer des
obstacles ou tomber malade (comme Vigilantius, qui arrive avec la fièvre chez
Paulin, et est ainsi retardé) (2). Paulin en Espagne reste trois ans sans
lettres d’Ausone à Nole une autre fois deux ans sans nouvelles de Sévère. Puis
il s’en est perdu sans doute une bonne quantité de celles qu’il a écrites
lui-même, en particulier toutes celles d’après 410 (les Barbares rendent les
routes peu sûres), sauf une (4). Celles de Sévère à Paulin sont toutes
perdues, mais elles n’ont disparu que plus tard, puisque Paulin les a reçues.
Martinien perd dans un naufrage la lettre
de Cythérius à Paulin, mais lui en reconstitue de vive voix le contenu (5),
ce qui semble indiquer qu’il l’avait lue très indiscrètement; à moins qu’il ait
seulement donné à Paulin des nouvelles de Cythérius, qu’il connaissait bien. Et
même "super haec amicum merito se jactans tuum, quo plus amaretur
dabat" (6).
Le messager est ainsi "un vivant trait d’union" (7) et peut donner toutes sortes
de détails. On a l’illusion de voir l’ami lui-même: "quanquam ne
corporaliter quidem penitus abfueris, quando in pueris tuis sancta in Domino
tibi servitute connexis, corporis ad nos tui membra venerunt" (8).
Certains messagers ont des manières
désagréables: Marracinus, le messager de Sabinus de Rome (9), soldat, choque tellement
Paulin et sa communauté par ses vêtements voyants et son comportement vaniteux,
qu’il écrit à Sévère de les sélectionner soigneusement: ils doivent être moines
en apparence et en mentalité (10).
(1) 11, 4 (62, 10 sqq):
tu ne te contentes pas d’examiner toutes les occasions, tu nous envoies encore
des messagers choisis non seulement parmi tes serviteurs, mais aussi parmi tes
fils spirituels, race bénie dont tu te réjouis dans le Seigneur.
(2) 5, 11 (32, 3 sqq).
(3) X, l-6 (453).
(4) lettre 51 à Eucher et
Galla (écrite entre 423 et 426) (page 423).
(5) XXIV, 423-426 (623).
(6) XXIV, 445-446 (623):
de plus il se vantait d’être ton ami, pour m’être plus cher.
(7) Gorce, Les voyages etc. page 215.
(8) 5, 1 (24, 13 sqq): tu
n’as pas été tout-à-fait absent corporellement, puisque par tes messagers, unis
à toi dans le saint service de Dieu, les membres de ton corps sont venus à
nous.
(9) 22, 1 (155, 2
sqq). ; 17, 1 (125, 24 sqq)..
(10) 22, 2 (155, 11 sqq).
Plusieurs messagers plaisent à Paulin:
Cardamas, ancien acteur devenu clerc, Sorianus, "spiritalis
tabellarius" et surtout Victor, qui porte toutes les lettres de Paulin
et de Sévère depuis la lettre 23, et dont nous avons parlé plusieurs fois.
Paulin ne cesse de vanter ses innombrables qualités. En particulier c’est un
remarquable messager, un "veredarius pedes aut veredus bipes" (2).
Cardamas est aussi très rapide malgré son âge (3). Tous ces messagers vivent
suivant le même idéal que Paulin, qui par conséquent les aime beaucoup et les
retient chez lui le plus longtemps possible, ce qui est parfois difficile: car
la hâte des messagers à repartir est proverbiale à l’époque. Pour les forcer à
rester il diffère sa réponse (retinuimus invitos silentio) (4).
Quintus, messager d’Augustin, est si pressé que Paulin n’a pas le temps de
recopier sa lettre, si bien que "haec epistola lituris quam versibus
crebrior loquitur" (5). Chaque fois que Victor fait mine de
vouloir partir, Paulin s’aperçoit comme par hasard qu’il a encore quelque chose
à écrire à son ami, ce qui force le messager à rester, et donne comme résultat
une succession de petites lettres (6).
Mais cela devient une excuse commode pour
justifier l’imperfection d’une lettre. Nous avons ainsi un exemple très comique
d’exagération : Paulin commence sa lettre en disant qu’il se dépêche parce
que "jam ad navem currente litterarum perlatore" (7),
et il y en a ensuite vingt pages dans l’édition Hartel.
On n’aime pas voir partir les messagers,
et par contre on aime beaucoup les voir arriver avec une lettre, "festin
sur lequel le coeur affamé se précipite avidement" (8). Chaque lettre de Paulin
commence par la description de la joie débordante qu’il a eue à recevoir la
lettre de l’ami à qui il répond.
(1) 22, 1 (154, 20):
messager spirituel.
(2) 28, 1 (241, 2): notre
courrier pédestre ou notre cheval de poste à deux pieds.
(3) 21, 1 (149, 11 sqq)
-2 (150, 3 sqq).
(4) 5, 11 (32, 15): je
les ai retenus de force par mon silence.
(5) 45, 8 (386, 24):
Cette lettre comporte plus de ratures que de lignes.
(6) 43, 1 (364, 3 sqq).
(7) 50, 1 (404, 8 sq): le
porteur de cette lettre court déjà à son bateau.
(8) Gorce, Les voyages etc, page 201.
Les sentiments d’amitié se manifestent
aussi par les cadeaux qui accompagnent parfois les lettres: manteaux (1),
tunique de laine d’agneau (2), reliques (3), pain bénit (4),
vaisselle (5).
La lettre n’est pas toujours personnelle,
elle est parfois destinée à toute une communauté. Paulin parle à Augustin des "filiorum
qui forte de nostris in hora lectiunculae hujus circa te steterint." (6).
C’est la "gazette religieuse de l’époque", comme dit Gorce (7).
De plus, on collectionne les lettres les
plus intéressantes. Paulin est tout étonné de voir un jour dans une lettre de
son ami Sanctus de Bordeaux une liste de lettres écrites par lui-même et qu’il
avait complètement oubliées (8).
Après le transport et l’utilisation de ces
lettres, examinons maintenant la manière dont on les écrit.
On utilise du papier (charta (9), chartula
(16)),
et de l’encre (atramentum) (11). Paulin les dicte (12).La lettre est toujours un
rouleau (volumen) (13) comme aux siècles antérieurs. On garde les
brouillons. Nous avons vu que Paulin se plaint une fois de n’avoir pas le temps
de recopier la sienne au propre (lettre 45). Dans la lettre 50 il prie Augustin
de lui envoyer le brouillon d’une ancienne lettre: "si habes relatam in
schedis rogo ut mittas aut certe retexas eam mihi, quod tibi facile est. Nam
etsi scripta non exstat, quia forte brevis epistola, ut tumultuaria tibi inter
libros tuos haberi spreta est" (14), ce qui permet de supposer que peut-être
ses propres papiers étaient en désordre.
(1) 23, 3 (160, 23); 29,
l (247, l5 sqq) (2) 29, 5 (251, 6
sqq).
(3) 31, 1 (268, 5 sqq).
(4) fin des lettres 3
(18, 12 sqq), 4 (24, 5-6), 5 (3 sqq), 7 (45, 4 sqq).
(5) 5, 21 (39, 3 sqq).
(6) 50, 1 (404, 12 sqq):
ceux de nos fils spirituels qui seront autour de toi à l’heure de cette lecture.
(7) paget 204.
(8) 41, 1 (356, 2 sqq).
(9) 12, 11 (83, 11).
(10) 39, 8 (339, 19).
(11) XXIV, 433 (623).
(12) In dictando, 5, 20
(38, 23); Dictationis hujus, 50, 14 (417, 9).
(13) 45, 1 (379, 23).
(14) 50, 14 (417, 12 sqq):
si tu as gardé le brouillon, je te prie de me l’envoyer, ou du moins de me
répéter son contenu, ce qui ne t’est pas difficile. Car même si cet écrit
n’existe plus, parce que peut-être cette courte lettre, faite précipitamment,
n’a pas été jugée digne d’être rangée parmi tes livres... (à vrai dire, l’idée
de désordre vient de la traduction de 1703, souvent peu précise).
En tout cas, ceux d’Augustin étaient en
ordre car il retrouva le papier demandé. On ajoute des post-scriptum au dos des
lettres (in tergo epistolae adnotationem) (1) et dans les coins où il reste
de la place: « Patens pagina
sollicitavit linguam et manum ut occuparet vacantia, et succurrit animo esse
quod scriberem" (2). Suivent 27 pages.
La lettre 24 est elle aussi un
post-scriptum. Après les 44 pages de la lettre 23, Paulin dit "habeo
tibi adhuc aliquid dicere" (3), et il en écrit 23 pages. C’est qu’elles
sont adressées à son cher Sévère, et Paulin a tant de choses à lui dire qu’il
pourrait continuer éternellement. Souvent il se rend compte qu’il est bavard,
il s’en excuse, mais c’est plus fort que lui (4). C’est que la correspondance
est le seul lien entre des amis éloignés. On a l’impression de parler
réellement à l’absent: "in dictando enim dum te cogito, et totus in te
sum; quasi apud praesentem longo intervallo loquar, obliviscor impositum finire
sermonem" (5).
Les lettres de Paulin sont "un
précieux modèle de ces relations étendues entre les écrivains chrétiens
dispersés dans le monde. Ils échangent non seulement des compliments en vers
mais des idées, des conseils sur la vie, des éclaircissements sur la religion,
des livres" (6).
Mais ici nous entrons dans le domaine de
la vie intellectuelle.
(1) 41, 1 (356, 2 sqq):
une note au dos de la lettre.
(2) 32, 1 (275, 11 sqq):
une page vide a sollicité ma langue et ma main à occuper l’espace libre, et il
m’est venu à l’esprit assez de matière.
(3) 24, 1 (201, 11): j’ai
encore quelque chose à te dire.
(4) 45, 2 (363, 1 sqq);
12, 11 (83, 11 sqq); 49, 12 (399, 27).
(5) 5, 20 (38, 23 sqq):
en dictant cette lettre, je pense à toi et je suis tout en toi, comme si malgré la distance tu étais présent et que je
te parlais, si bien que j’oublie de finir mon discours.
(6) Fabre, page
La vie intellectuelle est très florissante
dans les milieux chrétiens cultivés. Paulin devenu moine continue à écrire;
tous les ans pour la fête de saint Félix il compose un Natalicium (poème
d’anniversaire): "cui quotannis pensito dulcissimum voluntariae
servitutis tributum" (1). Ses lettres sont parfois de véritables
traités, ainsi que celles qu’il reçoit. Il traduit du grec les oeuvres du pape
saint Clément (2).
Les exemples ne manquent pas.
Mais le caractère le plus frappant de
cette vie intellectuelle, c’est précisément qu’elle est vivante, en mouvement.
Elle se manifeste par d’incessants échanges entre tous ces lettrés éparpillés
aux quatre coins de la terre.
D’abord ils échangent des idées. Sévère
demande à Paulin des renseignements pour écrire son Histoire, et celui-ci lui
répond: "quod de me non habui, de fratris unanimi opulentiore thesauro
petivi, et ipsam adnotationem quam commonitorii vice miseras litteris meis
inditam, direxi ad Ruffinum presbyterum, sanctae Melani spiritali in via
comitem" (3). Une autre fois, décrivant les moeurs du
pélican (qui lui sert d’allégorie), il cite ses sources: "Accepi enim a
quodam sancto doctissimo viro et carissimo mihi, qui non solum legendo, sed
etiam peregrinando multa cognovit..." (4). En fait c’est le serpentaire
qu’il décrit, ce qui prouve que sa source (Ruffin ou Jérôme?) était mal
informée, ou qu’il a mal compris: car il n’a pas du tout l’esprit scientifique.
De même, dans sa traduction de Clément de Rome, il a traduit, comme il l’avoue
lui-même, plutôt le sens approximatif que les mots (2).
(1) 28, 6 (246, 23 sq): tous les ans je lui paie un très agréable tribut de
servitude volontaire.
(2) 46, 2 (387, 24 sqq).
(3) 28, 5 (245, 27 sqq):
ce que je n’ai pas moi-même, je l’ai demandé à un de nos frères dont le trésor
est plus riche, et la note que tu m’avais envoyée en guise d’instructions en
l’introduisant dans ma lettre je l’ai adressée au prêtre Ruffin, le compagnon
de sainte Mélanie sur la voie spirituelle.
(4) 40, 6 (346, 16 sqq):
j’ai appris d’un saint homme très savant, que j’aime beaucoup, et qui sait
beaucoup de choses qu’il a apprises non seulement en lisant, mais aussi en
voyageant…
Car les faits l’intéressent beaucoup moins
que la signification religieuse qu’on en peut tirer. Les questions qu’il pose à
ses amis, surtout à Augustin, montrent bien que c’est cela qui le préoccupe
uniquement. Les explications qu’il lui demande concernent en général des
passages peu clairs de l’Ecriture (1). Par exemple, que signifient "les
saints qui sont sur la terre" (2), ou quelle est la différence entre "obsecrationes",
"orationes", "postulationes", et "gratiarum
actiones" (épître à Timothée)? (3). Et maintes questions du même
genre.
Ils échangent aussi des livres: Alypius
envoie à Paulin un livre d’Augustin (Contre
les manichéens) (4)
et en reçoit les Chroniques d’Eusèbe (5). Sévère
envoie à Paulin sa Vie de saint Martin, dont celui-ci le remercie
dans la lettre 23. Paulin envoie à Sévère son Panégyrique de Théodose (6), ouvrage perdu, et ses Natalicia (7); et à Ruffin sa traduction de Clément de
Rome (8).
A Rome il reçoit un jour un livre, ou une
brochure (libellum) (9),
de saint Augustin, dont il ne nous donne pas le titre. Une autre fois Sévère
lui demande des vers pour décorer la basilique et le baptistère qu’il bâtit à
Primuliac (10),
à quoi Paulin répond en envoyant tout un choix de vers, non sans ajouter: "credo
enim vel tunc de meis ineptiis erubesces" (11).
(1) toute la lettre 50
(404 sqq).
(2) 50, 2 (404, 16 sqq).
(3) 50, 10 (412 12 sqq); psaume 15
(4) 3, 2 (14, 14 sqq).
(5) 3 (15, 11 sqa).
(6) 20, 6 (247, l sqq) qu’il refuse de publier, par humilité.
(7) 28, 6 (246, 21 sqq).
(8) 46, 2 (387, 24 sqq).
(9) 45, 1 (379, 12).
(10) 32, 3 (277, 14 sqq).
(11) 32, 9 (284, 12 sq):
je crois que tu vas rougir de mes inepties.
Ce va-et-vient prouve aussi la rareté des
livres: ces envois ne sont pas toujours des cadeaux, mais parfois des prêts
seulement, le temps de recopier. Ainsi quand Paulin envoie à Alypius le livre
d’Eusèbe de Césarée: "Sed in hoc fuit obtemperandi mora, quod instructu
tuo, quia ipse non haberem hunc codicem, Romae reperi apud parentem nostrum
vere sanctissimum Domnionem qui proculdubio promptus mihi parait in hoc
beneficio, quod tibi deferendum indicavi (...). Quod et sanctos viros Comitem
et Evodium rogavimus ut exscribere ipsi curarent, ne vel parenti Domnioni diutius
codex suus deforet, et tibi transmissus sine necessitate redhibendi
maneret" (1). Le livre, pour ces hommes, est un luxe et
en même temps un outil de travail indispensable. La littérature est une partie
d’eux-mêmes, tellement intégrée à leur vie qu’ils ne peuvent pas l’en ôter:
c’est qu’ils ont tous fait des études littéraires très poussées, en particulier
Paulin qui a suivi dans son enfance les cours de l’illustre Ausone, qui le
marquent profondément et sont cause de sa vocation poétique, et aussi de sa
mauvaise connaissance du grec (2).
Licentius, le jeune destinataire de la
lettre 8, est un ancien élève d’Augustin: "a parvulis primo lacte
sapientiae secularis imbutum" (3).
Le petit Celse, fils de Pneumatius et de
Fidélis, lorsqu’il meurt à l’âge de huit ans: "jam puerile jugum tenere
cervice ferebat, Gramnatici duris subditus imperiis." Le grammaticus est l’instituteur, celui qui
apprend à lire et écrire. Nous voyons que la sévérité des instituteurs était un
lieu commun: les châtiments corporels en effet étaient une pratique courante,
qui n’est d’ailleurs guère éloignée de nous, et qui existe même encore dans
certains pays.
Mais un nouveau genre d’éducation commence
à se développer: du moins nous en trouvons un exemple.
Le fils de Cythérius est élevé dans le
monastère de Sévère: "in Severi jus manumque est traditus" (5), "ut
a juventa singulariter sedens, Tacitaque seclusus domo, Amet quietae tecta
solitudinis" (6), mode de vie que généralement la jeunesse
ne recherche guère. C’est en somme l’ancêtre des écoles religieuses. Et cela
est très important si on considère que l’éducation est la base d’une société,
et son miroir. Pourtant le fils de Cythérius est une exception, car tous les
jeunes chrétiens continuèrent, jusqu’au dernier moment, à fréquenter l’école
publique, et à étudier les auteurs profanes, c’est-à-dire païens; et voici le
problème des intellectuels chrétiens: l’incompatibilité entre leur culture et
leur foi, et l’impossibilité de renoncer à l’une ou à l’autre.
(1) 3, 3 (15, 12 sqq): je
t’obéis avec retard, parce que suivant tes instructions, comme je n’avais pas
moi-même ce livre, je l’ai cherché à Rome chez mon très saint parent Domnion,
qui n’a pas hésité à me rendre aussitôt ce service quand je lui ai dit que
c’était pour toi. J’ai demandé aux saints hommes Côme et Evodius de prendre
soin de le copier eux-mêmes, pour que mon parent Domnion ne soit pas privé trop
longtemps de son livre, et que tu puisses garder la copie sans avoir besoin de
la rendre.
(2) 46, 2 (387, 25 sq).
(3) 8, 1 (46, 2 sq):
qu’il a nourri dès l’enfance du lait de la science profane.
(4) XXIV, 25-26 (676):
Déjà il portait sur sa nuque frêle le joug des enfants, soumis aux dures lois
de l’instituteur.
(5) XXIV, 715 (628): il
fut remis aux lois et à la direction de Sévère.
(6) XXIV, 727-729 (629):
afin qu’assis tout seul, loin de la jeunesse, et enfermé dans une maison
silencieuse, il apprenne à aimer le calme et la solitude.
En principe, à leur conversion ils
renoncent à la littérature: "negant Camoenis, ne patent Apollini,
Dicata Christo pectora" (1). Paulin va même jusqu’à rompre avec de ses
amis qui ne suivent pas le même chemin que lui, en particulier avec Ausone, son
maître qu’il aimait tant, mais dont l’esprit superficiel était absolument fermé
au mysticisme. Cette rupture représente une révolution, le passage de l’ancien
monde au nouveau.
Paulin ne cite plus désormais que la
Bible, qu’il étudie à fond, et quand il lui arrive de trouver sous sa plume
Térence ou Virgile, il se reprend aussitôt et se blâme avec vigueur: "Sed
quid de alienis loquar, cum de proprio cuncta possimus?" (2)
Mais il les a cités.
Jovius, parent de Paulin et philosophe,
approuve son mode de vie, mais ne se sent aucune envie de l’imiter. Il n’a pas
le temps, dit-il, de lire la Bible, mais il en trouve assez pour lire ses chers
auteurs païens, ce qui déplaît extrêmement à Paulin (3). Il admet tout au plus qu’on
emprunte à la littérature païenne la beauté du style, comme les dépouilles d’un
ennemi vaincu (4).
Un ennemi... Cette littérature dont il subit si fortement l’influence (la
rhétorique de son style, maintes réminiscences poétiques), qu’il aime tant et
qu’il hait tant, cette littérature lui est en effet étrangère et ennemie, car
elle est l’expression même de ceux qui désormais sont ses ennemis
irréconciliables, à lui chrétien: les païens.
(1) X, 22-23 (453): les
coeurs voués au Christ se refusent aux Muses et se ferment à Apollon, voir
aussi XV, 30-32 (469).
(2) 7, 3 (45, 9 sq): mais
pourquoi emprunter des paroles étrangères quand nous avons tout chez nous?
(3) 16, 6 (119, 25 sqq);
XXII (603 sqq) (49 16, 11 (124, 17 sqq).
Car la lutte se passe sur un plan plus
profond, et plus élevé, que le plan intellectuel: le plan religieux.
Le paganisme se défend d’autant plus
violemment qu’il est presque mort.
Paulin décrit à plusieurs reprises les
cultes païens, spécialement dans le poème XXXVI, entièrement consacré à les
réfuter. Le point de vue est donc très partial.
Paulin énumère les dieux traditionnels des
Romains: Jupiter (1), Janus (2), Saturne (3), Vénus (4), Vulcain et les Vulcanales,
aux cours desquelles "suspendunt Soli vestes" (5),
coutume répandue dans l’Antiquité; Vesta: "quid loquar et Vestam, quam
se negat ipse sacerdos Scire quid est? Imisque tamen penetralibus intus semper
inextinctus servari fingitur ignis" (6). On trouve a une allusion peu
claire à un repas quinquennal porté par les Vestales à un dragon (7),
ce qui rappelle les Vestalia et leurs distributions de "mola
salsa" au peuple.
Paulin mentionne aussi les cultes
étrangers: Adonis (8), Sérapis (9), Isis (10), Sol Invictus, c’est-à-dire
Mithra, et ses mystères compliqués (11), Cybèle et ses prêtres eunuques, les
Galles (12).
Ailleurs il décrit les sacrifices païens, en les opposant au culte chrétien: "si
lapides non juro deos, (...), si te non pecudum fibris, non sanguine fuso
quaero, nec arcanis numen conjecto sub extis..? » (13) et il raille le païen qui
fabrique lui-même les idoles qu’il adore (14).
(1) XXXVI, 54-67 (695).
Fabre démontre que ce poème n'est pas de Paulin.
(2) XXXVI, 67-76 (697).
(3) XXXVI, 95-109 (700).
(4) XXXVI, 139 (704).
(5) XXXVI, 138 (704): ils
suspendent des vêtements au Soleil. Les Vulcanales, fête très ancienne et très
populaire, étaient célébrées le 23 Août, époque la plus brûlante (puisque
Vulcain est le dieu du feu).
(6) XXXVI,
128-129(703) : pourquoi parler aussi de Vesta, que son prêtre lui-même dit
ne pas savoir ce qu’elle est? Mais au fond du sanctuaire, ils disent qu’un feu
est gardé en permanence allumé.
(7) XXXVI, 142-143 (705).
(8) XXXVI, 139 (704).
(9) XXXVI, 122-126 (703).
(10) XXXVI, 116-119 (702).
(11) XXXVI, 112-115 (702).
(12) XXXVI, 79-94 (699).
Pour lui, à l’époque où il écrit son poème
(en 395 comme on suppose), tout cela est déjà du passé, puisque le 24 Février
391 une loi de Théodose interdit les cérémonies païennes à Rome, et qu’une
deuxième le 8 novembre 392 interdit tous les cultes païens, même en privé et
même non sanglants ("Toute maison où s’allumera l’encens appartiendra à
l’Etat", dit le décret). Quelques années avant, sous Gratien, le collège
des Vestales a été supprimé. Le paganisme a donc reçu le coup mortel, il
s’éteindra vite, et Paulin en 405 peut s’écrier: ‘incusso Capitolia culmine
nutant. In vacuis simulacra tremunt squalentia templis" (1).
Plus loin il décrit longuement toutes les religions à mystères qui ont péri,
supplantées par le christianisme (2).
Et il les accable de son mépris, insistant
sur leur immoralité (au sujet des cultes de Vénus, de Bacchus, et de Cybèle
avec ses "semiviri" et ses "mysteria turpia" (3)),
ainsi que sur leur illogisme: "Quid quod et Invictum spelaea sub atra
recondunt, Quaeque tegunt tenebris, audeti hunc dicere Solem?" (4).
Ils feraient mieux, ajoute-il, de cacher les rites honteux de la religion
d’Isis, au lieu de les étaler au grand jour.
Il examine ainsi toutes les religions par
le petit bout de la lorgnette, s’indigne qu’on appelle le Temps "Chronos"
au lieu de l’appeler "le Temps" (5), et que le feu soit symbolisé par une
divinité féminine (Vesta) (6).
Puis il démontre que la science païenne
est dépassée, et que les miracles de la Bible sont bien au-dessus de cela:
ainsi Josué a bien arrêté le cours du soleil et de la lune, sans s’occuper des
lois astronomiques établies par Aratus ou Manéthon (7).
(13) V, 44-5l (441): si je
ne jure pas que les pierres sont des dieux, si je ne te prie pas avec des
entrailles d’animaux ou du sang versé, si je ne cherche pas ta volonté dans des
viscères...
(14) XXXVI, l9-23 (692).
(1) XIX, 68-69 (5l2): les
temples du Capitole chancellent, frappés à la cime. Dans les sanctuaires vides
tremblent les idoles poussiéreuses.
(2) XIX, 85 sqq (515).
(3) xxXVI, 87 (699).
(4) XXXVI, 1l2-113 (702):
Pourquoi enfouissent-ils l’Invaincu dans des cavernes obscures et osent-ils
appeler Soleil ce qu’ils cachent dans les ténèbres?
(5) XXXVI, l02 (701).
(6) XXXVI, l30 (704).
(7) XXII (124-130) (606).
Il ne perd pas une occasion d’attaquer le
paganisme: par exemple il commente longuement le fait que dans le naufrage de Martinien
tous les chrétiens sont sauvés et tous les païens et hérétiques se noient (1).
En fait, il n’aurait pas besoin d'apologie
si violentes si le paganisme était aussi oublié, et le christianisme aussi
universellement triomphant qu’il veut bien le dire
Les cultes païens sont supprimés, certes,
mais depuis très peu de temps, et puis on peut interdire des cérémonies mais
pas une mentalité. Et bien que le christianisme soit religion d’Etat depuis un
siècle, le paganisme est encore florissant, en particulier dans l’armée et dans les milieux littéraires.
Ausone et Jovius sont deux exemples
frappants de cette époque de transition entre l’ancien et le nouveau monde.
Ausone est chrétien puisqu’il va à la messe et écrit des poèmes d’inspiration
chrétienne. Mais c’est un christianisme très superficiel, qui ne fait pas
partie de sa vie. Et Paulin renonce au monde pour se consacrer à Dieu, Ausone
ne le comprend pas et ne le prend pas au sérieux. Leur correspondance de cette
époque montre clairement le hiatus: les lettres d’Ausone, bien qu’exprimant une
amitié sincère, ne dépassent guère le niveau du badinage et du jeu d’esprit;
celles de Paulin (bien qu’écrites en vers, et même de mètres différents) sont
graves et remplies de son enthousiasme nouveau. La rupture était inévitable
entre ces deux hommes qui n’appartenaient plus au même univers. Pour Ausone,
comme pour Jovius, la littérature passe avant tout. Jovius non plus n’aime
guère les moines, et quand Pau lui écrit "si omnem scribendi tibi
occasionem diligens, per viros religionis insalutatum te, tamquam a sanctis
hominibus abhorrentem, praetermitterem" (2), ce n’est qu’une façon de
parler, une mesure de prudence qu’il n’aurait pas besoin d’utiliser si
effectivement Jovius voyait les moines d’un oeil favorable.
(1) XXIV, 125-126 sqq
(617).
(2) 16, l (114, l6 sqq):
si, alors que je saisis toutes les occasions de t’écrire, je négligeais de te
saluer par ces religieux, comme si tu avais horreur des gens de piété...
Paulin évoque à plusieurs reprises
l’hostilité des mondains envers les moines. Dans la lettre 1, il exhorte Sévère
à ne pas se soucier de leurs attaques, "si nos interdum profana vel
stulta quorundam secularium verba circumlatrent" (1).
Les moines leur inspirent même une
véritable horreur: "hujusmodi hominum et vultus et habitus et odor
nauseam illis facit" (2). Une grande partie de la lettre 38 est
consacrée à la réprobation des mondains pour Aper qui a renoncé au monde; et
Paulin l’invite à s’en réjouir comme d’un signe qu’il est sur le bon chemin: "non
enim odisset hic mundus, nisi quod jam a se alienum, et sibi videret
adversum" (3).
Mais cette haine ne se manifeste que par
des critiques, et non plus par des persécutions comme "tempore saevo
Relligio quo crimen erat" (4), puisque désormais le paganisme n’est plus
qu’un état d’esprit.
(1) 1, 2 (2, 17 sq): si
parfois certaines personnes du monde aboient autour de nous leurs propos
profanes et stupides.
(2) 22, 2 (155, 20 sq):
le visage, l’habit, l’odeur de ce genre d’hommes leur donnent mal au coeur.
(3) 38, 2 (325, 19 sq):
ce monde ne hait que ce qu’il voit qui lui est déjà étranger et ennemi.
(4) XVIII, 170-17l (494):
ce temps cruel où la religion était un crime.
Les cultes païens survivront encore
plusieurs siècles, mais ils ne feront que survivre. Tandis que leur esprit
demeure.
Les chrétiens eux-mêmes gardent encore
quelques idées païennes: Pneumatius et Fidélis, les parents du petit Celse,
"gaudebant trepido praesagi corde parentes Dum metuunt tanti muneris
invidiam" (1). Ils redoutent la vengeance des dieux, ou
du destin, parce que leur fils est trop intelligent. Mais ne disons-nous pas de
même: "C’était trop beau pour durer"?
On peut aussi relever quelques termes qui
n’ont rien de chrétien: Lares (2), Tartara (3), Atlas (4), Boreas
(5),
semideus (en parlant de saint
Jean-Baptiste) (6),
et quelques autres de ce genre. Mais cela ne dépasse pas le niveau du langage.
Une si longue imprégnation laisse forcément des traces, et il est même
extraordinaire qu’elle en laisse aussi peu, du moins chez les chrétiens les
plus éclairés comme Paulin. Car en ce qui concerne les paysans, chacun sait que
le mot "païen" vient de leur nom, paganus, bien qu’ils soient
christianisés, en principe.
L’importance de la sépulture est une idée
tout à fait païenne: on s’imaginait que l’absence de sépulture faisait tort au
bonheur de l’âme; beaucoup de chrétiens de cette époque étaient encore esclaves
de cette croyance, c’est pourquoi Paulin insiste tant sur la résurrection (7),
en particulier dans le poème XXXV, sur la mort de Celse. Beaucoup de gens se
faisaient enterrer "ad sanctos", pour bénéficier de leurs
prières: autour du sanctuaire et même dedans (8), c’est pourquoi par exemple
les bâtiments édifiés autour du tombeau de saint Félix sont devenus actuellement
le village de Cimitile (cimetière).
(1) XXXV, 29-30 (676):
ils se réjouissaient, les parents, mais un pressentiment faisait trembler leur
coeur, car ils redoutaient le revers d’une si grande faveur.
(2) X, 209 (458), VI, 157
(445), X, 225 (458).
(3) VI, 246 (447), XXXV
101 (678) etc
(4) X, 228 (458).
(5) XVII, 201 (487).
(6) VI, 252 (447). Le mot
est souvent chez Ovide. D’ailleurs Paulin n’emploie tous ces mots qu’en poésie.
(7) De même il justifie
les translations de reliques, interdites dans le droit romain comme une
violation de sépulture, qui trouble le repos de l’âme.
(8) XIX, 478-480 (539).
Lorsqu’un jour on craint que le cercueil
de saint Félix n’ait été abîmé par des bestioles, aussitôt on entreprend
d’ouvrir le tombeau, et tout le monde est soulagé de voir que tout est intact (1).
C’est que ce tombeau est, de plus, celui d’un saint: on lui prête donc des
vertus spéciales. On verse un parfum (c’est-à-dire une huile parfumée, les
parfums alcoolisés étant inconnus de l’Antiquité), dans une cavité de la dalle,
puis on le récupère et on l’utilise comme médicament: "martyris hi
tumulum studeant perfundere nardo, Et medicata pio referant unguente
sepulcro" (2). "Cet usage, dit Pietri, était
universellement accepté dans le monde chrétien" (3), ce qui parai-t certain si on
considère que le tombeau comportait des cavités spécialement prévues pour cet
usage.
On emporte aussi comme reliques la
poussière du tombeau (4).
Les paysans prient les saints d’une
manière assez étonnante, pour nous du moins, mais toujours plus ou moins en
usage en Italie actuellement Donc cela tient plus au pays qu’à l’époque, car la
psychologie d'un peuple ne change pas à travers les siècles, comme l’explique
si bien Boissier dans La fin du paganisme
(5).
Les paysans campaniens qui viennent prier
saint Félix se livrent donc à des démonstrations tout à fait étrangères à nos
moeurs. Ils pleurent, ils se prosternent, ils embrassent les portes du
sanctuaire et ils exposent au saint leurs revendications avec force plaintes,
en l’interpellant tout haut avec la plus grande familiarité: "Sternitur
ante fores, et postibus oscula figit, Et lacrymis rigat omne solum
(...)miscetque precantia verba querelis" (6).
(1) XXI, 602-642 (595).
(2) XVIII, 38-39 (49l):
qu’ils répandent avec zèle du nard sur le tombeau du martyr, et rapportent du
pieux sépulcre l’onguent comme médicament. Voir aussi XXI, 590
(4) XXI, 599-600 (595).
(3) Extraits traduits de
Paulin, page
(5) page
(6) XVIII, 250-254 (496):
il se prosterne devant la porte, la couvre de baisers, arrose entièrement le
sol de larmes, et mêle les prières aux plaintes.
Paulin nous décrit longuement la prière
d’un paysan à qui on a volé ses boeufs, et qui parle à saint Félix pendant une
journée entière, si bien que le soir il faut le mettre dehors de force (1).
Mais le plus typique, c’est qu’il conclut un marché avec le saint: tu me rends
mes boeufs, je te laisse le voleur, allant jusqu’à l’accuser de complicité
puisqu’il a laissé faire le voleur. Et, ajoute Paulin non sans humour, "audivit
laetus non blando subplice martyr Et sua cum Domino ludens convitia risit"
(2)
et il rend ses boeufs à ce suppliant persévérant.
Cette conception commerciale de la
religion est un héritage de la religion romaine, mais à vrai dire elle existe
dans tous les pays et à toutes les époques, y compris chez nous.
Comme nous avons vu dans le chapitre deux,
les pèlerins qui ne sont pas encore christianisés en profondeur célèbrent la
saint Félix par des pervigilia, ce que nous appelons des nuits de prière
ou des veillées de prière, avec la différence qu’eux soutiennent l’ardeur de
leur piété par de joyeux banquets, qui ne plaisent pas du tout à Paulin: "per
totam et vigiles extendunt gaudia noctem Laetitia somnos, tenebras funalibus
arcent; verum utinam sanis agerent haec gaudia votis, Nec sua liminibus
miscerent pocula sanctis" (3). Les pervigilia sont empruntés au
paganisme, ainsi que les sacrifices d’animaux, cochons ou vaches, effectués
pour remplir un voeu (votum) (4) et désormais en l’honneur des saints, qui
ne sont guère qu’un nouveau nom des dieux: "paverunt in vota suem, et
coepere paratum Ducere sacratam sancti Felicis ad aulam" (5).
(1) XVIII, 324-331 (497).
(2) XVIII, 3l6- le martyr
écouta gaiement ce suppliant peu flatteur, et rit avec le Seigneur de ses
injures.
(3) XVII, 556-559
(660) :pendant toute la nuit ils veillent et prolongent leur joie,
l’allégresse les garde du sommeil et les lampes des ténèbres. Mais si seulement
ils se réjouissaient de façon saine et ne préparaient pas leurs coupes dans le
sanctuaire !
(4) Passim, mot
extrêmement fréquent dans les Natalicia.
(5) XX, 317-320 (562):
ils engraissèrent un cochon pour accomplir leur voeu,.et quand il fut prêt ils
se mirent en route avec lui pour le sanctuaire de saint Félix; pour que son
énorme corps une fois tué nourrisse une foule de pauvres, et que le martyr se
réjouisse de voir rassasiés les misérables.
Rien que de païen jusqu’ici: mais ce rite
a été « baptisé », « récupéré » par le christianisme, et
désormais les viandes des sacrifices ne sont plus mangées par les
sacrificateurs mais distribuées aux pauvres, et la phrase que nous venons de
citer se continue ainsi: "corpore de magno ut multos mactatus egenos
pasceret, et saturo gauderet paupere martyr" (1).
Autre rite païen baptisé, et du même genre
que le précédent: le novemdialis, repas que l’on faisait sur un tombeau
neuf jours après la mort (où avait lieu un repas semblable appelé silicernium),
devient chez les chrétiens un repas distribué aux pauvres dans l’église même;
Pammachius, qui est riche (il est sénateur), nourrit tous les pauvres de Rome à
la mort de sa femme, comme nous l’avons dit ailleurs.
Ainsi ces rites anciennement païens sont
devenus chrétiens, mais d’autre part ces chrétiens sont encore bien païens.
Qu’est-ce qui l’emporte, du positif ou du négatif? C’est difficile à discerner.
Mais ne considérons plus maintenant que le
côté positif, et occupons-nous d’une des plus importantes manifestations de la
vie chrétienne: les pèlerinages.
Paulin va tous les 29 juin en pèlerinage à
Rome, Sévère une ou deux fois par an à Tours, mais c’est du pèlerinage de Nole
que nous allons surtout parler, car Paulin nous renseigne surabondamment à son
sujet.
Le pèlerinage de Nole est très important à
cette époque: c’est même le premier d’Italie après Rome: "Postque ipsam
titulos Romam sortita secundos" (2). Il a lieu tous les 14 Janvier, qui est
encore actuellement le jour de la saint Félix
(1) voir note 5, page précédente. Muratori, dans une note de l’édition Migne,
explique que c’était un vestige des agapes qui se faisaient dans l’église, où
les pauvres avaient part, et qui avaient été supprimées à cause des abus.
(2) XIII, 28 (464) et
XIV, 86 (467): elle a le deuxième rang après Rome elle-même.
Les premiers Natalicia (poèmes XIII, XIV, XV, XVI,
XVIII) racontent la vie de saint Félix. Les suivants racontent ses miracles.
Ce Félix vivait à Nole au siècle
précédent, mais on ne sait pas de dates précises. Son père Hermias était un
soldat d’origine syrienne, son frère nommé aussi Hermias embrassa la même
profession, mais Félix préféra se consacrer à Dieu. Il entra dans les ordres et
devint successivement lecteur, exorciste, prêtre. Une persécution éclata (sans
doute celle de Dèce) et Félix fut arrêté et emprisonné dans un cachot, dont un
ange le fit sortir pour aller sauver la vie de l’évêque Maxime, à moitié mort
de froid et de faim dans la montagne où il s’était réfugié. Maxime et Félix se
cachèrent chez une vieille femme jusqu’à ce que le calme revînt. Pendant la
persécution de Valérien, quelques années plus tard, Félix échappa à la police
et se cacha dans une citerne sèche pendant six mois. Puis il refusa l’épiscopat
et le fit donner au prêtre Quintus, qui avait été ordonné huit jours avant lui.
Et comme ses biens avaient été confisqués pendant la persécution et qu’il ne
jugea pas à propos de les réclamer une fois la paix revenue, il vécut à la
charge d’une pieuse femme nommée Archélaïs et en cultivant une petite terre,
dans la pauvreté, la charité, et la vénération des habitants de Nole. Enfin, "hac
vivens pietate Deo maturus, et aevi Et meriti plenis clausit sua secla diebus,
Mutavitque piae, non clausit, secula vitae" (1). On l’enterra dans une petite
tombe, et ce n’est que plus tard que fut construit un tombeau plus important,
entouré de quatre petites basiliques. Nous avons vu que Paulin les restaura,
les agrandit, en ajouta une cinquième plus grande et richement décorée, ainsi
que tout un ensemble de cours, de portiques, de fontaines, bâtit un hospice
pour les pauvres, qui lui servait aussi de logement, et refit la route qui
menait à cet ensemble. C’est donc en partie grâce à lui, grâce à sa célébrité
qui attirait les pèlerins et à ses travaux qui facilitaient leur séjour à Nole,
que le pèlerinage de Nole acquit une si grande importance.
Dans les Natalicia, poèmes d’anniversaire qu’il écrit tous les ans pour la
saint Félix, Paulin énumère avec enthousiasme les peuples qui viennent au
pèlerinage: les habitants de la Lucanie, de l'Apulie, de la Calabre, du Latium,
de la Campanie, de Capoue, de Naples, des rives du Gaurus, de l’Ufens, du
Sarnus, du Galaso et du Tanagre, d’Atina, d’Aricie, d’Ardéa, de Calès, de
Téanum, de Vénafre, du Samnium, de Préneste, d’Aquinum, du pays des Araunques,
et même de Rome (2),
qui pourtant ne manque pas de sanctuaires. A croire Paulin, Rome à ce moment de
l’année "rarescere gaudet" (3) et envoie tant de milliers de
pèlerins à Nole que "confertis longe latet Appia turbis" (4).
(1) XVI, 297-299 (483,
fin du poème): vivant dans cette piété, mûr pour Dieu il finit sa vie par des
jours pleins d’âge et de mérites, et changea, ne finit pas, sa pieuse vie.
(2) XIV, 55
(3) XIV, 66 (466): est
heureuse de se raréfier.
(4) XIV, 70 (466): la
voie Appienne est cachée sur une grande longueur par des troupes serrées.
Quant aux habitants des autres régions,
ils accourent eux aussi en foules et en vraies armées, délaissant leurs villes,
leurs montagnes ou leurs champs. Même en faisant la part de l’exagération, il
reste certain que ce pèlerinage est l’occasion d’un concours populaire
considérable, ce qui est d’autant plus extraordinaire que le 14 janvier est
situé en plein hiver. Mais "vicit iter durum pietas, amor omnia Christi
vincit, et alma fides" (1). Et de toute façon, "Paulin trouve
toujours que le 14 Janvier il fait le plus beau temps du monde", dit à peu
près le DACL: quand il fait soleil c’est saint Félix qui amène le beau temps,
et quand il neige, le monde se pare d’un blanc éclatant pour faire honneur à
saint Félix (3).
C’est pour Paulin le plus beau jour de l’année, et il le célèbre avec des transports
de joie à n’en plus finir. "Ver avibus voces aperit, mea lingua suum
ver Natalem Felicis habet" (4) et il continue ainsi pendant quelques
dizaines de vers: tel est le ravissant début du poème XXIII, où Paulin décrit
avec tant de poésie le chant des oiseaux au printemps, et spécialement les
roulades et les plaintes du rossignol (5); c’est ainsi que Paulin voudrait pouvoir
chanter saint Félix.
Les pèlerins viennent avec autant
d’ardeur, "sans mesure ni repos" (nec modus...nec requies),
marchant jour et nuit, avec des torches la nuit, tellement ils sont pressés
d’arriver (6).
Le résultat de ce zèle, c’est que la ville
de Nole est remplie à craquer par tous ces habitants supplémentaires: "credas
innumeris ut moenia dilatari Hospitibus" (7). C’est pourquoi Paulin a
construit un xénodochium, et une grande basilique, celles qui existaient
étant trop petites: "quae tamen, ampla licet, vincuntur culmina
turbis" (et même "parvus erat locus ante, sacris angustus
agendis, supplicibusque negans pandere posse manus" (9).
(1) XIV, 79-80 (466): la
piété l’emporte sur la dureté du chemin, l’amour du Christ vainc tout, ainsi
que la foi bienfaisante.
(2) page 1450, tome 12,
Nole.
(3) XVIII, l6
(4) XXIII, 1-2 (608): le
printemps rend la voix aux oiseaux. Moi, mon printemps c’est l’anniversaire de
Félix.
(5) XXIII, 9-l5 et 29-36
(608).
(6) XIV, 49-52 (466).
(7) XIV, 84-85 (466): on
croirait que les murs sont dilatés par ces hôtes innombrables.
(8) XVIII, l82 (494): ces
églises, bien que grandes ne pouvaient contenir les foules.
(9) XXIX, 1-2 (671): ce
lieu était petit auparavant, étroit pour célébrer, et les suppliants ne
pouvaient même pas étendre les mains.
Nous voyons aussi les rues de Nole,
remplies d’une foule bariolée (1).
Qui sont ces pèlerins? Beaucoup viennent remercier
saint Félix d’une grâce obtenue, généralement un naufrage ou un incendie
auxquels ils ont échappé (2), ou bien une guérison, que d’autres par
contre viennent demander: "Omni namque die testes sumus, undique
crebris Coetibus aut sanos gratantia reddere vota, Aut aegros varias petere ac
ambire medelas" (3). On voit aussi des paysans "non
solum gremio sua pignora ferre paterno, Sed pecora aegra manu saepe introducere
secum, Et sancto quasi conspicuo mandare licenter" (4).
Les autres accomplissent un voeu, ou
demandent une grâce, ou sont poussés par la piété, ou simplement par la
curiosité et le goût des fêtes. Comme ce sont en majorité des paysans, ils ne
veulent pas manquer une occasion semblable. Mais le pèlerin le plus lointain
est à coup sûr Nicétas de Rémésiana, qui vient deux fois au pèlerinage, faisant
cet interminable voyage exprès pour prier saint Félix et rendre visite à son
ami Paulin (5).
Il utilise le bateau, certainement, mais fait aussi une partie trajet à pied,
comme beaucoup de pèlerins. Pourtant Paulin en cite un qui est à cheval (6),
et d’autres en chariot tiré par deux boeufs (junctum gemino bove currere
plaustrum) (7).
Beaucoup de pèlerins sont riches et
offrent à l’occasion du pèlerinage un présent de valeur à l’église: "alii
pretiosa ferant donaria meque offiicii sumtu superent, qui pulcra tegendis Vela
ferant foribus, seu puro splendida lino, Sive coloratis textum fucata figuris.
Hi laeves titulos lento poliant argento, Sanctaque praefixis obducant limina
lamnis.
(1) XIII, 24 (464).
(2) XXVI, 385-392 (647).
(3) XXVI, 382-384 (647):
Chaque jour nous en sommes témoins, de partout, en rassemblements denses des
gens guéris rendent des actions de grâce et des malades demandent et implorent
toutes sortes de guérisons. (Cela se passe "chaque jour" mais il y en
a certainement encore beaucoup plus le 14 Janvier).
(4) XVIII, 200-202 (495):
des pères qui apportent leurs enfants dans leurs bras, et qui amènent aussi
avec eux leurs bêtes malades, et les recommandent au saint hardiment, comme s’ils
le voyaient.
(5) XVII (483 sqq) et
XXVII (648 ssq)
(6) XX, 89 (554).
(7) XX, 42O (566): le
chariot court, attelé de deux boeufs.
Ast alii pictis accendant lumina ceris,
Multiforesque cavis lychnos laquearibus aptent, Ut vibrent tremulas funalia
pendula flammas (...) fercula opima cibis, cervis aulaea ferisque
larga..." (1). Quant à moi, ajoute Paulin, je n’ai rien à
donner, que mes poèmes.
Dans l’église il y a surtout beaucoup de
lumières: "Aurea nunc niveis ornantur limina velis, Clara coronantur
densis altaria lychnis. Lumina ceratis adolentur odora papyris" (2).
Toutes ces lumières (lampes et cierges) brillent jour et nuit, si bien que la
nuit est plus claire que le jour, et que le jour semble encore plus lumineux.
Le sol est jonché de fleurs, et les guirlandes ne manquent pas non plus: on se
croirait au printemps (3). Au milieu de ce charmant décor et de "laetos
tumultus" (4), les pèlerins chantent des cantiques (5),
adressent leurs prières au saint, de la manière plus ou moins païenne que nous
avons vue, parfois sacrifient un cochon ou une vache, qu’ils font cuire et
distribuent ensuite aux pauvres: un paysan d’Abella amène à Nole son cochon
engraissé, et "pingue pecus voti jugulat de more voventum. Fama suis
magni per egentum accenderat acrem Ora famem et cuncti magnae spe parti hiantem
Tendebant ad opima senes convivia faucem" (6). C’est un événement pour tous
les mendiants de la ville. Paulin raconte, avec force détails et commentaires,
plusieurs anecdotes assez comiques concernant ces sacrifices. Il les raconte
d’ailleurs dans un des Natalicia qu’il lit au peuple au
cours de l’office, à chaque pèlerinage et pendant au moins quinze ans, de 394 à
408, les derniers ne subsistant que sous forme de fragments. Il a probablement
continué cette coutume par la suite mais nous ne les avons pas.
(1) XVIII, 29-37, 45-46 (491): d’autres peuvent dépenser plus d’argent que moi
pour cette fête, apporter des rideaux magnifiques pour fermer les entrées de
l'église, de splendides voiles de lin pur, des tissus ornés de figures aux
riches couleurs; qu’ils gravent en lettres d’argent des inscriptions bien
composées, qu’ils recouvrent de plaques dorées l’entrée du temple. D’autres
peuvent allumer des cierges de cire colorée, suspendre au plafond des lustres,
dont les flammes tremblent au balancement des câbles (…) des plateaux chargés
de mets abondants, de larges tentures avec des cerfs et des bêtes sauvages.
(2) XIV, 98-100 (467): la
voûte dorée resplendit de voiles blancs, l’autel rayonne de lumières denses,
les cierges odorants brûlent avec du papier ciré. (on mettait du papier dans
les lampes. La coutume des cierges est d’origine païenne).
(3) XIV, 110-111 (467).
(4) XIV, 107 (469): un
joyeux tumulte.
(8) XIV, 109 (467).
(9) XX, 72-75 (554): Il
égorge sa bête grasse, suivant la coutume de ceux qui font des voeux. La
réputation de cet énorme cochon avait allumé dans la bouche des pauvres une
faim violente, et tous les vieillards, espérant avoir une grosse part,
tendaient un gosier béant vers le banquet plantureux.
Quand ils ont fini leurs dévotions, les
pèlerins vont se reposer sous les portiques, à l’abri du soleil et de la pluie,
et admirer les fontaines (1) ou bien, à partir de 403, ils restent en
contemplation pendant des heures devant les peintures qui ornent la basilique,
et que Paulin a fait faire pour empêcher ses ouailles mal dégrossies d’aller se
soûler dans les tavernes, qui n’avaient pas manqué de s’installer dans le
voisinage d’une si abondante clientèle. On peut supposer aussi que les
marchands de cierges, et de toutes sortes d’objets de piété, ne manquaient pas
non plus.
Notons pour finir les troupes de badauds
(pèlerins et mendiants) que Paulin mentionne dans chacune de ses anecdotes, et
qui n’ont rien d’autre à faire que de flâner et de regarder ce qui se passe (2).
Et on imagine très bien aussi les pèlerins
qui se battent pour pouvoir approcher du saint tombeau, le toucher et "luminaque
expositis et qua datur oscula membris Figere" (3). Il s’agit ici de
l’enterrement de Félix, mais il en était certainement de même aux pèlerinages
autour du tombeau, car Paulin ne décrirait pas si bien cette scène pittoresque
s’il ne l’avait pas observée souvent.
Mais le pèlerinage n’a lieu qu’un jour par
an (et si ce n’est pas le 14 Janvier c’est un autre jour) "nam quae, rogo, votis Cassa dies orietur,
vel magnis rara catervis?" (4), mais on est chrétien aussi les 364 autres
jours. Nous allons donc parler de la vie quotidienne des chrétiens.
Tout d’abord le pèlerinage est un
événement relativement exceptionnel, ce qui se conçoit très bien. Ainsi ce
paysan blessé en revenant chez lui, et que l’on reporte au sanctuaire de Félix,
et qui déclare qu’il n’aurait certainement pas eu de sitôt, sans cet accident,
l’occasion de revenir: et il remercie saint Félix de cette grâce (5).
Voici donc une mentalité tout à fait
différente de l’esprit commercial que nous avons vu au début de ce chapitre: se
réjouir d’un malheur matériel parce qu’il apporte un bien spirituel est une
attitude beaucoup plus chrétienne.
(1) XXVIII, 44-52 (664), 31.
(2) XX, 112-117 (555).
(3) XVIII, 129-l30 (493):
clouer des cierges et des baisers sur les membres exposés, là où ils peuvent.
(4) XXVII, 29-30
(648-649): car je vous le demande, y a-t-il un jour qui se lève sans qu’on voie
de grandes troupes de pèlerins?
(5) XX, 156-161 (557).
De même Paulin se réjouit d’être critiqué
par les gens du monde, parce que s’il déplaît au monde c’est qu’il plaît à Dieu
(voir la fin du chapitre précédent).
Une nouvelle mentalité se développe parmi
les chrétiens, ou du moins Paulin s’efforce de la leur inculquer, car souvent
ils reçoivent leurs malheurs avec beaucoup de plaintes, y voient une punition
de leurs péchés (l’homme qui tombe de cheval, Théridius, le propriétaire la
cabane brûlée) et prient pour en être délivrés.
Paulin leur propose comme modèle de vie le
nageur qui traverse un fleuve: il ne suffit pas de déposer ses habits sur la
rive, et l’abandon des biens qui encombrent l’âme n’est que la condition
primordiale du combat. Il faut ensuite se jeter à l’eau et lutter "totius
corporis nisu, omnium scita mobilitate membrorum, et propulsu pedum, et remigio
brachiorum, et lateris illapsu torrentis inpetum scindat" (1):
façon allégorique de dire que la vie chrétienne consiste dans un progrès
continuel, et que la conversion ne constitue pas l’arrivée mais le point de
départ.
Il propose aussi l’image du funambule: "quasi
in fune suspenso ancipites ambulamus" (2) et il faut être très vigilant
et prudent pour ne dévier ni à droite ni à gauche, le juste milieu étant un
point, et non pas un vaste marécage.
(1) 24, 7 sqq: il faut
que par un effort du corps tout entier, en remuant habilement les membres, en
propulsant les pieds, en ramant avec les bras, en allongeant le corps, il fende
l’impétuosité du torrent.
(2) 40, 11 (354, 1): nous
marchons comme sur un fil, dans l’incertitude.
Il est regrettable que nous ne possédions
qu’un sermon de Paulin.
Il traite du gazophylacium, le
tronc. L’aumône aux pauvres est un sujet que Paulin aime beaucoup (nous avons
vu toutes les louanges qu’il décerne à Pammachius, et la dureté de ses blâmes
envers les riches égoïstes).
Dans ce sermon, peut-être prononcé en
temps de Carême, Paulin se met à la portée de ses rustiques auditeurs en
commençant par une image empruntée à leur vie; on met des mangeoires dans les
étables, mais si on laisse ces mangeoires vides elles ne servent à rien et les
animaux meurent de faim. De même, "non patiamur ergo mensam Domini, et
nobis vacuam, et egentibus inanem relinqui, et visui tantum stare, non
usui" (1).
Pietri pense que cette "mensa Domini" désigne la table de
l’autel; mais on sait aussi qu’il existait à cette époque des troncs semblables
aux nôtres: mensa est donc peut-être une façon de parler, ou alors les
troncs semblables aux nôtres n’étaient pas encore très répandus.
L’aumône est considérée non seulement par
le chrétien moyen, mais même par des gens comme Paulin, comme un placement: "qui
enim fenerat pauperes Domini, praestolatur a Domino retributionem mercedis
aeternae" (2).Fenerare signifie très exactement
"prêter à usure", et merces "revenu", c’est-à-dire
qu’on s’attendait à recevoir en échange les prières des pauvres.
Une autre caractéristique de cette époque
est le culte des reliques,
c’est-à-dire aussi des lieux saints, qui ont toujours attiré énormément de pèlerins
(3).
Le culte des martyrs s’accompagne de celui de leurs reliques, auxquelles on
attribue de grandes vertus. Nous avons vu que d’abord la mentalité encore
païenne était très choquée par les translations de reliques, comme par une
violation de sépulture (une des premières fut effectuée par l’empereur
Constance, en 356, qui fit transporter à Constantinople les reliques de saint
Timothée et de saint André: avec le frère de Pierre et le disciple de Paul, la
ville égalait ainsi presque Rome) (4).
Lorsqu’on éparpillait les corps des
saints, c’était encore pire: c’est pourquoi Paulin justifie si longuement cet
usage, expliquant que là où on honore les saints, les idoles sont délaissées
(on pourrait penser aussi que c’est le contraire).
(1) 34, 1 (304, 4 sqq): ne
souffrons donc pas que la table du Seigneur soit laissée par nous vide et sans
rien pour les pauvres, et qu’elle ne soit là que pour la vue, non pour qu’on
s’en serve.
(2) 34, 2 (304, 21 sqq):
qui prête à intérêt aux pauvres du Seigneur attend du Seigneur en récompense un
revenu éternel.
(3) 49, 14 (402, 12 sqq).
(4) XIX, 321-342 (530).
Mais en quoi consistent ces reliques? Chez
les païens, le mot reliquiae signifiait les cendres, les restes d’un
mort. C’est vers la fin du IV° siècle que le mot prend son sens actuel. Il y a
au moins sept autres noms pour les désigner, par exemple pignora (gages)
(1),
benedictio (2), et aussi memoria, nomina, sanctuaria,
beneficia, eulogiae. Le mot brandea désigne un tissu mis en contact
avec la tombe. Les parfums versés sur la tombe et utilisés ensuite comme
médicaments peuvent être considérés comme une espèce de brandeum. On
peut rapprocher aussi la coutume des phylactères, qui étaient chez les Juifs
des parchemins reproduisant un passage de l’Ecriture et que l’on portait sur
soi comme talisman, de l’aventure de Martinien qui attribue son salut aux
épîtres de saint Paul qu’il portait sur lui dans le naufrage (3).
On ne saurait dédicacer une église sans
reliques: Paulin met dans celle de Nole toutes celles qu’il peut trouver
(saints André, Jean-Baptiste, Thomas, Luc, Vital, Agricola, Procul, Euphémie,
Nazaire) (4),
ainsi que dans celle qu’il bâtit à Fondi (saints André, Luc, Nazaire, Gervais
et Protais dont lui a fait cadeau saint Ambroise) (5).
On les enchâsse dans des reliquaires d’or (tubello
aureolo rem tantae benedictionis inclusimus) (6). Des inscriptions peintes
dans les églises mentionnent les saints dont les reliques dont présentes (7).
Dans la basilique de Nole elles sont sous l’autel, ainsi que le corps de saint Clair
dans la chapelle construite par Sévère à Primuliac (8). Saint Clair ne suffit pas à
Sévère, qui cherche partout des reliques pour la dédicace (9), mais Paulin estime qu’il
n’en a pas trop lui-même, et ne peut envoyer à son ami, faute de mieux, qu’une
relique de la vraie croix:
(1) 49, 14 (402, 11), et
ailleurs
(2) Id., ligne 22; et
ailleurs
(3) XXIV, 270-272 (620).
(4) XXVII, 403-439 (657).
(5) 32, 17 (292, 21 sqq).
(6) 31, 2 (269, 2
sq : nous avons enfermé dans un
petit récipient d’or une relique si
précieuse.
(7) 32, 17 (292, 7 sqq).
(9) 31, 1 (267 12 sqq);
32, 6 sqq).
"partem particulae de ligno divinae
crucis" (1),
ce qui pourtant pourrait sembler préférable à des reliques de martyrs.
Enfin la vie quotidienne des chrétiens
devait ressembler assez à celle de notre époque, avec les mêmes fêtes annuelles
(Paulin souligne l'importance du rythme de l’année liturgique) (2),
à peu près les mêmes offices, et les mêmes préoccupations.
(1) 31, 1 (268, 5 sq):
une parcelle d’un morceau du bois de la croix divine.
(2) XXVII 53 sqq (649).
Dans cette ambiance, après les
tâtonnements des premiers siècles, l’Eglise s’organise. Déjà elle était une
puissance de l’Empire païen, mais l’Empire chrétien lui permet de se
développer, au point que les églises deviennent trop petites et qu’il faut en
construire de nouvelles (Langon, Primuliac, Nole, Fondi).
Elle s’enrichit en même temps des biens
des riches convertis, qui lui donnent leurs terres pour les pauvres. Sévère
garde même l’administration de ses anciens biens: "et quae reservasti,
Ecclesia te serviente possideat" (1). Paulin demande à Amand, prêtre de
Bordeaux, que son messager Sanemarius reçoive "in casa Ecclesiae
terrulam" (2), une petite terre d’Eglise. Il a
apparemment conservé quelque autorité sur son ancienne terre de Langon, ou du
moins des rapports avec ses habitants, car il écrit à Amand dans la même
lettre: "Rogo ut epistolam meam ad filium nostrum Daducium facias
transmitti (...). Unum de Aligonensibus dignemini mittere" (3).
Tel est donc l’aspect économique de
l’Eglise. Sur les rites Paulin nous donne peu de renseignements.
Le baptême se fait dans un baptistère,
petit édifice situé à proximité d’une église. Le baptisé est plongé jusqu’à
mi-corps dans la piscine (4). Parfois il change de nom au baptême: ainsi
Valgius devient Victor (5). Certains ne se font baptiser qu’au dernier
moment: le catéchumène Ursus tombe malade au point qu’on le baptise d’urgence,
dans son lit (donc par affusion comme nous faisons actuellement), ce qui lui
guérit à la fois le corps et l’âme (6). Ce baptême retardé n’est pas un signe de
tiédeur religieuse, au contraire en général. Mais il semble bien que ce soit le
cas pour Paulin, qui ne se fit baptiser qu’à l’âge adulte, à sa conversion,
après avoir été catéchisé par le prêtre Amand (7).
(1) 24, 1 (202, 26): même
ceux que tu as gardés appartiennent à l’Eglise, tandis que tu la sers comme
prêtre.
(2) 12, 12 (83, 22 sq).
(3) 12, 12 (83, 23 sqq):
je te prie de faire transmettre ma lettre à notre fils Daducius. Daignez
utiliser comme messager un des habitants de Langon.
(4) 32, 3 (277, 17).
(5) 49, 2 (392, 1 sqq).
(6) 18, 3 (130, 14 sqq).
(7) 2, 4 (13, 2 sqq).
Sa famille était sans doute vaguement
chrétienne, mais pas au point de penser à le faire baptiser et à lui donner une
éducation chrétienne.
Voici la célébration d’un mariage: "Ipse pater vobis benedicat episcopus, ipse Praecinat hymnisonis cantica sancta choris. Duc, Memor alme, tuos Domino ante altaria natos, Comnendaque precans sanctificante manu" (1).
L’eucharistie ne nous est pas décrite de
façon plus détaillée: il est question du prêtre "immolanti hostias
jubilationis" (2) et "sacras primum hostias et casta
libamina cum acceptissima ipsius commemoratione Deo deferens" (3).
La basilique de Nole comporte deux
sacristies dont l’une sert à ranger les objets du culte et l’autre sert
d’oratoire au prêtre, et à ceux qui veulent méditer, après la messe (4).
L’ordination est donnée par les évêques,
comme maintenant: Paulin est ordonné prêtre par l’évêque Lampius de Barcelone.
Pourtant, dans une lettre à Amand, Paulin demande que Sanemarius "ordinatur
a vobis" (5) et Amand n'est que prêtre. Mais le pluriel
indique qu’il s’agit vraisemblablement de l’évêque Delphin, qui lisait aussi
les lettres que Paulin adressait à Amand.
Ce Sanemarius est un esclave que Paulin
affranchit, et qui une fois ordonné sera attaché au service du tombeau des
parents de Paulin (6).
Tout clerc doit appartenir à un diocèse:
c’est ce que nous appe1ons l’incardination. Cette règle n’est sans doute pas
encore impérative à l’époque de Paulin, car il n’accepte l’ordination qu’à la
condition de n’être pas attaché à l’Eglise de Barcelone (ea conditione in
Barcinonensi Ecclesia consecrari adductus stun, ut ipsi ecclesiae non alligarer,
in sacerdotium tantum Domini, non etiam in locum ecclesiae dedicatus) (7).
(1) XXV, 198-201 (637):
que l’évêque votre père vous bénisse lui-même, qu’il chante lui-même les saints
cantiques, chef des choeurs hymnesonnants. Conduis, bon Mémor, tes enfants au
Seigneur devant l’autel et recommande-les lui par tes prières et ta main
sanctifiante.
(2) 32, 13 (288, 15): qui
immole les hosties de joie;
(3) 13, 14 (95, 15 sq):
qui présente d’abord à Dieu, les hosties consacrées et les saintes libations,
en mémoire de ce saint
(4) 32, 16 (291, 4 sqq).
(5) 12, 12 (83, 17).
(6) id. (83, 19).
(7) 10 (9, 14 sqq): je
n’ai accepté d'être consacré dans l’Eglise de Barcelone qu’à la condition de
n’être pas attaché à cette Eglise, voué seulement au service de Dieu et non d’une
Eglise locale.
Mais à Milan saint Ambroise "suo
me clero vindicare voluit, ut, etsi diversis locis degam, ipsius presbyter
censear" (1). Avant d’être ordonné prêtre, il faut
passer par tous les ordres, mineurs et majeurs. On devient successivement portier,
lecteur, exorciste, acolyte, sous-diacre, diacre, prêtre. Saint Félix suit
normalement cette succession: "primis lector servivit in annis. Inde
gradus cepit, cui munus voce fideli Adjurare malos et sacris pellere verbis.
Quod quia perspicua meriti virtute gerebat, Jure sacerdotis veneranda insigna
nanctus" (2).
On reste donc plusieurs années dans chaque
ordre (primis annis). Après les ordres mineurs on devient diacre (grec diakonos,
serviteur). Le diacre est chargé de la vie matérielle (le diacre Benoît veille
à la nourriture de l’ermite Sébastien) (3); c’est son rôle à l’origine, mais à cette
époque il a des fonctions plus spirituelles: il prêche (4), il baptise (5).
Mais Paulin est directement consacré
prêtre, sans avoir servi dans aucune fonction. Saint Augustin de même. Mais ce
ne sont que des exceptions.
Le prêtre s’appelle sacerdos ou presbyter.
Il est parfois choisi par le peuple, et même de force comme Paulin: "Repentina,
ut ipse testis est, vi multitudinis (…) correptus, et presbyteratus initiatus
sum…invitus" (6). Ceci non pas tant en hommage à sa piété
que dans l’espoir de profiter de son immense fortune et de sa générosité,
espoir qu’il trompa en refusant d’être agrégé à l’Eglise de Barcelone.
Il existe aussi des prêtres pauvres, ainsi
que le vieux et saint prêtre Basile, de l’Eglise de Capoue, à qui Paulin fit
rendre sa petite maison que des riches lui avaient volée (7).
(1) 3, 4 (17, 6-7): 11 a bien voulu me réclamer dans son clergé, de sorte
qu’en quelque lieu que je demeure, je suis censé être un prêtre de son Eglise.
(2) XV, 108-112 (470):
les premières années il servit comme lecteur. Puis il gravit les degrés et
reçut la fonction de conjurer les mauvais esprits par la voix de la foi, et de
les chasser par les paroles consacrées, ce qu’il faisait avec une vertu et un
mérite si évidents qu’il obtint à juste titre les vénérables insignes de la
prêtrise. (Exorciste = exorcista; sous-diacre= subdiaconus).
(3) 26, 1 (235, 5 sqq).
(4) 26, 4 (237, 1 sqq) En
principe, la prédication est réservée aux évêques.
(5) 18, 3 (130, 14 sqq);
cf p. 128, 13-14).
(6) 1, 10 (8, 25): je fus
enlevé tout à coup, comme le messager lui-même en est témoin, par la violence
de la foule, et initié malgré moi à la prêtrise.
(7) 14, fin 3-4 (l09, 19
sqq).
Beaucoup d’hommes mariés sont ordonnés
prêtres (Paulin, Aper...) mais à partir de leur ordination, ils vivent avec
leur femme dans la chasteté. Paulin appelle sa femme soror, et aussi conserva
(1),
ce qui montre qu’elle était aussi consacrée à Dieu, puisque conservus (2)
utilisé pour désigner un autre prêtre, de même que compresbyter (3).
Nous avons vu que les prêtres riches
construisent des églises pour leurs fidèles, et que certains dirigent des
monastères.
A part cela, les fonctions du prêtre sont
les mêmes que de nos jours: il donne les sacrements, prêche (4),
fait le catéchisme (5), et veille sur son troupeau: ainsi Paulin
pendant la persécution "impavidus trepidum servabat pastor ovile,
Exemplo Domini, promptus dare pro grege vitam" (6).
Mais c’est surtout l’évêque qui est le
père de tous. Souvent, comme le prêtre, ii est choisi par le peuple. Maxime,
évêque de Nole, meurt: "Felicis nomen totum balabat ovile" (7),
mais il refuse. Même remarque que ci-dessus au sujet des évêques mariés,
puisque les évêques sont choisis parmi les prêtres. Beaucoup d’évêques ont donc
des enfants: Julien est fils de l’évêque Mémor, et sa femme Ia (ou Titia) est
fils de l’évêque Emile.
Comme saint Augustin est le premier, ou un
des premiers évêques coadjuteurs ("ita consecratus est ut non
succederet in cathedra episcopo, sed accederet. Nam incolumi Valerio
Hipponiensis Ecclesiae coepiscopus Augustinus est" (8),
le fait est si nouveau qu’il n’y a pas de mot pour le désigner et que Paulin
doit employer toute une périphrase.
On trouve dans ce texte le mot cathedra:
c’est le siège de l’évêque, qui est assis à l’église (9).
(1) 31, 1 (268, 8).
(2) 12, 12 (83, 26) et
ailleurs.
(3) 51, 1 (424, 6).
(4) 38, 11 (333, 21 sq): praedicatione
Christi; XVI, 60-62 (478).
(5) Paulin est catéchisé
par Amand (lettre 2, page 13).
(6) XV, 169-170 (472):
berger sans peur, il gardait ses ouailles tremblantes, à l’exemple du Seigneur,
prêt à donner sa vie pour son troupeau.
(7) (XVI 231 (482): tout
le troupeau bêlait le nom de Félix
(8) 7, 2 (43, sqq): il a été consacré de
telle sorte qu’il ne lui succède pas sur le trône épiscopal, mais qu’il siège
avec lui. Car Augustin est co-évêque avec Valère d’Hippone qui est toujours en
vie (Paulin précise d’ailleurs novo more,
Iigne 16).
(9) XXVII et XXV, 216
(638).
Certains partent évangéliser des peuples
barbares: Nicétas convertit les Daces, les Gètes, les Riphées, les Scythes et
les Besses (1);
Victrice les Morins et les Nerviens, peuples du Nord de la Gaule (2),
ainsi que le diocèse de Rouen, où il institue la vie monastique et qui de plus
se développe au point que Rouen, inconnue auparavant, est désormais connue "in
longinquis etiam provinciis venerabiliter" (3).
Les évêques sont beaucoup plus nombreux
que de nos jours, et chaque bourg un peu important a le sien. A son arrivée à
Nole, Paulin, qui est malade, reçoit la visite de presque tous les évêques de
Campanie, c’est-à-dire d’innombrables visites d’après ce qu’il dit (4).
Les évêques d’Afrique lui envoient des messagers à cette occasion.
Paulin, dans un fragment qui constitue la
lettre 48, énumère les évêques gaulois qui sont de saints hommes (5).
Mais tous ne leur ressemblent pas, et Paulin parle des "jam pene
forensibus turbis aemulos ecclesiarum tumultus et concilia inquieta" (6):
il s’agit de certains synodes romains; et les prélats romains, du fait de
l’importance de cette ville, étaient déjà exposés à la vie mondaine. Il ne faut
pas oublier d’ailleurs que Paulin a gardé un mauvais souvenir des milieux
ecclésiastiques de Rome, depuis son passage en 395 et la "superba
discretio" du pape Sirice. Il n’est guère question de papes dans
Paulin, à part les mauvaises relations qu’il a avec Sirice et les excellentes
qu’il a plus tard avec Anastase, pape qui envoie à tous les évêques d’Italie un
faire-part de son élévation à l’épiscopat (8), reçoit Paulin "tam blande quam
honorifice" (7), et l’invite à son anniversaire (8).
Le pape est encore supposé un évêque
ordinaire, mais en fait il ne l’est plus, et on ne l’appelle pas évêque, mais "urbis
papa" (9)
ou "urbicus papa" (10).
(1) XVII, 197-272 (487).
(2) 18, 4-5 (130 sqq).
(3) 18, 5 (132, 4-5):
honorablement dans les provinces les plus lointaines.
(4) 5, 14 (34, 1 sqa).
(5) page 389
(6) 38, 10 (333, 2 sqq):
les assemblées ecclésiastiques, presque aussi tumultueuses et troublées,
maintenant, que celles où se traitent les affaires du siècle.
(7) 20, 2 (145, 1): un
accueil aussi amical qu’honorable.
(8) 20, 2 (144, 24
sqq-l45, 2 sqq).
(9) 20, 2 (144, 20).
(10) 5, 14 (33, 27).
Au milieu des païens hostiles et des
chrétiens mondains, une seule voie demeurait possible à l’ardeur des convertis:
aller directement à l’extrême, par réaction contre la tiédeur ambiante,
engendrée inévitablement par les époques de paix.
Comment devient-on moine?
Paulin pendant des années reste un
chrétien tiède, comme beaucoup d’autres. Puis survient la conversion, au terme
d’une longue évolution (1), favorisée par le dégoût de la vie
mondaine, la reconnaissance qu’il éprouve pour avoir échappé à un grave péril
lié aux troubles politiques (2), l’influence de Thérèse très chrétienne,
l’influence de saint Martin qu’il a rencontré à Vienne (3), et enfin la mort du petit
Celse, épreuve déterminante; sans oublier le baptême reçu à Bordeaux vers 389,
époque où il est déjà chrétien mais pas encore tout à fait converti. Au terme
des quatre années de retraite, c’est ordination forcée, signe qui lui montre la
voie: Nole, où saint Félix, quelques années auparavant, a commencé à l’amener à
la foi. Voilà pour l’histoire de Paulin. Voyons maintenant comment se passe en
pratique cette entrée dans la vie religieuse, puis cette vie religieuse
elle-même.
Le premier pas dans la voie de la
perfection, c’est la rupture avec tout ce qui auparavant constituait la vie.
Rupture avec le métier: Victor (4),
Victrice (5),
et peut-être Crispinien (6) quittent l’armée; Paulin (7)
et Sévère (8)
le barreau et les magistratures, de même qu’Aper (9).
Rupture avec les "nobili tituli et
honores vani" (10), avec la célébrité: Paulin et Sévère
possédaient une grande réputation d’éloquence (11)
(1) 5, 4 (27, 12 ssq).
(2) XXI, 416-420 (588).
(3) 18, 9 (136, 11).
(4) 25, 1 (223, 18 ssq).
(5) 18, 7 (133 ssq).
(6) 25 (223 ssq)
(7) 5, 4 (27, 19).
(8) 5, 5 (28, 4 ssq).
(9) 38, 8 (331, 20 ssq).
(10) XV, 13 (468): les
titres de noblesse et les honneurs vains.
(11) 5, 5 (28, 4-5).
Rupture avec le luxe et le confort: bons
repas, vêtements beaux et agréables (1), magnifiques palais (2) et villas de vacances.
Rupture avec les richesses (3),
que Paulin donne aux pauvres, c’est-à-dire à l’Eglise, qui s’occupe de les
distribuer aux pauvres.
Rupture avec la vie conjugale.
Rupture avec la patrie: Paulin part pour
l’Espagne, puis pour Nole où il restera jusqu’à sa mort: "Cognatae
vincula terrae Ut tibi servirem rupi", dit à saint Félix l’un des
compagnons de Paulin (4).
Il y a des renoncements plus pénibles: le
renoncement à la littérature, renoncement à la société, à sa vie, à
l’information sur ce qui s’y passe (neque videre nisi raros praetereuntium
possum) (5),
à l’estime des personnes du monde (6), et même aux liens les plus chers, de
parenté et d’amitié: "ubi enim, soupire Paulin avec mélancolie, mihi
nunc consanguinea germanitas? Ubi amicitia vetus? Ubi pristina
contubernia ? Evanui coram illis omnibus" (7).
Enfin et surtout, renoncement à soi-même: "ut
vestem a corpore deposuimus. Nunc opus est, ut quae vere nostra sunt dependamus
Deo, hoc est cor et animam" (8).
Les philosophes païens, eux aussi,
renoncent à tout cela, quoique beaucoup moins absolument. Pourtant la
différence est énorme: les ascètes chrétiens ont pour but Dieu et non
eux-mêmes, et l’ascèse, comme son nom l’indique (grec askèsis, exercice)
n’est qu’un moyen, un instrument pour atteindre Dieu, de même que les gammes et
les vocalises ne servent qu’à apprendre à faire de la musique.
Car bien entendu renoncer à tous les biens
implique que l’on va mener une vie ascétique.
(1) 41, 2 (357, 7 sqq).
(2) 01, 482-483 (590).
(3) 1, 1 (2, 5 sqq) et
ailleurs;
(4) XXIII, 245-246 (6l3):
les liens de ma terre natale, pour te servir je les ai rompus.
(5) 13, 2 (85, 7 sq): je
ne peux voir que de rares passants.
(6) 1, 2 (2, 17) et
ailleurs;
(7) 11, 3 (61, 24 sqq):
où sont maintenant mes parents par le sang? Où sont mes anciens amis? où sont
mes vieux camarades? Ils m’ont tous abandonné.
(8) 24, 5-6 (206, 2 sqq):
nous les avons déposés (les biens matériels) comme on enlève ses habits.
Maintenant il s’agit de donner à Dieu ce qui est vraiment à nous, à savoir
notre coeur et notre âme.
Paulin, à Nole, n’a gardé que l’argent
strictement nécessaire pour vivre, et aussi une somme qu’il consacre à édifier
des bâtiments: car la renonciation à tout n’implique pas la renonciation au
sens pratique. Sévère, lui, vit vraisemblablement sur un domaine qui appartient
à sa belle-mère Bassula (qui vit avec lui depuis la mort de sa femme) à Eluso,
puisqu’il a donné tous les siens.
Les moines ne boivent pas de vin (1),
et se nourrissent très frugalement. Nous avons décrit les menus de la
communauté de Nole: du pain, des légumes (2), des bouillies de céréales à l’eau et sans
sel, excellentes pour la faim et le porte-monnaie, et aussi pour la piété ("voluit
ergo frater Victor, ut non solum jejunio sed et cibo humiliare animam
disceremus") (3). Certainement ce régime était excellent
aussi pour la santé car Paulin, quoique de santé faible, vécut jusqu’à l'âge de
78 ans (ou 76, selon Fabre). D’ailleurs, précisément il existe actuellement un
régime alimentaire importé du Japon qui ressemble exactement à celui-ci
(uniquement des céréales et des légumes) et que l’on dit avoir de très bons
résultats. Mais revenons à Nole. On prend un seul repas par jour, et même, le
soir après vêpres, du moins pendant le Carême (y compris le jour de Pâques) (4)
et sans doute aussi à d’autres périodes de l’année.
Paulin et ses compagnons sont vêtus d’une
robe grossière, puis Mélanie et les disciples de saint Martin leur apprennent
l’usage de la tunique en poil de chèvre (5) ou de chameau (6), avec une corde pour ceinture
(7)
et les cheveux ras (8). Ces cilices devaient ressembler à nos
actuels gants de crin et avoir à peu près le même effet, mais en beaucoup plus
désagréable, et bien sûr dans une intention différente.
Mélanie marche pieds nus et dort par
terre, "cui habitus in panno, lectus in sagulo et centone, durus in
terra fit mollis in littera" (9).
(1) 22, 2 (156, 1 sqq).
(2) 19, 4 (142, 15) et
ailleurs.
(3) 23, 7 (163, 18
sq ):le frère Victor voulut nous apprendre à humilier notre âme non
seulement par le jeûne mais aussi par la nourriture. (4) 15, 4 (113, 4 sqq; 16
sqq).
(5) XXXV, 451 et
ailleurs.
(6) 29, 1 (247, 15 sqq).
(7) 22, 2 (155, 13 sq):
reste succincti
(8) 23, 10 (167, 20 sqq).
(9) 29, 13 (260, 20 sqq):
elle s’habille de haillons, elle a pour lit une grosse couverture rapiécée: lit
dur par terre mais moelleux dans la lecture de l’Ecriture (qui constitue,
continue Paulin, son repos et son
plaisir, voluptas).
Paulin admire tant cette illustre ascète
(qui était de la plus haute noblesse, à l’origine) qu’il ne l’appelle jamais
autrement que Melanius au lieu de Melania: une personne aussi parfaite ne peut
pas être une femme…
Les moines et les moniales de Nole sont
logés dans "angustis cellis" (1) sous le même toit que les
pauvres et les malades de l’hospitium.
Et ils préfèrent infiniment ces conditions de vie austères au luxe où ils
vivaient autrefois (du moins ceux qui étaient riches): "O veneranda
mihi et toto pretiosior orbe Pauperies Christi! thesauro caelite ditas quos
spolias opibus" (2). Ce n’est qu’un petit extrait d’un long et
enthousiaste éloge de la pauvreté. De cet extrait on peut conclure deux choses:
Paulin est heureux, et ce bonheur ne lui vient pas de lui-même mais de Dieu,
puisque, comme nous avons dit, Dieu est le but de la vie ascétique, ou plus
exactement de la vie monastique, dont l’ascèse n’est qu’un aspect.
Jusqu’alors le moine (grec monachos,
seul) et la moniale (virgo) vivaient plus ou moins selon leur
inspiration et n’entraient pas dans un cadre bien défini. Certains
choisissaient le cénobitisme, comme ce Sébastien qui vit tout seul au bord d’un
torrent, avec pour toute société un diacre qui lui apporte à manger (3).
De même chez les Besses, peuple barbare converti par Nicétas, "montes...nunc
tegunt versos monachis latrones" (4).
D’autres voyagent, comme ce Posthumien
globe-trotter qui sert de messager entre Paulin et Sévère. Ils sont tellement
nombreux, que beaucoup de mendiants se font passer pour moines afin de recevoir
l’hospitalité et la considération des populations, et aussi de l’argent (5)
(ce qui prouve aussi que les moines n’étaient pas si méprisés que le dit
Paulin). D’ailleurs le monachisme est très développé puisque pendant une
persécution arienne Mélanie a pu cacher cinq mille moines pendant trois jours (6).
(1) XXI, 483 (590):
cellules étroites.
(2) XXI, 506-508 (59l): ô
chère pauvreté, plus précieuse que tout l’univers, pauvreté du Christ! Tu
enrichis d’un trésor céleste ceux que tu dépouilles des biens du monde.
(3) 26, 1 (235, 2 sqq).
(4) XVII, 2l8-2l9 (488)
les montagnes cachent maintenant des brigands changés en moines.
(5) XXIV, 33l (621).
(6) 29, 11 (258, 10 sq).
Autre forme de vie religieuse: les veuves,
institution remontant au tout début du christianisme. Le terme de veuve avait
un sens plus vaste que de nos jours: toute femme sans mari. Elles remplissaient
une sorte de ministère, un peu comme des diaconesses, ou comme nos
"religieuses dans le monde": "sanctis operibus et pio
ministratu inexpugnata, noctu diuque famulantium viduarum integritas" (1).
Or, à la fin du IV° siècle, où vécurent en
même temps un si grand nombre de saints et de personnes illustres, les
monastères se mirent à fleurir, les précurseurs étant saint Martin à Ligugé et
Marmoutier et saint Eusèbe à Verceil (je ne parle que de l’Empire d’Occident).
Autour d’Augustin à Hippone, Alypius à Thagaste, Sulpice Sévère à Primuliac,
Victrice à Rouen, Ambroise à Milan, des communautés religieuses se développent
et s’organisent peu à peu. Thérèse à Nole fonde un monastère de moniales, car
Paulin l’appelle conserva (2), sa compagne dans le service de Dieu, et
ailleurs il est question du choeur des moniales qui chante dans l’église
saint-Félix (3).
De même à Primuliac Bassula, belle-mère de Sévère.
La grande nouveauté, c’est la vie en
communauté, qui aujourd’hui nous apparaît comme inséparable de la vie
monastique. En général c’est un grand propriétaire qui réunit autour de lui,
dans un de ses domaines, des fils spirituels et des disciples, ainsi que ses
anciens esclaves qui continuent de servir leur maître tout en appartenant à la
communauté; ce sont en somme les ancêtres, si l’on peut dire, des frères
convers. Tous, filii sancti et famuli, sont utilisés au besoin
comme tabellarii, messagers (4).
(1) 18, 5 (132, 22 sqq):
l’invincible pureté des veuves qui nuit et jour se consacrent aux oeuvres de
charité et au service de Dieu.
(2) 31, 1 (268, 8).
(3) 29, 13 (260, 10-11).
(4) 11, 4 (62, 11 sqq).
Les monastères exercent l’hospitalité
envers les pauvres, les voyageurs, les naufragés, et tous ceux en général qui
en ont besoin. Nous avons parlé à plusieurs reprises de l’hospitium de Nole, et de ceux de Rome et de Marseille où
Martinien le naufragé reçoit un accueil si chaleureux et si pauvre. A Nole,
certains hôtes qui sont des amis appartiennent provisoirement à la communauté,
ainsi Mélanie la jeune et sa famille fuyant les Barbares en 407.
Paulin chante les délices de la vie
communautaire: "omnes ex nobis cytharam faciamus in unum Carmen
diversis compositam fidibus... Huic cytharae plectrum Felix erit Hoc
decachordam Christus ovans cytharam pectine percutiet" (1).
Il faut dire que ce genre de vie convient parfaitement à un homme comme lui, si
sociable et si porté à l’amitié. On a vu avec quelle allégresse il se prépare à
accueillir son cher Sévère: embrassades, prières, repas, jardinage (2);
car il habite au milieu d’un verger (3). On peut supposer que le jardinage faisait
partie des occupations quotidiennes du monastère, où un travail physique est
indispensable pour l’équilibre.
Mais cela, comme le reste, n’est pas
encore bien organisé, et il faudra attendre saint Benoît au siècle suivant pour
voir apparaître la deuxième grande innovation, la règle (en Occident du moins,
car l’Orient était plus en avance dans ce domaine). Pour l’instant, chaque
monastère suit son inspiration, et les conseils qu’il trouve ici et là. Victor
(ancien disciple de saint Martin), Posthumien, et les autres moines messagers
sont les « initiateurs du monachisme » en répandant à travers le monde
chrétien les méthodes qu’ils ont vu utiliser quelque part et qui leur semblent
bonnes: la tonsure, le cilice, les bouillies.
Ainsi peu à peu une règle s’élabore. Nous
avons parlé des périodes de jeûne et de l’horaire des repas, ou plutôt du
repas, repoussé jusqu’au soir en temps de jeûne, et jusqu’à 3 heures le reste
du temps. La discipline est certainement très stricte et très bien observée,
car lorsque le messager Cardamas, peu habitué à ce régime austère, commence
vers midi à avoir faim et à réclamer à manger, on l’exhorte à élever son esprit
au-dessus de ces détails, et "nemo illi vel siliquam dabat, donec ad
vesperam declinaret dies" (5).
(1) 111, 328-9, 334-5
(585): Tous, faisons de nous une cithare
composée de diverses cordes mais qui produit un seul chant... Le plectre de
cette cithare sera Félix, et le Christ triomphant frappera de ce plectre notre cithare
à dix cordes.
(2) 5, 15 (34, 20 sqq).
(3) pornarium, 32, 12
(288, 1).
(4) 15, 4 (113, 26-114,
1): personne ne lui donnait même une cosse, jusqu’au crépuscule.
(5) DACL, article Nole,
tome 12, page 1447.
Sans doute tous les moments de la journée
sont-ils réglés par un horaire. Les principales occupations des moines sont
donc le travail (physique et intellectuel: Paulin compose ses poèmes et ses
abondantes lettres à ses nombreux amis), la réception des hôtes, et enfin les
offices. Sur ce point aussi la communauté commence à s’organiser: "on se
levait la nuit pour chanter alternativement des hymnes et des psaumes. Dès
l’aurore on célébrait l’office du matin, le soir à la clarté des lampes on
chantait les vêpres." (1).
La vigile de saint Félix était préparée
par un jeûne: "nostis eum morem quo jejunare solemus ante diem, et sero
libatis vespere sacris quisque suas remeare domos. Tunc ergo solutis Coetibus a
templo Domini, postquam data fessis Corporibus requies sumta dape, coepimus
hymnis Exsultare Deo, et psalmis producere noctem" (2).
Cette vigile comporte une messe, puis,
après un repas et un peu de repos, des psaumes et des hymnes tout le reste de
la nuit. On trouve d’autres mentions du chant des psaumes : par exemple à
Rouen, les monastères fondés par Victrice pratiquent la psalmodie quotidienne (cotidiano…
psallentium... concentu ovium tuarum) (3).
Au même propos Paulin parle des "venerabiles
et angelici sanctorum chori" (4). Lorsque Mélanie et sa suite arrivent chez
Paulin, les "puerorum et virginum chori" (5) sont en train de chanter un
office dans l’église; comme tous les bâtiments communiquent, ces seigneurs et
dames entendent l’office et, bien qu’ils commencent à avoir faim et qu’ils n’y
connaissent rien, ils sont tout de même impressionnés et imitent "nostrae
silentium disciplinae" (6), de sorte que, dit Paulin, comme ils
faisaient effort pour se taire on peut dire que "etiam taciti
concinebant" (7).
(1) Lagrange, I, page 222
(cf. lettre 19, 1, page 138 1.18 offices le soir, le matin et à midi).
(2) XXIII, 111-116 (610):
vous savez notre coutume de jeûner la veille, et le soir après la messe de
rentrer chacun chez soi. Le groupe quitte l’église, se sépare, nous prenons un
repas, nous reposons nos corps fatigués, puis nous recommençons à louer Dieu
par des hymnes et à prolonger la nuit par des psaumes.
(3) 1 (132, 17 sqq).
(4) 18, 4 (131, 15).
(5) 29, 13 260, 10 sqq).
(6) 29, 13 260, 14); il y
avait donc des règles de silence.
(7) 29, 13 260, 18): même
on se taisant ils chantaient avec les autres.
Les virgines dont il est ici
question sont bien sûr les moniales de Thérèse; quant aux pueri ce sont
peut-être de jeunes moines. L’office qu’ils chantent ici est apparemment les
vêpres puisque le repas n’a pas encore eu lieu. On chante aux vêpres des hymnes
(1)
et des psaumes (2)
à la louange de Dieu et de saint Félix, que Paulin ne juge pas d’une espèce
supérieure aux autres saints: il l’aime, simplement, et il est heureux de vivre
chez lui (3).
C’est ainsi qu’il y a quinze siècles
commençait d’exister ce que devaient achever par la suite les siècles barbares:
cette merveille qu’est la vie monastique, avec sa perle, le chef d’oeuvre de
notre civilisation, le chant grégorien.
(1) 15, 4 (114, 2).
(2) 29, 13 (260, 17).
(3) on ne peut pas citer
d’exemples car c’est le leitmotiv de toute son oeuvre.
Nous avons donc parcouru, de façon très
incomplète bien sûr, à peu près tous les aspects de cette société de la fin du
IVème siècle et du début du Vème, telle
qu’elle apparaît dans l’oeuvre de saint Paulin de Nole.
Nous avons vu que pour lui les réalités
quotidienne ne valent que par leur signification spirituelle, mais que souvent
il se laisse aller au plaisir de conter familièrement, car ce n’est pas pour
lui qu’il écrit, mais toujours il s’adresse à quelqu’un: il veut se mettre au
niveau de son auditoire paysan, et faire plaisir à ses amis en leur décrivant
sa vie quotidienne.
Pour chercher ces réalités quotidiennes,
nous avons d’abord peint l’homme tout seul, dans ses relations avec le monde
matériel, par un long cheminement à travers les pièces hétéroclites dont ce
monde est composé.
Puis l’homme dans ses relations avec les
autres hommes, en découvrant un champ de plus en plus vaste et en suivant la
croissance de l’homme depuis le sein de la famille, à travers toutes les
catégories de relations humaines et sociales, jusqu’aux échanges intellectuels
internationaux.
Ensuite nous sommes arrivés au monde
spirituel en décrivant les relations de l’homme avec Dieu et leurs modalités,
des plus communes aux plus élevées, et enfin nous avons accédé à la forme la
plus parfaite de vie, la vie monastique, qui a été la fin de notre voyage, tous
les chapitres précédents ne constituant qu’une préparation à celui-là.
Cette progression verticale, par
décantations successives, correspond à la vision que Paulin se fait du monde. A
ce niveau tout le reste devient accessoire, et le moine n’a plus que Dieu pour
vie, habitation et patrie: "Tu mihi mutasti patriam meliore paratu, Te
mihi pro patria reddens" (1). Pourtant même dans ce détachement, Paulin
demeure toujours dans une société, où les conceptions les plus contradictoires
s’affrontent, s’entrechoquent et s’entremêlent si profondément qu’il devient
difficile de les distinguer, et de dire ce qui appartient à l'une et à l’autre,
c’est-à-dire, essentiellement, au paganisme et au christianisme.
(1) XXI 448-449 (589): tu
me changeas de patrie en me préparant un meilleur sort, puisque tu te donnas à
moi en place de patrie.
Et de ce mélange naît une époque
passionnante, une époque de contrastes violents. Mais l’âme de cette société
comporte un autre élément aussi important: l’avenir n’est pas seulement le
christianisme mais aussi les innombrables hordes barbares prêtes à déferler sur
l'Empire. Paulin, comme les autres, sent cette menace de plus en plus
imminente. Il a peur (1), mais au fond il garde confiance et sait
que l’Empire n’est pas le plus important. "Cum ipse Caesar Christi
servus hunc studeat esse, ut aliquarum gentium rex esse mereatur" (2).
La puissance et l’étendue de l’Empire diminuent mais cela ne l’émeut guère, car
pour lui et ses pareils la cité de Dieu compte plus que la cité terrestre. Ses
pareils, c’est-à-dire les autres Pères de l'Eglise ses amis: Augustin, Ambroise, Jérôme et les autres. Il n’est pas
le plus grand d’entre eux, mais on ne peut s’empêcher de l’aimer car il est
très sympathique et très bon.
Sans doute ne sait-il pas qu’il vit à une
charnière de l’histoire, que l’Empire va bientôt être anéanti par les Barbares,
et que la fusion de ces éléments: christianisme triomphant du paganisme et
jeune force de la civilisation barbare, va produire une ère nouvelle, déjà en
germe à cette époque. Est-ce encore l’Antiquité? Est-ce déjà le Moyen Age?
Un monde meurt, et un monde naît.
(1) Voir tout le poème 26
(638 sqq).
(2) 25, 3, (225, 15 sqq):
César lui-même doit s’étudier à servir le Christ pour mériter d’être le roi de
quelques nations.
Aléthius: frère de l’évêque de Cahors (lettre 33).
Alypius: évêque de Thagaste (lettre 3), ami
d’Augustin.
Amand: prêtre de Bordeaux, parrain de Paulin et
celui qui le prépara au baptême (lettres 2, 9, 12, 15, 21, 36).
Ambroise: évêque de Milan, qui agrégea Paulin à son
clergé
Anastase: pape avec qui Paulin est en excellents termes (élu en 399).
Aper: ami de Paulin, ancien juge et avocat
devenu prêtre (lettre 38, 39, 44).
Archélaïs: riche veuve qui subvint aux besoins de
saint Félix.
saint Augustin: évêque d’Hippone, ami de Paulin (lettres
4, 6, 45, 50)
Ausone: professeur de rhétorique à Bordeaux, ancien
maître et ami de Paulin (poèmes 10 et 11).
Basile: prêtre de Capoue à qui Paulin rendit
service.
Bassula: belle-mère de Sévère, vit avec lui.
Cardamas: messager d’Amand, ancien acteur devenu
exorciste.
Celse: fils de Paulin et Thérèse, mort à huit
jours en 393.
Celse: fils de Pneumatius et Fidélis, mort à
huit ans.
Clair: saint, disciple de st Martin, enterré à
Primuliac.
Constance: empereur qui effectua une des premières
translations de reliques, en 356.
Crispinien: sous-officier, ancien camarade de Victor,
que Paulin essaie de convertir au monachisme (lettre 25).
Cythérius: ami de Paulin, dont le fils est élevé
chez Sévère (poème 24).
Delphin: évêque de Bordeaux qui baptisa Paulin en 379 (lettres 10, 14, 19, 26,
35).
Emile: évêque de Bénévent, père de Ia (ou Titia).
Eucher: retiré à Léro avec sa femme Galla, futur
évêque de Lyon et saint (lettre 51).
saint Félix: honoré à Nole; confesseur qui vécut au
IIIème siècle; pèlerinage le 14 Janvier, Paulin se consacre à lui (15
Natalicia).
Fidélis: mère de Celse, consolée par Paulin (poème
35).
Galla: femme d'Eucher, retirée avec lui à Léro
(lettre 51).
Gestidius: ami de Paulin avant sa conversion (poèmes
1 et 2).
Hermias: père et frère de saint Félix, soldats.
Ia: fille d’Emile et femme de Julien d’Eclane (poème
25).
Jovius: parent de Paulin. Paulin essaie de le
convertir, Jovius l’approuve, mais préfère la littérature (poème 22, lettre
16).
Julien: empereur qui persécuta les chrétiens
(361-363).
Julien d'Eclane: fils de Mémor, mari de Ia, clerc (poème
25).
Julien: domestique de Paulin, messager en
Afrique.
Lampius: évêque de Barcelone, ordonne Paulin en
394.
Licentius: fils de Romanien, parent d’Alypius,
ancien élève d’Augustin ; Paulin essaie de le convertir (lettre 8).
Macaire: préfet de Rome (lettre 49).
Marracinus: messager de Sévère, soldat, serviteur de
Sabinus de Rome, déplaît à Paulin.
saint Martin: évêque de Tours, maître de Sévère, de
Clair, de Victor; Sévère écrit sa vie, ce qui rend Martin très populaire; Paulin le rencontre à Vienne.
Martimien: messager de Cythérius, victime d’un
naufrage.
Maxime: évêque de Nole au temps de saint Félix.
Maxime: usurpateur (383) qui assassine l’empereur
Gratien.
Mélanie: petite-fille du consul Marcellin, veuve
jeune, mère de Valérius Publicola, vit en ascète, rend visite à Paulin après un
séjour de vingt ans à Jérusalem. Il parle d’elle avec la plus grande
admiration.
Mélanie la jeune: petite-fille de la précédente, future
sainte (ainsi que son mari Pinien); passe à Nole en 407
Mémor: évêque d’Eclane, père de Julien et ami de
Paulin
Nicétas: évêque de Rémésiana en Dacie, ami de
Paulin qu’il visita deux fois, auteur d’hymnes (le Te Deum), évangélisateur des
Daces et des peuples environnants (poème XVII).
Pammachius: sénateur, perd sa femme en 395 et finit
sa vie dans la piété (lettre 13).
Paschase: diacre, messager de Victrice.
Pauline: femme de Pammachius, fille de sainte
Paule (l’amie de Jérôme).
Paul: évêque de Nole, prédécesseur de Paulin,
consacre les bâtiments de Nole en 404.
Pneumatius: père de Celse, consolé par Paulin (poème XXXV).
Posthumien: prêtre, voyageur, messager de Sévère et
Paulin
Publicola: père de Mélanie la jeune, fils de Mélanie l’ancienne, sénateur
Quintus: successeur de l’évêque Maxime, au temps
de Félix
Romanien: parent d’Alypius, père de Licentius, ami
d’Augustin et de Paulin (lettre 7).
Ruffin: prêtre savant et voyageur, ami de Paulin (lettres 46, 47).
Sanctus Endelechius: rhéteur gaulois, ami de Paulin (lettres
40, 41).
Senemarius: messager d’Amand, affranchi par Paulin
Sébastien: ermite (lettre 26).
Secondinien: armateur victime d’un naufrage,
recommandé par Paulin à Macaire
Sévère: principal ami de Paulin, né vers 360, avocat,
veuf de bonne heure il devient prêtre et quitte le monde. Ecrit la Vita Martini; habite Eluso puis
Primuliac (Aquitaine). Ne vint jamais voir Paulin à Nole (lettres 1, 5, 11, 17,
22, 23, 24, 27, 28, 29, 30, 31, 32).
Sirice: pape mort en novembre 399 et qui aimait
peu les moines
Sorianus: messager occasionnel de Sévère
Sulpice Sévère: voir Sévère (Sévère est son prénom, et
c’est ainsi que Paulin l’appelle toujours).
Thérèse (Therasia): Espagnole riche et pieuse, épouse Paulin
vers 385, l’influence pour sa conversion; fonde à Nole un monastère de femmes;
meurt entre 408 et 415.
Théridius: ami de Paulin, s’expatrie aussi pour
entrer au monastère de Nole; messager de Sévère; blessé à un oeil et guéri par
Félix le 14 Janvier 400.
Ursus: catéchumène de Rouen, messager de
Victrice avec Paschase ; tombe gravement malade à Nole.
Valérius Publicola, voir Publicola.
Valgius: sarde, pilote du bateau de Secondinien.
Victor: ancien soldat, moine de Sévère et son messager
depuis 400 régulièrement; initie Paulin aux coutumes ascétiques de saint
Martin; Paulin chante ses louanges.
Victrice: évêque de Rouen et évangélisateur du Nord
de la Gaule, ancien soldat, futur saint (lettres 18, 37).
Vigilantius: messager de Paulin et Sévère.
Editions et traductions :
- Migne, Patrologie latine, tome 61
- W. Hartel, Paulini Nolani epistulae, CSEL tome 29, Vienne 1894
- Lettres
traduites, sans nom d’auteur, Paris 1703, Louis Guérin (traduction du genre
« belle infidèle », mais surtout infidèle)
- Extraits
traduits par Pietri, Namur 1964, éditions Soleil levant
Etudes :
A)
Dictionnaires et manuels :
– Dictionnaire d’archéologie
chrétienne et de liturgie (DACL), Paris
– Dictionnaire de théologie
catholique, Paris
- Dictionnaire des antiquités
grecques et romaines, Daremberg-Saglio, Paris 1897 à 1919
- Realencyklopädie der klassischen
Altertumswissenschaft, Pauly-Wissowa, Stuttgart
- Ampère, Histoire littéraire de la
France avant Charlemagne, Paris 1867, tome 1 ch. 7
- G. Boissier, La fin du paganisme,
Paris 1891, II, 57-121
- Carcopino, La vie quotidienne à
Rome à l’apogée de l’Empire, Paris 1939
- Glotz
- Martin-Fliche, Histoire de l’Eglise
B)
Ouvrages généraux :
– Dancoisne, Paulin évêque de Nole et
son temps, traduit de A. Buse, Paris-Tournai 1858
– F.A. Gervaise, La vie de st Paulin
évêque de Nole, avec l’analyse de ses ouvrages et trois dissertations,
Paris 1743
– M. Lafon, Paulin de Nole 354-431,
Montauban 1885
– F. Lagrange, Histoire de st Paulin
de Nole, Paris 1887
- Rabanis, Paulin de Nole,
Bordeaux 1840 (cf actes de l’Académie royale des sciences, arts et lettres de
Bordeaux, t.1, 1839)
- Souiry, Etudes historiques sur la
vie et les écrits de Paulin de Nole, Bordeaux 1853-1856, 2 vol.
- Serafino Prete, Paolino di Nola e
l’umanesimo cristiano, Bologne 1964
- Pierre Fabre, Paulin de Nole et
l’amitié chrétienne, Paris 1949
C)
Etudes de détail :
- Courcelle, Revue des études latines
(Paulin de Nole et st Jérôme), 1947
- P. Fabre, Essai sur la chronologie
de l’œuvre de st Paulin de Nole, thèse complémentaire, Paris 1947
- Denys Gorce, Les voyages,
l’hospitalité et le port des lettres dans le monde chrétien des 4ème et 5ème siècles,
thèse 1925 Poitiers, monastère du Mont-Vierge, Wépio/Meuse (Belgique) et Paris
(1925)
- M. Philipp, Zum Sprachgebrauch des
Paulinus von Nola, dissertation, Erlangen 1904
- P. Reinelt, Studien über die Briefe
des hl. Paulinus von Nola, Breslau 1904
- P.G. Walsk, Letters of st P. N.,
London 1967
- Labriolle, La correspondance
d’Ausone et de Paulin de Nole, un épisode de la fin du paganisme, Paris 1910, Bloud-Gay, traduction et commentaire des
poèmes 10 et 11 de Paulin et des lettres d’Ausone auxquelles ils répondent